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A mes Parents

Résumé

L’apparition de l’image du Mongol dans les peintures italiennes est un phénomène


e e
particulier et marginal aux XIII et XIV siècles. Notre thèse s’interroge et analyse

comment les artistes représentent cette nouvelle image de l’autre, si étrangère et si


impensable, et considère la formation et la transformation des images dans différents
contextes. L’image du Mongol s’inscrit dans l’histoire transculturelle qui correspond à la
période de la Pax Mongolica s’étendant entre 1250 et 1350. Après la conquête mongole,
l’Empire mongol construisit une période de paix dans le vaste territoire de l’Eurasie.
L’autorité mongole fit un grand effort pour faciliter les routes commerciales, elle
construisit un réseau de routes qui permit aux marchands, ambassadeurs et missionnaires
de circuler facilement entre l’Europe et l’Asie. A partir de ce moment, les figures mongoles,
comme image d’altérité, pénètrent, d’une manière anachronique, dans les narrations
évangéliques, comme l’Adoration des mages, la Crucifixion, la Pentecôte et la Résurrection.
Elles ne jouent pas toujours un rôle péjoratif, mais changent leur image selon les
contextes et les moments : elles ont été représentées comme Gog et Magog à la fin des
temps, soldat partageant la tunique du Christ, spectateur et témoin devant le martyr et
la Crucifixion, et rois orientaux adorant l’enfant Jésus. Tout cela constitue, dans une
certaine mesure, une image oscillatoire qui crée une tension entre la terreur et l’espoir.
Notre thèse tente de penser cette complexité du contexte dans la représentation de la
figure mongole et dans ce processus, de démontrer comment l’image donne, à son tour,
une visibilité des croyances et des sentimens de la fin du Moyen Âge.

Mot clés : Image du Mongole - Pax Mongolica - Peinture italienne – Dominicain -


Franciscain - Mission évangélique - Chrétiens orientaux
Abstract

The appearance of Mongol images in Italian paintings is a particular and marginal


phenomenon in the late 13th and 14th centuries. My thesis examines and analyses how
artists represent this new image of the Other, so foreign and so unthinkable, and
considers the formation and transformation of images in different contexts. The Mongol
image inscribed in a transcultural history corresponds to the period of the Pax Mongolica
between 1250 and 1350. After the Mongol conquest, the Mongol Empire built a period of
peace in the vast territory of the Eurasia. The Mongolian authority made a great effort to
facilitate the trade routes, and built a network of roads that allowed merchants,
ambassadors and missionaries to circulate easily between Europe and Asia. From this
moment, the Mongol image, as an image of otherness, penetrates into evangelical
narrations in an anachronistic way, such as the Adoration of the Magi, the Crucifixion,
Pentecost and the Resurrection. The role of Mongol is not univocally negative. It changes
according to the moments and contexts: they were represented as Gog and Magog at the
end of time; as soldier dividing the tunic of Christ; as spectator and witness watching the
crucifixion or martyrdom scenes; as oriental kings worshiping the newborn Christ-child.
All of this constitute, to some extent, an oscillating image that creates a tension between
terror and hope. My thesis aims to consider the complexity of the context in the
representation of the Mongol image and to demonstrate how, in this process, the image
gives, in turn, a visibility of the sentiments and belifs of the end of the Middle Ages.

Key words: The Mongol image - Pax Mongolica - Italian painting - Dominican-Franciscan -
Evangelical mission - Eastern Christians
Remerciements

J’aimerais tout d’abord remercier mon directeur de thèse, Giovanni Careri, pour tous
les conseils qu’il m’a envoyés et la confiance qu’il m’a accordée tout au long de ce travail.
Il a toujours été à l’écoute de l’avancée de mes recherches avec une grande patience et
attention. Sa sensibilité singulière pour l’image et son regard athropologique ont
profondément influencé les analyses de cette thèse. La version finale de cette thèse a
bénéficié de ses remarques pertinentes et de sa relecture scrupuleuse.

Je souhaiterais exprimer ma gratitude à Monsieur Jun Li, pour m’avoir guidée et


encouragée à faire de la recherche sur l’image du Mongol dans une perspective
transculturelle depuis le debut de ce travail. Merci à sa nouvelle exposition Finding A
Homeland at the End of the World – The Trans-Cultural Exchanges and Interactions
Between China and Italy From the 13th Century to the 16th Century qui m’a fait découvrir
des objets magnifiques et des documents précieux.

Merci à Monsieur Jean-Claude Bonne et à Monsieur Pierre-Olivier dittmar pour leur


participation à mon comité de suivi de thèse, merci pour leur relecture méticuleuse et
leurs suggestions constrctives. Merci aux seminaires du CEHTA et du GAHOM qui m’ont
donné de l’inspitation pendant la rédaction de la thèse.

Merci à Madame Dominique Lebleux, Mélanie Budin et à Bella Clougher pour leurs
nombreuses relectures et leurs corrections de mon francais désastreux.

Enfin, merci à ma famile et à mes amis pour leur soutien permanent et leurs
encouragements constants. Merci à mes chers parents et mon cher époux, leur présence
est pour moi un pilier fondateur.
Table des matières

Résume/Abstract
Remerciements
Table des matières
Table des illustrations

Introduction

I. Problématique

II. Méthodologie

III. L’organisation de la thèse

Première partie : contextualiser et présenter de l’objet d’étude

Chapitre I – Les rencontres entre les Mongols et la chrétienté entre les XIIIe-
XIVe siècles

I. Autour de la Pax Mongolica


II. La relation entre les Mongols et les chrétiens latins entre les XIIIe et XIVe
siècles

2.1 Rumeurs
2.2Première tentative de la mission auprès des Mongols
2.3Un rapprochement éphémère
2.4La période de la prospérité
2.4.1 Les franciscains
2.4.2 Les dominicains
2.5 Clôture de la communication
Conclusion

Chapitre II- Question du motif : identifier les Mongols

I. Les Mongols dans la foule

1.1Chapeau pointu

1.2Visage

1.3Coiffure tressé

1.4Robe mongole

II. La connaissance de l’apparence du Mongol

2.1 La description du Mongol

2.2 Le témoin contemporain

2.2.1 Les esclaves tartares

2.2.2 Les ambassadeurs

III. Les motifs orientaux


3.1 Motif I : le spectateur
3.2 Motif II : le roi mongol
3.2.1 Un portrait du khan à Gênes
3.2.2 Un « roi mongol » dans la Crucifixion de Naples
Conclusion
Deuxième partie : les typologies des images du Mongol

Chapitre III- Image de la peur : la fabrication de l’ennemi chrétien


I. La peur après l’invasion mongole
II. L’image « documentaire » en Europe de l’Est
III. La Grande Chronique de Matthieu Paris
3.1 Construire le Mongol cannibale : la chair et le sang
3.2 Un corps partagé
3.2.1 Les juifs
3.2.2 Gog et Magog
3.2.3 Corps démonique
3.3 Du soldat au cannibale : quand la peur prend sa forme
3.4 Un œil prophétique : la scène de la fin des temps
IV. Le repas du Tartare
Conclusion

Chapitre IV- Le désir de conversion : la représentation du Mongol dans la


perspective de la mission en Orient

Partie I- La conversion non-violente et le regard in situ : la scène du martyre


dans la salle capitulaire du couvent Saint-François de Sienne

I. Les donnes documentaires

II. Les orientaux dans le Martyre des frères franciscains

III. Le choix du sujet : le lieu de martyre


IV. Souffrir le martyre : le récit et la théorie chez les franciscains
4.1L’urgence de la conversion

4.2Imitatio Christi
4.3Le martyre, la mission et la conversion

V. Construire une image de conversion

5.1 Jeu de focus et le déplacement du regard

5.2 Trois têtes décapitées

5.3 Trois têtes canonisées

5.4 La puissance du martyre

5.4.1 La représentation de la scène du martyre au XIVe siècle

5.4.2 Un moment bouleversé, un moment de conversion

5.4.3 Intériorisation : deux rois perplexes

5.5 La communauté franciscaine et la Provincia tartarorum


Conclusion

Partie II- Conversion philosophique : image de la christianisation du monde


dans la décoration de la salle capitulaire de l’église Santa Maria Novella de
Florence
I. Les données documentaires
II. Résultats et limites des recherches précédentes
III. Le programme des fresques
IV. La circulation des figures orientales
V. Deux mouvements : la descente et la montée
5.1 Descente du Saint-Esprit
5.1.1 La conversion philosophique
5.2 Montée vers le paradis
VI. Un axe central, une image du réveil
6.1 Pentecôte sans gentil
6.2 Pentecôte avec des deux écouteurs devant la porte
6.3 Pentecôte d’Andrea di Bonaiuto
VII. Les missionnaires dominicains en Orient et la société des frères
pérégrinants
VIII. Un écho franciscain
Conclusion

Chapitre V- Image de soumission : rêve d’un royaume chrétien en Orient

I. Les Rois Mages dans les textes


1.1 Le récit biblique
1.2 Des mages aux rois d’Orient
1.3 Le royaume des Rois Mages
II. Les Rois Mages dans les images : la représentation du monde oriental
avant le XIVe siècle
III. Un nouvel espace au XIVe siècle
3.1Ouvrir le champ
3.2La compagnie des Rois Mages
3.3Une Adoration des Rois Mages de Lucignano
3.3.1 Un « ambassadeur » mongol
3.3.2 Le « rouleau » et les inscriptions orientales
3.4Le Roi Mage mongol : une Adoration des Rois Mages d’un maître de
Lavagnola au XIVe siècle
3.4.1 Le foyer contextuel : région de Ligurie
IV. Réalité et Imagination du royaume chrétien en Orient
4.1Les chrétiens d’Orient entre les VIIe et XIVe siècles
4.2À la recherche du prêtre Jean
4.2.1 Les lettres
4.2.2 Les rumeurs
4.3Établir une généalogie du royaume chrétien en Orient
V. Construire une image de soumission
Conclusion

Chapitre VI- Image ambiguë : le soldat-mongol dans les Crucifixions à


Naples
I. Un soldat mongol
II. Une Crucifixion realisée à Naples
2.1Le montage du double focus
2.2Au pied de la croix
2.3Le motif du roi
III. Montrer ou déchirer : la représentation du partage
3.1L’ancienne formule
3.2Le changement de formule
3.3L’intrusion du Mongol
3.4 Variations
IV. Un geste blasphématoire ou un geste accueillant
Conclusion

Conclusion- Image oscillatoire


I. La tension entre l’ennemi et l’allié
II. La tension entre l’être regardé et le regarder
III. Transformation : la tension entre l’altérité et l’intégration

Bibliographie

Annexes
I. Genealogical tables de Gengis Khan
II.La lettre d’Ivo de Narbonne à l’archevêque de Bordeaux
Table des Illustrations

Fig.1 Deux tablettes de Paiza


Fig.2 Maître de la Mazarine, Kubilaï Khan donne une tablette servant de sauf-conduit aux
Polo qui rentrent en Italie Marco Polo (1254-1324), Le Devisement du monde ou Livre des
Merveilles, copié à Paris vers 1410-1412, fol.3v, BNF, Paris
Fig.3 Marco Polo en costume tartare, XVIIIe siècle, Le Museo Correr, Venice
Fig.4 Le chapeau de zhéyán
Fig.5 Ambrogio Lorenzetti, le Martyre des frères franciscains, 1340, Basilique Saint-
François, Sienne
Fig.6 Un soldat mongol, le Martyre des frères franciscains, 1336-1340, Basilique Saint-
François, Sienne
Fig.7 Un soldat mongol, le Martyre des frères franciscains, 1336-1340, Basilique Saint-
François, Sienne
Fig.8 Andrea di Bonauito, la voûte, la Chapelle des Espagnols, Santa Maria Novella,
Florence
Fig.9 Le soldat mongol dans la Pentecôte sur le mur ouest, la Chapelle des Espagnols
Fig.10 Pisanello, Un archer mongol, dessin, 1425
Fig.11 Pisanello, Un Mongol dans la foule, l’Adoration des Rois Mages, Sant'anastasia,
Vérone
Fig.12 Crucifixions, deuxième tiers du XIVe siècle, Naples, Musée du Louvre
Fig.13 Un mongol se partage la tunique de Jésus avec les soldats romains, Crucifixions,
Naples, Musée du Louvre
Fig. 14 Maitre de Lavagnola, l’Adoration des Rois Mages, XIVe siècle, la Cathédrale Saint
Cécile de Albi, Albi
Fig. 15 Deux rois mongols, l’Adoration des Rois Mages, XIVe siècle, la Cathédrale Saint
Cécile de Albi, Albi
Fig.16 Le Martyre de Marguerite d'Antioche, 1392-1395, la cathédrale de Prado, Prado
Fig.17 Un spectateur mongol dans la foule, le Martyre de Marguerite d'Antioche
Fig. 18 l’Adoration des Rois Mages, XIVe siècle, l’église Saint-François, Lucignano
Fig. 19 Un « ambassadeur » mongol, l’Adoration des Rois Mages de Lucignano
Fig.20 jiāopó

Fig.21 hébiànjì ,

Fig.22 biànxiàn
Fig. 23 dāhù , Hulagu khan sur le trône, miniature persane, fol.113
Fig.24 Maitre de Codex Cocharelli, Gourmandise, 1314-1324, la British Library de Londres
Fig.25 yúnjiān détail , dynastie Yuan,

Fig.26 bǔzi Yuanliang Cheng , Illustration de Shilin Guangji , 1271-


1368,
Fig.27 La Crucifixion, vers 1350, Sacro Speco, Église supérieure, Subiaco
Fig.28 Caftan mongol, brodés d'or et de soie, XIVe siècle
Fig.29 Motif en forme de goutte d’eau, La Crucifixion, vers 1350, Sacro Speco, Église
supérieure, Subiaco
Fig.30 Duccio, La Crucifixion, la Maestà de la cathédrale de Massa Marittima
Fig.31 Un oriental partage la tunique de Jésus, La Crucifixion, la Maestà de la cathédrale
de Massa Marittima
Fig.32 tissus en lampas déco à motif lions ailé et griffons, 1225-1275, brodés d'or et de
soie, Asie centrale, le Cleveland Museum of Art
Fig. 33 Maitre de Codex Cocharelli, La Gourmandise, 1314-1324, la British Library de
Londres
Fig.34 Une femme noble mongole porte un gǔgǔ Maitre de Codex Cocharelli,

l’Envie, 1314-1324, le musée national du Bargello est un musée, Florence


Fig.35 Portrait de l’Impératrice Chabi , Yuan dynastie, 1279–1368, Musée national
du Palais, Taipei
Fig. 36 l’Exécution de Jalāl al-Dīn Fīrūzshāh, illustration du manuscrit Jami al-tawarikh,
1314, Nasser D. Khalili Collection d’Art Islamique, MSS 727, fol. 27a
Fig. 37 Le Sultan Berk-Yaruq ibn Malik-Shah, illustration du manuscrit Jami al-tawarikh,
University of Edinburgh, f.139v
Fig.38 L’enfant mongol, Ambrogio Lorenzetti, le Martyre des frères franciscains, 1340,
Basilique Saint-François, Sienne
Fig.39 Deux rois mongols, l’Adoration des Rois Mages, XIVe siècle, la Cathédrale Saint
Cécile de Albi, Albi
Fig. 40 Intronisation de Shah Zav, illustration du Shâh Nâmeh Demotte, 1335, la Galerie
Arthur M. Sackler, S2986.0207
Fig.41 Un mongol se partage la tunique de Jésus avec les soldats romains, La Crucifixion,
Naples, Musée du Louvre
Fig.42 Le roi Bela IV est chassé par les soldats mongols, illustration de la Chronicon Pictum,
La bibliothèque de Vienne
Fig.43 Les Mongols sont en train de ravir les femmes des mains des hongrois, illustration
de la Chronicon Pictum, Bibliothèque de Vienne
Fig.44 La bataille de Legnica, partie supérieure, Hedwig manuscript, 1353, collection de J.
Paul Getty Museum, MS Ludwig XI/7, fol.IIV
Fig.45 La bataille de Legnica, partie inferieure, Hedwig manuscript, 1353, collection de J.
Paul Getty Museum, MS Ludwig XI/7, fol.IIV
Fig.46 Guerrier tartare à cheval (détail), Matthieu Paris, Chronica Majora, St. Albans,
1240-53, corpus christi college, cambridge, MS 16, fol.145
Fig. 47 Cannibales tartare, Matthieu paris, Chronica Majora, 1240-53, St. Albans, corpus
christi college, cambridge, MS 16, fol.167
Fig. 48 Gog et Magog, Romance d’Alexandre, 1240-1250, Trinity College Cambridge,
MSO.9.34, fol.23v
Fig.49 Le supplice de l’enfer, la frise du tympan, Abbatiale Sainte-Foy de Conques
Fig.50 Nativité, Matthieu Paris, Chronica Majora, St. Albans, 1240-53, corpus christi
college, cambridge
Fig.51 La Cinquième Trompette : l'Ange de la destruction et les Criquets, Dyson Perrins
Apocalypse, 1255-1261, Londre (probablement), Ms. Ludwig III 1, fol. 13v,
Fig.52 Giotto, Le Martyre de Saint Pierre, Le triptyque Stefaneschi, vers 1330, Musée du
Vatican
Fig.53 Un spectateur mongol, Le Martyre de Saint Pierre, Le triptyque Stefaneschi, vers
1330, Musée du Vatican
Fig. 54 Ambrogio Lorenzetti, Le Martyre des frères franciscains, 1336-1340, Basilique
Saint-François, Sienne
Fig.55 Giotto, Saint François devant le sultan (le jugement du Feu),1325, la Chapel Bardi
de la basilique Santa Croce, Florence
Fig.56 Ambrogio Lorenzetti, l’Investiture de Saint Louis de Toulouse, 1336-1340, Basilique
Saint-François, Sienne
Fig.57 Giotto, Le Pape Innocent III approuve la règle, la Chapelle Bardi de la basilique Santa
Croce, Florence
Fig.58 Un homme fait un geste avec son pouce, Ambrogio Lorenzetti, le Martyre des frères
franciscains
Fig.59 Un homme-Christ souriant, Ambrogio Lorenzetti, le Martyre des frères franciscains
Fig.60 Un cardinal tourne sa tête vers le hors champs, Ambrogio Lorenzetti, le Martyre des
frères franciscains
Fig.61 Trois têtes décapitées et canonisées, Ambrogio Lorenzetti, le Martyre des frères
franciscains
Fig.62 Taddeo Gaddi, le Martyre de Marrakech, 1330-1340, l’armoire de la sacristie de
l’église franciscaine de Santa Croce, Florence
Fig.63 Giotto, saint François devant le sultan, 1280, l’église supérieure de la basilique
Saint-François, Assisi
Fig.64 Giotto, le Martyre des frères franciscains, 1300-1310, l’église de Saint Antoine,
1300-1310, padoue
Fig. 65 Giovanni di Paolo, le Saint François devant le sultan (détail)
Fig.66 Un visage d’angoisse, Ambrogio Lorenzetti, le Martyre des frères franciscains
Fig.67 le geste de retenue, Ambrogio Lorenzetti, le Martyre des frères franciscains
Fig. 68 Sassetta, Saint François d'Assise devant le sultan, XVe siècle, le retable de Borgo
San Sepolcro
Fig.69 Détail, Sassetta, Saint François d'Assise devant le sultan
Fig.70 Détail, Sassetta, l’Extase de St François, XVe siècle, le retable de Borgo San Sepolcro
Fig. 71 Le roi du Naples, Ambrogio Lorenzetti, l’Investiture de saint Louis de Toulouse
Fig.72 Le roi tartare, Ambrogio Lorenzetti, le Martyre des frères franciscains
Fig.73 Détail, Buonamico Buffalmacco, le Jugement dernier, vers 1350, la Campo Santo,
Pisa
Fig.74 Detail, Nardo di Cione, le Jugement dernier, 1350, la Chapelle Strozzi, Florence
Fig.75 La Chapelle des Espagnol, église de Santa Maria Novella, Florence
Fig.76 Andrea di Bonaiuto, la Crucifixion, mur nord, 1366-1368, la Chapelle des Espagnols,
église de Santa Maria Novella, Florence
Fig.77 Andrea di Bonaiuto, La vie et la mort de saint Pierre de Vérone, mur sud, 1366-1368,
la Chapelle des Espagnols, église de Santa Maria Novella, Florence
Fig.78 Andrea di Bonaiuto, la Via Veritatis, mur est, 1366-1368, la Chapelle des Espagnols,
église de Santa Maria Novella, Florence
Fig.79 Andrea di Bonaiuto, le Triomphe de Thomas d’Aquin, mur ouest, 1366-1368, la
Chapelle des Espagnols, église de Santa Maria Novella, Florence
Fig.80 Andrea di Bonaiuto, la Navicella, la Résurrection, l’Ascension et la Pentecôte, voûte
à croisée d’ogives, 1366-1368, la Chapelle des Espagnols, église de Santa Maria Novella,
Florence
Fig.81 Les spectateurs orientaux au pied de la croix, mur nord, la Chapelle des Espagnols
Fig.82 Un Mongol et un musulman, mur nord, la Chapelle des Espagnols
Fig.83 Un Mongol et un musulman, mur nord, la Chapelle des Espagnols
Fig.84 Andrea di Bonaiuto, la Pentecôte, voûte à croisée d’ogives, 1366-1368, la Chapelle
des Espagnols, église de Santa Maria Novella, Florence
Fig.85 La voûte à croisée d’ogives, la Chapelle des Espagnols
Fig.86 Andrea di Bonaiuto, la Résurrection (détail), voûte à croisée d’ogives, 1366-1368, la
Chapelle des Espagnols, église de Santa Maria Novella, Florence
Fig.87 Un musulman, frise de l’embrasure de l’oculus, la Chapelle des Espagnols
Fig.88 Un Mongol, frise de l’embrasure de l’oculus, la Chapelle des Espagnols
Fig.89 Détail, mur est, la Chapelle des Espagnols
Fig.90 Détail, mur nord, la Chapelle des Espagnols
Fig.91 L’axe sur le mur ouest, la Chapelle des Espagnols
Fig.92 La Colombe, mur ouest, la Chapelle des Espagnols
Fig.93 Le Christ ouvert les bras et se penche vers saint Thomas d’Aquin, mur ouest, la
Chapelle des Espagnols
Fig.94 La Vierge, mur ouest, la Chapelle des Espagnols
Fig.95 Sabellius, Averroès et Arius, mur ouest, la Chapelle des Espagnols
Fig.96 Giovanni di Paolo, le Jugement dernier, entre 1460 et 1465, Pinacothèque nationale,
Sienne
Fig.98 Andrea di Bonaiuto, la Via Veritatis, mur est, 1366-1368, la Chapelle des Espagnols,
église de Santa Maria Novella, Florence
Fig.99 Giotto, le Jugement dernier, vers 1306, la Chapelle Scrovegni, l’église de l’Aréna,
Padoue
Fig.100 Le chemin du salut, mur est, la Chapelle des Espagnols
Fig.101 Un couple d’enfant, mur est, la Chapelle des Espagnols
Fig.102 Le Jardin du plaisir, mur est, la Chapelle des Espagnols
Fig.103 Déchirer la livre païenne, mur est, la Chapelle des Espagnols
Fig.104 Pierre de Vérone et saint Thomas d’Aquin prêchent devant les hérétiques et les
païens orientaux, mur est, la Chapelle des Espagnols
Fig.105 L’axe sur le mur ouest, la Chapelle des Espagnols
Fig.106 Un mongol sur l’axe, mur ouest, la Chapelle des Espagnols
Fig.107 Giotto, la Pentecôte, vers 1306, la Chapelle Scrovegni, l’église de l’Aréna, Padoue
Fig.108 Taddeo Gaddi, la Pentecôte, 1330-1340, l’armoire de la sacristie de l’église
franciscaine de Santa Croce, Florence
Fig.109 Andrea di Bonaiuto, la Pentecôte, voûte à croisée d’ogives, 1366-1368, la Chapelle
des Espagnols, église de Santa Maria Novella, Florence
Fig.110 Jacopo di Cione, la Pentecôte, vers 1370, le retable de San Pier Maggiore, Galerie
nationale, Londre
Fig.111 Giotto, la Pentecôte, vers 1305-1317, Galerie nationale, Londre
Fig.112 Le mur est, 1297-1300, église supérieure Saint François, Assise
Fig.113 Giotto, Le miracle de la source, mur est, 1297-1300, église supérieure Saint
François, Assise
Fig.114 Giotto, Saint François prêchant les oiseaux, mur est, 1297-1300, église supérieure
Saint-François, Assise
Fig.115 Le Sarcophage de Crispina, IVe siècle, Musée Pio Cristiano, Vatican
Fig.116 Trois Rois Mages, Le Sarcophage de Crispina
Fig.117 Cenni di Francesco, l’Adoration des Rois Mages, 1385, Philadelphia Museum of
Art, Philadelphia
Fig.118 Paolo di Giovanni Fei, l’Adoration des Rois Mages, 1395-1400, Musée lindenau,
Altenburg
Fig.119 Giotto, l’Adoration des Rois Mages, entre 1315-1320, église inférieure de Saint-
François, Assise
Fig.120 Andrea di Cione, l’Orcagna et Jacopo di Cione, l’Adoration des Rois Mages, 1370-
1371, Galerie nationale, Londre
Fig.121 Vitale da Bologne, l’Adoration des Rois Mages, 1353, Galerie nationale, Scotland
Fig. 122 Gerini Niccolò et de Jacopo di Cione, l’Adoration des Rois Mages, 1381, prédelle,
Santi-Apostoli, Florence
Fig.123 Détail, Gerini Niccolò et de Jacopo di Cione, l’Adoration des Rois Mages
Fig.124 Bartolo di Fredi, l’Adoration des Rois Mages, Pinacothèque, Sienne
Fig.125 Taddeo di Bortolo, l’Adoration des Rois Mages, 1404, Musée lindenau, Altenburg
Fig. 126 Taddeo di Bortolo, l’Adoration des Rois Mages de,1409, Pinacothèque, Sienne
Fig. 127 Bartolo di Fredi, l’Adorations des Rois Mages, entre 1375-1385, Musée lindenau,
Altenburg
Fig. 128 Peintre anonyme de l’école de Sienne, L’Adoration des Rois Mages, XIVe siècle,
église Saint-François, Lucignano
Fig. 129 Détail, L’Adoration des Rois Mages, XIVe siècle, église Saint-François, Lucignano
Fig. 130 Détail, L’Adoration des Rois Mages, XIVe siècle, église Saint-François, Lucignano
Fig. 131 Détail, L’Adoration des Rois Mages, XIVe siècle, église Saint-François, Lucignano
Fig. 132 Le rouleau, L’Adoration des Rois Mages, XIVe siècle, église Saint-François,
Lucignano
Fig. 133 La lettre de 1290 de Argun khan au pape Nicolas IV
Fig. 134 Le Paiza avec Inscription en Phags-pa Script, Yuan dynastie, Metropolitan
Museum of Art, New York
Fig.135 Filippo di Memmo, La Madone et l'enfant avec les Saints et les anges, 1305,
Metropolitan Museum of Art, New York
https://commons.wikimedia.org/wiki/File:Madonna_and_Child_with_Saints_and_Angel
s_Filippo_di_Memmo_Siena_circa_1350.jpg
Fig. 136 Tino di Camaino, le Baldachin Reredos de Madame, réalisé après 1370 (?) à Naples,
Galerie Morave de Brno
Fig.137 Tino di Camaino, l’Adoration des Rois Mages (détail), le Baldachin Reredos de
Madame
Fig. 138 la Crucifixion dessinée sur une ampoule, apportée par les pèlerins pour contenir
les huiles sanctifiées dans la terre sainte, Antiquité tardive
Fig. 139 Judith de Flandre, la Crucifixion, Weingarten Gospels, Ms M709, 1030-1050,
Morgan Library, New York
Fig. 140 Pietro Lorenzetti et son atelier, la Crucifixion avec la Vierge, saint Marie
Madelelaine, saint Jean et une franciscaine
Fi.141 Détail, la Crucifix avec saint François, 1260-1270, église de Saint François, Arezzo
Fig.142 Détail, Khan mongol, la carte génoise, 1475, bibliothèque nationale centrale de
florence
Fig. 143 La Crucifixion et la Résurrection, l’évangile de Rabula, le monastère de saint Jean
de Zagba, VIe siècle, Bibliothèque Laurentienne, Florence
Fig.144 La Crucifixion, icône sur bois, VIIIe siècle, Sainte Catherine du Mont Sinaï
Fig.145 La Crucifixion, enluminure, fin du IXe -au début du Xe siècle, S. Angers, Bibliothèque
Municipale, Ms,24m, fol.7v
Fig. 146 La Crucifixion, XIVe siècle, église San Salvatore (campi), Norcia
Fig. 147 Giotto, la Crucifixion, vers 1306, la Chapelle Scrovegni, l’église de l’Aréna, Padoue
Fig.148 Andrea Vanni, la Crucifixion, 1380, Corcoran Collection (William A. Clark Collection)
Fig. 149 Fantini Guglielmetto, la Crucifixion (détail),1435, Battistero della Collegiata, Chieri
Fig. 150 Maître de Benediktbeurer, la Crucifixion, 1455
Fig. 151 Giotto et atelier, la Crucifixion, vers 1330-1335, Naples, Musée du Louvre
Fig.152 Détail, Giotto et atelier, la Crucifixion
Fig.153 L’atelier de Cristoforo Orimina et atelier du maître de crucifixion d'Avignon, la
Crucifixion, Missel romain, vers 1360-1365, Avignon bibliothèque Ceccano
Fig. 154 Détail, L’atelier de Cristoforo Orimina et atelier du maître de crucifixion d'Avignon,
la Crucifixion
Fig. 155 Antonio Veneziano, la Crucifixion, à la fin du XIVe siècle, Musée national San
Matteo, Pise
Fig. 156 Détail, Antonio Veneziano, la Crucifixion
Fig. 157 La Crucifixion, église supérieure Sacra Speco, Subiaco
Fig.158 Détail, la Crucifixion, église supérieure Sacra Speco
Fig. 159 Maitre de la sainte Véronique, la Crucifixion (détail), vers 1415, Pinacothèque de
Munich
Introduction
I. La problématique

Au milieu du XIIe siècle, les tribus mongoles se rassemblèrent sous la direction de


Gengis Khan. Elles lancèrent une série de conquêtes vers l’ouest entre les XIIIe et XIVe
siècles et établirent progressivement un grand empire de la steppe régnant de l'Asie du
Sud-Est vers l'Europe de l'Est. Les Mongols provoquèrent le bouleversement et la panique,
mais en même temps ils nouèrent un lien entre le monde occidental et le monde oriental.
Après les conquêtes, l’empire mongol construisit une période relativement stable dans la
vie économique, sociale et politique, appelée la Pax Mongolica par les historiens, sur le
vaste territoire de l’Eurasie entre les années 1250 et 1350. L’autorité mongole fit un grand
effort pour faciliter les systèmes de transmission. Ceci permit aux marchands et aux
missionnaires européens de voyager plus facilement dans l’empire mongol pour
développer des échanges commerciaux et diplomatiques entre l’Europe et l’Asie.

A la fin du XIIIe siècle, les descriptions effrayantes sur les Mongols envahisseurs, sous
le nom de Tartares, apparurent dans le domaine littéraire, surtout dans les lettres et dans
les chroniques. Par la suite, les Mongols devinrent visibles dans la représentation
picturale : ce peuple, qui avait la face large, des yeux bridés, le nez plat et portait le
chapeau pointu et la robe à col croisée, entre dans l’art chrétien, et il est représenté
notamment par les peintres italiens du XIVe siècle, comme dans la Crucifixion de Saint
Pierre de Giotto, le Martyre des frères Franciscains d’Ambrogio Lorenzetti, les grandes
fresques de la chapelle des Espagnols d’Andrea di Bonaiuto. Par rapport à la description
textuelle, la représentation du Mongol reste un phénomène marginal dans le domaine
pictural qui ne dure qu’environ cent ans dans l’histoire de l’art.
C’est probablement la présence marginale et éphémère de la figure mongole qui
explique un manque d’attention de la part des historiens de l’art. L’ensemble des images
du Mongol n’a pas encore été étudié et analysé en détail. Dans ce cas, cette thèse consiste
à faire une étude relativement compréhensive sur la représentation des images mongoles
en Occident entre les XIIIe et XIVe siècles, en particulier dans les peintures italiennes.
Comme en témoigne leur appellation Tartare, les Mongols nous donnent toujours
une impression de cruauté et de férocité. Au XIIIe siècle, Matthieu Paris montre un
Mongol monstrueux et cannibale dans sa Grande Chronique, dont nous parlerons dans le
Chapitre III. Pourtant, cette image de l’envahisseur n’est qu’une première impression sur
les Mongols. En effet, la représentation du Mongol dans le monde médiéval ne demeure
pas invariable. Elle n’est pas toujours péjorative, voire même apparaît neutre ou positive
dans la plupart des cas. A partir du XIVe siècle, apparaît une représentation diverse du
Mongol dans les peintures italiennes. Cette diversité s’incarne surtout dans les différents
rôles du Mongol dans les scènes chrétiennes : ils sont les soldats-spectateurs dans la
scène du martyre ; ils partagent la tunique du Christ dans la Crucifixion ; ou ils deviennent
rois orientaux adorant l’enfant Jésus. Comment le Mongol se déplace-il de l’image
monotone de l’envahisseur aux images entremêlées qui jouent des rôles différents dans
la narration chrétienne ? Cette thèse tente d’expliquer ce changement brutal dans la
représentation artistique et de montrer la complexité et la variété de l’image du Mongol.
Nous étudions ainsi chaque image du Mongol comme un cas spécifique et l’analysons
dans le contexte qui lui est propre. En ce sens, nous ne considérons pas seulement l’image
mongole comme une image absolument péjorative, mais qui se complexifie par le fait
qu’elle est une sorte d’image oscillatoire entre la terreur et l’espoir. Nous analysons
comment le changement du contexte et de la mentalité construit, voire même invente
des images différentes du Mongol et comment ces images fonctionnent comme une
image spéculaire qui, à son tour, donne une visibilité à l‘intérêt et le souci des
communautés chrétiennes de cette époque, en particulier dans la perspective de la
mission des franciscains et des dominicains sur la terre orientale à la fin du Moyen Âge.

Le point problématique que nous tentons de toucher dans la construction de l’image


du Mongol est la question de l’intrusion. Autrement-dit, avec quel rôle et de quelle
manière la figure mongole, un Autre lointain, entre dans le monde chrétien, et comment
les images donnent à cette figure intruse une visibilité. En ce sens, représenter un Mongol
n’est absolument pas seulement une opération mimétique, c’est-à-dire emprunter et
imiter les modèles orientaux pour produire une atmosphère exotique, mais il s’agit de la
construction de l’Autre dans la culture européenne. Dans ce processus, nous rencontrons
le malentendu et l’imaginaire à travers la transformation, l’invention et l’acculturation de
l’image de l’Autre en Occident.

II. Méthodologies

Cette thèse s’inscrit en premier lieu dans la lignée de nombreuses études sur
l’influence orientale dans l’art italien au XIVe siècle qui fut maintes fois touchée par les
historiens de l’art depuis le début du XXe siècle. Ce champ d’étude fait écho aux études
parallèles dans le domaine historique sur les échanges entre l’Asie et l’Europe dans la
période de la Pax Mongolica de la fin du XIXe siècle jusqu’à la première décennie du XXe
siècle. La question de l’apparition du visage oriental, surtout les Mongols, dans les
peintures italiennes du XIVe siècle est impliquée dans cette discussion sur l’influence
orientale1.

Le premier historien de l’art qui touche la question de l’influence orientale est


Bernard Berenson qui remarque une affinité stylistique et spirituelle entre l’école
siennoise et l’art chinois 2 . Par rapport à l’école florentine qui préfère représenter le
volume du corps, elle tente de montrer une spiritualité à travers la force de la ligne, forme
légère et abstraite pour traduire la divinité, remarquable dans la représentation fine des
doigts, des draperies et des cheveux de la figure3. Tout cela peut trouver son écho dans
l’art chinois. L’étude de Bereson se base sur des remarques d’ordre formel ignorant la
dimension anthropologigue de ce phenomène transculturel. Cependant, elle a lancé la
discussion sur ce sujet.

1
Sur les études sur l’influence orientale, voir Yikan Zheng « “
” », (Art Research), 2016 5 .
2
Bernard Berenson, « A Sienese Painter of the Franciscan Legend », dans Burlington Magazine, Octobre 1908, pp. 3-
35.
3
Bernard Berenson, « A Sienese… », op. cit., pp. 3-35.
En 1925, Gustave Soulier a suivi la remarque de Berenson et il l’a développée dans
son propre système 4 . Il écrit un grand ouvrage sur l’influence orientale, intitulé Les
influences orientales dans la peinture toscane5. Dans ce livre il fait pour la première fois
une étude systématique de l’influence orientale dans l’art toscan dans des domaines
variés : la soie, la céramique, la peinture, etc. Soulier y découvre les différentes couches
des influences orientales : l’art syriaque, l’art de l’Asie Mineure, l’art persan et l’art
chinois. Il distingue successivement deux influences de l’Orient sur l’école florentine et
l’école siennoise. La première est inspirée par l’école d’Asie Mineure qui porte un style
rugueux et la seconde est influencée par l’art d’Extrême-Orient. Tout cela nous montre
que l’art de la Renaissance a sans doute une autre inspiration que l’art antique : l’Orient.

L’étude de Gustave Soulier provoque un essor de questions de l’influence orientale


dans l’art italien. De plus en plus de chercheurs, comme I.-V. Pouzyna, Emilio Cecchi,
Johanne Plenge et Jurgis Baltrusaitis, ont participé à cette discussion6. Leurs recherches
tentent d’établir un pont entre l’art occidental et l’art oriental. Elles considèrent l’art
oriental comme une source de nouveaux motifs et du style de l’art européen pour
expliquer le changement artistique qui s’opère à la fin du Moyen Âge. Même si leur
méthode comparative semble beaucoup simplifier la question de l’influence et a subi ainsi
des critiques, ils nous montrent pour la première fois une nouvelle perspective pour
comprendre l’art de la veille de la Renaissance dans une vision globale qui redéfinit le
concept de la Renaissance, ainsi que son originalité et son essence. Comme l’indique
Pouzyna, l’âme de la Renaissance réside dans un « humanisme universaliste » qui montre
une « grande diversité et des origines diverses »7. Dans les années 1980, un historien de
l’art japonais Hidemichi Tanaka a de nouveau abordé cette question. Il a publié
successivement une série d’articles dans l’Art History de Tohoku Université entre les

4
Gustave Soulier, Les influences orientales dans la peinture toscane, H. Laurens, 1924.
5
Ibid., pp. 343-355.
6
I.-V. Pouzyna, La Chine, L’Italie et les débuts de la Renaissance, 1935 ; Johanne Plenge, « Die China rezeption des
Trecento und die Franziskaner-Mission », dans Forschungen und Fortschritte. Korrespondenzblatt der deutschen
Wissenschaft und Technik, 5, 1929 ; Jurgis Baltrusaitis, Le Moyen Âge fantastique : antiquités et exotismes dans l'art
gothique, Paris : A. Colin, 1955.
7
I. V. Pouzyna, Études sur la Renaissance italienne, Boulogne-sur-Seine, librairie Marcel Galan, 1956, pp. 222-239.
années 1982 et 1989 8 . Tanaka remarque que l’écriture Phags-pa , écriture

mongole carrée, constitue un nouveau motif, comme du « pseudo-kufic », peint sur le


bord de la manche de la Vierge ou l’auréole d’un saint dans les peintures italiennes9. Cette
découverte confirme à nouveau la pénétration d’éléments orientaux dans la peinture
italienne.

Même si la figure mongole semble être le protagoniste dans la discussion de


l’influence orientale, elle demeure cependant marginale et n’a jamais être étudiée en
profondeur dans cette vague scientifique. Les premiers chercheurs se concentrent
davantage sur l’établissement d’un lien entre les innovations artistiques en Europe et l’art
oriental à travers la comparaison des motifs, mais considèrent seulement l’apparition de
l’image mongole comme un phénomène accessoire ou une preuve pour confirmer
l’influence orientale.

Au milieu du XXe siècle, l’étude d’Iris Origo donne un nouveau souffle à la


représentation de la figure mongole dans la peinture italienne. Il découvre une donnée
historique jusque-là inconnue : l’existence d’un nombre important d’esclaves orientaux,
en particulier des Tartares, en Toscane. Origo les considère comme les modèles pour les
peintres italiens du XIVe siècle10. Cette recherche historique nous donne une nouvelle
perspective pour comprendre la connaissance des Mongols chez les peintres italiens de
l’époque ; elle n’épuise pas cependant la complexité de l’image elle-même, surtout sa
formation et sa transformation dans les processus de la représentation.

Depuis les années 1970 jusqu'à aujourd’hui, il apparaît un nouvel essor dans
l’histoire de l’art, surtout lancé par les chercheurs américains, qui s’inscrit dans la
perspective de la culture matérielle. L’attention de la recherche a ainsi connu un

8
Les articles ont été regroupés dans l’ouvrage de Hidemichi Tanaka ― 
, , 1986.
9
L’écriture Phags-pa est un caractère créé par Drogön Chögyal Phagpa, un lama tibétain proche de l’empereur de la
dynastie Yuan en tant que dishi .
10
Iris Origo, « The domestic enemy the eastern slaves in tuscany in the fourteenth and fifteenth centuries », dans
Speculum : A Journal of Mediaeval Studies, Vol.xxx, No.3, July 1955, pp. 321-323.
changement essentiel : ces nouvelles recherches se focalisent sur la trace de l’objet et
s’intéressent à la transmission, la translocation et la transformation des objets, entre
l’Europe et l’Orient, comme l’étude de Lauren Arnold sur l’échange de présents entre la
cour du khan et la papauté ou la recherche d’Anna Contadini sur le nouvel usage du tissu
oriental dans la vie européenne 11 . Cette nouvelle vague nous permet de considérer
l’image mongole dans une nouvelle perspective. Elle n’est plus seulement un motif
invariable, mais elle change sans doute son rôle et son fonctionnement dans le flux
culturel.
Parmi ces nouvelles recherches, je me réfère notamment aux études de Jun Li sur les
échanges culturels et artistiques entre l’Asie et l’Europe entre XIIIe et XVIe siècle dans la
perspective transculturelle, et notamment à ses analyses subtiles sur les fresques de la
Basilique Saint-François d'Assise12. Il considère la disposition des images dans le contexte
de la mission de l’évangélisation franciscaine en Orient à la fin du XIIIe siècle qui semble
donner un modèle pour la chapelle des Espagnols, réalisée par les dominicains presque
cent ans après, dont nous parlerons dans la thèse. Cette recherche profite, en outre, de
l’étude de Roxann Prazniak qui nous montre la position stratégique de la ville de Sienne
dans la route de la soie à l’époque mongole. Dans cet article, elle se focalise sur la
circulation des objets, surtout le manuscrit, entre les Il-khans de Perse et la ville de Sienne
à l’époque de l’empire mongol et elle y cherche à trouver les modèles pour les figures
mongoles dans le Martyre des frères franciscains d’Ambrogio Lorenzetti13.
Par ailleurs, cette thèse se place dans une perspective anthropologique. Au cours de
mes études, j’ai souvent trouvé l’inspiration dans les études sur l’image de l’Autre, c’est-
à-dire, sur le regard posé sur l’Autre. Avant l’image du Mongol, la représentation des non-
chrétiens, notamment les juifs et les musulmans, ennemis intérieurs et extérieurs qui

11
Lauren Arnold, Princely Gifts and Papal Treasures : The Franciscan Mission to China and its Influence on the Art of the
West 1250-1350, Desiderata Pr., 1999. Contadini, Anna, « Translocation and Transformation : Some Middle Eastern
Objects in Europe », The Power of Things and the Flow of Cultural Transformation. Art and Culture between Europe and
Asia, Lieselotte E. Saurma-Jeltsch and Anja Eisenbeiss, ed., Berlin-Munich : Deutscher Kunstverlag, 2010, pp. 42-65.
12
Jun Li ,«。 », &, 2018  4  ; « .) 
——  ,•*$#/<!(> 2<%"> », -'0+12017  .
pp. 213-290.
13
Roxann Prazniak, « Siena on the Silk Roads : Ambrogio Lorenzetti and the Mongol Global Century, 1250–1350 », le
Journal of World History, University of Hawai'i Press Volume 21, Number 2, June 2010, pp. 177-217.
constituent deux grandes peurs de la chrétienté au Moyen Âge, a été beaucoup étudiée
par les médievistes. Je me réfère à l’étude de Debra Higgs Strickland qui fait un lien dans
son ouvrage Saracens, Demons, Jews: Making Monsters in Medieval Art entre les non-
chrétiens et la monstruosité, entre le « caractère moral » et de la « monstruosité
extérieure »14. La représentation du Mongol dans la Grande chronique de Matthieu Paris
est impliquée dans cette discussion. Sa proposition d’associer l’image du Mongol aux
images péjoratives de la monstruosité est instructive pour ma recherche15. Je profite, en
outre, de l’ouvrage récent de Victor I. Stoichita sur l’image de l’Autre 16 , dans lequel il
touche aux aspects divers de la problématique de la visibilité de l’Autre à travers de
nombreuses images des juifs, des Noirs, des musulmans et des « Gitans ». Les analyses
riches et minutieuses de Sara Lipton sur l’image du juif dans la culture médiévale sont
également précieuses pour mes études. Elle se focalise à la fois sur la tradition visuelle
des images et sur l’usage des images dans les différents moments et contextes 17 . Le
rapprochement méthodologique me conduit à élaborer une interprétation sur la
construction de l’image du Mongol, phénomène parallèle dans le répertoire de l’image
non-chrétienne.
Par rapport aux autres images non-chrétiennes, l’image du Mongol a été rarement
touchée. Pour l’instant, il n’existe que très peu d’études qui se consacrent
particulièrement à analyser l’ensemble de la représentation du Mongol dans l’art
médiéval. Cette thèse se situe dans le prolongement de ces recherches précédentes sous
les perspectives transculturelle et anthropologique. Elle tente de traiter la question de la
visibilité de l’image du Mongol et sa transformation chez les artistes médiévaux. Cette
question soulève deux problèmes méthodologiques qui abordent les deux aspects
principaux de la thèse.

14
Debra Higgs Strickland, Saracens, Demons, Jews : Making Monsters in Medieval Art, Princeton University Press, 2003,
p. 8.
15
Debra Higgs Strickland, Saracens…op. cit., pp. 192-200, p. 228-235.
16
Victor I. Stoichita, L’image de l’Autre : Noirs, Juifs, Musulmans et « Gitans » dans l’art occidental des Temps modernes :
1453-1789, Editions Hazan, 2014.
17
Sara Lipton, Dark Mirror, The Medieval Origins of Anti-Jewish Iconographiy, Metropolitan Books, New York, 2014.
En premier lieu, cette thèse s’inscrit dans la perspective transculturelle qui se
focalise sur la transmission des objets et des motifs entre l’Asie et l’Europe dans la période
de la Pax Mongolica entre les XIIIe et XIVe siècle. Accompagnant la circulation du peuple
et des l’objets, les motifs de la figure mongole entrent dans les yeux des peintres italiens.
En ce sens, la représentation variée et précise de la figure mongole est le résultat des
échanges entre l’Asie et l'Europe. Il s’agit de la transmission et de la diffusion des images
dans les flux culturels, ou plutôt, d’un voyage de l’image. Pour rechercher les traces de
voyages, j’essaie de classer, principalement dans le chapitre II, les éléments typiques pour
identifier les Mongols et montrer la source de chaque élément dans la mesure possible.
J’examine en outre la manière dont les artistes obtiennent une connaissance du modèle,
puis la façon dont ils acceptent, empruntent et parfois déforment leur modèle dans le
processus de la représentation. J’accorde beaucoup d'attention à deux manuscrits
produits à Tabriz, capitale de l’Il-khans de Perse, qui est un centre d’échanges
commerciaux et culturels entre l’Asie et l’Europe dans la période de la Pax Mongolica : le
Jami al-Tawarikh et le Shâh Nâmeh Demotte. Les nombreuses représentations de
l’apparence, du costume et de la coiffure du Mongol dans les illustrations des manuscrits
constituent une source possible pour la fabrication de l’image du Mongol en Europe.

Cependant, cette thèse n’est pas principalement un traité sur l’histoire de la


transmission des objets et des motifs orientaux entre l’Asie et l’Europe, ancrée dans
l’histoire de la culture matérielle. En empruntant un regard anthropologique, elle
considère l’image du Mongol comme image de l’Autre et traite de sa formation et de sa
déformation dans le changement de contexte pour montrer les regards posés sur ce
nouvel Autre dans la société médiévale. Sur cette base, d’une part, nous cherchons à
penser la représentation du Mongol dans le passé : la tradition, la mémoire sur l’ennemi
des chrétiens, comme Gog et Magog, et sur l’ami des chrétiens, comme le prêtre Jean ;
et d’autre part, nous tentons de placer les Mongols dans leur « présent » : la
préoccupation et la mission des communautés chrétiennes entre les XIIIe et XIVe siècles.
Ces deux temps se superposent souvent dans la représentation en faisant surgir dans un
nouveau contexte les images fantomatiques qui avaient existé dans la tradition visuelle
occidentale, puisque la peur et l’attente, prennent leur racine dans le passé.

En ce sens, cette thèse tente d’établir trois niveaux d’analyse de l’image du Mongol :
le premier, la considère comme une visualisation de la connaissance montrant le nouveau
regard sur le monde oriental ; le second, la saisit en tant que représentation attachée à la
tradition visuelle qui s’inscrit dans la mémoire et la mentalité des chrétiens occidentaux ;
le troisième, la conçoit comme une construction voire même une invention qui s’intègre
à la nouvelle narration en jouant un rôle selon le contexte qui leur est propre.
Enfin, à cause de la marginalité de la représentation du Mongol dans les peintures
italiennes, dans certains cas, il n’existe que très peu de documents relatifs à l’auteur et
au commanditaire. J’ai accordé ainsi une attention particulière à l’histoire de la rencontre
entre les chrétiens et les Mongols, dans laquelle se forge l’attitude variable envers les
Mongols. J’ai étudié en outre les écrits sur les Mongols, dont certains montrent une
figurabilité textuelle, et qui confrontés avec les images permettent une visibilité du regard
des hommes médiévaux. Enfin, j’ai aussi analysé les concepts théologiques relatives à la
mission franciscaine et dominicaine de cette époque pour mieux comprendre comment
la question de la conversion devient un enjeu dans la représentation du Mongol.

III. L’organisation de la thèse

Cette thèse se déroule en deux parties.


Au cours de la première partie, nous commençons un travail de contextualisation et
de représentation de notre objet d’étude.
L’image du Mongol dans l’art chrétien apparaît dans la période spécifique de la Pax
Mongolica entre les années 1250 et 1350, lorsque se développe une relation intense
entre l’Orient et l’Europe. Avant d’aborder notre question de l’image du Mongol, il semble
nécessaire de donner un bref aperçu du contexte qui lui est propre. Le chapitre I essaie
donc de revenir d’abord sur l’histoire de la rencontre entre les Mongols et les chrétiens
sous la perspective missionnaire franciscaine et dominicaine. Dans ce chapitre, nous
divisons cette histoire en quatre étapes pour souligner le changement, le rapprochement,
la rupture qui se passent dans la relation mongols-latins. Tout cela provoque des attitudes
différentes envers les Mongols, et nos images sont nées, dans une certaine mesure, des
ces regards curieux, vigilants et d’espoir.

À quoi ressemblent les Mongols ? Quelle est leur apparence ? Et comment les
artistes occidentaux représentent-ils ces peuples nomades ? Le chapitre II s’applique à
identifier les Mongols dans la foule de la scène chrétienne. Nous considérons cette
question selon deux dimensions. En premier lieu, c’est la dimension ethnologique. Il s’agit
du visage, du costume et de la coiffure du Mongol. Nous parlons en outre des inspirations
possibles des images qui permettent aux peintres de mieux connaître cet étranger
lointain à cette époque-là : la description des récits de voyage, les figures turco-mongoles
dans les manuscrits iraniens, la circulation des peuples orientaux entre l’Asie et l’Europe
etc. De plus, par rapport à la dimension imitative, il existe également une adaptation et
une invention de la part des peintres, c’est-à-dire que leur choix et leur préférence
artistique s’inscrit dans la mémoire et le sentiment de la représentation de l’Autre, parfois
de l’ennemi du chrétien. Certains traits, comme le chapeau pointu, s’intègrent dans une
certaine mesure à la tradition de la représentation de l’Autre.

La seconde partie de la thèse propose un travail typologique sur les images mongoles
pour montrer le fonctionnement et le rôle du Mongol dans la nouvelle narration
chrétienne. Nous voyons quatre principaux types d’ensembles d’images, chacun d’eux
sera étudié de manière indépendante, mais ils nous conduisent à avoir une image
d’ensemble sur la représentation du Mongol, dans le contexte et la construction de leur
image.

Le chapitre III est consacré au premier type, l’image de la peur qui est absolument
péjorative aux yeux des chrétiens. Nous analysons les premières représentations des
Mongols qui apparaissent précisément après l’invasion mongole en Pologne et en Hongrie
entre les années 1240 et 1241. A ce moment crucial, l’image du Mongol donne une
visibilité au sentiment de l’époque. La crainte et la haine de l’invasion s’incarnent dans les
descriptions effrayantes sur les Tartares dans les lettres et les chroniques contemporaines,
et aussi dans leurs images monstrueuses dans le domaine pictural, notamment les
illustrations de la Grande Chronique de Matthieu Paris. Tout cela représente non
seulement une image d’envahisseur, mais construit une image de la monstruosité, de
l’altérité et de l’animosité, ancrée au plus profond de la culture de la société médiévale.

La deuxième type d’image du Mongol est une image de la conversion qui apparaît au
XIVe siècle, en particulier entre les années 1320 et 1360, ce qui correspond parfaitement
à la période prospère des activités missionnaires en Orient, dirigées par les franciscains
et les dominicains, à partir de 1245 et jusqu'à la dislocation de l’empire mongol. Grâce à
ces contacts intenses, apparaît la représentation précise et réaliste du Mongol dans l’art
italien. Par rapport à l’image de la peur, nous voyons un traitement nouveau dans la
représentation du Mongol, dont le rôle est plutôt neutre, voire même positif. Les Mongols
sont représentés comme spectateurs ou témoins devant la scène de la Crucifixion ou de
la scène du martyre. Les deux parties du chapitre IV se consacrent à étudier deux cas
concernant précisément ce nouveau changement : le martyre des frères franciscains
d’Ambrogio Lorenzetti dans la salle capitulaire de la basilique de Saint-François de Sienne
et les fresques dans la salle capitulaire de l’église de Santa Maria Novella de Florence. La
figure mongole joue un rôle décisif dans leurs images de l’évangélisation du monde. A
travers cette image de la conversion, les deux pionniers missionnaires nous démontrent,
de manière différente, l’efficacité de leur stratégie de conversion et le triomphe de la
mission évangélique en Orient.

Le troisième type d’image du Mongol apparaît dans un thème forcément lié à


l’Orient : l’Adoration des Rois Mages. C’est une image pleine d’espoir qui nous montre
vivement un déplacement de l’image péjorative à l’image positive. Le chapitre V traite ce
grand changement dans la représentation du Mongol : un nouvel espace surgit au fond
de l’Adoration des Rois Mages du XIVe siècle, dans lequel les cortèges des Rois Mages sont
composés de figures d’Asie centrale avec des animaux exotiques. Ces personnages
orientaux se situent au début dans la marge du tableau et occupent progressivement le
centre du tableau. Cette ouverture du champ figuratif fait écho au nouveau monde ouvert
à cette époque : de nouvelles routes sur le vaste territoire de l’Eurasie durant la période
de la Pax Mongolica où circulent des caravanes de marchands et des missions
diplomatiques. Nous étudions en outre un phénomène éphémère dans le thème de
l’Adoration des Rois Mages : les Rois Mages ont été représentés en détail comme des
Mongols dans une Adoration des Rois Mages de Lavagnola. Tout cela nous fait voir
l’imaginaire et le rêve du royaume chrétien en Orient au sein des communautés
chrétiennes.

Dans le dernier chapitre, nous rencontrons le type d’image du Mongol probablement


le plus complexe de notre série. C’est une image ambiguë qui créé une tension entre le
désespoir et l’espoir et qui rend visible un sentiment contradictoire envers les Mongols.
Il s’agit d’une série de Crucifixions réalisées au milieu du XIVe siècle, dans lesquelles la
figure mongole participe avec les soldats romains, au partage la tunique de Jésus. Cette
scène blasphématoire au premier regard, est cependant complexifiée et troublée par la
figure mongole : elle se situe au centre du tableau, représentée sous la forme d’un roi qui
tient les dés dans ses mains et expose la tunique sur ses genoux. Ce chapitre questionne
cette intrusion du Mongol et analyse la manière dont le « Mongol-partageant » se
transforme d’une manière étonnante, en « Mongol-présentateur ».
Première partie
Chapitre I

Les rencontres entre les Mongols et la chrétienté


entre les XIIIe-XIVe siècles
L’image du Mongol en Occident a été construite à travers une série de rencontres
entre les chrétiens et les Mongols. La transformation de l’image du Mongol est toujours
liée à la modification de l’imaginaire, de la connaissance, et de l’attitude vis-à-vis de ces
nouveaux étrangers dans la société médiévale.
De ce fait, avant d’entrer dans l’analyse des images du Mongol dans le domaine
artistique entre les XIIIe et XIVe siècles, il faut presenter les grandes lignes du
développement de la relation entre le monde chrétien occidental et le monde mongol,
depuis l’invasion mongole à Pologne en 1241 jusqu'à la dislocation de l’empire mongol en
1368. Ceci nous fait voir le changement, le tournant et la rupture dans la relation latine-
mongole et nous permet de mieux comprendre la transformation de l’image du Mongol
dans les différents contextes sociaux et politiques.
I. Autour de la Pax Mongolica

Au tout début, les tribus mongoles se trouvaient dans une position marginale de la
steppe. La tentative d’unir les tribus commença avec Témüdjin (1162-1227), le futur
Gengis Khan, fils du chef du clan des Qiyat de la tribu Bordjigin , qui

rassembla toutes les tribus mongoles pour attaquer progressivement les autres tribus de
la steppe et construisit enfin le grand l’empire mongol. En 1202, les armées de Temüjin
vainquirent d’abord les Tartars , adversaire le plus puissant de la steppe. Par la

suite, elles conquirent successivement les autres tribus nomades : les Kéraïts , les
18
Naïmans et les Merkits . En 1206, à l’occasion de la réunion de

Qurultay , Temüjin accéda au trône et fonda officiellement l’empire mongol.

Le projet de conquête mongole vers l’ouest commença en 1217. Entre 1205 et 1217,
sous le règne de Gengis Khan, les armées mongoles envahirent les Xia occidentaux

; en 1218, elles conquirent le Qara Khitaï . Après la mort de Gengis Khan en 1227,

son successeur Ögedeï Khan (1186-1241) dirigea les armées mongoles pour continuer la
conquête vers l’ouest. Le territoire de l’empire atteignit son apogée : entre 1219 et 1221,
les armées mongoles renversèrent la dynastie Khwarezmid en Asie de

l’Ouest ; en 1235, elles détruisirent la dynastie Jin . Entre 1235 et 1242, les armées
mongoles commencèrent à conquérir une partie de l’Europe : en 1237, elles envahirent
le nord-ouest de l’Europe jusqu'aux steppes russes ; entre 1240 et 1241, elles touchèrent
la Pologne et la Hongrie en l’Europe de l’Est.

Suite à ces conquêtes, l’empire mongol s’étendait sur un territoire d’une étendue
sans précédent de la Méditerranée au Pacifique19. La longue période s’étendant de 1280

18
Thomas Tanase, « Jusqu’aux limites du monde », la papauté et la mission franciscaine, de l’Asie de Marco Polo à
l’Amérique de Christophe Colomb, Ecole Française de Rome, 2013, pp. 183-185.
19
Chantal Lemercier-Quelquejay, La Paix mongole : questions d’histoire, Flammarion, 1970, pp. 42-45.
à la dislocation de l’Empire en 1368 dans le grand territoire de l’Eurasie est appelée Pax
Mongolica par les historiens, sur le modèle la Pax Romana (Ier-IIe), afin de designer cette
période relativement pacifique et stable dans le vaste territoire de l’Eurasie construit par
l’autorité mongole après la grande conquête.

Malgré la force terrible de ces envahisseurs qui apportèrent de grandes destructions


et le désastres infligés aux peuples locaux lors de leurs nombreuse conquêtes conquêtes,
la période Pax Mongolica se caracterise par un rapprochement entre l’Europe et l’Asie,
pour la première fois et considérées comme un ensemble20. La situation de paix dans la
vie sociale et politique sur l’ensemble du territoire eurasien profita principalement aux
deux stratégies politiques de l’autorité mongole : l’établissement des réseaux de
transport et la politique de tolérance religieuse.

Le développement des relations entre l’Europe et l’Asie se base d’abord sur


l’amélioration des routes commerciales. En 1235, Ögedeï Khan fonda la ville Karakorum
qui devint la capitale de l’empire jusqu’au transfert de la capitale à Khanbaliq (Pékin). La
ville de Karakorum se trouve dans le nord de la province Övörkhangai qui était un lieu de
convergence des routes commerçantes. L’autorité mongole emprunta l’ancien système
de transmission créé sous la dynastie Tang qui repose sur les postes à relais de chevaux
(yam/zam)21. Ce nouveau système de transmission est établi progressivement dans tous
les pays conquis par les Mongols en Asie centrale, en Russie, en Iran et en Iraq. Il assure
la vitesse et la sécurité de la circulation des marchandises22. Selon la description de Marco
Polo dans son Livre des Merveilles :

[…] Et sachez que, quand l’on part de Cambaluc par l’une quelconque de ces routes, --
-je vous parle des principales et essentielles---, et qu’on est allé vingt-cinq mille

20
《 2010 pp .4-7.
21 e
Didier Gazagnadou, « Les postes à relais de chevaux chinoises, mongoles et mameloukes au XIII siècle : un cas de
diffusion institutionnelle », dans la circulation des nouvelles au Moyen Âge, XXIVe Congres de la S.H.M.E.S(Avignon, juin,
1993), Ecole française de Rome, Rome, 1994, pp. 41-59 ; voir aussi L'histoire secrète des Mongols (chap I-VI), trad. P.
Pelliot, Paris, A. Maisonneuve, 1949, pp. 108.
22
Gazagnadou Didier, La Poste à Relais en Eurasie : la technique d’information et de pouvoir Chine-Iran-Syrie-Italie,
Paris : Edition Kimé, 2013, p. 45
trouvent un poste appelé iamb en leur langage, ce qui veut dire en notre langue un
relais de chevaux. A chaque poste, les messagers trouvent un très grand palais, beau
et riche, ou il peuvent loger, car ces auberges ont très riches lits garnis de riches tissus
de soie, et ont tout ce qui convient a des messagers supérieurs[…] Et quand les
messagers vont en lieu éloignes des routes, étranges, sauvages et montagneux, où l’on
ne trouve ni maison ni auberge, où point n’est de village, d’ou les villes sont très loin,
le Grand Sire y a fait faire des postes et des palais, et toutes les chose qu’ont les autres
postes, ni plus ni moins, et des chevaux et des harnois, lesquels sont entretenus aux
frais du Grand Can[…]23

Pour faciliter la circulation des voyageurs étrangers, surtout les marchands et les
ambassadeurs, l’autorité mongole leur conféra une tablette officielle, appelé Paiza ,

ce qui leur assure la sécurité pendant leur voyage dans l’empire mongol, leur permetant
de profiter du système de yams et d’être dispensé de taxe (fig. 1)24. Elle se présente sous
la forme d’une plaque ronde ou rectangulaire qui s’attache à la ceinture ou se porte au
cou, et est fabriquée en argent, en or ou en bois, avec une inscription en Phags-pa

sur la face, l’écriture officielle de l’empire mongole. Il existe une illustration du Livre

des Merveilles de Marco Polo, fabriquée entre 1410 et 1412, qui est témoin de ce nouvel
accessoire de voyage dans le territoire d’Eurasie : les frères Polo s’agenouillent devant
Kubilai Khan, et le Khan demande à un garde de leur donner un Paiza en or (fig. 2)25.

Profitant de la liberté des échanges et de la sécurité des routes entre la


Méditerranée et l’empire mongol, les marchands italiens, en particulier les marchands
vénitiens et génois, commencèrent à voyager sur la terre orientale. Les marchands génois
étaient très actifs à cette époque. A partir du milieu du XIIIe siècle, ils s’installèrent
progressivement à Péra, à Caffa, à Trébizonde et à Chios, construisirent leurs colonies sur
les côtes de la Mer Noire pour développer le commerce des marchandises sur le territoire

23
Marco Polo, Le dévissement du monde ou Le livre des merveilles, Tome I, Texte intégral établi par A.-C Moule et Paul
Pelliot, Version français de Louis Hambis, Editions La Découverte, Paris, 1989, pp. 251-252.
24
Komaroff, Linda, Stefano Carboni, eds., The Legacy of Genghis Khan : Courtly Art and Culture in Western Asia, 1256–
1353, Metropolitan Museum of Art,2002, pp. 67-68.
25
Marco Polo, Le dévissement…op. cit., pp. 48-50.
d’Eurasie, et détinrent le monopole dans le trafic entre la Méditerranée et la Mer
Noire. Les hommes d’affaires génois essayaient de maintenir une bonne relation avec
l’autorité mongole des Il-khans de Perse, et prennent le parti des khans dans les conflits
avec leurs ennemis26. Selon la description de Pegolotti dans le Pratica della mercature27,
grâce à l’appui de l’autorité mongole, ils pouvaient aller plus loin et se rendaient en Chine,
soit à travers la route méridionale au sud par Tabriz soit à travers la route septentrionale
au nord par Tana, par Saraï et par Urgndj28.

Le réseau commercial construit par ces « explorateurs » en Orient devint une base
essentielle pour les activités des missionnaires. Les marchands italiens fonctionnèrent
comme des précurseurs pour les missionnaires franciscains et dominicains qui reprirent
les routes commerciales pour se rendre en Chine. Par exemple, l’organisation
dominicaine dans les provinces orientales, selon R. Loenertz, « est calquée dans ses
grandes lignes sur la structure souple de l’empire commercial génois »29. Tout ceci forma
progressivement une sorte de communauté latine qui explique le soutien mutuel entre
les religieux et les marchands dans les pays étrangers. Il est intéressant de voir que les
chapelles latines ont souvent été construites par les missionnaires à côté du fondaco ou
loggia, qui sont les institutions des marchands italiens30.

Par ailleurs, la politique de tolérance envers toutes les religions dans l’empire
mongol constitue un autre moyen pour établir la paix dans ce vaste empire. L’autorité
mongole avait une attitude ouverte envers le bouddhisme, le Taoïsme, ainsi que les
religions étrangères comme l’islam et le christianisme. Les prêtres étrangers obtinrent la
permission de mener des activités évangéliques. Ils purent établir des églises et recruter

26
Ibid., pp. 682-683.
27
Les manuels des marchands donnent des conseils aux hommes du Moyen Âge pour voyager vers l’Orient. Par
exemple, le traité Pratica della mercature, le plus célèbre de cette époque, écrit par Francesco Balducci Pegolotti (1310-
1347), marchand florentin qui fait partie du Compagnie des Bardi nous permet de connaître précisément les activités
e
commerçantes en Orient au XIV siècle.
28
Michel Balard, « Les Génois en Asie central et en Extrême-Orient au XIVe Siècle : un Cas Exceptionnel ? », dans
Economies et Sociétés au Moyen Âge : Mélanges offerts a Edouard PERROY, Paris : Publications de la Sorbonne, 1977,
pp. 681-688.
29
R. Loenertz R, O. P., La Société des Frères Pérégrinants. Étude sur l'Orient dominicain, Vol.1, ad S. Sabinae, 1937, pp.
31-32.
30
Ibid., pp. 31-33.
des disciples librement dans l’empire. Au XVe siècle, la coexistence de religions diverses
dans l’empire mongol a profondément inspiré Nicolas de Cusa (1401-1464), cardinal
allemand, qui a préconisé une vision de paix universelle se basant sur la compréhension
entre les diverses religions. Dans son traité De pace fidei en 1453, il invente un dialogue
entre les représentants religieux des dix-sept nations. Le discours d’un représentant
tartare réaffirme la politique de tolérance qui existe dans l’empire mongol : la vraie
harmonie se base sur la tolérance de toutes les religions contrôlées sous le pouvoir de
l’autorité31.

Il est nécessaire de mentionner la croyance des khans mongols, ainsi que leur
attitude favorable au christianisme. Le grand territoire de l’Eurasie était un carrefour pour
les religions diverses du monde, et la Mongolie, lieu d’origine des mongols, fut occupée
par les Ouïghours-Turc au VIIIe-IXe siècle, qui croyaient au manichéisme. Par la suite, elles
furent conquises par les Tourfan et les Hami, qui étaient principalement des bouddhistes
et des chrétiens. Successivement, les Kéraïts et les Naïmans, deux tribus turco-mongoles
de l’ouest de la Mongolie se convertirent au nestorianisme au XIe siècle. Après
l’émergence des Mongols au début du XIIe siècle, les Kéraïts entretenaient une relation
intime avec la famille de Gengis Khan, surtout à travers des mariages entre les princesses
kéraïtes et les nobles mongols. De ce fait, le christianisme pénétra progressivement dans
la famille de Gengis Khan. Par exemple, Sorkhagtani bekhi, la mère de Möngke Khan et
Hülegü Khan, et Doquz Khatun, épouse principale de Hülegü Khan sont toutes deux des
chrétiennes nestoriennes. La croyance des princesses kéraïtes dans le nestorianisme eut
une grande influence dans toute la famille et par la suite, forma dans une certaine mesure
une relation amicale entre les Mongol et les missionnaires chrétiens32.

31
Christine Gadrat, « La description des religions orientales par les voyageurs occidentaux et son impact sur les débats
théologiques », dans Ritus infidelium : Miradas interconfesionales sobre las prácticas religiosas en la Edad Media. Acte
du colloque « La perception des religions orientales par les voyageurs occidentaux en Orient et leur impact sur les débats
théologiques », MARTÍNEZ GÁZQUEZ, José et TOLAN, John Victor (éd.), Barcelone, 2010. Barcelone : Casa de Velazquez.
Collection de la Casa de Velazquez, 138. pp. 78-79. Voir aussi Jack Weatherford, 、 ,
2014 pp. 290-292.
32
Christopher Dawson. Mission to Asia, London, university of Toronto Press, 1980, p. xxiv.
II. La relation entre les Mongol et les chrétiens latins entre les XIIIe et XIVe
siècles

2.1 Rumeurs

Les premières rumeurs sur les Mongols sont nées dans un contexte de conviction
que l’Apocalypse aurait lieu à la fin du Moyen Âge. En tant que territoire rempli de
merveilles et de légendes, l’Orient a participé à la construction de l’imaginaire d’un autre
monde dans la société médiévale33. En ce sens, les descriptions de ce peuple inconnu et
lointain s’inscrivent justement dans l’imagination de l’autre dans la tradition culturelle de
l’Occident34.
Pendant l’expansion des musulmans entre les VIIe et VIIIe siècles, les Arabes surgirent
et devinrent un grand ennemi pour les chrétiens occidentaux. Ils contrôlèrent les
transports maritimes et terrestres de la plupart du territoire de l’Asie centrale et
constituèrent une menace pour les chrétiens de Terre sainte35. Au temps des Croisades
contre les musulmans, des rumeurs n’avaient cessé d’enfler sur l’existence d’une grande
force militaire en Orient qui reprendrait la Terre sainte de la main des musulmans.

Les rumeurs apportèrent de l’espoir aux chrétiens occidentaux du XIIe siècle. En 1141,
le sultan Saljûqide Sanjar qui avait contrôlé la Transoxiane fut battu par la tribu Qara-
Khitai, une branche du peuple proto-mongol des Khitans, lors de la bataille de Qatwan
sous la direction de Yelü Dashi ( ), khan des Qara-Khitai36. La nouvelle de cette

grande victoire se répandit et parvint rapidement aux oreilles des chrétiens latins, grâce
au rôle des chrétiens orientaux qui s’engagèrent activement à propager la victoire de Yelü

33 e
Christine Gadrat, Une image de l’Orient au XIV siècle : les Mirabilia descripta de Jordan Catala de Sévérac, Paris, Coll.
« Mémoires et documents de l’École des Chartes », 2005, pp. 14-16.
34
Felicitas Schmieder, « Nota sectam maometicam atterendam a tartaris et christianis : The Mongols as non-believing
apocalyptic friends around the year 1260 », dans Journal of Millennial Studies, 1998, vol.1, Issue.1, pp. 1-2.
35
I. de Rachewitz, Papal Envoys to The Great Khans, Stanford university press, 1971, pp. 107-108.
36
Jean Richard, « l’Extrême-Orient légendaire au Moyen Âge : Roi David et Prêtre Jean », dans Orient et Occident au
e e
Moyen Âge : contacts et relations (XII -XV siècle), Variorum Reprints, London, 1976, p.232, voir aussi Denise Aigle, The
Mongol Empire between Myth and Reality : Studies in Anthropological History, Brill, pp. 41-43.
Dashi et à établir un lien entre Yelü Dashi et la figure du prêtre Jean ou du roi David,
figures légendaires et fameuses au temps des croisades.

La légende du prêtre Jean apparut au XIIe siècle et circula jusqu’au XIVe siècle. Elle
raconte l’histoire d’« un certain Jean habitant en Extrême-Orient, au-delà de la Perse et
de l'Arménie, roi et prêtre, chrétien mais nestorien» 37 . Ce roi fut considéré par les
chrétiens européens comme un descendant des Rois Mages régnant sur un utopique
royaume chrétien en Orient, comme la déclaration dans une lettre, dit-on écrite par ce
prêtre Jean lui-même vers 1165 à l’empereur Manuel Ier qui eut une grande diffusion en
l’Europe :

[…] Au-delà de la Perse et de l'Arménie, s'étend un merveilleux royaume dirigé par le


prêtre Jean. Cette terre est traversée par un fleuve provenant du Paradis, charriant
émeraudes, saphirs et rubis. Toutes les valeurs chrétiennes sont respectées à la lettre.
Le vol, la cupidité, le mensonge sont inconnus. Il n'y a pas de pauvres. Surtout pas le
prêtre Jean, dont le palais sans fenêtre est éclairé de l'intérieur par toutes les pierres
précieuses dont il est paré […]38

De plus, ce merveilleux royaume possède une armée forte, dirigée par le prêtre Jean
lui-même, avec sa puissance et sa foi chrétienne, qui se battra contre les musulmans
comme des renforts de l’autre monde à la fin des temps. Il promet de récupérer la Terre
sainte de la main des musulmans pour les chrétiens occidentaux. La grande victoire de
Qara-Khitai sur le sultan a ainsi été considérée comme le succès de cette armée
mystérieuse et leur chef Yelü Dashi a été associé au prêtre Jean.

Un moment important de la cinquième croisade se situe en 1221. Les armées


chrétiennes prirent Damiette, porte cruciale de l’Egypte, en 1219, et ils se préparèrent à
une attaque contre les musulmans au Caire. A ce moment-là, les textes apocalypses
circulèrent en Europe, et parmi eux une rumeur de provenance orientale parvint dans le

37
La citation est tirée de la Chronique de l'évêque allemand Otton de Freising, voir Marie-Paule Caire-Jabinet, « Le
Royaume du prêtre Jean », dans la revue l’Histoire, No.22, avril 1980, p. 36-43
38
Ibid., p. 37.
monde chrétien, il s’agit de la légende du roi David39. Ce roi nestorien régnait sur les trois
indes en Orient, était le descendant des Rois Mages et possédait une armée forte. Il aurait
remporté la victoire dans la bataille avec les musulmans40.

La légende du roi David recoupe la légende du prêtre Jean et développe son histoire.
Le roi David a été interprété comme étant un descendant du prêtre Jean par les historiens.
Le succès du roi David a été associé par les chrétiens à une série de victoires qui eurent
réellement lieu dans la steppe de l’Asie centrale. Par exemple, les armées mongoles sous
la direction de Gengis Khan attaquèrent Khwarezm entre 1219 et 1222 et détruisirent la
dynastie de Khwârezm-Shahs en 1230, la force la plus puissante dans l’Asie centrale de
l’époque.

Cependant, l’espoir des chrétiens dans une alliance militaire en Orient furent
anéantis par l’invasion mongole en Occident latin entre 1241 et 1242. L’image du sauveur
se transforma soudain en celle du destructeur. Les armées mongoles avancèrent
progressivement vers l’ouest, ils attaquèrent d’abord les nombreuses villes de la Russie
Kiévienne sous la direction de Batu Khan (1205-1255), et continuèrent à pénétrer en
Europe centrale. La Pologne et la Hongrie furent successivement attaquées en 1241.
Finalement, les armées mongoles atteignirent l’Autriche et touchèrent l’Italie et
l’Allemagne41.

