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Pédagogie sportive

Pierre de Coubertin

Les Éditions G. Crès et Cie, Paris, 1922

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TABLE DES MATIÈRES

Préambule

Ire partie

Histoire des exercices sportifs.

Antiquité Naissance des incitants sportifs


1 La religion de l’athlétisme
1 Le gymnase grec
1 Les Jeux Olympiques
1 Excès et déformations
1 Rome et Byzance
Moyen âge La chevalerie
1 Les tournois et les joutes
1 Jeux populaires
1 Le déclin sportif
Temps modernes
L’échec d’Amoros
1 Jahn et Ling
1 Thomas Arnold et la transformation de l’Angleterre
1 L’adhésion des États-Unis
1 La conquête de l’Europe continentale
1 La pédagogie sportive
1 Les Jeux Olympiques et la concentration sportive
1 L’extention démocratique
1 Conclusion

IIe partie

Technique des exercices sportifs.

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Classification des sports
Caractéristiques générales
Caractères spéciaux de chaque sport :
Sports athlétiques
» gymniques
» de défense
» équestres
» nautiques
» d’hiver
» combinés
» de tourisme
Jeux sportifs
Travaux manuels
Hygiène sportive
Modalités : Hommes : Âge
Santé
Dispositions personnelles
Facilités extérieures
Méthodes
Femmes
Organisations sportives :
Groupements sportifs
Terrains et locaux
Concours
Règlements

IIIe partie

Action morale et sociale des exercices sportifs.

Action sur l’entendement


Action sur le tempérament, le caractère et la conscience
Action sur les rouages sociaux :
La coopération
La défense
La famille
Le métier
Répercussions sur la question sociale

3
L’art et le sport : Athlètes et artistes
Édifices et jardins
Décoration
Cortèges
Harmonies
Distribution de prix
La fête du 16 mai 1911

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PRÉAMBULE

Le sport est le culte volontaire et habituel de l’exercice


musculaire intensif appuyé sur le désir du progrès et
pouvant aller jusqu’au risque.
Donc cinq notions : initiative, persévérance, intensité,
recherche du perfectionnement, mépris du danger éventuel.
Ces cinq notions sont essentielles et fondamentales.
En découlent trois conséquences :
1o Le sport n’est pas naturel à l’homme : il est en
contradiction formelle avec la loi animale du « moindre
effort ». Il ne suffit donc pas de lui fournir des facilités
matérielles pour qu’il se développe ou se maintienne ; des
incitants basés sur la passion ou le calcul lui sont
nécessaires. Il convient d’interroger l’histoire afin de
recueillir sur ce point les données de l’expérience.
2o Le caractère sportif est susceptible de se superposer à
tout exercice musculaire comme aussi de lui faire défaut.
On peut pratiquer le cerceau d’une façon sportive et
l’aviron d’une façon non sportive. Il n’y a donc pas lieu de
distinguer entre certains exercices qualifiés : sports et
d’autres auxquels ce qualificatif serait refusé. D’où il suit
que la technique sportive embrasse tout le domaine de

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l’exercice physique sportivement pratiqué, qu’il s’agisse de
gymnastique, d’escrime, d’équitation, de foot-ball etc.
3o Le sport faisant appel à la contrainte sur soi-même, au
sang-froid, à l’observation… relève de la psychologie
autant que de la physiologie et peut réagir sur
l’entendement, le caractère et la conscience. Il est donc un
agent de perfectionnement moral et social.
Tel est l’ensemble des sujets que comprend la pédagogie
sportive.

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HISTOIRE DES EXERCICES
SPORTIFS

À trois reprises seulement dans le cours des siècles


historiques, le sport a joué un rôle considérable dans
l’ensemble de la civilisation, conquérant le nombre et
s’imposant à l’attention générale : dans l’antiquité par le
gymnase grec ; au moyen-âge par la Chevalerie ; dans les
temps modernes par la rénovation issue de l’effort réfléchi
de Ling, de Jahn, de Thomas Arnold… En dehors de ces
trois périodes, le sport n’a été que la distraction préférée
d’un petit nombre d’instinctifs ou le corollaire obligé de
certaines professions ; les éducateurs qui l’ont alors
recommandé au point de vue pédagogique n’ont pas été
écoutés.

ANTIQUITÉ

Naissance des incitants sportifs.


D’après Confucius, il y a six « arts libéraux » qui sont : la
musique, le cérémonial, l’arithmétique, la calligraphie,
l’escrime et « l’art de conduire un char ». Donc pas de
gymnastique encore. L’escrime donne satisfaction à
l’instinct combatif, mais il ne paraît pas que cet instinct ait
7
suffi à la propager en Extrême-Orient. À remarquer que la
première escrime naturelle n’a pu être celle du poing qui
demande une contrainte et un assouplissement artificiels
préalables. Il était plus naturel à l’homme primitif de
s’emparer d’un bâton ou même de lutter simplement corps à
corps ou encore de chercher à frapper par le jet d’une
pierre. Les escrimes d’Extrême-Orient sont demeurées des
spectacles et n’ont donné naissance à aucune institution
pédagogique sauf — plus tard, au Japon — le jiu-jitsu.
Dans l’Inde comme en Égypte nous trouvons trace de
certains jeux qui nous mettent en présence de l’instinct de
jeu [1]. Cet instinct est d’ordre animal ; de jeunes animaux
jouent. Même en y ajoutant l’observation de règles
conventionnelles, le jeu parmi les humains ne devient pas
sportif par lui-même ; il ne conduit pas l’effort au delà du
plaisir. Pour qu’il en soit ainsi, il faut une éducation
sportive préalable. La chasse a eu manifestement une
origine utilitaire. Il a dû en être de même de la navigation.
D’ailleurs le monde antique ne construisait point
d’embarcations et ne possédait guère de cours d’eau
propices au sport de l’aviron.
Avec la pratique de l’équitation, nous touchons à
l’orgueil de la vie qui est un incitant sportif. Comme l’a
écrit plaisamment de nos jours un américain, le cheval
donne à son cavalier « la sensation d’avoir quatre jambes ».
Il lui communique la griserie de la vitesse. Or cela est de
tous les temps. L’équitation antique s’était grandement
développée chez les Perses [2]. Un auteur ancien décrit le

8
dédain avec lequel le jeune Perse dès qu’il a touché un
cheval, considère ceux qui vont à pied.
Enfin il faut faire entrer en ligne de compte
l’entraînement militaire. Ces peuples ont eu de puissantes
armées. Assyriens, Égyptiens, Perses ont connu la valeur de
l’exercice musculaire commandé et en ont fait l’application.
Nous pouvons par le relevé des étapes indiquées sur les
monuments des Égyptiens comme ayant été franchies par
leurs soldats en un temps donné, apprécier l’endurance de
ceux-ci [3].
D’autre part la médecine, même embryonnaire, n’a pu
méconnaître la portée de l’exercice énergique au point de
vue de la santé. Ainsi se sont manifestés de bonne heure la
plupart des « incitants » à la pratique des sports. En aucun
pays pourtant, nous ne trouvons trace d’une véritable
conception pédagogique sportive ; rien n’annonce ni ne
prépare à cet égard les nouveautés qu’introduira le génie
hellénique.

La religion de l’athlétisme.
En Grèce, la recherche de la beauté du corps apparaît très
tôt comme un objet digne des efforts de l’homme en même
temps que comme un moyen d’honorer les dieux. « Il n’est
pas de plus grande gloire pour un homme, dira un héros de
l’Odyssée, que d’exercer ses pieds et ses mains ». La
société dépeinte dans l’Iliade est déjà fortement sportive :
luttes, courses à pied, lancers… compétitions solennelles en

9
vue desquelles chacun s’entraîne et qu’entoure un appareil
religieux : la religion de l’athlétisme est née [4].
Elle aura bientôt ses cérémonies périodiques et ses
temples pour le culte quotidien. Les cérémonies, ce seront
les grands Jeux : Jeux Pythiques, Isthmiques, Néméens et
les plus illustres de tous, les Jeux Olympiques. Les temples,
ce seront les gymnases, foyers de vie municipale assemblant
adolescents, adultes, vieillards autour de cette
préoccupation d’exalter la vie de l’humanité qui est à la
base de tout l’hellénisme et se reflète si nettement dans sa
conception d’un au-delà crépusculaire où domine le regret
du séjour terrestre.

Le gymnase grec.
Gymnase vient de gumnos qui veut dire nu ; pourtant les
athlètes portaient des caleçons. Pausanias cite un coureur
qui perdit la course parce que son caleçon s’était détaché.
Au terme gymnase, Vitruve, Celse et Pline l’Ancien
préfèrent celui de palestre (de palé lutte). Quant au terme
athlète, il a pour origine athlos qui signifie récompense, ce
qui indique bien l’idée fondamentale de concours et
d’émulation.
Le gymnase était un vaste ensemble de constructions et
d’espaces découverts, enchevêtrés et généralement reliés
par des portiques. Salles d’escrime, salles d’hydrothérapie,
salles de paume, salles de conférences, promenoirs,
promenades, terrains de concours, le gymnase contenait tout
cela et dans de larges proportions. Sparte eut, dit-on, les
10
plus parfaits, avec cette originalité que les femmes y furent
admises au même titre que les hommes. Tel n’était pas le
cas dans les autres cités. Les gymnases d’Athènes, le Lycée,
l’Académie, la Canopus, le Cynosarges (ce dernier
fréquenté par des gens du peuple, les bâtards, les étrangers
et les affranchis) furent célèbres, de même que le Cranion à
Corinthe. Platon enseigna à l’Académie et Aristote au
Lycée. Il va de soi que, dans les petites villes, le gymnase
était organisé sur un plan modeste et simplifié. Le personnel
des grands gymnases comprenait d’ordinaire : le
gymnasiarque ou directeur général, l’agonistarque ou
directeur des concours publics, le gymnaste ou professeur
avec son moniteur ou pœdotribe, etc. Un médecin était
attaché à l’établissement.
L’enseignement englobait la gymnastique (courses, sauts,
lancers, grimpers, travail des haltères), l’escrime, la lutte, le
pancrace et le pugilat ; enfin en manière d’annexes, la
sphéristique et l’orchestique.
Les coureurs antiques arrivaient à de belles
performances. Avant la bataille de Marathon, Athènes
envoya demander du secours à Sparte le coureur Phidippide
qui, dit-on, accomplit le trajet en deux jours. Antyllas cite
trois sortes de courses : en avant, en arrière, en cercle. Il
semble que la course ait cessé par la suite d’être un sport
aristocratique : de même les sauts sur lesquels nous avons
peu de données. Les lancements du javelot et du disque (ce
dernier surtout) qui mettaient en valeur la grâce et la beauté
des athlètes et provoquaient les applaudissements de la

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foule étaient fort prisés de ceux qui y réussissaient. La
corde lisse semble avoir été d’usage fréquent. Les haltères
étaient de formes variées mais ils ne paraissent pas avoir
ressemblé aux nôtres ; c’étaient en général de grosses
boules rondes munies d’anses ou bien des masses
oblongues avec un creux où passer la main ; on faisait aussi
usage de pierres. Les haltères (de allomaï, sauter ?)
s’employaient pour accélérer le saut. Aristote et
Théophraste prétendent que l’aide qu’y trouvait le sauteur
était considérable. Vérification faite, cela ne pourrait se
soutenir que s’il s’agit d’haltères très légers et de sauts à
pieds joints.
L’escrime antique a toujours été handicapée par l’absence
du masque à treillis. La veste et même le fleuret auraient
peut-être pu être suppléés mais non le masque auquel il ne
semble pas qu’on ait songé. On distinguait la Sciamachia
(littéralement : escrime contre une ombre, et la
Monomachia escrime contre un adversaire vivant) ; la
première se faisait dans le vide ou contre un obstacle tel
qu’un pieu planté en terre ; la seconde avec des armes de
bois se composait le plus souvent de simples feintes.
La lutte ressemblait beaucoup à celle que pratiquent les
modernes : lutte debout dans laquelle il fallait que l’un des
lutteurs eût trois fois perdu pied ou mis un genou en terre
pour être déclaré vaincu — lutte à terre qui rappelait notre
style libre plutôt que notre style dit gréco-romain et se
poursuivait souvent jusqu’à ce que le vaincu eût demandé
grâce.

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Le pugilat était une boxe anglaise à poings nus ou peut-
être revêtus d’une enveloppe amortissante bien qu’à cet
égard l’incertitude règne [5]. L’Iliade décrit un combat de
boxe au cours des jeux célébrés pour les funérailles de
Patrocle ; un autre récit bien plus détaillé existe dans
l’Énéide (Ve livre) ; on y retrouve nombre de passes de la
boxe actuelle, notamment l’esquive.
La question du ceste a été très discutée. Le ceste, lourde
courroie en cuir garnie de lamelles de plomb et enroulée
autour du poing et de l’avant-bras, devait rendre le combat
ainsi livré non seulement sanglant mais meurtrier. De tels
combats étaient certainement assez rares comme le furent
les prize-fights en Angleterre au XIXe siècle. Il convient de
remarquer de plus que le poing ainsi alourdi perdait toute
aptitude aux coups directs rapides ; le jeu devait consister
surtout à rechercher le coup de massue de préparation lente
et par conséquent plus aisé à éviter, mais terrible
évidemment dès qu’il atteignait son but.
Il y avait encore le pancrace, combinaison de lutte et de
boxe où les coups de pied, — autorisés, — devaient très
probablement servir, comme dans la boxe française
moderne, à tenir l’adversaire à distance. Tous ces sports
sans doute étaient brutaux. Pourtant nous voyons des
médecins illustres comme Gallien et Hippocrate
recommander le pancrace et Platon en faire grand cas,
l’admettant même pour les femmes tandis que Properce
affirme que les jeunes lacédémoniennes s’adonnaient
régulièrement au pugilat. Il faut bien admettre dès lors que,

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pratiqués en combat par des spécialistes [6], ils ne l’étaient
qu’en leçon ou en « assaut réglementé » par le grand
nombre de leurs adeptes. N’oublions pas que le « punching
ball » fut connu des Grecs. C’était un gros ballon (corycos)
rempli de graines ou de sable selon la force de ceux
auxquels il servait d’engin d’entraînement ou d’exercice.
Dans beaucoup de sports grecs sinon dans tous apparaît
la préoccupation d’accroître la difficulté tandis que les
modernes cherchent à faciliter à l’athlète son effort ; nous
pensons par là rendre le geste plus parfait ; eux pensaient le
rendre plus énergique : piste de sable pour les coureurs au
lieu de piste cendrée, sandales doublées de plomb pour
courir ou sauter au lieu de chaussures ultra-légères et ainsi
de suite. Un de nos boxeurs qui pratiquerait le ceste
compromettrait sa forme et la rapière allemande tend à
rendre inapte au fleuret. Toutefois on peut se demander si la
théorie des « impedimenta » ne contient pas une part
d’exactitude et si elle ne serait pas susceptible
d’applications heureuses, même de nos jours.
La sphéristique des Grecs comprenait tous les jeux de
balle : ils étaient légion. La dimension de la balle et les
règles du jeu se différenciaient indéfiniment sauf en ce qui
concerne la raquette qui ne semble pas avoir été employée
dans l’antiquité. Les jeux de balle n’étaient pas tous
traditionnels ; les professeurs s’ingéniaient à en inventer de
nouveaux pour satisfaire leur clientèle ou bien ils
retouchaient et perfectionnaient les jeux en usage. La vogue
de ces jeux fut intense mais surtout parmi les enfants et les

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personnes d’âge mûr ainsi que l’atteste ce vers de Martial :
« Folle decet pueros ludere, folle senes. » Les jeunes gens
dédaignaient au contraire un sport qu’ils ne trouvaient pas
assez athlétique.
Quant à l’orchestique, c’était l’ensemble des danses mais
ce mot n’avait pas alors le même sens qu’aujourd’hui.
Aristote définit la danse « l’art de traduire par une
gesticulation variée et rythmée les caractères, les passions et
les actes des humains ». La rythmique de Jaques Dalcroze
peut en donner une idée probablement assez exacte.
Tel était, en résumé, l’enseignement donné dans les
gymnases.

Les Jeux Olympiques.


Il est probable que la création des Jeux Olympiques fut
due aux Pisates, premiers possesseurs de la vallée de
l’Alphée. Mais les Olympiades ne commencèrent à compter
que du jour où Iphitos, roi d’Élis, conclut avec Lycurgue la
convention établissant autour des Jeux une « trêve
sacrée » [7]. Dès lors la ville d’Élis reçut la direction des
concours et l’Élide devint territoire neutre et inviolable. La
première Olympiade date de l’an 776 avant J.-C. Pendant
près de douze siècles, elles furent célébrées avec une
régularité que ne troublèrent guère les événements les plus
graves. Au moment où se livrait le combat des
Thermopyles, les Grecs se trouvaient assemblés à Olympie.
Cependant il advint parfois que des contestations surgirent.
Ce fut le cas pour la 8e Olympiade (748 av. J.-C.) dont les
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Pisates reprirent la direction aux Éléens ; lors de la 104e
(364 av. J.-C.) la trêve sacrée fut même rompue.
Le programme, au début, ne comportait presque que la
course à pied en vitesse qui se courait sur la longueur du
stade, soit 180 mètres [8]. Vinrent successivement s’y ajouter
la double course, la course de fond (4600 mètres environ),
le pentathlon (en 708), le pugilat (en 688), la course de
chars à quatre chevaux [9] (en 680) le pancrace (en 648) ;
puis à partir de l’an 632 les concours pour enfants ; enfin,
en 396, les concours d’art. Il semble qu’on ait pendant
longtemps tenu, pour rester fidèle à la tradition, à épuiser le
programme en une seule journée. Mais en 472 les concours
ne purent se terminer que fort avant dans la nuit et la durée
des Jeux fut alors portée à cinq jours. Cela montre en tous
cas que les concurrents ne furent jamais très nombreux et
que leur spécialisation était extrême [10]. Le pentathlon dont
l’apparition introduit dans l’histoire sportive les « sports
combinés » comprenait la course, la lutte, le lancement du
disque, le saut et le pugilat auquel par la suite fut substitué
le lancement du javelot. Il ne paraît pas qu’on ait compté
par points ; le vainqueur devait sortir premier des cinq
épreuves successives. Nous ne savons pas exactement
comment se faisait l’élimination.
La qualification du concurrent aux Jeux Olympiques était
à la fois ethnique, sociale, morale et technique. Il devait être
de pure race hellénique, n’avoir commis ni crime, ni
impiété, ni sacrilège et une fois « accepté » comme
candidat, s’être soumis, après un entraînement de dix mois,

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à un stage de trente jours à Élis pendant la période
précédant les Jeux. Il y a là une gradation de garanties que
le monde moderne n’a jamais relevées. Au début les
Doriens, les Éléens et les Arcadiens étaient seuls
convoqués. Ce fut un Éléen, Corœbos, qui remporta le prix
de la course à la Ire Olympiade. Mais dès le milieu du VIIe
siècle avant Jésus-Christ, tous les Hellènes furent admis. Ils
le furent seuls, en règle générale, jusqu’à la conquête
romaine. Tibère, le premier des non-Hellènes, remporta un
prix (course de chars). Lors de la 290e Olympiade (385
après J.-C.) qui devait être l’avant-dernière, le vainqueur au
pugilat fut le prince héritier d’un royaume arménien.
Il est impossible d’entrer ici dans le détail des cérémonies
et des solennités auxquelles donnaient lieu les Jeux
Olympiques. La religion, l’art, le symbolisme
philosophique ou patriotique y régnaient perpétuellement,
engendrant comme une exaltation de tous les sentiments et
de toutes les pratiques qui servaient de base à la cité
grecque. Les historiens ne sauraient trop étudier ce qui
concerne ces grandes fêtes de l’Hellénisme.
Les Jeux Olympiques furent supprimés par un édit de
l’empereur Théodose en 392. Le christianisme vainqueur
voyait en eux une institution païenne. En 426, Théodose II,
par un édit sacrilège, ordonna la destruction des temples et
édifices que, dans l’intervalle, les hordes d’Alaric avaient
pillés mais non détruits. L’édit ne fut que partiellement
exécuté, mais les tremblements de terre de 522 et 551 et les
inondations du Kladeos que ne retenaient plus les digues

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préservatrices achevèrent le désastre. Olympie disparut et
on perdit jusqu’à ses traces. Retrouvée en 1829 par le corps
expéditionnaire français venu au secours de la Grèce
ressuscitée, elle fut exhumée de 1875 à 1881 par l’école
allemande d’archéologie aux frais du futur empereur
Frédéric III ; 130 statues ou bas-reliefs, 13.000 bronzes,
6.000 monnaies, 400 inscriptions, 1.000 terres cuites et 40
monuments furent inventoriés [11].
Il n’y a rien de particulier à dire des Jeux Néméens qui
avaient lieu tous les trois ans dans la vallée de Némée en
Argolide et devinrent importants surtout à partir de la
première guerre gréco-perse, non plus que des Jeux
Isthmiques célébrés dans l’isthme de Corinthe ou des Jeux
Pythiques dont Cressa fut le théâtre tous les cinq ans à partir
du VIe siècle. Toutes ces manifestations étaient des
répliques des Jeux Olympiques mais de moindre
importance. La course qui cessa d’y figurer fut rétablie aux
Jeux Isthmiques et Néméens sous l’empereur Hadrien.

Excès et déformation.
Une institution quelconque ne dure pas mille ans sans se
modifier et se déformer. Rien n’est plus instructif que
d’étudier les péripéties sportives de l’antiquité. La gradation
naturelle s’y révèle. On voit avec le succès se développer la
complication et le spécialisme d’où sortent bientôt le
professionnalisme et la corruption. L’esprit sportif, cet
« aïdos » dont Pindare écrit que son pire ennemi est le désir
du gain, se trouve vite mis en péril. La grandiose époque

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des guerres contre les Perses provoque un sursaut d’énergie
et — si l’on peut ainsi dire — de purification sportives mais
bientôt l’effet s’en atténue et le mal reprend. Ce sont alors
les exagérations de l’entraînement ; l’athlète aux mains
d’entraîneurs et de « managers » tend à devenir un être
anormal vivant du sport comme ceux qui s’occupent de lui.
C’est le mercantilisme… Callipos, l’Athénien, achète ses
adversaires qui lui laissent gagner le Pentathlon (332 av. J.-
C.) ou bien [12] Crotone et Sybaris s’efforcent par d’énormes
subventions de monopoliser pour leurs fêtes les champions
les plus renommés. C’est le fonctionnarisme… le gymnase
et le stade se remplissent de « dirigeants » tandis que le
Code des règlements devient chaque jour plus détaillé et
plus complexe. Ce sont les querelles de méthodes… Sparte
fait bande à part parce qu’elle désapprouve la « tendance
scientifique » qui prévaut. La médecine veut mettre la main
sur le sport et le régir à son profit. Les médecins lui donnent
des lois et comme dit le prof. Strehly, « reconnaissant tout
le parti qu’ils en peuvent tirer, en font leur bien propre et
l’enferment dans un cycle de prescriptions ». Plus tard,
Gallien, médecin de Marc-Aurèle, longtemps attaché à un
gymnase de Pergame voudra faire croire que la
gymnastique n’a guère été connue avant le temps de
Périclès. Olympie subit une transformation concomitante.
Les Jeux sont entourés d’une sorte de vaste foire où
s’entassent les curiosités et les spectacles : il faut toujours
du nouveau, du sensationnel, à cette foule énervée et
bruyante. À plusieurs reprises pourtant s’esquissent des
mouvements de salutaire réaction mais peu à peu l’opinion
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se détache et se détourne ; la religion athlétique perd ses
fidèles : elle n’a plus que des clients.

Rome et Byzance.
Certains généraux grecs, avant la bataille, faisaient
combattre sous les yeux de leurs troupes des prisonniers de
guerre ; le vainqueur recevait la liberté. On trouvait que ce
spectacle entretenait le moral des soldats. Il semble qu’un
usage semblable ait existé chez les Étrusques à l’occasion
des funérailles des chefs militaires. En tous cas, ce fut
l’origine des combats de gladiateurs, devenus la distraction
favorite du peuple romain. Le premier de ces combats eut
lieu à Rome l’an 490 av. J.-C., la première année des
guerres puniques. Or huit siècles plus tard, saint Augustin
dans ses Confessions déplore l’indestructible passion de son
ami Alype, à Carthage, pour ces combats dont il croyait
avoir réussi à le détourner : « à peine eut-il vu couler le
sang qu’il en devint comme avide, s’enivrant de ces
voluptés sanguinaires. » On peut se rendre compte par là
combien durable et violent fut l’attachement des Romains
aux Jeux du cirque [13] et de quelle popularité jouissaient les
gladiateurs malgré leur caractère mercenaire et les bas-
fonds d’où généralement ils sortaient.
Il arriva maintes fois que des jeunes gens de la haute
société se mêlèrent aux gladiateurs ; certains même se
déclassèrent légalement pour pouvoir embrasser cette
profession. Horace et Properce parlent de chevaliers servant
comme gladiateurs au cirque. Suétone et Dion citent de

20
jeunes nobles qui s’employaient à former eux-mêmes des
gladiateurs. Il y eut du reste des combats publics mettant
aux prises des amateurs. On vit des sénateurs et même un
empereur descendre dans l’arène par désir des
applaudissements. À un moment, un senatus-consulte vint
interdire aux « fils et petits-fils de sénateurs » la
participation aux Jeux de gladiateurs et Dion raconte que
vingt-huit ans plus tard, ce senatus-consulte fut rapporté « à
cause de son inefficacité ».
Y avait-il derrière cette activité du cirque une sportivité
véritable s’étendant, non comme en Grèce à la majorité de
la population, mais du moins à une importante minorité ?
On ne peut le croire. Le caractère des exercices du Champ
de Mars resta toujours exclusivement militaire. C’était une
préparation au service : les adolescents y prenaient part
uniquement pendant l’époque précédant leur appel ; les
hommes mûrs cessaient de s’y intéresser. Si l’on cite
Marius et Pompée qui parfois s’y montraient, c’est que
justement le fait était rare. Lorsque l’athlétisme grec tenta
de s’introduire à Rome, il fut formellement condamné par
Caton ; tous les vieux Romains le dédaignaient. Il semble
pourtant avoir vécu en annexe dans les Thermes que
fréquentait la population. Quand Sénèque se lamente,
habitant à proximité des bains, de tous les bruits qui s’y
produisent, il cite des boxeurs et des lutteurs parmi ceux
dont le voisinage l’incommode. Mais on peut se rendre
compte par la lecture de bien des auteurs [14] de la très petite
place que cet athlétisme-là tenait dans la vie romaine. Les

21
fouilles, en faisant connaître la disposition intérieure des
Thermes, ont corroboré cette impression.
Autres observations : au cirque, ce n’était jamais que le
combat armé, donc de l’escrime : une escrime que l’on
cherchait à varier, à rendre émouvante et théâtrale pour
plaire aux spectateurs. (Exemple : le fameux combat qui
mettait aux prises deux hommes, l’un muni d’un bouclier
rectangulaire et d’un glaive court, et l’autre armé d’un
trident et d’un filet long de deux mètres à l’aide duquel il
cherchait à envelopper et à immobiliser son adversaire.)
Quant aux Jeux (Ludi Apollinares, Ludi romani, Ludi
Sevirales), c’étaient des courses de chars à deux ou quatre
chevaux ou des sortes de manœuvres militaires de cavalerie.
Rien à aucun moment n’y vint rappeler les Jeux grecs.
Cependant Alexandre avait porté l’Hellénisme jusqu’aux
confins de l’Inde. Le prodigieux conquérant d’Ecbatane, de
Suse et de Babylone avait fondé Herat, Kandahar, Kaboul…
Et conquis à son tour par ses nouveaux sujets, il était
devenu un adepte du monarchisme oriental sans pour cela
se détacher de cet humanisme grec qu’il prisait au-dessus de
tout. Aussi sur ses traces avaient germé les institutions
helléniques et, parmi elles, le gymnase était au premier
rang. Nous n’en pouvons douter lorsque nous voyons un
siècle plus tard Antiochus, souverain d’un de ces royaumes
hellénisants issus du démembrement de l’empire
d’Alexandre, s’emparer de Jérusalem et voulant l’helléniser,
y fonder en premier lieu… un gymnase. Il ne réussit pas
d’ailleurs. L’Égypte et la Judée incarnent les deux seules

22
civilisations qui résistèrent à la civilisation grecque et ne
furent qu’à peine entamées par elle. Mais Séleucie,
Antioche, Pergame, Nicomédie, Tarse, Éphèse,
Thessalonique furent des foyers d’un hellénisme intense et
l’olympisme, même affaibli et corrompu, y vibrait encore.
Comment se fait-il dès lors que Byzance devenue
capitale d’un empire qui, encore latinisé au temps de
Justinien, retourna de plus en plus à ses origines grecques,
n’ait pas été à son tour une puissante métropole sportive ?
Le geste de Théodose à Olympie nous l’explique. Le
christianisme grandissant poursuivait en l’athlétisme une
institution non seulement païenne de naissance mais qu’il
jugeait apte à entretenir et à raviver la mentalité païenne. Il
restera certains sportifs comme le jeune empereur Romain
II, joueur de paume et amateur de folles chevauchées qui
ébranlèrent son tempérament délicat ou bien le fils de
Nicéphore Phocas qui fut tué par son cousin pendant une
joute à la lance. Le prestige des exploits sportifs subsistait
malgré tout. L’empereur Jean Tsimiscès, habile au javelot
comme à la course et capable de sauter « quatre chevaux de
front », n’en dédaignait pas l’effet sur la foule et on sait que
Basile Ier dut l’origine de sa prodigieuse fortune à la façon
dont il tomba un lutteur bulgare. Mais ce n’étaient là que de
pittoresques détails. L’athlétisme condamné par l’Église
n’avait plus ses temples.
Quant aux fameuses manifestations de l’Hippodrome [15],
elles n’étaient rien moins que sportives. Les factions
hostiles des Verts et des Bleus auxquelles les courses de

23
chars servaient de prétexte à agir, étaient en réalité des
sortes de Tammany Halls pour l’exploitation du pouvoir et
des places. Elles s’appuyaient sur des milices ou gardes
nationales privées, souvent composées de gens sans aveu.
La passion du pari et du jeu et tous les désordres résultant
d’une pareille organisation emplissent l’histoire de Byzance
et des grandes villes de l’empire d’une activité où l’on ne
trouve rien de sportif.

