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« Ah, je brûle de désir »

Schoenberg et la musique de cabaret dans les Brettl Lieder (1901)

Travail réalisé pour l’obtention du Master of Arts HES-SO en Interprétation musicale


avec orientation en Concert

Iris Keller, chant

Professeur de chant : Jean-François Rouchon


Tutrice du travail : Mathilde Reichler

Année académique 2023-2024


HEMU - Haute Ecole de Musique

1
Abstract :

Ce présent mémoire est un essai d’analyse de la nation d’émancipation dans les Brettl-
Lieder de Schoenberg.
Ce travail vise à analyser de manière musicologique et historique comment, le temps
d’une œuvre un peu à part dans son parcours, Schoenberg s'est emparé des codes
du cabaret allemand, alors à peine naissant, et comment il a conçu une œuvre entre
musique dite « légère » et musique dite « savante ».
Il s’agira tout d’abord de retrancer histoiriquement les débuts du cabaret allemand, en
montrant qu’il s’agit d’une pratique musicale amateure, mais aux croisements entre la
chanson, la poésie, le théâtre et la danse, et entre la culture bourgeoise et populaire
Une deuxième partie sera dédiée à l'analysee la manière dont Schoenberg s'apprécie
les codes de la chanson populaire et de la danse, et opte pour une vocalité plus simple.
Mais nous verrons qu’il élabore ses parties vocales et instrumentales en les truffant
notamment de figuralismes et de travail thématique de sorte que la musique devienne
narratrice au même titre que le texte. La partition dépasse ainsi le domaine de la
musique amateure pour entrer dans la musique classique. Sans doute cette difficulté
d’éxécution aura-t-elle empêché le succès des Brettl-lieder ?

2
Table des matières

I- Introduction ...................................................................................................................4
II- Le Cabaret : une contre-culture au service de l’émancipation sociale, morale et
artistique ...............................................................................................................................5
A) Les Brettl Lieder et la naissance d’un genre littéraire subversif ......................................5
B) Un genre qui transcende les codes du savant et du populaire........................................7
III- Schoenberg et le genre du cabaret : un exercice transgressif ............................... 10
A)Schoenberg se plie aux règles du répertoire de Cabaret…………………………….. 10
B)Mais Schoenberg s’émancipe du cabaret pour rejoindre le répertoire classique............ 15
IV- Conclusion : ................................................................................................................ 22
VI- Annexes : ..................................................................................................................... 25

3
I- Introduction

Aux confins entre plusieurs genres, le répertoire du cabaret réunit les avant-gardes artistiques
du tournant du XXe siècles et les classes sociales les plus basses. Aux frontières entre le
théâtre et la chanson, entre le monde littéraire et le monde du divertissement, il est d’abord fait
pour et par ceux qui se situent aux marges de la société, de par leurs mœurs, leurs idées
politiques, leur situation sociale. J’ai eu envie de consacrer mon deuxième récital de fin de Master
à ce répertoire fascinant, à ces personnages de cabaret mis aux bancs de la société à cause de
leur mode de vie et de pensée. J’ai eu ensuite l’idée d’y mettre en contrepoint de ce répertoire dit
« léger » des pièces de répertoire religieux, de Poulenc et de Messiaen. Le projet sera donc
centrée sur le thème du vice et de la rédemption. Mouvement littéraire et esthétique avant que
musical, le répertoire a inspiré les compositeurs de musique dite « savante », comme Satie,
Britten, et en Allemagne le très sérieux Schoenberg, dont j’ai choisi d’interpréter plusieurs de ses
Brettl-Lieder.

Dans le catalogue des œuvres du maître du dodécaphonisme, ces derniers détonnent. Ce cycle
a peu été étudié, et il est souvent absent des livres sur Schoenberg. Publiés plus de soixante-
cinq ans après leur composition en 1901, ils ont voyagé avec leur compositeur pendant toutes
ces années, dans l’ombre, comme un péché de jeunesse. L’inventeur de la musique sérielle, le
fondateur de la Deuxième Ecole de Vienne aurait-il eu une période « légère » ? Son existence
même est en incohérence avec les déclarations du compositieur lui-même « Pourquoi n’y aurait-
il pas de musique pour les hommes ordinaires (…) pour les non-initiés d’une part, et d’autre part,
une musique pour les quelques-uns qui la comprennent ? Est-il nécessaire qu’un compositeur
qui peut écrire pour quelques-uns, ce même compositeur doive aussi écrire pour tous ? N'est-il
pas préférable qu'il y ait des spécialistes, que l'un écrive pour tous et que l'autre écrive pour
quelques-uns ? ».1 Composée assez tôt dans la carrière du compositeur, cette œuvre ne
ressemble ni aux autres œuvres de la même époque, issues de sa période post-romantiques, ni
aux expérimentations atonales ultérieures.

Comment Schoenberg s'approprient-il ce genre aux codes si ambigüs ? Nous verrons dans un
premier temps que le genre même du cabaret est un genre de contre-culture, un genre de
transgression dans son contenu et dans sa pratique. Nous verrons ensuite, que Schoenberg
s’empare de ce répertoire en y reprenant de nombreux codes, mais en poussant le degré de
raffinement si loin qu'il les fait entrer dans le répertoire de la musique dite « sérieuse ». Dès lors,
comment interprêter ce répertoire ? Dois-je me rapprocher d’une pratique vocale typique du
cabaret, plus théâtrale ? Ou bien au contraire doit-je les chanter à voix pleine et entière en
s’inspirant de la vocalité post-romantique ? En somme, comment la question de l'émancipation
traverse-t-elle les Brettl Lieder de Schoenberg ? Je tâcherai de répondre à ces questions en
explorant la partition et en étudiant l’histoire du cabaret allemand, ses codes et ses pratiques. En
somme, j'essaierai de montrer que la question de l'émancipation, musicale mais aussi
symbolique, traverse les Brettl-Lieder. J'expliquerai en quoi cette notion m'a parue
particulièrement inspirante pour faire mes propres choix d’interprétation pour ce cycle.

