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Cholokhov
Le Don Paisible,
Epos de la guerre civile en pays cosaque.
1949
2
GEORG LUKÁCS. CHOLOKHOV, LE DON PAISIBLE.
3
Mikhaïl Aleksandrovitch Cholokhov
[Михаил Александрович Шолохов]
(1905-1984), écrivain soviétique.
Prix Nobel de littérature en 1965
Cholokhov avait vingt ans en 1925 quand il
commença à écrire ce qui devait devenir Le Don
paisible, et trente-cinq ans lorsque parut le
dernier volume en 1940. (Prix Staline 1941).
Fils d’un russe et d’une ukrainienne illettrée,
veuve d’un Cosaque, Cholokhov est né dans une
stanitsa au bord du Don. Il doit interrompre ses
études en 1918 en raison de la Guerre civile,
s'engage dans l'Armée rouge et participe aux
combats contre les dernières bandes de
partisans de l'Armée blanche. Cette expérience
aura une grande influence sur son œuvre
littéraire.
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GEORG LUKÁCS. CHOLOKHOV, LE DON PAISIBLE.
5
fétichisation de la nature en une sorte de « naturalité
cosmique », par laquelle la vie paysanne est déformée de fond
en comble (Giono, etc.). Mais même les anciens réalistes
bourgeois importants (Balzac, Pontoppidan) 1 offrent un
tableau d’un genre totalement différent dans le contenu et la
structure : une image de désillusion, de pessimisme et de
situation sans issue. Ce tableau n’est cependant pas né sur la
base de penchants personnels des auteurs en question ; chez
des réalistes bourgeois sérieux et soucieux de la vérité, ce
tableau correspond exactement aux rapports objectifs entre
ville et campagne dans le capitalisme. Comme dans tous les
autres domaines de la vie sociale, le socialisme apporte, dans
ce domaine aussi, un changement fondamental : ce
changement se reflète dans le contenu et la forme du roman de
Cholokhov.
Là non plus, Cholokhov ne dépeint pas une idylle pacifique
– et c’est là son grand mérite. Tout au moins au début du
roman. La critique bourgeoise tendait justement à définir le
début du roman comme une idylle, bien que Cholokhov nous
mette là, en évidence, par des traits strictement fidèles à la
vérité, la sauvagerie et l’inculture du village cosaque. Encore
moins idyllique est la voie qui mène au socialisme. L’épos de
Cholokhov décrit justement comment la paysannerie marche à
tâtons dans l’obscurité, hésite et fait apparemment fausse
route : c’est l’odyssée de toute une classe sociale.
Considéré du point de vue de cette odyssée, il échoit au village
cosaque un rôle particulier. Dans le village cosaque décrit par
Cholokhov vivent de nombreux paysans moyens, des koulaks
relativement nombreux, dont l’influence est extrêmement
grande. Elle est encore accentuée par la situation spécifique du
1
Jean Giono (1895-1970), écrivain français. Nombre de ses ouvrages ont pour
cadre le monde paysan provençal.
Henrik Pontoppidan (1857-1943), écrivain réaliste danois.
6
GEORG LUKÁCS. CHOLOKHOV, LE DON PAISIBLE.
7
véritable roman historique a pour base qu’il décrit la
préhistoire du présent, parce que, par la description des luttes
sociales du passé, il montre le chemin qui conduit du présent
vers le futur – sans la moindre rétroprojection de quelque chose
du présent dans le passé, sans moderniser le passé. Si ceci est
valable pour tous les véritables romans historiques, cela est
d’autant plus exact pour ces romans qui décrivent la préhistoire
immédiate du présent, un passé donc dont les personnages sont
encore en vie, et contribuent encore au bouleversement du
présent. Dans de telles œuvres, il est extrêmement difficile de
tracer une ligne de séparation entre les romans historiques et
ceux qui ne le sont pas ; c’est qu’en l’occurrence, l’historique
n’est rien d’autre que la représentation, à grands traits et
condensée, du bouleversement social.
C’est en ce sens que Cholokhov décrit la préhistoire du
socialisme au village cosaque, la pose de la première pierre du
socialisme. D’où la grande actualité de ce roman : c’est
justement par ses traits particuliers, la restitution fidèle à la
réalité de la vie particulière cosaque, qu’il dresse un tableau
des difficultés que rencontre pas à pas la paysannerie sur la
voie qui mène au socialisme. Cette unité de l’universel et du
particulier confère à l’œuvre de Cholokhov sa poésie et sa
vérité.
II.
Le choix et la distribution des personnages vont être
conditionnés par la tâche ainsi posée. Le personnage principal
de roman est Grigori Mélékhov, le fils d’un paysan moyen
prospère. Son père fait partie de ces paysans moyens rusés et
conservateurs, qui sont unis aux koulaks par des liens très
étroits. Quand il marie son fils Grigori, il demande la main de
la fille du koulak Korchounov. Nous voulons ici insérer la
description précise par Cholokhov des biens de Kourchounov,
afin de donner au lecteur un tableau clair de la situation des
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GEORG LUKÁCS. CHOLOKHOV, LE DON PAISIBLE.
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Déciatine : ancienne unité de mesure de surface russe (≈ 1,0925 hectare)
4
Le Don paisible, op. cit, 1ère partie, chap. XVIII, t. I, p. 133.
9
Korchounov, mais il abandonne sa femme après une courte vie
commune, lui et Aksinia s’engagent comme serviteurs chez
Listnisky, un gros propriétaire foncier des alentours.
Ce destin personnel sort Grigori de son environnement. Le
grand art de Cholokhov consiste donc justement en ce que, par
cette sublimation, il fait très nettement apparaître en même
temps ces traits de Grigori qui sont aussi typiques du village
cosaque. En conséquence de quoi Cholokhov peut aussi faire
de Grigori – un personnage fortement individuel et en même
temps typique – le héros de son histoire. Grigori émerge aussi
par son talent du groupe des jeunes cosaques moyens. Le destin
personnel particulier de Grigori aiguise ses capacités de
perception à l’égard des nouveaux rapports, des nouvelles
configurations, au contraire des camarades de son âge qui
mènent la vie conventionnelle d’un jeune cosaque. Par son
destin, Grigori va néanmoins, en même temps, jusqu’à un
certain point, être déraciné. Et cela se voit à nouveau plus tard,
dans la manière dont les hésitations qui parcourent le village
au cours de la guerre civile se manifestent justement dans
l’âme de Grigori sous la forme du basculement les unes dans
les autres des antinomies les plus aiguës.
Cette unité entre l’individualité résolue et le typique villageois
s’exprime le plus clairement dans l’amour néfaste entre Grigori
et Aksinia. Si nous considérons la vie des deux dans son
ensemble, cet amour est tout autant fatidiquement décisif que
– dirions-nous – l’amour d’Anna Karénine. 5 Les héros de
Cholokhov – Grigori et Aksinia – restent cependant à tous
points de vue des paysans cosaques. Lorsque Grigori et
Aksinia apprennent que le mari d’Aksinia va bientôt revenir du
service militaire, la femme veut persuader Grigori d’une fuite
ensemble. Mais Grigori n’est absolument pas d’accord. « Tu
es bête, Aksinia, tu es bête ! Tu bavardes, et ça ne veut rien
5
Dans le roman éponyme de Tolstoï.
10
GEORG LUKÁCS. CHOLOKHOV, LE DON PAISIBLE.
6
Le Don paisible, op. cit, 1ère partie, chap. XII, t. I, p. 97.
7
Ibidem, chap. XV, t. I, p. 117.
