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1. À lorigine des longues lames alpines, remarquable pour la région de Sassello dans le
trois zones de production massif de Voltri, où on a exploité des lentilles
aplaties déclogite en inclusion dans la serpentine,
Pour suivre lhypothèse du rôle majeur qui permettaient dobtenir par taille au percuteur en
quauraient eues certaines longues haches polies bois de cerf de longues ébauches oblongues
alpines en Europe occidentale pour afficher les dis- (Pétrequin, expérimentation personnelle), comme
parités sociales, avec les conséquences que lon celles autrefois trouvées à Alba (Traverso, 1909).
suppose sur lévolution des formes et des techniques Nétant pas géologues de formation, nous
de productions des lames en roches tenaces et en avons suivi une autre approche, qui est celle qui a fait
silex, nous préparons un travail sur lensemble des ses preuves pour la découverte et linterprétation
lames en roches alpines translucides, du moins sur des carrières néolithiques du sud des Vosges. Il
les exemplaires de plus de 15 cm de longueur (et sagissait dans un premier temps de reconnaître,
jusquà 46,6 cm dans le tumulus de Mané er Hroëck détudier et de dessiner un maximum de lames
à Locmariaquer, Morbihan). Sans vouloir déflorer le polies dorigine alpine en Europe occidentale (à ce
sujet qui mérite davantage que ces quelques pages jour, notre inventaire porte sur 800 haches et
(Pétrequin éd., en préparation), il est pourtant herminettes de plus de 15 cm de longueur). Au lieu
permis de présenter brièvement quelques premiers dune approche pétrographique détaillée, pour lins-
résultats qui ouvrent de nouvelles hypothèses de tant impossible sur la plupart de ces magnifiques
travail. pièces de collection, quil nest plus possible de
Depuis les premières études de A. Damour tronquer, couper ou perforer comme cela a trop
(1865 et 1866) et de S. Franchi (1904), il est souvent été fait dans les années 50 et 60, sans aucun
démontré que lorigine des jadéitites doit être re- résultat publié (en particulier sur les objets bretons),
cherchée dans les Alpes internes, schématiquement nous nous sommes contentés dune classique des-
entre Saas-Fee (Valais, Suisse) et le massif de Voltri cription visuelle des caractères apparents des roches
(au nord de Savona et de Genova, Italie). Les études utilisées.
pétrographiques des pièces archéologiques ont con- Dans un deuxième temps, des prospections
firmé ces remarquables intuitions, que ce soit à de terrain ont été renouvelées dans les Alpes inter-
partir des exemplaires de Grande-Bretagne (Camp- nes, vallée par vallée, pour caractériser les roches
bell Smith, 1963) ou du Midi de la France, avec de visuellement identiques aux exemplaires néolithi-
surcroît, de léclogite du massif de Voltri et des ques et qui pouvaient être utilisées pour une produc-
roches glaucophanitiques de la Durance (Ricq-de tion expérimentale. Pendant ces prospections, on
Bouard et al., 1990, Ricq-de Bouard, 1996). Mais sest appliqué à travailler sur des affleurements en
lorigine exacte, en dautres termes les zones dex- place ou bien sur dénormes blocs morainiques, car
ploitation privilégiées pour la fabrication des plus il nest pas plausible, comme nous lavons montré
grandes lames, nétait pas précisément connue, en aujourdhui en Nouvelle-Guinée (Pétrequin et
dépit des progrès spectaculaires de la géologie des Pétrequin, 1993) et au Néolithique dans le sud des
Alpes internes dans les années 70 (Compagnoni, Vosges (Pétrequin et Jeunesse, 1995) dalimenter
1977, Compagnoni et al., 1977, Marini et al., 1977); des transferts de longues lames à très grande dis-
en fait, des petites différences apparaissent presque tance à partir de dépôts secondaires alluviaux : en
toujours, semble-t-il, entre les données effet, les contraintes sociales tendent à privilégier le
pétrographiques sur les roches ophiolitiques alpines travail en groupe; lapprentissage et la transmission
et les résultats des analyses pétrographiques sur les des savoir-faire exigent une très grande quantité de
objets archéologiques dItalie et de Provence matière première; lintensité de la production est
(Compagnoni et al., 1995). Plus récemment, à souvent en rapport avec la quantité et la qualité de
loccasion dune exposition sur les haches en roches la matière première disponible; toutes conditions
alpines dItalie du Nord au Musée des Antiquités de qui, dans les Alpes, ne sont pas - ou très mal -
Turin (1996), les présentations consacrées aux aires remplies par les gisements fluvio-glaciaires ou allu-
de fabrication de lames taillées ont montré que la viaux. Cétait là sinscrire contre une idée classique-
plupart seraient plutôt des sites périphériques dont ment admise pour les productions de lames alpines
les produits de faible longueur (Bernabo Brea et al., (Ricq-de Bouard et al., 1990, Ricq-de Bouard, 1996),
1996, Gambari, 1996, Garibaldi et al., 1996, Iseti, sauf, bien sûr, pour ce qui concerne la production
1996, Mannoni et al., 1996, Venturino, Gambari doutils dabattage de longueur faible ou moyenne.