1
Meyer, A., Muxeneder, T., & Scheideler, U. (Eds.). (2023). Schönberg-Handbuch. JB Metzler, Part of
Springer Nature-Springer-Verlag GmbH.
4
II- Le Cabaret : une contre-culture au
service de l’émancipation sociale, morale
et artistique

A) Les Brettl Lieder et la naissance d’un genre littéraire subversif

Pendant la période romantique allemande, musique dite « savante » et musique de


divertissement sont deux domaines bien distincts, déparés par une frontière hermétique. La
nature élevée de la profession d’artiste ne saurait être alliénée par la nécessité de plaire é un
large public. Il n’existe pas de point socle commun entre Offenbach et Wagner, et les adeptes
de la musique dite « sérieuse » regarde l’opérette et leur divertissement avec un certain
mépris. C’est dans ce contexte que le Cabaret parisien, puis le Cabaret allemand émerge dans
au tournant des années 1900, à l’initiative de poètes et hommes de lettres bohème.2

Dans le Berlin du tournant du XX° siècle, des auteurs initient un mouvement pour créer un
cabaret à l’allemande, sur le modèle du cabaret artistique français né une vingtaine d’années
plus tôt avec notemment Le Chat Noir, en 1881. En Allemagne, l’idée d’un art de
divertissement exigent rejoint les projets d’éducation populaire socialistes. Holger Drachmann
et Otto Julius Bierbaum publient des romans dont l’univers vient inspirer Ernst von Wolzogen
(1855-1934) dans la création de son Überbrettl, le premier « cabaret allemand ». Wolzogen
est un écrivain et éditeur issu de l’artocratie allemande, fervent défenseur de l’Empire. Il
devient par la suite un farouche opposant à la République de Weimar, et un soutien d’Hitler à
son arrivée au pouvoir. En 1901, son premier théâtre Überbrettl (il y en aura plusieurs) compte
650 places, et on y joue un répertoire avant tout littéraire, réuni par Bierbaum sous le titre de
Deutche Chansons , sous-titrées « Brettl-Lieder».

Les textes y sont écrits pour être mis en chanson. Ils ont donc une portée littéraire, mais
forcément moindre que de la poésie pure, car ils appartiennent à la transmission orale et
doivent immédiatement être compréhensibles, y compris par un public attablé en train de boire,
manger et discuter. Il s’agit de chansons d'amour, de chansons érotiques plus ou moins
explicites, de satires politiques, d’alcool, de drogue et de chansons d’amour. L’un des
classiques de la chanson de cabaret est aussi la « Chanson de Prostituée ». Écrite par un
homme, elle est interprétée par une femme qui y parle à la première personne et y raconte sa
vie avec une certaine distance. Si les auteurs sont des hommes de lettres professionnels, les
musiciens et interprêtes sont souvent amateurs, et la musique est un prétexte à faire entendre
le texte, qui du reste, pourrait être également simplement récité. Certain.e.s interprètes comme
Bozena Brodsky dansent même en chantant. Elsa Laura von Wolzogen, y chante en
s’accompagnant au luthe.

En France, l’une des modèles et maîtresse du répertoire de Cabaret est la « diseuse »


Yvette Guilbert, admirée par Toulouse-Lautrec, et dont l’abondante discographie enregistrée
entre 1897 et 1907 témoigne des pratiques d’exécution de ce répertoire à l’époque où
Schoenberg écrit. Yvette Guilbert oscille entre chant et texte, le piano doublant toujours la
mélodie et suivant la chanteuse dans un rubato extrêmement libre. L’expression passe avant
la qualité de la voix, dont l’intonation semble souvent (est-ce uniquement à cause de la qualité
de la captation ?) très approximative. Son style fait école et se pose en alternative à une

2
Stuckenschmidt, H. H. (1977). Schoenberg : his life, world and work, trans. Humphrey Searle (London: Calder,
1977), 47-60.

5
tradition de l’interprétation plus chantée défendue par Aristide Bruant.3 Deux styles émergent
alors en France, celui des chanteur.euse.s et celui des chansonner.e.s. Le premier terme est
utilisé pour l'interprète qui chante pleinement, et l’autre renvoit à une interprétation plus proche
de la déclamation. Le terme de chansonnier passe outre-Rhein sous le terme erroné de
chansonnette.4 Souvent explicite et cruel, le texte est imagé, et dépeint les problèmes sociaux
sans édulcorant. Les quelques enregistrements, plus tardifs (1917 pour les plus anciens) de
la grande interprète berlinoise Trude Hesterberg, confirme ce qu’avance Stuckenschmidt dans
sa biographie de Schoenberg5: la tradition allemande est restée sensiblement plus proche du
chant que de la voix parlée, avec des mélodies requiérant d’avantage d’investissement vocal,
et que l’influence du jazz naissant y a été d’emblée importante.

« Madame Adèle », in Deutche Chansons, Ernst von Wolzogen, 1900.

C’est dans ce contexte du cabaret allemand naissant que Schoenberg arrive à Berlin
en 1900. Alors fraîchement marié avec la peintre Mathilde vom Zemlisky, sœur de son ami
Alexander vom Zemliski, il souffre apparement de difficultés financières, et vit grâce à
l’orchestration d’opérettes viennoises. On ne sait rien des fréquentations de Schoenberg, de
ses lieux de sorties ni de ses appétences pour la chanson de divertissement. Mais l’on sait
qu’en décembre 1900, Schoenberg se procure un exemplaire des Deutsche Chansons. Il y
puise les textes de trois de ses lieder : « Galathea » (Franck Wedekind), « Gigerlette » (Otto
Julius Bierbaum), et « Nachtwandler » (Gustav Falke). La première version compte en tout
sept numéros, dont « Der genügsame Liebhaber » et « Einfältiges Lied » (Hugo Salus).
« Manhung » (Gustav Hochsetter), et « Jedem am Seine » (Colly). Il ajoute plus tard la valse
« Arie auf dem Spiegel vom Arcadien », sur un texte du librettiste de la Flûte Enchantée,
Emanuel Schikaneder, seul auteur qui ne soit pas un contemporain de Schoenberg. Ces

4Ruttkowski, W. (2001). Cabaret songs. Popular Music & Society, 25(3-4), 45-71.
5 Stuckenschmidt, H. H. (1977). Schoenberg : his life, world and work, trans. Humphrey Searle (London: Calder,
1977), 47-60.