8
Ibidem, 3ème partie chap. XXII, t. I, p. 578-579.
9
À la toute fin du roman, Ibidem, 8ème partie, chap. XVII, t. IV, p. 662.
11
ensuite soldat dans la première guerre mondiale. Sa première
réaction est un dégout devant l’inhumanité que conditionne la
guerre. Mais peu à peu, il s’intègre à l’inévitable. Par son
courage et son sang-froid, il progresse peu à peu dans le monde
militaire. On ne peut cependant jamais parler chez lui d’un
véritable enthousiasme pour la guerre. Par rapport aux
officiers, il est méfiant d’emblée, et dès les temps de paix.
C’est ainsi qu’il traverse déjà, pendant sa période militaire,
toutes sortes d’hésitations caractéristiques. D’un côté, les
conceptions de Grigori sont fortement déterminées par les
préjugés et les partis-pris cosaques, mais de l’autre croît en lui
constamment un mécontentement qui ne lui serait jamais venu
à l’esprit autrefois.
C’est pourquoi Grigori ne peut, même plus tard, adhérer corps
et âme, ni à la révolution, ni à la contrerévolution. C’est
pourquoi aussi chez lui, aux instants de la décision, des motifs
momentanés et purement personnels jouent un si grand rôle.
Ceux-ci ne sont assurément que des occasions suscitatrices.
C’est néanmoins la situation sociale qui est décisive. L’art de
Cholokhov consiste justement dans le fait qu’il exacerbe
l’individuel jusqu’à l’extrême ; l’atypique, la sortie du cadre
de la classe sociale, et l’élévation au-delà de ce cadre de classe
(chez Grigori, non seulement dans son amour pour Aksinia,
mais aussi dans sa carrière dans l’armée) sont tendus jusqu’à
l’extrême et néanmoins, la situation sociale apparaît partout
comme facteur intellectuel, psychique et moral décisif :
l’intelligence, l’aspiration à la liberté, et l’individualisme
anarchiste du paysan moyen cosaque. C’est pourquoi Grigori,
précisément par son caractère atypique, est qualifié pour être
le personnage central typique de tout le roman.
Ces caractéristiques propres, l’intrication de l’universel et du
particulier est exprimée encore plus nettement par le rapport de
Grigori aux autres cosaques qui tout, en dépit de profondes
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GEORG LUKÁCS. CHOLOKHOV, LE DON PAISIBLE.
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détermine la structure du roman réaliste bourgeois, 11 en
opposition radicale à l’épos. Derrière cette opposition se cache
la nécessité de devoir remplir de manière différente des
exigences différentes de la forme épique dans des sociétés de
développement et de structure différentes. Dans l’épos
d’Homère, l’action est directement à caractère social ; le héros
éminent est une incarnation synthétique des traits les plus
saillants, donc les plus caractéristiques, les plus typiques de
l’action sociale. Le roman bourgeois typique est déterminé par
la prépondérance de l’élément privé ; les lois de l’évolution
sociale parviennent à s’y appliquer au travers de la zone de
réfraction du destin personnel exprimé et de la psychologie
individuelle, en traversant de nombreux éléments de
médiation. La fonction épique du héros moyen est maintenant
de rendre visibles les changements de la chimie sociale,
comme une sorte de papier de tournesol. 12 Chez Walter Scott,
par exemple, le héros moyen sert à permettre la représentation
d’une liaison entre des extrêmes de la vie sociale rendant une
action possible. Ce n’est pas un hasard que dans le roman
bourgeois, la description des êtres humains sous l’aspect
positif reste à l’arrière-plan. Les personnages historiques
dirigeants n’apparaissent jamais chez Walter Scott que comme
des figures épisodiques. Ce type de roman est nécessairement
soumis à une transformation au cours du développement
socialiste. Nous pouvons, chez Cholokhov, observer des
débuts de cette transformation.
Nous le soulignons : des débuts. La théorie du réalisme
socialiste n’est pas là pour prescrire des schémas uniformes
pour une représentation adéquate. Autre chose est la
transformation qui s’opère avec le socialisme, et autre chose à
11
Henry Fielding, L'Histoire de Tom Jones, enfant trouvé, (1749), Paris, Folio
Gallimard 2007. Ivan Gontcharov, Oblomov, Paris, Le Livre de Poche, 1999.
12
Papier imbibé d’un réactif dont la couleur change selon le pH d’une solution.
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justement au travers de la contradiction elle-même, en une
unité dialectique : le village retrouve le nord, le personnage
central de Grigori – il est justement le personnage central parce
qu’il réunit dans sa personne de manière extrême,
contradictoire, les meilleures et les pires caractéristiques du
village cosaque, individuellement typées – fait finalement
fausse route et anéantit même sa propre existence physique et
morale. Après la fin de la guerre civile, Grigori finit par
s’égarer. Il sombre dans le banditisme. Au bout de cette
impasse, il est un homme brisé, il capitule et se perd.
Cette conclusion du Don Paisible a suscité en son temps une
discussion véhémente, dont nous voulons ultérieurement
traiter les questions principales ; choisissons maintenant un
seul point de cette discussion : de toute évidence, malgré
certains aspects tragiques, on ne peut pas déclarer que le destin
de Grigori est une tragédie. Une tragédie est un conflit qui est
insoluble et pas seulement pour l’individu. Derrière le conflit
personnel, il y a à l’œuvre des forces sociales qui entrent en
collision entre elles, et le caractère de cet affrontement social
détermine si un conflit personnel doit ou non être vu comme
une tragédie. Dans tout naufrage authentiquement tragique se
manifeste donc avant tout un parallélisme entre le destin
personnel et le destin de la classe sociale ; cela, nous le voyons
dans Antigone, et même dans Richard III. 14 Dans notre cas, on
ne peut cependant pas voir de parallélisme, mais un
antagonisme : le village suit le chemin qui mène au socialisme,
mais Grigori sort du cadre de cette évolution. Ce qui justement
avait fait de lui le personnage central, parce que symbolisant le
village, devient maintenant excentrique. Il lui manque
l’universalité du tragique. Dans sa ruine, il cesse d’être un
représentant de sa classe sociale.
14
Antigone, tragédie grecque de Sophocle.
Richard III, tragédie de Shakespeare.
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déferlent par-dessus les héros médiocres des romans
bourgeois : il se passe quelque chose avec eux, ils sont
largement les victimes passives du processus social quel qu’il
soit. Vu objectivement, Grigori lui-aussi se laisse trimballer
plutôt que de prendre lui-même l’initiative. Cependant – par
suite de son caractère extrême que nous venons de souligner –
cette façon de se laisser trimballer se voit de la manière la plus
expressive dans ces actes qui, vus subjectivement, découlent
de son initiative. D’un autre côté et en même temps, Grigori
n’est pas encore le héros agissant consciemment de la nouvelle
épopée socialiste. Cela se voit de la façon la plus claire si nous
pensons au roman de Fadeïev qui traite des mêmes périodes et
à son héros, le partisan communiste Lévinson. 18 Là aussi, la
narration est pleine d’un tourbillon presque irrésistible
d’événements. Au sein de ces événements, Lévinson n’est
jamais subjectivement seul, mais il est aussi, objectivement,
l’initiateur effectif, le leader effectif, et de ce fait aussi, dans la
défaite momentanée, un représentant typique de la victoire à
venir.
III.
