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Georg Lukács

Cholokhov

Le Don Paisible,
Epos de la guerre civile en pays cosaque.

1949

Traduction de Jean-Pierre Morbois


Ce texte est la traduction de l’essai de Georg Lukács :
Scholochow : Der stille Don, Epos des Bürgerkrieges im
Kosakenland.
Il occupe les pages 378 à 415 du volume Probleme des
Realismus II, der russische Realismus in der Weltliteratur, t. 5
des Georg Lukács Werke, Berlin & Neuwied, Luchterhand,
1964.
Il était jusqu’à présent inédit en français.
Plus qu’une simple recension d’un ouvrage important de la
littérature soviétique, ce texte est aussi une contribution à la
théorie de la littérature socialiste. On n’est plus dans le roman
bourgeois, on n’est plus, comme chez Gorki dans les
fermentations révolutionnaires de l’ancienne société. On n’est
pas encore dans la littérature épique de l’édification du
socialisme, avec ses héros positifs. Il s’agit des temps troublés
de la révolution et de la contrerévolution, avec ses hésitations,
ses confusions, ses retournements, tels qu’ils se reflètent dans
un village des cosaques du Don.

2
GEORG LUKÁCS. CHOLOKHOV, LE DON PAISIBLE.

Georg Lukács (1885-1971)

3
Mikhaïl Aleksandrovitch Cholokhov
[Михаил Александрович Шолохов]
(1905-1984), écrivain soviétique.
Prix Nobel de littérature en 1965
Cholokhov avait vingt ans en 1925 quand il
commença à écrire ce qui devait devenir Le Don
paisible, et trente-cinq ans lorsque parut le
dernier volume en 1940. (Prix Staline 1941).
Fils d’un russe et d’une ukrainienne illettrée,
veuve d’un Cosaque, Cholokhov est né dans une
stanitsa au bord du Don. Il doit interrompre ses
études en 1918 en raison de la Guerre civile,
s'engage dans l'Armée rouge et participe aux
combats contre les dernières bandes de
partisans de l'Armée blanche. Cette expérience
aura une grande influence sur son œuvre
littéraire.

Traduction Antoine Vitez


Paris, Julliard, Le Livre de Poche, 1971, 4 tomes.

4
GEORG LUKÁCS. CHOLOKHOV, LE DON PAISIBLE.

Cholokhov, Le Don Paisible.


Epos de la guerre civile en pays Cosaque.
I.
Le grand art de Cholokhov se manifeste en ce qu’il représente
en même temps et inséparablement l’un de l’autre l’universel
et le particulier. Son cycle romanesque nous fournit un tableau
du bouleversement qui a eu lieu dans le village russe pendant
la guerre civile. Mais ce village porte en même temps les traits
particuliers d’un habitat cosaque. Par-là, les années décisives
du grand bouleversement de l’époque juste avant la première
guerre mondiale jusqu’en 1921 vont être montrées dans un
coin relativement petit de l’Union Soviétique. Les événements,
à peu d’exceptions près, se déroulent dans cet espace restreint ;
les personnages sont également, à peu d’exceptions près, des
figures locales. L’esprit du roman n’est cependant jamais
borné localement. On le voit, non seulement en ce que les
événements qui se déroulent sans cesse, en même temps, dans
tout l’Union Soviétique jouent un rôle, mais principalement en
ce que chaque fait local apparait comme une fonction des
événements du pays tout entier, et même du monde
international. Mais la véritable universalité est donnée par la
déterminité particulière des personnages et des destinées,
précisément du fait que la destinée des différents personnages
est en dernière instance déterminée par les motifs décisifs de la
révolution sociale. La destinée de ce village cosaque est aussi
la destinée du village en général au temps du combat entre la
révolution socialiste et la contrerévolution
Le roman de Cholokhov est donc un roman paysan. Mais de ce
qui est dit, on peut néanmoins déjà voir que ce roman se
distingue de manière fondamentale de tous les romans paysans
bourgeois. Les romans paysans décadents des dernières
décennies ont stylisé la vie de la paysannerie par la

5
fétichisation de la nature en une sorte de « naturalité
cosmique », par laquelle la vie paysanne est déformée de fond
en comble (Giono, etc.). Mais même les anciens réalistes
bourgeois importants (Balzac, Pontoppidan) 1 offrent un
tableau d’un genre totalement différent dans le contenu et la
structure : une image de désillusion, de pessimisme et de
situation sans issue. Ce tableau n’est cependant pas né sur la
base de penchants personnels des auteurs en question ; chez
des réalistes bourgeois sérieux et soucieux de la vérité, ce
tableau correspond exactement aux rapports objectifs entre
ville et campagne dans le capitalisme. Comme dans tous les
autres domaines de la vie sociale, le socialisme apporte, dans
ce domaine aussi, un changement fondamental : ce
changement se reflète dans le contenu et la forme du roman de
Cholokhov.
Là non plus, Cholokhov ne dépeint pas une idylle pacifique
– et c’est là son grand mérite. Tout au moins au début du
roman. La critique bourgeoise tendait justement à définir le
début du roman comme une idylle, bien que Cholokhov nous
mette là, en évidence, par des traits strictement fidèles à la
vérité, la sauvagerie et l’inculture du village cosaque. Encore
moins idyllique est la voie qui mène au socialisme. L’épos de
Cholokhov décrit justement comment la paysannerie marche à
tâtons dans l’obscurité, hésite et fait apparemment fausse
route : c’est l’odyssée de toute une classe sociale.
Considéré du point de vue de cette odyssée, il échoit au village
cosaque un rôle particulier. Dans le village cosaque décrit par
Cholokhov vivent de nombreux paysans moyens, des koulaks
relativement nombreux, dont l’influence est extrêmement
grande. Elle est encore accentuée par la situation spécifique du

1
Jean Giono (1895-1970), écrivain français. Nombre de ses ouvrages ont pour
cadre le monde paysan provençal.
Henrik Pontoppidan (1857-1943), écrivain réaliste danois.

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GEORG LUKÁCS. CHOLOKHOV, LE DON PAISIBLE.

monde cosaque sous le tsarisme, par le rôle privilégié de la


chose militaire, formée spécialement et éduquée pour la
répression des mouvements révolutionnaires. Certes, cet état
ancien est jusqu’à un certain point sapé dès avant la première
guerre mondiale et les tendances dissolvantes vont être
sensiblement renforcées, tant sur les fronts que dans le village
lui-même. C’est ainsi que, par la mise en avant constamment
plus énergique de l’élément paysan ordinaire, apparaît la forme
particulière de ce qui est révolutionnaire et de ce qui est
contrerévolutionnaire dans le village cosaque. C’est sur cette
base que le roman de Cholokhov devient l’épos du village
russe à l’époque de la guerre civile, qui tout d’abord fait fausse
route, mais retrouve finalement le nord.
C’est aussi la raison pour laquelle le caractère positif du
bouleversement socialiste ne nous saute pas encore aux yeux
dans ce roman (Cela sera fait par Cholokhov dans son roman
Terres défrichées.) 2 L’odyssée des cosaques ne peut avoir
qu’une seule fin : à savoir que le village s’accommode de la
victoire finale du socialisme. Pour une part, il ne fait que se
résigner ; pour une part il ne se résigne qu’en grinçant des
dents ; mais en tout cas, il comprend qu’une voie cosaque
particulière est sans issue. L’épos cosaque de la guerre civile
n’est donc cependant pas une description du bouleversement
socialiste ; c’est « seulement » l’épos de la victoire de la
dictature du prolétariat sur l’individualisme cosaque paysans,
l’anarchie, les traditions du tsarisme.
De ce point de vue, Le Don paisible fut, dès l’époque de sa
création, un roman historique. Aujourd’hui, il semble être bien
plus que cela. Seulement au sens, naturellement – et ceci
concerne également tous les autres véritables romans
historiques – où la ligne qui sépare le roman historique et le
roman représentant le présent est estompée. La valeur du
2
Terres défrichées, trad. Jean Cathala, Paris, nrf Gallimard, 1964. Prix Lénine.

7
véritable roman historique a pour base qu’il décrit la
préhistoire du présent, parce que, par la description des luttes
sociales du passé, il montre le chemin qui conduit du présent
vers le futur – sans la moindre rétroprojection de quelque chose
du présent dans le passé, sans moderniser le passé. Si ceci est
valable pour tous les véritables romans historiques, cela est
d’autant plus exact pour ces romans qui décrivent la préhistoire
immédiate du présent, un passé donc dont les personnages sont
encore en vie, et contribuent encore au bouleversement du
présent. Dans de telles œuvres, il est extrêmement difficile de
tracer une ligne de séparation entre les romans historiques et
ceux qui ne le sont pas ; c’est qu’en l’occurrence, l’historique
n’est rien d’autre que la représentation, à grands traits et
condensée, du bouleversement social.
C’est en ce sens que Cholokhov décrit la préhistoire du
socialisme au village cosaque, la pose de la première pierre du
socialisme. D’où la grande actualité de ce roman : c’est
justement par ses traits particuliers, la restitution fidèle à la
réalité de la vie particulière cosaque, qu’il dresse un tableau
des difficultés que rencontre pas à pas la paysannerie sur la
voie qui mène au socialisme. Cette unité de l’universel et du
particulier confère à l’œuvre de Cholokhov sa poésie et sa
vérité.
II.
Le choix et la distribution des personnages vont être
conditionnés par la tâche ainsi posée. Le personnage principal
de roman est Grigori Mélékhov, le fils d’un paysan moyen
prospère. Son père fait partie de ces paysans moyens rusés et
conservateurs, qui sont unis aux koulaks par des liens très
étroits. Quand il marie son fils Grigori, il demande la main de
la fille du koulak Korchounov. Nous voulons ici insérer la
description précise par Cholokhov des biens de Kourchounov,
afin de donner au lecteur un tableau clair de la situation des

8
GEORG LUKÁCS. CHOLOKHOV, LE DON PAISIBLE.

koulaks cosaques. « Quatorze paires de bœufs, un troupeau de


chevaux, des juments provenant des haras de Provalsk, une
quinzaine de vaches, une masse de menu bétail et une centaine
de moutons. Ce n’était pas encore tout : une maison qui ne le
cédait en rien à celle des Mokhov (Mokhov est le plus riche
commerçant du village, G.L.), avec six chambres, et un toit de
tôle, des dépendances couvertes de belle tuile neuve, un jardin
d’une déciatine et demie 3 en comptant le potager. » 4 Pétro, le
frère de Grigori, est un paysan-moyen cosaque ordinaire,
conservateur, élevé dans les anciennes traditions. Si nous
considérons ce groupe comme au centre, se place à sa droite,
dans la jeune génération, Mitka Korchounov, le koulak
prédestiné à être contrerévolutionnaire ; de l’autre côté, le
paysan pauvre Micha Kochévoi, l’ami d’enfance et plus tard
beau-frère de Grigori dont la guerre et la guerre civile ont fait
un bolchevik.
Grigori lui-même n’est cependant pas, parmi les cosaques, un
paysan moyen ordinaire. Son destin est fortement individuel et
sort largement du cadre de la vie ordinaire au village. Nous
voyons dès lors la force artistique de figuration de Cholokhov.
De même qu’il s’entend à créer, dans tout le roman, une unité
organique, sensible, de l’universel et du particulier, il décrit
aussi , en même temps et indissociablement, dans la figure du
personnage principal, les traits paysans-cosaques qui élèvent
son héros au-dessus de la moyenne du village. Ceci est avant
tout lié au destin personnel de Grigori. Jeune homme, il tombe
amoureux d’Aksinia, la femme de son voisin, le paysan moyen
cosaque Stépane. Mais pour lui, ce n’est pas une aventure
éphémère comme il est habituel chez les jeunes cosaques, mais
un amour fatal qui va influer sur toute sa vie. Comme nous
l’avons déjà vu, Grigori est certes marié par son père à Natalia

3
Déciatine : ancienne unité de mesure de surface russe (≈ 1,0925 hectare)
4
Le Don paisible, op. cit, 1ère partie, chap. XVIII, t. I, p. 133.

9
Korchounov, mais il abandonne sa femme après une courte vie
commune, lui et Aksinia s’engagent comme serviteurs chez
Listnisky, un gros propriétaire foncier des alentours.
Ce destin personnel sort Grigori de son environnement. Le
grand art de Cholokhov consiste donc justement en ce que, par
cette sublimation, il fait très nettement apparaître en même
temps ces traits de Grigori qui sont aussi typiques du village
cosaque. En conséquence de quoi Cholokhov peut aussi faire
de Grigori – un personnage fortement individuel et en même
temps typique – le héros de son histoire. Grigori émerge aussi
par son talent du groupe des jeunes cosaques moyens. Le destin
personnel particulier de Grigori aiguise ses capacités de
perception à l’égard des nouveaux rapports, des nouvelles
configurations, au contraire des camarades de son âge qui
mènent la vie conventionnelle d’un jeune cosaque. Par son
destin, Grigori va néanmoins, en même temps, jusqu’à un
certain point, être déraciné. Et cela se voit à nouveau plus tard,
dans la manière dont les hésitations qui parcourent le village
au cours de la guerre civile se manifestent justement dans
l’âme de Grigori sous la forme du basculement les unes dans
les autres des antinomies les plus aiguës.
Cette unité entre l’individualité résolue et le typique villageois
s’exprime le plus clairement dans l’amour néfaste entre Grigori
et Aksinia. Si nous considérons la vie des deux dans son
ensemble, cet amour est tout autant fatidiquement décisif que
– dirions-nous – l’amour d’Anna Karénine. 5 Les héros de
Cholokhov – Grigori et Aksinia – restent cependant à tous
points de vue des paysans cosaques. Lorsque Grigori et
Aksinia apprennent que le mari d’Aksinia va bientôt revenir du
service militaire, la femme veut persuader Grigori d’une fuite
ensemble. Mais Grigori n’est absolument pas d’accord. « Tu
es bête, Aksinia, tu es bête ! Tu bavardes, et ça ne veut rien
5
Dans le roman éponyme de Tolstoï.

