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La réintroduction des néonicotinoïdes en France


Revue de presse - Le Monde

La réintroduction temporaire des néonicotinoïdes


en France définitivement autorisée
Le Parlement revient sur son vote de 2016 interdisant l’usage de cet insecticide tueur d’abeilles,
afin de « sauver » les producteurs de betterave sucrière, mise en grande difficulté par l’arrivée de
la jaunisse.

Le Monde avec AFP

Publié le 04 novembre 2020 à 20h29 - Mis à jour le 05 novembre 2020 à 05h59

Un agriculteur récolte un
champ de betteraves sucrières à Bourlon, le 3 novembre 2020. PASCAL ROSSIGNOL / REUTERS

Le retour temporaire des néonicotinoïdes, insecticides tueurs d’abeilles, pour « sauver » la filière betterave
est désormais acté. Après l’Assemblée nationale, le Sénat a voté, mercredi 4 novembre, le projet de loi par
183 voix contre 130, ce vote valant adoption définitive.

Le projet de loi autorise, à titre dérogatoire, les producteurs de betteraves à sucre à utiliser jusqu’au
1er juillet 2023 des semences traitées avec des pesticides de la famille des néonicotinoïdes, interdits depuis
2018. « Chargée du suivi et du contrôle de la recherche et de la mise en œuvre d’alternatives » aux
néonicotinoïdes, un conseil de surveillance, notamment composée de huit parlementaires ainsi que de
représentants de la filière et d’associations de protection de l’environnement, accordera les dérogations. La loi
prévoit également que, sur les parcelles où ont été utilisés des néonicotinoïdes, il sera interdit d’implanter des
cultures attirant les abeilles afin de ne pas les exposer.
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Dans un communiqué, le président de la Confédération générale des planteurs de betteraves (CGB), Franck
Sander, a salué « un vote crucial ». Il a réclamé, par ailleurs, que l’adoption de ce texte s’accompagne
d’un « mécanisme d’indemnisation financière à destination des betteraviers à la hauteur des lourdes pertes
engendrées par la jaunisse ».

La majorité divisée
Cette réintroduction temporaire des néonicotinoïdes a divisé la majorité présidentielle début octobre, en
première lecture, avec un record de contestations chez les députés LRM depuis le début de quinquennat : 32
votes contre et 36 abstentions. Au sein du groupe majoritaire, 175 députés avaient soutenu le projet de loi.

Le ministre de l’agriculture, Julien Denormandie, a reconnu à plusieurs reprises qu’il s’agissait d’un
texte « difficile », pour défendre la « souveraineté alimentaire » française face à une « situation
exceptionnelle ». Pour le rapporteur du texte à l’Assemblée, Grégory Besson-Moreau (LRM), cet
article « apporte, dans le respect du droit européen, une réponse à la question essentielle des importations
déloyales ».

La rapporteure du texte au Sénat, Sophie Primas (LR), a aussi considéré que ce texte répond à « une urgence ».
Pour l’année 2020, Mme Primas évoque des pertes de rendement, estimées « entre 13 et 20 % » sur le territoire
national, avec dans certains départements, « des pertes moyennes sans doute au-delà de 40, voire 50 % ». Les
dérogations devraient, en effet, être effectives au plus tard en décembre, pour laisser le temps aux industriels
de produire les semences nécessaires au semis de mars et protéger ainsi la betterave du puceron vert, qui lui
transmet la jaunisse. Une maladie qui affaiblit la plante, conduisant à une perte importante de rendement.

Mais comme à l’Assemblée, le bloc de gauche a fait front commun pour relayer l’opposition des apiculteurs
et organisations de défense de l’environnement. La gauche reproche notamment au gouvernement de « ne pas
respecter » le Parlement en revenant sur le vote de 2016, qui avait interdit ce type de pesticides à partir de
2018. Le sénateur écologiste Joël Labbé a dit sa conviction que, « même dans une situation d’urgence, des
alternatives étaient possibles », défendant un changement du « modèle agricole », basé sur « l’agriculture
paysanne ». « Ce projet de loi est une défaite magistrale, c’est une défaite sanitaire et environnementale », a
fustigé Angèle Préville (PS). Au Palais-Bourbon, l’insoumise Mathilde Panot a promis
un « signalement » devant la Cour de justice de la République pour « mise en danger délibérée de la vie
d’autrui ».
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Les néonicotinoïdes, « l’arbre qui cache la forêt »


de la crise de la betterave en France
Les néonicotinoïdes vont-ils faire leur retour dans la campagne française ? Les sénateurs devront
répondre à cette question après en avoir débattu, mardi.

