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exclusivité

« Mon conducteur
se met à étouffer. C’est
une crise de stress :
il n’en peut plus,
on doit l’évacuer. »

Zvika Gringold,
seul face
à une division
blindée
Propos recueillis par Eitan Haddok, envoyé spécial à Ofakim et sur le Golan (Israël)
Sur le front du Golan,
le pilote d’un char
Centurion réconforte
son camarade
blessé. Les tankistes
israéliens payent cher
la défense acharnée
des 6 et 7 octobre 1973 :
90 % des cadres de
la 188e brigade, l’unité
Lorsque les sirènes déchirent le silence du Golan de Zvika Gringold, sont
tués ou blessés.
le 6 octobre 1973 à 14 heures, 1 200 chars syriens
déferlent sur les défenseurs israéliens pétrifiés.
Face à ce raz de marée, une poignée de tanks dont

Philip Jones Griffiths/Magnum photo


une pseudo-brigade dotée d’un effectif oscillant entre
un et quatre chars ! Mais elle a à sa tête le lieutenant
Zvika Gringold… Son combat face à plus de 400 tanks
adverses va devenir une légende de l’arme blindée.

8 • Guerres & Histoire N° 10 Guerres & Histoire N° 10 • 9


exclusivité
Mont S’il y en a un là, il doit y en avoir un trop petit général, il en faut un autres on rassemble les blessés et je
Mont XX Hermon XX d’autres derrière la colline. beaucoup plus important que moi. » les renvoie vers la base arrière. À bord
Hermon C’est tout, je n’ai pas plus détaillé. de mon nouveau char, je reprends
N N
LI BAN 3e Division
LI BAN 3e Division À ce stade, vous êtes à quelques position sur la route Tapline.
Blindée
al A
’wa
j Blindée
al A
’w aj kilomètres du QG de Nafakh. Et alors ?
XX XX Transmettez-vous l’information Il n’est pas loin, mais de sa position Qu’est-ce qui vous a touché ?
Sassa Sassa au commandement ? Est-il conscient il ne peut pas voir ce que je vois. C’est Intelligemment, les Syriens avaient
XX
Mas’ada
1ere Division
XX
Tel Shams 1 Division
ere
que les Syriens sont si proches ? ce que j’ai supposé : je n’ai jamais eu envoyé à l’avant des unités antichars
Dan Tel Shams Blindée Dan Blindée
Je transmets en permanence, mais l’occasion de lui demander car il est avec missiles Sagger, RPG etc.,
X 7e Division Mas’ada 7e Division
Qiryat Qiryat mon sentiment est que l’info ne passe mort… Mais à ce moment Ben Shoam précisément pour contrer l’arrivée
Shemona El Rom 7e Brigade Shemona El Rom pas : le commandement ne prend pas est débordé. Des chars sont tou- de forces israéliennes et empêcher
Zvi Gringold, surnommé
Service des archives de l’armée israélienne

« Zvika », est né le 10 février la mesure de la situation. J’avance chés en première ligne, leur nombre notre déploiement. Je pense que c’est

ISRAËL

cartes : cyril courgeau pour « g&h »


XX

1952 au kibboutz Lohamei Kuneitra et je me positionne sur un point élevé. diminue vite, il faut les secourir, tout une de ces formations qui a détruit

Rou
Ro Kuneitra SYRIE

Jourdain
Là, d’un coup, j’ai une vue plongeante comme les hommes dans les postes la force Moore. En attendant, il est
ute

te T
Haghetaot (« Combattants des 9e Division
ISRAËL

Tap XX

sur Hushniya. À ce stade de l’attaque fortifiés. J’entends constamment sur maintenant 3 ou 4 heures du matin et

apl
ghettos », près d’Acre), fondé Nafakh Nafakh
line

ine
en 1949 par des survivants
9e Division
Sindiana syrienne, les deux divisions d’infan- la radio ses tentatives pour aveugler je reprends contact avec Ben Shoam
QG Sindiana Force Zvika Poste 111
du ghetto de Varsovie dont Kudna
X terie de tête — la 9e et la 5e — ont les brèches, stopper, évacuer, aider, qui sait de quoi je parle car il peut
Hushniya

F
Yitzhak Cukierman, l’un Hushniya X
SYRIE Kudna déjà ouvert une brèche dans nos secourir… Dans tout ça, je suis « l’em-

