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VARIA

MEHDI ELMOUKHLISS
Télécom École de management, LITEM,
Université Paris Saclay
DAMIEN RENARD
Université catholique de Louvain, LASCO
ZHENZHEN ZHAO
ISC Paris Business School
CHRISTINE BALAGUÉ
Télécom École de management,
Université Paris Saclay

De la compétition
à la coopétition
Les nouvelles formes
de crowdsourcing d’idées

Cette étude porte sur une nouvelle pratique de crowdsourcing


d’idées qui consiste à recourir simultanément à la coopération et
à la compétition (la « coopétition ») pour mobiliser la foule. Les
auteurs présentent cette nouvelle approche et explorent, en
mobilisant la théorie de l’interdépendance sociale, dans quelle
mesure le principe de coopétition est appliqué dans ce contexte.
À l’aide d’une étude empirique, ils montrent que les plateformes
présentent pour l’essentiel des formes atténuées ou marquées
de coopétition. Ils discutent les implications pratiques et
théoriques de ces résultats.

DOI: 10.3166/rfg.2017.00151 © 2017 Lavoisier


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C
es dernières années, les initiatives à capter cette profusion de créativité en
mobilisant les internautes pour faisant appel à « la foule » pour innover via
collecter des idées innovantes se des sites internet dédiés. Le présent article
sont multipliées. En Grande-Bretagne, s’intéresse à cette nouvelle pratique, plus
McDonald’s « My Burger » invite ses connue sous le terme de crowdsourcing
clients à mettre leur propre burger à la d’idées ou crowdsourcing d’idéation.
carte de ses restaurants, au cours d’une Le crowdsourcing peut être vu à la fois
compétition en ligne qui récompense les comme un jeu de technologies, un processus
cinq « meilleurs » hamburgers proposés. En d’action collective et un processus organi-
France, Carrefour a développé le site « Si sationnel. Il correspond à une nouvelle
j’étais Carrefour… » qui invite ses clients à méthode d’externalisation des activités de
inventer les futurs services de l’enseigne. La l’entreprise, se fondant sur l’idée qu’internet
Mairie de Paris propose quant à elle un site représente une source de main-d’œuvre bon
permettant aux internautes de soumettre marché pouvant créer du contenu et
leurs idées de nouveaux aménagements résoudre des problèmes complexes (Lebraty
urbains. Ces nouvelles pratiques correspon- et Lobre, 2010). En outre, le crowdsourcing
dent à une tendance de fond selon laquelle le vise à mobiliser un très grand nombre de
public, autrefois cantonné à la réception participants (Schenk et Guittard, 2011). Ces
passive d’une offre ou d’un service, est initiatives prennent le plus souvent la forme
considéré désormais comme un partenaire d’une relation tripartite entre 1) un deman-
de l’innovation. En stratégie, le paradigme deur, qui fait appel à 2) une foule
de l’innovation ouverte considère qu’une d’internautes par le biais 3) d’un organisa-
organisation gagne à intégrer des partenai- teur, qui conçoit et organise la plateforme
res externes dans son processus d’innova- permettant de centraliser et récolter les
tion (Chesbrough, 2006). Le marketing contributions1 (Burger-Helmchen et Pénin,
participatif souligne que l’implication des 2011). Plusieurs types d’activités peuvent
consommateurs en phase amont de l’inno- être pris en charge, allant des plus simples
vation est un levier de génération de valeur (par exemple la collecte de photos) aux plus
(Von Hippel et Katz, 2002). Dans le champ complexes (par exemple résoudre des
de la conception, intégrer l’utilisateur final problèmes scientifiques). Le crowdsourcing
dans le développement d’une nouvelle offre d’idées représente alors un type particulier
est une pratique reconnue comme efficace de crowdsourcing, qui vise à fournir des
depuis de nombreuses années. Le fort idées innovantes au demandeur. Pour les
développement des nouvelles technologies organisations, cette méthode permet de
est venu amplifier cette tendance. Internet générer des idées nombreuses et variées
offre désormais un large espace dans lequel pour un coût relativement faible (Burger-
les internautes élaborent et partagent mas- Helmchen et Pénin, 2011). En termes de
sivement de nouveaux contenus. Aussi, de conception, les pratiques sont diverses mais
plus en plus d’organisations cherchent-elles une tendance prédomine : la plupart de ces