La cruauté et la monstruosité du Mongol entrainèrent les hommes médiévaux dans


une grande panique. Les nouvelles rumeurs se répandirent rapidement en Europe et
s’ancraient dans la crainte de la fin des temps. Les Mongols ont été associés à la légende
de la tribu des Gog et Magog, largement diffusée dans le monde médiéval. Ce sont des
peuples féroces et cannibales qui vivent au nord du Caucase, enfermés derrière des
portes de fer construites par Alexandre le Grand afin de protéger le monde civilisé, et qui

39
L’histoire du Roi David a été enregistrée dans le Relatio de Davide, puis elle a été transmise par Jacques de Vitry dans
sa lettre au Pape Honorius III, au Leopoldo, duc de Austria et au chancelier de l’université de Paris, voir Denise Aigle,
The Mongol Empire…, op. cit., pp. 49-65.
40
Jean Richard, « l’Extrême-Orient Légendaire…», op. cit., p. 233.
41
J. J. Saunders, « Matthew Paris and the Mongols », dans Essays in Medieval History : presented to bertie Wilkinson,
T. A Sandquist and M.R.Powicke ed., University of Toronto Press, 1969, pp. 123-124.
seront lâchés au moment de l’arrivée de l’antéchrist 42 . Gog et Magog avaient été
fréquemment identifiés aux ennemis sauvages et menaçants des chrétiens, comme les
Scythes et les musulmans43.

Cette image apocalyptique du Mongol apparaît dans la Grande Chronique, réalisée


par Matthieu Paris entre 1240 et 1253 44 . Elle constitue un témoignage précieux des
rumeurs sur les carnages des Mongols et enregistre de nombreuses lettres sur l’invasion
mongole qui proviennent du front de la guerre et circulent en Europe45. Matthieu Paris
parvient à construire dans sa chronique un monstre mongol à travers des lettres, des
légendes et surtout des images. Dans les illustrations des Mongols dans la Grande
Chronique, il montre leur pratique cannibale qui les transforme finalement en monstres
et les associe à Gog et Magog.
En lien avec les portes de fer du Caucase, la construction de l’image montreuse du
Mongol construit une muraille invisible entre soi et l’autre dans le cœur des hommes
médiévaux. Elle se nourrit de la peur et la crainte provoquées par des rumeurs provenant
d’Orient. Cette peur construit une image terrible du Mongol. Dans la Grande Chronique,
nous voyons les combats militaires et l’agression des armées mongoles se transforme en
des scènes apocalyptiques parmi les plus terribles de l’époque : la dévastation de la horde
de l’antéchrist dans le monde qui annonce la fin des temps.

2.2 Première tentative de la mission auprès des Mongols

L’idée de l’évangélisation du monde prend racine au plus profond dans la tradition


de la chrétienté. La première grande mission de l’église romaine peut remonter au VIe
siècle, lorsque le pape Grégoire Ier envoya des frères, dirigés par Augustin de Cantorbéry,

42
Gerge Cary, The Medieval Alexander, D. J. A. Ross.ed., Cambridge University Press, 1956, pp. 130-133.
43
Vincent Vandenberg, De Chair et de Sang : Images et Pratiques du Cannibalisme de l’Antiquité au Moyen Âge, Presses
Universitaire de Rennes, 2014, pp. 362-363.
44
Sur l’image du Mongol construite dans la Chronica Majora, nous allons voir au chapitre III.
45
J. J. Saunders, « Matthew Paris… », op. cit., pp. 124-126.
au roi de Kent pour convertir les anglo-saxons en 59746. Par la suite, la Pologne, la Bohême,
la Hongrie et la Scandinavie ont progressivement rejoint le royaume chrétien47.

Depuis le XIIe siècle, les activités missionnaires continuaient à s’étendre sur les terres
hors de l’Europe et elles atteignirent les régions orientales : la Syrie, la Palestine, jusqu'à
l’Inde et la Chine48. La mission en Orient accompagna les croisades contre les musulmans
qui contrôlaient le grand territoire de l’Asie centrale et constituaient une grande menace
pour la Terre sainte49. La mission et la croisade peuvent être considérées, selon Thomas
Tanase, comme les deux faces d’un même élan pour construire « une chrétienté
utopique »50.

En même temps, le nouveau mouvement des ordres mendiants apparu au début du


XIIIe siècle joue un rôle primordial dans l’activité de l’évangélisation entre les XIIIe et XIVe
siècles. Les deux grands ordres de frères mendiants, dominicain et franciscain, fondés par
Dominique de Guzmán et François d’Assise, prirent en charge de la mission chrétienne.
Après son élection en 1243, le nouveau pape Innocent IV favorisa les missions des ordres
mendiants en Orient. Les franciscains et les dominicains fondèrent une grande
organisation ecclésiastique sur la terre orientale.

En 1245, le concile de Lyon, réuni par le pape Innocent IV, et qui se déroula entre le
26 juin et le 17 juillet à Lyon traita du conflit entre le pouvoir impérial et l’Eglise51. Au
cours de ce concile, l’empereur Frédéric II fut déposé et enfin fut excommunié à cause de
l’expansion de son pouvoir en Italie qui constituait une grande menace pour les Etats du
Pape52. En même temps, ce fut une occasion de manifester et de reconfirmer le pouvoir

46
Thomas Tanase, « jusqu’aux limites du monde », la papauté et la mission franciscaine, de l’Asie de Marco Polo à
l’Amérique de Christophe Colomb, Ecole Français de Rome, 2013, pp. 38-56.
47
Sur le concept et le domaine de la mission chrétienne au Moyen Âge, voir surtout Jean Richard, La papauté et les
ème
missions d'Orient au Moyen Âge (XIII-XIV siècle), Ecole Français de Rome, 1977, pp. 3-16.
48
E. Randolph Daniel, The Franciscan Concept of Mission in the High Middle Ages, The University Press of Kentucky,
1975, pp. 2-3
49
Ibid., pp. 3-4.
50
Thomas Tanase, « jusqu’aux… », op. cit., pp. 55-56.
51
Sur la description détaillée de concile, voir La Grande Chronique de Matthieu Paris, Traduite en français par A.
Huillard-Breholles, accompagnée de notes et précédée d’une Introduction par M. le duc de Luynes, T.6, Paris, Paulin,
Libraire-Editeur, 1840, p. 65.
52
Philippe Pouzet, « Le pape Innocent IV à Lyon. Le concile de 1245 », dans Revue d’histoire de l’Église de France, vol.15,
suprême de la papauté, car environ cent cinquante évêques, venant de France, d’Espagne,
d’Angleterre, d’Italie et d’Allemagne, participèrent au concile. Ils constituent une sorte de
« Église-monde » organisée dans le monde chrétien.53

Le 28 juin, le pape Innocent IV prononça un discours public dans la cathédrale Saint-


Jean et il exposa les « cinq grandes douleurs », comparées aux « cinq blessures et plaies
du Dieu crucifié », menaçant le monde chrétien : la première était la destruction infligées
par des Tartares inhumains en Europe de l’Est ; la deuxième était le déchirement de
l’unité de l’Eglise à cause du schisme grec ; la troisième était la corruption et l’hérésie au
sein de la communauté chrétienne ; la quatrième était la menace des sarrasins sur la Terre
sainte ; la cinquième était le conflit entre l’Eglise et l’empereur, comme « ennemi
domestique » de la chrétienté.54

Le bouleversement occasionné par le raid des Tartares en 1241 sur la population


polonaise et hongroise fut évidement l’une des préoccupations les plus essentielles du
concile. En effet, avant de concile, Innocent IV avait tenté de réagir face à la crise. Un
Decretum contra Tartaros (Décret contre Tartares) pour la préparation du concile fut
inclus dans son dei virtus du 3 janvier 1245. Ensuite, il rédigea personnellement deux
lettres au « roi des Tartares et à son peuple » au mois du mars55 : le Cum non solum (le 13
mars) et les bulles Dei patris inmensa (le 5 mars). La première était une lettre
diplomatique, dans laquelle le pape tentait d’ouvrir un dialogue avec le khan mongol, et
il exprimait, d’une manière délicate, sa stupéfaction devant la « désolation horrible » et
le « massacre indistinct » des Tartares dans « les pays chrétiens ou non chrétiens », et lui
demandait d’arrêter « la persécution des chrétiens ». La seconde était une présentation

numéro. 68, 1929, pp. 282-291, voir aussi Stephane Bruneau-Amphoux, « 'Lyon sur Rhône' : Lyon et le concile de 1245
e e
d'après les chroniques italiennes, françaises et anglaises (milieu XIII -milieu XIV siècle) : échanges, compétitions et
perceptions », dans Lyon vue d'ailleurs, 1245-1800, Lyon, Presses universitaires de Lyon, coll. « d'histoire et
o
d'archéologie médiévales » (n 22), 2009, p. 27
53
Thomas Tanase, « jusqu’aux… », op. cit., p. 37.
54
La Grande Chronique de Matthieu Paris, op.cit., pp.69-70., voir aussi Philippe Pouzet, « Le pape Innocent IV… », op.
cit., pp. 292-293 ; voir aussi Hans Wolter et Henri Holstein, Lyon I et Lyon II : Histoire des conciles œcuménique, Vol.7,
Paris, édition de l’Orante, 1966, pp. 63-66.
55
Sur le texte des deux lettres d’Innocent IV, voir K. E. Lupprian, Die Beziehungen, n° 20, pp. 141-149, les deux lettres
ont été traduites et comprises dans l’ouvrage de Christopher Dawson, Mission to Asia, University of Toronto Press, 1980,
pp. 73-76.
de la foi chrétienne qui proclamait clairement une intention évangélisatrice. A la fin de la
lettre, le pape faisait la promesse de l’envoi des prélats vers les Tartares.

Les deux lettres du pape furent probablement portées par Jean de Plan Carpin56,
ministre provincial franciscain, vers le Khan mongol le 16 avril 124557. Il emprunta la route
de Pologne, de Russie et d’Asie centrale et il rencontra un autre franciscain polonais
Benoit de Pologne à Wroclaw. Les deux frères arrivèrent dans la ville de Kiev en février
1246, puis ils rencontrèrent Corenza au camp de Batu Khan. Ce dernier décida de les
envoyer à la cour de Güyük Khan (1206-1248) le 24 août 124658. Ils y passèrent quatre
mois et eurent l’occasion de participer au couronnement de Güyük Khan 59 . A la fin
d’année 1247, Carpin retourna à Lyon et donna la lettre de Güyük Khan au pape Innocent
IV. Cependant, la réponse de Khan était décourageant, il avait négligé totalement la
demande de conversion du pape, et il avait proposé, au contraire, un acte de soumission
de la part du pape au mandat du ciel, Mongke Tangri , la principale divinité du

peuple mongol60.

Suite au concile de Lyon, Innocent IV décida d’adresser officiellement les premières


ambassades aux Mongols pour leur demander la paix. Deux frères dominicains Ascelin de
Cremone et André de Longjumeau furent envoyés successivement vers la steppe. En mars
1245, Ascelin de Cremone, avec Simon de Tournai et trois autres frères quittèrent Lyon,
ils atteignent le 24 mai 1247 le campement du Baïdju, chef mongol dans la région de

56
Dans sa lettre du 5 mars, le pape avait indiqué l’envoi d’un franciscain Laurence de Portugal avec ses compagnons
comme le messager de la lettre. Selon Peter Jackson, cette décision a été changée et Laurence a été envoyé ensuite
comme légat en Syrie et à Chypre.
57
Peter Jackson, The Mongols and The West, 1221-1410, Pearson Education Limited, 2005, pp. 87-92.
58
Jean du Plan de Carpin, Relation des Mongols ou Tartares, première éd. Complète, publiée d'après les manuscrits de
Leyde, de Paris et de Londres, et précédée d'une notice sur les anciens voyages de Tartarie en général, et sur celui de
Jean du Plan de Carpin en particulier, par D'Avezac, 1838, pp. 373-383. Voir aussi Paul Pelliot, « Les Mongols et la
Papauté », dans Revue de l'Orient chrétien, XXIV, 1924, pp. 256-257.
59
Jean Richard, La Papauté… op. cit., pp. 70-71.
60
Selon Pelliot, la réponse de Güyük Khan existait en trois versions, deux versions originales en mongol et en sarrasin,
et une traduction latine fait par Carpin et les interprètes mongols. Voir P. Pelliot, « Lettre du grand khan Guyuk au pape
Innocent IV, rapportée par Jean du Plan Carpin », dans Comptes rendus des séances de l’Académie des Inscriptions et
Belles-Lettres, Vol.66, No.1, 1922, p. 41. Le texte de la lettre a été traduit en anglais par Christopher Dawson et a été
comprit dans La Mission to Asia, op. cit., pp. 85-86. Voir aussi Denise Aigle. « De la « non négociation » à l’alliance
inaboutie. Réflexions sur la diplomatie entre les Mongols et l’Occident latin » dans Oriente Moderno, 1998, LXXXVIII, p.
413.
Tabriz61. La mission d’Ascelin, comme la mission de Jean de Plan Carpin, ne reçut aucune
réponse favorable de la part du Khan mongol. Ascelin refusa de se soumettre à Baïdju et
son attitude le plaça dans une situation dangereuse. Heureusement, il fut renvoyé,
accompagné par deux mongols, à Rome à l’aide d’Algigidai, gouverneur mongol. Ils furent
reçus par Innocent IV en 1248.62 L’autre dominicain André de Longjumeau partit de Lyon
vers les Tartares le 25 mars 124563, il passa à Antioche, à Alep et à Mossoul où il eut
l’occasion de rencontrer les dignitaires nestoriens et les patriarches jacobites. Enfin, il
arriva à Tabriz au nord-ouest de la Perse en 1246. Il retourna et rapporta de nombreuses
lettres adressées à la Curie en 1248, parmi elles les deux missives les plus célèbres sont la
lettre du nestorien Simon Rabban Ata et la lettre du patriarche jacobite d'Antioche Ignace
II, dans lesquelles ils ont reconfirmé leur foi chrétienne et exprimé leur espoir de l’union
de l’Eglise orientale et l’Eglise occidentale64.

La lettre d’Algigidai, représentant du khan en il-khans, présente une tournure


encourageante. Selon la description de Matthieu Paris dans la Grande Chronique65, en
1248, Algigidai envoya deux chrétiens orientaux David et Marc vers Chypre pour remettre
une lettre à Louis IX, roi de France qui préparait à ce moment-là la septième Croisade
contre les Mamelouks à Chypre. Cette lettre ne comportait plus la demande de la
soumission, mais avait l’intention d’établir une relation amicale entre les Mongols et les
chrétiens occidentaux, dans laquelle Algigidai racontait l’attitude favorable du Khan pour
le christianisme, et il mentionnait l’édit de Gengis Khan « exemptant tous les chrétiens
(entendons leurs prêtres) des impôts et des autres exigences des Mongols, en retour de
leurs prières »66. En ce moment crucial, l’arrivée des ambassadeurs mongols lui apporta
des espoirs. Devant Louis IX, deux messagers mongols prétendaient pouvoir reprendre la

61
Denise Aigle, The Mongol Empire between Myth and Reality : Studies in Anthropological History, Brill, 2014, pp. 45-
46.
62
Christopher Dawson La Mission…, op. cit., p. xviii-xix.
63
Denise Aigle, The Mongol…, op. cit, pp. 46-47.
64
Pierre-Vincent Claverie, « Deux lettres inédites de la première mission d’André de Longjumeau en Orient (1246) »,
dans Bibliothèque de l’Ecole des Chartes, 158(2000), pp. 284-287.
65
Matthieu Paris, Grande Chronique de Matthieu Paris, Vol.5, traduit par A. Huillard-Bréholles, Paris : Paulin Libraire-
éditeur, 1840, p. 37.
66
Jean Richard, La Papauté… op. cit., p. 74.
Terre sainte de la main des Sarrasins pour les chrétiens et proposaient d’établir une
alliance contre leur ennemi commun. Pour convaincre le roi, ils déclarèrent qu’Algigidai
avait reçu le baptême et soulignèrent la filiation chrétienne de la famille de Gengis Khan,
par exemple, le mariage entre Gengis Khan et la fille de Roi David, et la conversion de
Güyük Khan au christianisme 67 . Accompagnant cette nouvelle, une lettre envoyée de
Samarkand par Sempad le Connétable (1208-1276), chef militaire et diplomate du
royaume arménien de Cilicie, arriva au roi de Chypre, dans laquelle Sempad confirmait la
conversion de Güyük Khan au christianisme. Encouragé par ces nouvelles, Louis IX décida
d’envoyer deux dominicains, dirigés par André de Longjumeau, vers le Khan, avec deux
lettres et de riches cadeaux : une tente-chapelle et des fragments de la Vraie Croix. Ils
partirent de Chypre au printemps 124968. Malheureusement, Güyük Khan était décédé
lorsque les ambassadeurs arrivèrent. Sa veuve Oghul Qaïmich les accueillit, et elle accepta
les cadeaux du roi en les considérant à tort comme tributs, signe de soumission69. Le
souhait de la conversion du khan connut de nouveau un échec.

Néanmoins, les missionnaires prenaient progressivement connaissance de


l’existence de communautés chrétiennes en Orient. Cette information se répandit
rapidement en Occident, probablement grâce à la diffusion des chrétiens orientaux.
Parmi eux, le royaume arménien de Cilicie, une entité chrétienne en Orient, joua un rôle
important. Les arméniens de Cilicie vivaient depuis longtemps sous la menace militaire
des Mamelouks. La conquête des troupes mongoles sur le sultanat de Roum les délivra
temporairement des mains de leurs mains70. Après la victoire de l’armée mongole, dirigée
par Baïdju à la bataille de Köse Dagh, Héthoum II d'Arménie (1226-1307) décida de se
soumettre aux Mongols pour protéger son pays. Selon la description de Kirakos de
Gandzak dans sa célèbre Histoire des Arméniens, le roi envoya son frère Sempad le

67
Jean Richard, La Papauté… op. cit., pp. 73-75, p. 76 ; voir aussi Christine Gadrat, Les Mirabilia descripta de Jordan
Catala : une image de l'Orient au XIVe siècle, Ecole Nationale Des Chartes (29 septembre 2005), p. 17.
68
Christopher Dawson, La Mission…, op. cit., p. xviii-xix ; voir aussi William D. Phillips Jr. « Voluntary strangers :
European Merchants and Missionaries in Asia during the Late Middle Ages », The Stranger in Medieval Society, F. R. P.
Akehurst, Stephanie Cain Van D'Elden ed., London, University of Minnesota Press, pp. 17-18.
69
Denise Aigle, The Mongol…, op. cit, p. 47.
70
Christopher Dawson, La Mission…, op. cit., pp. xx-xxi.
Connétable, que nous avons évoqué plus haut, pour présenter sa soumission à Baïdju et
pour lui demander la protection des armées mongoles. Pour témoigner de sa bonne foi,
Héthoum II consentit à assurer l’approvisionnement pour les armées mongoles. En même
temps, il tenta d’impulser une alliance entre les Mongols et les chrétiens latins71 . Les
chrétiens arméniens ont répandu des rumeurs pour construire une image favorable du
Mongol afin de gagner la confiance des chrétiens latins. Par exemple, dans la lettre de
1248 écrite par Sempad le Connétable au roi de Chypre, comme nous avons montré plus
haut, ce dernier révélait que le Güyük Khans’est converti au christianisme72. Au cours de
l’année 1254, la conversion de Sartaq, fils de Batu, se répandit à l’intérieur de la
communauté chrétienne à travers Jean, un clerc arménien. Cette nouvelle fut confirmée
par la suite par Kirakos de Gandzak, historien arménien et Bar Hebraeus, historien
syriaque dans leurs chroniques.73

Par la suite, pour prêcher et convertir les Mongols, un franciscain Guillaume de


Rubrouck, fut envoyé à la cour de Sartaq et à la cour de Möngke Khan (1209-1259),
successeur de Güyük Khan. Rubrouck était un moine proche de Louis IX et il l’avait
accompagné pour participer à la septième Croisade au printemps 1249. Il partit de
Constantinople en 1253 vers l’Orient et rencontra Möngke Khan à sa cour en 1254. En
1255, il arriva à Karakorum et y reçut un accueil solennel des nestoriens locaux. Il passa
un court séjour à Karakorum et il retourna en Chypre en 1255.74 Par rapport aux missions
initiales, Guillaume de Rubrouck avait une intention spécifique qui était de connaître la
situation des communautés chrétiennes dans l’empire mongol. Dans son célèbre Voyage
dans l’Empire Mongol, réalisé entre 1253 et 1255, il apparaît de nombreuses descriptions
sur l’activité des chrétiens orientaux, y compris les chrétiens déportés lors de l’invasion
mongole, à la cour du khan.

71
Dr. Dashdondog Bayarsaikhan, « Submissions to the mongol empire by the Armenians », ,
, p. 84.
72
Christopher Dawson, La Mission…, op. cit., p. xxi.
73
Jean Richard, La Papauté… op. cit., p. 77.
74
William of Rubruck’s Account of the Mongols, traduit et l’introduction par William Woodville Rockhill, 1900, pp. 128-
129.
2.3 Un rapprochement éphémère

Il est nécessaire d’évoquer le rôle important des Il-khans dans la relation entre les
Mongols et les chrétiens latins à la fin du XIIIe siècle75. A la suite de l’accession au trône
du Ögedeï Khan en 1229, l’empire mongol fut partagé progressivement en quatre pays :
le Grand khanat, le khanat de la Horde d’or, le khanat de Djaghatai et les Il-khans de Perse.
Parmi eux, ce sont les Il-khans qui ont entretenu une relation plus intime avec les
chrétiens latins. Nous voyons de nombreuses correspondances entre les Il-khans et la
papauté ou les rois occidentaux qui comportent une intention diplomatique et politique.
Hülegü Khan (1218-1265), fondateur de la dynastie ilkhanide, est lui-même un bouddhiste,
mais il adopta une attitude favorable au christianisme grâce à sa mère Sorgaqtani qui est
issue de Kéraït, une tribu chrétienne nestorienne. Elle écrivit une lettre à Louis IX en 1262
pour exprimer son souhait de propager la foi chrétienne chez les Mongols, après la défaite
à la bataille d'Aïn Djalout contre les armées mameloukes en Palestine en 126076. Doqouz
Khatoun, épouse principale d’Hülegü Khan est aussi une chrétienne nestorienne de la
tribu Kéraït. Après la mort d’Hülegü Khan le 8 février 1265, son successeur est Abaqa Khan
(1265-1281). Il reprit l’attitude d’Hülegü Khan et fut tolérant envers le christianisme. A ce
moment-là, les armées d’Abaqa étaient en guerre avec les Mamelouks du sultan Baybars
d’Égypte. Abaqa Khan nécessitait fortement une alliance pour abattre les musulmans et
il chercha de l’aide auprès des chrétiens occidentaux. Pour former une relation amicale
entre les Il-khans et l’empire byzantin, en 1268, Abaqa Khan épousa Marie Palaiologina,
fille illégitime de l’empereur byzantin Michel VIII Paléologue à l’aide de Doqouz Khatoun.
Marie était une chrétienne fidèle77. La même année, Abaqa Khan écrivit une lettre au
pape Clément IV pour demander une alliance en la Terre sainte, mais finalement il
n’attendit pas la croisade de saint Louis. En 1271, Édouard Ier, roi d’Angleterre, lança la

75
Peter Jackson, The Mongols…op. cit., pp. 175-186.
76
Denise Aigle. « De la ”non négociation” à l’alliance inaboutie. Réflexions sur la diplomatie entre les Mongols et
l’Occident latin », Oriente Moderno, 1998, LXXXVIII, pp. 403-404.
77
I. de Rachewiltz, Papal Envoys to the Great Khans (Stanford, I97I), pp. 19-40, voir aussi Sylvia Schein, « Notes and
Documents. Gesta Dei per Mongolos i300. The genesis of a non-event », The English Historical Review, Vol. 94, No. 373
(Oct., 1979), p. 809.
huitième Croisade pour conquérir le Syrie. Le roi avait besoin également de former une
alliance avec les Mongols. A ce moment-là, cependant, Abaqa Khan était occupé dans une
guerre intérieure avec la Horde d’or et il n’avait pas de temps de prendre en compte la
demande du roi et la guerre en Syrie78.

En 1274, un groupe d’ambassadeurs mongols fut envoyé au Pape Grégoire et à


Édouard Ier. Cette ambassade était constituée de six membres, dont quelques Mongols,
un dominicain David d’Ashby qui avait vécu presque 10 ans chez les Mongols, un notaire
appelé Richard et un traducteur. Ils se présentèrent au second Concile de Lyon, réuni par
le pape Grégoire X entre le 7 mai et le 17 juillet 1274, et apportèrent la lettre d’Abaqa
Khan adressée au pape 79 pour tenter de nouer une alliance contre les musulmans 80 .
Selon des rumeurs, les ambassadeurs mongols se convertirent miraculeusement au
christianisme grâce à la fille du prêtre Jean et furent baptisés lors du second concile de
81
Lyon . Ces nouvelles furent diffusées rapidement chez les chrétiens latins et
s’accompagnèrent du consentement du peuple grec de faire avancer le processus d’Union
des Églises. Tout ceci montre les fruits de l’activité missionnaire82.

En 1279, Kubilai Khan (1215-1294), petit-fils de Gengis Khan, fonda la dynastie Yuan,
et il changea la capitale de Karakorum à Khanbaliq (Pékin). A la fin du XIIIe siècle, des
rumeurs apparurent de nouveau en Iran et en Géorgie, elles racontaient que Kubilai avait
reçu le baptême en 1276-1277, grâce à sa mère Sorgaqtani, chrétienne nestorienne.
Néanmoins, ces rumeurs étaient totalement falsifiées, car malgré le fait que Grand Khan
était d’une grande tolérance envers le christianisme, il était lui-même bouddhiste.
Toutefois, le pape Nicolas III fut fortement encouragé par cette nouvelle et décida

78
Mamoru Fujisaki, « A Franciscain mission by Pope Nicholas III to II-khan Abaqa », Religious Interactions in Europe and
the Mediterranean World : Coexistence and Dialogue from the 12th to the 20th Centuries, Katsumi Fukasawa, Benjamin
J.Kaplan et Pierre-Yves Beaurepaire ed., Routledge, 2017, pp. 200-203.
79
Ibid., pp. 201-202.
80
Denise Aigle, « The Letters of Eljigidei, Hu ̈legu ̈ and Abaqa : Mongol overtures or Christian Ventriloquism ? », dans
Inner Asia, 2005, 7 (2), p. 152.
81
Sylvia Schein, « Notes and Documents… », op. cit., p. 809.
82
Felicitas Schmieder, « Nota sectam maometicam atterendam a tartaris et christianis The Mongols as non-believing
apocalyptic friends around the year 1260 », Journal of Millennial Studies, Vol.1, Issue1, Spring 1998, p. 10 ; voir aussi
Felicitas Schmieder « Christians, Jews, Muslims—and Mongols : Fitting a Foreign People into the Western Christian
Apocalyptic Scenario », Medieval Encounters, Vol.12, 2, pp. 274-295.
d’envoyer cinq missionnaires franciscains, Gérard de Prato, Antoine de Parme, Jean de
Saint-Agathe, André de Florence et Matthieu de Arezzo, vers les Mongols au printemps
1278. Ils apportèrent des lettres adressées à Abaqa Khan et Kubilaï Khan, dans lesquelles
le pape exprimait sa joie et ses félicitations pour la conversion du Grand Khan et il lui
présentait les doctrines chrétiennes83. Les missionnaires eurent l’occasion de rencontrer
Abaqa Khan en 1278 et essayèrent de le convertir84.

Après la mort d’Abaqa Khan, les chrétiens de l’Il-khans de Perse subirent des
persécutions sous le régime du khan musulman Ahmad (1247-1284) entre 1282 et 1284.
Les communautés chrétiennes furent revitalisées après l’avènement d’Argun Khan (1250-
1291), fils d’Abaqa Khan, qui était bouddhiste mais qui s’attachait, comme son père, au
christianisme. Pour établir une alliance contre la force musulmane au Proche-Orient
Argun Khan envoya, en 1285, Rabban Saume en Europe auprès du pape et des rois
chrétiens, Il visita Rome, Paris, Bordeaux et la Gascogne. Après le retour des
ambassadeurs, le khan se réjouit d’écouter la puissance du royaume chrétien et fit
baptiser son fils à l'année suivante85.

Ce genre des nouvelles de la conversion du khan étaient florissants à cette époque.


D’après l’analyse de Felicitas Schmieder, selon la perspective eschatologique de la fin du
Moyen Âge, le baptême des khans Mongols fut considéré comme un signe qui s’intègre
au processus de la fin des temps, indiqué par Alexandre de Rose, ecclésiastique originaire
de Cologne, dans le Noticia seculi en 1288. Ce jour-là, tous les rois du monde se
convertiront au christianisme86. A ce moment, une autre légende prophétique apparut
dans l’Historia Trium Regum ou le livre de Cologne, réalisé probablement entre 1364 et
1375 par Jean d’Hildesheim, un frère carmélite. Dans cet ouvrage qui eut une grande
influence de son temps, il raconte les origines des trois Rois Mages et leur règne à Tabriz,

83
Jean Richard, La Papauté… op. cit., p. 85 ; voir aussi Mamoru Fujisaki, « A Franciscain… », op. cit., pp. 203-205.
84
Jean Richard, La Papauté… op. cit., p. 85 ; voir aussi Christine Gadrat, Les Mirabilia descripta…, op. cit., p. 23.
85
Histoire de Mar Yahballaha et de Rabban Sauma : Un oriental en Occident à l’époque de Marco Polo, traduction du
syriaque, introduction et commentaire par Pier Giorgio Borbone, traduit de l’italien par Egly Alexandre, Harmattan, 2007,
pp.101-111 ; voir aussi Jean Richard, La Papauté… op. cit., pp. 108-109.
86
Ibid., p. 11.
capitale du royaume des Il-khans de Perse. Avec leur aide, les chrétiens orientaux
remporteront la victoire finale dans la bataille contre les musulmans et les hérétiques87.

Finalement, le projet de conversion du Khan mongol a échoué en raison de l’attitude


instable et versatile de Ghâzân Khan (1271-1304) qui gouvernait les Il-khans de Perse
entre 1295 et 1304. Il se convertit d’abord au bouddhisme. Après être monté sur le trône
en 1295, il se convertit immédiatement au sunnisme et fit de l’islam la religion officielle
des Il-khans 88 . Cependant, la conversion de Ghâzân à l’islam n’a pas empêché son
ambition politique et militaire. Autour de l’année 1300, il vainquit les musulmans et
regagna la Terre sainte de la main musulmane.

Des rumeurs exaltantes se diffusèrent rapidement en Europe : les armées mongoles,


dirigées par Ghâzân Khan envahirent la Syrie et repoussèrent les armées égyptiennes avec
le support des armées d’Arménie et de Géorgie en octobre 1299. Elles occupèrent par la
suite le Damascus en 130089. Dans le Gesta Boemundi, cette grande victoire de l’armée
mongole fut considérée comme la volonté de Dieu qui choisit un roi païen pour venger la
souffrance des chrétiens en Terre sainte90.

A ce moment-là, l’histoire de la conversion miraculeuse du khan mongol grâce à son


mariage avec une princesse arménienne fut racontée par plusieurs chroniqueurs comme
le Flores historiarum de William, le Worcester Chronicle de Nicolas de Norton et les
Annales Fisacense91. Selon les chroniqueurs, suivant la conversion de leur souverain, les
peuples mongols se convertirent au christianisme. Ceci donnait une légitimité à la
coopération militaire entre les chrétiens et les Mongols. Nous voyons donc une image
très positive du Mongol émergée des chroniques : les armées mongoles libérèrent les

87
Felicitas Schmieder, « The moment of the Mongols or When Europe grew out of its infancy », bulletin of Wasoeda
Institute for Mongolian Studies, 3, 2006, pp. 25-26.
88
Sylvia Schein, « Notes and Documents … », op. cit., p. 812.
89
Alexandr Osipian, « Armenia Involvement in the Latin-Mongol Crusade, Uses of the Magi and Prester John in
Constable Smbat’s Letter and Hayton of Corycus’s “Flos historiarum terre orientis,” 1248-1307 », Medival Encounters,
20(2014), p. 71.
90
Sylvia Schein, « Notes and Documents… », op.cit., pp.805-819 ; voir aussi Peter Jackson, The Mongols…, op. cit., pp.
172-173.
91
Sylvia Schein, « Notes and Documents … », op. cit., p. 806.
prisonniers chrétiens en Damascus et en Égypte pendant la conquête de la ville de Tripoli
(1289) et le siège de Saint-Jean-d’Acre (1291). De plus, le khan écrivit au pape Boniface
VIII pour demander l’envoi de clercs et d’ecclésiastiques à Jérusalem et pour demander à
l’assistance militaire de protéger leur voyage92.

Par ailleurs, le sens de cette victoire fut renforcé par la proximité de la date de la
récupération de la Terre sainte par les Mongols entre 1299 et 1300 et la date de la
célébration du premier Jubilé de l’an 1300, événement grandiose dans la communauté
chrétienne, instauré par le pape Boniface VIII 93 . A ce moment-là, le pape annonça
l’ouverture d’un nouveau cycle de l’histoire chrétienne et à l’occasion des années
Jubilaires, il proclama la rémission des peines de tous les pèlerins qui feraient un long
voyage et se rassembleraient à la Basilique des Saints-Apôtres à Rome94 . Au cours du
Jubilé, un groupe d’ambassadeurs tartares fut envoyé par Ghâzân au pape Boniface VIII,
dirigé par Guiscard Bustari, un florentin qui était au service de la cour du khan. Ils étaient
vêtus des costumes tartares et se rendirent à Rome. Ils furent témoins du grand succès
du Jubilé et furent accueillis chaleureusement par le pape95. Tout ceci implique, selon
Sylvia Schein, un moment du changement décisif de l’image du mongol : elle se
transforma de l’envahisseur et de la figure de l’antéchrist en soutien militaire contre les
musulmans pour les chrétiens occidentaux96.

2.4 La période de la prospérité

À la fin du XIIIe siècle et au début du XIVe siècle, la relation entre les Mongols et les
chrétiens entra dans une nouvelle étape de son développement. Les missionnaires, les
marchands et les voyageurs parcoururent toute l’Asie centrale et atteignirent à la ville de
Khanbaliq en Cathay (la Chine), capitale de la dynastie Yuan. De plus, les franciscains et

92
Sylvia Schein, « Notes and Documents … », op. cit., p. 807.
93
Etienne, Hubert, « Rome des Jubilés », Médiévales, Vol. 20, No.40, 2001, pp. 5-8.
94
Thomas Tanas, « Une lettre en latin inédite de l'Il-khans Abaqa au pape Nicolas III : croisade ou mission ? », dans Les
e e
relations diplomatiques entre le monde musulman et l’Occident latin (XII -XVI siècle), D. Aigle et P. Buresi (éds.), Roma,
Istituto per l’Oriente C.A. Nallino, 2008, p. 341.
95
Sylvia Schein, « Notes and Documents … », op. cit., p. 815.
96
Sylvia Schein, « Notes and Documents … », op. cit., p. 808.
les dominicains se sont consacrés avec enthousiasme aux missions évangéliques et ont
établi tous deux leurs évêchés sur le territoire de l’Eurasie sous le contrôle de la Curie
pontificale. Poursuivant cet effort, le pouvoir de la papauté s’est ainsi élargi
successivement dans la terre orientale97.

2.4.1 Les franciscains

Depuis la fin du XIIIe siècle, l’ordre franciscain connaissait un grand progrès dans son
activité missionnaire en Orient. Il avait établi deux vicaires franciscains, le Tartaria
aquilonari (les régions du Qipchaq et du nord du Caucase) et le Tartaria orientalis (la Perse,
l’Azerbaijian et la grande Armenie) à la fin du XIIe siècle. Entre 1320 et 1330, un troisième
vicaire fut installé pour la mission dans la région d’Extrême-Orient, particulièrement à
Cathay (Chine) 98 . Selon le Locis fratrum minorum et predicatorum in tartaria, réalisé
probablement au début du XIVe siècle qui enregistre les lettres et la liste des martyrs99, il
existaient dix-huit stationnements franciscains dans le vicaire de Tartaria aquilonari,
douze dans le vicaire de Tartaria orientalis, et cinq dans le vicaire de Cathay100.

La première mission franciscaine en Chine se passa au mois de juillet 1289. Nicolas


IV reçut la lettre de Kubilaï Khan, par l’intermédiaire d’Argun Khan en Perse, pour lui
demander des missionnaires101. Pour répondre à la demande du Khan et pour évangéliser
et convertir les non-chrétiens en Orient, Nicolas IV envoya en Extrême-Orient un
franciscain Jean de Montecorvino (1247-1328 ou 1333) qui avait eu une expérience
missionnaire en Arménie et en Perse entre 1279 et 1283102. Un dominicain Nicolas de

97
Christine Gadrat, Les Mirabilia descripta…, op. cit., p. 19.
98
Christine Gadrat, Les Mirabilia descripta…, op. cit., p. 25.
99
Sur le Locis fratrum minorum et predicatorum in tartaria, voir Heullant-Donat Isabelle, « Des missionnaire martyrs
e e
aux martyrs missionnaires : La Mémoire des martyrs franciscains au sein de leur Ordre aux XIII et XIV siècles », dans
Ecrire son histoire : Les communautés régulières face à leur passé : actes du 5 Colloque International du C.E.R.C.O.R. ;
Saint-Étienne, 6-8 novembre 2002. Saint-Etienne : Publications de l’Université de Saint-Etienne- Jean Monnet, 2005, pp.
171-184.
100
James D. Ryan, « Toleration Denied : Armenia between East and West in the Era of the Crusades », dans Tolerance
and Intolerance : Social Conflict in the Age of the Crusades, Michael Gervers et James M. Powel ed., Syracus : Syracus
University Press, 2001, pp. 55-64.
101
Jean Richard, La Papauté… op. cit., p. 86.
102
Christopher Dawson, La Mission…, op. cit., pp. 223-224.
Pistoie et un marchand italien Pierre de Lucalongo l’accompagnèrent. Ils apportèrent une
lettre du pape adressée à Argun Khan et à Kubilaï Khan pour les persuader de recevoir le
baptême103.

En 1289, les missionnaires partirent de Rome et ils rencontrèrent d’abord Argun


Khan à Tauris ou Tabriz en 1291, puis ils décidèrent d’aller à Khabaliq pour visiter

Kubilaï Khan. Leur projet fut, cependant, interrompu par la guerre entre Kubilaï et Qaïdu
Khan (1230-1301) en Asie centrale et ils furent obligés d’emprunter la route du Golfe
Persique et de s’arrêter en Inde du Sud104, où ils passèrent treize mois et convertirent
certains habitants au christianisme à l’église de Saint-Thomas. Pendant leur séjour en Inde,
Nicolas de Pistoie mourut et fut enterré dans cette église105 .

Jean de Montecorvino apprit la mort de Kubilaï le 18 février 1294, après son arrivée
en Chine à la fin de 1293. Il prit la route maritime du Meliapur et passa à Zayton ,

un port dans la province Fujian en Chine, pour arriver à Khanbaliq. A cette époque,

le bouddhisme tibétain était populaire à Khanbaliq. Selon l’observation de Jean, Témur


Khan (1265-1307), successeur de Kubilaï, était tellement influencé par la croyance
idolâtrique qu’il n’accepta pas la foi catholique 106 . Néanmoins, Témur Khan avait une
attitude favorable au christianisme et il reçut Jean de Montecorvino, avec une certaine
solennité, à sa cour.

Jean de Montecorvino est resté presque tout seul en Chine pendant onze années.
Avant l’arrivée d’Arnold, un frère colonais, en 1306, il n’avait qu’un compagnon Pierre de
Lucalongo, un marchand italien 107 . En 1305, Jean avait alors 58 ans. Il avait souffert
pendant longtemps de sa solitude, et cette situation difficile était renforcée par les
calomnies et les persécutions des locaux « hérétiques Nestoriens »108. Entre 1305 et 1306,

103
Ibid., p. 23.
104
Christopher Dawson, La Mission…, op. cit., pp. xxxi-xxxv ; voir aussi Jean Richard, La Papauté… op. cit., p. 145.
105
Christine Gadrat, Les Mirabilia descripta…, op. cit., p. 23.
106
Jean Richard, La Papauté… op.cit., p.146.
107
Christopher Dawson, La Mission…, op. cit., pp. 224-225.
108
Les deux lettres ont été traduites en anglais et documentées dans l’ouvrage de Christopher Dawson, La Mission…,
op. cit., pp. 224-231.
il écrivit successivement deux lettres au pape, confiées à ses confrères de Khazarie. Dans
la première lettre, datée du 8 janvier 1305, il racontait son voyage en Orient et ses progrès
en Chine : une église avait été construite à Khanbaliq, avec trois belles cloches et une tour,
où il évangélisa les Tartares et baptisa 6 000 personnes. Un convent franciscain fut établi
en face du palais du grand Khan, où il baptisa 40 garçons païens d’âges d’environ 7 ans. Il
leur enseignait les lettres grecques et latines, ainsi que les rites catholiques. Il écrivait des
psaumes, des hymnes, et des bréviaires pour eux, et le Khan se plaisait beaucoup à
entendre le chant des enfants109. De plus, pour mieux enseigner aux infidèles, il avait
appris la langue tartare, puis il avait traduit le Nouveau Testament et les Psaumes en
Tartare110.

Par ailleurs, Jean de Montecorvino mentionnait un roi nestorien chrétien qui régnait
sur le royaume Öngüt. Il s’appellait George et était le descendant du prêtre Jean. George
reçut le baptême par Jean de Montecorvino, il bâtit une église, nommée « l’église
Romaine » et il traduisit l’office religieux dans sa propre langue111. Sous son influence, les
peuples d’Öngüt se convertirent au catholicisme. Cependant, le roi décéda en laissant un
seul fils de neuf ans. Jean de Montecorvino regrettait de ne pouvoir le visiter à ce
moment-là à cause de l’absence d’aide, et enfin, les peuples d’Öngüt se reconvertirent à
leur ancienne croyance nestorienne sous la direction du frère de roi George. Avec ces
regrets, Jean demanda du renfort au pape pour évangéliser les habitants et pour convertir
le khan mongol.112

Dans la deuxième lettre de Jean, datée de février 1306, il racontait son nouveau
progrès : avec le financement de Pierre de Lucalongo, une autre cathédrale catholique,
avec une croix rouge au sommet, fut construite justement devant la résidence du grand
Khan. Elle possédait une chapelle qui pouvait contenir environ deux cents personnes. Ils
y chantaient solennellement des chants, dont le son, avec la miséricorde de Dieu,

109 e
M. Le Baron Henrion, Histoire générale des missions catholiques depuis le XIII siècle jusqu'a nos jours, Volume 1,
Numéro 1, Paris : Gaume frère, 1846-47, p. 103.
110
Jean Richard, La Papauté… op. cit., p. 147.
111
Jean Richard, La Papauté… op. cit., p. 147.
112
Ibid., pp. 225-256.
résonnait dans la ville113. De plus, Jean de Montecorvino peignit six scènes de l’Ancien et
du Nouveau Testament sur les murs de la cathédrale, accompagnées d’inscriptions en
latin, en turc et en perse, afin de faire comprendre la foi catholique aux infidèles114. A la
fin de la lettre, Jean montrait au pape l’existence d’une grande communauté nestorienne
qui désirait connaître véritablement la foi catholique. Il soulignait à nouveau l’urgence de
lancer le travail missionnaire sur la terre orientale et demandait l’envoi des missionnaires
à Khanbaliq, ainsi que dans les autres pays en Orient115.

Les deux lettres de Jean de Montecorvino ont bouleversé profondément la


communauté chrétienne latine. Elle a découvert les communautés chrétiennes en
Extrême-Orient et a donné de nouveaux espoirs aux chrétiens latins. Pour répondre à la
demande de Jean de Montecorvino, le Pape Clément V décida d’établir un archevêché et
une province ecclésiastique à Khanbaliq, et il nomma Jean de Montecorvino premier
archevêque le 23 juillet 1307. Ensuite, six franciscains, André de Pérouse, Nicolas de
Banzia, Gérard Albuini, Ulrich de Seyfriestorf, Peregrino de Castello et Guillaume de
Villeneuve, furent envoyés en Chine, et furent nommés par le pape évêques des six
suffragants de l’archevêché. Entre 1310 et 1311, le pape envoya, de nouveau, trois
évêques, Jérôme de Catalogne, Pierre de Florence et le frère Thomas, vers la terre des
Tartares. Pendant ce long séjour, les deux évêques, Nicolas et Ulrich moururent en Inde116.
Finalement, il ne resta que trois frères qui atteignirent d’abord Zayton, puis passèrent par
Hang-tchéou et Yang-tchéou et arrivèrent à Khanbaliq en 1313. En 1323,
André de Pérouse devint évêque de Zayton après la mort de l’ancien évêque Gerard
Albuini117.

Après l’établissement de l’archevêché, la taille de la communauté chrétienne connut


une croissance rapide en Extrême-Orient : d’une part, Jean de Montecorvino baptisa plus
de dix-milles Tartares ; d’autre part, grâce à la participation des Alains, peuple de cavaliers

113
Ibid., pp.228-231.
114
Thomas Tanase, « Jusqu’aux…op. cit., pp. 473-474.
115
Christopher Dawson, La Mission…, op. cit., pp. 230-231.
116
Jean Richard, La Papauté… op. cit., p. 148-149.
117
Ibid., p. 151.
d’Asie centrale qui se convertirent au christianisme au Xe siècle et se rendirent en Chine
à l’époque mongole118, le nombre de nouveaux convertis s’éleva à quinze mille ou trente
mille. De plus, avec l’aide financière de riches arméniens nestoriens, une grande
cathédrale, rattachée à un convent, fut construite à Zayton et une église fut bâtie à
Khanbaliq sous la direction de Jean de Montecorvino119.

Les deux lettres de Peregrino de Castello, évêque de Zayton, et d’André de Pérouse,


évêque de Cayton nous donnent des informations sur la situation de la communauté
chrétienne au sud de la Chine. La première, datée du 3 janvier 1318 et écrite à Cayton

, grand port au sud de la Chine, nous reinsegne d’abord à propos du développement

rapide de la communauté chrétienne en Chine grâce aux efforts de Jean de Montecorvino


et du roi George. De plus, Peregrino de Castello évoquait l’importance du langage dans
les activités évangéliques et l’urgence d’employer le langage oriental dans les activités
missionnaires. En tant qu’évêque de Cayton, Peregrino de Castello avait présenté la
perspective riante dans cette ville. Il travaillait avec les frères Jean de Grimaldi, Emmanuel
de Monticulo et Ventura de Sarezana. Ils possédaient une église, construite avec l’aide
financière d’une femme arménienne, où une centaine de personnes se convertirent au
christianisme120

Dans la lettre d’André de Pérouse, datée de janvier 1326 et écrite à Zayton, il


évoquait également qu’une riche femme arménienne y bâtit une grande église, et après
sa mort, elle a continué de soutenir les frères avec une dotation. De plus, Pérouse
construisit une église dans une forêt proche de la ville121. À la fin de la lettre, Pérouse
racontait un martyre héroïque des missionnaires chez les musulmans en avril 1321122. A
cette époque, le martyre constitue un évènement crucial dans les activités missionnaires

118 e
Charles Verlinden, « Esclaves alains en Italie et dans les colonies italiennes au XIV siècle », dans Revue belge de
philologie et d'histoire, Vol. 36, No.2, 1985, p. 455.
119
Jean Richard, La Papauté… op. cit., pp. 149-150.
120
Les lettres de Peregrino de Castello et d’André de Pérouse ont été traduites en anglais et ont été documentées dans
l’ouvrage de Christopher Dawson, La Mission…, op. cit., pp. 224-231.
121
Christopher Dawson, La Mission…, op. cit., pp. 235-237.
122
Ibid., p. 237.
franciscaines en Orient. Ce nouveau martyre eut une grande diffusion dans les
communautés chrétiennes, dont nous parlerons par la suite dans le Chapitre IV. Les cinq
franciscains, Jordan Catala de Sévérac, Thomas de Tolentino, Jacques de Padoue, Pierre
de Sienne et un géorgien converti, Démétrius, furent envoyés par le pape pour répondre
à la demande de Jean Montecorvino123. Cependant, ils n’y arrivèrent pas et s’arrêtèrent
à la moitié du chemin à Tana en Inde. Les quatre compagnons de Jordan Catala y furent
massacrés par un juge musulman. Les dépouilles des martyrs furent recueillies et
enterrées par Jordan Catala à Surat au nord de Tana. Selon la description d’Odoric de
Pordenone dans son célèbre récit de voyage, pendant son voyage en Extrême-Orient
entre 1316 et 1330, il ramassa les os des martyrs et les rapporta au Zayton124.

Après la mort de Jean de Montecorvino en 1330, la place de l’archevêque de


Khanbaliq resta vacante jusqu’au 8 septembre 1333, lorsque le pape Jean XXII nomma le
franciscain Nicolas nouvel archevêque de Khanbaliq. Cependant, Nicolas n’arriva pas à
rejoindre à temps son siège pour des raisons financières. Dans cette période, les chefs des
Alains nestoriens écrivirent au pape pour lui demander un nouvel archevêque le 11 juillet
1336 125 . En 1338, deux ambassadeurs venant de Khanbaliq arrivèrent en Avignon,
envoyés en 1336 par les chefs des Alains et Toghan Temour (1320-1370), le dernier
empereur de la dynastie Yuan, pour demander le successeur de Jean de Montecorvino126.

La présence des ambassadeurs en Avignon donna au pape Benoît XII une grande
impression, il décida ainsi d’envoyer une ambassade, dirigée par Jean de Marignolli, à
l’archevêché de Khanbaliq127. Par la suite, il envoya à nouveau quatre ambassadeurs à la
cour du Khan qui apportèrent des cadeaux, parmi lesquels un grand « cheval céleste ». Ils
partirent de Naples en 1339, puis firent un séjour à Almaligh, et ils atteignirent Khanbaliq

123
Ibid., p. 151.
124
L’un des membres de cette mission, Jordan Catala de Sévérac, a raconté le martyre de ses compagnons et leur
séjour en Inde dans ses Mirabilia descripta, voir Christine Gadrat, Une image d’orient…, op. cit., p.55, p. 115.
125
Jean Richard, La Papauté… op. cit., p. 152.
126 e
Christine Gadrat, « Avignon, porte pour l'Orient (première moitié du XIV siècle) », Dans Villes méditerranéennes au
Moyen Âge, Elisabeth. Malamut et Mohamed Ouerfelli ed., Presse Universitaires de Provence, 2014, p. 307.
127
Christine Gadrat, Une image d’orient…, op. cit., p. 32.
en 1342128. Dans l’histoire de la mission chrétienne en Chine, c’était la seule mission qui
129
fut enregistrée dans le Yuan Shi . La mission de Jean de Marigonolli y fut décrite

comme un hommage des états étrangers aux yeux des Mongols et le cheval céleste,
apprécié par le Khan, fut considéré comme un tribut qui impliquait leur souhait de
soumission.

2.4.2 Les dominicains

Au début du XIVe siècle, l’Ordre dominicain établit une institution nommée le


societas fratrum peregrinantium propter Christum inter gentes (la Société des Frères
voyageurs pour le Christ parmi les gentils) pour développer leur mission en Orient, en
particulier dans la province de Grèce et Terre sainte130. Les dominicains fondèrent leurs
maisons d’abord à Péra, à Caffa, à Trebizonde et à Chios sur la basse des activités des
marchands génois et par la suite s’étendirent en Géorgie, en Turkestan, en Perse et en
Inde131.

Par rapport au développement rapide de la mission franciscaine en Extrême- Orient,


celle des dominicains démarra un peu plus tard 132. Par ailleurs, alors que les activités
missionnaires des franciscains qui se concentrèrent en Chine et dans les pays du nord de
la mer Noire, les activités dominicaines s’étendirent principalement en Perse et en Asie
centrale133. Au XIVe siècle, un archevêché dominicain apparut dans la province Sultanieh
qui peut être considéré, selon Jean Richard, comme « une réponse à ce quasi-monopole
des Frères Mineurs dans les partes Aquilonares et au Cathay » 134 . La création d’un
archevêché était probablement redevable à la proposition de Guillaume Adam,
dominicain missionnaire en Perse entre 1312 et 1317 qui devint par la suite archevêque

128
Jean Richard, La Papauté… op. cit., p. 153.
129
Peter Jackson, The Mongols… op. cit., pp. 259-260.
130
Christine Gadrat, Les Mirabilia descripta…, op. cit., p. 25.
131
R. Loenertz R, O. P., La Société…, op. cit., p. 2, p. 31.
132
Felicitas Schmieder, « Christians, Jews, Muslims and Mongols : fitting a foreign people into the Western Christian
apocalyptic scenario », Medieval Encounters, 12,2 (2006), p. 293.
133
Ibid., p. 28.
134
Jean Richard, La Papauté… op. cit., p. 169.
de Sultanieh. Il écrivit un célèbre traité, intitulé De modo Saracenos extirpandi135, dans
lequel il informait le pape de l’existence d’une grande population à convertir en Orient et
l’allertait sur l’urgence de l’activité évangélique chez les Tartares et autres peuples
orientaux136.

À la suite de la création de l’archevêché confié à un franciscain à Khanbaliq par


Clément V in partibus Tartarorum, les dominicains commencèrent, à leur tour, à fonder
leur réseau de la mission en Orient. Le premier avril 1317, la bulle Redemptor noster fut
publiée par Jean XXII pour traiter le rapport entre « les évêchés missionnaires et les
supérieurs réguliers des religieux mendiants »137. Le pape établit un nouvel archevêché
et le siège métropolitain confié à l’ordre dominicain à Sultanieh en 1304, nouvelle capitale
des Il-khans sous le règne d’Oldjaïtou Khan (1280-1306)138. Franco de Pérouse, vicaire de
la société des Frères Pérégrinant, fut nommé archevêque, et les six évêques furent
envoyés au Perse en tant que suffragants de la nouvelle province139.

Par la suite, six évêchés suffragants, Tabriz, Dehikerkan, Maragha, Sebastopolis


d’Abkhazie et Smyrne, furent installés dans la province en 1318 et furent nommés par
Jean XXII140. En 1329, le pape érigea trois autres évêchés, Tifflis, Samarcande et Quilon,
dans ce réseau évangélique en Orient141. Par la suite, probablement entre 1333 et 1356,
la ville de Nakhitchevan fut partie des évêchés suffragants de l’archevêché de
Sultanieh.142.

Le système dominicain des archevêchés et des évêchés constitua progressivement


un réseau ecclésiastique en Orient. Selon le règlement de la bulle Redemptor noster, « les

135
Sur l’institution de la province ecclésiastique de Sulthanyeh, voir R. Loenertz R, O. P., La Société…, op. cit., pp. 137-
141.
136
Jean Richard, La Papauté… op. cit., p. 170.
137
R. Loenertz R, O. P., La Société…, op. cit., p. 138.
138
Christine Gadrat, Les Mirabilia descripta…, op. cit., p. 27.
139
R. Loenertz R, O. P., La Société…, op. cit., p. 138.
140
Johannes preiser-kapeller, « Civitas Thauris. The significance of Tabrīz in the spatial frameworks of Christian
merchants and ecclesiastics in the 13th and 14th century », Judith Pfeiffer ed., Politics, Patronage and the Transmission
of Knowledge in 13th - 15th Century Tabriz, University of Oxford, 2013, pp. 280-284. Voir aussi, Christine Gadrat, Les
Mirabilia descripta…, op. cit., p. 23.
141
Christine Gadrat, Les Mirabilia descripta…, op. cit., p. 28.
142
R. Loenertz R, O. P., La Société…, op. cit., p. 140.
évêques seront soumis à l’obédience et à la correction du seul archevêque », et
l’archevêque « sera soumis à l’obédience et à la correction du vicaire général de la Société
Pérégrinant ». De plus, l’archevêque de Sultanieh était « autorisé à ériger des évêchés
dans le territoire de sa province et de les pourvoir d’évêques »143. La fondation de ce
réseau constitua successivement un organisme hiérarchique et autonome qui fonctionna
comme un prolongement du pouvoir pontifical ayant pénétré sur la terre orientale.

2.5 Clôture de la communication

La clôture de la route commercielle et missionaire entre l’Asie et l’Europe est une


conséquence de la décomposition de l’empire mongol en 1368, renversé par une révolte
paysanne et remplacé par la dynastie Ming, fondée par Yuanzhang Zhu , chef de la

révolte. Ce déplacement provoqua un grand changement dans la vie sociale et politique


de la steppe. L’environnement évangélique n’était plus celui que connaissaient les
missionnaires entre les XIIIe et XIVe siècles. Contrairement à la politique d’ouverture et de
tolérance de l’empire mongol, la nouvelle autorité pratiqua une politique de fermeture
pour consolider le nouveau régime. La préoccupation de l’empereur était centrée sur la
défense de la frontière du Nord. Pour faire face à la menace de la steppe, l’autorité ferma
les frontières septentrionales, une mesure qui bloqua gravement les routes commerciales
et missionnaire dans l’Eurasie construites par les Mongols144.

Dans ce contexte, les activités missionnaires décrurent progressivement à la fin du


XIVe siècle. A l’archevêché franciscain de Khanbaliq, s’ouvrit une longue vacance à partir
de la mort de Jean de Montecorvino. La mission de Jean de Marignolli en 1354 fait partie
de la dernière série des grandes missions franciscaines en Orient. Comme nous l’avons
montré plus haut, le franciscain Nicolas, successeur de Jean de Montecorvino, nommé
archevêque de Khanbaliq en 1370, n’atteignit jamais Khanbaliq. Après le déclin de

143
Ibid., p. 139.
144
Thomas Tanase, « Jusqu’aux…op. cit., pp. 536-543.
l’empire mongol, les chrétiens locaux furent persécutés et chassés de Pékin. En Asie
centrale, la situation des chrétiens devint également de plus en plus difficile à cause de la
montée de la grande puissance islamique. Par rapport à l’ancienne politique de tolérance
religieuse, Tamerlan (1336-1405), le nouveau dominateur en Asie centrale, était hostile
aux chrétiens. Les musulmans détruisirent les églises et massacrèrent les chrétiens145.
L’organisation de Frères Prêcheurs dans la métropole latine de Perse, fondée autour de
Sultanieh subit une grande destruction après la Peste Noire qui a balayé l’Eurasie entre
les années 1347 et 1353 et qui a décimé la population par centaines de milliers en Europe.
De nombreux postes missionnaires furent abandonnés et le réseau des dominicains en
Asie centrale fut progressivement détruit. L’histoire de la rencontre entre les chrétiens
latins et les Mongols est interrompue. Par la suite, l’activité missionnaire chrétienne en
Orient se maintint, mais avec des dimensions réduites par rapport à l’époque de l’empire
Mongol.

Cependant, pour les missionnaires latins, la presence du royaume chrétien en Asie


était un rêve prodigieux. Même si l’effrondrement de l’empire mongol en 1368 provoque
un changement brutal dans la relation entre les Mongols et l'Occident latin, les chrétiens
ne cessèrent jamais d’essayer de retrouver les routes de l’océan Indien et de Cathay. Ce
désir inépuisable les pousse de rétablir le lien entre l’Europe et l’Asie au cours du siècle
suivant146.

Conclusion

La première rencontre entre les chrétiens latins et les Mongols correspond à la


conquête mongole en l’Europe de l’Est, et la seconde rencontre décisive se passe lors de
la mission des franciscains et des dominicains auprès des Mongols. Ces deux rencontres

145
Christopher Dawson, La Mission…, op. cit., pp. xxxiv-xxxv.
146
Thomas Tanase, « Jusqu’aux…op. cit., pp. 657-660.
provoquent un changement brutal dans la construction de l’image du Mongol, qui se
transforme de l’envahisseur terrible en cible d’un projet de conversion.
Le grand réseau de transport et la politique de tolérance religieuse dans l’empire
mongol favorisèrent les activités évangéliques, les missionnaires franciscains et
dominicains établirent progressivement un réseau missionnaire sur la base du réseau
commercial. Le pouvoir ecclésiastique s’étendit ainsi sur la terre orientale. En même
temps, la sympathie pour le christianisme de la famille du Gengis Khan encouragea les
chrétiens latins à convertir les Mongols. Les alliances militaires et politiques contre les
musulmans entre les Français et les Mongols apportèrent un espoir de conversion des
khans. Cependant, la conversion à l’Islam de Ghâzân Khan en 1295 brisa cet espoir
éphémère, mais les missionnaires ne cessèrent pas de travailler sur la mission
évangélique. La découverte des communautés chrétiennes sur la terre orientale suscita
l’ambition d’établir une « Eglise du monde ». « La transformation et conversion du
monde » signifiaient le triomphe du christianisme dans le monde entier et font « revivre
la communauté des temps apostoliques » sous la perspective eschatologique147. Dans ce
processus, les Mongols, par leur rôle incontournable, participent, d’une manière
potentielle, à la construction de l’utopie de la chrétienté.

147
Thomas Tanase, « Jusqu’aux…op. cit., p. 54.
Chapitre II

La question du motif : identifier les Mongols


Au XVIIIe siècle, un manuscrit réalisé en 1754 par Giovanni Grevembrock représente
Marco Polo en tenue Tartare, nous y saisissons la connaissance et la projection imaginaire
typique des Européens sur les Mongols(fig. 3) : il a deux touffes de barbe longue et porte
un Chapeau pointu avec un double bord à revers en fourrure, vêtu d’une veste à manche
courte à l’extérieur d’une robe longue. Il porte un sac de flèche sur le dos, avec un arc à la
main droite et un sabre à la taille. En effet, cette tenue mongole existe déjà dans la
peinture italienne du XIVe siècle. Cette impression visuelle de l’apparence mongole touche
au premier lieu la question du motif. Nous cherchons dans ce chapitre la source de ce
motif et analysons la transmission du motif mongol entre l’Asie et l’Europe, ainsi que son
adaptation et sa transformation chez les peintres italiens.
I. Les Mongols dans la foule

L’apparition de la figure mongole dans l’art européen est un phénomène à la fois


discret et voyant. D’une part, les Mongols pénètrent de manière inédite dans les scènes
chrétiennes en se mélangent souvent à la foule, c’est le cas des spectateurs mongols dans
la Crucifixion ou les cortèges mongols des Rois Mages dans l’Adoration des Rois Mages.
D’autre part, ils deviennent visibles par leur visage, leur coiffure et leur costume qui
constituent un paysage d’altérité dans la foule. Cette double nature nous conduit à nous
poser une question fondamentale avant de commencer notre discussion par la suite :
comment identifier les Mongols dans l’art chrétien entre les XIIIe et XIVe siècle ? Comment
se constituent-ils leur propre image d’altérité parmi les autres images non-chrétiennes,
comme les Juifs ou les musulmans ?

1.1 Chapeau pointu

Le premier élément qui nous conduit à identifier les Mongols est sans doute le
chapeau pointu du Mongol qui appartient au premier lieu à la tradition de la
représentation de l’image d’ennemi chrétien. Dans l’iconographie médiévale, le chapeau
pointu est souvent considéré comme un attribut de l’Autre, parfois péjoratif, pour
marquer dans le tableau la différence, la distinction et la séparation entre les chrétiens et
les non-chrétiens. Nous voyons déjà dans les sarcophages de l’art chrétien primitif que les
Rois Mages portent le bonnet phrygien dans l’Adoration des Mages pour montrer leur
origine étrangère et orientale. Ce chapeau pointu de Juif, représentée comme le pileum
cornutum, le bonnet phrygien ou le judenhut, est probablement une invention typique et
efficace pour différencier les Juifs des autres personnages qui devient ainsi signe visuelle
pour reconnaître les Juifs dans le tableau148. Dans les premières images sur les Mongols

148
Sur le chapeau du Juif, voir Sara Lipton, Dark Mirroir : the medieval origins of anti-jewish iconography, Metropolitan
books, Henry holt and company, New York, 2014, pp. 21-24 ; voir aussi, Debra Higgs Strickland, Saracens, Demons, Jews :
dans la Grande Chronique de Matthieu Paris, il est intéressant de voir que Matthieu Paris
a emprunté le visage du Juif et son chapeau pointu, signes de l’ennemi chrétien, pour
produire une image péjorative du soldat mongol149. Après les Mongols, cette tradition du
chapeau d’ennemi continue dans les peintures du XVe siècle pour représenter les Turcs
qui porte un turban surmonté d’un chapeau pointu.
Alors, comment différencier le chapeau pointu du Mongol et les autres chapeaux
pointus ? En effet, par rapport du chapeau du Juif, le chapeau mongol n’est pas une pure
invention, il s’agit au premier lieu d’une représentation relativement réaliste. Le chapeau
est un élément populaire et essentiel de la tenue vestimentaire des peuples nomades
dans l’Asie Centrale. L’existence des différentes variantes des chapeaux chez les nobles
mongols : chapeau bolì chapeau wǎléng chapeau guāpí

chapeau zhéyán .

Parmi eux, nous voyons plus souvent le chapeau zhéyán (fig. 4) dans la

représentation du Mongol de la peinture italienne. C’est un genre de chapeau pointu avec


un ou double bord à revers ; dans le sommet du chapeau, décoré souvent des plumes ou
des bijoux(fig.4). Ce type de chapeau devint l’élément typique dans les peintures du XIVe
siècle pour différencier les Mongols et les musulmans qui sont représentés en turban ou
en foulard. Nous voyons l’exemple le plus délicat dans la fresque du Martyre des frères
franciscains, réalisée par Ambrogio Lorenzetti à la basilique Saint-François de Sienne (fig.
5) : un soldat mongol porte un chapeau pointu avec un double bord à revers en rouge,
décoré des plumes et une griffe d’oiseau fantastique au sommet du chapeau (fig. 6) ; un
autre soldat porte également un chapeau pointu avec un bord à revers en rouge, décoré
d’une longue plume au sommet du chapeau (fig. 7). Pourquoi les peintres italiens
préfèrent représenter ce type de chapeau du mongol au lieu d’autres ? D’une part, c’est
le type de chapeau qui est le plus courant dans les manuscrits fabriqués à Tabriz, capital
de l’Il-khans en Perse. Grâce à l’échange et à la circulation des objets entre l’Asie et

Making monsters in Medieval Art, Princeton University Press, 2002. p. 105.


149
Sur l’interprétation de l’image du Mongol dans la Grande Chronique, nous allons voir dans la Chapitre III, pp. 95-
107.
l’Europe, ces manuscrits deviennent probablement un modèle pour les peintres italiens,
à travers lesquels les peintres eurent l’occasion de connaître l’apparence du mongol, dont
nous parlerons par la suite. En ce sens, l’image du mongol constitue tout d’abord une
nouvelle connaissance de l’Orient. D’autre part, devant les modèles, il existe une
opération d’adaptation de la part du peintre locale qui s’habitude souvent à placer l’image
mongole dans la tradition visuelle de la représentation de l’Autre et ainsi dans la tradition
de la représentation du « chapeau pointu », comme nous avons montré plus haut. De
cette manière-là, le choix du « chapeau pointu avec double bord à revers » répond dans
une certaine mesure à cette exigence.
En outre, à la fin du XIVe siècle, il apparaît un nouveau chapeau dans les peintures
italiennes. C’est un type de casque courant dans les cavaliers de l’Asie centrale, souvent
porté par les Turco-Mongols de cette époque. Dans la grande Crucifixion de Altichiero da
Zevio, réalisée entre 1376-1379, quelques soldats se cachent dans la foule des spectateurs
à l’arrière-plan en dépassant de leur casque à pointe. Ils sont représentés comme figure
« sans visage » qui ne reste qu’un signe d’altérité. Le même casque apparaît aussi dans les
fresques de Andrea di Bonauito, dans la Chapelle des Espagnols, dont nous parlerons dans
le chapitre IV de ma thèse(fig. 8-9)150.

1.2 Visage

Au XVe siècle, le dessin des Quatre têtes d'hommes. Un oiseau. Un archer mongol.
Un moine de Pisanello, collectionné dans le Codex Vallardi, nous voyons un célèbre
portrait d’un archer mongol, qui a été repris par la suite dans l’Adoration des Rois Mages
de Sant' Anastasia à Vérone (fig. 10-11) : il a un visage large aux pommettes saillantes, les
yeux bridés et le nez plat. En fait, cette représentation typique et réaliste de l’apparence
du Mongol apparaît déjà dans les peintures italiennes du XIVe siècle. Par exemple, le soldat
mongol dans les Crucifixions de Naples et le roi mongol dans l’Adoration des Rois Mages

150
Wolfram Prinz, « I tartari nella pittura italiana del trecento », op. cit., p. 420
d’un maitre de Lavagnola (fig. 12-15). Dans certains cas, il est intéressant de voir que le
nez des Mongols a été représenté consciemment plat et écrasé pour le différencier avec
les autres personnages dans le tableau, comme nous le voyons dans le Martyre de
Marguerite d'Antioche dans la cathédrale de Prado et l’Adoration des Rois Mages de
Lucignano (fig. 16-19)151. Par ailleurs, un autre trait qui devient typique pour représenter
le visage mongol, c’est leur style de barbe : tous les Mongols dans les peintures italiennes
ont deux touffes de barbe sur le menton, certains d’entre eux ont deux touffes de
moustache sous le nez.

1.3 Coiffure tressée

La coiffure tressée est courante chez les peuples de la steppe qui tressent souvent
leur chevelure en plusieurs nattes. Une coiffure plus typique du mongol est le kūndǐn

: les Mongols se rasent les cheveux au sommet de la tête en laissant le reste des

cheveux tresser et pendre jusque sur l’oreilles. Et concernant à la tresse, il en existe deux
types chez les Mongols : le premier s’appelle la tresse de jiāopó (fig. 20) : les

hommes se rasent les cheveux de la tête en gardent sur les deux côtes « des cheveux dont
ils font des tresses qu’ils relèvent, en les nouant, jusqu’aux oreilles »152. Le second type
de tresse est hébiànjì qui est une variation de la première type(fig. 21) : les

hommes se rasent les cheveux de la tête en laissent des cheveux dont ils font une seul
natte longue sur le dos153.
Dans les représentations du Mongol chez les peintres italiens, il existe en général
trois types de coupe des cheveux. Le premier type apparaît dans le Martyre des frères

151
Merci à Monsieur Jun Li m’a offert cette image sublime du spectateur mongol devant le martyr. Jun Li ed.,
——13 16 Finding A Homeland at the End of the World :
th th
The Trans-Cultural Exchanges and Interactions Between China and Italy From the 13 Century to the 16 Century ,
2018 , p. 187.
152
Guillaume de Rubrouck, Voyage dans l’Empire Mongol (1253-1255), traduction et commentaire de Claude et René
Kappler, préface de Jean-Paul Roux, Payot, Paris, 1985, p. 99.
153
Mingxing Bao et Zhe CAO ed., , 2013 ,
pp. 98-99.
franciscains de Sienne, l’Adoration des mages de Albi et l’illustration de Codex Cocharelli,
la figure mongole porte deux tresses terminées en boucle qui descendent derrière les
oreilles en représentant probablement la tresse de jiāopó . Le deuxième type

apparait dans la Pentecôte et la Résurrection de Andre di Bonauito, nous voyons que la


figure mongole porte un casque à pointe et une natte longue sur le dos, une imitation
évident de la tresse hébiànjì . Le troisième type apparaît dans une série de la

crucifixion de Naples, la figure mongole laisse les cheveux tressés retomber jusque sur les
épaules. Cette coiffure s’appelle pī fà qui n’est pas uniquement pour les Mongols

mais populaire chez les peuples de la steppe.

1.4 Robe mongole

La robe mongole constitue un élément visible pour identifier les Mongols. Les
peintres italiens du XIVe siècle maîtrisent dans une certaine mesure la technique de la
représentation du costume, du tissu et de l’ornement du mongol.
Dans les Crucifixions du Naples, la figure mongole est vêtue d’une longue robe
mongole qui se croise sur le devant, et se serre à la taille avec une ceinture. Cette longue
robe croisée et non boutonnée est un costume typique « turco-mongol », appelé le
biànxiàn pour la vie quotidienne, qui sont le col croisé et le rabat du tissu

côté droit (fig. 22).

Les soldats mongols peints par Ambrogio Lorenzetti dans le Martyre des frère
franciscain représentent un autre type de costume mongol : ils portent une robe croisée
à manches courtes sur la robe mongole. C’est un costume populaire des Mongols, appelé
bǐjiān ou dāhù , qui est une robe plus courte que le biànxiàn et a été

portée souvent à l’extérieur de biànxiàn . Le khan et les officiels mongols portent

souvent un biànxiàn et portent un bǐjiān à l’extérieur.

La miniature du Codex Cocharelli nous montre la tentative du peintre de représenter


précisément les ornements du costume mongol (fig. 24) : le roi mongol porte une robe
mongole et un bǐjiān à l’extérieur. Sur les épaules et sur l’extrémité des manches

est peinte une décoration, probablement pour imiter yúnjiān , motif décoratif pour

le costume des nobles mongols (fig. 25) ; sur la poitrine de la robe d’un personnage à
droite du roi, nous voyons un morceau de décoration, appelé xiōngbèi ou bǔzi

, motif carré ou rond, fleuris ou animaux, décoré sur la poitrine et sur le dos de la robe

(fig. 26)154. Il fut courant dans la dynastie Yuan , et devint une décoration de l’habit

spécifiquement pour la tenue officielle des fonctionnaires du gouvernement dans la


dynastie Ming .

Il est remarquable de voir qu’il apparaît la représentation de la soie mongole dans


une Crucifixion de Subiaco (fig. 27-29). Un soldat mongol porte une robe mongole à
manches longues en tissus à motif en forme de goutte d’eau qui fut populaire dans les
tissues de l’il-khans en Perse. Dans deux Crucifixions du XIVe siècle, les soldats mongols
portent les robes dorées qui nous rappellent les Panni Tartarici, tissus luxueux fabriqués
dans l’atelier d’Asie centrale. Une Crucifixion de Duccio qui fait partie de la Maestà de la
cathédrale de Massa Marittima, nous montre deux soldats orientaux au pied de la croix :
l’un porte un chapeau pointu, gravement abimé et l’autre porte un chapeau exotique rond
avec quatre bords à revers, probablement inventé par le peintre (fig. 30-31). Il est
étonnant de voir que son chapeau et sa robe sont tout fabriqués en Panno Tartarico,
sublime tissu doré brillant, dans lequel nous voyons les motifs de grandes rondelles

, un motif d’origine de la Perse Sassanide, puis populaire à l’époque mongole(fig. 32).


Le tissu tartare a eu une diffusion au XIVe siècle en Italie grâce à la route commerciale
sur le territoire eurasien. Il est considéré comme objet de luxe, conservé souvent dans la
collection de l’inventaire papale. Par exemple, nous trouvons dans l’inventaire du Trésor
de Clement V en 1317, conservée aux Archives du Vatican, un article qui mentionne en
particulier les Panni Tartarici. Selon un notaire du 1358 ou 1363, conservée aux Archives
du Vatican, les ateliers européens ont tenté de fabriquer et d’imiter les Panni Tartarici

154
Sur l’usage variant de la motif «bǔzi» dans les peintures italiennes, voir Jun Li ed.,
… op. cit., pp. 162-166.
dans les ateliers locaux. Par ailleurs, les peintres du XIVe siècle représentent les
personnages important, comme la Vierge et les saints, portant les costumes en tissu
tartare, richement décoré des broderies de soie dorée ou argentée 155 . Comme nous
voyons dans l’Annonciation de Simone Martini et Lippo Memmi, où l'archange Gabriel
porte une robe fabriquée en tissu tartare, décoré à motif des petites fleurs et des
feuilles156. En même temps, il est étonnant de voir que certains motifs populaires des
Panni Tartarici dans la dynastie Yuan étaient courant dans les peintures italiennes. Par
exemple, le motif de lotus, selon Jun LI, apparaît fréquemment dans la robe de la vierge
chez le peintre vénitien Paolo Veneziano157.

II. La connaissance de l’apparence du Mongol

Comment les peintres européens peuvent-ils connaître le visage et le costume des


Mongols ? Il est nécessaire d’interroger la circulation des nouvelles connaissances
concernant les Mongols à travers des sources textuelles et visuelles contemporaines.

2.1 La description du Mongol

Les premières impressions sur les Mongols proviennent des témoignages textuels,
qui ont été racontés initialement dans les lettres écrites par les victimes de l’invasion
mongole en Europe de l’Est, puis dans les récits du voyage rédigés par les missionnaires
envoyés en Orient. Nous y trouvons de nombreuses descriptions, réelles ou imaginaires,
sur l’apparence et l’habit des Mongols. Tout cela participe à la construction de l’image du
Mongol en Occident.