1996) avaient peu de chance dalimenter les réseaux Dans un troisième temps enfin, il a fallu
déchange de très grandes lames à léchelle euro- croiser les données typologiques (en particulier la
péenne. Il convient pourtant de faire une exception cartographie des types morphologiques) avec les
Haches alpines et haches carnacéennes dans lEurope du V e millénaire 137
descriptions des roches utilisées. Cette dernière longueur, toutes trouvailles confondues, que ce
approche avait déjà été tentée avec quelque bon- soient des découvertes isolées ou des dépôts (fig. 1).
heur par P. de Mortillet (voir Desor, 1873, Il apparaît clairement que les découvertes sont très
Hagemans, 1873), qui opposait les haches triangu- irrégulièrement réparties dans lespace; elles suggè-
laires plates en jadéite pailletée du Bassin parisien rent des successions de concentrations reliées entre
et les haches à section ovalaire en roche vert foncé elles par des axes de moindre nombre de lames
du Midi de la France, puis par A.R. Wooley et al. en polies et séparées par des zones blanches, à peu près
1979, qui notaient la même opposition dans les vierges de toute présence de longue lame.
séries de haches du British Museum; mais ces tenta- Une telle répartition à léchelle de lEurope
tives peu orthodoxes en terme de pétrographie était déjà suggérée par linventaire et la cartographie
formelle, pourtant certainement efficaces comme de H. Fischer (1879 et 1880), mais on pouvait
techniques de recherche archéologique, étaient res- encore, à lépoque, penser que cette distribution
tées sans lendemain. était à mettre au compte de la qualité inégale des
Aujourdhui la synthèse des données per- recherches de terrain, ou bien encore que les con-
met de proposer trois zones de production pour la centrations de haches et dherminettes pouvaient
majorité des longues lames en roches alpines (fig. 1) : indiquer des aires de plus fort peuplement néolithi-
- Une zone nord, de part et dautre du débouché de que. Ce nest aujourdhui plus le cas, même si lon
la Doria Baltea dans la plaine (Biella et Val sait très bien que notre inventaire ne comprend
Chiusella); on y aurait surtout préparé des ébau- certainement pas plus de la moitié des exemplaires
ches taillées ou sciées en jadéite gris vert clair à retrouvés depuis deux siècles et dont la plupart
structure saccharoïde et, à un moindre degré, en restent inédits ou inutilisables, car publiés sans bons
serpentinite massive vert foncé presque noir dessins ou sans description précise (cest en particu-
(région de Nuss) et des roches éclogitiques à lier le cas pour lAllemagne où ces pièces ont été
grenats. souvent complètement négligées depuis le travail
- Une zone centrale, entre le Queyras et le Viso, pionnier de H. Fischer à la fin du siècle dernier).
avec à lest lexploitation déclogite à grenats et Notre interprétation de cette nouvelle car-
de jadéitite de couleur vert cru, du côté du Val tographie des longues haches et herminettes, dont la
Pellice; à louest, dans la haute Durance, une fonction technique efficace nest pas forcément ex-
majorité de glaucophanite bleuâtre et une pro- clue, mais minimisée au profit dun affichage indivi-
duction indiscutable mais peu nombreuse de duel et dune propagande sociale inégalitaire, sug-
jadéite vert à structure saccharoïde et de roches gère que les échanges entre les producteurs et les
éclogitiques vert clair (aires de production dans plus lointains utilisateurs ne répondent pas aux
la région de Chabestan et Orpierres, Hautes- normes du processus down the line. A lorigine des
Alpes). échanges, deux aires dexploitation et de fabrication
- Une zone méridionale, dans le massif de Voltri au apparaissent : lune en Ligurie, dans le massif de
Nord-est de Savona et, à un moindre degré, sur Voltri autour de Sassello, lautre dans la haute
la côte ligure, où léclogite vert foncé presque Durance et à lest du Mont Viso; une troisième est
noir et lomphacitite sont majoritairement ex- suggérée par la présence débauches à proximité du
ploitées, avec une faible production de pièces en débouché du Val dAoste dans la plaine du Pô. Ces
jadéitite. trois concentrations seraient à rapporter à la situa-
tion des affleurements primaires et des dépôts se-
Nous retrouverons ces divisions de les- condaires de blocs de gros calibre, à proximité de
pace piémontais et ligure en concentrations diffé- fenêtres géomorphologiques sur des roches préal-
rentes, quand il sagira de cerner lorigine de cer- pines où les plagioclases ont été partiellement trans-
tains groupes typologiques de lames polies. formées en jadéitite et où les assemblages éclogitiques
survivent encore dans les métabasites (Compagnoni,
Dal Piaz et al., 1977).