1. À noter que l’organisateur peut se confondre avec l’organisation initiatrice lorsque celle-ci met en place sa propre
plateforme sans recourir à une tierce partie.
De la compétition à la coopétition 13

plateformes reposent sur le principe de la récompenses aux meilleurs, allant de sim-


compétition pour engager le public et ples marques de reconnaissance (par exem-
collecter les meilleures idées (Lebraty et ple des badges virtuels) à des dotations
Lobre, 2010 ; Schemmann et al., 2016). monétaires élevées, en passant par des
À côté de l’approche purement compétitive, cadeaux de toutes sortes. Les idées sont
on observe l’émergence de nouvelles évaluées par un jury d’experts et/ou par la
pratiques, qui consistent à adosser à la foule. Plusieurs éléments justifient le
démarche compétitive des logiques coopé- recours à cette approche. La compétition
ratives par l’implémentation de fonctionna- aurait des effets très positifs en termes
lités spécifiques. Ce nouveau modèle de d’engagement des individus (Adamczyk
plateforme, entre coopération et compéti- et al., 2012). En jouant sur les récompenses
tion, correspond au modèle de « coopéti- mais aussi sur le sentiment de compétence,
tion » (Hutter et al., 2011 ; Renault, 2014). la compétition motive et attire des individus
Les plateformes de type coopétitif consti- talentueux, animés par l’envie de mettre leur
tuent aujourd’hui un objet d’étude tout à fait créativité à l’épreuve (Renault, 2014). Un
nouveau qui requiert de plus amples autre avantage de l’approche compétitive
recherches (Majchrzak et Malhotra, 2013 ; est sa simplicité de gestion : le mode de
Renault, 2014). Le présent article vise à rétribution est simple et peu coûteux, et
explorer ce phénomène. Afin de clarifier les permet une forte mobilisation dans des
enjeux, les concepts de compétition, coo- délais réduits (Renault, 2014). Malgré ces
pération et coopétition sont exposés dans la éléments, les compétitions d’idées peinent à
première partie de cet article. La deuxième faire émerger des idées radicalement inno-
partie présente les résultats d’une étude vantes (Burger-Helmchen et Pénin, 2011).
comparative de 60 plateformes de crowd- Ces résultats décevants peuvent s’expliquer
sourcing d’idées permettant d’explorer si et par le manque de réflexion collective
comment la coopétition est mise en œuvre. (Majchrzak et Malhotra, 2013). Pour remé-
Dans la dernière partie, nous discutons les dier à ces limites, les modèles coopératifs
implications de nos résultats et proposons apparaissent comme une potentielle alter-
de nouvelles pistes de recherche. native. En effet, la littérature sur l’innova-
tion suggère que la mobilisation d’un
collectif possède des effets positifs sur la
I – CADRE THÉORIQUE créativité, en raison de l’échange des points
de vue et de la combinaison des idées
1. Compétition et coopération
(Bullinger et al., 2010). Ainsi, la génération
dans le crowdsourcing d’idées
de commentaires constructifs sur internet
Le recours à la compétition pour collecter de permettrait d’améliorer la qualité et la
bonnes idées est une pratique très ancienne quantité des soumissions (Adamczyk
qui prédomine aujourd’hui dans le crowd- et al., 2012). Malgré ce potentiel, le
sourcing d’idées (Lebraty et Lobre, 2010 ; crowdsourcing d’idées purement coopératif
Schemmann et al., 2016). Les plateformes est très peu pratiqué de nos jours (Schem-
classent les individus en fonction de la mann et al., 2016). S’il existe bien des
qualité de leurs idées et offrent des initiatives collaboratives impliquant les
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internautes dans le développement de vie de la plateforme (par ex. voir et évaluer