Par Laurence Girard

Publié le 26 octobre 2020 à 11h30 - Mis à jour le 27 octobre 2020 à 09h27

Récolte de betteraves à sucre dans


un champ, à Blécourt (Nord), en octobre 2019. PASCAL ROSSIGNOL / REUTERS

Les néonicotinoïdes vont-ils faire leur retour dans la campagne française ? Les sénateurs devront répondre à
cette épineuse question après en avoir débattu, mardi 27 octobre. En première lecture, le 6 octobre, les
députés ont, eux, donné le feu vert à une dérogation pour trois ans à l’interdiction, prononcée en 2018, de
ces insecticides jugés néfastes pour la biodiversité en général et les abeilles en particulier. Aujourd’hui, le
texte législatif stipule que seule la culture betteravière bénéficiera de cette autorisation.

Sans surprise, la Confédération générale des planteurs de betteraves (CGB) s’est donc félicitée de l’adoption
du projet de loi par les députés. Une victoire pour cet organisme, affilié au syndicat agricole FNSEA, qui
milite depuis des mois, en lien avec l’industrie sucrière, pour une inflexion de la politique environnementale
du gouvernement.

Tout commence en avril, lorsque la CGB lance une alerte aux pucerons verts. Ces insectes vecteurs de la
jaunisse sont détectés dans plusieurs régions betteravières. Très alarmiste, elle évoque un impact potentiel sur
les rendements de 30 % à 50 %, alors même que la culture est encore au stade précoce de son développement
– les semis ayant eu lieu en mars – et brandit la menace des conséquences économiques.

« Une impasse technique »


Fin mai, c’est au tour d’Olivier de Bohan, président du conseil d’administration de Cristal Union, deuxième
sucrier français, connu pour ses marques Daddy et Erstein, de tirer la sonnette d’alarme, dans un courrier
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adressé à Didier Guillaume, alors ministre de l’agriculture. Il demande ouvertement une dérogation pour
l’usage des néonicotinoïdes : il met l’accent sur les dégâts de la jaunisse dans les champs et chiffre la perte de
rendement potentielle à 30 %. Cette requête avait déjà été faite par la filière deux ans plus tôt, mais, cette fois,
l’attaque des pucerons verts lui donne des arguments. Sans compter que la période est plus favorable.

Durant le temps du confinement, les groupes sucriers comme Tereos et Cristal Union ont beaucoup
communiqué sur leur mobilisation pour produire de l’alcool pharmaceutique, et même temporairement du gel
hydroalcoolique. Face à la forte demande des fabricants de gel hydroalcoolique, leurs distilleries ont, en effet,
privilégié la production d’alcool, un marché plus rentable que celui de l’éthanol, en berne. Un débouché
bienvenu, mais aussi une façon, pour ces entreprises, de montrer qu’elles participaient « à l’effort de guerre ».

Les événements se sont ensuite précipités à l’été. Début juillet, la CGB relance la mobilisation. Elle finance
une campagne de communication sur les réseaux sociaux, sous le hashtag #labetteraveenpéril, affirmant qu’à
la « suite de l’interdiction des néonicotinoïdes en 2018, les betteraviers sont dans une impasse technique ».

A peine nommé, le nouvel hôte de la Rue de Varenne, Julien Denormandie, se rend, le 14 juillet, sur
l’exploitation de Jean-Philippe Garnot, secrétaire général de la CGB et président de l’Association
interprofessionnelle de la betterave et du sucre, à Arville (Seine-et-Marne). Cette zone est tout particulièrement
touchée par la jaunisse, et les photos des champs environnants le confirment. « Dans les zones touchées, il
peut y avoir 50 % de pertes. Je pense que mon rendement, cette année, sera de 25 tonnes à 30 tonnes à
l’hectare, contre 87 tonnes une année normale », affirme M. Garnot, qui consacre un quart des 200 hectares
de son exploitation à la betterave sucrière, aux côtés des cultures de blé, d’orge et de maïs. Il livre ses
betteraves à la sucrerie de Nangis, une des rares entreprises encore indépendantes.

Sécheresse et jaunisse
Mais la situation très difficile des planteurs situés en Seine-et-Marne et dans le sud de Paris est-elle
représentative de l’ensemble des régions betteravières ? Il n’en est rien, aux dires des industriels eux-mêmes.

Alain Commissaire, directeur général de Cristal Union, tablait, début octobre, alors que la récolte
débutait, « sur une baisse de production globale de 15 % » pour alimenter ses neuf usines. Quant à la
coopérative Tereos, premier groupe sucrier français, connue pour ses marques La Perruche et Beghin-Say,
elle affirme que « la perte moyenne de rendement des coopérateurs Tereos est estimée à environ 12 % par
rapport à la campagne 2019-2020 ». Bénéficiant d’une hausse de ses surfaces de culture, la baisse des
volumes traités dans les neuf usines de la société sera limitée à 9 %. La Normandie et les Hauts-de-France, en
particulier, sont relativement épargnés.

