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Methodos

Savoirs et textes
17 | 2017
L'événement

Événementialité et continuité
Exploration d’une tension interne à la philosophie ortéguienne de
l’histoire
Eventiality and continuity: exploration of a tension inside the orteguian
philosophy of history

Anne Bardet

Éditeur
Savoirs textes langage - UMR 8163

Édition électronique
URL : http://methodos.revues.org/4712
ISSN : 1769-7379

Référence électronique

Ce document a été généré automatiquement le 14 février 2017.


Événementialité et continuité 1

Événementialité et continuité
Exploration d’une tension interne à la philosophie ortéguienne de
l’histoire
Eventiality and continuity: exploration of a tension inside the orteguian
philosophy of history

Anne Bardet

« […]les choses humaines ne sont pas à


proprement parler des « choses », comme ça, sans
plus ; ce sont des « choses qui arrivent à
l’homme » ; ce sont des événements qui arrivent à
quelqu’un, et non ces brincadeiras1 qu’on appelle
« événements physiques » et qui n’arrivent à
personne. »2
1 Dès ses premiers écrits, Ortega y Gasset constate la dimension événementielle de la vie
humaine, au point que l’homme lui-même apparaît comme un pur événement d’exister.
Cette idée est si centrale chez le philosophe espagnol qu’il prétend rompre avec toute une
tradition substantialiste qui pense l’homme en termes de nature, et bâtir sa pensée sur
des concepts qui désignent l’événement. L’homme n’a pas de « nature » ; il n’est rien
d’autre que son histoire, laquelle apparaît comme une succession non préréglée
d’événements où vient se former et cristalliser son identité. Mais l’absence d’un sens
prédéfini ne change rien au fait que, chez le philosophe madrilène, l’histoire forme une
continuité stricte et inaliénable. Si l’événement semble de nature à rompre le continuum
ou, du moins, à nous mener sur un terrain fondamentalement indéterminé, Ortega
insiste : le caractère événementiel de l’histoire ne menace pas l’idée de liaison, et ne
dispense surtout pas qu’on la pense selon une logique de type causal. Nous nous
proposons dès lors de tenter de comprendre comment Ortega y Gasset met en avant, au
sein d’une philosophie originale, l’idée que l’histoire constitue une pure succession
d’événements, qui, chacun leur tour, semble faire rupture avec ce qui précède, sans pour
autant que la notion de continuité s’en trouve menacée ou altérée. Autrement dit, notre
objectif est de voir dans quelle mesure il arrive à tenir ensemble cette événementialité

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fondamentale qu’il constate et la thèse d’un sens de l’histoire – un sens non


prédéterminé, puisque soumis aux aléas des événements qui surgissent de manière
inattendue, voire chaotique, mais bien réel, ou effectif, au-delà du sens qui devra
apparaître dans le récit lorsque l’on reconstruira a posteriori l’histoire. Afin d’explorer en
profondeur cette philosophie ortéguienne de l’histoire, nous procéderons en montrant
dans un premier temps comment la vie humaine, et plus largement l’histoire de l’homme,
apparaissent comme une succession non téléologiquement orientée d’événements, au
point que, selon Ortega y Gasset, l’événement doive constituer le centre, voire l’unique
objet de la philosophie, comme il l’affirme à plusieurs reprises sur un ton qui se veut
polémique. Nous consacrerons un moment de cette première partie, de fait, à cette idée
selon laquelle la philosophie, si elle veut parvenir à appréhender cette réalité qu’est la vie
humaine, doit être refondée par rapport à la catégorie de l’événement, et s’affranchir au
préalable de toute une tradition de pensée « choséiste ». En effet, comme Ortega aime à le
répéter, « la vie humaine […] n’est ni chose matérielle, ni chose spirituelle » 3. Nous
reviendrons dans un deuxième temps sur l’insistance avec laquelle le philosophe
madrilène, alors même qu’il s’inscrit contre toute une série de schémas déterministes,
refuse de « tomber » dans l’écueil du relativisme, maintenant que l’histoire – pourtant
événementielle – de l’homme, forme une continuité stricte et inaliénable. Nous tenterons
pour finir de voir comment Ortega concilie ces deux postulats de l’événementialité et de
la continuité – et, plus largement, comment il fait à la fois une place à la liberté et à la
fatalité dans le processus historique –, proposant, au sein de ce qu’il appelle une
philosophie ratiovitaliste, la thèse d’un sens négatif de l’histoire.