6
pièces sont écrites pour voix et piano, à l’exception de « Nachtwandler », composé pour une
étrange formation : piano, tambour, flûte et trompette. Durant sa période au Überbrettl, seul
Nachtwandler est joué en public, sans rencontrer de succès. L’ensemble du cycle ne sera
publié que bien plus tard, en 1967, d’après les manuscrits que Schoenberg avait emmenés

avec lui aux États-Unis.

Le Überbrettl en 1901, rue Alexanderstraße, Berlin, https://urlz.fr/pIGO

B) Un genre qui transcende les codes du savant et du populaire

Dans la préface de ses Deutche Chansons, Bierbaum écrit, “Nous sommes sérieusement
convaincus que le temps est venu que toute la vie soit perméable à l’art. Nous voulons écrire
de la poésie qui ne soit pas lue en diagonale dans des salles solitaires mais qu’elle puisse être
chantée directement à un public en soif de divertissement”. Le texte doit donc être central et il
prime clairement sur la musique. La mélodie doit être facile à retenir, voire entêtante. Le
rythme, comme dans tout répertoire populaire, doit être celui d’une danse traditionnelle ou
biend’une danse à la mode : valse, fox-trot, bourrée, polonaise, etc. Tandis que la musique
remplit sa fonction de divertissement, le texte vivent thématiser les problèmes politiques et
sociaux.

Figure 1 : Poster pour Überbrettl de Ernst von Wolzogen’s (1901) Figure 2 : « Yvette Guilbert saluante le public »,
credit: Bildarchiv Preußischer Kulturbesitz Henri de Toulouse Lautrec,1894
Musée Toulouse Lautrec, Albi

7
Souvent les interprête, amateurs, composent leur musique sur le texte de quelqu’un
d’autre, ou bien l’auteur du texte est lui-même interprète, et la musique provient d’un air
populaire arrangé. Le texte n’y est parfois même pas mis en musique, mais simplement récité.
Le contexte d’une petite salle intime et d’un accompagnement léger au piano permet
d’exploiter toutes les couleurs vocales et nuances sans risquer de ne pas être perçu du public.
Dans ce contexte, quelques grandes interprètes émergent dans le milieu du cabaret français
et allemand.

Au cabaret se croisent des populations à la marge de diverses classes sociales : bourgeois


venus « s’encanailler », intellectuels pauvres, prostituées, artistes de rue et de cirque au statut
précaire etc. Certains viennent de la culture savante et bourgeoise, d’autres y sont totalement
étrangers. C’est précisément ce mélange, cette volonté de faire sortir la poésie de son cadre
élitiste et d'en faire un divertissement, qui constitue la transgression du genre du cabaret. Plus
tard, dans les années 1920, le cabaret berlinois connaîtra son apogée être sera alors associé
à la liberalisation des mœurs que permettra la République de Weimar, bouffée de liberté entre
l’Empire et la période nazie. Il deviendra ègalement un lieu d’émancipation pour les personnes
queers, et d’expressions de féminités, de masculinités et de sexualités hors des normes de
l’époque.

Ainsi, même s’ils sont globalement minoritaires dans la programmation, les interpètes queers
ou les textes féministes se développent, en particulier dans les années 1920. Notons par
exemple des artistes ouvertement homosexuels comme Hubert von Meyerinck, Curt Bois, or
Hans Deppe ou encore Wilhelm Bendow et son numéro travesti en femme avec le personnage
de la « Femme Tatouée », sorte de drag-queen avant l’heure. Les textes font aussi la part
belle aux luttes de genre, avec comme figure de proue Claire Waldoff, au look très garçonne,
qui, dès les années 1910 écrit et interprète des chansons d’amour et des chansons féministes
en dialecte berlinois.6

6
Lareau, A. (2005). Lavender songs: Undermining gender in Weimar cabaret and beyond. Popular
Music and Society, 28(1), 15-33.
8
Figure 3 : Claire Waldoff, Années 1910, Figure 4 : Wilhem Bendow en « Dame tatouée »,
https://urlz.fr/pIGl https://urlz.fr/pIGt

Le Cabaret Allemand sera également traversé par le courant Expressionniste, qui émerge à
partir de 1905 dans le théâtre, notamment grace à Wedekind lui-même. Schoenberg rejoint
également le mouvement, en s’essayant notamment à la peinture expressionniste (sa femme
est peintresse), et fonde la Seconde Ecole de Vienne, la traduction du courant expressionniste
en musique. L’expressionnisme est un courant littéraire, pictural et musical, dans lequel
l’artiste cherche non pas à représenter le monde tel qu'il est mais à le dépeindre de sorte de
provoquer une réaction émotionnelle forte chez le spectateur ou l'auditeur. La réalité y est
volontiers représentée de manière angoissante, et déformée, afin d’être la plus expressive
possible. Les expressionnistes usent de symboles, et s’inspirent de la psychanalyse. Ils
dépeignent une réalité décadente et angoissée, nourrie par l’idée que l’industrialisation et la
modernité mène l’Europe à son déclin et sa division. Avec l’émergence de la photo et du
cinéma, la peinture et le théâtre se propose d’être un miroir expressif de la réalité, plutôt que
sa réplique fidèle. Pierrot Lunaire (1912) de Schoenberg est un exemple de la rencontre entre
cabaret et expressionnisme.

Le cabaret émerge en Allemagne au tournent du Xxème siècle dans une ère post-
romantique où musique sérieuse et populaire n’ont jamais été aussi étanches l’une à
l’autre. Par une volonté artistique au service d’un projet politique, le cabaret est l’enfant
de multiples mondes et influences : la chanson populaire, la poésie, le théâtre, l’opérette,
multiples formes scèniques issues du divertissement et de l’art dit « sérieux ». Comment
Schoenberg se saisit.il de ce répertoire ?

