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D’une clinique psychanalytique des psychoses : histoire,

clinique, structure : entre acte analytique et acte


politique
Keylla Barbosa

To cite this version:


Keylla Barbosa. D’une clinique psychanalytique des psychoses : histoire, clinique, structure : en-
tre acte analytique et acte politique. Psychologie. Université Paris Cité, 2022. Français. �NNT :
2022UNIP7063�. �tel-04221386�

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Université de Paris
Ecole doctorale Recherches en Psychopathologie et Psychanalyse (ED 450)
Centre de Recherches Psychanalyse, Médecine et Société - CRPMS

D’une clinique psychanalytique des


psychoses : histoire, clinique, structure

Entre acte analytique et acte politique

Par Keylla BARBOSA

Thèse de doctorat de Psychopathologie et Psychanalyse

Dirigée par M. Sidi Askofaré


Professeur émérite

Présentée et soutenue publiquement le 11 avril 2022

Devant un jury composé de :

Yorgos DIMITRIADIS, Professeur à l’Université de Paris – Président du Jury


Suely AIRES, Professeure à l’Université Fédérale de la Bahia (UFBA) – Rapporteuse
Luz ZAPATA, Maître de conférences HDR à l’Université Bretagne Occidentale – Rapporteuse
Marie-Jean SAURET, Professeur émérite à l'Université Toulouse Jean-Jaurès – Examinateur
Nina LEITE, Professeure à l’Université de l’État de Campinas (UNICAMP) – Examinatrice
Car on ne peut témoigner que de l’incroyable
Jacques Derrida
REMERCIEMENTS

Je remercie mon directeur de thèse, Sidi Askofaré, qui, en acceptant mon projet de
recherche, a parié sur mon désir d’aller au bout de cette thèse. La confiance qu’il m’a
accordée a encadré mes efforts et stimulé mon travail au long cours. Ses remarques
toujours précises et précieuses m’ont été de grande valeur.
Je remercie les membres du jury, Marie-Jean Sauret, Yorgos Dimitriadis et Luz Zapata
d’avoir accepté de participer à cette soutenance et d’avoir consacré du temps à la lecture
critique de ce travail.

Je remercie Nina Leite et Suely Aires d’avoir composé mon comité de suivi et orienté ma
recherche. Je les remercie spécialement pour m’avoir soutenue dans toute ma trajectoire
académique et d’avoir accepté de faire partie du jury. Leur présence me rassure et
m’oblige à la fois.
Je remercie mon compagnon Pierre Marlière qui a été avec moi et m’a soutenu pendant
toute l’écriture de ce travail. Sans son intérêt et sa disponibilité à l’écoute et à l’échange,
je n’aurai pas pu élaborer les idées ici présentes.
Je remercie mes amis, ceux qui sont restés au Brésil et ceux que j’ai rencontrés en arrivant
ici, pour les nombreux et nécessaires moments de détente, sans lesquels ce parcours aurait
été plus aride.
Je remercie Olivier Marlière pour la lecture délicate et la correction rigoureuse de ce
travail. Je le remercie aussi pour ses conseils théoriques et littéraires qui m’ont permis
d’investir la psychanalyse dans la langue de Voltaire.

Je remercie mes parents de m'avoir transmis le désir de savoir et d'avoir fait de mes études
une priorité.

Je remercie ma sœur pour tout le soutien dont j'ai eu besoin pour pouvoir quitter mon
pays en tout confort.

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Titre : D'une clinique psychanalytique des psychoses : histoire, clinique, structure. Entre
acte analytique et acte politique

Résumé :

Cette thèse vise à étudier la clinique psychanalytique des psychoses, notamment à partir
des travaux de Freud et de Lacan. Pour comprendre l'importance de cette clinique, il est
nécessaire d'effectuer deux mouvements distincts : un retour au contexte dans lequel elle
a émergé et un passage en revue des enjeux actuels dans lesquels elle s'inscrit. Ainsi, les
objectifs de cette thèse se concentrent sur trois axes : 1) déterminer les indications
cliniques fournies par Freud et Lacan ; 2) penser la clinique psychanalytique des
psychoses au regard des propositions thérapeutiques issues du discours médical (qui est
désormais dominant dans notre société) ; 3) analyser l'apport de la psychanalyse dans
certains aspects de la clinique des psychoses actuelle. Le découpage théorico-clinique
actuel qui sera analysé concerne l'impact des différentes facettes du discours du maître
(médical/scientifique, étatique et normatif) sur les psychotiques et, par conséquent, sur la
clinique psychanalytique des psychoses. L'analyse de la spécificité de la méthode
psychanalytique dans les cas de psychose ainsi que l'analyse de la manière dont le
discours du maître persiste dans l'objectification du sujet nous conduiront à l'hypothèse
que la clinique psychanalytique des psychoses est non seulement possible, mais
nécessaire. Nécessaire dans la mesure où l'acte analytique interroge la fonction du
discours du maître et ouvre, par la cure, la possibilité de le transformer voire de l’inverser.
Ce faisant, l'acte analytique devient aussi un acte politique car il va servir à créer un lien
social au-delà des exigences protocolaires, réglementaires, normatives d'une société
donnée.

Mots clefs : Psychose, clinique, discours, lien social, politique

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Title: Psychoanalytic clinic of psychoses: history, clinic and structure. Between
analytical act and political act

Abstract:

The approach of this thesis is based on psychoanalytic clinic of psychoses that emerged
during Freud and Lacan’s studies. In order to understand the importance of this clinic, it
is essential taking into account two distinct points: understand the context in which it was
originated and review the current scenario where it is applied. Therefore, the objectives
of this thesis are focused on three axis: 1) Determine the clinic directions provided by
Freud and Lacan; 2) understand the psychoanalytic clinic of psychoses with respect to
therapeutic propositions derived from medical speech (predominant in our current
society); and 3) analyze the psychoanalysis’s contribution related to some aspects of
present’s psychosis clinic. The theoretical-clinical piece to be studied concerns the impact
from different facets of the Master’s speech (medical/scientific, state and normative) on
the psychotic subject and, consequently, on the psychoanalytic clinic of psychoses. The
analysis of the specificity of the psychoanalytic method in cases of psychosis, as well as
the way the Master’s speech persists on the objectification of the subject will lead to the
assumption that the psychoanalytic clinic is not only possible, but also necessary.
Necessary because the analytical act challenges the Master speech’s role, opening the
possibility for transformation or inversion of this role throughout the treatment. By doing
that, the analytical act becomes a political act since it will serve to create a social bond
outside the requirements, rules and standards of a given society.

Keywords: psychosis, clinic, speech, social bond, politics

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Título: Clínica psicanalítica das psicoses: história, clínica, estrutura. Entre ato analítico
e ato político

Resumo:

Esta tese visa abordar a clínica psicanalítica das psicoses, particularmente a partir do
trabalho de Freud e Lacan. A fim de compreender a importância desta clínica, é necessário
fazer dois movimentos distintos: um retorno ao contexto no qual ela surgiu e uma revisão
das questões atuais nas quais ela está inserida. Assim, os objetivos desta tese concentram-
se em três eixos: 1) determinar as indicações clínicas fornecidas por Freud e Lacan; 2)
pensar a clínica psicanalítica das psicoses em relação às proposições terapêuticas
provindas do discurso médico (dominante na nossa sociedade atual); 3) analisar a
contribuição da psicanálise para certos aspectos da clínica das psicoses hoje. O corte
teórico-clínico atual que será analisado diz respeito ao impacto das diferentes facetas do
discurso do mestre (médico/científico, estatal e normativo) sobre os sujeitos psicóticos e,
consequentemente, sobre a clínica psicanalítica das psicoses. A análise da especificidade
do método psicanalítico nos casos de psicose, bem como a análise da forma como o
discurso do mestre persiste na objetivação do sujeito, nos levará à hipótese de que a
clínica psicanalítica de psicoses é não somente possível, como também necessária.
Necessária na medida em que o ato analítico questiona a função do discurso do mestre e
abre, através do tratamento, a possibilidade de transforma-lo ou até mesmo de invertê-lo.
Ao fazer isso, o ato analítico se torna ao mesmo tempo um ato político posto que servirá
para criar um laço social além das exigências protocolares, regulatórias e normativas de
uma dada sociedade.

Palavras-chave: psicose, clínica, discurso, laço social, política

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TABLE DES MATIERES

INTRODUCTION ………………………………………………………………………...11

CHAPITRE 1 : DE LA FOLIE A LA MALADIE MENTALE

Introduction ………………………………………………….…………………………22

1.1 – La forme sacrée ………………………………………………..…………………25

1.2 – La forme morale-juridique ………………………………………….……………30

1.3 – La forme morale-médicale ……………………………………….………………36


1.3.1 – Philippe Pinel ………………………………………………..……………44
1.3.2 – Jean-Etienne Esquirol ……………………………………….……………46
1.3.3 – Bénédict Morel …………………………………………………...………47
1.3.4 – La déraison à l’épreuve de la critique ……………………………….…….50

1.4 – La forme médicale-scientifique ……………………………………………..……53


1.4.1 – Emil Kraepelin ……………………………………………………………60
1.4.2 – Josef Bleuler ………………………………………………………….…..64
1.4.3 – Gaëtan de Clérambault ……………………………………………………66
1.4.4 – L’involution des traitement…………………………...…………………………..……68

1.5 – L’antipsychiatrie et l’analyse institutionnelle ……………………………......…...75

1.6 – D’une clinique médicale à une clinique psychanalytique …………………………81

CHAPITRE 2 : DE LA MALADIE MENTALE A LA PSYCHOSE

Introduction : Freud, entre neurologie et psychiatrie …………………………………...88

8
2.1 – Les psychonévroses-de-défense………………………………………………..…94
2.1.1 – La fille amoureuse (1894)……………………………………………...…95
2.1.2 – La vilaine femme (1895)……………...………………………………..…98
2.1.3 – Mme P… (1896)………………………………………………………....103

2.2 – Le cabinet et l’asile……………………………………………………………....109

2.3 – Le refoulement de l’homosexualité……………………………………………...132


2.3.1 – Le cas Schreber (1911)…………………………………………………..132
2.3.2 – La dame persécutée par son amant (1915)…………………………….....143

2.4 – Les névroses narcissiques………………………………………………………..148


2.4.1 – La dame aux yeux tournés et l’homme aux trous au visage (1915)……..150
2.4.2 – La dame jalouse (1917)………………………………………………….152
2.4.3 – Le jeune médecin (1917)…………………………………………......…156
2.4.4 – Le mari jaloux et le rebelle soumis (1921)………………………………158

2.5 – La rupture avec la réalité : névrose et psychose…………………………………161


2.5.1 - A.B. (1925 à 1930)………………………………………………………165

2.6 – Existe-t-il une clinique des psychoses chez Freud ? ……………………………. 169

CHAPITRE 3 : DE LA PSYCHOSE COMME STRUCTURE A LA STRUCTURE COMME NŒUD

Introduction : Lacan, entre psychiatrie et psychanalyse………………………………179

3.1 – La clinique de la forclusion du Nom-du-Père…………………………………...187


3.1.1 – Ne pas comprendre, s’intéresser………………………………………...198
3.1.2 – Point de capiton………………………………………………………….200
3.1.3 – Secrétaire de l’aliéné…………………………………………………….202
3.1.4 – Compensation Imaginaire……………………………………………….206
3.1.5 – Métaphore délirante……………………………………………………..209
3.1.6 – Au-delà du signifiant : la jouissance…………………………………….214

3.2 – La clinique du nœud borroméen……………………………………………........217


3.2.1 – Nomination et Nommé-à………………………………………………...223
3.2.2 – Dire et Dit………………………………………………………………..225
3.2.3 – Le sinthome……………………………………………………………...232
3.2.4 – Joyce le sinthome………………………………………………………..239
3.2.5 – Une clinique du lien social………………….......……………………….243

9
3.3 – La clinique en acte : les « présentations de malades »………………………........246
3.3.1 - Investigation du rapport du sujet au signifiant……………………….…...253
3.3.2 - Encourager le sujet à parler de ce qui est difficile………………….…....255
3.3.3 - Engager le sujet dans ses propos…………………………………….......260
3.3.4- Investigation de l’histoire de vie du patient………………………………264
3.3.5 - Engager le sujet dans l’avenir……………………………………………266
3.3.6 - Autres formes d’intervention…………………………………………….267

3.4 – La clinique lacanienne des psychoses…………………………………………....270

CHAPITRE 4 : DE L’ACTE ANALYTIQUE A L’ACTE POLITIQUE

Introduction…………………………………………………………………………...276

4.1 – Du maître à l’analyste………………………………………………………........282

4.2 – Le discours médical……………………………………………………….......…289


4.2.1 – Un discours sans corps…………………………………………………..292
4.2.2 – Entre le médical et le juridique…………………………………………..294
4.2.3 – Cas 1 : Une prison privée………………………………………………...300

4.3 - Le discours de l’Etat : les droits et les aides……………………………………...311


4.3.1 – L’exigence d’être schizophrène…………………………………………313
4.3.2 – Cas 2 : L’exigence d’être un cas grave…………………………………..318
4.3.3 – Cas 3 : L’exigence d’être le cas idéal…………………………………….328

4.4 - Le discours normatif……………………………………………………….......…333


4.4.1 – Cas 4 : L’exigence d’avoir une famille……………………………..……334

CONCLUSION……….…………………………………………………………………342

BIBLIOGRAPHIE ………………………..……………………………………………..350

ANNEXES….…………………………………………………………………………..378

10
INTRODUCTION

Le présent travail vise à interroger la clinique des psychoses à partir de la


psychanalyse. Pour aborder cette question, il faut revenir à l’origine de la notion
psychanalytique de psychose et se demander ce qu’elle engage en tant que savoir
théorique et pratique clinique. Poser ces deux termes, psychanalyse et psychose, implique
de comprendre non seulement à quel moment et pourquoi ils sont apparus, mais aussi le
contexte dans lequel les différentes formes de folie sont devenues des maladies mentales,
autrement dit comment est née la réalité médicale de la folie. Il a fallu que la folie se
sécularise dans le champ médical pour devenir une maladie à proprement parler, avec tout
un corpus de techniques pour la repérer et la « soigner ». Et c’est justement la dimension
du soin associé à la maladie mentale, telle qu’elle était conçue à la fin du XIXe siècle, qui
va interroger Sigmund Freud et l’amener à inventer la psychanalyse.
C’est précisément à l’intérieur du contexte médical, et plus particulièrement
celui de la neurologie, que Freud apparaît et, peu à peu, forge des hypothèses pour penser
autrement ce qui était jusqu’alors considéré par le discours médical comme relevant de la
pathologie. La notion de psychose chez Freud va ainsi se dessiner, non pas à partir des
hypothèses organiques ou physiologiques, mais dans le champ psychique. Freud inaugure
par là un mouvement de rupture avec le savoir médical. Ses recherches l’ont amené à
proposer une théorie de l’appareil psychique qui envisageait de rendre compte de la
dynamique de la psychose et de son étiologie. Mais penser la psychose à l’intérieur de la
psychanalyse, c’est aussi penser les manières dont le savoir clinique se construit autour
d’elle.
La clinique des psychoses pose des questions à la psychanalyse et aux
psychanalystes depuis Freud. Dans ce sillage, le psychanalyste français Jacques Lacan a

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pris le relais du père fondateur et s’est employé à faire avancer la théorie et la méthode
psychanalytique en direction des psychotiques. Si Freud n’a pas pu affirmer publiquement
que la psychanalyse était capable de proposer une clinique viable pour répondre à la
problématique des psychoses, les recherches de Lacan ont permis à ce dernier de poser
les bases d’une clinique solide et de dire à plusieurs reprises qu’une clinique
psychanalytique des psychoses était tout à fait possible.
On peut mesurer l’importance de ce débat à l’aune des travaux de recherche,
cours, études, séminaires, colloques, qui ont été mis en place pour approfondir cette
question. Encore aujourd’hui, elle réapparaît sans cesse chez les psychanalystes ou des
aspirants analystes qui s’interrogent sur la capacité de la psychanalyse à prendre en charge
cette structure psychique. Dans l’approche des psychoses, c’est non seulement l’efficacité
clinique de la psychanalyse qui est fréquemment mise en question, mais aussi l’usage de
quelques concepts freudiens et lacaniens comme le transfert, le sujet, le désir, l’analyse,
etc. Pour ma part, j’ai rencontré plusieurs fois ces questions durant mon parcours de
doctorante.
Les questions posées par les psychanalystes eux-mêmes dans leur pratique
clinique ont motivé ce travail d’investigation. Et si les psychanalystes se posent des
questions, c’est parce que les psychotiques sont présents dans cette clinique. A l’instar
des névrosés, ils viennent chercher des réponses à leurs souffrances auprès des analystes ;
et, s’ils viennent, c’est parce qu’ils ne doutent pas que la parole et l’écoute peuvent être
des instruments utiles pour les soulager.
Se fait donc nécessaire un retour aux indications cliniques de Freud et de Lacan
sur les psychoses, mais aussi aux rapports de la psychanalyse avec le champ
médical/psychiatrique qui traverse l’existence de ces sujets.
Aussi bien pour Freud que pour Lacan, la psychose ne relève pas d’un déficit ou
d’une maladie psychique, comme l’enseigne l’histoire de la psychiatrie. Ces deux
différents discours – le psychiatrique et le psychanalytique – se placent vis-à-vis du sujet
comme deux droites parallèles qui ne se rencontrent jamais. Le savoir-faire psychiatrique
et le psychanalytique n’ont aucun point d’intersection. Lorsqu’un individu cherche un
psychiatre pour un traitement, ce qu’il trouvera, c’est une prise en charge surtout
médicamenteuse à partir de la logique de classification des symptômes en différents
troubles. Lorsqu’un individu cherche un psychanalyste, c’est quelque part un sujet de
désir qui est en train de le chercher et il y aura un suivi à partir de la logique de la parole.
Devant les souffrances humaines, les réponses du psychiatre et du psychanalyste sont

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complètement différentes, voire opposées. Lorsque quelqu’un dit : « Je souffre de ceci »,
le psychiatre répond : « Vous souffrez de ceci, vous êtes cela. » Dans la même situation,
le psychanalyste demandera : « Vous souffrez de ceci, qui êtes-vous ? » Ou plutôt : « Qui
pensez-vous être ? »
L’ambition de ce travail d’investigation théorique et clinique est de cerner
quelques questions essentielles et, si possible, d’y répondre. Parmi ces questions,
certaines sont cruciales et récurrentes : comment le psychanalyste agit dans la clinique
des psychoses ? Quel est son savoir-faire ? Quelles sont ses techniques ? La clinique
psychanalytique ne se fait-elle que dans l’espace du cabinet ? Qu’en est-il du
psychanalyste immergé dans une institution qui s’occupe de patients psychotiques ?
L’ensemble de ces questions nous ramène à l’interrogation fondamentale qui est de savoir
si une clinique psychanalytique des psychoses est possible.
La méthodologie globale qui a été choisie pour ce travail de recherche est celle
d’une étude théorique. De ce fait, les procédés méthodologiques adoptés consisteront
principalement en l’analyse et l’interprétation de textes de Freud et de Lacan, ainsi que
certains propos de leurs commentateurs. Les extraits seront sélectionnés en accord avec
la thématique choisie. Nous nous appuierons aussi, surtout dans le premier chapitre, sur
des ouvrages de philosophes et d’historiens que se sont penchés sur la psychiatrie et les
savoirs psy. Afin de donner une portée concrète aux hypothèses émises tout au long de
cette thèse, nous allons analyser quelques extraits de cas cliniques et d’interventions faites
à partir du discours psychanalytique. Le but des discussions de cas est ici de permettre la
prise en compte des enjeux actuels qui ne peuvent échapper à l’analyste qui s’engage dans
la clinique des psychoses.
Ces enjeux ne peuvent se comprendre sans retourner aux fondamentaux, c’est-
à-dire aux bases établies par Freud et revisitées par Lacan. C’est pourquoi nous allons
commencer cette recherche par une contextualisation des origines de la folie et de sa
capture par le discours médical, pour ensuite étudier comment Freud a pu proposer la
notion de psychose aux dépens de la notion médicale de maladie mentale. Toute cette
partie, plutôt historique, servira à montrer comment les fous devenus malades ont été
traités pendant des siècles et comment la psychanalyse a représenté une véritable
révolution méthodologique, éthique et clinique dans l’approche de des psychoses. Le
Chapitre 1 sera donc dédié à l’analyse de la folie sous ses différentes formes.
Nous partirons d’une brève présentation de ce qu’était la folie sous l’Antiquité,
lorsqu’elle était comprise non seulement à partir d’un savoir préscientifique mais aussi à

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partir d’un savoir mythologique, comme une manifestation surnaturelle, affectation ou
possession divine. La folie était envoyée par les Dieux comme châtiment ou punition à
ceux qui avaient provoqué leur colère, mais elle pouvait être aussi perçue de façon
positive comme une forme de divination prophétique, d’exaltation purifiante,
d’inspiration poétique ou érotique. Même des siècles plus tard, à la Renaissance, le fou
était encore vu comme manifestation divine, liée à une espèce d’impossible, de
fantastique et d’inhumain. Même si l’idée de la folie comme défaut humain commençait
à apparaître, la folie gardait toujours l’aspect cosmique d’un savoir sur la vérité et le fou
demeurait l’émissaire du sacré ou du profane.
Ensuite, nous analyserons la façon dont la folie comme forme sacrée est tombée
sous le coup de l’ordre moral et juridique. D’une question mystique, elle est devenue un
problème de police. Ici, nous allons suivre l’hypothèse de Michel Foucault dans son
célèbre ouvrage, Histoire de la folie à l’âge classique (1972). A ce moment, (XVIe et
XVIIe siècles) le fou, vu comme « déraisonné », avait pour destin l’enfermement dans des
institutions qui étaient appelées hôpitaux, mais qui étaient encore très loin de l’idée
moderne d’hôpital. Le but n’était pas le soin, mais la mise à distance de tous ceux qui
étaient jugés déraisonnés et immoraux.
Peu à peu, dans le passage du XVIIe au XVIIIe siècle, l’hôpital a perdu son statut
de prison morale pour devenir la place du savoir médical. Mais, en ce qui concerne la
folie, le regard médical confondait encore le traitement (soin) et la correction (morale).
C’est l’époque des traitements moraux et de l’apparition de la figure du psychiatre sous
l’impulsion de Pinel, Esquirol et Morel. La folie restait toutefois encore adossée à l’erreur
morale, bien qu’elle commençât à être considérée comme une maladie au fondement peut-
être organique.
C’est dans le champ de la médecine que le fou va, au cours du XIXe siècle, quitter
la moralité pour apparaître comme « malade mental ». Il devient alors l’objet d’un savoir
scientifique. Le psychiatre abandonne le terrain des valeurs morales pour celui de la
scientificité où la règle est le diagnostic différentiel, le pronostic et l’évolution des
patients. La neurologie et la psychiatrie tentent de négocier le passage de la morale à la
science à partir des hypothèses anatomiques et physiologiques. C’est l’ère des grandes
classifications, comme celle de Kraepelin et de l’invention des diagnostics qu’on trouve
encore dans les manuels psychiatriques d’aujourd’hui, celui de la schizophrénie par
exemple.