2. Longues lames alpines et échanges La deuxième concentration affecte une ré-
à grande distance partition crescentiforme le long du pied occidental
du massif alpin, avec un nombre débauches et de
Sans aborder encore la question de la chro- pièces partiellement polies remarquablement fort.
nologie des lames polies en roches alpines dorigine On notera une proportion importante de jadéitite
piémontaise ou ligure, examinons la répartition, en vers le nord, tandis que les roches éclogitiques et les
Europe occidentale, des communes qui ont livré au glaucophanites sont beaucoup plus fréquentes vers
moins une hache ou herminette de plus de 15 cm de le sud. Cette distinction pétrographique dans lali-
138 P. Pétrequin, S. Cassen, Chr. Croutsch & O. Weller
Fig. 1 Interprétation de la répartition des lames polies en roches alpines dorigine piémontaise ou ligure.
mentation des réseaux européens déchange pour- gisements primaires. Il précède une aire curviligne
rait être la résultante de deux axes de sortie occiden- de 180 à 250 km de large à peu près libre de toute
tale des Alpes : au nord, la région de Chambéry, la longue pièce polie, mais simplement traversée par
Saône et le Rhin; au sud, les Hautes-Alpes, la Du- quelques axes de découvertes qui salignent en Lan-
rance et les Alpes maritimes. guedoc oriental, en Bourgogne et dans la vallée du
Le front occidental de cette deuxième con- Rhin et qui suggèrent des routes privilégiées de
centration se situe en moyenne à 250 km des transport et déchange.
Haches alpines et haches carnacéennes dans lEurope du V e millénaire 139
Lauréole suivante, entre 400 et 900 km pas contradictoires, mais ne doivent pas faire oublier
des Alpes internes, peut être caractérisée par cinq des phénomènes de portée plus générale : à en juger
grandes concentrations denviron 150 à 300 km de par létonnante similitude de la répartition des lon-
diamètre : Catalogne et Languedoc occidental, Bre- gues lames polies et des tumulus géants de type
tagne et Pays de la Loire, Bassin parisien, Belgique- carnacéen ou Cerny, en Bretagne et dans le Bassin
Rhénanie et Basse-Saxe, qui semblent avoir attiré les parisien, on pourrait envisager de généraliser le
plus longues haches et herminettes. Plus loin en- phénomène aux franges occidentales et nord-occi-
core, de semblables concentrations existent en An- dentales de lEurope, avec lémergence du
gleterre (950 km de la zone dorigine) et en Écosse mégalithisme et lextension progressive de la mode
(1450 km), où elles ont été récemment mises en des long barrows, justement à partir de régions
évidence par J. Murray (1994). supposées de plus longue perduration de certains
Tout porte à croire que ces concentrations traits mésolithiques.
situées à peu près à égale distance les unes des autres
(fig. 1) et séparées par de larges territoires à peu
près vides de longues lames polies représentent des 3. Lames alpines et lames carnacéennes :
formations sociales fortement hiérarchisées, où les la question du sur-polissage
échanges se font entre élites et doù sont exclues les
communautés situées dans les marges sociales. Les Ce transfert des longues haches et hermi-
lames polies (et parfois même des ébauches en cours nettes depuis les Alpes internes en direction des
de polissage comme celle des environs de Clermont, franges occidentales de lEurope, selon le processus
Oise, conservée au Musée de lHomme) auraient que nous commençons à pressentir, est accompagné
circulé des Alpes en direction de lÉcosse, non par dune modification de létat de surface des lames
petits échanges successifs, mais à la suite déchanges polies, et souvent aussi de leur forme générale,
cérémoniels entre élites à 150-200 km de distance. parfois même de leur section transversale.
Une telle situation est bien documentée pour lÂge Nous appellerons lames polies alpines les
du Fer en Europe occidentale, mais elle est pour le haches et les herminettes telles quon les trouve plus
moins inattendue pour le Néolithique, parce que particulièrement dans les zones de production et à
nous avons été formés à accepter une approche proximité du pied occidental des Alpes. Ce sont des
linéaire des évolutions de lhistoire, un concept ébauches taillées, sciées et (ou) bouchardées, des
devenu complètement désuet, même sil est tou- lames partiellement polies (seul le tranchant est poli)
jours inconsciemment actif. et des outils entièrement polis mais à section épaisse,
De plus, on ne manquera pas de remarquer souvent irrégulière (fig. 2, degré de polissage 1 à 3).