La tâche de la philosophie : penser la vie


humaine comme succession d’événements
2 Très tôt, José Ortega y Gasset fait de la vie humaine ce qu’il appelle la réalité radicale, et
explicite dans des notes de travail le sens qu’il donne à cette expression :
« Une réalité est ultime ou radicale dans la mesure où il [le philosophe] résiste à la
tentative délibérée de la transcender, c’est-à-dire quand elle se présente avec le
caractère exprès de ne pas avoir un « au-delà », de ne rien laisser dans son dos ou
derrière elle. »4
3 La vie humaine apparaît comme le contexte où tout se meut, comme cet « ensemble
contenant le genre humain » dont parlait Dilthey5. En ce sens, elle constitue le grand objet
sur lequel doit se pencher la philosophie.
4 Il précise très vite que cette vie humaine doit être pensée non en termes de substance,
mais d’événement :
« Cette étrange réalité – la vie humaine – n’est pas une chose physique ; elle n’est
pas une chose psychique. Elle n’est absolument pas une chose, ni un mode, un acte
ou un état d’une chose. Elle est un pur événement au caractère dramatique. Elle est
ce qui m’arrive à moi et ce qui t’arrive à toi – et où moi et toi ne sommes rien
d’autre que cela même qui nous arrive. »6
5 Les formules qui vont dans le sens d’une assimilation entre vie humaine et succession
d’événements abondent, au point que l’homme lui-même apparaît comme un
« événement d’exister ». L’idée, au fond, est simple : rien d’autre que « ce qui lui arrive »
ne définit l’homme : « l’homme n’est aucune chose, il est un drame – et sa vie un

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événement pur et universel […] dans lequel chacun, à son tour, n’est rien d’autre qu’un
événement. »7
6 Avant de poursuivre, arrêtons-nous un instant sur cette idée de drame, qui permet
d’apercevoir la dimension radicalement événementielle de la vie humaine dont parle
Ortega. D’abord, le fait qu’il pense le drame par opposition avec la chose est révélateur de
ce que la vie de l’homme n’est constituée de rien d’autre que de ce qu’elle fait d’elle à
chaque instant – selon une certaine trame sur laquelle nous reviendrons plus loin.
Ensuite, le terme de drame ne porte aucune connotation pathétique ni mélodramatique.
Ortega y Gasset mobilise le drame dans son sens littéral – et théâtral : le drama ne désigne
d’abord rien d’autre que cette action qui se déroule, dans un mouvement temporel
caractéristique – là où la chose, si elle est bien soumise au temps, n’est pas habitée de
mouvement, mais est régie, en elle-même, par une staticité fondamentale. Enfin, le drame
n’est pas la tragédie : ce mouvement temporel auquel obéit le drame n’est pas déterminé ;
et si la fin de l’histoire peut éventuellement être anticipée, ou anticipable8, elle n’est pas
préécrite ; point de fatalisme dans le drame. Ainsi, lorsqu’Ortega affirme ne pas croire au
« sentiment tragique de la vie »9, il ne cherche pas seulement à marquer ses distances vis-
à-vis du ton mélodramatique d’Unamuno ; il semble qu’il veuille également récuser l’idée
même d’un déterminisme historique. Dans la tragédie, on n’échappe pas à son destin ;
dans le drame, on le construit.
7 Ortega y Gasset souligne par ailleurs qu’
« il n’y a pas de vie humaine s’il n’y a pas quelqu’un d’ultra déterminé à qui il arrive
de faire10 ceci ou cela. La vie est mienne, ou tienne, ou sienne. La vie est toujours vie
de quelqu’un »11.
8 Autrement dit, il n’est jamais tant question chez lui de la vie humaine en général que de
telle ou telle vie particulière. Le philosophe espagnol cherche à éviter l’écueil
intellectualiste qui consisterait à penser la vie comme une abstraction12. La vie ne peut
être conçue comme une généralité vague. Elle est ce qu’il y a de plus concret. Et au-delà
du fait qu’elle réside dans « ce qu’il y a d’individuel »13, dit-il, « la vie humaine […] est
uniquement ma vie »14. On voit ici à quel point la réalité dans laquelle la philosophie doit
prendre son point de départ, et dont Ortega fait « l’événement radical »15, est concrète,
déterminée, hyperindividualisée.
9 Une nouvelle précision mérite d’être faite à ce stade : si la vie humaine se caractérise par
le fait qu’elle est une succession d’événements, l’événement, à son tour, ne concerne que
la vie humaine. La formule de Claude Romano lorsqu’il présente son livre L’événement et le
monde est à cet égard éclairante pour notre propos ; le philosophe français formule en
effet la thèse principale de l’ouvrage en ces termes :
« Depuis la naissance, événement originaire, l’existence humaine est en suspens au-
dessus de l’abîme du nouveau, livrée à ces points critiques de basculement
susceptibles à tout instant de la transformer de fond en comble. L’humanité de
l’homme est à ce prix – et à ce risque. Les renouvellements induits par l’événement
ne sont pas extérieurs à la « vie de l’esprit », mais sont cette vie elle-même ou
plutôt l’esprit lui-même. L’homme est de tous les animaux le seul auquel il puisse
arriver quelque chose. »16
10 Dans la mesure où le grand objet de la philosophie est la vie humaine et la vie humaine,
une pure succession d’événements, la philosophie, par extension, et parce que sa grande
tâche est de parvenir à dire quelque chose de ce qu’est la vie humaine, n’a pas d’autre
objet que l’événement :