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GEORG LUKÁCS. CHOLOKHOV, LE DON PAISIBLE.

dire. Quoi, où veux-tu que j’aille si je quitte la ferme ?... je ne


quitterai jamais la terre. C’est la steppe ici, on respire, mais là-
bas ? L’hiver dernier, je suis allé à la gare avec le père, j’ai
pensé mourir. Ces locomotives qui hurlent, cet air qui est plein
de charbon brûlé. Comment les gens vivent, je n’en sais rien,
peut-être qu’ils sont habitués à cette fumée… » Grigori crache
et répète : « Je ne quitterai jamais le village. » 6
Cette nature paysanne de Grigori s’exprime encore plus
clairement dans la scène où, en dépit de sa protestation
désespérée, il est contraint par le père au mariage avec Natalia
Kornouchova. Cholokhov décrit comme suit la demande en
mariage : « Les yeux de Grigori l’avaient, en une minute,
parcourue toute entière. De la tête à ses belles jambes élancées.
Il l’examinait comme un maquignon qui achète une jument. Il
pensa : "Elle est bien", et rencontra ses yeux qui étaient fixés
sur lui. » 7 De même, il y a aussi dans la vie d’Aksinia des
virages qui ne sont pas moins brusques : elle retourne chez son
mari et vit avec lui ; au domaine, elle a une relation avec le
jeune Listnisky etc. 8
Le grand art de Cholokhov se voit en ce qu’en dépit de tout
cela, et au travers de tout cela, il nous rend crédible ce qu’il y
a d’inhabituel, de néfaste dans l’amour entre Grigori et
Aksinia. Ce n’est pas un hasard si finalement, Grigori
s’effondre lorsque, après la fin de la guerre civile, il veut fuir
ensemble avec Aksinia vers une contrée éloignée, mais
qu’Aksinia, en cours de route, tombe victime d’une balle lors
d’une escarmouche. 9
Le cosaque Grigori qui, par suite de son destin particulier,
affiche si nettement des traits qui lui sont propres, devient

6
Le Don paisible, op. cit, 1ère partie, chap. XII, t. I, p. 97.
7
Ibidem, chap. XV, t. I, p. 117.
8
Ibidem, 3ème partie chap. XXII, t. I, p. 578-579.
9
À la toute fin du roman, Ibidem, 8ème partie, chap. XVII, t. IV, p. 662.

11
ensuite soldat dans la première guerre mondiale. Sa première
réaction est un dégout devant l’inhumanité que conditionne la
guerre. Mais peu à peu, il s’intègre à l’inévitable. Par son
courage et son sang-froid, il progresse peu à peu dans le monde
militaire. On ne peut cependant jamais parler chez lui d’un
véritable enthousiasme pour la guerre. Par rapport aux
officiers, il est méfiant d’emblée, et dès les temps de paix.
C’est ainsi qu’il traverse déjà, pendant sa période militaire,
toutes sortes d’hésitations caractéristiques. D’un côté, les
conceptions de Grigori sont fortement déterminées par les
préjugés et les partis-pris cosaques, mais de l’autre croît en lui
constamment un mécontentement qui ne lui serait jamais venu
à l’esprit autrefois.
C’est pourquoi Grigori ne peut, même plus tard, adhérer corps
et âme, ni à la révolution, ni à la contrerévolution. C’est
pourquoi aussi chez lui, aux instants de la décision, des motifs
momentanés et purement personnels jouent un si grand rôle.
Ceux-ci ne sont assurément que des occasions suscitatrices.
C’est néanmoins la situation sociale qui est décisive. L’art de
Cholokhov consiste justement dans le fait qu’il exacerbe
l’individuel jusqu’à l’extrême ; l’atypique, la sortie du cadre
de la classe sociale, et l’élévation au-delà de ce cadre de classe
(chez Grigori, non seulement dans son amour pour Aksinia,
mais aussi dans sa carrière dans l’armée) sont tendus jusqu’à
l’extrême et néanmoins, la situation sociale apparaît partout
comme facteur intellectuel, psychique et moral décisif :
l’intelligence, l’aspiration à la liberté, et l’individualisme
anarchiste du paysan moyen cosaque. C’est pourquoi Grigori,
précisément par son caractère atypique, est qualifié pour être
le personnage central typique de tout le roman.
Ces caractéristiques propres, l’intrication de l’universel et du
particulier est exprimée encore plus nettement par le rapport de
Grigori aux autres cosaques qui tout, en dépit de profondes

12
GEORG LUKÁCS. CHOLOKHOV, LE DON PAISIBLE.

différences, montrent énormément de traits très apparentés ; on


le voit en premier lieu chez le père de Grigori et chez son frère
aîné, mais aussi chez les autres cosaques. Même chez ceux qui,
plus tard, se placeront du côté de la révolution, des sentiments
et des raisonnements surgissent qui sont analogues à ceux de
Grigori. C’est seulement – et c’est à nouveau magistral – sur
les bases sociales analogues que se développe naturellement,
même chez les individus les plus différents, une psychologie
jusqu’à un certain point analogue qui, au travers des
différences sociales existantes au sein du village cosaque,
affiche de riches nuances. C’est par-là que sont déterminés les
chemins diamétralement opposés de Korchounov et
Kochévoi. 10
Cela seul est cependant encore bien loin d’épuiser la question.
La même base sociale offre, en accord avec chaque évolution
individuelle et avec les différences de penchants personnels,
un champ d’action différent, étroit ou vaste, pour la possibilité
d’action des personnages individuels. Il suffit de comparer
Grigori à son frère aîné Pétro, ou plus tard à son ordonnance
Prokhor pour que cela devienne clair. Grigori est ainsi le
personnage en même temps le plus individuel et le plus
typique, de sorte que ce champ d’action mentionné plus haut
est chez lui délimité le plus largement, ce par quoi les
hésitations inévitables se voient à une hauteur maximale, tant
socialement qu’aussi personnellement.
Nous voyons à nouveau là une opposition radicale au roman
bourgeois. L’organisation de la figuration par Cholokhov
signifie une approche de la structure interne de l’épos. À cette
occasion est soulevée la question de savoir si le personnage
central de la grande épopée doit être de nature exceptionnelle
ou moyenne. Le héros moyen – à commencer par Tom Jones
en passant par Oblomov jusqu’aux héros de Flaubert –
10
Michka Kochévoi : ami bolchévique de Grigori

13
détermine la structure du roman réaliste bourgeois, 11 en
opposition radicale à l’épos. Derrière cette opposition se cache
la nécessité de devoir remplir de manière différente des
exigences différentes de la forme épique dans des sociétés de
développement et de structure différentes. Dans l’épos
d’Homère, l’action est directement à caractère social ; le héros
éminent est une incarnation synthétique des traits les plus
saillants, donc les plus caractéristiques, les plus typiques de
l’action sociale. Le roman bourgeois typique est déterminé par
la prépondérance de l’élément privé ; les lois de l’évolution
sociale parviennent à s’y appliquer au travers de la zone de
réfraction du destin personnel exprimé et de la psychologie
individuelle, en traversant de nombreux éléments de
médiation. La fonction épique du héros moyen est maintenant
de rendre visibles les changements de la chimie sociale,
comme une sorte de papier de tournesol. 12 Chez Walter Scott,
par exemple, le héros moyen sert à permettre la représentation
d’une liaison entre des extrêmes de la vie sociale rendant une
action possible. Ce n’est pas un hasard que dans le roman
bourgeois, la description des êtres humains sous l’aspect
positif reste à l’arrière-plan. Les personnages historiques
dirigeants n’apparaissent jamais chez Walter Scott que comme
des figures épisodiques. Ce type de roman est nécessairement
soumis à une transformation au cours du développement
socialiste. Nous pouvons, chez Cholokhov, observer des
débuts de cette transformation.
Nous le soulignons : des débuts. La théorie du réalisme
socialiste n’est pas là pour prescrire des schémas uniformes
pour une représentation adéquate. Autre chose est la
transformation qui s’opère avec le socialisme, et autre chose à

11
Henry Fielding, L'Histoire de Tom Jones, enfant trouvé, (1749), Paris, Folio
Gallimard 2007. Ivan Gontcharov, Oblomov, Paris, Le Livre de Poche, 1999.
12
Papier imbibé d’un réactif dont la couleur change selon le pH d’une solution.

14
GEORG LUKÁCS. CHOLOKHOV, LE DON PAISIBLE.

nouveau est l’édification du socialisme lui-même. Chez


Cholokhov, nous voyons une variété, qui se change en
tragique, du nouveau principe épique (plus tard sur les détails),
mais en tout cas, cela signifie déjà un tournant décisif vers la
nouvelle épopée.
La question décisive qui détermine la structure globale de
l’œuvre épique est : que vise ce mouvement épique, qu’atteint-
il ? Ceci est aussi d’une importance décisive en ce qui concerne
la forme, car la forme épique prescrit que la conclusion soit
obligatoirement donnée dès le début par la technique narrative.
Cette loi fondamentale de l’art narratif est fortement ressentie
par Cholokhov (et aussi transmise au lecteur), à savoir que
l’auteur décrit toujours un événement qui appartient déjà au
passé. Cela se voit même dans la structure des détails. Nous
apprenons par exemple par une nouvelle adressée à Grigori que
sa femme Natalia est décédée, 13 et c’est alors seulement que
le lutte contre la mort et la mort se manifestent à nous dans tous
les détails. Le strict respect de cette loi de l’épopée, nous
pouvons tout aussi bien l’observer chez Homère que chez
Thomas Mann. Quand le narrateur, conformément aux lois de
la forme de l’épopée, couche sur le papier le premier mot du
roman sur la base de la conclusion, il doit également éclairer et
nuancer le caractère, le rythme, et le tracé de chaque moment
intermédiaire du point de vue de la conclusion. Cette
conclusion, c’est pour Cholokhov la victoire du socialisme.
Dans cette odyssée – et c’est justement là que se situe
l’antinomie décisive au roman bourgeois – le héros, à savoir le
village, retrouve son chemin.
C’est néanmoins là que réside la contradiction – littérairement
féconde – de la transition, le caractère spécifique de cette
œuvre de Cholokhov : le héros est, au plan épique, dédoublé
bien que ce dédoublement contradictoire s’amalgame,
13
Le Don paisible, op. cit., 7ème partie, chap. XVII, t. IV, p. 231.

15
justement au travers de la contradiction elle-même, en une
unité dialectique : le village retrouve le nord, le personnage
central de Grigori – il est justement le personnage central parce
qu’il réunit dans sa personne de manière extrême,
contradictoire, les meilleures et les pires caractéristiques du
village cosaque, individuellement typées – fait finalement
fausse route et anéantit même sa propre existence physique et
morale. Après la fin de la guerre civile, Grigori finit par
s’égarer. Il sombre dans le banditisme. Au bout de cette
impasse, il est un homme brisé, il capitule et se perd.
Cette conclusion du Don Paisible a suscité en son temps une
discussion véhémente, dont nous voulons ultérieurement
traiter les questions principales ; choisissons maintenant un
seul point de cette discussion : de toute évidence, malgré
certains aspects tragiques, on ne peut pas déclarer que le destin
de Grigori est une tragédie. Une tragédie est un conflit qui est
insoluble et pas seulement pour l’individu. Derrière le conflit
personnel, il y a à l’œuvre des forces sociales qui entrent en
collision entre elles, et le caractère de cet affrontement social
détermine si un conflit personnel doit ou non être vu comme
une tragédie. Dans tout naufrage authentiquement tragique se
manifeste donc avant tout un parallélisme entre le destin
personnel et le destin de la classe sociale ; cela, nous le voyons
dans Antigone, et même dans Richard III. 14 Dans notre cas, on
ne peut cependant pas voir de parallélisme, mais un
antagonisme : le village suit le chemin qui mène au socialisme,
mais Grigori sort du cadre de cette évolution. Ce qui justement
avait fait de lui le personnage central, parce que symbolisant le
village, devient maintenant excentrique. Il lui manque
l’universalité du tragique. Dans sa ruine, il cesse d’être un
représentant de sa classe sociale.