lopposition qui existe entre : une Italie du Nord Ces différents états de polissage sont exactement
proche des centres de fabrication et où les longues ceux qui affectent un outil dabattage classique voué
lames sont rares; une Europe transalpine et mari- au travail du bois. La lame alpine nest donc ici
time où les grandes lames polies ont été utilisées en socialement valorisée que par sa longueur remar-
bon nombre pour la propagande sociale. Cette quable et par la qualité dune roche verte translucide
opposition ne concerne dailleurs que les exemplai- particulièrement dense et qui sonne bien sous le
res supérieurs à 15 cm et, en fait, petites herminet- percuteur.
tes et haches en roches alpines ont été également À lautre extrémité des échanges, du côté
largement distribuées à la fois vers le nord et vers le des concentrations situées à plus de 500 km des
sud, jusquen Sicile au moins (Leighton et Dixon, affleurement primaires, les normes de polissage sont
1992), mais où elles ne sont guère utilisées quen beaucoup plus strictes. On cherche généralement à
tant quoutils de travail du bois. Pour rendre transformer les haches en leur donnant une forme
compte de cette opposition, deux hypothèses pour- extrêmement régulière, obtenue par un très long
raient être valides et complémentaires : les sociétés investissement supplémentaire en temps de polis-
néolithiques dItalie, en tant quutilisatrices privilé- sage qui ne peut être expliqué par de simples con-
giées doutils en roches alpines, ne prisaient guère traintes techniques; parfois même, une section len-
un éventuel marquage social à partir de roches ticulaire particulièrement mince permet daccen-
représentées dans les alluvions (à lopposé de lEu- tuer la qualité du tranchant devenu translucide (fig. 2,
rope transalpine où ces roches rares sont totale- degré de polissage 4). De surcroît, la surface des
ment absentes des dépôts naturels) ; ou bien le pièces en jadéite et en éclogite a été polie à glace,
Néolithique dItalie pratiquait dautres formes de cest-à-dire quelle a nécessité encore un long travail
compétition sociale, doù les longues haches étaient supplémentaire pour accentuer les qualités esthéti-
pratiquement exclues. Ces deux hypothèses ne sont ques de lobjet et souligner la brillance remarqua-
140 P. Pétrequin, S. Cassen, Chr. Croutsch & O. Weller
ble et les différentes tonalités de la roche verte. polies ont fréquemment été perforées au niveau du
Enfin, on connaît des exemplaires où la technique de talon (fig. 2, degré de polissage 5).
polissage par facettes successives a atteint sa perfec- Nous proposons dappeler haches carna-
tion : les différents plans de polissage sont alors céennes toutes ces haches et herminettes qui ont été
conservés et utilisés pour suggérer un décor en V ou sur-polies et dont la valeur nest plus simplement
en Y sur les faces de la lame polie. En Bretagne, et celle dune roche exotique rare ou dune lame
surtout dans la région de Carnac, ces lames sur- particulièrement longue; la régularité accrue, le
Haches alpines et haches carnacéennes dans lEurope du V e millénaire 141
magnifique fini du polissage qui évoque les techniques de La Bégude, pour les plus grandes dentre elles, nont
actuelles des joailliers, et parfois les décors sont certai- certainement pas été taillées sur des blocs erratiques ou
nement lexpression de contraintes sociales. Le polis- de gros galets morainiques, mais bel et bien à partir de
sage et le très long surcroît de travail quimpose cette blocs à débit parallèle (voir la schistosité des roches
modification des lames polies pour être présentées en utilisées), à proximité immédiate ou sur les affleure-
public, accumulées dans les dépôts, déposées dans des ments primaires. Cette observation donne à penser
tombes ou fichées en terre en des points particuliers du que certaines communautés du versant occidental des
paysage, sont selon notre définition les caractères spé- Alpes ont mené des expéditions depuis la Durance
cifiques des haches carnacéennes. Enfin, nous signale- jusquun peu au-delà des massifs frontaliers, pour sali-
rons que certaines formes de sur-polissage, qui affec- menter en ébauches plus longues que celles en
tent à la fois la forme générale des lames et leur section, glaucophanite issue des alluvions, et dune couleur plus
peuvent être caractéristiques dune zone de concentra- prisée pour les échanges lointains.