I
défenses. Elles forment une tête de merdeur qui a peur d’avancer ».
des chefs de l’insurrection.
Brigade
n Centurion contre T-55 :
Jourdain

Rafid d’Orr Rafid


En 1973, Zvika accomplit son 188e Brigade pont afin de permettre à la 1re division
Juhadar XX
Juhadar XX
blindée, la force d’assaut principale, Que se passe-t-il de votre côté ? un match inégal

S
service comme lieutenant X

(photo) dans les blindés quand 5 Division


e
5e Division
d’entrer et de se déployer en terrain Mon char se bat contre la 1re DB. Difficile de savoir combien Zvika Gringold a détruit de chars syriens.
Ramat Brigade ouvert à Hushniya. Leur mission est Tirer, puis changer de position : le feu
la guerre éclate. Son combat, Magshimim de Sarig Son estimation personnelle est d’une vingtaine, mais on le crédite parfois

U
relaté ici, lui vaut la médaille
Lac de Liban Ramat d’atteindre le jour même le Jourdain du canon est très visible la nuit, donc de 40 voire de 60 « victoires »… Invérifiable, ce score n’est pas pour autant
Syrie Magshimim Postes israéliens
de la Valeur (Itur HaGvura, Tibériade Lac de et le lac Kinneret [de Tibériade]. Les il faut bouger constamment. C’est invraisemblable pour trois séries de raisons : technologiques, tactiques
Tibériade
« yeux de chats » [feux masqués pour

L
la plus haute distinction El Al El Al Ligne de cessez- la procédure : prendre position, repé- et humaines. Le grand atout des Israéliens réside dans leurs montures.
Ein Gev Ein Gev le-feu de 1967
militaire). Blessé, Zvika est l’avance de nuit], j’en dénombre des rer une cible, donner les ordres, tirer, Développé au Royaume-Uni en 1943 avec toute l’expérience de la guerre
renvoyé au combat et passe Israël Attaques syriennes colonnes entières. corriger, toucher… ou pas. Et bouger. du désert, le Centurion est loin d’être obsolète trente ans plus tard. Israël

C
ok ok
l’hiver à geler sur le Golan. Yar
m
Jordanie Yar
m
Contre-attaques le rebaptise Sho’t (« fouet », en hébreu), renforce son blindage, troque
10 km J O R DAN I E 10 km J O R DAN I E Que faire seul face à un tel Combien de munitions avez-vous ? le moteur essence contre un puissant diesel Continental (Kal, en abrégé) et
À l’été 1974, il est libéré, israéliennes
déploiement ?

X
se marie, attend un enfant… Les magasins sont pleins et un change le canon originel pour l’excellent 105 mm L7 de la Royal Ordnance
Puis rempile dans l’armée Le plan syrien consiste à jeter sur le Golan trois divisions Débordés, les Israéliens défendent le Nord au détriment du Sud. Je donne l’ordre à mes hommes Centurion embarque 72 obus de dif- Factory – le T-55 syrien n’a, lui, qu’un médiocre 100 mm. Le Centurion,
d’infanterie intégrant 900 chars, saturant les deux brigades Perçant à Hushniya, la 1re DB syrienne se rue sur Nafakh, clé de faire feu. férents types. Je tire tout ça durant en outre, est un gros char : son volume interne atteint 8,5 m3 contre seulement

E
qu’il quitte après le Liban
(1982) avec le grade de (170 chars) israéliennes. Puis d’exploiter une inévitable percée du Golan. Mais la force Zvika lui barre la route, laissant à deux près de deux heures, effort qui peut 5,66 m3 pour le T-55, ce qui améliore le confort (et l’endurance) pour
grâce à deux divisions blindées en réserve. brigades le temps d’arriver pour contre-attaquer. On tire ? sembler illusoire face à la marée un même équipage de quatre hommes. À ces critères purement techniques
colonel. Il mène une carrière
dans l’agroalimentaire puis On tire. syrienne. Puis, vers minuit, arrive s’ajoutent la supériorité de l’entraînement et la motivation. Depuis 1965
s’engage sous les couleurs du Ce 6 octobre 1973, c’est Yom Kippour, a trois tanks à l’entrée de la base, le 111. À 21 heures, je prends la route. du renfort : le colonel Ben Shoam et les tests pratiqués sur le Golan par le général Israël Tal, théoricien de