Ainsi s’est évanoui l’athlétisme antique. Son histoire est


pleine d’enseignements ; elle souligne le rôle prépondérant
de la passion sportive individuelle et la valeur des divers
incitants qui l’aident à se développer comme aussi le danger
des contacts qui la menacent de déchéance ; elle explique la
périlleuse nécessité d’un appui de l’opinion, et le duel forcé
de l’éclectisme et du spécialisme ; elle rappelle que le
temps apporte à la fois à toute institution concours et usure ;
elle montre à l’œuvre l’éternel balancier humain qui,
toujours en poursuite de l’équilibre, n’arrive à le réaliser
que passagèrement sur la route d’un excès à l’autre. Mais
elle nous enseigne avant tout que, bien compris et bien
dirigés, les sports peuvent constituer la recette virile sur
laquelle s’échafaude la santé de l’État. Cette recette-là
longtemps perdue de vue va reparaître inconsciemment au
moyen âge et consciemment à l’époque moderne.
1. ↑ Dans les attributs du dieu Vischnou figurent une massue et une espèce
de disque dans lesquels on a prétendu voir une évocation de l’idée
sportive. La chose est inadmissible, cette idée paraissant totalement
étrangère aux conceptions philosophiques hindoues.

24
2. ↑ Les conditions iraniennes y étaient favorables et sans doute aussi
l’esprit Aryen si enclin au culte de l’équilibre humain. Il ne serait pas
surprenant que l’idée sportive eut existé en germe chez les Aryens
primitifs, mais nous n’en savons rien.
3. ↑ Ces étapes auraient été en moyenne de douze lieues (communication de
M. Maspero). On possède un document dans lequel un Égyptien se vante
d’avoir appris à nager ; ce qui prouve que la chose n’était pas fréquente.
4. ↑ « Les dieux sont amis des Jeux », disait Pindare.
5. ↑ Il est improbable que les Anciens n’aient jamais songé à envelopper le
poing pour le rendre relativement inoffensif. Remarquons, en effet, que le
gant de boxe peut être remplacé, bien que de façon imparfaite, par
n’importe quel morceau d’étoffe enroulé autour du poing ; dès lors cette
pratique a dû exister dans l’antiquité.
6. ↑ Avant d’être poète tragique, Euripide avait été champion du pugilat.
7. ↑ Le texte de cette convention gravé sur un disque se voyait encore à
Olympie au IIme siècle après Jésus-Christ.
8. ↑ La longueur du « stade » (unité de longueur) variait. On distinguait à
côté du stade olympique, le stade attique, l’asiatique, (celui d’Hérodote et
de Xénophon, de 147 mètres), le routier (de 157 m.).
9. ↑ Il y eut par la suite des courses de chevaux, de poulains et même de
mulets. On se demande si les questions d’élevage ne jouèrent pas un rôle
à Olympie.
10. ↑ Le fameux Thayllos de Crotone dont Hérodote conte les exploits et qui
prit part à la bataille de Salamine était un champion de saut qui gagna en
outre deux pentathlons et une épreuve de course, fait évidemment très
rare. On a calculé que son record de saut était d’à peu près 16 m. 30, ce
qui indiquerait un triple saut.
11. ↑ À l’occasion du 25me anniversaire du rétablissement des Jeux
Olympiques (1919) le gouvernement Hellène a promis d’ériger une stèle
commémorative de ce rétablissement au centre des ruines d’Olympie.
12. ↑ Un concurrent aux Jeux Isthmiques promit 300 drachmes à son
concurrent le plus redoutable pour le laisser gagner, puis refusa de les
payer déclarant qu’il aurait gagné de toute façon. L’affaire causa grand
scandale.
13. ↑ Le cirque romain était ovale et différait donc essentiellement du Stade
grec. Pourtant les Grecs avaient aussi pratiqué la forme elliptique. Si les
stades d’Olympie, de Delphes, d’Épidaure, d’Athènes, de Messène, de
Cibyra en Lycie affectent la forme classique, celui d’Aphrodisies en
Carie est elliptique. Les principaux cirques de Rome étaient le Maximus
qu’on prétendait dater de Tarquin, le Flaminius, bâti en 220 avant Jésus-

25
Christ, l’Agonalis édifié par Alexandre Sévère, le Vaticanus dans les
jardins de Caligula, mais surtout l’amphithéâtre Flavien au Colisée, bâti
par Vespasien.
14. ↑ Voir le Reflet de l’athlétisme dans les œuvres d’Horace (Revue
Olympique, janvier 1911). Pourtant Tacite se plaint que la jeunesse
« fréquente les gymnases » et un jour que Démétrius le cynique osait
s’attaquer à Néron en public, Perse déclare que « la jeunesse musculeuse
du prétoire » veut lui faire un mauvais parti mais tout cela s’applique
certainement à une minorité où il y a autant de snobs que de convaincus.
15. ↑ L’hippodrome était un stade démesurément agrandi, coupé dans toute
sa longueur par la longue plate-forme appelée spina ; il était quasi
impraticable à tous autres sports que des courses de chars.

26
MOYEN ÂGE

Les rois barbares ne doivent pas avoir connu, même de


réputation, le passé grec ; en tous cas ils ne s’en souciaient
point. Théodoric voulant plaire au peuple romain lui offrit
en 509 une réplique appauvrie des Jeux du Cirque pour
laquelle il sembla surtout préoccupé de dépenser le moins
possible. Quant à Charlemagne, il chercha à restituer les
splendeurs des Thermes. Bon nageur lui-même, il avait
parfois jusqu’à cent invités dans sa piscine d’Aix-la-
Chapelle et, raconte Éginhard, ce n’étaient pas seulement
des grands, mais aussi des soldats de la garde [1]. La
tentative fut sans lendemain ; du reste la Gaule romaine ne
s’était point éprise du sport si propre pourtant à exalter le
tempérament celte [2]. Les Francs ne furent que de rudes
chasseurs. Les ruines accumulées par la barbarie durant
quatre siècles étaient peu favorables à une renaissance de la
culture corporelle. On avait trop de peine à vivre pour
s’occuper d’orner et d’embellir la vie. Pour que le sport
renaisse, il faudra que, derrière la façade d’une institution
germanique, se rencontrent les coutumes féodales et
l’action indirecte de l’Église.

La chevalerie.

27
Il est hors de doute que la « remise des armes » au jeune
germain telle que Tacite la décrit ne soit l’origine de la
chevalerie. Or cette remise ne se faisait qu’à ceux reconnus
« capables de porter les armes ». Comme elle était un signe
de virilité et de noblesse à la fois, l’émulation est née parmi
les candidats et vite devenue intense. C’est le germe du
« baccalauréat musculaire » que passera le jeune chevalier
avant d’être admis. Et pour s’y préparer, suivant encore une
coutume germanique, il s’attachera en qualité d’écuyer à un
chef éprouvé dont il sera en quelque manière le soldat,
l’ordonnance, joignant un service personnel à des corvées
d’écurie, de dressage et d’entretien des armes. La féodalité
qui est toute basée sur ce principe de l’attachement de
l’homme à un autre plus puissant qui le protège en échange
de services — la féodalité tend à multiplier une telle
pratique. Et ainsi la chevalerie s’organise. Voici maintenant
l’Église pour lui fixer sa mission et la consacrer, l’Église à
laquelle il va arriver cette étrange aventure qu’ayant anéanti
l’athlétisme antique, elle aide à en faire surgir un autre qui
lui échappera promptement et méritera bientôt ses censures
répétées.
Le chevalier est armé pour la justice et pour le droit ; on
lui confie la protection du faible, de la veuve et de
l’orphelin ; il représente une sorte de police à cheval au sein
d’une société rude et violente. Le prêtre bénit ses armes ; la
religion est partout autour de lui, mais pour les prouesses
qu’on lui demande, il faut bien qu’il s’entraîne [3]. La
passion sportive s’empare ainsi de lui, le soulève et, à

28
travers lui et par lui, va se répandre sur toute l’Europe
occidentale d’Allemagne en Espagne, d’Italie en
Angleterre, la France servant de carrefour central au
mouvement.

Les tournois et les joutes.


Dès 1130 le pape Innocent II fait entendre au Concile de
Clermont des doléances qu’Alexandre III renouvelle en
1179 au Concile de Latran, contre l’abus des tournois. Ce
sont de vraies batailles et si fréquentes qu’il faut, dit un
contemporain, en compter « un par quinzaine ». Le
« tournoyeur professionnel » est né et déjà l’amour du gain
le guette. Car dans ces batailles, on garde le cheval dont on
s’est emparé sur le cavalier qu’on a réussi à désarçonner et
celui-ci doit le racheter. S’il s’est laissé prendre lui-même, il
doit encore payer sa propre rançon. Le village où se font le
soir du tournoi ces étranges règlements de comptes présente
l’aspect le moins recommandable. On cite un tournoyeur
renommé qui se trouvait, au sortir de tel tournoi, possesseur
de « douze chevaux avec selles et agrès » : toute une
fortune. Rendons pourtant cette justice au moyen âge que
l’esprit de lucre ne parvient à aucun moment à y tuer
l’esprit sportif qui garde une intensité et une fraîcheur
supérieures probablement à ce que l’antiquité grecque elle-
même avait connu.
La chevalerie était aristocratique en son principe ; un
« villain » pourtant pouvait être armé chevalier et cela se vit
assez fréquemment. De même les tournois ne se limitèrent

29
point aux chevaliers. Les tournois populaires ne furent pas
une rareté. Celui qui, en 1330, mit aux prises les bourgeois
de Paris avec ceux d’Amiens, Saint-Quentin, Reims,
Compiègne et autres lieux, peut être considéré comme un
modèle du genre. L’équipe parisienne qui comptait trente-
six cavaliers l’emporta. Nombre de lances furent rompues
« pour l’honneur des dames et l’exaltation de courtoisie ».
Ce fut un maître des comptes qui obtint le premier prix. Un
bourgeois de Compiègne eut le prix de la province ; comme
il gisait au lit avec une jambe cassée, une jeune Parisienne,
fille d’un drapier, alla le lui porter en le complimentant sur
sa vaillance. En autorisant le tournoi [4], le roi Philippe de
Valois avait recommandé « qu’il n’y eût pas d’émotion
parmi le peuple ». C’est que depuis 1280, les rois
s’alarmant, pour d’autres motifs que les papes, de l’abus des
tournois cherchaient par une série d’ordonnances à entraver
le mouvement ; ils ne semblent guère y avoir réussi.
Eustache Des Champs, dont l’œuvre est pleine de détails
pittoresques sur l’époque de la Guerre de Cent ans, se plaint
vivement du surmenage physique qui pèse sur la jeunesse
masculine ; elle mène, dit-il, une vie « que ne pourraient
souffrir chevaux ni ours ».
Du XIVe au XVe siècle toutefois, le tournoi évolue
grandement. L’aspect s’en atténue ; des prescriptions plus
douces le réglementent. Il est interdit à un chevalier d’y
amener avec lui plus de trois écuyers ; quant aux assistants,
ils doivent être « sans armes ». (Il paraît que trop souvent le
goût de la bataille les gagnait aussi.) La capture des

30
chevaux ou des hommes — et par conséquent la rançon et
le rachat — ne seront plus permis. Ces atténuations issues
de l’initiative d’Édouard Ier d’Angleterre se répandent. Un
cérémonial très compliqué et courtois s’établit. On se
préoccupe de plus en plus des dames et de leur
« ébattement ». Elles président les rencontres et donnent
même leur opinion pour en fixer les détails. Le tournoi ainsi
corrigé s’aristocratise parce que l’adresse de l’homme et la
valeur du cheval y jouent maintenant un plus grand rôle. Il
est en route vers son aboutissement purement équestre et
tout à fait aristocratique qui sera le « carrousel ».
La joute qui est au tournoi ce que l’unité est au nombre
multiple suit un destin un peu différent. Elle oppose l’un à
l’autre deux cavaliers seulement qui se rencontrent en un
choc unique, prévu et pour ainsi dire mathématique. Ils
galopent en sens inverse de chaque côté d’une barrière, la
lance en avant. Ou le cavalier ébranlé par le coup sera
désarçonné ou bien la lance volera en morceaux. Même
avec les lances légères en bois dites « armes courtoises »,
par opposition aux « armes de guerre », l’ébranlement était
terrible [5]. Les armures devinrent de tels monuments qu’il
fallait l’aide d’un escalier et de deux hommes pour se hisser
à cheval [6]. Les accidents (du moins à « armes courtoises »)
n’étaient pas très fréquents, mais la force, l’endurance — et
plus qu’il n’y paraît — l’adresse nerveuse dépensées étaient
extrêmes. C’était un « furieux plaisir ». La joute dura plus
longtemps que le tournoi sans guère changer de caractère.

31
Henri II de France fut tué comme on sait, en 1559, en
joutant contre un seigneur de sa cour.

Jeux populaires.
À côté des joutes et tournois qui sont des « sports
combinés » d’escrime et d’équitation, fleurissent des jeux
qui méritent vraiment la qualification d’athlétiques et, pour
ce, ne doivent être confondus à aucun degré avec les jeux
de quilles, boules et autres amusements de plein air en
usage en presque tous pays. C’est d’abord la paume jouée
avec la main, puis à partir du milieu du XVe siècle environ,
avec une raquette et se divisant en longue paume et courte
paume ; la première en plein air, sans filet, la seconde en
salle close avec filet ; elles se transforment, s’affinent. Trois
siècles plus tard, en les combinant, le major Wingfield en
fera le lawn-tennis. La passion de la paume est générale.
Les rois en raffolent, mais les bourgeois aussi. Le journal
d’un bourgeois de Paris, au XVe siècle, parle d’une femme
du Hainaut, nommée Margot, qui vint à Paris et battit tous
les hommes sur le terrain dit du Petit-Temple. Un Anglais,
Dallington, qui séjourna en France en 1598 décrit le pays
comme follement sportif (« very immoderate ») et reproche
aux Français d’avoir corrompu l’Angleterre qui les imite en
tout et notamment dans leur passion pour les exercices
violents [7] auxquels ils se livrent sans souci de l’heure ou de
la température. Peut-être sait-il que, quatre ans avant, le
lendemain de son entrée à Paris, Henri IV est allé « jouer à

32
la paume tout du long de l’après-dinée » ; et sans doute en
augure-t-il que le règne de ce prince sera déplorable !
Plus athlétique que la paume était la soule ou foot-ball,
dont les règlements actuels se trouvent en germe très
exactement, dans ceux du temps. Elle est violente et les
accidents nombreux ; mais on n’en a cure. Tout le monde y
joue. Henri II s’y livre avec entrain et il veut toujours avoir
le poète Ronsard dans son équipe. Ce n’est pas que la soule
n’ait été très combattue. Philippe V vers 1319, Charles V
vers 1369, ont essayé de l’interdire sans y réussir. Les
ecclésiastiques eux-mêmes la pratiquaient au sortir de la
messe [8] et des soules annuelles de village à village sont
mentionnées dans une quantité d’actes du temps. Des plus
curieux à cet égard, est le journal du Sire de Gouberville,
gentilhomme du Cotentin, qui relate de magnifiques parties
(1554) auxquelles il convie ses propres domestiques et les
soldats du fort voisin, avec lesquels il dîne
démocratiquement ensuite. Le foot-ball n’est guère moins
populaire en Angleterre mais il est très mal vu en haut lieu.
Sir Thomas Elyot, diplomate lettré, partisan de tous les
sports, en excepte celui-là et Jacques Ier fait de même dans
ses instructions à son fils Henri.
On ne peut clore ce rapide résumé de l’activité sportive
moyenâgeuse sans mentionner la « lutte », très prisée de
toutes les classes. On connaît la passe fameuse entre
François Ier de France et Henri VIII d’Angleterre, lors de
leur entrevue dite du « Camp du Drap d’or ». Or la lutte,
sport simple et non coûteux, était par là même l’un des plus

33
à la portée du peuple. Mais les grands se gardaient de le
dédaigner.

Le déclin sportif.
Il semble surprenant qu’après cinq siècles d’une si
puissante activité sportive, le mouvement ait décliné et se
soit éteint rapidement. Les pouvoirs publics qui n’avaient
pu, au début, avoir raison de ses excès n’y auraient pas
mieux réussi à la fin si des motifs « extérieurs » n’étaient
intervenus. D’abord la Renaissance qui surexcita la haute
classe, détourna les uns vers le culte exclusif des choses de
l’Esprit et les autres vers les élégances mièvres de la vie de
cour. Puis une certaine fatigue musculaire s’était sans doute
emparée de tous après s’être emmagasinée pendant cette
période de vie physique intense. Enfin et surtout le
démocratisme méconnu et pourtant si réel du moyen âge
céda la place à des mœurs différentes [9].
Or l’armature de la sportivité moyenâgeuse était
essentiellement démocratique [10]. Le chevalier, noble ou
anobli, avait beau en être la figure la plus caractéristique et
représentative, les sports mêmes dans lesquels il excellait
avaient leurs racines dans le sol. C’est la passion populaire,
franche et saine, qui les alimentait. Le peuple écarté et
détaché, ils devaient s’affadir et se faner.
Si l’on compare, sous le rapport sportif, le moyen-âge
avec l’antiquité, c’est cette différence fondamentale qui
s’affirme tout d’abord. Il y en a d’autres. L’athlétisme
antique s’est affaibli par un spécialisme outrancier ; celui du
34
moyen-âge est demeuré jusqu’au bout éclectique en ses
goûts et ses habitudes. Il n’a jamais eu d’assises fixes
comme lieux et comme dates, rappelant les Jeux
Olympiques ; il est resté à cet égard très fantaisiste
d’allures. Il ne fut pourtant pas individualiste comme l’était
l’athlétisme antique ; il reposait en général sur le besoin de
groupement mais sans atteindre la notion d’association
régulièrement constituée et permanente — notion qui sera
caractéristique du mouvement moderne. Il a eu pour
principaux incitants l’émulation des chevaliers entre eux et
l’imitation par le peuple des gestes de ceux-ci. La recherche
de la beauté et l’idée civique grecque lui furent étrangères.
Enfin on lui doit l’introduction d’une coutume nouvelle :
l’appel aux dames pour encourager le sport et couronner les
vainqueurs — et d’un idéal nouveau : l’esprit
chevaleresque. L’esprit sportif n’était que la loyauté
pratiquée sans hésitation. L’esprit chevaleresque est une
coquetterie de beau joueur, incitant à avantager l’adversaire
à son propre détriment.
1. ↑ Charlemagne était aussi grand chasseur comme la plupart des princes
de ce temps. Un chroniqueur inconnu qui vivait à sa cour nous a laissé de
ses chasses une description dont les courtisanesques exagérations
n’effacent pas complètement l’intérêt.
2. ↑ Il semble étrange que les Grecs de Provence fortement implantés
autour de Marseille et en relations fréquentes avec les Gaulois dont ils
étaient aimés ne leur aient pas « appris l’athlétisme ». Mais eux-mêmes
l’avaient un peu désappris malgré des circonstances climatériques
favorables.
3. ↑ Voir Souvenirs d’Amérique et de Grèce, p. 111-112.
4. ↑ Ce qui n’est pas éclairci concernant les tournois populaires, c’est la
question des armures. Une armure de choix faite sur mesure coûtait cher
et les tournoyeurs occasionnels ne devaient pas en posséder chacun une.

35
Sans doute pouvait-on en louer comme aussi des chevaux de tournoi soit
à des entrepreneurs soit à des chevaliers peu fortunés.
5. ↑ Les règlements rééditaient fréquemment l’interdiction de se faire
attacher sur sa selle.
6. ↑ Plusieurs musées contiennent de ces armures de joutes très bien
conservées et complètes, notamment celui de Nuremberg. On y peut se
rendre compte de la position de la lance soutenue par des crochets. Les
Allemands perfectionnèrent grandement la disposition de ces armures.
7. ↑ C’est toujours la France qui est le centre, mais dans tout l’occident et
aussi en Allemagne il y a « grands ébats » sportifs.
8. ↑ À Auxerre, tout nouveau chanoine devait offrir à la confrérie un ballon.
9. ↑ Aux États généraux de 1484, on entendit en France un député de la
noblesse dire que « la royauté est un office, non un héritage et l’État, la
chose du peuple, c’est-à-dire de l’universalité des habitants du royaume »
de sorte qu’un Édit ne « prend force de loi que par la sanction des États
généraux ». Or en 1614 les nobles déclarent « qu’il y a autant de
différence entre eux et le Tiers qu’entre maître et valet ». Toute
l’évolution entre les deux époques s’inscrit dans le rapprochement de ces
deux faits.
10. ↑ Il y a vingt ans dans mes Notes sur l’Éducation publique, j’avais
soutenu à tort la thèse inverse.

36
TEMPS MODERNES

Lorsque J.-J. Rousseau, en termes bien vagues,


recommanda une culture physique qui d’ailleurs ne reposait
point sur le principe sportif, il ne trouva guère d’écho [1]. Un
peu plus tard, un Américain de marque, Noah Webster,
devait proclamer cette vérité audacieuse : « qu’une salle
d’armes n’est pas moins nécessaire dans un collège qu’une
chaire de mathématiques ». Mais le Nouveau-Monde, pas
plus que l’Ancien, ne répondit à l’appel. La période
révolutionnaire et impériale est une des plus fermées à
l’idée sportive. À la veille de la Révolution on voit, à
Versailles, le comte d’Artois, épris de sport, faire venir un
acrobate pour apprendre de lui à danser sur la corde raide ;
et le prince, bien entraîné, convie la cour à admirer son
adresse. Mais devenu le roi Charles X, et encore beau
cavalier, il ne songera même pas à encourager les goûts
sportifs de ses sujets. Ceux-ci du reste ne s’en soucient
guère. Et pourtant Charles X a, sous la main, le leader
désirable.

L’échec d’Amoros.
Rien n’est plus instructif à suivre que la carrière obstinée
et méritoire d’Amoros, ce colonel espagnol qui vers 1820,
tenta de faire de Paris un grand centre d’éducation sportive.
37
Tout semblait lui permettre d’y aspirer. Au lendemain de
l’épopée napoléonienne, les sports ne devaient-ils pas
trouver dans une paix agitée et énervante l’occasion la plus
favorable pour se développer ? Généralement Amoros est
représenté comme ayant échoué, faute d’encouragement. Or
ni la popularité ni l’argent ne lui manquèrent. Pas loin d’un
million de francs lui furent remis. En 1821 l’État versait
déjà 20.000 francs par an ; en 1824, 32.000. Un énorme
espace que recouvre aujourd’hui une partie du quartier de
Grenelle avait été concédé à Amoros pour y créer son
établissement modèle. On peut dire qu’à aucun moment, un
système d’éducation physique ne fut si puissamment
épaulé. Le gouvernement, l’université, les autorités
militaires, les Écoles chrétiennes, tout le monde était
d’accord pour vouloir du bien à l’œuvre ; de partout les
élèves affluaient. À partir de 1832 la générosité officielle se
lassa et, cinq ans plus tard, le parc de Grenelle fut fermé.
Cabales, injustices, maladresses d’Amoros trop autoritaire
et parfois hâbleur… c’est entendu. Mais les élèves,
comment expliquer leur dispersion ? Des footballers vont-
ils renoncer au foot-ball parce que leur club est dissous ? ils
en formeront un autre. Or les exercices d’Amoros étaient
bien plus aisés à reconstituer. Souvent on aurait pu les
continuer chez soi. « Mais dès qu’a cessé l’espèce
d’envoûtement à l’aide duquel le maître faisait passer en ses
élèves sa propre conviction et sa propre volonté, tout s’est
évanoui sans presque laisser de traces ».

38
Jahn et Ling.
En 1774, Basedow avait fondé à Dessau une école où les
exercices physiques étaient en honneur. Dix ans plus tard,
un de ses disciples en fonda une autre à Gotha, tandis que
Pestalozzi à Yverdon cherchait aussi à réintroduire la
gymnastique dans l’éducation et que Clias, officier suisse,
ouvrait à Berne une « palestre » modèle. Tous ces
établissements végétèrent ; aucun ne créa d’enthousiastes
élèves. C’est à un indiscipliné, fougueux, instable,
médiocrement épris de sport pour lui-même, qu’il était
réservé de soulever l’Allemagne. Ludwig Jahn ouvrit en
1811 dans le Hasenheide, près de Berlin, le « turnplatz »,
d’où allait sortir la régénération nationale. Un étrange
patriotisme teutonique s’y installa avec lui. Les insignes des
membres de l’association portaient ces chiffres
cabalistiques : 9-919-1519-1811. C’étaient les dates du
désastre de Varus, de l’introduction des tournois en
Allemagne, de la célébration du dernier tournoi et de la
création récente du Turnplatz [2]. Ce symbolisme, ridiculisé
en haut lieu, plut aux masses et gagna de proche en proche.
Mais en 1819 l’assassinat de Kotzebue par un membre d’un
Turnverein détermina une réaction violente des pouvoirs
publics jusque-là plutôt bienveillants. Jahn fut arrêté et les
Turners abolis. Ils se reconstituèrent vingt-deux ans plus
tard, en 1842. À partir de 1860 le mouvement s’accentua.
Au festival de 1861, à Berlin, 6.000 gymnastes participèrent
et 20.000 en 1863 à celui de Leipzig [3]. La nature des
exercices pratiqués évoluait aussi. Jahn appelait le

39
Turnplatz « un lieu de contestations chevaleresques ». La
course, le saut, la lutte, le travail des poids y étaient
habituels. Peu à peu, sous l’influence d’Ad. Spiess qui
enseigna de 1830 à 1848, à Giessen, puis à Darmstadt, les
mouvements d’ensemble s’implantèrent et se répandirent
parmi les Turners. Mais l’esprit général resta ce que Jahn
avait voulu qu’il fût : énergique et rude, sportif par
conséquent.
Très différentes étaient les caractéristiques de l’œuvre
entreprise par Ling. À 17 ans, Ling, échappé de l’école,
avait déjà couru l’Europe et fait tous les métiers ;
domestique, interprète, soldat de l’armée de Condé, etc.
Rentré assagi à l’université de Lund, puis étudiant en
théologie à Upsal, il passa de là à Copenhague où, croit-on,
il reçut ses premières leçons d’escrime de deux émigrés
français en même temps qu’il suivait l’enseignement donné
par le danois Nachtegall, lequel venait d’introduire dans son
pays la gymnastique allemande [4].
Plus tard, protégé par Charles XIV (Bernadotte) et
Oscar Ier, il développa grandement l’Institut central de
gymnastique fondé par lui à Stockholm en 1813 et dont il
fut, durant un quart de siècle, le premier professeur. Chose
curieuse, Ling n’avait rien d’un scientifique. C’était plutôt
un imaginatif et un empirique [5]. Sa popularité naquit de ses
efforts pour remettre en honneur les vieilles sagas
scandinaves. Sans qu’on puisse déterminer exactement
quels furent son rôle et celui de ses collaborateurs dans
l’édification du « système suédois », la préoccupation de la

40
lutte contre la maladie s’y affirma avec force dès le principe
ainsi que le souci d’éviter toute exagération et, partant,
toute émulation violente. C’est dans cette voie que la
gymnastique suédoise n’a cessé de se développer, réalisant
de beaux progrès et accomplissant des cures remarquables,
mais tellement opposée à sa voisine la gymnastique
allemande que la bataille entre elles ne pouvait manquer de
se produire. Le heurt survint vers 1862 ; il fut violent. Le
capitaine Rothstein, qui commandait alors l’Institut de
Berlin (École normale de gymnastique, à la fois civile et
militaire, créée en 1851) admirait Ling. Il supprima la barre
fixe et les barres parallèles. Scandale et indignation dans les
rangs adverses. L’université prit part à la controverse. Des
célébrités comme le professeur Virchow n’hésitèrent pas à
intervenir et Rothstein fut disgracié.
Ce conflit a eu une grande importance ; il domine toute
l’époque moderne. En effet, on y voit aux prises les deux
tendances fondamentales dont la divergence ira
s’accentuant au point de donner naissance à deux courants
pédagogiques presque inconciliables ; l’un se dirigeant vers
la modération, l’unification, l’intérêt collectif et la
physiologie pure — l’autre vers l’effort passionné, la
culture individuelle, l’« esprit de record ». Cette opposition,
que nous avons vu s’esquisser déjà dans l’antiquité, a pris
de nos jours une telle ampleur qu’elle a pénétré notre
civilisation et s’étend peu à peu à tous les domaines.

Thomas Arnold et la transformation de l’Angleterre.