nouvelles idées, il s’agit de recours à des les idées des autres). L’organisateur récolte
communautés plutôt qu’à la foule2. La rareté ainsi un grand nombre d’avis sur les idées
des initiatives purement coopératives peut émises, ce qui contribue à créer de la valeur.
s’expliquer par le fait que le nombre élevé Quelques études ont analysé l’effet de
de participants rend difficile la co-construc- l’ajout de fonctionnalités coopératives sur
tion d’idées en raison des coûts de la performance créative dans des concours
coordination. Une autre difficulté est la d’idées intra-entreprises, lors de travaux de
question de la juste récompense : comment groupes virtuels ou en contexte de crowd-
rétribuer la foule sans provoquer de sourcing d’idées (par ex. Bergendahl et
mécontentements ? Finalement, le principe Magnusson, 2014 ; Zhao et al., 2016). Ces
même du crowdsourcing contrevient à recherches indiquent que l’emploi d’une
l’idée de collaboration massive entre indi- structure coopétitive induit l’émergence
vidus, car il s’agit à la base d’un modèle de d’idées de meilleure qualité par rapport
contributions individuelles (Burger-Helm- aux environnements strictement compéti-
chen et Pénin, 2011 ; Lebraty et Lobre, tifs, renforçant l’intérêt pour ce modèle.
2010).
Pour pallier les limites des compétitions et
profiter des dynamiques coopératives, les 2. Le concept de coopétition appliqué
praticiens ont recours à une solution qui à l’échelle interindividuelle
peut sembler paradoxale : ils ajoutent des Le terme coopétition désigne à l’origine
fonctionnalités collaboratives à la forme l’existence simultanée de stratégies coopé-
classique de concours d’idées (Adamczyk ratives et compétitives entre deux firmes.
et al., 2012), souhaitant ainsi bénéficier des Autrement dit, ce concept permet de
effets conjugués du mode collaboratif et du souligner que deux entreprises peuvent tout
mode compétitif (Renault, 2014). Par à fait être à la fois concurrentes et
exemple, le site Braineet.com propose des partenaires (Bengtsson et Kock, 2014). La
défis pour les marques où seules les trois plupart des études sur la coopétition lui
meilleures idées sont récompensées, pour attribuent des effets positifs sur la perfor-
autant les idées données sont visibles de mance des organisations (Dagnino, 2007).
tous et les participants peuvent commenter La notion a depuis été élargie à différents
les idées de leurs concurrents. Cette appro- types d’organisations et à plusieurs échelles.
che permet potentiellement de répondre aux Dagnino (2007, p. 87) propose une défini-
motivations du plus grand nombre car la tion large de la coopétition, vue comme
foule est motivée à la fois par l’appât du gain « un système d’acteurs qui interagissent sur
et par l’idée d’interagir avec les internautes la base d’une congruence partielle des
(Lebraty et Lobre, 2010). Par la mise en intérêts et des objectifs ». Nous retenons
place de dispositifs coopératifs, l’organisa- cette définition car elle permet d’intégrer,
teur incite les individus à s’impliquer dans la outre la coopétition entre organisations, la

2. Les communautés se distinguent de la foule en ce que leurs membres se (re)connaissent, qu’il existe un sentiment
communautaire et que la communauté est un ensemble cohésif relativement circonscrit.
De la compétition à la coopétition 15

Figure 1 – Les trois composantes des systèmes coopératifs, compétitifs et coopétitifs