illustrations : jean restayn pour « g&h »


parti centriste Kadima. Il est le jour du Pardon. Où êtes-vous ? remets-les en état et prends en les Nous roulons de nuit, en duo, et après À quelle distance ? m’envoie Uzi Moore, un officier de l’arme blindée israélienne, les équipages de char cultivent la science du tir à
élu en 2008 maire d’Ofakim, Je suis en congé. Je servais avant commandes. » Je me rends sur place. quelques kilomètres je monte sur une Entre 1 500 et 2 000 m. C’est une esti- réserve qui prend les commandes. défilement (qui consiste à « cacher » la caisse du char dans les accidents de
ville de 25 000 habitants dans cela dans la 188e brigade de tanks Dans deux des chars, il y a encore position quand soudain un T-54 [ou mation à vue : il fait nuit, nous n’avons Soulagement… Je le briefe et à peine terrain pour ne laisser émerger que la tourelle) et à longue portée. En outre,
le désert du Néguev. Barak [Éclair] sur le Golan en tant que les cadavres de camarades ; certains T-55 ; voir encadré p. 11] syrien surgit. pas de télémètres lasers comme démarre-t-on que nous sommes tou- quand les Syriens combattent « à la soviétique », toutes tapes fermées, les
comman­dant de compagnie. Comme membres d’équipage sont blessés, Nous tirons les premiers… Il explose aujourd’hui. Parfois on touche, parfois chés. Sur onze tanks, seuls les trois chefs de chars de Tsahal sortent volontairement le buste hors de la tourelle,
Le Trans Arabian Pipeline j’étais trop jeune pour la fonction, assis derrière les engins, éprouvés. et prend feu à quelques mètres. non… Mais on tire. Et je rends compte restés en retrait ne sont pas atteints. le risque étant compensé par une supériorité incomparable dans l’observation
ou Tapline a été construit l’unité m’a envoyé suivre une forma- Je les remets au travail. Très diffi- au commandant de brigade, le colonel et le repérage des cibles. Le résultat ? À 1 600 m, un Centurion conserve 50 %
en 1947 pour relier Haïfa tion plus « officielle » pour le poste. cile : il faut retirer les corps, nettoyer Vous ne vous êtes pas vus à cause Ben Shoam. Il me demande combien Et vous ? de chance de faire mouche, contre 900 m seulement pour le T-55.
(puis Sidon, au Liban, après
Mais la guerre me surprend chez les tourelles des restes de chair de la nuit ? ils sont. Je lui réponds : « Quatre Je suis touché une première fois puis
la naissance d’Israël) aux
champs pétroliers d’Arabie moi, au kibboutz Lohamei Haghetaot, et de sang. L’un des morts est collé Exactement. Il s’en est fallu de peu fois comme toi. » Car une division une seconde en retournant secourir Centurion « Sho’t Kal »
saoudite. Son tracé traverse la veille du début des cours, sans à son siège et nous ne parvenons pas qu’on lui rentre dedans. Mais dans équivaut à quatre brigades, et cela notre conducteur, Philippe Berkovitch,
le Golan où il constitue affectation. Je décide alors de retour- à le retirer de peur de le disloquer… l’affaire, mon char a souffert. Il avait correspond à ce que je vois. resté bloqué. Le tank nous explose
une voie de communication ner sur le Golan. En stop. Je dois Je suis désespéré. Le rabbin de l’unité déjà été touché auparavant et cette alors à la figure
stratégique (voir cartes). même changer de véhicule en cours me sauve : il me dit de laisser ce tank, fois, probablement à cause du recul Quelle est sa réaction ? [Zvika est jeté au sol par l’explosion et
de route, car la voiture n’arrive pas il s’en occupera. Les équipes tech- du canon, les systèmes de communi- Il me demande combien nous perd connaissance, NDLR]. Lorsqu’on

illustration : stéphane humbert-basset pour « g&h »