Derrière ce type d’épopée, derrière le phénomène qui entraîne
un changement qualitatif dans l’épopée, dans le caractère du
genre d’art qu’est le roman, il y a un problème de contenu, un
problème social : Lévinsohn est un communiste, et même un
communiste très conscient, exemplaire, résolu ; Grigori
– selon sa situation de classe – est un paysan moyen hésitant,
particulièrement violent dans ses fluctuations, parce que c’est
un cosaque, et même un cosaque devenu quelque peu déclassé,
excentrique. La forme fondamentalement nouvelle de la
nouvelle épopée va cependant être déterminée par les actions
18
Alexandre Aleksandrovitch Fadeïev [Алекса́ндр Алекса́ндрович Фаде́ев]
(1901-1956), La Défaite, trad. Maurice Parijanine, Paris, Éditeurs Français
Réunis, 1950.
18
GEORG LUKÁCS. CHOLOKHOV, LE DON PAISIBLE.
19
Martin Andersen-Nexø, (1869-1954), écrivain danois, communiste. Connu
notamment pour Pelle le Conquérant, Paris, Points Seuil, 2005.
19
développement au sens où c’est habituel dans les romans
bourgeois. De tels héros apparaissent habituellement dans les
romans bourgeois comme personnages secondaires
importants, notamment par exemple chez Walter Scott. Et bien
que chez Tolstoï, Koutouzov connaisse une évolution en 1912,
il est pourtant un personnage bien plus « achevé » que
Bolkonski ou Bezoukhov. 20
La littérature est ainsi placée devant une tâche de
représentation extraordinairement grande. La difficulté
littéraire est d’animer les personnages « achevés » ; elle ne doit
jamais les faire apparaître comme figés. Dans le roman
bourgeois, le caractère « achevé » du personnage est presque
sans exception l’expression de sa propre médiocrité, ce qui est
aussi relativement justifié puisque ces personnages reflètent
littérairement la société bourgeoise, mais tout particulièrement
la société bourgeoise décadente (pensons seulement à Homais,
le personnage de Flaubert) 21 Seule la richesse interne,
intellectuelle, émotionnelle et morale du personnage
« achevé » peut ici fournir un dénouement. Dans ce contexte,
nous voyons une certaine analogie éloignée de forme avec ce
qu’on appelle le drame analytique, comme Œdipe-Roi de
Sophocle où l’épreuve, le combat avec la vie expriment chez
le héros toute la richesse et toute la force de son âme et de son
humanité ; la violence de l’épreuve peut sans doute mettre en
lumière des qualités jusque-là cachées, en développer d’autres
qui, dans la vie quotidienne, n’avaient aucune occasion de de
déployer. (Ainsi chez Koutouzov.)
20
Léon Tolstoï, Guerre et Paix.
Mikhaïl Illarionovitch Golenichtchev-Koutouzov [Михаил Илларионович
Голенищев-Кутузов], (1745-1813) Général en chef des armées russes,
vainqueur de Napoléon pendant la campagne de Russie.
Prince André Bolkonski, aide de camp de Koutouzov. Pierre Bezoukhov,
personnages (imaginaires) de Guerre et Paix.
21
Pharmacien dans Madame Bovary, caractérisé par sa vanité sociale et ses
prétentions scientifiques.
20
GEORG LUKÁCS. CHOLOKHOV, LE DON PAISIBLE.
22
Iossif Davydovitch Stockman, Le Don Paisible, op. cit., 2ème partie, chap. IV,
t. I, pp. 208 ss. Il organise des conférences
23
Ibidem, 3ème partie, chap. I, t. I, pp. 369-375.
21
Nous pouvons observer la même chose – peut-être plus
marquée encore – chez le cosaque pauvre devenu communiste,
le cornette Bountchouk. Il apparaît dès la guerre 24 et joue un
rôle important dans la guerre civile. Dans la description de la
guerre civile, l’amour de Bountchouk pour Anna est un petit
chef d’œuvre dans le cadre de la grande œuvre. Sa
signification, du point de vue de la composition globale,
consiste dans l’antinomie jamais accentuée, nulle part
soulignée, que constitue cet amour par rapport à la passion
entre Grigori et Aksinia. D’un côté, l’esprit social, la
collaboration, le combat commun et la cohésion dans la lutte
de classes sont la base de l’amour ; cela fait s’épanouir chez
Bountchouk un amour qui comble toute sa vie, et qui survit
même à la mort d’Anna. De l’autre – chez Grigori et Aksinia –
nous trouvons une passion déraisonnable, énigmatique dans la
vie normale : cet amour apparaît comme un symptôme du
déclin amorcé des formes de vie paysannes traditionnelles.
Dans le premier cas, l’amour est l’accomplissement humain
d’une existence humaine consciente, où l’on lutte, sacrifie sa
vie. Ajoutons encore : les deux rapports amoureux sont décrits
sans aucune stylisation.
Le même problème se fait jour aussi lors de la peinture de
caractère des autres communistes. Garanja ne fait qu’une
courte apparition ; seule son influence sur Grigori pour le
pousser vers la gauche est décrite brièvement. 25 Le personnage
de Podtiolkov est déjà élaboré de manière plus détaillée. Le
sacrifice de sa vie montre une apothéose héroïque grandiose.
Podtiolkov est pourtant peut-être le seul personnage dans Le
Don Paisible dont les contours en raison du manque
d’évolution, le représentation du caractère « achevé » sont
quelque peu durcis ou brouillés. Cela concerne en premier lieu
24
Le Don Paisible, op. cit., 3ème partie, chap. XV, t. I, p. 522.
25
Ibidem, 4ème partie, chap. XXIII, t. I, pp. 580-588.
22
GEORG LUKÁCS. CHOLOKHOV, LE DON PAISIBLE.
23
de lui un communiste solide, résolu, mais parfois aussi rigide.
Les blessures de la vie, les multiples épreuves l’éduquent à être
ferme sur les principes, et impitoyable à l’égard des contre-
révolutionnaires, même quand leur représentant est un vieil
ami ou même quelqu’un de sa propre famille (Kochévoï
épouse la jeune sœur de Grigori, Douniachka.) Dans son
attitude, on remarque encore néanmoins cette force et ce
discernement – celui-ci, il doit l’apprendre dans son rapport à
l’extérieur, l’apprendre du parti bolchevik – qui, après la
défaite de la contrerévolution permettent de guider
judicieusement le village, lequel provisoirement ne s’en
accommode qu’en apparence, sur le chemin d’une juste
réconciliation avec la dictature du prolétariat. La force et
l’honnêteté littéraire de Cholokhov réside donc justement en
ce qu’il ne stylise pas en figures idéales ces cosaques qui
deviennent communistes, mais les dépeint tels qu’ils sont en
réalité.
IV.
Beaucoup plus simple est la représentation des contre-
révolutionnaires. Ce sont en partie des koulaks du village
cosaque, comme l’autre beau-frère de Grigori, Korchounov, et
dont le père (nous avons déjà donné des informations sur sa
richesse), est depuis longtemps le véritable moteur du
mouvement contrerévolutionnaire au village. Pour une part, ce
sont des officiers, des généraux et des intellectuels.
(Cholokhov insère avec une ironie mordante et percutante, au
milieu d’un récit de la guerre, le journal intime à la Sanine d’un
jeune intellectuel.) 28 Le déroulement historique de l’action
entraîne naturellement que de tels personnages – abstraction
28
Le Don Paisible, op. cit., 3ème partie, chap. XI, t. I, pp. 467-488. Sanine est le
héros solitaire et désespéré, angoissé, cynique, nihiliste du roman éponyme
de Mikhaïl Artsybachev, auteur russe célèbre au début du XXème siècle,
apprécié de la jeune fille dont le rédacteur du journal est amoureux.
24
GEORG LUKÁCS. CHOLOKHOV, LE DON PAISIBLE.