41
Malgré certaines apparences, on peut dire que rien au
début du XIXe siècle n’indique que l’Angleterre soit
prédestinée à devenir un foyer de renaissance athlétique [6].
Nous l’avons laissée au moyen-âge se défendant contre la
passion des exercices violents qui lui vient de France.
Édouard III et Richard II ont rendu des ordonnances dans ce
sens. Deux siècles plus tard, Jacques Ier éprouve le besoin
d’encourager ses sujets en sens inverse. Mais son King’s
Book of Sports ne préconise guère que des « amusements »
villageois tels que quilles ou mât de Cocagne et on sait que
le foot-ball, trop énergique, n’a pas ses faveurs.
À la lueur de ce qu’elle est devenue depuis, l’Angleterre
de 1800 passe pour très sportive à cause de quelques
chasses au renard qui occupent le « squire » dans son comté
ou de quelques combats de boxe alimentés çà et là par des
spectateurs-mécènes qui provoquent la rencontre à coups
d’argent [7]. En réalité, il n’y a à agir dans un sens pseudo-
sportif qu’un certain besoin de plein air engendré par
l’excès des boissons alcooliques. Quant aux milieux
scolaires, ils sont en proie à la plus affreuse brutalité.
L’alcool et le jeu y règnent souverainement [8]. C’est alors
que surgissent le chanoine Kingsley et ses « muscular
Christians » en réaction absolue, physique et morale, contre
la dépravation du jour. Ils ne prêchent que par l’exemple, ne
parlant pas mais trop vigoureux pour ne pas se faire
respecter. On se moque d’eux par derrière ; ils n’en ont cure
et leur sportivité si saine commence à leur gagner des
adhérents dans les universités [9]. L’aviron en bénéficie

42
grandement. La fameuse course Oxford-Cambridge qui
vient de naître attire du monde. Une furieuse campagne de
presse éclate. À quoi pensent ces gens ? Ils vont abaisser le
niveau des études, dénationaliser la jeunesse et la
démoraliser… Cependant un clergyman inconnu a pris la
direction du Collège de Rugby. Thomas Arnold a peu de
temps devant lui : une mort prématurée l’enlèvera au bout
de quatorze ans (1828-1842) mais ce délai lui suffit à
transformer la mentalité des professeurs et des élèves ; il ne
laissera aucun écrit sinon des lettres et des sermons mais il
créera la cellule de la rénovation britannique, l’institution
dont l’influence va opérer comme une sorte de radium,
obligeant de proche en proche les plus rebelles à imiter ce
qui s’y passe.
Or la pédagogie arnoldienne a le sport comme rouage
central, non qu’il y empiète sur les études ou prétende
remplacer la morale, mais Arnold qui considère que
« l’adolescent bâtit sa propre virilité avec les matériaux
dont il dispose et qu’en aucun cas on ne peut la bâtir pour
lui », organise le sport en terrain de construction à l’usage
de ses élèves. Il les y introduit et les y laisse libres. À eux
de s’y débrouiller, d’y apprendre la vie pratique, de
s’exercer à doser la tradition et la nouveauté, à combiner
l’entr’aide et la concurrence… Qu’ils gouvernent en un mot
leur petite république sportive et, comme elle est à base de
muscles et de loyauté, leurs erreurs et leurs fautes n’auront
pas grande conséquence, seront même salutaires. Aussi bien
le maître est à portée, vigilant et aimant. Arnold professe,

43
selon la formule que donnera plus tard un autre headmaster
britannique, Edw. Thring, que « l’éducation est une œuvre
de travail, d’observation et d’amour ». Son intervention est
rare, mais son regard est inlassable et ses conseils toujours
prêts.
Remarquons que de tels principes sont absolument
nouveaux ; personne n’en a jamais conçu ni énoncé de
pareils. Faire de l’organisation sportive remise aux mains
du collégien et fonctionnant par ses soins l’école pratique
de la liberté, c’est ce que ni l’antiquité ni le moyen-âge
n’avaient même entrevu et ce sera la pierre angulaire de
l’empire britannique [10] qui, au temps d’Arnold, est en train
de s’édifier et dont on peut difficilement aujourd’hui
apprécier les particularités architecturales si l’on fait
abstraction de ses fondations scolaires.
Le collège anglais ainsi transformé a vécu indemne
jusqu’au début du XXe siècle [11] ; depuis lors il tend à se
détériorer sous l’action d’influences extérieures [12] ; ses
rouages sportifs ne fonctionnent plus comme ils devraient,
mais l’institution est encore assez forte pour trouver en elle-
même les aliments de sa rénovation éventuelle.

L’adhésion des États-Unis.


Après un vague et vain essai aux environs de 1825 pour
s’intéresser à la question de l’éducation sportive, les États-
Unis s’en étaient détournés. Entre 1830 et 1860 on eût là-
bas de tout autres préoccupations. L’éloquence débordait de
toutes parts : prolixe et tonitruante chez les politiciens,
44
sombre et maladive chez les agitateurs religieux.
« L’éloquence, disait Daniel Webster, est la peste de ce
pays. » Partout on parlait, on tenait des meetings et des
revivals. Les étudiants déclamaient et versifiaient ; on
faisait tourner et parler les tables, on fondait des sectes
contre nature et des sociétés puérilement secrètes [13]. Dès le
début de la Guerre de Sécession, tout changea. La fermeté,
l’endurance et l’action reprirent leur prestige et, à partir de
ce moment, les sports ne cessèrent de progresser.
L’Université d’Amherst donna l’exemple en établissant, en
1861, un grand gymnase bien équipé. Les Allemands
émigrés qui avaient commencé de former des Turnvereine
en souvenir de la mère-patrie les unirent en une puissante
North American Turnerbund. Les universités sans cesse
enrichies par des legs et des donations [14] furent dotées de
gymnases et de terrains de jeux perfectionnés cependant
que des « camps de sport » s’établissaient chaque été dans
les Adirondacks, groupant ceux qui souhaitaient mener
pendant quelques semaines l’existence du cow-boy jadis
méprisé et devenu le représentant d’une carrière enviée des
petits Américains.
Les États-Unis ont introduit dans la vie sportive
contemporaine — outre différents jeux dont les principaux
sont le base-ball et un football Rugby modifié d’une façon
qui le rend plus rude sans en accroître la valeur technique
— quelques nouveautés intéressantes ; en premier lieu
l’Athletic Club.

45
Un Athletic Club américain, — tels ceux de New-York,
de Chicago, de Boston, de San-Francisco, etc., — est une
réplique en hauteur du gymnase grec avec cette différence
essentielle que la fréquentation en est restreinte aux seuls
membres du club et que le public n’y est pas admis. Édifice
urbain comprenant une piscine, des salons et salles à
manger, un gymnase, une salle de paume, voire même des
chambres à coucher, l’Athletic Club dont les nombreux
étages se terminent par une terrasse où l’on peut prendre un
bain d’air ou patiner en hiver, possède souvent une annexe
rurale avec jardins, terrains de jeux, étangs ou cours d’eau,
etc. Il semble que de tels paradis sportifs soient faits pour
inciter tous ceux qui y ont accès à la pratique des sports.
Mais ce n’est pas toujours le cas. Une statistique publiée en
1908 indiquait comme faisant partie des groupements
régionaux de l’Amateur Athletic Union (la grande
Fédération des États-Unis), plus de 400 clubs avec un
effectif d’environ 850.000 membres. La valeur immobilière
représentée était de plus de 120 millions de francs, sans
compter 3 millions d’engins et appareils répartis en 314
gymnases et 323 terrains de jeu. Voilà des chiffres
impressionnants, surtout pour l’époque. Mais on note avec
surprise que, par exemple, dans la région de Saint-Louis il y
avait 9.900 « inactifs » sur 13.579 membres. Dans
l’ensemble on dénombrait 50.000 gymnastes, 43.000
adeptes des « athletic sports », 8.367 joueurs de balle, 1.482
lutteurs… C’est peu sur un pareil total [15]. Les autres
donnaient leurs noms et leur cotisations ; ils n’avaient pas le
temps de faire du sport eux-mêmes : Time is money. Depuis
46
lors, les choses ont un peu changé. Il y a moins d’honoraires
et plus d’actifs.
En matière de doctrine les Américains n’ont pas
beaucoup innové sinon dans le détail. Un temps, ils se sont
épris de l’« homme normal » et ont cru pouvoir le
construire scientifiquement à l’aide d’une anthropométrie
perfectionnée. Ils ont d’autre part introduit le coefficient
corporel dans les examens et possèdent à Springfield
(Massachussetts) où les célèbres Y. M. C. A. ont leur
quartier général éducatif, une université musculaire de
premier ordre. On y forme les « Directeurs d’Exercices
physiques » que les Y. C. A. envoient dans le monde entier,
partout où elles ont un de leurs cercles de jeunes gens.

La conquête de l’Europe continentale.


Les deux instruments de cette conquête ont été le ski et la
bicyclette. En face de l’Angleterre de plus en plus sportive
se tenait, il y a environ 38 ans (c’est-à-dire vers 1885), une
Europe convaincue que le sport, particularité nationale de la
vie britannique, ne saurait être nécessaire aux autres races :
conviction qui ne déplaisait pas à l’insularisme des Anglais.
Certes il y avait, çà et là, sur le continent, des groupes
sportifs non négligeables, mais ce qui les distinguait c’est
que leurs effectifs demeuraient stationnaires et que leur
emprise sur l’opinion se trouvait presque nulle : amateurs
de chasse à courre ou d’équitation de haute école, rameurs,
escrimeurs (fleurettistes français, sabreurs italiens et
hongrois). Seuls les gymnastes (turners allemands et

47
suisses, sokols de Bohême, gyms français) préoccupés de
préparation militaire et subissant un entraînement
patriotique bénéficiaient d’un accroissement numérique
d’ailleurs assez lent sauf en Bohême et en Allemagne. Mais
leur programme d’action restait étroit et rigide.
Or en 1879 fut courue aux environs de Kristiania la
première course de ski et, l’année suivante, fut fondé le
« Kristiania Ski Club », premier du nom. C’est ainsi que le
sport prit possession des régions scandinaves jusqu’alors
plus ou moins monopolisées par la gymnastique médicale,
étrangère et même hostile à l’idée sportive. La chose est
d’autant plus étrange que le ski, venu sans doute d’Asie [16],
était déjà pratiqué en ces régions il y a mille ans. Le roi
Sveire, en 1200, avait un corps de skieurs émérites ;
Gustave-Adolphe de même. Au début du XVIIIe siècle, des
compagnies régulières furent créées dans l’armée
norvégienne et un peu plus tard, des écoles militaires
ouvertes à Trondhjem et à Kongsvinger ; en 1808 dans leur
guerre contre la Suède, les Norvégiens avaient à leur
disposition deux mille skieurs. Il n’en est que plus étonnant
de constater combien de temps dut s’écouler avant que le
sport n’annexe ce magnifique instrument [17]. Quiconque en
a fait usage peut se rendre compte de sa valeur de
propagateur sportif : engin de course et engin de saut,
alternant l’âpreté de l’ascension avec la griserie de la
descente, simple et peu coûteux, se portant sur l’épaule ou
s’attelant à un cheval au galop, passant partout et
permettant de doser l’audace depuis la sagesse jusqu’à la

48
folie, le ski, dès que l’instinct sportif s’en empare, est fait
pour conquérir le nombre en même temps que pour tenter le
champion éventuel. C’est ce qui s’est produit. Par la trouée
qu’il a faite, ont passé les autres sports d’hiver si
intensément surexcitants : le hockey sur glace et, venus du
Nord Amérique, le « steel skeleton » et l’« ice-yachting ».
Ainsi s’est éprise de sport toute une portion de
l’Europe [18] ; la bicyclette a conquis le reste.
L’histoire du cyclisme, bien qu’encore à écrire, n’est pas
ignorée dans ses grandes lignes. Au point de vue sportif,
l’engin le plus intéressant fut certainement le « grand
bicycle » ; la génération actuelle ne le connait plus que par
de rares représentations : appareil élégant, très amusant,
volontiers dangereux, demandant autant de sang-froid que
de souplesse mais qui nous semblerait aujourd’hui d’allures
un peu lentes. En tous cas, il ne pouvait se généraliser,
n’étant à la portée que de jeunes gens alertes. Leurs
escouades, jusque vers 1885, sillonnèrent principalement
les routes d’Angleterre et de Hollande.
La bicyclette changea toutes les conditions du cyclisme ;
l’adjonction géniale de la chaîne et de la roue dentée lui
ouvrit des perspectives inattendues d’agrément, de vitesse
et de commodité. Le Touring Club de France et les autres
Touring Clubs aidant, le merveilleux engin, bientôt muni de
pneumatiques, put devenir pleinement utilitaire sans jamais
cesser d’être sportif. À ce dernier point de vue, la bicyclette
apparaît comme l’agent d’un perfectionnement physique
incontestable. En effet la coordination de mouvements

49
rapides auxquels elle oblige ceux qui s’en servent
développe en eux l’équilibre corporel et, d’autre part, elle
crée la soif « d’air » qui est le grand incitant physiologique
des sports modernes [19].
C’est précisément cette « soif d’air » qui a fait que toutes
les formes de sport ont bénéficié des progrès du ski et de la
bicyclette après avoir souvent, et bien à tort, redouté leur
concurrence.

La pédagogie sportive.
Lorsque le « Comité pour la propagation des Exercices
Physiques » s’assembla pour la première fois à Paris, les 31
mai et 1er juin 1888, sous la présidence de Jules Simon, il
avait en vue une réforme pédagogique déterminée. Ayant
reconnu qu’il n’y avait rien d’exclusivement anglo-saxon
dans les principes sur lesquels Arnold avait appuyé sa
réforme et basé son système, les fondateurs du Comité
avaient pour but d’introduire ces principes en France en les
appropriant à la mentalité et aux institutions nationales. Ils
se proposaient par là de transformer l’éducation et de
« rebronzer » la France. Une pareille ambition ne pouvait
naturellement séduire au début qu’une petite pléiade de
novateurs et, dès les premières réalisations, elle devait par
contre voir se dresser devant elle la coalition de ceux dont
les intérêts se trouvaient lésés ou les habitudes dérangées.
Il est impossible d’exposer ici les diverses phases d’une
lutte qui dure encore [20], mais il est utile de noter la nature
des oppositions qui se sont produites et des obstacles
50
rencontrés, tant en France que dans les pays avoisinants. La
première en même temps que la plus naturelle vint des
parents redoutant la rudesse des sports virils et les accidents
pouvant en résulter. Il ne reste plus grand chose de cet état
d’esprit ; l’accoutumance s’est faite, surtout depuis la
guerre de 1914. Non moins passagère fut l’hostilité de
certains milieux catholiques apercevant dans la renaissance
athlétique et principalement dans le Néo-olympisme un
retour offensif des idées païennes. Le pape Pie X sollicité
en 1905 de se prononcer à cet égard le fit non seulement par
des paroles significatives mais en présidant en personne au
Vatican, dans la cour de Saint-Damase, des fêtes de
gymnastique organisées par les patronages catholiques et
auxquelles prirent part, en plus des Italiens, des gymnastes
français, belges, canadiens et irlandais.
La résistance des milieux pédagogiques se fit sentir
principalement sous deux formes. D’abord les partisans de
la vieille discipline napoléonienne — nombreux dans tout
l’occident — s’alarmèrent du régime de liberté dont
l’organisation sportive arnoldienne impliquait l’introduction
dans les lycées et collèges [21] ; ils y virent l’aube de
l’anarchisme scolaire et la ruine de l’enseignement moral
traditionnel ; heureusement ceux qui osèrent en faire
l’expérience loyale ne tardèrent pas à découvrir que la
pratique de cette liberté leur donnait sur leurs élèves une
emprise moins serrée mais beaucoup plus efficace que le
régime disciplinaire. Une seconde catégorie d’adversaires
se groupa pour lutter contre le principe de l’émulation

51
musculaire. « Ni concours ni championnats sinon
surmenage et corruption. » Le quartier général de ceux-là
était en Belgique [22] mais ils semblaient s’inspirer des
théories intransigeantes qui régnèrent longtemps à l’Institut
de Stockholm où l’on professait que les gymnastes ne
doivent pas se comparer entre eux mais que chacun doit se
comparer à soi-même. La vague sportive devait, en
déferlant sur toute l’Europe, avoir raison de ces théories [23].
L’obstacle le plus redoutable rencontré par la pédagogie
sportive fut l’œuvre du corps médical. Après avoir au début
mené contre les sports scolaires une campagne d’une
extrême violence, de nombreux médecins reconnaissant leur
erreur s’y étaient intéressés et avaient dès lors cherché à
s’emparer de la direction du mouvement. Ils le jugeaient en
effet d’essence exclusivement physiologique. La foule en
jugea de même et s’engagea sur leurs pas.
D’une part le commentaire fréquent d’une parole célèbre
et malheureuse d’Herbert Spencer proclamant qu’il importe
à une nation « d’être composée de bons animaux » — de
l’autre les conséquences tirées des documents de Marey sur
le mécanisme du vol des oiseaux et des travaux de son
disciple Demény appliquant aux exercices physiques
l’examen cinématographique, orientèrent à fond l’opinion
vers l’animalisme. On se mit à la recherche de la « culture
physique rationnelle », nouvelle pierre philosophale. On
prétendit découvrir « l’art de créer le pur-sang humain ».
On en vint à se demander si, dans l’armée, « la ration du
cuirassier ou du dragon ne devait pas être plus forte que

52
celle du hussard, de même que pour les chevaux qui les
portent. » Les méthodes se succédèrent les unes aux autres,
toutes basées sur l’étude du corps humain envisagé du seul
point de vue animal. L’orientation de l’éducation physique
moderne s’en trouva viciée tant au Nouveau-Monde où les
mêmes tendances sévirent que dans l’Europe continentale.
Seuls l’Angleterre et ses Dominions résistèrent à ce courant,
plutôt par xénophobie d’ailleurs qu’en connaissance de
cause.
Le Congrès de Psychologie sportive tenu à Lausanne en
mai 1913 marqua la première tentative d’arrêt dans cette
voie défectueuse [24]. Par son programme posant une série
de problèmes non encore étudiés, par la collaboration de
personnalités telles que G. Ferrero ou Théodore Roosevelt,
le Congrès de Lausanne jalonna un champ nouveau que,
malgré les oppositions, il faudra bien se décider à défricher.
Il n’en restera pas moins que l’animalisme scientifique, en
pénétrant de façon si absolue la pédagogie sportive, a
stérilisé son action et grandement retardé, sinon compromis,
les résultats qu’on en pouvait attendre.

Les Jeux Olympiques et la concentration sportive.


Le rétablissement des Jeux Olympiques a été
solennellement proclamé à la Sorbonne à Paris, le 23 juin
1894, par le Congrès international universitaire et sportif
convoqué à cet effet. Depuis lors les Jeux Olympiques ont
eu lieu régulièrement dans l’ordre suivant : Ire Olympiade,
Athènes 1896 ; — IIme Olympiade, Paris 1900 ; — IIIme
53
Olympiade, Saint-Louis 1904 ; — IVme Olympiade,
Londres 1908 ; — Vme Olympiade, Stockholm 1912 ; —
VIme Olympiade, Berlin 1916 (non célébrée) ; — VIIme
Olympiade, Anvers 1920. Le Comité International
Olympique, rouage central et permanent du Néo-
olympisme, qui a son siège à Lausanne, tient une séance
plénière annuelle, chaque année dans une ville différente ; il
a en outre convoqué à diverses reprises des Congrès
techniques ou pédagogiques. L’un de ces Congrès (celui de
Paris en 1906), tenu au Foyer de la Comédie-Française sous
la présidence de M. Jules Claretie, a fixé le programme des
concours d’art (architecture, littérature, musique, peinture et
sculpture) dès lors annexés aux Jeux Olympiques.
Le rénovateur de l’olympisme s’est assez clairement
expliqué sur le but et le caractère de son œuvre pour n’avoir
pas à y revenir ici ; ne peuvent se tromper à cet égard que
ceux qui le veulent bien [25].
On considère généralement que les Jeux Olympiques ont
eu pour principal résultat de créer l’internationalisme
sportif. La chose n’est pas exacte en ce que les rencontres
internationales se fussent multipliées de toute manière, bien
que plus laborieusement, étant donné le besoin d’émulation
résultant du progrès des sports. Mais le Néo-olympisme a
surtout provoqué la concentration sportive en obligeant à
travailler ensemble les adeptes d’exercices jusqu’alors
étrangers et même hostiles les uns aux autres. Cette
collaboration est en effet, en chaque pays, la condition du
succès de la représentation nationale aux Jeux Olympiques.
54
Or on imagine malaisément aujourd’hui ce qu’étaient, il
y a trente-cinq ans, la mentalité et les habitudes d’inimitié
réciproque du petit monde sportif [26]. À des préjugés de
caste se superposait la méfiance technique issue de la
conviction que la pratique d’un sport nuit à la perfection
musculaire d’un autre ; professeurs et élèves s’accordaient
généralement sur ce point. En collaborant, on cessa de se
dédaigner ; peu à peu les diverses formes d’exercices se
pénétrèrent pour le plus grand bien de chacune. Si la
méfiance n’a pas encore complètement disparu, elle s’est
atténuée au point de devenir inoffensive.

L’extension démocratique.
Le sport antique écartait les esclaves ; les sports
modernes allaient-ils être uniquement pour les riches ? Ce
serait le cas tant que, pratiqués dans des établissements
séparés les uns des autres et entièrement spécialisés, ils
exigeraient non seulement des frais assez considérables de
vêtements, de matériel, d’enseignement… mais aussi les
loisirs nécessaires à la fréquentation desdits établissements.
Or toute une série de faits se sont produits qui ont aidé à
la démocratisation sportive. Et d’abord le goût du plein air.
Au lieu de vivre calfeutrés dans des locaux coûteux à
aménager, à entretenir et à chauffer, bien des sports ont
commencé d’émigrer au dehors ; ils y gagneront de toutes
manières. Puis la simplification du costume et
l’accoutumance à travailler la peau nue ont permis à
l’athlète de réduire, de ce chef, sa dépense [27]. Un troisième

55
agent et l’un des plus puissants, a été le foot-ball ; on ne
saura jamais assez de gré à ce jeu magnifique des progrès
non seulement musculaires et moraux mais aussi sociaux
dont on lui est redevable et qui seront reconnus un jour [28].
La campagne en faveur de la « gymnastique utilitaire » et
des méthodes simplistes qui en sont la base [29] apporta
également un renfort en ouvrant des perspectives nouvelles.
L’institution en France du « Diplôme des Débrouillards » et
plus tard de la « fiche Hébert » fit pendant à celle de
l’insigne sportif suédois que chacun peut obtenir le droit de
porter à la boutonnière en subissant avec succès les
épreuves d’une sorte de Pentathlon très ingénieusement
combiné.
L’Angleterre a beaucoup fait pour l’extension
démocratique du sport en créant les Boy-Scouts, dont le
type s’est répandu aussitôt dans tous les pays : institution
entourée au début de quelques puérilités mais qui, déjà,
s’est perfectionnée. Toutefois il ne faut pas oublier que le
scoutisme avait été précédé en Angleterre par une autre
institution moralement supérieure et qui eût gagné à être
l’objet d’une pareille propagande, celle des camps scolaires
établis et dirigés chaque année par des collégiens en faveur
des petits primaires moins fortunés. Ces camps, magnifique
école de solidarité, eussent dû se multiplier et pouvoir
fonctionner de façon presque permanente [30].
Parmi les groupements qui contribuent à la
démocratisation sportive, on doit citer ici les Sokols. Ils
diffèrent de leurs voisins germaniques, les Turners, en ce
56
que — poursuivant le même but : la grandeur de la patrie —
ils ne sont attachés à aucune formule gymnique exclusive et
pratiquent volontiers tous les sports [31].
De l’autre côté du monde, il faut citer aussi la vaste
institution d’origine américaine inaugurée en 1911 et dont
Manille est le centre. Elle a pour but de créer en Extrême-
Orient une sorte de « Kindergarten de l’athlétisme » et a
organisé tous les deux ans à Manille, à Shanghaï, à Tokyo
des « Far Eastern games » qui, patronnés par le Comité
International Olympique, entraînent peu à peu la race jaune
dans l’orbe de la civilisation sportive et groupent dès
maintenant des milliers de jeunes gens.
Aux États-Unis, à côté des efforts déjà mentionnés des Y.
M. C. A., ceux de la Playground Association qui cherche à
créer partout des terrains de sport sont dignes d’attention.
La façon dont s’est célébrée à New-York, les dernières
années avant la guerre, la fête du 4 juillet ne l’est pas
moins. Nulle fête nationale, dans le monde, n’est aussi
fidèlement observée par tous que celle-là. Il en résultait,
dans les grandes villes, du désordre et parfois des accidents.
En 1910 on imagina de « décongestionner » New-York au
moyen de l’athlétisme. Dans les dix-neuf parcs de la ville
furent organisés des concours sportifs qui, la première
année, groupèrent 7.000 jeunes gens et 200.000 spectateurs
et, en 1912, 30.000 et 300.000 spectateurs.
Ainsi peu à peu se dessine le courant qui substituera
l’intérêt sportif de l’individu pris isolément à celui des
groupements dont, à l’heure actuelle, il est en quelque sorte
57
obligé de faire partie pour pouvoir s’adonner aux sports [32].
Cela ne supposera pas seulement d’autres formules de
règlements et de concours ; il faudra à cet état de choses
futur des cadres renouvelés. Déjà des tâtonnements
symptomatiques ont eu lieu ; par exemple, les
aménagements créés par A. Carnegie dans sa ville natale de
Dumferline, en Écosse, ou bien le fameux Collège
d’athlètes édifié à Reims par le marquis de Polignac. Les
squares sportifs populaires de Chicago répondent-ils
complètement aux besoins de la génération prochaine ou
bien faudra-t-il aller plus avant et faire revivre, en
l’appropriant aux conditions modernes, le gymnase
municipal de l’antiquité selon les vœux de l’Institut
Olympique de Lausanne fondé précisément en vue de
préparer l’opinion à la nécessité de cette restauration ?…
L’avenir le dira.