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Toutefois, sur le plan du traitement, il n’y a pas eu de grandes évolutions, au
contraire. On voit le développement des techniques comme la psychochirurgie,
l’insulinothérapie et l’électrochoc. Tout cela avait lieu dans l’espace fermé de l’asile
qu’on appellera plus tard hôpital psychiatrique. Même dans la deuxième moitié du XXe
siècle, l’enfermement était encore au cœur de la prise en charge psychiatrique desdits
malades mentaux. La clinique asilaire buttait contre ses propres murs et un mur
particulièrement massif, comme disait Lacan : « Il est certain que, dans ce qu’on appelait
au temps où on était honnête un asile, l’asile clinique, comme on disait, les murs tout de
même, ce n’est pas rien. » (Lacan, 1972/2011, p. 87).
C’est au moment où la psychiatrie se trouvait en pleine recherche sur l’étiologie
organique et un possible traitement (également organique) des maladies mentales que
Freud est apparu. Il se distinguait nettement des autres savants de son époque, autant par
la nature de ses hypothèses que par leur audace. Compte tenu des faibles apports
théoriques et pratiques de la neurologie et de la psychiatrie, Freud s’en est tenu au champ
psychique et c’est sur ce terrain qu’il a développé ses hypothèses et ses propositions
cliniques.
Le Chapitre 2 sera ainsi dédié aux études freudiennes sur les psychoses, des
premiers essais de Freud à la fin du XIXe siècle, lorsqu’il a posé la notion de
psychonévroses de défense, jusqu’à sa proposition, en 1924, d’une division plus
rigoureuse et substantielle entre d’un côté les névroses et de l’autre, les psychoses. Nous
distinguerons et suivrons deux voies distinctes : ses travaux cliniques sur les cas de
psychose, cités dans ses articles ou dans ses correspondances où cette thématique était
beaucoup discutée ; et en parallèle, nous allons analyser chacune de ses hypothèses
théoriques sur la dynamique psychique et sur l’étiologie des psychoses.
Dans ses Œuvres complètes, Freud analyse et discute douze cas de psychose :
dix suivis par ses soins dans son cabinet, un qui a été suivi par son collègue Victor Tausk,
et le célèbre cas Schreber analysé à partir d’un livre de mémoires. Nous allons présenter
et discuter ces douze cas tout en croisant l’analyse de Freud avec ses théories sur les
psychoses qui ont évolué au fil du temps. Nous pouvons identifier quatre hypothèses sur
ce que Freud va figer en 1924 comme en étant la psychose : 1) l’hypothèse de la défense
psychique, 2) le refoulement de l’homosexualité, 3) le narcissisme, 4) la perte de réalité.
Nous étudierons l’évolution des théories freudiennes à partir de ses articles mais aussi de
ses correspondances avec Bleuler, Jung, Abraham et Ferenczi, où se lisent des indices de

15
son intérêt, de ses doutes et peut-être aussi de ses difficultés en ce qui concerne la théorie
et l’application de la méthode psychanalytique au-delà du champ classique des névroses.
Cette analyse prendra en compte les indications contradictoires sur la possibilité
d’appliquer cette méthode aux psychotiques, ce qui nous conduira à nous poser cette
question centrale : existe-t-il une clinique psychanalytique des psychoses ? Une question
qui recouvre la problématique de cette thèse et à laquelle nous ne pouvons pas répondre,
de façon approfondie, sans passer par le continuateur des travaux de Freud : Jacques
Lacan.
Dans le Chapitre 3, nous allons ainsi traiter des avancées de Lacan sur le terrain
des psychoses. Avec la psychiatrie comme point de départ, Lacan a toujours accordé aux
psychoses une importance capitale dans sa pensée. Elles ont constitué le thème d’un de
ses premiers séminaires, le troisième (1955-1956), et c’est dans ce contexte qu’il a
développé son hypothèse de la forclusion du Nom-du-Père comme mécanisme psychique
à l’origine de ce qu’il appellera désormais structure psychotique. Cette hypothèse contient
une série d’innovations théoriques qui servent d’appui aux constructions cliniques.
Toutefois, tout comme celle de Freud, la pensée de Lacan a évolué au cours de son
enseignement, proposant de nouvelles notions et de nouvelles manières d’aborder
cliniquement les sujets psychotiques. Une plongée dans l’œuvre de Lacan s’imposait. Elle
nous conduira à mesurer le chemin parcouru entre l’hypothèse de la forclusion du Nom-
du-Père, mise en place au Séminaire III : Les Psychoses, et l’hypothèse du sinthome,
introduite dans le Séminaire XXIII : Le Sinthome (1975-1976).
Nous allons soulever les points cliniques les plus importants qui concernent les
psychoses dans l’enseignement de Lacan, notamment ceux qui surgissent autour des
années 50 comme l’importance accordée aux phénomènes de langage, la métaphore
délirante, le point de capiton, la compensation imaginaire et la position de secrétaire de
l’aliéné. Ceux qui, environ vingt ans plus tard, ont marqué la fin de son œuvre, nous
paraissent également incontournables : la nomination et le nommé-à, le dire et le dit, la
suppléance et enfin le sinthome. A quoi il faut ajouter d’autres notions majeures, élaborées
au cours de ses années de recherche, comme le transfert, la jouissance, le lien social,
l’éthique, le discours et l’acte analytique. Nous allons voir comment ces notions touchent
la théorie et la clinique des psychoses.
Mais les séminaires et les écrits de Lacan ne sont pas les seules sources à travers
lesquelles nous pouvons nous rapprocher de son legs. Nous nous appuierons aussi sur le
registre des huit présentations de malades que Lacan a conduit à l’hôpital Sainte-Anne.

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Ces registres nous ouvrent la possibilité d’analyser en pratique l’acte de Lacan, son
éthique et sa pensée clinique.
Le Chapitre 4 tentera de cerner quelques enjeux actuels de la clinique
psychanalytique des psychoses à partir de deux questions de fond : où et comment est-ce
que la psychanalyse réussit et où est-ce qu’elle butte dans la clinique des psychoses ?
À partir de ces questions, nous proposons de discuter les spécificités des cas de
psychose dans le contexte actuel, c’est-à-dire à partir d’une mise en cause d’un modèle
exclusivement médical dans lequel l’hospitalisation occupait une place centrale dans la
prise en charge. Lorsque les psychotiques ne sont plus compris comme des individus
voués à l’objectification par le discours médical, lorsqu’ils peuvent vivre en liberté et
avoir des droits de citoyen, lorsque leur parole a de la valeur, la pratique clinique doit
faire face à tout ce que, dans l’ordre du désir, les murs des asiles ont aidé à maintenir dans
un statut de refoulé. Autrement dit, à partir du moment où les psychotiques ont un destin
autre que celui de l’exclusion, ils vont mettre au jour toutes les questions qui les traversent
comme des sujets qui font partie d’une société quelconque. De l’autre côté des murs de
l’hôpital, les psychotiques sont confrontés non seulement à l’ordre médical, mais aussi à
l’ordre social, gouvernemental, administratif, juridique, bref à tout ce qui est de l’ordre
du politique.
Mais cela ne veut pas dire que les psychotiques n’étaient pas touchés par ce qui
relève de l’ordre politique lorsqu’ils étaient enfermés dans les hôpitaux et traités
seulement par le discours médical : ils l’étaient, mais comme objets, non comme sujets.
Par le même biais, nous allons voir que le discours médical n’est pas la seule tournure du
discours du maître qui va désormais traverser le vécu des sujets psychotiques. En quittant
le champ clos de l’hôpital vers l’espace infini des échanges sociaux, il va être confronté
à toute sorte de figure du discours du maître aussi bien qu’à toute sorte de lien social.
Cette question est primordiale car un groupe social est toujours orchestré par ses
propres règles, lois, normes, coutumes, etc. Ainsi, les lois peuvent être instituées par un
État ou simplement connues, partagées et imposées par les personnes qui font partie d’une
communauté humaine. Toujours est-il que le psychotique, par sa structure, est celui qui
se trouve fréquemment – complètement ou partiellement – « hors la loi », hors d’une
organisation sociale donnée, ce qui peut lui poser des questions, voire des problèmes, et
il en souffre. C’est dans ce sens que la clinique des psychoses peut amener l’analyste à
une confrontation avec ce qui relève, dans une société donnée, de la loi (au sens large).

17
A partir de leur position de forclos, les psychotiques sont souvent la cible des
discours directifs dans le sens où il y a un effort social général et constant pour les tailler,
les encadrer et ainsi faire disparaître leur singularité débordante. Ces variantes du discours
du maître qui tombent sur le psychotique comme des obligations, voire des injonctions,
sont un thème très fréquent dans cette clinique et c’est sur ce point que nous allons nous
pencher dans le quatrième et dernier chapitre de cette thèse.
Cela ouvre un nouveau champ de conjectures qui devront être traitées par la
psychanalyse dans la clinique des psychoses. Le discours analytique, en opérant dans le
sens contraire à celui du maître, permet au sujet de quitter la position d’objet obéissant
ou contraint, vis-à-vis de l’Autre.
Parmi les formes du discours du maître qui touchent le plus les psychotiques
nous allons en examiner trois : le discours médical (surtout son volet psychiatrique), le
discours de l’État (dans ce qui relève des droits des citoyens, mais aussi dans ce qui relève
des devoirs, donc son volet juridique) et le discours normatif (dans le sens des règles
sociales qui doivent être suivies et respectées par tous dans une communauté). Dans toutes
ces formes, le psychotique peut être capturé comme un objet sur lequel le maître va jouir
à partir de sa position de savoir et de pouvoir. La fonction de l’analyste sera alors
d’interroger avec le psychotique la fonction des discours du maître pour pouvoir les
inverser.
Dans le but de mieux saisir comment ces trois faces du discours du maître
pénètrent la clinique psychanalytique des psychoses, nous allons analyser une situation
clinique institutionnelle que nous appellerons « L’exigence d’être schizophrène » et
quatre cas cliniques illustrant d’autres exigences du discours du maître (« Une prison
privée », « L’exigence d’être un cas grave », « L’exigence d’être un cas idéal » et
« L’exigence d’avoir une famille »). Ces cas ont été suivis par moi-même, au Brésil, dans
un service de santé mentale public où je travaillais comme psychologue clinicienne. Ils
seront donc racontés à la première personne.
Le service où toutes ces expériences cliniques ont eu lieu est une institution
publique du type Centre d’Assistance Psychosociale (CAPS 1). Ce service s’intègre dans
un réseau de soin en santé mentale qui a été créé par l’État brésilien dans les années 1990
pour se substituer complètement à la logique asilaire, le but de la création des CAPS étant
la fermeture progressive de tous les hôpitaux psychiatriques. Les CAPS sont destinés à

1
En portugais : Centro de Atenção Psicossocial.

18
l’accueil des personnes en grave souffrance psychique afin de leur offrir un suivi médical
et psychologique, de favoriser leur insertion sociale et de promouvoir les initiatives
tendant à l’autonomie des sujets. Ces services sont multi-professionnels et offrent des
prises en charge individuelles ou groupales, ainsi que des ateliers thérapeutiques et
artistiques, au-delà du travail permanent d’insertion sociale en collaboration avec d’autres
services et institutions tournés vers la culture.
Les CAPS existent dans tout le pays sous trois formes différentes : CAPS I,
CAPS II et CAPS III. Du I au III, ces services changent selon la taille, la complexité de
l’offre de traitement et la quantité de professionnels qui y travaillent. Ces structures sont
très semblables aux Centres médico-psychologiques (CMP) implantés en France. Elles
suivent la même logique de secteur au titre de laquelle elles sont censées accueillir
seulement les personnes qui habitent dans un quartier déterminé par la mairie de la ville.
Pour ma part, j’ai exercé ma mission dans un CAPS de type III, situé dans une grande
ville2. Cette ville comptait à l’époque six services de ce type pour couvrir un territoire
total d’environ un million d’habitants.
Les CAPS III sont normalement divisés en mini-équipes. Chacune des équipes
est responsable pour une partie du territoire couvert par le service et doit compter un
psychologue, un ergothérapeute, un infirmier et trois ou quatre aides-soignants. Il était
aussi prévu qu’il y ait un médecin dans chaque mini-équipe, mais dans les faits ce n’était
jamais possible.
Au-delà d’offrir une prise en charge ambulatoire (consultations et groupes
thérapeutiques), les CAPS III possèdent un espace de convivialité comparable à celui
d’un hôpital de jour et aussi huit lits en vue de garantir l’accueil nocturne des patients en
crise et d’éviter une possible hospitalisation. Toutefois, dans les cas où l’hospitalisation
s’avère nécessaire, elle doit être faite prioritairement dans les hôpitaux généraux et non
dans les hôpitaux psychiatriques.
Cette expérience en « milieu ouvert » a été pour moi irremplaçable pour tenter
de répondre à la question fondamentale qui justifie cette thèse, à savoir la possibilité d’une
clinique psychanalytique des psychoses. Nous allons soutenir que oui, une telle clinique
est possible. Mais il faut aller plus loin. Au cours de l’histoire de la folie, de la maladie et
de la psychose, cette clinique s’est constituée non pas simplement comme une

2
Pour préserver l’identité des patients et des professionnels qui sont passés par ce service, nous allons
maintenir en confidentialité le nom de ce service, ainsi que le nom de la ville où il se situe.

19
contingence, mais bien comme une nécessité dans le sens où elle ne cesse pas d’écrire de
nouvelles possibilités de liens.

Et c’est ce qu’il faut bien dire : si c’est bien ce qui, de ce discours est
nécessaire, il n’est nécessaire qu’en ceci - et c’est bien pourquoi j’infléchis
ainsi le sens du « nécessaire » - c’est que sa caractéristique, dans ce discours,
c’est que ce discours ne cesse pas de l’écrire (Lacan, 1973-1974, inédit. Leçon
du 08 janvier, 1974).

Notre hypothèse majeure est qu’il faut défendre et affirmer la nécessité de la


clinique psychanalytique des psychoses pour au moins trois raisons :

- elle a pu faire apparaître un sujet de parole dès lors qu’elle a rompu avec le
discours médical qui enferme le psychotique dans une code de maladies ou de
troubles mentaux en faisant de lui un objet d’ordre biologique ;
- son discours n’a pas pour vocation de décliner ou d’expliquer les discours de
l’État dans ce qu’il peut promouvoir comme droits, ni dans ce qu’il exige
comme devoirs, mais bien d’interpréter la manière dont les discours de l’État
affectent les sujets ;
- elle n’est pas soumise à une normativité. Son but n’est pas de produire de
l’adaptation et de l’inclusion ; elle cherche l’expression du désir, de la
singularité et du lien social.

Le déploiement de cette première hypothèse, c’est-à-dire l’investigation de la


possibilité – voire de la nécessité – de la clinique psychanalytique des psychoses, nous
conduira in fine à une deuxième hypothèse : l’acte analytique peut devenir un acte
politique. Faire un travail strictement analytique avec les psychoses, c’est faire en même
temps un travail d’analyse des discours qui traversent les sujets et qui persistent à les
maintenir dans la position d’objet de l’Autre. Nous verrons comment l’acte analytique
peut se faire acte politique en agissant sur la façon dont le sujet psychotique va « savoir
y faire » avec les protocoles, les lois et les normes.
Pour analyser la portée politique de la clinique des psychoses, nous nous
appuierons une fois encore sur Lacan, à partir du rapprochement qu’il fait entre les notions
de lien social, discours, et politique. En d’autres termes, là où il y a du lien social, il y

20
aura du discours et il y aura du politique : « Il s’agit de savoir ce que sont deux personnes,
comme on dit… c’est-à-dire deux animaux situés d’une organisation politique très
spécifiée par ce que j’ai appelé un discours » (Ibid. Leçon du 21 mai 1974). Même si les
formes du discours du maître ont changé, de même que les pratiques, nous tenterons de
démontrer que cette clinique n’a rien perdu de sa valeur et de son actualité.