25
alentours – une couche privilégiée. Depuis le début de la
révolution, ils ont toujours craint que dans la répartition des
terres, on puisse aussi tenir compte des paysans ukrainiens et
qu’ils soient ainsi – eux, les cosaques – défavorisés. Nous
avons vu que cette idéologie influençait même le communiste
Podtiolkov. D’un autre côté, la place militaire particulière des
cosaques a aidé à développer l’idéal d’un État cosaque
autonome. La proclamation de ce point de vue est, tout
particulièrement au début, plus que de la simple propagande
contrerévolutionnaire. Il y a aussi dans le camp de la contre-
révolution des officiers plus honnêtes qui ne se sont pas
totalement séparés du peuple et qui sont fortement animés par
l’idée de mener la résistance à la restauration du tsarisme. À la
veille de la révolution, le lieutenant Atarchtchikov soulève
ainsi, au cours d’une discussion avec Listnitski, fils d’un
général et contrerévolutionnaire de la plus belle eau, la
question :« les Cosaques ont-ils bien besoin de cela ?...
pourquoi s’éloignent-ils ainsi, spontanément, de nous ? » 31 Ce
n’est pas un hasard si Atarchtchikov, lors de l’occupation du
Palais d’Hiver, veuille passer du côté de la révolution, mais y
trouve la mort. 32
Vu objectivement, cette volonté cosaque d’autonomie est
naturellement contrerévolutionnaire de bout en bout. Mais elle
joue un rôle très important lorsque Grigori diverge pour la
première fois de la cause de la révolution. Les cruautés et les
désillusions de la guerre déclenchent chez lui un ébranlement
profond et lorsqu’il a à l’hôpital l’occasion de s’entretenir
assez souvent avec Garanja , il entre en contact étroit avec les
rouges. En 1917, il est à nouveau sur le front. Alors qu’il est
cornette, il fait la connaissance d’un lieutenant nommé
Izvarine, un nationaliste cosaque affiché. Izvarine défend le
31
Le Don Paisible, op. cit., 4ème partie, chap. XI, t. II, p. 171.
32
Ibidem, chap. XIX, t. II, pp. 272-273.
26
GEORG LUKÁCS. CHOLOKHOV, LE DON PAISIBLE.
33
Le Don Paisible, op. cit., 5ème partie, chap. II, t. II, pp. 307-309.
34
Ibidem, chap. XII, t. II p. 389.
27
contrerévolution soit dirigée par l’Assemblée Nationale
Constituante, par les cadets 35 capitalistes, ou par des
monarchistes affichés, il s’agit toujours d’une restauration à
l’échelle de toute la Russie. La contre-révolution peut certes
– comme aussi au temps du tsarisme –aménager aux cosaques
certains privilèges (pour en faire un organe spécial
d’oppression, une avant-garde de la réaction), mais toujours
dans le seul cadre des intérêts capitalistes du pays tout entier.
L’alliance des masses cosaques et de la contrerévolution ne
repose donc – vu objectivement – sur aucune base solide et ne
va pas être envisagée honnêtement, ni d’un côté, ni de l’autre.
Les généraux contrerévolutionnaires ne font des concessions
aux aspirations à l’autonomie du monde cosaque qu’en
fonction de leur détresse, il ne tolèrent qu’en grinçant des dents
et dans l’attente de « temps meilleurs », les relâchements du
fait de la guerre de la discipline des cosaques et de leurs
commandants qui ont été promus des rangs des cosaques au
cours des combats de la contrerévolution. (Grigori commande
pendant une certain temps une division contrerévolutionnaire.)
Leur aspiration est cependant toujours tournée vers la
restauration du système tsariste, d’une manière ou d’une autre,
avec l’aide des allemands ou de l’Entente, et à la solde des
allemands ou de l’Entente. Ces deux questions sont
naturellement très étroitement liées. Ceci étant, parce que les
deux côtés doivent agir dans leur propre intérêt, d’un côté la
défiance et l’antipathie s’accroissent entre commandants
cosaques et contrerévolutionnaires, de l’autre les généraux, qui
doivent représenter la contrerévolution bourgeoise, inter-
nationale, doivent toujours, étant le partenaire le plus fort dans
cette alliance, soumettre les cosaques à leur volonté.
Cela se voit très clairement dans un entretien mené par Grigori
avec le commandant contrerévolutionnaire Koudinov sur le
35
KD, Parti constitutionnel démocratique (politique libéral).
28
GEORG LUKÁCS. CHOLOKHOV, LE DON PAISIBLE.
29
impose cependant, du point de vue de sa situation sociale, un
doute insoluble, inextricable. Cette situation sociale fait d’un
Fortinbras un Hamlet paysan. 37 Grigori lui-même est
totalement conscient de cette situation fausse. Lorsqu’il revient
chez lui de l’armée rouge, il dit à son copain Prokhor : « Les
gens comme ça, comme le jeune Listnitski ou notre Kochévoï,
ils peuvent bien aller au diable, mais je dois dire que je les ai
toujours enviés… Pour eux, tout a toujours été clair, depuis le
commencement. Ils suivent une route droite, ils ont un but,
tandis que moi, depuis l’année dix-sept, je marche en zigzag,
je vacille comme un ivrogne… Je me suis écarté des Blancs, je
ne me suis pas mis du côté des Rouges, je flotte, comme du
crottin dans un trou d’eau… » 38
Dans le combat contre le socialisme, la force de la contre-
révolution réside en ce que même des cosaques aussi doués et
raisonnables que Grigori ne trouvent pas la voie juste. Mais
c’est aussi en même temps la source de sa faiblesse. Toutes ces
mesures impopulaires qui éloignent le monde cosaque de la
contrerévolution ne sont pas les conséquences d’une sottise
fortuite, mais les conséquences nécessaires qui résultent de la
situation de classe des leaders contrerévolutionnaires.
C’est pourquoi il ne se forme jamais qu’un front provisoire de
la contrerévolution. Les cosaques ne se donnent jamais, corps
et âme, à une cause que quand il en va de la défense de leur
petit pays. Dès qu’on en vient à des opérations militaires de
grande ampleur à l’échelle du pays – peu importe qu’il s’agisse
d’une offensive ou d’une retraite – opérations qui emmènent
les cosaques loin de leurs villages, la dissolution commence :
les cosaques rentrent à la maison.
Les généraux et officiers blancs qui, conformément à leur
situation de classe, veulent restaurer l’ancien État, l’ancienne
37
Fortinbras et Hamlet sont des personnages de Shakespeare. (Hamlet.)
38
Le Don Paisible, op. cit., 8ème partie chap. VII, t. IV, p. 516.
30
GEORG LUKÁCS. CHOLOKHOV, LE DON PAISIBLE.
39
Le Don Paisible, op. cit., 6ème partie chap. XXXVIII, t. III, p. 342.
31
« "Oui, évidemment, mais messieurs les généraux devraient se
dire une chose : le peuple n’est plus le même depuis la
révolution, c’est comme s’il était, pour ainsi dire, né une
seconde fois. Et ils continuent à mesurer les choses à leur
vieille aune…"
"À propos de quoi tu dis ça ?" dit Kopylov distraitement en
soufflant sur sa manche pour en détacher une poussière qui y
adhérait.