coopétition entre individus. À cette échelle, distincts, ce qui rend leur définition ambi-
les recherches sont relativement rares. Elles guë. Les deux notions peuvent correspondre
s’intéressent pour l’essentiel au partage à des situations objectives (par ex. la
d’information en contexte professionnel compétition sportive), à des comportements
ou aux plateformes de génération d’idées. (par ex. l’action de coopérer) ou à des états
Notre recherche contribue à mieux définir le psychologiques (par ex. être dans un état
phénomène en proposant une vision de la d’esprit compétitif). Aussi est-il préférable,
coopétition entre individus dans le crowd- par mesure de clarté, de se représenter la
sourcing d’idées. Ce concept demeure en coopération et la compétition comme
effet mal défini dans ce contexte et à cette des systèmes à trois dimensions : structu-
échelle, essentiellement parce que les relle, comportementale et psychologique
concepts de coopération et de compétition (Branco, 2001). Il est alors possible de
sont pris pour acquis dans la littérature, sans représenter la coopération, la compétition et
être explicités. Il est donc nécessaire de la coopétition comme des systèmes à trois
présenter le concept de coopétition inter- composantes (cf. figure 1).
individuelle au regard de ces deux concepts. Ce modèle indique que la coopération
(compétition, coopétition) peut désigner
une structure coopérative (compétitive,
3. Coopération, compétition, coopétitive), des comportements coopératifs
coopétition : proposition d’un modèle (compétitifs, coopétitifs), ou un état d’esprit
conceptuel à partir d’une approche coopératif (compétitif, coopétitif). Coopéra-
psycho-sociale tion, compétition et coopétition peuvent
également désigner ce que nous appelons un
Coopération et compétition, des systèmes
système coopératif (compétitif, coopétitif)
à trois composantes
qui représente les situations pour lesquelles
À l’échelle interindividuelle, les concepts de on observe la présence simultanée d’une
coopération et de compétition peuvent structure, d’états d’esprits et de comporte-
signifier plusieurs éléments ou niveaux ments. Dans le cadre de cette recherche,
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nous nous centrons uniquement sur la perception de la situation, ce qui influence


dimension structurelle plutôt que sur le dès lors les comportements associés
processus, car elle correspond directement à (Deutsch, 1949 ; Johnson et Johnson,
la question de la conception objective des 1989).
plateformes. Un second aspect très important de cette
théorie concerne le caractère autopoïétique
des systèmes coopératifs et compétitifs. Si
Coopération et compétition structurelles :
la structure des buts est inconnue, il est
théorie de l’interdépendance sociale
possible de l’inférer par la présence
Aborder la coopétition du point de vue d’éléments connus pour être typiquement
structurel implique de revenir sur la défini- associés à une structure de buts antago-
tion et sur la relation des concepts de nistes (ie. compétition structurelle) ou par
coopération et de compétition dans la une structure de buts complémentaires (ie.
littérature. Le psychologue Morton Deutsch coopération structurelle). En effet, les
(1949) est à l’origine d’une théorie qui éléments caractéristiques de l’une et de
décrit et précise ce qu’impliquent coopéra- l’autre des situations élicitent et confortent
tion et compétition sur le plan structurel, la situation en question (Johnson et
comportemental et psychologique. Cette Johnson, 1989). La présence d’éléments
théorie structuraliste, appelée théorie de typiquement associés à un système compé-
l’interdépendance sociale, constitue la titif donne lieu à une intensification de la
théorie de référence mobilisée pour discuter dynamique compétitive, de même que la
de la coopération et de la compétition sur le présence d’éléments typiquement associés
plan interindividuel. Pour Deutsch, la à la coopération donnent lieu à une
coopération correspond aux situations où intensification de la dynamique coopéra-
les efforts entrepris par un individu A pour tive. La méta-analyse de Johnson et
atteindre un objectif influencent positive- Johnson (1989) permet d’identifier les
ment la probabilité qu’un individu B éléments caractéristiques de chaque situ-
atteigne ce même objectif, et réciproque- ation. Le caractère compétitif est associé à
ment. A contrario, la compétition corres- la présence de règles claires (les règles du
pond aux situations où les efforts entrepris jeu) et d’un classement des individus, à une
par un individu A pour atteindre un objectif forme de comparaison sociale imposée, à
réduisent la probabilité qu’un individu B l’existence d’une tâche indivisible jouant
l’atteigne lui aussi, et réciproquement. sur la compétence des individus, à un
Ainsi, la coopération se définit comme contrôle strict des interactions entre les
une situation où les objectifs des individus participants et à une mise en isolation. Le
sont complémentaires, quand la compétition caractère coopératif d’une situation est
représente les situations où les objectifs sont quant à lui associé à la présence de
antagonistes. Bien que ces objectifs puissent ressources partagées, à la présence d’un
différer selon la subjectivité des individus, espace d’interaction ouvert et peu contrôlé,
les études montrent que la façon dont à l’absence de comparaison sociale et à la
l’organisateur structure les rapports entre prépondérance de normes sociales plutôt
eux est le principal déterminant de leur que de règles formelles.
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4. Proposition d’un modèle conceptuel la fois des récompenses individuelles et