21
CHAPITRE 1
DE LA FOLIE A LA MALADIE MENTALE

Introduction

Qu’est-ce que la folie ? Comment doit-on se situer face à elle ? Comment a-t-
on donné à la folie les contours qu’elle a actuellement ?
Dans l’imaginaire populaire, nous dirons que le fou appartient à un registre
négatif, il est souvent reconnu comme un raté : raté de la forme personnelle, raté du
normal de l’équilibre, raté du groupe social, raté de l’espèce.
Le fou est tenu pour celui qui n’est pas capable de savoir ce qu’il fait, celui qui
ne mesure pas ses actes. Il agit comme par instinct, par élan, et il ne contrôle pas ses
actions. Le fou est dépossédé de la possibilité d’un savoir-faire sur lui-même et sur le
monde autour de lui. Il faut donc le guider, lui expliquer, l’informer, enfin, faire à sa place.
En effet, il est perçu comme celui qui ne sait pas ce qu’il veut, comme quelqu’un qui ne
connaît pas ses propres désirs, celui dont la volonté est annulée. Il faut qu’on demande
pour lui, qu’on choisisse pour lui, qu’on désire pour lui. Mais ce n’est pas tout. En plus
d’être conçu comme le négatif même du savoir et du désir, le fou est aussi celui qui
échappe au sens dans ce qu’il dit et dans ce qu’il fait. Il faut ainsi signifier pour lui,
différencier pour lui, interpréter pour lui.
Tel est le portrait simplifié du fou dans l’imaginaire populaire occidental
d’aujourd’hui. Il ne sait pas ce qu’il fait et il ne sait pas ce qu’il veut. Il est ainsi dépossédé
de lui-même. Le pur manque de savoir, de désir, et de sens. Cette conception de la folie

22
met les sujets concernés dans une position de simples objets sur lesquels il faut agir à
partir d’un savoir qui, en exercice, devient vite un pouvoir. Et à ceux qui ne possèdent ni
le savoir, ni le pouvoir qui en découle, il reste la peur. C’est par ce biais que le fou se
retrouve, soit sous le coup de la prescription, soit dans le domaine de la crainte.
Comment en est-on arrivé là ? La folie s’est-elle toujours manifestée de la même
façon ? A-t-elle toujours été comprise de la même manière ? A-t-elle toujours relevé des
mêmes domaines du savoir ?
En outre, les psychoses constituant le sujet principal de cette thèse, il convient
de soulever d’autres questions. Quel est le rapport entre folie et psychose ? Comment et
pourquoi la folie peut être comprise comme psychose ? Ou le contraire : comment et
pourquoi le psychotique est reconnu comme fou ?
Il est clair que les notions de folie et de psychose ne sont pas superposables. La
psychose, ou plutôt les psychoses, comme thème de cette thèse, sera comprise à partir des
travaux de Freud et Lacan. Il faut la définir afin de marquer les points de convergence ou
de divergence avec la folie. L’idée générale, c’est que se fasse jour un questionnement
sur ce qui les rapproche et sur ce qui les distingue. Si la psychanalyse peut, à l’occasion,
utiliser la notion de folie, seule celle de psychose relève d’une conceptualité qui lui est
propre. Les psychoses sont définies par leur rapport à la structure du langage – ce qui
implique une position d’assujettissement, au même titre que la névrose et la perversion.
En d’autres termes, la psychose, contrairement à la folie, n’est pas définie par rapport à
la norme ou aux normes. Elle est un terme structural et non pas psychopathologique. Nous
y reviendrons à plusieurs reprises.
À son tour, la folie sera comprise ici comme un ensemble de caractéristiques
assez larges et fluides qui ont beaucoup changé dans le temps. On ne trouve pas une
manière de conceptualiser la folie sans que les critères ne soient indexés à un temps
historique déterminé. A minima, c’est une hypothèse utile dans le sens où elle nous aide
à comprendre le contexte qui sert de terrain à l’apparition de la psychanalyse. En tout cas,
la folie n’a pas de définition claire, établie et immuable ; ni dans le discours social ou
juridique, ni dans le discours médical, ni dans le discours psychanalytique. La folie
s’approche plus d’un recours linguistique de désignation et de qualification que d’une
expérience concrète, définissable et immuable. Elle n’est pas un fait, une entité, mais un
ensemble de phénomènes qui génèrent un problème.
À partir de cette problématique, notre réflexion empruntera un double chemin.
Nous partirons, d’un côté, de la notion de folie dans le champ moral, juridique et médical

23
pour arriver à celle de psychose(s) dans le champ psychanalytique ; de l’autre côté,
l’accent sera mis sur les pratiques, morales, juridiques et médicales destinées à éloigner,
éviter et traiter la folie, en contraste avec la construction d’une clinique psychanalytique
des psychoses.
Il faut en passer par l’Histoire pour apercevoir et concevoir la folie dans tous
ses états. La présence de manifestations nommées et reconnues comme relevant de la
« folie » a été repérée dans des documents remontant à l’Antiquité. Mais il n’y a pas
d’unité dans l’histoire de la folie. De la littérature à la philosophie, ces manifestations ont
suggéré des interprétations nombreuses et des manières d’intervenir différentes selon le
niveau de compréhension du phénomène à un instant donné. D’où l’intérêt d’aborder
quelques-unes de ces manifestations, quelques manières de les comprendre et quelques
actions qui ont été engagées en direction de la folie à partir de quatre formes distinctes :
la forme sacrée, la forme morale-juridique, la forme morale-médicale et la forme
médicale-scientifique.
Le mot « forme », ici, doit être compris comme un ensemble qui contient à la
fois les manifestations, les interprétations et les interventions. On estime que ces trois
repères sont inséparables car fondamentalement liés entre eux et que, pour cette raison,
ils ne peuvent pas être étudiés indépendamment. Inséparables mais pas équivalents : pour
chaque moment historique, pour chaque époque, le poids relatif de chaque élément varie
distinctement au sein du triptyque.
On verra que, dans la forme sacrée, la manifestation et l’interprétation de la folie
n’exigeaient pas un type d’intervention spécifique, tandis que dans la forme juridique-
morale, l’interprétation et l’intervention se superposaient à la spécificité de la
manifestation. La forme morale-médicale, elle, met l’accent sur l’intervention à partir de
l’héritage d’une interprétation. Enfin, la forme médicale-scientifique met en exergue
l’interprétation de la manifestation aux dépens de l’intervention.
Voyons donc de plus près les quatre formes citées ci-dessus. L’objectif est de
retracer un peu mieux l’histoire des tentatives d’appréhension de la folie et d’essayer de
comprendre comment elle est passée d’une forme sacrée à une forme médicale. Comment
a-t-on fait de la folie une maladie ? Telle est la question qui nous guidera tout au long de
ce chapitre.

24
1.1 - La forme sacrée

Dans l’Antiquité, la folie n’est pas comprise de façon univoque. En considérant


les sources qui nous sont parvenues, on rencontre différentes descriptions, explications et
causalités pour tenter d’en rendre compte. La folie interroge à la fois les philosophes, les
prêtres et les guérisseurs ; figures parfois incarnées par la même personne selon
l’organisation symbolique de chaque culture. La folie n'est donc pas une affaire spécifique
et recouvre un large éventail de manifestations expliquées à partir d’une conception
divine ou corporelle. D’une manière générale, il y a deux discours, deux savoirs sur la
folie :

- Un savoir mythologique ou sacré dans lequel la folie est considérée comme


une affectation divine ou une possession démoniaque. Ici la folie est
provoquée par l'intermédiaire d'une puissance extérieure (dieux ou démons).

- Un savoir préscientifique fondé sur l'expérience et l'observation des


considérés fous à partir d’une tentative de rationalisation des symptômes en
les intégrant dans une théorie. Ici, la cause est naturelle et non plus divine.
L’étude de la folie exige la description et l’établissement de classes de
pathologies : « Hystérie, épilepsie, anoia (fureur), mélancolie ». Ce qui
indique que des formes de folie étaient donc déjà reconnues comme morbides
et traitées par des médecins.

Pour illustrer le savoir mythologique sur la folie dans l’Antiquité, nous pouvons
citer rapidement quelques exemples. Dans l’ancienne Égypte, le cœur, siège de l’esprit,
peut être habité par une puissance divine conçue comme un démon. En étant habité par
un autre, le sujet n’est plus responsable de ses actes. La folie est ainsi - et déjà - comprise
comme une perte de soi, idée qui réapparaîtra dans la modernité sous la notion
d’aliénation. Pour les Babyloniens, la folie est aussi causée par un démon, dont le nom
est Idta. Décrite dans des textes cunéiformes, la folie pouvait être traitée autant par un
prêtre que par un guérisseur, assimilable à un médecin. Les Perses avaient aussi une vision
semblable de la folie. Commandée par des démons, la folie était la manifestation d’un

25
conflit divin entre le bien et le mal qui prenait la forme, chez les hommes, d’un conflit
entre la santé et la maladie (Quétel, 2009).
Dans l'Antiquité gréco-romaine, le grec « mania » et le latin « dementia » sont
les substantifs les plus communs pour caractériser la folie ; ils sont employés pour
désigner toute altération brutale de la raison ou comportement extravagant. À l’intérieur
de la mythologie gréco-latine, il y a de nombreux exemples de la façon dont la folie est
envoyée par les dieux comme châtiment ou punition à ceux qui ont provoqué leur colère.
Arrêtons-nous ici sur deux grands exemples de ce type de folie : Héraclès et Ajax.
Héraclès, nommé Hercule par les Romains, est le fils d’une union illégitime de
Zeus avec Alcmène, descendante de Persée. Héra, épouse de Zeus, décide de se venger
de cette trahison sur le fruit de cet adultère, leur fils, Héraclès. Héra fait appel à la déesse
Lyssa, dont le nom signifie « la rage, la fureur, la frénésie » (Le Person, 2015, p. 255),
pour insuffler chez Héraclès un accès de folie au cours duquel il tua ses enfants en croyant
tuer ceux de son ennemi. Dans Héraclès d’Euripide, la folie du jeune héros est décrite
ainsi : « Il secoue la tête et il roule en silence des yeux convulsés et fulgurants ; sa
respiration est désordonnée, on dirait un taureau prêt à bondir, il pousse des mugissements
terribles en invoquant les Kères du Tartare. » (Euripide [v. 867-871], 2018). On retrouve
ici quelques signes d’une altération violente du corps et de l’esprit. Héraclès est comme
enragé et perd complètement le contrôle de lui-même. En le décrivant ainsi, Euripide
donne un exemple très illustratif de la folie comme perte de la raison.
L’autre célèbre épisode de folie inspiré par les dieux dans la mythologie gréco-
latine est celui d’un des héros de guerre de Troie, Ajax, fils de Télamon (roi de Salamine).
Alors que la Guerre de Troie touche à sa fin, Achille est tué d’une flèche par Paris. Ajax,
son plus fidèle ami, réclame ses armes, mais Agamemnon, le roi des rois et chef de
l’expédition contre Troie, influencé par la déesse Athéna, décide de les offrir à Ulysse. La
déception est si violente qu’Ajax sombre dans la folie. Ivre de colère, il sort alors de sa
tente dans l’intention de tuer Agamemnon et son frère Ménélas (les Atréides). Cependant,
il est contrecarré par Athéna qui, usant de ruse, le conduit dans un champ où croyant tuer
les chefs grecs, il décime à la place un troupeau de bétail. Retrouvant ses esprits et terrassé
par la honte et le déshonneur, Ajax se suicide. Voici comment Athéna, sous la plume de
Sophocle, décrit la folie d’Ajax :

Je lui ai refusé cette joie irrémédiable [les armes d’Achille], ayant jeté des
images mensongères dans ses yeux. Et je l'ai détourné vers le bétail du butin,

26
vers les troupeaux mêlés, non encore partagés, et que les bouviers gardaient
confusément. Et il s'est rué, massacrant les bœufs porteurs de cornes, frappant
çà et là, pensant tuer de sa main les Atréides, et se jetant tantôt sur l'un, tantôt
sur l'autre. Et moi j'excitais l'homme en proie à la démence furieuse et je le
poussais dans des embûches. (Sophocle, s.d., p. 366).

Mais la folie inspirée par les dieux n’avait pas que le côté négatif lié au châtiment
ou à la ruse. Platon, sous la parole de Socrate, dans le Phèdre, affirme qu’au-delà de la
folie due à des maladies humaines, il y a celle d’inspiration divine : « Le fait est que les
biens les plus grands nous viennent du délire inspiré qui est, à coup sûr, un don divin. »
(Platon [Phèdre, 243e-244b] 2004, p.114). Il différencie ainsi la folie humaine, résultat
d’un mauvais fonctionnement du corps, de la folie divine, inspirée par les dieux
produisant une rupture avec le fonctionnement habituel de la raison. Platon distingue
quatre formes sacrées de la folie considérées comme divines et bénéfiques : la folie
mantique qui est de l’ordre de la divination prophétique, dont la figure tutélaire est le dieu
Apollon ; la folie télestique ou rituelle dont le bienfaiteur est Dionysos et qui provoque
une sorte d’exaltation qui purifie les participants ; la folie poétique, qui nous vient des
Muses pour donner aux poètes une vision similaire à celle des dieux ; et enfin la folie
érotique, don d’Éros et d’Aphrodite qui, parmi toutes les formes de folie, est la
« meilleure » (Platon [Phèdre, 265b-d] 2004, p. 156).
Le savoir préscientifique, de son côté, cherchait à expliquer la folie par des
raisons physiques et non pas métaphysiques. La folie était ici causée par un dérèglement
interne du corps et son traitement devait se faire dans la même direction. Cette manière
de comprendre la folie, contemporaine de la compréhension sacrée, a comme un de ses
représentants les plus importants, celui qui est reconnu aujourd’hui comme le père de la
médecine : Hippocrate.
Hippocrate est le signataire de 76 traités qui rassemblaient le savoir médical de
l’école de Cos. Sa physiologie repose sur la théorie des humeurs qui dictaient les états de
santé ou de la maladie à partir de leurs mouvements, leurs aspects et leurs interactions. Il
y avait, selon lui, quatre humeurs : phlegme (pituite), sang, atrabile (bile noire) et bile
jeune, ces quatre humeurs correspondant respectivement à quatre organes (cerveau, cœur,
rate et foie) et à quatre tempéraments (lymphatique, sanguin, atrabilaire et colérique). Par
ailleurs ils correspondaient aussi aux quatre éléments (eau, air, terre et feu) et à quatre
qualités distinctes (froid, humide, chaud, sec) (Quétel, 2009, p. 36). Pour Hippocrate, la

27
folie, même différente des autres affections, est une maladie qui, comme les autres, ne
possède pas de nature ou de cause sacrée.
Étant donné que ce que nous avons appelé ici savoir préscientifique est l’ancêtre
de la médecine actuelle, ce qui nous intéresse le plus est de mettre en évidence ce que,
peu à peu, l’histoire des civilisations occidentales a laissé tomber, c’est-à-dire la
dimension sacrée de la folie. Ce qui se répète dans la façon dont l’Antiquité appréhende
la folie, c’est sa difficile disjonction avec ce qui relève du divin : il y a un rapport très
intime entre les notions de maladie, folie et les manifestations divines. Tout associée
qu’elle soit à l’expérience humaine, la folie peut être attribuée à une causalité aussi bien
corporelle que divine. Elle peut être considérée comme l’expression des dieux ou des
démons et vécue et traitée comme une expérience magico-religieuse. Le savoir
mythologique sur la folie appelle à un rituel de cure dans lequel les dimensions
corporelles et spirituelles sont touchées en même temps.
De l’Antiquité au Moyen Âge, malgré un changement radical de l’appréhension
du monde via le christianisme, en même temps que le savoir préscientifique se préserve
et se développe, une certaine dimension sacrée de la folie demeure. Les écrits de Saint
Thomas d’Aquin nous présentent une théologie morale sur la folie qui emprunte des mots
au vocabulaire médical dans une espèce d’analogie entre la folie du corps et la folie de
l’âme (Quétel, 2009). Le Moyen Âge renouvelle à sa manière le dialogue entre médecine
et philosophie, ce qui n’a pas empêché le fou, du côté religieux, d’être reconnu comme
celui qui, en dehors du bon sens, offense les règles morales et religieuses. En ce sens, il
était conçu comme un sorcier, un mécréant, un faux prophète, un pécheur, un mystique,
un être insensé pour qui le sens de Dieu a été perdu (Fossier, 2004).
Plus tard, à la Renaissance, les dimensions sacrée et médicale de la folie
perdurent. La littérature, l’art et la philosophie nous en donnent quelques indices. On peut,
par exemple, citer le grand succès de l’ouvrage allemand La Nef des fous (Das
Narrenschiff) de Sébastien Brant, publié en 1494. Ce récit versifié nous présente et nous
tisse la condition humaine par la voie de la folie, sur un ton aussi satirique que
moralisateur dans une combinaison de sermon et d’ironie. Il s’est configuré comme un
vrai best-seller de la Renaissance en ayant été réédité plusieurs fois, dans plusieurs
langues et en gagnant, peu à peu, des illustrations.
Ce livre a probablement inspiré le peintre néerlandais Jérôme Bosch dont le
tableau de même nom, peint entre 1490 et 1500, nous montre avec beaucoup de précision

28
la place du fou au centre de cette époque : entre le bien et le mal, le sacré et le profane,
entre le vice et la vertu.
De la même façon on peut citer l’essai d’Érasme de Rotterdam, Éloge de la folie,
publié en 1509. Si la folie est digne d’un éloge c’est parce qu’elle a quelque chose à nous
apprendre. Ces œuvres sont donc des témoins de la liberté des fous à la Renaissance.
Cette sacralisation de la folie, au XVe siècle, lui donne une place spéciale à
l’intérieur de la raison et de la vérité. Ainsi, le fou est toujours porteur d’un message ou
d’une énigme ; il sait et il voit où les autres ne le peuvent pas : « La folie fascine parce
qu’elle est le savoir » (Foucault, 1972, p. 37), un savoir sur le monde, sur l’au-delà de ce
monde. Le fou annonce le règne du désordre, où la victoire n’est ni à Dieu ni au Diable,
mais au désir. Au XVe siècle, le fou est l’être du désir par excellence, puisqu’il n’est pas
contraint d’obéir ni à l’église ni au roi. Et c’est aussi par cette liberté qu’il va se faire,
plus tard, prisonnier.
En même temps que la folie se présente du côté de la vérité, dans l’extrême
opposé, mais aussi comme un dépliement de cette condition spéciale, elle est liée à une
espèce d’impossible, de fantastique et d’inhumain. Ainsi, le fou est placé comme l’être le
plus proche de la nature animale de l’homme et, par ce biais, il est plus proche de l’image
que du sens. Ici, il s’agit d’une sorte d’animalité qui a échappé à la domestication par les
valeurs symboliques humaines.
À l’égard de la folie, le XVe siècle a été le cœur d’une contradiction où on peut
opposer l’expérience cosmique à l’expérience critique. La première comporte la folie des
rêveries, de l’illusion, du désordre, de la satire, de la révélation des secrets, de la
révélation du réel, de la prémonition de la fin du temps, bref la folie qui apporte avec elle
une sorte de savoir et de vérité. La seconde conçoit la folie comme un défaut humain qui
naît et pousse comme une herbe folle dans le cœur de l’homme, déréglant sa conduite et
révélant sa médiocrité ; le fou est l’anti-sage par excellence et à l’intérieur de cette faille
humaine, il provoque la séparation entre vie et mort, bien et mal. Dans l’expérience
cosmique de la folie, il y a une conscience tragique, le mal est un châtiment ou un signe
de la fin des temps ; dans l’expérience critique, il y a une conscience rationnelle qui place
la folie du côté de la faute et du défaut. Le fou est à la fois « l’étrangeté familière du
monde » (Ibid., 44) et le représentant d’une irrégularité des conduites.
C’est par le biais de cette contradiction qu’entre le XVe et le XVIe siècle, la folie
perd graduellement sa place, disons sacrée et mystique – présente depuis l’Antiquité –
pour se loger à l’intérieur de l’homme, liée à ses faiblesses. La Renaissance est le moment

29
où une certaine positivité mystique rencontrée dans la misère, dans la pauvreté et la folie,
commence à disparaître et sera petit à petit remplacée par le désordre et la culpabilité.
Autrement dit, le malheur qui relevait d’une expérience mystique ou religieuse, digne de
sanctification, glisse vers une conception morale méritant la condamnation. C’est ce que
l’on va voir maintenant en détail.

1.2 – La forme morale-juridique

Insensés, dérangés, extravagants, furieux, frénétiques, lunatiques, stupides,


faibles d’esprit, aliénés, déments, imbéciles, enragés, déréglés... Tels étaient les mots
utilisés au XVIe, au XVIIe et au XVIIIe siècle pour désigner les fous, les psychotiques, les
schizophrènes, les paranoïaques, les hystériques, les dépressives, les anxieux et les
bipolaires d’aujourd’hui. Du XVI e au XXIe siècle, on est passé des appellations morales
aux dénominations médicales. On a changé les signifiants et ainsi donné naissance à de
nouveaux systèmes qui ont soutenu de nouvelles pratiques. Un changement de cet ordre
a fini par inclure dans le grand groupe des folies des êtres qui n’étaient pas concernés
auparavant, de la même façon qu’il en a exclu d’autres qui en faisaient partie. L’histoire
des savoirs et des pratiques sur la folie est aussi l’histoire des signifiants et des signifiés
qu’on lui a attribuée. On invente des mots, on glisse dans le symbolique, on crée des
techniques, on réaffirme l’imaginaire, mais on ne touche jamais le réel ; ni par les mots,
ni par les actes. Et c’est ainsi que la folie ne cesse de nous interroger.
Il est clair que la compréhension occidentale de la folie n’a pas été toujours stable
et qu’elle n’a pas toujours relevé des mêmes domaines du savoir, ni des mêmes pratiques.
C’est ce que nous montre Michel Foucault, dans sa célèbre Histoire de la Folie à l’âge
classique, ouvrage publié pour la première fois en 1961. Selon son hypothèse, depuis
l’âge de la folie sacralisée, c’est-à-dire depuis la fin de la Renaissance, la folie a campé
dans deux domaines distincts : la morale et la médecine. En retraçant son histoire en
Europe, du XVe au XVIIIe siècle, l’auteur nous indique que la manière d’appréhender la
folie a radicalement changé au fil du temps. D’une faute morale, la folie est devenue un

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trouble. Si, de nos jours, il n’y a aucun doute sur le fait que le fou est un malade – et pas
n’importe quel malade – il y a encore quelques siècles, ce n’était pas le cas.
Foucault part de la thèse nietzschéenne selon laquelle il n’y a pas de faits mais
seulement des interprétations. Il part ainsi à la rencontre de l’expérience de la folie à partir
du refus de l’hypothèse qui la présente comme un fait objectif livré, du fait de sa nature,
au regard médical. Selon lui, la folie doit être expliquée en fonction du regard porté sur
elle. Autrement dit, c’est un ensemble de conditions culturelles mises en œuvre dans un
certain contexte historique qui la définit et qui la détermine, en raison même des
transformations de cet état historico-culturel.
Nous allons parcourir l’histoire des transformations par lesquelles la folie est
passée, entre la fin de la Renaissance et le début du XVIII e siècle, époque où elle devient
une forme médicale-scientifique. Entre ce que nous appelons ici forme sacrée et forme
médicale-scientifique, il y en a eu deux autres : la forme morale-juridique et la forme
morale-médicale. Ces dernières, se situent dans un virage qui a fini par pousser la folie
vers le savoir médical mais en laissant quand même des traits visibles jusqu’à nos jours.