" Je veux dire qu’avec eux, tout tourne à l’ancienne mode… Ils
ne veulent pas comprendre que tout le passé a foutu le camp à
tous les diables ! dit-il plus doucement. Ils croient que nous
sommes faits d’une autre pâte, et que celui qui n’a pas
d’instruction, celui qui est simple, c’est comme du bétail. Ils
croient que dans l’art militaire, moi et mes semblables, on est
moins compétents qu’eux. Mais chez les Rouges, qui est-ce qui
commande ? Boudionny, 40 c’est-il un officier ? Non. Un
adjudant de l’ancienne armée, mais c’est lui ou c’est pas lui qui
a écrasé les généraux de l’état-major général ? C’est lui ou
c’est pas lui qui a fait piétiner les régiments d’officiers ?...
Voilà ce qu’il faut comprendre ! » 41
Il n’est pas étonnant que la conversation de Grigori sur la
situation militaire avec le général se termine, par un refus
affiché d’obéissance.
La contrerévolution ne peut pas non plus se créer une base de
masse durable en pays cosaque. Un symptôme en est – et c’est
pour le roman d’une grande importance – que la
contrerévolution n’arrive pas à s’attacher intimement les
leaders doués et honnêtes des cosaques – en opposition
diamétrale à la révolution prolétarienne où nous avons entendu
40
Semion Mikhaïlovitch Boudionny [Семён Михайлович Будённый] (1883-
1973), cosaque du Don, un des chefs de la cavalerie rouge pendant la guerre
civile russe.
41
Le Don Paisible, op. cit., 7ème partie chap. X, t. IV, pp. 118-120.
32
GEORG LUKÁCS. CHOLOKHOV, LE DON PAISIBLE.
33
s’intégrer dans la hiérarchie de l’armée blanche, on n’a pas
encore tout dit. Grigori ne veut pas non plus s’intégrer. Là
aussi, il reste un paysan, lorsque par les circonstances et ses
dons personnels, il devient commandant de division. Cette
promotion ne le conduit pas à tenter un rapprochement vers le
haut, vers la classe dirigeante, il n’y pense même pas. Au cours
de la conversation déjà citée, Kopylov reproche à Grigori que
son inculture et son mauvais comportement seraient les causes
de l’aversion des officiers contre lui. Grigori répond :
« "Alors, comme ça, tu dis que je suis une bulle de savon ? Eh
bien, que le diable vous emporte !" dit Grigori quand il eut fini
de rire. "Je n’ai pas envie d’apprendre vos belles manières et
vos convenances. Je n’en aurai pas besoin avec mes bœufs. Et
si Dieu veut que je reste en vie, c’est à mes bœufs que j’aurai
affaire plus tard, et je n’irai pas leur faire des courbettes et leur
dire : "Poussez-vous un peu, monsieur le chauve. Pardonnez-
moi, monsieur le tacheté. Me permettrez-vous de rajuster votre
joug ? Monseigneur monsieur le bœuf, je vous prie
humblement de ne pas sortir du sillon." Avec eux, il faut parler
plus court : "Hue ! Ho !", c’est ça, la disclocation, pour les
bœufs.
"Pas disclocation, dislocation", corrigea Kopylov.
Bon, marchons pour dislocation. »
Pour l'état psychique de Grigori, la manière dont il prolonge sa
réponse est très caractéristique :
« "Mais il y a un point où je ne suis pas d’accord avec toi.
– Quoi ?
– Quand tu dis que je suis une bulle de savon. C’est avec vous
que je suis une bulle de savon, mais attends, laisse-moi le
temps d’aller chez les Rouges ; chez eux, je pèserai plus lourd
que le plomb. À ce moment-là, tâchez de ne pas me tomber
34
GEORG LUKÁCS. CHOLOKHOV, LE DON PAISIBLE.
43
Le Don Paisible, op. cit., 7ème partie, chap. X, t. IV, pp. 124-125.
44
Ibidem, op. cit., 8ème partie, chap. VI, t. IV, p. 504.
35
exactement l’inverse, et pourtant, dans cette opposition vient à
s’exprimer quelque chose d’analogue, à savoir de la désillusion
et de l’impasse. Pratiquement, cela signifie chez lui : le refuge
dans la vie paysanne. Sa sympathie pour les bolcheviks grandit
certes de plus en plus, mais même après avoir pris part aux
combats de Boudionny contre les polonais et contre Wrangel 45
et s’être en l’occurrence battu héroïquement, il ne peut pas se
résoudre à une prise de position claire pour la dictature du
prolétariat, pour le socialisme. Dans son ralliement aux rouges,
ou voit donc une conception particulière, paysanne, à la fois
calculatrice et morale : « Je servirai jusqu’à tant que j’aie
racheté mes péchés d’autrefois. » 46 Il veut donc payer par son
service ce qu’il a commis chez les blancs de dommage à la
dictature du prolétariat. Vu subjectivement, il est convaincu de
s’être définitivement désolidarisé d’eux. Les expériences
avilissantes qu’il a eues dans l’armée blanche fermentent
constamment en lui. Le motif proprement dit de son action est
néanmoins celui-ci : il aimerait recevoir l’absolution des
péchés commis et ensuite vivre de telle sorte qu’en paysan, il
n’ait plus à se soucier ni des blancs, ni des rouges.
Grigori ne comprend pas que le rapport de confiance entre lui
et les communistes ne peut justement pas être restauré sur cette
base – en dépit de ses actes héroïques sur le champ de bataille,
en dépit de toutes les louanges de Boudionny. Il ne peut pas
être restauré lorsque Grigori – de retour à la maison – est
confronté à Kochévoi. De son propre point de vue, Grigori ne
demande conséquemment qu’un pardon total, une amnistie
totale. « S’il faut tout se rappeler, on vivra comme des loups. »
L’insolubilité du conflit se voit en ce que précisément ces
répliques sincères renforcent encore la méfiance de Kochévoi :
45
Guerre soviéto-polonaise : février 1919 à mars 1921. Piotr Nikolaïevitch
Wrangel [Пётр Николаевич Врангель] (1878-1928), commandant des
armées blanches du Sud durant la guerre civile russe (avril à novembre 1920).
46
Le Don Paisible, op. cit., 8ème partie, chap. I, t. IV, p. 421.
36
GEORG LUKÁCS. CHOLOKHOV, LE DON PAISIBLE.
37
plébéienne des seigneurs –jouent un rôle important, mais elles
ne déterminent cependant pas sa chute ; celle-ci arrive en dépit
de ses qualités. Grigori chute parce que – pour des causes
sociales – il ne peut pas clairement décider, parce que les
événements, les hasards guident ses décisions, et les guident
toujours mal.
Malgré cela, Grigori – vu psychologiquement – est un
représentant éminent des meilleures qualités, et en même
temps de quelques faiblesses décisives du monde cosaque, et
c’est précisément l’arriération du village cosaque qui est
reflétée dans les grandes lignes de la vie qu’il a menée et de
son destin. Cela explique aussi le fait que Grigori, malgré toute
son intelligence, ne peut jamais s’élever à un juste niveau de
conscience, il ne peut jamais parvenir à une action consciente.
Dans la guerre, on le tire vers la gauche, et pourtant, il glisse
vers les blancs ; il est très mécontent des blancs, mais ne peut
cependant pas en finir ; c’est seulement ensuite qu’il retourne
dans l’Armée Rouge, lorsque la contrerévolution s’est déjà
effondrée. Dans l’Armée Rouge et après son licenciement, la
situation reste la même ; elle le reste même lorsqu’il tombe
dans le banditisme. Le seul motif qui semble déterminer ses
actions, son aspiration à retourner à la vie paysanne, c’est
– comme nous l’avons déjà vu – la tentative d’éviter le
dilemme que pose l’histoire. Un dilemme qui se pose à tout le
village, que Korchounov résout comme bourreau contre-
révolutionnaire, Kochévoi comme héros révolutionnaire. Pas
étonnant que Grigori les envie, et les envie subjectivement à
juste titre – mais comment pourrait-il être alors un personnage
tragique ?