des structures de coopétition entre collectives), quand d’autres sont plus anti-
individus nomiques. Il nous faut rappeler ici que la
coopétition se conçoit avant tout comme
Au regard de ces éléments, un organisateur
une proposition contradictoire, une forme
peut jouer sur plusieurs leviers pour établir
de situation paradoxale (Bengtsson et Kock,
et moduler le caractère coopératif et
2014). Il ne s’agit donc pas nécessairement
compétitif d’un environnement, leviers
d’une situation présentant de manière
que nous regroupons en neuf dimensions.
équilibrée les attributs de l’une ou l’autre
La première 1) est essentielle, il s’agit de la
des situations. Concernant les objectifs
structure des objectifs fixés par l’organisa-
fixés, les buts affectés par l’organisateur
teur. La deuxième 2) concerne le paradigme
ne sont pas nécessairement une injonction
d’organisation souhaité : insister sur l’im-
explicite directe de type « entraidez-vous et
portance de l’esprit d’équipe ou sur l’esprit
combattez-vous ». Il s’agit plus souvent
de compétition. Ce paradigme peut alors se
d’un paradoxe indirect né de l’instauration
traduire par des discours incitant les
de deux types d’objectifs, certains étant à
individus à coopérer ou à faire la compéti-
somme nulle (avec des gagnants et des
tion, discours renforcé par 3) la présence ou
perdants), d’autres à somme cumulative
l’absence de récompenses individuelles ou
(« vous gagnez à vous entraider »).
collectives et 4) le mode d’évaluation
correspondant. Ce mode d’évaluation peut
être associé à 5) la possibilité ou non de se II – ÉTUDE EMPIRIQUE SUR
comparer aux autres, en particulier s’il LES PLATEFORMES DE
existe 6) un classement des individus. CROWDSOURCING D’IDÉES
Ensuite, alors que la coopération est Notre objectif est d’explorer si les disposi-
associée à des processus collectifs, la tifs socio-techniques employés dans le
compétition met l’accent sur la performance crowdsourcing d’idées favorisent l’émer-
individuelle. Aussi, la façon dont 7) l’espace gence de structures mixant des éléments
et 8) les échanges sont gérés contribue-t-elle relevant de la coopération et de la compéti-
à expliciter la nature de la situation, 9) tion. Pour cela, nous avons travaillé sur
typiquement régulée par des règles formel- cinquante-sept plateformes de crowdsourc-
les dans le cas de la compétition et par des ing d’idées, citées par le site de référence
normes sociales dans le cas de la coopéra- www.crowdsourcing.org ainsi que dans la
tion (Johnson et Johnson, 1989). littérature.
Dans la mesure où la coopétition est définie
comme la simultanéité de la coopération et
1. Les résultats de l’analyse
de la compétition, nous pouvons établir les
des plateformes
grandes lignes de ce que cela implique sur le
plan structurel en concaténant les attributs Les résultats montrent que la plupart des
de chaque situation (voir le tableau 1). On plateformes présentent à la fois des éléments
remarque que certains aspects peuvent structurels coopératifs et compétitifs. Il
coexister (par exemple mettre en place à semble également que les plateformes
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Tableau 1 – Spécificités théoriques de la coopétition structurelle entre individus

Extension aux
Environnements coopératifs et
environnements
compétitifs (Johnson et Johnson, 1989)
coopétitifs

Aspect\ Structure Structure Structure


Dimension compétitive coopérative coopétitive

Présence d’objectifs
Structure Complémentarité ou antagonistes et
Antagonisme
des objectifs substituabilité d’objectifs
complémentaires

Joue à la fois sur


Paradigme « L’esprit de « L’esprit
l’esprit de compétition
d’organisation compétition » d’équipe »
et d’équipe

Des gagnants et des


Des gagnants et perdants (sur
Incitations à
Discours perdants (sur compétence) ainsi que
coopérer
compétence) des incitations à
coopérer

Évaluation de la
Évaluation de Évaluation du performance des
Évaluation
chaque individu collectif ou aucune individus ainsi que
de celle du groupe

Récompenses aux
Présence de Récompenses
meilleurs adossées à
Récompenses récompenses aux collectives ou
des récompenses
meilleurs aucune
collectives