En outre, Tereos comme Cristal Union expliquent ce repli des rendements par un double effet de la sécheresse
et de la jaunisse. D’ailleurs, M. Garnot, souligne que le sujet des indemnisations des planteurs les plus affectés
cette année est pour l’instant en pause : « Il faut faire les calculs à la fin de la campagne pour évaluer la part
liée à la sécheresse et la part liée à la jaunisse. » D’autant que les assurances climatiques prennent en charge
les pertes liées à la sécheresse, mais pas aux dégâts sanitaires.

Sans attendre, le gouvernement a choisi de statuer, dès août, en présentant un projet de loi autorisant les
agriculteurs à planter au printemps prochain, et pour trois ans, des semences de betteraves enrobées de
néonicotinoïdes. L’Etat s’est aussi engagé à financer à hauteur de 5 millions d’euros les efforts de recherche
pour lutter contre la jaunisse.
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« Etre rémunéré, c’est mieux »


Le texte législatif autorisant une dérogation à l’interdiction de ces pesticides contestés a suscité une levée de
boucliers des associations environnementales et des apiculteurs. Mais il divise aussi au sein même du monde
agricole.

« Réautoriser les néonicotinoïdes ne protégera pas les paysans », affirme ainsi le syndicat Confédération
paysanne, estimant « que ce texte est au service d’une filière agro-industrielle qui va poursuivre la pression
aux rendements et aux prix bas ». « Soigner ses betteraves, c’est bien ; être rémunéré, c’est mieux » : si la
Coordination rurale salue la décision du gouvernement d’accorder une dérogation, elle « alerte sur le fait
qu’elle ne permettra pas à elle seule de combler les pertes de cette année et d’éviter la disparition des
producteurs et la fermeture des sucreries françaises ». Selon Damien Brunelle, planteur et membre de la
Coordination rurale, « le puceron vert n’est que l’arbre qui cache la forêt. Les prix des betteraves payés aux
producteurs ont été divisés par deux en dix ans ».

La fin des quotas sucriers, en 2017, enlevant les filets de sécurité et le prix garanti aux planteurs, a été le
véritable détonateur de la crise que traverse la filière. Cette libéralisation s’est faite au moment où le marché
mondial était en surplus, et le cours du sucre européen, désormais corrélé au cours mondial, s’est effondré.
Les groupes comme Tereos et Cristal Union ont vu leurs comptes virer au rouge sur les exercices 2018 et
2019.

Dans ce contexte déprimé, Cristal Union a annoncé, en 2019, la fermeture de deux sucreries, l’une à Bourdon
(Puy-de-Dôme) et l’autre à Toury (Eure-et-Loir). Pour les mêmes raisons, le groupe allemand Südzucker,
présent en France par sa filiale Saint-Louis Sucre, a baissé le rideau de deux sucreries, à Eppeville (Somme)
et à Cagny (Calvados).

Tout l’enjeu pour Tereos ou Cristal Union est de convaincre les 26 000 planteurs français de continuer à
cultiver la betterave sur 450 000 hectares pour saturer leurs usines, même si le prix de la précieuse racine a
fondu.
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« Les néonicotinoïdes sont des substances


trop efficaces et trop persistantes pour que
leur usage puisse être contrôlé »
CHRONIQUE

Stéphane Foucart

Certes, les abeilles ne butinent pas dans les champs de betteraves. Mais cet argument, utilisé
comme élément de langage par le gouvernement, masque une réalité étayée par des centaines de
travaux scientifiques récents.

Publié le 12 septembre 2020 à 14h39 - Mis à jour le 12 septembre 2020 à 17h08

Chronique. En mars 2016, lorsqu’elle plaidait pour l’interdiction des insecticides néonicotinoïdes, l’actuelle
ministre de la transition écologique, Barbara Pompili, déclarait devant les députés : « Les études scientifiques
s’empilent. Aujourd’hui, (…) on peut raconter ce qu’on veut, les néonicotinoïdes sont extrêmement
dangereux, ils sont dangereux pour les abeilles, mais bien au-delà des abeilles, ils sont dangereux pour notre
santé, ils sont dangereux pour notre environnement, ils contaminent les cours d’eau, ils contaminent la flore,
y compris la flore sauvage. Ils restent dans les sols très longtemps. (…) Nous ne pourrons pas dire que nous
ne savions pas. »

Promu par les milieux de l’agro-industrie, repris par le ministre de l’agriculture, répercuté par des journalistes
et multiplié à l’infini sur les réseaux sociaux par des milliers de petites mains, un unique élément de langage
est venu balayer tout cela. Nul ne l’ignore plus : « Une abeille, ça ne va pas butiner dans les champs de
betteraves. » Il n’y aurait donc pas de raison de s’inquiéter de la remise en selle des néonicotinoïdes sur cette
culture, qui doit être soumise dans les prochaines semaines à la représentation nationale.