Le missile antichar
9M14 Malyutka (« petit à grimper la pente. niques nous rejoignent au travail et la cation et l’électricité sont HS. Je quitte sommes. Que puis-je dire ? Que j’ai un se remet, on court rejoindre les trois
bébé »), ou AT-3 Sagger nuit tombe quand nous sortons pour le tank, cours au second et j’échange tank ? Je sais que les Syriens écoutent tanks intacts. Je prends le comman-
(« nacelle ») en jargon Direction Nafakh, QG du bataillon… le front. Notre force est constituée de ma place avec son chef, Haggaï. Ça ne nos fréquences. Je réponds : « Je suis dement de l’un d’eux, sur les deux
OTAN est un missile Oui, c’est là que je vais mais, vous deux Centurion Sho’t Kal [voir encadré lui plaît pas mais c’est la procédure :
antichar de 11 kg guidé par l’imaginez bien, tous les combattants p. 11] opérationnels. le chef est toujours en tête. Haggaï
fil, d’une portée de 3 km
et doté d’une tête antichar
sont sur le front. Il n’y a sur place rentre à Nafakh car son tank n’est 10° 4°
à charge creuse. Lent que des administratifs, des cuistots, Quels sont les ordres ? plus opérationnel. Et moi je continue.
(200 m/s) et peu précis des magasiniers, au courant de rien. Emprunter la route Tapline vers la T-55
à cause de son guidage par Heureusement, arrive l’officier des zone de combats et prendre position Seul ?
joystick, il n’est pas très
efficace. Mais les armées
opérations, Beni Katzin. Il nous dit sur le poste fortifié n° 111. Là-bas, Oui. Je sors de la route pour couper Six degrés qui font la différence
que c’est la guerre : « ça tire lourd, tous les officiers sont morts. Ne reste au plus court, malgré la nuit et le sol Zvika Gringold exploite à fond un avantage du Centurion : le canon peut être pointé
arabes disposent
ce n’est pas une simple attaque plus qu’un chef de char avec deux rocheux. Mais avec un tank syrien vers le bas (« en site négatif ») de 10°. Il est ainsi possible de cacher la caisse du char
de milliers de ces armes
et en saturent le champ de 24 heures. C’est bien plus dur, tanks. Ma mission est de les rejoindre, en flammes qui éclaire tout le terrain, derrière un talus, ne laissant que le haut de la tourelle en vue. Le T-55, plus compact,
de bataille. on a des pertes… » Le commandant de regrouper les forces, prendre tu ne veux pas être vu… Et tu sais ne peut abaisser son canon que de 4° et doit s’exposer plus pour tirer.
adjoint de la brigade, David Israeli, position et organiser la défense face aussi que le char est une bestiole Conscients de cet avantage, les Israéliens ont truffé le Golan de rampes spéciales
derrière lesquelles abriter leurs chars. Une précaution qui coûte cher aux Syriens.
arrive aussi et me dit : « Écoute, il y à l’axe venant de Kudna, contrôlé par sociale qui ne se déplace pas seule.