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« La philosophie est un système d’attitudes fondamentales d’interprétation, donc


intellectuelles, que l’homme adopte en vue de l’événement exceptionnel qu’est
pour lui son existence. Cette vie qu’il rencontre comprend d’une part l’événement
que chacun est pour soi-même, et d’autre part tout un monde d’événements,
représentés par ses rapports avec les autres choses. »17
11 Le penseur madrilène prétend ainsi rompre avec toute une tradition de pensée, au nom
même de cette événementialité de la vie. La philosophie doit s’affranchir des catégories
qu’elle utilise traditionnellement :
« nous devons nous dégager de la philosophie traditionnelle, du répertoire des
concepts reçus, bien connus, voire populaires en usant dès maintenant de ceux qui
se rapprochent le plus de l’aspect de la nouvelle réalité entrevue » 18.
12 Il faut ainsi renoncer au concept d’être, et lui préférer des termes capables de faire
ressortir cette dimension événementielle :
« Ce qui consiste à se passer, à arriver, est pur mouvement, pur flux. La vie est la
grande inquiétude essentielle. Elle ne s’assied jamais. Son être n’est pas figé, donné
ni permanent, mais réside dans ce qui, sans cesse, se passe et survient ;
constamment, il consiste à être et dés-être. D’une réalité qui, non seulement est,
mais qui, en outre, dés-est toujours, on ne devrait pas dire qu’elle « est », mais,
précisément, qu’elle « vit ». »19
13 Autre indice de cette volonté ortéguienne de s’affranchir d’une tradition de pensée qui
n’est plus capable de dire ce qu’est l’homme : ce rejet, chez le philosophe espagnol, d’un
vocabulaire essentialiste et le choix, dans cette perspective, de remplacer le terme d’
essence – un terme « délicieux », mais correspondant au fond à un « glissement
terminologique aux conséquences fâcheuses »20 – par celui de consistance – un terme
« simple et vulgaire », mais qui fait clairement signe vers ce en quoi consiste la chose 21. Il
s’exprime à ce sujet dans plusieurs de ses textes. La consistance, contrairement à
l’essence, ne s’oppose à rien ; elle ne suppose pas un schéma dual de pensée. L’essence, en
revanche, nous situe d’emblée dans un au-delà de l’existence. Elle risque d’opposer une
extériorité à cet « ensemble contenant le genre humain » dont nous parlions plus haut.
14 Dans cette même optique, Ortega y Gasset prétend également bâtir toute sa pensée sur ce
qu’il appelle des concepts occasionnels, c’est-à-dire des concepts « dont le sens est précisé
moins par le mot même que par l’occasion où il est employé, par exemple en fonction de
celui qui l’emploie dans une situation donnée »22, et dont la fonction référentielle n’a de
sens que dans un contexte comme la vie. « Ici », « maintenant » sont des exemples de
concepts occasionnels, que le philosophe espagnol définit notamment par opposition aux
concepts platoniciens, ces artefacts forgés par l’homme et se comportant selon des lois
exactes et invariables, de manière statique et univoque là où la vie est toujours
foncièrement équivoque. Pour le dire simplement, le caractère événementiel de la vie doit
venir remodeler les concepts fondamentaux de la philosophie.
15 En résumé, c’est parce que « le réel est le non identique – pur événement, pure mobilité,
pur flux » que nous avons besoin de ce qu’Ortega y Gasset appelle une philosophie non
éléatique23. Et dans ce contexte d’une réflexion sur la refondation de la philosophie, la
mise en avant de la catégorie de l’événementialité absolue s’impose d’elle-même comme
le premier pas pour faire droit à la réalité radicale qui doit devenir le centre de la
philosophie.
16 Très vite, Ortega y Gasset glisse de l’idée que la philosophie doit être capable de faire
ressortir la dramaticité propre à la dimension irréductiblement événementielle de la vie
humaine à cette autre idée selon laquelle « l’homme n’a pas de nature, mais […] une