14
Antigone, tragédie grecque de Sophocle.
Richard III, tragédie de Shakespeare.

16
GEORG LUKÁCS. CHOLOKHOV, LE DON PAISIBLE.

À cela s’ajoute encore ici un motif important et nouveau. Dans


le cas d’un affrontement de classes tragique, le héros qui perd
a une justification relative, parce que déterminée par
l’évolution sociohistorique. Cela, Marx l’a bien vu pour une
phase déterminée de l’évolution sociale en ce qui concerne
l’ancien régime. C’est exact pour les époques où se déroule la
transition d’une société de classes à une autres société de
classes. Mais ici, la transition au socialisme produit un
changement radical. L’avènement d’une société supérieure,
qui n’est plus contradictoire, enlève à ses adversaires la
possibilité d’un ton pathétique relativement justifié. Ce n’est
pas un hasard – et cela est aussi confirmé à maintes reprises
par la vie dans de nombreux phénomènes des dernières
décennies – que les ennemis de la révolution soient incapables
de défendre leur mauvaise cause par une résolution fondée sur
les principes et la morale, comme étaient encore capables de le
faire, dans les temps écoulés de la transformation de sociétés
de classes, les champions de ce qui dépérit ; Antigone, par
exemple, Götz von Berlichingen, 15 Philippe II chez Schiller, 16
les partisans de la maison Stuart chez Scott. 17
Le personnage principal, éminent, pas médiocre, du Don
Paisible, est donc un phénomène de transition. Grigori
Mélékhov n’est cependant plus le héros moyen, du genre
papier de tournesol, du roman bourgeois, (bien qu’il ait aussi,
nécessairement, de ces éléments en commun avec lui), mais il
représente de cette façon les hésitations du monde cosaque
pendant la guerre civile. En s’élevant ainsi au-dessus de la
moyenne, il devient le représentant extrême de sa classe. Il ne
devient pas le représentant de sa classe par sa sensibilité et sa
passivité, mais par ses actes. Les vagues des événements
15
Götz von Berlichingen, pièce de Goethe.
16
Dans Don Carlos.
17
Notamment dans Waverley (1814), Le Nain noir (1816), Rob Roy (1817),
Redgauntlet (1824)

17
déferlent par-dessus les héros médiocres des romans
bourgeois : il se passe quelque chose avec eux, ils sont
largement les victimes passives du processus social quel qu’il
soit. Vu objectivement, Grigori lui-aussi se laisse trimballer
plutôt que de prendre lui-même l’initiative. Cependant – par
suite de son caractère extrême que nous venons de souligner –
cette façon de se laisser trimballer se voit de la manière la plus
expressive dans ces actes qui, vus subjectivement, découlent
de son initiative. D’un autre côté et en même temps, Grigori
n’est pas encore le héros agissant consciemment de la nouvelle
épopée socialiste. Cela se voit de la façon la plus claire si nous
pensons au roman de Fadeïev qui traite des mêmes périodes et
à son héros, le partisan communiste Lévinson. 18 Là aussi, la
narration est pleine d’un tourbillon presque irrésistible
d’événements. Au sein de ces événements, Lévinson n’est
jamais subjectivement seul, mais il est aussi, objectivement,
l’initiateur effectif, le leader effectif, et de ce fait aussi, dans la
défaite momentanée, un représentant typique de la victoire à
venir.
III.
Derrière ce type d’épopée, derrière le phénomène qui entraîne
un changement qualitatif dans l’épopée, dans le caractère du
genre d’art qu’est le roman, il y a un problème de contenu, un
problème social : Lévinsohn est un communiste, et même un
communiste très conscient, exemplaire, résolu ; Grigori
– selon sa situation de classe – est un paysan moyen hésitant,
particulièrement violent dans ses fluctuations, parce que c’est
un cosaque, et même un cosaque devenu quelque peu déclassé,
excentrique. La forme fondamentalement nouvelle de la
nouvelle épopée va cependant être déterminée par les actions
18
Alexandre Aleksandrovitch Fadeïev [Алекса́ндр Алекса́ндрович Фаде́ев]
(1901-1956), La Défaite, trad. Maurice Parijanine, Paris, Éditeurs Français
Réunis, 1950.

18
GEORG LUKÁCS. CHOLOKHOV, LE DON PAISIBLE.

des héros vraiment conscients, socialement et humainement,


par les actions des communistes. Cet état conscient s’exprime
naturellement sous les formes les plus diverses comme
processus multiple d’évolution. Il est bien loin de se limiter à
des membres du parti bolchevik. Ceux-ci jouent en littérature
comme aussi dans la vie le rôle de l’avant-garde, du leader
exemplaire. Mais nous trouvons, tant dans la vie qu’aussi en
littérature de très nombreuses variations de ce processus de
conscientisation. Le nouveau style de la littérature soviétique
(des romans de la guerre patriotique et de l’édification) est
largement déterminé par le fait que dans les masses
travailleuses qui sont en dehors du parti, cette force
transformatrice des communistes exerce aujourd’hui un effet
beaucoup plus large et profond que ce n’était le cas auparavant.
La conscientisation progressive indispensable, sociale, morale
et humaine est un des facteurs décisifs de la nouvelle phase
actuelles du réalisme socialiste.
La représentation du communiste, de l’homme agissant
consciemment sur la base d’une juste conscience sociale pose
à l’écrivain une tâche fondamentalement nouvelle. Avant la
victoire de la révolution socialiste, Gorki et Andersen Nexø 19
se sont préoccupés de l’émergence et du développement de
cette conscientisation. La victoire du prolétariat a créé de
nouvelles tâches. La tâche littéraire va souvent – peut-être dans
la majorité des cas typiques – au-delà de la représentation de
l’émergence de la conscience : le héros apparaît déjà comme
communiste conscient, il agit comme tel, et peut prendre en
main l’orientation de l’action. C’est là que réside la grande
affinité avec la mise en forme de l’épos, parce que les héros
d’Homère, eux-aussi, Achille et Ulysse, apparaissent déjà
comme des héros achevés, et n’ont aucun parcours de

19
Martin Andersen-Nexø, (1869-1954), écrivain danois, communiste. Connu
notamment pour Pelle le Conquérant, Paris, Points Seuil, 2005.

19
développement au sens où c’est habituel dans les romans
bourgeois. De tels héros apparaissent habituellement dans les
romans bourgeois comme personnages secondaires
importants, notamment par exemple chez Walter Scott. Et bien
que chez Tolstoï, Koutouzov connaisse une évolution en 1912,
il est pourtant un personnage bien plus « achevé » que
Bolkonski ou Bezoukhov. 20
La littérature est ainsi placée devant une tâche de
représentation extraordinairement grande. La difficulté
littéraire est d’animer les personnages « achevés » ; elle ne doit
jamais les faire apparaître comme figés. Dans le roman
bourgeois, le caractère « achevé » du personnage est presque
sans exception l’expression de sa propre médiocrité, ce qui est
aussi relativement justifié puisque ces personnages reflètent
littérairement la société bourgeoise, mais tout particulièrement
la société bourgeoise décadente (pensons seulement à Homais,
le personnage de Flaubert) 21 Seule la richesse interne,
intellectuelle, émotionnelle et morale du personnage
« achevé » peut ici fournir un dénouement. Dans ce contexte,
nous voyons une certaine analogie éloignée de forme avec ce
qu’on appelle le drame analytique, comme Œdipe-Roi de
Sophocle où l’épreuve, le combat avec la vie expriment chez
le héros toute la richesse et toute la force de son âme et de son
humanité ; la violence de l’épreuve peut sans doute mettre en
lumière des qualités jusque-là cachées, en développer d’autres
qui, dans la vie quotidienne, n’avaient aucune occasion de de
déployer. (Ainsi chez Koutouzov.)
20
Léon Tolstoï, Guerre et Paix.
Mikhaïl Illarionovitch Golenichtchev-Koutouzov [Михаил Илларионович
Голенищев-Кутузов], (1745-1813) Général en chef des armées russes,
vainqueur de Napoléon pendant la campagne de Russie.
Prince André Bolkonski, aide de camp de Koutouzov. Pierre Bezoukhov,
personnages (imaginaires) de Guerre et Paix.
21
Pharmacien dans Madame Bovary, caractérisé par sa vanité sociale et ses
prétentions scientifiques.

20
GEORG LUKÁCS. CHOLOKHOV, LE DON PAISIBLE.

Cette analyse abstraite le montre déjà : le développement, le


déploiement de l’âme ne sont pas des concepts métaphysiques
abrupts ; il n’existe pas de muraille de Chine entre la peinture
de caractère de personnages en cours de développement et de
personnages « achevés ». Certes, il y a pourtant une limite, car
le personnage peut apparaître soit comme achevé, soit comme
en cours de développement, avec des contours nets ou
estompés, ne devenant nets que peu à peu. Et c’est là que la
représentation du communiste – tout particulièrement en
milieu paysan – constitue un problème particulier. Il est en
effet tout à fait évident que le type pur du communiste nait dans
la grande entreprise (ou éventuellement dans le mouvement
illégal). Il arrive en général dans le village en tant que tel, c’est-
à-dire « achevé » ; éventuellement, s’il est allé auparavant en
ville, quand il revient au village. Donc – même s’il continue
encore de se développer ultérieurement – il est, au début, déjà
« achevé » en comparaison des hommes au village, de ceux qui
évoluent lentement pour devenir communistes, et des sympa-
thisants.
Le mode de représentation des communistes dans Le Don
Paisible est également déterminé par là. C’est déjà visible dans
l’« idylle » d’avant-guerre lorsque Stockman, le serrurier de
Rostov, apparaît au village. 22 Il s’aménage un atelier,
rassemble les plus intelligents parmi les indigents du village,
mais il est bientôt arrêté. 23 Pendant la guerre civile, Stockman
réapparaît. C’est désormais un personnage vivant, parce que
ses qualités se déploient devant nous pas à pas dans des faits.
Le plus important là, c’est naturellement son influence sur le
village, sur les rares ouvriers de l’endroit, et sur les cosaques
pauvres, ouverts d’esprit, et parmi eux Kochévoi.

22
Iossif Davydovitch Stockman, Le Don Paisible, op. cit., 2ème partie, chap. IV,
t. I, pp. 208 ss. Il organise des conférences
23
Ibidem, 3ème partie, chap. I, t. I, pp. 369-375.

21
Nous pouvons observer la même chose – peut-être plus
marquée encore – chez le cosaque pauvre devenu communiste,
le cornette Bountchouk. Il apparaît dès la guerre 24 et joue un
rôle important dans la guerre civile. Dans la description de la
guerre civile, l’amour de Bountchouk pour Anna est un petit
chef d’œuvre dans le cadre de la grande œuvre. Sa
signification, du point de vue de la composition globale,
consiste dans l’antinomie jamais accentuée, nulle part
soulignée, que constitue cet amour par rapport à la passion
entre Grigori et Aksinia. D’un côté, l’esprit social, la
collaboration, le combat commun et la cohésion dans la lutte
de classes sont la base de l’amour ; cela fait s’épanouir chez
Bountchouk un amour qui comble toute sa vie, et qui survit
même à la mort d’Anna. De l’autre – chez Grigori et Aksinia –
nous trouvons une passion déraisonnable, énigmatique dans la
vie normale : cet amour apparaît comme un symptôme du
déclin amorcé des formes de vie paysannes traditionnelles.
Dans le premier cas, l’amour est l’accomplissement humain
d’une existence humaine consciente, où l’on lutte, sacrifie sa
vie. Ajoutons encore : les deux rapports amoureux sont décrits
sans aucune stylisation.
Le même problème se fait jour aussi lors de la peinture de
caractère des autres communistes. Garanja ne fait qu’une
courte apparition ; seule son influence sur Grigori pour le
pousser vers la gauche est décrite brièvement. 25 Le personnage
de Podtiolkov est déjà élaboré de manière plus détaillée. Le
sacrifice de sa vie montre une apothéose héroïque grandiose.
Podtiolkov est pourtant peut-être le seul personnage dans Le
Don Paisible dont les contours en raison du manque
d’évolution, le représentation du caractère « achevé » sont
quelque peu durcis ou brouillés. Cela concerne en premier lieu

24
Le Don Paisible, op. cit., 3ème partie, chap. XV, t. I, p. 522.
25
Ibidem, 4ème partie, chap. XXIII, t. I, pp. 580-588.

22
GEORG LUKÁCS. CHOLOKHOV, LE DON PAISIBLE.

les traits négatifs de son caractère. D’un côté, nous voyons


chez lui (sur la question du partage des terres agricoles) des
manques de clarté idéologique. Lorsque Grigori veut se
renseigner sur ce qui adviendra alors exactement du terroir, si
les paysans ukrainiens installés en région cosaque recevrons
une parcelle de terre, il répond comme suit : « "Non,
pourquoi ?". Podtiolkov sembla troublé et embarrassé. "De la
terre ; nous en aurons assez. Nous allons la partager entre les
cosaques… Aux propriétaires fonciers, nous allons tout
prendre. Mais aux paysans, on ne peut rien donner. Sinon, ils
auront toute la fourrure et nous juste une manche... Si nous
commençons à leur donner, nous resterons nous-mêmes à poil
et pieds nus…" » 26 Par ailleurs, nous voyons des épisodes où
les succès lui montent à la tête, et où il se comporte mal face
aux cosaques. Tout cela serait assurément possible, pris
isolément, sauf qu’il faudrait littérairement démontrer
comment ces traits négatifs de Podtiolkov sont corrélés aux
traits positifs, comment ces derniers s’accroissent et trouvent
leur couronnement dans le martyre de Podtiolkov. On voit
donc là chez Cholokhov une défaillance partielle dans la
figuration si assurée par ailleurs.
C’est d’un type tout particulier qu’est le cas des communistes
parmi les habitants du village, surtout le cas Kochévoï. Celui-
ci a parcouru depuis les temps du cercle Stockman un bout de
chemin considérable, jusqu’à devenir président du conseil
révolutionnaire du village. Il traverse la guerre et la guerre
civile ; il est souvent en danger de mort ; il est poursuivi par
les contrerévolutionnaires et doit endurer des sanctions
dégradantes ; le contrerévolutionnaire koulak Korchounov met
le feu à sa chaumière et extermine sa famille. 27 Tout ceci fait
26
Le Don Paisible, op. cit., Grigori Mélékhov et Podtiolkov font connaissance
dans la 5ème partie, chap. II, t. II, p. 310. La conversation ci-dessus est traduite
de l’allemand. Elle ne figure pas dans la traduction française.
27
Ibidem, 7ème partie, chap. XII, t. IV, p. 145-146.

23
de lui un communiste solide, résolu, mais parfois aussi rigide.
Les blessures de la vie, les multiples épreuves l’éduquent à être
ferme sur les principes, et impitoyable à l’égard des contre-
révolutionnaires, même quand leur représentant est un vieil
ami ou même quelqu’un de sa propre famille (Kochévoï
épouse la jeune sœur de Grigori, Douniachka.) Dans son
attitude, on remarque encore néanmoins cette force et ce
discernement – celui-ci, il doit l’apprendre dans son rapport à
l’extérieur, l’apprendre du parti bolchevik – qui, après la
défaite de la contrerévolution permettent de guider
judicieusement le village, lequel provisoirement ne s’en
accommode qu’en apparence, sur le chemin d’une juste
réconciliation avec la dictature du prolétariat. La force et
l’honnêteté littéraire de Cholokhov réside donc justement en
ce qu’il ne stylise pas en figures idéales ces cosaques qui
deviennent communistes, mais les dépeint tels qu’ils sont en
réalité.
IV.
Beaucoup plus simple est la représentation des contre-
révolutionnaires. Ce sont en partie des koulaks du village
cosaque, comme l’autre beau-frère de Grigori, Korchounov, et
dont le père (nous avons déjà donné des informations sur sa
richesse), est depuis longtemps le véritable moteur du
mouvement contrerévolutionnaire au village. Pour une part, ce
sont des officiers, des généraux et des intellectuels.
(Cholokhov insère avec une ironie mordante et percutante, au
milieu d’un récit de la guerre, le journal intime à la Sanine d’un
jeune intellectuel.) 28 Le déroulement historique de l’action
entraîne naturellement que de tels personnages – abstraction

28
Le Don Paisible, op. cit., 3ème partie, chap. XI, t. I, pp. 467-488. Sanine est le
héros solitaire et désespéré, angoissé, cynique, nihiliste du roman éponyme
de Mikhaïl Artsybachev, auteur russe célèbre au début du XXème siècle,
apprécié de la jeune fille dont le rédacteur du journal est amoureux.