155
Juliane von Fircks, « Panni Tartarici: Splendid Cloths from the Mongol Empire in European Contexts », dans
Orientations, Vol.45, No.7, 2014, pp. 72-81; voir aussi « Cloth of Gold in Fourteenth Century Sienese and Florentine
Paintings », Lisa Monnas, Merchants, Princes and Painters : Silk Fabrics in Italian and Northern Paintings 1300-1550,
Yalu University Press, 2008, pp. 60-95.
156
Cathleen S. Hoeniger, « Cloth of Gold and Silver : Simone Martini's Techniques for Representing Luxury Textiles »,
Gesta, Vol. 30, No. 2, 1991, pp. 154-162.
157
Jun Li ed., … op. cit., pp. 157-159.
Comme nous avons rappelé plus haut, à la fin du XIIIe siècle, l’invasion inattendue
des armées mongoles a provoqué la grande panique sur la terre européenne. Cette
panique s’incarne dans les descriptions de cet envahisseur horrible dans les lettres
provenant de l’Europe de l’Est, enregistrées principalement dans la Grande Chronique de
Matthieu Paris. C’est une image qui se nourrit de la peur :

[…]Ils sont la face large, les yeux de travers, et poussent des cris horribles, qui expriment
bien la férocité de leur cœurs ; ils sont vêtus de peaux non tannées, et sont défendus
par des cuirs de bœufs, d’ânes, ou de cheveux, cousus à des lames de fer[…]158

[…] Ayant des cuirs de taureau pour vêtements, des lames de fer pour armures ; courts
et gros de stature, ramasses dans leur taille, très robustes, invincibles à la guerre[…]159

Nous voyons donc un corps bestial et affreux des sauvages forts qui « expriment bien
la férocité de leur cœur ». Le vêtement, l’armure et la cuirasse des Mongols sont la peau
et le cuir des bêtes qui trahissent un style barbare de vie.
Les premiers missionnaires et voyageurs latins, comme Jean de Carpin, Guillaume de
Robrouk, Odoric de Pordenone et Marco Polo ont découvert le monde mongol et ils ont
enregistré, de façons précise et relativement réaliste, l’apparence et le costume du
Mongol dans leurs récits du voyage. Il est intéressant de voir que certaines descriptions
trouvent leurs images dans le domaine artistique. Par exemple, nous voyons un croquis
précis sur l’apparence et la coiffure du mongol dans L’Histoire des Mongols appelés par
nous Tartares de Jean de Plan Carpin :

« L’aspect des individus diffère de celui des autres hommes. Entre les yeux, en effet, et
entre les pommettes, ils ont plus d’écartement que les autres hommes. De plus, leurs
pommettes sont saillantes par rapport aux joues, ils ont le nez plat et petit, ils ont les
yeux petits et les paupières tirées jusqu’aux sourcils. Ils ont, en général, la taille mince,

158
Matthieu Paris, Vol, III, pp. 154-155.
159
Matthieu Paris, Vol, IV, p. 99.
sauf quelques-uns ; presque tous sont de stature moyenne. La barbe ne pousse pas
chez la plupart d’entre eux ; certains ont cependant sur la lèvre supérieure et au
menton un peu de poils qu’ils se gardent de couper. Au sommet de la tête, ils portent
une couronne comme les clercs et, d’une oreille à l’autre, ils se rasent tous sur une
largeur de trois doigts de manière à rejoindre leur couronne. De plus, sur le front. Ils se
rasent tous également sur une même largeur de deux doigts ; quant aux cheveux qui
sont entre la couronne et cet endroit rasé, ils les laissent pousser jusqu’aux sourcils et
allongent ceux du milieu en coupant davantage ceux des deux côtés du front ; les autres
cheveux croissent librement comme ceux des femmes, et on en fait deux tresses dont
on lie chacune derrière l’oreille. Ils ont les pieds petits. »160

Et une description similaire chez Guillaume de Rubrouk dans le Voyage dans l’Empire
Mongol :

« Les hommes se rasent le sommet de la tête en carré et, depuis les angles antérieurs,
ils poursuivent la tonsure sur les côtés de la tête jusqu’aux tempes. Ils se rasent les
tempes et la nuque jusqu’à l’occiput, et le front sur le devant jusqu'à la fontanelle où
ils laissent une touffe de cheveux qui descendent jusqu’aux sourcils. Sur les cotes de
l’occiput ils gardent des cheveux dont ils font des tresses qu’ils relèvent, en les nouant,
jusqu’aux oreilles. »161

Parmi ces récits d’explorateurs, il apparait d’abord la description ethnique sur le trait
du visage mongol chez Jean de Plan Carpin : les « pommettes sont saillantes par rapport
aux joues », « le nez plat et petit » et « les yeux petits et les paupières tirées jusqu’aux
sourcils ». Il mentionne également un style de barbe « sur la lèvre supérieure et au
menton un peu de poil qu’ils se gardent de couper ». Ceci correspond fortement aux traits
du mongol dans la représentation de la peinture, que nous avons montrée plus haut. Les
deux auteurs ont tous décrit précisément la coupe des cheveux des Mongols, notamment

160
Jean de Plan Carpin, Histoire des Mongols, traduit et annoté par Dom Jean Becquet et par Louis Hambis, Libraire
d’Amérique et d’Orient, Paris, 1965, pp. 31-32.
161
Guillaume de Rubrouck, Voyage dans l’Empire Mongol (1253-1255), traduction et commentaire de Claude et René
Kappler, préface de Jean-Paul Roux, Payot, Paris, 1985, p. 99.
le crâne rasé en laissant un toupet de cheveux formant une mèche tressée et tombante
« jusqu’aux oreilles », appelée kūnfà . Sous le chapeau pointu, les « deux tresses dont

on lie chacune derrière l’oreille » constituent un autre trait de la figure mongole dans les
peintures italiennes.
Le modèle du vêtement mongol est raconté précisément par Jean de Plan Carpin et
Guillaume de Rubrouck dans leur récit du voyage :

« Les vêtements, tant des hommes que des femmes, sont façonnés sur un seul modèle.
Ils ne se servent pas de capes, de capuchons, ni de fourrures, mais portent des tuniques
de bougran, de pourpre ou de bladakin, façonnées de la manière suivante : elles sont
fendues de haut en bas et doublées sur la poitrine ; elles sont fixées à gauche par une
seule attache, et à droite par trois attaches ; et elles sont ouvertes sur le côté gauche
jusqu'à la manche. Toutes les espèces de Pelisses sont façonnées sur le même modèle :
mais celle de dessus a les poils en dehors, tout en étant ouverte par derrière, et elle a,
d’autre part, un pan qui descend dans le dos jusqu’aux genoux »162

[…] Le vêtement « fendue sur le devant et attachées sous le côté droit. En cela les
Tartares diffèrent des Turcs car ceux-ci attachent leur tunique à gauche […]163

Par rapport à l’Orient barbare, il existe toujours une image merveille de l’Orient dans
l’imaginaire médiéval qui est marquée notamment par le luxe et la variété de la matière
textile dans la tradition vestimentaire des Mongols, comme « étoffes de soie et d’or » et
les « fourrures précieuses très variées » qui fascinent les yeux des missionnaires. Tout cela
est enregistré dans leur récit de voyage pour manifester la richesse du royaume mongol :

[…] Pour ce qui regarde leurs vêtements et leur habillement, vous saurez qu’il leur vient
de Cathay et d’autres pays d’Orient et aussi de Perse et d’autre pays du sud les étoffes
de soie et d’or et les toiles de coton dont ils s’habillent en été. De Russie, de Moxel, de

162
Jean de Plan Carpin, Histoire…op. cit., p. 33
163
Guillaume de Rubrouck, Voyage…op. cit., pp. 99-100.
la Grande Bulgarie, de Pascatur qui est la Grande Hongrie, et de Kerkis, toutes régions
situées au nord et très boisées, et de beaucoup d’autres régions du nord qui leur
obéissent en leur apportent des fourrures précieuses très variées que je n’ai jamais
vues dans nos pays, dont ils se vêtent en hiver. Ils se font toujours en hivers deux
pelisses au moins, l’une dont le poil est à l’intérieur, au contact du corps, l’autre dont le
poil est à l’extérieur contre le vent et la neige : ce sont la plupart du temps des peaux
de loup, de renard ou de papion. Lorsqu’ils sont à la maison, ils en portent d’autres
d’une sorte plus délicate[…]164

[…] Sachez donc que, le jour de sa nativité, le Grand Can se revêt des plus nobles habits
d’or battu qu’il puisse avoir. Et bien douze mille barons et chevaliers, appelés les fidèle
compagnons du seigneur, se vêtent d’habits de couleur et de façon pareille à ceux du
Grand Sire. Non toutefois que leurs robes soient tout aussi couteuse, mais elles sont
en soie et en or, et d’une seule couleur […] Et sachez que treize fois par an, aux treize
fêtes solennelles que font les Tartares à chaque lune de l’année, le Grand Can donne
de riches vêtements ornes de perles, d’or et de pierreries, avec ceintures et souliers de
cuir comme dessus, en tout jusques au nombre de cent cinquante six mille a ces douze
mille barons et chevaliers ; touts les habille de vêtements semblables aux siens et de
grosse valeur, si bien que tous paraissent rois[…]165

Par ailleurs, nous voyons les descriptions notamment sur le chapeau gǔgǔ ,

chapeau spécifiquement pour les femmes mariées qui jouit d'une certaine position
sociale :

[…] Elles ont en outre un ornement de tête qu’elles appellent « bocta », constitue
d’écorce d’arbre ou d’une autre matière parmi les plus légers, gros et ronds de telle
sorte qu’on peut le tenir dans les plus légers, gros et ronds de telle sorte qu’on peut le
tenir dans les deux mains, long d’une coudée et plus, carre à l’extrémité comme un
chapiteau de colonne. Elles couvrent de soie précieuse cette coiffure qui est creuse à

164
Guillaume de Rubrouck, Voyage…op. cit. pp. 98-99.
165
Marco Polo, Le dévissement…op. cit., pp. 228-229
l’intérieur, et au milieu du « chapiteau » ou de baguettes minces longues également de
tuyaux de plumes ou de baguettes minces longues également d’une coudée et plus.
Cette touffe, elles l’ornent au sommet de plumes de paon et, autour, sur toute la
surface, de petites plumes de queues de malard et même de pierres précieuses. Les
grandes dames posent cet ornement au sommet de leur tête et l’attachement
fortement avec une coiffe qui a une ouverture à son sommet à cet effet : elles
ramassent tous leurs cheveux qu’elles rassemblent depuis l’arrière de la tête en un
nœud fixe au sommet, puis elles posent dessus la « bocta » qu’elles lient ensuite
fortement sous le menton […]166

Nous retrouvons la représentation du chapeau de gǔgǔ dans le manuscrit de

Codex Cocharelli, sur le bord de la page au sujet du pêché de l’envie(fig. 33-35). Un roi ou
un prince mongol est assis sur un tapis, entouré par deux femmes mongoles, coiffées d’un
chapeau gǔgǔ qui montre leur haut statut social. Elles sont probablement les

femmes de cet homme au milieu, ceci nous rappelle la description des unions mongoles
dans les récits du voyage : « pour les épouses, chacun en autant qu’il peut en entretenir,
tel cent, tel cinquante, tel dix, l’un avantage et l’autre moins »167

2.2 Le témoin contemporain

A part les témoignages textuels, les études récentes nous permettent de connaître
les documents historiques qui présentent une autre opportunité plus directe pour les
peintres italiens de rencontrer les Mongols.

2.2.1 Les esclaves tartares

166
Guillaume de Rubrouck, Voyage…op. cit., p. 183.
167
Jean de Plan Carpin, Histoire…op. cit., p. 32.
Dans les années 1950, grace à l’étude de Iris Origo on découvre une histoire
méconnue : l’existence des esclaves orientaux entre les XIVe et XVe siècles à Florence. Ils
proviennent de la région de la mer noire et de l’Afrique grâce aux activités commerciales
des marchands génois et vénitiens en Orient. La plupart d’entre eux étaient des femmes
et des enfants tartares qui étaient « petit et trapu, avec des peaux jaunes, des cheveux
noirs, des pommettes saillantes et des yeux noirs obliques ». Des nobles jusqu’aux
commerçants, avoir des esclaves orientaux était un phénomène courant dans les familles
florentines. Selon Origi, cela apporte du « sang nouveau » dans la société Florentine168.
De ce fait, le nouveau visage tartare ne devrait pas être étranger pour les peintres
italiens. Origi suppose ainsi que les peintres italiens ont pris les esclaves tartares comme
modèle. Par exemple, Ambrogio Lorenzetti représente les figures mongoles dans le
Martyre des frères franciscains à Sienne à l’aide des esclaves mongols169, leurs apparences
correspondent précisément à la description des documents contemporains :

[…] La taille d'un Tartare en 1372 est décrite comme étant de taille moyenne, la peau
couleur olive est très marquée par la variole, deux petites grains de beauté sur la joue
gauche, la lèvre très épaisse […]
[…] un visage large, un nez rebondi et épais, beaucoup de grains de beauté dans son
visage […]
[…] avec une grande cicatrice sur le sourcil gauche et une cicatrice sur la joue gauche,
170
le nez retroussé et les deux oreilles percées […]

Et sur leurs vêtements :

[…] tous les esclaves, infirmières et servantes nés en dehors du territoire de Florence
ne porteraient «ni cotes ni robes ni manches d'aucune sorte, de couleurs vives », mais

168
Iris Origo, « the domestic enemy the eastern slaves in tuscany in the fourteenth and fifteenth centuries », dans
Speculum: A Journal of Mediaeval Studies, Vol.xxx, No.3, July 1995, pp. 321-323.
169
Ibid., p. 325.
170
Ibid., p. 337.
seraient vêtus de laine romagnole, grise et grossière, «de couleur naturelle », avec une
171
petite cape en tissu noir […]

L’étude de Iris Origo nous donne une explication pour l’apparition de la figure
mongole dans l’art italien. Pourtant, nous remarquons qu’il existe un « décalage » entre
le texte et l’image. Certaines descriptions générales sur l’apparence du Mongol, comme
« face large », « nez plat et court », correspondent bien à la représentation du Mongol
dans l’art. Mais les vêtements monocouleurs en laine attribués aux esclaves ne
ressemblent pas totalement aux robes mongoles dans les peintures. Comme nous l’avons
montrée plus haut, les peintres italiens ne représentent pas le vêtement des esclaves
mongols, mais le costume des Mongols dans la vie quotidienne.

2.2.2 Les ambassadeurs

Par rapport aux esclaves, les ambassadeurs mongols constituent un autre paysage
exotique dans la société médiévale. Depuis l’année 1245, les missionnaires envoyés de la
papauté visitent fréquemment la cour des khans entre les XIIIe et XIVe siècles. Pour
répondre la demande du pape, les khans ont envoyé des ambassadeurs mongols à la cour
des papes, en particulier entre les années 1260-1270. Ils souhaitent faire une alliance avec
les chrétiens latins pour lutter contre les Mamelouk, leur ennemi commun172.
Dans cette période, nous voyons de nombreux contacts entre les Européens et les
Mongols. Rome et Avignon, résidences du pape entre les XIIIe et XIVe siècles, sont
devenues « portes ouvertes » qui accueillent les visiteurs orientaux, surtout les
Mongols 173 . De ce fait, les activités de l’ambassade sont sans doute une occasion
précieuse pour connaître l’apparence des Mongols : leurs visages et leurs costumes. Par
exemple, une célèbre ambassade, dirigée par Râbban Sauma, envoyé nestorien de l’il-

171
Ibid., p. 338.
172
Devin DeWeese, « The Influence of the Mongols on the Religious Consciousness of Thirteenth Century Europe »,
dans Mongolian Studies, Vol. 5, 1978 & 1979, p. 57.
173 e
Christine Gadrat. « Avignon, porte pour l'Orient (première moitié du XIV siècle) », Elisabeth. Malamut et Mohamed
Ouerfelli ed., Villes méditerranéennes au Moyen-Age, Presses Universitaires de Provence, 2014, p. 306.
khans Argun en 1287, se rendit en Europe pour former une alliance franco-mongole174.
L’ambassade passa à Naples et arriva à Rome, puis elle passa à Gênes en route vers France.
En France il visita Philippe le Bel à Paris et puis Edouard Ier, roi d’Angleterre, à Gascogne.
Sur le chemin de retour, elle repassa à Gênes et revisita à Rome pour rencontre le nouveau
pape Nicolas IV. Il est intéressant de remarquer que les villes de passage pour le voyage
des ambassadeurs orientaux, Naples et Gênes, constituent également deux foyers de
l’image du Mongol, dont nous parlerons par la suite.
Une présence grandiose des Mongols en Italie se prouduisit au XIVe siècle, lorsque le
premier Jubilé fut organisé par le Pape Boniface VIII en 1300 et Rome devient la
destination d’un grand pèlerinage. C’est un moment de rédemption où le pape a proposé
de pardonner la faute des peuples qui viennent visiter les églises de Saint Paul et Saint-
Pierre175. Comme nous avons rappelé plus haut, cet événement crucial, disait-on, a été
mentionné par Giovanni Villani dans son Nouva Cronica, publié en 1348. A ce moment-là,
ce chroniqueur était sur les lieux :

« Et je ne veux pas que toi, lecteur, tu t’étonnes que nous écrivions que Ghazan se
trouvait là avec presque 200 000 Tartares à cheval, car telle fut la vérité, et nous sûmes
cela d’un de nos voisins florentins, les Bastari, élevé, dès son plus jeune âge, à sa cour et
qui vint ici, pour lui, avec d’autres Tartares, comme ambassadeur auprès du Pape et des
rois des Chrétiens et qui témoigna de cela et nous le dit. »176

III. Les motifs orientaux

Par rapport aux sources textuelles, les motifs orientaux constituent sans doute une
autre source directe pour la représentation du Mongol qui mérite notre attention. Encore

174
Morris Rossabi, Voyage from Xanadu, Rabban Sauma and the first journey from Chine to the West, University of
California Press, 1992, pp. 99-180. Voir aussi M.-H Laurent, Râbban Sauma, « ambassadeur de l’il-khan Argoun et la
cathedrale de veroli (1288) », dans Mélanges de l'école française de Rome, Année 1958,70, pp. 331-365.
175
Frederick Spanheim, D.D, Ecclesiastical Annals from the Commencement of Scripture History to the Epoch of the
Reformation, Oxford,1840, p. 452.
176
Nouva Cronica, IX, XXXV, vol. II, pp.55-56 ; cité dans Colette Gros, « Un nouvel Ailleurs. L’Image du Monde de
Giovanni Villani », dans Cahiers d’études romanes Revue du CAER, 23, 2011, pp. 11-28.
aujourd’hui, nous ne trouvons aucun document pour affirmer que les peintres italiennes,
comme Ambroggio Lorenzetti et Giotto, ont eu l’occasion de visiter la terre orientale, ou
d’emprunter les motifs orientaux comme modèle dans leur processus artistique.
Cependant, comme nous l’avons montré plus haut, la fréquence des contacts
diplomatiques et économiques entre l’Occident latin et l’empire mongol, en particulier la
région persane sous le règne de l’il-khans, et la représentation précise du visage et du
costume du Mongol dans les peintures italiennes, comme le double bord à revers du
chapeau et le style de barbe conduisent à nous interroger sur la diffusion des motifs
orientaux chez les peintres italiens.
Concernant la circulation des motifs mongols, deux manuscrits fabriqués à Tabriz en
Il-khans en Perse, le Jami al-tawarikh et le Shâh Nâmeh Demotte, sont probablement la
source pour l’image du Mongol en Europe. Grace à la position stratégique et intermédiaire
de la ville Tabriz dans les routes de la soie à l’époque de la Pax Mongolica, les illustrations
et les motifs dans les manuscrits avaient probablement l’occasion d’arriver en Europe à
travers les missionnaires, les ambassadeurs et les marchands et d’entrer ensuite dans les
ateliers des peintres italiens et de devenir leurs modèles.

3.1 Motif I : le spectateur

Le Jami al-tawarikh (Histoire universelle) est un chef-œuvre de l’historien Rashid al-


Dain (1247- 1313) qui a servi à la cour de l’il-khans en Perse sous le règne de l’Empire
mongol. Cette œuvre fut initialement commandée par Ghazan Khan (1271-1304) pour
commémorer l’histoire de la tribu mongole. Après la mort de Ghazan Khan, Oldjaïtou Khan
reprit et compléta son travail et demanda Rashid al-Dain de rédiger une histoire
universelle du monde entre les années 1286 et 1313, y compris l’histoire des Turcs, des
Juifs, des Francs et l’histoire des Indiens177.
La fabrication du manuscrit et des illustrations ont eu lieu à Tabriz, centre de la

177
Basil Gray, The World History of Rashild Al-Din: A Study of the Royal Asiatic Society, Manuscript, Londre: Faber&
Faber Limited, 1978, pp. 3-10.
transmission et la circulation des personnes et des objets entre l’Orient et l’Europe. C’est
une ville cosmopolite où convergent les peuples orientaux et occidentaux : les Turco-
Mongols, les Persans, les Arabes, les Européens. Pendant la période de production, les
khans mongols, commanditaire du manuscrit, avaient une perspective internationale qui
impliquait une relation intime avec les byzantins et les chrétiens nestoriens. Dans ce
contexte, il existe des ateliers multinationaux pour réaliser des illustrations. Elles
montrent une variation dans le style qui n’a pas seulement reçu des inspirations de l’art
sassanide de Perse et de l’art chinois, mais reçu également des inspirations de l’art
chrétien178. De ce fait, la représentation des figures multinationaux est un phénomène
remarquable dans les illustrations de Jami al-tawarikh, surtout les Mongols, les Arabes,
les Chinois, qui nous permet de mieux connaître leurs visages, leurs habits et leurs
coiffures. Comme le montre l’analyse systématique de David Tablbot Rice sur la
représentation de l’apparence de la figure mongole dans ce manuscrit179 : les yeux bridés,
le nez rond et plat et le visage large qui se distingue du visage chinois, étroit et long180.
Les différents types de chapeaux mongols y sont représentés, dont le type le plus fréquent
est le chapeau zhéyán : chapeau pointu avec un ou double bord à revers. De plus,

nous y voyons une tenue populaire des Mongols : une robe à col croisé et un dāhù

à l’extérieur (fig. 36). Tout cela qui réunit les éléments fondamentaux de l’image du

Mongol en Occident, le visage, le chapeau et la robe mongole, apparait partout dans les
illustrations de Jami al-tawarikh et semble devenir le modèle visuel pour les peintres
italiens.
La représentation des personnages orientaux, surtouts deux figures mongoles, dans
le Martyre des frères franciscains d’ Ambrogio Lorenzetti est remarquable dans l’histoire
de l’art. L’étude de Roxann Prazniak nous montre pour la première fois la similarité
visuelle entre l’œuvre de Ambrogio Lorenzetti et l’illustration de Jami al-tawarikh181. Elle

178
David Talbot Rice, The Illustrations to the World History of Rashild Al-Din, ed., Basil Gray, Edinburgh University Press,
1976, pp. 4-9.
179
David Talbot Rice, The Illustrations…op.cit., pp. 10-15.
180
Ibid., pp. 35
181
Roxann Prazniak, « Siena on the Silk Roads: Ambrogio Lorenzetti and the Mongol Global Century, 1250–1350 », dans
Journal of World History, Volume 21, Number 2, June 2010, pp. 177-217
a remarqué un rapprochement entre la scène de Lorenzetti et la scène de l’Exécution de
182
Jalāl al-Dīn Fīrūzshāh dans le manuscrit Jami al-tawarikh fig. 36 . Les deux images se

rapprochent d’abord pour leurs sujets qui représentent la scène de l’exécutions. Cela se
confirme par la similarité entre deux compositions : les rois sont tous assis sur le trône,
entourés par les courtisans. Ils se tournent légèrement vers la gauche et devant eux, leurs
victimes, têtes baissées, s’agenouillent, dans la partie gauche des scènes et les exécuteurs
derrière eux lève le couteau 183 . Sur cette base, Prazniak indique la présence d’un
spectateur mongol dans la foule des courtisans : il est vêtu d’une robe mongole à col
croisé et d’un dāhù à manche courte à l’extérieur et il porte le chapeau pointu

avec un double bord à revers. Cet homme se trouve à côté d’une colonne qui tend le cou
pour voir la scène de l’exécution. Selon Roxann Prazniak, cette figure est sans doute un
modèle pour le soldat mongol dans le Martyre des frères franciscains : il se trouve dans la
foule de spectateurs autour du roi, également derrière une colonne par laquelle il tend
son cou pour mieux regarder le martyre du frère franciscain(fig. 7). En effet, ce motif du
spectateur curieux est fréquent dans les illustrations de Jami al-tawarikh qui apparait
aussi dans la scène comme le Abu ‘I-Husain Put to Death at Bukhara et comme le Sultan
Berk-Yaruq ibn Malik-Shah (fig. 37).
En regardant de plus près la fresque, certains détails montrent davantage le
rapprochement entre les deux œuvres. Jun Li remarque que la couleur rouge du bord
revers des chapeaux des soldats mongols dans la scène du martyre fait écho à la même
couleur du bord à revers des chapeaux des courtisans qui est visible partout dans les
illustrations du Jami al-tawarikh et devient motif fixe184. Par ailleurs, ce rapprochement
est révélé également par la manière particulière et subtile de peindre la coiffure du
mongol que nous ne pouvons voir que par un regard rapproché. Il est coiffé de deux
petites tresses en forme de boucle en laissant quelques mèches de cheveux descendre
jusqu’aux épaules. Nous retrouvons encore cette coiffure chez plusieurs personnages dans

182
Roxann Prazniak, « Siena…, op. cit., pp. 204-207.
183
Ibid., p. 207.
184
Jun Li , - < > · < >
2017 , p. 247.
la scène, comme le roi mongol et les enfants mongols au premier plan(fig. 38). Par ailleurs,
cette coupe de cheveux apparaît également chez deux Rois Mages mongols dans
l’Adoration des Rois Mages d’un maître de Lavagnola(fig. 39). Ce traitement technique
semble se référer à la représentation de la coiffure mongole dans les illustrations de Jami
al-tawarikh qui montre bien cette coupe de cheveux populaire dans les steppes.
D’autre part, il est intéressant de voir la modification apportée par Ambrogio
Lorenzetti. Sur la base du modèle, il exagère la forme et la décoration du chapeau. Il
devient un très haut chapeau pointu, décoré à une grande plume au sommet et une griffe
d’oiseau le long du tube du chapeau. Ce traitement subtil tente d’une part de renforcer
l’atmosphère orientale pour bien montrer le contexte du martyre ; d’autre part, il s’attache
précisément à la tradition visuelle de l’image de l’Autre, comme nous l’avons montré plus
haut dans la partie du « chapeau ». Le chapeau haut et pointu est considéré comme un
élément de l’altérité, qui apparaît dans les images des ennemis des chrétiens : les Juifs,
les musulmans et les Mongols.

3.2 Motif II : le roi mongol

Un autre manuscrit remarquable de cette époque était le Shâh Nâmeh Demotte


(Livre des rois du Grand Mongol) qui constitue probablement une autre source visuelle
pour les peintres italiens du XIVe siècle. Ce manuscrit fut exécuté à la cour d’Il-khans vers
les années 1330 à Tabriz en Perse, probablement commandé par un certain membre de
la famille royale. Il s’inscrit dans la tradition de la littérature populaire dans la période
préislamique en Iran, intitulé Shanama qui raconte les histoires des anciens héros et des
rois185.
Un autre motif mongol plus présent chez les peintres italiennes est un motif du roi
mongol. Nous le voyons dans le Codex Chocarelli et dans une série des Crucifixions du XIVe
siècle qui représente une figure mongole assise en tailleur, parfois sur un tapis. C’est une

185
Carboni, Stefano et Qamar Adamjee, « Folios from the Great Mongol Shahnama (Book of Kings) », dans Heilbrunn
Timeline of Art History, oct.,2000, https://www.metmuseum.org/toah/hd/khan6/hd_khan6.htm
posture qui représente surtout le personnage dignitaire, voire même le roi, dans la culture
iranienne. Nous trouverons son origine dans les illustrations de Shâh Nâmeh Demotte qui
comportent plusieurs scènes racontant l’intronisation ou le banquet des rois à la cour,
comme l’Intronisation de Alexandre ou l’Intronisation de Shah Zav (fig. 40) dans lesquelles
apparait répétitivement le motif du roi (parfois avec sa reine) : le khan est représenté
souvent de face et est assis sur le trône au centre, entouré par les gardes ou les courtisans.
Il porte une robe mongole et un bǐjiān à l’extérieur et dans certains cas, il porte un

manteau drapé sur une épaule.

3.2.1 Un portrait du khan de Genova

Nous trouvons un « portrait » typique du roi mongol dans la miniature du manuscrit


du Codex Cocharelli186, commandé par les membres de la famille de banquier Cocharelli à
Gênes entre les années 1314 et 1324 pour l’education des enfants de la famille,
particulièrement de son fils Johannius187. Les enluminures sont connues surtout par la
variété et virtuosité de la représentation du monde naturel, y compris les animaux et les
plantes exotiques188. Le réseau commercial de la famille de Cocharelli s’entendait jusqu'à
l’Orient persan à travers Gênes et le Cyprus, deux villes importantes dans les rapports
économiques entre l'Europe et l’Asie à l’époque de la Pax Mongolica189. Tout cela donne
un contexte multiculturel pour la réalisation du manuscrit.
La représentions de la figure mongole se trouvent dans le traité des péchés qui
occupe les 20 folios, dont la sixième page représente le péché de la gourmandise. Dans la
partie supérieure de cette page, il apparait un banquet luxueux d’un khan à la cour,

186
Pour le manuscrip Cocharelli Codex, voir Chiara Concina, « Unfolding the Cocharelli Codex : some preliminary
observations about the text, with a theory about the order of the fragments », dans Medioevi. Rivista di letterature e
culture medievali, 2, 2016, pp. 189-265. Anne Dunlop , « European Art and the Mongol Middle Ages: Two Exercises in
Cultural Translation », Meiyu Xuekan , 2015 ; voir aussi « Des sciences naturelles avant la lettre : le
surprenant bestiaire des Cocharelli », dans le site web du Museum de Toulouse.
187
Chiara Concina, « Unfolding…, op. cit., p. 196.
188
Ibid., p. 193.
189
Francesca FabbriIl, « Codice Cocharelli fra Europa, Mediterraneo e Oriente », dans La pittura in Liguria. Il Medioevo,
a cura di A. De Floriani, G Algeri, Genova, 2011, pp. 289-310.
entouré par des courtisans et des serviteurs mongols qui jouent de la musique. Au centre
du tableau, un khan mongol est assis en tailleur sur un coussin, au-dessous de ses genoux
on voit un brocart d’or, décoré probablement à motif animal face-à-face : un tigre (ou un
lion) et un dragon. Il porte des boucles d’oreille en or et porte un chapeau pointu à double
revers et des plumes au sommet. La corde du chapeau est enfilée des perles rouges. Son
visage est pale et large et ses yeux sont bridés. Il a deux touffes de barbe sur le menton et
deux touffes de moustache au-dessous des lèvres, coiffé de deux tresses sur les oreilles.
La robe du roi est richement décorée pour montrer le statut du roi et nous voyons une
représentation précise du costume mongol avec la décoration de yúnjiān et de

xiōngbèi , les deux éléments principaux dans le costume mongol, comme nous

l’avons montré plus haut. Les deux courtisans portent les vêtements similaires, avec la
décoration de yúnjiān et de xiōngbèi . L’apparence du khan mongol et en

particulier sa posture de dignitaire nous rappellent la représentation du roi dans les


illustrations du Shâh Nâmeh Demotte : le khan, vêtu d’une robe mongole reservé aux
hauts dignitaires, est représenté de face et est assis en tailleur sur un coussin. Par ailleurs,
il est étonnant de remarquer dans la miniature de Cocharelli Codex que le khan porte la
ceinture de diéxiè , accessoire typiquement du peuple de la steppe, qui a des trous

ronds pour accrocher des objets que l’on porte avec soi. Le miniaturiste a repris
probablement le modèle dans les illustrations du Shâh Nâmeh Demotte dans lesquelles le
khan et les courtisans porte souvent ce type de ceinture.

3.2.2 Un « roi mongol » dans la Crucifixion de Naples

Presque à la même période, nous retrouvons ce motif du roi mongol dans une série
des Crucifixions napolitaines qui semble, lui aussi, monter le motif de l’illustration de
Codex Cocharelli.
Ce mongol partage la tunique de Jésus avec les soldats romains. La représentation
du Mongol est une pure invention du peintre et nous ne pouvons donc pas trouver son
rôle dans les textes bibliques. Cette figure est cependant représentée, d’une manière
inattendue et discrète, sous la forme d’un khan mongol : il est assis en tailleur avec les
jambes croisées et repliée sur un tapis et porte un manteau drapé sur une épaule (fig. 41).
Il est entouré par des soldats romains, représentés en forme presque symétrique, ce qui
renforce la centralité formelle et signifiante du khan dans la composition. Cette image
dignitaire du mongol fait écho au khan mongol dans l’illustration de Codex Cocharelli et
ressemble fortement à l’illustration de l’Intronisation de Shah Zav du Shâh Nâmeh
Demotte. Ce rapprochement se montre non seulement dans la frontalité de la figure
dignitaire, mais s’incarne aussi dans les détails : le traitement de la coiffure, le manteau
drapé sur l’épaule et surtout le « tiraz » sur la manche droite du roi, des bandes ornées
d’inscription pour orner les manches dans la culture sassanide pour montrer l’identité
honorable. Le choix du motif constitue une opération de l’adaptation de la part du peintre
qui nous conduit à nous questionner sur l’identité et le rôle du mongol dans la Crucifixion :
il s’agit d’un soldat mongol ou d’un roi mongol ? Il provoque d’autre part une ambiguïté à
travers la transformation du motif : la couronne du roi est remplacée par le chapeau
pointu avec double bord à revers, signe de l’altérité. Le peintre semble cacher dans une
certaine mesure cet attribut de la royauté pour adapter le récit biblique en gardant
cependant la dignité de la figure mongole qui transforme le pouvoir propre au roi mongol
en pouvoir de la tunique de Jésus exposée au-dessus de ses genoux190.

Conclusion

La représentation de l’apparence du mongol en Occident touche à la question de la


représentation de l’Autre qui prend forme dans de nouvelles images au long de la tradition
chrétienne, comme les Mongols dans la Grande Chronique de Matthieu Paris. Ils sont
caricaturés et distordus comme les Juifs qui font partie du répertoire de l’image non-
chrétienne. D’autre part, il s’agit également de la question transculturelle. Le visage, le
chapeau et le costume mongol, en tant que motif étranger et exotique, se transmettent

190
Sur l’analyse de l’ambiguïté de l’image du Mongol dans la Crucifixion, nous allons vu au chapitre VI.
sur la terre d’Eurasie et apparaissent dans les scènes chrétiennes. Tout cela constitue une
nouvelle connaissance sur le monde oriental pour les hommes médiévaux.
Chapitre III

Image de la peur : la fabrication de l’ennemi du


chrétien
Après l’invasion mongole de 1241, la peur des Mongols reste gravée dans la mémoire
collective des chrétiens occidentaux du XIIIe siècle. Pendant un certain temps, la force de
cette armée, inconnue et très lointaine, avait été considérée comme une alliance
puissante. Elle est censée être dirigée par le prêtre Jean, roi régnant sur un royaume
chrétien en Orient, pour aider les chrétiens de confronter les ennemis musulmans 191 .
Cependant, les rumeurs concernant les carnages des Mongols en Europe de l’Est ont
totalement détruit leur image positive. Cette transformation radicale de l’espoir en
désespérance a provoqué une grande angoisse au sein de la communauté chrétienne.

Pendant cette période, nous trouvons deux types d’images dans la représentation
du Mongol. Le premier type est une sorte d’image « documentaire ». Il s’agit d’une série
d’images fabriquées en Europe de l’Est, qui sont temoins de l’histoire des combats entre
les Mongols et les chrétiens. Le second type est l’« image de la peur » que je voudrais
analyser précisément dans ce chapitre : la représentation du Mongol dans deux
illustrations de la Grande Chronique de Matthieu Paris, réalisée au milieu du XIIIe siècle.
Cette grande œuvre a été réalisée en Angleterre, région éloignée du champ de bataille,
par des peintres locaux qui n’ont jamais vu les Mongols de leurs propres yeux. De ce fait,
Matthieu Paris a montré une image du mongol construite totalement à partir la peur et
la panique provoquées par des rumeurs et des lettres venant d’Orient. Elle mélange
l’image du Mongol avec les images des ennemis de la chrétienté : les Juifs et les figures
eschatologiques, Gog et Magog.

Ce chapitre est consacré à analyser la manière dont la peur augmente et se répand


à travers des rumeurs en Occident, accompagnant l’approche de l’armée mongole ; la
façon dont cette peur prend racine au plus profond de la grande peur de la fin des temps
à la fin du Moyen Âge ; et la manière dont cette double peur prend sa forme dans la
représentation du Mongol.

191
Sur la légende de prêtre Jean, nous allons parler dans le Chapitre V, pp. 216-224.
I. La peur après l’invasion mongole

La peur, c’est probablement le premier sentiment à propos des Mongols en Occident


au XIIIe siècle, elle se nourrit d’une série d’images lourdes et sanglantes. Mais il n’y a pas
de peur sans mémoire, sans histoire, et sans imaginaire. À première vue, la peur du
Mongol semble être une crainte devant les envahisseurs inconnus et devant un monde
lointain et sauvage. Pourtant, c’est une peur imprégnée en profondeur dans la société
médiévale qui prend racine dans la pensée eschatologique et dans l’hostilité envers les
ennemis des chrétiens.
La conquête mongole au milieu du XIIIe siècle a entrainé un profond bouleversement
sur le territoire d’Eurasie. Après la fondation de l’Empire mongol en 1260, les peuples de
la steppe se rassemblèrent sous la direction de Gengis Khan et battirent en premier le
royaume des Kara-Khitaï en 1218. Par la suite, ils battirent l’Empire Khorezmien en 1221
et ensuite contrôlèrent toute l’Asie centrale. Après la mort de Gengis Khan en 1227, l’un
de ses fils Ogedeï monta sur le trône et continua à réaliser le rêve de son père. Les armées
mongoles commencèrent leur progression vers l’ouest et lancèrent une série des
conquêtes vers l’ouest. Par la suite, les conquêtes lancées par ses successeurs
connectèrent efficacement le monde oriental avec le monde occidental, poursuivant
l’expansion vers l’Europe de l’Est.

Accompagnant le bouleversement militaire et social, la peur et la panique surgirent


en Occident, provoquées surtout par les rumeurs qui provenaient d’Orient entre 1220-
1240. Elles commencèrent à toucher la frontière terrestre de la Hongrie et de la Pologne,
et par la suite se propagèrent dans toute l’Europe. La menace de l’armée mongole
s’agrandit successivement par une série de conquêtes : le sac de Moscou en 1238, le sac
de Kiev en 1240, et l’invasion des Mongols en Pologne et en Hongrie qui troubla l’Europe
de l’Est entre 1240-1241. Les armées mongoles ravagèrent d’abord la Galicie, région
méridionale de la Pologne, et avancèrent vers la Pologne à travers la ville de Lublin. Le 9
avril 1241, la bataille de Legnica se déroula à Wahlstatt, une petite ville près de Legnica,
entre une troupe mongole commandée par Orda, frère aîné de Batu et l’armée polonaise
dirigée par Henri II le Pieux, duc de Silésie. Cela constitue un moment crucial dans
l’histoire de la conquête mongole en Europe. Le déroulement de la bataille est mal
documenté, mais nous ne savons qu’elle s’est terminé avec la mort du duc Henri sur le
champ de bataille et par la grande victoire de l’armée de Batu. À ce moment-là, des
terribles rumeurs sur ces nouveaux barbares commencèrent à circuler en Europe, et elles
produisirent une image extrême et effroyable du mongol pour renforcer son atrocité. Par
exemple, l’une des rumeurs raconte que les armées mongoles ont dévasté toute la ville
et qu’ils y ont massacré presque 30 000 personnes, les soldats mongols coupant les
oreilles des victimes et en remplirent neuf sacs. De plus, le duc Henri fut décapité et sa
tête exposée au public au bout d’une lance devant la citadelle de Legnica192. Dans les
rumeurs, nous remarquons une évidente tentative de décrire les actes du carnage des
soldats mongols et de les considérer comme un peuple sauvage et déshumanisé. Tout
ceci implique probablement leurs mœurs cannibales, dont nous parlerons par la suite.

La progression des armées mongoles ne s’est pas arrêtée là, elles sont apparues
ensuite à la frontière de la Hongrie. La bataille de Mohi, qui a eu lieu le 11 Avril 1241 au
bord de la rivière Sajo près de Mohi, a montré à nouveau le pouvoir destructeur de ces
envahisseurs. Cette bataille opposa l’armée mongole, menée par Batû Khan, petit-fils de
Gengis Khan et l’armée hongroise, commandée par Béla IV. Même si les hongrois
comptaient environ 60 000 militaires, ils perdirent rapidement la bataille, deux jours
après la défaite de Legnica193. Béla IV s’enfuit du camp après cette bataille, poursuivi par
les soldats mongols, laissant tout le pays dans la dévastation.

192
Henri Cordier, « L’invasion mongole au Moyen Âge et ses conséquences », dans la séance publique annuelle des
Cinq Académies du 26 octobre 1914, Institut de France, voir aussi « L’influence des peuples de la steppe (Huns, Mongols,
Tatares, Turcs) sur la conception européene de la guerre de mouvement et l’emploi de la cavalerie », Revue
internationale d'Histoire militaire, 49, 1980, pp. 35-36.
193
Gyula Kristó, « L’invasion des Tatars et ses conséquences, la restriction du pouvoir royal, l’essor de la grande
propriété », dans Histoire de la Hongrie médiévale, Tome 1, presses universitaires de Rennes, 2000, pp. 141-158.
La période de l’invasion mongole marque l’apparition de la peur, l’effroi et l’angoisse
en l’Europe de l’Est dans la période de l’invasion mongole et sa propagation rapide à
travers les rumeurs, racontées par des témoins oculaires de la guerre et des lettres
désespérées envoyées par les rois de l’Europe de l’Est pour demander de l’aide. Tout ceci
a été transcrit partiellement dans les chroniques de cette époque.

Par exemple, une correspondance entre la reine Blanche et son fils le roi Louis a été
enregistrée dans la Grande Chronique de Matthieu Paris :

« Au moment donc où ce formidable fléau de la fureur du Seigneur menaçait les peuples,


la reine Blanche, mère du roi de France, dame vénérable et chérie de Dieu, s’écria, en
recevant ces terribles nouvelles : « Roi Louis mon fils, où êtes-vous ? » Celui-ci
approchant lui dit : « Qu’y a-t-il, ma mère ? » Alors, celle-ci, poussant de profonds soupirs
et laissant échapper un torrent de larmes, lui dit en considérant ce péril, toute femme
qu’elle était, avec plus de fermeté que les femmes n’en ont d’ordinaire : « Que faut-il
faire, mon très cher fils, dans un événement si lugubre, dont le bruit épouvantable s’est
répandu jusque chez nous ? Nous tous aujourd’hui, ainsi que la très sainte et sacrée
Église, sommes menacés d’une destruction générale, par l’invasion de ces Tartares qui
viennent vers nous. » À ces mots, le roi répondit d’une voix triste, mais non sans une
inspiration divine : « Que les consolations célestes nous soutiennent, ô ma mère ! Car si
cette nation vient sur nous, ou nous ferons rentrer ces Tartares, comme on les appelle,
dans leurs demeures tartariennes d’où ils sont sortis, ou bien ils nous feront tous monter
au Ciel. » Comme s’il eût dit : « ou nous les repousserons, ou, s’il nous arrive d’être
vaincus, nous nous en irons vers Dieu, nous comme des confesseurs du Christ, ou
comme des martyrs. » Et cette parole remarquable et louable ranima et encouragea non
seulement la noblesse de France, mais encore les habitants des provinces
adjacentes.»194

Une autre lettre, envoyée par l’empereur Frédéric II au roi d’Angleterre le 3 de juillet
1241, a été inclue aussi dans la Chronique de Matthieu Paris :

194
Matthieu Paris, Grande Chronique de Matthieu Paris, Vol.5, traduit par A. Huillard-Bréholles, Paris : Paulin Libraire-
éditeur, 1840, pp. 146-147.
[…] N’épargnant ni âge, ni sexe, ni dignité, elle se tient pour assurée d’anéantir le reste
du genre humain, parce que, confiante dans sa puissance immense, et dans son nombre
incomparable, elle aspire à dominer et à régner seule sur toute la surface de la terre.
Après avoir livré au pillage et à la mort toutes les contrées que leurs yeux avaient pu
apercevoir, après avoir laissé derrière eux d’immenses déserts, ils sont arrivés dans le
pays de la nombreuse peuplade des Comans. Là les Tartares, ou plutôt les Tartaréens
susdits, gens prodigues de leur vie, pour qui les arcs, les flèches et les javelots de trait
dont ils font un usage continuel, sont plus familiers que nos armes, et qui ont des bras
plus nerveux et plus exercés que les autres nations, dispersèrent complètement cette
peuplade, et la vainquirent ; et le glaive des Tartares se baigna dans le sang de ceux qui
ne purent se soustraire à leur fureur par la fuite […]195

L’empereur souligne d’abord l’invincibilité de cet ennemi, en particulier sa nature


inhumaine et sa force de destruction formidable. Il considère même que les tartares sont
plus forts que les autres ennemis qu’il avait rencontrés auparavant. Il continue en
décrivant un paysage misérable après l’invasion mongole :

[…] Or, ces barbares apparaissent tout à coup pour le pillage et l’extermination. Aussi
quand cette nation farouche, qui s’élance avec la même rapidité que la colère de Dieu
ou qu’un éclair, se fut soudain jetée sur eux et les eut attaqués, la ville de Kiev, la plus
grande des villes de cette contrée, fut assiégée et emportée d’assaut ; et tout ce noble
royaume, dont les habitants furent massacrés, fut livré à la ruine et à la dévastation. Un
pareil sort aurait dû faire prendre des précautions aux Hongrois qui étaient voisins ;
mais leur négligence méprisa les moyens de se fortifier et de se défendre. Car leur roi,
trop insouciant et trop sûr de lui, après avoir été requis par des députes et des messages
envoyés par les Tartares, de s’attirer leur bienveillance en se soumettant sans délai, lui
et son royaume, s’il tenait à sa vie et à celle des siens, aurait dû être effrayé et averti ; il
aurait dû exhorter les siens ou les autres à se prémunir au plus tôt contre les incursions
des Tartares, pour se protéger lui et les siens […]196

195
Matthieu Paris, Grande Chronique…op. cit., pp. 148-148.
196
Ibid., pp. 149-150.
Ces lettres désespérées sont des avertissements, elles tentent d’annoncer le grand
danger qui va planer au-dessus des chrétiens occidentaux et de montrer à l’avance le
destin de l’Europe en empruntant l’image misérable du royaume de Hongrie. Tout cela a
produit, chez les chrétiens occidentaux, une image mongole sauvage, sanglante et
invincible.
En même temps, un souffle eschatologique s’inscrit déjà au creux du mot ou de la
phrase, l’invasion mongole a été décrite comme une incarnation de « la fureur du
Seigneur » ou de « la colère de Dieu » qui va se répandre sur la Terre en annonçant la
venue des antéchrists et la fin du monde. En effet, c’est la grande peur de la fin des temps
qui motive une construction monstrueuse de l’image du Mongol et qui soulève, d’une
manière plus profonde, la crainte envers les ennemis de la chrétienté.
L’attente et la peur apocalyptique préoccupèrent les âmes chrétiennes tout au long
du Moyen Âge et prennent racine dans la pensée messianique d’Israël depuis le début de
la chrétienté. Elle annonçait l’arrivée du messie dont le regne amenerait une période de
paix197. Cependant, comme l’indique Jean Delumeau, la peur eschatologique a connu une
grande diffusion et une propagation sans précédent à la fin du Moyen Âge, provoquant
un « climat de pessimisme général sur l’avenir ».
Parmi les nombreuses prophéties, c’est l’œuvre de Joachim de Flore, un abbé
originaire de Calabre, qui « relance le millénarisme » au XIe siècle198. Selon la prophétie
de Joachim dans le Commentaire sur l’Apocalypse de 1196, les temps de l’humanité se
divisent en trois âges à partir de la notion de la Trinité. Ils correspondent respectivement
aux trois états de l’humanité : le premier, l’âge du Père qui a été manifesté dans l’Ancien
Testament et va de la création d’Adam jusqu'à l’avènement du Fils ; la seconde, l’âge du
Fils qui a été représenté dans le Nouveau Testament et va de l’Incarnation du Fils jusqu'au
second avènement du Christ ; le troisième, l’âge de l’Esprit qui est le temps de la grâce, le
royaume de la paix et de la justice que nous attendons. Ces trois âges ont été divisés en
sept périodes, parmi lesquelles la sixième période se trouve précisément à la fin de l’âge

197 e e
Jean Delumeau, La Peur en Occident : XIV -XVIII siècles, Librairie Artheme Fayard, 1978, pp. 199-208.
198
Ibid., p. 200.
du Fils. A travers une série de calculs, Joachim a prévu que la venue du troisième âge serait
entre 1200-1260199. Cette division des temps a eu une immense influence dans la société
médiévale en provoquant un bouleversement profond dans la mentalité de cette époque,
à savoir que la fin du monde n’est plus un temps inaccessible, puisque nous sommes déjà
à la fin de la sixième période sur l’échelle de la fin des temps.
Selon le calcul de Joachim, la date de l’arrivée de Gog et Magog serait 1250, une date
qui se rapproche de la date du ravage des Mongols en 1240-1241. Cette coïncidence
temporelle provoque ainsi une superposition entre l’image de l’antéchrist et l’image du
Mongol. Finalement, cette peur eschatologique prend forme dans l’appellation des
Mongols : les Tartares, terme d’origine grecque pour signifier enfer, et qui noue un lien
entre les Mongols et l’enfer. Comme l’indique Matthieu Paris dans la Grande Chronique200 :

[…] Les détestables Tartares, cette race de Satan, sortirent, cette même année, en
multitude innombrable de leur pays entouré de montagnes. Après avoir franchi une
barrière de rochers qui semblait inaccessible, ils se répandirent comme des démons
échappés du Tartare pour mériter leur nom de Tartares, qui se rapproche fort de
Tartaréens […]

Depuis longtemps, les Mongols avaient une image mystérieuse pour les chrétiens
occidentaux qui ne savaient pas quelle apparence ils avaient et de quelle origine ils étaient.
Au début, cette nouvelle puissance avait été considérée comme des normands baptisés
qui allaient aider les chrétiens à reprendre la Terre sainte aux mains des musulmans.
Pourtant, cette image positive a été totalement détruite par la conquête mongole en
Europe. Dans ce contexte, le nom de Tartares201 est apparu pour la première fois en 1236
dans l’Historia Alexandri Magni de Quilichinus de Spoleto 202 . L’auteur a utilisé le mot

199
André Vauchez, Prophètes et prophétisme…op. cit., pp. 37.
200
Grand Chronique de Matthieu Paris, Traduit en Français par A. Huillard-Breholles, Tome Cinquième, Paris, Paulin,
1840, p. 98.
201
Ce nom se place dans un multi-contexte qui associe d’abord géographiquement une rivière nommée Tatar de
Transcaucasie où habitent ces peuples normands.
202
Antoine Augustin Bruzen de La Martinière, Introduction à l'histoire de l'Asie, de l'Afrique et de l'Amérique, Vol.1,
Amsterdam : chez Zacharie Chatelain, 1735, p. 190.
Tartarus, emprunté à la langue grecque qui designe le séjour après la mort dans l’Antiquité,
pour appeler ce nouvel envahisseur qui constitue l’image la plus terrible et cruelle pour
les chrétiens au Moyen Âge203. Dans cette œuvre, les Mongols ont été inclus dans l’histoire
d’Alexandre qui s’inscrit dans les prophéties apocalyptiques. Selon la prophétie de
Pseudo-Methodius, la plus populaire à la fin du VIIe siècle, Alexandre le Grand avait édifié
les Portes de Fer, situées sur les rives de la mer Caspienne, pour enfermer la force
menaçante et isoler des peuples sauvages du monde civilisé. Ces peuples sauvages de Gog
et Magog doivent envahir le monde à la fin des temps. L’histoire de Quilichinus de Spoleto
s’est ancrée dans cette tradition apocalyptique, il a fait une association entre les
envahisseurs mongols d’une part et Gog et Magog d’autre part en leur donnant une
appellation infernale. Sur cette base, Theodore d’Antioche, un évêque de Mopsueste en
Cilicie a renforcé la monstruosité de l’image mongole en reliant les Mongols avec
Blemmyes, un monstre de l’Histoire naturelle de Pline, sans tête avec les yeux et la bouche
sur le ventre204.

II. L’image « documentaire » en Europe de l’Est

Le premier type d’image du mongol en Occident a été réalisée autour du champ de


bataille en Europe de l’Est et représente les guerres entre les armées mongoles et les
armées hongroises et polonaises. C’est une représentation relativement historique, par
rapport aux représentations du mongol fabriquées dans La Chronica Majora de Matthieu
Paris en Angleterre.

La Chronicon Pictum conservée à la bibliothèque de Vienne appartient à la Chronica


Hungarorum qui rassemble des textes concernant l’histoire hongroise. Nous trouvons
deux illustrations sur les Mongols dans cette chronique, elles capturent deux moments,
comme des photos de reportage, dans les batailles opposant les armées mongoles et

203
Jean Richard, « Ultimatums Mongols et lettres apocryphes : l’occident et les motifs de guerre des Tartares », dans
Central Asiatic Journal, vol. 17, no. 2/4, 1973, p. 214.
204
Roman Hautala, « Latin Sources' Information about the Mongols related to Their Re-Conquest of Transcaucasia »,
Золотоордынское обозрение (Golden Horde Review), Juillet, 2016, pp. 10-13.
hongroises. La première illustration présente un épisode ayant eu lieu après la première
campagne de Mohi entre les Mongols et les Hongrois sur les rives de Sajó en 1241. Suite
à l’échec des armées hongroises, elles furent forcées à se retirer en Dalmatie en 1242. Le
roi Bela IV s’enfuit et est chassé par le chef mongol Batû Khan et par les soldats
mongols 205 (fig. 42). Dans la scène, nous voyons une intention de construire une
confrontation entre les chrétiens et leurs ennemis qui se remarque d’abord par une
différenciation entre deux groupes de personnages à travers leurs costumes : les Mongols
portent des chapeaux pointus, ont des chevelures lâchées et bouclées, avec les deux
touffes de barbe. Cet effet de contraste est renforcé par une juxtaposition de l’épée tenue
par Bela IV et du sabre tenu par Batû Khan, une arme typique des peuples de la steppe.
Par ailleurs, la composition de la scène montre une image puissante de l’armée mongole
qui dispose d’un avantage absolu dans le combat : les trois-quarts de la scène sont
occupés par eux. Dans la marge à gauche de la scène, le roi Bela, coiffé d’une couronne
et caché partiellement par le cadre, s’enfuit à cheval en se retournant la tête vers les
soldats mongols.

La deuxième illustration réprésente l’invasion mongole de 1285, à un moment où les


Mongols sont en train de ravir les femmes des mains des hongrois (fig. 43). Encore une
fois, une séparation évidente se voit entre les deux groupes par leur apparence et leur
costume, et notamment par le contraste entre les deux armes, caractérisant deux façons
différentes de combattre, qui sont présentées au centre du tableau : l’arc, arme puissante
et « sauvage » pour les peuples de la steppe fait en opposition avec la boucle et l’épée,
des armes plutôt « modernes » pour les soldats européens. Ceci fait écho à la description
de l’empereur Fréderic dans sa lettre que nous avons cité plus haut : « Là les Tartares, ou
plutôt les Tartaréens susdits, gens prodigues de leur vie, pour qui les arcs, les flèches et
les javelots de trait dont ils font un usage continuel, sont plus familiers que nos armes […]
». Il est intéressant de voir que les deux roches à l’arrière-plan semblent participer aussi

205
Encyclopédie des gens du monde, répertoire universel des sciences, des lettres et des arts ; avec des notices sur les
principales familles historiques et sur les personnages célèbres, morts et vivants, Tome dix-sept, Paris, Librairie de
Treuttel et Würtz, 1842, p. 169.
à cette opposition à travers leurs couleurs vivement opposées : la roche noire pour les
Mongols et la roche blanche pour les Hongrois.

La première bataille de Legnica entre les Mongols et les Polonais a été racontée dans
le Hedwig manuscript en 1353 (fig. 44-45). La scène donne une représentation
spectaculaire de la violence de la guerre. Un chaos semble audible au milieu des corps
sanglants et des flèches dans le champ de la bataille. Même si la scène est très
désordonnée et troublée, une frontière claire s’observe entre les deux groupes : l’armée
mongole à gauche du tableau et l’armée polonaise à droite. Cette fois, la séparation de la
scène ne montre pas seulement, comme nous avons indiqué plus haut, une opposition
entre deux camps de bataille, elle implique également un schéma potentiel du Jugement
dernier, c’est-à-dire une séparation entre les damnés et les élus. Cet effet messianique se
manifeste surtout dans la deuxième illustration du manuscript Hedwig : le chef mongol,
plus grand que les autres soldats, se situe au centre du tableau, il vient de décapiter Henri
II le Pieux avec son épée. A sa gauche, un soldat mongol tient une bannière décorée de
l’image de la tête décapitée d’Henri II. En suivant la ligne diagonale de la composition,
nous voyons que, dans le coin inférieur gauche et justement à côté de l’armée mongole,
se trouve la bouche de l’enfer comblée des pêcheurs mongols. En revanche, dans le coin
supérieur droit, deux anges tiennent dans un linge des soldats polonais, parmi lesquels se
trouve au centre le roi Henri II en prière. Tout ceci intègre les Mongols dans le temps
messianique et les fait participer au jugement de la chrétienté.
Cette première type de la représentation du Mongol constitue un témoignage
documentaire sur la conquête mongole en Europe de l’Est. Cependant, il est intéressant
d’apercevoir qu’une frontière entre soi-même et l’Autre a commencé à s’établir dans les
scènes à travers la composition et la représentation du mongol. Nous voyons tout de suite
que la question de l’Autre devient un enjeu dans la fabrication de l’image du Mongol dans
la Grande Chronique de Matthieu Paris.

III. La Grande Chronique de Matthieu Paris


La Grande Chronique de Matthieu Paris, fabriquée dans l’abbaye de Saint-Alban entre
1239 et 1259 comporte trois volumes : le premier raconte l’histoire de la Création jusqu'à
l’année 1188 ; le deuxième retrace l’histoire entre 1189 et 1253 ; le troisième présente
l’histoire entre 1253 et 1259. Cette chronique a été écrite successivement par deux
chroniqueurs. Roger de Wendover a réalisé sa partie jusqu’en 1235 et après sa mort en
1236, son ancien assistant Matthieu Paris, nouveau chroniqueur et illustrateur de Saint-
Alban, a repris son travail. Matthieu Paris a choisi la Flores Historiarum de Roger de
Wendover comme première partie de la Grande Chronique. Sur la base du travail de Roger
de Wendover, il a fait un travail de retouche dans son propre style. D’une part, il a ajouté
des commentaires dans la marge des pages ou entre les lignes du texte ; d’autre part, en
tant qu’illustrateur, Paris a tenté de décorer des mots et des phrases de la couleur ou
d’insérer des images et des décorations dans les anciens textes pour donner une visibilité
à la narration. Tout ceci montre, comme l’indique Suzanne Lewis, que Matthieu Paris a eu
l’intention d’incorporer, de manières diverses, la partie de Wendover dans sa propre
invention206.
La Grande Chronique de Matthieu Paris conserve de nombreuses informations sur
les Mongols à la fin du XIIIe siècle. Elle comporte cinq documents importants concernant
l’invasion mongole : la lettre du comte de Lorraine au comte de Brabant en 1241 ; la lettre
de la reine Blanche, mère du roi de France au roi Louis ; la lettre de l’empereur Fréderic II
aux rois d’Europe ; la lettre d’Ivo de Narbonne à l’archevêque de Bordeaux Gerald de
Mulemort ; et un entretien avec Pierre, archevêque russe exilé, qui a été chassé par les
Tartares207.
Par ailleurs, Matthieu Paris a ajouté plusieurs lettres concernant les Mongols dans la
partie de l’Additamenta de la chronique : la lettre d’un évêque hongrois inconnu à
l’évêque de Paris Guillaume d’Auvergne ; la lettre d’Henri le Raspon, landgrave de Thuringe
à Henri I, duc de Brabant ; une lettre venant de l’abbaye Sainte-Marie en Hongrie, datée

206
Sur L’Additamenta Illustrata de Matthieu Paris, voir Suzanne Lewis, The Art of Matthew Paris in the Chronica Majora,
University of California Press, 1987., pp. 53-57.
207
J.J Saunders a fait un travail de collecte des documents ou des rapports concernant les Mongols dans le Chronica
Majora ; voir J.J.Saunders, « Matthew Paris and the Mongols », dans Essays in Medieval History presented to Bertie
Wilkinson, T.A.Sandquist and M.R.Powicke ed., University of Toronto, 1969, pp. 124-125. Voir aussi tome 6, p. 335.
du 4 janvier 1242 ; une lettre écrite par Jordan, vicaire franciscain polonais, pour tous les
chrétiens le 10 avril 1242 ; des lettres des frères dominicains et franciscains écrites pour
tous les chrétiens en 1242 ; la lettre d’un frère franciscain à Cologne pour les chrétiens du
duché de Brabant ; le rapport déposé au Concile de Lyon par André de Longjumeau ; la
lettre envoyée par le roi des Tartares au roi de France en 1249 ; la lettre du roi des Tartares
en 1249208.
Ces lettres, y compris les propres descriptions de Matthieu Paris, « rendent
évidemment témoignage de ces évènements désastreux », car il s’y répète des formules
comme « monstre », « inhumain », « robuste », « barbare » qui traduisent déjà, dans une
certaine mesure, une figurabilité textuelle en donnant une image du mongol : « une race
d’hommes monstrueux et cruels était descendue des montagnes du nord » ; « des êtres
inhumains et ressemblant à des bêtes, qu’on doit appeler plutôt des monstres » ; « ces
barbares ont de grosses têtes tout à fait disproportionnées pour leurs corps » ; « robustes
et de grande taille » ; « la face large, les yeux de travers, et poussent des cris horribles qui
expriment bien la férocité de leurs cœurs » 209 . Avant toute image, la description du
Mongol a suscité dans les textes une grande panique dans la communauté chrétienne en
Occident.

3.1 Construire le Mongol cannibale : la chair et le sang

Les deux illustrations de la Grande Chronique de Matthieu Paris constituent la


première représentation du Mongol en Europe occidentale, la première accompagne la
lettre d’Henri de Lorraine-Harcourt à son père Henri I en 1241, et la seconde accompagne
la lettre d’Ivo de Narbonne à l’archevêque de Bordeaux Gerald de Mulemort en 1245. Par
rapport aux sources textuelles, les illustrations nous font voir, de manière plus efficace et

208
J.J.Saunders, « Matthew Paris… », op. cit., pp. 125-126.
209
Grande Chronique de Matthieu Paris, Tome III, pp. 334-335 ; Tome IV, p. 155.
plus touchante, une image menaçante, monstrueuse et sanglante du Mongol qui prend
racine dans la mentalité et la mémoire des chrétiens médiévaux.

Le premier « portrait » d’un Mongol représente un soldat mongol à cheval, sous les
jambes du cheval, le corps blessé de la victime, allongée par terre, est percé par la lance
du Mongol (fig. 46). La seconde illustration dépeint une scène faisant trembler : trois
soldats mongols cannibales sont en train de se partager et de manger leurs victimes (fig.
47). Les deux scènes ne montrent pas seulement un combat entre les deux armées,
comme nous voyons dans les premières représentations « documentaires » en Europe de
l’Est, mais elles réprésentent un massacre sanglant qui renforce la monstruosité du
Mongol. Par rapport aux témoins historiques sur le ravage des Mongols, ce type de
représentations constitue un miroir de la mentalité de l’époque, elle avive la peur et le
bouleversement de la fin du monde, provoqués par des rumeurs et des prophéties à la fin
du Moyen Âge.

3.2 Un corps partagé

La question de la corporéité au Moyen Âge est associée au statut culturel du corps,


comme l’indique Jacques le Goff dans son ouvrage, « le corps a été, dans la chrétienté
médiévale, une grande métaphore décrivant la société et les institutions, symbole de
cohésion ou de conflit, d’ordre ou de désordre, mais surtout de vie organique et
d’harmonie »210.
Au Moyen Âge, la laideur et la déformation du corps sont toujours chargées de
valeurs symboliques péjoratifs, qui ont souvent été attribués aux groupes vivants en
marge de la société médiévale : le jongleur, la prostituée, le bouffon, le brigand, ou les
ennemis du chrétien : les hérétiques, les juifs et les musulmans. Les Mongols ont été
considérés au début comme l’un des ennemis du chrétien ; de ce fait, la représentation
de son corps fait partie de cette « histoire de la laideur ».

210
Jacques le Goff, Nicolas Troung, Une histoire du corps au Moyen Âge, Editions Liana Levi, 2003, p. 14.
3.2.1 Les juifs

A première vue, personne ne peut reconnaître les Mongols dans les illustrations de
Matthieu Paris s’il n’y a pas de textes explicatifs qui nous permettent de mieux
comprendre les images, puisqu’elles ne montrent pas un vrai « portrait » des Mongols. Ils
ont un visage grotesque emprunté et un corps transformé. Nous voyons clairement,
surtout dans la seconde illustration de la Grande Chronique, qu’un soldat mongol,
représenté de profil au centre du tableau, emprunte évidemment des traits de Juif, en
particulier le bonnet juif et le nez écrasé211 . Il s’agit d’une intention de caricaturer les
soldats mongols et de les faire ressembler aux autres ennemis des chrétiens. Cette
intention s’inscrit dans la peur de l’antéchrist propre à la tradition de l’eschatologie
chrétienne. En ce sens, un nouveau autre est construit en empruntant les images
conventionnelles de l’altérité pour obtenir un double effet de diabolisation.
Ce métissage iconographique s’accompagne d’un phénomène parallèle dans le
domaine textuel. Les Tatars ont été considérés pendant longtemps comme des
descendants des dix tribus perdues. Les rumeurs surgissant à cause du mouvement anti-
juif de l’époque vont jusqu'à imaginer « une collaboration » entre les Juifs et les Mongols.
Comme l’indique Matthieu Paris dans la chronique, les Juifs faisaient de la contrebande
d’armes pour les Mongols. Ils ont caché les armes dans des fûts de chêne et les ont
envoyés sur le front de la bataille pour appuyer l’armée mongole212.

3.2.2 Gog et Magog

La représentation la plus choquante du Mongol est la scène cannibale des soldats


mongols dans la seconde illustration de Matthieu Paris. Elle donne une atmosphère

211
Debra Higgs Strickland, Saracens, Demons, Jews: Making monsters in Medieval Art, Princeton University Press, 2003,
p. 194.
212
Matthieu Paris, Chronica Majora, Tome IV, pp.131-3 ; voir aussi J.J. Saunders, « Matthew Paris… », op. cit., p. 123.
eschatologique à la scène et y construit un lien, comme l’indique Suzanne Lewis, entre les
soldats mongols et Gog et Magog, le peuple de l’antéchrist213.
Les portes de fer, nommées Portes Caspiennes, construites par Alexandre le Grand,
sont généralement situées près de la passe de Darial au centre de la crête du Grande
Caucase dans les cartes médiévales214. Cette localisation, selon Pline l’Ancien, peut être
remontée à l’empereur romain Néron, grâce à la découverte de Domitius Corbulo lors de
son expédition en Orient. Depuis l’Antiquité, ces portes étaient considérées comme une
barrière permettant de protéger le monde civilisé de l’invasion des peuples sauvages et
féroces.
Gog et Magog ont été évoqués pour la première fois dans la Bible comme signe de la
fin des temps :

« Quand les mille ans seront accomplis, Satan sera relâché de sa prison. Et il sortira
pour séduire les nations qui sont aux quatre coins de la terre, Gog et Magog, afin de les
rassembler pour la guerre. » (Apocalypse de Jean 20 :7).

D’après Andrew Runni Anderson, l’association entre Gog et Magog et les peuples
barbares a commencé au Ve siècle dans la légende d’Alexandre, provoquée par l’invasion
des Huns en 395, tribu féroce du nord du Caucase215. Par la suite, Gog et Magog ont été
associés successivement aux envahisseurs venant du nord : les Alains, les Khazars, les
Arabes, les Turcs, les Magyars, les Parthes et les Mongols216, transformant ainsi le peuple
dévastateur en figure eschatologique. L’effet de panique a été renforcé par l’image de la
fin des temps de l’Apocalypse du pseudo-Methodius, écrite à la fin du VIIe siècle, elle a eu
une énorme influence dans la société médiévale. Selon cette prophétie, Gog et Magog
emprisonnés derrière les Portes d’Alexandre se délivreront avant la fin des temps, ils

213
Suzanne Lewis, The Art of Matthew Paris in the Chronica Majora, Cambridge: University of California Press, 1987, p.
287.
214
Andrew Runni Anderson, « Alexander at the Caspian Gates », dans Transactions and Proceedings of the American
Philological Association, Vol. 59, 1928, pp. 130-132.
215
Andrew Runni Anderson, Alexander’s Gate, Gog and Magog, and the Inclosed Nations, The waverly Press, 1932, pp.
16-19
216
Ibid., pp. 12-14.
seront écrasés et éliminés, puis les chrétiens gagneront la victoire finale.217
A l’époque de la Grande Chronique de Matthieu Paris, l’image du Mongol et l’image
de Gog et Magog se superposent sous la perspective eschatologique. Dans les images de
Gog et Magog fabriquées après l’invasion des Mongols, nous voyons que certains traits de
Gog et Magog semblent être partagés avec les Mongols chez Matthieu Paris. Par exemple,
dans un manuscrit du Romance d’Alexandre, réalisé en Angleterre entre 1240 et 1250,
aujourd’hui conservé au Trinity College Cambridge (fig. 48), Gog et Magog sont
représentés dans un espace décoré d’arbres et divisé en deux parties par des colonnes-
plantes qui confèrent une ambiance bocagère et sauvage. Dans la partie gauche, ils sont
en train de dévorer de la chair humaine ; dans la partie droite, ils ont avalé un serpent et
une grenouille, capturés vivants dans les bois. Les deux cannibales sont représentés de
profil, montrant leurs nez écrasés. Ils ont un corps gigantesque et couvert de poils.
Selon l’interprétation de Debra Higgs Strickland, l’image de Gog et Magog est
mélangée avec l’image des Juifs rouges des dix tribus perdues d'Israël. Cela se manifeste
par le chapeau juif sur la tête d’un personnage dans la partie droite de l’illustration218.
Pourtant, à notre sens, la superposition subtile entre l’image du Mongol et l’image des
Gog et Magog ne devraient pas être ignorée. D’une part, les nourritures immondes, le
serpent et la grenouille tenues dans les mains des Gog et Magog de la partie droite, font
écho aux descriptions sur l’impureté des aliments des Mongols dans les récits de voyage.
Le serpent et la grenouille ont été surtout évoqués par Guillaume de Rubrouk comme
nourriture des Mongols219 . D’autre part, la représentation des cannibales nous rappelle
la représentation des Mongols dans les illustrations de la Grande Chronique de Matthieu
Paris. D’abord, le corps gigantesque des Gog et Magog, par rapport à leurs victimes,
corresponde bien à la représentation des Mongols chez Matthieu Paris. Sur cette base, la
scène du soldat européen percé par la lance du Mongol dans la première illustration de
Matthieu Paris semble se transformer en la scène où la victime percée par le couteau de
Gog et Magog. De plus, la « coopération monstrueuse » entre Gog et Magog – l’un

217
Andrew Runni Anderson, Alexander’s Gate…, op. cit., pp. 48-49.
218
Debra Higgs Strickland, Saracens…op. cit., pp. 232-234.
219
Guillaume de Rubrouck, Voyage…op. cit., pp. 99-100.
s’occupe à tuer sa victime, l’autre griffe ses cheveux pour le bien stabiliser en dévorant
une jambe – nous fait penser à la « coopération monstrueuse » entre les deux Mongols
cannibales de la seconde illustration de la Grande Chronique, que nous avons montrée
précédemment.

3.2.3 Corps démonique

La représentation de la violence et de la cruauté dans les deux illustrations de la


Grande Chronique s’accompagne de la représentation anormale et grotesque du corps des
soldats mongols, faisant écho aux images démoniques. Par exemple, l’action centrale du
tableau – un soldat mongol rôtit sa victime sur le feu – emprunte probablement à la scène
infernale de la torture épouvantable des damnés, comme nous le voyons dans la frise du
tympan de l'abbatiale Sainte-Foy de Conques (fig. 49). Un homme est rôti à la broche par
un démon, représenté de profil avec une tête de lièvre. Elle emprunte aussi à la scène
infernale de l’Hortus deliciarum d’Herrade de Landsberg, réalisé autour 1180, où nous
voyons dans le côté gauche du tableau, deux hommes jetés par les démons vers le feu de
la cheminée. En ce sens, le feu qui brûle le corps du prisonnier nous rappelle le feu infernal
et provoque un imaginaire plus effrayant de la vie après la mort, qui transforme les
Mongols en démons infernaux.
Un double corps anormal apparaît à gauche de la scène : les deux soldats mongols
sont en train de tuer et de manger leurs victimes. La partie inférieure de leurs deux corps
se superpose parfaitement, renforçant, dans une certaine mesure, leur monstruosité : ils
semblent partager un seul corps, mais portent une double tête. Cette invention du
« monstre à deux têtes » nous conduit à voir une sorte de coopération monstrueuse qui
se déroule comme une image de la guillotine et de la « machine meurtrière » : l’un des
soldats mongols au visage grotesque dévore des bras humains en assoyant sur le dos d’un
pauvre prisonnier qui vient d’être décapité par un bourreau mongol avec une hache, arme
sauvage et puissante attribuée particulièrement aux peuples de la steppe, qui fait écho à
l’arc sur l’arbre en marge du tableau.
3.3 Du soldat au cannibale : quand la peur prend sa forme

Les deux illustrations de la Grande Chronique de Matthieu Paris constituent une


représentation monstrueuse des Mongols au XIIIe siècle. Elles ne montrent pas seulement
des scènes de bataille, comme les illustrations fabriquées en l’Europe de l’Est, mais elles
fonctionnent comme des images de la peur qui provoquent l’effroi et la terreur en
manifestant la soif de sang des Mongols et leur monstruosité.
Voici comment l’image donne une visibilité du carnage des Mongols à travers la
représentation du sang et de la chair.
La première illustration représente le portrait d’un soldat mongol à cheval. Il porte
un casque pointu avec une plaque de garde devant le nez. Sous les jambes d’un cheval
mongol, nous voyons deux soldats européens, l’un est recroquevillé et blessé par la lance
du soldat mongol, l’autre est allongé par terre, représenté nu. À côté de la scène, il y a des
inscriptions en latin « Formidabile exterminium Tartarorum » (une destruction formidable
des Tartares) qui provoquent, avec l’image, l’effet épouvantable de la scène du massacre.
Le corps nu du prisonnier, détail anormal et inattendu, nous frappe à première vue. C’est
un phénomène qui est rarement vu dans les autres scènes de batailles dans la Grande
Chronique.
La représentation du nu chez Matthieu Paris est d’abord une manière efficace de
montrer un contraste entre le soldat mongol et le soldat européen en présentant la
fragilité et l’impuissance du corps défait, exposé devant la force de l’armée mongole. De
plus, à notre sens, cette représentation du nu implique et prédit probablement une image
cannibale du Mongol qui apparaît, de manière étonnante, dans la seconde illustration de
la Grande Chronique. C’est une scène de cannibalisme, accentuée par les inscriptions «
Nephandi Tartares vel Tattari Humanis carnibus vescentes »220 : les Mongols sont en train
de manger leurs prisonniers qui ont été représentés tout à fait nus. Dans cette scène, il

220
Voir Suzanne Lewis, The Art of Matthe…op. cit., p. 287.
est étonnant de remarquer la manière dont l’image nous fait voir une superposition de la
scène de cannibalisme et de la scène du massacre : le corps des prisonniers se transforme,
à travers leur corps nu et sanglant, en chair humaine pour le banquet cannibale des
soldats mongols. Cette fois, ce n’est pas seulement le corps des Mongols qui montre leur
monstruosité, mais le corps de leurs victimes qui provoque la panique et participe à la
construction de l’image du monstre. Tout ceci transforme totalement les soldats mongols
en cannibales.
Par ailleurs, cette « exposition » des chairs sanglantes accompagne un
épanouissement » de la couleur rouge. Nous voyons une intensité du rouge, couleur du

sang, dans toute la scène : les flammes rouges sur le gril ; le surgissement du sang de la
tête ; le bras et la jambe tranchés ; les inscriptions latines en rouge : Nephandi Tartares
vel Tattari Humanis carnibus vescentes. Ces inscriptions se trouvent justement à côté d’un
soldat mongol qui est en train de dévorer une jambe humaine et qui tient une autre jambe
tranchée dans la main, comme un verre rempli de sang. De plus, Matthieu Paris montre
subtilement l’écoulement du sang : c’est le sang de la jambe qui coule et forme les
inscriptions sanglantes. Nous voyons ainsi une image cannibale construite par du sang et
des chairs, autrement-dit, quand des corps deviennent chair, les soldats mongols
deviennent monstres.

3.4 Un œil prophétique : la scène de la fin des temps

Le cannibalisme établit un lien entre les Mongols et les peuples eschatologiques


associés à la grande peur de la fin des temps. Suzanne Lewis fait une série d’analyses dans
son ouvrage sur l’organisation prophétique de la Grande Chronique. Elle remarque que
l’histoire de Matthieu Paris s’inscrit dans la tradition prophétique de Pseudo-Methodius
et a été profondément influencée par la prophétie de Joachim de Flore (v. 1135-1202).
Selon Suzanne Lewis, l’organisation de la Grande Chronique correspond précisément
à la division prophétique de Joachim, que nous avons évoquée précédemment. Au début
de la chronique, au pied de la page 30 de l’annuaire original de Wendover, une Nativité a
été insérée par Matthieu Paris pour manifester le dévoilement de l’âge du Fils221. Nous
voyons une scène remplie par le regard intensif sur l’enfant Jésus, signe d’un nouvel
âge (fig. 50) : la Vierge regarde attentivement son bébé dans la crèche en s'appuyant sur
un coude en position semi-couchée ; à sa droite, un bœuf et un l’âne apparaissent et
regardent cette nouvelle vie ; un rideau se lève légèrement derrière la tête de la Vierge, il
dévoile et inaugure l’âge du Fils, marqué par la naissance du Jésus. Accompagnant cette
image, Matthieu Paris ajoute des inscriptions :

Et une panique s’ancre au sein de Chrétienté.