Conclusions.
Nous voici au terme de notre révision historique.
Envisagée par rapport à ses devancières, la période moderne
n’infirme aucun des enseignements de celles-ci. Nous
voyons clairement que l’activité sportive n’est pas naturelle
à l’homme, qu’elle constitue une contrainte féconde que
celui-ci s’impose mais que ni sa seule réflexion ni sa seule
volonté ne suffisent à établir. Il faut qu’y aident les
circonstances matérielles, les besoins collectifs et
l’inclination des esprits. Alors peuvent se créer, après de
longs intervalles d’inertie, des courants puissants [33] qui ne

58
seront pas nécessairement durables. Leur durée ne sera
assurée que par l’à-propos avec lequel ils seront alimentés
et entretenus et surtout par la sagesse avec laquelle on saura
parfois les retenir et les restreindre.
Les mêmes périls menacent toujours les sports ; d’une
part, l’opinion dont la faveur leur est indispensable risque
de se lasser de les soutenir et de finir par se détourner
d’eux ; d’autre part, l’organisateur de spectacles tend à
corrompre l’athlète pour mieux satisfaire le spectateur.
L’athlète moderne a, de par la civilisation trépidante au
sein de laquelle il vit, deux ennemis qui lui sont plus
redoutables qu’à ses prédécesseurs : la hâte et la foule.
Qu’il se garde. Le sport moderne durera s’il sait être, du
nom charmant que les Coréens donnaient jadis à leur pays :
« l’empire du Matin calme ».
1. ↑ Il restait en Allemagne quelque Ritterschulen ou Adels-Akademien où
les jeunes nobles pouvaient apprendre l’escrime et l’équitation. À Paris
où en 1657 subsistaient encore 114 jeux de paume, il n’y en avait plus en
1780 que 10 et qui déclinaient. En 1839 il n’en restera plus qu’un, sur le
point de fermer.
2. ↑ La figure de Ludwig Jahn est une des plus caractéristiques de
l’Allemagne moderne dont il fut le précurseur et l’artisan. Son dernier
écrit daté des environs de 1848, contenait ces lignes suggestives et
révélatrices ; « L’unité de l’Allemagne a été le rêve de ma première
enfance, la lumière matinale de mon adolescence, la splendeur ensoleillée
de mon âge viril ; elle demeure l’étoile du soir qui guide encore mes pas
au seuil de l’éternel repos. »
3. ↑ C’est alors que fut fondée la Deutsche Turnerschaft dont les 15
divisions régionales englobèrent l’Autriche et atteignirent en 1914 un
effectif de 1.456.000 membres dont 68.000 femmes.
4. ↑ L’œuvre de Nachtegall, lui-même élève de l’Allemand Guths Muths,
paraît avoir été considérable ; il créa de nombreux gymnases dont un
pour femmes que fréquentèrent plusieurs milliers d’élèves ; et dès 1803 il

59
persuada au gouvernement danois d’annexer à chaque école communale
un terrain d’exercice.
5. ↑ On peut en juger par sa théorie des « trois manifestations vitales »
d’après laquelle le système nerveux joue dans le corps humain le rôle
dynamique, la circulation du sang le rôle chimique et le système
musculaire le rôle mécanique. Ling considère que ces trois
manifestations devant « s’égaler, la prédominance de la manifestation
mécanique amènera une maladie d’ordre chimique tandis que la
prédominance de la manifestation chimique amènera une maladie d’ordre
dynamique ».
6. ↑ Le sens même du mot était perdu. Voir le Dictionnaire du Dr Johnston
au mot Athletick.
7. ↑ En 1750, au match dans lequel John Slack, à Londres, abattit Jack
Broughton, le duc de Cumberland engagea et perdit 250.000 fr. Ce
Broughton n’était pas seulement champion professionnel ; il avait
succédé à un certain James Figg qui entre 1719 et 1734 enseignait
l’escrime et la boxe s’intitulant Master of ye noble science of Defence ; il
paraît avoir surtout formé des prize-fighters.
8. ↑ Cet état de choses se reflète dans les souvenirs d’adolescence de maints
écrivains notoires, mais j’ai tenu en 1888 à en faire l’objet d’une longue
conversation avec le plus illustre d’entre eux, W. E. Gladstone. Le
« grand old man » me confirma et au delà tout ce que j’avance ici.
9. ↑ Le premier Athletic Club fut fondé à Exeter College, Oxford, en 1850 ;
cinq ans plus tard St Johns College, Cambridge en créa un autre. Les
premiers concours interuniversitaires eurent lieu en 1864.
10. ↑ Ce point de vue encore étranger à beaucoup d’Anglais a été exposé à
W. E. Gladstone dans l’entretien que je viens de rappeler ; il y a donné
après mûre réflexion, sa complète adhésion.
11. ↑ En 1889, à l’occasion du Congrès des Exercices Physiques annexé à
l’Exposition universelle de Paris, une enquête fut faite dans tous les pays
anglo-saxons aux fins de savoir sous quel aspect s’y présentait la vie de
collège. Plus de 90 établissements d’Australie, du Sud Afrique, du
Canada, de l’Inde, de la Jamaïque, de Hong Kong répondirent, donnant
l’impression d’une grande unité de vues et d’une fidélité complète bien
que généralement inconsciente aux principes posés par Arnold.
12. ↑ Is too much time given to games ? a demandé en 1911 un grand journal
anglais s’adressant aux personnalités les plus en vue. Le dossier formé
par les réponses est intéressant. La majorité des interrogés conclut que le
mal vient à la fois des spectateurs et de la presse, les compte-rendus de
celle-ci contribuant à accroitre indéfiniment le nombre de ceux-là ;

60
double élément corrupteur dont souffre le sport et qui annule sa mission
éducatrice.
13. ↑ À New-York en 1889, j’ai recueilli à cet égard le témoignage de deux
survivants de cette époque, l’illustre général Sherman et le président de
l’Institut technologique de Boston, le général Francis A. Walker.
14. ↑ En dernier lieu on a vu M. Carnegie faire creuser à Princeton un grand
lac artificiel afin que les étudiants pussent y ramer à l’aise.
15. ↑ D’autre part, M. S. Curtis, secrétaire de la Playground Association of
America calculait en 1909 que l’Université Harvard dépensait 5.000 fr.
par an et par homme pour ses champions éventuels (environ une
centaine) et 20 fr. par homme pour l’éducation physique du reste de ses
étudiants.
16. ↑ Certaines peuplades asiatiques le pratiquaient encore sous sa forme
embryonnaire ; d’autre part il est décrit en 1689 comme passé dans les
habitudes des paysans du district d’Aursperg en Carniole, mais c’est
toujours un ski très rudimentaire et non celui que les Lapons et les
Norvégiens ont perfectionné.
17. ↑ Les récits de la traversée du Groenland par Nansen ont aidé à
populariser le ski sans lequel cet exploit n’eut pu être réalisé.
18. ↑ La Suisse s’y trouvait mieux préparée que toute autre par la diffusion
de l’alpinisme, encore qu’assez récente.
19. ↑ La vitesse exerce sur les sports modernes une attraction inconnue des
époques précédentes, mais c’est souvent au détriment du rythme. Voir sur
cette question du rythme et de la vitesse et aussi à propos de la bicyclette
la Revue Olympique de septembre 1909 et mai 1911 ou bien, Essais de
Psychologie sportive (Payot).
20. ↑ Je dois renvoyer le lecteur désireux d’en être informé à mon livre Une
campagne de vingt-un ans, publié en 1908 et à un article paru dans la
Revue hebdomadaire de mai 1917 et qui résume assez complètement la
période 1887-1917.
21. ↑ Vers 1890 dans un grand Lycée de Paris, le maître répétiteur qui devait
conduire les joueurs de football à un match contre un autre lycée s’étant
trouvé souffrant, le capitaine de l’équipe alla trouver le proviseur et
engagea sa parole d’honneur de veiller sur ses camarades. « Mon ami,
répondit le proviseur, comment voulez-vous que j’accepte la parole
d’honneur d’un élève ? » Cet incident synthétise une époque et une
doctrine.
22. ↑ Voir notamment les réunions tenues à Liège en 1912 et à Gand en 1913.
23. ↑ Voici en quels termes la Revue Olympique de juillet 1913 appréciait la
nécessité des championnats. « Pour que cent se livrent à la culture
physique, il faut que cinquante fassent du sport ; pour que cinquante

61
fassent du sport, il faut que vingt se spécialisent ; pour que vingt se
spécialisent, il faut que cinq soient capables de prouesses étonnantes.
Impossible de sortir de là. Tout se tient et s’enchaîne ».
24. ↑ Voir le volume des travaux de ce congrès (Payot et Cie).
25. ↑ Je renvoie de nouveau à mon livre Une campagne de vingt-un ans et à
l’article de la Revue hebdomadaire cité plus haut, ainsi qu’à ceux publiés
dans l’Indépendance Belge et dans la Fortnightly Review. Consulter
également mes Souvenirs d’Amérique et de Grèce.
26. ↑ La première tentative de concentration sportive s’opéra autour du
Congrès des Exercices physiques de l’Exposition de 1889, congrès à
l’occasion duquel eurent lieu les premiers concours scolaires ; 150
concurrents pour l’équitation, 375 pour les courses à pied, 137 pour la
natation, près de 100 pour l’escrime répondirent à l’appel des
organisateurs cependant que les dirigeants des différents sports étaient
conviés à discuter de leurs intérêts communs. — Voir aussi la Revue
Olympique de décembre 1913, p. 188.
27. ↑ C’est à l’ingénieur danois J. P. Müller qu’il faut faire l’honneur en
premier lieu de ce résultat. Sa fameuse campagne en faveur de la nudité
sportive a atteint tous les pays du monde où sa brochure traduite en
toutes les langues s’est écoulée par centaines de mille.
28. ↑ La diffusion du football en Europe a été aussi rapide que complète. Par
exemple dès 1906, le Sport Club Slavia de Prague pouvait mettre en
ligne sept équipes.
29. ↑ Commencée en 1901. — Voir le livre du même nom (Alcan), paru en
1905.
30. ↑ On s’apercevra à l’usage que le grand défaut du scoutisme, à côté de
tous ses avantages, est d’initier l’enfant de façon trop précoce à une
existence virile dont la nouveauté risque de se trouver émoussée pour lui
à l’heure où, près de devenir homme, il aurait le plus besoin d’en
éprouver l’attrait. Au contraire, le solidarisme des camps scolaires n’est
jamais prématuré.
31. ↑ Fondés en 1862 par Miroslav Tyrs, professeur de philosophie à
l’Université de Prague, ils se développèrent rapidement. En 1906 ils
étaient environ 50.000 en Bohême, 10.000 en Galicie, 4.000 en Pologne
allemande, 2.000 en Slovènie et 4.500 en Croatie.
32. ↑ Le régime actuel a donné naissance à un véritable syndicalisme qui, à
certains moments s’est montré capable d’une tyrannie complète. On a vu
des groupements s’efforcer de rendre la pratique des sports impossible à
ceux qui refusaient de s’affilier à eux et parfois des trusts s’établir pour
rendre le boycottage de ceux-là plus absolu.

62
33. ↑ Ces courants se répercutent en tous lieux. C’est ainsi que l’Islande dans
son isolement a ressenti, elle aussi, l’action sportive moderne. En l’an
1100 la lutte, sport national, y était fort pratiquée par des membres de
l’Althing aussi bien que par les fermiers de l’intérieur. Trois écoles de
lutte fonctionnaient et le championnat annuel (Boendaglima) était jour de
liesse générale. En 1874, le sport avait à ce point déchu qu’on ne trouva
dans toute l’île que deux lutteurs à montrer au roi Christian IX. Or,
trente-trois ans plus tard, lors du voyage de Frédéric VIII, lutteurs et
spectateurs affluèrent comme au temps passé.

63
TECHNIQUE DES EXERCICES
SPORTIFS

Classification des sports.

Une classification des Exercices sportifs n’est pas inutile


à établir ; la théorie s’en trouve clarifiée et la pratique
même en peut tirer quelques facilités.
Plusieurs bases de classification se présentent. La
physiologie pourtant n’en fournit point de satisfaisantes. La
distinction entre les exercices de force et les exercices
d’adresse est erronée. La force et l’adresse se combinent
dans chaque sport [1] ; le dosage seul diffère. L’origine du
mouvement donnerait lieu à un meilleur classement : on
peut distinguer à cet égard entre l’automatisme,
l’obéissance et l’initiative répétée [2] ; mais les frontières
ainsi établies ne sont pas assez précises.
La psychologie suggère une classification établie d’après
la nature de l’instinct dominant : équilibre ou combat [3].
Ainsi, non seulement les escrimes mais l’alpinisme, la
natation, le foot-ball… sont des sports où domine l’instinct
combatif alors qu’en équitation, en cyclisme, en patinage,

64
en course à pied… c’est l’équilibre qui s’affirme ; mais là
encore, la distinction demeure trop peu tranchée.
C’est le point de vue utilitaire qui sert de base à la
classification la plus complète et la plus exacte. Il permet de
répartir les exercices sportifs en trois catégories, selon
qu’ils concourent au sauvetage, à la défense et à la
locomotion. Le sauvetage à terre comprend ce qu’on a
appelé la gamme du sauvetage, c’est-à-dire les sept
exercices suivants : courir, sauter, grimper, lancer, attraper,
porter, ramper (les trois derniers ne sont point codifiés et
commencent seulement d’être pratiqués çà et là, isolément).
Le sauvetage dans l’eau comprend les diverses modalités du
plongeon et de la natation.
La défense englobe les différentes formes d’escrime :
escrime armée (canne, épée, sabre), escrime sans armes
(lutte, boxes française et anglaise) — et le tir qu’on peut
diviser en : tir de guerre et tir de chasse.
La locomotion, enfin, comprend : la marche, l’équitation,
le cyclisme, l’aviron, l’auto, l’aviation, le ski, etc.
Malgré sa supériorité, nous n’adopterons point cette
classification. Au point de vue pratique, il paraît préférable,
ici, de nous tenir à la division qui est employée aux Jeux
Olympiques et de distinguer : les sports athlétiques, les
sports gymniques, les sports de défense, les sports
équestres, les sports nautiques, les sports combinés, les
sports de glace, les sports de tourisme, les jeux.
1. ↑ Le travail des poids, sport de force par excellence, comporte beaucoup
d’adresse.

65
2. ↑ Voir Essais de Psychologie sportive (Payot et Cie).
3. ↑ Voir mes Notes sur l’Éducation publique (Hachette) et la Revue des
Deux-Mondes du 1er juillet 1900.

66
Caractéristiques générales.

La pratique d’un sport comporte trois phases successives.


Tout sport, en effet, exige premièrement une gymnastique
déterminée qui adapte le corps aux mouvements nécessaires
et crée l’accoutumance musculaire désirable. Puis il devient
une science : le sportif expérimenté possède son sujet ; il
acquiert des connaissances grandissantes. Enfin le sport
peut devenir un art selon le degré de perfection auquel
parvient celui qui le pratique.
1o La préparation gymnique d’un exercice sportif se
ramène à une besogne primordiale essentielle : le dressage
des muscles, de façon à obtenir que ceux qui ne sont pas
requis d’agir se tiennent tranquilles et ne gênent pas la
manœuvre de ceux qui le sont. C’est « la bonne volonté »
des muscles et l’encombrement en résultant qui provoquent
et alimentent la maladresse sportive ; chez le novice, ils se
précipitent tous à l’appel et le désordre en résulte (ex. : le
cavalier au trot, le tennisseur, le boxeur français, etc., chez
lesquels ce désordre est particulièrement visible).
D’autre part, chaque homme présente une figure
mécanique qui lui est spéciale et que déterminent chez lui la
longueur des leviers, leurs rapports proportionnels, la façon
dont ils jouent et, d’une manière générale, toutes les
particularités corporelles aptes à en faciliter ou à en entraver

67
le fonctionnement. Dès qu’intervient un engin (cheval,
bateau, cycle, barre fixe, patin, perche à sauter, etc.) la
figure mécanique de l’homme doit s’adapter à celle de
l’engin qui prolonge en quelque sorte ses propres membres.
La préparation gymnique ne peut donc être exactement la
même pour tous. Par le moyen de la cinématographie et de
la radiographie, il semble qu’on pourrait arriver à fixer
utilement les particularités mécaniques de chacun.
2o Les connaissances sportives n’ont point d’autre source
que l’expérience personnelle. L’observation la plus
minutieuse portant sur autrui n’a de valeur que conduite par
quelqu’un de personnellement expérimenté. En sport,
l’empirisme joue et jouera toujours le rôle essentiel. La
théorie déraille très vite livrée à elle-même. Le principal
motif en est que le théoricien se cantonne forcément sur le
terrain physiologique le seul qu’il puisse repérer
convenablement chez autrui. Cela le porte à édicter des lois
générales et rigides que vient contredire l’individualisme
psychique de chacun. Le rôle du psychisme chez le sportif
est immense mais le non-sportif ne s’en rend pas compte.
3o Le degré supérieur n’est pas, en général, à la portée de
tous ceux qui voudraient y atteindre ; il est assez rare que la
volonté suffise à y conduire. Le tempérament et l’hérédité
interviennent ici. Au point de vue tempérament, les sportifs
se divisent en deux catégories qu’on pourrait appeler
« Haute école » et « va de l’avant » [1] selon qu’ils sont
aptes à travailler — au besoin sur place et en le fragmentant
— le mouvement qu’ils veulent perfectionner ou bien que

68
l’aspiration passionnée vers les sensations de rapidité, de
distance, de force, d’endurance domine leur personnalité.
Quant à l’atavisme sportif, c’est chose encore peu connue.
Il semble qu’il faille plusieurs générations successives
pratiquant le même sport pour déterminer une dose
appréciable de facilité atavique, facilité se traduisant plutôt
chez le descendant qui en bénéficie par une moindre
dépense (donc par une diminution de fatigue) que par une
adresse spontanée à exécuter les mouvements nécessaires.
Mais ce ne sont là que des demi-conjectures.
1. ↑ Voir mes Essais de Psychologie sportive, p. 187.

69
Caractère spéciaux de chaque sport.

Ce qui suit, étant donné l’étendue du sujet, ne constitue le


plus souvent que des Notes, des en-têtes de paragraphes
dont chacun devrait être l’objet d’un développement
particulier.

Sports athlétiques.
Cette appellation donnée à une certaine catégorie
d’exercices sportifs est erronée. Un rameur, un boxeur, un
footballeur, un voltigeur à cheval sont d’aussi beaux types
d’athlètes qu’un coureur à pied ou un sauteur à la perche.
Mais d’Angleterre est issue au XIXe siècle, et s’est ensuite
répandue dans tout le monde anglo-saxon, l’habitude de
grouper sous la dénomination d’« Athletic sports », la
course à pied, certains sauts, le lancer du boulet, auxquels
est venu s’ajouter un exercice un peu enfantin, la lutte à la
corde par équipes (tug of war). Peu à peu la course de
relais, le lancement du javelot pratiqué en Suède et —
depuis les Jeux Olympiques d’Athènes en 1896 — le
lancement du disque et la course de Marathon, ont corsé le
programme sans lui enlever son caractère d’étroitesse et
d’exclusivisme.
La course est « le trot de l’animal humain ». Donc
l’homme qui ne peut pas courir est un homme incomplet. ▬

70
Le mécanisme de la course est simple mais il comporte une
modification complète de l’équilibre corporel : d’où la
« surprise » de l’organisme désorienté par l’ensemble de
conditions nouvelles brusquement imposées [1]. De là aussi
la nécessité de se mettre au pas de course très fréquemment,
presque quotidiennement, si l’on ne veut pas en devenir
rapidement incapable. Aucun exercice ne présente une
pareille rapidité de désaccoutumance. ▬ La course est
classée : vitesse, demi-fond et fond selon l’allure, elle-même
dépendante de la distance à parcourir ; elle est artificielle ou
naturelle selon qu’elle emprunte un terrain non préparé ou
bien une piste gazonnée ou cendrée, spécialement établie et
entretenue ; enfin elle est plate ou à obstacles selon la
nature du parcours. Ces obstacles eux-mêmes peuvent être
naturels (barrières, haies, fossés) ou bien simulés et
simplement posés sur le sol pour être plus facilement
renversables. ▬ La course est un exercice rythmé, dans son
principe du moins : ce rythme est poussé au degré le plus
parfait dans le 110 mètres haies où la concordance absolue
qui doit s’établir entre la course et le saut oblige l’athlète à
une coordination de mouvements très remarquable. ▬ Le
coureur est un calculateur ; à tous moments il lui faut
connaître le Doit et Avoir de ses forces, sentir ce qu’il a
dépensé et ce qu’il lui reste à dépenser de façon à tirer le
maximum d’un effort bien réparti.
Le saut se prend avec ou sans élan, avec ou sans perche.
Il comprend quatre modalités principales : sauts en
longueur et en hauteur ; sauts vertical (de bas en haut) et en

71
profondeur (de haut en bas) [2]. Tous ces sauts peuvent être
exécutés avec la perche et non pas seulement le saut en
hauteur [3]. ▬ Le saut demande de l’expérience, du
jugement et de la décision. Le pire ennemi du sauteur, c’est
l’hésitation. Il doit, d’un coup d’œil, apprécier au préalable
la totalité de l’effort à fournir ; impossible de réviser son
appréciation en cours d’exécution ; si elle est erronée, le
sauteur s’en aperçoit en sautant et trop tard pour la corriger.
▬ La conséquence est qu’au rebours d’autres sports dans
lesquels l’insuccès est un aiguillon nécessaire, son influence
est, ici, néfaste. Aussi doit-on régler la progression avec
prudence de façon à éviter les insuccès répétés qui feraient
naître la « peur mécanique » [4]. ▬ Il est à peine besoin
d’indiquer qu’à aucun moment et sous aucun prétexte
l’emploi du tremplin n’est recommandable ; c’est un engin
propre à détériorer le sauteur en donnant à ses muscles de
mauvaises habitudes. À éviter aussi la cordelette tendue
pour le saut en hauteur ; jamais complètement horizontale,
elle habitue l’œil à de fausses évaluations. Quant au saut « à
pieds joints », sa valeur éducative est des plus discutables.
Le lancer comporte trois phases : la prise, la pose, la
détente. De la façon dont l’objet à lancer se trouve placé
dans la main et de l’attitude du lanceur au moment où la
détente va s’effectuer dépend en grande partie le degré de la
force de propulsion. Aussi ce sport exige-t-il beaucoup
d’expérience personnelle. C’est à chacun, tout en observant
les règles générales dont l’application est nécessaire à
trouver la formule personnelle conforme à sa structure

72
particulière et capable d’assurer avec l’aide de
l’entraînement, le meilleur rendement. Le lanceur procède
donc par tâtonnements et doit beaucoup s’observer et se
contrôler ; il n’a d’ailleurs rien à craindre de ses nerfs
spectateurs presque indifférents de son geste. ▬ Nous
avons pris aux Anciens l’usage de lancer le disque et le
javelot ; les Anglais y ont ajouté le lancement du poids,
grosse boule de métal, pesant un poids déterminé. Jusqu’ici
on a laissé de côté le lancement de la corde ou lasso, aussi
utilitaire que corporellement éducatif ; le lasso se manie très
diversement, de haut en bas, de bas en haut, obliquement,
etc. ▬ Tous ces lancers [5] se font sans viser et de pied
ferme : c’est la règle. Double erreur. On devrait avoir des
concours de lancer au visé avec la balle sur une cible et au
lasso sur un but, immobile ou non. Ces mêmes concours
devraient avoir lieu de pied ferme et en se mouvant à pied
ou à cheval, exactement comme les sauts ont lieu avec ou
sans élan. Enfin il conviendrait d’opérer le lancer avec les
deux mains successivement. ▬ Lancer avec la main ne
suffit pas ; on devrait aussi lancer avec le pied, exercice très
propice à développer l’habileté corporelle ; le foot-ball, il
est vrai, y supplée.
De ce qui précède, il résulte que les sports dits
« athlétiques » présentent actuellement un programme de
courses très complet, un programme de sauts incomplet et
un programme de lancers tout à fait insuffisant.

Sports gymniques.

73
Les exercices d’ensemble ne répondant pas, en général, à
la définition du sport sur laquelle nous basons nos études, il
n’y a pas lieu de s’en occuper ici sans que cela implique
d’ailleurs une mésestimation de leur importance et de leur
valeur éducative. Les sports gymniques se trouvent ainsi
ramenés à deux catégories seulement : les exercices aux
agrès et le travail des poids et haltères.
Les principaux agrès utilisables pour les concours sont :
la corde lisse, la barre fixe, les barres parallèles, le cheval,
les anneaux et le trapèze. Ces deux derniers engins, au
cours de la campagne violemment hostile menée contre la
gymnastique vers la fin du XIXe siècle, ont été peu à peu
abandonnés. Du point de vue sportif, qui est celui auquel
nous nous plaçons ici, cette campagne est injustifiable.
L’accusation d’artificialisme peut aussi bien être portée
contre le discobole ou le coureur de bobsleigh que contre le
gymnaste aux anneaux ; et le sauteur à la perche en hauteur
n’est pas moins « acrobatique » que le travailleur de barre
fixe. Quant au trapèze volant, c’est un sport où l’élégance le
dispute à la hardiesse. ▬ La corde lisse et la barre fixe
représentent les exercices de grimper lesquels se ramènent à
un mouvement fondamental, la traction de bras, combiné
avec trois autres qui sont : l’adhérence, le renversement et
le rétablissement. Ces trois formes d’escalade constituent
l’ABC du sauvetage. La caractéristique psychologique de
l’escalade est inverse de celle du saut. Ici la difficulté n’est
pas au départ mais en route. Ce ne sont plus le jugement et
la décision du début qui importent mais la persévérance et

74
le sang-froid prolongés. ▬ Les exercices aux agrès
susceptibles de variations et de complications multiples sont
malaisés à codifier et, partant, à juger dans un concours.
Mais, du point de vue de leur sportivité, cela ne les rend
aucunement inférieurs ; ils restent essentiellement sportifs.
Malgré que l’abus qu’en ont fait les cirques forains ait
tendu à discréditer le travail des poids et haltères, il n’en
apparaît pas moins comme un sport véritable qui a toujours
été pratiqué par l’homme. Quiconque s’y est essayé, même
avec des poids anodins, comprend que l’adresse et
l’équilibre y ont presque autant de part que la force. ▬ Les
poids se manient de diverses façons : au jeté, l’athlète élève
le poids à la hauteur de l’épaule puis, en se fendant, le
projette en l’air par une brusque détente du bras ; au
développé, il commence par l’épauler et lentement le dresse
au-dessus de lui ; à l’arraché, il l’enlève directement du
sol ; à la volée, il le balance entre les jambes pour l’élever
par un vigoureux effort des reins. À deux mains, on manie
la barre à sphères ou la « gueuse ». ▬ En général, pour
exceller dans ce sport, il faut s’y entraîner avec beaucoup de
persévérance, en soulevant quotidiennement des poids
légers et moyens ; le prodige s’y prépare par la répétition de
gestes mesurés.

Sports de défense.
Les sports de défense comprennent les escrimes et le tir.
Il y a deux sortes d’escrimes ; l’escrime sans armes et
l’escrime armée. La première comprend la boxe (boxe

75
anglaise et boxe française) et la lutte (lutte européenne et
jiu-jitsu). La seconde se pratique avec le fleuret, l’épée, le
sabre et la canne. L’essence psychologique des escrimes
réside dans l’aspiration à atteindre l’adversaire. Chaque
effort tend à ce but à tel point que l’homme s’énerve s’il
demeure trop longtemps sans y réussir. C’est pourquoi
l’offensive doit dominer l’enseignement ; la défensive
s’apprend surtout par l’expérience : un enseignement
défensif est mauvais. Ce principe général est applicable à
toutes les formes d’escrime. ▬ Autre généralité : les
escrimes, armées et non armées, ne s’opposent ni ne se
remplacent l’une l’autre ; elles se complètent en se
succédant. « Prenez un homme armé d’une canne et que
l’on attaque dans la rue. Va-t-il débuter par jeter sa canne
pour se servir de ses poings ? Ce serait folie. Il recourra à
ses poings si sa canne casse ou lui échappe. Ainsi il aura ses
deux lignes de défense bien établies, l’une derrière l’autre.
La canne, quand on sait en jouer, est une arme redoutable et
tous devraient apprendre à la manier. De même un homme
qui tient un sabre va-t-il le lâcher pour donner des coups de
pied sous prétexte que ses « chassés-bas » sont de premier
ordre ? Il commence par utiliser le fer et ne se mettra à
« ruer » que s’il se trouve ensuite désarmé. [6] »
La boxe anglaise, devenue la boxe tout court, a évolué
grandement depuis quarante ans. Autrefois le boxeur
prenait son point d’appui sur le sol, cherchant en quelque
sorte à s’y enraciner ; l’agilité ne commençait qu’à la
ceinture : attaques, parades, ripostes se succédaient en

76
« phrase d’armes ». Par la suite, le volume du poing revêtu
d’un gant mieux fabriqué et très diminué, se rapprocha
davantage de la nature et ainsi la parade tendit à se voir plus
souvent remplacée par l’esquive [7] avec coup d’arrêt.
Survint alors la méthode américaine actuellement en
vigueur. Désormais le boxeur est en continuel déplacement,
tournant autour de son adversaire, semblant danser devant
lui pour le dérouter, puis fonçant le bras raccourci, de façon
que toute la force de l’épaule vienne accroître la puissance
du coup porté. En lui tout est vitesse : travail des jambes,
détente des bras, pivotage du torse. Les coups se succèdent
en pilage ; impossible de les détailler, même de les esquiver
tous ; il faut s’accoutumer à les « encaisser » sans broncher.
▬ En évoluant de la sorte, la boxe n’a pas perdu les
qualités qui la distinguaient ; elle reste un exercice dont
l’intensité assure le maximum d’effort dans le minimum de
temps ; l’intérêt de la leçon y approche presque celui de
l’assaut ; elle est, de tous, l’exercice qui exige le moins
comme emplacement, vêtements et engins. Enfin, malgré sa
violence, son caractère d’équilibre corporel en rend la
pratique recommandable tôt et tard dans la vie ; elle
convient déjà à l’adolescence et encore à l’homme mûr. ▬
Son caractère apaisant provient de ce qu’elle ne comporte
jamais de « retenue » ; le boxeur met toute sa force dans
chacun de ses coups (un coup de poing retenu ne rime à
rien) et se « donne » à chaque instant tout entier. ▬ La boxe
n’a contre elle que de servir d’occasion à de déplorables
exhibitions, où un public avide d’émotion exacerbe les

77
combattants dans l’espoir de les voir arriver au « knock
out ».
La boxe française a évolué en sens inverse de la boxe
anglaise ; d’exubérante, elle est devenue beaucoup plus
sobre. Elle n’a pas renoncé au « coup de pied de figure »
comme procédé d’entraînement mais elle en a reconnu
l’inefficacité comme moyen de combat ; à plus forte raison
a-t-elle abandonné sa légendaire « leçon sur les quatre
faces » par laquelle elle se figurait jadis pouvoir enseigner à
un homme à repousser l’attaque simultanée de quatre
adversaires l’encerclant. Elle se limite aux coups de pied
susceptibles de tenir un assaillant à distance, de le
déconcerter, de le déséquilibrer sans nuire pour cela à la
force et à la justesse du coup de poing demeuré l’argument
décisif. Seulement, mêlant désormais l’un à l’autre dans un
sage éclectisme, on se demande pourquoi elle s’obstine à
ignorer le coup de poing à l’américaine si propre à
compléter sa valeur combative. Le jour où le boxeur
français l’encartera dans son jeu, il sera devenu
extrêmement redoutable en même temps qu’il aura réalisé
la plus merveilleuse gymnastique d’entraînement qui se
puisse concevoir.
La lutte, elle, n’a guère subi de transformation depuis les
âges les plus reculés ; elle était alors conventionnelle ; elle
l’est encore et le restera toujours, mais cela n’est pas pour
diminuer son mérite sportif qui est grand. Elle débute
debout et se poursuit à terre ; renverser l’adversaire puis le
terrasser constituent ses deux phases éternelles. C’est un

78
exercice d’homme fait qui met en jeu toutes les forces de la
machine humaine, combinant l’action et la résistance à un
degré tout à fait rare.
Le jiu-jitsu pourrait être considéré comme une variante
de la lutte s’il ne présentait certaines particularités
auxquelles il faut s’arrêter un moment. Jadis, dans l’ancien
Japon, on désignait sous ce nom l’ensemble des luttes sans
armes auxquelles s’entraînaient les « samourai », et qui
constituaient une manière de système d’éducation physique.
Avec la diffusion des armes à feu, la vogue en avait tout à
fait passé lorsqu’en 1882 le professeur J. Kano en entreprit
à la fois la restauration et le rajeunissement. Ainsi naquit le
Judo actuel. Du Kodokwan (Institut supérieur de Tokyo)
son succès a rayonné sur tout l’empire. Or le Judo,
contrairement à ce que croient encore bien des gens, n’a
rien d’un art mystérieux dont les secrets seraient
jalousement gardés mais il apporte une donnée nouvelle
dans un domaine qu’il a préalablement perfectionné. Tout
bon professeur de lutte est capable d’enseigner à ses élèves
non seulement quels sont les endroits sensibles du corps,
endroits sur lesquels une pression ou une torsion opérées à
point réduiront l’adversaire à merci, mais encore par quelles
ingénieuses applications de la mécanique on arrive à
« créer » des endroits sensibles. Pour y réussir, il faut dans
les doigts et la main de la précision. La patience japonaise
parvient à donner à cet instrument humain une force et une
justesse incomparables [8]. Mais, avant d’en arriver là, il faut
s’être « emparé » de l’adversaire et déjà le dominer ; cela

79
suppose la possession du secret de son équilibre de façon à
pouvoir appliquer la force dans le sens où il tend à se
déséquilibrer et jamais en sens inverse. Tout le Judo est là ;
il vise à développer une sorte de « perception par le corps »
dont la subtilité devient telle que, même dans l’obscurité, le
plus léger contact renseignera le lutteur sur le centre de
gravité de son adversaire. On conçoit qu’une pareille
science ne puisse naître rapidement et qu’au Kodokwan, on
demande plusieurs années pour former un bon élève.