24
GEORG LUKÁCS. CHOLOKHOV, LE DON PAISIBLE.

faite des contrerévolutionnaires cosaques installés au village –


surgissent et disparaissent à nouveau, peu importe s’il s’agit de
Kornilov, de Kaledine, 29 ou d’autres officiers contre-
révolutionnaires de moindre importance.
Sauf que leur importance n’est pas mince. Au travers de leur
action, on voit clairement où conduit l’opposition des cosaques
au pouvoir soviétique, souvent seulement instinctive, souvent
seulement provoquée par les événements du jour, souvent ne
s’exprimant que par une résistance feutrée. À travers eux se
fait également jour – et cela de manière encore plus marquée –
le caractère résolument contrerévolutionnaire de l’idéologie
particulière cosaque, qui n’existe que spontanément dans les
têtes de la plupart des cosaques.
En quoi consiste cette idéologie cosaque ? Au fond, elle est
typique d’un village d’hommes des bois : de l’anarchie
paysanne. Grigori raconte qu’une fois – alors qu’il se dirigeait
vers la Pologne avec l’armée rouge – les paysans ukrainiens
demandèrent des armes pour pouvoir se protéger des bandits.
Le commandant rouge répondit au porte-parole des paysans :
« "Si je vous donne des armes, vous irez rejoindre les bandes.
"Alors l’Ukrainien a ri, il a dit : "Armez-nous toujours,
camarade, et nous ne laisserons entrer dans notre village ni les
bandits ni vous autres." Eh bien, à présent, je pense à peu près
comme l’Ukrainien : si c’était possible de ne laisser entrer à
Tatarski ni les Blancs ni les Rouges, ça vaudrait mieux. » 30
Cette attitude paysanne ordinaire s’exprime chez les cosaques
de manière particulièrement forte. D’un côté, ils étaient – en
comparaison des paysans ukrainiens vivant au village et aux
29
Lavr Gueorguievitch Kornilov [Лавр Георгиевич Корнилов] (1870-1918)
Général russe, cosaque, commandant d’une armée blanche dans les régions
de Rostov et Ekaterinodar. Alexeï Maximovitch Kaledine [Алексей
Максимович Каледин] (1861-1918), officier russe, ataman des cosaques du
Don. Il combat dans les armées blanches durant la guerre civile.
30
Le Don Paisible, op. cit., 8ème partie, chap. VII, t. IV, p. 512.

25
alentours – une couche privilégiée. Depuis le début de la
révolution, ils ont toujours craint que dans la répartition des
terres, on puisse aussi tenir compte des paysans ukrainiens et
qu’ils soient ainsi – eux, les cosaques – défavorisés. Nous
avons vu que cette idéologie influençait même le communiste
Podtiolkov. D’un autre côté, la place militaire particulière des
cosaques a aidé à développer l’idéal d’un État cosaque
autonome. La proclamation de ce point de vue est, tout
particulièrement au début, plus que de la simple propagande
contrerévolutionnaire. Il y a aussi dans le camp de la contre-
révolution des officiers plus honnêtes qui ne se sont pas
totalement séparés du peuple et qui sont fortement animés par
l’idée de mener la résistance à la restauration du tsarisme. À la
veille de la révolution, le lieutenant Atarchtchikov soulève
ainsi, au cours d’une discussion avec Listnitski, fils d’un
général et contrerévolutionnaire de la plus belle eau, la
question :« les Cosaques ont-ils bien besoin de cela ?...
pourquoi s’éloignent-ils ainsi, spontanément, de nous ? » 31 Ce
n’est pas un hasard si Atarchtchikov, lors de l’occupation du
Palais d’Hiver, veuille passer du côté de la révolution, mais y
trouve la mort. 32
Vu objectivement, cette volonté cosaque d’autonomie est
naturellement contrerévolutionnaire de bout en bout. Mais elle
joue un rôle très important lorsque Grigori diverge pour la
première fois de la cause de la révolution. Les cruautés et les
désillusions de la guerre déclenchent chez lui un ébranlement
profond et lorsqu’il a à l’hôpital l’occasion de s’entretenir
assez souvent avec Garanja , il entre en contact étroit avec les
rouges. En 1917, il est à nouveau sur le front. Alors qu’il est
cornette, il fait la connaissance d’un lieutenant nommé
Izvarine, un nationaliste cosaque affiché. Izvarine défend le

31
Le Don Paisible, op. cit., 4ème partie, chap. XI, t. II, p. 171.
32
Ibidem, chap. XIX, t. II, pp. 272-273.

26
GEORG LUKÁCS. CHOLOKHOV, LE DON PAISIBLE.

point de vue qu’il faudrait restaurer la liberté et l’autonomie


traditionnelle des cosaques anéantie par le conquête tsariste. Il
explique à Grigori que « Les bolchéviks ont raison de leur
point de vue » parce qu’ils défendent les intérêts de la classe
ouvrière. « À elle, ils lui apportent une vraie libération, mais
pour les paysans ce sera un nouvel esclavage, et peut-être pire.
Tous égaux, ça n’existe pas dans la vie. Si les bolchéviks
gagnent, ça sera bon pour les ouvriers et mauvais pour les
autres. Si la monarchie revient, ça sera bon pour les
propriétaires et consorts et mauvais pour les autres. Nous ne
voulons ni des uns ni des autres. Il nous faut un gouvernement
à nous » Cette idéologie contrerévolutionnaire fait
naturellement sur Grigori une forte impression, elle donne
même à son anarchisme cosaque paysan instinctif une forme
idéelle. Il se sent perdu, il n’arrive pas à se décider. Dans cette
perspective, Izvarine lui dit très justement : « La vie t’obligera
à te rendre compte, et quand je dis "t’obligera"… t’entraînera
de force d’un côté ou de l’autre. » 33 C’est tout autre chose
qu’un hasard que cet Izvarine se rallie plus tard à Kaledine. 34
Dans cette conversation se manifeste la dialectique interne de
cette idéologie cosaque particulière, la violence initiale et la
faiblesse ultérieure de la contrerévolution qui se développe
dans la région cosaque. La force consiste en ce que la
contrerévolution se raccroche à l’arriération, à l’égoïsme de
classe, et aux préjugés de classe des cosaques. La faiblesse
consiste en ce que – abstraction faite de l’alliance, fondée sur
des intérêts de classe objectifs, avec la mince couche des
koulaks – cela reste aussi la seule plateforme commune. La
contrerévolution ne pense certes pas à restaurer la « liberté
cosaque » traditionnelle et à aider le pays cosaque à aller vers
l’autonomie. Bien au contraire. Peu importe que la

33
Le Don Paisible, op. cit., 5ème partie, chap. II, t. II, pp. 307-309.
34
Ibidem, chap. XII, t. II p. 389.

27
contrerévolution soit dirigée par l’Assemblée Nationale
Constituante, par les cadets 35 capitalistes, ou par des
monarchistes affichés, il s’agit toujours d’une restauration à
l’échelle de toute la Russie. La contre-révolution peut certes
– comme aussi au temps du tsarisme –aménager aux cosaques
certains privilèges (pour en faire un organe spécial
d’oppression, une avant-garde de la réaction), mais toujours
dans le seul cadre des intérêts capitalistes du pays tout entier.
L’alliance des masses cosaques et de la contrerévolution ne
repose donc – vu objectivement – sur aucune base solide et ne
va pas être envisagée honnêtement, ni d’un côté, ni de l’autre.
Les généraux contrerévolutionnaires ne font des concessions
aux aspirations à l’autonomie du monde cosaque qu’en
fonction de leur détresse, il ne tolèrent qu’en grinçant des dents
et dans l’attente de « temps meilleurs », les relâchements du
fait de la guerre de la discipline des cosaques et de leurs
commandants qui ont été promus des rangs des cosaques au
cours des combats de la contrerévolution. (Grigori commande
pendant une certain temps une division contrerévolutionnaire.)
Leur aspiration est cependant toujours tournée vers la
restauration du système tsariste, d’une manière ou d’une autre,
avec l’aide des allemands ou de l’Entente, et à la solde des
allemands ou de l’Entente. Ces deux questions sont
naturellement très étroitement liées. Ceci étant, parce que les
deux côtés doivent agir dans leur propre intérêt, d’un côté la
défiance et l’antipathie s’accroissent entre commandants
cosaques et contrerévolutionnaires, de l’autre les généraux, qui
doivent représenter la contrerévolution bourgeoise, inter-
nationale, doivent toujours, étant le partenaire le plus fort dans
cette alliance, soumettre les cosaques à leur volonté.
Cela se voit très clairement dans un entretien mené par Grigori
avec le commandant contrerévolutionnaire Koudinov sur le
35
KD, Parti constitutionnel démocratique (politique libéral).

28
GEORG LUKÁCS. CHOLOKHOV, LE DON PAISIBLE.

rôle des officiers de métier tsaristes. Koudinov a admis que les


cosaques, y compris Grigori sont très mécontents de le
situation. « Voilà, ils ont rappelé les officiers, ils oublient leurs
principes. On va revoir les épaulettes… » Au contraire de
Grigori, Koudinov y voit une nécessité incontournable. « Nous
n’avons rien d’autre à faire que d’aller chez les cadets, mon
vieux. Pas vrai ? Tu crois que nous pouvons faire notre
république avec dix stanitsas ? Rien à faire… Nous ferons
notre jonction avec eux et nous irons trouver Krasnov la tête
basse et nous lui dirons : "Pardonne-nous, Pétro Mikolaïtch,
nous nous sommes un peu égarés en abandonnant le
front…" » 36
Le soulèvement proprement dit des cosaques a donc, dès le
début, des objectifs inatteignables. La croyance que l’on
pourrait un jour restaurer la liberté et l’autonomie d’autrefois
du monde cosaque, anéanties par le tsarisme, est une illusion.
Il n’y a qu’un seul choix réel dans le cadre du pays tout entier,
y compris pour les cosaques qui ne sont qu’une partie de la
nation toute entière, une partie de l’ordre social. Il y a que la
seule alternative : révolution ou contrerévolution, socialisme
ou capitalisme de monopole.
Les cosaques et leur représentant en littérature dans ce roman,
Grigori Mélékhov, ne veulent pas admettre cet état de fait, et
s’imaginent une voie cosaque particulière, à eux, une
« troisième voie ». Il en résulte chez Grigori une perpétuelle
hésitation, son ballotement inlassable de ci de là, son
déchirement – et cela ne provient pas de ce qu’on pourrait
appeler sa structure mentale. En soi, ce Grigori est un homme
décidé. Dans des situations concrètes, qu’il peut maîtriser, par
exemple sur le champ de bataille ou dans des rapports de vie
paysanne habituels, il décide d’habitude avec assurance, et
dans la majorité des cas raisonnablement. Ce dilemme lui
36
Le Don Paisible, op. cit., 6ème partie chap. XXXVIII, t. III, p. 350.

29
impose cependant, du point de vue de sa situation sociale, un
doute insoluble, inextricable. Cette situation sociale fait d’un
Fortinbras un Hamlet paysan. 37 Grigori lui-même est
totalement conscient de cette situation fausse. Lorsqu’il revient
chez lui de l’armée rouge, il dit à son copain Prokhor : « Les
gens comme ça, comme le jeune Listnitski ou notre Kochévoï,
ils peuvent bien aller au diable, mais je dois dire que je les ai
toujours enviés… Pour eux, tout a toujours été clair, depuis le
commencement. Ils suivent une route droite, ils ont un but,
tandis que moi, depuis l’année dix-sept, je marche en zigzag,
je vacille comme un ivrogne… Je me suis écarté des Blancs, je
ne me suis pas mis du côté des Rouges, je flotte, comme du
crottin dans un trou d’eau… » 38
Dans le combat contre le socialisme, la force de la contre-
révolution réside en ce que même des cosaques aussi doués et
raisonnables que Grigori ne trouvent pas la voie juste. Mais
c’est aussi en même temps la source de sa faiblesse. Toutes ces
mesures impopulaires qui éloignent le monde cosaque de la
contrerévolution ne sont pas les conséquences d’une sottise
fortuite, mais les conséquences nécessaires qui résultent de la
situation de classe des leaders contrerévolutionnaires.
C’est pourquoi il ne se forme jamais qu’un front provisoire de
la contrerévolution. Les cosaques ne se donnent jamais, corps
et âme, à une cause que quand il en va de la défense de leur
petit pays. Dès qu’on en vient à des opérations militaires de
grande ampleur à l’échelle du pays – peu importe qu’il s’agisse
d’une offensive ou d’une retraite – opérations qui emmènent
les cosaques loin de leurs villages, la dissolution commence :
les cosaques rentrent à la maison.
Les généraux et officiers blancs qui, conformément à leur
situation de classe, veulent restaurer l’ancien État, l’ancienne
37
Fortinbras et Hamlet sont des personnages de Shakespeare. (Hamlet.)
38
Le Don Paisible, op. cit., 8ème partie chap. VII, t. IV, p. 516.