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histoire »24, c’est-à-dire ce « mode d’être propre à une réalité dont la substance est
précisément la variation ; autrement dit, le contraire de toute substance »25. Cette
formule selon laquelle l’homme, loin d’une nature, disposerait d’une histoire, connaît un
usage prolifique sous la plume d’Ortega et mériterait qu’on l’analyse en profondeur. Nous
n’en retiendrons qu’un aspect ici, et qui va dans le sens de ce que nous avons voulu faire
ressortir jusqu’ici : dans la lignée de son rejet d’une philosophie substantialiste, Ortega
renonce à l’idée d’une nature – un terme qu’il considère comme étant trop statique – de
l’homme, et ce terme d’histoire ne dit d’abord rien d’autre que ce mouvement, ce flux non
préréglé d’événements où, petit à petit, il se construit. De la même manière que l’homme
n’a pas d’essence, donc, il n’a pas de nature. Il n’a qu’une vie, laquelle consiste en une
histoire, c’est-à-dire en une succession d’événements. Toute la question sera de savoir si
cette succession est régie par des règles.
17 Mais avant d’aborder ce point, venons-en au second moment de notre réflexion, en
voyant comment cette histoire qui vient remplacer la nature de l’homme forme, chez le
penseur espagnol, une stricte continuité.

L’histoire (événementielle) de l’homme : une stricte


continuité
18 Il est de prime abord surprenant de constater que le caractère purement événementiel, et
partant, purement contingent de l’histoire ne menace pas l’idée de liaison. Là où
l’événement semble faire césure, Ortega y Gasset insiste : à aucun moment, il ne rompt
cette continuité inaliénable que constitue l’histoire, et que notre philosophe définit très
précisément comme le « système des expériences humaines, qui forment une chaîne
inexorable et unique »26.
19 Pourtant, l’événement place la vie sur un terrain fondamentalement indéterminé :
« Je pense que toute vie, et partant la vie historique, est composée de purs instants,
dont chacun est relativement indéterminé par rapport au précédent, de sorte que la
réalité vacille en lui, piétine sur place et hésite à se décider pour l’une ou l’autre des
différentes possibilités. Cette vacillation métaphysique donne à tout ce qui vit une
vibration et un frémissement particuliers. »27
20 Ortega s’élève à de très nombreuses reprises contre les conceptions déterministes de
l’histoire28. Au sein de la succession d’événements que constitue l’histoire de l’homme,
aucun n’est appelé à advenir plus qu’un autre, dans la mesure où, comme il l’affirme dans
plusieurs de ses textes, « tout, absolument tout est possible dans l’histoire »29.
21 Tout est possible, à condition que la continuité fondamentale de l’histoire ne soit pas
menacée. Car l’histoire ne connaît ni sauts ni ruptures30. Avant d’en venir à la manière
dont ces deux postulats – celui de l’événementialité d’une part, celui de la continuité
d’autre part – peuvent être tenus ensemble, arrêtons-nous un moment sur cette idée de
continuité, loin d’aller de soi chez un philosophe qui dit ne pas adhérer à un schéma
déterministe de l’histoire ; examinons donc ce qu’Ortega met sous les termes de
continuité – ou de « chaîne » – et de « système ».
22 La continuité tient en partie au fait que contrairement à l’animal, l’homme ne commence
jamais rien par lui-même, mais poursuit, continue ce qui était déjà là.
« […] Le tigre d’aujourd’hui n’est ni plus ni moins que le tigre d’il y a mille ans : il
étrenne l’être tigre, il est toujours un premier tigre. Mais l’individu humain
n’étrenne pas l’humanité. […] L’homme n’est pas un premier homme, il n’est pas un

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éternel Adam ; il est formellement un deuxième homme, un troisième homme,