Cum fuerint anni transacti mille ducenti
Et quinquaginta post partum Virgins almae,
Tunc Antichristus mascentur daemone plenus222

Les inscriptions et l’image au tout début de la chronique nous conduisent à voir une
cadre prophétique pour la narration de Matthieu Paris : l’histoire commence par
l’incarnation du Christ et finit par l’arrivée de l’antéchrist. Cela signifie qu’au tout début
de la chronique, Matthieu Paris a déjà prévu la fin de son histoire dans une perspective
eschatologique. D’après Suzanne Lewis, Matthieu Paris a été tellement influencé par la
prophétie de Joachim qu’il voulait terminer la Grande Chronique vers 1240, la date de
l’invasion mongole. Il liste les nombreux événements qui se passent successivement avant
la fin de la sixième période, parmi eux, la crise violente de l’invasion mongole occupe une
première place qui inaugure la fin des temps223. Enfin, ces inscriptions prophétiques qui
apparaissent au début de la chronique et proclament le commencement de l’histoire,
réapparaissent à la fin de la chronique et annoncent la fin du monde en accompagnant
les lettres concernant l’invasion mongole entre 1241 et 1242 dans le Liber
Additamentorum224.

221
Voir Suzanne Lewis, The Art of Matthew Paris…, op. cit., p. 102.
222
Matthieu Paris, Chronica Majora, Tome VI. p.80; voir aussi Voir Suzanne Lewis, The Art of Matthew Paris…, op. cit.,
p. 102; Marjorie Reeves, The Influence of Prophecy in Middle Ages: A Study in Joachimism, Oxford, The Clarendon Press,
1969, p. 49.
223
Voir Suzanne Lewis, The Art of Matthew Paris…, op. cit., pp. 102-104, p. 288.
224
Ibid., pp. 103-104.
La préoccupation eschatologique de Matthieu Paris, fortement influencée par la
prophétie de pseudo-Methodius et celle de Joachim de Flore, devient visible, de manière
discrète mais efficace, dans la seconde illustration concernant les Mongols de la Grande
Chronique. Dans la marge droite de la page, nous voyons une femme capturée, ses mains
et ses cheveux attachés au tronc d’un arbre. Cette représentation a été souvent associée
à la description de la lettre écrite par Ivo de Narbonne à l’archevêque de Bordeaux Gerald
de Mulemort qui semble impliquer le destin indésirable de cette femme225 :

[…] Les femmes vieilles et laides étaient données à ces anthropophages, comme on les
appelle vulgairement pour leur servir de nourriture pendant la journée. Quant à celles
qui étaient belles, ils s’abstenaient de les manger, mais malgré leurs cris et leurs
lamentations, ils les étouffaient sous la multitude des viols qu’ils leur faisaient subir. Ils
souillaient les vierges jusqu’à leur faire rendre l’âme ; puis leur coupant les mamelles
qu’ils réservaient pour leurs chefs comme un manger délicieux ils se repaissaient avec
226
gloutonnerie de ces corps vierges […]

Pourtant, dans l’illustration, Matthieu Paris ne représente aucun détail de la


description de la lettre ; en revanche, il tente de représenter une dimension
psychologique à travers la réaction de la femme capturée. C’est le seul personnage de la
scène qui est en train de regarder le carnage ! Un cheval mongol grimpe par ses jambes
avant sur un arbre pour mâcher des feuilles et son corps gigantesque se trouve justement
au-dessus de la tête femme capturée, la séparant de la scène de cannibalisme qui se joue
devant ses yeux. Selon Suzanne Lewis, ce cheval correspond à une description de
Matthieu Paris dans l’annuaire en 1240 : « ils ont des chevaux grands et forts qui se
nourrissent de feuillages et même d’arbres »227. Peut-on imaginer ce que voit réellement
cette pauvre femme ? Elle est plongée dans la grande ombre du cheval mongol et ouvre
grand ses yeux effrayés en souffrant une oppression sauvage. En suivant son regard, nous

225
Ibid., p. 287.
226
Matthieu Paris, Chronica Majora, Tome IV, p. 371.
227
Ibid., p. 287.
voyons le sexe du cheval228, ce détail semble, de manière obscure, impliquer la sexualité
incontrôlée des Mongols qui a été confirmée dans la lettre d’Ivo de Narbonne229 .
Néanmoins, la peur fonctionne doublement dans la scène. A travers une fente entre
les jambes du cheval, la femme pourrait apercevoir les Tartares cannibales en train de
massacrer et dévorer ses compatriotes ! A notre sens, c’est un œil témoin ou même
prophétique, elle ne voit pas seulement une scène d’invasion, mais Matthieu Paris lui fait
observer une scène de cannibalisme qui nous conduit à voir, à travers les yeux de cette
femme, que Gog et Magog mangent les peuples dans le monde en annonçant la fin des
temps.
Parallèlement, ce genre de regard prophétique est apparu en nombre dans les
illustrations du Dyson Perrins Apocalypse, un manuscrit contemporain qui a été fabriqué
en Angleterre en 1260, dans lequel les scènes de l’Apocalypse sont encadrées et saint Jean
se situe toujours en dehors du cadre, dans la marge de la page (fig. 51). Il est en train
d’entrevoir discrètement, avec des postures diverses, les scènes apocalyptiques à travers
un petit trou dans le cadre. Le cadre fonctionne, de la même manière que le cheval chez
Matthieu Paris, comme un séparateur entre le spectateur et la scène, entre le temps
actuel et le temps futur, entre la réalité et la vision. Le regard de la femme capturée est
témoin de l’arrivée de l’antéchrist et dévoile l’avènement du nouvel âge du Saint-Esprit,
comme nous avons vu dans la Nativité du Christ au début de la Grande Chronique, que le
regard de la Vierge est témoin de l’âge du Fils.
En ce sens, cette pauvre femme, en tant que seul témoin qui reste vivant dans la
scène, nous manifeste une double peur. D’une part, une peur de la violence corporelle qui
est visuellement impliquée dans l’image par la grande ombre du cheval mongol et qui fait
parfaitement écho aux lettres d’Ivo de Narbonne ; d’autre part, une peur des Gog et
Magog : la femme voit de ses propres yeux Gog et Magog dans le banquet cannibale des
soldats mongols qui annoncent l’approche de la fin des temps. Les yeux effrayés de la
femme baignent dans une grande peur qui prend sa racine dans l’angoisse et la crainte

228
Je remercie Monsieur Jean-Claude Bonne m’avoir indiqué ce détail intéressant.
229
Debra Higgs Strickland, Saracens, Demons, Jew…, op. cit., pp. 194-195.
millénaires et elles transmettent cette peur à tous les spectateurs médiévaux devant cette
illustration.

IV. Le repas du Tartare

En plus du carnage des Mongols, la cruauté de leur habitude alimentaire joue un rôle
fondamental dans la construction du Mongol cannibale dans la Grande Chronique de
Matthieu Paris et fait un rapprochement entre le Mongol et Gog et Magog 230 . Que
mangent les Mongols ? Autour de la période de la rédaction de la Grande Chronique, des
rumeurs concernant la cuisine mongole circulent considérablement dans la communauté
chrétienne à travers les lettres, les récits de voyage et les chroniques. Ils constituent un
réseau pour comprendre la conception de Matthieu Paris et participent, d’une manière
potentielle, à la création de l’image du Mongol.
La première description latine du cannibalisme mongol a été probablement faite par
un archevêque russe dans une lettre après l’invasion mongole de Kiev, elle a été
enregistrée dans la Grande Chronique de Matthieu Paris en 1244 231 . L’archevêque a
mentionné que les Mongols « mangent de chair de cheval, de chien et d’autres animaux
immondes, au besoin même ils mangent de la chair humaine. Ces chairs cependant ne
232
sont pas crues, mais cuites » . Cette préférence diabolique a été évoquée plusieurs fois
dans la Grande Chronique. Une lettre attribuée à Landgrave de Thuringia en 1242 a
montré par exemple leur attitude vorace : « ils mangent les chairs humaines, les
grenouilles et les serpents »233.
Une autre habitude épouvantable de la cuisine des Mongols est leur soif de sang qui
a été évoquée également à plusieurs reprises dans la chronique : « Ils se nourrissent de

230
Debra Higgs Strickland, Saracens, Demons, Jew…, op.cit., pp.194-195. Voir Suzanne Lewis, The Art of Matthew Paris…,
op. cit., p. 286.
231 th
Geogory Guzman, « Reports of Mongol Cannibalism in the 13 Century Latin Sources : Oriental Fact or Western
Fiction ? », dans Scott Westrem, ed., Discovery New World : Essays on Medieval Exploration and Imagination, New York :
Garland, 1991, p. 34.
232
J.A. Giles, English History from the year 1235-1273, London: George Bell, 1853.
233
Kim M. Philipes, Before Orientalism: Asian Peoples and Cultures in European Travel Writing, 1245-1510, Universety
of Pennsylvania Press, 2013, p. 91.
chair crue et même de chair humaine »234; « ils ont soif de sang, et qui en boivent, qui
déchirent et dévorent la chair des chiens et même la chair humaine […] » ; « ils boivent
avec délices le sang tout chaud de leurs troupeaux […] Ils boivent du sang, de l’eau et du
lait »235. Les textes sanglants font écho à l’intensité de la couleur rouge dans le « banquet
cannibale » de l’illustration que nous avons montré plus haut.
En outre, dans l’Historia Tartarorum, écrite par Simon Saint-Quentin dès 1248, il est
mentionné la manière de cuisiner et manger des Mongols puisqu’ils « dévorent la chair
humaine comme le lion, mais préfèrent plutôt la rôtir sur le feu que la bouillir »236. Cette
description trouve son image dans l’illustration de la Grande Chronique – un soldat
mongol rôtit sa victime sur le feu qui se trouve au centre de la vignette237.
Sur cette base, la scène la plus cruelle et impitoyable apparaît dans la lettre d’Ivo de
Narbonne en 1243 que nous avons cité ci-dessus, elle accompagne l’illustration terrifiante
du banquet cannibale des soldats mongols. Cette lettre a eu une grande diffusion après le
concile de Lyon et par la suite a influencé l’écriture des récits de voyages. Par exemple,
dans le récit du voyage Historia Mongolorum quos nos Tartaros appellamus, réalisée par
le missionnaire Jean de Plan Carpin (1182-1252), il raconte précisément les coutumes et
les aliments des Mongols. D’une part, sa description s‘est basée sur la description de
l’archevêque russe, d’autre part, elle a renfoncé l’habitude immonde de la cuisine
mongole238 :

« Leurs viandes sont tout ce qui se peut manger, comme chiens, loups, renards et
chevaux, et même, en cas de nécessité, ne font-ils point difficulté de manger de la chair
humaine […] Ils mangent aussi toutes les ordures que leurs juments jettent dehors avec
leurs poulains ; nous les avons vus même manger des poux, des rats et des souris. »

234
Matthieu Paris, Chronica Majora, Tome III, pp. 334-335.
235
Ibid., Tome.6, pp. 5-6.
236
Geogory Guzman, « Reports…», op. cit., pp. 31-68; Jean Richard, « Simone de Saint-Quentin. Histoires des Tartares
», dans Documents relatifs à l’histoire des croisades, Tome VIII, 1965.
237
Le texte original de Simon Saint-Quentin est malheureusement perdu, mais quelques parties importantes ont été
enregistrées dans le Speculum Historial de Vincent de Beauvais, un ouvrage encyclopédique publié en 1248.
238
Jean de Plan Carpin, Histoire…op. cit., p. 44.
Dans un autre rapport sur les Mongols la Ystoria Mongalorum, réalisée par un
franciscain C. de Bridia le 30 juillet 1247 et commandée par Boguslaus en Pologne239, nous
retrouvons, encore une fois, la description de l’habitude immonde et vorace de la cuisine
mongole240 :

« Ils mangent immodérément toutes les formes de nourriture impure, les loups, les
renards, les chiens, les charognes, le placenta d'animaux, les souris et, si nécessaire, la
chair humaine. De même, ils ne rejettent aucune espèce d'oiseau, mais mangent propre
et impur. Ils n'utilisent pas de serviettes ou de nappes au dîner et mangent donc dans la
saleté excessive. Ils lavent rarement et très mal leurs plateaux, de même que leurs
cuillères. »241

Il se voit clairement que le goût du sang et de la viande et la mode sauvage de manger,


de manière exagéré et répétitive, sont attribués aux Mongols dans la Grande Chronique
et dans les récits de voyage. A cette époque, l’accusation de cannibalisme n’a pas
seulement été addressé aux Mongols, mais elle se répand sur la grande terre orientale.
Par exemple, Jean de Plan Carpin a mentionné la pratique cannibale dans le rituel des
funérailles au Tibet dans son Histoire des Mongol242 ; Guillaume de Roubrouk a également
décrit dans son récit du voyage que les Tibétains avait une tradition de manger ses parents
après leur mort243.
La description de la nourriture, comme la représentation du corps, s’inscrit dans
l’intention d’établir une frontière entre soi et l’autre dans la société médiévale. En ce sens,
la cuisine des Mongols peut être considérée comme « cuisine des ennemis » qui plonge
ses racines au plus profond de la tradition de construction de l’Autre et de la barbarie

239
George D. Painter, « The Tartar Relation : Edited, with introduction, translation, and commentary », dans R.A.Skelton,
Thomas E. Marston, et Gerorge D.Painter ed., The Vinland map and the Tartar Relation, new haven and london/ Yalu
university press, 1995, pp. 21-52.
240
L’Ystoria Mongalorum a été publiée pour la première fois dans la carte du Vinland, aujourd’hui conservée à la
bibliothèque Beineck de Yale. Ce rapport a été considéré comme une source importante pour en apprendre davantage
sur le voyage de Carpin entre 1245-1247 et connaitre la coutume, la vie, la religion des Mongols.
241
Le texte est cité dans George D. Painter, « The Tartar Relation… », op. cit., pp. 54-97.
242
Ibid., pp. 34-35.
243
Guillaume de Rubrouck, Voyage…op. cit., p. 234.
depuis l’Antiquité244. La pratique cannibale avait été rattachée successivement aux Huns,
aux Scythes, et aux Indiens 245 . A l’époque de Matthieu Paris, la peur augmente !
L’Apocalypse syriaque de Daniel, rédigée en 629, montre que Gog et Magog mangent des
cadavres, du sang et toutes les autres choses immondes. L’Apocalypse de Pseudo-
Methodius décrit une scène misérable après l’invasion des Gog et Magog dans le monde,
en se concentrant spécifiquement sur leur cruauté et leur sauvagerie de la cuisine. Gog et
Magog mangent « de la chair humaine, boivent du sang de bêtes sauvages et mangent les
choses rampantes de la terre, des souris, des serpents et des scorpions, et tous les reptiles
immondes qui rampent sur le sol, et même des corps d'animaux abominables et des
bétails avortés ». De plus, ils «massacreront les enfants et les donneront à leurs mères et
les forceront à manger les corps de leurs fils. Ils mangent même des chiens et des chatons
morts et toute sorte d'imagination »246. Les nourritures épouventable de Gog et Magog
nous rappelle aux celles des Mongols décrites dans les récits de voyage, et dans ce cas, le
banquet cannibale du Mongol se transforme en banquet eschatologique.

  Conclusion

L’image du Mongol dans la Grande Chronique de Matthieu Paris touche, de manière
efficace et subtile, la question de la corporéité qui nous permet de voir le processus de
construction d’un corps d’altérité et d’un corps d’ennemi. La déformation et la
transformation du corps des Mongols et la représentation du sang et de la chair de leurs
victimes montrent une image du Mongol totalement irréelle en manifestant, cependant,
une image bien réelle de la peur à la fin du Moyen Âge. En ce sens, c’est l’angoisse et la
terreur eschatologiques qui participent à la fabrication de l’image du Mongol, autrement
dit, une nouvelle image de la peur, qui se nourrit de Notre peur en provoquant la peur de

244
Kim M. Phillips, Before Orientalism, op. cit., p. 75.
245
Vincent Vandenberg, De chair et de sang Images et pratiques du cannibalisme de l’Antiquité au Moyen Âge, presses
universitaires François-Rabelais, 2014, p. 351.
246
E.J. Van Donzel and A.B. Schmidt ed., Gog and Magog in Early Eastern Christian and Islamic Sources Sallam's Quest
for Alexander's Wall, 2010, pp. 48-49.
l’Autre.
Deuxième partie
Chapitre IV

Le désir de conversion : la représentation du


Mongol dans la perspective de la mission en Orient
Le 11 décembre 1241, Ögedeï Khan, fils et héritier de Gengis Khan, décéde. La
nouvelle de sa mort s’est propagée dans l’armée mongole lorsque l’attaque de celle-ci,
dirigée par Batu, était dans l’impasse au bord de la mer Adriatique. Cette double raison
l’obligé à retirer des troupes de Hongrie en 1244 et à refluer vers l’Orient pour participer
à l’élection du nouveau khan. La crise de panique provoquée par l’invasion mongole en
Europe a été calmée et l’horrible menace militaire a progressivement faibli247.
En même temps, les recherches sur cet ennemi oriental, étrange et puissant,
commencent être déployées pas à pas au sein de la communauté chrétienne. Les
chrétiens veulent avoir des informations détaillées sur leur vie, leur coutume et leur
religion. De plus, comme nous l'avons rappelé plus haut, le pape a essayé d’établir une
relation avec les mongols et de les convertir au christianisme. Les missionnaires pionniers
envoyés par le pape sont les franciscains et les dominicains. Au printemps 1245, le Pape
Innocent IV envoya un franciscain Jean du Plan Carpin aux Mongols; en 1248, Louis IX
envoya une ambassade menée par un dominicain Ascelin de Lombardie afin de répondre
à ambassade mongole envoyée par Güyük Khan cette même année. Des rumeurs sur la
conversion du khan mongol circulent en Europe 248 . Ces premières missions ont porté
grand fruit au niveau de la connaissance sur les mongols bien que le contact avec eux
n’obtienne pas de réponse positive de la part du khan sur le sujet de la conversion.
Cependant l’attitude arrogante du khan mongol ne décourage pas le désir des
missionnaires vers l’Orient, les activités missionnaires entre les chrétiens et les mongols
e
continuent sans interruption sur le territoire oriental jusqu'à la fin du XIV siècle.
e
A partir du XIV siècle, une nouvelle image du mongol apparaît dans les peintures
italiennes. D’une part, il s’agit d’une image plus précise et détaillée que l’image du
cannibale dans la Grande chronique de Matthieu Paris au niveau de la représentation du
visage, du costume et de la coiffure ; d’autre part, le mongol n’a plus été représenté

247
, , 2015 , pp. 159-162.
248 e
Christine Gadrat, Une Image de l’Orient au XIV siècle : les Mirabilia descripta de Jordan Catala de Sévérac, École des
Chartres, 2005, pp. 17-19.
comme monstre terrifiant et menaçant et il ne joue pas de rôle péjoratif comme bourreau
dans la flagellation du Christ : le bourreau est souvent représenté comme Sarrasin ou Juif.
Le banquet cannibale des Mongols chez Matthieu Paris a disparu, avec les mangeurs
sauvages de chair humaine, à présent il lève sa tête. Dans le Martyre de saint Pierre de
Giotto(fig. 52-53.). Nous sommes conduits à voir une figure mongole qui apparaît dans la
foule à gauche du tableau, portant une natte dans le dos, qui a un visage typiquement
asiatique et porte une robe mongole avec le col croisé. Ce mongol est en train de tendre
le cou pour mieux voir le martyre de saint Pierre sur la croix. Dans une fresque de la
chapelle de la cathédrale de Prato, réalisée par Agnolo Gaddi entre 1392-1395, une figure
mongole, marquée surtout par ses yeux bridés et son nez aplati, apparaît à nouveau dans
la foule au moment du martyre de Marguerite d'Antioch (fig. 16-17).
Le regard curieux de la figure mongole récurrente dans les peintures italiennes du
Trecento, en particulier dans le sujet du martyre ou de la Crucifixion, transforme la figure
mongole en spectateur, témoin ou païen attendant la conversion dans une perspective de
la mission évangélique et transforme l’image de la peur en image de la conversion.
Partie I
La conversion non-violente et le regard in situ : la
scène du martyre dans la salle capitulaire du
couvent Saint-François de Sienne
Le Martyre des frères franciscains, réalisé par Ambrogio Lorenzetti et placé
initialement dans la salle capitulaire du couvent Saint-François de Sienne, situe la scène
du martyre dans une ambiance orientale, dans laquelle, la représentation des figures
orientales n’est pas seulement un exotisme imaginaire, mais constitue une description
minutieuse de leur apparence et leur costume extrêmement proche de la réalité. Parmi
elles, les deux figures mongoles ont les traits conformes aux Mongols : la face plate et
large, les yeux bridés, le chapeau pointu à un seul ou double rebord avec une plume au
sommet. Ces spectateurs orientaux, y compris le roi mongol, sont en train de tendre le
cou pour mieux voir le martyre des frères franciscains.
Accompagnant cette ambiance orientale, c’est une ambiance d’angoisse qui frappe
les yeux des spectateurs. Elle a été subtilement dépeinte par Ambrogio Lorenzetti,
impliquée par l’expression et le geste des spectateurs : les yeux absorbés, les sourcils
froncés, la posture passive… Comment comprendre cette double ambiance dans une
scène de martyre ? L’œuvre d’Ambrogio Lorenzetti nous invite à voir comment une image
du Mongol, représentée comme image de la conversion, joue un rôle efficace dans la
construction de l’identité et de la mémoire collective de la communauté franciscaine au
e
XIV siècle.
I. Les données documentaires

Les deux fresques Martyre des frères franciscains et Investiture de saint Louis de
Toulouse attribuées à la main d’Ambrogio Lorenzetti, avec la Crucifixion et la Résurrection
de son frère Pietro Lorenzetti, appartiennent à un cycle de fresques qui, à l’origine, ont
été placées dans la salle capitulaire du couvent Saint François de Sienne et ont été
découvertes par l’historien de l’art Gaetano Milanesi en 1855249.
En 1857, certains fresques ont été déplacées de la salle capitulaire, y compris la
Crucifixion de Pietro Lorenzetti et les deux scènes d’Ambrogio Lorenzetti, pour être
respectivement placées dans la Chapelle Bardini Piccolomini et la Chapelle Piccolomini
Tadeschini du couvent Saint-François de Sienne où elles se trouve encore aujourd’hui250.
Par la suite, deux fragments ont été retrouvés dans le cloître pendant le travail de
restauration en 1976. L’un représente un paysage avec un port, un château et une muraille,
et de l’autre ne reste qu’une petite partie qui semble représenter une architecture. Les
fresques sont tellement endommagées que nous ne pouvons pas en reconnaître les
sujets ; cependant, grâce à la documentation de Ghiberti et de Vasari, et aux récits
missionnaires, nous savons aujourd’hui qu’il s’agit de la représentation du martyre des
franciscains à Tana en Inde le 9 avril 1321251.
En 1339, le travail de renouvellement du décor du couvent Saint-François fut financé
par le gouvernement de Sienne à la demande de la communauté franciscaine. Le
programme iconographique de la salle capitulaire et du cloître était une œuvre
collaborative de la grande famille Petroni de Sienne et des frères franciscains252. Il est
important d’indiquer la relation existant entre le martyre, le sujet principal des fresques,

249
S. Maureen Burke, « The Martyrdom of the Franciscans by Ambrogio Lorenzetti », Zeitschrift für Kunstgeschichte,
65 : H.4, 2002, p. 460.
250
Voir Max Seidel, « A Rediscovered Masterpiece by Ambrogio Lorenzetti : on the restorations in the convent of San
Francesco at Siena », Seidel, Italian Art of the Middle Ages and the Renaissance, 2 vols., Venice, Marsilio, 2005, vol.1, p.
404.
251
Ibid., p. 399.
252
Diana, Norman, « The Three Cities Compared : Patrons, Politics and Art », Diana Norman, Siena, Florence and Padua :
Society and Religion 1280-1400, Yalu University Press, 1995, pp. 23-25.
et l’identité de ces deux patronages. La famille Petroni avait établi un lien entre son nom
latin Petrus et celui de Pietro da Siena, le premier martyr de Sienne. Ce dernier est la figure
centrale de la fresque du martyre à Tana sur le mur du cloître, et devient le protecteur de
Sienne, comme l’indique dans la marge de la fresque : « Protege Petre Senas, o martir
prime Senensis, Semper ab offensis protege, Petre, Senas »253. Il est ainsi évident de voir
une volonté de favoriser le rapprochement avec le héros de la ville 254 . Le deuxième
patronage, celui de la communauté des frères franciscains, a des raisons plus manifestes
de choisir le martyre comme sujet essentiel des fresques dans son couvent, qui constitue
un lieu de commémoration des évènements contemporains : les martyres des frères
e
franciscains en Orient au XIV siècle. Parmi ces martyrs, selon Roxann Prazniak, une partie

était des Franciscains Spirituels qui s’étaient exilés en terre orientale à cause de leur
condamnation pour d’hérésie par l'Église. Cela fait écho à la canonisation de saint Louis
de Toulouse en 1317, représentée dans l’autre fresque. Saint Louis était un fervent disciple
de Pietro Giovanni Olivi, le pionnier du mouvement spirituel dans les régions du
Languedoc et de la Toscane 255 . Cela nous conduit à placer les fresques de la salle
capitulaire dans la pratique particulière du martyre et ce, dans le contexte religieux et
e
politique du XIV siècle dont nous allons parler par à la suite.

II. Les orientaux dans le Martyre des frères franciscains

Il convient de s’arrêter d’abord sur l’une des fresques d’Ambrogio Lorenzetti le


Martyre des frères franciscains (fig. 54), où les orientaux jouent un rôle remarquable dans
deux dimensions. D’une part, ils participent à la construction de l’imaginaire d’une terre
lointaine et de l’ambiance exotique de la scène. Leurs visages, leurs costumes et coiffures

253
Max Seidel, « Gli affreschi di Ambrogio Lorenzetti nel chiostro di San Francesco a Siena. Riscostruzione e datazione
», Prospettiva, vol.8, 1979, p. 11; G.H. Edgell, «Le martyre du frère Pierre de Sienne et de ses compagnons à Tana,
fresques d'Ambrogio Lorenzetti», La Gazette des Beaux-Arts, 71, 1929, p. 40.
254
Maurizio Peleggi, « Shifting Alterity : The Mongol in the Late Middle Ages», Travellers, Intellectuals, and the World
Beyond Medieval Europe, Muldoon, James, 1935, pp. 323-325.
255
Roxann Prazniak, « Siena on the Silk Roads: Ambrogio Lorenzetti and the Mongol Global Century, 1250–1350 » ,
Journal of World History, 21. 2, 2010, p. 202 p. 211.
ont été précisément représentés, en particulier les deux figures typiquement mongoles,
qui ont des traits parfaitement réalistes comme le visage plat et large, les yeux bridés et
des chapeaux pointus avec un rebord devant et derrière, dont le sommet est décoré par
une plume256. D’autre part, devant le martyre des frères franciscains, ces personnages
orientaux montrent une dimension de l’humanité rarement vue à l’époque, ils jouent
donc un rôle de spectateur et de témoin du sacrifice à travers leurs regards attentifs et
leurs réactions émotionnelles.
Ces deux dimensions sont souvent évoquées par les historiens de l’art dans la
discussion autour des images du Mongol de la scène du martyre. Mario Bussagli remarque
les visages caractéristiques des figures de l’Asie centrale257 . A travers les costumes et
l’apparence des Mongols, S. Maureen Burkepour situe pour la première fois le lieu du
martyre dans la ville d’Almaliq en Asie centrale 258 . Au-delà des recherches sur la
représentation ethnographique de la figure, les historiens de l’art prêtent de plus en plus
attention au rôle des personnages orientaux dans la scène du martyre à travers la
représentation de leur expression et de leur attitude. G.H. Edgell fait attention à la
description subtile des expressions sur les visages des personnages. Maurizio Peleggi
analyse en détail ce nouveau phénomène. D’après lui, les témoins asiatiques de
l’exécution des frères franciscains ont été considérés comme un « commentaire moral »
qui montre une « piétas » dans la scène du martyre par rapport à la cruauté des
musulmans259. En outre, Roxann Prazniak remarque la volonté sensible de représenter un
« appel de la paix » des frères franciscains devant la scène violente du massacre à travers
les gestes des spectateurs orientaux, et l’explique par la complexité du contexte socio-

256
Jusqu'à présent, nous n’avons aucun document qui enregistre un voyage en Orient d’Ambrogio Lorenzetti en
compagnie des missionnaires ou des marchands italiens, mais l’épreuve visuelle directe de l’image nous permet de
supposer que ce peintre a eu l’opportunité de voir les Mongols (peut-être des esclaves mongols) dans son pays, ou au
moins connaître les motifs de la figure mongole circulant entre l’Europe et l’Asie à cette époque, voir Roxann Prazniak,
« Siena on… », op.cit., pp. 204-207; Jun Li , - < > ·
< > 2017 , pp.243-245; Anne McClanan,
«The Strange Lands of Ambrogio Lorenzetti», The Art, Science, and Technologie of Medieval Travel, Robert Bork et
Andrea Kann ed., Ashgate Publishing Company, 2008, pp. 83-87
257
Mario Bussagli, Culture e civilta dell’Asie Centrale, Turin, 1970, p. 261.
258
S. Maureen Burke, « The Martyrdom… », op. cit., pp. 478-483.
259
Voir Maurizio Peleggi, « Shifting Alterity…», op. cit.,pp. 323-239.
politique de l’époque260. Cette recherche se place dans la continuité de ces études sur le
rôle du Mongol, elle le considère, d’une part, du point de vue de la théologie et de la
pratique du martyre ; d’autre part, elle l’analyse avec un regard rapproché à partir d’une
série de détails subtilement élaborés qui nous permettent de mieux comprendre
l’intention de Lorenzetti de construire une image de conversion dans la scène du
massacre.

III. Le choix du sujet : le lieu du martyre

L’interprétation de la fresque du Martyre des frères franciscains commence par la


confirmation de son sujet : il convient de se demander dans quel contexte et quel lieu se
passe exactement le martyre. Pour essayer de répondre à ces questions, il faut revenir aux
informations visuelles présentes dans la scène du martyre et les comparer aux
e e
informations textuelles des récits du martyre entre les XII -XIII siècles. Les historiens d’art

ont attribué successivement le lieu du martyre à Ceuta, à Tana et à Almalyq.

a. Le martyre à Ceuta
Le martyre de Ceuta au Maroc eut lieu en octobre 1227, après les martyrs franciscains
de Marrackech en 1220, et appartient à la première génération de martyrs de l’Ordre qui
se rendirent en terre étrangère pour convertir les infidèles comme leur fondateur saint
François. Le récit de l’événement est documenté dans le Martyrologe romain :

« À Ceuta au Maroc, en 1227, la passion des sept premiers saints martyrs de l’Ordre des
Mineurs : Daniel, Samuel, Ange, Léon, Nicolas et Hugolin, prêtres, ainsi que Domne,
religieux. Envoyés par le frère Élie pour annoncer l’Évangile du Christ aux Maures, ils
subirent des affronts, des chaînes, des coups et eurent enfin la tête tranchée, recevant
ainsi la palme du martyre. »

260
Roxann Prazniak, « Siena on … », op. cit., p. 202-204.
b. Le martyre à Tana
Il est probable que le martyre de Tana ait eu le plus grand retentissement au sein de la
communauté de l’époque. Cet événement a été documenté en premier dans la lettre de
Jordan Catalan, un missionnaire dominicain en Inde. Son histoire s’est déroulée sur la
route de son second voyage au Cathay et s’est arrêtée jusqu’en Inde. En décembre 1320,
Jordan Catalan embarqua à Tabriz par la mer avec quatre franciscains, Thomas de
Tolentino, Jacques de Padoue, Pierre de Sienne et un Georgien converti, Démétrius. Leur
itinéraire les obligea à débarquer à Quilon puis à faire escale à Tana, où les quatre
compagnons de Jordan s’installèrent dans des familles locales nestoriennes. Ils furent par
la suite convoqués par le qadi, juge musulman et furent massacrés successivement en
avril 1321, car ils refusèrent la foi musulmane devant le tribunal. Jordan avait été seul à
Baruch et y avait visité une communauté chrétienne. Il échappa donc à ce massacre
dramatique et il resta caché dans ce lieu jusqu'à l’apaisement de la situation. A la fin, il
recueillit les ossements de ses compagnons et les enterra à Surat, un village situé au nord
de Tana. Il annonça ce nouveau martyre par une lettre envoyée aux missionnaires
dominicains de Tabriz261.
La lettre originale de Jordan a aujourd’hui disparu, heureusement des copies ainsi
que ses variations ont été insérées dans les chroniques franciscaines comme la chronica
XXIV generalium ordinis Minorum, la chronique de fra Elemosina et la chronique de Paulin
de Venise262. La version la plus populaire est celle d’Odoric de Pordenone, un missionnaire
franciscain qui s’est occupé de l’activité missionnaire en Orient probablement entre 1316
et 1330. Quelques années après le martyre, dans son voyage au Cathay, Odoric débarqua
à Tana, déterra les os des martyrs et emporta ces reliques miraculeuses à Zayton (grand
port au sud de la Chine). Après son retour en Europe, Il rapporta ses expériences dans son
récit du voyage qui eut un grand succès à l’époque, comme le démontre le grand nombre

261 e
Sur la lettre de Jordan Catala, voir Christine Gadrat, Une image de l’orient au XIV siècle : les Mirabilia descripta de
Jordan Catala de Sévérac, Paris, École des Chartes, 2005, pp. 49-58, pp. 115-118. Sur les nouvelles du martyre circulant
e
dans la communauté franciscaine au début du XIV siècle, voir Christine Gadrat, « Des nouvelles d’Orient : Les lettres
e e
des Missionnaires et leur diffusion en Occident (XIII -XIV SIÈCLES) », dans Joëlle Ducos, Patrick Henriet ed., Passages-
Déplacements des hommes, circulation des textes et identités dans l’Occident médieval. Actes du Colloque de Bordeaux,
Méridiennes, 2013, pp. 161-165, et George Edgell, « Le Martyre… », op. cit., pp. 307- 309.
262
Christine Gadrat, Une image d’orient…, op. cit., p. 55, p. 115.
de copies qui ont circulé.

c. Le martyre à Almalyq
S. Maureen Burke a proposé récemment une nouvelle possibilité de sujet pour la
fresque, il s’agirait du martyre d’Almalyq en 1339 263 . C’est une ville d’Asie centrale
appartenant au Khanat de Djaghataï, l’un des quatre khanats sous domination de l’Empire
e e
mongol aux XIII et XIV siècles. Six franciscains furent décapités sur l’ordre du khan

(Sultan) Ali qui avait assassiné le Yesun-Timur Khan, et par la suite usurpé le trône en 1339.
Contrairement à la tolérance religieuse des anciens khans, ce nouveau khan converti à
l’islam fit détruire des églises et massacra cruellement les chrétiens à Almalyq 264 . Ce
martyre a été évoqué pour la première fois par Johannes Vitodurani en 1348. Par la suite,
il a été documenté par un franciscain Jean de Marignol qui avait été envoyé par le Pape
Benoît XII à Khanbaliq en 1338 pour reprendre la place vacante d’archevêque après la
mort de Jean de Montecorvino. Il apprit la mort de ses compagnons en arrivant à Almalyq
en 1339 et il le rapporta dans la partie Itinerario Orientale de sa Chronica Bohemorum à
son retour en Europe en 1353265. La date de réalisation de l’ouvrage est postérieure à la
mort du peintre en 1347, mais selon Roxann Prazniak, des nouvelles du martyre arrivèrent
dès 1343 en Europe à travers des frères franciscains qui déposèrent une pétition pour la
canonisation des martyrs d’Almalyq auprès du pape Clément VI à Avignon. Il est alors
possible que la communauté franciscaine ait été informée plus tôt de ces nouvelles266. De
plus, S. Maureen Burke a remarqué la présence d’un peintre siennois, Simone Martini, et
d’un franciscain siennois, Altimanno Ugurgieri, à la cour du Pape à Avignon en 1343267, ce
qui renforce la possibilité d’une diffusion orale des détails du martyre au sein de la
communauté franciscaine à Sienne.

263
S. Maureen Burke la première a proposé que le martyre se passe à Almalyq, voir S. Maureen Burke, « The
Martyrdom… », op.cit., pp. 478-483 ; voir aussi Roxann Prazniak, « Siena on… », op.cit., pp. 209-210 ; Anne Mc Clanan,
« The Strange Lands… », op. cit., p. 92 ; Jun Li , … op. cit., pp. 244-245.
264
Roxann Prazniak, « Siena on …, op. cit., p. 215 ; voir aussi S. Maureen Burke, « The Martyrdom…, op. cit., pp. 481-
482.
265
Sur les variations des documents du martyre, voir S. Maureen Burke, « The Martyrdom… », op. cit., pp. 480-483.
266
Roxann Prazniak, « Siena on … », op. cit., p. 210.
267
S. Maureen Burk, « The Martyrdom… », op. cit., pp. 482-483.
En résumé, nous pouvons voir clairement que la description du martyre d’Almalyq, y
compris le nombre de martyrs, le mode d’exécution, ainsi que certains détails comme la
décapitation et la lapidation des frères, sont plus proches de la représentation de la
fresque d’Ambrogio Lorenzetti. La désignation de cette scène comme étant le martyre de
Tana résulte plutôt de la confusion entre les descriptions de Ghiberti et de Vasari et la
scène de martyre présente dans la salle capitulaire, avant la découverte de la veritable
scène du martyre de Tana dans le cloître. Par ailleurs, si on revient sur le phénomène le
plus attirant pour les historiens de l’art : les visages, les coiffures et les costumes des
peuples de la steppe dans la scène, cela est suffisant pour nous permettre de
contextualiser le martyre à la cour du khan à Almalyq en Asie centrale, plutôt qu’à Ceuta
en Afrique du Nord ou à Tana en Inde. Cette attribution est confirmée par la particularité
de la présence de personnages multinationaux dans la scène du martyre qui correspond
exactement à la réalité de l’époque mongole, marquée par la circulation de personnes
issuses de plusieurs nations sur le territoire de l’Eurasie et surtout par l’organisation
internationale de la cour du grand Khan de l’époque. L’autorité mongole préfère nommer
les étrangers comme fonctionnaires plutôt que des locaux, comme l’écrit Marco Polo dans
son récit de voyage. Les Mongols, les Turcs, les Persans, les Arabes, les Arméniens, même
les Européens apparaissent fréquemment à la cour mongole.

IV. Souffrir le martyre : le récit et la théorie chez les franciscains

Le sujet central du programme iconographique du couvent Saint François de Sienne


est le martyre. Avant d’approcher notre regard de l’œuvre, il est donc nécessaire
d’interroger le contenu de la notion de martyre et de la considérer dans le cadre de la
e e
théorie de la mission aux XIII et XIV siècles.

4.1 L’urgence de la conversion


e
Au XIII siècle, le nouvel idéal évangélique s’inscrit dans une perspective

eschatologique propre à la foi chrétienne. Selon l’argumentation de saint Augustin dans


la Cité du Dieu, la venue de la fin des temps se réalise avec la conversion de tous les non-
chrétiens dans le monde et le triomphe de l’Eglise, comme écrit dans le récit
évangélique 268:

« Cette bonne nouvelle du royaume sera prêchée dans le monde entier, pour servir de
témoignage à toutes les nations. Alors viendra la fin. » (Matthieu 24 :14)

Cette urgence de la conversion au sein de la communauté franciscaine se renforce


e
depuis le début du XII siècle à cause de la prophétie de Joachim di Fiore. D’après la pensée

augustinienne, les hommes du Moyen Âge se trouvent dans la sixième période entre
l’incarnation et la seconde venue du Christ, et le début de la septième période annonçant
la fin du monde terrestre restant inconnu et imprévisible269. En revanche, comme nous
l'avons rappelé ci-dessus, Joachim fait une division de l’histoire de l’humanité en trois
temps selon l’idée de Trinité : le temps du Père (de la Création à l’avènement de Jésus), le
temps du Fils (de l’Incarnation à la seconde venue du Christ) et le temps de l’Esprit-Saint.
Joachim croyait fermement qu’à son époque, les hommes étaient très proches du seuil du
temps de l’Esprit-Saint qui allait « autour de l’année 1260 » et qu’ils étaient en train de
passer progressivement du temps du Fils au temps de l’Esprit-Saint, qui est un âge de la
paix où l’évangile serait prêché dans tout le monde entier, comme il est dit dans le récit
évangélique de Jean :

« Quand le consolateur sera venu, l'Esprit de vérité, il vous conduira dans toute
la vérité ; car il ne parlera pas de lui-même, mais il dira tout ce qu'il aura entendu,
et il vous annoncera les choses à venir. » (Jean 16 :13).

268
E. Randolph Daniel, The Franciscan Concept of Mission in the High Middle Ages, The Franciscan Institute, 1992, p.
102 ; voir aussi Thomas Tanase, « Jusqu’aux limites du monde » : La papauté et la mission franciscaine de l’Asie de Marco
polo à l’Amérique de Christophe Colomb, École française de Rome, 2013, p. 40.
269
Ibid., pp. 27-29; voir aussi M. Reeves, The influence of Prophecy in the later middle ages. A study in Joachinism,
Oxford, 1969, Thomas Tanase, « Jusqu…. », op. cit. pp. 71-79.
En ce sens, les croisades pour la Terre sainte et les missions des ordres religieux en
Orient ont été comprises comme la préparation nécessaire à la seconde venue du Christ270.
Le schéma des trois âges de Joachim a été repris par le théologien franciscain Bonaventure.
Face à l’approche de la fin des temps, il a développé l’idée de « réforme » qui comporte
un effort pour revenir à la pureté de l’Eglise primitive et revivre la perfection originelle
afin de réaliser la parousie, souvent accompagné d’une résistance à la corruption au sein
de la communauté chrétienne. Dans la perspective de Bonaventure, ce sont des ordres
mendiants, en particulier les franciscains, qui devraient assurer la mission de renouveau.
Dans sa legenda major, il a identifié saint François comme l’ange « montant de l’orient,
ayant le sceau du Dieu vivant » (Apocalypse 7 : 2) qui vient après l’ouverture du sixième
sceau et annonce l’ouverture du septième sceau, autrement dit, l’âge de l’Esprit-Saint. A
travers l’imitation et la conformation complète au Christ, particulièrement la crucifixion
justifiée par les stigmates, saint François a été considéré comme un Alter Christus ou « le
messie du 3e âge » ; il a envoyé les frères franciscains prêcher l’évangile dans le monde,
comme Jésus a envoyé soixante-douze disciples en mission (Marc 7 :13). En tant
qu’annonceurs du temps de l’Esprit-Saint, les franciscains épaulent la mission de l’époque
pour réaliser le renouveau de la perfection évangélique et préparer la seconde venu du
Christ271.

4.2 Imitatio Christi

L’imitatio Christi est un concept fondamental dans la pensée franciscaine. Cette


imitation s’incarne dans les deux caractéristiques majeures de l’identité de l’ordre : la
pauvreté et le martyre. Ce dernier manifeste une imitation extrême du Christ, c’est-à-dire,
imiter sa mort et son sacrifice, et participer à sa souffrance dans la crucifixion.
Isabelle Heullant-Donat propose une histoire de la transformation du sens du mot

270
Claude Duber, «La fin des temps: millénarisme chrétien et temporalités », Temporalités, 12/2010,
http://journals.openedition.org/temporalites/1422.
271
E. Randolph Daniel, The Franciscan Concept…, op. cit., pp. 27-33.
« martyr»272 . Ce mot, issu du grec ho martus, appartient au vocabulaire juridique des
tribunaux et signifie le « témoin ». A l’époque du christianisme primitif, la notion de
« témoin » implique spécifiquement un témoin de la crucifixion et de la résurrection du
Christ273. Par la suite, nous observons progressivement un engouement de plus en plus
fort pour ce témoignage qui exige non seulement un témoignage oculaire, mais aussi une
participation physique et spirituelle, autrement-dit, un partage de la douleur de la
persécution. Ainsi, dans une certaine mesure, c’est l’exigence du témoignage qui motive
les activités missionnaires et l’acte de martyre. Chaque frère se rend dans les terres
orientales en portant sur ses épaules une croix invisible, comme le Christ avait porté sa
croix sur le chemin du Calvaire.
Ce témoignage « complet » établi un lien entre Dieu et l’homme. Selon
l’argumentation de Bonaventure, la contemplation de la croix devient un exercice dans la
vie du monastère qui peut provoquer finalement, d’une manière intériorisée, le désir du
martyre. Il a été considéré comme une étape nécessaire vers l’union avec Dieu pour les
franciscains suivant l’exemple de saint François. En ce sens, le sang des martyrs dans la
persécution se transforme en sang de baptême supérieur, « un complément du
baptême » qui leur permet de communiquer avec le corps du Christ crucifié et de se
rapprocher de sa gloire274. Ce désir du martyre devient, en même temps, un remerciement
pour le sacrifice du Christ qui manifesta son amour pour le monde avec son sang et sa
chair. A travers le martyre, les frères manifestent leur amour pour Dieu et pour tous les
hommes, même pour les assassins et les bourreaux 275.

4.3 Le martyre, la mission et la conversion

272
Isabelle Heullant-Donat, « Le Martyre: État des Lieux », dans Le Martyr(e): Moyen- Âge, Temps Modernes, Textes
réunis par Marc Belissa et Monique Cottret, Paris, Éditions Kimé, 2010, pp. 11-12.
273
Frederick Tristan, Les Premières Images Chrétiennes : du symbole à l’icône, IIes. -Vies., Fayard, 1996, pp. 556-557.
274
Ibid., p. 558.
275
E. Randolph Daniel, The Franciscan Concept…, op. cit., pp. 50-51 ; voir aussi Isabelle Heulant-Donat, « Martyrdom
and Identity in the Franciscain Order (Thirteenth and Fourteeth centuries) », dans Franciscan Studies, Vol.70 (2012), pp.
429-453, p. 445.
L’idée du martyre est essentielle dans le concept missionnaire franciscain dès la
fondation de l’Ordre, dont leur fondateur et inspirateur saint François d’Assise, a désiré se
rendre en contrée hostile et a brûlé de souffrir le martyre. Cette volonté ardente le
conduit à évangéliser plusieurs fois en Espagne, en Afrique du Nord et au Moyen-Orient
et lui fait courir les risques du prêche de la Parole aux païens276. D’après la description de
Thomas de Celano dans la Vita prima rédigée en 1257 :

[…] Brûlant d’amour pour Dieu, le bienheureux Père François voulait toujours se lancer
en de grandes aventures, et son grand cœur ambitionnait d’atteindre, en suivant le
chemin des volontés de Dieu, le sommet de la perfection. La sixième année qui suivit sa
conversion , brûlant de désir pour le martyre, il résolut de passer en Syrie pour prêcher
la foi chrétienne et la pénitence aux Sarrasins et autres infidèles[…]277

L’articulation entre la volonté de martyre de saint François et sa stigmatisation est


devenue de plus en plus limpide dans ses deux biographies, qui impliquent une
préoccupation intense et constante pour le martyre à l’intérieur de l’ordre franciscain.
D’après l’argumentation de Thomas de Celano dans ses deux versions de Vita prima, les
stigmates de saint François ont été considérés comme la grâce de Dieu et comme
l’incarnation de son désir de participer à la souffrance de la crucifixion. Cette idée a été
reprise et développée dans la Legenda major de Bonaventure, où il a précisé que la
stigmatisation est une sorte d’externalisation d’une âme qui désire porter la croix du Christ.
Même si saint François n’arrive finalement pas à devenir un martyr, il a reçu les stigmates
de la souffrance physique et spirituelle ; d’une manière concrète, c’est une récompense
pour sa pratique intensive de conformation de son âme et de son corps au Christ
crucifié278.
Le martyre est étroitement lié à la conversion dans la stratégie missionnaire qui a
repris l’association entre voir et croire des premiers martyrs chrétiens 279 . Dans une

276
Ibid., p. 41.
277
Thomas of Celano, Vita prima, pt. 1, chap. 20, sect.55, AF 10 :42.
278
E. Randolph Daniel, The Franciscan Concept…, op. cit., pp. 48-51.
279
Arthur Darby Nock, Conversion : The Old and New in Religion from Alexander the Great to Augustine of Hippo,
certaine mesure, ce n’est pas seulement un cheminement personnel vers le salut de soi-
même, mais il s’agit, pour les missionnaires franciscains, du salut des autres, autrement
dit, une façon efficace de convertir les infidèles par les activités missionnaires. D’une part,
par rapport à la violence des croisades, c’est une conversion de la paix, et d’autre part, au
contraire de la méthode « philosophique » des dominicains, les franciscains choisissent le
« sermon » sans parole et sans disputation en utilisant des phrases simples et puissantes
et surtout, en sacrifiant leur corps et leur sang comme exemple émouvant280.

V. Construire une image de conversion

Qu’est-ce que nous nous attentons à voir dans une scène de martyre ? Dans l’œuvre
d’Ambrogio Lorenzetti, il est étonnant de constater le peintre ne montre pas seulement
une image de cruauté, c’est-à-dire un massacre sans compassion des chrétiens par les
sauvages, mais au contraire, il semble tenter de faire apparaître une dimension discrète
et sentimentale pour représenter l’hésitation, l’angoisse et la perplexité. Dans cette partie,
j’essaie d’envisager la manière dont le peintre élabore l’idéal franciscain dans la scène de
martyre et la façon dont il nous fait voir dans la violence du massacre, d ‘une manière
étonnante, une image de la conversion.

5.1 Jeu de focus et le déplacement du regard

La scène du Martyre des frères franciscains se trouve sur le mur est de la salle
capitulaire, juste à coté de la scène qui représente un évènement contemporain :
281
l’Investiture de saint Louis de Toulouse (fig. 56) . Ces deux scènes, qui semblent
indépendantes à première vue, se ressemblent par leurs compositions, dominées par une
tension de focus qui déplace le regard des spectateurs entre les deux focus. Elles

Oxford University Press, 1933, pp. 192-211.


280
E. Randolph Daniel, The Franciscan Concept…, op. cit., pp. 38-39.
281
Voir S. Maureen Burke, « The Martyrdom… », op. cit., p. 460.
représentent respectivement le roi tartare ordonnant d’exécuter les frères franciscains, et
le pape Boniface VIII nommant saint Louis de Toulouse évêque du Toulouse, soit deux
actions autoritaires, « ordonner » et « nommer » qui se présentent évidemment devant
nos yeux comme des focus de narration. Cependant, un regard rapproché et attentif doit
permettre de remarquer un autre focus représenté discrètement par le peintre. Il est
produit par la composition et surtout par le déplacement du regard des personnages dans
la scène. Ce jeu de focus forme, nous le verrons par la suite, une tension d’antithèse, plus
précisément, une confrontation entre l ‘autorité et la sainteté, entre le pouvoir et la
puissance.
Nous commençons par la scène du martyre. Il est évident d’observer qu’Ambrogio
Lorenzetti a repris la composition de la fresque de Giotto saint François devant le sultan
(le jugement du Feu) dans la Chapelle Bardi de la basilique Santa Croce (fig. 55)282. Dans
les deux œuvres, le focus qui domine le regard du spectateur à première vue est le pouvoir
du roi, qui se construit parfaitement par la composition triangulaire dans laquelle le sultan
et le roi tartare sur le trône occupent une position suprême et centrale. Ensuite, une
symétrie se construit par les personnages présents en nombre égal dans les deux parties
de la scène : de chaque côté du roi se trouvent cinq gardes ; de plus, à gauche, trois
franciscains correspondent, à droite, aux trois enfants ou aux trois têtes décapitées ; enfin,
les deux bourreaux des deux côtés accompagnés des deux couples de spectateurs.
Cependant, cette stabilité absolue s’ébranle à cause de l’oscillation du regard lorsqu’on
compare l’œuvre de Lorenzetti à celle de Giotto. Ce permier nous montre un temps
suspendu, ainsi qu’un nouveau focus en dehors du roi avec une reconversion d’un
moment à l’autre : on voit bien un moment du passé à travers l’action du bourreau à droite
qui vient de remettre son épée dans le fourreau, ainsi qu’un moment à venir remarquable
à l’épée levée par l’autre bourreau à gauche. Peut-on alors imaginer le regard des
spectateurs qui vient de passer de l’un à l’autre ? En ce sens, le regard de la foule, y
compris celui du roi lui-même se focalise intensivement sur un moment suspendu : le frère
à genoux avec la tête baissée attend sa mort sous le coup du bourreau. Cette oscillation

282
Roxann Prazniak, « Siena on the Silk Roads… », op. cit., p. 204.
du regard nous conduit ainsi à toucher le sujet majeur de la scène : la puissance du
martyre.
Parallèlement, la scène d’investiture présente, d’une manière discrète mais efficace,
un contraste entre les deux focus. A première vue, elle emprunte aussi la composition de
la fresque Le pape Innocent III approuve la règle de Giotto dans la Chapelle Bardi de la
basilique Santa Croce (fig. 57) : la procession des franciscains monte jusqu’au sommet de
la fresque où se trouve le pape Boniface VIII. En revanche, la convergence du regard est
cassée par la main d’un jeune homme qui discute avec un homme juste à côté. Il fait un
geste avec son pouce dans la direction opposée à la cérémonie(fig.58). En suivant cette
désignation, on voit apparaître discrètement à la fin de la procession un homme dont le
visage, les cheveux et le vêtement sobre, d’après certains historiens de l’art, font penser
à Jésus-Christ283. Cette hypothèse est rendue plus convaincante si l’on considère le sourire
mystérieux, doux et accueillant de sa bouche qui en fait la seule figure souriante dans la
scène (fig.59). Ainsi, qu’est-ce que ce jeune homme désigne vraiment de son pouce ? Est-
ce l’Homme-Christ ? Est-ce quelque chose en dehors du champ ? Ou plutôt est-ce les
deux ? Quoi qu’il en soit, ce geste ambivalent produit, radicalement, un nouveau focus en
dehors du pape, ce qui provoque une petite agitation dans la foule, dont plusieurs
personnages se détournent en regardant vers la marge de la fresque.
L’existence de ces deux polarités construit une contradiction ainsi qu’un
affrontement entre le pape et le Christ (ou une présence en dehors du cadre), entre
l’autorité et la sainteté. Cela peut être renforcé par l’effet de séparation produit par une
colonne qui se trouve au centre, au premier plan, devant les yeux des spectateurs. Cette
division correspond bien à la tension qui a existé entre la papauté et les Spirituels tout au
e
long du XIII siècle. Après la mort de saint François d’Assise, l’ordre franciscain s’est

progressivement divisé en deux courants : les Conventionnels et les Spirituels. Les


Conventionnels étaient plus attachés à l’Eglise ; les Spirituels, au contraire, considéraient
que l’Eglise était corrompue. Ils ont ainsi lancé une « réforme » avec la volonté de revenir
à l’Evangile. Saint Louis de Toulouse, lui-même disciple fervent de Pierre de Jean Olivi,

283
Jun Li , … , op. cit., pp. 242-244 ; voir aussi Roxann Prazniak, « Siena on … », op. cit., pp. 201-215.
était un dirigeant des Spirituels dans les régions de Toscane et du Languedoc. Il a hésité à
accepter sa nomination à l’évêché de Toulouse jusqu’ à ce que le pape ait admis son
identité franciscaine284. Le conflit entre l’Eglise et les Spirituels s’aggrava rapidement à
l’époque d’Ambrogio Lorenzetti, surtout après la bulle Quorundam exigit de Jean XXII en
1317 qui condamnait les Spirituels comme des hérétiques. Après avoir subi des
persécutions cruelles, les Spirituels se rendirent compte que l’Eglise avait totalement
dévié des valeurs de l’Eglise primitive, ils considérèrent davantage le pape comme un
antéchrist qui annonce la fin des temps. En revanche, ils croyaient qu’eux-mêmes étaient
les vrais disciples du Christ, imitant sa pauvreté et son sacrifice et suivant leur fondateur
saint François, appelé Alter Christus.
Une autre difference notable entre Ambrogio Lorenzetti et Giotto est l’effet du hors-
champ. Dans l’Investiture de Saint Louis de Toulouse, Giotto montre une composition
fermée dans laquelle les frères se rassemblent derrière saint Louis qui se trouve au centre
du tableau, devant le pape. Au contraire, dans la version d’Ambrogio Lorenzetti, les frères
gardent une certaine distance avec saint Louis, quatre le suivent, les autres restent cachés
et coupés par le cadre. Ce cadrage implique l’existence d’une partie de ce défilé successif
en dehors de la fresque; plus particulièrement, il suggère que notre regard, autrement dit,
le regard des frères franciscains dans la salle capitulaire, peut, mené par le geste de
l’homme et le regard des spectateurs à l’intérieur, passer du Christ à l’espace en dehors
de la scène. Cet effet est encore renforcé par le cardinal dans la marge droite de la scène
qui tourne sa tête vers l’extérieur du champ (fig. 60).
Que se passe-t-il en dehors ? Qui va prendre le « relai » du Christ ? Pour essayer de
répondre à ces questions, je m’interroge ici sur l’agencement de la salle capitulaire et la
position précise des deux fresques. Selon l’étude de Maureen Burke, elles ont été peintes
sur le mur est285. Je propose ainsi l’hypothèse que la scène du martyre se trouvait à la
gauche de celle de l’investiture, puisqu’elle jouait probablement le rôle d’hors-champ
pour l’autre scène. D’une manière plus concrète, on peut dire que c’est la scène du

284
Roxann Prazniak, « Siena on… », op. cit., pp. 210-211.
285
Voir S. Maureen Burke, « The Martyrdom… », op. cit., p. 460.
martyre que la main du jeune homme indique effectivement, en passant à travers le
Christ286. En ce sens, le cardinal, au regard inquiet vers l’extérieur du champ, rehaussé par
ses sourcils foncés et ses lèvres pincées, semble déjà plongé dans l’ambiance d’angoisse
de la scène du martyre. C’est le concept d’Imitatio Christi qui construit un lien discret entre
les deux fresques, et ce sont donc les martyrs qui prennent le « relai » du Christ, en tant
que figure en marge, en établissant un « pont » intime entre les deux scènes.

5.2 Trois têtes décapitées

L’oscillation de notre regard entre les deux pôles de la scène du martyre, qui
occupent respectivement les deux côtés de la composition triangulaire, ne nous montre
pas simplement un rapport chronologique entre l’avant et l’après, mais suggère un double
focus qui attire l’attention des spectateurs dans et hors du tableau. D’une part, le focus
évident à gauche de la scène correspond au moment du martyre qui attire le regard de
tous les spectateurs dans la scène et provoque un effet de propagation des regards,
comme une pierre qui tombe dans un lac et propage une série d’ondes circulaires à la
surface de l’eau. On voit d’abord la première « onde » des regards constituée par les
personnages les plus proches du martyre, le bourreau et les deux frères, suivie par la
deuxième « onde » constituée d’un enfant tartare à droite et d’un couple derrière le
bourreau à gauche, ensuite la troisième « onde » avec les gardes autour du roi, enfin la
dernière « onde » des regards qui a le plus grand impact touche le roi tartare, au sommet
de la composition. D’autre part, un autre focus plus discret, ignoré par l’ensemble des
spectateurs de la scène, est les trois têtes des martyrs. Elles sont délicatement peintes en
marge de la fresque et constituent un espace solitaire et silencieux, en particulier pour le
regard intime et hors-champ, celui des frères présents, qui vénèrent et contemplent les
martyrs avec un cœur ardent.
Dans son article « Memory without Mementos : Franciscan Missions and Ambrogio

286
Sur la signification de la geste, voir Jun Li , … , op. cit., p. 243.
Lorenzetti's Frescoes in Siena », Yakou, Hisashi établit une comparaison entre la fresque
de Sienne et une autre église franciscaine à Udine où se trouve le tombeau de Odoric de
Pordenonce, un missionnaire franciscain. A côté du tombeau d’Odoric, un cycle de
fresques raconte l’une des épisodes du voyage d’Odoric en Asie, à savoir la scène où il
recueille les ossements du martyr Pietro di Siena à Tana. D’après Hisashi, l’absence de
vraies reliques du martyr dans son pays natal contraste avec la présence picturale des os
de ce martyr dans ces fresques, qui fonctionnent comme une sorte de « relique-peinte »
et témoignent du sacrifice en terre lointaine. A la fin de l’article, il remarque que la fresque
d’Ambrogio Lorenzetti appartient également à la série des images de « reliques-peintes »,
ce qui est renfoncé par le fait que la salle capitulaire est un lieu dédié à la lecture de
martyrologe et à la mémoire des martyrs. En ce sens, il a brièvement ajouté dans la
dernière note que les trois têtes fonctionnent comme une substitution en l’absence des
reliques des martyrs à Sienne287.
L’interprétation d’Hisashi sur la fonction de culte des trois têtes est subtile et mérite
plus de considération (fig. 61). Situées en marge de la fresque, les trois têtes décapitées
participent discrètement à la construction de la mémoire collective de l’ordre franciscain.
Evidemment, cette opération de mise en marge n’est pas inconsciente de la part du
peintre, elles sont assez éloignées de leurs corps et sont bien rangées comme des
sacrifices offerts sur l’autel pour rappeler à la fois le sacrifice du Fils de Dieu, en faisant
écho à la Crucifixion de Pietro Lorenzetti sur le mur ouest, et pour vénérer les martyres de
leurs compagnons.
Ce double effet de mémoire attire le regard contemporain. La salle capitulaire est un
lieu pour un regard très rapproché, en l’occurrence ici, celui des frères franciscains.
Lorenzetti « creuse » ainsi ce petit sanctuaire discret, rempli d’une dévotion intensive qui
porte sur les trois têtes comme des objets sacrés. Peut-on imaginer que chaque jour, les
frères franciscains priaient devant le portrait de saint Pierre de Sienne dans le cloitre, puis

287
YAKOU Hisashi fait une belle remarque sur la scène du martyre de Sienne. Il interprète les trois têtes peintes comme
la substitution des vraies reliques des martyrs qui sont vénérées sur l’autel. Voir « Memory without Mementos :
Franciscan Missions and Ambrogio Lorenzetti's Frescoes in Siena », The Annual
Report on Cultural Science , le 20 Juillet, 2006, pp. 11-12, p. 17.
passaient à son martyre à Tana, et à la fin atteignaient ce petit « pèlerinage » pour
contempler les « reliques » des martyrs ? Cette expérience singulière peut être plus
intériorisée par un effet de miroir entre le spectateur et son objet : l’une des têtes, au
centre, montre une frontalité totale justement devant nos yeux, avec sa bouche et ses
yeux morts à moitié ouverts, et la blessure sanglante de la tête coupée. Cela offre un
moment de méditation et établit alors un dialogue entre le « dedans » et le « dehors »,
c’est-à-dire, une sorte d’expérience relativement intime de face à face entre le frère et son
modèle, le martyr franciscain, considéré comme miroir d’un futur soi avec l’imitation de
son sacrifice.
Dans ce cas, la scène du martyre avec ces trois têtes décapitées s’inscrit
particulièrement dans une double temporalité. Elle fonctionne, d’une part, comme le
remplacement des vraies reliques pour vénérer et commémorer des évènements sacrés
de la communauté franciscaine ; d’autre part, elle indique aux frères franciscains
une « forme de la vie » et une mort glorifiée, comme un modèle pratique pour leur
mission en Orient. Les frères se plongent dans ces deux temporalités, le passé et le futur,
et passent de la commémoration de leurs compagnons à la contemplation du sacrifice de
soi.

5.3 Trois têtes canonisées

En marge de la fresque, même si elles ont presque disparu avec le temps, on conserve
légèrement et subtilement la trace des nimbes autour des trois têtes décapitées dans la
scène du martyre. Ce sont les auréoles de la sainteté qui montrent que l’acte du martyre
devient une façon directe d’obtenir la canonisation de la part de Dieu. C’est un détail
demeuré longtemps ignoré et inconnu longtemps de la plupart des historiens de l’art. Il
réapparaît devant nos yeux grâce à la photo de haute qualité de la Fondazione Federico
Zeri. Par coïncidence, cette invisibilité figurale à cause du passage du temps correspond
justement à l’inexprimabilité de ce détail muet et secret dans le contexte historique. En
ce sens, ce moment sacré et discret fait écho, dans une certaine mesure, à la cérémonie
du couronnement de l’évêque de Toulouse dans l’autre fresque qui se déroula
secrètement à Rome à cause de son identité spirituelle.
Pour mieux comprendre cet effet des nimbes, je propose de le comparer d’abord
avec une autre scène de martyre, celle de Taddeo Gaddi, réalisée entre 1330 et 1340, qui
fonctionne comme un commentaire de l’œuvre d’Ambrogio Lorenzetti. C’est l’un des
panneaux de l’armoire de la sacristie de l’église franciscaine Santa Croce à Florence, Le
martyre de Marrakech(fig. 62). Les visages des bourreaux et des deux soldats païens ont
été complètement détruits et remplacés par un fond d’or. Dans la scène, les cinq martyrs
ont déjà été décapités, et leurs têtes sont entourées de la lumière dorée de nimbes, y
compris celle du frère qui n’est pas encore mort mais qui est déjà canonisé par son désir
du martyre. Au centre du tableau, ce frère attend sa mort en priant, en face à face avec
une tête décapitée comme devant un miroir. Cet effet spéculaire fait écho à une autre
« rencontre » plus horrible qui se trouve juste à côté : une tête décapitée et sa gorge
coupée avec un flot de sang jaillissant se « regardent » au premier plan du tableau ! Cette
double opération en miroir de Taddeo Gaddi établit un passage qui nous permet de mieux
comprendre le traitement subtil d’Ambrogio Lorenzetti dans le Martyre des frères
franciscains : son idée de mise en marge de têtes décapitées, comme je l’ai montré plus
haut, créé un nouveau champ pour la « rencontre » spéculaire entre les frères présents et
leurs modèles de la scène.
De plus, Taddeo Gaddi nous fait voir ce qu’Ambrogio Lorenzetti ne montre pas : un
moment futur, c’est-à-dire, la montée du martyr au ciel sur le fond d’or dans la partie
supérieure de la scène. Elle représente un espace sacré et distingué de la partie inférieure.
La main de Dieu surgit des nuages avec un geste de bénédiction et le saint ouvre ses bras
pour recevoir la grâce288. Tout ceci représente, d’une manière manifeste et efficace, la
tentation du martyre ainsi que l’urgence de la canonisation des martyrs, qui
e
correspondent à la situation particulière des franciscains Spirituels au XIV siècle.

Dans ces deux articles « Martyrdom and Identity in the Franciscan Order » et « A

288
Sur les gestes de la parole, voir Chiara Frugoni, Le Moyen Âge par ses images. Traduit de l’italien par Lucien d’Azay.
Paris, Les Belles Lettres, 2015, pp. 79-81.
e e
propos de la mémoire hagiographique franciscaine aux XIII et XIV siècles », Isabelle

Heullant-Donat montre comment la pauvreté et le martyre constituent l’identité de la


communauté franciscaine dans le changement de contexte religieux et politique. Autour
des années 1320, l’engouement pour les martyres a connu un nouvel essor dans la
communauté franciscaine. Il s’agit du martyre volontaire dont les modèles sont les
premiers martyrs du Maroc en 1220. Cette volonté spontanée de se rendre en terre
étrangère et de mourir pour la foi a été toutefois considérée comme inutile car elle
risquait de mettre en danger la situation des chrétiens locaux en territoire hostile. La
restriction du martyre volontaire est exprimée dans les missives pontificales aux ordres
mendiants dominicain et franciscain en 1220, dans lesquelles le pape suggère que la
mission principale des frères est de guider les chrétiens locaux, y compris les marchands,
les esclaves et les soldats, sur le chemin de la foi. Ensuite, cette attitude se manifesta au
sein de la communauté franciscaine. La Regula bullata en 1223 indique clairement que
l’acte du martyre missionnaire n’est autorisé que par les autorités ministérielles sous le
contrôle de l’autorité pontificale, ainsi l’acte du martyre n’est plus une affirmation
volontaire de la foi, mais devient une manifestation du pouvoir du pape289.
e
La survivance du martyre volontaire au début du XIV siècle peut être considérée,

dans une large mesure, comme une sorte de résistance au pouvoir pontifical associée au
conflit entre la papauté et les Spirituels sur la question de pauvreté après la mort de saint
François d’Assise. Cette situation conflictuelle devient radicale lors de l’élection du
nouveau pape Jean XXII en 1316, qui décide la grande grande persécution sur les
Spirituels290. Le pape publia la bulle Quorundam exigit le 7 octobre 1317. Elle demande
l’obéissance des franciscains spirituels à leurs supérieurs et exige par ailleurs que tous les
frères revêtent l'habit des Conventuels. Les Spirituels se sont fortement opposés à cette
bulle, et les dissidents furent subséquemment condamnés comme hérétiques par une
commission cardinalice du pape. Quatre d’entre eux furent brûlés à Marseille le 7 mai

289
Isabelle Heullant-Donat, « Martyrdom and Identity… », op. cit., pp. 434-440.
290
Michael Robson, The Franciscans in the Middle Ages, Woodbridge: The Boydell Press, 2006, pp. 130-140.
1318 et devinrent des martyrs catholiques291.
De plus, il faut également remarquer qu’à cette époque, un grand nombre de martyrs
en Orient étaient probablement des franciscains spirituels. Face aux accusations du pape,
ils furent obligés de quitter leur pays et s’exilèrent en Orient, souvent à l’aide du royaume
de Naples. Par exemple, Thomas de Tolentino, l’un des martyrs de Tana, était un Spirituel
de la province d’Ancône. Il fut emprisonné jusqu'à l’élection du nouveau ministre général
Raymond Gaufrifdi qui avait de la sympathie pour les Spirituels et les envoya en
Arménie292. En outre, parmi les six martyrs d’Almalyq, quatre provenaient des régions des
Spirituels comme la Provence et Ancône. Pourtant, les persécutions ne s’arrêtèrent pas en
Orient, et en 1333, le pape Jean XXII expulsa les Spirituels des évêchés orientaux. Douze
d’entre eux furent chassés de Tabriz293.
La croissance des conflits entre la papauté et les Spirituels engendra une situation
difficile pour le processus de canonisation des martyrs. Entre l’année 1253, qui est celle
de la canonisation de l’inquisiteur dominicain Pierre de Verona, et l’année 1481, qui
marque la reconnaissance officielle du culte des premiers martyrs franciscains de
Marrakech (1220) par la bulle cum alias de Sixte IV, aucun martyr n’a été canonisé par l’
Église romaine, ni les martyrs dominicains ni les martyrs franciscains 294 . Malgré cette
situation, selon Isabelle Heullant-Donat, les franciscains manifestent une appétence
beaucoup plus forte pour l’acte du martyre et pour la canonisation, par rapport aux
dominicains. Néanmoins, toutes les pétitions des frères pour la sanctification officielle des
martyrs ont été ignorées et refusées pendant cette période.
Sans canonisation officielle, comment témoigner du souvenir des sacrifices en terre
hostile à l’intérieur de la communauté ? Il faut également aborder un phénomène
parallèle dans la littérature hagiographique concernant les martyrs franciscains, qui est
presque contemporain de l’élaboration des fresques du couvent Saint-François à Sienne

291
Ibid., pp. 131-132.
292
Isabelle Heullant-Donat, « Martyrdom and Identity…», op.cit., p.449; Roxann Prazniak, « Siena on … », op. cit., p.
210
293
R. Loenertz R, O. P., La Société des Frères Pérégrinants. Étude sur l'Orient dominicain, I, Istituto Storico Domenicano,
Roma : S. Sabina, Roma, 1937, p. 156.
294
Isabelle Heullant-Donat, « Martyrdom and Identity… », op. cit., p. 430.
et qui nous permet ainsi d’examiner ces dernières au regard des pratiques
commémoratives du martyre au sein de la communauté franciscaine. Selon Christine
Gadrat, la plupart des lettres des missionnaires en Orient racontent des histoires de
martyre. Les originaux de ces lettres ont presque disparu 295 , on n’en connait que des
copies, souvent insérées dans les chroniques franciscaines et les passiones annexées
e e
constituant les deux sources principales sur les martyrs franciscains entre les XIII et XIV

siècles296. Par example, nous pouvons citer la Chronique de frère Elemosina ainsi que les
Memorialia de sanctis fratribus minoribus copiés par Elemosina et rédigés successivement
jusqu’aux années 1330 ; la Chronique de Paulin de Venise et celle de Johann von Winterhur
en 1348 ; la Chronique de Bohême de Jean de Marignolli rédigée après sa mission en Chine
à la demande de l’empereur Charles IV en 1355 et la Chronique des 24 généraux composée
dans les années 1360-1370, attribuée à Arnaut de Sarrant297. Isabelle Heullant-Donat a
étudié ces récits hagiographiques franciscains, en particulier les Memorialia rédigés vers
298
1335 à Gualdo Tadino . Comme elle l’indique, l’émergence de ces sources variantes
concernant les martyres, y compris les fresques d’Ambrogio Lorenzetti, nous fait voir que
l’acte du martyre joue un rôle sensible à l’intérieur de l’ordre franciscain299. De plus, elle
remarque que ce grand enthousiasme pour le martyre s’intensifie particulièrement après
la persécution des Spirituels par Jean XXII. La rédaction entre 1317 et 1335 de la Chronique
de frère Elemosina correspond, par exemple, exactement la période intensive des

295
Christine Gadrat, « Des Nouvelles d’Orient… », op. cit., pp. 161-165.
296
Le Passio est souvent joint à la Chronica et donne un récit détaillé comme un « témoin oculaire ». Voir Isabelle
e
Heullant-Donat, « La perception des premiers martyrs franciscains à l’intérieur de l’Ordre au XIII siècle », dans Religion
et mentalités au Moyen Âge. Mélanges en l’honneur d'Hervé Martin, Presses Universitaire de Rennes, 2003, p. 211.
297
Christine Gadrat, « Des Nouvelles d’Orient… », op. cit., pp. 162-163 ; voir aussi Isabelle Heullant-Donat, « Martyrdom
and Identity… », op. cit., pp. 441-446.
298 e e
Isabelle Heullant-Donat, « À propos de la mémoire hagiographique franciscaine aux XIII et XIV siècles : l’auteur
retrouvé des Memorialia de sanctis fratribus minoribus », Patrick Boucheron et Jacques Chiffoleau ed., Religion et
société urbaine au Moyen Âge, Publication de la Sorbonne, 2000, pp. 525-529. Sur la relation du martyr et l’identité de
la communauté franciscain, voir Isabelle Heullant-Donat, « Martyrdom and Identity… », op. cit., pp. 429-453. Sur la
rédaction du livre Elemosina, voir Isabelle. Heullant-Donat, « Livres et Ecrits de Mémoire du Premier XIVe siècle : le Cas
des autographes de Fra Elemosina », Libro, scrittura, documento della civiltà monastica e conventuale nel basso
medioevo (secoli XIII-XV), Atti del Convegno di studio (Fermo, 17-19 settembre 1997, a cura di Giuseppe Avarucci, Rosa
Marisa Borraccini Verducci e Giammario Borri, Spoleto, Centro Italiano di Studi sull'Alto Medioevo, 1999, pp.242-262;
«Odium fidei et définition du martyre chrétien», M. Deleplace éd., Les discours de la haine. Récits et figures de la passion
dans la cité, Actes du colloque international, (Reims, 26-28 septembre 2007), Lille, Presse Universitaire du Septentrion,
2009, p. 113-124.
299
Isabelle Heullant-Donat, « Martyrdom and Identity… », op. cit., pp. 441-442.
condamnations et des persécutions pontificales 300 . 122 frères sont listés dans les
Memorialia dont 34 restent inconnus et n’ont pas été authentifiés par les documents
pontificaux. Cependant, pour Fra Elemosina, le sacrifice au nom de la foi prouve
suffisamment leur sainteté digne de mémoire301. En ce sens, ce sont les Memorialia et
d’autres sources qui fonctionnent comme des auto-canonisations pour l’acte du martyre,
autrement dit, l’absence de béatification est remplacée par la visibilité de la réputation
de sainteté au sein de la communauté franciscaine.
Parallèlement, la fresque d’Ambrogio Lorenzetti, avec ses trois têtes canonisées,
participe aux pratiques de la piété et de la commémoration des martyrs, d’une manière
plus touchante. Par rapport aux documents textuels, elle entre dans la vie quotidienne du
monastère et résonne dans les cœurs des frères, construisant une forte identité entre les
frères et les martyrs. Tout ceci fonctionne comme une résistance vis-à-vis de l'Eglise
romaine302.

5.4 La puissance du martyre

Comme nous l’avons mentionné plus haut, le sujet du martyre joue un rôle crucial
dans l’activité missionnaire de l’ordre franciscain en Orient. Alors il est important de se
demander comment se manifeste l’efficacité du martyre et comment prouver qu’il ne
s’agit pas d’un acte vain et inutile ? Ambrogio Lorenzetti construit une image admirable
de la conversion devant le sacrifice des franciscains, dans laquelle le regard des
spectateurs orientaux témoigne in situ la puissance du martyre.