30
GEORG LUKÁCS. CHOLOKHOV, LE DON PAISIBLE.

armée, restent incompréhensifs à l’égard de ces états d’esprit


des cosaques. Et moins ils sont compréhensifs, et plus ce
processus se renforce. C’est en vain que les couches supérieure
et moyenne du monde cosaque s’opposent à la révolution. Les
koulaks comprennent bien qu’il faut soumettre, dès le début,
une partie des indigents du village à leur direction, mais ils ne
réussissent pas à restaurer l’ancien état de choses. Bien au
contraire, le peuple et tout particulièrement les paysans
pauvres prennent de plus en plus conscience de leur propre
situation sociale. Cette conscientisation se voit au début
uniquement dans le relâchement de la discipline, dans les
émeutes spontanées, mais elle prend cependant aussi, peu à
peu, au fil du temps, des formes plus solides. Grigori demande
un jour à un paysan cosaque de quel côté sont les pauvres du
village. Le cosaque répond : « Hum… les pouilleux, pourquoi
veux-tu qu’ils marchent ? Pour eux, ce gouvernement-là, c’est
la bonne vie. » 39
V.
Cela, Grigori s’en rend compte. Il le sent dans toute
l’atmosphère, de manière épidermique ; c’est pourquoi il se
trouve dans une crise mentale de plus en plus profonde depuis
qu’il s’est mis du côté des blancs. Chez le paysan Grigori, cet
être hamlétien ne s’exprime assurément pas par des
monologues ruminés. Les moments de réflexion seront une
fois réprimés par la vodka, une autre fois par l’ivresse d’une
aventure guerrière. Une fois, il fait montre d’une cruauté
bestiale à l’égard de communistes prisonniers, une autre fois il
entreprend des efforts désespérés pour les sauver. Ce
déchirement s’accroit constamment. En chemin vers le général
contrerévolutionnaire Fitskhalaourov, il a avec son chef d’état-
major Kopylov la conversation suivante :

39
Le Don Paisible, op. cit., 6ème partie chap. XXXVIII, t. III, p. 342.

31
« "Oui, évidemment, mais messieurs les généraux devraient se
dire une chose : le peuple n’est plus le même depuis la
révolution, c’est comme s’il était, pour ainsi dire, né une
seconde fois. Et ils continuent à mesurer les choses à leur
vieille aune…"
"À propos de quoi tu dis ça ?" dit Kopylov distraitement en
soufflant sur sa manche pour en détacher une poussière qui y
adhérait.
" Je veux dire qu’avec eux, tout tourne à l’ancienne mode… Ils
ne veulent pas comprendre que tout le passé a foutu le camp à
tous les diables ! dit-il plus doucement. Ils croient que nous
sommes faits d’une autre pâte, et que celui qui n’a pas
d’instruction, celui qui est simple, c’est comme du bétail. Ils
croient que dans l’art militaire, moi et mes semblables, on est
moins compétents qu’eux. Mais chez les Rouges, qui est-ce qui
commande ? Boudionny, 40 c’est-il un officier ? Non. Un
adjudant de l’ancienne armée, mais c’est lui ou c’est pas lui qui
a écrasé les généraux de l’état-major général ? C’est lui ou
c’est pas lui qui a fait piétiner les régiments d’officiers ?...
Voilà ce qu’il faut comprendre ! » 41
Il n’est pas étonnant que la conversation de Grigori sur la
situation militaire avec le général se termine, par un refus
affiché d’obéissance.
La contrerévolution ne peut pas non plus se créer une base de
masse durable en pays cosaque. Un symptôme en est – et c’est
pour le roman d’une grande importance – que la
contrerévolution n’arrive pas à s’attacher intimement les
leaders doués et honnêtes des cosaques – en opposition
diamétrale à la révolution prolétarienne où nous avons entendu

40
Semion Mikhaïlovitch Boudionny [Семён Михайлович Будённый] (1883-
1973), cosaque du Don, un des chefs de la cavalerie rouge pendant la guerre
civile russe.
41
Le Don Paisible, op. cit., 7ème partie chap. X, t. IV, pp. 118-120.

32
GEORG LUKÁCS. CHOLOKHOV, LE DON PAISIBLE.

ces faits confirmés de la bouche de l’ancien commandant blanc


Grigori. Les commandants contrerévolutionnaires – officiers
de carrière ou officiers de réserve recrutés dans l’intelli-
gentsia – Ont toujours une grande méfiance à l’égard des
cosaques sortis du rang. Dans la conversation évoquée à
l’instant, Grigori caractérise cette situation de la manière
suivante :
« "Ainsi, moi, j’ai gagné mes galons d’officier sur le front
allemand. Je les ai gagnés avec mon sang. Mais quand j’entre
dans une société d’officiers, c’est comme si je sortais en
caleçon en plein hiver. Ça me fait froid. Je le sens dans tout
mon dos." Ses yeux lancèrent des éclairs, il avait haussé le ton
sans s’en apercevoir.
Kopylov regarda tout autour d’un air mécontent et murmura :
"Doucement, les plantons écoutent."
"Pourquoi c’est comme ça, je te le demande," poursuivit
Grigori en baissant la voix. "Eh bien, parce que je suis un merle
blanc pour eux. Ils ont des mains, moi j’ai des sabots de cheval
à cause de mes vieux durillons. Ils font des ronds de jambe,
moi je m’accroche partout. Ils sentent le savon de toilette et
toutes sortes de pommades pour femmes, moi la pisse et la
sueur de cheval. Ils sont tous savants, moi j’ai eu du mal à
terminer l’école paroissiale. Je leur suis étranger de la tête aux
pieds. Voilà le pourquoi de tout ça ! Quand j’ai passé un
moment avec eux, c’est comme si j’avais une toile d’araignée
sur la figure : ça me chatouille et ça me fait une peur
désagréable, et j’ai toujours envie de me nettoyer." » 42
Ce rejet est naturellement réciproque. Seuls les pires éléments
parmi les cosaques, comme le koulak Michka Korchounov,
s’accommodent rapidement de cette position subordonnée.
Pour la solde et le butin, ils sont prêts à faire tout le sale travail
dont on les charge. Mais de l’impossibilité de Grigori de
42
Le Don Paisible, op. cit., 7ème partie chap. X, t. IV, pp. 118-119.

33
s’intégrer dans la hiérarchie de l’armée blanche, on n’a pas
encore tout dit. Grigori ne veut pas non plus s’intégrer. Là
aussi, il reste un paysan, lorsque par les circonstances et ses
dons personnels, il devient commandant de division. Cette
promotion ne le conduit pas à tenter un rapprochement vers le
haut, vers la classe dirigeante, il n’y pense même pas. Au cours
de la conversation déjà citée, Kopylov reproche à Grigori que
son inculture et son mauvais comportement seraient les causes
de l’aversion des officiers contre lui. Grigori répond :
« "Alors, comme ça, tu dis que je suis une bulle de savon ? Eh
bien, que le diable vous emporte !" dit Grigori quand il eut fini
de rire. "Je n’ai pas envie d’apprendre vos belles manières et
vos convenances. Je n’en aurai pas besoin avec mes bœufs. Et
si Dieu veut que je reste en vie, c’est à mes bœufs que j’aurai
affaire plus tard, et je n’irai pas leur faire des courbettes et leur
dire : "Poussez-vous un peu, monsieur le chauve. Pardonnez-
moi, monsieur le tacheté. Me permettrez-vous de rajuster votre
joug ? Monseigneur monsieur le bœuf, je vous prie
humblement de ne pas sortir du sillon." Avec eux, il faut parler
plus court : "Hue ! Ho !", c’est ça, la disclocation, pour les
bœufs.
"Pas disclocation, dislocation", corrigea Kopylov.
Bon, marchons pour dislocation. »
Pour l'état psychique de Grigori, la manière dont il prolonge sa
réponse est très caractéristique :
« "Mais il y a un point où je ne suis pas d’accord avec toi.
– Quoi ?
– Quand tu dis que je suis une bulle de savon. C’est avec vous
que je suis une bulle de savon, mais attends, laisse-moi le
temps d’aller chez les Rouges ; chez eux, je pèserai plus lourd
que le plomb. À ce moment-là, tâchez de ne pas me tomber

34
GEORG LUKÁCS. CHOLOKHOV, LE DON PAISIBLE.

sous la main, parasites corrects et instruits. Je vous tirerai l’âme


du corps avec les abats !" dit Grigori, mi-riant, mi-sérieux. » 43
C’est là que réside la racine proprement dite du conflit tragique
de Grigori, lequel se révèle, non par hasard, inadapté pour un
développement tragique, pour une solution tragique. Ce conflit
résulte en effet de deux séries de motifs étroitement imbriquées
ensemble, socialement et psychiquement justes de manière
égale, et profondément fondées. Sur l’un des côtés, nous
voyons la résistance aux bolcheviks qui découle des préjugés
des paysans moyens cosaques. Elle trouve son apogée dans
l’idéologie d’un pays cosaque autonome ; plus tard, çà se
limite en ce sens que Grigori ne pense plus qu’à la manière
dont il pourrait bien se sortir du pétrin, et revenir à la vie
paysanne et à la vie commune avec Aksinia. Lorsqu’il revient
de l’armée rouge à la maison, il se heurte chez son beau-frère
à une grande méfiance. Il s’épanche auprès de lui à cœur
ouvert : « J’en ai assez de faire la guerre. Je ne veux plus faire
la guerre pour personne. Je me suis battu tout mon saoul, je
suis à bout. J’en ai assez de tout, de la révolution et de la
contrerévolution. Tout ce… tout ça peut aller se faire foutre. Je
veux vivre avec mes enfants, m’occuper de ma ferme, c’est
tout. Tu peux me croire, Mikhaïl, je le dis d’un cœur pur. » 44
L’autre motif, comme nous l’avons déjà vu, c’est l’aversion
plébéienne, la résistance à l’esprit de restauration du tsarisme
de l’armée blanche. C’est cela qui a, au début, et aussi plus
tard, après l’effondrement de la contrerévolution, attiré Grigori
vers les rouges. Autrefois, de nombreux cosaques que le long
temps de service militaire avait presque totalement éloignés de
la vie paysanne n’étaient passés chez les rouges que comme
cosaques, comme soldats de métier – auxquels était indifférent
de quel côté ils combattaient. Avec Grigori, il se produit

43
Le Don Paisible, op. cit., 7ème partie, chap. X, t. IV, pp. 124-125.
44
Ibidem, op. cit., 8ème partie, chap. VI, t. IV, p. 504.

35
exactement l’inverse, et pourtant, dans cette opposition vient à
s’exprimer quelque chose d’analogue, à savoir de la désillusion
et de l’impasse. Pratiquement, cela signifie chez lui : le refuge
dans la vie paysanne. Sa sympathie pour les bolcheviks grandit
certes de plus en plus, mais même après avoir pris part aux
combats de Boudionny contre les polonais et contre Wrangel 45
et s’être en l’occurrence battu héroïquement, il ne peut pas se
résoudre à une prise de position claire pour la dictature du
prolétariat, pour le socialisme. Dans son ralliement aux rouges,
ou voit donc une conception particulière, paysanne, à la fois
calculatrice et morale : « Je servirai jusqu’à tant que j’aie
racheté mes péchés d’autrefois. » 46 Il veut donc payer par son
service ce qu’il a commis chez les blancs de dommage à la
dictature du prolétariat. Vu subjectivement, il est convaincu de
s’être définitivement désolidarisé d’eux. Les expériences
avilissantes qu’il a eues dans l’armée blanche fermentent
constamment en lui. Le motif proprement dit de son action est
néanmoins celui-ci : il aimerait recevoir l’absolution des
péchés commis et ensuite vivre de telle sorte qu’en paysan, il
n’ait plus à se soucier ni des blancs, ni des rouges.
Grigori ne comprend pas que le rapport de confiance entre lui
et les communistes ne peut justement pas être restauré sur cette
base – en dépit de ses actes héroïques sur le champ de bataille,
en dépit de toutes les louanges de Boudionny. Il ne peut pas
être restauré lorsque Grigori – de retour à la maison – est
confronté à Kochévoi. De son propre point de vue, Grigori ne
demande conséquemment qu’un pardon total, une amnistie
totale. « S’il faut tout se rappeler, on vivra comme des loups. »
L’insolubilité du conflit se voit en ce que précisément ces
répliques sincères renforcent encore la méfiance de Kochévoi :
45
Guerre soviéto-polonaise : février 1919 à mars 1921. Piotr Nikolaïevitch
Wrangel [Пётр Николаевич Врангель] (1878-1928), commandant des
armées blanches du Sud durant la guerre civile russe (avril à novembre 1920).
46
Le Don Paisible, op. cit., 8ème partie, chap. I, t. IV, p. 421.

36
GEORG LUKÁCS. CHOLOKHOV, LE DON PAISIBLE.

« Je te l’ai déjà dit, Grigori, et tu n’as pas de raison de le


prendre mal : tu n’es pas meilleur qu’eux, tu es certainement
pire, plus dangereux. » 47
Et Grigori sait aussi lui-même que c’est ainsi, qu’il s’est égaré
autrefois, lorsqu’il a quitté l’armée rouge, que depuis, il ne
trouve plus ni ne trouvera un chemin ou aura une issue à cela.
Aussi n’est-ce pas un hasard, mais une loi profonde que
Grigori ne puisse plus avoir de place dans la nouvelle société.
Après son retour à la maison, sa libération de l’armée, il se
présente certes aux autorités et se moque du conseil de Fomine
comme quoi il ferait mieux de fuir. 48 Mais lorsqu’ensuite, on
lui demande de rendre des comptes, il prend cependant peur de
le faire, et lorsqu’on le laisse partir après la première audition,
il sait déjà que la deuxième fois, il ne pourra plus s’en aller.
Son destin ultérieur est alors ainsi scellé. C’est certes un hasard
qu’il se rallie à Fomine, qui entretemps est devenu un bandit,
mais ce hasard est cependant, dans ses corrélations les plus
profondes, bien plus que seulement cela. Et quand Grigori, là
aussi, reste mécontent, il sait ne pas, là non-plus, bien trouver
sa place : maintenant le chemin du retour lui est définitivement
coupé. Les bandits seront ensuite totalement isolés, Grigori les
quitte. Il cherche avec Aksinia à fuir, à disparaître et à
commencer une nouvelle vie dans une contrée lointaine où
personne ne le connaît. Cependant Aksinia , en route, sera
mortellement blessée lors d’un accrochage : à nouveau en
même temps un hasard et plus qu’un hasard. Grigori est
maintenant définitivement brisé et capitule.
De toute évidence, nous nous trouvons devant un destin qui est
plein d’éléments tragiques et qui pourtant ne s’élève pas
jusqu’au tragique. Dans ce destin, les meilleures qualités de
Grigori, qualités de sa classe sociale – son courage, sa haine
47
Le Don Paisible, op. cit., 8ème partie, chap. VI, t. IV, pp. 503 & 502.
48
Ibidem, 8ème partie, chap. VII, t. IV, p. 521.