9
III- Schoenberg et le genre du cabaret : un
exercice transgressif

A) Schoenberg se plie aux règles du répertoire de Cabaret

En 1901 le très jeune Schoenberg n’a que peu d’opus à son actif. Il débute à peine sa
carrière de compositeur. Ses premières années sont marquées par une esthétique post-
romantique et une admiration pour la musique de Wagner. Son amour des mots l’amène à
composer dès le début pour la voix. Outre son sextuor à cordes Verklärte Nacht (1899), le
reste de ses premières compositions sont des cycles de lieder, notemment pour voix et
orchestre romantique. L’exiture est extrêment vocale et lyrique. Pour ses Brettl Lieder,
Schoenberg adapte son écriture au répertoire de cabaret qu’il explore. A titre de comparaison,
l’année 1901 est également marquée par la composition des Gurrelieder, un oratorio en trois
parties, pour cinq solistes, chœur et orchestre symphonique. Dans un style post-romantique,
les lignes vocales valorisent le legato, et l’effectif orchestral de cent cinquante musiciens
nécessite des voix larges à l'ambitus étendu.

Aux antipodes de cette œuvre, les Brettl-lieder fascinent par leur synthèse d'un style
savant et populaire. Situé quelque part entre un recueil de lieder dans la tradition du lied
allemand du XIXè siècle, et la chanson de variété, ce cycle comporte une puissante
composante théâtrale qui nécessite de la part de l’interprète de solides compétences d’acteur
pour rendre compte des différents degrés de lecture, ainsi qu’un lieu de concert intime
permettant une vraie proximité avec le public. Il s’agit d’un cycle de huit lieder, parfois préformé
dans de d'ordres différents de celui de l’édition.

10
Les textes des Brettl-Lieder :

« Der genügsame Liebhaber » Hugo Salus (1866-1929) Voix et piano


« Einfältiges Lied » Hugo Salus (1866-1929) Voix et piano
« Der Nachtwandler » Gustav Falke (1853 - 1916) Voix, piano, trompette, piccolo,
tambour
« Jedem am Seine » Colly Voix et piano
« Mahnung » Gustav Hochstetter (1873-
1944)
« Gigerlette » Otto Julius Bierbaum (1865- Voix et piano
1910)
« Galathea » Frank Widekind (1864-1918) Voix et piano
« Arie aus dem Spiegel vom Emanuel Schikaneder(1751- Voix et piano
Arcadien » 1812)

« Der genügsame Liebhaber » est Lied de forme ABA’B’ qui narre à la première
personne, et avec un sous-texte évident les visites régulières d’un amant au crâne chauve à
sa maîtresse qui aime caresser son chat noir. « Einfältigues Lied » est également en forme
ABA’B’, et raconte l’histoire d’un roi, qui, « comme tout le monde », a perdu son chapeau dans
le vent en se promenant. « Der Nachtwandler » est une marche de fanfare militaire nocture
pour soprano, piano, piccolo, trompette et tambour. « Jedem am Seine » est une histoire de
rencontre érotique entre un militaire et une jeune femme, lors d’un défilé. « Mahnung » est un
avertissement d’une femme mûre à une jeune femme au sujet des hommes et de leur
inconstance. « Gigerlette » est une visite d’un homme à sa maîtresse déguisée en conte pour
enfant. « Galathea », également en forme ABAB’ est un aveu de désir d’un homme mûr envers
une jeune enfant. Enfin, « Arie aus dem Spiegel vom Arcadien », une valse à refrain binaire,
est un discours à la première personne d’un homme racontant combien la vision d’une femme
fait bondir son cœur.

En comparaison avec les œuvres vocales précédentes de Schoenberg, il est certain


que les Brettl-lieder, non orchestrés, mette moins d’accent sur la puissance vocale. La palette
peut s’élargir vers un un spectre de nuances plus grand, et permet de servir l’intelligibilité des
mots, voire de jouer véritablement le texte. La voix se rapproche d’une vocalité parlée. Dans
« Galathea » (figure 5), l’écriture médium et syllabique, les mouvements conjoints (en
l’occurrence, ici, des chromatismes), le tempo rapide, se rapprochent beaucoup de la voix
parlée, et ne permettent pas de faire les longues phrases legato et lyriques comme dans les
Gurrelieder. Dans « Gigerlette », c'est la ligne mélodique choisie par Schoenberg qui vient
hacher la ligne de chant avec un arpège brisé, aux allures de comptine d’enfant. Dans
l’ensemble du cycle, le texte est souvent syllabique, avec des valeurs rythmiques brèves. Ainsi,
les consonnes viennent souvent mordre sur les notes, et limitent l’espace de la voix pour
résonner.

11
Figure 5 : « Galathea », mesures 5-10, vocalité proche du récitatif

Il est intéressant de noté que dans les Guerrelieder, Schoenberg fait déjà ses
premières expérimentations autour du Sprechgesang, un style de chant « parlé-chanté », qu’il
théorisera lui-même dans Pierrot Luniare en 1912. Dans les Guerrelieder, un des récitant,
racontant l’épisode de la « Chasse sauvage du vent d’été », utilise un style de chant parlé-
chanté avec des hauteurs de note indicatives mais qui censées être plus déclamées que
chantées.7 Il est donc certain que ces questionnements sur la vocalité travaillent le
compositeur déjà pendant la période où il compose nos Brettl-Lieder. Pour autant, le caractère
des textes du Pierrot-Lunaire est nettement plus sombre et décadent que celui de nos Brettl-
Lieder. Ainsi, si l’interprête peut être tenter de rapprocher son chant de la voix parlée dans
cette œuvre ce n’est peut-être pas dans une démarche esthétique radicale, mais pour coller
au style du cabaret. Aucune consigne d’interprétation, ni notation de la part de Schoenberg ne
mentionne cette technique vocale dans les Brettl-Lieder. L’harmonie tonale,
l'accompagnement pianistique classique du cabaret, ainsi que des mélodies parfois très
simples (cf. « Arie aus dem Spiegeleisen vom Arcadien », « Gigerlette »), classent les Brettl-
Lieder loin des expérimentations plus tardives de Schoenberg.