tion et dune seule : cest le cas en Bretagne, avec des La répartition des lames polies de type Bégude
pièces minces à tranchant élargi et talon perforé, ou des (fig. 3, en haut) est maximale au sud dune ligne Abbe-
Pays de la Loire avec un profil transversal à pans ville-Genève, avec un courant méridional en direction
verticaux bien marqués. Dans ces deux cas, tout se du Languedoc occidental et un courant septentrional,
passe comme si les lames alpines entraient dans la zone au nord du Massif central, en direction du Bassin
de concentration, étaient repolies et pouvaient être parisien, de la Normandie, des Pays de la Loire et de la
éventuellement échangées dans un rayon de 100 à 150 Bretagne. Le type Bégude a été, semble-t-il, produit
km, mais ne ressortaient plus de ces régions limitées où majoritairement par les ateliers de Ligurie (avec de
un type de sur-polissage spécifique était devenu un léclogite translucide vert foncé, presque noir), à un
véritable attribut culturel. moindre degré dans le Piémont et la haute Durance. Sa
répartition méridionale en Europe est strictement sem-
blable à celle des anneaux-disques réguliers en roche
4. Les lames polies des Alpes méridionales et de Ligurie verte (rares jadéitites alpines, nombreuses serpentinites
et schistes divers).
G. Cordier et A. Bocquet (1973) ont montré Les plus anciens anneaux-disques réguliers
que, sur les dix lames polies qui composent le dépôt de sont datés du Néolithique ancien (milieu du VI e millé-
la Bégude-de-Mazenc (Drôme), sept appartiennent à un naire) en Italie du Nord-Est, comme à Sammardenchia
type particulier de forme très allongée, avec une section (DAmico et al., 1996) et leur fabrication a été poursui-
ovalaire ou légèrement lenticulaire et un tranchant vie pendant toute la durée des Vases à Bouche Carrée
développé qui se raccorde insensiblement aux longs (Tanda, 1977, Traversone, 1996, Zamagni, 1996). En
côtés (fig. 3, en haut). France septentrionale, ces parures de bras sont considé-
Bien quil nexiste pas, à notre connaissance, rées comme caractéristiques du Villeneuve-Saint-Ger-
de déterminations pétrographiques pour ces dix lames main (Auxiette, 1989). Voilà donc de premiers élé-
de hache et dherminette, la simple description des ments de datation pour les lames polies de type Bégude.
surfaces, comparée à nos échantillons prélevés dans les Dans deux cas, ces lames ont été trouvés dans
Alpes internes, permet déjà de sen faire une idée. des associations datées. À Giribaldi, Nice (Binder et al.,
En première approche, les roches utilisées 1994), un tranchant dherminette de type Bégude est
évoquent le Queyras, la région du Mont Viso, et peut- associé à des céramiques dune phase ancienne du
être le Val Varaita, avec des glaucophanites et des complexe chasséen, dont le style est influencé par le
roches éclogitiques bien typées par leurs recristallisations style méandro-spiralé des VBQ; les datations
en veines translucides. Si lon compare le cortège des radiométriques calibrées placent cet ensemble entre
roches de La Bégude avec celui des trois zones de 4500 et 4000 av. J.-C. Par ailleurs, deux très grands
production reconnues, on peut dores et déjà exclure le exemplaires du tumulus de Tumiac à Arzon (Morbihan)
massif de Voltri à lest et la région de Sesia-Lanzo au (Herbaut, 1996) sont à attribuer à lhorizon chronolo-
nord. Les plus grandes ressemblances sont avec les gique le plus ancien des tumulus géants carnacéens.
productions néolithiques des Hautes-Alpes en rive droite Cette proposition repose sur la sériation des lames
de la Durance, cest-à-dire la région de Chabestan et polies des «dépôts» autour de la baie du Morbihan;
Orpierres, où lon travaillait en priorité la glaucophanite selon nos critères, cet horizon serait caractérisé par le
de la Durance, mais aussi la jadéitite du Queyras nombre important de longues haches à section ovalaire
(plusieurs fois repérée dans les hautes terrasses de la et talon piqueté, tandis que les lames plus courtes et
Durance) et les roches éclogitiques du Viso, à une larges, à section aplatie, sont encore peu nombreuses;
centaine de kilomètres au nord-est. Comme lont ces rapports sinverseront plus tard, comme dans le
pressenti G. Cordier et A. Bocquet, les lames du dépôt dépôt de Bernon à Arzon. Quoiquil est soit, la
142 P. Pétrequin, S. Cassen, Chr. Croutsch & O. Weller
Fig. 3a Répartition des ébauches et des lames polies de type Bégude (fig. 3a)
comparée à celle des anneaux disques réguliers en roche verte (fig. 3b).
phase majeure des tumulus carnacéens, où les lames semble avoir été une cause possible de la disparition
sur-polies en roche dorigine alpine sont très bien du type Bégude pendant la deuxième moitié du Ve
représentées, est située au milieu du Ve millénaire millénaire, au moins chez les utilisateurs les plus
av. J.-C., pendant le Castellic ancien selon C. Boujot éloignés des sources de matière première.
et S. Cassen (1992). Toutes ces importations à
longue distance paraissent cesser, au moins en Bre-
tagne, avec lintroduction des coupes à socle du 5. Les lames polies de lEurope septentrionale
Chasséen pendant la phase récente du Castellic.