etc. »31
23 D’où le fait qu’Ortega y Gasset pense l’existence dans les termes d’une préexistence
fondamentale :
« L’individu humain, en naissant, absorbe toutes ces formes de vie [qui le
précèdent] ; il en assimile la plus grande partie, il en rejette d’autres. Le résultat est
que, dans l’un ou l’autre cas, il se constitue, positivement ou négativement, par ces
modes d’être homme qui étaient là avant sa naissance. Cela mène à une étrange
condition de la personne humaine que nous pouvons appeler son essentielle
préexistence. Ce qu’un homme ou une œuvre de l’homme est ne commence pas
avec son existence, mais, dans sa plus grande portion, le précède. L’homme se
trouve préformé dans la collectivité où il commence à vivre. Ce se précéder à soi-
même en grande partie, cet être avant d’être, donne à la condition de l’homme un
caractère d’inexorable continuité. Aucun homme ne commence à être homme ;
aucun homme n’inaugure l’humanité, mais tout homme continue l’humain qui
existait déjà. »32
24 Et, de la même manière qu’il poursuit, ou continue ce qui s’est fait avant lui –
éventuellement de manière négative, en prenant une autre direction –, il annonce et
prépare ce qui se fera après lui. La vie humaine se caractérise donc à la fois comme une
tension sans cesse poussée vers l’avant, et comme l’héritière d’un passé qui vient
l’orienter. Pour le dire en termes ortéguiens, l’homme est doté d’une « composition
futuriste »33 en même temps qu’il apparaît comme celui qui a à se tourner du côté de son
passé pour se comprendre ; c’est en ce sens qu’Ortega parle de l’homme comme « l’animal
étymologique ».
25 Et s’appuyant sur l’étymologie du mot, justement, il met en avant l’idée que, comme le
signale Alain Juranville34, l’événement dérive du latin e venire – venir de, sortir de –, et lui
ajoute cette autre dimension anticipatrice, ou pro-jetante – en se dirigeant vers. Ainsi,
l’événement ne se donne jamais seul ; il est toujours pris dans l’extension dramatique
qu’est la vie humaine. Il n’y a donc aucun sens, d’après notre auteur, à penser
l’événement indépendamment du complexe dans lequel il apparaît. Là encore, on lit entre
les lignes l’héritage de Dilthey : le fait « brut », si tant est qu’il existe 35, n’a de sens
qu’inscrit dans l’ensemble qui l’intègre36, sans qu’on ne puisse déterminer, d’ailleurs, qui
du fait ou de l’ensemble a la priorité. Dans les termes d’Ortega, « rien de ce qui nous
arrive dans notre vie ne nous arrive isolément, sans connexion. Il nous arrive ceci parce
que, ou en vue de ce que cela nous arrive »37.
26 Dans cette perspective, le philosophe espagnol dénonce les pratiques traditionnelles de
l’histoire qui consistent à juxtaposer dans le récit des événements, ou faits, sans tenter de
prendre en compte la continuité vitale où ils sont inscrits. Dans une visée holiste,
semblable à celle des fondateurs de l’école des Annales, il affirme que les historiens qui,
pour les penser, extraient les événements du flux où ils se donnent, sont trop nombreux ;
qu’ils mutilent leur objet en ne reconduisant pas dans leurs récits le mouvement à
l’œuvre dans l’histoire effective, ou histoire réelle38.
27 La crise, par exemple, qui semble par excellence instaurer une rupture au sein du
continuum de l’histoire, ne peut être pensée que comme un moment de transition entre
différentes formes historiques. En effet, loin d’instituer une rupture dans le processus de
l’histoire, et de menacer ainsi sa continuité, elle apparaît comme sa condition de
possibilité au point qu’elle est définie sous la plume du philosophe madrilène comme
étant « le moteur de l’histoire ».39 La crise ne rompt pas la chaîne mais en constitue un

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maillon. Il est donc illusoire de prétendre la comprendre sans l’inscrire dans le processus
dont elle provient et qu’elle rend possible à la fois.
28 Si l’histoire correspond bien à une succession d’événements, il n’y a donc aucun sens à les
penser indépendamment les uns des autres :
« une vie humaine n’est jamais un tissu d’événements, de choses qui arrivent ; elle a
toujours une trajectoire, dans une tension dynamique, comme celle qu’a un drame.
Toute vie suppose un argument.»40
29 Le fait qu’Ortega renonce à l’idée d’un sens déterminé et mette en avant la catégorie de
l’indétermination n’implique donc pas que l’on perde de vue la question du sens. Bien
qu’il n’y ait pas déterminisme, rien ne dit que la succession d’événements ne soit pas,
d’une certaine manière, organisée. Cela nous renvoie à la notion de système que nous
mentionnions plus haut. L’idée, au fond, est simple : la philosophie ne peut fonctionner
sans une certaine systématicité. En ce sens, Ortega écrit : « la pensée philosophique est
systématique »41 ; ou encore : « la forme de la vérité est le système »42. Mais le philosophe
espagnol distingue néanmoins les systèmes « ouverts », capables d’articuler raison et
intuition, de ce qu’il appelle les systèmes « fermés », dont le point de départ est « étroit »
et qui s’appuient sur la raison uniquement43.