Au Moyen Age, selon Foucault dans l’ouvrage précité, l’Europe vivait une
situation dramatique avec une maladie très répandue dans son territoire : la lèpre. Des
lépreux, il fallait être loin. Plus que des malades, ils étaient vus comme des êtres profanes ;
les lépreux étaient aussi des pécheurs. Leur maladie était donc indexée à une faute
morale ; elle ne pouvait être rien d’autre qu’un châtiment. Il était donc nécessaire de
garder, par rapport à eux, une distance sacrée et, pour mettre en œuvre cette distance, il a
fallu construire des bâtiments où ils pourraient être isolés. C’est ainsi que les premiers
hôpitaux – dont quelques-uns sont encore en activité – voient le jour en Europe.
Quelques siècles après la graduelle disparition de la lèpre, les structures qui ont
été le théâtre de cette épidémie restent partout et seront à nouveau occupées, cette fois
non pas par les pécheurs malades, mais par ceux qui, hors de raison, perturbent l’ordre
public. On est au XVIe siècle et c’est l’époque de ce que Foucault a appelé « le grand
renfermement ». Le fou vient prendre la place qui était destinée auparavant au lépreux.
Toutes les deux, folie et lèpre, représentent la présence de la mort, le néant de l’existence.
Le renfermement de l’âge classique, on le verra au cours de ce chapitre, est un point
fondamental pour la compréhension des pratiques employées à l’égard de la folie, encore
aujourd’hui.

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Désacralisée, la folie tombe dans la morale. D’une question mystique, elle
devient un problème de police. Dans ce passage, il y a un mélange entre police et religion,
entre l’ordre public et le péché. Ces deux mondes s’entrelacent complètement et leurs
limites se confondent. Le péché devient cas de police et l’ordre public passe aux affaires
de la religion.
C’est ainsi qu’au XVIe siècle la folie devient une forme relative à la raison. La
folie perd donc son autonomie dans le système de significations ; elle devient, au cours
de cette époque, le négatif de la raison, mais elle ne configure pas une négativité
extérieure. Au contraire, elle est partie prenante de l’homme rationnel. Elle reste ainsi une
force vive et secrète à l’intérieur de la raison, c’est-à-dire que la folie est immanente à la
raison. C’est donc par rapport à la raison que la folie trouvera son sens et sa valeur. La
folie est ce qui empêche l’homme à accéder au vrai et au bien. Elle peut apparaître à tout
moment dès qu’on ne suit pas le chemin de la morale. La folie comme déraison à l’âge
classique, telle est la thèse de Foucault dans cet ouvrage.
En tant qu’exclu du champ de la raison, le fou qui, autrefois, était le prophète du
surnaturel ou l’évocateur des vérités cachées, sera, à l’âge classique, enfermé et réduit au
silence. Si, au XVIe siècle, la folie occupe de plus en plus le terrain de la morale, au siècle
suivant, elle sera expulsée du champ social. C’est à ce moment historique que les
anciennes léproseries seront adaptées et deviendront les premiers hôpitaux. Comme une
création du XVIIe siècle, il aura fallu moins de cent ans pour les ériger en norme. Ils ne
sont pas encore des hôpitaux psychiatriques puisque la folie, selon Foucault, à ce moment-
là, n’appartenait pas au domaine de la médecine - même si cette discipline participe de ce
mouvement d’enfermement. Les hôpitaux, qui ne sont donc pas encore destinés aux
malades, se font la demeure de toutes sortes de personnes qui dérangent l’ordre social :
indigents, condamnés, jeunes qui troublaient la famille ou qui en dilapidaient les biens,
vieillards, pauvres, chômeurs, correctionnaires, gens sans aveu, et enfin, les fous.
L’hôpital général n’était donc guère une structure médicale, mais juridique. Tel
qu’un tribunal d’aujourd’hui, faisaient partie de son quotidien le jugement, la décision et
l’exécution. C’était un établissement dans lequel tout pouvoir d’autorité était attribué, au
premier rang, à la direction. Toujours entre police et justice, entre corriger et châtier, entre
surveiller et punir, les hôpitaux appartenaient à l’ordre social avec la participation de
l’Église, et soumises au roi qui les soutenait par charité. C’est donc dans ce contexte de
ségrégation exponentielle que les anciennes léproseries devinrent peu à peu des hôpitaux
généraux.

32
Si le Moyen Âge ségrégeait les lépreux, l’âge classique va mettre à l’écart ceux
qui perturbent l’ordre de la raison. Choisis par le roi, par l’Église, par les juges, les
médecins, ou même par la population en général, les internés ne cessaient d’augmenter
en nombre. Il a donc fallu augmenter la taille des hôpitaux. La fureur de l’internement
était si grande que, par exemple, en 1662, environ une personne sur cent était internée à
Paris (Foucault, 1972, p. 79). Sur une période de cent cinquante ans, il y avait déjà des
hôpitaux partout en Europe et l’internement est devenu un « amalgame abusif d’éléments
hétérogènes » (Ibid.).
L’internement était une façon de diviser la société. En excluant les immoraux,
en les sortant de la vie quotidienne et en les mettant dans les hôpitaux, on purifiait la ville.
Les fous, tout comme les autres déraisonnés, étaient ainsi mis à « l’intérieur de
l’extérieur ». Mais le but n’était pas de les effacer ou de faire comme s’ils n’existaient
pas. Au contraire, leur présence, dès qu’écartée, était fondamentale pour l’intention
régulatrice de la morale. Il fallait les exhiber comme une forme de contre-exemple, afin
de contraindre la population à la maîtrise de ses passions.
Si aujourd’hui les hôpitaux sont des institutions de soin, à l’âge classique ils
étaient des institutions de contrôle. A l’intérieur de celles-ci, il y a eu donc une importante
division entre les bons misérables et les mauvais misérables. C’est par cette distinction
que le seul traitement possible, celui guidé par la morale, était appliqué. Ainsi, le sujet
hospitalisé n’était pas un objet de connaissance – comme il le sera plus tard – ni un objet
de pitié – tel qu’il l’était avant –, mais un sujet moral qu’il fallait corriger par les moyens,
disons, les plus créatifs et les plus obscurs. Nous y reviendrons.
La déraison comme catégorie morale faisait une place spéciale à l’érotisme.
L’hôpital était aussi un lieu pour les libertins convaincus et les obsédés sexuels. On ne
doit pas oublier qu’une icône de la littérature française, Donatien Alphonse François de
Sade (1740-1814), plus connu sous le nom du Marquis de Sade, a passé vingt-sept ans de
sa vie entre l’hôpital et la prison, à Paris et aux alentours, en raison du contenu licencieux
de ses romans, considérés trop violents, outrageants et contraires aux bonnes mœurs de
l’époque. Ce n’est pas donc par hasard que, des années plus tard, Freud va inscrire la folie
dans le champ de la sexualité sur laquelle ses premières théories mettent l’accent. Il l’a
retrouvée où elle avait été mise : dans l’antagonisme entre l’ordre moral et les pratiques
déviantes de la sexualité.
Ainsi, à côté des dérangeants de l’ordre social, il y avait les dérangeants de
l’ordre sacré (les blasphémateurs, les alchimistes, les sorciers, les magiciens, les

33
déviateurs) et enfin les dérangeants de l’ordre érotique (les libertins, les vénériens, les
homosexuels). Cette division didactique nous permet de voir que dans la multiplicité des
problèmes sociaux, c’est la morale qui est attaquée et que la folie – reconnue dans ces
trois types de désordre – y est juste une des formes possibles d’immoralité.
Pendant cent cinquante ans, l’exclusion des individus considérés comme
immoraux par la voie de l’internement a été la règle. L’âge classique a été aveugle aux
signes positifs de la folie, ne voyant que la nécessité d’isoler ce qui dérangeait. Même
figurant dans les traités de médecine du XVII e siècle, les formes de folie étaient plus une
affaire morale et juridique, avec l’appui du peuple, que médicale. Cette dernière
dimension se plaçait entre les deux autres. Tous les citoyens pouvaient demander
l’internement de quelqu’un sous la forme d’une délation qui pouvait venir du peuple, de
l’Église ou de l’État lui-même. De la même façon que tous pouvaient dénoncer, tous
pouvaient être dénoncés. Le médecin, dans ce contexte, disait si quelqu’un était fou ou
non, décrivait le degré de cette folie (ce qui incluait une investigation sur la mémoire,
l’imagination, la capacité intellectuelle ou rationnelle), mais c’était le juge qui décidait
de l’internement. Ainsi, à la demande d’un tiers quelconque, le médecin devait évaluer
l’individu afin de rendre au juge des éléments qui allaient soutenir la décision de son
internement et la suspension de ses droits civils. Le rapport du médecin n’était pas une
condition sine quoi non de la décision qui incombait à l’État : il était accessoire. Le
médecin avait un rôle de description et d’orientation, mais pour qu’un internement soit
effectif, il fallait un ordre émanant de la justice.
On effectue toujours l’internement desdits fous. Ce schéma situationnel –
demande, évaluation, décision – existe tel quel dans la clinique d’aujourd’hui, même si
les acteurs ont légèrement changé. Aussi bien en France qu’au Brésil, les modalités
d’internement psychiatriques sont très sérieusement régulées par la loi, puisque, malgré
tout, il s’agit de la privation de la liberté d’un sujet qui, a priori, n’a pas commis de crime,
mais doit rester sous surveillance et loin du manège social. Cet internement peut être
consenti ou non par le sujet concerné et c’est donc sur les modalités d’internement sans
consentement que la justice et/ou la police doivent intervenir. Il est clair que les modalités
d’enfermement qui débutent à l’âge classique ont changé de forme mais elles existent
toujours. Nous reviendrons sur les modalités actuelles d’internement sans consentement
dans le quatrième chapitre. Pour le moment, nous voulons juste souligner que, en ce qui
concerne la folie, la modernité a hérité de cette intersection entre médecine et droit.

34
Puisque la folie était un problème juridique, les enfermés avaient leurs droits
civils suspendus. Ils étaient considérés comme des incapables juridiques, ce qui justifiait
l’intégralité et la radicalité de l’exclusion. Toutefois, selon Foucault, c’est exactement ce
mouvement de suppression des droits au niveau juridique qui a installé la médecine
comme une expérience normative et pathologique. Autrement dit, c’est parce que
l’expérience morale de la raison a exclu le fou qu’il va, à l’intérieur de l’hôpital, apparaître
comme un objet médical qui a rompu avec la normalité (morale et juridique). L’homme
sans droits va devenir l’homme de la psychiatrie.
Mais ce qui est fondamental dans cette transformation, c’est que l’institution
médicale n’a pas réclamé la folie comme une maladie. Il n’y a pas eu de sa part lutte ou
conquête pour avoir l’asile sous son contrôle. La façon d’interner a changé par elle-même
en fonction des raisons historiques et économiques, en prenant ainsi une valeur
thérapeutique qu’elle n’avait pas avant ce processus. La médecine a, en quelque sorte,
hérité la folie et la possession de la liberté du fou.
Un ensemble de transformations politiques, sociales et économiques a mis fin au
modèle d’internement de l’âge classique au profit du modèle médical : les idéaux de
liberté issus de la Révolution française, le recul de la morale religieuse, l’apparition du
positivisme, etc. Mais le facteur économique a aussi beaucoup compté. Par exemple,
depuis le XVIIIe siècle, on savait que les hôpitaux coûtaient cher à l’État et que
l’internement massif retirait du marché une quantité significative de main-d’œuvre.
Même en se limitant à la question financière, payer des pensions pour les « invalides » et
les laisser aux soins de la famille, était moins coûteux pour l’État que d’assurer l’entretien
des hôpitaux. Le développement de la demande de travail liée à la révolution industrielle
a également beaucoup joué dans la fin de cette culture de l’internement massif. Il faut
donc relativiser l’internement qui sera progressivement réservé aux fous les plus
dangereux tandis que les prisons seront réservées aux criminels. Ainsi va surgir un
nouveau modèle d’internement qui sert à protéger le fou de sa maladie mais qui,
simultanément, sert à protéger la société du fou.
Malheureusement, l’attitude de l’âge classique face à la folie a laissé
d’importantes conséquences négatives qui persistent de nos jours, non seulement en ce
qui concerne les structures d’internement, mais aussi en ce qui touche l’attitude du
médecin et celle de la population en général. Il faudra s’attarder sur le passage d’un ordre
plutôt juridique à un autre plutôt médical, afin de saisir la transformation d’un contexte

35
moral en un contexte scientifique, plus précisément en quoi la folie, réprouvée par la
morale, est devenue une maladie.

1.3 – La forme morale-médicale

Dans la forme décrite antérieurement, on a vu comment les anciennes léproseries


sont devenues des structures juridiques qui avaient pour fonction d’enfermer tous ceux
qui échappaient à l’ordre établi. Donc, le fou se mêlait à toute une série d’archétypes dont
le point commun était de perturber l’ordre public et dont le seul destin possible était
l’internement. À l’intérieur des hôpitaux, la figure du médecin se faisait déjà présente,
mais il ne participait guère aux enjeux des prises de décision. Le savoir médical
s’intéressait à la folie mais elle ne configurait pas encore, à l’intérieur de ces études, un
objet aux contours définis, ce qui empêchait l’apparition des réponses thérapeutiques. On
verra comment le savoir médical, par sa présence dans les hôpitaux, va hériter de la forme
morale-juridique de la folie et peu à peu faire de celle-ci un objet digne d’investigation et
d’intervention. En prenant la place du juridique, la médecine apparaît comme savoir
dominant sur la folie, tout en concevant la morale comme technique d’intervention.
L’histoire de la compréhension des fous comme des malades est autant l’histoire
des conceptions et points de vue sur ce qu’était la folie dans le passage de l’âge classique
à la modernité, que l’histoire des institutions qui leur étaient destinées – les hôpitaux et
les asiles. Les différentes conceptions de la folie ont favorisé l’apparition de différentes
pratiques. L’idée, ici, est de comprendre comment la folie est devenue une affaire
médicale, comment elle a été saisie et conceptualisée par ce savoir, comment elle a été
scindée en différentes formes de présentation et comment les pratiques thérapeutiques ou
de contrôle proposées furent la conséquence d’une conception à mi-chemin entre le
juridique et le médical.
C’est ainsi qu’à l’intérieur de l’hôpital, à partir de la combinaison de nouveaux
éléments et de nouvelles expériences, on voit surgir la folie comme appartenant au
domaine de la maladie mentale. Le regard pathologique tend à se substituer au regard
moral, mais ils appartiennent encore au même ensemble. C’est donc au cœur de la

36
confusion entre le châtiment qui punit et le remède qui guérit que l’aliénation mentale
prend sa place. Le sacré et le profane, revêtus de morale, laissent progressivement la place
au regard psychopathologique.
Dans le passage du XVIIe au XVIIIe siècle, quelques hôpitaux commencent à
avoir un statut médical, ce qui ne veut pas dire que les conditions étaient meilleures,
puisque, en ce qui concerne la folie, même le regard médical confondait traitement et
correction. Cela indique que la folie restait encore adossée à l’erreur morale, même en
considérant son fondement, peut-être, organique. Il y avait donc, dans cette période, deux
expériences parallèles : la folie comme maladie (passible de traitement) et la folie comme
perturbation morale (passible de correction et de châtiment).
On identifie donc deux mouvements consécutifs : le premier marque le passage
de quelques éléments du niveau du sacré à celui de la morale ; le deuxième, conséquence
et prolongement du premier, est le passage des éléments moraux au champ organo-
psychique. « N’est-il pas important pour notre culture que la déraison n’ait pu y devenir
objet de connaissance que dans la mesure où elle a été au préalable objet
d’excommunication ? » (Ibid., p. 142). Alors que le Moyen Âge et la Renaissance avaient
intégré l’insensé dans son monde mystique, l’âge classique le reconnaît et l’isole. On
passe d’un mal abstrait qui provient d’un univers sacré à un mal concret qui s’en prend à
la réalité sociale.
La folie pouvait être volontaire ou involontaire, authentique ou feinte. Derrière
la folie, il pouvait y avoir ou non de l’intentionnalité. L’important était de savoir si la folie
était réelle et quel en était le degré : plus la folie était profonde, plus le sujet était innocent.
Le paradoxe se situait entre le choix de l’expérience morale de la folie (où le sujet était
coupable) et la rage animale, expérience d’une déraison incontrôlable (là, le sujet était
réputé innocent). En tout état de cause, le fou devait être enfermé car étranger à l’honneur
et à la pudeur de l’homme « normal ». Le problème était donc de savoir où le mettre.
Hôpital ou prison ? Plutôt un problème technique car la différence entre ces deux
institutions était ténue.
De l’internement à l’hospitalisation : la médecine aurait pu appeler cette
évolution « progrès » … Toutefois, le traitement hospitalier de la folie n’est pas une
invention de la modernité occidentale. Foucault nous montre que dans le monde arabe,
des siècles avant, on trouvait déjà des maisons de traitement réservées aux fous. Il y a des
registres de ce type d’« hôpital » au VIIe siècle, à Fez, dans l’actuel Maroc ; au XIIe siècle,
à Bagdad (Irak), au Caire (Égypte) et à Bethléem (Cisjordanie). On constate des initiatives

37
similaires en Espagne et en Italie au XIIIe siècle, en Allemagne au XIVe et au XVe siècle.
Cela nous enseigne qu’à l’âge classique, plutôt qu’une évolution, il y a eu une
« involution » ; le fou a été distingué avec moins de clarté, il a été mis dans une masse
indifférenciée, il a perdu son individualité et ainsi la folie a pu être confondue avec la
déraison.
À la fin de l’âge classique, la situation hospitalière des internés était assez
effrayante. En fonction de leur « dangerosité », ils étaient souvent attachés avec des
chaînes, des menottes, des anneaux autour du cou ou des barrières entre les jambes. Leur
chambre, celle qu’ils partageaient avec des rats, était minuscule, quand ce n’était pas une
cage ou une cellule séparée des autres par des grilles. Dans les hôpitaux de Paris, on a vu
surgir des halles aux fous, mais cela n’impliquait pas un traitement spécifique, puisqu’il
s’agissait encore d’un enfermement et non d’une emprise médicale à proprement parler.
Tout cela sans compter les châtiments. La conséquence pratique d’une interprétation
morale excessive, c’est souvent la condamnation, la punition, la correction, le dressage.
Si l’homme de cette époque était défini par la morale, l’homme sans morale perdait son
humanité. C’est ce qui soutient l’idée du dressage, parce qu’il s’agissait de la limite du
caractère humain, d’un voisinage avec animalité. Pour cette raison, les internés pouvaient
supporter d’être isolés, enchaînés, frappés, exposés au froid, à la faim, etc. L’homme était
aboli. Il n’y avait pas de tentative de l’amener vers l’humanité, mais bien celle de le
dresser comme un animal.
La situation des hôpitaux, en fait, a joué un rôle très important dans le passage
de la morale à la scientificité. La violence que les internés subissaient a choqué et a
indigné le XIXe siècle. Mais, pour que ce choc puisse se produire, il a été nécessaire de
penser auparavant la folie comme un accident, comme un avatar involontaire, arrivé de
l’extérieur et qui fait du fou non plus un coupable mais un innocent. Il a fallu, pour cela,
une pensée positiviste qui s’écartait de la morale culpabilisante. En soustrayant la morale
de la folie, celle-ci devient objet médical. Le problème, c’est qu’à aucun moment ce
changement de paradigme ne s’est accompagné d’une réflexion critique sur
l’enfermement. On est passé directement de l’exclusion à l’objectification (de ce qui
n’aurait pas dû exister à ce qui n’existe qu’en tant objet). La folie a changé de statut mais
elle n’a pas encore le droit de se prononcer sur elle-même ; et ainsi, elle continuera sans
voix jusqu’à Freud.
La transformation des interdits moraux en différentes formes de maladies se
produit au fur et à mesure que l’homme, en tant qu’objet de la science, advient à la place

38
du sujet moral. Et les symptômes que le XIXe siècle reconnaîtra comme composants d’une
psychopathologie étaient encore, à ce moment-là, à mi-chemin entre le moral et le
pathologique.
Dans ce sens, considérant le rapport entre le fou et la raison au cours des derniers
siècles, Foucault arrive à la structure ci-dessous :
 XVIe siècle : rapport dialectique entre folie et raison ;
 XVIIe siècle : rapport d’opposition entre folie et raison ;
 XVIIIe siècle : nœud complexe entre folie et raison.
Conformément à ses hypothèses, nous pouvons résumer sa pensée par le tableau
suivant :

Age Expérience Sujet Action

Fin Moyen Age / Sacrée ou profane Intégré -


Renaissance
Morale : raison ou Inadapté, criminel Enfermer,
Classique
déraison ou insensé condamner, taire
Scientifique : Enfermer, étudier,
Modernité Objet/malade
maladie traiter, soigner

Tableau 1 : Différentes formes d’appréhension de l’expérience de la folie

La pensée classique reconnaît la folie mais ne développe pas une théorie pour en
rendre compte. Ainsi, la question « Qu’est-ce que la folie ? » va venir du côté de la
médecine sans que le fou soit lui-même interpellé. Par conséquent, la folie sera décrite de
façon logique à partir des phénomènes observés. C’est ainsi que naît, alimentée par une
soif de description, la classification des maladies.
Les nosologies construites au XVIIe et au XVIIIe siècles ont été faites à partir
d’une conscience perceptive et d’une connaissance discursive de la folie. Mais ces
activités classificatoires ont fonctionné à vide puisqu’elles partaient d’une interrogation
sur les pouvoirs de l’esprit et glissaient ainsi vers la morale. Ce n’est qu’à la fin du XVIIIe
siècle qu’émergent de véritables systèmes nosologiques, c’est-à-dire des systèmes de
classification. Cela va introduire et établir la notion de maladie, la possibilité de produire
un savoir sur cette maladie et, avec le savoir, l’autorisation de cure. C’est ainsi que la folie
devient « entièrement incluse dans le pathétique d’une maladie mentale. » (Ibid., 267).