En conclusion, les lames polies de type La réévaluation du dépôt de la Bégude vient
Bégude participent aux échanges à longue distance dêtre loccasion dune présentation du transfert de
qui affectent en profondeur les zones méridionales haches alpines en direction de louest et du sud. Un
et, plus au nord, le VSG; au contraire, le monde phénomène symétrique existe au nord des Alpes.
danubien, avec le Grossgartach, montre momenta- La plupart des lames polies du Bassin Pari-
nément un front étanche à ces échanges alpins, si ce sien, dAllemagne et de Grande Bretagne est de
nest dans sa frange la plus méridionale, en Haute- forme triangulaire symétrique, avec un tranchant
Alsace, où les ébauches en pélite-quartz ont été peu arqué et qui forme deux angles fermés avec les
largement bouchardées dès la première moitié du longs côtés. La répartition des lames polies de type
V e millénaire pour produire, en roches locales, des Altenstadt, Greenlaw, Chenoise et Glastonbury
formes imitées des haches alpines (Pétrequin et (fig. 4, en haut) se fait exclusivement au nord dune
Jeunesse, 1995). Lextension du complexe chasséen, ligne Caen-Genève, cest-à-dire en effet de miroir
Haches alpines et haches carnacéennes dans lEurope du V e millénaire 143
Fig. 3b Répartition des ébauches et des lames polies de type Bégude (fig. 3a)
comparée à celle des anneaux disques réguliers en roche verte (fig. 3b).
par rapport aux haches de type Bégude (fig. 4 , en entre les roches vert foncé (éclogite) de la partie sud
bas); le chevauchement des deux groupes géogra- de la France et les roches vert clair (jadéitite) de la
phiques ne concerne guère quune partie du Bassin moitié nord de la France, de la Belgique, de lAllema-
parisien. Ces objets, longuement sur-polis, tout en gne et des Îles britanniques. La dispersion complé-
conservant bien souvent un profil dherminette ar- mentaire de ces deux productions pourrait alors
quée, sont parvenus jusquen Écosse, en Belgique, être en rapport direct avec la position des affleure-
dans la basse vallée du Rhin et en Basse-Saxe. ments primaires par rapport aux cols alpins, selon
Parmi les roches alpines utilisées pour les leur débouché vers le Rhône, vers la Saône ou vers
lames de la famille rhénane, la «jadéite pailletée le Rhin.
tient la première place. Il sagit dune jadéitite gris- Ces jadéitites vert pâle à structure cristal-
vert saccharoïde à paillettes de mica blanc, dont la line sont dailleurs nombreuses en Suisse occiden-
répartition naturelle dans les Alpes internes est tale et en Franche-Comté où elles sont un support
plutôt centrée sur la zone Sesia-Lanzo, en particulier classique pour les outils dabattage. Du point de vue
dans le Val Chiusella au sud du val dAoste et autour chronologique, leur utilisation peut être démontrée
du Monte Mucrone (Biella, Vercelli). Si cette hypo- au moins dès le milieu du Ve millénaire av. J.-C. à
thèse devait être confirmée par les analyses en cours Molino Casarotto (Fimon, Vicenza, Italie) (Bagolini
(M. Rossy, Laboratoire de Pétrographie et de Miné- et al., 1973) et dans la grotte des Planches-près-
ralogie, Université de Franche-Comté), nous pour- Arbois (Jura) (Pétrequin, Chaix et al., 1985) pen-
rions alors expliquer par deux origines différentes dant la deuxième moitié du Ve millénaire; en Suisse
lopposition reconnue dès la fin du siècle dernier occidentale, elles disparaissent progressivement
144 P. Pétrequin, S. Cassen, Chr. Croutsch & O. Weller
Fig. 4 Répartition des lames polies de la famille septentrionale (en haut) et de la famille méridionale (en bas).
Haches alpines et haches carnacéennes dans lEurope du V e millénaire 145
pendant le Cortaillod (Buret et Ricq-de Bouard, imitations en silex : les haches de Glis-Weisweil
1982), cest-à-dire vers le 38e siècle av. J.-C. (Pétrequin et Jeunesse, 1995).
En contexte chronologique fiable, nous con-
naissons quelques lames polies carnacéennes faites
de jadéitite gris-vert saccharoïde. Les plus connues 6. Les effets miroirs du «Chalcolithique ancien»
sont celles des longs tumulus et des dépôts autour du en Europe
golfe du Morbihan, avec Bernon à Arzon et Saint-
Michel à Carnac, datés du milieu du Ve millénaire av. Dans cette présentation brève et donc par-
J.-C., selon largumentation développée plus haut; tielle, quelques observations sur les divisions de
elles semblent y remplacer très vite le type Bégude lespace ou sur les successions chronologiques sont
à talon piqueté. On en connaît une autre plus revenues avec insistance. On pourrait les associer
étroite, dans le dépôt de Bennwihr (Haut-Rhin) en termes de complémentarité ou dopposition.