Certes, les abeilles ne butinent pas dans les champs de betteraves. Mais la mise en majesté de cet argument
masque une réalité étayée par des centaines de travaux récents, à laquelle faisait référence Mme Pompili en
mars 2016 : les néonicotinoïdes sont des substances trop efficaces et trop persistantes pour que leur usage
puisse être contrôlé. Et ce d’autant plus que leur solubilité dans l’eau leur offre une variété d’imprévisibles
destins.

En novembre 2019, des chercheurs japonais l’ont illustré de manière si spectaculaire que leurs résultats,
publiés dans Science, vont loin au-delà de tout ce qu’on pouvait imaginer jusqu’alors.

Doses homéopathiques
La limnologiste Masumi Yamamuro (université de Tokyo) et ses collègues se sont intéressés aux rendements
d’une grande pêcherie d’eau douce du sud-ouest du Japon, dans la préfecture de Shimane. Le lac Shinji,
septième plus grand lac de l’archipel, fournissait depuis des décennies une moyenne d’environ 280 tonnes
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annuelles de deux espèces commerciales fort prisées de la gastronomie nippone : le wakasagi (Hypomesus
nipponensis) et l’anguille japonaise (Anguilla japonica).

En 1993, l’imidaclopride – le premier des « néonics », commercialisé par Bayer – fut autorisé en traitement
de semences, sur le riz. Il fut d’abord utilisé à des doses homéopathiques. Selon les chiffres colligés par les
chercheurs japonais, un peu moins d’une centaine de kilos d’imidaclopride furent utilisés en 1993 à l’échelle
des 6 700 km2 de la préfecture de Shimane – c’est-à-dire presque rien. En tout cas presque rien comparé aux
quelque 25 tonnes de néonics qui seront appliquées, dès 2021, sur plus de 450 000 hectares de betteraves à
sucre françaises.

Mais, du fait de la connexion des rizières au réseau hydrographique local, une fraction indéterminée de ce
presque rien s’est retrouvée dans le lac Shinji, qui s’étend sur près de 80 km2. L’analyse rétrospective de la
qualité des eaux du lac a montré que cet apport pourtant minuscule d’imidaclopride (moins de 100 kilos de
produit dilués dans plusieurs centaines de millions de mètres cubes d’eau) a suffi à anéantir presque
instantanément les populations de zooplancton (arthropodes, insectes aquatiques, etc.) du lac.

Conséquence immédiate : l’effondrement abrupt des captures de toutes les espèces qui s’en nourrissent. En
l’espace d’une seule année, les prises de wakasagi et d’anguilles se sont littéralement écroulées. Elles sont
passées respectivement d’environ 240 tonnes à 22 tonnes par an et de 40 tonnes à 10 tonnes par an. Les néonics
ayant continué à être utilisés sans relâche, ces deux espèces ne se sont jamais rétablies.

Enseignement épistémologique
Trois enseignements peuvent être tirés de ces travaux – qui n’ont fait l’objet d’aucun démenti depuis leur
publication. Le premier est qu’une quantité négligeable de néonics appliquée à l’échelle d’un grand territoire
peut avoir un effet catastrophique sur l’écologie, et donc l’économie, de toute une région – il serait intéressant
de savoir ce qu’il est advenu des communautés de pêcheurs de la zone et de la manière dont elles ont surmonté
ou non ce désastre. Le second enseignement est un corollaire immédiat du premier : aucune confiance ne peut
être accordée aux systèmes d’évaluation réglementaire des risques environnementaux. Une faillite de cette
magnitude est simplement impardonnable.

Enfin, et c’est sans doute le plus intéressant, le troisième enseignement est de nature épistémologique.
L’effondrement du lac Shinji montre que des innovations techniques – les néonics en l’occurrence – peuvent
avoir des effets négatifs qui, bien qu’énormes, peuvent demeurer longtemps sous le radar sans être
documentés. L’absence de preuve, la difficulté ou l’impossibilité d’administrer la preuve sont, en creux,
interprétées comme autant de preuves de l’absence d’effets délétères.

Entre 1993 et la publication de novembre 2019 dans Science, un quart de siècle s’est donc écoulé sans que le
lien entre les problèmes des communautés de pêcheurs du lac Shinji et l’introduction d’un nouveau pesticide
soit mis en évidence. Ce lien, d’ailleurs, aurait très bien pu ne jamais être mis en évidence – cela n’a tenu qu’à
la volonté de quelques chercheurs de travailler sur le sujet.