Schoenberg vient puiser ses textes chez les premiers auteurs du cabaret allemand,
dans les Deutche Chansons, ou bien chez d’autres auteurs de sa génération. Si la plupart sont
restés dans l’ombre, le plus célèbre est Wedelkind, auteur de « Galathea », dont les pièces de
théâtre ont servi de base pour le livret de l’opèra Lulu d’Alban Berg, disciple de Schoenberg.
Symbole du poète bohème, il évolue dans un monde à la croisée entre la bourgeoisie et le
prolétariat : le monde du cirque et de la nuit. Son théâtre se positionne contre la société
bourgeoise et ses tabous sexuels. C’est exactement dans cette position que le genre du
Cabaret se situe, en particulier à sa naissance. Plus tard, Schoenberg complète son cycle
avec son « Arie aus dem Spiegel vom Arcadien », sur un texte de Schikaneder, qui n’est autre
que le librettiste de La Flûte Enchantée. Hugo Salus, auteur de « Der genügsame Liebhaber »,
« Einfältigues lied » est gynécologue avant d’être poète. Jamais crus, nombreux lieder
possèdent cependant un sous-texte très érotique, à l’instar de « Galathea », « Gigerlette »,
« Der genügsame Liebhaber»… Ainsi, Hugo Salus fait coquinement rimer (fig 2) « schwarze
Katze » (chat noir), avec « blitzblanke Glatze » (crâne chauve et luisant). Dans « Gigerlette »,
quelques éléments de langage introduisent progressivement le sous-texte scabreux. La scène
ressemble au début à une conte avec deux personnages prenant le thé « Fräulein Gigerlette/

7
Fourchotte, A. (1997). Le Sprechgesang chez Schœnberg. Cahiers d'Études Germaniques, 32(1),
242.
12
Lud mich ein zum Tee » (« Miss Gigerlette m'a invité à prendre le thé ». Bierbaum compare
Gigerlette à Pierrot, personnage de la Comédia dell’arte. Cependant Pierrot est plutôt un clown
triste, et il devient symbole de l’esthétique décadente de la fin du siècle. Schoenberg y dédie
même dix ans plus tard son œuvre la plus célèbre, sur un ton beaucoup plus
mélancolique, Pierrot Lunaire. Au fil du lied, la scène s’avère progressivement être une visite
d’un amant à sa maîtresse dans son boudoir (« C'était dans une chambre couleur « vin
rouge »). La connotation érotique du vin rouge vient jeter le trouble dans ce qui commençait
comme une histoire innocente. Plus loin dans le texte, le « trot de nos quatre jambes » ne
laisse guère de doute sur les activités réelles des personnages.Les sous-entendus et les
tournures métaphoriques font de ces textes des oeuvres de valeur littéraire mais dont le but
est le divertissement.

Dans d’autres textes du cycle, au contraire, le grotesque et la simplicité des mots sont
vecteurs de satire politique et sociale. Wedekind dénonce la perversion incestueuse dans
« Galathea ». « Einfältigues Lied », sobrement intitulée « Chanson simple », également par
Hugo Salus, est écrit elle aussi comme un conte, mais le niveau de langage est en tel décalage
les codes de ce genre, que cela crée un effet grotesque, comme quand il écrit « Le roi est parti
marcher /Juste comme n'importe quel homme parti pour marcher ». De plus, les onomatopées
ont la part belle. Citons par exemple les rythmiques « bum bum » de « Jedem am Seine », ou
de « Spiegel vom Arcadien » (figure 6), ainsi que les « tuut und drumm » de « Nachtwandler ».

Figure 6 : « Arie aus dem Spiegel von Arcadien », mesures 26-28, onomatopées

Nous l'avons vu, Schoenberg adopte pour ses Brettl-Lieder des formes simples à
refrain, inspirées de la chanson. Ils ont ainsi presque tous des formes très simples ABAB, avec
ou sans viariation, comme « Galathea », « Der genügsame Liebhaber », « Arie aux dem
Spiegel vom Arcadien ». Les rythmes de danses y sont présents. Ainsi, « Gigerlette » semble
être une bourrée en diminution rythmique (deux croches noires). La valse viennoise, avec sa
connotation érotique, se retrouve à plusieurs reprises dans le cycle. Peut-être inspirée par les
travaux de Schoenberg de transcription d’opérettes viennoises, les rythmes de valses se
retrouvent clairement dans « Mahnung », dans « Arie aus dem Spiegel vom Arcadien » Enfin,
la fin de « Der genügsame Liebhaber », évoque la sarabande, une danse à trois temps avec
un deuxième temps fort. Schoenberg le retranscrit ici en insistant sur le temps fort qui devient
valeur pointée,introduisant une sensation de mesure à trois temps à l’intérieur du 6/8. (figure
3).

13
Figure 7 : « Der Genügsame Liebhaber », mesures 40-42, rythme de danse dans le postlude

En outre, la formation instrumentale de ces lieder est également inspirée par la


musique populaire. L'orchestration de « Nachtwandler » ressemble à une fanfare, avec ses
vents (flûte traversière, trompette) et son tambour.

Nous avons donc vu comment Schoenberg adapte son style musical au genre de la
musique de Cabaret, comment il dépasse les codes du genre. En effet si, dans la musique de
cabaret, la musique est simple et seul le texte est porteur de sens, justement parce que ses
compositeurs sont souvent amateurs, Schoenberg, lui, donne à l’écriture pianistique et vocale
un rôle narratif.Schoenberg fait de la musique un second niveau de narration, un sous-texte,
vecteur de sens pour l’auditeur au même titre que le texte lui-même.

14
B) Mais Schoenberg s’émancipe du cabaret pour rejoindre le répertoire
classique

Dans les Brettl Lieder, Schoenberg corrèle étroitement la musique et le texte, qui
entretiennent dés lors des rapports qui vont bien au-delà de celui que l'on observe dans la
plupart des répertoires de cette époque. Nous analyserons ensemble de multiples exemples
du raffinement de composition que Schoenberg déploie, et nous les mettrons en miroir de deux
enregistrements : Le premier de Frederica von Stadem et Martin Katz, un enregistrement live
de 1986 à Salzbourg, publié chez Orfeo en 2019. Le deuxième est une captation studio de
1993 de Jessy Norman et James Levine, issu d’un album intitulé « Cabaret songs », et édité
chez Universal International Music BV. Les choix des deux chanteuses ne sont pas forcéement
en opposition, mais ce sont les deux seuls enregistrements de référencer pour cette œuvre
récemment découverte et qui n’a pas encore été encore interprété par tous les spécialistes du
répertoire.