5.4.1 La représentation de la scène du martyre au XIVe siècle.

Je voudrais faire ici une brève évocation des representations de la scène du martyre

300
Isabelle Heullant-Donat, « À propos de la mémoire hagiographique franciscaine… », op. cit., p. 525.
301
Ibid., p. 527.
302
Isabelle Heullant-Donat, « Martyrdom and Identity… », op. cit., pp. 448-449.
à travers les images des martyrs franciscains et les images de saint François prêchant
devant le sultan, afin de mieux rendre compte l’invention d’Ambrogio Lorenzetti qui réside
dans la considerable transformation de l’ennemi en converti devant le martyre.
Je commence par attirer l’attention sur la représentation de l’entourage du roi,
autrement dit, les spectateurs païens devant le martyre. Giotto a réalisé deux versions de
Saint François devant le sultan (ou le jugement du Feu) dans l’église supérieure de la
basilique Saint François d’Assise (1280) et dans la Chapel Bardi de la basilique Santa Croce
(1325-1328). Elles montrent le roi sultan qui ordonne aux prêtres musulmans et à saint
Francois d’entrer dans le feu pour confirmer leur foi. Dans la première version d’Assise (fig.
63), on voit clairement les réactions différentes de saint François et des prêtres
musulmans devant le feu. Ces derniers s’enfuient en tournant la tête, le visage empreint
de doute et de peur. Saint François, au contraire, se situe au centre de la fresque, il pose
une main sur son sein et de l’autre indique le feu comme réponse ferme au
commandement du sultan. Cette différenciation entre saint François et les « infidèles »,
apparaît, de manière légèrement différente, dans la deuxième version de Florence. Les
figures sont clairement divisées en deux parties : les « infidèles » et le saint. Deux Maurs
en turban répètent le geste du sultan et invitent les deux prêtres musulmans à confirmer
leur foi, l’un tourne la tête et lève la main. Ce geste de refus est totalement caché par sa
grande robe. A ses côtés, l’autre prêtre montre une attitude plus obstinée. Il est
représenté de profil dans l’ombre et tient ses deux mains sur ses oreilles. Ce refus est
accentué par leurs grands et longs manteaux jaunes qui couvrent leur corps, alors que la
couleur est celle, péjorative, propre aux Juifs. Ce corps emballé des « infidèles » est la
contrepartie négative du corps découvert du saint devant le feu. Giotto a, sans doute,
tenté de montrer, une représentation réaliste à travers le contraste entre le saint et les
« infidèles », il a mis ces derniers dans une position complètement opposée à celle du
saint, comme un mauvais exemple, puisque selon l’histoire, le sultan n’a pas été converti
à la fin. Devant le sacrifice de saint François, les spectateurs païens montrent un visage
froid et obstiné et exhibent une attitude de mépris et de refus en détournant les yeux et
en s’enfuyant. Ils sont présentés comme des peuples presque impossibles à convertir, Ils
sont plongés dans leur propre horreur de la mort et cela les empêche de voir le miracle
divin.
Parmi les spectateurs, le personnage au cœur de la scène est le roi païen qui ordonne
l’exécution en tant que spectateur potentiel. Dans les deux versions de Saint François
devant le sultan de Giotto (fig. 55), le roi sultan lève son bras et indique le feu. C’est un
geste qui manifeste le pouvoir de l’autorité, il devient la clef du récit puisqu’il provoque
décisivement toutes les agitations de la scène comme l’œil d’un cyclone. Dans la première
version de Giotto, cet effet du pouvoir s’incarne dans le geste de saint François, étant
donné que le bras du sultan se prolonge à travers le bras de saint François, comme une
forme de soumission. Giotto a repris le geste de sultan dans le Martyre des franciscains à
Tana (fig. 65), dans lequel on peut apercevoir, en dépit des graves altérations de la fresque,
que le commandement du roi s’accompagne de l’élévation du couteau du bourreau.
Quelle collaboration entre le pouvoir et la violence ! Par ailleurs, un autre signe du pouvoir
que nous rencontrons fréquemment dans le Saint François devant le sultan est le sceptre
du roi. Par exemple, dans l’œuvre de Giovanni di Paolo, le sultan tient un sceptre sur le
trône, accompagnant l’énorme épée tenue par un garde à ses côtés, comme signe de la
violence et du pouvoir (fig. 64).

5.4.2 Un moment bouleversé, un moment de conversion

Bien qu’Ambrogio Lorenzetti ait repris la composition de Giotto, comme nous l’avons
montré plus haut, il a fait d’autres choix pour sa représentation. Au contraire des réactions
passives des infidèles chez Giotto, dans la scène, Ambrogio nous montre une curiosité
remarquable des spectateurs orientaux, ils désirent voir le martyre. Par exemple, un
Mongol derrière un pilier tend le cou pour mieux voir le sacrifice du frère (fig. 7) ; ou un
autre Mongol serre un pan de tissus devant sa bouche fermée, un geste probablement
pour retenir sa stupéfaction303. Ses yeux mi-clos trahissent une concentration. C’est donc

303 e
Je remercie Monsieur Jean-Claude Bonne m'aide à identifier ce geste inattendu dans l'art du XIV siècle. Pour
l’instant, je n'ai vu qu'un seul exemple dans la Pentecôte de Jacopo di Cione qui est proche de celui de Ambrogio
Lorenzetti : un écouteur attentif essaie d'écouter la parole de saint Pierre. Il tient la main gauche sur la bouche, l’autre
sur le moment du martyre que convergent les regards des spectateurs, autrement dit,
c’est un moment qui est construit par la participation intensive du regard. Une angoisse
étrange, remarquée notamment par leurs sourcils froncés, apparaît sur certains visages
des spectateurs (fig. 66). Il semble que tous les personnages, y compris le roi tartare,
soient profondément touchés par le sacrifice du frère304, comme le remarque S. Maureen
Burke :

« Le spectre de l'émotion exprimée par les spectateurs et le souverain est rendu avec
une humanité et un naturalisme profonds. Malgré la violence inhérente au sujet, le
drame est réalisé par l'équilibre et le contraste et par l'émotion contrôlée plutôt que par
l'effusion de sang ou l'agitation chaotique. Le rationalisme règle également la
composition. »305

Par ailleurs, dans le geste du roi se manifeste un écart essentiel entre la version
d’Ambrogio Lorenzetti et d’autres versions citées plus haut. Ambrogio Lorenzetti nous
montre un roi qui abandonne son pouvoir : il baisse la tête, son sceptre est déposé et
appuyé sur ses genoux par ses mains. Ce geste de retenue est subtilement répété par un
personnage oriental qui se trouve juste à côté du roi (fig. 67). Cet homme le regarde et
retient son épée avec ses mains. Cela fonctionne comme un double signe : le signe de la
violence et aussi le signe du pouvoir transmis par le roi. Parmi les spectateurs de la scène,
nous voyons donc une sorte de circulation et d’imitation du geste du roi, comme le
remarque Roxann Prazniak : « tout le monde dans la scène tient ses mains sur son arme
», et cela « suggère un appel à la paix des franciscain spirituels »306.
La remarque de Prazniak est subtile, mais son interprétation de l’ « appel à la paix »

main semble serrer le pan de robe, probablement pour montrer une concentration avec un souci ou un étouffement.
304
La dimension sentimentale de la scène a été remarquée en premier par S. Maureen Burke, et puis interprétée par
Roxann Prazniak. Voir Maureen Burke, « The Martyrdom… », op.cit., p.477; voir aussi Roxann Prazniak, « Siena on … »,
op. cit., pp. 202-203.
305
Le texte originale : « the spectrum of emotion expressed by the spectators and ruler is rendered with a profound
humanity and naturalism. Despite the violence inherent in the subject, drama is achieved through balance and contrast
and through controlled emotion rather than from accentuated bloodshed or chaotic agitation. Rationalism also rules
the composition », cité dans S. Maureen Burke, « The Martyrdom… », op. cit., p. 477.
306
Voir Roxann Prazniak, « Siena on … », op .cit., pp. 212-213.
ne semble pas suffisante. En effet, nous sommes appelés à associer cet ensemble de
gestes retenus et de regards attentifs à l’acte du martyre, d’une manière plus concrète, à
l’effet du martyre, qui touche et bouleverse profondément tous les spectateurs et
manifeste la puissance du martyre. De Giotto à Ambrogio Lorenzetti, nous remarquons
ainsi un déplacement de « l’œil du cyclone » du roi au martyr, par le silence des armes qui
donne la parole à la mort du martyr, et qui provoque un bouleversement psychologique
sur les spectateurs et détruit la « complicité » entre le bourreau et le roi. Il est étonnant
de voir que le roi tartare, ainsi que les spectateurs orientaux, avec leurs visages contractés,
semblent être profondément touchés et en train de partager la douleur du martyr. Par
ailleurs, un détail ne devrait pas être ignoré, celui d’une bande des motifs cruciformes qui
traverse la pointrine du roi. Nous trouverons souvent ce genre de motif dans les oeuvres
de Ambrogio Lorenzetti, comme la bande de croix qui traverser le col de l'Enfant Jésus
dans la Vierge et l’enfant de 1325. La repris intentionnelle du motif de croix sur le
vêtement du roi tartare est frappente, elle semble trahir discrètement le signe
prémonitoire de la conversion307.
Par la suite, la fresque d’Ambrogio Lorenzetti a influencé Sassetta, un peintre siennois
e
du XV siècle. Dans son Saint François d'Assise devant le sultan du retable de Borgo San

Sepolcro (fig. 68), nous remarquons une affinité d’esprit avec l’œuvre d’Ambrogio
Lorenzetti. Sassetta représente un moment en suspens pendant lequel le saint est en train
d’entrer dans le feu. L’influence de Ambrogio Lorenzetti est évidente, notamment par la
réaction des spectateurs : personne ne s’échappe devant le martyre. Le corps de saint
François devient le point de convergence des regards des spectateurs, avec concentration
et fascination (fig. 69). Le sultan, comme le roi tartare, repose son sceptre en regardant
attentivement le sacrifice du saint. L’un des prêtres musulmans lève ses mains avec les
paumes ouvertes et fait un geste d’acceptation avec une inquiétude, remarquée par ses
sourcils enfoncés et ses lèvres pincées. Nous voyons un effet de symétrie formelle entre
cet homme et le frère franciscain priant avec un visage serein, manifestant un contraste
entre une âme tremblante et une âme paisible devant le miracle. Dans son étude sur

Je remercie Monsieur Jean-Claude Bonne de me guider pour confirmer ces motifs cruciformes.
Sassetta, Bernard Berenson remarque délicatement sa représentation de la beauté du
miracle et y voit un moment de conversion :

« Saint François, cependant, ne parle pas, comme dans les fresques de Giotto, mais
plonge dans les flammes avec une ferveur non moins rayonnante qu'eux. Il est trop tard
pour que les païens reculent. Ils sont envoutés, et sur leurs visages il y a plus d'effroi
que de lâcheté ; ils sont aussi presque convertis. Mais les flammes ! Elles ne sont ni
simplement symboliques, comme chez Giotto, ni réalistes, comme presque n'importe
quel peintre de notre temps pourrait en faire mais l'âme de feu de « belle et joyeuse, et
la plus robuste et forte », avec toute sa rapidité de ligne prenant la forme de courbes
merveilleuses, clapoteuses, bondissantes, changeantes, destinées à transsubstantier
toute substance en esprit. Et toujours le ciel « courtois » - pour adopter une autre
expression exquise française – « le brillant sur juste et injuste semblable », et à travers
une voûte étroite, un aperçu de belles collines dans la distance sereine. »308

Les flammes extraordinaires au centre du tableau, comme Berenson nous le montre,


me frappent par deux dimensions d’une part, par la configuration de la forme « homme-

flammes ». Le corps de saint François s’intègre intensément dans le feu et ne nous laisse
voir qu’une vue de dos, son pied légèrement levé laisse voir le petit point rouge des
stigmates dans la plante du pied. Ce feu physique se transforme en feu du cœur du martyr,
qui fait écho à l’apparition fréquente de mots comme « feu » ou « brûler » dans les écrits
franciscains sur le martyre. Ainsi, la forme du feu devient une expression violente du désir
de martyre qui avale le corps de saint François. D’autre part, c’est la
propagation admirable de ce « feu » dans la scène qui implique subtilement la force
immense du martyre. Il est peint avec un mélange des couleurs dorée, rouge et orange,

Le texte original : « Saint Francis, however, does not parley, as in Giotto's frescoes, but plunges into the flames with
a fervour no less glowing than they. It is too late for the paynim to retreat. They are held spellbound, and on their
countenances there is painted more of awe than of cowardice; they also are almost converted. But the flames! They are
neither merely symbolic, as in Giotto, nor realistic, as almost any painter of our day might make them but the soul of
fire of “beautiful and joyous, and most robust and strong”, with all its swiftness of line taking the shape of wondrous,
lapping, leaping, changing curves, destined to transubstantiate all substance into spirit. And ever and always the
“courteous” sky-- to adopt another exquisite phrase of Francis—“the shining upon just and unjust alike”, and through a
narrow arch, a high glimpse of lovely hills in the serene distance », cité dans Bernard Berenson, A Sienese Painter of the
Franciscan Legend, Part I, dans The Burlington Magazine for Connoisseurs, Vol. 3, No. 7 (Sep. - Oct., 1903), p. 20.
avec des petits points creusés comme des éclats de lumière. Ce sont les mêmes couleurs
que le peintre utilise pour représenter le chérubin de la stigmatisation de saint François
et la mandorle autour de saint François de l’Extase de saint François, les deux autres
parties du Retable de Borgo San Sepolcro (fig. 70). Cette couleur divine « reflue » dans
l’auréole du saint au moment du sacrifice. En même temps, elle continue à envahir
étrangement l’espace du sultan : d’abord la robe et la cape luxueuse du sultan et les
draperies précieuses derrière lui, ensuite les robes des gardes à sa gauche. Cet
éblouissement fantastique de la couleur et de la chaleur dans l’espace des « infidèles »
fonctionne comme le reflet du flamboiement du martyre au centre du tableau. Il nous
montre subtilement une manifestation divine du martyre dont la flamme touche le cœur
des spectateurs. Le sultan stupéfait s’immerge totalement dans cette couleur de foi qui
fait partie, d’une manière discrète et mystérieuse, de sa conformation à la forme
« homme-flamme ».

5.4.3 Intériorisation : deux rois perplexes

Dans l’Investiture de saint Louis de Toulouse, le roi du Naples, couronné et assis au


milieu des cardinaux, regarde son frère auréolé qui avait abdiqué de son trône en 1295-
1296 pour consacrer sa vie à Dieu (fig. 71). Le jeu de contraste entre la couronne et
l’auréole est assez évident dans la fresque. Selon la description d’Eve Borsook309, le roi
de Naples porte la couronne que son frère a abandonnée pour l’auréole, et présente
une expression perplexe comme s’il essayait de comprendre le choix de son frère.
Robert d’Anjou n’est pas le seul roi perplexe dans les fresques. Dans le Martyre des
frères franciscains, Le roi tartare, portant une couronne pointue, s’installe sur son trône
en regardant, avec angoisse, l’exécution d’un franciscain sous ses ordres (fig. 72). Ici aussi,
c’est un regard perplexe sur le sacrifice du martyr pour sa foi. Le jeu « couronne-auréole
» (les auréoles sur les têtes décapitées), de manière plus discrète, apparaît dans la scène,

309
Eve Borsook, The Mural Painters of Tuscany: From Cimabue to Andrea del Sarto, London: The University Press
(Glascow), 1960, p. 135.
construisant un moment de perplexité et d’hésitation.
L’affinité entre ces deux figures est confirmée par la même perplexité lisible sur leurs
visages. Cette intériorisation des figures se manifeste par les yeux absorbés, les sourcils
froncés et les coins de la bouche s'affaissant doucement. En même temps, elle est
renforcée par le partage d’une posture passive, même mélancolique : le corps du roi
Robert d’Anjou est légèrement coincé avec la tête posée sur sa main droite, dont les doigts
sont repliés ; le roi tartare, avec le dos courbé, serre son sceptre dans ses mains, et le
retient fermement sur ses genoux.
Il est intéressant de situer ces fresques dans une série d’images d’intériorisation
produites au XIVe siècle qui nous fait voir, dans une certaine mesure, une maturité de
l’humanité. Un peu plus tard que l’œuvre d’Ambreogio Lorenzetti, on observe à nouveau,
de manière plus violente, cette angoisse de l’âme dans les peintures italiennes, cette fois-
ci ce sont les damnés qui endurent la souffrance de l’enfer. Ils ont expression mêlant le
désespoir, la peur, l’anxiété et le repentir. Par exemple, nous pouvons citer un homme
turco-mongol joint ses mains devant sa bouche, avec un visage enfoncé dans la scène du
Jugement dernier de Buonamico Buffalmacco dans le Campo Santo à Pise (fig. 73) ; ou
dans la scène de lamentation et de supplication des pauvres damnés du Jugement dernier
de la chapelle Strozzi, réalisée par Nardo di Cione en 1350 (fig. 74) : un soldat oriental
portant un casque pointu pleure, avec les sourcils froncés et les yeux baissés, et maintient
fermement l’une de ses mains appuyée sur sa bouche à l’aide de son autre main, à ses
côtés, un soldat portant un chapeau pointu, regarde vers le haut avec un visage désespéré
et fait un geste de la douleur : il déchire son vêtement avec ses deux mains.
Par rapport à cette manifestation profonde d’angoisse, le travail d’Ambrogio
Lorenzetti est plus subtil. Il représente un sentiment plus léger que la douleur des damnés
devant le jugement divin, autrement dit, une sorte d’inquiétude ou de perplexité animées
par la puissance du martyre. Ce sentiment incertain du roi est bien ressorti par les deux
personnages aux ses côtés. Il est interessant de remarquer « un certain parallèlisme »
entre le personnage à gauche du roi et celui-ci. Ils portent une apparence similaire,
typiquement mongole comme nous l'avons décrit précédemment, et leurs corps sont
inclinés vers le martyre310. Le personnage à droite du roi regard vers lui et semble attendre
son ordre. Son regard d'attente crée un temps suspendu qui nous fait mieux
voir l’hésitation du roi. Ces deux personnages partagent partiellement leurs attitudes avec
le roi, à travers le geste appuyé les mains sur l'épée et le corps incliné, mais on peut dire,
d’autre part, que leurs écarts avec le roi rend visible l’intériorité de ce dernier qui est
profondement touché par le martyre. Nous voyons donc une « déclinaison réglée » des
regards et des gestes des témoins qui s'écartent, en même temps se construisent pour
créer une sorte de tension où mettre en scène le théâtre du coeur311. En ce sens, l'espoir
de conversion est né dans ce moment bouleversé. En outre, la humanité des personnages
nous fait voir, par un effet de miroir, la force émouvante de l’acte du martyre. Le pouvoir
subi une défaite devant la puissance d’un impouvoir. Cet « impouvoir », qui prend sa
parole et pousse des hurlements silencieux dans la scène, s’est manifesté par l’abandon
de la couronne de saint Louis, par son vœu et par le sacrifice de la vie du frère franciscain
pour sa foi.

5.5 La communauté franciscaine et la Provincia tartarorum

Si on considère la relation diplomatique entre la communauté franciscaine en Orient


et l’autorité mongole de cette époque, l’apparition d’images du Mongol devient plus
intrigante. A l’époque de la Pax Mongolica, l’autorité mongole avait fait un grand effort
pour favoriser le transport routier permettant aux commerçants et aux missionnaires de
pouvoir voyager et circuler facilement entre l’Europe et la Chine. De plus, la tolérance
religieuse dans les Empires turco-mongols, par rapport à la persécution et à l’expulsion
des Spirituels par la papauté, était favorable à la relation entre les missionnaires
franciscains et les khans mongols. L‘Orient devient alors un nouvel horizon rempli d’espoir

310
Merci à Monsieur Jean Claude Bonne pour m’indiquer cette belle parallelism. En outre, il a subtilement remarqué
la nuance entre les deux. Par rapport au personnage à gauche qui ne s’interesse qu’au martyre, le rois montre plus une
« concentration interieure ». Cette dimension intime devient visible surtout par « son regard concentré et décroché de
l'action, les yeux mi-clos et baissés, les paupières tendues ».
311
Je dois cette observation à Monsieur Jean Claude Bonne et j’emprunte sa formule : « la déclinaison réglée ».
pour la mission évangélique des frères mineurs, notamment des Spirituels.
On ne peut ignorer un ensemble de faits qui est contemporain des fresques de la
salle capitulaire du couvent Saint-François de Sienne. Il s’agit d’un nouvel enthousiasme
pour la mission franciscaine sur le territoire tartare, qui a commencé vers 1307 et a duré
jusqu'à la fin du siècle312. Comme nous l'avons vu précédemment, à la fin du XIIIe siècle,
deux vicairies franciscaines, nommées Tartaria aquilonaris et Tartaria orientalis, existaient
déjà dans le territoire à domination mongole. Le nouvel archevêché à Khanbaliq a été créé
par Clément V en 1307 grâce aux efforts du franciscain Jean de Montecorvino en Chine,
suivant le progrès de l’activité missionnaire. Par la suite, six suffragants franciscains furent
établis successivement par l’autorité chrétienne. Autour des années 1320-1330, la
troisième vicairie de Cathay s’y est attachée pour étendre le champ du territoire de
l’Extrême–Orient et de la Haute-Asie313.
La construction du réseau ecclésiastique d’Orient s’accompagne de la circulation des
nouvelles dans la communauté chrétienne à travers des courriers et des rumeurs. Elles
racontent les martyres, le nombre de convertis ou sont des appels pour obtenir du renfort.
Les deux lettres envoyées le 15 mai 1323 par les frères franciscains du nord de la province
tartare annonçaient le grand succès des missions depuis plusieurs années : les frères
baptisaient des tartares tous les jours en jours sur le champ de bataille en leur apportant
du soutien et de l’aide. Les tatares furent touchés par leur zèle religieux et le nombre de
convertis atteignit un tiers de la population de l’empire. Les frères affirmèrent en outre
qu’ils réalisaient le plus grand progrès depuis l’époque de saint Grégoire le Grand314. Tout
ceci nous montre qu’après la Terre saint et le Maroc, le grand territoire tartare devint un
nouvel enjeu stratégique dans le projet d’expansion des territoires chrétiens en Orient au
XIVe siècle.
Si on reconsidère la scène du martyre d’Alimaliq dans ce contexte, il est intéressant
de remarquer qu’un « réseau » missionnaire prend forme par l’arrangement des fresques

312
Michael Robson, The Franciscans in the Middle Ages, The Boydell Press,2006, pp. 111-118.
313 e e
J. Richard, « La papauté et les missions d'Orient au Moyen Age (XIII -XV siècle) », dans Mélanges d’Archéologie et
d’histoire, vol.58, Numéro 1, 1941, pp. 128-129, pp. 148-149 ; voir aussi Christine Gadrat, Une Image de L’Orient…op.
cit., pp. 24-27. Michael Robson, The Franciscans…, op. cit., pp. 108-110.
314
Ibid., p. 112-113.
du couvent. Max Seidel remarque le premier un montage subtil entre les fresques et
l’architecture. La salle capitulaire se situe sur la galerie sud du cloître. Nous pouvons
imaginer un parcours et un « paysage » pour les frères mineurs qui traversaient
fréquemment ce passage entre l’église et la salle capitulaire : ils regardaient d’abord la
scène de Pietro da Siena devant saint François sur la lunette ; par la suite, ils s’arrêtaient
un peu devant la scène du martyre dramatique avec le grand paysage de Tana qui occupe
la plupart du mur ; et à la fin, au fond du couloir, à travers une grande fenêtre sur le mur
de la salle capitulaire, ils pouvaient apercevoir la scène du martyre des missionnaires
franciscains à Alimaliq. Ce dispositif permettait de construire une continuité visuelle et
significative entre les fresques de la salle capitulaire et celle du cloître315.
Il est intéressant de voir que ce dispositif est présent dans la littérature franciscaine.
D’après Isabelle Heullant-Donat, l’une des caractéristiques les plus étonnantes du texte
intitulé Memorialia, est son organisation hiérarchique et topographique :

[…] Les principes qui ont guidé l’organisation du texte sont hiérarchiques,
topographiques et chronologiques. Hiérarchiques car les Memorialia mentionnent en
premier lieu les franciscains canonisés par l’Eglise (saint François, saint Antoine de
Padoue et saint Louis de Toulouse), suivis des frères inhumés dans l’église Saint-François
à Assise(Bernard, Sylvestre et Léon), qui sont appelés santi bien qu’ils ne soient pas
canonisés, des compagnons de François, appelés fratri, qui sont enterrés à la Portioncule,
et enfin de ceux parmi les frères et les compagnons de François qui virent l’âme du
Poverello s’envoler ou entendirent des louanges au moment de sa mort. À ce principe
hiérarchique succède un principe d’organisation topographique, dans la mesure ou les
frères mentionnées dans la suite de la liste sont toujours associés au lieu dans lequel ils
ont vécu, ont été martyrisés ou sont enterrés. L’organisation topographique se double
d’une organisation chronologique relativement souple : les dates précises de la mort des
frères ne sont jamais indiquées, seules deux années sont mentionnées à la fin du texte
[…]316

315
Ibid., pp. 404-405.
316
Isabelle Heullant-Donat, « À propos de la mémoire hagiographique franciscaine… », op. cit., p. 522.
Il est étonnant de voir que cette considération hiérarchique et topographique,
apparaît, de manière parallèle, dans le montage des fresques au couvent Saint-François
de Sienne. D’une part, les images qui prennent la première place dans le passage
intermédiaire entre l’église et la salle capitulaire sont la représentation de Pietro da Siena
devant saint François peinte sur la lunette, suivie par la scène de son martyre à Tana sur
le mur du cloitre et des autres martyrs à Almalyq dans la salle capitulaire. Ce dispositif
semble parfaitement correspondre au rapport hiérarchique entre le saint fondateur et ses
suiveurs, entre le modèle et ses imitateurs. D’autre part, selon l’interprétation d’Isabelle
Heullant-Donat, la constellation de loci des martyres, à travers la conjonction entre le
martyre et la mission, implique le « réseau des couvents », autrement dit, « l’organisation
territoriale et hiérarchique propre à l’Ordre franciscain », dans laquelle les deux
Provinces remarquables de saint François (Provincia santi Francisci) et de Tartarie
(Provincia tartarorum) sont mentionnées dans les Memorialia, afin de « commémorer
les frères remarquables du cœur de l’ordre (la Provincia santi Francisci) et ceux qui, par
leurs missions dans les terres hostiles, en élargissent l’horizon et le rayonnement317 ». En
ce sens, les deux fresques du martyre du couvent Saint-François manifestent une volonté
de choisir et de mettre ensemble les deux martyres par leur contemporanéité
chronologique, et davantage, par leur affinité topographique. Les martyres de Tana en
Inde et le martyre d’Almalyq en Asie Centrale font partie de l’activité missionnaire
franciscaine dans la province tartare. Ils appartiennent à l’espace le plus lointain pour les
hommes du Moyen Âge. Cette présence de la marginalité géographique est une
manifestation du fruit des missions : l’évangélisation du monde jusqu'à la limite de la terre.

Conclusion

Les Mongols dans la scène du martyre témoignent de l’effort et du succès des frères
mineurs dans l’évangélisation des « infidèles », ils peuvent être considérés sous deux

317
Ibid., pp. 522-524. Voir aussi Isabelle Heullant-Donat, « Martyrdom and Identity…», op. cit., pp. 441-442.
aspects. D’une part, ils témoignent des hauts faits des martyrs franciscains, ignorés par
l’autorité pontificale, dans les terres orientales, et n’ayant laissé aucune relique en raison
des grandes distances. En ce sens, les fresques d’Ambrogio Lorenzetti font partie de la
pratique du culte des martyrs qui conservent la mémoire de la communauté et annoncent
la vocation d’aller plus loin vers l’Orient.
D’autre part, à travers la représentation subtile de l’intériorisation des spectateurs,
notamment du roi tartare qui s’engage dans la tradition des images de l’humanité de
l’époque, Ambrogio Lorenzetti tente d’extérioriser l’émotion et le bouleversement de
l’âme. Cela nous fait voir un moment de conversion, une image idéale pour manifester la
puissance du martyre et de l’efficacité de la stratégie missionnaire des franciscains.
Partie II
Conversion philosophique : image de la christianisation
du monde dans la décoration de la salle capitulaire de
l’église Santa Maria Novella de Florence
La Chapelle des Espagnols située à Santa Maria Novella à Florence a été construite
au XIVe siècle sous la commande de l’ordre dominicain. Un grand nombre de fresques
constituent une image grandiose du rôle primordial des dominicains dans la communauté
chrétienne, en tant que prédicateurs du savoir évangélique. Elles nous font voir une
relation intime, d’une part, entre le Christ et les fondateurs dominicains, notamment Saint
Thomas d’Aquin ; d’autre part, entre la mission apostolique et la mission contemporaine
de l’ordre dominicain, basée sur deux objectifs principaux : lutter contre les hérétiques et
convertir les païens.
Il est intéressant de découvrir qu’une image d’altérité transparaît dans les fresques
de la Chapelle des Espagnols, dans lesquelles une centaine de personnages orientaux,
représentés comme spectateurs, figurent devant les scènes chrétiennes : la Crucifixion, la
Résurrection, la Pentecôte et la Via Veritatis. Qui sont ces spectateurs orientaux ?
Comment s'intègrent-ils dans chaque sujet chrétien de la fresque et dans le programme
des fresques de la salle capitulaire ? Dans ce chapitre, je tente de démontrer que cette
image des spectateurs orientaux se présente comme une image du réveil, qui participe à
la construction de la glorification de la mission dominicaine en terre orientale.
I. Les données documentaires

Singularisées par la complexité du programme pictural et la nouveauté radicale des


détails, les fresques de la Chapelle des Espagnols de l’église de Santa Maria Novella,
peintes entre 1366-1368 par Andrea di Bonaiuto (1343-1377), un peintre de l’école
florentine, ne constituent pas seulement un chef-d’œuvre éblouissant de la peinture
italienne du XIVe siècle, elles constituent également une manifestation grandiose du
pouvoir et du triomphe de l’ordre dominicain de cette époque (fig. 75).

La Chapelle des Espagnols se situe dans le chiostro verde sur le côté du nord de
l’église Santa Marie Novella, initialement investie d’une fonction funéraire. Le tombeau
du commanditaire Guidalotti et de sa seconde épouse Fiondina degli Infangati est placé
au centre, sur le mur nord de la chapelle, au-dessus des scènes de la Crucifixion et de
l’Ascension 318 . Cependant, il apparaît que l’organisation de l’ensemble des fresques
s’associe plus étroitement à la fonction principale de la chapelle qui était l’ancienne salle
capitulaire du couvent dominicain de Santa Maria Novella. C’était une salle où se
réunissent les frères pour les cérémonies officielles de la communauté dominicaine,
autrement dit, un lieu dédié à la réunion et aux activités quotidiennes319. En 1566, la salle
a pris le nom de « Chapelle des Espagnols » lorsqu’elle est devenue un endroit liturgique
pour la colonie espagnole à Florence, dédié à Eleonora di Toledo, femme du grand-duc
Cosimo dei Medici320.

La construction de la salle capitulaire a été achevée vers 1350. La construction de


l’architecture a été réalisée par Fra Jacopo Talenti, architecte et frère dominicain. Le projet

318
Gardner J., « Andrea di Bonaiuto and the Chapterhouse Frescoes in S. Maria Novella », Art History, II, 2, 1979, pp.
110-111.
319
Ibid., p. 111 ; voir aussi Nirit Ben-Aryeh Debby, « Art and Sermons : Dominicans and the Jews in Florence’s Santa
Maria Novella », Church History and Religious Culture, vol. 92, Issue 2-3, p. 174.
320
Benoît Van den Bossche, « La glorification de saint Thomas d'Aquin à Santa Maria Novella », Séminaire d'Histoire de
l'art du Moyen Âge, Université de Liège, 2012.
de construction de la Chapelle des Espagnols a été élaboré sous la direction de l’ancien
priorat Jacopo Passavano (1354-1355) et a été financé par son ami Buonamico di Lapo
Guidalotti, un marchand florentin321. Ce premier était également l’auteur de Lo specchio
della vera penitenza (Le Miroir de la vraie pénitence et autres traités de spiritualité), un
ouvrage théologique ayant joui d’une grande influence à l’époque322. Les travaux de la
décoration de la chapelle ont débuté dix ans après la mort du commanditaire en Janvier
1366, alors que Passavano était décédé en 1357. Le nouveau priore de l’ordre dominicain
Francesco Zanobi Guasconi a repris son travail. Selon le contrat inédit publié par Taurisano
en 1916323, Francesco Zanobi Guasconi a commandé à Andrea di Bonaiuto la peinture des
fresques de la salle capitulaire en 1365, ces travaux ayant été réalisés entre les années
1366 et 1368 324 . En ce sens, l’influence exacte de l’ouvrage de Passavanti dans le
programme de la chapelle reste difficile à déterminer. Certains chercheurs pensent qu’un
grand nombre de détails dans les fresques ont été influencés par la pensée de Passavanti,
notamment sur le sujet de la pénitence dans le Via Veritatis sur le mur est325. Mais certains
autres, comme Millard Meiss et Serena Romano, s’opposent à cette interprétation,
considèrant a contrario que Passavanti a eu une influence limitée par rapport au rôle de
Bonaiuto.

II. Résultats et limites des recherches précédentes

Les historiens de l’art ont mené beaucoup de recherches sur les fresques de la
Chapelle des Espagnols. Depuis les années 1960, les premières études tentent
d’interpréter l’ensemble des fresques et leur programme iconographique. Deux articles
fondamentaux ont été publiés successivement par S. Romano en 1978 : « Due affreschi

321
J. Gardner, « Andrea di Bonaiuto… », op. cit., pp. 108-109.
322
Nirit Ben-Aryeh Debby « Art and Sermons…», op. cit., p. 175.
323
Joachim Poeschke, Fresque Italiennes du Temps de Giotto : 1280-1400, Citadelles & Mazenod, 2003, p. 362.
324 e
Daniel Russo, « Religion civique et art monumental à Florence au XIV siècle. La décoration peinte de la salle
capitulaire à Sainte-Marie- Nouvelle », in : La religion civique à l’époque médiévale et moderne (chrétienté et islam),
e e
Actes du colloque organisé par le Centre de recherche « Histoire sociale et culturelle de l'Occident. XII -XVIII siècles »
de l'Université de Paris X-Nanterre et l'Institut universitaire de France (Nanterre, 21-23 juin 1993) Rome : École Française
de Rome, 1995. pp. 279-296.
325
Eliana Corbari, Vernacular Theology : Dominican Sermons and Audience in Late Medieval Italy, Bristol University,
Ph.D. diss., 2007 ; voir aussi Nirit Ben-Aryeh Debby, « Art and Sermons… », op. cit., p. 175.
del capellone degli Spagnoli : Problemi iconologici » 326 et par J. Gardner en 1979 : «
Andrea di Bonaiuto and the Chapter house Frescoes in Santa Maria Novella » 327 . Ils
constituent des études générales sur l’organisation de la salle capitulaire, l’iconographie
des fresques et le rôle du commanditaire dans la conception de l’ensemble des fresques.
Dans son livre Painting in Florence and Siena after the Black Death en 1964, Millard Meiss
situe les fresques à la fin du Moyen Âge, après la période de la peste et les considère
comme une réponse au changement de mentalité de l’époque328.

Par la suite, des études sur la Chapelle des Espagnols ont été développées en
relation aux différents aspects que pouvaient revêtir une ou plusieurs fresques. L’une des
fresques les plus mystérieuses de la Chapelle est celle de la Via Veritatis sur le mur est329.
En 1995, Joseph Polzer réinterroge cette scène controversée dans son article « Andrea di
Bonaiuto's Via Veritatis and Dominican : Thought in Late Medieval Italy » en associant,
d’une manière originale, l’œuvre de Bonaiuto au Purgatoire de saint Patrice, une fresque
découverte dans les années 1970 à l’oratoire de Sainte Claire à Todi, le considérant comme
la source visuelle de la conception de Bonaiuto330.

Le Triomphe de Saint Thomas d’Aquin sur le mur ouest a également attiré l’attention
des chercheurs. Luis Gillet, dans son ouvrage important sur les ordres mendiants, analyse
l’iconographie du Triomphe et comment les dominicains tentent d’y construire l’image
d’une « Église enseignante » 331 . Par la suite, Diana Norman porte particulièrement
l’attention sur cette œuvre dans son article « The Art of Knowledge : two Artistic Schemes
in Florence» 332 . Elle la compare avec une autre œuvre contemporaine : les reliefs du

326
S. Romano, « Due affreschi del capellone degli Spagnoli : Problemi iconologici », Storia dell’arte, 28, 1978, pp. 181-
214.
327
J. Gardner, « Andrea di Bonaiuto… », op. cit., pp. 107-137.
328
Millard Meiss, Painting in Florence and Siena After the Black Death : The Arts, Religion and Society in the Mid-
Fourteenth Century, Harper and Row, 1973, pp. 94-104.
329
Concernant le nom de la fresque du mur d’est, certains chercheurs l’ont nommée Via Vertitatis tandis que d’autres
l’ont nommée : Église militante, appellations correspondant séparément aux différents aspects de la représentation de
la fresque.
330
Joseph Polzer, « Andrea di Bonaiuto's Via Veritatis and Dominican : Thought in Late Medieval Italy », The Art Bulletin,
vol. 77, n° 2, Jun., 1995, pp. 262-289.
331
Louis Gillet, Histoire Artistique des Ordres Mendiants : L’art religieux du XIIIe au XVIIe siècle, Paris, Flammarion, 1939,
pp. 117-120.
332
Diana Norman, « The Art of Knowledge : Two Artistic Schemes in Florence », Siena, Florence, and Padua : Case Study,
Campanile de Florence, en analysant le système du savoir à la fin du Moyen Âge et en
observant comment la « forme » des connaissances se manifeste à travers les images. Une
récente étude de Daniel Russo se focalise sur la décoration picturale de la salle capitulaire
dans son article « Religion civique et art monumental à Florence au XIVe siècle ». Elle
touche la question du programme des fresques, en associant l’ensemble des fresques,
notamment la scène du Triomphe de saint Thomas d’Aquin sur le mur ouest et la scène de
l’Église militante sur le mur est, avec la manifestation de la situation religieuse et sociale
de Florence et la construction de la mémoire de la cité de l’époque333.

Un aspect qui a été ignoré et rarement discuté par les chercheurs est celui de
l’apparition de nombreux personnages orientaux dans les fresques de la Chapelle des
Espagnols. En effet, dans les années 1970, ce phénomène particulier a été abordé par
Niels von Holst qui était le premier à considérer les « visiteurs » orientaux de la scène de
la Pentecôte dans son article « Zur Ikonographie des Pfingstbildes in der Spanischen
Kapelle » 334 . Cette étude fait écho à bon nombre de recherches historiques dans les
années 1920 sur la relation diplomatique entre l’Asie et l’Europe entre les XIIIe et XIVe
siècles. Niels von Holst a mis en lumière pour la première fois le surgissement des
personnages orientaux de la Chapelle des Espagnols dans un contexte socio-historique.
En ce sens, Holst remarque un lien symbolique entre les deux figures exotiques dans la
Pentecôte et les deux nouveaux archevêchés de l’Eglise en Orient : la ville Sultanieh en
Perse et la ville Khanbaliq en Chine. Par la suite, Nirit Ben-Aryeh Debby, dans son article
« Art and Sermons : Dominicans and the Jews in Florence’s Santa Maria Novella »,
remarque également la présence de personnages païens dans les fresques, dont la
majorité ont une apparence étrangère, avec une préoccupation particulière vis-à-vis de la
représentation de la figure du juif dans la Chapelle des Espagnols335.
L’interprétation de Niels von Holst est remarquable au niveau historique, mais elle

vol. 1, Yale University Press, 1995, pp. 271-241.


333
Daniel Russo, « Religion civique… », op. cit., pp. 279-296.
334
Niels von Holst, « Zur Ikonographie des Pfingstbildes in der Spanischen Kapelle », Mitteilungen des Kunsthistorischen
Institutes in Florenz, 16. Bd., H. 3, 1972, pp. 261- 268.
335
Nirit Ben-Aryeh Debby, « Art and Sermons… », op. cit., p. 172-200.
n’est pas totalement convaincante si l’on replace la scène de la Pentecôte dans l’ensemble
des fresques de la chapelle. Elle semble ignorer le dispositif dynamique des fresques qui
apparaît considérable dans la conception d’Andrea di Bonaiuto, notamment un axe central
qui traverse tout le mur ouest, dans lequel se trouve au centre une figure turco-mongole
vue de dos. À notre sens, ce détail nous permet de mieux comprendre l’invention subtile
de Bonaiuto qui noue un lien entre les figures orientales et le triomphe de l’ordre
dominicain dans les activités missionnaires en Orient.
En ce sens, l’émergence des figures orientales mérite une considération approfondie.
Sur cette base, cette thèse s’interroge sur deux dimensions des figures orientales : je
voudrais, d’une part, revenir aux images elles-mêmes et penser les figures orientales dans
la conception du dispositif des fresques sur le mur ouest ; d’autre part, je considère
l’image des « visiteurs » étrangers dans le contexte d’un cadre missionnaire de l’ordre
dominicain, notamment dans leur projet de conversion, afin de mieux comprendre le
rapport entre l’organisation de l’ensemble des fresques dans la salle capitulaire de Santa
Maria Novella et la glorification de la mission évangélique dans la communauté
dominicaine.

III. Le programme des fresques

Même si les fresques représentent une quantité innombrable de détails originaux,


l’arrangement dynamique de la Chapelle des Espagnols nous permet de voir un dispositif
bien organisé, à la fois formel et significatif. Les quatre murs et les quatre compartiments
de la voûte constituent un espace narratif dans lequel une image précise de l’ordre
dominicain a subtilement été intégrée dans la narration évangélique de la chrétienté.

Les fresques du mur nord et du mur sud de la chapelle illustrent une relation
spéculaire. Sur le mur nord se déroulent les trois scènes de la passion du Christ qui le
regard dès que nous pénétrons dans la chapelle : une grande Crucifixion se trouve au
centre, accompagnée de la Montée au Calvaire en bas à gauche et de la Descente aux
Limbes en bas à droite (fig. 76). En face, nous voyons les épisodes de la vie et de la mort
de saint Pierre de Vérone, le prédicateur, l’inquisiteur et le premier martyr canonisé de
l’ordre dominicain, ils se déroulent dans sept scènes sur le mur d’entrée : la Réception de
l’habit dominicain, la Prédication de Pierre, le Martyre, la Guérison de Rufino, la Guérison
d’Agatha et les Pèlerins devant le Tombeau du saint, dont la partie en haut à gauche a été
largement détruite336 (fig. 77). Le sacrifice de saint Pierre de Vérone, héros de la lutte
contre l’hérésie, est en position de miroir par rapport à la Crucifixion du Christ, tout en
manifestant et mémorisant de hauts faits du héros de l’ordre dominicain.

Les fresques sur le mur ouest et sur le mur est sont respectivement le Triomphe de
saint Thomas d’Aquin et la Via Veritatis, elles nous montrent deux images grandioses et
complexes (fig. 78-79). Nous y voyons les fondateurs dominicains manifestant la
glorification de la communauté dominicaine ainsi que leur rôle considérable dans l’activité
missionnaire en Orient. En outre, les deux scènes constituent deux mouvements
principaux dans le montage des fresques de la chapelle : la montée et la descente, plus
précisément, la montée vers le paradis dans la Via Veritatis sur le mur est et la descente
de l’Esprit-Saint, qui, d’une manière discrète, sont impliquées dans la composition de la
Pentecôte et le Triomphe de saint Thomas d’Aquin sur le mur ouest. Cet effet de contraste
formel trouve un écho moins violent, comme dans une musique polyphonique, dans la
Montée au Calvaire et la Descente aux limbes du Christ sur le mur nord.

Sur le plafond, les quatre scènes se situent sur une grande voûte à croisée d’ogives
représentant respectivement le Navicella, la Résurrection, l’Ascension et la Pentecôte (fig.
80). Ces trois dernières montrent chronologiquement les épisodes suivant la mort du
Christ, autrement dit, la vie éternelle après la mort. Elles se trouvent dans le
prolongement temporel de la Crucifixion centrale sur le mur nord337. Cette temporalité se
brise avec l’image du Navicella qui représente un épisode de la vie de Jésus de Nazareth.

336
J. Gardner, « Andrea di Bonaiuto… », op. cit., p. 117 ; voir aussi Joseph Polzer, « Andrea di Bonaiuto… », op. cit., p.
365.
337
Joseph Polzer, « Andrea di Bonaiuto… », op. cit., p. 363 ; voir aussi J. Gardner, « Andrea di Bonaiuto… », op. cit., p.
118.
Son modèle se trouve dans la mosaïque de Giotto. Situé dans l’atrium de l’ancienne église
Saint-Pierre de Rome, il raconte une histoire miraculeuse : Jésus marche sur les eaux et
apparaît aux apôtres dans une barque, prise dans la tempête du lac de Tibériade. Saint
Pierre a été sauvé par Dieu devant les autres apôtres et cet acte leur a inspiré confiance
pour surmonter les difficultés grâce à leur foi. Ce navire, symbole de l’Église dans la
tradition chrétienne, devient un pont entre Dieu et les hommes, qui sauve le monde du
danger. Cette image allégorique, comme un « fantôme » avec un temps « suspendu »,
pénètre anachroniquement dans la narration de la voûte et se connecte à la scène au-
dessous, la Via Veritatis, ce dernier semblant remettre en scène cette allégorie
évangélique à travers une version proprement dominicaine. Cette fois-ci, c’est l’ordre
dominicain qui prend le relais de l’Église et sauve le monde du danger de l’hérésie et du
paganisme338.

Une affinité formelle se construit entre les scènes de la voûte, construisant un espace
sacré par leur assemblement. Selon l’interprétation de Millard Meiss, nous observons tout
d’abord une continuité de la couleur du ciel bleu dans les quatre scènes qui représente un
monde céleste et surnaturel. Par ailleurs s’observe la gloire dorée autour du Christ dans
sa résurrection, faisant allusion à sa provenance céleste et faisant écho à la mandorle du
Christ dans son ascension et à la couronne de la colombe dans la Pentecôte. En même
temps, la barque des apôtres flotte sur la mer dans l’image allégorique de la Navicella,
faisant écho au Christ flottant sur le ciel dans l’Ascension et la Résurrection. Tout ceci
renforce la force surnaturelle qui nous fait voir la puissance miraculeuse de Dieu339.

IV. La circulation des figures orientales

Au delà des scènes grandioses de l’évangile, lorsque nous entrons dans la Chapelle
des Espagnols de l’église Santa Maria Novella, il est étonnant de découvrir une image

338
Ibid., p. 118.
339
Millard Meiss, Painting in Florence, op. cit., p. 95.
fantastique de l’exotisme : parmi des centaines de personnages qui circulent dans les
fresques, nous voyons surtout des personnages en turban et d’autres coiffés d’un chapeau
pointu avec une natte dans le dos. Ces peuples multinationaux n’apparaissent pas
seulement dans une ou deux fresques, mais envahissent radicalement presque l’ensemble
des fresques de la salle capitulaire.
Qui sont ces personnages ? Ce sont des musulmans et des Turco-Mongols qui
constituent précisément la cible principale du projet de conversion de l’ordre dominicain
en Orient au XIVe siècle. Aux XIIIe et XIVe siècles, les Prophéties et les révélations sur
l'arrivée d'un nouveau Messie et la fin du monde ont eu une grande influence au sein de
la communauté dominicaine. L’évangélisation dans le monde avant la fin des temps,
comme chez les franciscains, devient une mission primordiale pour les dominicains. Par
rapport aux franciscains, cette urgence de l’évangélisation se manifeste, d’une manière
plus grandiose, dans la chapelle des Espagnols.
La constellation des figures orientales se concentre notamment dans les quatre
scènes : la Passion du Christ, la Résurrection, la Pentecôte, la Via Veritatis et dans une
décoration située sur la frise de l’embrasure de l’oculus. Tout ceci constitue un spectacle
particulier, rarement vu à cette époque.

Le grand nombre de personnages orientaux dans les scènes de la passion du Christ


constitue une image exotique qui nous frappe à première vue (fig. 81). Tout d’abord, dans
la première scène en bas à gauche, les figures orientales devant la porte de la ville
contemplent le Christ montant vers le Calvaire. Ensuite, elles s’assemblent au pied de la
croix et assistent à la crucifixion du Christ. Nous remarquons les figures turco-mongoles,
coiffées d’un chapeau pointu avec une natte ou une double natte dans le dos ainsi que
des figures musulmanes coiffées de turban ou foulard. Par ailleurs, le peintre nous fait voir,
dans certains cas, une sorte de « collaboration » entre Mongols et musulmans (fig. 82-83).
Par exemple, un musulman en foulard portant un vêtement rosé et un Turco-Mongol
portant un chapeau pointu et un vêtement vert avec une double natte dans le dos,
s’accompagnent et apparaissent une première fois devant la porte de la ville et une
seconde fois sous la croix du Christ crucifié ; trois soldats partagent la tunique du Christ
en présentant également cette « collaboration » : une figure turco-mongole au centre
coiffée d’un chapeau rouge est en train de parler avec son compagnon à son gauche, un
musulman en turban.
Les figures orientales apparaissent à nouveau dans la Pentecôte, sur le plafond de la
salle capitulaire. Elles se rassemblent devant la porte du Cénacle et écoutent la
prédication de saint Pierre grâce à l’effusion de l’Esprit-Saint. C’est probablement le même
groupe de personnages orientaux qui se déplace de la Crucifixion à la Pentecôte. Nous
pouvons les identifier par le rapprochement des visages et des costumes. Par exemple,
l’un des personnages, se tenant au pied de la croix, vêtu d’une robe verte et coiffé d’un
chapeau vert, réapparaît dans la foule devant la porte du Cénacle le jour de la Pentecôte.
De plus, un soldat turco-mongol et un soldat musulman représentés dans la Crucifixion
ressemblent aux deux personnages situés dans la partie gauche de la Pentecôte, l’un
regarde attentivement vers saint Pierre au Cénacle tandis que l’autre parle avec ses
compagnons (fig. 84).
Un phénomène particulier dans la Pentecôte de la Chapelle des Espagnols, est celui
de gens « venant de tous les nations sous le ciel » et « résidant à Jérusalem » dans la
narration des Actes des Apôtres. Ils ont spécifiquement été représentés comme des
peuples orientaux, surtout pour ce qui concerne les Turco-Mongols et les musulmans.
Parmi eux, une figure turco-mongole, vue de dos, coiffée d’un casque à pointe avec une
natte dans le dos, se trouve au centre de la foule orientale de la Pentecôte, jouant un rôle
fondamental dans cette image missionnaire dont nous parlerons par la suite. Elle semble
apparaître également dans la Résurrection340. Parmi les soldats qui gardent le tombeau du
Christ, cette figure mongole se réveille et devient le seul soldat qui voit l’apparition du
Christ, par rapport aux autres soldats, en particulier un soldat musulman en turban, il est
toujours plongé dans le sommeil et ignore la manifestation de Dieu (fig. 85-86)341.

340
Le soldat turco-mongole est premièrement apparu dans la Résurrection du cloître de la morte du couvent Santa
Maria Novella, probablement réalisée entre les années 1345-1350. Dans la scène, le Christ en profil en mandorle est en
train de monter au ciel, en même temps qu’un ange descend pour l’accueillir. Par rapport aux soldats romains endormis,
les deux soldats turco-mongols, singularisés par une longue natte dans le dos, sont effrayés par le miracle se produisant
sous leurs yeux. L’un des soldats se trouve à gauche se soulève à demi est sans doute le modèle de Bonaiuto.
341
Nirit Ben-Aryeh Debby remarque ce détail dans son article, mais elle identifie à tort le soldat mongol comme juif et
ignore l’arc tenu dans la main gauche du soldat, une arme typique pour les peuples de la steppe. Voir Nirit Ben-Aryeh
Ce contraste entre le Mongol réveillé et le musulman endormi se répète d’une
manière différente, dans la décoration sur le mur sud au-dessus de la porte d’entrée.
Situées dans la frise de l’embrasure de l’oculus, les deux figures orientales se cachent dans
l’ombre. L’une porte un turban, c’est un musulman ; l’autre porte un chapeau bolì ,

il a des cheveux noirs et bouclés, un visage plat et des yeux bridés, d’apparence
typiquement mongole. Selon J. Gardner, cet oculus est la seule source de lumière dans la
salle. La lumière naturelle se mêle avec une lumière surnaturelle qui vient de l’auréole du
Christ dans l’Ascension du Christ342. Cette « résonance » des lumières se condense dans
une figure sainte, représentée strictement de face, qui se situe dans la partie centrale et
supérieure de l’oculus. Elle baigne dans la lumière et tient un rouleau à la main en
indiquant les inscriptions en latin sur rouleau : Credo in unum deum patrem
omnipotentem factorem (je crois en un seul dieu, Père tout-puissant et Créateur)343.
La figure musulmane, représentée de profil, se trouve en bas à droite, elle couvre ses
oreilles de ses deux mains et tourne totalement son visage vers le bas, affichant une
attitude passive envers la parole de Dieu (fig. 87). En revanche, la figure mongole qui se
situe en bas à gauche ouvre les mains pour accueillir la lumière sacrée (fig. 88), incline
légèrement sa tête vers le bas avec ses sourcils froncés, exprimant sans doute une
dimension psychologique, soit une petite hésitation ou une crainte de ne pouvoir
supporter la lumière insupportable de la force divine. Ce couple de gestes manifeste deux
attitudes opposées, le refus et l’acception, que nous retrouverons dans la Via Veritatis sur
le mur est (fig. 89).
Au pied de la rue de la vérité vers le paradis, se trouvent deux groupes « infidèles » :
un groupe d’hérétiques devant saint Pierre de Vérone et un groupe de païens orientaux
devant saint Thomas d’Aquin. Ces derniers sont en train d’écouter la prédication du
fondateur dominicain. Parmi eux, les deux personnages au centre reprennent les gestes
de « refus-acception ». L’un à gauche, cette fois représenté de face, tient ses deux mains
aux oreilles, et l’autre à droite ouvre ses mains pour manifester une soumission à la

Debby, « Art and Sermons… », op. cit., p. 188.


342
Ibid., pp. 124-125.
343
Joachim Poeschke, Fresque Italiennes…, op. cit., p. 440.
volonté de Dieu. Nous voyons que ce couple de gestes de « refus-acception » devant la
parole de Dieu devient une image cruciale et répétitive dans la salle capitulaire (fig. 90).
La circulation des figures orientales sur les scènes et la décoration de la salle
capitulaire, sont comme cinq éléments d’un « montage », ils représentent subtilement le
chemin de la révélation aux non-chrétiens. En suivant une chronologie biblique, les païens
orientaux sont témoins du sacrifice du Christ le jour de la crucifixion et de sa résurrection
devant son tombeau sur le mur nord, puis écoutent la parole de Dieu et reçoivent le don
du Saint-Esprit le jour de la Pentecôte sur le mur ouest. En même temps, un autre chemin
de la glorification se déploie justement en face du mur ouest : les païens orientaux et les
hérétiques attendent au pied du chemin et certains d’entre eux souhaitent monter au
paradis sous la direction des frères dominicains. Tout cela manifeste non seulement une
image du monde, mais aussi une image idéale de l’évangélisation du monde. Ces figures
multinationales pénètrent d’une manière anachronique dans la narration chrétienne,
démontrant un lien crucial entre le voir et le croire. Elles regardent, discutent et
gesticulent devant les scènes évangéliques, jouant un rôle de spectateur en transformant
le sacrifice du Christ en un spectacle magnifique devant les non-chrétiens.

V. Deux mouvements : la descente et la montée

La circulation des figures orientales implique, dans une certaine mesure, une
circulation de la grâce du Saint-Esprit, surtout marquée par les deux mouvements sur le
mur ouest et le mur est, qui constituent, à notre sens, une image dynamique et cruciale
dans la conception du programme des fresques de la salle capitulaire : un mouvement de
descente et un mouvement de montée.

5.1 Descente du Saint-Esprit

L’idée de l’évangélisation du monde de l’ordre dominicain se manifeste dans la scène


de la Pentecôte située sur la voûte à croisée d’ogives sur le mur ouest qui annonce le
commencement de la mission évangélique après l’ascension du Christ dans la période
primitive de la communauté chrétienne. Ce moment miraculeux a été détaillé dans les
Actes des Apôtres :

« Quand arriva le jour de la Pentecôte, au terme des cinquante jours, ils se trouvaient
réunis tous ensemble. Soudain un bruit survint du ciel comme un violent coup de vent ;
la maison ou ils étaient assis en fut remplie tout entière. Alors apparurent des langues
qu’on aurait dites de feu, qui se partageaient ; et il s’en posa une sur chacun d’eux. Tous
furent remplis d’Esprit Saint : ils se mirent à parler en d’autres langues, et chacun
s’exprimait selon le don de l’Esprit. Or il y avait, résidant à Jérusalem, des juifs religieux,
venant de toutes les nations sous le ciel. Lorsque ceux-ci entendirent la voix qui
retentissait, ils se rassemblèrent en foule. Ils étaient en pleine confusion parce que
chacun d’eux entendait dans son propre dialecte ceux qui parlaient. Dans la
stupéfaction et l’émerveillement, ils disaient : « Ces gens qui parlent ne sont-ils pas tous
Galiléens ? Comment se fait-il que chacun de nous les entende dans son propre dialecte,
sa langue maternelle ? Parthes, Mèdes et Elamites, habitants de la Mésopotamie, de la
Judée et de la Cappadoce, de la province du Pont et de celle d’Asie, de la Phrygie et de
la Pamphylie, de l’Egypte et des contrées de Lybie proches de Cyrène, Romains de
passage, Juifs de naissance et convertis, Crétois et Arabes, tous nous les entendons
parler dans nos langues des merveilles de Dieu. » Ils étaient tous dans la stupéfaction
et la perplexité, se disant l’un à l’autre : « qu’est-ce que cela signifie ? » D’autre se
moquaient et disaient : “Ils sont pleins de vin doux ! ” » (Actes des Apôtre : 2 : 2-13)

Apôtre : 2 : 2-13)

Un élément mérite notre attention, celui de l’« axe » central sur le mur ouest,
composé par la colombe, la Vierge, la figure turco-mongole et saint Thomas d’Aquin. Cet
axe traverse tout le mur et conduit une lecture verticale qui commence par la scène de la
Pentecôte sur la voûte et continue jusqu'à la scène du Triomphe de Saint Thomas d’Aquin
(fig. 91). Cet axe, dont nous parlerons précisément par la suite, implique un mouvement
de descente du Saint-Esprit qui touche le sujet crucial du mur ouest : recevoir le don de
Dieu dans la perspective de la mission évangélique dans le monde. Le Saint-Esprit descend
d’abord sur les apôtres, puis sur les gentils devant la porte du Cénacle, finalement sur saint
Thomas d’Aquin, ainsi que sur l’ordre dominicain (fig. 92). Il est intéressant de remarquer
que, sur la frise située entre la scène de la Pentecôte et du Triomphe, apparaît, d’une
manière discrète, dans un petit espace de la décoration, le Christ ressuscité, stigmatisé
par les points rouges des blessures dans ses mains. Le Christ ouvre les bras et se penche
vers saint Thomas d’Aquin, il fonctionne comme un « passeur » en transmettant la grâce
du Saint-Esprit à saint Thomas d’Aquin en impliquant une continuité théologique entre les
deux scènes (fig. 93). Il est étonnant de voir que cette continuité se renforce subtilement
à travers le rythme dynamique des couleurs blanc et bleu : la blancheur de la colombe,
suivie par le bleu foncé de la robe de la Vierge, puis redoublées par la blancheur de la robe
et du casque de la figure orientale et par la robe bleu-noir de saint Thomas d’Aquin (fig.
94).

Situé au-dessous de la Pentecôte, saint Thomas d’Aquin, représenté de face, est


assis sur le trône central, montrant le livre de la Sagesse ouvert sur ses genoux344. Il est
entouré de six prophètes et rois de l’Ancien et du Nouveau Testament et des auteurs des
quatre Évangiles. Au-dessous, deux rangées de personnages représentant respectivement,
de gauche à droite, les sept sciences sacrées : Droit Civil, Droit Canonique, Philosophie,
Saintes Écritures, Théologie, Contemplation, Prédication et les sept arts libéraux :
Arithmétique, Géométrie, Astronomie, Musique, Dialectique, Rhétorique, Grammaire345.
Elles se présentent comme autant de figures allégoriques féminines, disposées sous une
séries d’arcades gothiques.

Ces personnages constituent une manifestation de la philosophie scolastique de


l’ordre dominicain et du système de connaissance de cette époque. Cette intention se

344
Le fondateur dominicain fait écho au Christ tenant le livre de la Sagesse dans la Via Veritatis sur le mur est. Par
ailleurs, il est intéressant d’évoquer le modèle de ce schéma spéculaire : le retable Strozzi, réalisé en 1357 par Andrea
di Cione pour la chapelle Strozzi de la Basilique Santa Maria Novella. Le retable montre que le Christ en gloire passe le
livre de la sagesse à saint Thomas d’Aquin, agenouillé à son droit et donne la clé à saint Pierre, agenouillé à sa gauche.
Dans la salle capitulaire, le face-à-face entre le Christ et saint Thomas d’Aquin (ce dernier se trouve dans une position
légèrement inférieure par rapport au Christ), avec saint Pierre représenté au-dessous du Christ en tenant la clé, semble
montrer une version en trois dimensions du retable de Cione en manifestant le lien entre l’autorité du fondateur de
l’Ordre dominicain, l’Église et la parole de Dieu.
345
Benoît Van den Bossche, « La glorification… », op. cit. pp. 1-2
précise si l’on considère que l’église Santa Maria Novella avait un Studium theologicum
complété d’un studium logicum en 1318346, où la plupart des membres dominicains ont
347
participé aux activités d’enseignement . Pour les dominicains, tous les vertus
proviennent de Dieu. Ainsi, les connaissances jouent un rôle essentiel dans le chemin de
la connaissance de Dieu. Cette croyance fait son écho à la scène Via Veritatis qui
représente le chemin vers Dieu sous la direction des frères dominicains. Ainsi, certains
historiens de l’art interprètent la scène du Triomphe de saint Thomas d’Aquin comme une
manifestation du triomphe du système scolastique. Elle est consacrée à représenter une
exaltation du système de la connaissance et à montrer le rôle principal de l’ordre
dominicain dans la conservation et la dissémination de la connaissance et du savoir348.

Pourtant, une dimension a été souvent ignorée par les chercheurs, celle du rapport
entre la Pentecôte et le Triomphe de saint Thomas d’Aquin. Si nous plaçons la scène du
Triomphe dans le dispositif des fresques du mur ouest avec le mouvement de descente du
Saint-Esprit et si en même temps nous considérons ce triomphe dans le contexte
missionnaire de l’ordre dominicain en Orient au XIVe siècle et que, dans une certaine
mesure, cette continuité du mouvement de descente, d’une part, crée un pont entre les
deux temps, un temps évangélique et un temps contemporain de l’ordre dominicain tandis
que, d’autre part, elle constitue un lien entre la mission apostolique des chrétiens primitifs
et la mission évangélique des frères dominicains au XIVe siècle. En ce sens, la scène du
Triomphe de saint Thomas d’Aquin peut être considérée comme une manifestation de la
méthode et du succès du projet de conversion de l’ordre dominicain en Orient.

5.1.1 La conversion philosophique

Selon l’étude de E. Randolph Daniel, par rapport à la pensée missionnaire des

346
Medival Education, Ronald B. Begley et Joseph W. Koterski, S. J., New York : Fordham University Press, pp. 146-147.
347
Benoît Van den Bossche, « La glorification… », op. cit. p. 231.
348
Daniel Russo « Religion civique… », op. cit., p. 283, voir aussi Diana Norman, « The Art of Knowledge… », op. cit., pp.
225-227.
franciscains qui se concentre sur la puissance du martyre, la mission dominicaine assume
plutôt une approche philosophique 349 . Les Dominicains se consacrent à prêcher aux
infidèles et à discuter avec les hérétiques. Cette « conversion philosophique » a été
considérée comme une façon efficace de convertir les gentils. En ce sens, la connaissance
prend un rôle important dans les activités missionnaires. Dans la lettre d’Innocent III à
Maître Raoul de l’abbaye de Fonfroide, le pape indique que les frères dominicains doivent
« aller sans retard auprès des hérétiques afin que, par l’exemple de leur action et
l’enseignement de leur prédication, ils se rappellent si complètement de l’erreur »350. Le
dogme se base d’abord sur le fait que la connaissance des arts libéraux et de la philosophie
se révèle un moyen principal pour s’approcher de la vérité du monde et une éducation
nécessaire pour un homme rationnel. En outre, comme l’indique Roger Bacon, précurseur
de la conversion philosophique, les mathématiques, la géographie et l’astrologie
constituent des instruments pour connaître les pays étrangers ainsi que leurs habitants
non-chrétiens. La philosophie crée ainsi une plate-forme de communication entre
chrétiens et non-chrétiens, puisque toutes les connaissances n’ont qu’une seule source :
Jésus-Christ, qui est le chemin et la vérité. Une fois que les infidèles auront été persuadés
d’accepter la vérité, ils se convertiront volontairement au christianisme351.

Il est nécessaire de noter que parmi toutes les connaissances, la formation aux
langues joue un rôle particulier dans les activités missionnaires de cette époque. Pour les
missionnaires dominicains, il est important d’apprendre les langages divers, notamment
l’hébreu, l’arabe, le grec et la tartare, afin de communiquer facilement avec les non-
chrétiens pour assurer la limpidité de l’enseignement évangélique 352 . Ceci explique le
choix de mettre ensemble la Pentecôte et le Triomphe de saint Thomas d’Aquin : le peintre

349
E. Randolph Daniel, The Franciscan Concept of Mission in the High Middle Ages, The Franciscan Institute 1992, pp.
56-75.
350
Vicaire Marie-Humbert, Histoire de saint Dominique, Paris : les Éditions du Cerf, 2004, p. 204 ; voir aussi Bertrand
e
Cosnet, Sous le regard des Vertus Italie, XIV siècle, Presses Universitaire de Rennes, 2015, p. 104.
351
E. Randolph Daniel, The Franciscan…, op. cit., pp. 60-68. Sur le problème de maîtrise de la langue dans les activités
missionaires, voir Felicitas Schmieder, « Tartarus valde sapiens et eruditus in philosophia. La langue des missionnaires
en Asie », dans Actes des congrès de la Société des historiens médiévistes de l'enseignement supérieur public, 30e
congrès, Göttingen, 1999. L'étranger au Moyen Âge, pp. 271-281.
352
Ibid., p. 54.
a repris l’image des apôtres au jour de la Pentecôte, qui sont soudainement dotés d’une
capacité à parler les langues étrangères grâce à la grâce du Saint-Esprit et qui se dispersent
pour prêcher l’Evangile à toute créature dans le monde entier, afin de faire une allusion
discrète aux missionnaires dominicains en Orient.

Placés au pied de saint Thomas d’Aquin, trois personnages confirment par leur
présence l’effet et le triomphe de l’approche philosophique dans la mission dominicaine
(fig. 95). Ils sont, de gauche à droite, Sabellius, Averroès et Arius, des païens et hérétiques
incarnant les deux buts principaux de la mission dominicaine : la lutte contre les hérésies
et la conversion des non-chrétiens. Ces personnages sont assis avec les jambes croisées
et repliées sur une avancée saillante. Nous trouvons leur modèle dans le Triomphe de
Saint Thomas d’Aquin réalisé par Francesco Traini vers 1340. Dans la composition verticale,
Sabellius, Averroès et Arius sont écrasés aux pieds de saint Thomas d’Aquin pour montrer
une image du triomphe du christianisme. Andrea di Bonaiuto a repris cette composition,
mais il a opéré un changement radical. Dans la petite avancée saillante, nous voyons
qu’Averroès s’appuie sur un coude contre son livre hérétique et que les deux autres
laissent totalement leurs livres à côté par terre. Les trois livres, fermés et abandonnés,
font contraste avec le Livre de la Sagesse ouvert dans les mains de saint Thomas d’Aquin.
Averroès se trouve au centre, il se courbe sur le dos et soutient son menton dans sa main,
tandis que Sabellius et Arius sont recroquevillés à terre. Cette série de gestes et d’attitudes
mélancoliques trahissent l’intériorité des personnages et montrent un moment mêlé de
méditation, perplexité, hésitation et pénitence. En ce sens, Andrea di Bonaiuto a tenté
non seulement de représenter un moment du triomphe, mais de montrer également une
dimension intérieure, c’est-à-dire, un moment de changement, voire de conversion. Cela
nous rappelle le geste et l’attitude passive du khan dans le Martyre des frères franciscains
que nous avons analysé dans la première partie de ce chapitre353. Tout ceci manifeste,
d’une manière originale et subtile, la force de la prédication des dominicains et l’efficacité

353
Sur l’attitude mélancolique des non-chretiens, voir aussi l’étude subtil de Giovanni Careri sur la réprésentation de
l’altérité juive dans la chapelle Sixtine dans son ouvrage La torpeur des ancêtres : Juifs et Chrétiens dans la chapelle
Sixtine, les Éditions de l’EHESS, 2013, pp. 143-178.
de la « conversion philosophique » qui constituent le premier pas du chemin vers le
paradis, déployé sur le mur d’en face.

Une prédelle du XIVe siècle, réalisée par Giovanni di Paolo entre 1460 et 1465,
conservée à la Pinacothèque nationale de Sienne, nous offre une « image écho » nous
permettant de mieux comprendre ces gestes mélancoliques (fig. 96). Elle représente une
scène du Jugement dernier. Après la résurrection, les morts sont divisés en deux parties,
les élus sont dirigés vers le paradis par les anges tandis que les damnés sont poussés vers
l’enfer par les démons. Au centre du tableau, au-dessous du Christ en mandorle, Giovanni
di Paolo représente un moment particulier : certains morts viennent de ressusciter, un
personnage se couche et les trois autres s’assoient à terre (fig. 97). Il est frappant de voir
un geste mélancolique qui ressemble au geste des hérétiques et des païens dans la
chapelle des Espagnols, notamment les deux personnages qui se croisent les jambes : l’un
baisse la tête, et l’autre soutient son menton avec la main. Ils attendent toujours leur
jugement. Cette incertitude crée un temps suspendu où baignent les nouveaux ressuscités
dans une profonde mélancolie de l’attente.

5.2 Montée vers le paradis

À première vue, la Via Veritatis montre clairement une hiérarchie au sein du royaume
du christianisme. Trois parties de la scène se déploient, de haut en bas, devant les yeux :
la première partie nous montre un temps éternel, le Christ en mandorle se trouve dans la
partie supérieure de la scène, de taille plus grande que les autres personnages, il tient la
clef destinée à saint Pierre dans la main gauche et porte le Livre de la Sagesse destiné à
saint Thomas d’Aquin dans la main droite, tandis que La Vierge se tient à sa droite,
entourée par les anges dans le paradis. La deuxième partie montre une image du paradis,
les âmes sont accueillies par saint Pierre à l’entrée. La troisième partie représente la
cathédrale Santa Maria del Fiore de Florence, symbole du paradis terrestre. Devant la
cathédrale se situent trois rangées de personnages, hiérarchisés selon leur pouvoir
terrestre. Le pape Innocent VI se trouve au centre, à ses deux côtés sont représentés le
cardinal Albornoz et l’empereur Charles VI de Luxembourg. Dans les deux rangées à droite
se trouvent les moines dominicains et franciscains. Dans les deux rangées à gauche, nous
voyons les « visiteurs » et les pèlerins qui viennent de loin. Parmi eux, il est curieux de voir
un personnage oriental, probablement une invitée orientale à la cour du pape, qui a des
yeux bridés et porte un chapeau guāpí , typiquement chinois.

D’après Meiss 354 , la composition de la Via Veritatis reprend la composition du

Jugement dernier de Giotto, réalisé vers 1306 dans la chapelle des Scrovegni de l’église de
l’Aréna à Padoue (fig. 98-99). Giotto nous y montre une scène symétrique : le Christ
Pantocrator sur le trône au centre d’une mandorle, entouré par les douze apôtres et
plusieurs rangées d’anges. Sur le côté droit du Christ, nous voyons une scène hiérarchisée
et bien rangée : les élus, dirigés par les anges s’approchent du Christ ; sur le côté gauche
du Christ, nous voyons une image du désordre : les damnés, entrainés par les démons,
tombent dans l’enfer. Un tourbillon du feu émerge de la mandorle du Christ et se divise
en quatre fleurs, inondant l’Enfer. Les démons tombent dans le feu, certains d’entre eux
se colorent en rouge, ils s’efforcent de pousser et de tirer les damnés vers l’enfer. Cela crée
un espace trouble et violent en constituant un mouvement dynamique qui penche vers le
bas.

Nous retrouvons la même composition chez Andrea di Bonauito mais il a entrepris


un changement radical. Le Christ se trouve toujours au sommet de la scène, les saints et
les élus sont bien alignés sur son côté droit et sur son côté gauche, nous voyons également
un espace en pente, comme l’espace du feu infernal dans le Jugement dernier de Giotto.
Cependant, ce qui frappe à première vue, c’est l’absence de représentation de l’enfer dans
la Via Veritatis. Dans la partie gauche de la scène, au lieu de la chute horrible vers le bas,
Bonauito nous montre un chemin pour monter vers le haut, autrement dit, une image de
la glorification qui correspond bien à la phrase évangélique : « je suis le chemin, la vérité,

354
Millard Meiss, Painting in Florence., op. cit., pp. 95-96.
et la vie » (Jean 14 : 6). La chute rapide des damnés dans le feu infernal est remplacée, en
revanche, par la montée progressive des croyants vers le ciel, tout ceci accompagne une
transformation potentielle des infidèles en chrétiens. Selon la très belle interprétation de
Luis Gillet, pour représenter la scène Via Veritatis, le peintre a repris l’idée de la Pentecôte
sur le mur ouest en face, mais il nous montre une version « en action » qui « passe de
l’état statique au mouvement »355. Au début de ce long chemin se trouvent les hérétiques
et les païens venant du monde entier : les Turco-Mongols, les musulmans, les juifs… Peut-
on imaginer qu’ils accomplissent le premier pas sur le chemin de salvation dans un lieu
qui correspond exactement au fond de l’espace infernal dans le Jugement dernier de
Giotto ? Est-ce que cela implique une situation suspendue des personnages en face des
choix du paradis ou de l’enfer ? Certains d’entre eux seront dirigés vers le paradis sous la
direction des fondateurs dominicains, mais les autres demeureront éternellement dans
l’enfer.

Il est intéressant de se demander pourquoi le peintre a repris la composition de


Giotto, mais a substitué le chemin de salvation au feu infernal. Comme nous l’avons
montré précédemment, les spectateurs de la salle capitulaire sont des frères dominicains,
ainsi le but principal de la conception des fresques n’est pas de montrer la terreur de
l’enfer et la beauté du paradis, réservées aux croyants dans l’espace public, comme nous
voyons souvent dans le tympan des églises gothiques, mais de représenter la mission
évangélique de l’ordre et de manifester son progrès et son triomphe grâce aux activités
missionnaires. Ce projet idéal a été déployé dans ce chemin allégorique vers le paradis, il
permet aux frères missionnaires de découvrir comment les fondateurs dominicains
transforment les hérétiques et les païens en convertis et comment ils les conduisent à se
lancer un voyage vers le salut. De ce fait, en associant la fresque sur le mur est et la fresque
sur le mur ouest, le peintre construit un espace évangélique dans lequel circule le don du
Saint Esprit qui transforme l’ignorance des infidèles en crainte du Seigneur356 :

355
Louis Gillet, Histoire Artistique… op. cit., p. 119.
356
Joseph Polzer, « Andrea di Bonaiuto's… », op. cit., p. 274.
« L’Esprit de l’Eternel reposera sur lui : Esprit de sagesse et de discernement, Esprit de
conseil et de puissance, Esprit de connaissance et de crainte de l’Eternel. » (Isaïe, 11 :
3)

« La crainte de l'Eternel est le commencement de la sagesse ; Tous ceux qui respectent


ses décrets ont une raison saine. Sa gloire subsiste à perpétuité. » (Psaume 111 : 10)

Ce chemin du salut, de haut en bas, comporte trois passages. Au bout de la route se


trouve la porte du paradis. Par paire, les âmes se tiennent par la main et traversent le
porche l’une après l’autre. Saint Pierre se tient devant la porte et tourne la tête vers les
petites âmes qui sont en train de franchir le seuil. Il tient une clef dans la main droite et,
de sa main gauche, fait un geste accueillant. De son côté, les deux anges couronnent de
fleurs un couple d’âmes qui s’agenouille en prière. Selon Joseph Polzek, il existe un lien
étroit entre la pénitence et l’âme du purgatoire dans l’art de la fin du Moyen Âge357. Dans
le Purgatoire de saint Patrice de la chapelle du couvent de Saint-François à Todi, nous
discernons donc un modèle pour la conception de la Via Veritatis. Le peintre représente
une scène du purgatoire et montre le chemin vers le paradis après l’épreuve du purgatoire.
Au centre de la fresque, la Vierge couronne les âmes en pénitence. Saint Pierre tient la
main d’une âme et la dirige vers la porte du paradis, suivi par saint Philippe Benizi, saint
patron local de Todi, qui fait un lien entre la Vierge et saint Pierre. Saint Philippe Benizi
pousse légèrement le dos d’une âme vers le paradis en regardant vers l’âme suivante.

Selon l’interprétation de Joseph Polzek, le rôle de saint Dominique dans la Via


Veritatis ressemble au rôle intermédiaire de saint Philippe Benizi dans le Purgatoire de
saint Patrice. Saint Dominique se trouve au milieu du chemin, lieu central de la scène. Les
bras ouverts du saint, font un lien entre Saint Pierre et la scène au-dessous : le chemin du
salut (fig. 100). Il ouvre les bras, la main droite indique la porte du paradis et la main
gauche nous montre une scène : un homme fait pénitence devant un prêtre dominicain.
Sur son côté droit, quatre personnages sont assis sur une longue banquette : une femme

357
Joseph Polzer, « Andrea di Bonaiuto's… », op. cit., pp. 275-278.
musicienne joue du violon, un homme tient un faucon, une femme nourrit son chien et
un homme médite (fig. 102). Cette représentation fait écho à la fresque contemporaine
du Camposanto de Pise dans laquelle nous voyons deux couples d’hommes et de femmes
qui tiennent des animaux et un instrument. Cette image mystérieuse a été interprétée
par les historiens de l’art comme une représentation du plaisir profane. Cependant,
Andrea di Bonauito, ajoute sur le côté gauche des trois autres personnages un homme,
vêtu d’un vêtement et coiffé d’un chapeau vert. Cet homme baisse la tête et tombe dans
une méditation, inattendue, dans ce « jardin du plaisir »358. En outre, il apparaît pour la
seconde fois dans la scène de la pénitence, toujours vêtu du même vêtement vert et tient
son même chapeau vert à la main. Comme nous l’avons évoqué plus haut, il s’agenouille
devant un prêtre dominicain et fait pénitence, le prêtre pose sa main sur sa tête pour
pardonner ses péchés. Daniel Russo observe pour la première fois cette double
représentation de l’homme méditatif et pénitent. Selon son interprétation, la
représentation de l’homme méditatif partage son attitude avec celle d’Averroès sur le mur
ouest en face, elle nous fait voir une hésitation, une perplexité et un abandon actif,
autrement dit, une dimension psychologique des « images infidèles pénitentes » qui
apparaissent dans les fresques de la salle capitulaire 359 . Nous observons ainsi la
représentation d’un changement d’état intérieur : après la méditation, cet homme fait
pénitence devant un prêtre dominicain et peut donc recevoir la grâce de Dieu. En ce sens,
les bras ouverts de saint Dominique, en forme de croix, font lien entre l’acte de pénitence
et la sauvegarde des âmes. Le saint se trouve dans la position la plus importante du
chemin vers le paradis. Autour de lui, un groupe de personnages de profil prient et
regardent vers la porte du paradis, attendant leur salut.