Tout cela plaide pour Cholokhov, et pas contre lui. Car c’est
justement ce qui rend Grigori inapte à être une figure tragique
qui le sculpte en héros épique, qui en fait la figure principale
appropriée d’un grand roman. Le caractère non-tragique de son
38
GEORG LUKÁCS. CHOLOKHOV, LE DON PAISIBLE.
39
Cette composition particulière de l’œuvre de Cholokhov
soulève encore une question extrêmement originale et
importante. Les révolutions authentiques sont des tempêtes
purificatrices, mais ces tempêtes détruisent de nombreuses
choses et fauchent de nombreux hommes. Dans la ruine de la
famille Mélékhov et de sa ferme, Cholokhov décrit tellement
bien cela que nous pouvons le revivre de manière
particulièrement impressionnante.
Mais il s’agit de bien davantage encore. Ces pertes et coûts des
révolutions impliquent aussi l’anéantissement de groupes
humains entiers, et pas seulement au sens physique du terme.
Chez Cholokhov, nous pouvons observer la dialectique
pleinement développée de cette situation. Le principe général
de sélection – les hommes de valeur se tournent vers le futur,
bien que la révolution leur demande naturellement de
nombreux sacrifices, tandis que l’élément parasitaire, sans
valeur, va à sa ruine en même temps que la société agonisante –
n’est parfaitement valable qu’au sens social général. Parmi les
coûts de la révolution, il faut aussi compter le fait que de
nombreux hommes de valeur se retrouvent dans des postes
injustes, condamnés à la ruine. Ça, c’est aussi le destin de
Grigori. En lui se rencontrent ici une nécessité personnelle et
une nécessité sociale. Sur le chemin complexe du monde
paysan moyen – et en général des couches moyennes – qui
mène à la nouvelle société, ce n’est pas un hasard que
fréquemment se ruinent une partie des hommes de valeur,
subjectivement éminents. Dans la personnalité et la vie de
Grigori, précisément parce que son destin épique, déterminé
par les événements et même les hasards, est rappelé ici ce
moment du développement objectif, est exprimé une vérité
sociale importante, et cela à vrai dire exclusivement à l’aide de
la conduite de l’action, sans que Cholokhov n’ait mentionné
cela expressément.
40
GEORG LUKÁCS. CHOLOKHOV, LE DON PAISIBLE.
41
VI.
Le Don Paisible nous transmet un tableau monumental, global,
et riche d’une étape de transition de la société tel que la
littérature mondiale n’en avait pas connu depuis Guerre et
Paix. Quand il est question du roman de Cholokhov, cette
comparaison est un lieu commun, tout particulièrement – dans
des critiques bourgeoises – par une juxtaposition des images
villageoises de la première partie avec les séquences de paix
idylliques du roman de Tolstoï.
Mais d’un examen plus sérieux, il ressort cependant que d’un
point de vue artistique, Cholokhov ne peut en aucun cas être
désigné comme un disciple ou un imitateur de Tolstoï.
Cholokhov décrit un monde qui se distingue fondamen-
talement, dans son contenu social et humain, du monde de
Tolstoï. Parce que Cholokhov est un artiste authentique, il naît
chez lui, d’un contenu nouveau, une forme nouvelle. C’est
avant tout le rapport de la guerre et de la paix qui est différent.
La monde de Tolstoï est lui-aussi bouleversé par la guerre,
notamment la guerre patriotique de 1812, mais – même si
l’évolution de l’intelligentsia noble dirigeante s’oriente par
suite de cette guerre vers le décembrisme – 49 la structure
économique et sociale du pays ne va malgré cela pas être
sujette à une transformation fondamentale. La description
épique de Tolstoï reflète cette stabilité – qui certes n’est que
relative. Mais chez Cholokhov, la première guerre mondiale
déclenche le grand Octobre. Ainsi commence un
bouleversement socialiste, révolutionnaire, fondamental dans
toute la Russie, et aussi au sein de la Russie dans les régions
des cosaques. Il n’y a donc là aucun retour à l’« idylle »
initiale. La même chose se reflète aussi dans la description de
49
Décembrisme : tentative de coup d'État militaire, le 14 décembre 1825, mené
par des officiers libéraux pour obtenir une constitution du nouveau tsar
Nicolas Ier.
42
GEORG LUKÁCS. CHOLOKHOV, LE DON PAISIBLE.
43
occupation et au passé, les bonnes manières des hommes etc.
semblent se désagréger. Là où l’épopée se distingue entre
autres du drame, c’est qu’elle ne décrit pas les hommes
seulement dans leur rapport direct entre eux (cela, c’est la
forme exclusive de la création dramatique) mais au travers de
la remémoration et transmission artistique de ces objets,
institutions, moyens de production, procès de travail etc. qui
sont typiques du degré de développement donné de la société
concernée. La possibilité de représenter la vie d’une société
quelconque comme quelque chose de vraiment global n’est
donnée qu’à la grande épopée, si elle vise à montrer dans leur
plénitude l’ensemble des phénomènes essentiels de la vie, ses
formes d’expression des jours ordinaires et des jours de fête.
Théoriquement, c’est Hegel qui le premier a reconnu ce
caractère de l’épopée. Il appelait ce mode de représentation que
nous venons de décrire la totalité des objets, l’intégralité du
monde objectif. Le mot objet dans cette expression ne doit pas
nous induire en erreur. Hegel dit, avec une clarté sans aucun
malentendu, que cette intégralité naît de l’interaction de
l’homme et du monde, et donc par l’action de l’homme. Il
voyait la supériorité d’Homère sur les poètes épiques ultérieurs
dans le fait que parmi les circonstances primitives qu’il décrit,
ce rapport s’exprime plus directement (parce que lié plus
directement au travail, à l’activité de l’homme), donc d’un type
plus directement représentable artistiquement. Que l’essence
du capitalisme défavorable à l’art – comme le disait Marx – se
manifeste aussi dans ce domaine, des écrivains réalistes aussi
doués que Flaubert et Thackeray l’ont exprimé ouvertement à
maintes reprises au cours de leur pratique littéraire.
Naturellement, ce devenir-prosaïque de la réalité sociale, de la
matière première de la littérature dans le capitalisme, comme
Hegel définit cette évolution, n’est pas un processus
mécanique. Ce n’est pas seulement Defoe qui a réussi dans son
44
GEORG LUKÁCS. CHOLOKHOV, LE DON PAISIBLE.
50
Gottfried Keller : Henri le Vert, trad. G. la Flize, Paris, Aubier Montaigne, 1981.
45
reproduction élargie de la société bourgeoise.) En temps de
crise, tout ce que les hommes font, ce qu’il leur arrive, ce qui
se déroule dans le monde des choses et des institutions par leur
concours ou indépendamment de cela, produit la dissolution de
ce monde, sa décadence, l’anéantissement de son intégrité
sensible et de son sens pour les hommes. Une conséquence de
cette évolution fut aussi le fait que même un narrateur aussi
extraordinaire que Gottfried Keller, à l’occasion de la
restitution littéraire d’un monde se trouvant dans un
bouleversement de ce genre, a perdu sa capacité, son art de
représentation vivante, embrassant tout de manière épique.
(voir son dernier roman Martin Salander.) 51 Cette évolution
dans une totale décomposition de la culture de la narration peut
être observée encore plus clairement dans la littérature de la
décadence bourgeoise.