10 • Guerres & Histoire N° 10 Guerres & Histoire N° 10 • 11


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enfin voir les tanks syriens. En fait, disparates. Or, dans les blindés, l’action et en y réfléchissant après. ce qu’ils ont fait. Après ça, nos tanks Je suis proche de Ben Shoam lors Le BMP-1 (Boyevaya
il est bloqué et doit faire demi-tour la cohésion est importante : il est Je ne sais pas si je peux appeler cela étaient couverts de câbles de Sagger. de l’assaut. À l’arrivée sur Nafakh, Mashina Pekhoty), comme
pour contourner le plateau par le sud difficile de commander et d’organiser Dieu. Mais une forme de présence, de Autre chose à savoir contre les tanks : nous surprenons les tanks syriens son nom russe l’indique,
est un véhicule de combat
et remonter par le nord-ouest. Il me des hommes qui ne se connaissent Providence, est alors avec nous. C’est les chars d’origine soviétique par-derrière alors qu’ils tentent de
d’infanterie de 13,2 t
dit : « Zvika, c’est un ordre : tu défends pas. Mais c’est tout ce qu’on a… Je me vrai, regardez le peuple d’Israël, tant ne peuvent incliner leur canon vers prendre le QG de notre brigade. Et on pour huit soldats et trois
l’axe du pipeline coûte que coûte. » souviens de notre montée en ligne : qu’il ne perd pas l’espoir et la foi tout le bas que de 4° et doivent beaucoup commence à se battre : stopper, tirer, hommes d’équipage.
l’aube qui se lève et les colonnes au long de l’histoire, Dieu est avec lui. se découvrir pour tirer [voir schéma avancer, et ainsi de suite. Quand on Il est armé d’un canon
Sait-il que vous êtes seuls ? de fumée et de poussière des tanks Lisez la Bible ! Quand le roi Saül est-il p. 11], c’est comme ça que nous pou- tire, on reste très concentré, il y a du de 76 mm et de quatre
Oui, cette fois je lui dis. Je recule syriens venant vers nous. Je sais battu par les Philistins, alors qu’il vons les frapper. Vers midi, la moitié feu, de la fumée, de la poussière… missiles antichars Sagger.
de 1,5 km. Je prends position et suis aujourd’hui que c’était la 51e brigade les a constamment vaincus ? À Gilboa, de leurs 450 blindés est touchée. Et puis, un bref instant, je cesse le feu.
Un wadi (ou oued) est
prêt à défendre la route Tapline. blindée de la 5e division : des T-55 ren- lorsqu’il a décidé la nuit avant Je regarde à droite, à gauche, sans un lit de rivière asséché.
Plus question de bouger. forcés par des BMP-1. Et le combat le combat d’aller consulter l’oracle Combien de pertes déplorez-vous ? voir le tank de Ben Shoam. J’avance
commence. On tire sur eux, ils tirent païen de Tivon. Là [Zvika tape du poing Aucune. Oui, c’est incroyable : aucune jusqu’à un wadi que je dois contour-
On vous a demandé de vous sacrifier. sur nous. On les touche, eux ne nous sur la table], il perd. perte. Et du coup, l’optimisme monte ner. Et puis sur la route, à l’entrée de La 679e brigade blindée
Votre équipage le comprend-il ? touchent pas. d’un cran : j’entends, sur la fréquence Nafakh, je vois son tank, renversé. du colonel Ori Orr, composée
de réservistes et mobilisée

« C’est à Nafakh Il entend le message radio. Cet équi-


page, le troisième depuis le début, est
composé de réservistes. Et puis, heu-
Ils ne touchent pas ?
Non. Ils tirent des Sagger et nous
Ne doutez-vous pas ?
Nous sommes animés d’une foi
inébranlable. Notre cause est juste,
de la brigade, le colonel et son second
qui préparent une contre-attaque afin
de nettoyer le terrain et, peut-être,
Vous voici maintenant deux dans
Nafakh pour stopper l’offensive
en toute urgence, monte sur
le Golan à l’aube du 7 octobre.

que nous avons


Son arrivée inopinée sur
reusement, arrive peu de temps après manquent. Et nous, on en touche un, c’est notre devoir de défendre le pays. de reprendre la ligne. syrienne. Nafakh par deux axes
David Israeli. Il conduit une force mixte et encore un, et un autre encore… Maintenant, la deuxième raison tient Par chance, la brigade de réservistes déstabilise l’attaque syrienne

stoppé l’élan syrien. rameutée pendant la nuit autour


de Nafakh. En tout, une douzaine
Pendant ce temps, on nous apporte
de l’arrière carburant et munitions.
à la motivation des soldats. Le soldat
syrien, on le voit aujourd’hui, sert
Une contre-attaque avec 14 tanks ?
Oui… Mais nous recevons alors une
d’Ori Orr arrive avec ses Sherman :
il a replié la moitié de ses effectifs
et sauve les restes de
la force Zvika, engagée dans
un combat désespéré.
Un combat livré de tanks. Il vient à moi, je le briefe et il
nous dirige en avant, en deux groupes,
Chaque fois, un ou deux tanks des-
cendent de leur position, font le plein.
à l’armée parce qu’il reçoit un salaire :
il ne vient pas se faire tuer. Le Golan
mauvaise nouvelle. La 1re DB syrienne
— celle qui s’est préparée la nuit
basés à Kuneitra, tandis que l’autre
moitié arrive seulement d’en bas

par une poignée de part et d’autre de l’axe du pipeline.


Notre mission se résume à stopper
Moi aussi j’ai fait le plein et repris
position. Et là, Ben Shoam arrive
ou pas, il s’en fiche. Nous, les Juifs,
nous battons toujours le dos au mur,
à Hushniya — nous a contournés par
le nord et a pris le contrôle de toute la
et monte sur le plateau. Se forme
alors une sorte d’attaque triangulaire.

d’hommes ! » l’avance syrienne, former une seconde


ligne de défense improvisée, mainte-
nant qu’il est clair que notre ligne est
et se joint à nous.