Règles implicites Règles explicites et


Règles Règles explicites
(normes sociales) implicites

Classement
Classement explicite des Pas de classement
individus

Comparaison Pas de comparaison


Comparaison Aspects incompatibles
sociale imposée sociale imposée ne pouvant coexister
Espace partagé, simultanément
Espace Isolation
commun

Ouverte et
Communication Limitée et contrôlée
encouragée
De la compétition à la coopétition 19

MÉTHODOLOGIE

Nous avons développé une grille d’analyse basée sur le cadre théorique de l’interdépendance
sociale. La structure coopérative des plateformes est évaluée selon la présence de quatre
fonctionnalités :
1) pouvoir être évalué par la communauté ;
2) pouvoir voir les idées des autres ;
3) pouvoir commenter les idées des autres ;
4) pouvoir contacter les autres via un message instantané ou l’envoi d’un email.
La structure compétitive des plateformes est évaluée selon la présence de quatre
fonctionnalités :
1) la présence de récompenses pour les meilleurs ;
2) l’évaluation des idées par un jury ;
3) la présence d’un tableau d’honneur ;
4) la présence d’un classement visible de l’ensemble des participants.
Les plateformes ont été codées selon la présence ou l’absence de ces fonctionnalités. Nous
avons procédé à un double codage (Huberman et Miles, 1991), qui s’est révélé acceptable en
termes de fiabilité (taux d’accord inter-juge : 89,5 %). Les cas de désaccords ont été discutés
entre les codeurs pour obtenir le codage définitif. La classification s’est faite par la méthode de
classification two-step, particulièrement adaptée pour les recherches exploratoires intégrant
des variables continues et binaires. L’analyse révèle trois clusters avec une qualité de classe
satisfaisante (> 0,5). Nous avons enrichi l’analyse par la prise en compte de trois variables
supplémentaires : audience ciblée ou non, plateforme d’intermédiation mettant en relation un
demandeur et la foule ou plateforme conçue par le demandeur, et la valeur des récompenses.

n’implémentent pas de la même manière le les récompenses. Le paradigme dominant


principe de la coopétition, ce qui met en est clairement celui de la compétition. Les
avant l’existence de différentes modalités dispositifs socio-techniques ne permettent
selon l’objectif poursuivi. Les plateformes pas l’échange et la mise en commun des
du groupe A se caractérisent par une savoirs. Il n’est ainsi généralement pas
structure très proche de la compétition, possible de voir les idées des autres, de les
quand les plateformes des groupes B et C commenter ou de les évaluer. Pour les
relèvent d’une structure beaucoup plus participants, ces plateformes proposent
mixte, plus « coopétitive ». Le tableau 2 comme principal, voire unique, objectif
synthétise le nombre de fonctionnalités d’être sélectionné et de gagner la récom-
présentes dans chaque catégorie. pense. La communication y est contrôlée et
Les plateformes du groupe A (ex : Eyeka, limitée. La détermination du (ou des)
Ideaken) sont axées sur un élément central : gagnant(s) se fait principalement via un
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Tableau 2 – Les fonctionnalités coopératives et compétitives du modèle coopétitif