Pour commencer, certes, les rythmes de danse imprègnent la musique des Brettl
Lieder, cependant, il ne s’agit souvent que de rythmes stylisés. En effet, les fréquents
changements de dynamiques et de tempi rendent en pratique impossible la danse. Ainsi le
rythme de Gavotte de « Jedem am Seine » traversé de fréquentes indication de vitesse :
Rasch au début, puis un ritenuto après quelques mesures seulement, puis a tempo de
nouveau, puis Langsamer mesure 14, puis à nouveau ritenuto mesure 16-17, puis a tempo
puis Rasch mesure 18. Les mesures avec une même densité d’indication rythmiques. En
somme chaque rubato est écrit et précisé par Schoenberg, qui ne laisse donc ici que peu de
place aux choix des interprètes. Les rythmes ne font que suggérer la danse, sans la permettre.
Dans une danse, le rythme est habituellement constant, dansant et central. Le texte, bien que
parfois soigné, rest au second plan, la danse étant la raison dêtre du morceau. Ici, ces rythmes
de danse ne sont plus qu’un contexte auditif, ils viennent se plier et s’adapter aux dynamiques
du texte. Cette variété et cette complexité dans les dynamiques rythmiques rapproche notre
cycle de l’écrite dans la musique dite savante.

En outre, l’humour n’est pas simplement dans les mots des textes, mais également
dans les choix de mise en musique de Schoenberg. Le sens du texte, et en particulier son
double sens est traduit non seulement par le texte lui-même et l’éventuel talent de comédien
de son interprête, mais également par la partie pianistique d’une part, et par l'écriture musicale
plus largement. Dans la chanson à texte, et dans beaucoup de répertoire de cabaret de cette
époque, justement parce que la musique est souvent composée par des musiciens amateurs,
cette musique elle-même ne suffit pas transcrire le sens du texte. Mais dans ses Brettl Lieder,
Schoenberg ajoute de nombreux éléments de grotesque.

Dans « Arie aus dem Spiegel vom Arcadien », par exemple, Schoenberg place
sciemment des accents de manière maladroite, notamment sur « Bienen » (figure 8). Il y
accentue en effet les deux syllabes, de ce mot « abeille », qui est la métaphore grotesque et
incongrue du désir masculin ardent du narrateur. Schoenberg vient exagérér les deux syllabes
du mot par un double mélis-mélisme alors que l’écriture avait été jusqu’ici syllabique. La
deuxième syllabe du mot, qui n'est jamais censée porter d’accent, se retrouve accentuée par
un saut de de 7ème mineur. Cela crée un effet de lourdeur sur ce mot, qui vient souligner son
effet grotesque et comique. Plus loin, mesure 39 (figure 9), un nouveau mélisme interpelle sur
le mot « als », qui n'est pas une syllabe forte en allemand, mais qui est ici placé trouve sur le
temps fort, et sur deux temps, alors qu’il aurait été plus « élégant » et attendu de placer ce
mélisme sur le mot précédent, « liegt », qui est verbe et qui est donc une syllabe forte. Ces
jeux sur les accents viennent questionner le rapport entre le texte et la musique. Tout est écrit
comme si la mélodie, très élégante, avait été composée séparément du texte, et que les
paroles étaient venues s’intégrer comme elles le pouvaient dans la partition. Cela m’évoque

15
un chanteur du dimanche quelque peu éméché, qui s’essaierait à improviser une chanson sur
un air connu, en inventant les paroles au fur et à mesure, avec toutes les maladresses que
cela implique. Dans son enregistrement de 1986, Frederica von Stade choisit un tempo très
lent et langoureux, êtremement cantabile et et legato, qui tranche avec le texte, exagérant les
appuis décalés pour créer un effet de décalage comique. Ce n'est que sur le dernier couplet,
quand le narrateur parle de ceux que les femmes laissent de marbre, qu’elle opte pour un très
contrastant parlando. Sur le dernier refrain, elle utilise cette même technique en soufflant les
« bum » plutôt que de les chanter comme dans les refrains précédents. J’aime beaucoup ce
contraste qui donne beaucoup de relief au dernier couplet et créer des effets comiques de
décalage particulièrement efficaces.

Figure 8 : « Arie aus dem Spigel vom Arcadien », mesure 9-12

Figure 9 : « Arie aus dem Spiegel vom Arcadien », mes 38-41

Un autre exemple de ces accents déplacés se trouvent dans la partition de


« Einfätigues Lied ». Là aussi, le texte, par sa simplicité et ses rimes, est volontairement
satirique. Schoenberg choisit une mélodie monocorde et dans le medium, figurant le ton de la
voix parlée, comme si l’on narrait un conte au lieu de le chanter. Mais il vient pauser un
étonnant tri sur la première syllabe de « spazieren », alors que c’est la deuxième qui porte
l’accent tonique. Par ailleurs, un tri débouche habituellement sur une note conjointe, et souvent
au niveau d’une cadence. Mais ici, Schoenberg fait suivre le tri d’un saut de trierce ascendante
particulièrement surprenante, qui revient tout de suite sur le Sol. Le tri, associé à la musique
baroque et classique, est également parfois utilisé par les compositeurs postérieurs pour
évoquer de manière satirique la monarchie d’Ancien Régime. Les récits de Gessler dans
Guillaume Tell de Rossini en sont par exemple truffés. Il s’agit donc ici d’un élément extra-
musical venant renforcer la caricature du personnage du Roi.
L’on trouve un dernier exemple de ces jeux sur les appuis du texte dans « Gigerlette »,
où la mélodie en forme de comptine semble là aussi pré-exister au poème, puisque que les
mots ne viennent s’y imbriquer qu’en créant de malheureux faux-accents, et ce dès le début,
sur les mots « Fraulein » et « Gigerlette », puis sur « Toilette ». Ces appuis malheureux ont
pour effet non pas seulement de susciter le rire, mais plutôt de faire comprendre avant que le
texte ne le suggère enfin, que cette « Fraulein Gigerlette » a une « Toilette » particulièrement
attrayante, et que le « trot de nos quatre jambes » est à prendre au second degré.
16
Le grotesque de la partition se trouve également dans l’orchestration de
« Nachtwandler ». Schoenberg choisit une formation qui préfigure déjà l’esthétique de la
formation de Pierrot Lunaire (1912): piano, tambour, piccolo, trompette. Cet effectif évoque la
fanfare militaire, mais dans ses jours les moins glorieux. Le compositeur choisit la flûte piccolo,
qui, jointe à la trompette, sature le registre aigu, laissant l’auditeur dans un certain inconfort.
Pour retranscrire une fanfare un peu fausse, et des musiciens amateurs et alcoolisés, il
complexifie par moment l’harmonie, donnant un sentiment de polytonalité. Ainsi, Allen Shawn,
dans Schoenberg’s journey, avance que, mesure 13, Schoenberg harmonise l’onomatopée
“tuut” par un accord de 5 sons, alors qu’il aurait pu n’écrire qu’un accord de trois sons. L'effet
produit est grotesque et évoque soit le son du tambour qui n’a pas de hauteur très définie, ou
bien reproduit un accord avec des fausses notes. En effet, l’accord du premier temps de la
mesure 13 (fugure 10) est un accord de sol Majeur, auquel on a rajouté do bécar ( fausse note
de si) et fa# (fausse note de sol).