Que si nous passons maintenant à l’escrime armée, nous


la trouvons dominée — quelles que soient d’ailleurs l’arme
employée et la méthode appliquée — par certaines
conditions générales provenant de la structure même de
l’homme en garde. Chez celui-ci, la main représente en
quelque sorte le pont-levis de la forteresse dans laquelle il
s’abrite et d’où il opérera ses sorties. À l’intérieur, les
forces sont mobilisées comme une armée ; le bras constitue
l’active ; les jambes, la réserve appelée en même temps,
mais partant en seconde ligne ; le reste du corps, la
territoriale. À toutes trois il faut ménager constamment une
retraite bien couverte et bien ordonnée. De là, les feintes,
les pièges tendus, les « temps » marqués à propos, les
attaques esquissées et brusquement modifiées, tout
l’ensemble de savantes et fines manœuvres qui exigent une
perpétuelle retenue des forces et expliquent à la fois la
complexité raffinée de l’escrime, la tension nerveuse

80
qu’elle provoque et le caractère de la fatigue qu’elle peut
arriver à produire.
Le fleuret, arme légère, qui s’interdit chevaleresquement
de toucher ailleurs qu’à la poitrine est particulièrement apte
à préparer le tireur de pointe auquel sa position effacée et
l’action mécanique de son allonge imposent, en raison de
leur caractère anormal, un travail préalable opiniâtre ; la
leçon de fleuret représente pour l’escrimeur ce qu’est
l’exercice des gammes pour le pianiste. On ne peut s’en
passer pour progresser. ▬ Cette leçon devrait toujours être
prise des deux mains en commençant par la gauche (par la
droite si l’on est gaucher) de façon à maintenir l’équilibre
corporel que l’escrime tend à détruire.
L’épée introduit la possibilité d’un jeu de force auquel le
tireur de fleuret ne recourra jamais sans se condamner à la
médiocrité ; l’épéiste, lui, s’y risquera sans dommage si son
tempérament et ses moyens l’y inclinent ; par là, bien plus
que par des différences conventionnelles dans le système de
toucher, le fleuret et l’épée divergent et, si l’on peut ainsi
dire, « leurs génies s’opposent ».
Le sabre est à la fois arme de tranchant et arme de pointe
et celui qui le manie est porté à hésiter entre ces deux
qualités, ou plutôt à les sacrifier l’une à l’autre. La nature
impose la première [9] mais la réflexion suggère de ne pas
négliger la seconde ; de leur connaissance naît une escrime
variée et entraînante, un peu fantaisiste, prompte aux coups
doubles, plus vigoureuse mais sensiblement moins fine que
celle du fleuret ou de l’épée.
81
Cette escrime, la canne en présente comme un raccourci
préparatoire à condition toutefois que l’arme utilisée soit
rigide et non mince et flexible comme un jonc ; il y aurait
peu à en dire si l’on ne devait signaler les nouveautés
enseignées par le professeur Pierre Vigny, de Genève,
concernant la garde et certains coups utilitaires [10]. De la
rapière et du bâton, il ne paraît pas opportun de parler ici.
Les différentes formes d’escrime armée présentent un
inconvénient au point de vue de l’hygiène, celui du costume
qu’elles imposent ; il y faudrait du moins remédier par une
aération renforcée, à défaut de plein air complet. Or les
salles d’armes sont, par tradition, des endroits clos et
souvent resserrés où l’air ne pénètre qu’à grand peine. ▬
Une dernière question à propos de l’entraînement dans le
vide ; il n’est jamais à recommander aux débutants et, pour
les autres, ne doit être employé que devant une grande glace
permettant à l’œil de contrôler tous les mouvements ; sous
bénéfice de cette observation, le fleurettiste peut trouver
utile d’entretenir son allonge en tirant au mur et le boxeur
de se faire les poings sur un gros sac pesant pendu au
plafond ; pour ce dernier, le punching ball ordinaire est peu
favorable, du moins tant qu’il n’est pas expérimenté et que
ses coups de poing n’ont pas acquis leur plein
développement.
Resterait à parler du tir ; mais le tir, à lui tout seul, est-il
vraiment un sport ? On cherche en vain dans le geste du
tireur le caractère de « muscularisme intensif » considéré
comme un des éléments essentiels de l’exercice sportif.

82
Nous le retrouverons d’ailleurs tout à l’heure, en parlant de
la chasse, combiné virilement avec d’autres formes
sportives ; réduit au seul tir à la cible, il ne serait pas ici à sa
place. Quant au tir à l’arc, c’est aujourd’hui un jeu plutôt
qu’un moyen de défense.

Sports équestres.
Les sports équestres ont de la peine à se mêler aux autres.
Le préjugé aristocratique, qui les isole, est entretenu par
l’orgueil de caste et par l’intérêt professionnel lesquels, en
Europe surtout, s’entendent pour perpétuer des errements
dont le principe réside dans une méthode défectueuse
d’apprentissage. Cette méthode repose sur l’abus du
manège. Le manège, lieu de perfectionnement pour le
cavalier d’élite qui en est à pouvoir améliorer un cheval fin
en le travaillant, ne saurait convenir au débourrage du
cavalier populaire qui se contentera de pouvoir utiliser un
cheval ordinaire sans le détériorer. ▬ La caractéristique
physiologique de l’équitation réside dans la position du
cavalier. Entre l’homme à pied qui repose
perpendiculairement sur le sol et l’homme à cheval qui
s’appuie latéralement sur l’animal existe une différence
telle qu’elle supposerait chez le second une structure autre
que chez le premier. À défaut d’une structure spéciale, il
faut une adaptation, donc une préparation gymnique
spéciale. Cette préparation visera à obtenir avant tout la
fixité des cuisses et des genoux, la souplesse des reins et du
tronc, et l’indépendance des bras. Or si les rênes sont

83
remises entre les mains de l’élève avant que ce résultat
gymnique n’ait été obtenu [11], il adviendra que l’élève
prendra immanquablement un point d’appui sur la bouche
du cheval, ce qui est à l’origine de toutes les mauvaises
habitudes et demeure, même pour des cavaliers
expérimentés, la cause de la plupart des accidents. ▬ Le
manège par sa forme, son exiguïté relative et sa routine
fatale n’a pas un meilleur effet sur le cheval qu’il
transforme en un très mauvais précepteur. Le cheval de
manège se signale en effet, d’une part par sa facilité trop
grande à exécuter certaines choses auxquelles il est habitué
et de l’autre, par son obstination extraordinaire à n’en pas
faire d’autres qui ne rentrent pas dans le cadre habituel de
ses exercices. D’où résultent pour l’élève : dans le premier
cas, des illusions sur ses talents et, dans le second, une lutte
inégale avec l’entêtement de l’animal contre lequel il fait
alors un appel exagéré aux aides, forçant tous les effets sans
presque rien produire. Le manège a encore l’inconvénient
capital de déshabituer le cheval du galop franc qui est la
véritable allure éducative. ▬ Le remède unique à cet état de
choses apparaît dans la transformation complète de l’école
d’équitation civile laquelle devrait toujours posséder un
vaste terrain d’exercice, clos avec des pistes bien tracées
permettant d’assez longs parcours en ligne droite, deux
cirques, des obstacles faciles et espacés… La cavalerie,
assez nombreuse, devrait être composée d’animaux bien
choisis et préparés à leur rôle ; harnachement soigné avec
rênes toujours souples. L’élève serait appelé à seller son
cheval, à le ramener à l’écurie et à en prendre soin. Les
84
promenades collectives [12], le travail de la volte au galop,
enfin quelques exercices d’escrime équestre constitueraient
les étapes de sa formation comme cavalier populaire dans
des conditions qui assureraient une bonne pépinière pour le
développement du cavalier du second degré ou d’élite [13].
▬ La clef psychique de l’équitation est la confiance ; il faut
se méfier de tout ce qui peut l’ébranler car elle s’y récupère
moins aisément que dans d’autres sports. En équitation, il
faut être attentif à la « première peur » en raison des traces
musculo-nerveuses qu’elle peut laisser. La peur commence,
pour le cavalier, avec le désir de mettre pied à terre ; si elle
ne s’accompagne pas de ce désir, elle est sans portée et sans
lendemain. Le « sauteur » qu’on a supprimé des manèges
avait, à cet égard, une bonne influence [14]. L’endurance est
aussi productrice de confiance ; les séances d’équitation
sont beaucoup trop courtes ; les jeunes gens devraient être
habitués tout de suite à de longues chevauchées.

Sports nautiques.
Il y aurait beaucoup à dire concernant la natation
envisagée du point de vue utilitaire, c’est-à-dire du point de
vue de sa diffusion et des moyens d’en répandre la pratique
en tous lieux ; il ne semble pas que les méthodes appliquées
soient très complètes [15]. Il y a par contre peu à en dire du
point de vue sportif ; tout y est très simple. La natation est
un sport de combat où l’homme bataille contre un élément
hostile, avec le danger à côté de lui, ou plutôt au-dedans de
lui. Il sait que l’eau finira toujours par le vaincre, mais il

85
arrive à prolonger magnifiquement la durée de sa résistance
ce qui le rend capable d’opérer des sauvetages inespérés. ▬
Les lois psycho-physiologiques de la natation demeurent
mystérieuses : la pratique y contredit la théorie ; l’action
presque foudroyante de la peur y reste scientifiquement
inexplicable. ▬ Le mécanisme varie selon la constitution
individuelle et les particularités corporelles de chacun mais
la brasse ordinaire en demeure l’alpha et l’oméga. ▬ Des
exercices préliminaires à sec sur le chevalet peuvent-ils
aider l’apprentissage ? Oui, mais dans une faible
mesure [16] ; ils servent davantage à entretenir l’acquis et
constituent d’ailleurs une excellente gymnastique
quotidienne.
En matière d’aviron, on oppose parfois le matelot au
« canotier ». L’opposition est erronée ; « plumer » et
« souquer » ne diffèrent pas tant qu’on le croit. Dans les
deux cas, l’homme attaque, tire et dégage et c’est la même
alternance régulière de mouvements déterminés provoquant
l’action successive des muscles des bras, des jambes, de
l’abdomen et du dos [17] et en exigeant des efforts à la fois
précis et nuancés, durs et moelleux ; physiologiquement,
l’aviron est un sport de la plus rare perfection, en couple du
moins, car il est évident qu’en pointe cette perfection est
moindre. ▬ Sa valeur hygiénique est également
exceptionnelle en raison des conditions respiratoires dont il
bénéficie, de la façon dont l’effort y est réparti, de l’absolue
régularité et du caractère apaisant de l’automatisme qu’il
établit. ▬ Psychiquement, le rameur est joyeux de se sentir

86
une machine pensante et d’éprouver à chaque coup
d’aviron, comment la force se forme en lui, se répand et
s’écoule. D’autre part, il doit s’imposer et subir une
discipline austère et s’y abandonner avec abnégation ; sans
contact avec le spectateur, il n’est, en équipe, qu’un
anonyme dont l’effort à la fois robuste et continu vient
s’ajouter mathématiquement à celui de ses co-équipiers. ▬
Techniquement, il n’est point de sport où chaque détail
importe davantage ; la position du corps, celle des mains et
des pieds au moment de l’attaque ; puis la franchise nette de
celle-ci, la juste inclinaison du corps en arrière, la « tirée »
des reins appuyée à point par la poussée des jambes, enfin
la précision rapide du dégagement et tout aussitôt le retour
du corps en avant, sans effort aucun, à la position
d’attaque [18], toutes ces phases successives appellent une
constante et féconde surveillance non seulement du coach
mais du rameur sur lui-même. ▬ Socialement enfin,
l’aviron est le plus coopératif des sports ; il ne
s’accommode ni de l’isolement ni même du groupe
restreint. Pour acquérir l’emplacement du garage, l’édifier,
l’entretenir, l’équiper, prendre soin des bateaux, former les
équipes, les entraîner à point, il faut une coopération de
chaque instant, à la fois financière et personnelle. Toutes
ces conditions expliquent pourquoi l’aviron n’attire à
proportion qu’un petit nombre d’adeptes ; mais ceux qu’il
n’a pas découragés lui demeurent toujours fidèles [19].
Du yachting, nous dirons seulement qu’il ne peut être
admis comme sport que s’il s’agit de yachts à voiles

87
manœuvrés personnellement. Naviguer avec un équipage
salarié en se contentant de tenir parfois la barre ne constitue
pas un acte sportif puisqu’il y manque un élément essentiel
de la sportivité.

Sports d’hiver.
Les plus simples sont les plus récents, les plus
compliqués sont les plus anciens. Le patinage, en usage
depuis si longtemps a demandé, semble-t-il, un autre effort
d’invention que le Bobsleigh. On l’a dénommé la « poésie
du mouvement ». C’est le sport d’équilibre par excellence.
Il comporte la course de vitesse, les « figures » dont le
patineur expert arrive à dessiner sur la glace les arabesques
très variées, enfin la danse (valse ou quadrille). Il est peu
d’exercices où le succès soit aussi dépendant des
dispositions naturelles et où celles-ci soient plus malaisées à
suppléer ; il convient de commencer très jeune. La pratique
du hockey y donne beaucoup de solidité et d’assurance.
D’autre part, l’invention des patinoires de glace artificielle
pouvant être utilisées une grande partie de l’année assure au
patineur moderne des facilités d’entraînement qui
manquaient à son prédécesseur [20].
Moins favorisé, le ski sans doute ne glissera jamais sur
de la neige artificielle. À part cela c’est le sport le plus
accommodant qui existe ; très individualiste, il se dose de
façon à pouvoir satisfaire l’athlète en pleine vigueur aussi
bien que l’homme âgé en plein déclin sportif. Très varié
aussi, il est aux pieds du sauteur un engin d’audace, à ceux

88
de l’excursionniste de longue distance, un engin
d’endurance. Traîné par un cheval, le skieur a besoin de
force et de souplesse étroitement unies ; pour exécuter enfin
des « Télémark », des « Kristiania » ou des « Slaloms » il
lui faut surtout de l’adresse générale.
La luge, plaisir d’enfants ou moyen rapide de descendre
de la montagne, a donné naissance à des instruments de
sport qui sont le skeleton et le bobsleigh [21], par
abréviation « bob ». Le skeleton, luge d’acier sur laquelle
l’homme à plat ventre et capitonné, parcourt à la vitesse de
100 à l’heure et davantage des pistes de glace à virages
relevés ; le bob monté par un conducteur et plusieurs
passagers encastrés les uns derrière les autres, appareil
articulé posé sur patins, rendu dirigeable au moyen d’un
volant d’auto que manie le conducteur et à la manœuvre
duquel participent les passagers en se penchant violemment
à l’intérieur du virage pour reporter le poids au-dedans de la
courbe décrite.
La même recherche de griserie se retrouve dans l’ice-
yachting, appareil formé de deux traverses en bois, l’une
perpendiculaire à l’autre, aux trois extrémités desquelles
sont de grands patins ; le patin d’arrière s’inclinant sert de
gouvernail ; à l’intersection des deux pièces s’élève le mât
portant la voile tendue ; c’est là que les passagers s’arriment
de leur mieux pour résister à la course et aux bonds que fait
l’appareil. L’Hudson et le Saint-Laurent sont les lieux de
prédilection des amateurs de ce sport, comme Saint-Moritz
l’est pour les adeptes du skeleton.

89
Ce qui distingue ces différents exercices (et même la
simple luge dévalant sur une pente un peu rapide), c’est leur
caractère de saine rudesse ; ils sont dangereux et on n’y
peut pas tricher avec le danger ; ils sont par là-même
fortifiants et l’hygiène morale y égale presque l’hygiène
physique.

Sports combinés.
Cette catégorie est de contours imprécis. On peut
entendre l’expression : sports combinés, de deux façons ; ou
bien une série d’épreuves distinctes dont les résultats
additionnés composent un total ; c’est le cas des
Pentathlons ; ou bien l’union complète de deux sports
simultanés comme dans la voltige, l’escrime équestre, le
skijoring et les jeux de polo, de water-polo et de hockey sur
glace. Cette dernière sous-catégorie peut se multiplier à
l’infini ; n’a-t-on pas inventé de jouer au polo à bicyclette ?
Et c’était sportif et mouvementé en tous points.
Le Pentathlon classique que nous dénommons
faussement ainsi n’est plus, à vrai dire, qu’une association
de courses, de sauts et de lancers (200 et 1.500 mètres plat :
saut en longueur avec élan, lancements du disque et du
javelot) ; dans l’antiquité, la lutte remplaçait une des deux
courses. Par contre le Pentathlon moderne comprend le tir,
la natation, l’escrime à l’épée, un cross-country équestre et
un cross-country pédestre. Le créateur de ce Pentathlon qui
fut inauguré à Stockholm, lors de la Vme Olympiade, est le
premier à reconnaître que d’une part, il vaudrait mieux

90
remplacer le tir par une épreuve d’aviron et que d’autre
part, les cinq épreuves qui le composent devraient se
succéder sans interruption, l’athlète passant de l’une à
l’autre sans autre arrêt que celui nécessité par une sommaire
modification de costume. On y viendra sans doute.
La voltige à cheval est un sport d’une puissance
extrêmement élégante et virile. Il est trop peu répandu. La
préparation du cheval est plus rapide et moins difficile
qu’on ne le pense. En annexant la voltige à leur programme,
les sociétés de gymnastique en augmenteraient l’attrait et
prépareraient des cavaliers.
L’escrime équestre n’est pas encore dotée de règlements
lui permettant de se populariser ; jusqu’ici elle est plutôt de
l’équitation armée où le cheval a trop de part et le
maniement de l’arme pas assez [22].
Le skijöring et ses variantes sont devenus les annexes
habituelles de tous championnats de ski. Le cheval s’y
dresse aisément.
Enfin doit-on citer les « gymkhanas » où les sports
combinés interviennent fréquemment sous des formes
amusantes et fantaisistes. Le principe des gymkhanas
sportifs est bon mais ils doivent être organisés par des gens
compétents et il n’en faut pas abuser ; le « style » tendra
toujours à souffrir de la hâte qui y domine.

Sports de tourisme.

91
Sous cette rubrique (défectueuse comme la précédente en
ce qu’elle est mal tranchée) se classent principalement le
cyclisme et l’alpinisme.
Le cyclisme est par excellence l’instrument du tourisme
sportif. Il est vain de revenir sur ce que nous avons dit
précédemment concernant son action mondiale, la provision
de santé et d’adresse qu’il a insufflée partout. La perfection
mécanique de la bicyclette se double de qualités sociales et
familiales que le tourisme met en relief. Un seul
inconvénient à signaler ; l’effort y est en quelque sorte
diffus et si aisément provoqué par la pédale que la dose
d’exagération y peut être atteinte et dépassée sans que le
cycliste s’en doute : c’est souvent le cas pour des
adolescents grimpant des côtes trop fortes ; il y a là une
surveillance à exercer. Quant au cyclisme sur piste, on n’en
saurait dire trop de mal. Un vélodrome est une machine à
paris et le spectacle qui s’y déroule n’est ni esthétique ni
sportif [23].
L’alpinisme est bien un sport de combat. L’homme y
livre à la montagne une vraie bataille ; contre lui, elle se
défend comme un adversaire vivant, l’égarant, le mystifiant,
tenant en réserve pour le perdre brouillards, crevasses,
avalanches, sans parler du vertige, de la bise et du froid. Ce
n’est que par la plus virile combinaison d’énergie bien
distribuée, de sang-froid voulu et de ferme prudence que
l’homme arrive au but.
Quelques mots sur la chasse qui est, à bien des égards, un
sport de tourisme. Nous ne parlerons pas du chasseur local
92
qui bat en tous sens les dimanches d’été un minuscule
espace, ravi d’en rapporter une fois sur deux un perdreau ou
un lièvre [24]. Mais c’est un préjugé assez répandu que les
territoires de grande chasse vont se restreignant de jour en
jour. Ce n’est pas exact. En multipliant les moyens de
transport et en en abaissant le prix, on avait rendu possibles,
dans les années avant la guerre, des déplacements
cynégétiques lointains qui ne l’étaient pas autrefois.
L’éléphant d’Afrique aux environs des grands lacs, les
hippopotames sur les fleuves du continent noir, au Cap et
dans le sud du Congo le buffle puis encore la girafe,
l’okapi, l’antilope, la gazelle, le gorille, la panthère, le
lion… voilà ce que l’Afrique recèle. En Asie, ce sont les
tigres, les rhinocéros, les gaurs, la grande antilope ; en
Australie, le kangourou ; en Amérique, le caribou, le wapiti,
le jaguar, le condor des Andes ; en Europe même, le grand
élan, l’ours, le loup, le sanglier. Il y a de quoi faire. La
tournée la plus fameuse a été celle accomplie en 1910 par
Théodore Roosevelt en Afrique.
En regard de cet exploit, on peut citer celui d’un officier
français, le commandant Lancrenon qui, vers 1905,
employa un congé à se rendre à Moscou à bicyclette, à
descendre la Volga en canoë et à revenir à Paris à cheval.
Celui-là avait su combiner de la façon la plus hardie les
trois tourismes : cycliste, équestre et nautique. Il devrait
avoir beaucoup d’imitateurs. De tels raids sont de
magnifiques écoles d’énergie, d’endurance et de valeur
sportive [25].

93
Jeux sportifs.
Il importe d’employer ce qualificatif de façon à bien
établir la distinction entre les jeux sportifs et les jeux
simplement « récréatifs », si mouvementés soient-ils
d’ailleurs. Nous ne parlerons pas des jeux nationaux ou
restreints à un petit groupe de pays tels que le cricket, le
base-ball, la crosse, la pelote, car cela nous entraînerait trop
loin. Parmi les jeux « internationaux », il en est trois qui
priment les autres par leur valeur éducative et sportive :
avant tout le foot-ball, puis le polo et le hockey sur glace ;
viennent ensuite le water-polo et, au bas de l’échelle
sportive, le lawn-tennis et le golf [26].
La royauté du foot-ball repose sur la combinaison à des
doses presque égales de courage d’attention et
d’abnégation individuelle qui compose en quelque sorte la
trame du jeu. Le bon joueur qui doit à tout moment se
trouver prêt à « charger » sans hésitation aussi bien qu’à
sacrifier à l’intérêt collectif l’occasion d’une prouesse au
profit d’un camarade mieux à même de la réussir [27], se
trouve en outre dans l’obligation de ne jamais perdre de vue
la physionomie du vaste échiquier dont il est lui-même une
des pièces. Il lui faut observer tout du long de la partie les
changements qui s’opèrent dans la disposition des joueurs
par rapport les uns aux autres car on sait que les règles du
foot-ball sans être extrêmement compliquées, sont rendues
fort scientifiques [28] par les incapacités momentanées
résultant du « hors-jeu ». Ceux qui ne connaissent le foot-
ball qu’en qualité de spectateurs se rendent difficilement
94
compte de l’effort intellectuel au prix duquel son plus haut
degré de perfection peut être atteint. Non seulement il n’est
pas inutile mais il est nécessaire pour le capitaine d’une
équipe aspirant aux honneurs du championnat de travailler
sa partie d’avance sur le tableau noir tout comme des
officiers s’exercent au Kriegspiel. Un incident instructif de
l’histoire du foot-ball montre qu’il n’y a rien d’exagéré dans
cette assertion. Un avocat de Boston s’étant jadis épris de ce
jeu dès le premier match auquel il assistait, se mit à en
étudier les possibilités tactiques, et ayant relevé dans
l’Histoire du Consulat et de l’Empire, de Thiers, que
Napoléon avait coutume de jeter à l’improviste des masses
d’hommes rapidement formées sur les points faibles de
l’adversaire, il proposa l’application de ce principe au foot-
ball ; ce qui eut lieu en effet. Pour communiquer des ordres
à ses hommes, le capitaine employa dès lors un langage
chiffré convenu entre eux et, à son appel, on vit des flying
wings (ailes volantes) se former brusquement et exécuter
d’ingénieuses et décisives manœuvres. Cela n’atténua pas
d’ailleurs le caractère déjà très dur du Rugby américain ;
bien au contraire [29].
Le polo, le water-polo et le hockey sur glace sont des
jeux basés sur la combinaison de deux sports. L’équitation,
la natation et le patinage en constituent la raison d’être. Le
premier a contre lui d’être très couteux même si l’on
parvient, ce qui n’est guère aisé, à faire posséder les poneys
par le club auquel le joueur les loue en payant en outre une
prime d’assurance. Le water-polo demande une nappe d’eau

95
de quelque étendue et profondeur sans courant et, de la part
des joueurs, une endurance souvent très longue à acquérir.
Le hockey sur glace est dépendant de la température ;
toutefois on peut le pratiquer sur la glace artificielle si les
dimensions de la patinoire s’y prêtent. Ce qui distingue ces
jeux, c’est qu’il est impossible de les pratiquer si l’on a
peur ; le joueur de foot-ball, de polo ou de hockey qui n’est
pas brave n’a qu’à se retirer ; non seulement il ne peut pas
bien jouer mais il ne peut pas jouer du tout.

Travaux manuels.
Dans notre temps démocratique, le sportif est
normalement et techniquement obligé de savoir sinon
confectionner — ce qui serait trop demander — du moins
nettoyer, entretenir et quelque peu réparer ses engins de
sport. Il y a là une série de travaux manuels dont le détail
n’entre pas dans le cadre de ces leçons mais dont le principe
devait être proclamé ici [30].
1. ↑ Cette surprise n’existe pas à un pareil degré même chez le nageur qui
se trouve pourtant transporté sans transitions dans un milieu hostile :
c’est que sa surprise est extérieure tandis que celle du coureur est en
quelque sorte intérieure.
2. ↑ On pourrait ajouter la prouesse gymnique connue sous le nom de « saut
périlleux ».
3. ↑ L’emploi de la perche limité au saut en hauteur constitue une erreur.
C’est un sport de tous points admirable mais il ne doit pas être exclusif.
Pratiquement, il ne sera jamais très opportun d’aborder un obstacle de
cette façon-là. La perche, au contraire, est indispensable pour accroître en
cas de besoin, l’amplitude d’un saut en longueur.
4. ↑ La peur mécanique est un phénomène animal et en quelque sorte
localisé qui semble prendre son point de départ dans la « mémoire des

96
muscles ». La maladresse commise tend à s’incruster dans les muscles et
à se reproduire en s’aggravant.
5. ↑ On pourrait citer encore le lancement de la fronde que le « marteau »
américain, sorte d’amusement d’hercule, ne saurait remplacer.
6. ↑ La leçon et l’assaut en boxe et en escrime (Revue Olympique, mars
1914).
7. ↑ Le poing nu est mal conformé pour parer ; le geste est aussi peu naturel
qu’est naturel celui de parer avec une arme. C’est une simple question de
mécanique : prolongé par l’arme, le levier à la longueur voulue pour
opérer une poussée latérale efficace ; le bras seul ne l’a pas.
8. ↑ Voir la Revue Olympique (janvier 1906, janvier et février 1912).
9. ↑ Placez un bâton dans les mains d’un inexpert ; il va faire du sabre
instinctivement ; jamais il ne fera de la pointe.
10. ↑ Voir la Revue Olympique de mai 1912. Dans le système Vigny, le bras
gauche est en avant comme s’il tenait un bouclier et le bras droit levé en
arrière brandit l’arme au-dessus de la tête ; un changement brusque de
garde s’opère au moment où l’arme s’abat sur l’adversaire.
11. ↑ C’est pourquoi les meilleurs écuyers d’autrefois préconisaient la leçon
à la longe. À défaut de cette solution devenue peu pratique et trop
coûteuse, on pourrait recourir à la leçon couplée (voir la Gymnastique
utilitaire, p. 57) ; voir aussi dans les Leçons de Gymnastique utilitaire ce
qui a trait à la gymnastique équestre préparatoire.
12. ↑ En promenade collective et surveillée, le cheval de manège est un bon
instrument de gymnastique équestre ; il n’y a pas à le conduire. Sa
résistance se borne à vouloir rejoindre la troupe si on le maintient
quelques instants en arrière.
13. ↑ De tels établissements peu nombreux mais bien équipés, devraient être
subventionnés par les municipalités ou par les sociétés hippiques de
façon que les prix des leçons et promenades restent peu élevés et
contrôlés. À Bruxelles en 1906 la Société Hippique possédait 35 chevaux
qui étaient loués 2 fr. l’heure au manège et 5 fr. la promenade de deux
heures. Dans certaines villes de Suisse, notamment à Berne, l’appui des
pouvoirs publics atteignait à des résultats similaires. Leur intervention
pourrait s’exercer de bien des manières au point de vue locaux, matériel,
fourrage, etc…
14. ↑ Voir Essais de Psychologie sportive, p. 66.
15. ↑ Voir à ce sujet la Gymnastique utilitaire, p. 20-26 et les Leçons de
Gymnastique utilitaire, p. 16-18.
16. ↑ Surtout en habituant à des mouvements ralentis ; dans l’eau, le débutant
les précipite et les dessine mal.