Classe A Classe B Classe C


Fonctionnalités n = 18
n = 22 n = 17

Présence d’un classement visible 5 16 9

Présence d’un tableau d’honneur 5 8 1


Structure compétitive
Évaluation par un jury 17 16 16

Nombre limité de gagnants 15 5 12

Évaluation par la communauté 7 14 14

Voir les idées des autres 1 16 17


Structure coopérative
Pouvoir commenter les idées 0 16 18

Pouvoir contacter les autres 3 0 16

jury d’experts, et il s’agit de plateformes dotations. La présence de système de


spécialisées à destination d’un public aux classement ou de tableau d’honneur permet
compétences particulières (scientifiques, de distribuer de l’estime sociale et de mettre
graphistes, etc.). Ce type de plateforme en lumière les participants innovants ou
s’assimile à une forme classique d’externa- socialement remarquables. En termes de
lisation : l’entreprise recherche les meilleurs cible, ces plateformes ne visent plus les
prestataires, qu’elle met en concurrence par experts mais le grand public. Elles sont
une forme d’appel d’offres. Elle les évalue davantage accessibles car elles requièrent un
seule. Ici, la récompense de la compétition niveau de compétence moins élevé. On note
vient rétribuer le savoir-faire et valorise la que ce groupe correspond essentiellement à
compétence. des dispositifs de marketing participatif (ou
Les plateformes du groupe B (ex : Braineet, de co-création) entre des marques et les
Starbucks) mettent en exergue la compéti- consommateurs. L’enjeu expérientiel et la
tion sociale. Alors que le groupe A vise à captation des idées implique de dépasser le
stimuler la génération d’idées en isolant les simple rapport offre-demande pour propo-
acteurs et en encourageant « l’esprit de ser un espace créatif dynamisé par la
compétition », la logique diffère dans le coopétition.
groupe B. La foule y exerce un rôle plus Le groupe C (ex : MIT, OpenIdeo) se
important, que ce soit dans la génération ou caractérise par une combinaison de fonc-
l’évaluation des idées. La compétition y tionnalités qui s’autoalimentent et partici-
prend une autre forme, davantage basée sur pent à faire émerger une structure de
les principes de comparaison sociale forcée coopétition plus développée. Les individus
et de classement explicite des individus. La peuvent systématiquement voir et commen-
compétition revêt donc un fort aspect social ter les idées des autres, et très souvent se
et symbolique, à côté de l’attrait des contacter. Le groupe C se rapproche du
De la compétition à la coopétition 21

groupe B, la principale différence résidant nombre de gagnants sans insister sur


dans les possibilités d’interaction entre les l’aspect de comparaison sociale, et elles
acteurs. Outre cette distinction, ces plate- jouent sur l’aspect « challenge » tout en
formes ne font pas de la comparaison sociale invitant les individus à rentrer en contact.
un élément moteur de leur fonctionnement. Ces résultats ont deux implications. La
Malgré l’importance de la compétition, la première est qu’une forme faible de
coopération y joue donc un rôle fondamen- coopétition peut être considérée comme la
tal. L’intégration de dispositifs communi- règle plutôt que l’exception dans le crowd-
cationnels témoigne d’une volonté de sourcing d’idées. Cela fait écho aux
faciliter les interactions entre membres. La conclusions de Morton Deutsch qui souli-
foule y est plus active et influence le gnait que l’on trouve plus souvent des
processus de décision. Au niveau des situations hybrides que des situations de
publics visés, l’objectif est d’attirer des coopération et de compétition pures. Cela va
profils motivés mais aussi qualifiés. Ces dans le sens de Dagnino et al. (2007, p. 93)
plateformes fonctionnent comme des espa- qui soulignent qu’« [intégrer les deux
ces d’intermédiation visant à mobiliser des concepts] dans un concept unique conduit
experts ou semi-experts. La réalisation de nécessairement à s’inscrire dans une appro-
cet objectif implique pour les organisateurs che paradoxale et complexe […]. Penser
de réussir à stimuler doublement les simultanément la compétition et la coopéra-
acteurs : de manière extrinsèque, pour tion […] implique une révolution cognitive,
récompenser la compétence, et intrinsèque, à la fois dans la recherche et dans la
pour susciter l’engagement et la créativité. pratique ». Notre étude indique qu’il est
En permettant la valorisation par la compé- nécessaire d’une part, d’intégrer cette
tition et la coordination par la coopération, complexité quand on s’intéresse au crowd-
cette approche vise à favoriser l’intelligence sourcing d’idées et d’autre part, d’adopter
collective de la foule. éventuellement la coopétition comme prin-
cipale heuristique. La seconde implication
découle de l’identification du groupe C : le
III – DISCUSSION
modèle coopétitif constitue ici pour les
L’analyse montre qu’une seule des trois praticiens une troisième alternative jouant
catégories représente une forme plutôt pleinement sur le double mécanisme
compétitive (type A). Les plateformes B compétition-coopération.
et C sont plus ambivalentes, présentant aussi Le fait que ce modèle soit loin d’être
différents types de fonctionnalités coopéra- marginal introduit une nouvelle question :
tives. Le groupe B correspond à une forme la coopétition entre individu est-elle un
relativement atténuée de coopétition, dans la modèle spécifique, ou s’agit-il de versions
mesure où le nombre de gagnants n’est amoindries des deux autres modèles ? Notre
souvent pas explicitement limité et qu’il recherche ne permet pas pour l’heure de
n’est pas possible aux membres de se répondre à cette question. Si elle montre que
contacter directement. Les plateformes du les plateformes se structurent souvent sous
groupe C utilisent une logique coopétitive cette forme, elle ne présume pas de ses effets
plus marquée. Elles spécifient clairement le sur les internautes. Cette question s’est déjà
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posée dans la littérature sur la coopétition coopération, la compétition et la coopétition