Figure 10 : «Nachtwandler», piano, piccolo, trompette, tambour,et voix, mesures 11-14, l’harmonisartion complexe de “tuut und
truum”

Schoenberg recourt ainsi à de nombreux autres figuralismes pour faire entendre le


sous-texté tantôt ironique, tantôt érotique, de ses textes.
Ainsi, dans « Galathéa », le désir et le renoncement sont figurés par deux leitmotiv en
chromatismes dès l’introduction, au piano. Ces motifs sont ensuite repris par le texte, qui leur
donne leur sens. Le motif du désir apparaît tout de suite à la voix (« ah je brûle du désir,
Galathéa, belle enfant ») tout en demi-tons ascendants (figure 11). Ce même désir peut
devenir malsain, comme mesure 17-18, quand « Galathea schönes Kind » se retrouve sur une
harmonie de quinte augmentée, avec un triton déscendant qui arrive sur « Kind ». Schoenberg
teinte le texte d’un contexte harmonique fortement connoté, qui semble suggérer que le désir
du narrateur pour cette « belle enfant » doit mettre l'auditeur mal à l’aise. Plus, loin, le
chromatisme, losqu’il devient descendant, à la fin du morceau, devient métaphore du
renoncement que les dernières lignes du poème évoquent « Mais ta bouche doit jamais
recevoir, jeune fille, mes baisers ». Ce renoncement au désir culmine à la fin, sur le mot
« fantasie », qui évite la sensation de cadence, et vient se suspendre à la tierce au lieu d’arriver
sur la tonique sol. Dans son enregistrement, Jessy Norman choisit justement une voix blanche,
sans timbre, qui « parle » à hauteur de note, pour ce dernier mot. Sur un « fantôme » de voix,
le Lied se conclue en suspend, comme un songe qui resterait en tête même après le réveil.
restera du domaine du fantasme. L’interprête peut donc jouer de ce dialogue avec le piano, et
avoir conscience de la récurrence de ces leitmotivs qui viennent intensifier le sens du texte.

17
Figure 11 : Galathea, piano-voix, mesures 1-10, figuralisme du désir

Schoenberg propose un autre leitmotiv dans Jedem am Seine (figure 12), les coups de canon
de la parade militaire sont figurés par un rythme de cloche-deux-doubles, qui se transforme
au fil du lied. Dans le passage central, mesure 67, commence la phase de séduction. Le motif
se ralenti, devient rythmes pointés et en augmentation rythmique. La parade militaire n'est plus
lée centre de l’action mais un fond sonore pour ces futurs amants. Enfin, quand ces denrniers
quittent la parade pour se rouler dans l’herbe, et que la parade n’est plus qu’un écho : « Und
da strecken wir uns hin,/ich und meine Nachbarin,/weit her tönt's Trara. » ( « Et là nous nous
allongeons de tout notre long,/ moi et ma voisine,/au loin résonne un grand tralala.). Le motif
de la parade évolue par un jeu de travail thématique. La main gauche prend le rythme pointé,
plus rapides cette fois, et à la main gauche les doubles forment une nappe voluptueuse dans
les aigus, le coussin d’herbe accueillant les ébats des amoureux.

Figure 12, « Jedem am Seine », piano-voix, mesures 1-9, leitmotiv de la parade

18
Figure 13 : « Jedem am Seine », piano-voix, mesures 84-91,
transformation du leitmotiv de la parade

Un autre très joli figuralisme est celui di crâne chauve « blitzlanke glatze » dans « Der
genügsame Liebhaber », mesure 8 à 11 ( fugure 14). Le crâne luisant y est figuré par de très
élégants tris qui sont souvent mobilisés dans l'écriture pour piano pour suggérer la
transparence de l’eau, un effet de miroir. Ici, le miroir est le crâne chauve de l’amant. Mais les
tris peuvent également préter à sourrir, et peuvent signaler d’emblée le double sens
particulièrement érotique du texte.

Figure 14 : « Der Genügsame Liebhaber », piano-voix, mesures 7-12,


figuralisme du crâne luisant

Dans sa mise en musique du texte, Schoenberg utilise plusieurs procédés pour imiter les
intonations de la voix. Dans « Galathea », il imite une sorte de bégaiement, d’arrêt du discours
sur « verlangen » (désir) et « Galathea » mesure 7 (figure 11). En effet, la phrase, en montée
chromatique, répète l’intervalle la#-si deux fois d’affilé ce ces mots, avant de reprendre sur sa
lancée, comme si le narrateur butait sur ces mots sous les coups de l’émotion. C’est un moyen
de faire musicalement « rimer » « Galathéa » et « désir », de les associer subtilement. Dans
« Mahnung », la voix parlée est imitée cette fois-ci par un jeu de tessiture. Ce lied, écrit comme
une mise ne garde à l’égard des jeunes filles, est écrit dans une tessiture nettement plus grave
que le reste du cycle. J’aime particulièrement l’enregistrement de Jessye Norman sur ce lied,
où elle fait ressortir de ces finales aigus de manière glaçante. Schoenberg ne cherche donc
pas à ce que l’interprête soit sonore et confortable dans cette tessiture. La fin des phrases est
ponctuée d’un surprenant saut de 7e majeure, sur une syllabe non accentuée, comme souvent
dans le cycle (figure 15). Il reproduit ainsi une exclamation vocale qui ferait passer le discours
tout d’un coup de la confidence intime et chochuter à l’vertissement bruyant face au grand
19
danger. L’effet est effrayant, et il me semble qu’il appartient à l’interpête de le faire ressortir
davantage encore en exagérant les écarts entre la nuance piano du début de la phrase et le
forte de l’aigu.