(Pétrequin et Jeunesse, 1995), associée à des lames Dès le Néolithique ancien, une première
polies en pélite-quartz; ce type doutil en pélite, opposition apparaît flagrante : le monde danubien
également connu en contexte dhabitat littoral daté au nord, avec ses propres réseaux de distribution de
par la dendrochronologie à Hornstaad Hörnle I (lac longues herminettes, doù les formes de dépôts et
de Constance), est attribué à la césure Ve-IV e millé- de compétition sociale sont loin dêtre absentes,
naire. La lame polie la plus récente, également de comme plus tard dans le Néolithique moyen; au sud,
type étroit, est certainement celle trouvée le long de lItalie et la moitié sud de la France, avec la mise en
Sweet Track (Somerset Levels, Angleterre) : lana- place des premiers réseaux déchange de lames en
lyse dendrochronologique des bois du chemin de roches alpines, où prévalent, semble-t-il, les éclogites.
planches voisin permet de la dater précisément des Dans lun et lautre cas, cest bien dherminettes
années 3807-3806 av. J.-C. (Coles, Orme et al., quil sagit, mais typologiquement différentes et ces
1974). deux mondes techniques semblent sexclure mu-
La famille septentrionale des lames tuellement.
carnacéennes est donc bien calée pendant la À la même époque, lItalie et les Alpes
deuxième moitié du Ve millénaire, avec un allonge- internes montrent également une autre opposition
ment progressif du modèle Altenstadt (fig. 4, en nord-sud : des lames polies à tranchant large et droit
haut), qui pourrait être le plus ancien selon nos au nord (groupe de Fiorano en particulier), des
sériations, mais dont les premières manifestations lames à tranchant étroit et très courbe au sud
sont encore incertaines dans le temps. Pour lins- (famille Imprimée et Cardiale). Il est possible que,
tant, labsence dassociation en répartition, même pendant cette période, où nous ne connaissons pas
dans le Bassin parisien, entre les lames polies rhéna- encore de dépôts de haches alpines, la différencia-
nes et les anneaux-disques réguliers pourrait être un tion des trois ressources minérales dans les Alpes
argument très sérieux en faveur dune datation post- internes soit déjà acquise pour les outils dabattage.
VSG/Grossgartach, à lexception près, mais non Avec le Ve millénaire, probablement vers la
confirmée, de la grande hache à nervure centrale et fin du VSG, de grandes lames polies à section ovalaire
des anneaux-disques dune fosse à Vinneuf (Yonne) et à talon piqueté gagnent largement vers louest et
(Carré, 1967). Mais les concentrations de haches vers le nord, déclenchant au passage de profondes
rhénanes en rapport avec les grands tertres arasés modifications en bordure de laire danubienne; ainsi
de type Passy permettent de suggérer, sans grand en Haute-Alsace, où les lames à section ovalaire
risque derreur, une attribution au Cerny pour le épaisse offrent un contraste saisissant avec la Basse-
Bassin parisien, cest-à-dire, comme en Bretagne, Alsace, où traditionnellement, les néolithiques sont
vers le milieu du Ve millénaire. Par ailleurs, à un encore tournés vers limportation ou la fabrication
niveau plus général, lextension du groupe des ha- dherminettes danubiennes en roches dures et à
ches rhénanes se calque dassez près sur laire du section en D.
groupe de Bischeim (Roessen III), qui va de la région Au milieu du Ve millénaire, les longues
Elbe-Saale jusquau centre du Bassin parisien, ce qui lames sur-polies en roches alpines ont gagné une
nous situerait entre 4600 et 4400 av. J.-C. (C. bonne partie de lEurope occidentale, mais la limite
Jeunesse, in litteris). nord-sud entre monde danubien et monde méditer-
À la fin du Ve millénaire, lapprovisionne- ranéen nest pas encore réellement transgressée. Le
ment du Bassin parisien et de la Rhénanie en jadéite nord parait réservé à la famille des lames rhénanes,
alpine se tarit progressivement et, le long dune des avec surtout des jadéites du nord du Piémont et de
principales routes déchanges, en Suisse nord-occi- louest de la Lombardie; le sud serait plutôt le
dentale, on va se mettre alors à fabriquer des domaine des productions ligures et du sud Piémont,
146 P. Pétrequin, S. Cassen, Chr. Croutsch & O. Weller
Fig. 5 Relations spatiales entre la répartition des longues lames en roches alpines et les indices dexploitation du sel.