dans les organisations. Il a été montré que entre individus. Nous caractérisons, à partir
certains individus intériorisent la coopéti- de la littérature, les attributs des structures
tion, et que celle-ci génère – fait nouveau – coopétitives. Il s’agit à notre connaissance
des tensions (Bengtsson et Kock, 2014). du premier effort de conceptualisation de la
D’un point de vue psychologique, plusieurs coopétition dans le crowdsourcing d’idées.
mesures montrent une absence de corréla- Empiriquement, nous montrons que l’hy-
tion négative entre les perceptions et bridation des approches est un phénomène
attitudes compétitives et coopératives (par courant qui ne doit pas être ignoré, et qu’il
ex. Johnson et Norem-Hebeisen, 1979), existe des forme modérées et plus marquées
laissant entre-ouverte la potentialité d’une de structures coopétitives.
double-logique. Enfin, des recherches ont D’un point de vue managérial, l’analyse des
montré l’existence d’effets d’interaction plateformes offre aux décideurs un aperçu
positifs entre la coopération et la compéti- des tendances de conception actuelles du
tion (Zhao et al., 2016) ainsi que la présence crowdsourcing d’idées. Nous montrons que
de profils « coopétiteurs » (Hutter et al., le modèle coopétitif constitue une alterna-
2011). Le présent article souligne donc le tive aux approches classiques. Les cadres
besoin d’initier plus de recherches sur la théoriques et analytiques que nous propo-
coopétition interindividuelle, phénomène sons sont aisément utilisables par des
aussi répandu que méconnu. responsables de l’innovation pour optimiser
la valeur de leurs plateformes. Ils peuvent
utiliser nos travaux pour concevoir une
CONCLUSION ET FUTURES plateforme coopétitive sur la base des
RECHERCHES fonctionnalités identifiées, comparer leur
propre plateforme avec les sites mentionnés,
Apports théoriques et managériaux
ou expérimenter différentes combinaisons
Notre recherche présente plusieurs contri- pour identifier les meilleures configurations.
butions, à la fois théoriques et managériales.
Notre principal apport théorique est d’iden-
tifier empiriquement et conceptuellement Limites et futures recherches
une nouvelle structure d’interdépendance Cette recherche présente plusieurs limites.
entre les individus. Notre modèle concep- Tout d’abord, notre démarche n’est pas
tuel contribue à penser la coopétition à la exhaustive puisqu’elle s’appuie sur un
fois globalement entre les individus (en échantillon de plateformes, souvent anglo-
proposant de distinguer structure, psycho- phones. Des recherches focalisées sur
logie et comportements) et spécifiquement certains pays permettraient de mieux pren-
en termes de conception des plateformes de dre en compte la dimension culturelle dans
crowdsourcing d’idées. Nous introduisons le design des plateformes. Par ailleurs, nous
le cadre théorique de l’interdépendance nous sommes focalisés uniquement sur la
sociale issu de la psychologie sociale, qui dimension structurelle de la coopétition, ce
nous paraît le plus adapté pour comprendre qui ouvre la voie à de nouvelles recherches
les systèmes sociaux que représentent la sur ses dimensions psychologiques et
De la compétition à la coopétition 23

comportementales. Plus globalement, la de la créativité, mais aussi dans l’éducation,


coopétition au niveau interindividuel ouvre en comportement du consommateur, dans le
de larges perspectives de recherches non management d’équipe ou dans les recher-
seulement dans le champ de l’innovation et ches sur l’intelligence collective.

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