Conclusion : l’événement possible, ou la question du


sens
30 Avant d’examiner selon quel(s) principe(s) le système « ouvert » d’Ortega est organisé,
reformulons le problème qui nous occupe : comment intégrer la myriade d’événements
qui constituent l’histoire dans un continuum qui fasse sens ? Comment concilier le
caractère événementiel de l’histoire – cette succession de faits, considérés
indépendamment d’un éventuel rapport de cause à effet, ou d’une quelconque idée de
sérialité – avec cette continuité qui, au-delà de son avènement dans le récit, doit
apparaître à même l’événementialité de l’histoire? Autrement dit, comment maintenir
l’idée d’un sens de l’histoire ?
31 La réponse à ces questions doit passer par l’analyse de l’idée ortéguienne d’un sens
négatif de l’histoire. Nous avons vu qu’au nom de l’événementialité de l’histoire, Ortega
refusait l’idée d’un déterminisme historique : l’événement n’est pas pensable
indépendamment de la notion de hasard44, que le philosophe définit en ces termes :
« Cette indocilité de l’avenir, cette manière qu’il a de ne pas se soumettre à notre
volonté, cette conscience douloureuse du fait qu’il peut aussi bien nous arriver une
chose que son contraire le lendemain, nous nous la représentons sous la
physionomie d’un pouvoir mystérieux, sans figure ni personnalité, inexorable et
méprisant, et que nous appelons le Hasard. »45
32 En mettant en avant la catégorie de la continuité, nous avons également souligné à quel
point Ortega se démarque des schémas relativistes de l’histoire. Le caractère
événementiel de cette dernière ne peut menacer la « chaîne ».
33 La proposition d’Ortega pour tenir ensemble événementialité et continuité de l’histoire se
fait donc contre le déterminisme et le relativisme à la fois. Son idée est que l’on ne peut
revivre les formes par lesquelles nous sommes déjà passés. Il insiste ainsi sur le caractère
irrémédiable de l’histoire. Et, en ce sens, se plaît à citer Héraclite, qu’il qualifie au passage
du « plus génial des penseurs »46, et pour qui – la formule est bien connue – l’homme ne se

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baigne pas deux fois dans le même fleuve. Dans les termes d’Ortega, « la vie est toujours
différente de ce qu’elle fut »47. Le philosophe espagnol est explicite :
« Poser des limites à ce que l’homme est capable d’être manque de sens. Dans cette
illimitation fondamentale de ses possibilités, propre à qui n’a pas de nature, il n’y a
qu’une ligne fixe, préétablie et donnée qui puisse nous orienter ; il n’y a qu’une
limite : le passé. Les expériences vécues restreignent le futur de l’homme. Si nous
ne savons pas ce qu’il va être, nous savons du moins ce qu’il ne va pas être. Nous
vivons en vue du passé. »48
34 Cette idée de formes révolues illustre l’idée d’un processus historique négatif : il n’y a
qu’en fonction de ce qui ne peut plus être que les hommes sont en mesure de « fabriquer
du sens ». La seule certitude dont nous puissions disposer, loin de celles qu’énoncent les
oracles dans les tragédies classiques, est que ce qui a été ne sera plus ; que le futur sera
différent du passé. Mais rien ne permet de dire plus précisément de quoi ce futur sera
fait.
35 Dans le contexte actuel d’un regain d’intérêt pour l’événement dans les débats
philosophiques, la position ortéguienne nous semble intéressante dans la mesure où elle
permet de tenir ensemble un caractère foncièrement événementiel de l’histoire et l’idée
de sens, traditionnellement menacée par les philosophies dites de l’événement – le seul
sens possible étant toujours lié à une possible reconstruction, a posteriori. Chez Ortega y
Gasset, le sens, bien qu’il soit strictement négatif – la logique historique ne présupposant
que l’élimination des formes passées –, est maintenu. Il n’apparaît pas uniquement a
posteriori, et son apriorité n’équivaut pas à un déterminisme. Car le sens de l’histoire dont
parle Ortega apparaît toujours comme se faisant ; il est au fond toujours le contemporain
de l’événement.

BIBLIOGRAPHIE
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Sylvie Mesure, Paris, éditions du Cerf, coll. « Passages »,

Febvre, Lucien (1953), « De 1892 à 1933. Examen de conscience d’une histoire et d’un historien »,
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Événementialité et continuité 9

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— (2007), « "Présentation" à la traduction espagnole de l’introduction à L’événement et le monde »,


[en ligne], disponible à l’adresse URL suivante : https://www.academia.edu/2059438/
_Présentation_à_la_traduction_espagnole_de_l_introduction_à_L_événement_et_le_monde_
(consulté le 22 juin 2016).