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Insérée dans le domaine de la pathologie de la fibre nerveuse, la folie, entre la
fin du XVIIe et au cours du XVIIIe siècle, est comprise comme une conséquence des
modifications physiques et mécaniques (poids, taille, texture, humidité, densité) de la
fibre nerveuse et du système nerveux dans sa globalité. Il était question de vapeurs, de
vibrations, de fluides, d’humeurs, de bile noire... Sur ce terrain où la déraison ne relève
plus d’une uniformité, apparaît donc la nécessité de nommer les différentes formes de
folie. Ainsi viennent au jour les premières classifications. Les voici :

I. Démence

C’est l’essence de la folie. Elle avait comme limites d’un côté la frénésie et de
l’autre, la stupidité. C’est le désordre, la décomposition de la pensée, l’illusion,
l’incapacité de juger, la non-vérité.

II. Manie et mélancolie

D’un côté le délire, la rupture avec la vérité, l’agitation et le manque de


sensations corporelles et de l’autre la crainte, la tristesse, la pensée répétitive et la
possibilité du suicide. Manie et mélancolie s’opposaient aussi au niveau du cerveau : dans
la manie il était supposé sec, ardent et chaud et dans la mélancolie, humide, lourd et froid.

III. Hystérie et hypocondrie

Classées respectivement comme convulsions et hallucinations sur la santé,


hystérie et hypocondrie marchent ensemble au début du XVIII e siècle. L’hystérie, une
maladie qui touchait les femmes, alors que l’hypocondrie affectait plutôt les hommes,
étaient toutes les deux, un mal de l’espace corporel.

Cette façon de traiter les phénomènes de la folie – dont l’effort part d’une relation
forcée entre les phénomènes observés et les caractéristiques physiologiques explicatives
– est tributaire d’un écart entre les physiologistes et les médecins. Les premiers, dans la

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volonté de cerner les fonctions du système nerveux ; les seconds, dans l’utilisation
confuse de notions physiologiques articulées avec d’autres schémas extérieurs. Ce qui fait
de la maladie une sorte d’ensemble de mauvaises conduites qui s’appuient sur un substrat
organique défini par la physiologie et la neurologie. À l’intersection de ces deux registres
– la conduite morale (correcte/incorrecte) et la physiologie/neurologie – des cures du
même ordre ont été imaginées et mises en place. Elles étaient ainsi le fruit du croisement
forcé entre ces deux domaines distincts. Dans la logique des fibres, vapeurs, vibrations,
fluides et humeurs, on peut citer quelques exemples de traitements.

 Consolidation

La consolidation était proposée dans les cas d’agitation. Si l’interné était agité,
c’était parce que ses fibres nerveuses étaient trop mobiles, irritables et hypersensibles.
Ainsi, il leur manquait de la résistance et, pour leur en donner, rien de mieux qu’un métal
très résistant : le fer. Autrement dit, calmer l’esprit était possible à partir de l’interaction
de la fibre nerveuse avec un objet minéral, dans ce cas un métal, solide lui aussi. Il est
notable que le rapport entre la manifestation de la maladie et la proposition de cure se fait
par une sorte de transposition d’un signifiant - dans ce cas, le signifiant « solide » - d’un
champ à l’autre. C’est-à-dire que le médecin va chercher dans la nature ce qui possède la
caractéristique physique de ce qu’il veut produire dans un champ physiologique et moral.
Ici, le passage de la nature au physiologique et du physiologique au moral repose sur un
signifiant choisi par le médecin comme ce qui va orienter la cure. Malgré un certain rôle
du signifiant, cette manière de cure n’inclut pas le sujet en question - qui à ce moment
n’existe pas encore, étant réduit à la seule position d’objet.

 Purification

Dans le but de purifier les fluides du corps ou de désobstruer les fibres, plusieurs
interventions étaient possibles : changer le sang ou faire des pustules pour permettre au
sang de passer, même si les vapeurs noires l’en empêchent ; ingestion ou friction avec du
vinaigre ; ingestion de savon ou ingestion de fruits « savonneux » comme les cerises, les
groseilles, figues, oranges, raisins, poires fondantes, etc. ; ingestion de tartre soluble ;
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ingestion de quinquina ou de vitriol. Tout cela sans compter l’opium qui, doté d’une
valeur universelle, était utilisé dans de nombreux cas car il avait la propriété de libérer les
vapeurs maléfiques.

 Immersion

L’eau froide, douce et légère a, à cette époque, la propriété de fortifier, de


nettoyer et de purifier. Le bain ou la douche froide équilibre les humeurs à partir de la
contraction et décontraction des fibres et ainsi de nouvelles voies sont frayées. L’eau
froide a aussi la propriété d’augmenter la force du cœur et des vaisseaux. À la fin du
XVIIe siècle, l’immersion est le traitement majeur, surtout pour la manie, et elle a été
utilisée jusqu’au début du XIXe, Pinel étant l’un de ses grands partisans.

 Régulation du mouvement

S’il est vrai que la folie est l’agitation et le désordre des fibres et des idées, il est
vrai qu’elle est aussi la stagnation et l’immobilisation des humeurs et du corps. Dans ce
sens, il fallait être en contact avec les mouvements naturels et réguliers du monde, comme
le balancement de la mer. Il était important de faire des voyages, de marcher sur de
longues distances, de faire des courses à une vitesse toujours plus rapide, et aussi et
surtout de faire des promenades à cheval, puisque cela provoquait des secousses aux
poumons et au bas-ventre. Tout cela servait à fortifier et à fouetter le sang et l’esprit,
rétablir les fonctions des organes, ranimer la chaleur, évacuer la transpiration, dissiper les
obstructions et renouveler le sang.

 Traitements exclusivement moraux

À l’intérieur des hôpitaux, le but était que les fous mènent une vie bien ordonnée
et, pour y arriver, des techniques de contrôle moral étaient souvent employées. Dans les
cas de manie, par exemple, lorsque l’interné s’agitait, il fallait le réprimer avec énergie,
mais après le traiter avec bienveillance. Pour les délirants, il était convenable de répondre
42
à leurs délires avec un théâtre qui visait à y mettre fin. L’essentiel était de les éloigner de
tout ce qui était entendu comme artificiel, irréel et imaginaire. Il fallait ramener les
internés à la réalité, loin donc de leurs fantasmes et de leurs désirs.

Ce qui saute aux yeux à partir de l’observation de ces types de cure, c’est qu’il
n’y avait pas de différence entre le médicament physique et le traitement moral. Toutes
ces formes de traitements sont le résultat d’un croisement entre l’ordre physico-
physiologique des fluides et l’ordre moral qui demande un certain équilibre : ni trop
d’agitation, ni trop d’immobilité, ni trop de stagnation, ni trop de désordre. Pour atteindre
cet équilibre, toutes sortes d’éléments pouvaient être utilisés : des éléments humains
(urine, lait, excréments, poudre d’os du crâne, sang chaud), des éléments minéraux (eau,
pierres verts, pierres bleus, or, argent, fer), des éléments abstraits comme le mouvement
et les promenades, ou des éléments purement moraux. Remarquons que c’est le corps tout
entier qui est pris en compte. Il ne s’agit pas d’un traitement psychologique, puisqu’il
n’est pas tourné vers une psyché quelconque. Ce qui est visé c’est à la fois l’âme, l’esprit
et les idées, les fibres et les humeurs. C’est cette façon de saisir la folie – entre le physique
et le moral – qui caractérise son passage d’un monde structuré par le duel raison/déraison
à un monde qui sera décrit et entendu à partir du discours médical. Ce passage, bien
entendu, ne s’est pas réalisé sans laisser quelques restes identifiables encore aujourd’hui.
Il est important de noter que les traitements moraux composaient le cadre de la
médecine de cette époque, même s’ils n’étaient pas exclusifs. La césure entre l’organique
et la morale n’était pas complète. Tout se passait comme si les deux champs
fonctionnaient ensemble, avec des modifications à attendre dans les deux sens.
Largement utilisés par les médecins, les traitements moraux sont à la croisée des chemins.
Citons trois importantes figures partisanes des traitements de fond à caractère moral qui
ont laissé leur nom dans l’histoire de la psychiatrie : Pinel, Esquirol et Morel. Bien
entendu, d’autres personnages importants ont participé à ce moment de germination de la
psychiatrie. Si nous avons choisi de nous appesantir sur ces trois médecins, c’est en raison
de l’ampleur de leurs actes et de la grande influence qu’ils ont eue dans la pensée
psychiatrique à la fin du XVIIIe et au début du XIXe siècle.

43
1.3.1 - Le traitement moral de Philippe Pinel (1745-1826)

Pinel est connu et reconnu comme celui qui a libéré les fous de leurs chaînes. Il
est ainsi tenu pour le fondateur de la psychiatrie. Il était convaincu que la folie était une
maladie qu’il fallait traiter afin d’aboutir à la guérison. Le fou, ici, n’est ni le possédé du
démon, ni l’être proche d’une certaine animalité ; il n’est pas non plus privé de raison ; le
fou est un malade, un aliéné de soi. Par conséquent, il n’y avait pas de raison que les fous
passent leur vie attachés, enchaînés, emprisonnés… Les priver complètement de liberté
ou du contact avec les autres fous, allait à rebours de l’idée de la folie comme maladie :
on n’attache pas un malade, on le soigne. Toutefois, les fous dangereux et agressifs, ceux
qui résistaient au traitement, devaient demeurer dans leur cage car ils représentaient un
risque trop grand dans l’espace de l’hôpital. Il ne s’agit donc pas d’une libération des fous
mais d’une réinterprétation de ce que signifie la liberté pour eux.
Le rôle très important que Pinel a joué dans l’histoire de la psychiatrie tient aussi
à sa position de médecin-chef de deux des plus grands hôpitaux de Paris. Nommé
médecin-chef de l’Hôpital Bicêtre en 1793, il prend le même poste à la Salpêtrière deux
ans plus tard. A noter qu’avant la Révolution française, la Salpêtrière pouvait se targuer
d’être le plus grand hospice du monde, abritant huit mille personnes (avec une prison
comptant plus de trois cents détenus) mais n’avait aucune fonction médicale : ses malades
étaient envoyés à l’Hôtel-Dieu.
Conformément aux idéaux de liberté de la Révolution française, Pinel a pu
mettre en place, bien que de façon très partielle, ladite « libération des fous ». C’est donc
le début d’un mouvement tendant à rendre aux fous ce que le grand renfermement du
XVIIe siècle leur avait confisqué : leur humanité. À l’intérieur de l’asile, les fous sont
désormais libres ; libres mais enfermés, humains mais aliénés, malades mais passibles
d’une guérison.
Guérir, selon Pinel, voulait dire éduquer et contrôler. Étant donné l’impossibilité
d’attaquer directement les sources anatomiques de la folie, le traitement adéquat ne
pouvait être autre que l’apprentissage et la maîtrise, ce que résume cette sorte d’alliance
entre fermeté et condescendance :

Que d'analogie entre l'art de diriger les aliénés et celui d'élever les jeunes
gens ! C'est une grande fermeté que l'un et l'autre exigent, et non des manières
44
dures et repoussantes ; c'est une condescendance raisonnée et affectueuse, et
non une complaisance molle et asservie à tous les caprices. (Pinel, 1809, p.
20).

Pinel, dont l’image est aujourd’hui graffitée sur le dos d’un bâtiment du quartier
de la Salpêtrière, était donc sûr de pouvoir guérir les fous. Le problème se présentait ainsi,
avec toute une gamme de traitements possibles. Pour lui, la guérison se comprenait
comme stabilisation dans un type social normalement reconnu et approuvé. La folie de
chacun devait être prise en compte en suivant la voie de la morale égalitaire inspirée par
la Révolution. C’est bien sur ce point, entre l’égalité originelle et le socialement approuvé
que se situe la rencontre de la médecine avec la morale. Rencontre qui n’a pas cessé,
jusqu’à nos jours, de produire ses effets. Si la folie, selon Pinel, est une maladie de la
morale, elle peut et elle doit être maîtrisée rationnellement. Ainsi, les traitements qu’il
met en place ont pour but la correction desdits malades. La médecine de Pinel est une
ligne floue qui sépare l’éducation de la justice. C’est ce que nous montrent ces quelques
exemples de traitements utilisés par Pinel :

 Silence : ignorer le sujet, ne pas du tout parler avec lui ;


 Reconnaissance en miroir : faire le fou, voir qu’il n’est pas ce qu’il pense
être, qu’il se contredit et qu’il a tort ;
 Jugement et punition : souvent par douche ou bain froid, jusqu’à la
confession et au regret ;
 Contention : si nécessaire, en cas de grande agitation ou de résistance à
d’autres types de traitement, possibilité d’attacher le sujet en question.

Dans les hôpitaux qui suivaient le modèle de Pinel, il fallait aussi édicter
quelques règles et s’y tenir. Pour lui, par exemple, il y avait trois grandes fautes majeures :
la désobéissance pour fanatisme religieux, la résistance au travail à l’intérieur de
l’hôpital et le vol. Ces trois fautes, si elles étaient commises, devaient être punies. La folie
n’était pas, ici, un moyen d’excuser les actes ou d’assouplir la punition. Au contraire, il
fallait intervenir judicieusement sur les fautes pour la traiter. La curieuse présence du
fanatisme religieux dans cette liste traduit l’effort de Pinel de s’éloigner de toute
conception originellement religieuse et des traitements moraux développés aussi, à ce
moment-là, par des prêtres, afin de poser ses piliers du côté de la médecine. En outre,

45
selon Pinel, la religion elle-même pouvait engendrer des folies. Toutefois, il est clair que,
sans faire appel à la religion, il utilisait des vertus issues de la morale religieuse : la
consolation, la confiance, le travail, etc. ; le but étant de s’emparer de la confiance des
aliénés et de les orienter vers des comportements moralement admissibles.
Malgré les louables intentions thérapeutiques de Pinel, les hôpitaux qui mettaient
en place son traitement moralisateur ressemblaient davantage à des instances de jugement
et de punition qu’à un espace d’observation, de diagnostic et de traitement. Dire que les
connaissances physiologiques, la science proprement dite, ne constituaient pas le guide
absolu de cette institution, est un euphémisme. Même si le médecin est, déjà, sa principale
figure, il incarne encore une intention de guérison, ce qui présuppose l’idée de la folie
comme maladie, mais associée à des principes moraux. C’est au sein de ce paradoxe que
le fou est inscrit par la médecine comme un objet qui relève de sa démarche. Ce qu’on
voit naître dans le mouvement historique initié par Pinel, c’est l’alliance du positivisme
et de la morale : « Si le personnage médical peut cerner la folie, ce n’est pas qu’il la
connaisse, c’est qu’il la maîtrise » (Foucault, 1972, p. 626). Lorsqu’on analyse l’histoire
de cette rencontre entre la morale et la médecine, il nous semble clair qu’il s’agit de deux
champs complètement distincts et que c’est une erreur scientifique de les mettre
ensemble. Pourtant, lorsqu’on se penche sur la situation actuelle de la psychiatrie, dans
les minuties de sa pratique, on peut observer que la morale n’a toujours pas quitté son
horizon.

1.3.2 - Le traitement moral de Jean-Etienne Esquirol (1772-1840)

Disciple de Pinel, Esquirol lui succède en 1811 comme médecin-chef de la


Salpêtrière, jusqu’à ce qu’il prenne la direction de l’asile de Charenton, lequel, à partir de
1973, portera le nom d’Hôpital Esquirol.
Dans le but de protéger la société du fou, Esquirol défend son isolement et l’asile,
dans toute son autorité, comme le moyen par excellence d’assurer la place de la folie hors
des frontières de l’État. En ligne avec cette préoccupation, il défendait l’hospitalisation
forcée – à la demande d’un tiers, de la famille ou du médecin – ce qui faisait de

46
l’enfermement une pratique assujettie aux volontés et aux humeurs de ceux qui détenaient
le pouvoir.
Aussi bien Pinel qu’Esquirol ne se préoccupaient pas de l’évolution des patients.
Le traitement recherchait l’adéquation constante du fou à partir de la référence morale
incarnée par le médecin ; toujours dans la lecture de la maladie comme une faute morale
dont le traitement était la correction. Ainsi, à l’intérieur de l’asile, le psychiatre est en
train d’advenir à la fois un mélange de médecin, de philosophe, d’éducateur et de modèle.
La proposition thérapeutique d’Esquirol était un peu plus dure que celle de Pinel.
Sa « méthode perturbatrice » défendait l’emploi de secousses morales dans le but de
dissiper la barrière qui s’interpose entre l’homme malade et la réalité. Il faut donc tenter
de contrôler les passions des malades par la voie de la répression et de la crainte. Ce sont
les mots d’Esquirol lui-même : « Tout ce qui pourra agir sur le cerveau, directement ou
indirectement et modifier notre être pensant, tout ce qui pourra dominer et diriger les
passions fera l’objet du traitement moral. » (Esquirol, 1838, p. 60).
En s’appuyant sur le traitement moral de Pinel, Esquirol incarne la figure de
l’aliéniste qui dirige et contrôle aussi bien l’institution que les malades qu’elle abrite. La
folie atteint ici son image la plus caricaturale. Il n’y a aucun moyen de l’intégrer comme
composante de la société. Cette aliénation peut être totale ou partielle, innée ou acquise,
curable ou incurable, mais elle est toujours aliénation ; d’où le nom aliéniste - qui a inspiré
divers romans, contes, séries de télévision et films, dont le célèbre conte d’Edgar Allan
Poe Le système du docteur Goudron et du professeur Plume (1845) et le conte de
l’écrivain brésilien Machado de Assis L’aliéniste (1882). Deux textes qui ont plus ou
moins - probablement pas par hasard - la même structure narrative dans laquelle le fou et
le médecin se confondent, le lecteur ne pouvant pas juger qui est le fou et qui est censé le
guérir. C’est donc la littérature qui dénonce la première une certaine incohérence dans ce
modèle de traitement traversé par la morale du bien et du mal, du correct et de l’incorrect.
Le regard qu’elle porte au XIXe siècle sur le binôme formé par le médecin et le malade
en fait des personnages indifférenciés.