Ainsi, pendant tout ce temps, si les pêcheurs du Shinji s’étaient plaints à leur ministre de tutelle des pratiques
de leurs voisins riziculteurs, on leur aurait sans doute répondu avec assurance que leurs inquiétudes étaient
infondées. C’est bien connu : « Les poissons, ça ne va pas butiner dans les rizières. »
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Néonicotinoïdes : la réautorisation annoncée de


ces insecticides neurotoxiques sur la betterave
ravive la polémique
Alors que le gouvernement prévoit d’autoriser le recours à ces insecticides neurotoxiques pour les
betteraviers, les écologistes rappellent les risques qu’ils font peser sur la biodiversité, qui avaient
justifié leur interdiction en 2018.

Par Stéphane Foucart et Perrine Mouterde

Publié le 02 septembre 2020 à 12h09 - Mis à jour le 03 septembre 2020 à 05h30

Barbara Pompili et Jean Castex, dans la


réserve naturelle de l’étang Saint-Ladre, à Boves (Somme), le 22 août. FRANCOIS LO PRESTI/AFP

Le projet de loi ouvrant la voie à des dérogations autorisant le recours aux néonicotinoïdes devrait être
présenté, jeudi 3 septembre, en conseil des ministres. Annoncé début août comme une mesure de soutien aux
planteurs de betteraves à sucre – dont les cultures sont touchées par une maladie transmise par un puceron –,
le texte a été divulgué le 1er septembre devant le Conseil national de la transition écologique (CNTE) et suscite
une vive opposition des organisations non gouvernementales (ONG) et des milieux écologistes.

Mi-août, dix-huit ONG et syndicats agricoles avaient déjà protesté dans une lettre au ministre de l’agriculture,
Julien Denormandie, se déclarant « scandalisés » par la volonté du gouvernement de remettre en circulation
ces insecticides – interdits depuis 2018 en raison des risques qu’ils font peser sur les abeilles, les insectes
pollinisateurs et la biodiversité en général. Avec la publication du projet de texte, les ONG redoutent désormais
que de telles dérogations soient également octroyées à d’autres secteurs.

Le projet de loi – dans sa version soumise au CNTE – ne restreint pas formellement les dérogations possibles
à la seule betterave. Au ministère de la transition écologique, on se défend vivement de toute intention
cachée. « Il est exact que le projet de loi ne restreint pas les dérogations à la betterave mais une telle précision,
si elle était inscrite dans la loi, induirait le risque que le Conseil d’Etat y voit une rupture d’égalité devant la
loi », dit-on au ministère, où l’on assure que seule la betterave sera, in fine, concernée et qu’aucune autre
filière ne bénéficiera de cette exception.
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Pompili en première ligne en 2016


Ce n’est pas faute d’une volonté : début août, au lendemain de l’annonce du gouvernement d’accéder à la
demande des betteraviers, l’Association générale des planteurs de maïs (AGPM) avait manifesté par un
communiqué son désir de bénéficier du même régime de dérogations. L’argument juridique n’est-il qu’un
prétexte à laisser la porte ouverte à d’autres réautorisations ?

« Le règlement européen sur les pesticides dispose que les dérogations sont accordées au cas par
cas, confirme l’avocat Arnaud Gossement, spécialiste de droit de l’environnement. Le projet de loi faisant
explicitement référence à ce règlement, il n’était pas possible de contourner ce principe, en restreignant a
priori toute dérogation à un seul type de culture. »

Pour autant, dit-on au ministère de l’agriculture, des modifications de dernière minute au texte du projet de
loi ne sont pas à exclure avant sa présentation en conseil des ministres. Le sujet, d’une sensibilité extrême
dans l’opinion, est source d’embarras : en 2016, alors députée, l’actuelle ministre de la transition écologique,
Barbara Pompili, avait porté l’interdiction des « néonics », fustigeant avec force toute idée de permettre des
dérogations au-delà de la date limite de 2020.

Selon la filière betteravière, aucune alternative aux néonicotinoïdes n’est aujourd’hui disponible pour lutter
contre le puceron vert du pêcher, un ravageur qui transmet une maladie virale aux plants de betterave, réduisant
fortement les rendements.

Dans son communiqué du 6 août, le ministère reprenait les chiffres de la filière et annonçait une réduction de
30 % à 50 % des récoltes dans les parcelles touchées. Au cours de la réunion du CNTE, raconte Sandrine
Bélier, directrice de l’ONG Humanité et Biodiversité, « on nous a présenté des chiffres de 40 % à 70 % de
pertes de rendements mais il y a eu des discussions sur ces chiffres car on ne sait pas d’où ils viennent ».