NOTES
1. Brincadeira (en portugais dans le texte) signifie plaisanterie.
2. José Ortega y Gasset (2004-2010), Obras Completas, tome X, p. 335.
3. José Ortega y Gasset (2004-2010), Obras Completas, tome IX, p. 290.
4. José Ortega y Gasset, cité par Jean-Claude. Lévêque (2009), « Notas de trabajo de las carpetas
Alrededor de la razón vital », Revista de estudios orteguianos, 19, p. 54.
5. Wilhelm Dilthey, L’édification du monde historique dans les sciences de l’esprit, Œuvres III (1988),
trad. S. Mesure, Paris, éditions du Cerf, coll. « Passages », p. 86. C’est d’ailleurs au penseur
allemand que l’on doit, selon Ortega y Gasset, le fait que la philosophie commence à prendre en
compte cette vie humaine : « Vers 1860, Dilthey, le plus grand penseur qu’ait connu la seconde
moitié du XIXe siècle, découvrit une nouvelle réalité : la vie humaine. Il est éminemment comique
qu’une réalité si proche de l’homme, et si importante pour lui, ait tant tardé à être découverte, et
qu’elle fusse découverte un certain jour à une certaine heure, au même titre que le phonographe
ou l’aspirine. Mais enfin, il en fut ainsi, et rien ne peut changer cela » (José Ortega y Gasset
(2004-2010), Obras Completas, tome V, p. 372).
6. José Ortega y Gasset (2004-2010), Obras Completas, tome V, p. 372.
7. José Ortega y Gasset (2004-2010), Obras Completas, tome VI, p. 64.
8. Précisons néanmoins qu’Ortega souligne le caractère non anticipable de l’histoire, dans la
mesure où, dit-il, « l’histoire est toujours invention » (José Ortega y Gasset (2004-2010), Obras
Completas, tome I, p. 623).
9. José Ortega y Gasset (2004-2010), Obras Completas, tome IX, p. 1143.
10. La dimension du faire est tout à fait centrale chez Ortega. En effet, c’est dans les termes d’un
devoir faire que le philosophe espagnol définit premièrement la vie humaine : « vivre, c’est
toujours, sans arrêt ni repos, créer, faire », écrit-il ainsi (José Ortega y Gasset (1961), La révolte des
masses, trad. Louis Parrot, Paris, Gallimard, coll. « idées », p. 229).
11. José Ortega y Gasset (2004-2010), Obras Completas, tome IX, p. 290.
12. En ce sens, Ortega critique ceux qui, à l’instar de Hegel, se sont détournés du vocabulaire
« juvénile » de la vie : en se focalisant sur le concept « quasi sénile » d’esprit, Hegel passe à côté
de la dimension concrète de la vie humaine ; il ne s’affranchit pas de l’idéalisme abstrait vis-à-vis
duquel il comptait initialement prendre ses distances (José Ortega y Gasset (2004-2010), Obras
Completas, tome VIII, p. 155),
13. José Ortega y Gasset (2004-2010), Obras Completas, tome I, p. 482.
14. José Ortega y Gasset (2004-2010), Obras Completas, tome V, p. 13.

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Événementialité et continuité 10

15. José Ortega y Gasset (2004-2010), Obras Completas, tome IX, p. 530. Parce qu’elle est
« l’événement radical », la vie humaine est également insécurité radicale pour Ortega. Ainsi,
« rien ne m’est sûr que la chose incertaine » est une formule qu’il se plaît à citer (pour exemple,
voyez : José Ortega y Gasset (2004-2010), Obras Completas, tome IX, p. 530). Nous reviendrons dans
un moment sur cette dimension toute contingente de la vie humaine.
16. Romano, Claude (2007), « "Présentation" à la traduction espagnole de l’introduction à
L’événement et le monde », [en ligne], disponible à l’adresse URL suivante : https://
www.academia.edu/2059438/
_Présentation_à_la_traduction_espagnole_de_l_introduction_à_L_événement_et_le_monde_
(consulté le 22 juin 2016), p. 1.
17. José Ortega y Gasset (1970), L’évolution de la théorie déductive, l’idée de principe chez Leibniz, trad.
Jean-Paul Borel, Paris, Gallimard, coll. « Bibliothèque des idées », p. 208.
18. José Ortega y Gasset (2004-2010), Obras Completas, tome IX, p. 521.
19. José Ortega y Gasset (2004-2010), Obras Completas, tome IX, p. 526.
20. José Ortega y Gasset (2004-2010), Obras Completas, tome IX, p. 562.
21. José Ortega y Gasset (2004-2010), Obras Completas, tome IX, p. 641.
22. José Ortega y Gasset (2008), L’homme et les gens, trad. François Géal (dir.), Paris, Editions rue
d’Ulm, p. 151.
23. José Ortega y Gasset (2004-2010), Obras Completas, tome IX, p. 555.
24. José Ortega y Gasset (2016), L’Histoire comme système, p. 71
25. José Ortega y Gasset (2004-2010), Obras Completas, tome VI, p. 779.
26. José Ortega y Gasset (1945), Idées et croyances, trad. Jean Babelon, Paris, Stock, p. 108.
27. José Ortega y Gasset (1961), La révolte des masses, p. 121-122. Nous soulignons.
28. « Je ne crois pas au déterminisme absolu de l’histoire », s’exclame-t-il par exemple (José
Ortega y Gasset (1961), La révolte des masses, p. 121).
29. Pour exemple, voyez : José Ortega y Gasset (1961), La révolte des masses, p. 122.
30. « Historia non facit saltum », écrit ainsi Ortega (José Ortega y Gasset (2004-2010), Obras
Completas, tome V, p. 311 et tome IX, p. 79).
31. José Ortega y Gasset (2004-2010), Obras Completas, tome VI, p. 74.
32. José Ortega y Gasset (2004-2010), Obras Completas, tome VI, p. 359.
33. Sur cette idée, voyez : Anne Bardet, « La composition futuriste de l’homme, éléments d’une
éthique du quehacer chez José Ortega y Gasset », Revue française d’éthique appliquée 2 : Les figures de
l’anticipation, ou comment prendre soin du futur, p. 63-73.
34. Alain Juranville (2007), L’événement, nouveau traité théologico-politique, Paris, PUF, « Philosophie
d’aujourd’hui », p. 38.
35. Il est à parier qu’Ortega aurait été d’accord avec Lucien Febvre pour qui l’idée même de fait
historique est à relativiser : « le fait en soi, cet atome prétendu de l’histoire » ne correspond pas à
« du donné », mais à du « créé par l’historien », « de l’inventé et du fabriqué » comme il le dit lors
de la leçon d’ouverture au Collège de France le 13 décembre 1933 (reprise dans Lucien Febvre,
« De 1892 à 1933. Examen de conscience d’une histoire et d’un historien », in (1953) Combats pour
l’histoire, Paris, Armand Colin, p. 7).
36. Le terme d’ensemble – Zusammenhang – remarque Ortega, est probablement celui qui apparaît
le plus souvent sous la plume de Dilthey (José Ortega y Gasset (2004-2010), Obras Completas, tome
VI, p. 247).
37. José Ortega y Gasset (2004-2010), Obras Completas, tome V, p. 372.
38. Sur la critique qu’Ortega adresse aux historiens de profession, voyez : José Ortega y Gasset
(2004-2010), Obras Completas, tome V, p. 230 sq.
39. Sur cette notion de crise, voyez : Anne Bardet, « Éléments pour une approche de la
philosophie ortéguienne de la crise », Revista de história da arte, 12/2015, p. 124-133.
40. José Ortega y Gasset (2004-2010), Obras Completas, tome IX, p. 805.