Situés au-dessous de la banquette, un musicien sonne le clairon et un groupe de


femmes sont en train de danser dans un espace étroit sur le fond fleuri. Ces figures ont la
moitié de la taille des personnages sur la banquette, ils constituent probablement un
espace prolongé du « jardin du plaisir ».

358
Ibid., p. 281.
359
Daniel Rosso, « Religion civique… », op. cit., pp. 289-290.
Entre le « jardin du plaisir » à droite et la scène du paradis à gauche, un groupe de
petites figures « spectateurs » se situe précisément au-dessous de saint Dominique. Ils
semblent mettre en scène une histoire de la tentation en racontant la séduction et
l’attirance sur le chemin de salvation. Deux petites figures sont plongées dans la joie de la
danse et de la musique du « jardin du plaisir » ; deux enfants se cachent dans les arbres
en mangeant ses fruits, regardent les âmes devant la porte du paradis. Entre les deux
groupes, une fille dirige un garçon vers le chemin du salut. Cependant, ce dernier est

toujours plongé dans la joie profane de la danse et de la musique, il la repousse de la


main et semble hésiter toujours entre le monde sacré et le monde profane (fig. 101). Cette
petite scène montre, à notre sens, une dimension psychologique, autrement dit, une
hésitation et un doute sur le chemin du salut, et elle participe à nous permettre de
discerner les choix différents des hommes devant l’appel de Dieu. Tout ceci introduit la
scène au-dessous : après avoir écouté les prédications des dominicains, les hérétiques et
les païens font des choix qui les conduisent vers des destins différents. Le geste de la petite
fille nous permet de mieux comprendre la conception de Bonaiuto. Dans une certaine
mesure, cette fille répète le geste de saint Dominique : elle tient la main du garçon dans
sa main gauche et élève son bras droit, comme saint Dominique, pour indiquer la direction
du paradis au petit garçon. Dans cette imitation gestuelle se manifeste une sorte
de « relais » sur le chemin vers le paradis. Saint Dominique, en tant que figure
intermédiaire, s’associe à la première et à la deuxième scène du chemin du salut : la
pénitence et le paradis. Enfin, la petite fille prend le « relais » et opère un lien entre la
scène du paradis et la troisième scène du début du chemin du salut360.

Accompagnant saint Dominique, saint Pierre de Vérone et saint Thomas d’Aquin


prêchent devant les hérétiques et les païens orientaux (fig. 104). À gauche, saint Pierre de
Vérone, héros qui est chargé de la lutte contre les hérésies, discute avec un groupe

360
Pour notre analyse, il est important de noter que les enfant-spectateurs dans les fresques de la salle capitulaire
souvent jouent un rôle de « pont » entre les scènes. Par exemple, à l’extrême droite de la Résurrection, se trouvent un
couple d’enfant, l’un pointant la Pentecôte vers l’autre, tenant le rôle de figure intermédiaire entre les scènes pour
orienter le regard des spectateurs de la Résurrection vers la Pentecôte.
d’hérétiques et fait un geste de dispute de la main. À droite, saint Thomas d’Aquin tient
un livre ouvert et y indique un texte extrait de Summa contra gentiles devant un groupe
de païens multinationaux : « veritatem meditabitur guttur meum et labia mea
detestabuntur impium »361. Il est intéressant d’observer les réactions diverses des infidèles
dans la foule : certains, déjà convaincus, s’agenouillent et prient, ouvrant les mains et
acceptant le don de Dieu. Parmi eux, un Turco-Mongol, coiffé d’un chapeau pointu rouge,
est en train de déchirer son livre païen (fig. 103). En revanche, certains d’entre eux restent
plongés dans le doute. Comme le fait le petit garçon, ses mains placées sur ses oreilles,
refusant l’appel du Verbe.

VI. Un axe central, une image du réveil

Dans les années 1970, Niels von Holst a fait pour la première fois une analyse
spécifiquement consacrée aux figures orientales de la scène de la Pentecôte du mur ouest
dans son article « Zur Ikonographie des Pfingstbildes in der Spanischen Kapelle »362. Selon
son interprétation, il est nécessaire de considérer les figures orientales dans la perspective
de la « mondialisation » de la fin du Moyen Âge. D’une part, cette « mondialisation »
concerne la circulation des marchands, des missionnaires, des voyageurs entre l’Europe
et l’Asie et s’accompagne d’un élargissement des connaissances sur l’Asie au travers des
nombreuses descriptions sur l’environnement, les peuples, les coutumes et les religions
de l’Asie dans les récits de voyage ; d’autre part, elle concerne la mission chrétienne en
Orient qui commence par l’envoi de l’ambassadeur franciscain Giovanni da Pian del
Carpine auprès au Grand Khan mongol en 1245. Comme nous l’avons rappelé plus haut,
en 1307, grâce au développement des activités missionnaires en Chine, Clément V établit
un archevêché ecclésiastique à Khanbaliq (aujourd’hui Pékin), confié aux franciscains et il
nomma le franciscain Jean de Montecorino archevêque. À partir de 1318, un nouvel

361
Joseph Polzer, « Andrea di Bonaiuto's… », op. cit., pp. 268-269.
362
Niels von Holst, « Zur Ikonographie des Pfingstbildes in der Spanischen Kapelle », Mitteilungen des Kunsthistorischen
Institutes in Florenz, 16. Bd., H. 3 (1972), pp. 261- 268.
archevêché ecclésiastique, confié aux dominicains, fut établi à Sultanieh en Perse.Il
comporta dix suffragants, y compris Tabriz, capitale du royaume de l’Il-khans en Perse.
D’après Holst, les figures orientales qui se réunissent au jour de la Pentecôte nous
rappellent les activités missionnaires contemporaines des ordres mendiants en Orient.
De plus, il analyse en particulier les deux personnages orientaux devant la porte du
Cénacle : une figure turco-mongole qui se tient au centre, vue de dos, coiffée d’un casque
à pointe et d’une natte sur le dos ; une figure en turban qui se trouve sur son côté droit.
Selon son interprétation, ces deux figures renvoient respectivement au « royaume du
Grand Khan » à Khanbaliq et au « royaume perse des Il-khans ». Par la suite, cette
hypothèse a été reprise par Chiara Frugoni dans son étude concernant la Chapelle des
Espagnols363.

L’étude d’Hoslt fait une nouvelle percée sur la question des figures exotiques dans la
scène de la Pentecôte qui n’avait jamais été touchée profondément, mais il reste
cependant des points insatisfaisants. D’abord, il ne faut pas oublier que Khanbaliq est un
archevêché confié à l’ordre franciscain, donc il ne semble pas raisonnable de penser qu’un
couvent dominicain ait pu mettre l’image de son « rival » au centre d’une fresque dans un
convent dominicain, en raison de la relation compétitivé entre ces deux ordres dans les
activités missionnaires en Orient. De plus, l’interprétation d’Hoslt semble se concentrer
spécifiquement sur la dimension historique, ignorant les images elles-mêmes et leur
organisation dans la salle capitulaire, notamment l’« axe central » sur le mur ouest.

Cet axe central qui traverse tout le mur ouest fig. 105 est parfaitement visible et

droit, il frappe les yeux à première vue. Il se constitue d’abord par la colombe située au
sommet de la Pentecôte, et continue avec la Vierge au Cénacle, puis traverse la figure
mongole au centre de la foule qui est en train d’écouter devant la porte du Cénacle. Par
ailleurs, cet axe ne reste pas confiné dans le cadre de la Pentecôte, mais en passe la
frontière et traverse la figure de saint Thomas d’Aquin dans le Triomphe de saint Thomas

363
Voir Chiara Frugoni, Le Moyen-Âge par ses images Les Belles Lettres, 2015 , pp. 252-255.
d’Aquin située en dessous.

La présence centrale du personnage turco-mongol dans cet axe est unique dans la
tradition de la représentation du sujet de la Pentecôte, il s’agit d’une invention originale
d’Andrea di Bonauto qui s’inscrit dans la conception de l’ensemble des fresques du mur
ouest (fig. 106). Ainsi il est nécessaire d’envisager d’abord cette nouveauté dans la
transformation de la représentation de la Pentecôte. Nous pouvons les regrouper en trois
types.

6.1 Pentecôte sans gentil

Le type le plus populaire dans la représentation de la Pentecôte ne montre que la


scène de réunion des apôtres au Cénacle en attendant l’envoi de l’Esprit-Saint, qui est
signifié par des rayons dorés ou une colombe avec douze rayons au sommet du tableau. Il
descend sur les apôtres sous la forme de langues de feu, comme la représentation de
Giotto dans la Pentecôte de la chapelle des Scrovegni de Padoue (fig. 107). Dans la plupart
des cas, parmi les apôtres se trouve la Vierge qui les sépare en deux groupes symétriques.
Même si la Vierge n’est pas évoquée directement dans les Actes des Apôtres, elle est
cependant présentée comme un protagoniste parmi les apôtres dans l’attente du Saint-
Esprit364. La Pentecôte de Giotto dans l’église d’Assise et le beau panneau de Gaddi Taddeo
dans l’armoire de la sacristie de l’église franciscaine Santa Croce nous montrent, par
exemple, une centralisation de la figure de la Vierge en prière, son corps et la colombe
consistruisant l’axe central de la symétrie absolue de la composition (fig. 108).

6.2 Pentecôte avec deux écouteurs devant la porte

e
À partir du XIV siècle, deux personnages apparaissent devant la porte du Cénacle en

écoutant le sermon de saint Pierre. Ils représentent, selon le récit des Actes des Apôtres,

364
Chiara Frugoni, Le Moyen-Âge…, op. cit., p. 253.
des gens « venant de toutes les nations sous le ciel » qui ont résidé à Jérusalem et ont été
attirés par les bruits. A ma connaissance, c’est probablement Giotto qui a représenté pour
la première fois cet espace des gentils dans l’un des panneaux carrés de son retable entre
1305 et 1307 (fig. 111). Une symétrie de la composition est subtilement montrée par la
forme régulière de l’architecture, par le placement des apôtres, et surtout par ces deux
personnages : ils se placent de chaque côté de la porte. Pour renforcer cet effet de
symétrie, Giotto a peint deux figures symétriques. Ils ont tous deux une apparence
européenne et portent des costumes similaires tout en faisant un geste absolument
identique.

6.3. Pentecôte d’Andrea di Bonaiuto

Andrea di Bonaiuto a repris la nouveauté de Giotto, mais il a fait des changements


radicaux. Le premier, comme nous l’avons montré précédemment, est que Giotto a
totalement ignoré la représentation des gens « venant de toutes les nations sous le ciel »
au jour de la Pentecôte, en les représentant tous comme des européens, alors que
Bonaiuto a introduit un groupe de personnages multinationaux, avec des visages et des
habits orientaux : les chapeaux pointus avec des bords impliquent sans doute une origine
turco-mongole, les hommes en turban sont des Musulmans et les hommes à la peau
foncée sont des Maures (fig. 109). Cette représentation des peuples des différentes
nations est l’une des inventions originales de Bonaiuto dans les fresques de la salle
capitulaire à travers laquelle nous percevons une préoccupation qui correspond
précisément à l’objectif de la conversion dans la mission dominicaine de l’époque. Le
second changement est que, plutôt que de placer deux personnages devant la porte du
Cénacle, Bonaiuto a choisi de placer seulement une figure mongole au centre du tableau,
et de déplacer un autre personnage, cette fois-ci en turban, sur son côté droit. Cette petite
modification provoque cependant un changement radical, puisque la symétrie des deux
figures européennes du tableau de Giotto est remplacée par la centralisation d’une figure
mongole qui se place justement dans l’axe central du mur ouest.
Plus tard, dans la Pentecôte du retable de San Pier Maggiore, réalisée vers 1370,
Jacopo di Cione a partiellement repris le traitement de Bonaiuto (fig. 110). La Vierge se
situe au centre avec les apôtres dans le deuxième étage du Cénacle. Devant la porte du
Cénacle, se réunissent des figures orientales portant des habits et des coiffures exotiques.
Parmi elles, un Mongol et un musulman se trouvent devant la porte légèrement ouverte.
Jacopo di Cione a choisi de représenter les figures orientales, mais il est revenu à la
composition symétrique de Giotto, ignorant l’invention du peintre qui qui intègre la figure
mongole dans un emplacement privilégié et central, l’inscrivant dans l’organisation de
l’ensemble des fresques du mur ouest. Cette invention créative a sans doute a été
également ignorée par les chercheurs, surtout Hoslt et Frugoni, puisque leurs études
considèrent toujours la figure mongole et la figure musulmane devant la porte au Cénacle
comme un couple qui symbolisent les archevêchés de Khanbaliq et de Sultanieh,
négligeant le rôle centrale et unique de la figure mongole dans la conception de
Bonaiuto365.

Cette centralisation de la figure turco-mongole, en tant que figure réveillée, se


retrouve dans plusieurs scènes de la salle capitulaire366. Par exemple, comme nous l’avons
montré, dans la Résurrection, le soldat turco-mongol devient le seul personnage parmi les
soldats qui saisit l’opportunité de voir le Christ ressuscité ; ou dans la frise de l’embrasure
de l’oculus, une figure mongole ouvre ses mains et est prête à recevoir la lumière de la
Parole de Dieu. Tout ceci semble renforcer leur état avancé et prioritaire sur le chemin du
Salut par rapport aux autres « infidèles », surtout les musulmans.

VII. Les missionnaires dominicains en Orient et la société des frères


pérégrinants

365
Chiara Frugoni, Le Moyen-Âge…, op. cit., p. 255.
366
Cette image du soldat turco-mongol qui porte un casque pointu avec une natte sur le dos surgit dans les peintures
e
à la fin du XIV siècle. Le casque appelé kulah khud en turc, est une coiffure en acier dont le haut est conique, qui a été
popularisé en Iran et plus tard en Anatolie. Dans l’arrière plan de la Crucifixion dans la Cappella di San Giacomo, dessinée
par Althiero da Zevio en 1370, plusieurs exemples de ce gendre de coiffure apparaissent dans la foule.
Comment comprendre cette image de la figure turco-mongole, notamment sa place
centrale sur le mur ouest ? Et comment établit-elle précisément un lien entre l’image de
la mission apostolique dans la Pentecôte et l’image de la mission évangélique dans le
Triomphe de saint Thomas d’Aquin à travers l’axe central du mur ouest ? Il est nécessaire
de l’interpréter dans le cadre des activités missionnaires de l’ordre dominicain en Orient.
La Société des Frères Pérégrinants, nommée Société des Frères voyageurs pour le
Christ parmi les gentils a été établie par une ordonnance du chapitre général de l’Ordre
des Frères Prêcheurs à Toulouse en 1304. C’est un évènement crucial dans l’activité
missionnaire de l’ordre dominicain. Cette institution purement dominicaine se fonde, en
effet, sur une structure administrative avec quatre chefs-lieux : le Caffa en Crimée, le Péra
près de Constantinople sur le Bosphore, le Trébizone et le Chinos autour de la Mer Egée.
Ce réseau missionnaire se base sur le réseau commercial des premières colonies génoises
fondés à la fin du XIIIe siècle et qui s’étendirent progressivement vers le pays d’Orient, du
Tabriz en Perse jusqu’aux Indes et à la Chine367.

À partir de 1291, le vicariat dominicain des Frères pérégrinants dans le territoire


tartare s’occupa du partibus Aluilonis et Orientis qui sont les deux noms du vicariat en
Orient tirés des anciens noms de l’ordre franciscain Tartaria Aquilonaris et Tartaria
Orientalis. Le vicariat d’Aquilon se superposait au territoire de la mission franciscaine de
Kıpçak qui comportait l’empire mongol de Kıpçak et le pays de la Horde d’Or dont la
capitale était Saraj. L’empire, dans son apogée sous le règne de Batu (1243-1255),
s’étendit jusqu’aux frontières de la Hongrie et de la Pologne. Il contrôle plusieurs centres
commerciaux, comme Caffa et Tana368. Le vicariat Orientis était le territoire de la mission
dominicaine dans l’empire mongol des Il-khans dont la capitale était Tabriz, et qui
comprenait à l’époque le territoire de Perse, y compris la Mésopotamie, l’Arménie, la

367
R. Loenertz R, O. P., La Société des Frères Pérégrinants. Étude sur l'Orient dominicain, I, Istituto Storico Domenicano,
S.Sabina, Roma, 1937 pp. 1-3, p. 31.
368
Ibid., p. 20, p. 89 ; voir aussi Christine Gadrat, Une image de l'Orient…op. cit., pp. 25-29.
Géorgie et les parties centrale et orientale de l’Asie mineure369.

Pour répondre aux nouveaux besoins de l’élargissement de la mission en Orient, le


1er avril 1318, la bulle Redemptor de Pape Jean XXII annonça la création d’une nouvelle
province ecclésiastique confiée à seul l’ordre dominicain, la cité de Sultanieh dans
l’empire mongol de Perse sous la règne de Abou-Saïd Khan (1317-1335), comparable à
celle de Pékin qui avait été confiée au seul ordre franciscain en 1307370. Fr. Franco de
Pérouse, vicaire général de la Société des Frères Pérégrinant, en fut nommé archevêque.
Plus tard, Jean XXII établit six suffragants et y envoya six évêques qui s’installèrent à
Smyrne, Savastopoli, Tabriz, Maraghan, Dehikerkan et Sivas. En puis, en 1329, il établit à
nouveau des suffragants à Tiflis, à Quilon en Inde et à Samarcande. Entre 1333 et 1356,
l’évêché de Nakhitchevan fut établi371. Ainsi, le domaine des provinces ecclésiastiques
dominicaines s’élargit progressivement vers l’Orient. Ce système des archevêchés et des
évêchés introduit un système hiérarchique et peut être considéré comme le
prolongement du pouvoir de la papauté en Orient372.
Dans cette « carte ecclésiastique », il est incontestable que la cité de Sultanieh, le
siège de l’archidiocèse, devint un lieu central pour le pouvoir de l’ordre dominicain sur la
terre orientale. Comme le montre Johannes Preiser-Kapeller, dans le préambule de la
bulle Redemptor noster de 1318, le pape a transformé le « locus Soltaniensis » en « civitas
Soltaniensis ». La cité de Sultanieh, ainsi que les six suffragants, ont été considérés comme
373
des « landmark dans la carte de la chrétienté occidentale » . Elle a été établie sous
l’impulsion de Guillaume Adam, missionnaire dominicain et auteur de De modo Saracenos
extirpandi, rédigé après sa mission en Perse entre 1314 et 1317, pour évangéliser des
non-chrétiens dans le monde entier374. Par ailleurs, comme l’indique Jean Richard375, la

369
Ibid., p. 135.
370
Ibid., p. 110, p. 312.
371
R. Loenertz R, O. P., La Société…, op. cit., p. 140.
372
Ibid., p. 134.
373
Johannes Preiser-Kapeller, « Civitas Thauris. The significance of Tabrīz in the spatial frameworks of Christian
merchants and ecclesiastics in the 13th and 14th century », Judith Pfeiffer ed., Politics, Patronage and the Transmission
of Knowledge in 13th - 15th Century Tabriz, University of Oxford, 2013, pp. 283-284.
374 e
Jean Richard, La papauté et les missions d'Orient au Moyen-Âge (XIII-XIV siècle), École Français de Rome, 1977, p.
170.
375
Ibid., pp. 169-175.
cité de Sultanieh joue un rôle crucial dans l’communion de l’Eglise, elle devient un
territoire favorable pour convertir les chrétiens orientaux à la foi chrétienne, notamment
les nestoriens turco-mongols et les Arméniens376 .
Si on revient aux fresques de la Chapelle des Espagnols, l’axe central de la scène de
la Pentecôte n’est pas seulement un axe formel, mais il constitue une implication visuelle
qui nous fait voir la circulation de la grâce du Saint-Esprit, de la période des chrétiens
primitifs après l’ascension du Christ à la période des dominicains ; des apôtres aux
fondateurs dominicains ; des chrétiens aux non-chrétiens. Nous y voyons l’ambition
d’évangéliser le monde et le grand projet de conversion dominicaine en Orient à cette
époque. En ce sens, l’image de la figure turco-mongole, qui été placée dans le seul axe
central de la salle capitulaire dominicaine, peut être considérée comme l’image de la cité
de Sultanieh, siège central du pouvoir ecclésiastique de l’ordre dominicain sur la terre
orientale. Ainsi, l’image du spectateur se transforme en image du réveil ; le désir de la
grâce du Saint-Esprit devient une image du triomphe de la mission dominicaine. Tout cela
noue une relation entre la mission apostolique et la mission dominicaine. A travers la
construction de cette « image du triomphe » dans la salle capitulaire, la communauté
dominicaine confirme son grand progrès et son rôle fondamental dans la mission
évangélique de la chrétienté.

VIII. Un écho franciscain

Il est intéressant d’aller plus loin et de comparer l’œuvre d’Andrea di Bonaiuto avec
une autre œuvre réalisée sur la commande de l’ordre franciscain, qui correspond
précisément à la période primitive de la mission franciscaine en Orient. Nous pouvons
chercher à voir comment il représente l’ambition évangélique au travers de l’organisation
des images afin de montrer une image plus complète de la propagation des deux ordres
mendiants dans la chrétienté de cette époque et comprendre ainsi l’œuvre de Bonaiuto

376
Sur les chrétiens orientaux en Orient, nous allons parler au Chapitre V, pp. 214-216.
comme une transformation des images évangéliques.

Comme nous l’avons montré précédemment, la juxtaposition du mouvement de


descente du Saint-Esprit et du mouvement de montée au paradis dans la salle capitulaire
de Santa Maria Novella, vise à manifester le rôle de l’ordre dominicain dans l’activité
d’évangélisation du monde. Il est étonnant de voir qu’environ cent ans plus tôt, l’idée de
Bonauito et sa mise en forme étaient déjà perceptibles pour la première fois dans une
série de fresques de Giotto réalisées entre 1288 et 1305 pour l’ordre franciscain dans la
basilique supérieure d’Assise377.

L’organisation des fresques a été profondément influencée par la pensée de trois


status de Joachim de Flore dans le Liber Concordiae Novi ac Veteris Testament et Expositio
in Apocalypsimi, repris par le théologien franciscain saint Bonaventura, comme nous
avons vu au chapitre III. Les deux premiers deux étages des fresques des murs nord et
sud racontent respectivement le récit de l’Ancien et du Nouveau Testament. Leur
disposition face à face dans la basilique correspond à une forme de concordance textuelle
fondée sur le contenu des deux Testaments. Les fresques du troisième étage représentent
la vie de saint François qui occupe dans la partie basse de toute la nef, une position proche
des yeux des spectateurs pour montrer son importance sans précédent. L’ensemble de
ces trois étages implique intimement les trois status de Joachim de Flore : le status de
Père, le status de Fils et le status d’Esprit ouvert par saint François.

Jun Li analyse précisément comment la transformation des trois status s’incarne dans
la disposition des fresques de la basilique, et il remarque en particulier le rôle crucial du
mur est dans la compréhension de l’ensemble des fresques 378 . Alors que les scènes
de l’Ancien Testament se terminent sur le mur sud, les scènes du Nouveau Testament se

377
Je remercie Monsieur Jun Li pour m’avoir indiqué cette affinité entre les deux œuvres. Sur l’analyse des fresques de
la basilique supérieure d’Assise, voir Jun Li 。 (A Visible History of Art from
Church to Museum), 2016, p. 267
378
Voir Jun Li ,« 。 », &12018  4 . Sur l’interprétation
entre la pensée de Joachim et la organisation des fresques dans la basilique supérieure d’Assise, voir Jun Li
… , op. cit., pp. 254-280.
prolongent sur le mur est, dont le premier étage raconte les deux passages des Actes des
Apôtres qui se passent après la mort du Christ.

A droite, L‘ascension du Christ montre le moment de la séparation du Christ et des


apôtres après sa résurrection. Malgré la mauvaise qualité de la fresque, nous voyons
indistinctement un groupe d’apôtres et devant eux un ange indiquant dans ciel, le Christ
montant au ciel au-dessus d’une couche du nuage. A gauche, la scène de la Pentecôte
raconte l’attente du Saint-Esprit par les apôtres au jour de la Pentecôte, y compris la Vierge
au centre du Cénacle et la descente de Saint-Esprit au jour de la Pentecôte.

Selon Jun Li, le mouvement d’ascension et celui de descente manifestent un contraste


violent à première vue. Cet effet est renforcé par l‘opposition des nuages flottants qui
portent le corps du Christ au ciel et des nuages illuminés, brisés par la force et la vitesse
de la colombe. De plus, ce contraste spatial nous montre non seulement une
transformation temporelle, mais implique aussi discrètement un changement du status
de Fils au status d’Esprit-Saint propre à la pensée Joachimistique379.

Pour étayer cette hypothèse, il est important d’observer les deux images de la vie de
saint François en dessous des scènes du Nouveau Testament, situées dans le troisième
étage, qui nous permettent d’analyser soigneusement comment visualiser la
transformation entre les deux époques à travers saint François, une figure cruciale qui est
l’incarnation de l’ange du sixième sceau et qui ouvre l’époque de Saint-Esprit. À gauche,
Le miracle de la source représente comment la prière de saint François fit jaillir l'eau de
la montagne pour désaltérer un paysan (fig. 113) :

« le paysan, qui gravissait à pied la montagne à la suite de l’homme de Dieu, parlait


d’abandonner avant d’arriver au couvent : il n’en pouvait plus de fatigue à cause de ce
chemin long et accidenté, et il mourait de soif. Il se met à crier avec véhémence à
l’adresse du saint, il le supplie d’avoir pitié de lui et déclare qu’il va mourir si on ne lui
donne rien à boire pour le réconforter. Comme toujours, plein de pitié pour les affligés,

379
Jun Li … , op. cit., pp. 273-274.
l’homme de Dieu n’attend pas davantage et descend de son âne ; il se met à genoux,
lève les mains vers le ciel et ne s’arrête pas de prier qu’il ne se sente exaucé. Il s’adresse
alors au paysan : « Cours : tu trouveras là-bas une source que le Christ, dans sa bonté,
vient de faire jaillir du rocher afin que tu puisses boire. » (Vita Secunda, 46)380

Jun Li nous propose « une lecture verticale » de la fresque du mur est et il considère
la scène du miracle de la source et celle de la Pentecôte comme un montage successif.
Ainsi, il est intéressant d’observer « le secret du mur est » : dans la Pentecôte, le Saint-
Esprit et la Vierge constituent un axe, comme l’axe central sur le mur ouest de la Chapelle
des Espagnols, qui continue au traversant saint François dans Le miracle de la source. Cette
continuité est renforcée par le partage du ciel bleu entre la colombe descentante et le
saint en prière. Peut-on imaginer que le Saint-Esprit arrive d’abord aux apôtres, puis
continue de descendre sur la figure de saint François ? Dans ce cas, saint François ne reçoit
pas seulement l’eau de la source pour sauver le paysan, mais aussi le don du Saint-Esprit
pour sauver le monde 381 . À droite, Saint François prêchant aux oiseaux montre saint
François, de nouveau, qui vient de relever la tête et recevoir la grâce du Saint-Esprit, il se
penche humblement et parler aux oiseaux (fig. 114). Une multitude d’oiseaux se
réunissent devant lui pour écouter attentivement ses sermons et trois autres sur l’arbre
viennent successivement vers lui. Un compagnon à côté de lui est étonné par
cette « conversation » miraculeuse. « Pour la première fois, les deux mondes isolés
commencent à se communiquer » 382 ! C’est saint François qui établit un lien entre les
parties de la fresque. Les quatre scènes de ce mur ont été reliée par l’unité du fond bleu
qui constitue un espace sacré pour la circulation de la grâce du Saint Esprit, après la
montée au ciel du Christ. La colombe descend dans le corps du fondateur franciscain sur
la terre, et saint François, considéré comme un autre Christ au sein de la communauté
franciscaine, se met à prêcher à toutes les créatures et à communiquer avec elles sans
obstacle grâce au don de Dieu.

380
Vita secunda, 46, Alverne, d’après Barthélémy de Pise, AF IV, p. 38.
381
Jun Li … , op. cit., pp. 275-280.
382
Ibid., p. 276.
La porte d’entrée principale de l’église se trouve dans la façade est. D’après
l’interprétation de Jun Li, la silhouette de la frise au-dessus de la porte semble répéter la
silhouette du cénacle dans la Pentecôte, c’est-à-dire, un espace perspectif en trapèze. Ainsi,
lorsque les croyants entrent en traversant cette porte, ils semblent se trouver dans le
prolongement de l’espace de la Pentecôte. On peut imaginer de nouveau le Saint-Esprit
continuer à descendre imperceptiblement et enfin atteindre la tête des croyants. Cette
construction spatiale confirme que, malgré l’absence des peuples-spectateurs dans
l’image, ils ont cependant été impliqués et considérés, d’une manière potentielle, dans
l’organisation de l’espace de l’église.

De plus, Jun Li remarque subtilement que l’axe de la descente du Saint-Esprit


continue de se prolonger dans les fresques de l’église inférieure, réalisées par Giotto et
ses éleves entre 1320 et 1323383. Dans les quatre compartiments de la voute de la croisée,
qui se trouvent justement au-dessus du tombeau de saint François d’Assise et sont donc
considérés comme le centre de la nef, nous voyons donc une grande scène de la
glorification de saint François, encadrée par trois scènes qui manifestent les vertus de
l’ordre des frères mineurs : l’Allégorie de la pauvreté, l’Allégorie de la chasteté et
l’Allégorie de l’obéissance. Saint François en gloire, représenté de manière frontale,
s’assoit dans un trône sur le fond d’or, entouré par une rangée d’anges. D’après Vasari, au
dessus du saint, Giotto a peint un « étendard brodé d’une croix et de sept étoiles, au-
dessus d’eux plane l’Esprit-Saint »384.

Situé au centre de ces quatre scènes, le Christ de l’Apocalypse se trouvait dans la


clef de voute, il « tenait dans sa main droite sept étoiles, de sa bouche sortait une épée
aigue à deux tranchants et son visage était comme le soleil lorsqu’il brille dans toute sa
force ». Ce motif apocalyptique fait intensivement écho au fait que saint François a été
considéré, surtout par les franciscains spirituels, comme l’ange qui « montait du côté du
soleil levant » pour ouvrir le « sixième sceau ». Ainsi, dans la conception du programme

383
Ibid., pp. 283-286.
384
Giorgio Vasari, Les vies des meilleurs peintres, sculpteurs et architects, André Chastel ed., vol. II, Paris : Berger-
Levrault, 1981, p. 108.
des fresques dans l’église supérieure et inférieure d’Assise, il est clairement observable
que le second axe vertical, constitué par le Christ de l’Apocalypse, le Saint-Esprit et saint
François, prolonge le chemin de la descente du Saint-Esprit de l’église supérieure.

Ce n’est peut-être pas une coïncidence si l’axe central sur le mur ouest de la Chapelle
des Espagnols constitue une sorte de « combinaision » subtile des deux axes verticaux du
décor de l’église supérieure et inférieure d’Assise. Une affinité existe entre les deux
œuvres qui tentent d’établir un « portrait » du fondateur sous la grâce et la direction du
Saint-Esprit en construisant un effet d’unité, autrement dit, un axe ! Elles créent, d’une
manière semblable, un espace qui donne une visibilité à la transmission et à la circulation
du don du Saint-Esprit. Ceci nous permet de voir une continuité visuelle dans les images
de l’évangélisation du monde entre les franciscains et les dominicains. Il est impossible de
dire si l’œuvre d’Andrea di Bonaiuto a reçu l’influence des fresques de l’église Saint-
François d'Assise, mais nous remarquons incontestablement que les deux ordres
mendiants ont choisi une expression extrême semblable pour confirmer et renforcer,
d’une manière visuelle, leur rôle crucial dans la conversion du monde à la fin des temps.

En ce sens, l’œuvre d’Andrea di Bonaiuto dans la Chapelle des Espagnols peut être
considérée comme un complément et une continuation de celle de Giotto. Sur l’axe du
Saint-Esprit, saint François, le fondateur de l’ordre franciscain, sur un trône sur la voute de
l’église inférieure est remplacé par saint Thomas d’Aquin, fondateur dominicain, sur le
trône. Selon l’interprétation de Daniel Russo, il est figuré comme « Christ-Dieu »,
surtout selon la tradition iconographie du « Christ philosophique » chez les chrétiens
primitifs pour « lutter sur le terrain des valeurs culturelles chères à l'Antiquité païenne »385.
C’est un axe plus complet au niveau de la cohérence formelle et de la limpidité significative,
par rapport à celui de Giotto. Le premier, Bonaiuto introduit, d’une manière grandiose et
sans précédent, des peuples-spectateurs dans l’ensemble des fresques. C’est un
phénomène qui était déjà apparu, comme nous venons de voir, dans les fresques
d’Ambrogio Lorenzetti, et qui a atteint son apogée dans les fresques d’Andrea di Bonaiuto.

Daniel Russo « Religion civique… », op. cit., p. 283.


Le second, il a introduit, en même temps, ces spectateurs orientaux, en tant qu’objectifs
de la conversion dominicaine, dans l’axe central du mur ouest. Ces deux introductions
nous permettent de voir le « spectacle » magnifique de la mission dominicain sur la terre
orientale, que Giotto n’a pas encore donné à voir dans les églises de Saint-François
d'Assise. C’est l’image du réveil, comme nous l’avons montré, qui traverse les deux temps,
temps apostolique et temps dominicain, et qui devient un véritable lien entre la grâce du
Saint-Esprit et la mission dominicaine.

Conclusion

A travers la représentation des figures orientales, les fresques de la Chapelle des


Espagnols construisent un espace grandiose pour manifester le grand réseau du pouvoir
ecclésiastique de l’ordre dominicain en Orient et son triomphe dans les activités
missionnaires. Ce grand « spectacle » en mouvement navigue, d’une manière
anachronique, entre la narration évangélique de la vie du Christ et la narration
contemporaine de l’ordre dominicain. Parmi eux, l’image des figures turco-mongoles,
représentées comme « image du réveil », touche, d’une manière efficace, la question du
montage des temps.
Comparée aux deux œuvres exemplaires étudiées dans le chapitre IV, la salle
capitulaire de Saint-François de Sienne et l’église Saint-François d’Assise, la Chapelle des
Espagnols nous permet de voir une image de la mission et de la conversion et de
comprendre cette intégration de l’image du Mongol dans l’art franciscain et dominicain
entre les XIIIe et XIVe siècles. Tout ceci nous fait voir, d’une part, l’enthousiasme et
l’efficacité de l’évangélisation du monde chez les ordres mendiants ; d’autre part, la
manifestation du pouvoir propre de l’ordre mendiant dans les activités missionaire en
Orient.
Chapitre V

Image de soumission : rêve d’un royaume chrétien


en Orient
Au XIVe siècle, l’image du Mongol, comme élément typiquement oriental de l’époque,
est apparue dans les peintures et les fresques, en particulier dans l’Adoration des Rois
Mages, un sujet de longue tradition. Les Mongoles sont placés aux côtés des Rois Mages,
comme des compagnons, pour adorer la Sainte Famille et dans certains cas, ils deviennent
eux-mêmes les Rois Mages. Tout ceci crée un nouvel espace inattendu dans la
représentation de l’Adoration des Rois Mages qui fait écho au rêve d’un royaume chrétien
sur la terre orientale.
Comment se construit un Roi Mage mongol et comment participe-t-il à l’espace sacré
de l’Évangile et à la construction d’un royaume chrétien en Orient ? D’une part, les images
nous permettent d’observer une évolution nuancée et progressive dans la représentation ;
d’autre part, la volonté d’interroger ce changement iconographique trouve son
inspiration dans de nombreuses légendes et histoires qui narrent une filiation entre les
Rois Mages, le prêtre Jean et leurs descendants en Orient.
I. Les Rois Mages dans les textes

1.1Le récit biblique

L’épisode de l’Adoration des Rois Mages est présente dans l’Évangile selon saint
Matthieu :

« Jésus naquit à Bethléhem en Judée, à l’époque du roi Hérode. Or, des mages venus
d’Orient arrivèrent à Jérusalem et dirent : « où est le roi des Juifs qui vient de naître ?
En effet, nous avons vu son étoile en Orient et nous sommes venus pour l’adorer. »
(Matthieu, 2 :1-2)

« Alors Hérode fit appeler en secret les mages ; il s'informa soigneusement auprès
d'eux du moment où l'étoile était apparue, et puis il les envoya à Bethléhem en disant :
« Allez prendre des informations exactes sur le petit enfant. Quand vous l'aurez trouvé,
faites-le-moi savoir, afin que j'aille moi aussi l'adorer ». Après avoir entendu le roi, ils
partirent. L’étoile qu’ils avaient vue en Orient allait devant eux jusqu’au moment où,
arrivée au-dessus de l’endroit où était le petit enfant, elle s’arrêta. Quand ils
aperçurent l’étoile, ils furent remplis d’une très grande joie. Ils entrèrent dans la
maison, virent le petit enfant avec Marie, sa mère, se prosternèrent et l’adorèrent.
Ensuite, ils ouvrirent leurs trésors et lui offrirent en cadeau de l’or, de l’encens et de la
myrrhe ». (Matthieu, 2 :7-11)

L’évangéliste Matthieu raconte brièvement que les mages d’Orient, suivant le guide
de l’étoile de Bethléem, le signe divin, viennent reconnaître l’incarnation de l’enfant Jésus
et l’adorer avec leurs offrandes à Bethléem. L’étoile vue en Orient dans le récit implique
la provenance des mages, mais le texte matthéen ne mentionne pas des informations
concernant le nombre et le nom des mages, surtout leur apparence et leur origine précise.
Cette absence textuelle offre un grand espace à l’imagination dans la dimension picturale.
De ce fait, il est intéressant de remarquer une variation iconographique concernant
l’apparence et l’attitude des mages, l’espace de l’adoration, l’addition de la compagnie
des mages et la représentation de la Sainte famille.

1.2 Des mages aux rois d’Orient

Dans le bref récit de Matthieu, les personnages qui adorent l’enfant Jésus se
nomment des « mages ». Cependant, une transformation radicale du « mage » en roi
apparaît dans l’art à partir du Xe siècle, notamment marquée par la couronne portée sur
la tête des mages. Comme le remarquent Manuela Beer et Moritz Woelk, cette
transformation se manifeste également dans la représentation du geste de l’enfant Jésus.
Dans les œuvres de l’Antiquité tardive, il reçoit des présents des mages ; mais lorsque les
mages deviennent des rois, l’enfant Jésus leur adresse souvent un geste béatifique386.
Ce déplacement iconographique touche à la nouvelle référence utilisée par des
auteurs comme Tertullian dans son ouvrage Adversus Judaeos, dans lequel il interprète
les phrases des Psaumes de David comme une prédiction de l’arrivée des Rois Mages et
considère les mages comme des rois. Par la suite, cette interprétation est reprise par
d’autres auteurs comme Caesarius d’Arles et l’image des rois se superpose
progressivement à celle des mages387.

Accompagnée du « couronnement » des mages, une image du royaume se construit


en Orient. Suivant le commentaire de Tertullian, les mages n’ont pas été imaginés comme
des intellectuels persans, mais comme les rois de provinces différentes, qui règnent
respectivement sur les royaumes en terre orientale388.

« Les rois de Tharsis et des îles paieront des tributs ; les rois de Saba et de Méroé
offriront des présents. Tous les rois se prosterneront devant lui ; toutes les nations le
serviront. » (Psaume 72 : 10-11).

386
Manuel Beer, Moritz Woelk, « The Magi. Legend, Art and Cult », Catalogue d’exposition », The Magi, Legend, Art
and Cult, ed. Manuela Beer, Iris Metje, Karen Straub, Saskia Werth, Moritz Woelk, Museum Schnütgen, Cologne, 25 Oct.
2014-25 Jan. 2015, p. 15.
387
Ibid., pp. 13-21.
388
Richard C. Trexler, The Journey of the Magi : Meanings in History of a Christian Story, Princeton University Press,
1997, p. 12-13.
« Des multitudes de chameaux te couvriront ; les dromadaires de Madian et d’Epha ;
tous ceux de Saba viendront, ils apporteront de l’or et de l’encens, et publieront les
louanges de Yahweh. » (Isaïe, 60, 6)

Le changement d’identité des mages en rois est crucial, il transforme le Christ en


« roi des rois » qui règne sur tous les royaumes chrétiens et construit ainsi une image du
triomphe du christianisme dans le monde. La conversion des mages ne constitue pas
seulement un moment individuel, elle implique la conversion de tous les peuples de la
terre orientale sous la direction des Rois Mages. Le christianisme étendra son pouvoir
jusqu’à la limite du monde. Depuis, le fantôme d’un roi chrétien, puissant et fidèle, revient
au cœur des chrétiens latins et devient ensuite un prototype à travers l’apparition du
prêtre Jean.

1.3 Le royaume des Rois Mages

Le texte évangélique de Matthieu se concentre en particulier sur la scène de


l’adoration qui se passe à l’« intérieur » d’un espace sacré. Nous ne savons pas d’où
viennent vraiment ces mystérieux visiteurs. Au fil des siècles, apparaissent plusieurs
interprétations et traditions sur les provenances des Rois Mages389. Ils sont associés par
les chrétiens primitifs dans les textes des Évangiles de l'enfance à trois pays d’Orient :
l’Inde, l’Arabie et la Perse. Entre les Ve et VIIIe siècles, les Rois Mages ont également été
considérés comme étant un Syrien et un Arabe dans les textes syriaques de la
communauté chrétienne orientale, ou comme trois persans dans les manuscrits
éthiopiens.
Par la suite, est apparue une nouvelle tradition, évoquée pour la première fois par le
moine anglais Bede le Vénérable dans l’Exposition in Matthæi Evangelium à la fin du VIIe
siècle. Il présente les Rois Mages comme trois races descendantes de Noé : Sem, Cham et
Japhet. Ils étaient issus de trois contrées : l’Europe, l’Asie et l’Afrique qui symbolisent les
trois parties du monde dans la cartographie médiévale : « Mystice autem tres Magi tres

389
Jean Arrouye, « L’étrange songe des mages étrangers », De l'étranger à l'étrange ou la conjoncture de la merveille,
Senefiance, n° 25, Aix-en Provence, 1988, pp. 8-10.
partes mundi significant, Asiam, Africam, Europam, sive humanum genus, quod a tribus
e
filiis Noe seminarium sumpsit »390. Au XIV siècle, ils ont été considérés comme les trois
âges : la jeunesse, l’âge mûr et la vieillesse. Ils ont été divisés en deux parties dans
certaines compositions dans le tableau, le roi le plus âgé, agenouillé au pied de la Vierge
et de l’enfant Jésus sur le trône, présente la myrrhe, les autres rois attendent derrière lui
pour offrir l’or et l’encens391.
L’ouvrage Historia Trium Regum (Histoire des Rois Mages) rédigé entre 1364 et 1375
par Jean d’Hildesheim392, un frère allemand de l’ordre du Carmel, constitue une référence
documentaire plus contemporaine des adorations des Rois Mages avec des figures
mongoles. Il a complété les faits historiques des Rois Mages sur la base des récits
matthéen et apocryphes. Cet ouvrage, traduit en plusieurs langues, connut une grande
diffusion en Europe. Il ouvrit un champ nouveau pour la représentation des Rois Mages
en décrivant soigneusement leur pèlerinage à Bethléhem guidés par l’étoile et leur
histoire après l’adoration, y compris la localisation des corps des Rois Mages après leur
mort393. L’ouvrage de Jean d’Hildesheim emprunte de nombreuses sources, comme des
récits de voyage et des descriptions de l’Orient. Il a ainsi placé les trois Rois Mages dans
les Trois Indes, un royaume merveilleux de l’époque qui baigne dans l’évangile de Jésus
Christ grâce à la mission de saint Thomas. Les trois rois y reçurent le baptême de saint
Thomas et devinrent par la suite archevêques en laissant deux successeurs : le patriarche
Jacques d’Antioche et un puissant souverain connu sous le nom de Prêtre Jean394.
Pendant l’époque mongole, l’un des pays des Rois Mages déjà mentionné « Tharsis
et des iles » est associé avec le pays tartare, probablement à cause de la ressemblance
phonétique entre Tartare et Tharsis. Cette association était florissante dans les

390
New Testament Studies : Philological, Versional, and Patristic, vol. 10, p. 24.
391
Ibid., p. 99.
392
Voir la traduction française et le commentaire dans M. Elissagaray, La légende des Rois Mages, Paris, le Seuil, 1965.
393
Cela montre probablement un lien avec le haut fait d’un personnage connu dans la ville d’Hildesheim, Renaud de
Dassel (1114/20-1167), évêque de la Cathédrale d’Hildesheim. Devenu archevêque de Cologne en 1159, il a fait
transférer les ossements des trois Rois Mages à Cologne et les a conservés comme des reliques dans une châsse au
Cœur de la Cathédrale, voir Ugo Monneret de Villard, Le leggende orientali sui Magi evangelici, Città du Vantican,
bibiloteca Apostolica Vaticano 1952, pp. 182-236.
394 e e
Germain Butaud, « Généalogie et histoire des rois mages : les origines légendaires de la famille des Baux (XIII -XV )
», dans Cahiers de Fanjeaux, Privat, 2008, n° 43, pp. 107-154.
chroniques et les récits de voyage, comme celui d’Hayton et celle de Salimbene de Adam.
On considère que l’attaque des Tartares contre l’Europe orientale a été lancée par le rex
Tharsis (roi du Tharsis) pour ramener le corps de l’un des Rois Mages transporté à
Cologne 395 . A travers cette identification des Rois Mages, il est apparu une sorte de
généalogie chrétienne construite dans l’imagination des chrétiens à propos de l’Orient
l’Orient. Cela fait écho à l’apparition des rois mongols dans les Adorations des Rois Mages,
et s’inscrit précisément dans le contexte historique et religieux du XIVe siècle, dont nous
reparlerons par la suite.

II. les Rois Mages dans les images : la représentation du monde oriental
avant le XIVe siècle

Il apparaît que la notion de l’Orient et sa représentation dans le monde chrétien se


manifestent le plus intensément dans l’Adoration des Rois Mages. Les trois mages, en tant
que visiteurs étrangers, apportent des messages exaltants concernant un monde inconnu
en montrant une image de l’Orient à travers leurs présents précieux et leurs costumes
exotiques. Cependant, cette image change selon les moments et les contextes. Avant
d’accéder à notre discussion sur l’apparition des figures mongoles au XIVe siècle, il est
nécessaire de mener une brève recherche sur la tradition de la représentation de l’espace
oriental dans l’Adoration des Rois Mages.

L’Orient se manifeste pour les Chrétiens primitifs d’abord par une mise en scène de
l’exotisme. Nous remarquons déjà un paysage particulier dans les sarcophages antiques :
la façade latérale du sarcophage crée naturellement un cadre qui construit une
composition horizontale, dans laquelle les mages se rapprochent en procession de la
vierge et l’enfant sur le trône. Dans le fond, accompagnant chaque mage, figurent souvent
un dromadaire ou un chameau qui impliquent l’origine des mages et leur long voyage.

395
Denis Sinor, « Le Mongol vu par l’Occident », in : 1270-Année Charnière-Mutation et Continués, Colloques
internationaux CNRS, n° 558, pp. 56-60.
Dans certaines adorations, comme le sarcophage de Crispine, daté IVe siècle, des palmiers
ont été ajoutés pour séparer les scènes, renforçant l’atmosphère exotique (fig.115-116).

Par ailleurs, ce sont les trois mages eux-mêmes qui portent une apparence étrangère,
une image d’altérité, ils sont associés par les chrétiens primitifs aux trois pays d’orient :
l’Inde, l’Arabie et la Perse. Le nom de « magi » est dérivé d’un mot persan, indiquant que
le magicien maîtrise l’astrologie et peut comprendre le signe de l’étoile396. Ainsi, tout au
long de l’Antiquité, l’exotisme des trois mages se manifeste également par leurs habits
orientaux, un costume aux origines grecque et persane : les mages, coiffés de bonnets
phrygiens, sont vêtus d’une tunique à manches, souvent serrée aux reins par une ceinture
et descendant jusqu’aux genoux, avec l’anaxyride, un pantalon collant descendant
jusqu’aux pieds397.

Les mages primitifs offrent souvent des corps et des gestes identiques propres à
donner une image floue et monotone de l’Orient, un Orient barbare. En revanche, une
tendance de « désorientalisation » est apparue dans certaines Adorations des Rois Mages.
Ainsi, à partir des XIe et XIIe siècles, accompagnés de la transformation picturale des mages
barbares en trois rois (transformation apparaissant beaucoup plus tardivement dans le
domaine textuel), les Rois Mages n’ont pas été représentés comme des barbares
orientaux, ils ont été, au contraire, dotés d’une image royale. Mathieu Beaud a remarqué
subtilement cette reformation « féodale », « actualisée » et « hiérarchisée » dans les
adorations des mages depuis le XIIe siècle, arguant qu’elle est « une invention romane »
et qu’elle change progressivement la « formule antique stable dès le IVe siècle ». Nous
observons ainsi que les signes exotiques, le chapeau phrygien, le costume persan et le
dromadaire, sont remplacés par des signes royaux : « la couronne, habits nobiliaires francs,
chevaux » qui sont contemporains à l’époque398.

396
Richard C. Trexler, The Journe… op.cit. p.11 ; voir aussi Manuel Beer, Moritz Woelk, « The Magi… », op. cit., p. 39.
397
Manuel Beer, Moritz Woelk, « The Magi… », op. cit., p. 39.
398 e e
Mathieu Beaud, « Les Rois Mages. Iconographie et art monumental dans l’espace féodal (X -XII siècle) », Bulletin
du Centre d’études médiévales d’Auxerre/BUCEMA (en ligne), 2013.
III. Un nouvel espace au XIVe siècle

À partir du XIVe siècle, un nouvel espace oriental réapparaît dans certaines


Adorations des Rois Mages. Il apparaît sous forme de chemin qui se prolonge jusqu’au
fond du tableau, son espace étant entièrement occupé par une caravane, des animaux
exotiques et des voyageurs orientaux. Et pour la première fois, ce chemin se poursuit hors
de la scène principale de l’adoration, impliqué sur une marge du tableau par les « demi-
corps » des personnages, ainsi que par leur cheval ou chameau, souvent partiellement
occultés par le cadre du tableau.

3.1 Ouvrir le champ

À partir du XIVe siècle, un nouvel espace oriental réapparaît dans certaines


Adorations des Rois Mages. Il apparaît sous forme de chemin qui se prolonge jusqu’au
fond du tableau, son espace étant entièrement occupé par une caravane, des animaux
exotiques et des voyageurs orientaux. Et pour la première fois, ce chemin se poursuit hors
de la scène principale de l’adoration, impliqué sur une marge du tableau par les « demi-
corps » des personnages, ainsi que par leur cheval ou chameau, souvent partiellement
occultés par le cadre du tableau.
L’ouverture de ce nouvel espace, se montre progressivement selon différentes
manières. Dans certains cas, les peintres utilisent plusieurs roches afin de renforcer l’effet
de perspective et de creuser ainsi un espace profond, comme nous avons l’avons vu dans
l’Adoration de Cenni di Francesco en 1385, ou celle de Lorenzo Monaco entre 1398-1400
(fig. 117). À l’arrière plan, entre les roches, se crée un nouvel espace où se trouvent des
bergers, qui, en qualité de témoins, sont avertis de la venue du Sauveur par les anges.
Dans d’autre cas, un espace « hors du champ » est impliqué notamment par le cortège
des Mages comme l’Adoration dans la fresque d’église de San Felice di Narco ou celle de
Paolo di Giovanni Fei (fig. 118). En marge du tableau, nous nous apercevons qu’une partie
des cortèges est cachée par les roches, ou par le mur de la maison, ce qui confère souvent
un caractère exotique : les voyageurs portent des costumes orientaux, les chameaux sont
dirigés par les voyageurs, ou les singes sont à dos des chameaux.

Ce nouveau champ atteint son apogée dans l’Adoration des Rois Mages de Bartolo
di Fredi entre 1375-1385, puis dans celle de Gentile da Fabriano en 1423, dans lesquelles
le fond du tableau est totalement rempli par les cortèges orientaux et les animaux
exotiques. L’apparition riche de ce nouvel espace iconographique fait écho à la
découverte du vaste espace géographique de l’Eurasie. Durant la période de la Pax
Mongolica, l’autorité mongole a déployé de grands efforts pour faciliter les routes
commerciales. Elle a construit un grand réseau de route permettant aux marchands,
ambassadeurs et missionnaires de circuler facilement entre l’Europe et l’Asie. Il est
clairement apparu que ce paysage pénètre dans l’imaginaire du voyage des mages et
devient visible dans les Adorations des Rois Mages au XIVe siècle.

3.2 La compagnie des Rois Mages

Le nouvel espace dans l’Adoration des Rois Mages accompagne un surgissement de


cortèges placés derrière des rois mages. Il implique, des manières différentes, un espace
de voyage qui produit un effet d’ « agitation » à l’arrière-plan. Dans certains cas, la
richesse de la procession magnifique et exotique semble attirer plus d’attention que la
scène sacrée au premier plan.

Depuis le XIVe siècle, il apparaît qu’un groupe de personnages, composé de peuples


exotiques, notamment d’origine d’Asie centrale et d’Afrique, suivent les Rois Mages. Nous
les avons vus, probablement pour la première fois à ma connaissance, dans la fresque de
Giotto à l’église inferieure de Saint-François à Assise entre 1315-1320 (fig. 119). Giotto
semble déplacer la Vierge et l’enfant, assis sur un trône et accompagnés par deux anges,
de la crèche à gauche vers un édifice à droite complété par un petit temple dédié à
renforcer leur sainteté. Deux Rois Mages attendent devant la crèche, suivi de près par des
cortèges, parmi ceux-ci figurent deux personnages orientaux coiffés de chapeaux pointus,
probablement des Mongols, avec le nez aplati et la coiffure tressée. L’un tient un sabre,
attribut typique des peuples cavaliers de l’Asie centrale et l’autre tient une boîte en or, le
présent du troisième roi. Derrière eux nous voyons encore deux personnages, l’un a la
peau foncée, sans doute d’origine africaine, tenant un chameau par la bride. Dans une
certaine mesure, ces personnages « sans auréole », suivant les rois mages, participent à
l’admiration de la sainteté et témoignent ensemble de la venue du Sauveur.

Par la suite, nous voyons un phénomène parallèle dans une série des Adorations des
Rois Mages, par exemple, l’Adoration de Andrea di Cione en 1370-1371 et l’Adoration de
Vitale da Bologne en 1353 (fig. 120-121), le peintre dédie spécifiquement un espace pour
les cortèges orientaux à droite du tableau, l’un a une coiffure tressée couverte d’un
chapeau exotique à double pointe et orné de plumes bicolores. Ils s’assoient à terre et
tournant le dos à la scène de l’adoration, ils semblent seulement attendre leurs maîtres,
sans intérêt particulier pour la naissance de l’enfant Jésus. Cet effet d’indifférence est
renforcé par les buissons qui les séparent de la scène de l’adoration.

Dans certaines Adoration des Rois Mages (fig. 122-124), la compagnie des Rois
Mages est progressivement séparée en deux parties. Une partie du cortège se trouve en
marge du tableau, probablement composé de serveurs qui sont en train d’attacher les
chevaux. Accaparés par leur tâche, ils semblent indifférents à la scène de l’adoration. En
revanche, il est étonnant de remarquer qu’une autre partie des cortèges, suit de près le
troisième roi. Ils se trouvent justement au centre du tableau, dirigés par un Mongol, coiffé
d’un chapeau pointu et vêtu d’un manteau drapé sur une épaule, affichant sa haute
stature. Dans l‘œuvre de Bartolo di Fredi, ce Mongol se tourne pour parler avec un autre
personnage asiatique en lui indiquant le chemin menant à l’Enfant roi Jésus. Dans une
certaine mesure, Il est apparu que cette compagnie secondaire, placée en périphérie de
la scène, participe à l’adoration et occupe une place importante. Tout ceci semble faire
un pont entre les Rois Mages et leur compagnie orientale destinée à reconnaître l’Enfant
Jésus.

Ce désir de voir l’enfant Jésus et de témoigner de sa naissance transforme


totalement une simple compagnie en visiteurs et témoins. Ils entrent dans l’espace le plus
sacré du tableau, constitué par la Sainte Famille et les Rois Mages. Dans certaines
Adorations des Rois Mages du XIVe siècle, il est frappant d’observer une sorte de
manifestation du regard, exprimant de manière plus profonde le désir de voir l’Enfant roi
Jésus. La « passivité » de l’attente est totalement remplacée par l’enthousiasme de la
participation au moment de l’adoration, notamment impliqué par le rapprochement du
corps et la curiosité du regard, comme le montrent les deux versions de l’Adoration des
Rois Mages de Taddeo di Bartolo (fig. 125). Dans la première version, les deux
personnages, suivant le troisième roi, se parlent au premier rang, tandis qu’au dernier
rang émerge un africain de profil. Le personnage, apparemment originaire d’Asie centrale,
coiffé d’un chapeau pointu, s’avance rapidement vers la Sainte Famille. À son côté gauche,
un autre personnage tourne sa tête en indiquant du doigt le chemin pour appeler du
regard les cortèges qui le suivent. Nous retrouvons un motif similaire dans l’Adoration des
Rois Mages de Bartolo di Fredi, cette fois-ci c’est de nouveau un Mongol au chapeau
pointu qui montre la scène de l’adoration aux autres cortèges, l’un entre eux est coiffé
d’un turban et l’autre portant une tresse, tenant un chapeau pointu à la main trahissant
leurs origines orientales.
Dans la seconde version de Taddeo (fig. 126), un cortège suit étroitement le
troisième Roi Mage, le premier s’incline légèrement en avant pour mieux observer la
Sainte Famille. Le Roi Mage croise ses mains devant sa poitrine tout en portant un présent
dans sa main gauche. Ce geste de prière et d’adoration, comme modèle, est répété
partiellement par l’un des cortèges à son côté, dont les membres placent leur main droite
sur le cœur. Tout ceci s’accompagne d’une intensité du regard sur l’enfant Jésus, y
compris les autres « visiteurs » autour du troisième roi, qui nous offre, de l’autre côté du
tableau, un moment silencieux et sacré, faisant écho à la contemplation de la Vierge et
de Joseph.

Ce changement radical connaît son apogée dans l’Adorations des Rois Mages de
Bartolo di Fredi (fig. 127), qui nous montre une scène comblée de nombreux « cortège-
spectateurs », ainsi que leurs regards curieux. Ce tableau a été réalisé entre 1375-1385,
conservé au musée Lindenau à Altenburg. Au fond du tableau, nous voyons,
probablement pour la première fois, l’étendue d’un long cortège cheminant derrière la
montagne jusqu’à l’extrémité de la route. Bartolo di Fredi présente précisément le voyage
des Rois Mages, accompagné d’une représentation subtile et créative de la scène de la
rencontre entre des Rois Mages et Hérode dans la partie gauche du haut du tableau,
installée dans une ambiance contemporaine avec une architecture gothique et une
cathédrale siennoise399.

La compagnie des Rois Mages occupe le centre du tableau, ces visiteurs orientaux
tendent leur corps en avant et tendent leur cou afin de mieux voir l’enfant Jésus. Le
peintre ne laisse aucune distance entre eux et les Rois Mages. Leurs regards attentifs
manifestent le désir d’être témoins de ce moment sacré. C’est un moment de
dévoilement, les sauvages dénués de tout regard ont à présenter des yeux de fidèles,
l’ignorance se transforme en révélation, l’obscurité de l’hérésie se transforme en lumière
du Seigneur. Cette fois, ces cortèges semblent avoir l’occasion de communiquer
directement avec la Sainte Famille. L’un des membres du cortège, tenant un chapeau
pointu à la main, est en train de parler avec Saint Joseph, un autre tient également un
chapeau similaire en indiquant du doigt l’enfant Jésus, ce dernier lui répond avec son
regard et son geste de bénédiction de la main droite, en même temps, sa petite main
gauche tient la main de sa mère, exprimant une humanité sentimentale.

3. 3 L’Adoration des Rois Mages de Lucignano

L’espace rempli par les visiteurs asiatiques apparaît, de manière plus étonnante,
dans une Adoration des Rois Mages dans l’église Saint-François de Lucignano, un village
de la province d’Arezzo. Les fresques se trouvent sur le mur à droite de l’autel, attribuées
à un peintre anonyme de l’école de Sienne.

Manuel Beer, Moritz Woelk, « The Magi… », op. cit., 39-50.


Les fresques se lisent de haut en bas, la première partie est la lunette : le Stigmate
de saint François d’Assise ; la seconde partie est au centre : la scène de la Vierge et l’enfant
sur le trône, entourée à gauche d’un portrait de saint Christophe (gravement abimé) et à
droite par une scène de saint George avec le dragon; la troisième partie : l’Adoration des
Rois Mages, dont la partie gauche (la procession des Rois Mages ) et la partie droite (la
Vierge, l’enfant et un rois ) ont été gravement abimées et remplacées par les deux portes
voûtées, probablement ajoutées au XVIIe siècle (fig. 128).

Malgré la mauvaise condition des fresques, on peut clairement discerner un groupe


de cortèges qui occupe dans une position plus voyante sur tout le mur (fig. 129). Cette
procession considérable des Rois Mages occupe presque les deux tiers de l’espace, avec
une composition « défilement » qui fait écho aux Adorations primitives, elle nous permet
d’imaginer une continuation de la procession en dehors du cadre, representée en même
temps par deux personnages en turban situés sur la marge du tableau avec leur cheval
tournant la tête vers le « hors-champ » (fig. 130).

Une figure orientale se présente au centre des cortèges, coiffée d’un chapeau pointu
avec un bord à revers et habillée dans une robe mongole avec un col croisé. Son visage
est typiquement mongol, avec des yeux bridés et deux touffes de barbe sur le menton. Il
est intéressant de remarquer que son nez a été aplati avec intention par le peintre afin
de signifier une distinction avec les participants des cortèges européens. Ce Mongol est
entouré par les deux Européens qui se trouvent au premier rang des cortèges. Ces trois
personnages sont vêtus d’un manteau en fourrure qui semble traduire un statut noble
(fig. 131). Les deux Européens montrent également une sorte d’allure exotique, marquée
par leurs nattes dans le dos, coiffure typique des peuples de la steppe. Ces hommes
semblent conduire ensemble le Mongol à adorer la Vierge et l’enfant Jésus. L’une des
figures européennes parle avec le Mongol en lui indiquant sans doute l‘endroit derrière
la montagne pour montrer aux spectateurs d’où ils viennent. Derrière eux, nous voyons
encore deux personnages orientalisés, l’un porte un turban avec un visage asiatique, et
l’autre semble Européen quoiqu’il tienne un chapeau mongol dans sa main.
Nous retrouvons cette composition et cette représentation des figures mongoles
dans certaines Adorations des Rois Mages contemporaines. Par exemple, dans l’œuvre de
Jacopo di Cione et de celle de Bartolo di Fredi, apparaît également la composition de «
défilement » qui accorde un large espace aux cortèges des Rois Mages. Cette composition
est souvent composée de deux parties, la première s’affiche en marge du tableau où
figurent les serviteurs qui s’occupent des chevaux ou des chameaux ; la seconde, plutôt
nouvelle dans la représentation de l’Adoration des Rois Mages, représente un groupe de
personnages orientaux, voire multinationaux, suivant de près le troisième roi, en qualité
d’« ambassadeurs » qui visitent et adorent ensemble l’enfant Jésus. Dans certains cas, le
« chef » des cortèges se drape d’un manteau en fourrure, semblant afficher une haute
position sociale. Il est nécessaire d’indiquer que ce phénomène de séparation entre les
serviteurs et les « ambassadeurs » des cortèges dans l’Adoration des Rois Mages était
assez limité, il n’est apparu qu’au XIVe siècle et dans les Adorations des Rois Mages avec
la figure mongole. Par la suite, tout ceci a été remplacé par un grand afflux de cortèges,
unis et grandioses, comme nous pouvons le constater dans l’Adoration des Rois Mages de
Gentile da Fabriano et Fra Angelico.

3.3.1 Un « ambassadeur » mongol

Il est frappant de remarquer un détail unique dans la représentation de cette


Adoration des Rois Mages. Une figure mongole au premier rang des cortèges tient dans
sa main et montre de sa droite un rouleau mystérieux, rempli d’écritures qui ne sont ni
en hébreu et ni en latin, mais semblables à une sorte d’écriture orientale : la continuité
entre les caractères et les lignes courbes semble essayer d’imiter 'alphabet ouïghour

(fig. 132). C’est une écriture courante dans les steppes de l'Asie centrale. Les

Mongoles l’ont adopté au début de la fondation de l’empire en vue de créer leur propre
400
écriture ouïgoure-mongole .

400
Cette écriture est remplacée par Phags-pa qui devient la langue officielle de l’empire Yuan. Voir
Aussi, comment expliquer ce détail inattendu ? Qui sont ces personnages ? Quel rôle
jouent-ils dans l’Adoration des Rois Mages ? Pour répondre à ces questions, il est
nécessaire de « sortir » de l’iconographie traditionnelle du sujet et d’inscrire ce nouveau
phénomène dans le contexte historique de la relation entre les Mongoles et la papauté
entre les XIIIe et XIVe siècles.

Depuis le XIIIe siècle, les ambassadeurs mongols arrivent successivement en Europe


pour répondre à la demande du pape et à son souhait de contracter une alliance avec le
khan mongole afin d’unir leurs luttes contre leur ennemi commun, les musulmans. Nous
retrouvons des descriptions de ces activités diplomatiques dans les rapports historiques
et dans les récits de voyage de l’époque : selon le témoignage de Matthieu Paris, entre
1247 et 1248, Güyük Khan a envoyé successivement deux groupes d’ambassadeurs à Paris,
munis de lettres écrites en langue étrangère que personne n’est en mesure de
comprendre. Par la suite, en 1267, un autre groupe a été délégué par Abaqa Khan d’Il-
kanide, portant une missive du khan en mains propres, adressée au pape Clement IV.
Comme nous l’avons rappelé plus haut, à l’occasion du second concile de Lyon, convoqué
par le pape Grégoire X, Abaqa a envoyé une nouvelle fois une délégation diplomatique
pour y être représenté. C’était un groupe constitué d’environ 17 personnages, en
particulier par quelques Mongoles et Nestoriens, un dominicain, un franc, un notaire et
un traducteur. Pendant le concile, les rumeurs circulent en Europe, soutenant que
certains ambassadeurs se sont convertis au christianisme et ont accepté le baptême.
Après la mort de Abaqa Khan, son successeur, Argun Khan a continué à former l’alliance
franco-mongole afin de lutter contre leur grand ennemi, les mamelouks égyptiens. De ce
fait, entre 1287-1288, Rabban Sauma, l’ambassadeur nestorien le plus connu, a été
délégué pour faire des visites en Europe : il a successivement voyagé en Italie, en France
et en Angleterre et a reçu un chaleureux accueil des rois Philippe le Bel et Edouard I ainsi
que du pape Nicolas IV401.

Yingsheng Liu , , op. cit., pp. 497-503.


401
La visite de Rabban Sauma a été abordée dans le Chapitre I, p. 46.
Même si pour les missionnaires latins, la conversion de Ghazan à l’islam en 1295 a
mis en échec leur projet de conversion, cette déconvenue n’a pas entraîné un grand
changement dans les rapports diplomatiques entre Mongols et chrétiens européens. Une
série de missions s’est poursuivie au XIVe siècle et parmi elles, l’une des visites les plus
grandioses s’est déroulée entre 1300-1302. Comme nous l’avons rappelé plus haut, un
grand nombre d’ambassadeurs ont été envoyés pour rencontrer le pape Boniface VIII402,
se rendant à Rome à l’occasion du premier Jubilé de 1300, proclamé par le pape Boniface
VIII. Les Jubilés devinrent une grande tradition spirituelle dans l’histoire de la chrétienté403.
Selon les rumeurs, « tout chrétien qui visiterait le corps des apôtres Pierre et Paul pendant
cette année centenaire sera délivré tant de ses fautes que de sa peine ».

La présence de l’image du Mongol a été soulignée, d’une manière discrète, dans la


fresque de Giotto à la Chapelle des Scrovegni de Padoue. Le peintre représente le
moment où Boniface VIII annonce le début du Jubilé. Nous voyons un drapeau tartare
posé au dessous du balcon devant le pape, avec des décorations orientales, ce qui
implique probablement un courant populaire sur les tissus tartares404.

De ce fait, les ambassadeurs mongols qui fréquentent la cour du pape ou celle du roi
en Europe apportent un contexte historique pour nos images. Il nous permet d’établir
l’hypothèse que la présence des ambassadeurs mongoles dans l’Adoration des Rois
Mages de Lucignano, ainsi que dans les autres Adorations contemporaines, impliquent
sans doute discrètement les événements exotiques et populaires de l’époque : la venue
des ambassadeurs mongoles envoyés par les khans en Europe.

3.3.2 Le « rouleau » et les inscriptions orientales

402
Sylvia Schein « Gesta Dei per Mongolos 1300. The Genesis of a Non-Event », The English Historical Review, 94. 373,
Oct., 1979, pp. 805-812.
403
Ibid., pp. 805-806.
404
Mary Schoeser, Silk, Yale University Press, 2007, p. 41.
En ce sens, le mystérieux rouleau que le Mongol tient dans sa main est probablement
une missive du khan destinée au pape. Ces correspondances entre latins et mongols
étaient fréquentes à la fin du XIIIe au XIVe siècle. Les missives de la part des khans ont été
apportées au pape ou aux rois européens par des délégations mongoles, souvent écrites
en écriture ouïghour ou persane, en vue de solliciter une soumission, une alliance, ou un
souhait de conversion, comme le furent les lettres de Argun Khan au pape Nicolas IV en
1290 et celle de Oldjaïtou Khan au roi Philippe IV de France en 1305 (fig. 133).
À propos de l’écriture exotique et illisible dans le tableau, il est intéressant d’évoquer
une histoire de la représentation de l’écriture orientale dans les peintures, considérée
comme phénomène particulier à l’art italien du XIIe siècle jusqu’au XIVe siècle. Les
inscriptions orientales, dites « pseudo-kufic », illisibles, apparaissent sur le bord de la
manche, le col de la robe de la Vierge ou sur l’auréole du saint (fig. 134-135). Elles
fonctionnent souvent comme pure décoration luxueuse et perdent totalement leur sens
original405.
Hidemichi Tanaka a découvert, pour la première fois, une autre écriture

orientale « presdo-Phags-pa » dans les peintures primitives italiennes406. Il a présenté ce


nouveau phénomène au Concile de Vienne en 1983. Selon ses observations, certaines
inscriptions orientales dans les peintures italiennes ne ressemblent pas aux écritures «
pseudo-kufic », puisqu’elles ne possèdent ni les lignes en bas, ni la forme cursive et
entrelacée comme l’est l’écriture arabe, mais sont d’une forme plutôt carrée (fig. 20). En
outre, Tanaka ne perçoit pas de continuité entre les caractères, dans lesquels existe
cependant un intervalle, cela les distingue notamment du « pseudo-kufic » et les fait
ressembler à une autre écriture orientale : le Phags-pa .

405
Alexandre Negel, « Twenty-five Notes on Pseudoscript in Italian Art », Anthropology and Aesthetics, 59-60, 2011, pp.
228-248 ; voir aussi Silvia Pedone, Valentina Cantone, « The Pseudo-Kufic Ornament and the Problem of Cross-Cultural
Relationships between Byzantium and Islam », Ivan Foletti (ed)., Byzantium, Russia and Europe Meeting and
Construction of Worlds=opuscula Historiae Artium, Supplement n° 62, pp. 120-136.
406
Hidemichi Tanaka, « 13 4 : » Le grafie orientali nella
pittura italiana del Due e Trecento (in Japanese))  1987, pp. 102-
133 ; voir aussi Hidemichi Tanaka, « The Mongolian Script in Giotto’s Paintings at Scrovegni Chapel at Padova » (
1986) et « Oriental Scripts in the Paintings of Giotto’s Period » ( 1989).
Cette écriture « Phags-pa » a été créée par Drogön Chögyal Phagpa, un lama tibétain
du monastère de Sakya, proche de Kubilai. En 1269, Kubilai a adopté son invention et l’a
nommé Précepteur impérial en 1270. Elle apparaît souvent sur les objets circulant

fréquemment sur les routes commerciales en Eurasie, par exemple le paizi (fig. 21),

une sorte de passeport destiné à voyager dans le vaste empire mongol, et les pièces de
monnaie appelées Tong Bao de la dynastie Yuan. Hidemichi Tanaka a évoqué

également une autre forme de transmission des inscriptions orientales à travers les tissus
orientaux, dont la lisière a été souvent décorée avec les caractères Phags-pa. Ces tissus
orientaux circulent entre l’Europe et l’Asie en tant que marchandise populaire et présents
précieux de l’époque, souvent enregistrés dans l’inventaire des trésors liturgiques des
papes.

L’apparition de l’écriture ouïghour, dans l’Adoration des Rois Mages de Lucignano


appartient à ce système de la représentation. D’une part, cette écriture témoigne d’un
échange intensif entre Mongols et chrétiens latins de l’époque ; d’autre part, elle n’est
plus une décoration exotique, mais devient un véritable objet circulant en Eurasie et
pénétrant, de manière remarquable, dans la scène de l’Adoration des Rois Mages, sujet
plus traditionnel de l’art chrétien. Dans une certaine mesure, il semble que dans
l’imagination des chrétiens, l’ambassadeur mongole chargé de la missive de khan devient
un « quatrième roi », il apporte son « présent », une lettre de soumission, pour adorer
l’enfant-roi Jésus.

3.4 Le Roi Mage mongol : à propos d’une Adoration des Rois Mages d’un
maître de Lavagnola au XIVe siècle

Une Adoration des Rois Mages, réalisée à Gênes et attribuée à un maître de


Lavagnola, est conservée aujourd’hui au musée de la Cathédrale Sainte-Cécile d’Albi. Il
est surprenant de constater que les Mongols n’ont pas seulement été représentés comme
accompagnant les rois mages, mais qu’ils sont eux-mêmes devenus des Rois Mages, rôles
principaux du tableau. (fig. 14-15). C’est un polyptyque, composé de dix panneaux : La
Vierge et l’Enfant au centre, au-dessus d’une petite Crucifixion, entourée par quatre
panneaux à deux côtés qui représentent, de gauche à droite et de haut en bas,
l’Annonciation, le Cène, la Nativité, le Baiser de Judas, l’Adoration des Rois Mages, la
Flagellation du Christ, la Dormition de la Vierge et le Portement de la croix.

À première vue, l’Adoration des Rois Mages de Albi a repris une composition
courante depuis le XIIIe siècle. Le roi le plus âgé est représenté un genou à terre devant la
Vierge et baise les pieds de l’enfant roi Jésus. La Vierge et l’enfant ne sont pas dans la
crèche, comme nous voyons souvent dans les Adorations des Rois Mages médiévales,
mais sont assis sur un trône d’architecture gothique. Les deux rois suivent le premier roi
et le roi le plus jeune regarde et indique l’étoile de Bethléem, signe annonciateur de la
naissance du Jésus.

Cependant, il est intéressant de remarquer que les trois rois coiffés de tresses
terminées en boucles sont vêtus de costumes mongoles et qu’ils portent des accessoires
typiques des peuples de la steppe : une veste croisée à manches courtes sur une robe et
des boucles d’oreille en or. Cela fait écho à la représentation des Mongoles dans Le
martyre des frères franciscains de Ambrogio Lorenzetti, tableau dans lequel plusieurs
personnages portent la même coiffure avec des détails similaires. Le plus jeune roi lève
sa tête à la chevelure tressée, portant une bande de fourrure et regarde l’étoile de
Bethleem. Son visage est doté de caractères typiquement mongols : yeux bridés, large
face ronde ornée de deux touffes de moustache. Le Roi Mage le plus âgé, agenouillé
devant la Vierge et l’enfant, souvent représenté comme roi européen, est cette fois-ci
également vêtu d’une robe mongole à manches courtes et porte lui aussi des boucles
d’oreille en or.