97
17. ↑ Ce qui diffère c’est la résistance ; ce sont aussi les aides, bancs,
portants, avirons. En mer, le remous fait parfois le vide sous l’attaque et
force de « nager à l’embellie », c’est-à-dire dans l’intervalle des lames ; il
diminue en tout cas la prise, la rend moins stable. L’allonge du corps
n’est pas possible au même degré qu’en rivière et l’embarcation plus
robuste est à plus hauts bords et sans portants extérieurs.
18. ↑ Le Dr Warre, longtemps headmaster d’Eton et d’une grande
compétence en matière de rowing, insistait toujours sur l’importance
d’un retour souple et prompt durant lequel the muscles should be
enjoying a holiday indiquant par là l’absence complète de force. Bien des
équipes sont défectueuses à cet égard.
19. ↑ À l’aviron se rattache le maniement de la pagaie très inférieur
physiologiquement mais susceptible avec la périssoire en mer, le canoë
canadien sur les rivières rapides et surtout le Kayak scandinave d’exiger
de belles qualités sportives.
20. ↑ À différentes reprises on a pratiqué le patinage à roulettes dont la vogue
fut toujours assez passagère et qui a contre lui le tapage agaçant qu’il
produit. Quant au patin bicyclette qui permettait de courir sur les routes à
belle allure, le pied pris entre deux petites roues à caoutchoucs creux, il
n’a jamais réussi à s’imposer bien qu’il fût aussi pratique que sportif.
21. ↑ Voir la Revue Olympique de janvier 1906.
22. ↑ Voir dans la Revue Olympique de février 1906 un projet de
réglementation sur des bases nouvelles permettant d’utiliser l’escrime
équestre pour perfectionner des cavaliers novices.
23. ↑ Faut-il évoquer la fameuse course de six jours qui se court chaque
année à New-York ? En 1899 une loi interdisant à un coureur de rester en
selle plus de 12 heures sur 24, elle se court depuis lors par équipes.
24. ↑ En France où la propriété est très morcelée, il ne se délivrait en 1908
pas moins de 100.000 permis de chasse et la vente de la poudre à
cartouches atteignait 7 millions de francs chaque année tandis que les
recettes encaissées par l’État ou les communes du fait de la chasse à tir
s’élevaient à 45 millions. Ceci ne concerne que la chasse à tir. Il y avait
en outre 285 équipes de chasse à courre employant 11.000 chevaux et
8.000 chiens et dépensant à peu près 30 millions de francs par an.
25. ↑ En fait de raid, on ne saurait passer sous silence celui des Scandinaves
qui en 1893 se rendirent à l’Exposition de Chicago en traversant l’océan
sur une embarcation semblable à celle qu’avaient employée leurs
vaillants ancêtres les Vikings dans leurs courses audacieuses à la
découverte du Nouveau·Monde.

98
26. ↑ Ce classement n’implique nullement une critique ou une mésestime de
ces jeux mais si l’on se reporte à notre définition du sport, on admettra
que le lawn-tennis et le golf n’y répondent qu’incomplètement.
27. ↑ Voir dans la Revue Olympique de mai 1914 la reproduction d’un
rapport présenté le 7 mars 1892 à une séance plénière du Comité Jules
Simon à la Sorbonne.
28. ↑ Jusqu’en 1863 régna en Angleterre une certaine anarchie dans la
réglementation du Football. En face du Rugby issu de l’école de ce nom
se trouvaient les diverses sortes d’Associations dont Eton avait été
quelque peu le berceau. Cette année-là, on commença de s’entendre pour
établir des règles fixes.
29. ↑ Il n’y a pas lieu de discuter si le Rugby l’emporte sur l’Association ou
réciproquement. On connaît mes préférences que j’ai maintes fois
exposées mais les deux jeux qui se complètent admirablement doivent
coexister et progresser de compagnie. Il s’agit bien entendu du Rugby
anglais aujourd’hui répandu en Europe et non du Rugby américain.
30. ↑ Voir Leçons de Gymnastique utilitaire, p. 35 et 36. Les travaux manuels
sportifs y sont divisés en leçon de chantier, leçon d’écurie, leçon d’atelier
et leçon de campement. Il serait à désirer que le scoutisme tendit de ce
côté plus qu’il ne le fait.

99
Hygiène sportive.

On a calculé que l’homme en état de travail musculaire


intense se trouvait par rapport à l’homme au repos, en ce
qui concerne la quantité d’air respirable qui lui est
nécessaire, comme 1 est à 28. Cet écart représente, si l’on
peut ainsi dire, la puissance de la soif d’air qu’éprouve
l’athlète. D’où il résulte que la première loi de l’hygiène
sportive est une loi d’aération des locaux. Dès qu’il s’agit
d’un sport ne pouvant avoir lieu en plein air, nul local ne
peut satisfaire pleinement aux conditions désirables s’il
demeure clos pendant l’exercice.
La seconde loi est beaucoup moins connue ; en fait, elle
est à peine proclamée encore. C’est la loi du dételage.
L’homme moderne vit au centre d’une civilisation dont le
caractère de plus en plus trépidant l’affaiblit en le
surexcitant. Heureusement il trouve dans l’exercice sportif
un antidote qui le fortifie et l’apaise en même temps. Mais
c’est à condition d’éviter, en s’y livrant, la superposition
d’un surmenage à un autre. Or ce second surmenage ne
risque point, à moins d’excès toujours faciles à éviter, de se
produire musculairement mais bien nerveusement par suite
de la hâte fébrile apportée de nos jours dans la pratique de
toutes choses et des sports comme du reste [1]. De là cette
règle essentielle, bien que peu observée encore [2], de
l’intervention du dételage (ou repos animal), complet avant
100
et surtout après l’activité sportive intense : une sorte de
matelas d’immobilité à intercaler entre le sport et la vie
ordinaire. Quelques instants y suffiront ; encore faut-il que
l’homme « sache » dételer. Il y faut l’apprentissage car,
chez lui, bien que l’immobilité corporelle s’étende aussitôt
au cerveau, il advient qu’au contraire elle entretient ou
accroît l’agitation mentale. Le retour à la nature contrariée
(aussi sur ce point) par les excès de la vie intellectuelle
s’opèrera chez l’individu par volonté et persévérance avec
l’aide de l’allongement total, du silence et d’une
atmosphère propice. Tout athlète qui s’imposera d’encadrer
ainsi sa pratique sportive y trouvera la source d’un
merveilleux renouvellement de tout son être et même un
adjuvant au perfectionnement technique. Mais,
présentement, il y aura quelque mérite ; rien n’est prêt dans
les établissements de sport pour le lui faciliter : le
« tepidarium » moderne n’a encore été prévu nulle part.
L’hydrothérapie est le complément obligatoire de
l’exercice sportif ; elle se présente comme tel sous trois
formes : le bain de pleine eau, le tub, la douche. Le bain en
baignoire ne vaut rien, il est affaiblissant et un homme y
perd son temps ; la douche en pluie vaut cent fois mieux ou
bien le tub. Remarquons que le tub, après l’exercice, peut se
prendre en plein air : un seau d’eau et une grosse éponge
d’écurie avec le gazon pour plancher, constituent le plus
parfait confort pour un sportif. La douche se donne en jet ou
en pluie ; la première, compliquée comme installation et
pour laquelle il faut l’intervention d’un doucheur, a pris un

101
caractère de plus en plus médical ; la seconde, d’installation
facile, se répand bien qu’avec une lenteur inexplicable ; à
l’heure actuelle, il ne devrait pas y avoir une école, une
caserne, une usine qui n’en fussent pourvues. Quant au bain
de pleine eau (mer, lac, rivière), il est handicapé par une
série de préjugés anciens et fortement enracinés : celui de la
saison d’abord, celui de la latitude ensuite et encore celui de
la réaction [3]. Il faut citer les « rari nantes » d’Italie, les
organisateurs des matchs de la Serpentine à Londres et de la
coupe de Noël à Paris, enfin et surtout les Scandinaves
parmi les bons ouvriers de la lutte contre ces préjugés. Ils
prouvent victorieusement chaque année qu’il n’est point de
saison absolue pour le bain de pleine eau de l’homme bien
portant non plus que de latitude et que, d’autre part, la
réaction dépend de l’organisme dont elle mesure la
puissance et non de la température extérieure. — Ceci dit, il
convient d’observer que l’hydrothérapie est un agent des
services duquel on ne doit jamais abuser. Mettant à part les
lavages et les savonnages dont l’athlète principalement ne
risque point de faire abus, il lui sera recommandé de résister
à la tentation de se procurer plus d’une réaction
hydrothérapique par jour. Bien entendu, le bain-douche
n’est pas visé par cette prescription mais le tub à l’eau
froide ou à l’eau très chaude [4] doit être considéré comme
provoquant la dite réaction. Faut-il envisager tous ces soins
donnés au corps comme un souci de décadence ? Un
écrivain français l’a prétendu il y a une quinzaine d’années :
« C’est le propre, disait-il, des générations moribondes de

102
vivre dans une angoisse perpétuelle de la maladie et
d’attacher aux soins physiques une importance
excessive [5]. » Or les deux termes de cet aphorisme sont
contradictoires. Les hommes qui entretiennent jalousement
leurs corps sont presque toujours des bien-portants et ils
n’ont pas l’angoisse de la maladie ; ils ont la passion de la
force et de la santé. Certes une certaine rudesse est
nécessaire à l’humanité. Mais la rudesse ignorante des
premiers âges et la rudesse intelligente des époques
civilisées ne sont point sœurs ; elles ne sont que cousines.
À côté de l’hydrothérapie, il faut placer
l’aérothérapie [6], c’est-à-dire le bain d’air. Le bain d’air ne
sera jamais mieux pris par le sportif qu’au cours de ses
exercices. Mais s’il peut courir, sauter, grimper, lancer,
ramer et boxer sans vêtements autres qu’un léger caleçon,
l’escrimeur, le cavalier, le cycliste, le patineur restent en
dehors de ce bénéfice. Or le bain d’air leur importe comme
aux autres non seulement parce qu’il est sain et reposant,
parce qu’il oxyde le corps et détend l’esprit mais parce qu’il
apporte un concours certain au perfectionnement technique.
Tout garçon, tout jeune homme (sinon tout adulte) qui
s’entraînent à un sport sans vêtements y progressent plus
vite que celui qui s’entraîne vêtu ; est-ce en raison de
l’aisance absolue, de la possibilité complète d’extension
assurées à leurs mouvements ? La chose n’est pas encore
très claire mais le fait est là, que confirment déjà de
multiples expériences.

103
Il ne faut pas confondre l’aérothérapie avec
l’héliothérapie ; le bain de soleil proprement dit relève de
la médecine ; c’est un remède violent avec lequel on ne doit
pas plaisanter et dont les effets peuvent être nocifs ; le bain
d’air au contraire, qu’il soit pris dans l’air ensoleillé ou bien
dans l’air nocturne, convient (avec quelques précautions
d’accoutumance et à condition de n’y point demeurer
immobile) à toute personne bien portante et surtout à tout
athlète.
On s’étonnera peut-être de ne pas trouver ici de conseil
ou de préceptes précis relatifs à l’alimentation. C’est bien
une question d’hygiène sportive mais qui a conduit à
beaucoup d’errements. D’un côté, on s’est disputé entre
« carnivores » et « végétariens ». Vers 1907, une sorte
d’épreuve-expérience a eu lieu à Berlin. Un cross-country
mit aux prises des concurrents appartenant aux deux
catégories. Les végétariens s’enorgueillirent de leur victoire
et du fait que parmi les vainqueurs figuraient un homme de
31 ans et un autre de 28. Mais en différentes circonstances
la revanche semble avoir été prise. Nous ne voyons aucun
intérêt à cette querelle. Il paraît tout simple qu’il y ait des
athlètes végétariens et si l’humanité en arrive quelque jour à
ne se nourrir que de légumes et de pâtes, il est fort possible
qu’elle ne s’en porte pas plus mal. Un second aspect de la
question, du point de vue sportif, c’est l’alimentation très
spéciale à laquelle, à l’exemple de l’Angleterre, on a cru
longtemps nécessaire de soumettre ceux qui s’entraînent,
proscrivant pour eux des quantités d’aliments et établissant

104
une sorte d’ascétisme des exagérations duquel les plus
fanatiques eux-mêmes sont en train de revenir. Nous
pensons que tout cela ne reposait sur rien de probant et que
le succès de l’entraînement dépend à cet égard d’une
formule beaucoup plus large et beaucoup plus claire qui se
résume en deux mots : aucun excès.
1. ↑ Voir dans Essais de Psychologie sportive les chapitres intitulés : La
chaise-longue de l’athlète — Savoir dételer — Le sport peut-il enrayer la
névrose universelle ?
2. ↑ Bien des Anglais l’ont dès longtemps découverte et appliquée
empiriquement sans en tirer de théorie.
3. ↑ Voir la Revue Olympique de septembre 1907.
4. ↑ Voir la Revue Olympique de mars 1914 à propos de l’Hydrothérapie
japonaise.
5. ↑ Répondant à cet écrivain, la Revue Olympique (janvier 1906) disait
notamment : « Les Grecs jadis, les Anglo-Saxons, les Scandinaves, les
Japonais de nos jours comptent parmi les peuples qui ont attaché le plus
d’importance aux soins physiques et par contre, nous n’apercevons pas
qu’aux approches des périodes de déchéance, ceux qui ont connu de
mauvais jours comme les Italiens, les Espagnols ou les Polonais aient été,
le moins du monde, férus d’hygiène ».
6. ↑ Voir la Revue Olympique de mars et avril 1912.

105
Modalités.

Les modalités de l’exercice sportif dépendent du sexe, de


l’âge, de l’état de santé, des dispositions personnelles, des
facilités extérieures, enfin des méthodes adoptées : elles
sont donc en fonction des conditions individuelles.
Toute notre étude étant conduite du point de vue
masculin, nous commencerons par passer en revue ces
modalités en ce qui concerne les hommes, nous réservant
d’examiner ensuite dans quelle mesure ce que nous avons
dit peut être applicable aux femmes.

Âge.
Il faut distinguer comme de juste l’enfant, l’adolescent,
l’adulte. Lequel doit donner le ton ?… L’adulte. Il ne s’agit
pas de prolonger jusqu’à l’adulte, en y ajoutant simplement
de la vigueur, des plaisirs d’enfant ; il s’agit au contraire de
préparer l’enfant à des plaisirs d’adulte. Ce n’est point là
une simple affaire de mots. L’opinion, dans la plupart des
pays autres que les pays anglo-saxons, envisage encore la
question sportive sous le premier angle qui est erroné et ne
peut s’accoutumer au second qui est le bon. Donc c’est le

106
programme de l’adulte — celui que nous avons esquissé
dans les pages précédentes — qui doit servir de base à
l’éducation sportive de l’enfant et de l’adolescent.
Pour l’enfant en dehors de ses jeux qui ne doivent pas
être savants et qu’il faut lui laisser conduire à son idée, il
convient de grandement se méfier de toute initiation
sportive prématurée [1]. Le saturer de plein air et veiller à ce
que son corps soit mécaniquement en ordre, voilà le but à
atteindre ; beaucoup de liberté tempérée par une
gymnastique modérée, mais très fréquente, où les
mouvements d’ensemble, la discipline, le rythme dominent ;
un seul sport la natation. Vient l’adolescence. Deux
initiateurs s’indiquent : l’aviron et la boxe [2] ; bien entendu
ni concours ni assaut libre mais un enseignement à la fois
prudent et très énergique. Alors, vers 13 ans, le foot-ball, le
jeu éducatif par excellence d’où l’adolescent déjà débrouillé
au point de vue de la mobilisation musculaire et initié à la
bonne combativité, tirera la leçon suprême de la virilité
collective : l’apprentissage de l’abnégation. L’époque du
foot-ball sera aussi celle de la course à pied et des sports
athlétiques et gymniques, il faudra ensuite le contact du
cheval [3]. Pour finir, l’escrime. Au moyen âge, l’arme
remise à l’adolescent faisait de lui un homme : belle
tradition que la science confirme car l’escrime est un sport
retenu, raffiné auquel, physiologiquement, les autres
conduisent et qui n’y prépare pas. Le jeune homme aux
forces épanouies atteint ainsi le sommet de sa vie
musculaire ; puis le foot-ball passe et encore la course à

107
pied, les sauts, le grimper mais très longtemps demeure la
possibilité des grandes randonnées alpestres ou cyclistes.
L’homme mûr ne doit pas s’abandonner ; il doit maintenir
sa souplesse et sa vigueur sportives, ne se les laissant
arracher que par bribes, en luttant toujours ; et, très tard,
non seulement l’escrime et l’équitation mais la boxe et
l’aviron lui resteront accessibles pour le grand bien de son
corps et de son âme.

Santé.
Trois catégories : normal, débile, malade. Le premier
seul compte en matière sportive. La convalescence du
troisième relèvera peut-être de la gymnastique médicale
mais bien rarement (sauf peut-être dans certains cas de
neurasthénie [4] de l’activité sportive. Quant au second — le
débile — il faut se méfier de lui. Il régnait hier encore sur la
civilisation ; on eût dit qu’il en était le plus intéressant
personnage et on allait courber vers lui les sports comme
tout le reste. Cette tendance néfaste peut reparaître, sitôt
oubliés les rudes contacts de la guerre. Elle s’explique
d’ailleurs par la prédominance des préoccupations
scientifiques. Pour la science, l’homme sain, l’homme
normal, est physiologiquement inintéressant. Le
physiologiste n’a pas davantage, au point de vue de son
propre perfectionnement scientifique, à regarder
fonctionner des rouages normaux. Il se détourne forcément
vers l’anormal, vers le cas morbide ; il entraîne le
sociologue dans cette voie ; il entraîne tout le monde. Il ne

108
voit plus que cet homme là et c’est en l’observant qu’il pose
les bases d’une législation créée de la sorte pour la minorité
anormale et destinée à être appliquée à une majorité
normale. Il importe de barrer la route à de telles habitudes
d’esprit. C’est pourquoi, en sport, la méfiance de l’emprise
médicale s’impose et pourquoi, d’autre part, l’état de santé
doit toujours servir de base aux comparaisons. Ainsi
quiconque veut progresser ou même s’entretenir doit sans
crainte user du record et de la façon suivante : connaître les
records du monde ; viser les records moyens ; noter ses
propres records [5].

Dispositions personnelles.
« État de santé », cela ne veut pas dire, bien entendu, un
état de perfection absolue dans lequel les germes de la
déchéance future du corps se trouveraient complètement
annihilés par des organes intacts fonctionnant sans accroc.
Ceci ne se rencontre que de façon très exceptionnelle ou
passagère. Nous avons en vue l’homme chez lequel tout
« penche vers la santé » par la prédominance des agents
redresseurs sur les agents destructeurs. Or chez celui-là, il y
a pourtant des tares [6], héréditaires ou acquises, qui le
handicapent ; il y a aussi des forces. Les unes et les autres
composent avec ses ambitions [7] le barême de sa sportivité
éventuelle. Pour établir ce barême, il lui faut tenir compte
de ces trois éléments. Par là — et par là seulement — il
arrivera au « connais-toi toi-même », précepte que la
sagesse antique semble avoir forgé pour le sportif tant il

109
s’applique exactement à son cas et répond aux nécessités de
son perfectionnement.

Facilités extérieures.
Elles ne sont pas toujours considérables et on ne peut
guère espérer que l’outillage sportif arrive jamais, dans le
monde moderne, à pourvoir à tout moment chaque individu
des facilités nécessaires à la pratique de tous les sports. Ce
n’est pas un motif pour ne point s’efforcer d’y tendre mais
il serait imprudent d’y compter. Dès lors une seule
recommandation résume la question des « facilités
extérieures ». Ne pouvant toujours les créer, il faut du
moins en toujours profiter ; c’est-à-dire qu’il faut saisir
chaque occasion qui s’offre de se livrer au sport. Si vous
attendez paisiblement au bord de la route que l’occasion
s’arrête devant vous, vous n’arriverez à rien. L’occasion est
un animal pressé qui passe au galop ; il faut sauter en
croupe quand il passe.

Méthodes.
Il ne s’agit aucunement ici des systèmes imaginés par
l’empirisme de l’un ou préconisés par l’expérience de
l’autre. Nous ne saurions trop le répéter, les méthodes ainsi
entendues sont, en général, peu recommandables ; elles ne
valent que par l’homme qui les applique ; aucune n’est
complètement bonne ; presque aucune n’est complètement
mauvaise. L’individu est trop variable, physiologiquement
et surtout psychiquement pour qu’on puisse codifier les

110
moindres détails de son dressage. Par contre, deux
alternatives essentielles dominent la question. La pédagogie
sportive doit distinguer l’apprentissage et l’entretien. Cet
apprentissage sera-t-il pour les différents sports, successif
ou simultané ? Et l’entretien lui-même se réalisera-t-il
régulièrement ou par à-coups ?
En ce qui concerne l’apprentissage, il faut poser ce
principe qu’un sport ne prépare pas à un autre et que, par
conséquent, chaque sport doit avoir ce qu’on pourrait
appeler une « initiation autonome » visant à organiser la
mobilisation musculaire qui lui est propre [8] Mais ces
initiations risquent-elles de se contrarier ou, à l’inverse,
peuvent-elles s’entr’aider ? Il n’y a ni trop à le craindre ni
beaucoup à l’espérer. S’il est indiqué par exemple de ne pas
faire marcher de pair l’enseignement de la boxe et celui de
l’escrime au fleuret, rien n’empêche l’aviron de voisiner
avec le cheval dans la formation du débutant. Mais un
principe général dont l’expérience souligne le caractère
bienfaisant sera d’enseigner, autant que possible, les sports
deux par deux. Il s’établit ainsi, dans la répartition du
travail musculaire, une bonne variété et point de confusion.
S’entretenir est en général plus facile et plus méritoire à
la fois qu’apprendre ; si l’effort y est moindre, il faut
l’intervention de la volonté pour le déclancher. C’est
pourquoi tant de ceux qui ont appris n’entretiennent pas leur
savoir et le laissent s’évader de leur être. Les sports
n’échappent pas à cette loi, d’autant que la mémoire des
muscles a ceci de très particulier qu’après s’être longuement

111
perpétuée, elle disparaît brusquement. C’est ce qui se passe
le plus souvent chez l’homme normal. Déterminer sa durée
approximative est donc pour l’individu la première
condition d’un bon entretien de ses connaissances sportives.
On peut dire que « le jeune homme et l’homme fait doués
d’aptitudes physiques moyennes ont besoin de trois à six
séances tous les dix à dix-huit mois [9] » pour tout sport dans
lequel ils veulent se maintenir en état de « demi-
entraînement ». À chacun de trouver sa mesure et de s’y
tenir. Le demi-entraînement n’est pas la moitié de
l’entraînement ; c’est autre chose. Qui dit entraînement dit
état d’exception vous différenciant temporairement de vos
semblables. Le demi-entraînement doit être permanent et ne
pas vous différencier d’eux. C’est simplement un état de
puissance que l’on peut définir ainsi : le demi-entraîné est
celui qui peut à tout moment substituer à sa journée
habituelle une forte journée sportive sans dommage pour sa
santé et sans qu’il en éprouve autre chose que de la saine
fatigue. Cette « journée sportive » qui ferait ainsi irruption
dans son existence ordinaire, que faut-il pour lui en assurer
le bénéfice ? La volonté, avons-nous dit, et aussi l’occasion,
l’une devant du reste s’employer à saisir ou même à
provoquer l’autre.
En groupant de semblables journées en périodes de
plusieurs semaines, les Américains ont introduit de façon
empirique et même inconsciente une coutume bienfaisante
qui ne peut manquer de se répandre. La cure de sport (on ne
lui donne pas encore ce nom qui la définit pourtant par ses

112
résultats) consiste à couper court à toutes les occupations et
préoccupations habituelles en allant mener en pleine
campagne, dans un camp ou un hôtel approprié [10] une vie
intensément sportive. Tout l’organisme s’en trouve
renforcé. Cette cure « préventive » en évite plus tard de
« curatives ». Mais, pour nous en tenir à la question de
l’entretien des connaissances et capacités sportives, c’est là
le type de cet « entretien par à-coups », que nous opposions
tout à l’heure à l’« entretien régulier ». On peut, pendant de
telles périodes, se remettre en train et même réaliser des
progrès appréciables dans la pratique de plusieurs sports.
L’entretien régulier est d’organisation difficile dans la
plupart des cas. Toutefois il peut être aidé par un moyen
quotidien et dont l’aspect un peu homéopathique ne doit pas
dissimuler la réelle valeur. Il s’agit de la gymnastique
matinale dont l’usage se répand de plus en plus et qui n’a
que deux pas à faire pour devenir au sportif ce que les
gammes sont au pianiste désireux de maintenir ses doigts
agiles. Pour cela, il faut d’abord la rendre plus énergique
qu’elle n’est et ensuite lui assurer un caractère plus
directement technique. Aux mouvements trop anodins et
sans application précise que chacun s’impose au risque
d’une patience bientôt lassée, on n’a qu’à substituer les
mouvements fondamentaux des différents sports mais
poussés à fond (surtout en ce qui concerne les allonges) et
sans crainte d’essoufflement ou de fatigue [11]. La natation,
l’escrime, la boxe, les exercices de lever ou de ramper —
voire même la course ou le lancer y trouveront leur compte.

113
Il n’est pas jusqu’à l’aviron et l’équitation dont certains
mouvements exécutés à terre ou sur une chaise ne servent
fort bien la préparation musculaire.

II

La question des sports féminins s’embrouille de ce que la


campagne féministe y apporte de passion et d’expressions
exagérées. Les dirigeants de cette campagne prétendent
volontiers à l’annexion de tout ce qui était jusqu’ici du
domaine de l’homme ; d’où la tendance à se montrer
capable d’égaler l’homme en toutes choses. C’est ainsi
qu’en sport, les femmes font appel à la force nerveuse pour
atteindre aux résultats obtenus par la force musculaire de
leurs rivaux masculins. Quels seront les inconvénients ou
les dangers d’un semblable état de choses le jour où il aura
achevé de se répandre ? Or sa diffusion s’opère en ce
moment avec une grande rapidité… Je dirai très
franchement ici toute ma pensée : rien de sérieux ni de
durable n’est à craindre si se trouve observée la règle
unique qui domine toute la question : pas de spectateurs. Le
spectateur sportif a toujours besoin d’être surveillé
moralement. Il faut savoir ce qu’il cherche et pourquoi il est
là. Mais tandis que, pour les concours masculins, la grande
majorité est là pour le sport en sorte que les brebis galeuses
perdues dans la masse peuvent être négligées, il en ira
toujours autrement des concours féminins. Techniquement,

114
les footballeuses ou les boxeuses qu’on a déjà tenté
d’exhiber çà et là ne présentent aucun intérêt ; ce seront
toujours d’imparfaites doublures. Il n’y a rien à apprendre à
les regarder ; aussi ceux qui s’assemblent dans ce but
obéissent-ils à d’autres préoccupations. Et par là, ils
travaillent à la corruption du sport sans aider par ailleurs au
relèvement de la morale générale.
Que si les sports féminins sont soigneusement dégagés de
l’élément spectacle, il n’y a aucune raison pour les
proscrire. On verra ce qui en résulte. Peut-être les femmes
s’apercevront-elles bientôt que cette tentative ne tourne pas
au profit de leur charme ni même de leur santé. Par contre,
il n’est pas sans intérêt que l’épouse puisse participer dans
une assez large mesure aux plaisirs sportifs de son mari et
que la mère soit à même de diriger intelligemment
l’éducation sportive de ses fils. Ne pourrait-on même
attendre de l’intervention de l’une et de l’autre des
conséquences plus générales, par exemple une sorte de
stabilisation de la vogue qui est nécessaire aux sports pour
s’alimenter mais dont les excès risquent toujours d’amener
une réaction ?
1. ↑ L’inconvénient serait double ; physiologiquement, on risquerait de
provoquer un développement inharmonieux du corps ; moralement, on
émousserait la puissance d’action des sports virils.
2. ↑ Voir la Revue Olympique de septembre 1913 ; Les échelons d’une
éducation sportive.
3. ↑ On ne doit pas, disait Jules Simon, permettre à un gamin de voir
pousser ses moustaches avant d’avoir enfourché un cheval.
4. ↑ Voir Essais de Psychologie sportive, p. 242.
5. ↑ Voir ce sujet développé dans Leçons de Gymnastique utilitaire, p. 44 et
45.

115
6. ↑ Elles peuvent être physiques, morales, sociales. La faiblesse de tel
organe, une paresse musculaire générale, de l’excitabilité nerveuse…
sont tares physiques. De l’hésitation, de la crainte dans les mouvements,
toutes les formes de défaillance… sont tares morales. Enfin il faudrait
ranger parmi les tares sociales l’orgueil de caste, la timidité paralysante
produite par la présence d’autrui, la susceptibilité ombrageuse et cet
ensemble de défauts qui composent le « mauvais joueur ».
7. ↑ Sans ambition, le sportif (nous l’avons dit en le définissant) n’existe
pas, mais il n’est pas ambitieux de façon vague et générale ; il l’est dans
certaines directions précises vers lesquelles il se sent poussé. À noter
toutefois que, du point de vue utilitaire, on ne doit pas suivre
exclusivement ses penchants et ses instincts. Voir la comparaison avec le
baccalauréat (Gymnastique utilitaire, p. VIII, avant-propos).
8. ↑ Voir ce que nous avons dit plus haut à propos des « caractéristiques
générales ».
9. ↑ Voir la Gymnastique utilitaire, p. 111 et suivantes. Je sais qu’on a
critiqué ces intervalles, les trouvant beaucoup trop longs. Je crois devoir
en maintenir l’indication, mais en rappelant qu’il s’agit de fortes séances
et non de sports brièvement et anodinement pratiqués. Il va de soi aussi
que plus on avance en âge, et plus ces intervalles doivent aller se
rapprochant. En règle générale, vers la cinquantaine et au delà, on fera
bien de ne pas dépasser le trimestre.
10. ↑ « L’hôtel approprié » est précisément ce qui manque en Europe. Il est
étrange que l’industrie hôtelière se montre si lente à y accorder ses
intérêts (voir la Revue Olympique de mai et juillet 1910). Avant la guerre,
le Collège d’athlètes de Reims avait inauguré une manière de « cure de
sport » appelée certainement à un grand succès.
11. ↑ Il faut compter 20 à 25 minutes vigoureusement employées si l’on veut
obtenir de bons résultats et plus on avance en âge, plus il convient
d’observer fidèlement la quotidienneté de cette pratique.