1.3.3 - Traiter la dégénérescence : Bénédict Morel (1809-1873)

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Morel, psychiatre franco-autrichien, a été le fondateur de la « théorie de la
dégénérescence ». En plus du point de vue scientifique et organiciste, il va insister sur le
rôle des théories de Jean-Baptiste de Lamarck, relatives à la transmission des caractères
acquis, mais aussi, même si cela semble contradictoire, sur les idées évolutionnistes de
Charles Darwin.
La dégénérescence est une théorie de l’hérédité des maladies mentales. Qu’elles
soient génétiques ou acquises, elles peuvent, selon cette théorie, être transmises à de
nouvelles générations et, en s’aggravant, provoquer l’extinction de la famille. La
dégénérescence est ainsi comprise par Morel comme un état de déviation par rapport à
l’humain normal - proposition imprégnée d’une signification morale et religieuse, dans
laquelle l’homme est créé parfait, mais susceptible de s’adonner aux vices.
L’une des préoccupations centrales de Morel était la conception thérapeutique à
déduire des hypothèses de la théorie de la dégénérescence. Étant donné son fondement
génétique, il fallait proposer des actions hardies qui puissent agir sur ce facteur. C’est
ainsi que les propositions de Morel sont allées vers les politiques sanitaires et hygiénistes
qui devaient être mises en œuvre par l'autorité publique afin d’empêcher la propagation
des tendances dégénérées au sein de la population. En écho à cette théorie, de nombreux
projets d'intervention sociale hygiéniste ont été développés, afin de prévenir la
propagation de la dégénérescence. Cette « évolution » au service de l’hygiénisme social,
force est d’admettre qu’elle a joué contre ceux qui n’ont pas su, pour diverses raisons,
s’adapter à la vie sociale ou se conformer aux exigences du modèle social de l’époque.
En tant que partisan de l’hygiénisme et des théories génétiques, la prétention de
Morel n’était pas celle de traiter mais d’éradiquer la maladie. Ses idées étaient focalisées
sur l’hérédité, donc en dehors des asiles. À partir de cette lecture, au contraire de Pinel et
Esquirol qui pariaient sur le traitement moral, Morel se dessine comme un pessimiste
thérapeutique (Hochmann, 2004) : lorsque toute amélioration du cadre est dépendante
d’un facteur héréditaire qui ne peut que produire des effets sur les nouvelles générations.
Malgré la radicalité de l’hypothèse de la dégénérescence et de son propos
hygiéniste, avec Morel la psychiatrie va étendre son champ des possibles quant aux causes
de la maladie mentale – la génétique – mais aussi introduire des notions liées à
l’importance du milieu qui sont complètement opposées aux idées strictement
anatomiques, dominantes à cette époque (Beauchesne, 1994). Nous avons ici une
combinatoire inédite entre la génétique et l’influence du milieu. C’est ce qui a permis à

48
Morel de dénoncer le caractère carcéral de l’asile et de proposer quelques réformes sur ce
plan-là.
En outre, Morel a établi un modèle d’approche, de compréhension et
d’investigation psychiatrique. Il a postulé quatre points fondamentaux qui forment
toujours le guide de base de la psychiatrie clinique :
 Signes : ce que le médecin distingue ;
 Symptômes : plainte du patient ;
 Causes : hérédité ou affaiblissement mental ;
 Evolution du cadre.
Son approche du malade comme objet scientifique et sa préoccupation de cerner
les causes de la maladie mentale ont beaucoup influencé les méthodes de recherche
psychiatrique qui se sont développées postérieurement. En termes de causes, c’est lui qui,
le premier, a attiré l’attention de la psychiatrie sur la génétique, ce qui a bouleversé l’esprit
de la recherche médicale. Avant Morel, les études pariaient sur des causes physiologiques
ou anatomiques, toujours concentrées sur le cerveau et ses fluides, dans le but de trouver
des déformations ou des lésions. Après lui, le facteur génétique deviendra une cause des
maladies, tout en pouvant être aussi la cause de lésions ou de malformations. Par ce biais,
la génétique a pu justifier les investigations organiques. Il a aussi été le premier à utiliser
l’expression « démence précoce », non pas comme une catégorie diagnostique - ce que
l’on doit à Kraepelin - mais comme une description des cadres qui peuvent être plus au
moins identifiés aux schizophrénies.

En partant de ces trois exemples, il est possible de conclure qu’un certain


mouvement de la pensée et de la pratique psychiatrique s’est opéré, dans lequel on trouve
une fusion entre la question morale, sociale et légale et la question organique et génétique.
Le ton du discours médical de l’époque allait souvent vers un durcissement des théories
développées et des pratiques morales appliquées aux internés. Mais la convergence
jusqu’alors productive entre substrat organique et traitement moral commence à trouver
ses limites. Le correct et l’incorrect, le bon et le mauvais, l’acceptable et l’inacceptable,
le réel et l’inexistant ne trouvent plus de repères dans le mouvement de croissance du
positivisme qui prend de plus en plus de place, repoussant la morale en dehors des limites
du savoir médical.

49
De ce mouvement graduel, on verra les détails dans la discussion sur la forme
médicale-scientifique. Mais avant, il nous paraît important de mettre en perspective les
arguments de Foucault dans l’Histoire de la folie, déjà largement utilisés pour éclairer
notre travail. Tracer l’histoire de la constitution de la folie comme objet de savoir médical
nous sera important au moment d’aller à la rencontre des théories freudiennes des
psychoses, puisqu’elles naissent dans le contexte de la folie prise comme maladie, mais
elles n’y restent pas. Quelles ont été les principales critiques portées à l’encontre de
l’hypothèse fondamentale de la folie comme déraison, mais aussi, et surtout, comment la
communauté médicale s’est opposée à la théorie du grand renfermement et à la folie
comprise comme une forme juridique ? C’est le débat critique que nous allons maintenant
explorer.
Grosso modo, le point qui a soulevé les plus virulentes critiques est celui de la
prise en compte de la folie comme un élément qui peut être regardé d’un point de vue
historique/culturel, en dehors même du champ « médical » qui était déjà présent dans
l’Antiquité.

1.3.4 - La déraison à l’épreuve de la critique

Le point de vue soutenu par Foucault dans son Histoire de la Folie nous est
extrêmement utile pour comprendre et faire une lecture critique de la situation des
interventions juridiques, psychologiques et psychiatriques d’aujourd’hui. Sans Foucault,
les avancées au niveau du traitement mais aussi du regard social sur le fou et la folie
auraient été beaucoup plus lentes. Sa thèse a largement influencé les mouvements sociaux
qui, à partir des années 1960, ont lutté pour faire bouger les pratiques psychiatriques. On
y reviendra. Mais, il faut le dire aussi, la thèse de Foucault n’est pas « objective » au sens
d’une vérité historique révélée. Elle est plutôt une hypothèse utile pour la compréhension
des théories, des savoirs et des pratiques à l’égard de la folie au moment où elle devient
un objet moral puis, progressivement, un objet médical. Sachant son statut d’hypothèse,
cet ouvrage a été beaucoup critiqué depuis sa publication, à la fois pour ses arguments
fondamentaux et pour la vision de l’histoire qu’il propose.

50
L’une de plus importantes critiques a été formulée par le philosophe Jacques
Derrida (1930-2004). L’hypothèse foucaldienne de la folie comme déraison s’appuie
vigoureusement sur la pensée de René Descartes (1596-1650), en particulier sur les
Méditations Métaphysiques (1641), et spécialement sur « l’argument du fou ». Ce
philosophe français aurait donné à Foucault des indices, voire des preuves, de comment
s’organisait la pensée autour de la folie à l’époque classique. Préoccupé d’ontologie,
Descartes postule dans ses Méditations l’usage de la raison comme seule possibilité
d’aller à la rencontre de la vérité de l’existence. Sur le chemin du doute méthodique, il
utilise le fou comme argument pour prouver que les sens peuvent se tromper ; donc, à
partir de l’expérience de la folie, il y a « de l’erreur ». Si la folie nous écarte de la raison
et de la vérité, c’est qu’elle nous trompe ; elle est donc forclose, c’est-à-dire privée, pour
Descartes, de toute possibilité ontologique. C’est ainsi que Foucault voit chez Descartes
une incompatibilité entre folie et raison et, plus encore, entre folie et subjectivité ;
puisque, au terme du parcours du doute méthodique, apparaît le fameux sujet. Pour faire
court, Foucault pense que l’argument du fou chez Descartes soutient sa thèse de la folie
comme déraison.
Or, la critique de Derrida porte bien sur l’interprétation par Foucault des
Méditations Métaphysiques de Descartes : « Il s’agissait de savoir s’il [Descartes] pouvait
être lu, ou non, comme effectuant ou exprimant une exclusion philosophique de la folie. »
(Kambouchner, 2005, p. 381). Pour résumer Derrida, l’acte du cogito est valable même
si le sujet est fou ; puisqu’il y aura toujours une partie du champ de la sensibilité que ne
sera pas atteinte par la folie. Autrement dit, le fou ne l’est pas complètement, et même
dans une pensée folle, il y a de la pensée – là où il pense qu’il est, il doit être.
De plus, selon Derrida, il y a aussi un problème de transposition dans la lecture
de Foucault. Pour le premier, la folie chez Descartes n’est qu’un doute d’ordre
philosophique ; elle se fait instrument car elle dénonce aussi des erreurs dans la recherche
de la vérité. Ainsi, comme index et non comme thème, cet outil rhétorique ne peut pas
être transposé à un fait historique comme l’a voulu Foucault. La folie selon Descartes ne
se configure pas comme objet, il ne cherche pas à la définir ; son rôle est limité à un outil
philosophique que ne dit pas forcément « ce qu’il se passe » dans la réalité historique de
la première moitié du XVIIe siècle.
Mais les critiques de Derrida ne seront pas les seules. L’Histoire de la folie va
susciter aussi beaucoup de controverses dans le champ médical et psychiatrique. Quelque
temps après la publication de cet ouvrage, la psychiatrie, en tant que discipline, tient à

51
organiser des évènements scientifiques dans le but de dénoncer le caractère idéologique
du travail de Foucault, tout en renforçant l’objectif scientifique et thérapeutique d’une
l’histoire de la folie à l’intérieur de la construction d’un savoir psychiatrique.
On peut citer, parmi les plus importantes critiques venues de la psychiatrie, celles
de la psychiatre Gladys Swain (1945-1993) qui, en 1977, publie sa thèse de doctorat
intitulée Le sujet de la folie. Naissance de la psychiatrie, où elle se propose d’écrire
l’histoire de la folie sous l’angle de la psychiatrie et non à partir d’un regard culturel et
philosophique comme l’avait fait Foucault auparavant. Les critiques de Gladys Swain
contre l’Histoire de la Folie sont assez radicales. Elle refuse l’hypothèse de la déraison et
de l’exclusion, inscrivant les actions menées autour de la folie à l’âge classique, déjà,
dans une perspective de traitement. Pour elle, les asiles et les hôpitaux doivent être
considérés à partir d’un regard thérapeutique et médical. Au lieu de prendre en compte la
folie comme objet d’histoire, elle la saisit comme objet du savoir psychiatrique, toujours
imbibé d’une intention de traitement. Cette vision souligne une appartenance quasi
ontologique de la folie au champ médical : tout le contraire de la pensée de Foucault qui
avait choisi le champ philosophique, social et culturel pour écrire son Histoire.
Au-delà du champ psychiatrique, beaucoup de débats ont été menés parmi les
historiens contemporains qui se sont intéressés à la naissance des savoirs et des pratiques
psychiatriques et psychologiques. Sur ce terrain, on peut citer les travaux des historiens
français Marcel Gauchet et Claude Quétel.
Pour Marcel Gauchet, né en 1946, « le grand renfermement » n’a été qu’un
mythe et le problème de la folie a été réduit par Foucault à la problématique de
l’exclusion. La folie n’aurait pas été exclue par la pratique de la raison, elle aurait
simplement perdu sa fonction dans le monde puisque la raison n’avait pas besoin d’elle,
ni pour exister ni pour s’exercer. Il reproche à Foucault un goût prononcé pour la
dramatisation et son désir de révolte contre les pratiques médicales, ce qui aurait
contaminé la façon dont il a choisi et interprété les documents historiques. Déjà, du côté
de Claude Quétel (né en 1939), on trouve des critiques qui affirment que Foucault a
négligé l’aspect biologique/médical des maladies mentales, ce qui l’a amené à penser la
folie seulement comme un fait historique et culturel, feignant d’ignorer qu’elle a, depuis
l’Antiquité, toujours été placée dans un interstice entre le médical et le philosophique.
Encore dans la puissante résonance de ce travail, se tint à l’hôpital Sainte-Anne,
le 23 novembre 1991, un colloque consacré à Foucault, présidé par Georges Canguilhem
(1904-1995) – qui a été le directeur de la thèse de doctorat qui a donné naissance à l’œuvre

52
en question. Dans les actes, publiés sous le titre Penser la folie, essais sur Michel
Foucault en 1992, on trouve une série d’articles qui se décident à actualiser l’influence
de la pensée de Foucault, déjà à l’œuvre dans les mouvements antipsychiatriques qui ont
débouché sur des propositions de réforme du modèle psychiatrique. Dans ce colloque,
participaient des psychanalystes, des psychiatres, des historiens et des philosophes. Parmi
eux on peut citer Elisabeth Roudinesco, René Major, Jacques Derrida ou encore Claude
Quétel. Un aréopage de penseurs plus ou moins critiques de cet œuvre de valeur capitale
pour l’histoire des pratiques liées à la folie.
Vingt ans plus tard, en 2012, dans le but de réviser à nouveau les effets de cette
Histoire mais, cette fois, à l’intérieur de la psychanalyse, a été organisé par Laurie Laufer
et Amos Squverer, à l’Université Paris Diderot, un colloque intitulé « Foucault et la
psychanalyse : Histoire de la folie à l'âge classique, 50 ans après ? ». En partie publiés
dans l’ouvrage Foucault et la psychanalyse – quelques questions analytiques à Michel
Foucault (2015), ces travaux visent à repenser la psychanalyse à partir des questions et
de la méthode foucaldiennes. C’est le moment, non plus de cueillir avec Foucault les
effets que ses idées ont produits ailleurs – sur le champ psychiatrique ou dans le domaine
politique et social – mais de faire travailler en soi-même, c’est-à-dire à l’intérieur du
savoir-faire analytique, les conséquences des études et des hypothèses de ce philosophe.
Les débats autour de la thèse de Foucault ont été et restent vastes dans plusieurs
domaines qui ne concernent pas que la psychiatrie et l’histoire, mais aussi la philosophie,
la psychologie et la psychanalyse. Qu’on soit pour ou contre, ses effets sont toujours
repérables dans le mouvement des savoirs et des pratiques quotidiennes à l’égard de la
folie sous toutes ses formes. Les formes juridiques et morales ne composent plus le terrain
médical qui s’est peu à peu rendu au scientifique – c’est ce qu’on va voir maintenant –
mais cela ne veut pas dire qu’elles ne se manifestent pas dans la clinique actuelle.

1.4 – La forme médicale-scientifique

C’est au cours du XIXe siècle que le rôle du psychiatre devient plus cadré et
accroché à une certaine vision scientifique. Peu à peu, il abandonne le terrain des valeurs

53
morales pour celui de la scientificité où la règle est le diagnostic différentiel, le pronostic
et l’évolution des patients. Toutefois, la politique d’enfermement continue avec force : en
1834 il y avait environ 10 000 internés en France (Jaccard, 1979). Un autre aspect
fondamental de cette psychiatrie plus inclinée à une certaine scientificité, c’est qu’à
l’intérieur du savoir médical, elle a toujours été vue comme une médecine à part ; Pinel
notamment avait l’habitude de l’appeler « médecine spéciale ». Comme le relève Jacques
Hochmann :

(…) à l’orée du XIXe siècle, la psychiatrie a toujours conservé des


particularités au sein des sciences médicales. Ces particularités non jamais
cessé de poser des problèmes tant aux psychiatres eux-mêmes qu’aux autres
médecins, aux chercheurs scientifiques, aux juristes, aux philosophes, aux
usagers de la psychiatrie (Hochmann, 2015, p. 11).

Cette particularité montre clairement que la psychiatrie est née du carrefour entre
un certain idéal scientifique et les principes moraux et juridiques. A cette époque, les
recherches neurologiques avancent de plus en plus sur la voie de l’organique et les
méthodes morales perdent de leur importance. C’est bien le passage de la morale à la
science que le XIXe siècle est en train de négocier. A l’intérieur de cette double vision –
organique et morale – sur la folie, on peut distinguer deux voies ou deux types de théories
et d’interventions qui marchent ensemble à ce moment-là, mais qui seront, dans le futur,
dissociées :

1. Une première voie qui a pour but la transformation des qualités physiques (folie
comme nature anatomique ou génétique, donc maladie du corps) – ce qui est à
l’origine de la psychiatrie organiciste.

2. Une seconde voie qui vise la restitution de la vérité, du correct et du bon (folie
comme faute de comportement vis-à-vis de la société) – ce qui est à l’origine
de la psychopathologie et de la psychologie (Foucault, 1972).

La psychiatrie comme branche de la médecine naît donc à l’intérieur des asiles


d’aliénés, de ce mouvement d’intérêt pour la folie en termes de causes et de traitements
possibles. Elle hérite la folie de l’âge classique et aura l’ambition de distinguer, à

54
l’intérieur de cet ensemble déroutant, différentes maladies qui nécessitent différentes
formes de traitements. Le début du XXe siècle est marqué par la fin du traitement moral
comme pratique dominante à l’intérieur des asiles et le déploiement d’une pensée de plus
en plus positiviste. L’appel à la moralité ne va pas avec les idéaux scientifiques qui
gagnent de plus en plus de force. Les méthodes scientifiques s’efforcent d’exclure toute
interférence morale ; il faut donc chercher d’autres techniques thérapeutiques.
Mais la science du XIXe siècle était bien différente de ce qu’on reconnaît comme
science aujourd’hui, en particulier sur le terrain psychiatrique. Comme pour toute
méthode expérimentale, des techniques qui nous semblent aujourd’hui contraires à l’idéal
scientifique étaient utilisées et testées en son nom. C’est le cas, par exemple, du très grand
succès de l’hypnose. Utilisée largement par les psychiatres du XIXe siècle, cette méthode
va changer le cours des études psychiatriques puisqu’elle introduit une dimension
jusqu’alors jamais prise en compte : la psyché et, avec elle, une structure révélée par
l’hypnose, l’inconscient.
Utilisée autant comme instrument thérapeutique que nosographique, l’hypnose
aide à soulager la souffrance des patients en même temps qu’elle aide les chercheurs dans
l’étude des maladies psychiques. Ce qui est actuellement contradictoire ne l’était pas à
l’époque. C’est ainsi que, par l’usage de l’hypnose, Jean-Martin Charcot (1825-1893) a
pu se faire connaître comme un grand neurologue et un spécialiste de
l'anatomopathologie. Ses cours à la Salpêtrière sur l’hystérie ont connu un très grand
succès, suscitant l’intérêt et la présence de Freud. Avec cette importante figure de la
psychiatrie du XIXe siècle, on a une façon d’interpréter la maladie mentale qui met
l’accent sur le psychique – même si l’origine de la maladie devait être quelque part dans
le système nerveux. Il s’agissait donc d’une interprétation psychique des causes
organiques. Avec Charcot, la psychiatrie, discipline médicale, commence à basculer
légèrement vers le psychologique en laissant derrière elle les théories et techniques
morales. Ce n’est pas donc par hasard que Freud se lance, à la suite de Charcot, sur le
terrain du psychique. C’est à ce moment que l’idée d’une partie inconsciente du moi
commence à émerger. On assiste alors aux balbutiements d’une clinique des névroses à
l’intérieur de la psychiatrie.
Un point remarquable dans l’introduction de la méthode hypnotique en vue de
la production d’une expérience psychique, c’est qu’elle marchait avec les hystériques de
l’époque, mais pas beaucoup avec les autres internés. Tandis que Charcot explore et
développe ses techniques avec les hystériques, les autres aliénés sont toujours dans les

55
asiles où les options de traitement restent inefficaces. Sur ce point, reconnaissons à Freud
d’avoir, le premier, théorisé le fou ; non pas en faisant de la physiologie mais en
s’attachant à ce qu’il disait, ce qu’il montrait, ce qu’il était. Alors que Charcot voyait les
hystériques comme des malades en raison d’une faiblesse de leur système nerveux, Freud,
en regardant la scène où Charcot les hypnotise, voit plus que l’intervention du médecin :
il détecte quelque chose d’actif et de patent entre le médecin et son patient. Il accepte la
réalité et l’effectivité de la paire médecin-malade (ce qui plus tard se dessinera comme le
transfert), en prenant en compte l’importance du récit de vie, des fantasmes et des rêves.
Mais la psychanalyse n’a pas encore vu le jour. D’ailleurs, la psychiatrie n’est
pas la seule à s’intéresser à la folie dans le passage du XIXe au XXe siècle. Au-delà des
physiologistes et des neurologues, la psychiatrie va partager le terrain de la folie avec
trois autres disciplines : la psychologie, qui commence à faire ses premiers pas dans sa
forme expérimentale ; la philosophie, qui s’est toujours intéressée aux questions
humaines ; et une discipline toute récente, qui naît de ce complexe carrefour, la
psychopathologie.
La recherche des causes de la maladie mentale en psychiatrie, dans un premier
temps, était liée à la physiologie et à la neurologie comme approche scientifique
d’investigation ; la psychiatrie, même en basculant vers le psychique, s’appuyait sur la
quête d’un dysfonctionnement des lésions organiques. Au début du XIXe siècle, la
psychopathologie n’existe pas encore, et tout le domaine de la pathologie est lié à un état
organique d’où proviennent les manifestations subjectives. C’est le moment de la
physiopathologie et de la neuropathologie, comme disciplines épistémologiquement
dominantes. L’idée générale était que : « la folie n'existe point sans un degré quelconque
d'irritation du cerveau », comme l’a dit Broussais, médecin et chirurgien français, en
1827, (p. 78). Le psychiatre est alors celui qui va tenter de faire correspondre un signe
clinique à un problème organique, même si cette superposition n’est pas toujours possible.
Ce n’est qu’à la fin du XIXe siècle que la recherche pour un modèle anatomopathologique
fondé sur un point de vue localisateur et neurologique ne sera plus exclusive. Le motif :
l’apparition des premiers psychologues et la naissance de la psychopathologie comme
une discipline de recherche indépendante.
La psychopathologie naît donc au début du XXe siècle, à partir d’une approche
psychologique qui se réclame d’une discipline scientifique authentique, à la fois
différente de la philosophie et de la psychiatrie. Cette apparition est le fruit d’un effort,
produit tout au long du XIXe siècle, de séparation entre psychologie et philosophie et,