Nous retrouvons à nouveau ce phénomène dans le Baldachin Reredos de Madame,


réalisé après 1370, à Naples, par Tino di Camaino (1280-1337)407 (fig. 136). La statue de

407
J’ai découvert cette œuvre dans le catalogue « The Magi. Legend, Art and Cult », op. cit., pp. 202-203.
la Vierge noire et l’enfant est entourée par les ailes d’un polyptyque divisé en deux
rangées. Dans la partie droite se situent les saints principaux tandis que la partie gauche
supérieure représente, de gauche à droite, la Stigmatisation de saint François, Saint
François d'Assise prêchant aux oiseaux et un portrait de Louis de Toulouse. La scène de
l’Adoration des Rois Mages se trouve dans la partie inferieure gauche du polyptique.
Le tableau de l’Adoration des Rois Mages a été composé en quatre parties, couverte
de quatre arches (fig. 137) : sous la première arche, un cortège joue un instrument devant
deux chevaux et un chameau. Sous la deuxième et la troisième arche figurent les deux
rois aux cheveux tressés, vêtus de tuniques orientales avec trahissant une origine d’Asie
centrale, notamment le second roi coiffé de deux nattes est vêtu d’une robe tartare ornée
d’inscriptions sur ses bords et porte une couronne surmontée d’un chapeau pointu,
représentation typique du khan tartare dans certaines illustrations de récits de voyages.
Ce roi, tenant un cadeau dans sa main gauche, pointe l’étoile, représentée dans la partie
entre les arches. Enfin, sous la première arche, le roi le plus âgé s’agenouille devant la
statue de la Vierge et l’enfant. Ce roi, une boîte dans la main, fonctionne comme un
modèle et invite les spectateurs à adorer la Sainte Famille.
Le commanditaire de l’œuvre est la cour d’Anjou, symbolisée par des blasons situés
derrière la Vierge et l’enfant408. Louis de Toulouse, qui joue un rôle important dans la cour
d’Anjou, est un disciple de l’ordre franciscain. Cela explique clairement la grande
référence du polyptyque à saint François. En juxtaposant les scènes de la vie de Saint
François et l’Adoration des Rois Mages, comme nous venons de voir dans les fresques de
l’église Saint-François de Lucignano, d’une part, on considère les Rois Mages comme un
modèle originel des mendiants, comme l’indique Markus Hörsch ; d’autre part, on tente
sans doute d’évoquer le progrès de la mission contemporaine en Orient lancée au début
par saint François, si on considère l’apparition nouvelle des Rois mongols. Ce dernier point
semble être illustré par un montage subtil entre la scène de prêche aux oiseaux et celle
de l’adoration des rois mages mongols, ce qui nous permet d’appréhender la circulation

408
Ibid., p. 203.
de l’Esprit-Saint et le triomphe de l’Eglise : l’Esprit-Saint se transmet par les missionnaires
franciscains qui conduisent les Mongols à reconnaître et à adorer l’enfant roi Jésus.

3.4.1 Le foyer contextuel : la région de Ligurie

Les déplacements successifs de l’Adoration des Rois Mages du maître de Lavagnola


ont été documentés par Andrea de Marchi dans son article « Un insolito polittico
domenicano e uno sguardo fresco sulla pittura ligure del primo Trecento ». Ce polyptyque
a été réalisé vers 1345 par un maître originaire de la Ligurie. Il a été d’abord placé dans la
chapelle Saint Bernard près de Lavagnola, commune de Gènes, puis il a circulé entre les
mains de Charles Bories, collectionneur privé d’Albi. Après la mort de Charles Bories, sa
femme a offert l’œuvre au musée de la cathédrale Sainte-Cécile d’Albi en France 409 .
Encore aujourd’hui, le nom du commanditaire du tableau reste inconnu. Par contre, nous
pouvons affirmer que le lieu de la réalisation de l’œuvre est sans doute la région de Gênes ;
cela nous offre une piste pour expliquer l’apparition des figures mongoles dans le tableau.
Par coïncidence, la représentation précise de la figure du Mongol est apparue
également dans une illustration du manuscrit le Codex Cocharelli, réalisée aussi à Gènes,
entre 1330-1340 (fig. 25). Elle nous présente une autre image du Mongol qui fait écho à
notre Adoration des Rois Mages de Lavagnola410. C’est un traité génois sur les sept péchés
capitaux, réalisé par le Maitre du Codex Cocharelli. Comme nous l’avons vu plus haut,
dans l’une des illustrations concernant le sujet de « la gourmandise », on voit une scène
de banquet mongol : un khan est assis, les jambes croisées et repliées, vêtu d’une veste
croisée à manches courtes au motif indistinct, probablement un dragon. La
représentation de l’apparence du roi mongole nous rappelle celle des rois mages mongols

409
Andrea De Marchi, « Un insolito polittico domenicano e uno sguardo fresco sulla pittura ligure del primo Trecento
», Paragone Arte, 121 (783), Maggio 2015, pp. 1-8.
410
Anne Dunlop, « European Art and the Mongol Middle Ages : Two Exercises in Cultural Translation », trans. Li Le-le
and Wu Jian, School of Culture and Communication, Melbourne University ; Association of China Book Review ; School
of Arts, Peking University, 5, 2015, pp. 3-4.
dans l’Adoration des Rois Mages de Lavagnola : il porte des boucles d’oreille en or et un
chapeau pointu à double bord orné de plumes à son revers. Son visage est large, rond,
aux yeux bridés et deux touffes de moustache.
La ville métropolitaine de Gênes en Ligurie est un centre productif des images du
Mongol. Elle tient une relation intime avec l’Orient entre les XIIIe et XIVe siècles. Depuis
l’année 1280, les marchands génois se sont installés progressivement à Tabriz, capitale
d’Il-khans en Perse, qui devint par la suite un important point de transit sur la route
commerciale vers la Chine et I‘Inde411 . Par ailleurs, la ville de Gênes était un passage
obligatoire pour les ambassadeurs mongols entre l’Italie et Avignon, siège de la
papauté412. Selon des documents, les ambassadeurs envoyés par Argun Khan devaient
partir de Gênes vers la France pour rencontrer le roi de France Philippe IV. À leur passage
par Gênes, ils reçurent un accueil chaleureux de la part des marchands génois qui avaient
séjourné dans l’Il-khans en Perse413. Tout ceci fournit une opportunité pour la circulation
des objets et des images entre l’Asie et l’Europe et pour la fabrication des images du
Mongole en Occident.

IV. Réalité et imagination du royaume chrétien en Orient

La position métropolitaine de la ville de Gênes rend possible la transmission et la


diffusion des images du Mongol qui permettent aux peintres de connaître comment
représenter, de manière précise, ce nouvel autre lointain. Cependant, il est nécessaire de
se demander pour les peintres, les commanditaires et leurs contemporains, quelle
légitimité peut être attribuée aux Mongoles pour être considérés et représentés comme
des rois mages et pouvant être directement témoins de la divinité. Sous une perspective
iconographique, cela se révèle comme un phénomène inattendu dans l’Adoration des
Rois Mages. Il faudrait entrer dans une dimension de la mentalité chrétienne et étudier

411 e
Michel Balard, « Les Génois en Asie centrale et en Extrême- Orient au XIV siècle : Un Cas Exceptionnel ? »,
Économies et sociétés au Moyen Âge ; Mélanges offerts à Édouard Perroy, Paris, 1973, pp. 681-689.
412
Christine Gadrat, Une Image de l’Orient au XIVe siècle : les Mirabilia descripta de Jordan Catala de Sévérac, École
des Chartres, 2005, pp. 298-303.
413
· , , 1998, pp. 141-142.
comment les chrétiens occidentaux construisaient progressivement un royaume chrétien,
réel et imaginaire, sur la terre orientale.

4.1 Les chrétiens d’Orient entre les VIIe et XIVe siècles

Les chrétiens étaient actifs en Syrie depuis le Ve siècle414. Le 22 juin 431, le concile
de Ephesus a été réuni par Théodose II pour répondre au débat sur la nature du Christ et
de la Vierge entre Cryrille d’Alexandrie, l’évêque d’Alexandrie, et le Patriarche de
Constantinople Nestorius qui conclut sur la nécessité de distinction des deux natures du
Christ et refuse de considérer la Vierge comme Theotokos (mère de Dieu), mais comme
Christotokos ( mère du Christ). Ce concile a reconfirmé l’union de la nature humaine et
divine du Christ et a condamné le nestorianisme comme hérésie. Nestorius et ses disciples
sont ainsi été contraints de s’exiler vers l’Egypte et Antioche. Le nom « Nestorius » a été
associé progressivement aux chrétiens de l’Orient415.
La force des nestoriens se développe en Perse et pour s’étendre par la suite vers
l’Asie centrale et la Chine. Leur première apogée se manifesta au VIIe siècle, lorsque les
missionnaires nestoriens arrivèrent à Changan (aujourd'hui Xian ) , capitale de la

Chine sous la dynastie Tang . A l’époque le nom Jingjiao désignait les nestoriens

en Chine. 416 Aujourd’hui, il existe trois stèles nestoriens à Xian qui témoignent du
développement du nestorianisme en Chine417. Par exemple, une stèle, intitulée Si-ngan-
fou , a été dressée en 781 par un missionnaire persan, Jingbo ),
les inscriptions sur la stèles sont principalement écrites en chinois, avec certains
caractères syriens. Décorées avec une croix nestorienne au-dessus d’une fleur de lotus,418
elles racontent le périple du missionnaire persan Bosi-jiao qui est arrivé à Xian pour

414
Pier Giorgio Borbone, « Some Aspects of Turco-Mongol Christianity in the Light of Literary and Epigraphic Syriac
Sources », Journal of the Assyrian Academic Society, 19/2, 2005, pp. 5-20.
415
Sur l’Eglise en Asie centrale, voir Tjalling H. F. Halbertsma, Early Christian Remains of Inner Mongolia : Discovery,
Reconstruction and Appropriation, Brill, 2008, p. 8.
416
Ibid., pp. 15-20.
417
1500 1984, pp. 53-60.
418
Paul Pelliot, L'Inscription nestorienne de Si-ngan-fou. Kyoto : Scuola di studi sull'Asia orientale ; Paris : Collège de
France, 1996, pp. 70-74.
rencontrer l’empereur Taizong afin de solliciter son accord pour prêcher le

christianisme en Chine. Le déclin de Jingjiao se produit en Chine après l’année 845 en


raison d’un édit publié par l’empereur Wuzong , un Taoïste pieux, qui interdit la

présence de toutes les religions étrangères dans l’Empire mongol419.

Le second courant de la mission chrétienne orientale en Chine date de la fin de la


e
dynastie Tang420. Au XI siècle, la promesse de l’empereur de la dynastie Liao permet

aux nestoriens de se développer dans la steppe nordique. Pendant la dynastie Liao et Jin
, les tribus de la steppe se convertissent successivement au christianisme. Par exemple,

la tribu Kéraït , une tribu turco-mongole a été convertie vers 1007; la tribu turque

Öngüt au nord du fleuve Jaune , appelée aussi « les Tartares blancs »


421
, s’est converti vers 1204 ; la tribu Naiman a été convertie au christianisme
422
sous l’influence des Ouïghours ; le peuple Alain , une tribu mongolisée

de la steppe de l’Asie centrale, était chrétien de rite grec. Un grand nombre d’Alains ont
été convertis au catholicisme et baptisés par l’archevêque Jean de Monte Corvino lors de
sa mission en Chine.

Après la fondation de l’Empire mongole, les nestoriens ont été souvent été nommés
Diexie par les Mongols avant d’entrer en Chine. Selon les documents officieux tel

que Yuanshi , le terme Yelikewen a également été utilisé pour designer

les nestoriens en Chine423. La tolérance religieuse de l’Empire mongol leur a permis de


vivre à nouveau dans la région du nord-ouest sous les dynasties Jin et Yuan de la

Chine où ils ont construit plusieurs centres comme Ouïghours, Almaliq ,

419
Tjalling H. F. Halbertsma, Early Christian… op. cit., p. 12.
420
Ibid., pp. 13-15.
Maurizio Paolillo, « In Search of King George : George, King of the Önggöt », D.W. Winkler, Li Tang ed., Hidden
Treasures and Intercultural Encounters. Studies on East Syriac Christianity in China and Central Asia, LIT Verlag, Wien-
Berlin, 2009, pp. 241-255 (Orientalia-Patristica-Oecumenica, vol. I), p. 241.
422
pp. 302-305.
423
1500 op. cit., pp. 246.
424
Qayaligh ,Gobalik , Samarcande . Par la suite, le

nestorianisme a été introduit progressivement à Khanbaliq et puis au sud-est de la Chine.

Les chrétiens orientaux sont devenus une cible primordiale dans le projet de
conversion des missionnaires latins qui les ont parfois confondus avec les Mongols. Par
exemple, « la plupart des Mongols convertis » mentionnés dans la lettre de l’archevêque
Monte Corvino adressée au Pape, étaient effectivement des Alains. Après la mort de
l’archevêque, les Alains se sont rendus à Rome et ont demandé au pape Clément V de
désigner un nouveau successeur de l’évêque en Chine 425 . Ce malentendu a pu être
renforcé par le lien intime entre les nestoriens et des membres de la famille de Gengis
Khan, qui engageait les officiels nestoriens dans la cour et contractait des mariages avec
des membres de la communauté nestorienne. Nous verrons par la suite, que ces chrétiens
orientaux ont joué un rôle important dans la construction du royaume chrétien et de
l’établissement de la filiation des Rois Mages en Orient.

4.2 À la recherche du prêtre Jean

e
Dès le XII siècle, la légende d’un prêtre Jean vivant sur la terre orientale a fasciné

l’imagination des chrétiens occidentaux. Elle prend ses racines au plus profond de la
mentalité du monde médiéval et produit une image d’un roi chrétien et son royaume en
Orient426. C’est une figure qui a été construite dans le contexte des croisades vers la Terre
Sainte. Sous la menace de la conquête de l’islam, les chrétiens européens souhaitaient
fortement sortir de la crise et trouver une alliance puissante pour lutter contre leurs
ennemis.

424
op. cit., pp. 304-314.
425
Jean Richard, La Papauté et les mission d’orient au moyen-âge (XIII-XIVème siècle), Rome : École Française de Rome,
1977, p. 152.
426
Sur les études de la légende du prêtre Jean, voir Jean Richard, « L’Extrême-Orient Légendaire au Moyen âge : Roi
David et Prêtre Jean », dans Orient et Occident au Moyen Age : contacts et relations (XIIe-XVe S.), London: Variorum
Reprints, 1976, XXVI, pp.225-242 ; voir aussi David Morgan, « Prester John and the Mongol », dans Charles F.
Beckingham and Bernard Hamilton ed., Prester John, the Mongols, and the ten lost tribes, Variorum, 1996, pp.160-167 ;
Denise Aigle, « The Mongols and the legend of Prester John », dans The Mongol Empire between Myth and Reality :
Studies in Anthropological History, Brill, 2014, pp.41-65.
En ce sens, la légende du prêtre Jean joue un rôle crucial. Elle se trouve non
seulement dans la connaissance et l’imaginaire des chrétiens latins sur l’Orient, mais aussi
dans leur espérance d’un sauveur puissant, autrement dit, un royaume chrétien en
Extrême-Orient427. Ce Jean était un chrétien nestorien, à la fois roi et prêtre, il aurait régné
sur un royaume chrétien en Orient et dirigé une armée puissante. Tout ceci fait croire aux
chrétiens qu’ils vaincront les musulmans et récupèreront la Terre Sainte avec l’assistance
du prêtre Jean.

Dans une certaine mesure, la légende du prêtre Jean prolonge la tradition de la


connaissance et l’imaginaire sur l’Orient, en particulier sur l’Inde. Sur les cartes
médiévales et dans les récits des merveilles, nous voyons l’existence des trois Indes qui
occupent presque toute l’Asie et deviennent des lieux remplis de merveilles et de
monstres dans les légendes médiévales. Parmi eux, la légende des Rois Mages venus
d’Orient dans l’évangile de Matthieu a lancé le début de l’imaginaire de la
428
« christianisation de l’Asie » . Selon la Légende dorée, Saint Thomas, disciple du Christ,
mena sa mission en Orient et « parvint à la cour du roi de l’Inde » où il « ne fit que prêcher,
et convertit à la foi une foule innombrable ». Après sa mort, son corps a été enterré sur
la terre d’Orient. Sur la base de l’histoire de Thomas a été construite la légende des Rois
Mages, saint Thomas « parvint jusqu’aux régions des Rois Mages, qui jadis étaient venus
adorer le Christ, qu’il les baptisa, et fit d’eux des soutiens de la foi chrétienne »429 .

4.21 les lettres

Par la suite, la nouvelle légende du prêtre Jean accompagne toujours le


« fantasme » de l’existence d’une communauté chrétienne en terre orientale. Ce

427 e e
Pare Moussa, « Le Mythe du Prêtre-Jean à travers les Récits des Voyageurs aux XII -XIV siècles », Revue d'Histoire,
d'Arts et d'Archéologie Africains, GODO GODO, n° 15, Éditions Universitaires de Côte d’Ivoire (EDUCI), 2005, pp. 30-40.
428
I. de Rachewiltz, Papal Envoys to The Great Khans, Stanford, California : Stanford University Press, 1971, pp. 26-31.
429
Jacques de Voragine, La Légende dorée, Saint Thomas, apôtre, Traduction par T. de Wyzewa. Perrin et Cie, 1910, pp.
31-37.
royaume chrétien asiatique aurait originellement été localisé en Inde, on dit qu’un visiteur
mystérieux, envoyé par un certain Jean, un clerc venu du côté de Malabar en Inde, se
serait présenté à Rome en mai 1122. Il a informé le pape de l’existence d’une
communauté en Inde après le concile de Ephesus et lui a rapporté ce qu’il a vu dans cette
communauté, par exemple les miracles dans la fête annuelle pour commémorer saint
Thomas430.

Cette nouvelle se répand rapidement en Europe431. Le premier document sur le roi


du royaume chrétien d’Orient a été relaté par Otto von Freising, évêque et chroniqueur
allemand, dans sa chronique de Fréderic Barberousse en 1145/46432. Il a mentionné que
Gabala, évêque en Syrie, s’est adressé au pape Eugenius III en 1145, le premier lui a
raconté qu’un certain roi puissant, appelé Jean, régnait sur le territoire « ultra Persidem
et Armeniam in extremo Oriente »433. Ce Jean était un descendant des Rois Mages qui a
conquis les musulmans et a en outre émis le souhait d’assister les armées européennes
en vue de récupérer la Terre Sainte.

Au alentours de 1165, une lettre en latin, écrite par le prêtre Jean à Manuel
Comnène, empereur Byzantin, ensuite au pape Alexandre III et à Frédéric Barberousse,
empereur romain Germanique 434 , a été traduite et puis a circulé en Europe 435 . Dans
cette lettre, le prêtre Jean est décrit comme « le souverain le plus puissant du monde »
qui règne sur « les trois Indes » :

[…] Notre empire s’étend depuis l’Inde ultérieure dans laquelle repose le corps de
l’apôtre Saint Thomas à travers le désert et il s’étend vers le soleil levant, puis il revient,
en descendant vers l’ouest jusqu’à la cité déserte de Babylone, près de la tour de Babel.

430
I. de Rachewiltz, Papal Envoys… op. cit., p. 31.
431
Sur les documents sur le Prêtre Jean, voir Youssou Kamal, Monumenta cartographica Africae et Aegypti, Le Caire,
1926-51.
432
Christophe Colomb, Relations des quatre voyages entrepris par Christophe Colomb pour la découverte du Nouveau-
monde de 1492 à 1504, suivies de diverses lettres et pièces inédites extraites des archives de la monarchie espagnole,
vol. 1, par D.M.F. de Navarette, ouvrage traduit de l'espagnol par M. Chalumeau de Vernenil et M. de la Roquette, Paris :
impr. de Crapeler, 1828, pp. 26-27.
433
Otton de Freising, VII, 33, op. cit., p. 266.
434
PARE Moussa, « Le Mythe du Prêtre-Jean… », op .cit., p. 31.
435
Denise Aigle, « The Mongols… », op. cit., p. 42.
Soixante-douze provinces reconnaissent notre souveraineté[...]436

Ensuite, il a précisément présenté et détaillé les richesses et les merveilles de son


royaume :

[…] Notre Sérénité possède une très grande quantité d’or, d’argent, de pierres
précieuses... Parmi nous il n’y a aucun pauvre.... Nous croyons qu’il n’existe personne
qui soit notre égal en ce qui concerne les richesses[...]437

En outre, il a élaboré une image sublime de son palais dans le royaume, dont la
brillance de la décoration des matières les plus précieuses font écho à la description de
Jérusalem céleste, cite idéale dans l’Apocalypse :

« Les pierres fondamentales du mur de la ville sont ornées de toutes sortes de pierres
précieuses ; la première base est du jaspe ; la deuxième, du saphir, la troisième, de la
calcédoine…la dixième, de la chrysoprase ; la onzième, de l’hyacinthe ; la douzième, de
l'améthyste. Les douze portes sont douze perles ; chaque porte est d'une seule perle ;
la rue de la ville est d'un or pur, comme du verre transparent. » (Apocalypse 21 : 19-
21)

« La couverture de ce palais est faite de bois d’ébène... A ces extrémités... sont deux
pommes d’or... Les fenêtres sont de cristal de roche... La chambre dans laquelle notre
sublimité prend son repos est ornée... d’or et de toutes sortes de pierres précieuses.
Notre lit est de saphir... Les tables sur lesquelles notre cour prend ses repas sont faites
les unes d’or et les autres d’améthyste. » (La lettre du prêtre Jean)438.

Pour répondre au rex Indorum (roi des Indiens), Alexandre III lui a adressé une lettre
le 27 septembre 1177 439 , dans laquelle le pape a requis l’envoi de missionnaires afin
d’obtenir davantage d’informations sur le royaume oriental du prêtre Jean et d’essayer

436
Youssou Kamal, Monumenta…op. cit, p. 35.
437
Ibid., pp. 40.
438
Ibid., pp. 57.
439
Jean Richard, « L’Extrême-Orient… », op. cit., XXVI, pp. 230-232, voir aussi Tjalling H. F. Halbertsma, Early
Christian… », op. cit., pp. 17-18, I. de Rachewiltz, Papal Envoys… op. cit., p. 31 et Pare Moussa, « Le Mythe… », op. cit.,
pp. 31-32.
de contracter une alliance militaire pour contrer les musulmans440.

4.22 Les rumeurs

e e
Les rumeurs circulant entre les XII -XIV siècles établissent souvent une association

entre le prêtre Jean et les vainqueurs dans la steppe, notamment les chefs turco-mongols.
À ce moment, d’après Istvan Bejczy, le prêtre Jean s’inscrit dans « une histoire du Salut ».
Selon le prophète sibyllin il a été considéré comme un cosmocrator, souverain de la terre
et du monde qui convertirait les pains et chasserait Gog et Magog jusqu’à la fin des
temps441.
En 1864, Gustave Oppert a remarqué pour la première fois que la victoire
mentionnée dans la chronique d’Otton correspond à la bataille vers 1141 à Samarkande
entre le Sultan Sanjar, le dernier empereur de seldjoukide de Transoxiane et du Khorasan
et Yelü Dashi, le roi nestorien du Qara Khitaï. Yelü Dashi, vainqueur des musulmans dans
cette bataille a été identifié au prêtre Jean442. En outre, l’affinité entre les deux figures a
été renforcée par une association entre le nom du prêtre Jean et le nom de Yelü Dashi
(Yuhunan), appelé Jean en Syrien, un nom populaire dans la communauté nestorienne443.
Par la suite, une filiation a été établie entre Gengis Khan et le prêtre Jean. Les
victoires des Mongols sous la direction de Gengis Khan renforcent la légende du prêtre
Jean. C’est pourquoi Gengis Khan a été considéré comme l’un des ses descendants. À la
e
fin du XII siècle, le prêtre Jean a été identifié encore une fois au Ong Khan444, comme

440
Pare Moussa, « Le Mythe du Prêtre-Jean… », op. cit., p. 34.
441
Istavan Bejczy, La Lettre… op. cit., p. 22.
442
Istavan Bejczy, La Lettre du Prêtre Jean : une Utopie Médiévale, Éditions Imago, 2001, p. 14 ; voir aussi Denise Aigle,
« The Mongols… », op. cit., p. 42 ; Pare Moussa, « Le Mythe du Prêtre-Jean… », op. cit., pp. 35-36.
443
I. De. Rachewiltz, « Prester John and Europe's Discovery of East Asia », The 32nd George Ernest Morrison Lecture in
Ethnology 1971, Canberra : Australian National University Press, 1972, pp. 2-28.
444
Sur la biographies de Ong khan , voir :« , , ,
(: ) , , , , ,
...... »
souverain d’un tribu nestorienne Kéraït445.

Pendant la cinquième croisade, apparaît une nouvelle image concernant le prêtre


Jean, le roi David, qui a perduré l’histoire du prêtre Jean. Les rumeurs circulent chez les
croisés en Damiette446. Le plus connu des ouvrages qui témoigne de ces bruits était le
Relation de David447, écrit par un auteur oriental. L’une des versions plus détaillée Historia
gestorum David regis indoru (histoire des actes de David, roi des Indes) a été insérée dans
une série de lettres écrites pour le pape au cours de la cinquième croisade menée par
Jacques de Vitry, évêque de Saint-Jean d’Acre en Terre Sainte448. Les textes racontent que
le roi David était un roi chrétien. Il règna sur les trois Indes et appartenait probablement
à la filiation du prêtre Jean. Ce roi David a souvent été identifié au roi de Naiman, une
tribu nestorienne de l’Asie centrale, qui participera à repousser les Sarrasins.

Il est nécessaire d’évoquer les liens entre les mongoles et le prêtre Jean, si
rapidement construits en Europe grâce à la propagation des rumeurs par les chrétiens
orientaux locaux, notamment par les nestoriens en Syrie et les chrétiens arméniens. Ces
derniers, selon l’étude de A. Osipian, ont déployé tous ces efforts en vue d’élaborer une
image positive du Mongol auprès des chrétiens latins449.

e
Depuis le XII siècle, le royaume arménien de Cilicie était sous la menace des

Seldjoukides, il joua donc un rôle crucial dans l’assistance potentielle apportée aux
croisades. En 1191, le roi Léon s’est engagé dans le siège de Saint-Jean-d’Acre contre les
armées de Saladin, ce dernier venant de vaincre le roi du Jérusalem et la Terre Sainte se
trouvait donc en danger. Finalement, cette opération militaire connut une grande défaite

445
Pare Moussa, « Le Mythe du Prêtre-Jean… », op. cit., pp. 35-36.
446
I. De. Rachewiltz, « Prester John… », op. cit., p. 7.
447
Jean Richard, « The Relation de Davide as a Source for Mongol History and the Legend of Prester John », Charles F.
Beckingham and Bernard Hamilton (eds.), Prester John, the Mongols, and the ten Lost Tribes, Variorum, 1996, pp. 139-
140.
448
Ibid., pp. 139-145.
449
Alexandr Osipian, « Armenian Involvement in the Latin-Mongol Crusade : Uses of the Magi and Prester John in
Constable Smbat’s Letter and Hayton of Corycus’s "Flos historiarum terre orientis,” 1248-1307 », Medieval Encounters,
20, 2014, pp. 66-100.
et la ville de Saint-Jean d’Acre fut envahie par les musulmans.

De l’autre côté, cependant, la victoire des armées mongoles dans la bataille de Köse
Dağ, dirigées par Baïdju, contre le sultanat seldjoukide de Roum, entre 1243-1244 en
Perse, a ravivé un grand espoir aux chrétiens arméniens. Afin de sauver leur royaume, ils
émirent le souhait que les Mongols participent aux croisades contre les musulmans jouant
ainsi un rôle intermédiaire dans la coopération entre Latins et Mongols450.

Pendant l’invasion des Mongoles en Arménie entre 1220-1245, plusieurs rois locaux
et nobles ont successivement souhaité se soumettre aux Mongols afin de protéger leur
pays et maintenir leur pouvoir. Ils sont arrivés en terre tartare et ont rendu visite aux
khans. Certains d’entre eux ont établi une alliance de mariage avec des princesses
mongoles451. Pour former l’alliance Latins-Mongols, en 1243, le roi Hethoum I d’Arménie
Cilicie a délégué son frère Smbat Sparapet, Connétable de l’Arménie et son père
Constantin visiter le camp de Baïdju à Kars dans la Grande-Arménie en vue de négocier
avec lui et lui soumettre leur soumission. Par la suite, les ambassadeurs arméniens ont
visité Güyük Khan à Karakorum en 1246/48. Entre 1253-1254, pour répondre à
l’invitation des Mongoles, Hethoum I s’est personnellement présenté à la cour de Güyük
Khan. Par la suite, le royaume d’Arménie Cilicie s’est subordonné aux Mongols et y ont
signé un pacte de paix, à travers lequel les Mongoles promirent de se convertir au
christianisme et construisirent des églises sur toute la terre tartare. En outre, ils ont
consenti à protéger leur peuple et leurs terres et à reprendre la Terre Sainte aux mains
des Musulmans selon la version de Héthoum de Korikos (ou Haton), historien Arménien,
dans La Flor des Estoires d'Orient452.

Après sa soumission, d’une part, Hethoum I a persuadé son beau fils Bohemond VI,
roi d’Antioche, de coopérer avec les Mongols en vue de lutter contre les musulmans.
D’autre part, il a déployé beaucoup d’efforts pour contracter une alliance entre Latins et

450
Ibid., p.70.
451
Sur la soumission des Arméniens à l’Empire mongole, voir Dashdondog Bayarsaikhan, « Soumission to the Mongol
Empire by the Armenians », Mongolian and Tibetan Quarterly, 18, n° 3, 2009, pp. 76-103.
452
Ibid., pp. 84-103 ; voir aussi Alexandr Osipian, « Armenian Involvement… », op. cit., pp. 69-70.
Mongols en vue d’affronter l’Egypte453. Au début, il n’a reçu aucune réponse positive,
probablement en raison de l’invasion et de la destruction des armées mongoles en
Pologne et en Hongrie en 1242, faits qui ont totalement transformé l’image du Mongol de
sauveur en monstre, comme nous l’avons présenté au chapitre III. Cependant, après le
retrait de la force mongole en Europe et au Moyen-Orient, la grande peur envers les
Mongols s’est progressivement effacée. De plus, une série de nouvelles de la victoire des
Mongoles sur les Musulmans ont eu un grand retentissement dans la communauté
chrétienne : en 1260, les armées mongoles vainquirent les Mamelouks avec le soutien des
armées arméniennes dans la bataille d'Aïn Djalout. Par la suite, en octobre 1299, Ghazan
Khan mène une campagne ave l’appui des armées arméniennes et géorgiennes en Syrie
au terme de laquelle il remporte une victoire décisive à la fin de cette même année et
envahit la ville de Damascus454. L’effet miraculeux a été renforcé par la coïncidence du
rapprochement entre la date de reprise de Damas en 1299 et celle du grand Jubilé en
1300. Les bonnes nouvelles ravivent l’espérance des chrétiens latins qui viennent de subir
une grande défaite dans le siège de Saint Jean d’Acre. La Ville de Saint-Jean d’Acre a été
envahie par les musulmans et ont fait perdre aux chrétiens leur dernière position en
Orient455.

Comme nous l’avons montré précédemment, l’année 1300 constitua un tournant


dans les relations entre Mongols et Latins456. Malgré les armées de Ghazan Khan qui ne
peuvent pas finalement regagner Jérusalem, a ordonné le retrait en Perse et les armées
mamelouks ont ainsi réoccupé la Terre Sainte. En même temps, cette défaite
s’accompagna d’une mauvaise nouvelle selon laquelle Ghazan s’était officiellement
converti à l’islam le 16 juin 1295. Cependant, des bruits sur la récupération de la Terre
Sainte par les Mongols, soutenus par les rois arménien, géorgien et cyprien, circulent dans
la communauté chrétienne. Tous ces événements ont été transcrits dans plusieurs

453
Alexandr Osipian, « Armenian Involvement… », op. cit., pp. 67-100.
454
Ibid., op. cit., p. 71.
455
Denise, Aigle, « De la “non n ́négociation” à l’alliance inaboutie. Réflexions sur la diplomatie entre les Mongoles et
l’Occident latin », Oriente Moderno, 1998, LXXXVIII, pp. 426.
456
Ibid., pp. 427.
chroniques, telle que Gesta Boemunldi, un canon pour l’église de Trèves en Allemande.
Dans cet ouvrage, les victoires des Mongoles ont été décrites comme émanant de la
volonté de Dieu qui voulait choisir Ghazan, « un roi païen », pour sauver la Terre Sainte et
exercer sa vengeance sur les ennemis de la chrétienté. Ce puissant roi païen a également
été évoqué dans un courrier daté du 7 Avril 1300, adressé par le pape Boniface VIII à
Edward I, évoquant la victoire de Ghazan contre les musulmans et la reprise de la Terre
Sainte, mais qui n’avait toutefois pas encore reçu le baptême457.

Sur cette base, certains chroniques, comme Flores Historiarum, Chronicon ex


chronicis de Jean de Worcester et Nuova Cronica de Giovanni Villani, ont davantage
mentionné la « conversion miraculeuse » au christianisme du roi mongol, à travers son
mariage avec une princesse chrétienne de l’Arménie. En 1280, leur enfant a reçu le
baptême458. Par la suite, tout l’empire s’est converti grâce à la direction du roi459. Des
rumeurs de ce genre se sont répandues à travers les chroniques européennes et ont
atteint leur apogée dans la fête de l’Épiphanie du 6 Janvier 1300460.

4.3 Établir une généalogie du royaume chrétien en Orient

Malgré l’invasion mongole de la Pologne en 1241 qui a totalement transformé


l’image du Mongole, l’imaginaire sur le royaume chrétien d’Orient ne s’est pas totalement
e
dissipé. Depuis le XIII siècle, les missionnaires européens ne cessent de chercher le sillage

du prêtre Jean en Orient. Preuves de leur grand effort sont les récits de voyage de
l’époque qui stimulent, dans une certaine mesure, la diffusion, la circulation et la
e
fabrication de la légende du prêtre Jean. De ce fait, au début du XIV siècle, le roi George,

figure de la filiation du prêtre Jean, est réapparu sur la terre orientale.461

Sylvia Schein, « Gesta Dei… », op. cit., pp. 805-819.


458
Peter Jackson, The Mongol and the West : 1221-1410, Harlow : Pearson Longman, 2005, p. 172.
459
Ibid., p. 806.
460
Ibid., p. 807.
461
Sur la légende du roi George, voir Li Tang, « Rediscovering the Ongut King George : Remarks on a Newly Excavated
La première mention de cette figure apparaît dans une lettre de Jean de Monte-
Corvino, adressée au Pape le 8 Janvier 1305. Jean de Monte-Corvino était un missionnaire
franciscain, envoyé vers les Tartares en 1289 et qui, trois ans plus tard, devint le premier
archevêque de Khanbaliq462. Dans cette lettre, Jean de Monte-Corvino décrit précisément
un roi nestorien, nommé George, qu’il a converti au christianisme et baptisé, le
considérant comme descendant du prêtre Jean :

[…] Un certain roi de ces parties, de la secte des chrétiens nestoriens, qui s'appelait
Prêtre Jean de l’Inde, s'est attaché à moi la première année où je suis venu ici. Et il a
été converti par moi à la vérité de la vraie foi catholique. Et il a pris des ordres mineurs
et a servi ma messe en portant les vêtements sacrés, de sorte que les autres Nestoriens
l'accusaient d'apostasie. Néanmoins, il apporta une grande partie de son peuple à la
vraie foi catholique et il construisit une belle église avec la générosité royale en
l'honneur de Dieu, de la Sainte Trinité et du Seigneur Pape, et la nomma «l'Église
romaine». Ce roi George est parti au Seigneur un vrai chrétien, laissant un fils et héritier
dans le berceau, qui a maintenant neuf ans. Mais ses frères pervers dans les erreurs de
Nestorianisme ont perverti tous ceux que le roi George avait convertis et les ont
ramené à leur ancien état de schisme […]463.

Ce roi George a également été mentionné par Marco Polo dans Le Devisement du
monde, roman au cours duquel il narre l’existence d’un descendant du prêtre Jean,
nommé George, résidant dans la province de Tenduc :

Qui part de la trouve Tenduc, province vers le Levant, qui a villes et villages assez, et
c’est une des provinces que ce grand roi très fameux dans le monde, nommé par les
Latins Prêtres Jean, soûlait habiter. Mais à présent, ils sont au Grand Can, car tous les
descendants du Prêtre Jean sont au Grand Can. La maitresse cite est nommée Tenduc.
Et de cette province en est roi un de la lignée du Prêtre Jean, et encore est Prêtre Jean ;

Archaeological Site », Li Tang, Dietmar W. Winkler (eds.), From the Oxus River to the Chinese Shores : Studies in East
Syriac Christianity in China and Central Asia, (Lit. Verlag, 2013), pp. 260-264 ; voir aussi Maurizio Paolillo, « In Search… »,
op. cit., pp. 241-255.
462
Christopher Dawson, Mission to Asia, Canada : University of Torento Press, 1980, pp. 225-227.
463
Cité dans Christopher Dawson, Mission… op. cit., pp. 225-226.
et sachez qu’il est prêtre chrétien comme sont tels tous les chrétiens de ces pays ; mais
son nom est George, et la plus grande part du peuple est de Chrétiens […] Et sachez
que le maitre siège du Prêtre Jean était en cette province, quand il gouvernait les
Tartares et toutes les provinces et royaumes des alentours ; et ses descendants y
demeurent encore. Ce George que je vous ai nommée est du lignage du Prêtre Jean,
comme je vous l’ai dit en contre ; depuis icelui, c’est le sixième seigneur, et on le tient
pour le plus grand de cette lignée[…]464.

Ces deux histoires mentionnées par Jean Monte-Corvino et Marco Polo concernent
un même personnage : le roi George. Par rapport à l’existence « fantomatique » du prêtre
Jean, son « portrait » était relativement bien réel. C’était un personnage historique,
nommé Kuolijisi . Sa biographie est inscrite sur une stèle, réalisée par Yan Fu

en 1305, nommée « Fuma gaotang zhongxianwang bei » ,


465
dont le contenu a été enregistré dans Yuanshi . Kuolijisi était issu d’un Öngüt, de

la tribu Alagush Tegin Quri . D’après la description de Yuan Shi,

c’était un homme « courageux et intrépide par nature, et était familier avec les affaires
martiales ». Il était le fils de Aibuqa , roi de Gaotang et, après la mort de

son père, hérita de son titre et devint le quatrième roi de Gaotang466.

464
Marco Polo, Le devisement du monde ou Le livre des merveilles, Tome I, Texte intégral établi par A.-C Moule et Paul
Pelliot, version française de Louis Hambis, Paris, La Découverte, 1989, pp. 179-180.
465
Sur la biographie de Kuolijisi , voir Yuanshi , vol.118, « »:«

』 ……

“ 『 ”
“ ”

.
466
Maurizio Paolillo, « In Search… », op. cit., p. 247.
Depuis fort longtemps, la famille de khan maintenait des relations intimes avec la
tribu Öngüt, dont plusieurs membres établirent une alliance de mariage avec des
princesses mongoles. Le sang de Kuolijisi était donc à moitie Mongol. Son père avait
épousé Yuelie , fille du Kubilai khan. Kuolijisi épousa successivement deux

princesses de la famille mongole : sa première femme Hudademishi et la

seconde Aiyashili étaient les filles de Temür Oldjaitu , fils de Kubilai

Khan467.

Par ailleurs, la tribu Öngüt croyait au nestorianisme. Les documents chinois ne


mentionnaient aucune information sur la croyance de Kuolijisi, dont l’existence a
pourtant été prouvée par des objets archéologiques, tel que, par exemple, le tombeau de
Kuolijisi. En 1999, une mission archéologique a fouillé le site principal du tombeau à Guyen
dans la province de Hebei en Chine où fut découverte une tablette

recouverte d’inscriptions chinoises « » (le nom chinois de Kuolijisi). De plus,

selon le rapport de l’archéologue Bai, cette tablette, portant un motif de la croix


nestorienne, a été exhumée dans le tombeau. Aujourd’hui, elle est si gravement
endommagée que nous ne pouvons en voir qu’une partie centrale comportant une
décoration d’une fleur Gesang . C’était un motif populaire dans le mode de

décoration des pierres tombales de la tribu Öngüt, qui apparaît également sur les autres
croix nestoriennes du tombeau, comme la célèbre stèle de Xian468.

De ce fait, il est donc intéressant d’observer une sorte de généalogie du royaume


chrétien en Orient progressivement élaborée à travers des légendes et des rumeurs, dans
lesquelles se construit une narration successive et une image complète du royaume
chrétien : de l’apostolat de saint Thomas en Inde au baptême des Rois Mages, des Rois
mages à leurs descendants - le prêtre Jean, le roi David et le roi George Kuolijisi – Pour les
missionnaires latins chrétiens, ces personnages constituent ensemble une image positive
et encourageante pour convertir les Mongols. En ce sens, l’Orient devint un lieu

467
Ibid., p. 261.
468
Li Tang, « Rediscovering… », op. cit., p. 256.
d’espérance méritant d’être exploré et évangélisé. Tout ceci explique le nouveau climat
e
impliqué dans les Adorations des Rois Mages du XIV siècle, notamment, dans l’Adoration
des Rois Mages d’un maître de Lavagnola qui nous montre en particulier la trace du prêtre
Jean en Asie à travers les Rois Mages mongoles. Ce phénomène éphémère disparaît
rapidement dans les peintures italiennes et par la suite, le roi mongol a été supplanté par
e
un roi d’Éthiopie, le Roi Mage noir, devenu très courant après le XV siècle.

V. Construire une image de soumission

e
L’apparition de l’image du Mongol dans les Adorations des Rois Mages au XIV siècle

implique non seulement une communication intensive entre les Mongoles et l’Église
d’Occident, mais en même temps, elle s’inscrit dans une tradition de la représentation de
la glorification du Christ et du triomphe de la chrétienté. En ce sens, les images du Mongol
sont devenues une image de soumission en manifestant une conversion théologique, puis
un triomphe du christianisme sur la terre orientale. Dans une certaine mesure, il s’agit
d’un exemple d’appropriation de l’image du Mongol dans l’espérance des chrétiens à la
fin du Moyen Âge.

Dans l’Adoration des Rois Mages, adorer et témoigner constituent un moment sacré
et confèrent à l’image du Mongol une mise en scène théologique. Ainsi, pour mieux
e
comprendre cette « mongolisation » de la scène de l’Adoration des Rois Mages au XIV

siècle, nous proposons d’étudier dans un premier temps comment se manifeste ce


triomphe de la chrétienté dans la tradition de la représentation des Adorations, puis dans
un second temps de voir comment ces nouveaux étrangers sont représentés dans ce
thème traditionnel de la chrétienté, comment l’image du Mongol se superpose à l’image
de la soumission qui perdurait dans les représentations de l’Adoration des Rois Mages et
comment s’associe-t-elle forcément avec le contexte politique et social de cette époque.

Revenant à l’origine de la représentation du thème, l’Adoration des Rois Mages avait


pour grande intention de manifester le triomphe du christianisme pendant l’antiquité
tardive469 . Selon l’analyse de Franz Cumont, les premières Adorations des Rois Mages
dans les sarcophages antiques montrent un sens du triomphe, remarqué notamment par
la reprise de la formule iconographique dans le sujet du triomphe impérial, à travers
lesquelles nous remarquons une sorte de « condensation » significative. Les peintres ont
repris la forme de aurum coronarium470, une tradition de « l’offrande de couronne d’or
ou de bijoux d’or de grand prix » au souverain ou au vainqueur. Ainsi, au tout début, la
représentation des Rois Mages s’inscrit-elle dans une tradition d’image de soumission :
« les Orientaux porteurs venant déposer des présents aux pieds de la Victoire ». Franz
Cumont a analysé précisément l’affinité entre les deux sujets, par exemple, nous
retrouvons le modèle de l’Adoration des Rois Mages dans un ivoire de Barberini au Musée
du Louvre et dans un diptyque impérial de la collection Trivulce à Milan, surtout dans leur
composition et le traitement des costumes : situées dans une partie inférieure par rapport
au vainqueur, les figures barbares en costume indien ou persan, représentées de profil,
portent des dons dans leurs mains et rendent hommage aux vainqueurs471.

Dans l’Adoration des Rois Mages, la soumission des figures conquises se traduit par
la conversion des infidèles. Selon l’exégèse de l’évangile, le triomphe du christianisme se
manifeste notamment par la conversion des Rois Mages, autrement dit, par leur
reconnaissance de Jésus, fils de Dieu, grâce à l'étoile de Bethléem, un signe céleste. Et, en
particulier, le changement, la conversion et la soumission se produisent au moment où
les Rois Mages voient de leur propres yeux l’enfant Jésus. À ce moment-là, l’astrologie
des mages fut remplacée par une véritable foi en Dieu 472 . Les Rois Mages ont été
considérés comme « Primitiae gentium » (les gentils primitifs) chez Augustin qui
reconnaissent la divinité du Christ et incitent les peuples infidèles dans le monde à se

469
Richard C, Trexler, The Journey of the Magi : Meanings in History of a Christian Story, Princeton University Press,
1997, p. 6.
470
Christian Lancombrade, « Notes sur l’aurum coronarium », Revue des Études Anciennes, 1949, vol. 51, n° 1, pp. 54-
59.
471
Franz Cumont, « L’adoration des mages et l’art triomphe de Rome », Memorie della Pontificia Accademia Romana
di Archeologia, 1932, vol. III, n° 3, pp. 81-105.
472
Agnes de Baynast, « Les Mages comme figure de la conversion dans l’Antiquité tardive », Les (Rois) Mages, Collection
Graphe, vol. 20, Artois Presses Université, 2011, pp. 39-57.
convertir au christianisme473.

Par ailleurs, selon l’interprétation de Richard C. Trexler, dans la période du


christianisme primitif, la conversion des Rois Mages, originaires de Perse, possède une
signification politique, en particulier dans la période de la persécution des chrétiens
durant l’Empire romain. C’est à dire, qu’avant les Romains, les Persans qui croyaient au
zoroastrisme et mithraïsme ont coupé tout lien avec le paganisme et se sont convertis à
la « vraie religion », ce qui entérine la légitimité du christianisme474. La signification de la
conversion se manifeste, par exemple, dans les catacombes de Rome et les reliquaires,
dans lesquels sont placés ensemble l’Adoration des Mages et les Trois Juifs dans les
flammes, qui raconte comment les trois hommes refusant de se soumettre à la statue
d’or érigée par le roi, sont jetés dans la fournaise ardente, mais deviennent intouchables
par les flammes grâce à la protection de Dieu. La combinaison de ces deux histoires
implique intensivement une transformation de la croyance idolâtrique en la foi en Dieu475.

En général, dans les images des Adorations des Rois Mages, la conversion des Rois
Mages se manifeste en deux étapes. La première étape de la transformation se produit
au moment de la reconnaissance de l’étoile qui conduit les mages à croire au fils de Dieu
et s’incarne iconographiquement dans le geste de pointer ou regarder l’étoile, souvent
réservé au premier roi dans les premières Adorations dans les sarcophages antiques.
Cependant, dans les deux Adorations évoquées plus haut, c’est le roi mongol qui joue le
rôle crucial de remarquer le signe céleste en faisant le geste significatif de montrer l’étoile.
De plus, dans l’Adoration d’un maître de Lavagnola, l’effet de la conversion a été renforcé
par la composition du polyptyque montrant un mode de comparaison négatif, singularisé
par une association entre image de fidèles et image d’infidèles. Au-dessous de l’Adoration
des Rois Mages, nous voyons une scène de la flagellation, ce qui nous permet d’opposer
la soumission au Christ des mages païens à la flagellation du Christ par des bourreaux

473
Émile Mâle, L'art religieux du XIIIe siècle en France : étude sur l'iconographie du moyen age et sur ses sources
d'inspiration, Paris, Libr. A. Colin, 1923, p. 237.
474
Richard C. Trexler, The Journey… op. cit., p. 15.
475
Manuel Beer, Moritz Woelk, « The Magi…», op. cit., p. 14.
« infidèles ». Ces derniers, souvent représentés comme ennemis des chrétiens et joués
par des personnages païens, juifs et musulmans, coiffés d’une bande et vêtus de costumes
orientaux, représentent un contre-exemple par rapport aux trois Rois Mages.

La deuxième étape de la conversion consiste à reconnaître de ses yeux l’incarnation


de Jésus. Cette rencontre directe entre les Rois Mages, leur compagnie et le Fils de Dieu
est incarné dans une série d’actions d’adoration : regarder, rapprocher, donner l’offrande
et communiquer avec l’enfant Jésus. Concernant la compagnie des mages, comme nous
voyons plus haut, il est apparu clairement qu’un rapprochement corporel et une ardeur
du regard de la part de la compagnie orientale sont à l’apogée dans ces Adorations des
Rois Mages. Tout ceci manifeste un fort désir de participer entièrement au moment divin
qui transforme ainsi les visiteurs païens en pèlerins et fidèles. Concernant la part des Rois
Mages, Il est intéressant de remarquer un écart inattendu dans l’Adoration d’un maître
de Lavagnola : lorsque le troisième roi mongol regarde l'étoile de Bethléem, le roi le plus
âgé cède sa place au second roi, visiblement mongol, lui permettant ainsi d’offrir son
présent et même, de pouvoir toucher la main de l’enfant Jésus. Ce petit changement de
formule transforme les deux rois mongols en couple central dans l’image de la conversion
à travers leur double action de la conversion : reconnaître l’étoile et présenter leur
présent.

Conclusion

La représentation sans précédent d’une participation active des Mongols sous-


entend une urgence à être vu et être témoin de l’incarnation en vue de confirmer la
légitimité du Christ476. En ce sens, les trois rois et les bergers qui ont reçu l’annonce de
l’ange, deviennent ensemble les témoins de ce moment sacré. En tant que premiers
personnages qui rendent hommage à Jésus, les Rois mongols deviennent des convertis

476
Mathieu Beaud, « Les Rois mages. Iconographie et art monumental dans l’espace féodal (Xe-XIIe siècle) », Bulletin
du centre d’études médiévales d’Auxerre, BUCEMA (en ligne), 2013 ; voir aussi Richard C. Trexler, The Journey… op. cit.,
pp. 11-12.
fidèles qui constituent un modèle pour la conversion d’autres nations païennes en Orient.
Tout ceci fait part d’une image idéale d’un royaume chrétien en Orient qui s’inscrit
fortement dans la mission évangélique des ordres mendiants en terre orientale entre les
e e
XIII et XIV siècles.
Chapitre VI
Image ambiguë : le soldat-mongol dans les
Crucifixions à Naples
e
Au XIV siècle, un détail inattendu et intéressant surgit dans la scène de la Crucifixion.

Dans une Crucifixion réalisée à Naples, au pied de la croix, un Mongol se partage la tunique
de Jésus avec les soldats romains. Il est assis au centre, tient les dés dans ses mains et la
tunique de Jésus est posée sur ses genoux. La représentation centrale du Mongol
provoque, au premier regard, un sentiment ambigu sur l’action blasphématoire du
partage. Quel rôle joue-t-il exactement dans la Crucifixion ? Comment se produit cette
ambiguïté ? Pour répondre à ces questions, ce chapitre essaie d’explorer la complexité de
l’image dans les sentiments contradictoires des chrétiens envers les Mongols et dans le
e
déplacement de la stratégie missionnaire au XIV siècle.
I. Un soldat mongol

e
Depuis la fin du XIII siècle, un changement radical apparaît dans la représentation

de la Crucifixion : la foule des spectateurs envahit l’espace sacré du deuil de saint Jean et
de la Vierge au pied de la croix. Cette foule est bruyante, elle parle, elle gesticule, et son
regard attentif et curieux brise la tranquillité de la scène de deuil. Les peintres ajoutent
des personnages qui semblent désirer participer au spectacle de la Crucifixion et être
témoins de la mort du saint Fils. Par exemple, nous voyons des enfants qui pointent Jésus
crucifié dans la Crucifixion de Simone Martini ; des femmes tiennent leurs enfants en
marge du tableau en regardant Jésus sur la croix. Cette scène dramatique comprend des
spectateurs, et nous voyons parfois que les soldats se partageant la tunique de Jésus
attirent également un certain public dans la scène.

e
Au XIV siècle, dans certaines Crucifixions, une nouvelle figure apparait dans la foule :

l’un des soldats romains a été remplacé par une mystérieuse figure orientale qui n’est pas
étrangère à cette époque : un Mongol. Il porte un chapeau pointu avec trois bords à revers,
et est vêtu d’une robe mongole croisée sur le devant.
L’épisode des soldats romains jouant aux dés pour se partager la tunique de Jésus a
été raconté dans les quatre Évangiles, mais la description la plus explicite est celle de
l’évangile de Jean :

« Quand les soldats eurent crucifié Jésus, ils prirent ses habits ; ils en firent quatre parts,
une pour chaque soldat. Ils prirent aussi la tunique ; c’était une tunique sans couture,
tissée tout d’une pièce de haut en bas. Alors ils se dirent entre eux : « Ne la déchirons
pas, désignons par le sort celui qui l’aura. » Ainsi s’accomplissait la parole de l’Écriture :
Ils se sont partagé mes habits ; ils ont tiré au sort mon vêtement. C’est bien ce que
firent les soldats. » (Jean 19 : 23-24)

« Après l'avoir crucifié, ils se partagèrent ses vêtements, en tirant au sort, afin que
s'accomplît ce qui avait été annoncé par le prophète : Ils se sont partagé mes
vêtements, et ils ont tiré au sort ma tunique. » (Matthieu 27 :35)

« Ils le crucifièrent, puis ils se partagèrent ses vêtements en tirant au sort pour savoir
ce que chacun aurait. » (Marc 15 :24)

« Jésus dit : Père, pardonne-leur, car ils ne savent ce qu'ils font. Ils se partagèrent ses
vêtements, en tirant au sort. » (Luc 23 :24)

Cet épisode des évangiles rappelle un passage prophétique du Psaume 22 :

« Ils se partagent mes vêtements, Ils tirent au sort ma tunique. » (Psaume 22 : 18)

Il apparaît évident que les textes bibliques soulignent un moment : les soldats « tirent
au sort » la tunique « sans couture » de Jésus pour ne pas la déchirer et pour la laisser
intacte. Selon la description des Évangiles, les soldats jouent un rôle absolument
péjoratif dans la scène : ils se trouvent devant la Passion du Christ, se partageant sa
tunique. Ce sont des figures blasphématoires qui ne connaissent pas le Seigneur Jésus et
ignorent son sacrifice pour sauver l’Humanité. En ce sens, il semble facile d’interpréter la
figure mongole comme une image infidèle sous l'angle de la perspective iconographique.
Pourtant, un regard attentif nous permet de nous interroger sur certains détails anormaux
dans la représentation de la figure mongole dans les Crucifixions du XIVe siècle.

II.Une Crucifixion réalisée à Naples

La présence importante de la figure mongole est particulièrement sensible dans l’une


des Crucifixions réalisées dans la ville de Naples qui mérite une attention approfondie.
Elle nous frappe surtout lorsque nous considérons la composition centralisée qui place,
de manière inhabituelle, la figure mongole au centre du tableau (fig. 12).
Ce tableau a été réalisé dans le deuxième tiers du XIVe siècle à Naples, et est
aujourd’hui exposé dans la salle des Primitifs italiens du Musée du Louvre. Il fit partie de
la collection du Marquis Giampietto Campana de Rome (1808-1880), puis entra dans la
collection du Musée Napoléon III à Paris en 1862, et est finalement conservé dans le
département des peintures du Musée du Louvre depuis 1863. Encore aujourd’hui,
l’auteur et le commanditaire du tableau restent inconnus. Selon les notices du Louvre, le
peintre est probablement un disciple napolitain de Giotto477.
La partie supérieure du tableau a été gravement endomagée, et nous ne voyons plus
Jésus ni le mauvais larron. Selon le rapport de restauration478, on conserve la trace de
petits clous sur les deux côtés du panneau qui permettaient de fixer des planches. Ceci
montre que ce panneau est probablement la partie centrale d’un triptyque ou d’un
polyptyque.
La composition du tableau se divise en trois parties. Dans la partie supérieure se
trouve Jésus avec les deux larrons sur un fond d’or, entourés par une foule de spectateurs :
la Vierge en douleur tenue par saint Jean et les saintes Femmes se situent au centre,
constituant subtilement une forme de losange. La partie inférieure est également remplie
par une foule de spectateurs, parmi eux nous voyons un centurion qui pointe du doigt
Jésus crucifié.

Entre la partie supérieure et la partie inférieure, il est étonnant de voir, au centre du


tableau, un Mongol entouré par trois soldats, se partageant la tunique de Jésus,
représentés visiblement sur une estrade rocheuse. Ce Mongol porte un chapeau
tronconique aux trois bords à revers, décoré de plumes au sommet. Il porte un manteau
drapé sur une épaule et une robe typiquement mongole croisée sur le devant et serrée à
la taille par une ceinture. Son visage porte également les caractères mongols : face large,
yeux bridés et cheveux bouclés pendant dans le dos (fig. 13). Il est assis les jambes croisées
et repliées sur un tapis rouge et tient ses mains devant la poitrine, poings serrés,
probablement pour faire la courte-paille, sur ses genoux s’étale la tunique de Jésus. Les
autres soldats l’entourent, l’un d’eux tend sa main pour tirer au sort. Cette scène nous
montre un moment décisif : le tirage au sort pour se partager la tunique de Jésus.

477
Dominique Thiébaut ed., Giotto e compagnie, sous la direction de Dominique Thiébaud, Paris : Musée du Louvre,
2013, pp. 194-198.
478
J. Amoore, compte-rendu de la restauration, M.I.358.
2.1 Le montage du double focus

Dans la scène de la Crucifixion, deux phénomènes singuliers méritent de retenir


l’attention. Le premier est que la figure mongole se trouve au croisement des deux
diagonales du tableau, elle occupe une position centrale qui devient ainsi un focus visuel
pour les spectateurs devant le tableau.
Cet effet de concentration est renforcé par la représentation du regard des
spectateurs qui est divisée en deux groupes par l’estrade rocheuse : la foule sous l’estrade
rocheuse regarde Jésus crucifié ; la foule autour de l’estrade semble être attirée par la
scène du partage des soldats, parmi lesquels quelques fantassins à cheval se tournent et
regardent les soldats. Par ailleurs, le peintre introduit des enfants spectateurs dans la
scène, ce qui est une invention subtile du peintre puisque, d’une part, leur présence
signale un chemin vers la croix du Christ, comme la belle interprétation du catalogue du
Louvre le souligne « les registres horizontaux bien distincts, mais poétiquement reliés
entre eux par des couples d’enfants, s’étageaient du haut vers le bas »479 ; d’autre part,
leur regard curieux nous conduit vers deux focus dans l’espace de la Crucifixion : un
couple d’enfants en robe blanche caché dans la foule des spectateurs au pied de la croix
et un couple d’enfants en marge en bas à gauche, regardent et tendent leurs doigts vers
Jésus sur la croix, focus principal du tableau, ce dernier reprend le motif de la Crucifixion
de Giotto en 1315 où deux enfants en marge en bas à gauche regardent la Vierge
évanouie480. En même temps, le peintre représente deux couples d’enfants qui se situent
de chaque côté des soldats. Ils regardent et indiquent la scène du partage de la tunique.
Ce jeu du regard construit le second focus qui trouble, ou même arrache, les regards de la
scène sacrée qu’est la Crucifixion du Christ.
Le second est le fait que le peintre considère un axe central, constitué par Jésus sur
la croix et la Vierge en deuil. Il est étonnant de voir que la figure mongole est précisément

479
Giotto e Compagne…, op. cit., p. 196.
480
L’enfant-spectateur apparaît également dans la chapelle des Espagnols de l’église Santa Maria Novella, dont nous
avons parlée dans le Chapitre IV, et joue un rôle intermédiaire entre les différentes parties des fresques.
dans cet axe de la divinité. Cette composition étant rare dans les Crucifixions
contemporaines, cela accentue la singularité de la présence de la figure mongole, qui a
l’air de s’intégrer, d’une manière inattendue, à cette incroyable image trinitaire. Ce
sentiment est renforcé par son visage de face et sa position, assis face aux spectateurs.
Dans la scène, cet effet de frontalité n’apparaît que dans la représentation de Jésus sur la
croix, il contraste avec les spectateurs, vus de dos. Tout ceci nous amène à considérer la
figure mongole comme un deuxième focus par rapport à Jésus.

2.2 Au pied de la croix

Situés sur l’estrade centrale du tableau, les soldats se partagent la tunique de Jésus
au pied de la croix. C’est le lieu de la grâce, inondé par le sang qui coule des plaies de
Jésus et porte la divinité481. Le sang toujours « vivant » du Christ de la Salvation dans la
Crucifixion482, recueilli par les anges dans le calice, transmet le sens théologique qui va
purifier les péchés des hommes483. De ce fait, la puissance de rédemption du sang du Fils,
transforme cette estrade rocheuse en lieu sacré484. Dans les Crucifixions médiévales, nous
voyons souvent la représentation d’un écoulement de sang : le sang de Jésus coule le long
de la croix jusqu'au sol et s’y infiltre, comme les racines d’un arbre qui ferait revivre le
corps du Christ.

Qui se trouve au pied de la croix ? Dans les Crucifixions de l’art chrétien primitif, cette
place sacrée a été quelquefois laissée aux adorateurs qui se mettent à genoux devant la
croix en adorant et en contemplant Jésus crucifié. Nous pouvons citer une mise en abyme
de cette scène dans la Crucifixion dessinée sur une ampoule, rapportée par des pèlerins

481
Paul Thoby, Le crucifix : des Origines au Concile de Trente, Nantes : Bellanger, 1939, p. 82.
482
Caroline Walker Bynum, Wonderful Blood : Theology and Practice in Late Medieval Northern Germany and Beyond,
University of Pennsylvania Press, 2007, p. 169.
483
Jacques de Landsberg, L'art…, op. cit., p. 34.
484 e e
Christiane Klapisch-Zuber, Le Voleur de Paradis : le Bon Larron dans l’Art et La société (XIV -XVI siècles), Paris : Alma,
2015, pp. 198-.207.
de la terre sainte pour contenir les huiles sanctifiées (fig. 138 )485, qui présentent deux
adorateurs nous rappelant efficacement l’usage de l’objet : revenir au Golgotha, le lieu
sacré où Jésus a été exécuté, et y recevoir la grâce de Dieu, l’huile sainte.

Depuis le XIe siècle, le personnage qui apparaît le plus souvent au pied de la croix est
Marie Madeleine. Le premier exemple est probablement la Crucifixion figurant dans une
miniature réalisée entre 1030 et 1050 (fig. 139). Dans ce tableau, la Vierge Marie tient
son manteau bleu et essaie d’essuyer ou de « recueillir » doucement, dans une certaine
mesure, le sang de Jésus. Dans la partie basse du tableau, Marie Madeleine, de petite
taille, agenouillée, étreint la base de la croix 486 . Le personnage de Marie Madeleine
e
apparaît plus fréquemment dans les Crucifixions du XIV siècle. Accompagnant une

représentation intensive du sang de Jésus, elle est vêtue d’une robe rouge, couleur du
sang, assise au pied de la croix, pleure amèrement la Passion de Jésus. Dans certains cas,
les mains de Marie Madeleine touchent les pieds de Jésus et le sang des plaies de Jésus
coule sur ses bras (fig. 140).

Un autre personnage fréquemment représenté au pied de la croix est saint François


d’Assise. Dans un Crucifix de l’église de San Francesco à Arezzo, par exemple, saint
François, de petite taille, tient dans ses mains un pied de Jésus et le garde contre sa joue.
Il baise la plaie de Jésus qui verse des ruisseaux de sang. Un détail touchant montre que
le saint place son pied stigmatisé sur la roche qui se situe justement en dessous du pied
de Jésus crucifié, dont le sang coule lourdement le long du fond noir de la croix et
dégouline sur le pied et la plaie du saint. La fusion du sang entre saint François et Jésus
487
traduit une transmission « mystique » de la grâce du Christ à saint François fig. 141 .

Il est nécessaire de remarquer que les personnages au pied de la croix sont souvent
des saints ou des fidèles, ils se penchent fiévreusement sur le corps divin et touchent le

485
Marie-Christine Sepiere, L’image d’un Dieu Souffrant : Aux origines du crucifix, Paris : Les Editions du Cerf, 1994,
pp. 89-90.
486
Alfredo Tradigo, L’Uomo Della Croce, Una storia per immagini, introduzione di Gianfranco Ravasi, San Paolo, 2013,
p. 222.
487
Ibid., p. 224
sang sacré pour recevoir la grâce. En revanche, les soldats qui se trouvent au pied de la
croix, lieu réservé aux croyants, tournent le dos et ignorent totalement le sacrifice de
Jésus, absorbés dans leur propre affaire blasphématoire. Cette indifférence et négligence,
comme un contre-exemple par rapport à sainte Marie Madeleine et à saint François, nous
conduisent à poser des questions : quelle est la légitimité de la scène blasphématoire
placée dans une position si centrale et si sacrée ? Pourquoi le peintre y représente-t-il une
figure mongole ?

2.3 Le motif du roi

Il est intéressant de remarquer que la figure mongole n’est pas représentée comme
un soldat, son costume et son geste semblent le distinguer des autres soldats romains :
ce mongol, représenté de face, est assis en tailleur sur un tapis et se drape d’un manteau
sur une épaule. En effet, le fait d’être assis en tailleur sur le trône ou sur le tapis, entourée
par ses proches est une posture typique dans la tradition de l’Asie centrale pour
représenter le prince ou le roi.

Comme nous avons vu au chapitre II, la représentation du roi mongol apparaît


également dans une miniature d’un manuscrit contemporain, le Codex Cocharelli, réalisé
entre les années 1330 et 1340 par le Maître du Codex Cocharelli à Gênes (fig. 24). Elle
représente le Péché de Gourmandise à travers une scène de banquet mongol, dans
laquelle un roi mongol est assis les jambes croisées et repliées sur un grand tapis, entouré
par des serviteurs orientaux. Les deux représentations du roi mongol dans l’art italien au
XIVe siècle s’inspirent sans doute d’une source orientale commune : le Shâh Nâmeh
Demotte (aussi appelé Livre des rois du Grand Mongol), un manuscrit fabriqué sous le
règne de l’Il-khans de Perse au cours des années 1300, dans lequel nous voyons dans un
grand nombre de scènes le roi, représenté de face, vêtu d’un costume mongol, assis en
tailleur sur un trône (fig. 40). Plus tard, dans les cartes fabriquées entre les XIVe et XVe
siècle, par exemple l’Atlas catalan daté de 1375 et la carte génoise datée de 1457, nous
retrouvons le motif du roi oriental, représenté de manière similaire : ils sont assis en
tailleur, de face, sur un coussin ou sur un tapis (fig. 142).

La ville de Naples est un foyer de motifs orientaux ce qui explique probablement


l’apparition du motif du roi mongol. Le royaume de Sicile était une région multiculturelle,
considérée comme un port important pour les activités économiques et politiques dans
e
la région méditerranéenne. Au XIV siècle, selon G.M. Monti, la ville Naples, comme

Gênes, jouait un rôle important dans la relation entre l’Europe et l’Orient, notamment l’Il-
khans de Perse. Entre les années 1260 et 1270, Les dirigeants de Sicile, de l'Il-khans et du
Royaume de Naples ont mirent au point une stratégie miliataire et politique en
Méditerrannée orientale. En 1266, par exemple, Arnaldo Marinario, un marchand qui
faisait des affaires dans les environs de Trébizonde, à côté des terres de l'Il-khans, fut
envoyé au roi de Sicile, Carlos Ier, pour établir de l’allience avec l'Il-khans. Entre 1274 et
1275, en tant que représentants d'Il-khans Abaqa, deux soldats d’origine géorgienne et
probablement chrétiens, Giovanni et Giacomo Vassalli, arrivèrent à Naples via Tabriz pour
renouveler la collaboration militaire contre les musulmans à Acre488.
Par ailleurs, la ville de Naples est, d’une part, une porte d’entrée pour les
ambassadeurs mongols envoyés par les khans mongols vers la cour du pape ; d’autre part,
c’est la ville d’attente pour les missionnaires en partance vers l’Orient, qui fait la liaison
entre Avignon, lieu de la papauté et l’Orient, comme l’indique Jean de Marignol dans son
récit du voyage :

« Nous sommes partis d'Avignon au mois de décembre, venus à Naples au début du


Carême, et nous arrêtâmes là jusqu'à Pâques (qui tombait à fin mars), attendant un
bateau de Gênes, qui devait venir avec les émissaires Tartares que le Kaan avait envoyés
de sa grande ville de Cambalec vers le Pape, pour lui demander d'envoyer une

488
G.M. Monti, Da Carlo I a Roberto d'angio, Ricerche documenti : I tre primi Sovrani Angioni et i Tartari, citee dans
Roxann Prazniak, « Siena on… », op. cit., pp. 183-184 ; voir aussi Roxann Prazniak, « Siena on the Silk Roads : Ambrogio
Lorenzetti and the Mongol Global Century, 1250–1350 », dans Journal of World History, Volume 21, Number 2, June
2010, pp. 183-184.
ambassade à sa cour, afin d’établir des relations et conclure un traité d'alliance entre
lui et les chrétiens. »489

En ce sens, Naples et Gênes, dont nous venons de parler dans le Chapitre IV,
entretiennent une relation priviligiée avec l’Orient dans la vie commerciale et politique,
tout ceci offre une possibilité pour la circulation du motif du « roi mongol » entre l’Orient
et l’Europe. Cependant, le choix du motif nous mène à poser une autre question :
pourquoi le Mongol a-t-il été représenté comme un roi dans la scène du partage de la
tunique de Jésus ?

III. Montrer ou déchirer : la représentation du partage

Pour répondre aux questions que nous soulevons plus haut, il faudrait revenir au
thème de la Crucifixion dans la tradition picturale. Concernant les représentations du
partage de la tunique de Jésus, il existe deux formules différentes au XIVe siècle : la
première formule place les soldats au pied de la croix, autrement dit dans l’axe central du
tableau, comme nous venons de le voir dans la Crucifixion de Naples ; la seconde formule,
inventée probablement par Giotto, respecte un principe de symétrie qui divise la scène
en deux parties symétriques, les soldats étant peints dans la partie droite du tableau. Le
changement de place des soldats dans la composition construit, dans une certaine mesure,
des rôles différents pour les soldats de la scène du partage.

3.1. L’ancienne formule

Depuis longtemps, les historiens de l’art considèrent que la Crucifixion de Naples a


subi l’influence de Giotto pendant son séjour à Naples entre 1328 et 1333, ce qui se

489
Jean de Marignolli, Chronique de Bohême, dans Henry Yule and Henri Cordier, eds., Cathay and the Way Thither :
Being a Collection of Medieval Notices of China (1865 ; repr., London : Hakluyt Society, 1915), Œuvre numérisée et
traduite de l'Anglais par Marc Szwajcer : http://remacle.org/bloodwolf/historiens/jeanma/boheme.htm#_ftn1
remarque surtout par son « style élégant et raffiné transparaissant des inflexions
gothiques »490. Pourtant, par rapport à la composition symétrique de Giotto, dont nous
allons parler, la Crucifixion de Naples montre plutôt une composition centralisée,
rarement vue dans les Crucifixions de cette époque.

En effet, la composition de la Crucifixion de Naples s’inspire d’une ancienne formule


qui place les soldats dans le prolongement de l’axe central de Jésus crucifié, au pied de la
croix. Cette composition est née dans les premières Crucifixions orientales491. C’est le cas
par exemple, dans les Évangiles de Rabula, ouvrage réalisé par le moine syrien Rabula
dans le monastère Saint-Jean de Zagba au VIe siècle et conservé à la bibliothèque
Laurentienne de Florence (fig. 143)492. Cette miniature est composée de deux images493 :
une Crucifixion dans la partie haute et une Résurrection dans la partie basse. Dans la
Crucifixion, par rapport à la symétrie hétérogène vue chez Giotto, la composition respecte
un principe de symétrie à la fois formel et significatif : Jésus sur la croix se trouve au centre
du tableau, portant un vêtement royal pourpre, représenté comme l’axe central. Dans le
ciel se trouvent un soleil à sa droite et une lune à sa gauche ; le porte-lance et le porte-
éponge se situent respectivement des deux côtés de Jésus, puis la Vierge Marie et saint
Jean dans la partie gauche regardent vers le Christ, leur regard fait écho aux saintes
Femmes dans la partie droite. Cette symétrie se base sur l’attention et sur le regard des
« spectateurs » autour de la croix où Jésus devient le focus attirant les yeux des fidèles.

Cependant, l’intensité du regard semble être rompue par la représentation des trois
soldats dans la partie basse du tableau. Trois hommes sont assis en tailleur et jouent au
jeu de la mora pour se partager la tunique de Jésus. Ils sont représentés précisément au
pied de la croix, constituant un prolongement de l’axe de Jésus. Ces trois soldats
fonctionnent doublement dans la scène. D’une part, ils deviennent les seuls personnages

490
Giotto e Compagne, op. cit., p. 196.
491
Jacques de Landsberg, L'art en croix : le thème de la crucifixion dans l'histoire de l'art, La Renaissance du Livre, 2001,
pp. 51-52.
492
B. Botte, « Notes sur l'Évangéliaire de Rabbula », dans Revue des Sciences Religieuses, Vol.36, No.3, 1962, pp. 13-
26.
493
Paul Thoby, Le crucifix : des Origines au Concile de Trente, Nantes : Bellanger, 1939, pp. 24-25.
« aveugles » à la divinité : au lieu de regarder Jésus, ils lui tournent le dos, indifférents au
sacrifice et à la grâce du Christ, uniquement occupés à leur propre affaire. D’autre part,
ils sont placés dans une position évidente dans le tableau et sont exposés tout à fait en
face des spectateurs, une disposition incroyable qui nous rappelle Jésus exposant son
corps, son sang et ses plaies aux fidèles sur la croix. Pourquoi un épisode marginal de la
Bible a-t-il été représenté au centre et au premier plan ? Comment comprendre cette
présence des soldats, si importante mais si anormale ? A notre sens, elle touche à
l’interprétation du sujet de la tunique de Jésus, tenue entre les mains des soldats, qui est
une clef du récit selon les exégèses de l’Evangile de Jean.

Selon l’interprétation d’André Charbonneau sur l’Evangile de Jean, la Passion de


Jésus n’est pas seulement le moment du sacrifice et de la souffrance, mais elle implique
le moment de l’élévation, de la glorification et le moment de la réunion entre le Fils et le
Père. De ce fait, la croix devient un lieu d’attraction du regard des disciples : « une fois
élevé de terre, j’attirerai tous les hommes à moi » (Jean, 12 :32) 494 . En ce sens, la
Crucifixion constitue un évènement de l’ « intronisation royale de Jésus» et l’épisode du
partage de la tunique de Jésus participe, dans une certaine mesure, au processus
d’intronisation de Jésus495. Les actions et les paroles des soldats : « Ils se partagent mes
vêtements, Ils tirent au sort ma tunique », avaient été prévues dans le Psaume et ont été
enregistrées dans les Evangiles, tout ceci leur donne un sens important et mystérieux496.
Ces paroles mystérieuses sont considérées ainsi comme des paroles prophétiques qui ne
désignent pas seulement un temps actuel, mais aussi un temps à venir.

A ce moment-là, d’après André Charbonneau, la tunique partagée par les soldats


devient un butin puissant, un « vêtement royal du roi Jésus » qui manifeste la grâce de
Dieu, un héritage réservé aux mondes497. Cette tunique de Jésus « sans couture » a une
profonde signification théologique dans la tradition chrétienne, elle est considérée

494
André Charbonneau, S.J, « Voilà ce que firent les soldats »,
http://liaison.lemoyne.edu/Voilà%20ce%20que%20firent%20les%20soldats.htm
495
Ibid.
496
Ibid.
497
Ibid.
comme le vêtement le plus proche du corps de Jésus, et ainsi est souvent associée au
corps de Jésus resté « intacte » dans la Crucifixion. Ce second corps du Christ prévoit sa
Résurrection « trois jours après » en manifestant sa victoire sur la mort498.
Par ailleurs, le moment de la mort de Jésus est aussi le moment de la naissance de
l’Église. L’Église, la nouvelle Ève, est née comme Ève du flanc droit de la blessure du
nouvel Adam, le Christ499. Selon l’interprétation de saint Cyprien500, évêque et martyr du
IIIe siècle, sur la communion de l’Eglise, la tunique « non-déchirée » porte une
signification sur l’unité de notre Eglise qui « ne fut point partagée » et qui doit être
« intégralement » accueillie comme le don de Dieu le Père501 :

« Ce sacrement de l'unité, ce lien d'une concorde indissolublement cohérente, nous


est représenté dans l'Évangile par cette tunique de notre Seigneur Jésus Christ, laquelle
n'est point divisée ni déchirée, mais qui, tirée au sort pour savoir qui revêtirait le Christ,
arrive intacte (au gagnant) qui en devient le maître, sans qu'elle ait été abîmée ni
découpée. " Quant à sa tunique, dit l'Écriture divine, comme elle était sans couture,
d'un seul tissu depuis le haut jusqu'en bas, ils se dirent entre eux : 'Ne la déchirons pas ;
tirons plutôt au sort à qui elle sera' ” (Jean 19,23-24). Ce vêtement figurait l'unité qui
venait d'en haut, c'est-à-dire du ciel et du Père, et qui ne pouvait être déchirée par
celui qui la recevait et en devenait le maître : il l'obtenait toute entière, une fois pour
toute, intégralement, dans sa contexture solide pour ne plus s'en séparer. Celui-là ne
peut posséder le vêtement du Christ qui partage et divise l'Église du Christ. »502

En ce sens, c’est la tunique « sans couture, tissée tout d’une pièce de haut en bas »
qui devient la clef du récit biblique et le centre de l’attention dans la scène de la

498
Carlo Maria Martini, Le sérieux de la foi : Croire selon saint Jean, Traduit de l’italien par Gabriel Ispérian, Editions
Saint-Augustin, 2004, pp. 55-60.
499 e
Emile Mâle, L'art religieux du XIII siècle en France : étude sur l'iconographie du Moyen Âge et sur ses sources
d'inspiration, Paris, Libr. A. Colin, 1923, p. 247.
500
Saint Cyprien, dans Les Pères de l’Eglise, traduit en français et publié par M. DE. Genoude, Tom. 5, Paris : Librairie de
Sapia, 1842, pp. 378-397.
501
Charles-Gaspar de La Feuille, Théologie du Cœur et de l'Esprit, par le R. P. C.-G. de La Feuille, tome premier : du
symbole, Neuvième Edition, Nancy : chez Jean.Bapt. Cusson, Imprimeur-Libraire de S.A.R., 1724, pp. 309-310 ; voir aussi
Angela de Foligni, traduites de l'original latin en français, La Théologie de la Croix de Jésus-Christ, ou les Œuvres et la Vie
de la Bienheureuse, Cologne : Chez Jean de la Pierre, 1696, p. 408.
502
Saint Cyprien…op. cit, p. 383.
Crucifixion, et qui introduit les deux actions cruciales du récit : « ne la déchirons pas » et
« tirent au sort », afin de préserver l’unité de la tunique et se soumettre à la volonté de
Dieu. Dans une certaine mesure, nous ne voyons pas seulement un moment de partage,
mais un moment d’exaltation de la tunique, le deuxième corps du Christ.