116
Organisation sportive.

Les questions relatives à l’organisation sportive se


ramènent à quatre rubriques distinctes ; d’abord ce qui
concerne les groupements ; le sport a besoin de s’appuyer
sur des groupements ; c’est une utopie que de se le figurer
vivant d’une vie purement individuelle. À ces groupements
— aussi bien qu’à l’individu d’ailleurs — il faut des
terrains et des locaux pour s’exercer. D’autre part
l’émulation qui naît forcément et de laquelle on ne pourrait
se passer provoque des concours et, en vue de ces concours,
des règlements s’imposent…

Groupements sportifs.
La forme en est extrêmement variée. Si l’on considère
leur durée ou leur périodicité, on peut distinguer les
groupements permanents (comme le sont la plupart des
sociétés) de ceux qui sont simplement temporaires ou
encore intermittents. Le type des groupements temporaires,
c’est le camp de sport qui surgit tout agencé, dure un temps
déterminé et disparaît. Que si le camp est annuel et que le
comité organisateur subsiste d’une année à l’autre, c’est
bien un groupement intermittent : formule encore peu
coutumière mais qui répond trop aux besoins actuels pour
ne pas se répandre fatalement et dans tous les domaines.
Elle s’affirme d’ailleurs çà et là par des succès probants.
117
C’est le principe de l’intermittence qui sert de base à
l’organisation militaire suisse si ingénieuse et pratique ;
c’est à lui qu’il faudra recourir lorsque l’on voudra créer
des universités ouvrières à la fois actives et économiques.
L’intermittence sera le grand levier de la société égalitaire
et les sports en bénéficieront tout particulièrement. En
attendant le groupement permanent domine.
Si l’on tient compte des rapports des groupements
sportifs entre eux, ils apparaissent libres ou syndiqués, selon
qu’ils acceptent ou non d’aliéner une partie de leur liberté
au profit du sur-groupe qui s’appelle une fédération. Nous
traversons en ce moment une véritable crise de
fédéromanie. Tout le monde veut se fédérer. Il y a beaucoup
de bon dans le principe fédératif ; pourtant ce n’est pas une
panacée et il n’est pas certain que, finalement, le sport en
tire les grands avantages que ses adeptes paraissent en
attendre.
Par rapport aux pouvoirs publics, les groupements
sportifs sont indépendants ou subventionnés. Si la chose se
fait discrètement rien à objecter, mais si les luttes politiques
et religieuses pénètrent par là au sein des sports, il en
résulte beaucoup de mal. Cela s’est vu [1] et aussi
l’exploitation du sport par l’intérêt électoral.
Enfin une dernière distinction (et non la moins
intéressante) oppose le groupement de participation au
groupement d’encouragement, le type mixte étant toutefois
le plus répandu de nos jours. Et par là il ne faut pas
entendre la présence des membres honoraires dont les
118
cotisations sont nécessaires au groupement, mais la
présence de membres dits actifs et qui n’agissent pas. Il y a
toujours là un danger, c’est que le groupement ne se
resserre autour d’une poignée de champions éventuels vers
lesquels tout l’effort convergera, les autres adhérents étant
plus ou moins complètement laissés de côté. D’autre part, le
type dans lequel tous agissent est difficile à constituer et
plus encore à faire vivre. L’Alpine Club d’Angleterre, les
« Audax »… sont basés sur la nécessité pour le candidat qui
veut y entrer d’avoir fait ses preuves sportives. Il faut bien
le dire, c’est la formule idéale vers laquelle on devrait
tendre et que peut-être la diffusion des goûts sportifs
permettra plus tard de populariser.

Terrains et locaux.
Nous avons déjà abordé ce sujet dans la partie historique
de ces études. Nous aurons à y revenir à propos de l’art
sportif. La concentration des sports dans le monde moderne
a donné naissance d’une part au Stade olympique, de l’autre
à l’Athletic Club à l’américaine, tous deux groupant bon
nombre de sports mais non point tous. La forme du stade
antique s’est trouvée condamnée, après la restauration de
celui d’Athènes, en raison des tournants imposés aux
coureurs et trop courts pour les vitesses auxquelles les
pistes perfectionnées permettent aujourd’hui d’atteindre.
Les stades construits depuis 1896 sont en réalité des arènes
soit à ellipses complètes, soit à courbes interrompues,
comme à Bukarest ou à Paris (stade Pershing). À Londres

119
(IVe Olympiade, 1908) une piscine se trouva encastrée dans
le stade, en bordure intérieure des pistes cyclistes et de
courses à pied qui en faisaient le tour tandis qu’aux deux
extrémités de l’énorme enceinte, des plate-formes avaient
été installées pour la lutte. Par un ingénieux dispositif, le
plongeoir s’élevait mécaniquement du fond de la piscine et
s’y repliait après les plongeons, de façon à laisser la vue
s’étendre des tribunes sur tout le stade sans aucune gêne. Le
stade de Londres était prévu pour près de 80.000
spectateurs. Celui de Stockholm, plus restreint, ne pouvait
comporter de piscine. À Berlin, le stade construit en vue de
la VIe Olympiade, qui ne fut pas célébrée, présentait une
vaste encoche dans laquelle se trouvait la piscine entourée
de gradins. À Stockholm, le terrain central utilisé pour le
foot-ball et la gymnastique fut aménagé de façon à pouvoir
servir ensuite aux sports équestres. À Anvers, pour les Jeux
de la VIIe Olympiade (1920), on adopta la même
disposition. En somme il apparaît que presque tous les
sports olympiques pourraient avoir lieu dans l’enceinte du
stade hormis l’aviron pour lequel cette enceinte transformée
en bassin se trouverait encore trop petite — et les escrimes
qui demandent à être suivies de près et pour lesquelles elle
resterait toujours trop grande.
L’Athletic Club américain est susceptible d’un moindre
éclectisme. Ayant comme annexes des salles d’escrime, de
boxe, un jeu de paume, une piscine [2]… sa principale
originalité a consisté dans l’installation à mi-hauteur du hall
de gymnastique d’une galerie circulaire portant une piste de

120
courses plates, élastique et à virages relevés, qui permet
l’entraînement des coureurs dans des conditions
relativement satisfaisantes. Les halls de gymnastique
comprenaient autrefois une partie planchéiée et, au centre,
un vaste espace rempli de sciure de bois. Les hygiénistes en
poursuivirent la disparition qui n’eut guère été possible sans
la campagne parallèle menée contre les agrès et notamment
le trapèze volant. Le sol des gymnases est devenu un
parquet ciré où d’épais tapis paillassons placés sous les
quelques engins qui subsistent sont destinés à amortir la
retombée du gymnaste.
Nous ne dirons rien ici des terrains ou bâtiments spéciaux
à certains jeux : lawn-tennis, longue et courte paume, etc.,
et mentionnerons seulement les « squares sportifs », terrains
municipaux ouverts à tout venant, dont il a déjà été question
ci-dessus.

Concours.
Inutile de revenir sur ce que nous avons dit concernant la
nécessité du concours et l’absurdité d’en vouloir supprimer
le principe. Bornons-nous à classer les différentes formes de
concours et à indiquer comment se présentent deux
questions connexes, de haute importance : celle de la
publicité et celle des prix. On distingue les concours d’après
les conditions de départ : si certains concurrents reçoivent
un avantage sous forme de points ou d’avance sur le terrain
(ainsi que cela se pratique par exemple en courses à pied ou
au tennis) le concours est dit handicap. Rien de meilleur

121
pour aider à l’entraînement. Mais outre que certains sports
ne le comportent pas, les règles d’après lesquelles le
handicap est établi sont toujours malaisées à fixer. Quant
aux championnats, ils sont dits mondiaux, nationaux ou
régionaux, selon que sont admis à y participer les
représentants de tous les pays, d’un seul pays ou d’une
région d’un pays. La qualification de champion du monde
est pratiquement vaine par la raison qu’il n’existe point de
réunions — même les Jeux Olympiques — où toutes les
nations se trouvent représentées par leurs meilleurs
hommes ; à peine pourrait-on y tendre pour un championnat
national dans un pays de dimensions restreintes. Mais le
titre de champion réjouit à ce point la vanité qu’on a
multiplié les occasions de s’en affubler en créant des
championnats locaux dans la moindre ville d’eaux. Ces
créations ont apporté à la publicité un renfort déplorable et
singulièrement aggravé la néfaste influence des prix.
Toutes ces notions sont en fonction les unes des autres.
Plus il existe de championnats locaux, plus le journal
s’escrime pour les mettre en lumière et plus l’enjeu matériel
du concours augmente de valeur et acquiert d’importance
aux yeux du concurrent. La médaille ou la coupe portant un
nom et une date tendent à se muer en objets utilitaires,
dépourvus d’individualité et propres à rentrer aisément dans
le commerce, si même le remboursement n’en est pas
d’avance facilité au gagnant.
Les remèdes à ces maux sont de diverses sortes mais le
principal, le seul vraiment efficace, consisterait à substituer

122
de plus en plus le concours de défi au championnat. Le
« défi » met aux prises annuellement deux villes, deux
universités, deux écoles, deux clubs [3]… Il s’agit d’une
rencontre dont les conditions sont fixes et dont l’enjeu est
un objet d’art sur le socle duquel les vainqueurs successifs
inscrivent leur victoire. À tous égards, pour le public
comme pour le concurrent, du point de vue technique
comme du point de vue moral, cette forme d’émulation est
infiniment supérieure à toute autre. Le principe en a dominé
les sports du moyen âge qui, de ce chef, ont eu beaucoup
moins que ceux de l’antiquité ou des temps modernes à
compter avec les soucis professionnels et mercantiles.

Règlements.
Si les règlements sportifs ne visaient que l’organisation et
la tenue des concours, ils ne donneraient guère lieu à
querelles et à conflits, mais ils visent principalement la
qualification des concurrents et de là sort tout le dommage.
Il faut en effet distinguer l’amateur du professionnel, les
séparer, protéger le premier contre le second. C’est là une
nécessité primordiale à laquelle le sport ne peut se
soustraire sous peine de déclin rapide. Du principe
amateuriste découlent de grandes difficultés mais on ne
peut s’en passer car il est en quelque manière le garde-
barrière de ce que les Américains appellent justement
« clean sport ». Or qui doit-on considérer comme
professionnel… Le bon sens répond : celui qui tire du sport
un profit pécuniaire direct ou indirect. Par malheur, ce point

123
de départ si simple est obscurci par des considérations
d’ordre différent. La faute en est à l’Angleterre qui a adopté
jadis une définition de l’amateur peu raisonnable et dont les
conséquences ont été empirant avec la diffusion des sports.
Cette définition établit qu’on cesse d’être amateur : 1o en
touchant un prix en espèces ; 2o en se mesurant avec un
professionnel ; 3o en recevant un salaire comme professeur
ou moniteur d’exercices physiques ; 4o en prenant part à des
concours ouverts à tous venants (all comers). Ces termes
sont indéfendables au point de vue tant de la logique qu’ils
offensent que de la liberté humaine dont ils font bon
marché [4]. On peut décréter qu’on considérera comme
professionnel un homme qui se sera mesuré avec un
professionnel ou qui aura pris part à un concours public ;
cela ne fait pas qu’il le soit. On l’exclut, voilà tout. Là est le
germe de toutes les tyrannies syndicalistes qui se sont
manifestées depuis vingt-cinq ans dans les milieux sportifs.
La confusion entre le professeur et le professionnel
renvoyés dos à dos est de moindre conséquence ; cependant
elle a été fâcheuse à bien des égards ; et elle n’est pas juste.
Quant à la source unique du professionnalisme que la
définition dénonce (avoir touché un prix en espèces), elle
laisse de côté tous ceux qui reçoivent des indemnités du
club dont ils font triompher les couleurs ou de la localité à
laquelle leur victoire fait de la réclame, qui sont fournis
gratuitement d’instruments ou d’habillements sportifs par
les maisons dont ils consentent à patronner les produits, qui
reçoivent une part inavouée du bénéfice des entrées sur le

124
terrain (gate money) ou de l’argent provenant des paris… la
liste est nombreuse des déguisements sous lesquels le faux
amateur (parfois beaucoup moins sportif que tel
professionnel) force l’entrée des concours qui devraient lui
être interdits.
Lorsque l’on aura refait de fond en comble cette
législation de l’amateurisme [5], un très grand nombre de
problèmes sans lien apparent avec cette question perdront
de leur complexité. Les règlements sportifs s’accorderont
facilement d’un pays à l’autre, les tendances tyranniques de
certaines fédérations s’atténueront et il ne sera plus possible
à des dirigeants étrangers au sport de se servir du
groupement sportif comme d’un tremplin propre à assurer
la satisfaction de leurs ambitions personnelles.
1. ↑ Voir la Revue Olympique (avril 1907 et septembre 1911).
2. ↑ Il possède souvent hors la ville une annexe pour les courses à pied,
l’aviron ou même le polo et tend alors à grouper des adhérents de tous les
sports.
3. ↑ Par exemple, en aviron, le match Oxford-Cambridge ou bien la course
Paris-Francfort dont la guerre a interrompu la série.
4. ↑ Les Anglais sont souvent mus en sport par des préoccupations de
castes. C’est ainsi que les principaux clubs d’aviron, en Angleterre, en
sont encore à refuser la qualité d’amateur à tout travailleur manuel.
5. ↑ On va trop souvent répétant qu’une telle réforme est impossible. Dans
aucun pays on ne s’y est encore attelé sérieusement et l’état de choses
actuel se trouve maintenu par ceux qui y ont intérêt et qui répandent cette
légende.

125
ACTION MORALE ET SOCIALE
DES EXERCICES SPORTIFS

Les résultats sportifs sont, généralement parlant, d’une


nature mathématique ou réaliste ; ils ont pour sanctions des
chiffres et des faits. Vous sautez telle hauteur ou telle
longueur, vous faites à la course tant de mètres en tant de
secondes, vous nagez ou vous ramez telle distance en tant
de temps : voilà des chiffres. D’autre part, vous avez monté
tel cheval connu pour ses défenses, vous avez fait telle
ascension réputée pour ses difficultés, vous avez doublé tel
escrimeur ou matché tel boxeur : voilà des faits.
Or ces chiffres et ces faits sont le produit de possibilités
musculaires coefficientées par l’effort et la volonté de
l’individu. L’individu a sa limite en lui mais il l’ignore. Il y
a une hauteur que ses sauts ne dépasseront jamais ;
d’avance, il ne sait pas laquelle. Il y a un temps au-dessous
duquel sa course de cent mètres ne s’abaissera pas ; il ne le
connaît pas au juste. Ce maximum et ce minimum
déterminés par la collaboration de ses muscles et de sa
volonté, il n’arrivera à les atteindre qu’en s’y efforçant
laborieusement, opiniâtrement. Pour y réussir, il faudra non
seulement de l’énergie et de la persévérance mais du sang-
froid, du coup d’œil, de l’observation, de la réflexion… et il

126
en faudra aussi pour se maintenir car, en sport, ce qui a été
acquis est vite reperdu si l’on n’y veille. Ainsi le sport
dépose dans l’homme des germes de qualités intellectuelles
et morales.
Des germes seulement — et dont le développement peut
demeurer localisé autour de l’exercice pour lequel ils sont
utilisables mais peut aussi franchir cette étroite limite et,
débordant sur l’individualité entière, en provoquer la
fécondation et la transformation. Les deux cas s’observent
fréquemment. Combien de cyclistes hardis et prompts à se
décider qui, descendus de leurs machines, se montrent
timides et hésitants à tous les carrefours de la vie. Combien
de cavaliers pleins d’allant sur l’obstacle et sans vigueur le
reste du temps, d’escrimeurs superbes de sang-froid sur la
planche et perdant la tête à la moindre des adversités
quotidiennes. Mais le cas inverse se rencontre de même et
la guerre de 1914-18 a fourni de nombreux exemples de la
pénétration de la personnalité par les qualités sportives et de
leur extension au domaine purement moral.
Quelles sont les conditions propres à provoquer ou à
aider cette extension ? Ce sont : 1o le mélange intime de
l’activité sportive et des autres formes de l’activité
humaine ; donc les manifestations de cette activité sportive
au lieu de demeurer isolées doivent — non seulement dans
l’éducation mais dans la vie publique — s’unir à celles de la
pensée ; l’exercice sportif, loin d’être considéré comme un
simple contre-poids servile du travail cérébral, doit devenir
son associé habituel et honoré — 2o la collaboration

127
effective du maître et de l’élève, du père et du fils, de
l’ancien et du novice. Seule une telle collaboration consacre
aux regards de la jeunesse le caractère viril et sérieux de
l’exploit sportif en lequel il lui devient impossible de
n’apercevoir dès lors qu’un délassement passager ; seule,
d’autre part, elle fournit à l’aîné mêlé aux exercices des
jeunes le moyen de s’en servir pour bronzer moralement
ceux-ci [1] en même temps que la recette féconde pour rester
jeune lui-même.

Action sur l’entendement.

On peut, reprenant un terme cher à nos pères et d’ailleurs


bien adapté à ce qu’il prétend exprimer, grouper sous la
rubrique d’« entendement » ce qui concerne la
compréhension et la mémoire, la réflexion et le jugement,
enfin les habitudes de pensée et de langage.
En ce qui concerne la compréhension, il n’y a point de
raison pour qu’elle se trouve accrue et pour que le sportif
soit, au sens étymologique du mot, plus « intelligent » que
son égal non sportif. Nous en dirons autant pour la
mémoire. Mais on n’aperçoit non plus de motifs à une
influence inverse. La légende du sportif rebelle par
destination aux choses de l’esprit n’a plus cours. C’est un
vieux cliché désuet.

128
La réflexion et le jugement qui gagnent à être exercés ne
peuvent manquer de bénéficier du fait que non seulement le
sportif est appelé à tout moment à évaluer et à comparer
mais encore que ces opérations doivent s’accomplir en lui
avec une grande rapidité, la promptitude de décision étant
presque toujours à la base du geste sportif. Or ce sont les
éléments essentiels du sens critique de sorte qu’on serait
amené à conclure que, toutes choses égales d’ailleurs, le
sens critique se développe mieux et plus vite chez le sportif
que chez le non-sportif. Il n’y a rien d’exagéré à le
prétendre et l’expérience de ceux qui sont à même d’en
faire la constatation tend à confirmer l’assertion.
L’action sur les habitudes de pensée et de langage [2] est
plus malaisée à saisir, plus subtile et surtout moins générale.
Le sport incline volontiers à un certain réalisme et contredit
par là la tendance à l’hyperbole qui est un défaut fréquent
chez les jeunes ou chez les races méridionales. Il impose
souvent le silence ; il dispose à la proportion mentale ; il
peut même donner à l’esprit un penchant pour certaines
doctrines philosophiques ; stoïcienne d’abord [3] ; fataliste
aussi, encore que le fatalisme sportif, devant rester propre à
l’action, se dose toujours de résolution et d’espérance. Mais
toutes ces influences ne s’exerceront de façon sensible que
pour autant qu’elles ne seront pas trop contrariées par les
particularités individuelles contre lesquelles alors elles se
révéleraient impuissantes. De même, sous l’action du sport,
le langage pourra devenir plus sobre, plus contenu et, par là,
le style prendre certaines qualités de vigueur et de

129
concision. Mais ici, il y a un péril inverse ; c’est celui de la
vulgarité envahissante de l’argot sportif. À vrai dire, l’argot
sportif n’est pas le pire — bien loin de là, — de tous ceux
qui menacent de nos jours la pureté des mots, le choix des
qualificatifs et le dessin de la phrase, non seulement en
français mais dans la plupart des langues civilisées. L’argot
commercial et celui qu’on peut appeler l’argot
« scientifique » exercent de bien autres dommages. Il n’en
reste pas moins qu’à côté de quelques expressions
heureusement imagées, le sport n’a pas embelli le langage,
moins par sa faute que par celle des sportifs qui oublient de
se surveiller et desservent ainsi la cause qui leur est chère.
1. ↑ Il est rare que la volonté individuelle suffise, sans le service d’autrui, à
assurer le bronzage. — Voir sur ce sujet la captivante autobiographie
écrite par Théodore Roosevelt pour le Congrès Olympique de Lausanne
(Psychologie sportive) en 1913 et publiée dans le volume des compte-
rendus. Il semble que quelque chose d’analogue bien que moins voulu se
soit produit dans la vie de Cecil Rhodes après son arrivée en Afrique.
2. ↑ Voir les discours d’ouverture prononcés aux Congrès Olympiques de
Bruxelles en 1905 et de Lausanne en 1913 par MM. Marcel Prévost et G.
Ferrero.
3. ↑ Voir Conférence faite en 1889 à l’Association pour l’avancement des
Sciences.

130
Action sur le tempérament, le caractère
et la conscience.

Cet attelage indissoluble traîne l’homme à travers la vie.


La pédagogie n’y prend point assez garde. Là où elle
devrait se proposer d’exercer un contrôle d’ensemble, elle
agit d’ordinaire de façon fragmentaire et, partant, inefficace.
Sur le terrain sportif, l’action d’ensemble est facilitée
comme nous l’allons voir par la façon même dont elle
s’exerce.

I. — En ce qui concerne le tempérament, le sport


intervient sous trois formes dont l’importance varie selon
l’âge du sujet. Le plus grand service que le sport puisse
rendre à la jeunesse, c’est d’empêcher chez elle le
vagabondage de l’imagination et de la maintenir non dans
l’ignorance mais dans l’indifférence à l’égard de ce qui
menace d’éveiller en elle un sensualisme prématuré. On fait
intervenir à tort ici des considérations climatologiques ou
ethniques dont l’influence est minime. La nature a disposé
sagement que l’éveil des sens, chez l’éphèbe, serait tardif
mais la nature est contrariée de trois manières sur ce point
par la civilisation laquelle tend d’abord à imposer à
l’éphèbe une existence trop sédentaire, ensuite lui inflige le
redoutable contact d’une littérature imprégnée d’érotisme et

131
enfin ne lui fournit pas le moyen de satisfaire son désir
normal d’affirmer sa virilité prochaine en imitant l’adulte
qu’il est pressé de rejoindre [1]. Cette hâte est de tous les
temps. Autrefois elle pouvait se satisfaire par la guerre.
Mais le monde moderne, en régularisant le militarisme et en
fixant l’âge d’admission au régiment, a mis fin à ces
engagements prématurés et aventureux. Il ne resterait donc
que l’amour s’il n’y avait le sport qui, en permettant à
l’adolescent de se comparer à l’homme, le passionnera
sainement et constituera l’aliment rationnel de son
imagination.
Que si nous passons maintenant à l’adulte, un point de
vue nouveau apparaît. Il faut à celui-ci une certaine dose de
volupté et la volupté, ce n’est pas le bien-être, c’est le
plaisir physique intensif [2]. Or le sport produit du plaisir
physique assez intensif pour être qualifié de voluptueux.
Nombre de sportifs l’attesteront ; il atteint volontiers le
double caractère impérieux et troublant de la passion
sensuelle. Sans doute, tous ne l’éprouvent pas à ce degré. Il
y faut certaines qualités corporelles d’équilibre ainsi que
l’ardeur durable et aussi l’absence de préoccupations
étrangères et de retenue qui est à la base de toute exaltation
des sens mais cette exaltation, tel nageur, tel cavalier, tel
escrimeur, tel gymnaste vous diront qu’ils l’ont souvent
ressentie. Ainsi l’ivresse de la vague, du galop, du combat,
du trapèze… n’est rien moins qu’une ivresse de convention.
Elle est à la fois réelle et définie ; elle a cette supériorité
qu’elle n’est jamais artificiellement provoquée par

132
l’imagination et rarement déçue par la satiété. Il existe donc
une volupté sportive qui pacifie les sens, pas seulement par
la fatigue mais par la satisfaction. Elle ne se borne pas à les
neutraliser. Elle les contente.
Enfin voici un troisième point de vue qui s’applique au
besoin à l’adolescence mais surtout à l’âge adulte et encore
à l’âge mûr. Il est une passion à visages multiples dont le
rôle dans la vie est beaucoup plus considérable qu’il n’y
paraît tout d’abord ; c’est la colère. Colères diffuses contre
les injustices, la malchance, les malentendus… colères
contre soi-même aussi, faites d’aveux et de regrets…
colères souvent sans éclats mais dont les conséquences n’en
sont que plus durables et plus profondes. Les sources
d’alimentation sont nombreuses : instincts comprimés,
sentiments méconnus, occasions manquées,… mais les
résultats sont toujours les mêmes, à savoir : l’aigreur
concentrée ou la violence habituelle, les fausses
manœuvres, le mécontentement de soi et d’autrui, le
jugement obscurci, le geste dévié. À l’heure actuelle, la
colère est partout dans le monde : elle trouble à la fois le
foyer familial et les institutions sociales ; elle compromet à
la fois le repos de l’individu et la paix publique. Or le sport
est le plus grand « apaiseur » qui soit. Nulle recette
supérieure n’existe pour faire tomber l’irritation, dissiper la
mauvaise humeur, redresser le cours des idées, replacer
l’organisme au service du vouloir. « L’homme exaspéré qui
brise une chaise se calme aussitôt mais au dépens du
meuble détruit et de sa dignité diminuée. Qu’il recoure à

133
l’exercice intensif : l’effet sera le même, mais rien ne sera
détruit ; au contraire une force précieuse aura été produite et
emmagasinée. Théodore Roosevelt savait cela lorsqu’au
début de sa carrière politique, ayant sous sa juridiction la
police de New-York, il osa ouvrir des salles gratuites de
boxe dans les quartiers mal famés ce qui amena une
diminution immédiate et considérable des rixes sanglantes
dont cette portion de l’énorme cité était journellement le
théâtre [3]. »

II. — La question étant ainsi « déblayée » de tout ce que,


sous une forme ou sous une autre, y mêlent les sens, nous
sommes plus aptes à étudier les répercussion possibles [4] du
sport sur le caractère. Le sport ouvre à cet égard deux
sources précieuses de perfectionnement. Il ne peut en effet
s’accommoder ni du mensonge, ni du découragement.
L’antinomie du mensonge et du sport découle de cette
nature mathématique et réaliste des résultats sportifs sur
laquelle nous insistions tout à l’heure. Elle est absolue. Un
sportif ne peut tricher utilement ni avec autrui ni avec soi-
même ; le chiffre et le fait sont là et leur relief brutal le
rappelle au culte de la vérité. De même, se décourage-t-il, le
plus lourd des handicapages pèse sur lui ; il ne réussira
jamais qu’à condition de surmonter toute velléité de
défaillance prolongée et ce n’est qu’à doses de volonté
distillée que ses progrès s’inscriront en une courbe
satisfaisante.

134
Une autre répercussion du sport sur le caractère vient du
dosage des qualités contraires dont le sportif a besoin. Il
faut à celui-ci de l’audace et de la prudence mélangées,
c’est-à-dire, en l’espèce, de l’élan et du calcul. Il lui faut de
la méfiance et de la confiance, c’est-à-dire une claire notion
des difficultés et pourtant la foi qu’il en viendra à bout.
Sans doute ce dosage est toujours imparfait ; le penchant de
l’individu l’emporte d’un côté ou de l’autre. Cela est si vrai
que, lorsque des scolaires encouragent des camarades au
départ d’un concours sportif, on les entend crier à l’un :
« vas-y » et à l’autre : « méfie-toi ». Ils trouvent d’instinct
la parole propre à rectifier la balance chez le concurrent
enclin à être trop calculateur ou trop osé, trop confiant ou
trop méfiant. N’empêche que cette particularité du sport
d’exiger la collaboration de qualités contraires souligne sa
valeur comme instrument pédagogique. Les autres
instruments pédagogiques n’ont pas, en général, la
possibilité de s’employer à créer de l’équilibre direct ; ils y
procèdent, si l’on peut ainsi dire, par des effets alternatifs.
Il y a chez le sportif une certaine obligation
d’impassibilité qui est fortement éducative. Un sportif qui
laisse transparaître la moindre contrariété paraît un peu
choquant ; un sportif qui laisse transparaître la moindre
souffrance scandalise. Si le sport lui a fait des épaules
larges, c’est aussi pour porter les ennuis et s’il lui a fait les
muscles solides, c’est pour faire taire ses nerfs et le rendre
maître chez lui. Ainsi raisonnent inconsciemment les
voisins ; et ils sont dans le vrai [5]. Soyez attentifs, vous

135
remarquerez que l’enfant déjà en a parfaitement
conscience ; dès qu’il a revêtu son premier costume de
sport, il se sent sous une manière d’empreinte virile qui lui
impose une attitude déterminée, qui le force à donner
l’illusion du courage et du calme, même s’il n’en possède
pas la réalité. Mais cela est fugitif et imprécis. C’est à
l’éducateur à tirer profit de cette disposition d’être, à la
souligner, à y appuyer. S’il n’y songe pas, c’est qu’il est
inférieur à son métier.
Y a-t-il des revers à la médaille ? Le sport qui procure
ainsi d’heureuses occasions d’influer sur le caractère ne
risque-t-il pas d’y introduire aussi de mauvaises germes ?
Le goût de la force brutale, par exemple ?… On l’a dit.
C’est un thème commode pour ceux qui ne savent pas ce
que c’est que le sport et n’y voient que plaies et bosses. Le
sport donne bien le goût de la force, mais de la force
cultivée, travaillée, contrôlée et honnêtement utilisée. C’est
là un goût qui est sain et dont une civilisation tire plus de
profits que d’inconvénients. Non ; s’il y a un péril à
redouter, il est d’une autre nature. Nous l’avons déjà
rencontré sur la route : c’est le goût des applaudissements.
Il est dévoyeur et corrupteur au premier chef. C’est assez
que le champion y soit exposé, le champion dont l’existence
est nécessaire au progrès de la collectivité. Que du moins le
concurrent ordinaire, le scolaire surtout, en restent
préservés. Pour en finir avec cette question déjà traitée ci-
dessus, plus on arrivera à diminuer autour du sportif les
contacts malsains de la publicité et à réduire aux

136
circonstances solennelles le crépitement dangereux des
acclamations, plus la renaissance sportive actuelle aura
chance de durer et d’accomplir jusqu’au bout sa mission
régénératrice.