56
dans une moindre mesure, entre psychologie et physiologie. Même si elle se voyait
comme une discipline indépendante, la psychologie laissait la porte ouverte à la
possibilité d’être fondée sur une organicité encore inconnue.
La psychologie naissante se place, dès le début, partialement dehors de l’esprit
positiviste assez dominant à cette époque. Elle propose une discussion constante avec la
philosophie – surtout celle de Schopenhauer et de Nietzsche – pour essayer de
comprendre les forces irrationnelles et inconscientes qui agissent sur l’être humain. La
proximité entre psychologie et philosophie est aussi témoignée par la formation de
plusieurs de ses adeptes. Beaucoup parmi eux, surtout en France, avaient une formation
en médecine et en philosophie comme Théodule Ribot, George Dumas, Charles Blondel,
Henri Wallon et Pierre Janet. Ce dernier affirme en 1889, l’« existence d’un inconscient
psychologique, dynamique et potentiellement pathogène par l’effet d’une non-
reconnaissance des souvenirs traumatisants » (Jaccard, 1979, p. 79). En revanche, l’utilité
voire la nécessité des hypothèses psychiques et des courants philosophiques pour la
construction de la psychologie n’éliminent pas le pari fait sur les bases organiques des
maladies mentales. Même si la notion de maladie a beaucoup changé dans l’histoire de la
psychologie, l’idée d’un substrat neurologique, bâti à sa naissance, reste encore très
puissante aujourd’hui. En tout état de cause, il est clair, notamment en France, que la
psychologie scientifique se nourrit de la philosophie et c’est aussi de cette rencontre que
va surgir la psychopathologie.
Le terme de psychopathologie est employé pour la première fois en 1878 par le
psychiatre allemand Hermann Emminghaus (1845-1904) ; mais ici, il fait tout simplement
référence à la clinique psychiatrique. La psychopathologie ne va apparaître qu’au début
du XXe siècle, à la fois comme méthode et discipline et comme branche de la psychologie
scientifique. Le livre de Karl Jaspers, Psychopathologie générale, publié en 1913, en
constitue l’acte de naissance. Jaspers y prétendait poser les bases d’une science qui avait
pour objet l’activité psychique réelle et consciente. Pour Jaspers, le territoire non-
conscient est invérifiable, car même s’il est possible de constater l’utilité et la logique des
phénomènes inconscients, leur réalité ne peut pas être démontrée ; dans ce cas, ce qui
n’est pas conscient ne peut pas se configurer comme objet scientifique. Si, en 1913,la
psychopathologie comme science commence à gagner des contours plus définis, le terme
comme substantif ou adjectif était déjà largement employé : on ne doit pas oublier la
« Psychopathologie de la vie quotidienne » publié par Freud en 1901, soit une douzaine
d’années avant l’apparition de cette science. Autrement dit, la compréhension du facteur

57
psychologique dans les maladies mentales a été considérée bien avant l’invention de la
psychopathologie proprement dite (Beauchesne, 1994).
En France, pays où la psychopathologie en tant que discipline se développe plus
solidement, Théodule Ribot (1839-1916) est le créateur d’une ligne de psychologie
psychopathologique fondée sur les méthodes d’observation et d’expérimentation. En
s’intéressant fortement aux états pathologiques, il ouvre la voie du développement de la
psychopathologie en tant que discipline et s’engage dans la création du laboratoire de
psychologie pathologique de la Sorbonne qui aura Georges Dumas (1866-1946),
philosophe, médecin et élève de Ribot, comme premier directeur en 1912.
En reprenant les contradictions qui ont marqué la naissance de la
psychopathologie, on peut affirmer que celle-ci, malgré son intention, sa proximité avec
l’empirisme positiviste et ses tendances organicistes, n’abandonne pas l’introspection. La
notion d’inconscient, contrairement à nos jours, était très fréquente dans les études
psychologiques et psychiatriques de cette époque. Aussi, l’hypnose lui est très chère
comme voie d’accès à cet inconscient et comme technique de cure. D’ailleurs,
« l’hypnotisme » était quasiment le seul moyen d’intervention envisagé. D’après la
définition de Ribot :

L'hypnotisme est un procédé excellent pour explorer ce monde souterrain qui,


connu ou inconnu, fait partie de nous-même, qui conserve notre passé et qui
est un réservoir de tendances virtuelles, d'énergie potentielle n'ayant pas réussi
à faire irruption dans la conscience. (Ribot, 1909, p. 255).

Il est notable que dans l’histoire des savoirs « psy », la construction d’une
théorie ou d’un système d’explication de la pathologie (à partir de l’observation, de tests,
de statistiques, d’expérimentations) occupait beaucoup plus les savants de cette époque
que les propositions de méthode et les techniques de traitement. L’effet de cette puissante
vague théorique n’a malheureusement pas changé la précarité clinique dans laquelle se
trouvaient les fous tout au long du XXe siècle.
Le pathologique est à ce moment compris comme une déviation de la norme
dans une espèce de régression par rapport à l’évolution attendue, tant au niveau individuel
que collectif. Ce point nous rappelle un célèbre ouvrage de Georges Canguilhem, Le
normal et le pathologique, qui commence par l’idée suivante : « C’est sans doute au
besoin thérapeutique qu’il faut attribuer l’initiative de toute théorie ontologique de la

58
maladie » (Canguilhem, 1966, p.15). Si l’on se met dans les pas de Canguilhem, force est
de constater que malgré le but thérapeutique de la recherche et la création de nouvelles
théories sur les maladies mentales, les alternatives thérapeutiques dans les champs de la
psychiatrie et de la psychopathologie sont en très faible nombre.
Canguilhem critique la vision du pathologique comme une variation quantitative
ou une déviation de la norme. Considérant qu'il existe une pléthore de possibilités dans le
processus de la vie, établir une norme pour que la santé ou la maladie puissent être
affirmées transforme ces concepts dans une sorte d'idéal et les éloigne de toute sorte
d’expérience subjective. C’est dans cette projection idéaliste que réside le risque de la
création d’une psychopathologie. Autrement dit, le risque d’ajouter une catégorie
psychique à ce qui relève de la pathologie. Penser la folie comme maladie au sein d’un
idéal positiviste qui dépasse la médecine revient à la penser par rapport à une normalité,
non pas seulement organique, mais également psychique. Et c’est là que le pathologique,
en s’opposant au normal, butte sur la complexité de l’homme, au-delà de son corps. On
comprend que l’effort des disciplines médicales fondées sur le positivisme ait été de
définir la maladie mentale comme une maladie organique. Cependant, à partir de la
création d’une psychopathologie, le terrain scientifique n’est plus le seul à être occupé.
En plus, la notion même de norme ne se laisse pas enfermer dans une positivité
quelconque : « Le concept de norme est un concept original qui ne se laisse pas, en
physiologie plus qu’ailleurs, réduire à un concept objectivement déterminable par des
méthodes scientifiques. » (Ibid. p. 204), et nous ajouterons que c’est dans cette fluidité
que la norme interroge sans cesse la notion de psychopathologie.
On sait que Canguilhem ne s’est pas occupé précisément de la psychopathologie
dans cet ouvrage où il analyse le problème du normal et du pathologique du point de vue
de la nosologie somatique et de la physiopathologie. Cependant, ses recherches l’ont
quand même amené à affirmer, et nous avec lui, que la condition dite normale relève
toujours de l’attribution d’une valeur et c’est cette valeur qui, en limitant les notions de
normal et de pathologique, constitue, dirons-nous, « le bord » de la psychopathologie.
Pour approfondir cette discussion, il paraît opportun de nous référer au travail de
quelques figures qui ont marqué l’histoire de la constitution de la folie comme objet du
savoir scientifique.
Au noyau de la scientificité positiviste avec l’hypnotisme et l’introspection, entre
psychiatrie, psychologie, psychopathologie – le triptyque du tournant du XIXe au XXe
siècle –, entre les recherches tournées vers l’organique ou le psychique, comment ont été

59
construites les bases d’une clinique pour ce qu’on pouvait appeler génériquement folie
mais qui exige, au fil du temps, des noms plus spécifiques ? Sans s’arrêter ici à l’influence
des travaux de Freud sur les milieux psy de son époque – ce qui sera traité dans notre
deuxième chapitre – nous allons passer rapidement par trois importantes figures dans la
construction des notions de diagnostic et dans la description des symptômes. Ces deux
branches qui dépendent forcément l’une de l’autre ont débouché, à partir de la façon dont
elles s’établissent et se connectent, sur des propositions de traitements plus ou moins
adéquates. Bien évidemment, il y a beaucoup d’importants personnages dans cette
histoire. Ici, nous avons choisi de nous concentrer sur ceux qui ont joué un rôle de premier
plan pour comprendre l’objet principal de cette thèse : la clinique, ou ce qu’on va appeler
avec Freud les psychoses - dans le sens où les propositions psychanalytiques se
rencontrent et s’éloignent des fondements du savoir-faire du triptyque psy évoqué plus
haut.
Étant donné, premièrement, que la psychopathologie comme discipline
indépendante était encore débutante et très peu répandue, deuxièmement que la
psychologie se dédiait à l’expérimentation et à la découverte du conditionnement
classique avec Pavlov, Wundt et Watson – ce qui restait très loin d’un débat sur les
maladies mentales – nous allons travailler la question de la folie avec trois psychiatres.
Nous les avons choisis pour l’impact de leurs travaux, mais aussi pour leur
contemporanéité avec les recherches psychanalytiques de Freud. Les voici : Kraepelin ou
la nécessité de classer, Bleuler ou l’invention de la schizophrénie, Clérambault ou
l’automatisme mental.

1.4.1 - Classer et interner : Emil Kraepelin (1856-1926)

Psychiatre allemand, Kraepelin est souvent reconnu comme le pionnier de la


psychiatrie moderne. Selon lui, la psychiatrie scientifique a une tâche majeure : la
description et la circonscription des entités pathologiques, afin de proposer le modèle de
classification le plus stable possible. C’est ainsi qu’on verra avec lui une très grande
expansion diagnostique.

60
Le fondement de la méthode psychiatrique développée par Kraepelin s’appuie
sur la notion d’« étude clinique » en opposition à la méthode « symptomatique ». Cette
nouvelle méthode envisage d’aller au-delà d’une étude de la symptomatologie des
patients malades afin de prendre comme objet le processus pathologique dans sa globalité
et non pas juste une somme de symptômes qui, pris séparément, nous empêchent de voir
le fonctionnement d’une entité pathologique qui a des caractéristiques propres. Selon lui,
il faut tout d’abord déterminer la pathologie pour, dans un second temps, étudier
l’étiologie de ces maladies.
Doué dans l’art de classer et sûr de l’existence de véritables entités pathologiques,
Kraepelin est l’inventeur de plusieurs diagnostics qui ont perduré dans l’histoire de la
psychiatrie. Sa méthode d’investigation aboutira à la création de deux cadres
pathologiques, toujours fondamentaux en psychiatrie : la dementia praecox, « démence
précoce », terme déjà employé de façon descriptive par Morel, et la « psychose maniaco-
dépressive » qui prépare le terrain pour l’apparition, dans la médecine moderne, du
trouble bipolaire.
Selon les descriptions de Kraepelin, la dementia praecox était une maladie
caractérisée par un manque de volonté, d’émotivité et de spontanéité. En outre, ces sujets
souffraient d’une profonde déchéance de l’intelligence et de l’affectivité (Vincent, 2009).
Aujourd’hui, nous sommes loin du contexte asilaire, mais cette description nous amène à
réfléchir sur l’effet de l’enfermement dans la production des symptômes observés et
conçus comme propres à la maladie. La question qu’à l’heure actuelle nous pouvons et
nous devons nous poser, mais qui, à l’époque, n’était pas possible, est de savoir si ces
caractéristiques sont inhérentes à ladite maladie ou bien si elles sont produites par
l’enfermement à long terme. Autrement dit, le milieu peut-il interférer sur l’apparition et
le développement des symptômes ? Être en mesure de se poser cette question, c’est déjà
sous-entendre une visée thérapeutique : si l’environnement peut produire des symptômes,
il peut peut-être produire aussi de la guérison. Mais cette possibilité ne traversait pas
l’esprit organiciste de l’époque. Convaincu de la dégénérescence psychique, les
symptômes de la démence précoce étaient sans doute, pour Kraepelin, le résultat de cette
dysfonction et ainsi, irrémissibles.
Sa classification s’imposera comme une grande référence, en France comme
ailleurs, mais elle sera aussi la source d’importantes critiques, surtout de la part d’Henri
Ey (1900-1977) qui, quelques années plus tard et déjà dans un autre contexte de la
psychiatrie, reproche à Kraepelin d’avoir fait une description classificatoire sans prendre

61
en compte les possibles causes des troubles psychiques. Henri Ey, qui était partisan de
l’organo-dynamisme comme cause des maladies mentales, envisageait de rompre le
dualisme cartésien à partir de théories aussi bien organogéniques que psychogéniques, et
par là soutenir une double causalité qui rendrait à la maladie mentale toute sa complexité.
C’est parce que Kraepelin mettait l’accent sur le diagnostic et non pas sur la causalité
qu’il a été présenté, des années plus tard, comme le principal opposant d’Henri Ey.
On se rend compte de la puissance des catégories diagnostiques de Kraepelin
quand on compare ses classifications (créées entre la fin du XIXe et le début du XXe siècle
dans différentes éditions de son Traité de psychiatrie), avec le CIM-10, soit le code
international des maladies, établi et publié par l’OMS pour la première fois en 1993. Ce
manuel est utilisé dans de nombreux pays comme la référence en termes de diagnostic
par les médecins qui exercent en leur système de santé. Dans le CIM-10, on trouve comme
catégorie principale la « schizophrénie » (F20) et, comme sous-catégories, presque les
mêmes que celles posées par Kraepelin : F20.0 Schizophrénie paranoïde, F20.1
Schizophrénie hébéphrénique, F20.2 Schizophrénie catatonique. « Paranoïde »,
« hébéphrénique », « catatonique » : la dénomination « démence précoce » est tombée,
mais on garde toujours les trois sous-types de cette catégorie postulés par Kraepelin. Au-
delà de ces sous-catégories spécifiques, le CIM-10 contient encore d’autres types plus
larges comme la dépression post-schizophrénique (F20.4), la schizophrénie résiduelle
(F20.5), la schizophrénie simple (F20.6) et des types génériques dont la fonction est
strictement de donner au médecin la possibilité de fournir un diagnostic
« bureaucratique », même de façon très imprécise : schizophrénie indifférenciée (F20.3),
autres formes de schizophrénies (F20.8) et schizophrénie, sans autre précision (F20.9).
Kraepelin n’a jamais accordé le moindre crédit aux théories et aux techniques
freudiennes (Gay, 1991a) et sa passion du diagnostic a fini par le désigner comme un
contributeur de la ségrégation asilaire, dans le sens où il enferme les malades dans des
diagnostics trop précis et dans des pronostics assez immuables. Son travail de
classification presque botanique, sa conception de monde biologisant et sa très faible
préoccupation de la pratique thérapeutique l’ont poussé à proclamer l’incurabilité et la
dangerosité de la folie. Pour lui, si quelqu’un arrivait à de bons résultats avec un patient
supposé atteint de démence précoce, cela voulait dire que le diagnostic n’était pas correct.
Faute de traitement possible pour ces affections, les hôpitaux étaient jugés nécessaires
comme moyen de contention face à cette impasse thérapeutique : « Méfions-nous,
méfiez-vous, jeunes médecins qui m’écoutez. Le fou est dangereux et le restera jusqu’à

62
sa mort qui, malheureusement, n’arrive que rarement rapidement. » (Kraepelin, apud
Allen, 1996, p. 927-928). Autrement dit, il n’est de bon malade mental que mort.
Si le travail de classification de ce psychiatre controversé a été si important dans
la continuité de cette branche de la médecine, on ne peut pas en dire autant de ses
conceptions thérapeutiques. Pour lui, le rôle du clinicien était de reconnaître au plus vite
les malades incurables, afin de les hospitaliser (à vie, le cas échéant) en préservant ainsi
leur intégrité mais surtout dans le but de protéger la société. Il en est venu à affirmer que
lorsque le malade ne parle pas la même langue que le médecin, l’observation et la
description de la maladie sont plus fidèles à la réalité car il n’y a pas le dérangement causé
par la parole. Une affirmation qui ne peut que choquer les psychanalystes. Toutefois, « à
la fin de sa carrière, se fait jour un tournant en direction d’une psychiatrie plus
compréhensive tenant compte de l’aspect social » (Géraud, 2007, p. 562). Malgré cette
espèce de mea culpa, très peu connu et commenté, Kraepelin a été l’une des principales
cibles des mouvements antipsychiatres. L’abîme qu’il a créé entre nommer/classer et
comprendre la cause/traiter nous montre qu’être psychiatre à son époque n’était pas
nécessairement synonyme de clinicien, dans le sens où faire avec la souffrance pouvait
être considérablement moins important qu’établir un diagnostic. On peut même affirmer
que ce sont des expériences comme celle de Kraepelin qui laissent penser que la
psychiatrie a vécu pendant très longtemps dans un écart entre savoir et faire.
Une autre question qui orbite l’invention des nosographies, comme celle de
Kraepelin, ce l’impossibilité de leur exactitude et l’incertitude de leur fonction. Selon
Hochmann (1971, p. 80), « la nosographie, en fait, n’a servi ni à décrire, ni à prescrire, ni
à communiquer. Elle s’est constituée au confluent de deux préoccupations essentielles :
celle du psychiatre désireux de rester un médecin comme les autres, celle de la société,
soucieuse de justifier le rejet de ses fous. »
D’une certaine façon, Kraepelin a détourné le regard de la psychiatrie, au moins
à l’apogée de son travail, de la quête sur des possibilités de traitement, des influences du
milieu sur les maladies et du corpus psychique de son époque. Finalement, nous en
retiendrons une personnalité controversée mais qui a laissé une importante contribution
pour le développement des nosographies actuelles.