Tout ceci nous permet de mieux comprendre la formule de la Crucifixion dans les
Évangiles de Rabula. La tunique de Jésus, considérée comme l’héritage du Christ, est
tenue honorablement par les soldats au pied de la croix, un lieu pour recevoir le sang et
la grâce de Jésus. Située au premier plan, cette tunique pourpre de Jésus, qui cache
partiellement les corps des soldats, est visiblement représentée et exposée devant les
spectateurs. Cette tunique, qui implique le moment de la survivance et qui introduit le
moment de la Résurrection, est représentée comme la continuation du sang du Christ
dans la partie inférieure de la miniature.

L’axe central dans la Crucifixion de la partie inférieure de la miniature continue à


travers la Résurrection. Situé au centre du tableau, le tombeau est représenté comme un
temple hellénistique avec une porte à demi ouverte503. En suivant cet axe vertical, nous
voyons d’abord le corps du Christ sur la croix, puis la tunique, son deuxième corps, enfin
son corps ressuscité devant le tombeau vide, transformé en éclats de lumière d’or. Les
trois soldats au pied du tombeau sont terrassés par la lumière miraculeuse qui jaillit
devant leurs yeux. La tunique fonctionne ainsi comme un passage entre le corps crucifié
et le corps ressuscité. En même temps, il est intéressant de voir que les trois soldats se
partageant la tunique du Christ font écho aux trois soldats gardant le tombeau du Christ.
Ils semblent partager et « accueillir » le « corps » glorieux du Christ et deviennent ensuite
témoins de sa Résurrection. En ce sens, c’est également un lieu réservé aux premiers
témoins, les païens, qui attendent pour se convertir et sont stupéfaits par la lumière de
la divinité annonçant la Résurrection du Christ.

Nous voyons souvent la composition centralisée qui place des soldats au pied de la

503
K. Weitzmann, « Loca Sancta and the Representational Arts of Palestine », dans Dumbarton Oaks Papers, 28, 1974,
p. 31-55.
croix dans les anciennes icônes orientales. Par exemple, dans la Crucifixion peinte sur bois,
e
conservée à Sainte Catherine du Mont Sinaï (fig. 144), datée du VIII siècle, les trois soldats
romains sont assis au pied de la croix, représentés de petite taille. La tunique couvre leurs
genoux et tombe jusqu'à leurs pieds.

Une autre Crucifixion réalisée à la fin du IXe-début du Xe siècle à Angers, s’inspire


également de cette ancienne tradition et sur cette base, le peintre développe une
nouvelle formule (fig. 145). Les deux pages côte à côte représentent des scènes
successives : la Crucifixion et la Mise au tombeau. La scène de la Crucifixion est divisée en
deux parties, Jésus sur la croix dans la partie supérieure, la Vierge et le porte-lance sur
son côté droit, et saint Jean et porte-éponge sur son côté gauche ; dans la partie inférieure
se placent les deux larrons, et situés de chaque côté, deux exécuteurs. Entre les deux
parties est peinte la tunique de Jésus qui est tenue par deux soldats sur ses deux côtés.
Ceci introduit un effet de symétrie dans la composition centralisée. Il est intéressant de
remarquer une nouvelle représentation de la tunique, mince et longue, allongée entre les
mains des soldats ; elle fait miroir avec le corps du Christ, tendu et raide, porté par
Nicodème et Joseph, dans une position parallèle de la scène de la Mise au tombeau,
déployée de manière symétrique sur l’autre page.

Au début du XIVe siècle, nous retrouvons cette composition verticale et centralisée


dans la Crucifixion de Duccio, conservée à la Cathédrale di San Cerbone à Massa Marittima
(fig. 31). Elle est probablement un modèle pour notre Crucifixion de Naples. Même si
certaines parties du tableau ont été gravement endommagées, nous voyons quatre
soldats situés sur une estrade rocheuse au pied de la croix au premier plan, deux d’entre
eux sont probablement des orientaux : un soldat au milieu porte un chapeau exotique
avec quatre bords à revers et une robe, fabriqués en Panno Tartarico ; l’autre à gauche
porte un chapeau pointu504. La luminosité sublime de la matière du tissu mongol et de la
tunique du Christ les rend plus visibles, comme de vrais objets, qui attirent le regard et

Le Panno Tartarico est un tissu tartare décoré de broderies de soie dorée ou argentée, comme nous avons vu au
chapitre II, p. 67.
donnent une sensation de toucher. Par la suite, les peintres italiens empruntèrent
rarement ce type de composition. Nous ne la trouvons que dans quelques œuvres comme
la Crucifixion vénitienne de Buonamico Buffalmacco et la Crucifixion conservée à l’église
San Salvatore (campi) à Norcia (fig. 146). Cette dernière est proche de notre Crucifixion,
avec des soldats très voyants au pied de la croix qui composent une forme triangulaire.
Au milieu des soldats, une figure orientale porte un chapeau pointu et un manteau sur les
épaules. Son visage a été totalement détruit. Il tient des dés dans sa main droite, et appuie
son autre main sur l’épaule du soldat situé à sa gauche.
A travers ces exemples, il est intéressant de remarquer que dans les premières
Crucifixions orientales, la représentation de l’action des soldats est assez limitée. Les
peintres préférèrent ne pas représenter le partage en détail, en revanche, ils montrent la
tunique de Jésus. La tunique, clef du récit, est toujours bien présentée et exposée sur les
genoux des soldats dans la marge de la scène, un endroit plus proche du regard des
spectateurs. La composition centralisée et verticale conduit efficacement leur regard le
long de la croix, de haut en bas, du Christ crucifié à sa tunique tenue par les soldats. A
notre sens, c’est une composition qui tente de faire valoir la « tunique sans couture » de
Jésus. En ce sens, les soldats fonctionnent doublement dans la scène : d’une part, ils tirent
au sort pour partager la tunique de Jésus dans une dimension narrative ; d’autre part, ils
accueillent la tunique, « le deuxième corps du Christ » et ils l’exposent et la montrent aux
fidèles devant le tableau. Le sens théologique de la tunique semble la faire « sortir » de
la narration biblique, elle n’est pas seulement un objet peint, mais elle fonctionne comme
un objet de culte, une relique, c’est-à-dire, la tunique sans couture de Jésus. Cette tunique,
comme le voile véronique, devient un support de la grâce de Dieu qui porte une
figurabilité puissante et divine. Dans ce contexte, le rôle péjoratif des soldats est
fortement minimisé, ils deviennent « présentateurs » dans une certaine mesure et nous
font voir l’héritage et la grâce du Christ.

3.2 Le changement de formule


L’espace sacré de la tunique de Jésus dans l’ancienne formule a été modifié pour la
première fois par Giotto qui a changé la composition des Crucifixions primitives, ainsi que
la façon de présenter la tunique de Jésus. Cette nouvelle formule de Giotto devient
e
populaire par la suite dans les Crucifixions du XIV siècle.

Dans la Crucifixion de l’église de l’Aréna à Padoue, réalisée par Giotto vers 1306, Jésus
en croix devient la figure centrale dans le tableau, et autour de lui, la scène se divise en
deux parties symétriques (fig. 147). Cette division formelle devient une séparation
significative qui a une fonction narrative. Elle montre efficacement une opposition entre
deux groupes de personnages autour de Jésus : sur le côté droit de Jésus, la Vierge en
douleur est soutenue par saint Jean et les saintes Femmes. De leur côté, sainte Marie
Madeleine, représentée de profil, s’agenouille au pied de la croix, elle pleure le sacrifice
de Jésus et passe sa main sur la plaie du pied gauche de Jésus. À l’opposé, cette
atmosphère douloureuse et sérieuse est troublée par la foule remplie de bruit et de fureur
sur le côté gauche de Jésus. Pour renfoncer le contraste dramatique, Giotto a choisi de
représenter un moment crucial : au premier plan, les trois soldats se disputent la tunique
de Jésus, l’un tient un couteau pour couper la tunique, les autres essaient de l’arrêter505.
La division intelligente de Giotto fait sans doute allusion à la séparation divine du
Jugement dernier : le deuil et le blasphème, la douleur et la violence, l’ordre et le désordre,
les élus et les damnés qui nous font voir une symétrie contrastée et hétérogène. En ce
sens, les soldats, placés dans la partie péjorative, font un écho aux damnés de l’enfer.

Comme nous l’avons montré précédemment, Giotto représente un moment


dramatique pour construire une image de conflit : un moment avant que le soldat ne
coupe la tunique « sans couture ». Les soldats serrent la tunique de Jésus, le premier
soldat lance un couteau et se prépare à couper la tunique ; le second soldat hurle contre
lui et essaye de lui prendre le couteau ; le troisième soldat l’attrape par le poignet pour

Un détail intéressant peut-être accentue le rythme et le mouvement dans la composition : le manteau rouge de
Marie Madeleine qui glisse de ses épaules sur la terre dans la partie gauche fait un contraste avec celui de Jésus
suspendu glorieusement dans la partie droite, comme une manifestation d’un « corps » affaibli et mort et d’un « corps »
ressuscité et glorifié.
l’arrêter. A ce moment-là, il est étonnant de voir que la configuration de la tunique de
Jésus correspond, d’une manière touchante, au corps de Jésus crucifié sur la croix. Les
soldats tiennent la tunique tendue par les manches, laissant subtilement apparaître
l’ouverture béante du col vers le sol, tout comme le corps de Jésus les bras ouverts, faible
et fatigué, sa tête retombant sur l’épaule.

Le déplacement de la représentation de la tunique fait écho au changement dans la


e
représentation du corps de Jésus dans le thème de la Crucifixion. Au XIV siècle, le Christ

triomphant, représenté comme vainqueur et héros, se transforme en Christ en douleur.


Son corps sans tache se transforme en corps sanglant, torturé et douloureux 506 .
Accompagnant la transformation du corps du Christ, l’image glorifiée de la tunique est
remplacée par l’image en souffrance, elle n’est plus représentée comme un corps
triomphal, bien exposée sur les genoux des soldats, mais est tirée, déchirée et tourmentée
par des soldats romains (fig. 148).

L’invention de Giotto a eu une grande influence sur les peintres italiens. La


e
représentation de la violence du partage atteint surtout son apogée au XV siècle (fig.149-

150). Les peintres accentuent le conflit et l’effet blasphématoire dans la scène du partage,
ils l’ont souvent placée dans une grande scène trouble, remplie par la foule-spectatrice,
dans laquelle le partage des soldats montre le moment le plus violent attirant l’attention
des spectateurs. Par exemple, dans la Crucifixion de Fantini Guglielmetto, réalisée dans le
Battistero della Collegiata en 1435, la scène est bouleversée par des mouvements et des
bruits : le cri de sainte Marie Madeleine devient visible par sa bouche ouverte ; le
déploiement des tambours, joué par un personnage dans la marge droite du tableau. Le
Christ est représenté dans la partie supérieure de la fresque, une position très éloignée
de nous. À ses pieds devant nos yeux, deux groupes de personnages sont représentés de
grande taille : à gauche, la Vierge est évanouie dans les bras des saintes Femmes ; à droite,
trois soldats se battent pour la tunique de Jésus. Plongée dans le chaos, la tunique est

506
Sur la représentation de la Crucifixion, voir Marie-Christine Sepiere, L’image…, op. cit., p. 137 ; voir aussi Jacques de
Landsberg, L’art en croix…, op. cit., p.73.
arrachée, chiffonnée, même foulée aux pieds par les soldats romains qui se lancent
complètement dans le combat. Tout ceci provoque un contraste, d’une manière plus forte
que chez Giotto, entre la scène de deuil et la scène du combat. De plus, le peintre
juxtapose la tunique piétinée par les soldats et le corps de la Vierge, raide comme la mort
qui semble souffrir la douleur de son fils. Ainsi, une image caricaturée et péjorative des
soldats païens se construit : ils portent des tenues négligées et ont des visages féroces et
laids. Un homme en turban, qui tire son couteau pour couper la tunique, a une apparence
e
turque, le plus grand ennemi des chrétiens au XIV siècle.

De ce fait, nous voyons deux types de représentation du partage qui accompagnent


deux façons différentes de représenter la tunique de Jésus. Le premier type, apparu dans
les Crucifixions primitives, se focalise sur la divinité et la glorification de la tunique de
Jésus. Les soldats sont présentés dans une position centrale pour mieux montrer et
exposer la tunique divine qui annonce le triomphe et la Résurrection du Christ. Le second
type est une invention de Giotto qui devint populaire dans les peintures du XIVe siècle.
Giotto visualise et renforce le conflit de la narration biblique à travers une composition
symétrique qui met en contraste la déploration et la violence. Ceci transforme les soldats
en acteurs de la violence et transforme ainsi la tunique en victime, elle subit l’agression
et le tourment des soldats-partageants, comme le Christ flagellé et crucifié par les soldats-
exécuteurs.

En bref, par rapport à la composition symétrique de Giotto qui crée un espace


« contre-modèle » à l’espace de la Vierge, les anciennes compositions conduisaient plus
efficacement notre regard de l’espace du Christ à l’espace de la tunique en dessous de la
croix, un double corps qui attend le troisième jour pour ressusciter. Il est nécessaire de
remarquer que la Crucifixion de Naples a repris l’ancienne formule de la Crucifixion. Nous
y voyons les soldats dans l’axe central de la composition. Par rapport à la version
giottesque qui représente un conflit violent et dramatique construisant l’image péjorative
des soldats, notre Crucifixion de Naples montre un moment tranquille : la tunique reste
intacte et bien exposée sur les genoux du Mongol pour manifester la divinité du Christ.
3.3 L’intrusion du Mongol

Même si la Crucifixion de Naples adopte la composition des Crucifixions primitives,


le peintre fait des changements radicaux : d’abord, les soldats ne sont pas représentés de
petite taille et ils se trouvent dans l’axe qui traverse successivement le Christ et la Vierge.
Ceci renforce leur visibilité en montrant une urgence à être vus. De plus, parmi les soldats,
il ajoute une figure mongole dont la représentation complexifie la scène : avant l’ajout de
la figure du Mongol, il n’y a pas de distinction avec les soldats représentés dans les
anciennes Crucifiions. Dans certains cas, comme la Crucifixion d’Angers et la mosaïque de
la Crucifixion dans la Basilica di Santa Marco, les soldats sont représentés par deux, de
façon identique et symétrique. Cependant, la Crucifixion de Naples nous montre une
centralisation de la figure mongole qui s’inscrit fortement dans l’axe vertical de la scène.

Bien que la figure mongole soit une nouvelle invention dans le thème de la
Crucifixion, le peintre lui donne, d’une manière inattendue, un rôle particulier et central.
Ce rôle central de la figure mongole dans la scène du partage de la tunique de Jésus
s’incarne précisément en trois points : le premier est la position. Elle occupe non
seulement une position centrale parmi les soldats, mais elle est aussi le focus central du
tableau comme nous avons montré plus haut. Le deuxième est l’apparence. La frontalité
de son visage, l’attitude digne et surtout le tapis rouge brodé au fil d’or, signe de pouvoir
dans la société iranienne, lui confèrent un statut supérieur aux soldats romains 507 . Le
troisième point est l’action. Le Mongol exécute l’action cruciale de la narration et devient
le « décideur » parmi les partageants : il tient la coute paille dans ses mains et la tunique
de Jésus est posée sur ses genoux.

507
C’est un objet qui apparaît également dans le thème de la Madone d'humilité de cette époque qui représente la
Vierge sans trône et assise par terre, afin de montrer son humilité ; cependant elle toujours assise sur un coussin ou un
tapis afin de traduire discrètement sa dignité. Le haut statut du Mongol est renforcé, en outre, par le traitement de son
apparence qui est celle, digne et sérieuse, d’un roi ou d’un prince.
3.4 Variations

La représentation du rôle central de la figure mongole n’existe pas seulement dans


notre Crucifixion de Naples. Elle apparaît, d’une manière marginale, dans une série de
Crucifixions contemporaines à la figure mongole. La richesse de la représentation mérite
l’attention.
Pour l’instant, nous ne connaissons que quatre Crucifixions fabriquées à Naples :
deux miniatures et deux panneaux, provenant probablement des retables ; une
e
Crucifixion de Antonio Veneziano réalisée à la fin du XIV siècle à Pisa ; une Crucifixion

extraordinaire dans l’église supérieure de Sacro Speco de Subiaco. Nous voyons une
certaines cohérences dans la représentation de l’apparence du Mongol, remarquées par
des traits communs : le chapeau pointu avec bords à revers, les cheveux bouclés tombant
sur les épaules, les deux touffes de barbe sur le menton et la robe mongole à col croisé
sur le devant. Certaines Crucifixions ont une composition similaire à notre Crucifixon de
Naples, montrant en même temps une variation sur le traitement des détails.
Il est intéressant de voir une œuvre très proche de notre Crucifixion. C’est la
Crucifixion qui est conservée au Musée du Louvre, réalisée à Naples vers 1330-1335 et
attribuée à Giotto et son atelier (fig. 151-152). Les trois soldats sont placés au pied de la
croix au premier plan, légèrement séparés de la foule des spectateurs508. Le sang du Christ
coule le long de la croix, comme une rivière, ruisselle sur la terre vers les soldats qui sont
en train de se partager la tunique de Jésus. Deux soldats romains sont vêtus d’une même
robe noire qui fait contraste à la singularité du Mongol et montre son rôle central : il
s'agenouille au milieu des soldats, vêtu d’une robe mongole et porte un chapeau pointu
en rouge. Il porte un manteau drapé sur une épaule, exactement similaire au costume
mongol présent dans notre Crucifixion. Le peintre représente un moment décisif, notable
par l’attitude du Mongol : il tient les dés dans ses mains et se prépare à les jeter sur la

Giotto e Compagne, op. cit., pp. 176-183.


tunique de Jésus, maintenue par les deux soldats romains devant nos yeux.

e
Les figures mongoles apparaissent également dans les manuscrits napolitains du XIV
siècle. Dans le Missel romain, réalisé vers 1360-1365 par l’atelier de Cristoforo Orimina et
par l’atelier du « Maitre de la Crucifixion d’Avignon »509, la composition montre l’influence
giottesque : la scène se divise en deux parties, la Vierge et les saintes Femmes se situent
dans la partie droite et les soldats se trouvent dans la partie gauche. Toutefois, la
représentation du rôle central du Mongol ne devrait pas être ignorée : le Mongol est placé
au milieu des soldats. Il tient la tunique de Jésus dans sa main gauche et prend les dés de
sa main droite (fig. 153-154). Dans la Bible moralisée en français, réalisée vers 1350, le
miniaturiste ne représente pas l’épisode du partage de la tunique, cependant un groupe
de personnages mongols au pied de la croix font écho à notre sujet510. Il est étonnant de
remarquer la manifestation du sang de Jésus. Ce sang gracieux s’écoule du corps de Jésus,
puis coule le long de la croix jusqu’aux auréoles des saintes Femmes et de la Vierge. Le
sang, extrêmement visible sur le fond d’or, noue ainsi un lien entre Dieu et les saintes.
Cette rencontre sacrée contraste avec la foule bruyante des non-chrétiens orientaux.

e
Dans la Crucifixion réalisée par Antonio Veneziano à la fin du XIV siècle à Pise (fig.
155-156), trois soldats sont assis, à nouveau, au pied de la croix. Le soldat mongol portant
un chapeau pointu à bande décorative, est vêtu d’une robe en soie jaune or, qui est peut-
être une représentation du Panno Tartarico, tissu précieux pour les nobles mongols. Il est
assis au milieu des soldats et tient des pailles pour tirer au sort la tunique, les autres
soldats tirant une paille dans sa main. La tunique de Jésus est posée sur ses genoux. Il est
intéressant de voir que sainte Marie Madeleine se trouve aussi au pied de la croix de
l’autre côté. Le peintre construit un contraste entre fidèles et infidèles, entre l’ignorance
des soldats et la douleur de Marie Madeleine : elle enlace la croix dans ses bras, avec un
regard lamentable vers le spectateur, ses mains touchent le sang de Salut qui ruisselle des

Giotto e Compagne, op. cit., pp. 214-215.


510
Ibid., pp. 208-213.
plaies de Jésus.

La Crucifixion de Subiaco, réalisée par un maître du Trecento, dans l’église supérieure


de Sacra Speco, représente un véritable Mongol « décideur » (fig. 157-158). Le soldat
mongol est assis en tailleur, son visage montre des traits typiques de l’Asie centrale,
comme nous avons montré plus haut. De plus, il porte une robe à manches longues,
décorée de motifs de gouttes d’eau, un motif typique des tissus mongols dans la dynastie
Yuan. Nous voyons de nouveau une construction étonnante du rôle central du Mongol : il
se trouve au milieu des soldats et la tunique est étalée sur ses genoux. Cet effet est
renforcé par une composition symétrique : deux soldats de chaque côté tiennent les
manches de la tunique en tirant des couteaux, ils regardent vers le Mongol et semblent
demander son avis. Le visage du Mongol est serein, il tient un arc dans sa main gauche et
fait un geste crucial : sa main droite retient le bras d’un soldat sur son côté droit et arrête
le couteau qu’il vient de sortir de sa gaine pour couper la tunique. En même temps, les
deux soldats à l’arrière du Mongol adoptent une action opposée : le soldat sur son côté
gauche lui offre les dés dans sa main, l’autre sur son côté droit les indique du doigt. Nous
voyons un montage spéculaire de deux moments, ou deux temps successifs du récit. En
ce sens, le soldat mongol, représenté comme l’axe d’un diptyque, constitue un lien entre
deux moments en jouant un rôle de décideur qui arrête la violence et protège la tunique
de Jésus.

Dans ces Crucifixions, il est étonnant de remarquer quelques points communs dans
la représentation du partage de la tunique. D’abord, le Mongol se trouve toujours au
milieu des soldats, dans une attitude relativement digne. De plus, par rapport aux
soldats romains, le Mongol joue un rôle central. Dans la majorité des cas, la tunique de
Jésus et les courtes pailles (ou les dés), double signe crucial au niveau narratif et
théologique, sont exposée sur ses genoux pour l’une et tenus dans ses mains pour les
autres511. Tout ceci montre une image centralisée du Mongol qui atteint son apogée dans

Sauf dans la Crucifixion à Subiaco, ou nous voyons une autre manière de représenter la centralité absolue de la
position du Mongol.
notre Crucifixion de Naples. Comme nous l’avons montré, le Mongol n’est pas représenté
comme un soldat, mais plutôt comme un roi, qui est assis en tailleur au pied de la croix et
dans l’axe central de la scène.

IV. Un geste blasphématoire ou un geste accueillant

À travers les œuvres que nous avons mentionnées ci-dessus, il est étonnant de voir
que les peintres tentent d’établir un lien intéressant entre la figure mongole et la tunique
de Jésus. Le Mongol semble devenir le personnage qui dit la parole cruciale des Evangiles :
« Ne la déchirons pas, désignons par le sort celui qui l’aura » ! Comme nous l’avons
montré précédemment, selon l’interprétation de saint Cyprien, la tunique intacte porte
la signification de l’unité de l’Eglise qui « ne fut point partagée ». En ce sens, la figure
mongole qui décide d’arrêter le déchirement de la tunique, peut être considérée dans
une certaine mesure comme une image du protecteur de l’unité de l’Eglise.
De ce fait, l’ambiguïté de l’image est produite dans deux gestes contradictoires : un
geste blasphématoire et un geste accueillant qui se superposent dans la figure mongole
et impliquent, sans doute, une reconversion significative du geste de la négligence du
sacrifice de Jésus, la grâce de Dieu au geste de la manifestation de la tunique de Jésus, le
don de Dieu.
D’une part, le Mongol est assis au pied de la croix, un lieu pour la grâce du sang sacré,
mais il ignore totalement la Crucifixion de Jésus en croix en jouant aux dés. Dans la société
médiévale, la pratique du jeu a été associée avec l’interrogation du hasard512. Selon Jean-
Michel Mehl, ce hasard peut remonter à l’histoire du rapport entre le jeu de dés et la
pratique divinatoire depuis l’Antiquité, qui a été considéré comme une prononciation de
la volonté divine mais « extorquée ». Cette pensée était toujours active dans le monde
médiéval, et dans la communauté chrétienne, interroger le hasard devient une intention

512
Michel Pastoureau, « L’arrivée du jeu d’échecs en Occident », dans Une histoire symbolique du Moyen Âge, Éd. Points,
2014, pp. 273-276.
de contrôler le destin, autrement dit, une manière d’approcher Dieu, ou même d’être
Dieu513. De plus, la pratique du jeu de dés devint populaire dans la société médiévale, et
provoqua le débat, la dispute, et enfin le désordre, s’accompagnant souvent de la tricherie.
Les ecclésiastiques étaient vigilants au sujet de l’engouement autour de cette antithèse
de la foi. A l’intérieur de la communauté chrétienne, cette pratique a été condamnée et
réputée avoir une mauvaise origine : c’est « une invention diabolique » de Lucifer 514 .
Cette interprétation trouve surtout son image dans les Crucifixions giottesques qui
montrent une scène violente et chaotique du partage de la tunique. Dans ce contexte, les
soldats jouent un rôle absolument péjoratif. Ils font une pratique blasphématoire au pied
de la croix et produisent un trouble dans la scène de la Crucifixion, ignorant la souffrance
et le sacrifice du Christ.
D’autre part, la représentation de la figure mongole renforce profondément
l’ambiguïté. Dans une certaine mesure, les Mongols ont été considérés comme l’un des
ennemis des chrétiens à cette époque, mais ils n’ont pas été représentés sous une image
péjorative, ni caractérisante ni enlaidissante ; le peintre nous montre, au contraire, un roi
mongol qui « protège » la tunique, autrement dit, l’unité de l’Eglise, et en même temps
l’expose et la montre devant les yeux des spectateurs.
Cette ambiguïté de l’image de la figure mongole fait écho à sa position délicate dans
le projet de conversion de la mission latine en Orient. Les Mongols jouent un rôle
e e
particulier dans le déplacement de la stratégie missionnaire entre les XIII et XIV siècles :
la cible du projet de conversion passe progressivement des païens, les Juifs, les
musulmans et les tartares, aux chrétiens orientaux515 ; l’intention de mission n’est plus
seulement la conversion des « infidèles », mais l’union de l’Eglise. Depuis longtemps, l’une
des intentions les plus importantes dans les activités missionnaires est de prêcher la foi
catholique pour convertir les « infidèles » et les schismatiques516. Comme nous l’avons

513
Jean-Michel Mehl, « Tricheurs et tricheries dans la France médiévale : l'exemple du jeu de dés », dans Historical
Reflections, Vol.8, No.2, 1981, pp. 3-25, p. 21, p. 23.
514
Jean-Michel Mehl, Tricheurs…, op. cit., pp. 21-23.
515
Devin DeWeese, « The Influence of the Mongols on The Religious Consciousness of Thirteenth Century Europe »,
dans Mongolian Studies Vol. 5 (1978 & 1979), pp. 41-78, p. 61.
516
Jean Richard, « Evêchés titulaires et missionnaires dans le Provinciale romanae ecclesiae » (Résumé du mémoire
présenté à l’Académie des Inscriptions), dans Mélanges d’archéologie et d’histoire, tome 61, 1949, pp. 227-236.
montré plus haut, à partir du XIVe siècle, le pape envoya successivement les dominicains
et les franciscains à la cour du khan pour convertir les Mongols. Au XIVe siècle, les activités
missionnaires des mendiants dominicains et franciscains s’étendirent sous la direction de
la papauté sur la terre orientale, ils élargirent le pouvoir de l’Église jusqu'à la limite du
monde : des évêchés et des archevêchés orientaux furent établis les après les autres en
Perse, en Chine, à travers lesquels un réseau hiérarchique de la chrétienté fut construit
successivement en Orient. Cependant, la croyance ambivalente des Mongols constituait
un obstacle à l’objectif de la mission et surtout, la conversion à l’Islam de Ghâzân Khan en
1295, qui fit de l'Islam la religion officielle des Il-khans, brisa l’espoir de convertir les
Mongols. La papauté changea ainsi la stratégie de mission et tourna progressivement son
regard vers les chrétiens orientaux.
Il convient de se demander le rôle joué par les Mongols dans la rencontre entre les
chrétiens occidentaux et les chrétiens orientaux ? En effet, ils jouèrent un rôle
d’intermédiaire entre les deux forces. L’autorité mongole montra une bienveillance à
l’égard des chrétiens en Orient, probablement pour des raisons stratégiques afin d’avoir
un allié contre les musulmans. Pendant des siècles, les communautés chrétiennes au
Proche-Orient étaient sous la pression de la force islamique. A ce moment-là, la grande
puissance des armées mongoles contre les Mamelouks d’Egypte leur donna de l’espoirs.
Une série d’invasions mongoles sur le territoire islamique, comme la conquête de Bagdad
en 1250 et la conquête de Damas en 1260, entrainèrent le massacre des musulmans en
protégeant les chrétiens locaux517. Selon le rapport de l’historien arménien Kirakos de
Gandzak (1200-1271) dans son Histoire des Arméniens, les chrétiens de l’Eglise syriaque
orientale, les Jacobites et les arméniens considèrent ces évènements comme une
vengeance sur la force musulmane518. Cette image positive a été renforcée par la diffusion
des rumeurs qui confondent le roi mongol avec le prêtre Jean, comme nous avons vu au
e
chapitre V. Même si l’invasion mongole du début du XIII siècle apporta un grand désastre

à la région mésopotamienne et que les cruelles armées mongoles devinrent un réel

517 e e
Bertold Spuler, « Le Christianisme chez les Mongols aux XIII et XIV siècles », dans le 1270-Année Charnière-
Mutation et Continués, Colloques internationaux CNRS, Numéro 558, pp. 47-48.
518
Ibid., p. 85.
cauchemar pour les habitants locaux, les Mongols changèrent leur visage après la
conquête. La tolérance religieuse envers les chrétiens dans les empires turco-mongols
était favorable aux communautés chrétiennes locales. Après la fondation de l’Il-khans de
Perse, les chrétiens orientaux connurent une période florissante en Asie centrale grâce à
la faveur de l’autorité mongole.
Une relation intime fut établie entre la cour mongole et les chrétiens orientaux grâce
à l’alliance matrimoniale entre les khans et les princesses de la tribu Kéraït, une tribu
turco-mongole d’Asie centrale qui se convertit au nestorianisme vers 1007, apportant du
« sang chrétien » à la famille de Gengis khan et provoquant une vive inclination pour le
christianisme. Comme nous avons montré plus haut, Tolui khan (1193-1232) épousa
Sorgaqtani, princesse de la tribu Kéraït, de religion chrétienne nestorienne. Elle est la
mère de Möngke khan, Kubilai khan et Hülegü khan et sa foi nestorienne eut ainsi une
influence sur ses fils. Doqouz Khatoun, épouse principale d’Hülegü khan, était aussi une
chrétienne nestorienne de la tribu Kéraït qui devint un patronage de l’Eglise syriaque
orientale. Elle poussa son fils Abaqa khan à recevoir le baptême pendant sa jeunesse sous
le nom de Nicolas et rendit aussi possible le mariage entre Abaqa khan et Marie
Paléologue, fille de l’empereur byzantin519.

D’autre part, les chrétiens en Orient avaient besoin de recevoir l’appui et la


protection des forces politiques locales ; en ce sens, les khans mongols intervinrent dans
les affaires des communautés chrétiennes comme « protecteurs et patrons » de l’église
orientale. Selon Bertold Spuler, ceci signifie certains dangers pour les communautés
chrétiennes, mais leur donne plus de bénéfices520. Le 18 mai 1304, Rabban Marcos fut
nommé patriarche de l’Eglise syriaque orientale sous le nom de Yahballaha III (1281-1317).
Il fut surtout élu du fait de son origine turco-mongole, selon l’explication de l’évêque
jacobite Bar Hebreus : « Les rois qui détenaient le pouvoir étaient mongols, et il n'y avait
personne en dehors de lui qui connût leurs mœurs, leurs procédés et leur langue »521. Il

519
Ibid., p. 85.
520
Bertold Spuler, Le Christianisme…op. cit., pp. 48-50.
521
Ibid., pp.51-52. Voir aussi Paul Pelliot, Recherches sur les chrétiens d’Asie centrale et d’Extrême-Orient, Paris,
Imprimerie nationale, 1973, pp. 242-243.
avait gagné le respect et l’appréciation des khans, surtout Abaqa khan et Argun khan, et
joua un rôle d’intermédiaire entre les Mongols et l’Eglise Romaine.

Ce rapprochement des Mongols et des chrétiens orientaux, dans une certaine


mesure, permet aux missionnaires latins de découvrir les communautés chrétiennes
lorsqu’ils rencontrent les Mongols, en particulier dans les activités missionnaires en Asie
centrale, comme dans la ville de Tabriz, capitale de l’empire Il-khans de Perse. Cette ville
reste une position importante pour les activités des chrétiens orientaux en Asie centrale.
Selon la description de Civitas Thauris, elle était un centre d’activité de l’Eglise syriaque
orientale (les nestoriens). En même temps, sa position est également prise en
considération par l’Eglise syriaque occidentale (les Jacobites monophysites)522. De plus, la
communauté grecque tenait également une relation intime avec la ville de Tabriz. Depuis
la fin du XIIe siècle, l’empereur Michel VIII Paléologue envoya successivement des
ambassadeurs à la cour du khan et sa fille Marie Paléologue, mentionné ci-dessus, fut
envoyée en 1265 pour établir une alliance matrimoniale avec la famille du khan523. A la
cour du khan, cette princesse byzantine s’engagea dans le développement de la
communauté chrétienne pendant toute sa vie et elle construisit une église grecque à
Tabriz524.

Lorsque les premiers missionnaires franciscains et dominicains visitèrent la cour de


Güyük khan, ils furent étonnés de découvrir les communautés chrétiennes qui vivaient au
cœur de l’Asie centrale. Il y avait des chrétiens qui avaient été déportés pendant l’invasion
mongole et des chrétiens orientaux qui fréquentaient la cour du khan. Les chrétiens latins
s’émerveillèrent de connaître ce royaume chrétien en Orient et le considérèrent comme
l’héritage des Rois Mages525. La mission de Guillaume de Rubrouck mena des recherches
sur la situation des communautés chrétiennes sur la terre orientale. Il décrit le palais du

522
Johannes Preiser-Kapeller, « Civitas Thauris… », op. cit., pp. 267-270.
523
La princesse ne s’est pas mariée avec Hülegü à cause de la mort d’Hülegü et elle s’est mariée avec Abaqa, fils
d’Hülegü.
524
Ibid., pp. 270-271.
525 e e
Jean Richard, La Papauté et les Missions d'Orient au Moyen Age XII -XIV siècles), Collection de l'Ecole française de
Rome, 1977, p. 75.
khan « comme une église » et raconta en détail le sacrement de la communauté
nestorienne le jour de la Pâque à la cour à Caracorum :

[…] Il se trouvait alors une grande multitude de chrétiens : Hongrois, Alains, Ruthenes,
Géorgiens, Arméniens…Ils reconnaissaient devant nous que l’Eglise romaine était la
tête de toutes les églises et qu’eux-mêmes devraient recevoir leur Patriarche du Pape,
si les chemins étaient franchissables […]526

En Europe, d’autre part, les chrétiens orientaux, en tant qu‘ambassadeurs envoyés


par les khans d’Il-khans de Perse, furent bien accueillis par le pape et les rois chrétiens et
ils eurent l’occasion d’assister au deuxième concile de Lyon. Leur visite révèle plus ou
moins le désir de réunion avec le siège de Rome. Pendant la visite de Rabban Saume à
527
Rome, en tant qu’ambassadeur d’Argun Khan et du patriarche de l’Eglise orientale , il
célébra la messe en présence du pape Nicolas IV, ce qui fut considéré comme un signe
d’union. Le pape envoya la tiare, l’anneau et la bulle à Yahballaha III pour montrer
« l’autorité patriarcale sur tous les Orientaux »528. En 1304, Yahballaha III rencontra un
dominicain à Maraghah, un centre nestorien en Il-khans de Perse, et rapporta une lettre,
aujourd’hui conservée au Vatican, au dominicain Benoît XI pour le féliciter de son
l'accession au trône pontifical, dans laquelle il reconnaît la primauté du pape et le
considère comme « suprême et père universel de touts les chrétiens » et « vicaire
universel de Jésus-Christ sur tous les fidèle de l’Orient à l’Occident »529.

A partir de cette période, grâce aux rencontres « inattendues », nous voyons une
urgence de la part de la papauté à s’associer avec les communautés chrétiennes en Orient,
comme les chrétiens grecs, coptes et arméniens, pour fortifier l’Eglise et pour établir une

526
Guillaume de Rubrouck, Voyage dans l’Empire Mongol (1253-1255), traduction et commentaire de Claude et René
Kappler, préface de Jean-Paul Roux, Payot, Paris, 1985, p. 194.
527
Sur la visite de Rabban Sauma, voir aussi le chapitre I, p. 46.
528 e e
Jean Richard, La Papauté et les Missions d'Orient au Moyen Âge (XII -XIV siècles), Collection de l'Ecole française de
Rome, 1977, pp. 108-109 ; voir aussi Histoire de Mar Yahballaha et de Rabban Sauma : un oriental en Occident à l’époque
de Marco Polo, traduction du syriaque, introduction et commentaire par Pier Giorgio Borbone, traduit de l’italien par
Egly Alexandre, Harmattan, 2007, p. 108.
529
Ibid., pp. 80-82 ; voir aussi Jean Étèvenaux, Philippe Barbarin, Histoire des missions chrétiennes, édition Saint-
e e
Augustin, 2004, p. 78; Jean Richard, La Papauté et les Missions d'Orient au Moyen Âge (XII -XIV siècles), Collection de
l'Ecole française de Rome, 1977, p. 111.
« Eglise du monde » devant la menace de la force musulmane530. En 1318, la fondation du
nouvel archevêché dans la ville de Sultanieh participa dans une certaine mesure au grand
projet d’union de l’Eglise 531. Les chrétiens locaux, en particulier les moines arméniens
participèrent à l’entretien du système ecclésiastique sur la terre lointaine de la papauté,
avec les soutiens des frères dominicains532.

Il est intéressant de constater ainsi qu’un lien se forme ainsi entre les Mongols, les
chrétiens occidentaux et les chrétiens orientaux. Comme nous l’avons montré, les
Mongols semblent tenter de trouver leur place entre ces deux pouvoirs, les chrétiens
orientaux et les chrétiens occidentaux, et lancer la collaboration avec eux pour contrer les
Mamelouks d’Egypte. Dans une certains mesure, l’occasion de l’union est née dans cette
urgence de l’alliance. Les Mongols utilisent leur relation étroite avec les chrétiens
orientaux pour montrer leur foi de la coopération. Argun Khan a choisi, par exemple, en
suivant les conseils de Yahballaha III, un nestorien Rabban Sauma pour visiter le pape et
les rois chrétiens. En même temps, les chrétiens orientaux ont tenté de montrer au pape
une image positive du Mongol pour pousser l’alliance entre les Mongols et les chrétiens
occidentaux. C’est ce qu’indique la lettre de Sempad le Connétable adressée à Henri Ier de
Chypre :

« Nous avons trouvé moult de crestiens dispers et espandus par la terre d’Orient et

moult de églizes hautes et beles… Li crestien d’Orient sont venu au roi Cham (khan)
des Tartarins qui maintenant règne(Guyuk), lesquels il a reçu à grant honeur et leur a
donné franchize et fait crier partout que nulz ne soit si hardis qui les courouce, ne de
fait ne de paroles. »533

En ce sens, l’occasion de l’union de l’Eglise du XIVe siècle se forge, dans une certaine
mesure, dans les rencontres entre les missionnaires latins et les Mongols, et dans

530
Francis Rapp, L’Eglise et la Vie Religieuse en Occident A La Fin du Moyen Âge, Presses universitaire de France, 1971,
p. 164.
531
Jean Richard, La Papauté…op. cit., p. 169.
532
Johannes preiser-kapeller, « Civitas Thauris… », op. cit., p. 288.
533
René Grousset, Histoire des croisades et du royaume franc de Jérusalem, vol III. Paris, Perrin, 1936, p. 527.
l’urgence de l’alliance entre les Mongols, les chrétiens orientaux et la papauté, dans
laquelle nous voyons le rôle ambigu des Mongols : c’est la défaite de conversion.
Cependant, en même temps, la terre d’Orient sous le gouvernement des khans mongols,
en particulier les archevêchés Tabriz et Sultanieh, propose une terre fertile au
développement des communautés chrétiennes orientales. L’image ambiguë du Mongol
dans les Crucifixions au XIVe siècle qui superposent l’image blasphématoire et l’image
accueillante, fait écho à leur rôle délicat dans l’histoire de la mission latine en Orient : le
roi mongol tourne le dos à la croix, il ignore toujours la grâce de Dieu et ne peut pas
reconnaître le Fils de Dieu, mais il expose la tunique « non-déchirée » de Jésus sur ses
genoux, ce qui manifeste le nouvel espoir né dans son royaume : l’unité de l’Eglise.

Conclusion

La figure mongole dans les Crucifixions du XIVe siècle peut être considérée comme
une image « condensée » qui est donc construite par les deux sentiments mélangés des
chrétiens médiévaux : l’horreur de l’ennemi à la fin des temps et l’espérance
apocalyptique de la mission du monde. La tension entre l’horreur et l’espoir se visualise
subtilement dans la scène du partage qui produit discrètement une image ambiguë. En
tant que non-chrétien refusant l’amour de Dieu, la figure mongole joue au premier regard
un rôle péjoratif dans la Crucifixion ; mais sa position délicate dans l’histoire de la mission
chrétienne lui offre un rôle particulier : un roi-présentateur. Il est ainsi difficile de tirer une
conclusion : est-ce les motifs de roi des manuscrits persans qui inspirent les peintres
italiens à créer ce rôle dans la Crucifixion, ou plutôt l’importance du Mongol dans le
contexte historique qui les conduit à représenter le Mongol comme un roi ? De toute
façon, ce sentiment entremêlé influence dans une certaine mesure le choix et l’usage de
l’image de la part du peintre.
Même si l’apparition de l’image du Mongol dans le thème de la Crucifixion est
éphémère, elle laisse la trace dans l’iconographie chrétienne et cette image de l’altérité
se prolonge, mais de manière différente, dans les Crucifixions du XVe siècle. Il est
intéressant de voir que d’autres étrangers, les musulmans, les Juifs et les Noirs entrent
dans la scène de la Crucifixion et deviennent les nouveaux « partageants ». Dans la
Crucifixion réalisée par le Maitre de la Sainte Véronique vers 1415, un groupe de soldats
orientaux joue aux dés dans la marge droite du tableau (fig. 159). Le peintre semble
mélanger tous les attributs exotiques et bizarres pour représenter une fête de l’altérité :
le visage grotesque, la peau foncée, le turban, le casque à pointe et le chapeau de clown.
Cette altérité nous permet d’identifier les non-chrétiens autour de la croix. Même le porte
d’éponge, qui se trouve au pied de Jésus crucifié et lui tend une éponge pour lui donner à
boire du vinaigre, porte un casque avec des rubans. Ainsi, la valeur ambiguë de la figure
mongole est remplacée par une valeur absolument péjorative, afin de séparer le Soi et
l’Autre, les chrétiens et les non-chrétiens.
Conclusion

Image oscillatoire
En marge de la Crucifixion de saint Pierre de Giotto, un Mongol, représenté de profil,
tend son cou vers l’avant et pose une main sur son sein. En suivant son regard attentif,
nous voyons la scène du martyre. Son visage calme semble cacher ses sentiments. Est-il
touché par le sacrifice du saint et décide-t-il de se convertir au christianisme ? Ou a-t-il
toujours des hésitations ? Cette figure nous donne une sensation incertaine et ambiguë
qui est un résumé de la représentation du Mongol. Il s’agit d’une image oscillatoire qui
s’imprègne dans le rythme ou le mouvement vivant de la mémoire, de l’imaginaire, du
sentiment, de l’attitude et du regard.

I. La tension entre l’ennemi et l’allié

Le « sauvage », la « cruauté », le « monstre » etc. Les soldats mongols dans


l’illustration de la Grande Chronique de Matthieu Paris nous montrent un Autre
« classique ». C’est une image de l’Autre sans « Autre », un miroir qui ne montre pas le
visage du Mongol, mais le visage de Soi. Cette image spéculaire est construite par la peur
et la terreur des anciens ennemis des chrétiens qui se sont inscrites précisément dans la
mémoire. De ce fait, comme nous l’avons vu dans les vignettes de Matthieu Paris puisent
dans le répertoire de l’imaginaire des hommes médiévaux et y choisissent les éléments
les plus désagréables et les plus épouvantables pour inventer l’image du Mongol,
autrement dit, « l ’altérité interconnectée » pour reprendre le terme de Victor I.
Stoichita534.

En ce sens, construire un Autre, c’est construire une image de la dissemblance qui


comporte des éléments adversaires de Soi. Nous voyons ainsi les traits partagés avec les
images des ennemis médiévaux : les Juifs, les musulmans, le monstre cannibale, Gog et
Magog... D’une part, nous les sentons différents par leur apparence disgracieuse et
bizarre : le visage de profil, le nez crochu du Juif, le chapeau pointu… D’autre part, nous

534
Victor. I.Stoichita, L’image de l’Autre : Noir, Juifs, Musulmans et « Gitans » dans l’art occidental des Temps modernes
1453-1789, Editions Hazan, 2014, p. 31.
nous étonnons de leurs actes condamnables : le massacre sanglant et le banquet
cannibale. Par ailleurs, une séparation se construit entre Soi et l’Autre dans la scène.
Comme dans la Légende d’Alexandre le Grand où Gog et Magog ont été enfermés derrière
des murailles dans le Grand Caucase, les Mongols ont été isolés par le grand cheval, une
« muraille » discrète dans la composition qui permet de visualiser cette séparation.
Construire une image de la dissemblance, c’est créer une muraille psychologique entre Soi
et l’Autre. Les visages et les actes constituent tous deux cette « muraille » qui est faite
pour nous aider à identifier le danger, pour nous protéger, et pour nous éliminer notre
peur. Fantastiquement, la peur est montrée dans les images pour chasser la peur de la fin
des temps au plus profond du cœur des hommes medievaux. Dans une certaine mesure,
l’image du Mongol chez Matthieu Paris est totalement confuse et inconnue, nous ne
voyons pas un nouvel étranger, nous ne voyons que la peur depuis les temps anciens
survivre et prendre forme dans les images.

A partir du XIVe siècle, nous rencontrons une nouvelle image du Mongol qui est
totalement différente de celle de Matthieu Paris. Les peintres italiens portent attention à
la dimension ethnique dans leurs représentations : les yeux bridés, le chapeau pointu avec
un double bord à revers, la robe mongole… Ils n’empruntent plus les images des ennemis
et ne représentent pas un monstre imaginaire, mais montrent un vrai portrait du Mongol,
ou autrement dit, une image qui montre leur nouvelle connaissance du monde.

Accompagnant ce changement de l’apparence, un changement de rôle s’observe. Le


rôle absolument péjoratif du Mongol du XIIIe siècle est remplacé par des rôles variables,
souvent neutres, voir même positifs. Le déplacement du rôle donne une visibilité au
changement d’attitude envers les Mongols. Il se passe au travers des contacts entre les
chrétiens occidentaux et les Mongols entre les XIIe aux XIVe siècles, et surtout dans
l’apparition des Mongols dans la vision missionnaire des deux ordres mendiants du Moyen
Âge : les franciscains et les dominicains. A cette époque, les Mongols devinrent la cible du
projet de conversion des missionnaires franciscains et dominicains. En ce sens, ils ne
demeurent plus dans l’imaginaire des hommes médiévaux, mais entrent dans une relation
réelle avec des chrétiens occidentaux. L’ennemi imaginaire se transforme en cible de
conversion, pour aller plus loin, en allié potentiel.
Ces images mongoles participent de la construction de l’image du pouvoir et de
l’espoir de cette époque. Il s’agit en premier lieu d’un espoir de convertir les Mongols.
Après la découverte des communautés chrétiennes dans le vaste empire mongol, cet
espoir grandit progressivement et devient une ambition de convertir les chrétiens
orientaux et d’établir une « Eglise du monde ». Il implique en même temps l’extension du
pouvoir de la papauté jusqu'à la limite du monde. En ce sens, les rois mongols et leurs
compagnies mongoles dans l’Adoration des Rois Mages, les figures orientales dans la
chapelle des Espagnols, et le Mongol dans les Crucifixion font partie, d’une manière
variable, de la manifestation du triomphe de christianisme dans le monde.

II. La tension entre l’être regardé et le regarder

Le regard est la plus belle rencontre entre Soi et l’Autre. Notre regard peut traverser
l’obstacle, pénétrer dans l’espace de l’Autre et le toucher sans contact physique. De ce fait,
le regard devient un enjeu dans la construction de l’image du Mongol. Dans certains cas,
il s’agit du même regard que celui du personnage d’un tableau qui conduit notre regard,
celui de spectateur, à voir le sujet du tableau.
Dans l’illustration de la Grande Chronique, l’ajout du regard effrayé de la femme
captivée, un regard contemporain, est une pure invention de Matthieu Paris, car c’est un
détail absent dans le texte du manuscrit mais sans doute essentiel dans la construction
d’une image de l’Autre. Ce regard transforme la scène cannibale des Mongols en objet du
regard. Il est témoin in situ d’une rencontre avec l’Autre et il conduit le regard des
spectateurs, des hommes médiévaux, devant la vignette à connaître, à confirmer et à
affronter ce nouvel Autre de cette époque. Cela donne une nature supplémentaire aux
Mongols : ils sont regardés et surveillés.
Le changement du rôle du Mongol au XIVe siècle s’accompagne d’un déplacement du
regard. Nous voyons les spectateurs mongols devant la scène du martyre, les Mongols au
pied de la croix dans la Crucifixion, les Mongols devant le tombeau du Christ dans la
Résurrection, les Mongols devant la porte du cénacle dans la Pentecôte, et les rois mongols
et leurs compagnons devant l’enfant Jésus dans l’Adoration des Rois Mages. Les peintres
italiens du XIVe siècle semblent tenter de créer un espace pour le regard de l’Autre dans
l’espace divin du récit traditionnel de la chrétienté, dans lequel les Mongols n’ont pas été
représentés dans un rôle passif et objet du regard, mais ils se transforment en prenant un
rôle actif, en spectateurs qui portent un regard curieux et qui nous conduisent à voir le
sujet du tableau. Ils s’intègrent aux moments sacrés de la chrétienté et participent ainsi à
la construction de la mémoire et de l’imagination de « notre » histoire sacrée.
Ainsi, l’isolation et la marginalité sont remplacées par la participation. Les Autres qui se
construisent souvent en marge s’approchent de « notre » espace et essaient de toucher
la divinité à travers leur regard. Devant le tableau, le regard des Mongols devient « Notre »
regard ! C’est précisément ce regard de l’Autre qui augmente la valeur du témoin et qui
manifeste le triomphe de la chrétienté.

En ce sens, le roi mongol dans la Crucifixion de Naples constitue un cas paradoxal. Il


ne se trouve pas du tout dans la position marginale, comme les autres ennemis du
chrétien, mais au centre du tableau. Dans la foule des spectateurs autour de Jésus crucifié,
ce sont les seules figures « sans regard ». Ils ignorent le sacrifice de Jésus en montrant sa
tunique glorifiée qui attire le regard des spectateurs. Ce jeu du regard devient une piste
qui nous fait voir la complexité du contexte.

III. Transformation : la tension entre l’altérité et l’intégration

Il apparaît une tension dans les processus artistiques qui touche la question de la
représentation. Pour construire l’image du Mongol, les peintres et les illustrateurs sont
face à une tension entre l’altérité et l’intégration. Cette exigence d’intégration les conduit
à adapter les images, c’est-à-dire, construire l’altérité dans « notre culture »
accompagnent toujours l’opération qui vise à nous faire se ressembler et à nous
rapprocher. C’est un processus de transformation qui nous permet de le reconnaître et
l’emprunte pour exprimer « notre pensée » et « notre sentiment ». D’autre part, cette
exigence d’intégration invite la figure mongole à faire partie dans « notre connaissance »
et à trouver sa place dans « notre culture » et « notre tradition ». Dans l’art chrétien, les
Mongols jouent des rôles, négatifs ou positifs, dans les thèmes chrétiens en gardant leur
altérité. Dans certains cas, ils partagent leur regard avec « nous », comme les spectateurs
mongols dans la scène de la Crucifixion et de la scène du martyre.
Un exemple nous permet d’observer en détail cette transformation. Il s’agit du Codice
Cocharelil535, comme nous avons vu plus haut, un manuscrit réalisé entre les années 1314
et 1324 et commandé par les Cocharelli, une riche famille de banquiers génois, pour
l’enseignement de leurs enfants comme « un manuel scolaire à usage privé » 536 . Ce
manuscrit est célèbre par la figuration, d’une manière « encyclopédique » et nouvelle
pour cette époque, des arbres, des insectes, des animaux exotiques, ainsi que des
« nouveaux étrangers » dans les miniatures et dans les ornements du manuscrit. Par
exemple, nous y voyons la représentation d’animaux d’origine orientale, comme des
éléphants blancs et des grues dans la marge des pages qui offre un nouveau paysage pour
les hommes médiévaux.
Parmi les feuillets du manuscrit, un traité des sept péchés capitaux représente un
banquet gourmand du khan mongol sur la page du péché de gourmandise : le khan porte
un grand vase à vin. A ses deux côtés, deux courtisans mongols engloutissent leur
nourriture. L’un tient un couteau dans la main gauche et un gigot d’agneau ou de veau
dans la main droite ; l’autre ronge un os de la main droite et tient un vase à vin dans la
main gauche. Devant eux, se trouvent deux grands vases remplis de poulets décapités et
d’un crâne d’agneau, avec des couteaux sur la viande. Autour d’eux, des chiens se battent
pour manger le reste de la nourriture.
Comme nous avons vu au chapitre III, le banquet barbare, sauvage, voire même

535
Chiara Concina, « Unfolding… », op. cit., p. 196.
536
Colette Bitsch, « Le Maître du codex Cocharelli : enlumineur et pionnier dans l'observation des insectes », dans
Laurence Talairach-Vielmas & Marie Bouchet eds, History and Representations of Entomology in Literature and the Arts,
Bruxelles : Peter Lang, 2014 ; voir aussi « Des sciences naturelles avant la lettre : le surprenant bestiaire des Cocharelli »,
enregistré dans le site internet du Museum de Toulouse : https://www.museum.toulouse.fr/-/des-sciences-naturelles-
avant-la-lettre-le-surprenant-bestiaire-des-cocharelli-
cannibale du Mongol était un sujet fréquent dans les récits de voyage en tant que
nouvelles informations sur ces peuples lointains et sur le nouveau monde oriental qui
s’incorpore dans une certaine mesure dans le système de la connaissance des hommes
du Moyen Âge. Guillaume de Rubrouck donne une description détaillée de la nourriture
des Mongols dans son récit de voyage qui fait écho à notre image :

[…] A propos de leurs nourritures et victuailles, vous saurez qu’ils mangent


indifféremment la viande de bêtes mortes ou tuées […] De la viande d’un seul mouton
ils nourrissent cinquante à cent hommes : en effet, ils la coupent menu dans une
écuelle avec du sel et de l’eau; ils ne font pas d’autre sauce; avec une petite fourchette
qu’ils fabriquent à cet usage, du genre de celles que nous utilisons pour manger les
poires ou les pommes cuites au vin, ou avec la pointe d’un couteau, ils offrent à chacun
une bouchée ou deux, selon le nombre des convives. Avant qu’on serve la viande du
mouton, le maître choisit ce qui lui plaît, et s’il donne à quelqu’un morceau de choix, il
faut que celui-ci seul le mange […]537

Nous trouvons également des descriptions similaires dans le récit de voyage de Jean
de Carpin :

[…] Ils n’usent pas de nappes ni de serviettes. Ils n’ont ni pain, ni légumes, ni plantes
potagères, ni rien de tel, sauf la viande dont ils mangent si peu que d’autres pourraient
à peine en vivre. Comme ils se salissent beaucoup les mains avec le jus des viandes
quand ils en consomment, ils s’essuient à leurs guêtres, à l’herbe ou quelque part. Ils
gardent habituellement avec soin de petits chiffons avec lesquels il s’essuient les mains
quand ils mangent de la viande. L’un coupe et un autre prend les morceaux à la pointe
du couteau ; il les présente à chacun, beaucoup à celui-ci, moins à celui-là, selon qu’on
veut faire plus ou moins d’honneur à tel ou tel […]538

537
Guillaume de Rubrouck, Voyage dans l’empire mongol (1253-1255), Traduction et commentaire de Claude et Rene
Kappler. Payot, Paris, 1985. pp. 94-95.
538
Jean de Plan Carpin, Histoire des Mongols. Traduit et annoté par Dom Jean Becquet et par Louis Hambis, Libraire
D’Amérique et D’Orient, Adrien-Maisonneuve, Paris, 1965. p. 48.
Par ailleurs, dans la marge d’une autre page du manuscrit concernant le péché
d’envie, l’illustrateur représente un roi ou un noble mongol, entouré par deux femmes,
probablement ses épouses. Cela nous rappelle la coutume de la polygamie chez les
Mongols qui a été soulignée, comme leur nourriture, à plusieurs reprises dans les récits
de voyage :

[…] Ils n’ont point en horreur la polygamie. Au contraire, chacun peut avoir une ou
plusieurs épouses […]539

[…] Pour les épouses, chacun en a autant qu’il peut en entretenir, tel cent, tel cinquante,
tel dix, l’un davantage et l’autre moins. En général, ils marient avec toutes leurs
parentes sauf leur mère, leur fille ou leur sœur utérine. Mais ils peuvent épouser des
sœurs nées seulement du même père, et aussi les épouses de leur père après sa
540
mort […]

L’altérité existe dans l’apparence exotique et la vie barbare et sauvage des Mongols :
leur nourriture, leur façon de manger, leur polygamie et leurs unions consanguines. Tout
cela constitue de nouvelles connaissances, comme les animaux exotiques dans les autres
pages du manuscrit, qui permettent aux hommes médiévaux d’explorer le nouveau
monde et de s’identifier eux-mêmes dans cette « invasion » de l’Autre. Dans le Codex
Cocharelli, ces nouvelles connaissances circulent dans les récits de voyage et dans les
images qui font partie de l'enseignement du christianisme. Elles sont empruntées ici par
l’illustrateur pour faire illusion au péché de gourmandise et au péché d’envie. Cet essai
inventif d’intégrer l’image du Mongol au monde chrétien devint une transformation
inventive qui utilise ce nouveau visage pour stimuler l’imagination et pour renfoncer ainsi
l’efficacité de l’image. Enfin nous voyons un Mongol lointain et proche, étrange et familier,
dissemblable et semblabl

539
Matthieu Paris, Grande Chronique, op. cit., Tome 6, p. 6.
540
Jean de Plan Carpin, Histoire …op. cit., p. 32
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Annexes

IGenealogical tables de Gengis Khan

Joci Batu La Horde d'or


(1177-1227) (1208-1255) (1291-1502)

Le khanat de
Chagatai
Djaghataï
(?-1242)
(1227-1680)

Temüdjin Ögödei Güyük


Genghis Khan (1186-1246) (1206-1248)
(1162-1227)
Möngke
(1209-1259)

Kubilai Yuan
(1215-1294) (1271-1368)
Tolui
(1193-1232)
Hülegü Il-khans de Perse
(1217-1265) (1253-1355)

Ariq Boqa
(1219-1266)
II. La lettre d’Ivo de Narbonne à l’archevêque de Bordeaux

A Giraud, par la grâce de Dieu, archevêque de Bordeaux, Hyon dit de Narbonne, jadis le
plus connu de ses clercs, salut, et puisse sa reconnaissance suffire au paiement des talents
qu'il lui a prêtés. Les âmes des réprouvés, préoccupées des affaires terrestres, ne
remarquent pas les menaces du jugement divin, et la terreur ne se glisse pas dans ces
coeurs obstinés, jusqu'à ce qu’ils soient frappés par une épouvantable sentence de
damnation. En effet, je m'étonne qu'au moment où une si terrible extermination menace
tous les chrétiens, une pareille obstination se soit universellement emparée des rois de la
terre et des autres puissants, et que vous qui êtes dit avoir le zèle de Dieu,
ne cherchiez pas à émouvoir ces coeurs endurcis, par la gravité de votre grandeur : car le
plus grand nombre et les sages s'en tiendraient à votre autorité,et ajouteraient foi à vos
paroles. Or, l’expérience seule suffit pour prouver de quel grand péril cette invasion de
Tartares menace les chrétiens. Quant à ce qui est de la cruauté ou de la ruse de ce peuple,
la folie même ne pourrait mentir et en vous racontant brièvement ses habitudes
exécrables, je ne dirai rien dont je doute ou que seulement je soupçonne, mais ce que j'ai
éprouvé en toute certitude et ce que je sais. Ayant été accusé jadis par mes rivaux,
comme vous ne l'ignorez pas, de perversité hérétique par-devant maître Robert de
Courçon alors légat de la cour romaine, je jugeai à propos de me soustraire au jugement,
non que ma conscience me reprochât rien, mais parce que je rougissais de la honte
d’un pareil procès, et je devins par ce fait même plus suspect encore. Ayant donc entendu
les menaces de cet homme revêtu d'un caractère redoutable, je m’enfuis devant la face
de mon persécuteur. Je fus forcé d'errer dans plusieurs provinces; enfin j’arrivai dans la
ville de Corne, habitée par les Paterins à qui je me plaignis et à qui je racontai comment
j'avais été exilé par suite de sentences lancées contre moi à cause de leur foi; mais Dieu
m'est témoin si jamais j'avais été instruit dans ces opinions ou si je les avais adoptées. En
entendant cela, ceux-ci me félicitèrent et me regardèrent comme heureux d'avoir
souffert la persécution pour la justice. Là je vécus trois mois au milieu d'eux dans les
splendeurs et les voluptés, et j'écoutais chaque jour en gardant le silence les erreurs ou
plutôt les horreurs qu'ils débitaient contre la foi apostolique. Ils m'obligèrent de plus par
leurs bienfaits à leur promettre que désormais je chercherais à persuader à tous les
chrétiens avec qui je pourrais avoir une conférence un peu longue, que personne ne
saurait être sauvé dans la foi de Pierre, et que je prêcherais opiniâtrement cette maxime.
Lorsque j'eus promis cela en interposant ma foi, ils commencèrent à me découvrir
leurs secrets, m'apprenant que de presque toutes les villes de Lombardie et de certaines
villes de Toscane, ils avaient fait partir pour Paris des écoliers dociles, les uns habiles dans
les sophismes de la logique, les autres habitués aux dissertations théologiques, à l'effet
de répandre leurs erreurs et de réfuter la profession de foi apostolique. Ils envoient même
aux foires dans celte intention un grand nombre de marchands pour pervertir les riches
laïques leurs commensaux et leurs hôtes, avec qui ils ont la faculté de s'entretenir
familièrement; de façon qu'en faisant beaucoup de négoce, d'un côté ils gagnent à leur
profit l'argent d'autrui, et de l'autre n'en amassent pas moins des âmes pour l'Antéchrist.
Lorsque j'eus demandé mon congé à ces frères dégénérés, ils m'envoyèrent à Milan pour
y recevoir l'hospitalité de ceux qui professaient les mêmes opinions qu'eux. C’est ainsi
que je parcourus toutes les cités de Lombardie aux environs du Pô, demeurant toujours
parmi les Paterins, et toujours en partant j'allai des uns vers les autres au moyen de signes
convenus entre eux. Étant enfin arrivé à Crémone, ville très célèbre dans le Frioul, j'y bus
les très excellents vins des Paterins, j'y mangeai des raisins confits, des cerises, et autres
mets délicieux, trompant les trompeurs et me
donnant pour Paterin, quoique je fusse bon chrétien, Dieu m'en est témoin, sinon par la
perfection des oeuvres, du moins par la foi. Je séjournai trois jours à Crémone, d'où je
partis avec le congé des Paterins, mais avec la malédiction d'un certain Pierre Gallo qui
leur servait d'évêque et à qui j'étais suspect, lequel fut chassé par eux dans la suite, à ce
que j'ai entendu dire, pour une certaine fornication : je continuai ma route accompagné
d'un frère lai et j'entrai dans les canaux d'Aquilée. Puis après nous être transportés
de l autre côté, nous uous arrêtâmes parmi les frères, dans une bourgade près
de Frisach. Mais le lendemain matin, ce même frère me quitta : je traversai la Carinthie,
errant comme une feuille, et j’arrivai ensuite dans une certaine ville d'Autriche qu'on
appelle en allemand Neustadt, c'est-à-dire nouvelle ville, où je reçus l'hospitalilé au milieu
de quelques nouveaux religieux qu'on nomme Béguins. Alors je me cachai pendant
quelques années dans la ville de Vienne qui en est très proche et dans les lieux
circonvoisins, confondant, hélas! hélas! les bonnes et les mauvaises oeuvres, vivant par
l'instigation du diable avec assez d'incontinence, et nuisant moi-même au salut de mon
âme. Cependant je réussis souvent à retirer plusieurs personnes de ladite erreur des
Paterins. Cette erreur et beaucoup d'autres péchés nous ayant donc souillés nous autres
chrétiens,le Seigneur irrité est devenu comme un dévastateur hostile et un vengeur
formidable ; et je dis cela parce qu'une certaine nation innombrable composéed'hommes
inhumains, qui n'a d'autres lois que de n'en pas avoir, pour qui la colère est la fureur, et
qui est la verge de la fureur du Seigneur, parcourt et dévaste avec férocité une immense
étendue de pays et extermine horriblement par le carnage et l'incendie tout ce qui
s'oppose à son passage. Dans l'été de cette année, ces peuples susdits qu'on appelle
Tartares ont quitté la Pannonie dont ils s'étaient emparés par trahison, et sont venus
assiéger terriblement avec une foule de guerriers ladite ville où je demeurais alors.
Parmi les nôtres il n’y avait en hommes de guerre dans ladite ville que cinquante
chevaliers et vingt arbalétriers que le duc y avait laissés en garnison. Ceux-ci montant sur
les hauteurs et apercevant cette immense armée, détestaient l'épouvantable cruauté des
satellites de l'Antéchrist : on entendait de toutes parts des gémissements lamentables qui
montaient vers le Seigneur des chrétiens. Ils étaient poussés par ceux qui tombant tout à
coup entre les mains des barbares dans les environs de Neustadt, périssaient tous
indifféremment par divers supplices, sans distinction de condition, de fortune, de sexe et
d'âge. Les chefs de ces Tartares avec leurs hommes à tète de
chien et leur autres lotophages se repaissaient de ce cadavres comme si c'était du pain,
et ne laissaient aux vautours rien autre chose que les os. Mais, ce qui est fort étonnant,
les vautours affamés et voraces ne daignaient nullement se nourrir de ces restes, si
quelques-uns se présentaient à leur faim. Les femmes vieilles et laides étaient données à
ces anthropophages, comme on les appelle vulgairement pour leur servirde nourriture
pendant la journée. Quant à celles qui étaient belles, ils s'abstenaient de les manger,
mais malgré leurs cris et leurs lamentations, ils les étouffaient sous la multitude des viols
qu'ils leur faisaient subir. Ils souillaient les vierges jusqu'à leur faire rendre l'ame; puis leur
coupant les mamelles qu'ils réservaient pour leurs chefs comme un manger délicieux, ils
se repaissaient avec gloutonnerie de ces corps vierges. Sur ces entrefaites, leurs
éclaireurs ayant aperçu du haut d'un promontoire le duc d'Autriche, le roi de Bohème, le
patriarche d'Aquilée, le duc de Carinthie et même, à ce qu'on prétendait, le marquis de
Bade, accompagnés de la plupart des seigneurs voisins et conduisant une armée déjà
rangée en bataille, toute cette exécrable race disparut tout à coup, et ces peuples agiles
à la course, rentrèrent dans la misérable Hongrie. Car ce sont gens qui paraissent tout à
coup et qui disparaissent avec la même promptitude; ce qui augmente encore l'effroide
tous ceux qui sont témoins d'un fait si surprenant. Le prince de Dalmatie réussit à en
prendre huit d'entre les fuyards. Le duc d'Autriche en connaissait un de ces huit, qui était
Anglais de nation, mais qui avait été proscrit du royaume d'Angleterre par bannissement
perpétuel pour quelques maléfices. Cet homme était venu trouver deux fois le
roi de Hongrie au nom de l'abominable roi des Tartares, comme député et comme
interprèle; et il lui avait fait des prédictions assez claires, le menaçant des maux qui
arriveraient dans la suite, s'il ne se soumettait lui et son royaume au joug des Tartares.
Nos princes l’ayant obligé de leur dire la vérité sur le compte des Tartares, il ne recula
devant aucun serment et jura d'une manière si solennelle, qu’après une pareille épreuve
on aurait pu ajouter foi au diable lui-même. En premier lieu il parla de lui-même : il
raconta comment, aussitôt après l'époque de sa proscription, c'est-à-dire quand il n'avait
pas encore atteint l'âge de trente ans, il avait perdu au jeu dans la ville d’Acre tout ce qu’il
possédait; que dans l’hiver il s'était trouvé réduit à n'avoir plus que sa chemise faite d'un
sac, ses souliers faits de peau de boeuf, et sa cape faite d'un cilice; que dans ce
triste appareil et forcé par l’ignominie, la misère et la maladie, il avait parcouru librement
plusieurs provinces, absolument tondu comme un fou et poussant des cris inarticulés
comme un muet; qu'il avait trouvé des hôtes bienfaisants et soutenu son existence tant
bien que mal, quoique chaque jour, dans la légèreté de ses paroles et l'inconstance de
son cœur, il se fût recommandé au diable. Enfin les pénibles fatigues qu'il supportait, et
ce changement continuel de climat et de nourriture chez les Chaldéens, lui
occasionnèrent une grave maladie qui lui lit prendre la vie en dégoût. Ne pouvant donc ni
aller plus loin ni revenir sur ses pas, et la maladie le laissant un peu respirer, il demeura
en ce lieu et commença, comme il était quelque peu lettré, à inscrire sur des tablettes les
paroles qu'il entendait prononcer; peu après il se trouva en état de parler lui-même ce
langage assez correctement pour être regardé comme indigène,et il apprit plusieurs
langues avec la même facilité.Aussi les Tartares, au moyen de leurs éclaireurs,firent choix
de lui, se l'attachèrent, lui dirent qu’ils voulaient obtenir la domination do toute la terre,
et sur les réponses qu'ils en reçurent, le déterminèrent par un grand nombre de présents
à les servir fidèlement, parce qu'ils manquaient d'interprètes. Quant à leurs moeurs, à
leurs superstitions, à la disposition et à la stature de leurs corps, à leur patrie et à
leur manière de combattre, il jura que ce sont de tous les hommes les plus avares, les plus
colères, les plus trompeurs et les plus immiséricordieux. Mais la rigueur des punitions et
la cruauté des peines qui peuvent leur être infligées par leurs supérieurs, les empêchent
mutuellement de se quereller, de se disputer et d'en venir aux coups. Ils appellent dieux
les fondateurs de leurs tribus et les honorent dans certaines solennités à des époques
fixées. Ils ont beaucoup de solennités particulières, mais ils n’en ont que quatre générales.
Ils croient que tout a été créé, excepté eux seuls. Ils pensent qu'il n'y a aucun mal à
sévir avec férocité contre les rebelles. Ils ont la poitrine dure et robuste, la face maigre et
pâle, les épaules raides et droites, le nez tortu et court, le menton proéminent et aigu, la
mâchoire supérieure déprimée et enfoncée, les dents longues et rares, les paupières qui
s'étendent depuis les cheveux jusqu'au nez,les yeux errants et noirs, le regard oblique et
farouche, les extrémités osseuses et nerveuses, les jambes grosses, mais plus courtes que
les nôtres, quoiqu’ils nous égalent en stature, parce que ce qui leur manque aux jambes
en longueur, ils le regagnent dans le haut du corps. Leur patrie est cette terre jadis déserte
et surtout ces déserts qui s'étendent au delà de tous les Chaldéens et d'où ils ont chassé
les lions, les ours et les autres bêtes féroces à coups d'arc et d'autres machines. Avec le
cuir bouilli de ces animaux, ils se sont fait des armures légères à la vérité, mais cependant
impénétrables. Ils ont l'habitude de monter sur des chevaux qui ne sont pas très grands,
mais qui sont très robustes et vivent de peu, et de s'y attacher fortement : ils combattent
avec un courage infatigable au moyen de traits, de massues, de haches à deux tranchants
et d'épées; mais ils ont une prédilection pour les arcs et combattent avec beaucoup
d'adresse. Ils sont mal armés par derrière pour que la fuite leur soit interdite, et ils
n'abandonnent le champ de bataille que quand ils voient le principal étendard de leur
prince retourner en arrière. Vaincus ils ne savent pas supplier pas plus qu'épargner étant
vainqueurs. Ils persistent tous comme un seul homme, dans la volonté et dans le dessein
de soumettre le monde entier à leur domination, et des milliers de milliers ne peuvent
suffire à en fixer le nombre. Quand leurs satellites, qui sont au nombre de six cent mille,
prennent les devants pour préparer des logements à toute l'armée, ils partent sur des
chevaux agiles à la course et parcourent dans une seule nuit l'espace de trois journées de
marche. Puis ils se répandent aussitôt dans toute la province, tombent sur une population
désarmée, surprise à l'improviste et dispersée, et en font un si grand carnage que le roi
ou le prince de la terre envahie, ne peut trouver personne à réunir et
à ranger en bataille contre eux. Ils trompent tous les peuples et princes des pays qu'ils
trouvent en paix en leur donnant des prétextes qui n'en sont pas. En effet, ils prétendent
être sortis de leur patrie , tantôt pour rapporter dans leur pays les corps des rois
mages dont les tombeaux sacrés ornent la ville de Cologne; tantôt pour abaisser 1'avarice
et l'orgueil des Romains qui les ont opprimés anciennement; tantôt pour soumettre à leur
pouvoir seulement des nations barbares et des races hyperboréennes; tantôt pour
tempérer par leur modération la fureur des Teutons; tantôt pour apprendre
des Gaulois l’art de la guerre; tantôt pour chercher une terre dont la fertilité puisse
suffire à leur multitude ;tantôt pour accomplir un pèlerinage à saint Jacques en Galice.
Séduits par ces mensonges, quelques rois, simples d'esprit, ont fait alliance avec eux et
leur ont accordé libre passage sur leurs terres; mais ils n’en ont pas moins été tués, parce
que ces peuples n’ont point observé le traité. Au milieu de tant de périls qui menacent le
peuple chrétien tout entier, que font ces saints frères, nouveaux en religion et encore
brûlants du feu de la fournaise d'où ils sont sortis, eux qui veulent qu'on les regarde
comme ayant choisi plus que tous les autres la voie de perfection? Ne pourraient-ils se
concilier la faveur des princes et des seigneurs par les confessions et par les autres
entretiens familiers? ne devraient-ils pas leur crier aux oreilles avec instance et
importunitc de se lever
contre les Tartares? lls font mal, s'ils ne crient pas; ils font pis, s'ils sont hypocrites; ils font
très-mal, s’ils secourent [ces barbares]. Pourquoi les moines noirs, les moines blancs et
les chanoines Norberlins, qui veulent qu'on les croie morts au monde,ne prêchent-ils pas
une croisade contre ces Tartares? ô conseils insensés des rois! ô silence nonchalant des
évéques et des abbés ! ô rage inouïe de la cruauté!Déjà les royaumes des chrétiens sont
détruits et la méme extermination menace les autres , sans que l'exemple de ceux qui ont
péri inspirent des précautionsà ceux qui survivent : nous souffrons chez nous nos ennemis
les plus acharnés pour aller attaquer au delà des mers des ennemis beaucoup plus
doux.C'est pourquoi moi qui suis ce que je suis , grâce à votre paternité, j'ai jugé à propos
de vous conseiller dans le Seigneur, à vous qui vous trouvez placé entre les rois de France,
d'Angleterre et d'Espagne, de chercher à les déterminer, par tous les moyens en votre
pouvoir, à mettre un terme, soit perpétuel, soit momentané, à leurs querelles, et à
s'occuper entre eux prudemment et mûrement d'opposer une solide résistance à cette
nuée de guerriers féroces. En effet, j’en atteste la foi du Christ dans laquelle j'espère
être sauvé, ou tous ensemble écraseront ces monstres, ou chacun d'eux sera écrasé par
eux. Portez-vous bien.

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