Mais pourquoi touchez-vous et pas


avec le sentiment qu’on n’a pas
le choix. Et cela donne beaucoup de
force. Troisième chose : Haggaï et moi
zone entre Kuneitra et Nafakh. Entre
eux et la descente vers le Jourdain,
il reste une ligne de crête. C’est alors
Notre effort est… misérable, mais les
Syriens, semble-t-il, paniquent de se
voir attaqués de plusieurs directions.
enfoncée et que tout s’est effondré. eux ? Sont-ils mauvais ? qui sommes alors des conscrits seulement que le haut commande- Ils quittent Nafakh et se replient.
Trois choses. D’abord, Dieu est avec [c’est-à-dire fraîchement formés et ment qui dirige la guerre comprend
Quel est alors l’équilibre des forces ? nous… encore aguerris, NDLR], connaissons l’urgence. Rafoul [Rafael Eitan, basé Ce combat a-t-il stoppé l’avancée
Quand nous montons en position, bien le tir syrien. Nous savons nous à Nafakh, commandant de la division syrienne ?
nous sommes 13 face à 450. De plus, Dieu ? Vous y croyez réellement ? mesurer au problème, aux Sagger mécanisée qui défend le nord du Dans ce combat, que ce soient
nous ne formons pas une unité orga- Oui [silence]. Entre nos tanks, il y a… surtout. Sur la radio, nous donnons Golan, NDLR] donne alors l’ordre de les tanks de la force Zvika, celui de
nisée mais un ramassis de troupes quelque chose. Je le ressens pendant des directives aux réservistes sur tout laisser et de charger sur Nafakh, Haggaï et ces deux réservistes — qui
la façon de les gérer. où le QG du Golan est cerné. Ce que sont arrivés quand ils sont arrivés —,
nous faisons… Lors de l’assaut, David chacun a apporté sa contribution.
Quelle est l’astuce ? Israeli est tué [dans son char à court Ensemble, nous avons stoppé l’armée
Le Sagger est un missile guidé par d’obus en chargeant un tank ennemi
fil : précis, mortel mais lent. Tu le vois
venir sur toi, telle une boule de feu :
à la mitrailleuse, NDLR]. Puis le colo-
nel Ben Shoam [abattu par une arme
n Golan : la bataille qu’Israël ne peut
petite comme une balle de ping-pong automatique, alors qu’il combat torse pas perdre
au début et qui grossit à mesure hors de la tourelle, selon la règle, Six octobre 1973, 13 h 58, secteur nord du Golan : cinq MiG-17 syriens percent
qu’elle s’approche jusqu’à atteindre NDLR] et Beni Katzin. Finalement, le ciel nuageux et fondent sur une poignée de chars israéliens à l’arrêt.
la taille d’un ballon de foot. Le tank dans l’enceinte de Nafakh, entrent Deux minutes plus tard, une centaine d’autres avions, mais aussi un millier
ciblé n’a qu’à faire marche arrière deux tanks, dont le mien. de pièces d’artillerie déversent un ouragan de feu sur les positions israéliennes.
et descendre de sa butte : le missile La guerre du Kippour a commencé. Après cinquante minutes de préparation,
lui passe au-dessus. Puis il reprend Les trois plus haut gradés trois divisions d’infanterie (en fait, des divisions mécanisées) intégrant
position et continue le combat. C’est de la 188e brigade tombent… une brigade de chars partent à l’assaut, tandis que deux divisions blindées
ce qu’on a appris à nos gars, et c’est Avez-vous vu ce qu’il s’est passé ? attendent, selon la méthode soviétique, d’exploiter la percée en profondeur. Face
à ce torrent totalisant au moins 1 200 chars, 170 tanks israéliens, dont les 57 de
la 188e brigade du colonel Yitzhak Ben Shoam et de Zvika Gringold, chargés du
secteur sud. À Jérusalem, c’est la panique. Les lignes de départ syriennes sont,
au mieux, à 25 km du Jourdain, porte d’entrée de la Galilée israélienne, à moins
de 100 km de la Méditerranée. Ce manque de profondeur, dont ne souffrent pas
les défenseurs du Sinaï attaqués par les Égyptiens, explique l’acharnement
mystique des tankistes israéliens sur le Golan : ils ne peuvent laisser perdre
une position qui domine tout le Nord du pays. Grâce aux 24 heures gagnées
par Zvika (et d’autres, comme le 77e bataillon de chars d’Avigdor Kahalani dans
le secteur nord), les réserves ont pu être mobilisées et les assaillants contenus.
Le 11 octobre, c’est au tour des chars israéliens de pénétrer en Syrie, où ils