37
plébéienne des seigneurs –jouent un rôle important, mais elles
ne déterminent cependant pas sa chute ; celle-ci arrive en dépit
de ses qualités. Grigori chute parce que – pour des causes
sociales – il ne peut pas clairement décider, parce que les
événements, les hasards guident ses décisions, et les guident
toujours mal.
Malgré cela, Grigori – vu psychologiquement – est un
représentant éminent des meilleures qualités, et en même
temps de quelques faiblesses décisives du monde cosaque, et
c’est précisément l’arriération du village cosaque qui est
reflétée dans les grandes lignes de la vie qu’il a menée et de
son destin. Cela explique aussi le fait que Grigori, malgré toute
son intelligence, ne peut jamais s’élever à un juste niveau de
conscience, il ne peut jamais parvenir à une action consciente.
Dans la guerre, on le tire vers la gauche, et pourtant, il glisse
vers les blancs ; il est très mécontent des blancs, mais ne peut
cependant pas en finir ; c’est seulement ensuite qu’il retourne
dans l’Armée Rouge, lorsque la contrerévolution s’est déjà
effondrée. Dans l’Armée Rouge et après son licenciement, la
situation reste la même ; elle le reste même lorsqu’il tombe
dans le banditisme. Le seul motif qui semble déterminer ses
actions, son aspiration à retourner à la vie paysanne, c’est
– comme nous l’avons déjà vu – la tentative d’éviter le
dilemme que pose l’histoire. Un dilemme qui se pose à tout le
village, que Korchounov résout comme bourreau contre-
révolutionnaire, Kochévoi comme héros révolutionnaire. Pas
étonnant que Grigori les envie, et les envie subjectivement à
juste titre – mais comment pourrait-il être alors un personnage
tragique ?
Tout cela plaide pour Cholokhov, et pas contre lui. Car c’est
justement ce qui rend Grigori inapte à être une figure tragique
qui le sculpte en héros épique, qui en fait la figure principale
appropriée d’un grand roman. Le caractère non-tragique de son

38
GEORG LUKÁCS. CHOLOKHOV, LE DON PAISIBLE.

attitude correspond à un destin, qui peut être adéquatement


représenté sous forme épique. Chez les authentiques écrivains,
les formes artistiques ne sont jamais fortuites, mais elles sont
le cadre le plus général pour ce qu’il y a de proprement
essentiel dans le contenu sociohistorique. La réponse à la
question de la forme est d’autant plus originale et convaincante
que le degré donné du développement social se reflète dans la
forme artistique choisie. La vie de Grigori s’exacerbe toujours
et encore en conflits tragiques, mais elle est également toujours
et encore poussée dans l’impasse de la « troisième voie ». Cela
le prédestine à être la figure principale d’un grand roman d’un
caractère tout à fait particulier. Son personnage relie de
manière également évidente et directe les différentes classes,
couches et groupes sociaux qui luttent entre eux, dans un genre
dramatique animé, comme en son temps les héros médiocres
de Scott.
Cela se produit avec la même perfection épique, néanmoins
dans un tout autre genre, parce que le personnage de Grigori
n’est pas une figure médiocre. Nous l’avons vu : ses capacités,
sa structure mentale, son destin personnel l’élèvent bien au-
dessus du niveau moyen. Comme représentant d’une couche
sociale qui est coincée entre des classes se trouvant dans une
lutte décisive, il va jusqu’où ces antagonismes s’estompent
dans son âme et dégénèrent en une recherche d’une « troisième
voie ». Cette « troisième voie » est d’emblée sans espoir.
Grigori va obligatoirement à sa ruine, il est en vérité abimé,
sali par le banditisme, avec une âme vidée, avec une vie qui a
perdu son contenu : pas tragiquement. Et néanmoins, il faut
répéter que là aussi, il est différent du héros typique du roman
bourgeois. Il est quelque chose d’autre et montre ainsi à
l’épopée la voie qui mène à la nouveauté : il n’est pas encore
le héros positif de la nouvelle épopée qui met le cap sur l’épos,
mais il n’est plus non plus le héros des romans bourgeois.

39
Cette composition particulière de l’œuvre de Cholokhov
soulève encore une question extrêmement originale et
importante. Les révolutions authentiques sont des tempêtes
purificatrices, mais ces tempêtes détruisent de nombreuses
choses et fauchent de nombreux hommes. Dans la ruine de la
famille Mélékhov et de sa ferme, Cholokhov décrit tellement
bien cela que nous pouvons le revivre de manière
particulièrement impressionnante.
Mais il s’agit de bien davantage encore. Ces pertes et coûts des
révolutions impliquent aussi l’anéantissement de groupes
humains entiers, et pas seulement au sens physique du terme.
Chez Cholokhov, nous pouvons observer la dialectique
pleinement développée de cette situation. Le principe général
de sélection – les hommes de valeur se tournent vers le futur,
bien que la révolution leur demande naturellement de
nombreux sacrifices, tandis que l’élément parasitaire, sans
valeur, va à sa ruine en même temps que la société agonisante –
n’est parfaitement valable qu’au sens social général. Parmi les
coûts de la révolution, il faut aussi compter le fait que de
nombreux hommes de valeur se retrouvent dans des postes
injustes, condamnés à la ruine. Ça, c’est aussi le destin de
Grigori. En lui se rencontrent ici une nécessité personnelle et
une nécessité sociale. Sur le chemin complexe du monde
paysan moyen – et en général des couches moyennes – qui
mène à la nouvelle société, ce n’est pas un hasard que
fréquemment se ruinent une partie des hommes de valeur,
subjectivement éminents. Dans la personnalité et la vie de
Grigori, précisément parce que son destin épique, déterminé
par les événements et même les hasards, est rappelé ici ce
moment du développement objectif, est exprimé une vérité
sociale importante, et cela à vrai dire exclusivement à l’aide de
la conduite de l’action, sans que Cholokhov n’ait mentionné
cela expressément.

40
GEORG LUKÁCS. CHOLOKHOV, LE DON PAISIBLE.

Ceci est encore souligné par l’antinomie Grigori-Kochévoi. Si


l’on examine seulement les qualités individuelles, psychiques,
Grigori est alors indubitablement la personnalité prépon-
dérante, l’homme de plus de talent, de plus grande valeur. Et
néanmoins : ce n’est pas un hasard, ni une « lubie » ou une
« injustice » du destin que Kochévoi trouve le port tandis que
Grigori connait un naufrage honteux. Cette dialectique de la
conduite de l’action approfondit le problème, soulève la
question : qu’est-ce qui confère aux hommes leur valeur ? Seul
le talent ou la capacité au-dessus de la moyenne, ou la solidité
morale qui s’épanouit au sein de cette classe sociale qui stimule
le progrès de l’humanité, la solidité morale de l’identité avec
cette classe, la fidélité inébranlable à son égard ? La réponse
de Cholokhov est sans ambiguïté : c’est cette dernière qui est
la bonne. Cette réponse, il ne la donne cependant pas sous la
forme d’une thèse. Elle résulte de la logique inexorable des
événements, sans aucun commentaire. Le socialisme réalise la
dialectique féconde, qui favorise le développement des deux
éléments et qui n’est désormais plus agonistique, du talent et
du caractère, des qualités personnelles et de la déterminité
sociale. Le commencement de cette évolution est pourtant
encore agonistique. Mais justement parce que Cholokhov
place, avec une extrême acuité, cette opposition au premier
plan de la dernière partie du roman, il explique – à nouveau par
des moyens purement artistiques, par la figuration de l’action
et des personnages – que cet antagonisme n’est maintenant que
la caractéristique d’une période de transition et que l’acuité de
l’opposition est le signe de son dépérissement à venir.

41
VI.
Le Don Paisible nous transmet un tableau monumental, global,
et riche d’une étape de transition de la société tel que la
littérature mondiale n’en avait pas connu depuis Guerre et
Paix. Quand il est question du roman de Cholokhov, cette
comparaison est un lieu commun, tout particulièrement – dans
des critiques bourgeoises – par une juxtaposition des images
villageoises de la première partie avec les séquences de paix
idylliques du roman de Tolstoï.
Mais d’un examen plus sérieux, il ressort cependant que d’un
point de vue artistique, Cholokhov ne peut en aucun cas être
désigné comme un disciple ou un imitateur de Tolstoï.
Cholokhov décrit un monde qui se distingue fondamen-
talement, dans son contenu social et humain, du monde de
Tolstoï. Parce que Cholokhov est un artiste authentique, il naît
chez lui, d’un contenu nouveau, une forme nouvelle. C’est
avant tout le rapport de la guerre et de la paix qui est différent.
La monde de Tolstoï est lui-aussi bouleversé par la guerre,
notamment la guerre patriotique de 1812, mais – même si
l’évolution de l’intelligentsia noble dirigeante s’oriente par
suite de cette guerre vers le décembrisme – 49 la structure
économique et sociale du pays ne va malgré cela pas être
sujette à une transformation fondamentale. La description
épique de Tolstoï reflète cette stabilité – qui certes n’est que
relative. Mais chez Cholokhov, la première guerre mondiale
déclenche le grand Octobre. Ainsi commence un
bouleversement socialiste, révolutionnaire, fondamental dans
toute la Russie, et aussi au sein de la Russie dans les régions
des cosaques. Il n’y a donc là aucun retour à l’« idylle »
initiale. La même chose se reflète aussi dans la description de
49
Décembrisme : tentative de coup d'État militaire, le 14 décembre 1825, mené
par des officiers libéraux pour obtenir une constitution du nouveau tsar
Nicolas Ier.

42
GEORG LUKÁCS. CHOLOKHOV, LE DON PAISIBLE.

l’« idylle » elle-même. La dissolution qui commence des


formes de vie traditionnelles, leur sape par les nouvelles forces
en germe, peuvent être observées de plus en plus clairement,
bien qu’il ne revienne en l’occurrence à ces nouvelles forces
en germe qu’un rôle épisodique. (Pensons au cercle de
Stockman.) D’un autre côté, la vie privée de Grigori est
également un symptôme de ce processus de dissolution. Mais
provisoirement, tout cela va encore être étouffé par la vie
traditionnelle du village. Le travail à la campagne, le mariage,
l’amour, le recrutement, l’entrée dans l’armée, offrent une
série de tableau poétiquement animés de la vie quotidienne
cosaque. Ceci peut avoir rappelé Tolstoï à de nombreux
lecteurs.
La différence entre Tolstoï et Cholokhov ne se limite
cependant pas au contenu social et historique souligné ici, mais
en correspondance à cela, le travail de leur mise en forme
artistique est aussi pour l’essentiel différent. Tolstoï aime de
vastes tableaux, tracés dans tous leurs détails avec le plus grand
soin ; pensons seulement à la chasse ou à l’excursion des
masques en hiver etc. Cholokhov en revanche – en apparence
comme de nombreux auteurs modernes – juxtapose de petites
scènes courtes, souvent concentrées dans l’excitation. Ce n’est
que lorsqu’on y réfléchit après coup que le tableau du village
décrit au début prend une ampleur tolstoïenne.
À quoi est lié ce changement de style ? Dans la littérature
russe, Gorki a été un novateur par rapport à Tolstoï. Cela est
aussi avant tout à rapporter chez lui à ce qu’il était à la
recherche d’un moyen d’expression épique pour la description
de la société tsariste bourgeoise en désagrégation. Du point de
vue de la composition narrative, la crise de la société agit en
premier lieu sur ses structures de forme, fondées sur les
principes, par le fait que les formes traditionnelles des groupes
humains (famille, couple etc.), le rapport des hommes à leur

43
occupation et au passé, les bonnes manières des hommes etc.
semblent se désagréger. Là où l’épopée se distingue entre
autres du drame, c’est qu’elle ne décrit pas les hommes
seulement dans leur rapport direct entre eux (cela, c’est la
forme exclusive de la création dramatique) mais au travers de
la remémoration et transmission artistique de ces objets,
institutions, moyens de production, procès de travail etc. qui
sont typiques du degré de développement donné de la société
concernée. La possibilité de représenter la vie d’une société
quelconque comme quelque chose de vraiment global n’est
donnée qu’à la grande épopée, si elle vise à montrer dans leur
plénitude l’ensemble des phénomènes essentiels de la vie, ses
formes d’expression des jours ordinaires et des jours de fête.
Théoriquement, c’est Hegel qui le premier a reconnu ce
caractère de l’épopée. Il appelait ce mode de représentation que
nous venons de décrire la totalité des objets, l’intégralité du
monde objectif. Le mot objet dans cette expression ne doit pas
nous induire en erreur. Hegel dit, avec une clarté sans aucun
malentendu, que cette intégralité naît de l’interaction de
l’homme et du monde, et donc par l’action de l’homme. Il
voyait la supériorité d’Homère sur les poètes épiques ultérieurs
dans le fait que parmi les circonstances primitives qu’il décrit,
ce rapport s’exprime plus directement (parce que lié plus
directement au travail, à l’activité de l’homme), donc d’un type
plus directement représentable artistiquement. Que l’essence
du capitalisme défavorable à l’art – comme le disait Marx – se
manifeste aussi dans ce domaine, des écrivains réalistes aussi
doués que Flaubert et Thackeray l’ont exprimé ouvertement à
maintes reprises au cours de leur pratique littéraire.
Naturellement, ce devenir-prosaïque de la réalité sociale, de la
matière première de la littérature dans le capitalisme, comme
Hegel définit cette évolution, n’est pas un processus
mécanique. Ce n’est pas seulement Defoe qui a réussi dans son