Protéger une filière


Pour le ministère de l’agriculture, il en va de la survie des planteurs de betteraves mais aussi de toute la filière
aval, dont vingt et une usines sucrières et quelque 40 000 emplois au total. « Nous prenons des mesures
circonstancielles devant une situation, sans volonté de faire courir des dérogations au-delà de 2023 », insiste-
t-on Rue de Varennes.

Du côté des associations, on rétorque que les néonicotinoïdes seront utilisés par défaut, sur la quasi-totalité
des surfaces de betterave conventionnelle, soit plus de 400 000 hectares, le traitement étant appliqué en
enrobage des semences, sans savoir a priori si les ravageurs ciblés se trouvent effectivement sur les parcelles.

« On nous a dit que l’objectif du texte est de pérenniser la filière sucre et qu’en contrepartie 5 millions d’euros
seraient investis dans la recherche pour trouver des solutions alternatives, rapporte Sandrine Bélier. Pourquoi
ces investissements n’ont-ils pas été faits de façon préalable avec un peu d’anticipation ? Les ONG ont
demandé qu’il y ait une condition de résultats : qu’on n’investisse pas 5 millions d’euros pour nous dire
ensuite qu’on n’a rien trouvé. »

« Ce n’est pas un enjeu partisan, c’est une question de défense du vivant qui concerne chacun de nous », plaide
Delphine Batho

Pour Delphine Batho, députée (Génération Ecologie) des Deux-Sèvres et l’une des principales chevilles
ouvrières de l’interdiction des néonics en France, « le secteur betteravier a eu plusieurs années pour s’adapter
et trouver des alternatives mais il n’a rien fait car il a toujours vécu avec la perspective de parvenir à
contourner l’interdiction des néonics : depuis 2016, ce sont systématiquement les mêmes arguments qui sont
mis en avant pour réintroduire ces substances ».
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Le mouvement présidé par Mme Batho souhaite réunir, dans les prochains jours, l’ensemble des partis
politiques et des syndicats autour de la question posée par le projet de loi du gouvernement. « Ce n’est pas un
enjeu partisan, c’est une question de défense du vivant qui concerne chacun de nous », plaide la députée des
Deux-Sèvres.

« Obscurantisme »
A l’heure actuelle, les principaux néonics – en particulier ceux qui devraient être utilisés par les betteraviers
dès 2021 – sont interdits depuis 2018 au niveau européen. L’Autorité européenne de sécurité des aliments
(EFSA) a jugé que tous leurs usages présentaient un risque pour les abeilles et/ou des pollinisateurs sauvages.
Dans le cas de la betterave, récoltée avant floraison, le risque principal identifié par l’EFSA est celui des
cultures ultérieures sur les parcelles traitées : des plantes mellifères poussant sur des sols contaminés peuvent
présenter un risque pour les pollinisateurs.

Au ministère de la transition écologique, on assure qu’une expertise sera demandée pour évaluer la persistance
des produits utilisés dans les sols et définir les délais au terme desquels des cultures mellifères pourront être
plantées sur les parcelles de betteraves traitées.

Au-delà des effets sur les abeilles, une littérature scientifique considérable documente toutefois les effets
délétères des néonics sur l’ensemble des écosystèmes. Des centaines d’études publiées ces dernières années
montrent, au-delà du doute raisonnable, toute l’ampleur des dégâts que ces substances occasionnent non
seulement sur les insectes pollinisateurs, mais aussi, et surtout, sur l’ensemble des arthropodes, sur les oiseaux
des zones agricoles, sur les organismes aquatiques, etc.

« Ce projet de loi est fondé sur une forme d’obscurantisme, juge Mme Batho. Il ignore les données scientifiques
disponibles et passe en particulier sous silence le phénomène de disparition des insectes auquel nous
assistons. »
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Avec ou sans floraison, les néonicotinoïdes


représentent des risques pour les pollinisateurs
Contrairement aux arguments avancés par les syndicats agricoles, l’usage des insecticides
systémiques a un impact sur la biodiversité, comme l’attestent de nombreux travaux scientifiques.

Par Stéphane Foucart

Publié le 12 août 2020 à 20h02


Analyse. Après les betteraviers, les maïsiculteurs veulent à leur tour pouvoir déroger à l’interdiction des
néonicotinoïdes. Vendredi 7 août, au lendemain du communiqué du ministère de l’agriculture annonçant la
réintroduction jusqu’en 2023, sur la betterave, de cette classe de pesticides bannie depuis 2018, le syndicat du
maïs a réclamé du gouvernement des mesures semblables.

Le succès obtenu par les betteraviers repose largement sur un argument de bon sens apparent : la betterave à
sucre étant récoltée avant floraison, elle ne constitue pas une culture attractive pour les abeilles et les
pollinisateurs. Le traitement de la betterave par enrobage de semences serait donc sans risque pour ces insectes.
Mis en circulation par les milieux de l’agro-industrie et repris par le ministère de l’agriculture dans sa
communication, cet argument a été largement repris sur les réseaux sociaux par des élus et des responsables
politiques.