où les types Bégude sont encore nombreux. De la les et ce dans des groupes culturels qui entretiennent
Catalogne à lÉcosse, de la Bretagne à la vallée de la peu ou pas de relations entre eux. Ce nest donc pas
Saale, on assiste alors à une multiplication des dé- un hasard que les tumulus géants carnacéens autour
pôts de lames en roches alpines. Loutil dabattage du golfe du Morbihan, peut-être avec la puissance
en roches exotiques, maintenant sur-dimensionné et déchange que pouvait représenter la production de
sur-poli, est devenu le symbole des inégalités socia- sel (Boujot et Cassen, 1992), ici comme autour des
Haches alpines et haches carnacéennes dans lEurope du V e millénaire 147
sources salées de la vallée de la Saale et de la pour la fabrication de haches, dont la forme typolo-
dépression de Bad Nauheim (fig. 5), aient attiré un gique même ne semble pas pouvoir trouver son
tel nombre de haches socialement valorisantes, en origine dans les outillages régionaux plus anciens ? Il
soutirant à la fois sur les échanges de lames rhénanes au y a là une piste intéressante de recherche qui pour-
nord du Massif central et dans les pays de la Loire, et sur rait rendre compte de lopposition entre ces dépôts
les transferts méridionaux par le sud du Massif central. anciens, regroupant des lames en roches alpines, et
On a de plus déjà signalé ailleurs (Boujot et ces autres dépôts, plus récents, de haches et dher-
Cassen, 1992, Pétrequin et Jeunesse, 1995) la symé- minettes en silex.
trie qui existait alors à léchelle de lEurope entre Finalement, les outils symboliques que sont
deux mondes sans contacts entre eux : les premières les longues haches et herminettes sur-polies impor-
métallurgies de lor et du cuivre au nord des Carpa- tées des Alpes internes vont définitivement disparaî-
tes dune part, la diffusion des haches symboliques tre de la scène pendant la première moitié du IV e
vers lextrémité ouest de lEurope dautre part. Une millénaire; le contexte social a changé et les compé-
telle symétrie, où les systèmes lagunaires de Varna à titions safficheront par le biais dautres objets.
lest et de Locmariaquer à louest sont les environ- Au nord-ouest des Alpes, les magnifiques
nements les plus propices à la récolte du sel ou de la jadéitites vert clair saccharoïdes vont peu à peu se
saumure, demande certainement, pour être expli- raréfier dans les circuits déchange. On ne les verra
quée, dautres contraintes quun diffusionnisme pri- resurgir, très momentanément, que pendant les 31 e-
maire dest vers louest, fût-il de proche en proche 25e siècles av. J.-C., par exemple dans les sites littoraux
(Lichardus et al., 1985), et nous avons déjà publié de Chalain et de Clairvaux (déterminations et analyses
nos hypothèses de travail sur ce sujet (Bailloud et al., à la microsonde, M. Rossy), lorsque les nouvelles
1995, Pétrequin et Jeunesse, 1995). influences dItalie du Nord et de Remedello vont forcer
Pendant la deuxième moitié du Ve millé- les cols alpins en direction de la Savoie et du Jura. Les
naire, la circulation à longue distance des longues périodes de fréquentation de labri-sous-roche dAlp
lames polies se tarit peu à peu, probablement un peu Hermettji (Zermatt, VS, Suisse), à 2600 m daltitude
plus tôt en Bretagne que dans les Pays de la Loire, un entre la vallée du Rhône et le Val dAoste, pourraient
peu plus tard encore en Angleterre et en Suisse, au alors fournir de bons marqueurs chronologiques de
fur et à mesure de lexpansion des complexes lexpansion des ébauches en jadéitite, en serpentinite
chasséens et de ses avatars plus récents (Windmill massive et en éclogite en direction du nord des Alpes
Hill, Néolithique Moyen Bourguignon, Cortaillod). (May, 1987) : dans ce campement en abri-sous-roche,
Lidée est à travailler que la hache alpine socialement la première date calibrée se situe entre 4691 et 4545
surdéterminée a provoqué, comme dans les carriè- av. J.-C. (B. 4701) et on ne peut manquer de la
res de Plancher-les-Mines, le début ou laccentuation rapprocher des tumulus carnacéens; deux autres don-
de la production des lames dabattage en roches nent respectivement 3020-2921 (B. 4703) et 2840-
locales. Ainsi quen est-il de cette opposition chro- 2669 av. J.-C. (B. 4702), cest-à-dire le moment où la
nologique, dans le Bassin parisien, entre un Néolithi- pression du Remedello se fait sentir dans le Jura et la
que moyen I riche en lames de prestige importées, Suisse occidentale, au moins par le biais des styles
avec les dépôts que lon sait, et un Néolithique céramiques.
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148 P. Pétrequin, S. Cassen, Chr. Croutsch & O. Weller
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