44
GEORG LUKÁCS. CHOLOKHOV, LE DON PAISIBLE.

Robinson à conférer à l’interaction de l’homme et de son


environnement social naturel un caractère vivant presque
homérique. Même au milieu du 19ème siècle, sont encore nés
des chefs d’œuvre épiques comme Guerre et Paix ou Henri le
Vert. 50 Dans ces œuvres, l’interaction décrite ici ne fait pas
l’objet de médiations abstraites ni complexes, elle est au
contraire concrète et directe ; pas de description morte d’un
monde objectif quelconque étranger à l’homme qui lui fait
face, mais au contraire un déclenchement organique
d’interactions vivantes (travail etc.) dans l’action qui se
déroule entre les hommes et l’environnement. Ces descriptions
épiques peuvent être vastes et vivantes pour la raison que – en
dépit de toutes les autres différences – ces écrivains peuvent
représenter leurs personnages en action dans un environnement
social qui – pendant que l’action se déroule – ne traverse
aucune modification essentielle. La totalité des objets prise au
sens hégélien ne peut alors se réaliser que si l’écrivain ne décrit
aucune institution achevée et fixe – pourrait-on dire – de
l’extérieur (voir le naturalisme), mais elle le peut au contraire
lorsqu’il s’agit de la création nouvelle, de la rénovation et de
la reproduction incessantes du monde humain objectif et se
tenant en rapport avec l’homme, et notamment lorsqu’il s’agit,
dans les cas traités maintenant, d’une reproduction qui – dans
ses grandes lignes –ressemble à la reproduction simple, dans
laquelle est recréé, par une animation dynamique et une action
essentielle, pris dans son ensemble, un monde tel que nous
l’avons déjà rencontré d’entrée, un monde donc qui en même
temps semble comme stable et néanmoins comme le produit
du travail et de l’action humaine.
La crise de la société – du point de vue de l’art de la repré-
sentation épique – met fin à la reproduction simple de ce type.
(Le réalisme bourgeois classique propose en général une

50
Gottfried Keller : Henri le Vert, trad. G. la Flize, Paris, Aubier Montaigne, 1981.

45
reproduction élargie de la société bourgeoise.) En temps de
crise, tout ce que les hommes font, ce qu’il leur arrive, ce qui
se déroule dans le monde des choses et des institutions par leur
concours ou indépendamment de cela, produit la dissolution de
ce monde, sa décadence, l’anéantissement de son intégrité
sensible et de son sens pour les hommes. Une conséquence de
cette évolution fut aussi le fait que même un narrateur aussi
extraordinaire que Gottfried Keller, à l’occasion de la
restitution littéraire d’un monde se trouvant dans un
bouleversement de ce genre, a perdu sa capacité, son art de
représentation vivante, embrassant tout de manière épique.
(voir son dernier roman Martin Salander.) 51 Cette évolution
dans une totale décomposition de la culture de la narration peut
être observée encore plus clairement dans la littérature de la
décadence bourgeoise.
Le génie de Gorki se manifeste entre autres en ce qu’il a
découvert les nouveaux moyens littéraires nécessaires à la
représentation épique de la société bourgeoise pendant la crise.
Car lorsque la crise, la dissolution de l’ancien, le déclin sont en
même temps les douleurs de l’accouchement d’un nouveau
monde à venir, lorsque dans ce processus se manifeste l’étape
de la lutte entre l’ancien et le nouveau qui précède
immédiatement la décision, quand il nous apparaît clairement
que la décomposition – consciente ou inconsciente –de
l’ancien est une condition préalable indispensable de
l’avènement du neuf : alors naît une nouvelle poésie,
révolutionnaire, de ce déclin.
À cet égard – sans qu’il y ait de similitude entre eux, y compris
dans les détails artistiques de la figuration – Cholokhov est le
continuateur de ce que Gorki a initié de manière grandiose.
Chez lui, nous voyons un monde qui est bien davantage encore
en instance de désagrégation. Nous ne voyons pas seulement
51
Trad. B. et J.-L. Cornuz, Chêne-Bourg (CH), Éditions Zoé, 1991.

46
GEORG LUKÁCS. CHOLOKHOV, LE DON PAISIBLE.

le processus interne de décomposition comme dans les œuvres


de Gorki, qui ont pour scène un milieu bourgeois ou petit-
bourgeois, mais le village cosaque sous le tsarisme – une
« idylle » avec des symptômes de pourrissement – et comment
la tempête de la guerre et particulièrement la guerre civile le
bouleverse. Ce que nous considérions au début comme une
forme en apparence florissante va, avec la progression de
l’action, tomber en poussière et être ensuite anéanti ; car ce
n’est que sur la base de cette ruine que le nouveau peut être
édifié. Les hommes qui représentent l’ancien de manière rigide
doivent être anéantis, brisés, ou dans certains cas transformés,
rééduqués, afin que les représentants du nouveau, le monde
paysan en alliance avec les travailleurs de la ville et des mines
puissent édifier le nouveau. Et ce destin des hommes est
indissolublement lié au destin des objets et institutions.
Semailles piétinées, chevaux et bœufs razziés, maisons et
dépendances incendiées, caractérisent également les stations
de ce chemin de croix, de même que la désagrégation des
familles, le destin des femmes jetées dans la misère du veuvage
ou la déchéance, les conflits acharnés du frère contre le frère,
de l’ami contre l’ami, du parent contre le parent.
Le village cosaque n’est pas affligé par une tempête externe.
Ce sont les cosaques du village lui-même qui, après avoir semé
le vent par des décisions et hésitations personnelles, ont récolté
cette tempête. La force épique grandiose de Cholokhov montre
ces transformation, destruction, et renaissance d’homme et de
masses, en même temps et indissociablement comme une
dislocation et un rassemblement renouvelé, une ruine et un
éveil à une nouvelle vie du monde qui les entoure, les forme,
et auquel ils donnent forme.
Comme ce mouvement, en dépit de tous les antagonismes, et
les nombreuses hésitations de ci de là, va dans son ensemble
au-devant de la libération finale des travailleurs, de la victoire

47
du socialisme, tout le roman éveille dans notre mémoire
l’impression épique – tolstoïenne – d’une synthèse
monumentale. Mais comme l’ancien, ici, n’est pas reproduit,
mais qu’au contraire, de la destruction de l’ancien, naît quelque
chose de neuf, les moyens s’expression artistiques de la
monumentalité épique sont substantiellement autres que chez
Tolstoï. Et finalement, comme la destruction de l’ancien
n’atteint son but que là où est parcourue la voie vers le neuf,
vers le village socialiste ; et comme l’édification du village
socialiste lui-même, la lutte pour l’atteinte de ce but (de même
que l’élimination des reliquats de l’ancienne économie et de
l’ancienne idéologie) se situe thématiquement en dehors du
cadre du Don Paisible, la construction globale et le style de
l’œuvre sont obligatoirement autres que la construction globale
et le style de la représentation épique de l’édification socialiste.
Le fait qu’il ne soit ici, pris au sens socialiste, assuré aux héros
positifs et à leurs actions qu’un espace plus restreint que celui
qui leur revient là-bas, à juste titre, n’est, de ce fait, pas une
erreur ou une lacune, mais une nécessité et un reflètement
adéquat de cette étape de l’évolution de la vie.
VII.
Avec tout cela, nous n’avons cependant abordé qu’un aspect
des problèmes de style épique du Don Paisible. Les écrivains
véritablement importants, on les reconnaît à ce que leur style,
si je peux m’exprimer ainsi, est pluridimensionnel. Cela veut
dire que parce que chez eux, les problèmes de style
s’enracinent dans le contenu et reflètent l’infinité, extensive
comme intensive, du contenu, chaque élément de style remplit
en même temps et indissociablement plusieurs fonctions
divergentes entre elles. Le fait qu’un tel style soit alors, malgré
cela ou plutôt justement à cause de cela, unitaire au plus
profond, réside fondamentalement dans l’unité idéologique de
l’œuvre, dans l’imprégnation parfaite du contenu artistique par

48
GEORG LUKÁCS. CHOLOKHOV, LE DON PAISIBLE.

cette richesse idéologique et fondée sur cette unité idéologique.


La forme et sa manifestation concrète, le style, sont
uniquement le reflètement condensé et la synthèse de ce
contenu.
Si nous examinons les caractéristiques stylistiques, examinées
à l’instant, du Don Paisible – de cette image d’époque
complète, monumentale, qui se compose de scènes courtes,
souvent hachées – sous un autre angle de vue désormais, celui
de l’unité idéologique, si nous considérons donc dans son
processus ce qui a été examiné principalement à partir de la
structure, de l’interaction entre l’homme et le monde extérieur,
nous trouvons alors que l’idée de base de la succession, de
l’ordre dispersé et des corrélations de ces courtes scènes est de
rendre visible cette évolution qui se déroule dans le peuple de
manière souterraine, capillaire pourrais-je dire, et qui décident
effectivement des luttes sociales. Personne ne niera que l’issue
d’un conflit singulier soit influencée de manière décisive par
des hasards, des mérites et fautes personnels. Et nous trouvons
chez Cholokhov de nombreux exemples de la manière dont,
pour ces raisons, des victoires isolées s’intègrent dans la ligne
stratégique descendante, et quelques défaites dans la ligne
ascendante. Mais ce sont justement de tels retours en arrière et
interruptions qui seuls mettent en relief avec exactitude la
véritable ligne fondamentale de l’évolution, peu importe qu’il
s’agisse du destin de la révolution ou de la contrerévolution.
L’élément socialement décisif se voit dans la manière dont le
peuple réagit, avec quelle complaisance il assure ravitaillement
et logement des troupes de passage, comment il traite les
prisonniers, dans quel état d’esprit les cosaques abordent le
service militaire, comment les membres de leurs familles
s’expriment sur leur appel sous les drapeaux, comment on
prend en charge les déserteurs dans le village etc.

49
Cholokhov rénove ici les traditions les plus importantes du
roman historique avec une originalité magistrale, authentique,
digne du nouveau contenu. Lorsque Balzac, il y a plus de cent
ans, comparaît Walter Scott aux écrivaillons français de son
temps, il indiquait que seul un dilettante peut essayer de
comprimer en seul livre les innombrables faits qui adviennent
dans l’histoire. Il n’incombe pas au véritable écrivain de
décrire des batailles et des campagnes dans les détails, mais
d’expliquer et de figurer artistiquement les raisons de la
victoire ou de la défaite ; la représentation des événements
militaires sert à mettre littérairement en lumière l’esprit des
troupes. Tolstoï lui aussi – dépassant Walter Scott et Balzac –
a emprunté cette voie dans Guerre et paix. Le style de
Cholokhov, caractérisé plus haut, poursuit le même but. Le
matériau et les points de vue sont assurément nouveaux, et
c’est aussi pourquoi il peut développer ce mode d’exposition,
même au-delà du stade atteint par Tolstoï.
Il n’est pas ici dans notre intention de comparer entre eux le
talent ou l’importance d’écrivains éminents. Nous traitons le
développement des formes littéraires en tant que reflètement
de l’évolution sociale. Dans ce contexte, notre problématique,
c’est : quel rôle joue le peuple, jouent les masses, dans le
déroulement des événements historiques, principalement en
temps de crises, à des tournants décisifs de l’histoire et dans
quelle mesure les écrivains importants sont en mesure, en
fonction de la situation de classe, de voir et de représenter ce
rôle.
Le mérite faisant date de Walter Scott et de Balzac consiste en
ce que, sous l’influence de la Révolution française, ils ont
compris l’importance cruciale de cette question pour le roman
historique, pour la littérature dans son ensemble. Tolstoï, chez
qui la paysannerie russe a pris la parole, est nécessairement allé
plus loin que les deux auteurs susnommés. Les limites de sa

50
GEORG LUKÁCS. CHOLOKHOV, LE DON PAISIBLE.

capacité de figuration sont – comme le disait Lénine – fixées


par le fait qu’il incarne à la fois les forces et les faiblesses du
mouvement paysan dans les années de 1861 à 1905 et qu’en
conséquence, le préjugés paysans, le fatalisme, le quiétisme
etc. font également partie des éléments déterminants de son
mode d’exposition.
Cholokhov en revanche observe une étape importante de la
révolution socialiste avec les yeux du révolutionnaire, du
bolchevik. Il va de soi que, de ce fait, échoit obligatoirement
chez lui, aux évolutions capillaires qui se préparent dans le
peuple, un rôle qualitativement autre, plus important et de plus
grand poids que ce ne pouvait être le cas, même parmi les
écrivains bourgeois les plus significatifs. Sans même du tout
parler de ce que le rythme de ces changements progressifs à
l’époque de guerre civile de la révolution socialiste est
beaucoup plus rapide que dans le monde relativement plus
stable décrit par Tolstoï et même plus rapide que dans la
période préparatoire de la première révolution russe décrite par
Gorki.
Mais est tout autant évident le fait que, dans la figuration
artistique de l’espace décrit par Cholokhov, de l’époque
décrite, et des rapports sociaux reflétés, ces changements qui
se déroulent pas à pas dans le monde cosaque ne sont que plus
faiblement influencés par la conscience et la puissance d’action
des communistes, sûrs de leurs objectifs, qui connaissent le
chemin, que dans le roman ouvrier de Gorki qui décrit une
époque antérieure, ou dans le récit de Fadeïev qui se déroule à
la même époque. Ce n’est pas là un hasard si, parmi les
cosaques en ce temps-là, il ne puisse pas encore y avoir de
Lévinson, l’état d’esprit du peuple – dans sa fonction de jauge
poétique et comme manifestation humaine des arrière-plans
économiques et sociaux des événements historiques – reste
largement spontané. Certes – considérée à l’échelle de toute la