Selon un schéma désormais récurrent, il a également été adoubé par des personnalités scientifiques
s’exprimant généralement hors de leur champ de compétence. « Si l’insecticide a été interdit pour de
mauvaises raisons, ce serait une faute politique que de ne pas le réautoriser, a par exemple déclaré, le 8 août,
sur Twitter, le médecin et universitaire Jean-Loup Salzmann, ancien président de la Conférence des présidents
d’université (CPU). En enrobage de semence de plante ne fleurissant pas, il n’y a aucun danger pour les
butineurs. La politique doit s’appuyer sur la science. »

Un risque élevé pour les abeilles


De nombreux travaux scientifiques ont pourtant montré que même en l’absence de floraison des cultures
traitées, les néonicotinoïdes représentent un risque élevé pour les abeilles, les pollinisateurs et les insectes
auxiliaires des cultures. Les gouttelettes d’eau (ou « eau de guttation ») exsudées par les plantes, et auxquelles
des pollinisateurs peuvent venir s’abreuver, sont par exemple une voie d’exposition. Celle-ci a été mise en
évidence en 2009 par des chercheurs italiens, et publiée par le Journal of Economic Entomology.

Autre danger : les semoirs pneumatiques, qui injectent les semences enrobées dans les sols, peuvent, par effet
d’abrasion sur les graines, générer des nuages de poussières. Aux alentours des parcelles traitées – sur la
végétation, les sols ou encore les eaux de surface –, ces poussières déposent de l’insecticide à des
concentrations présentant un risque pour certains insectes non ciblés. Cet effet a été montré en 2003 dans une
étude publiée par le Bulletin of Insectology.

Ces phénomènes ne relèvent pas de science marginale : ils ont été pris en compte par l’Autorité européenne
de sécurité des aliments (EFSA) dans son expertise de 2018 sur les « néonics ». Les conclusions de l’EFSA
– agence peu suspecte de menées écologistes – avaient conduit à l’interdiction des principaux néonicotinoïdes
en Europe, dans tous leurs usages. S’agissant de la betterave à sucre traitée aux néonics, l’EFSA a
jugé « faibles » les risques liés à l’eau de guttation, mais des travaux académiques indépendants de l’industrie
manquent sur le sujet. Quant à la contamination de l’environnement autour des parcelles de betteraves traitées,
l’agence européenne n’a pu conclure à l’absence de risque pour les bourdons et les abeilles solitaires, faute de
données.
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Contamination des cultures ultérieures


En revanche, l’EFSA a estimé que le traitement de la betterave à sucre par les néonics a été jugé à
risque « élevé » pour tous les pollinisateurs considérés dans son évaluation, du fait de la contamination des
cultures ultérieures sur les parcelles traitées. Une part très importante de l’insecticide appliqué sur les
semences, de 80 % à plus de 98 % (selon des données publiées en 2003 dans le Bulletin of Insectology),
demeure en effet dans les sols. Des cultures mellifères ou attractives pour les abeilles, non traitées mais semées
l’année suivante, peuvent ainsi être contaminées et présenter un risque élevé pour les pollinisateurs.

Le ministère de l’agriculture a assuré, dans son communiqué, que des restrictions seraient imposées pour
limiter cet effet. Mais, depuis 2018 et l’expertise de l’EFSA, de nouveaux travaux ont mieux documenté la
grande rémanence des néonicotinoïdes dans l’environnement et leur capacité à s’y diffuser, sans que les
mécanismes de leurs migrations soient d’ailleurs pleinement élucidés.

En février, des chercheurs du CNRS et de l’INRAE ont ainsi publié dans la revue Science of the Total
Environment une étude indiquant que des colzas non traités, poussant sur des parcelles exemptes de néonics
depuis cinq ans, pouvaient être imprégnés par ces produits. Et ce, à des niveaux présentant des risques pour
les pollinisateurs.

Toxiques à des doses d’exposition infimes


D’autres travaux, conduits en Suisse et publiés en mars 2019 dans le Journal of Applied Ecology sont allés
plus loin. Des chercheurs de l’université de Neuchâtel (Suisse) ont analysé plus de 700 échantillons de plantes
et de sols, prélevés sur l’ensemble des régions agricoles helvétiques. Au total, les prélèvements ont été menés
sur 169 parcelles issues de 62 exploitations agricoles conduites en agriculture conventionnelle ou biologique.
Résultat : tous les échantillons prélevés sur des parcelles conventionnelles contenaient des résidus de néonics,
tandis que 93 % des parcelles menées en « bio » – bien que toutes converties depuis plus de dix ans – étaient
contaminées, à des concentrations cependant beaucoup plus faibles. Mais même à ces niveaux très bas, les
chercheurs suisses identifiaient des risques pour une variété d’insectes non ciblés.