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41. José Ortega y Gasset (2004-2010), Obras Completas, tome VIII, p. 169.
42. José Ortega y Gasset (2004-2010), Obras Completas, tome VIII, p. 165.
43. José Ortega y Gasset (2004-2010), Obras Completas, tome VIII, p. 169. C’est le système hégélien
de l’histoire que le philosophe espagnol vise en premier lieu ici.
44. José Ortega y Gasset (2004-2010), Obras Completas, tome VI, p. 227.
45. José Ortega y Gasset (2004-2010), Obras Completas, tome VI, p. 590.
46. José Ortega y Gasset (2004-2010), Obras Completas, tome X, p. 81.
47. José Ortega y Gasset (1961), La révolte des Masses, p. 136-137.
48. José Ortega y Gasset (2016), L’Histoire comme système, p. 71.

RÉSUMÉS
José Ortega y Gasset définit l’histoire comme une succession non préréglée d’événements où
vient peu à peu se former l’identité de l’homme. Pourtant, il insiste : là où l’événement semble
faire césure, et alors même qu’aucun sens prédéfini ne vient l’organiser, l’histoire forme une
continuité stricte. Comment, dès lors, concilier la dimension irréductiblement événementielle de
l’histoire avec cette continuité qui, au-delà de son avènement dans le récit, doit apparaître au
sein de l’histoire effective ?

Already in his early writings, Ortega y Gasset wants to highlight how life is made out of a series of
events; with him, man himself appears as a pure event of existing. This idea is so central in his
work that he pretends to build his whole philosophy on occasional concepts: he wants to break
with an entire substantialist tradition that thinks man in terms of nature, and set up concepts
that designate the event. Man has no nature, but history; he’s nothing more than this history,
which appears as a no preset series of events where his identity comes to form and crystallize.
The absence of a predefined sense does not change the fact that history is marked by a strict and
inalienable continuity with the Madrid philosopher: it admits neither skips nor disruptions.
Where event seems to cause a caesura, or at least leads us to a fundamentally indeterminate
territory, Ortega insists: the fact that history is made out of a series of events doesn’t jeopardise
the idea of liaison; it doesn’t require that we stop thinking history according to a causal logic.
Therefore, the question is: how to include the myriad of events which constitute history in a
continuum that makes sense? How to conciliate the event character with the continuity which
must appears, beyond its advent in the telling, upon eventiality of history? In other words, how
to maintain the idea of a sense of history?

INDEX
Mots-clés : Ortega y Gasset, histoire, événement, continuité
Keywords : Ortega y Gasset, history, event, continuity

AUTEUR
ANNE BARDET

Methodos, 17 | 2017

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