51
Russie, et dans son influence sur la composition du roman –
cette spontanéité opère dans un environnement qui est guidé en
toute conscience par le Parti de bolcheviks. Cet effet, qui
souvent se fait sentir au travers des éléments médiateurs,
affaibli par ceux-ci, et même déformé, joue un rôle important
dans la cause véritable des processus capillaires qui, à première
vue, paraissent spontanés. La grande force narratrice de
Cholokhov se voit aussi en ce qu’il s’y entend à décrire ces
rapports extrêmement complexes de la cause et de l’effet dans
le quotidien de la vie cosaque, par l’immédiateté saisissante
des images, par le laconisme paysan des dialogues. Et de telle
sorte en vérité qu’aussi bien les causes effectives que leur reflet
illusoire dans la conscience des hommes agissant et souffrant
se présentent à nous, de manière expressive, dans les justes
dimensions de la réalité.
Le contenu de ces scènes courtes, laconiquement condensées,
et leur corrélation, vont toujours, en dernière instance, être
déterminés par cette découverte de la causalité. C’est là que
l’on peut voir le plus nettement l’antinomie aiguë entre
Cholokhov et la littérature bourgeoise moderne qui, dans les
dernières décennies, a également appliqué très souvent la
technique de la succession de courtes scènes hachées. Mais
comme chez eux, ce n’est pas une telle mise au clair de ces
rapports de causalité qui détermine le choix et la structuration
du contenu, il y a derrière la similitude formelle une opposition
absolue de la mise en forme intrinsèque. La littérature
bourgeoise décadente exclut de plus en plus consciemment la
causalité du contenu et de la structure formelle des œuvres
littéraires. Sur cette question, Zola a déjà enfreint les grandes
traditions progressistes du réalisme bourgeois en exigeant au
nom d’une prétendue « scientificité » quelconque que la
littérature représente, non pas le « pourquoi », mais le
« comment ». Dans la décadence bourgeoise – et à dire vrai

52
GEORG LUKÁCS. CHOLOKHOV, LE DON PAISIBLE.

autant parmi les partisans du naturalisme que parmi ceux du


formalisme – cette tendance a été prédominante après que l’on
eut également renié tout ce qui, malgré cette explication, était
progressiste chez Zola. L’exposition du contenu idéologique
proprement dit de la réalité présuppose cependant, en premier
lieu, la découverte et la figuration des causes des
bouleversements sociaux et des actions humaines. Mais si ces
causes disparaissent de l’art, la corrélation interne, la
signification sociale et humaine des événements disparaissent
aussi. La structuration en scènes courtes n’est pas dans ces
circonstances l’expression adéquate d’un contenu idéologique
important. Elle est pour une part un moyen technique pour
représenter des apparences superficielles, pour une part une
expérimentation formaliste, avec par exemple la question de
savoir dans quelle mesure les possibilités d’impact du film
peuvent être transposés en littérature. La succession des scènes
perd son caractère de contenu social, ainsi que son caractère
sérieusement artistique, elle est ravalée en une imitation
photographique de phénomènes superficiels (comme le
montage par le naturalisme moderne d’une succession de
clichés instantanés), ou déterminée par des motifs purement
formalistes (contraste, variation etc.)
Cholokhov a compris le contenu social et idéologique de
l’époque à représenter artistiquement. Il a bien vu de qu’il y
avait de spécifiquement neuf dans ce contenu. Il a de ce fait
– comparé aux grands réalistes du passé – appliqué de
nouveaux principes de composition et de style. Il est clair qu’il
fait de ce fait énergiquement front contre les expérimentations
d’atelier et le manque d’idées naturaliste et formaliste de la
décadence bourgeoise. La composition de l’œuvre de
Cholokhov est déterminée par le contenu idéologique, par le
combat entre révolution et contre-révolution. Cholokhov
choisit les scènes en fonction de la manière dont s’y

53
manifestent, avec une expressivité épique, la force, le
renforcement ou l’affaiblissement de l’influence sur les masses
de la révolution ou de la contrerévolution.
Cholokhov est extrêmement riche en inspirations épiques. Il
extrait toujours de la vie quotidienne du village cet épisode
– qu’il s’agisse en l’occurrence du travail, de la dissimulation
de stocks, ou d’un moment de la vie familiale – dans lequel les
traits caractéristiques de la situation instantanée et la tendance
d’évolution qui s’y manifeste viennent à s’exprimer
directement et de manière claire et compréhensible pour le
lecteur (même si ce n’est pas le cas pour le personnage
considéré). La complexité et la difficulté de cette technique de
composition consiste en ce que la pierre de touche de
l’exactitude, de la crédibilité et de la force de conviction est
principalement liée au contenu et réside donc dans la
description fidèle à la vérité de l’évolution et des corrélations.
C’est pourquoi chez Cholokhov, l’articulation des différentes
scènes est beaucoup plus rigoureuse que dans les anciens
romans réalistes. Les puissants épisodes chez Tolstoï, pris en
eux-mêmes, mènent déjà presque une vie propre. Par exemple,
le célèbre épisode de chasse dans Guerre et Paix 52nous offre
un tableau aux multiples facettes, varié et coloré d’un moment
de la vie tel que lui-même ensuite, même s’il n’était pas inséré
aussi précisément à la bonne place comme il l’est, aurait une
valeur artistique certaine et même de haut niveau puisque cet
épisode possède, même dans le cadre du roman dans son
ensemble, une autonomie artistique. Cette autonomie de
certaines scènes est bien loin chez Cholokhov d’être aussi forte
que chez Tolstoï. L’étroitesse paysanne plébéienne se place
ainsi dans le rapport le plus intime avec le laconisme des
dialogues. Il arrive souvent que Cholokhov, sur la question la
52
Léon Tolstoï, Guerre et Paix, livre II, IVème partie, chap. III à VI, Paris, Le
Livre de Poche, 1972, tome i, pp. 633 à 654.

54
GEORG LUKÁCS. CHOLOKHOV, LE DON PAISIBLE.

plus essentielle, à savoir pourquoi la scène en question a été


écrite en général et insérée justement à cette place, ne nous
informe qu’en quelques phrases brèves. Mais comme le détail
concerné vise précisément à éclairer ce moment, ces quelques
mots ont une énergie potentielle puissante et peuvent éclairer
pertinemment dans leur ensemble des tournants socio-
historiques et humains.
Dans une telle méthode de construction, ce n’est pas seulement
une grande force et conscience littéraire qui s’exprime, mais
aussi une authentique innovation artistique. Nous disons
authentique, parce que cette innovation n’est pas issue de
l’invention de nouvelles formes, mais d’une compréhension
profonde des nouvelles caractéristiques sociohistoriques du
contenu donné. Cette innovation accomplie par Cholokhov,
nous ne pouvons convenablement l’apprécier que si nous nous
souvenons que les classiques du réalisme bourgeois, Goethe
par exemple, voyait un indice de différenciation entre épopée
et drame justement dans l’autonomie des parties singulières, et
même Tolstoï – comme nous l’avons vu – a suivi ces principes
de composition.
Comme toutes les autres comparaisons, celle-ci aussi comporte
des éléments relatifs. Premièrement, elle dépend de ce que le
rôle que joue la totalité des objets dans l’épopée, dans une
société qui se trouve dans un état de relative stabilité, est tout
autre que dans une société qui traverse justement une crise.
Deuxièmement – et nous l’avons déjà mentionné auparavant –
même des épisodes qui donnent le plus fortement une
impression d’autonomie n’ont ni une autonomie totale, ni une
finalité propre ; sinon, elles seraient seulement de simples
insertions (qui ne sont assurément par rares dans les
descriptions de Zola). Troisièmement cependant, la
dépendance chez Cholokhov des parties singulières par rapport
à la composition globale, du déroulement en tant qu’ensemble

55
dans lequel elles sont intégrées, est également relative ; cela ne
signifie donc pas que ces parties singulières en général
n’auraient aucune possibilité particulière d’impact reposant sur
leur force propre. Bien au contraire. L’atmosphère particulière
des scènes singulières, en ce qui concerne aussi bien la nature
environnante que les hommes et leurs liens sociaux, vient dans
la majorité des cas à s’exprimer avec une grande puissance.
Mais la divergence par rapport aux anciens est malgré cela de
nature différente. Car la nouvelle proportionnalité et la
nouvelle échelle de mesure de la dépendance réciproque, la
manière dont les scènes s’éclairent réciproquement, se réfèrent
les unes aux autres et accentuent réciproquement leur effet, se
transforment en qualité, sans détruire les lois fondamentales de
la construction épique ; mais justement du fait que tout cela se
manifeste d’une manière nouvelle dans une matière nouvelle,
c’est une nouvelle forme épique qui est créée.
Pour finir, nous voulons encore indiquer un trait essentiel de
cette nouvelle forme. En tant qu’authentique auteur épique,
Cholokhov travaille avec des personnages extrêmement
nombreux. Les courtes scènes, articulées dans la perspective
d’étapes petites, mais significatives, du grand processus, lui
permettent, lui prescrivent même, que chacun de ses
personnages, y compris ceux qui sont le plus épisodiques, ne
nous est présenté que lorsqu’il traverse un tournant plus ou
moins important de sa vie.
Les nombreux personnages qui jouent un rôle dans le roman
de Cholokhov surgissent sans cesse et disparaissent, souvent
définitivement ; mais même si nous ne rencontrons un
personnage qu’une fois, l’essence de sa personnalité est claire
pour nous. D’un côté, pendant ces courtes scènes, il agit,
définit, décide, il nous met donc sous les yeux ce qui est
essentiel en lui, ou – s’il est connu depuis longtemps – enrichit
le portrait que nous nous sommes fait de lui par un quelconque

56
GEORG LUKÁCS. CHOLOKHOV, LE DON PAISIBLE.

trait nouveau. D’un autre côté, justement par cette action qui
est la sienne, le personnage s’insère dans le grand processus
historique, dans le déroulement complexe de la transformation
du monde cosaque. Avec l’évidence apparente des écrivains
vraiment importants, Cholokhov résout donc ici aussi cette
question qui représentait pour le réalisme bourgeois classique
un problème difficile, et est devenu insoluble avec la
décadence de la littérature bourgeoise : comment peut-on
toujours conférer du poids et de l’intérêt aux personnages
agissants sans les styliser d’une manière ou d’une autre ? (dans
la décadence par exemple, s’est accrue la tendance à fourrager
dans les « profondeurs » de l’âme, à déformer la psychologie
en direction de la pathologie, directement à partir du
fondement de la vie de la bourgeoisie décadente. Mais ce fut
littérairement un moyen appliqué consciemment pour regagner
de l’intérêt que l’évolution de la vie bourgeoise rendait à
l’écrivain impossible à figurer.)
La poésie de l’épos de Cholokhov et sa densité artistique
– malgré l’immense ampleur du sujet – ainsi que sa variété se
manifestent directement et sans affectation dans la
significativité des personnages, y compris dans les plus petits
épisodes. Cette significativité des figures résulte pour sa part
du fait que chaque action des personnages –même quand ceux-
ci ne le savent pas – est organiquement imbriquée dans le
grand processus sociohistorique ; qu’à la base de la
composition sous la forme de la corrélation entre tous les
moments singuliers, il y a justement cette corrélation comme
principe de base. C’est ainsi que sont déterminés tous les
éléments de style de Cholokhov. C’est pourquoi aussi la
signification et le niveau de son art de la narration s’élèvent,
dans la mesure où des événements humains et sociaux
anticipent un moment décisif.

57
Un préjugé bourgeois répandu à l’encontre du Don Paisible est
de prétendre qu’en comparaison de la merveilleuse idylle du
début, les volumes ultérieurs feraient apparaître un certain
recul. C’est tout à fait le contraire. Cholokhov a mis dix ans à
écrire cette œuvre. Confronté à cet immense matériau, sous
l’influence des événements de l’époque et au travers du
développement du socialisme, il a toujours progressé comme
artiste. Bien que le Don Paisible soit unitaire dans le style, on
peut néanmoins constater que la force de concentration et de
représentation de Cholokhov s’est sans cesse accrue, non
seulement en ce qui concerne la puissance, l’expressivité et la
profondeur de la peinture des personnages, mais aussi dans
l’art de montrer au lecteur les personnages au milieu de leur
environnement humain et naturel. Une question insoluble du
roman bourgeois est la manière dont on peut atteindre une
harmonie entre le raffinement voulu du langage, l’effort d’une
perfection artistique, et la trivialité crue ou dissimulée par
l’excentricité des personnages dépeints. Ce dilemme n’existe
pas pour Cholokhov. Bien qu’il dépeigne des paysans cosaques
pragmatiques, guère sensibles aux beautés de la nature, il
trouve toujours cette liaison, qu’elle soit consciente ou même
ne pénètre pas jusque dans la conscience des hommes, qui
amalgame de manière organique et artistique ses tableaux de
la nature à la vie intime des personnages. Et c’est précisément
cette richesse et cette unité de son art expressif qui trouvent
leur apogée dans la partie finale du roman.
Ce n’est pas un hasard qu’à l’époque où l’art narratif est
devenu problématique dans la littérature bourgeoise, et même
se perd, les authentiques traditions épiques soient rénovées et
étendues sous une forme artistiquement originale et
intéressante par la littérature du socialisme en cours
d’édification.
[1949]

58
GEORG LUKÁCS. CHOLOKHOV, LE DON PAISIBLE.

Table des matières


I. ............................................................................................. 5
II. ........................................................................................... 8
III. ........................................................................................ 18
IV. ........................................................................................ 24
V. ......................................................................................... 31
VI. ........................................................................................ 41
VII........................................................................................ 48

59

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