III. — Tout sportif qui veut sérieusement le


perfectionnement est amené à s’examiner et ainsi que nous
l’avons déjà dit, à mettre en pratique le Γνῶθι σεαυτόν des
Anciens ; seulement son examen demeure physique et
éventuellement psychique. Il y a assez loin de là à
l’inspection morale de la conscience et pourtant
l’instrument est le même. Ce ne sont que l’objet et la nature
des observations qui diffèrent. Le mécanisme de la
conscience est celui d’un tribunal dont il faut tenir les
rouages éveillés ; il repose sur la notion toujours présente
de l’imperfection. Or, en sport, cette notion s’impose avec
un relief singulier. Quel est le sportif, à moins d’une
victoire trop facile, qui ne se demande, au sortir de
l’épreuve, s’il n’aurait pu faire encore mieux, ou ne cherche
à se rendre compte, en cas de victoire disputée, à quel
moment et pourquoi il a failli perdre. Il relève les
infériorités qui sont à sa charge et celles dont il ne se croit
pas responsable. Les unes et les autres viennent enrichir son
expérience et préparent directement de la sorte
l’amélioration de ses performances futures. Eh bien ! tout
cela n’est-il pas transportable sur le terrain moral et de
telles habitudes d’esprit appliquées à des faits moraux ne
constituent-elles point un instrument de progrès d’une

137
incontestable valeur ? Encore faut-il que la cloison assez
épaisse qui sépare les deux domaines soit jetée bas.
L’éducateur ne s’en avisant guère, ce n’est pas
généralement le sportif qui y songera de lui-même ; ainsi la
cloison subsiste tout du long de la vie sportive de
l’individu. Il n’en demeure pas moins que l’examen de
conscience — seul véritable moyen de perfectionnement
moral pour l’homme — possède dans le sport comme un
jardin d’essai où l’habitude se prendrait aisément des gestes
nécessaires. Et c’est là une possibilité de très grandes
conséquences. À la pédagogie d’en profiter.
1. ↑ Nous renvoyons les lecteurs à la Revue Olympique d’août 1910 (Un
sujet scabreux et oiseux), de mars 1911 (La crise évitable) et d’octobre
1913 (Le sport, passeport de vertus).
2. ↑ Cette nécessité n’est pas de toutes les époques parce qu’elle n’est pas
essentiellement animale. Dès lors les temps de spiritualisme ou
d’ascétisme dominants en peuvent éteindre momentanément l’aiguillon.
Mais dès que la nature humaine traverse une phase de liberté corporelle,
pour ainsi dire, la dose de plaisir physique intensif redevient
indispensable au bon fonctionnement vital de l’individu.
3. ↑ Discours prononcé par le président du Comité International Olympique
à l’Hôtel de Ville d’Anvers le 18 août 1920 en présence du roi des Belges
pour l’ouverture de la session du Comité.
4. ↑ On doit insister sur le mot possible, car il faut toujours se remémorer
que, contrairement à l’optimisme des disciples de J.-J. Rousseau, la
nature entièrement livrée à elle-même ne réussira ni à engendrer l’activité
sportive ni surtout à s’en servir pour bronzer la personnalité morale.
5. ↑ Voir Essais de Psychologie sportive, le chapitre intitulé : « La Face »
dans lequel ce sujet est développé.

138
Action sur les rouages sociaux.

Le lien entre l’effort individuel et la force collective était


bien connu des Anciens. Civium vires, civitatis vis disaient
les Romains en leur langage lapidaire. Formule excellente
mais qui demande cependant à être corrigée. C’est « civium
vires hodie, cras civitatis vis » qu’il faudrait dire. En effet
les forces acquises aujourd’hui par les citoyens feront
demain la force de la cité. Ainsi s’introduisent la loi
d’évolution et la loi de patience dont la connaissance et
l’acceptation sont à la base de toute sagesse politique. La
saine sportivité d’une jeune génération prépare les succès
nationaux de celle qui la suit immédiatement [1].

La coopération.
Le premier des rouages sociaux sur lesquels agit le sport
est la coopération. L’enfant entre en contact avec elle dès
son plus jeune âge en prenant ses ébats avec ses petits
camarades. Mais le principe en est alors rudimentaire et il
risque de le rester. La coopération ne se complète qu’en se
compliquant et les qualités qu’elle requiert ne s’apprennent
qu’à l’usage. L’école de la vie y pourvoit sans doute mais
fort lentement et fort inégalement. L’adolescent en
particulier ne rencontre que peu d’occasions de s’y exercer
et il le fait toujours avec gaucherie et maladresse. Le sport

139
est le seul terrain qui permette un apprentissage rapide et
homogène en même temps que gradué par l’introduction
successive d’éléments nouveaux. Ainsi en arrive-t-on
progressivement en sport jusqu’à l’équipe de foot-ball, ce
groupement qui, une fois au point, constitue probablement
le prototype le plus parfait de la coopération humaine :
coopération volontaire, dépourvue de sanction, basée sur le
désintéressement — et, pourtant, solide et savamment
« articulée » en toutes ses parties [2].
La coopération sportive possède des caractères qui font
d’elle une sorte d’école préparatoire à la Démocratie. En
effet l’État démocratique ne peut vivre et prospérer sans ce
mélange d’entr’aide et de concurrence qui est le fondement
même de la société sportive et la condition première de sa
prospérité. Point d’entr’aide et l’on verse dans un
individualisme brutal qui mène à l’anarchie ; point de
concurrence et c’est l’affaiblissement des énergies
conduisant à la somnolence collective et à l’abdication.
Toute l’histoire des démocraties est faite de la recherche et
de la perte de cet équilibre essentiel et aussi instable
qu’essentiel. Mais quelle est, en pédagogie, l’institution
capable d’y préparer d’une façon directe ? On s’efforcerait
vainement de la trouver en dehors du sport.
Même observation pour ce qui concerne l’égalité. La
coopération sportive fait bon marché des distinctions
sociales. Les titres de noblesse ni les titres de rentes qu’il
possède n’ajoutent quoi que ce soit à la valeur sportive de
l’individu. Mais, d’autre part, si les démarcations établies

140
par les hommes en sont exclues, on ne saurait badiner dans
les groupements de sport, avec les distinctions imposées par
l’inexorable nature. Sans doute (et c’est là ce qu’il y a de
supérieurement moral dans l’entraînement) la volonté et la
persévérance, l’effort énergique et réfléchi parviennent à
suppléer dans une certaine mesure à ce que la nature n’a
point donné et ainsi ses décisions peuvent être atténuées ou
redressées en quelque manière, mais les avantages qu’elle a
décrétés en faveur de tel ou tel demeurent avec toute
l’apparente injustice dont elle est prodigue envers l’homme.
Nulle part l’inégalité naturelle et l’égalité sociale ne se
trouvent donc combinées aussi ouvertement ; et la leçon qui
s’en dégage est bonne à recevoir et à méditer.

La défense.
À peine est-il besoin de marquer les liens entre le sport et
le service militaire. Ces liens ne pouvaient demeurer
longtemps inaperçus dès lors que le service à court terme
s’établissait partout dans le monde. Les armées de métier
d’autrefois non seulement redoutaient un apprentissage
préalable portant à faux comme celui des bataillons
scolaires, mais s’accommodaient volontiers de garçons non
dégrossis pourvu qu’ils fussent solidement constitués. Leurs
chefs, ayant le temps, préféraient la table rase à tout
commencement d’entraînement. Ils se chargeaient
d’éduquer entièrement leurs hommes, à leur guise. De nos
jours on apprécie au contraire [3] le dégrossissement opéré
par les sports. C’est autant de gagné sur le temps réduit dont

141
on dispose. Peut-être même va-t-on un peu trop loin dans la
voie nouvelle. Mais la chose est fort compréhensible au
lendemain d’une guerre qui a illustré d’une façon si
saisissante et probante la valeur des sports comme
instrument de préparation militaire. Nul, même parmi les
plus fervents adeptes de ceux-ci, ne s’attendait à voir surgir
en Angleterre et aux États-Unis des armées nombreuses et
redoutables auxquelles ils avaient servi de pourvoyeurs et
dont ils avaient rendu possible l’improvisation d’une
rapidité quasi-miraculeuse.

La famille.
Il y a deux conceptions de la famille : celle dans laquelle
les rapports entre parents et enfants sont basés sur la
distance volontairement maintenue et même accrue dans la
pensée de provoquer le respect — et celle dans laquelle ces
mêmes rapports visent à atténuer cette distance dans le désir
d’accroître et de consolider l’union et d’aboutir même à une
sorte de collaboration entre les générations successives. Il
va de soi que le sport ne joue aucun rôle dans le premier
cas ; mais dans le second son rôle est considérable [4]. Le
rapprochement cherché sera toujours un peu artificiel, la
jeunesse et l’âge mûr n’ayant point la même façon de
penser ni le même bagage d’informations et chaque
génération étant généralement dominée par des
préoccupations qui lui sont propres et la différencient de sa
devancière. Sur le terrain sportif seulement, le
rapprochement est tout à fait naturel et s’opère sans effort.

142
Un second point de vue est à considérer, celui du
mariage et du nouveau foyer que le sportif créera pour lui-
même. Le sport l’incitera-t-il ou non à cette création ? La
hâtera-t-il ? La rendra-t-il plus saine et plus solide ? Sans
rien exagérer ni se payer d’illusions, on peut répondre : oui.
On le pouvait du moins avant la guerre [5]. La vague
d’immoralité et de débauche que la guerre a déchaînée ne
doit pas infirmer la confiance qui naissait alors, mais elle
prouve toutefois qu’il s’agit d’influences fragiles et, si l’on
ose ainsi dire, aisées à effaroucher. L’action moralisatrice
du sport, en ce qui concerne le mariage ne peut s’exercer en
force et en étendue que pour autant qu’elle ne soit pas
contrariée par une opinion dévoyée et une littérature
faisandée. Dès que, dans le monde actuel, se sera réalisé à
cet égard un double retour à la raison et au bon goût, les
sportifs seront à même de prouver par leur exemple
qu’effectivement l’activité musculaire tend à ramener
l’homme à la normale dans la conduite de sa vie.

Le métier.
On pourrait croire que le sport incline la jeunesse vers
certains métiers, par exemple vers l’agriculture, l’art
forestier, les travaux en plein air. Il n’y paraît pas. On ne
saurait même indiquer qu’il l’incite aux carrières
d’expansion, à la vie coloniale, à l’exploration, aux
entreprises lointaines. La politique a plu à certains sportifs
au point qu’il leur est arrivé de l’identifier avec le sport ;
beaucoup d’autres, par contre, lui marquent un éloignement

143
insurmontable. Ainsi, malgré que ce soit étrange, on ne
saisit pas de corrélation habituelle entre l’activité
musculaire intensive et le choix d’une carrière. Peut-être
est-ce précisément pour les motifs exposés plus hauts : à
savoir que le geste sportif demeure trop souvent isolé au
milieu de la personnalité et que les germes qu’il y dépose ne
sont pas utilisés par l’éducateur comme ils pourraient l’être.
S’il en est ainsi, le développement de la pédagogie sportive
pourrait peu à peu amener des modifications intéressantes
dans ce domaine.

Répercussions sur la question sociale.


Il en est de plusieurs sortes ; deux surtout appellent
l’attention. On est généralement d’accord pour considérer
que la question sociale ne peut être résolue ni même
utilement abordée sans qu’un effort énergique dans le sens
de l’antialcoolisme [6] ne soit tenté préalablement ou tout au
moins simultanément. Mais les armes dont on dispose pour
lutter contre l’alcoolisme, pour directes qu’elles soient, ne
valent pas l’arme indirecte, qui est le sport.
L’abstentionniste, même engagé par serment, n’échappe
guère à la tentation ; très souvent, incertain sur sa force de
résistance, il tâche surtout de fuir les occasions de rechute !
Rien de pareil avec le sport. Ni serment, ni méfiance
n’interviennent. Le sportif reste libre de s’alcooliser à son
gré. Seulement s’il s’alcoolise, il n’est plus sportif. Ceci est
un fait. Un excès passager n’abattra pas l’élasticité du
sportif mais tout excès répété en aura très vite raison. Or

144
cette qualité d’être et de se sentir « élastique » est ce par
quoi le sport tient l’homme. La joie de l’élasticité est la
base de toutes les joies comme de toutes les possibilités
sportives. Pour la conserver ou la retrouver, le sportif qui
reconnaît vite en l’alcool son pire ennemi n’hésite pas à le
répudier. La grande erreur des sociétés antialcooliques est
de n’avoir pas saisi la portée de ce fait et de n’être pas
appuyées délibérément sur le sport.
Un second point par lequel le sport touche à la question
sociale, c’est le caractère apaisant qui le distingue et que
nous avons déjà relevé à plusieurs reprises. Le sport,
avions-nous dit, détend chez l’homme les ressorts tendus
par la colère. Or qu’est la question sociale à bien des
égards, sinon le produit d’une agglomération de « ressorts
tendus par la colère » ? C’est pourquoi, il n’y a pas lieu de
s’émouvoir parce que des sociétés sportives uniquement
composées de travailleurs manuels refusent de laisser leurs
membres se mesurer avec des « bourgeois ». Ce qui
importe, ce n’est pas, comme on le répète à tort, un contact
matériel dont, à l’heure actuelle, ne saurait résulter aucun
rapprochement mental ; c’est bien plutôt l’identité du plaisir
goûté. Que la jeunesse bourgeoise et la jeunesse
prolétarienne s’abreuvent à la même source de joie
musculaire, voilà l’essentiel ; qu’elles s’y rencontrent, ce
n’est présentement, que l’accessoire. De cette source
découlera, pour l’une comme pour l’autre, la bonne humeur
sociale ; seul état d’âme qui puisse autoriser pour l’avenir
l’espoir de collaborations efficaces.

145
1. ↑ L’exemple de la France actuelle en est une preuve nouvelle et
convaincante. Entre la France de 1870 et celle de 1914, il y a toute la
différence d’une nation vaillante mais non entraînée physiquement à la
même nation vaillante et entraînée.
2. ↑ Voir la remarquable étude rédigée sur ce sujet pour le Congrès de
Psychologie sportive tenu à Lausanne en 1913 par M. Louis Dedet,
directeur du Collège de Normandie.
3. ↑ Celle évolution a été très lente. Instructifs sont à cet égard les débats du
Congrès Olympique de Bruxelles en 1905 où la troisième Commission
présidée par un général se prononça contre les sports pour les soldats, les
admettant, bien qu’avec réticence, pour les officiers.
4. ↑ Voir la Revue Olympique de décembre 1911. (Les réflexions du
bonhomme Noël) et de décembre 1913. (Le sport et l’art de vieillir).
5. ↑ Voir le remarquable travail présenté sur ce sujet au Congrès de
Psychologie sportive de Lausanne en 1913 par M. Georges Rozet et
publié dans le volume du Congrès.
6. ↑ Voir Ceci tuera cela dans La Revue, 1917, Paris.

146
L’art et le sport.

Le sport doit être envisagé comme producteur d’art et


comme occasion d’art. Il produit de la beauté puisqu’il
engendre l’athlète qui est de la sculpture vivante. Il est
occasion de beauté par les édifices qu’on lui consacre, les
spectacles, les fêtes qu’il provoque.

Athlètes et artistes.
L’art antique s’est servi de l’athlète avec abondance et
perfection mais de l’athlète au repos. Il s’est abstenu de le
reproduire au plein de son effort et a persévéré dans cette
abstention d’une façon si obstinée qu’elle en est
déconcertante. Pourquoi ?… L’effort athlétique contracte le
visage de l’homme et l’enlaidit généralement ; la
photographie instantanée ne laisse guère de doute sur ce
point. Mais, outre qu’il existe certaines exceptions dont on
aurait le droit de se prévaloir, cette laideur n’est point de
celles qu’on se garde d’interpréter car elle est pleine de vie
et de puissance. Si jadis l’artiste a considéré qu’elle déparait
le corps dont il s’efforçait à modeler les lignes pures, son
successeur n’est nullement tenu d’adopter les mêmes
vues [1]. Et certainement, ce n’est pas à notre époque qui fuit
le « classique » avec une terreur parfois comique que de
pareils scrupules auraient cours. Il faut rechercher ailleurs la

147
cause de l’inattention que l’artiste et l’athlète modernes se
prêtent l’un à l’autre. Il faut la chercher dans l’absence de
contact organisé entre eux et dans les préjugés dont le
premier continue de s’embarrasser concernant le choix de
ses sujets. À cette méfiance de la ligne qui, aujourd’hui,
entrave si volontiers les envolées du peintre et du sculpteur
se joint le penchant à traduire des impressions compliquées
et inhabituelles, des rêves hésitants ou imprécis. Or l’athlète
est la plus concrète des réalités ; chacun de ses mouvements
s’affirme avec une netteté autour de laquelle le pinceau ni le
ciseau ne sauraient biaiser ou s’attacher à créer du doute.
Mais d’une part, les événements contemporains tendent à
rendre aux réalités le prestige qu’elles n’avaient plus et, de
l’autre, le corps humain recèle tant de beauté que, malgré
lui, l’artiste s’y laisse ramener lorsque des exemplaires
parfaits lui sont présentés. Tout se réduit donc, en fin de
compte, à une question de rencontre. Où se rencontrer ?…
Les salles d’armes ou de boxe n’y étaient point propices, le
gymnase guère davantage surtout alors que l’habitude y
persistait de vêtements inutiles. Mais maintenant que nous
avons le stade, il semble qu’il soit facile d’y inviter les
artistes. Sans doute ne tarderont-ils point à en découvrir le
chemin. Il serait quand même opportun de les y appeler et
surtout d’y faciliter leurs études… de les encourager aussi.
Pourquoi des expositions d’art sportif n’accompagneraient-
elles pas les manifestations musculaires dont les athlètes,
pendant l’entraînement, auraient servi de modèles ?…

148
Édifices et jardins.
Les Américains sont les premiers dans le monde moderne
à s’être avisés que les lieux consacrés à la culture
musculaire pussent, sans nuire aux exigences techniques se
revêtir de quelque beauté. Ils n’y ont pas complètement
réussi. Les architectes ont tant construit de gares de
chemins de fer, d’hôtels des Postes et de Casinos qu’ils
arrivent difficilement à s’échapper des silhouettes
habituelles à ces monuments. Ils s’attardent à concevoir de
grandes halles où ni l’esthétique ni la technique ne trouvent
leur compte. Leur idée semble toujours de réunir le plus de
sports possible sous les yeux du plus grand nombre possible
de spectateurs. Mais ce n’est là qu’une préoccupation de
festival pour ainsi parler. Le gymnase grec ou les thermes
romains ne visaient point à remplacer le stade ou le cirque.
Ce qu’il nous faudrait maintenant, ce sont des projets de
clubs équestres, nautiques, gymniques… moitié à couvert,
moitié à l’air libre avec la possibilité d’y adjoindre d’autres
sports si le club étend son programme d’action : des sortes
de petites cités d’athlétisme en pierre, en briques, en bois…
en terrain plat ou en terrain accidenté : projets pratiques,
variés en même temps qu’originaux et artistiques ; ou bien
alors des parcs sportifs avec les édifices indispensables,
ouverts à tous et destinés à la population tout entière. Cela
n’empêchera pas par ci par là de présenter des plans
d’« Olympies modernes [2] » lorsque les architectes se
sentiront en veine d’en suggérer l’édification à quelque

149
municipalité sans déficit ou à quelque milliardaire sans
héritiers.

Décoration.
C’est un vaste sujet ; il a été traité ailleurs avec l’ampleur
désirable [3]. Ici nous ne pouvons qu’en indiquer en passant
les principales directives. Il existe bien des instruments de
décoration ; ils se ramènent pourtant à ceux-ci : le drapeau,
l’oriflamme, le pavois, la guirlande, le massif, l’écharpe, le
velum, le trophée, le treillage, la frise… Il est difficile de
sortir de là. Mais que n’existe-t-il pas de diversité dans la
façon d’utiliser ces objets et quels effets différents sont
produits selon que sont observées ou non les lois très
simples qui en régissent l’emploi. On aurait tort d’y voir
une question d’argent. On dépensera tout l’argent que l’on
voudra ; si ces lois ont été méconnues, l’impression
esthétique ne se produira pas. En général, c’est l’absence de
proportion qui choque les regards. La proportion et la
mesure devraient être partout ; elles risquent de n’être nulle
part tant il est facile de les heurter. Elles gisent dans la
rencontre de certaines lignes, dans le contraste de certaines
couleurs ou le plan de certaines surfaces. Un rien suffit à les
déplacer et les force à s’évanouir. Il est des règles générales
comme celle-ci : que la décoration d’un monument ne doit
jamais en épouser la silhouette [4] ; mais, en plus, il faut
qu’un certain instinct aide à les bien appliquer. La façon de
dresser et de draper une tribune, la forme à lui donner,
l’accès à y ménager… tout détail a sa valeur et doit être

150
examiné en confrontation avec les détails voisins. Ainsi
seulement, et non par la richesse ou l’éclat des matériaux
employés, arrive-t-on à composer des décorations
eurythmiques.

Cortèges.
Rien de plus défectueux — et souvent ridicule — qu’un
cortège moderne. Il lui manque à la fois l’aisance et la
conviction individuelles, la concordance de l’ensemble et
l’apport des accessoires, c’est-à-dire des costumes et du
cadre. C’est là ce que possédaient les Anciens ; il serait
puéril de s’imaginer qu’ils détinssent le secret d’une beauté
perdue qui suffisait à rendre chacun de leurs gestes gracieux
ou approprié ; ce sont là des mirages que le recul de
l’histoire provoque et dont on doit se méfier. Ils atteignaient
au résultat cherché par leur éducation première et aussi par
l’observation de règles générales auxquelles nous sommes
aptes à revenir sans trop de peine. La première était
assurément de ne point abuser des cortèges et de ne les
organiser que lorsqu’on était en mesure de leur assurer
l’ampleur nécessaire. La seconde, d’en toujours approprier
l’évolution au cadre dans lequel elle était appelée à se
dérouler. Sans doute, il nous manque les portiques, les
escaliers, les terrasses… mais qu’est-ce qui nous empêche
de les rétablir ? L’architecte moderne a tout à fait perdu le
sens de « l’utilisation des niveaux différents » mais il n’a
pas besoin de remonter au Parthénon pour le retrouver ;
Versailles le lui rendra. Cela ne suffirait pas d’ailleurs à

151
assurer la perfection d’un cortège ; il faut, avant tout, que
chacun de ceux qui le composent y sache jouer son rôle et,
le sachant, prenne plaisir à le remplir. Aujourd’hui, en
dehors des alignements militaires, nul ne sait marcher, se
tenir, se grouper : la conscience de cette ignorance rend
gauche. Quant au costume civil, il annihile d’avance toute
possibilité de beauté : mais les vêtements de sport la
restituent.

Harmonies.
La question de l’encadrement musical d’une
manifestation musculaire ne se confond aucunement avec
les problèmes que peut soulever l’organisation d’un festival
de plein air. Il faut alors de puissants orchestres et de
grandes masses chorales par la raison que la musique étant
la seule raison d’être de telles réunions, doit concentrer sur
elle toute l’attention et en elle toutes les énergies. Dans le
premier cas, au contraire, elle n’est que l’ornement, le
feston. Ce qui importe alors bien plus que la puissance des
sons, c’est leur rythme. Évitez les rythmes guillerets,
vulgaires ou simplement trop usagés. Le grave, le lent
feront infiniment plus d’effet. Si vous avez des cuivres,
éloignez-les de façon à en estomper les résonances
agressives. Si vous n’avez qu’une poignée de chanteurs,
rapprochez-les des spectateurs ; placez-les même au centre
des tribunes, si nécessaire. À tout orphéon préférez toujours
le chant choral. Si vous avez le moyen d’alterner le chant
avec des sonneries de trompes de chasse lui répondant de

152
loin, n’hésitez pas. C’est l’effet le plus eurythmique que
vous puissiez attendre.

Distributions de prix.
Écueil fatal sur lequel il est si difficile de ne pas
sombrer : cérémonie où le prestige manque généralement et
où la vulgarité cherche toujours à s’introduire. Il y faut en
tous cas le groupement des lauréats en costumes de sport
formant tableau vivant, au centre. Mais si l’on veut qu’en
face de leur groupe évocateur de jeunesse et d’aisance, ne
détonne pas celui des « officiels » chargés de remettre les
prix, la précaution à prendre serait de faire descendre — au
lieu de monter — les premiers vers les seconds.
L’aménagement d’un large demi-cercle au bas des tribunes
permettrait d’agencer la chose. Encore conviendrait-il que
des « maîtres de cérémonies » avisés et l’œil aux aguets
surveillassent les mouvements d’un chacun. Que si l’autre
formule prévaut, la plus grande minutie de détail s’imposera
en ce qui concerne les gestes à accomplir et la disposition
matérielle de l’estrade, et des marches y donnant accès [5].
L’éloquence est ici bien redoutable ; point de harangues
vaudrait mieux ; s’il en faut une, qu’elle soit brève et
unique.

La fête du 16 mai 1911.


En donnant cette fête nocturne en l’honneur des lauréats
du concours d’architecture auquel nous avons fait allusion
plus haut, le Comité International Olympique s’était

153
proposé de montrer aux sociétés sportives par une sorte de
leçon de choses, de quelles ressources elles disposent en un
domaine dont elles-mêmes ne soupçonnent pas la richesse.
Le cadre avait été choisi au centre du vieux Paris ; c’était la
grande cour intérieure du Palais de la Sorbonne, dont la nuit
vient accroître encore la prestigieuse beauté. Une société de
gymnastique et une société d’escrime du quartier fournirent
les acteurs et les figurants au nombre d’une centaine ; une
société chorale, les chanteurs. Un petit orchestre
professionnel se dissimula avec ces derniers derrière de
grands massifs de verdure appuyés aux statues de Pasteur et
de Victor Hugo. Les marches qui s’étendent entre ces
statues délimitaient la scène ; au fond, le péristyle de la
chapelle de Richelieu. Une rampe électrique et quelques
foyers permettaient les jeux de lumière désirables. Dans la
partie réservée au public et maintenue dans une ombre
complète, de simples chaises de jardin. Sur la scène, ni
décors ni accessoires ; les gymnastes dans leur tenue
habituelle de travail, portant des torches et de grandes
palmes alternées, dessinaient un demi-cercle autour de ceux
de leurs camarades qui, presque nus, interprétaient un
programme d’exercices très simples et très lents… Au cours
de cette soirée dont le programme singulièrement varié ne
peut être résumé ici, quelques gymnastes représentèrent la
« moralité » écrite pour la circonstance par Maurice
Pottecher et dans laquelle se trouvait encastrée une passe de
lutte [6]. La foule s’écoula tandis que l’harmonie d’un chœur
de Rameau montait vers la vieille façade historique sur
laquelle des flammes de bengale jetaient des lueurs
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d’incendie. Pendant ces heures inoubliables, le maximum
d’eurythmie avait été atteint avec le minimum de frais [7] et
par les moyens les plus simples.

Sur l’évocation de cette vision de beauté sportive, nous


terminerons ce bref aperçu des contacts possibles de l’art et
du sport — et en même temps notre excursion à travers le
domaine de la pédagogie sportive. Puissent de nombreux
éducateurs y pénétrer et s’y établir. Ils trouveront là un
solide levier pour travailler au bien de la jeunesse et la
rendre — selon la formule par laquelle est proclamée la
clôture solennelle des Jeux Olympiques — « toujours plus
ardente, plus courageuse et plus pure ».
1. ↑ Ceux, trop rares qui ont essayé de nos jours de traduire l’effort
athlétique y ont parfois réussi. Tel le grand artiste belge Jacques de
Lalaing dont les fameux Lutteurs à cheval ornent l’entrée du bois de la
Cambre, à Bruxelles.
2. ↑ Tel était précisément le sujet du concours d’architecture ouvert à Paris
en 1911 par le Comité International Olympique et dont les lauréats furent
MM. Monod et Laverrière architectes à Lausanne. Leur conception
magnifique a été popularisée depuis par l’image.
3. ↑ Voir Décorations, Pyrotechnie, Harmonies, Cortèges, essai de
ruskinianisme sportif paru dans les numéros d’avril, mai, juillet, août et
octobre 1911 de la Revue Olympique et ensuite en brochure.
4. ↑ C’est ce qui rend si affreux les cordons de gaz qui suivent les corniches
et l’angle des toitures ; par exemple, à Paris dans l’illumination des
édifices publics.
5. ↑ Les distributions de prix aux Jeux Olympiques ont toujours été mal
réussies hormis celle de la IVe Olympiade (Londres 1908), présidée par
la reine Alexandra, fort bien conçue et réglée.
6. ↑ Le Philosophe et les Athlètes. La pièce a été publiée en brochure. Elle
est précédée d’une description de la fête. Un compte rendu plus complet
a paru dans la Revue Olympique de juin 1911.

155
7. ↑ Parmi les spectateurs enthousiasmés, plus d’un estima à environ 15.000
francs le coût de cette soirée. Le Comité, fidèle à la pensée qui l’avait
guidé, en publia les dépenses qui ne se montaient pas même à 4.000 fr.
Or parmi les 2.000 invités présents, pas un qui n’eut volontiers payé sa
place.

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