L’une des caractéristiques des néonicotinoïdes est en effet d’être toxiques à des doses d’exposition infimes.
Par exemple, l’application de 60 grammes d’imidaclopride (le principal néonic) par hectare, sur les 423 000
hectares de betterave à sucre exploités en France, équivaut à environ 25 tonnes de produit, soit suffisamment
pour tuer 3 millions de milliards d’abeilles (4 nanogrammes d’imidaclopride par abeille suffisent à tuer 50 %
d’une population exposée, selon la synthèse de référence publiée en 2014 dans Environmental Science and
Pollution Research). En comptant un centimètre par hyménoptère, cela représenterait une chaîne d’abeilles
mortes d’environ 30 milliards de kilomètres, soit quelque 40 000 allers-retours de la Terre à la Lune.
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Le gouvernement défend la réautorisation des


néonicotinoïdes pour « garder une filière sucrière
en France »
Le gouvernement prépare une modification législative afin d’autoriser les agriculteurs à utiliser dès
2021 et jusqu’en 2023, maximum, des semences de betteraves enrobées de cet insecticide interdit
depuis 2018.

Le Monde avec AFP

Publié le 12 août 2020 à 16h42

Une feuille de betterave, infectée par la jaunisse, à Oye-Plage (Pas-de-Calais), le 4 août 2020. DENIS
CHARLET / AFP

Réautoriser temporairement un insecticide interdit pour préserver la betterave à sucre, menacée par le virus
de la jaunisse, a été « une décision difficile à prendre », mais à défaut de solution d’ici six mois, « il n’y aura
plus de filière sucrière en France », a affirmé, mercredi 12 août, la ministre de la transition écologique,
Barbara Pompili.

« La loi n’est pas encore passée, je suis très attentive à toute proposition pour qu’on puisse éviter cela », a
assuré la ministre devant la presse à Biarritz (Pyrénées-Atlantiques), lors d’une visite dédiée au lancement
d’une charte nationale pour les plages sans déchets plastiques.

« Malheureusement, aujourd’hui on ne peut pas, si on veut garder une filière sucrière en France, agir de
manière durable en si peu de temps. Des semis vont être faits dans six mois, si on n’a pas trouvé de solution,
ils ne se feront pas et donc il n’y aura pas de betteraves et il n’y aura plus de filière sucrière en France. »

Le gouvernement a annoncé jeudi qu’il préparait une modification législative à l’automne pour autoriser
les agriculteurs à utiliser dès 2021 et jusqu’en 2023, maximum, sous « conditions strictes », des semences de
betteraves enrobées d’un insecticide interdit depuis 2018, afin de « pérenniser » la filière sucrière
française, malgré l’opposition des apiculteurs et défenseurs de l’environnement.
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« Pas assez de recherches, d’alternatives »


« Les solutions pour qu’on n’ait plus à utiliser de néonicotinoïdes commencent à apparaître, mais ce sont des
solutions qui prennent du temps », selon Mme Pompili. Elle a dit « regretter amèrement » qu’« il n’y ait pas
eu assez de mesures claires » pour appliquer la loi biodiversité de 2016 interdisant les néonicotinoïdes,
qui s’attaquent au système nerveux des insectes, dont les abeilles. « Comme il n’y a pas eu assez de recherches,
assez d’alternatives, aujourd’hui on est dans le mur », a-t-elle expliqué. « Moi je veux bien qu’on dise, “on
ferme les sucreries de France”. Pourquoi pas ? Le choix qui a été fait, c’est de les garder ces sucreries. Pour
qu’on ait des betteraves, il faut qu’on en plante. »

Elle a assuré que la décision de déroger à l’usage de certains insecticides est « très restrictive, on ne parle que
des betteraves, si on a un hiver doux, on parle de limitation dans le temps, c’est-à-dire qu’on parle d’une fois,
renouvelable deux fois, mais je peux vous dire que ce sera le plus difficilement possible ». « Je ne veux pas
que quiconque puisse croire que ce n’est pas dangereux », a-t-elle assuré.

Selon le ministère de l’agriculture, il y avait urgence à agir sur la jaunisse de la betterave pour sauver le secteur
qui en France, premier producteur de sucre européen, concerne 46 000 emplois.

L’interdiction des néonicotinoïdes dans les cultures avait été prise par le gouvernement de François Hollande,
dans le cadre de la loi sur la biodiversité votée en 2016. L’assouplissement prévu de la loi a été vivement
critiqué par les écologistes mais aussi par certaines personnalités de la majorité, dont l’ancienne secrétaire
d’Etat à la transition écologique, Brune Poirson.

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