Le génie de Gorki se manifeste entre autres en ce qu’il a
découvert les nouveaux moyens littéraires nécessaires à la
représentation épique de la société bourgeoise pendant la crise.
Car lorsque la crise, la dissolution de l’ancien, le déclin sont en
même temps les douleurs de l’accouchement d’un nouveau
monde à venir, lorsque dans ce processus se manifeste l’étape
de la lutte entre l’ancien et le nouveau qui précède
immédiatement la décision, quand il nous apparaît clairement
que la décomposition – consciente ou inconsciente –de
l’ancien est une condition préalable indispensable de
l’avènement du neuf : alors naît une nouvelle poésie,
révolutionnaire, de ce déclin.
À cet égard – sans qu’il y ait de similitude entre eux, y compris
dans les détails artistiques de la figuration – Cholokhov est le
continuateur de ce que Gorki a initié de manière grandiose.
Chez lui, nous voyons un monde qui est bien davantage encore
en instance de désagrégation. Nous ne voyons pas seulement
51
Trad. B. et J.-L. Cornuz, Chêne-Bourg (CH), Éditions Zoé, 1991.
46
GEORG LUKÁCS. CHOLOKHOV, LE DON PAISIBLE.
47
du socialisme, tout le roman éveille dans notre mémoire
l’impression épique – tolstoïenne – d’une synthèse
monumentale. Mais comme l’ancien, ici, n’est pas reproduit,
mais qu’au contraire, de la destruction de l’ancien, naît quelque
chose de neuf, les moyens s’expression artistiques de la
monumentalité épique sont substantiellement autres que chez
Tolstoï. Et finalement, comme la destruction de l’ancien
n’atteint son but que là où est parcourue la voie vers le neuf,
vers le village socialiste ; et comme l’édification du village
socialiste lui-même, la lutte pour l’atteinte de ce but (de même
que l’élimination des reliquats de l’ancienne économie et de
l’ancienne idéologie) se situe thématiquement en dehors du
cadre du Don Paisible, la construction globale et le style de
l’œuvre sont obligatoirement autres que la construction globale
et le style de la représentation épique de l’édification socialiste.
Le fait qu’il ne soit ici, pris au sens socialiste, assuré aux héros
positifs et à leurs actions qu’un espace plus restreint que celui
qui leur revient là-bas, à juste titre, n’est, de ce fait, pas une
erreur ou une lacune, mais une nécessité et un reflètement
adéquat de cette étape de l’évolution de la vie.
VII.
Avec tout cela, nous n’avons cependant abordé qu’un aspect
des problèmes de style épique du Don Paisible. Les écrivains
véritablement importants, on les reconnaît à ce que leur style,
si je peux m’exprimer ainsi, est pluridimensionnel. Cela veut
dire que parce que chez eux, les problèmes de style
s’enracinent dans le contenu et reflètent l’infinité, extensive
comme intensive, du contenu, chaque élément de style remplit
en même temps et indissociablement plusieurs fonctions
divergentes entre elles. Le fait qu’un tel style soit alors, malgré
cela ou plutôt justement à cause de cela, unitaire au plus
profond, réside fondamentalement dans l’unité idéologique de
l’œuvre, dans l’imprégnation parfaite du contenu artistique par
48
GEORG LUKÁCS. CHOLOKHOV, LE DON PAISIBLE.
49
Cholokhov rénove ici les traditions les plus importantes du
roman historique avec une originalité magistrale, authentique,
digne du nouveau contenu. Lorsque Balzac, il y a plus de cent
ans, comparaît Walter Scott aux écrivaillons français de son
temps, il indiquait que seul un dilettante peut essayer de
comprimer en seul livre les innombrables faits qui adviennent
dans l’histoire. Il n’incombe pas au véritable écrivain de
décrire des batailles et des campagnes dans les détails, mais
d’expliquer et de figurer artistiquement les raisons de la
victoire ou de la défaite ; la représentation des événements
militaires sert à mettre littérairement en lumière l’esprit des
troupes. Tolstoï lui aussi – dépassant Walter Scott et Balzac –
a emprunté cette voie dans Guerre et paix. Le style de
Cholokhov, caractérisé plus haut, poursuit le même but. Le
matériau et les points de vue sont assurément nouveaux, et
c’est aussi pourquoi il peut développer ce mode d’exposition,
même au-delà du stade atteint par Tolstoï.
Il n’est pas ici dans notre intention de comparer entre eux le
talent ou l’importance d’écrivains éminents. Nous traitons le
développement des formes littéraires en tant que reflètement
de l’évolution sociale. Dans ce contexte, notre problématique,
c’est : quel rôle joue le peuple, jouent les masses, dans le
déroulement des événements historiques, principalement en
temps de crises, à des tournants décisifs de l’histoire et dans
quelle mesure les écrivains importants sont en mesure, en
fonction de la situation de classe, de voir et de représenter ce
rôle.
Le mérite faisant date de Walter Scott et de Balzac consiste en
ce que, sous l’influence de la Révolution française, ils ont
compris l’importance cruciale de cette question pour le roman
historique, pour la littérature dans son ensemble. Tolstoï, chez
qui la paysannerie russe a pris la parole, est nécessairement allé
plus loin que les deux auteurs susnommés. Les limites de sa
50
GEORG LUKÁCS. CHOLOKHOV, LE DON PAISIBLE.
51
Russie, et dans son influence sur la composition du roman –
cette spontanéité opère dans un environnement qui est guidé en
toute conscience par le Parti de bolcheviks. Cet effet, qui
souvent se fait sentir au travers des éléments médiateurs,
affaibli par ceux-ci, et même déformé, joue un rôle important
dans la cause véritable des processus capillaires qui, à première
vue, paraissent spontanés. La grande force narratrice de
Cholokhov se voit aussi en ce qu’il s’y entend à décrire ces
rapports extrêmement complexes de la cause et de l’effet dans
le quotidien de la vie cosaque, par l’immédiateté saisissante
des images, par le laconisme paysan des dialogues. Et de telle
sorte en vérité qu’aussi bien les causes effectives que leur reflet
illusoire dans la conscience des hommes agissant et souffrant
se présentent à nous, de manière expressive, dans les justes
dimensions de la réalité.
Le contenu de ces scènes courtes, laconiquement condensées,
et leur corrélation, vont toujours, en dernière instance, être
déterminés par cette découverte de la causalité. C’est là que
l’on peut voir le plus nettement l’antinomie aiguë entre
Cholokhov et la littérature bourgeoise moderne qui, dans les
dernières décennies, a également appliqué très souvent la
technique de la succession de courtes scènes hachées. Mais
comme chez eux, ce n’est pas une telle mise au clair de ces
rapports de causalité qui détermine le choix et la structuration
du contenu, il y a derrière la similitude formelle une opposition
absolue de la mise en forme intrinsèque. La littérature
bourgeoise décadente exclut de plus en plus consciemment la
causalité du contenu et de la structure formelle des œuvres
littéraires. Sur cette question, Zola a déjà enfreint les grandes
traditions progressistes du réalisme bourgeois en exigeant au
nom d’une prétendue « scientificité » quelconque que la
littérature représente, non pas le « pourquoi », mais le
« comment ». Dans la décadence bourgeoise – et à dire vrai
52
GEORG LUKÁCS. CHOLOKHOV, LE DON PAISIBLE.
53
manifestent, avec une expressivité épique, la force, le
renforcement ou l’affaiblissement de l’influence sur les masses
de la révolution ou de la contrerévolution.