Figure 15 : Mahnung, piano-voix, mesure 1-10, intervalles ascendants

Un autre effet de tessiture peut se trouver dans « Gigerlette », où la voix vient culminer à la fin
du morceau, mesures 66-68, sur un La, sur le mot « Amor », un aigu plutôt rare dans ce cycle
assez central. L’accompagnement sur cet aigu est ainsi particulièrement fourni, sur une
tessiture très large et un rite unritenu très lyrique, qui tranche véritablement avec la cadeau
apparente du texte, de la mélodie de comptine et du rythme vif des première mesure.
Schoenberg, par cette insistence sur cet aigu, nous donne la clef pour une double lectuere du
texte.

Schoenberg apporte également un soin à ses parties instrumentales. L’introduction de


« Galathea » requiert une véritable virtuosité (figure 11). L’introduction de Jedem am Seine
(figure 13), bien que plus accessible pianistiquement, montre le même raffinement dans la
construction. Elle commence par un jeu de question-réponse entre les deux mains, suggérant
par bribe le rythme de la danse, et les coups de canon du champ de bataille.8

Enfin, l’harmonie de Schoenberg va bien au-delà de ce que l’on entend des conventions de la
chanson allemande du début du Xxè siècle. Il multiplie les appogiatures et chromatismes dans
un tel foisonnement que bien que toujours très tonal, l’harmonie se complexifie au point de
faire perdre la tonalité de vue. Ainsi, les chromatismes de Galathea créent un effet de
tournoiement qui efface la sensation tonale. De même dans « Der Genüsame Liebhaber », la
partie B, qui commence mesure 11, multiplie les chromatismes à la voix et au piano, ce qui
complexifie l’harmonie et donne une couleur presque jazz (figure 16).

8
Brooks, C. (2010). Cabaret songs by classical composers during the first half of the
twentieth century: Satie, Schoenberg, Weill, and Britten. University of Cincinnati.
20
Figure 16 : « Der genügsame Liebhaber », piano-voix, , mesures 13-18, motif chromatique

Ainsi Schoenberg se saisit-il de ce répertoire encore nouveau, qu’il aborde de son point de
vue de compositeur post-romantique. Même s'il fait un pas vers le répertoire de la chanson,
il raffine son écriture harmonique, vocale, pianistique de sorte que la partition devient un
élément entier de la narration, au même titre que le texte lui-même. Ce faisant, il rapproche
les Brettl-lieder du répertoire de la musique de chambre, et l'éloigne du style de la chanson,
tant les compétences requises pour son interprétation diffèrent de celles des interprètes
de la chanson. Le style de la chanson devient tout au plus une inspiration, une inspiration
pour les couleurs, l’articulation, le rubato, mains non pas pour la technique vocale et
pianistique.

21
IV- Conclusion :

Aux premières heures du cabaret allemand, Schoenberg est l’un des premiers
compositeurs de musique pour le Cabaret. Pourtant, cette œuvre, sans doute l’une de
ses plus théâtrales, ne sera que très peu jouée lors de sa création, et ne sera publiée
que sur le tard. Comment Schoenberg, célèbre pour son sérieux, s’est-il emparé de ce
répertoire de Cabaret ? Nous avons vu ce qu’était le Cabaret des débuts du Xxème
siècle, un art aux croisements de plusieurs formes artistiques bourgeoises et
populaires : la poésie, la chanson populaire, le théâtre de rue, la danse. Il émerge, à
une époque où la musique savante et la musique de divertissement sont deux mondes
disctincts, avec le projet de les réunir pour offrir la sortir la poésie de son cadre élitiste.
Cependant, ce projet n’est pas porté par des musiciens professionnels, et n’est pas
réellement un projet révolutionnaire du point de vue de la musique. La musique y est
essentiellement composée et interprétée par des amateurs.
Dans ce contexte, Schoenberg nous propose un cycle de huit lieder basé sur des
textes écrits pour le cabaret (Deutche Chansons de Wolzogen), avec un caractère
satirique et grivois très prononcé. Il vient puiser dans les rythmes de danse, dans les
instruments de la fanfare militaire, dans les formes de la chanson, et dans des
mélodies parfois très simples, pour donner un caractère populaire et divertissant à ses
lieder. Mais ces éléments ne m’apparaissent que comme des contraintes stylistiques,
dont Schoenberg s’émancipe vite, en proposant un cycle largement plus vocal et
pianistique que le répertoire que l’on interprétait dans les cabarets français et
allemand. Avec ses nombreux figuralismes, et ses jeux sur les accents, ses leitmotivs,
il élève le raffinement de la composition à un niveau qui dépasse largement
l’amateurisme. C'est justement parce qu'elle était si difficile que son lied
« Nachtwandler » qui avait tant plu à Wolzogen, n’a finalement été joué qu’une fois du
temps où Schoenberg dirigeait le Überbrettl.
Pour approfondir ce travail, il serait intéressant de mettre en perspective ces Brettl-
lieder avec d’autres œuvres de compositeurs de musique dite « savante » dans le
répertoire de Cabaret, mais par des compositeurs qui, eux, ont vraiment nourri un
intérêt continu et marqué pour le répertoire populaire, comme Eric Satie ou Kurt Weil.
Schoenberg n’est ensuite revenu au cabaret qu’en 1912 pour Pierrtot Lunaire, mais à
la demande de la comédienne Albertine Zehme. Peut-être ne faut-il voir finalement
dans ce cycle qu’un péché de jeunesse, une musique savante, une musique de
chambre, aux couleurs du populaire ?

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V- Références bibliographiques :

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Schoenberg A, Brettl-Lieder, Belmont Music Publisher, Los Angeles, 1969

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23
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24
VI- Annexes :

Traduction des textes par Guy Laffaille, consulté le 10.10.2023 sur lieder.net

Schoenberg A, Brettl-Lieder, Belmont Music Publisher, Los Angeles, 1970.

Schoenberg A, Brettl-Lieder, Belmont Music Publisher, Los Angeles, 1969

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