David Rubinger/CORBIS
s’emparent de 800 km2. Le prix payé pour garder le Golan a été excessivement
lourd : 772 tués et 2 453 blessés (dont 90 % des cadres de la 188e brigade),
250 chars perdus (dont 100 définitivement). Chaque Centurion engagé a été
touché en moyenne une fois et demie, ce qui en dit long sur l’intensité des
combats (et la qualité du char). Mais les pertes infligées aux Syriens sont pires
encore : entre 10 000 et 12 000 tués ou blessés, 1 200 chars hors de combat.

12 • Guerres & Histoire N° 10 Guerres & Histoire N° 10 • 13


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Tourelle arrachée par


l’explosion de ses munitions,
l’épave d’un T-55 rouille
sur le Golan. Les Israéliens
sont impressionnés par
le courage des tankistes syriens,
qui continuent d’avancer
malgré les pertes effrayantes.
Contrairement à la guerre des
Six Jours, la guerre de 1973 ne
livre que très peu de prisonniers.

Pour en savoir +
À lire • La Guerre israélo-
arabe d’octobre 1973 :
une nouvelle donne militaire
au Proche-Orient, P. Razoux,
Economica, 1999.
• The Yom Kippour War,
A. Rabinovich, Shocken, syrienne. [Il répète en appuyant] se sont pris dans les chenilles. Voilà me pesait le plus, c’était la respon-
2005. Nous-avons-stoppé-l’armée- de quoi j’ai l’air. Mais les Syriens ont sabilité : si moi, ici, je ne parviens pas
• Victimes : histoire revisitée syrienne ! Car la retraite de Nafakh, fui. Cooperman, l’officier administra- à les stopper, qui les stoppera ? Cela
du conflit arabo-sioniste, c’est l’échec de l’attaque tout entière. tif de la brigade qui défendait le QG a été le moteur de ma conduite et
B. Morris, Complexe CNRS,

L
Après avoir étudié les combats­, je sais à Nafakh, vient m’embrasser. Là, non pas « sauve qui peut… ». J’avais
2003. que c’est là que s’est jouée la bataille mon conducteur se met à étouffer et ce sentiment que tout dépendait de
• The Yom Kippur War du Golan. Même si la guerre après il faut le sortir du char. C’est une crise moi, quand j’ai dit : « Il faut un général

C
1973 : the Golan Heights, a été très dure, avec la reprise de de stress : il n’en peut plus, on doit ici… ». Et lorsque Moore puis Israeli
S. Dunstan, H. Gerrard, Hushniya, de tout le terrain perdu. l’évacuer. et Ben Shoam m’ont rejoint, j’ai res-
Osprey, 2003.

X
C’est à Nafakh que nous avons senti un profond soulagement ! Puis
• No Victor, No Vanquished, stoppé l’élan syrien. Et ce combat, Et vous, quelle réaction après tout s’est effondré, il a fallu reprendre
E. O’Ballance, Presidio, 1997. comme je l’ai raconté, a été livré par… l’épreuve ? et continuer seul. C’est très dur.