Cholokhov est extrêmement riche en inspirations épiques. Il
extrait toujours de la vie quotidienne du village cet épisode
– qu’il s’agisse en l’occurrence du travail, de la dissimulation
de stocks, ou d’un moment de la vie familiale – dans lequel les
traits caractéristiques de la situation instantanée et la tendance
d’évolution qui s’y manifeste viennent à s’exprimer
directement et de manière claire et compréhensible pour le
lecteur (même si ce n’est pas le cas pour le personnage
considéré). La complexité et la difficulté de cette technique de
composition consiste en ce que la pierre de touche de
l’exactitude, de la crédibilité et de la force de conviction est
principalement liée au contenu et réside donc dans la
description fidèle à la vérité de l’évolution et des corrélations.
C’est pourquoi chez Cholokhov, l’articulation des différentes
scènes est beaucoup plus rigoureuse que dans les anciens
romans réalistes. Les puissants épisodes chez Tolstoï, pris en
eux-mêmes, mènent déjà presque une vie propre. Par exemple,
le célèbre épisode de chasse dans Guerre et Paix 52nous offre
un tableau aux multiples facettes, varié et coloré d’un moment
de la vie tel que lui-même ensuite, même s’il n’était pas inséré
aussi précisément à la bonne place comme il l’est, aurait une
valeur artistique certaine et même de haut niveau puisque cet
épisode possède, même dans le cadre du roman dans son
ensemble, une autonomie artistique. Cette autonomie de
certaines scènes est bien loin chez Cholokhov d’être aussi forte
que chez Tolstoï. L’étroitesse paysanne plébéienne se place
ainsi dans le rapport le plus intime avec le laconisme des
dialogues. Il arrive souvent que Cholokhov, sur la question la
52
Léon Tolstoï, Guerre et Paix, livre II, IVème partie, chap. III à VI, Paris, Le
Livre de Poche, 1972, tome i, pp. 633 à 654.
54
GEORG LUKÁCS. CHOLOKHOV, LE DON PAISIBLE.
55
dans lequel elles sont intégrées, est également relative ; cela ne
signifie donc pas que ces parties singulières en général
n’auraient aucune possibilité particulière d’impact reposant sur
leur force propre. Bien au contraire. L’atmosphère particulière
des scènes singulières, en ce qui concerne aussi bien la nature
environnante que les hommes et leurs liens sociaux, vient dans
la majorité des cas à s’exprimer avec une grande puissance.
Mais la divergence par rapport aux anciens est malgré cela de
nature différente. Car la nouvelle proportionnalité et la
nouvelle échelle de mesure de la dépendance réciproque, la
manière dont les scènes s’éclairent réciproquement, se réfèrent
les unes aux autres et accentuent réciproquement leur effet, se
transforment en qualité, sans détruire les lois fondamentales de
la construction épique ; mais justement du fait que tout cela se
manifeste d’une manière nouvelle dans une matière nouvelle,
c’est une nouvelle forme épique qui est créée.
Pour finir, nous voulons encore indiquer un trait essentiel de
cette nouvelle forme. En tant qu’authentique auteur épique,
Cholokhov travaille avec des personnages extrêmement
nombreux. Les courtes scènes, articulées dans la perspective
d’étapes petites, mais significatives, du grand processus, lui
permettent, lui prescrivent même, que chacun de ses
personnages, y compris ceux qui sont le plus épisodiques, ne
nous est présenté que lorsqu’il traverse un tournant plus ou
moins important de sa vie.
Les nombreux personnages qui jouent un rôle dans le roman
de Cholokhov surgissent sans cesse et disparaissent, souvent
définitivement ; mais même si nous ne rencontrons un
personnage qu’une fois, l’essence de sa personnalité est claire
pour nous. D’un côté, pendant ces courtes scènes, il agit,
définit, décide, il nous met donc sous les yeux ce qui est
essentiel en lui, ou – s’il est connu depuis longtemps – enrichit
le portrait que nous nous sommes fait de lui par un quelconque
56
GEORG LUKÁCS. CHOLOKHOV, LE DON PAISIBLE.
trait nouveau. D’un autre côté, justement par cette action qui
est la sienne, le personnage s’insère dans le grand processus
historique, dans le déroulement complexe de la transformation
du monde cosaque. Avec l’évidence apparente des écrivains
vraiment importants, Cholokhov résout donc ici aussi cette
question qui représentait pour le réalisme bourgeois classique
un problème difficile, et est devenu insoluble avec la
décadence de la littérature bourgeoise : comment peut-on
toujours conférer du poids et de l’intérêt aux personnages
agissants sans les styliser d’une manière ou d’une autre ? (dans
la décadence par exemple, s’est accrue la tendance à fourrager
dans les « profondeurs » de l’âme, à déformer la psychologie
en direction de la pathologie, directement à partir du
fondement de la vie de la bourgeoisie décadente. Mais ce fut
littérairement un moyen appliqué consciemment pour regagner
de l’intérêt que l’évolution de la vie bourgeoise rendait à
l’écrivain impossible à figurer.)
La poésie de l’épos de Cholokhov et sa densité artistique
– malgré l’immense ampleur du sujet – ainsi que sa variété se
manifestent directement et sans affectation dans la
significativité des personnages, y compris dans les plus petits
épisodes. Cette significativité des figures résulte pour sa part
du fait que chaque action des personnages –même quand ceux-
ci ne le savent pas – est organiquement imbriquée dans le
grand processus sociohistorique ; qu’à la base de la
composition sous la forme de la corrélation entre tous les
moments singuliers, il y a justement cette corrélation comme
principe de base. C’est ainsi que sont déterminés tous les
éléments de style de Cholokhov. C’est pourquoi aussi la
signification et le niveau de son art de la narration s’élèvent,
dans la mesure où des événements humains et sociaux
anticipent un moment décisif.
57
Un préjugé bourgeois répandu à l’encontre du Don Paisible est
de prétendre qu’en comparaison de la merveilleuse idylle du
début, les volumes ultérieurs feraient apparaître un certain
recul. C’est tout à fait le contraire. Cholokhov a mis dix ans à
écrire cette œuvre. Confronté à cet immense matériau, sous
l’influence des événements de l’époque et au travers du
développement du socialisme, il a toujours progressé comme
artiste. Bien que le Don Paisible soit unitaire dans le style, on
peut néanmoins constater que la force de concentration et de
représentation de Cholokhov s’est sans cesse accrue, non
seulement en ce qui concerne la puissance, l’expressivité et la
profondeur de la peinture des personnages, mais aussi dans
l’art de montrer au lecteur les personnages au milieu de leur
environnement humain et naturel. Une question insoluble du
roman bourgeois est la manière dont on peut atteindre une
harmonie entre le raffinement voulu du langage, l’effort d’une
perfection artistique, et la trivialité crue ou dissimulée par
l’excentricité des personnages dépeints. Ce dilemme n’existe
pas pour Cholokhov. Bien qu’il dépeigne des paysans cosaques
pragmatiques, guère sensibles aux beautés de la nature, il
trouve toujours cette liaison, qu’elle soit consciente ou même
ne pénètre pas jusque dans la conscience des hommes, qui
amalgame de manière organique et artistique ses tableaux de
la nature à la vie intime des personnages. Et c’est précisément
cette richesse et cette unité de son art expressif qui trouvent
leur apogée dans la partie finale du roman.
Ce n’est pas un hasard qu’à l’époque où l’art narratif est
devenu problématique dans la littérature bourgeoise, et même
se perd, les authentiques traditions épiques soient rénovées et
étendues sous une forme artistiquement originale et
intéressante par la littérature du socialisme en cours
d’édification.
[1949]
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GEORG LUKÁCS. CHOLOKHOV, LE DON PAISIBLE.
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