E
• « Hold at All Cost », Major [Il hésite] Par une poignée, une poi- Je m’écroule de la tourelle dans les
M. Wickman, in Armor, mars- gnée d’hommes… bras de mon camarade Zuri. Je pense Vous venez d’un kibboutz dont le nom
avril 2001, p. 32-36. que j’étais auparavant au bord de honore les combattants des ghettos.
• The Sword and the Olive, Dans quel état vous trouvez-vous l’évanouissement. Ma blessure n’est Ces origines ont-elles marqué votre
a Critical History of the à ce moment-là ? pas grave mais elle a pompé beau- conduite ?
Israeli Defense Force, M. van Je suis blessé à la suite du combat coup de mes ressources. Je n’ai pas Cela a pu être un facteur caché
Creveld, Public Affairs, 1998. avec Uzi Moore et mon tank a l’air été soigné, je n’ai pas bu et je suis en moi, à l’époque, dans mon incons-
Web • http://idf-armor. d’un amoncellement de tôles tordues. parvenu à une situation d’épuisement cient. Aujourd’hui, je sais que cela a
blogspot.fr/2009/08/barak- Sur la route Tapline, je me suis empê- total, physique et psychique, à cause eu une influence décisive.
idf-188-tank-brigade-battle. tré dans des clôtures, des poteaux, de ces séquences de combat intense
html#.UGF3143N9tA les ailes de mon char sont enfoncées. et d’isolement répétées. Le docteur Vous êtes à présent le maire
Je traîne derrière moi une queue de dit au chauffeur : « Emmène-le d’ici d’Ofakim, à 20 km au sud-est de
30 m de fils de fer et de grillages qui si tu veux qu’il vive… » On m’évacue la bande de Gaza, et les roquettes
sur un hôpital. ne cessent de pleuvoir. La guerre
n’en a-t-elle donc pas fini avec vous ?
n L’avis de la rédaction de G&H Quelles sont vos blessures ? Je suis arrivé en fonction en 2008,
Comme le disait le grand rabbin Shlomo Goren, vétéran de Tsahal, « au front, Je suis brûlé au visage, j’ai reçu c’était complètement tranquille.
il ne reste plus beaucoup d’athées ». Pourtant, Zvika Gringold est le premier des éclats dans le cou, mais tout est À peine trois mois ont passé
à évoquer ses croyances dans cette rubrique. Conviction préalable ? Non : superficiel, pas d’opération. Je crois et les roquettes ont commencé
il sort d’un kibboutz, bastion ultralaïc. L’épreuve effarante de son combat qu’il me reste quelques éclats, rien à tomber. Les habitants ont dit que
l’a-t-elle bouleversé ? Sans doute, mais aussi l’obligation d’être digne de grave. Le plus dur, ce sont les brû- je leur portais la poisse. Je leur dis
de ses origines : lorsqu’il pénètre dans Nafakh, sa traîne n’est pas seulement lures aux mains : je ne peux plus rien qu’au contraire je suis le mieux placé
constituée de grillages arrachés mais de l’armée des martyrs du ghetto. tenir, elles sont pleines de cloques. pour m’occuper d’eux.
Enfin, lorsque les tankistes de la 188e brigade émergent de leur nuit de
À certains moments, avez-vous eu Avez-vous déjà rencontré un Syrien
Christian Simonpietri/Sygma/Corbis

cauchemar, tout leur sourit : ils ont affronté des centaines de blindés ennemis,
sans perte, et l’ascendant qu’ils prennent se concrétise avec la montée d’un le sentiment que tout était terminé, qui vous a combattu en 1973 ?
soleil radieux. Pas difficile de concevoir, dans ces conditions, le sentiment que votre vie allait finir là ? Non, mais j’en meurs d’envie !
d’une protection surnaturelle. Maintenant, les tankistes israéliens ont-ils Une fois sorti des hôpitaux, j’ai res-
préservé l’existence même du pays ? Bien sûr que non. Les Syriens ne visent senti ce genre de peurs existentielles. Que lui diriez-vous ?
rien d’autre que la reconquête du Golan perdu en 1967 et se préparent Pendant l’action, j’étais embarqué Mon père m’a légué une bouteille
à réclamer un cessez-le-feu dès leur objectif atteint. En outre, Israël dispose dans une séquence d’événements de brandy, la pire qualité, à peine
d’une assurance-vie : l’arme nucléaire. Notons enfin que les Israéliens ne tellement intenses… J’imagine que buvable sans doute. Et il m’a dit :
sont pas si impréparés qu’on le croit : le 4 octobre, le commandant du Golan le corps réagit en fabricant adrénaline, « Tu l’ouvriras lorsqu’il y aura
obtient 110 chars supplémentaires, sans lesquels le front n’aurait jamais tenu. endorphines et je ne sais quoi d’autre. la paix. » Je réserve cette bouteille
Je n’ai pas éprouvé de peur. Ce qui pour ce jour, lorsqu’il viendra. n

14 • Guerres & Histoire N° 10

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