63
1.4.2 - L’invention de la schizophrénie : Eugen Bleuler (1857-
1939)

Psychiatre suisse, Bleuler, est connu pour avoir inventé et consacré, dans le
milieu psychiatrique, le terme de « schizophrénie » comme un substitut à la « démence
précoce » de Kraepelin. Il a aussi introduit le terme d’« autisme », non pas comme un
diagnostic, mais seulement comme une fonction descriptive d’un type de rapport avec la
réalité – ce qui a donc beaucoup changé la suite de l’histoire de la psychiatrie.
Le 24 avril 1908, à Berlin, lors du congrès de l’Association allemande de
psychiatrie, Bleuler introduit le néologisme « schizophrénie » et propose que ce nouveau
nom se substitue à l’expression « démence précoce » de Kraepelin. Cette proposition sera
détaillée et publiée en 1911, dans l’ouvrage Dementia Praecox ou Groupe des
schizophrénies. Une reformulation qui porte sur deux points : d’un côté, Bleuler s’éloigne
de toute idée qui rapproche cette maladie d’une perte de fonctions quelconque, d’un
déficit ou d’une espèce de dégénérescence ; de l’autre, il insiste pour que les différents
types de schizophrénies forment un groupe de maladies qui, malgré la pluralité
symptomatique observée en chaque forme, dénoncent un même processus de scission
psychique. D’où le choix de ce psychiatre pour le mot schizophrénie qui vient du grec et
veut dire « fission de l’esprit » : σχίζω (schizein), signifiant fendre, séparer en fendant,
séparer, partager en deux ; et φρήν (phrèn) qui peut être traduit par âme, cœur, siège des
sentiments et des passions (Bailly, 2020)3.
En effet, selon Bleuler, les fonctions intellectuelles ne sont pas atteintes par la
schizophrénie et l’appellation « démence précoce » n’est d’aucune manière justifiable. Il
combattra avec autant de force l’idée de dégénérescence défendue par Kraepelin. En
outre, ces patients ont une vie intérieure très riche, ce qui indique que le schizophrène ne
peut pas être caractérisé par l’interruption ou par la perte des activités psychiques, mais
par une difficulté d’harmonisation entre ses activités et ces fonctions. C’est bien la
dissociation des différentes fonctions psychiques qui est en jeu dans la schizophrénie.
Bleuler a été l’un des premiers psychiatres à s’intéresser expressément à la
psychanalyse, surtout aux études de Freud sur l’hystérie et à sa conception dynamique de

3
Dictionnaire grec-français. Le Grand Bailly. Édition revue par Séchan, L. et Chantraine, P. Paris :
Hachette, 2020.

64
la psychose. Plus qu’un grand lecteur de Freud, il a maintenu une correspondance avec le
père de la psychanalyse et il a contribué aussi à la création de l'Association
Psychanalytique Internationale en 1910. Il a été professeur et maître de deux grandes
figures de l’histoire de la psychanalyse, Karl Jung et de Karl Abraham, sur lesquelles on
reviendra dans le prochain chapitre. Nous allons aussi voir plus en détail, dans le chapitre
suivant, les rapports entre Bleuler et Freud.
Bleuler était un pratiquant très engagé de l’hypnotisme et de l’introspection,
malgré sa position, ses études en psychiatrie et son inclination à l’organicisme.
Néanmoins, le concept même de schizophrénie dénonce une certaine aspiration
psychique, puisque si on pense en scission d’activités et fonctions, on glisse, sans doute,
vers une explication de substrat psychique et non pas seulement organo-physiologique.
Au-delà du concept de schizophrénie et du mot « autisme », Bleuler a aussi
introduit la notion d'ambivalence en 1910, qui a été rapidement adoptée par Freud et les
psychanalystes de son époque. L’ambivalence était l’un des symptômes fondamentaux
des schizophrénies et se caractérisait comme « la tendance de l’esprit schizophrénique à
faire coexister, de manière non dialectique et indépassable pour le sujet, deux attitudes
affectives ou deux idées opposées en même temps et avec la même puissance. » (Beretta
et. al, 2015, p. 5).
Bleuler a laissé au champ psychiatrique encore deux grandes contributions :
l’une concernant sa compréhension des symptômes et l’autre sur l’extension de sa
conception de la schizophrénie au domaine de la personnalité. Sur le premier point,
Bleuler a postulé l’existence de deux types de symptômes : les fondamentaux comme
ceux qui sont toujours présents et qui participent de la définition même du cadre, et les
accessoires qui se font présents d’une façon épisodique et qui ne sont pas plus que des
réactions du patient aux situations quotidiennes. Pour lui, les premiers avaient un fond
organique et neurologique, alors que les seconds pouvaient avoir une origine
psychologique en n’étant ainsi accessibles qu’aux techniques de l’hypnotisme ou même
psychanalytiques (Deléry, 2012).
Dans le continuum de ses travaux sur la schizophrénie, Bleuler pense qu’il y a
des formes plus ou moins sévères. La première forme est la personnalité schizoïde, la
deuxième est la schizophrénie latente et la troisième la schizophrénie proprement dite. On
voit ainsi, de façon très nette, comment la catégorie de personnalité schizoïde est derrière
la construction du diagnostic actuel de même nom, présente dans le CIM-10 – (F60.0),
Personnalité schizoïde – dont la description est encore plus ou moins celle de Bleuler :

65
« Trouble de la personnalité caractérisé par un retrait des contacts (sociaux, affectifs ou
autres), une préférence pour la fantaisie, les activités solitaires et l'introspection. Il existe
une limitation à exprimer ses sentiments et à éprouver du plaisir »4. Pour information,
dans le CIM-10, la personnalité schizoïde est classée comme : « Trouble de la
personnalité et du comportement chez l'adulte » et non pas dans les « Troubles mentaux
et du comportement » comme les diagnostics de la catégorie F.20 dont nous avons parlé
à l’occasion de la discussion sur les diagnostics de Kraepelin.
Nous pouvons dire que la création d’un terme substitué à celui de « démence
précoce » s’apparente à une prise de position contre le manque de propositions
thérapeutiques fortement encouragé par la classification kraepelinienne. Cela expliquerait
aussi l’intérêt de Bleuler pour la psychanalyse, puisqu’elle est avant tout une
thérapeutique. Il s’intéressait donc à la vie des patients, à leur histoire et à leur contexte
social, même si, au fond, il croyait à la nécessité d’une dysfonction cérébrale pour
expliquer les causes des maladies mentales. Cependant, s’agissant des conduites à risques,
bien qu’il se soit penché sur la psycho-dynamique comme possible explication des
symptômes manifestes, Bleuler a défendu la stérilisation des malades et l’interdiction des
mariages dans le but d’éviter leur reproduction (Hochmann, 2004, p. 87). A l’inverse, il a
plaidé pour une hospitalisation limitée à la crise et aux moments aigus, afin que le malade
puisse rester, autant que possible, dans son milieu naturel et proche de sa famille. Selon
Bleuler, l’hospitalisation prolongée ou, comme le voulait Kraepelin, l’hospitalisation ad
vitam, provoquait la chronicisation des cadres symptomatiques initialement plus légers –
ce que malheureusement, nous avons eu l’occasion de constater avec la prise en charge
de patients qui ont été hospitalisés pendant des décennies.

1.4.3 - L’automatisme mental : Gaëtan de Clérambault (1872-


1934)

4
CIM-10 version 2008. Document en ligne, disponible sur : https://icd.who.int/browse10/2008/fr.

66
Psychiatre de l’infirmerie spéciale de la préfecture de police de Paris,
Clérambault, en s’inscrivant dans la tradition classique de la psychiatrie française, aurait
été le « dernier des classiques » (Pereira, 1999, p. 141).
L’œuvre de Clérambault – dont les textes ont été réunis intégralement et publiés
par ses élèves après sa mort, en 1942 – est fortement marquée par son travail, de presque
toute une vie, à la préfecture de police où il passait ses journées à évaluer des sujets qui
lui étaient toujours amenés en état grave. Ainsi était-il le responsable de la destination à
donner à ces sujets : soit l’hospitalisation, soit la libération, soit l’orientation vers les
autorités de police. On voit ici que la folie, toujours dans le registre de la perturbation de
l’ordre public, était encore un problème de police et de médecine. Le travail clinique de
Clérambault, en tant qu’un psychiatre à l’intérieur de la structure préfectorale, se situait
exactement à l’intersection d’une forme juridique et d’une forme médicale, cadre hérité -
comme nous l’avons vu auparavant - d’une capture morale/juridique de la folie à l’âge
classique. L’important est de remarquer que ce travail a donné à Clérambault la possibilité
d’investiguer profondément les phases plus aiguës des manifestations pathologiques. Sa
tentative de distinguer, dans un moment de crise, l’élémentaire de l’accessoire, lui a
permis de développer les deux principaux concepts qui ont contribué à sa notoriété :
l’érotomanie et le syndrome de l’automatisme mental.
Concernant l’érotomanie, caractérisée comme le délire d’être intensément aimé
par quelqu’un d’autre, Clérambault s’est beaucoup dédié à la description de son cadre
fondamental, pour essayer d’en différencier les manifestations secondaires et de
déterminer les phases du délire. Mais c’est surtout par l’invention de la notion
d’automatisme mental que Clérambault écrira son nom dans l’histoire de la pathologie
psychiatrique. L’automatisme mental est défini comme un « groupe élémentaire de
symptômes, de nature surtout hallucinatoire-sensoriel qui serait le fondement de plusieurs
cadres de nature psychotique »5 (Ibid., p. 144). Cet automatisme est caractérisé par des
effets idéo-verbaux, sensitifs et psychomoteurs, qui indiquent que la pensée du malade
lui est imposée ; c’est ainsi « un trouble, pour ainsi dire moléculaire de la pensée
élémentaire » (Clérambault, 1942, p. 485). Selon Clérambault, cet ensemble de
symptômes est le point de départ de toute psychose qui tend, au fur et à mesure de ses
manifestations, à se chroniciser. Cet automatisme est, pour lui, le résultat d’un
dysfonctionnement cérébral primaire. Quant aux symptômes, il les décrit abondamment :

5
Original en portugais. La traduction est mienne.

67
de l’ordre de la pensée, du langage, comme des hallucinations auditives ou verbales, des
dédoublements de la pensée (écho, énonciation des actes, etc.), mais aussi des
automatismes moteurs et sensitifs perçus comme des sensations parasites. Si on prend le
temps de lire les manuels diagnostiques d’aujourd’hui, on voit que l’influence de la
description clinique effectuée par Clérambault est immédiatement perceptible. Le
principal objectif de ses descriptions rigoureuses, c’est de nous faire comprendre que ces
manifestations sont perçues par le patient comme une action extérieure à lui-même - de
laquelle il est donc objet. Ainsi, selon lui, aussi bien l’intellect que l’affectivité des
malades restent sains, malgré les troubles de l’automatisme qui surgissent toujours
spontanément et de façon imprévisible.
Avec le syndrome de l’automatisme mental, Clérambault a mis au jour toute une
série de phénomènes élémentaires, comme il les a appelés. Cette expression est connue
dans la psychanalyse pour être largement utilisée par Lacan dans ses études sur les
psychoses. À Clérambault, Lacan a dédié toute une partie de son Séminaire III : les
psychoses (1955-1956) et y a fait référence à plusieurs reprises au cours de son année
d’enseignement. La minutie de la description de Clérambault vient peut-être de son effort
de rester, dans la création de ses notions, le plus près possible du discours du malade.
Clérambault attribuait une grande importance aux phénomènes de langage présentés par
les malades qu’il suivait. Que Lacan l’ait revendiqué comme son maître en psychiatrie
(Lacan 1955-1956/1981, p. 27 et 28) ne saurait être le fruit du hasard.

1.4.4 - L’involution des traitements

Nous venons de voir quelques extraits de la façon dont la folie a été conçue et
traitée dans le passage du XIX e au XXe siècle. Nous avons vu aussi que « l’envie de
savoir » sur la folie du côté de la médecine a connu une nouvelle extension avec la
naissance de la psychopathologie en tant que discipline indépendante. En revanche, la
psychologie, qui apparaît aussi à cette époque, ne s’approche pas trop de la question de
la maladie mentale, restant plutôt tournée vers la recherche expérimentale des fonctions
psychiques élémentaires. On ne peut pas oublier non plus que, pendant tout ce temps, la

68
neurologie et la physiologie ont continué de pousser leurs recherches sur le cerveau et le
système neuronal.
Sur ce terrain, les forces les plus importantes s’exercent dans trois domaines
distincts : la psychiatrie, avec sa quête de compréhension des manifestations de la maladie
mentale ; la neuroanatomie et la neurophysiologie et leurs tentatives d’explication des
causes des maladies ; enfin, la psychopathologie et l’introduction de la psyché comme
facteur fondamental dans l’étymologie et les manifestations des psychopathologies. Tout
cela, sans compter l’apparition d’une théorie (et d’une pratique) qui ne tient ni de la
psychiatrie, ni de la psychopathologie, ni de la neurologie tout en partageant ce même
terrain : la psychanalyse.
Notre deuxième chapitre sera entièrement consacré aux études de Freud, ses
concepts et ses notions sur les psychoses et leur insertion dans ce jeu de forces pour la
conquête d’un savoir sur la folie. Ici, nous nous contenterons de dire que parmi toutes les
tentatives d’appréhension et de compréhension, disons, de la folie, la psychanalyse a été
la seule à développer une théorie dont l’existence ne pouvait se passer d’une proposition
pratique de traitement, rompant ainsi avec la séparation du savoir et du faire que la
psychiatrie et la psychopathologie avaient cristallisée.
Nous avons pu constater que, malgré l’essor des théories explicatives et des
systèmes de classification, malgré l’effort de diagnostic et de description des symptômes,
les causes de la maladie sont demeurées obscures et les traitements très restreints, souvent
à l’intérieur même de l’espace asilaire. Sachant que l’hospitalisation n’est pas, en soi, une
méthode de traitement mais bien de contrôle, et si l’on excepte quelques méthodes
d’introspection comme l’hypnose, il n’y a eu, dans le passage du XIXe au XXe siècle,
aucune grande innovation thérapeutique venue du champ psychiatrique ou
psychopathologique.
Toutefois, dans la première moitié du XXe siècle, appuyées sur une certitude
organogénétique, quelques techniques jamais vues ou imaginées auparavant ont été
inventées et mises en place comme des alternatives de traitement. Nous faisons référence
ici à l’insulinothérapie, à la psychochirurgie et à l’électrochoc. Trois interventions qui
n’agissent que sur le corps, c’est-à-dire dans sa physiologie ou son anatomie, sans prendre
en compte le domaine psychique.
Nous allons décrire ces techniques qui nous semblent aujourd’hui assez violentes
et dangereuses à tous niveaux, mais qui, à cette époque, constituaient une alternative
envisageable pour atteindre un certain degré de stabilisation dans les cas les plus sévères.

69
Il est important de remarquer que ces techniques n’ont pu être exercées que parce qu’elles
excluaient tout avis et engagement de ceux sur lesquels elles étaient appliquées.

 L’insulinothérapie

Psychiatre et neurologiste polonais, Manfred Sakel (1900-1957) a cru avoir


découvert, en 1927, un nouveau traitement pour la schizophrénie : l’induction de comas
répétés et éventuellement de convulsions, par injection d’insuline, c’est-à-dire une
hypoglycémie tellement profonde qu’elle provoquait un coma. Cette méthode a été
connue comme la « cure de Sakel » et a fait histoire comme le premier traitement
biologique contre la schizophrénie ; mais en plus de la schizophrénie, cette technique était
aussi indiquée en cas de manie ou d’autres cadres d’agitation.
Son hypothèse était que l’introduction des agents toxiques allait affaiblir le
métabolisme de certaines cellules cérébrales et provoquer, à la suite du coma, la
destruction des connexions neuronales pathologiques et ainsi bloquer la possibilité de la
régénération des cellules dysfonctionnelles. Il est notable que la façon dont raisonne Sakel
est assez proche de la manière des médecins qui utilisaient la consolidation ou la
purification – expliquées ci-dessus – mais avec une dose d’apparente scientificité.
Autrement dit, si les premiers médecins employaient le fer pour endurcir et le savon pour
purifier, Sakel a utilisé la baisse du métabolisme cellulaire pour diminuer l’agitation
corporelle.
Cette procédure s’est largement répandue, sur une période de trente ans environ
après son invention, jusqu’à ce que son inefficacité soit démontrée. En d’autres termes,
cette méthode a été utilisée malgré l’absence de tests scientifiques ; ce qui dénonce la
façon d’agir de la psychiatrie de l’époque dans sa tentative de forger des réponses
thérapeutiques fondées sur le positivisme. Lorsque des recherches ont été menées, on a
pu constater que les comas insuliniques n'avaient absolument aucun effet spécifique sur
les symptômes de la schizophrénie, sur les connexions cérébrales dites pathologiques ou
sur le comportement du sujet en question. En revanche, les patients subissaient des effets
secondaires particulièrement graves dont l’obésité, les lésions cérébrales, quand ce n’était
pas la mort.
70
 La psychochirurgie

Neurologue portugais, Egas Moniz (1874-1955) a été l’inventeur de la


psychochirurgie, plus connue sous le nom de lobotomie, opération chirurgicale consistant
à sectionner ou à altérer la substance blanche d’un lobe cérébral dans le but de détruire,
de façon partielle, la région préfrontale du cerveau en coupant les connexions (fibres
nerveuses) entre le cortex préfrontal et le reste du cerveau. Cette chirurgie était considérée
comme une méthode efficace dans les traitements de la schizophrénie, manie aiguë,
dépression sévère, troubles suicidaires, troubles obsessionnels compulsifs (TOC), ou
d’autres cadres qui incluaient agitation et agressivité. La section d’une partie du cerveau
rendait les patients plus calmes, voire apathiques ; souvent, après la chirurgie, ils restaient
dans un état végétatif et/ou handicapés pour le restant de leur vie – ce qui n’est guère
étonnant si l’on considère que leurs cerveaux étaient en partie détruits. Cependant, c’est
cette même destruction qui était entendue comme cure par les médecins de l’époque.
La lobotomie était réalisée par l’insertion d’un pic à glace dans la cavité
globulaire. Elle était faite sans anesthésie ou, dans le meilleur des cas, avec un
peu d’anesthésie locale. Souvent, les patients qui présentaient un profil pour la
psychochirurgie étaient également soumis à des séances de thérapie par électrochocs.
L’intérêt de cette double procédure résidait dans les quelques minutes d’inconscience du
sujet pendant la séance d’électrochocs qui précédait la chirurgie, celle-ci étant pratiquée
juste après.
Moniz réalise sa première lobotomie dans un asile de Lisbonne, en 1935. La
première personne lobotomisée a été une femme, une ancienne prostituée de 63 ans
souffrant de mélancolie. À partir de cette date jusqu’aux années cinquante, cette pratique
va se diffuser et sera utilisée dans le monde entier, jusqu’à ce qu’elle soit critiquée et
remise en cause. En 1950, elle sera interdite par l’URSS qui argue de son caractère
antiscientifique et inefficace. Les objections concernant la psychochirurgie sont plutôt de
nature politique et éthique que médicales. Des années 1950 aux années 1980, la lobotomie
sera la cible de beaucoup de critiques – dénoncée comme barbare et irréversible mais
restant une option possible – jusqu’à ce qu’elle soit définitivement abandonnée au milieu
des années quatre-vingt.
Si, à présent, cette méthode dégoûte et effraie autant les médecins que les
patients, l’invention de Moniz a suscité des espoirs dans la communauté scientifique, lui
71
valant le prix Nobel de physiologie ou médecine en 1949. Cela montre que sur le terrain
de la psychiatrie, les notions de traitement, guérison et cure étaient aussi floues
qu’inobjectives, et que la pratique de la médecine se confondait encore avec une pratique
de contrôle à partir de techniques de production de silence fondées sur l’emploi de
l’agressivité. Une trace de ce manque d’objectivité peut être repérée dans le choix des
patients qui ont été soumis à cette procédure. Par exemple, une curieuse étude, publiée en
2017, révèle que sur les 1129 cas de lobotomie décrits dans la littérature médicale en
France, Belgique et Suisse, de 1935 à 1985, 84% des sujets étaient des femmes mais il
n'est pas dit si ce chiffre indique une plus grande prévalence des maladies mentales chez
les femmes à l'époque ou s’il s’agit d’un reflet de leur position sociale perçue comme
inférieure (Terrier, Levêque et Amelot, 2017).

 L’électrochoc

Ugo Cerletti (1877-1963), psychiatre et neurologue, professeur à l’Université de


Rome « La Sapienza » et directeur de l'institut de neuropsychiatrie de Milan, est
l’inventeur avec son collègue Lucio Bini (1908-1964), également psychiatre et professeur
dans la même université, de la thérapie par électrochoc, aujourd’hui appelée
électroconvulsivothérapie (ECT) ou sismothérapie. L’ECT consiste à appliquer un
courant électrique, de 70V à 130V, des deux côtés du crâne d’un patient pendant un temps
de 0,1 à 0,5 seconde, afin d’induire une crise convulsive qui pourrait traiter certaines
affections psychiatriques. L’idée d’appliquer des chocs comme traitement psychiatrique
vient du rapport que voyait la médecine entre la schizophrénie et l’épilepsie, une crise
schizophrénique (ou peut-être même hystérique) pouvant être souvent confondue avec
une crise épileptique. Dans ce manque de différenciation, étant donné l’absence de
méthodes efficaces de traitement, l’induction des convulsions semblait fonctionner
comme thérapie.
Cerletti, en collaboration avec Bini, a utilisé la méthode pour la première fois sur
un patient schizophrène, en avril 1938. À partir de là, la méthode passe pour un grand
« succès » thérapeutique et elle sera utilisée presque sans discrimination ou précaution un
peu partout en Europe et en Amérique jusqu’aux années 1980/1990. A cette époque, les
72
associations et groupes de psychiatres commencent à réfléchir sur la nécessité d’un
protocole pour guider cette pratique. Cependant, avant la mise en place de ces
recommandations, l’électrochoc était le plus important outil de la psychiatrie dans les
hôpitaux. Il était utilisé non seulement comme traitement physique, mais aussi – on peut
y voir un reste de l’influence de Pinel – comme traitement moral, comme punition ou à
des fins de menace ou de contrôle. À plusieurs reprises, il a servi publiquement de
démonstration de pouvoir pour créer une atmosphère de peur et impressionner les
patients. Plus qu’un outil de traitement, l’ECT a été pendant des décennies un outil de
torture en fonction du contexte et de la violence de son application.
Après la mise en place d’une réglementation, la prescription de l’ECT doit être
faite par le médecin en fonction de quelques variables : 1) l'évaluation des avantages et
des inconvénients respectifs de l'ECT en comparaison des effets des autres traitements
déjà essayés ; 2) l’examen approfondi de la gravité des symptômes présentés ; 3) l’échec
d’autres traitements déjà essayés. Toutefois, « l'ECT peut être considérée comme un
traitement de première intention lorsqu’il existe un risque vital à court terme ou lorsque
l'état de santé d'un patient est incompatible avec l'utilisation d'une autre forme de
thérapeutique efficace »6.
En ce qui concerne le diagnostic, l’ECT est recommandée dans les cas de : 1)
dépression profonde et/ou avec risque de suicide ; 2) manie aiguë ; 3) schizophrénie
(exacerbations symptomatiques schizophréniques, syndromes paranoïdes aigus, grave
symptomatologie thymique, refus alimentaire, catatonie) ; 4) autres indications
(Parkinson, épilepsie, syndrome malin des neuroleptiques et dyskinésies tardives induites
par les neuroleptiques).7
Aujourd’hui, les séances d’ECT sont effectuées de manière assez différente de
ce qu’elles étaient durant les années qui ont suivi son invention. Actuellement, le patient
aussi bien que sa famille doivent être informés des procédures, comme de leurs risques,
avant de donner leur consentement. En cas d’impossibilité de recueillir l’avis du patient,
la famille doit consentir ; les séances sont faites sous anesthésie générale et l’équipe

6
Agence Nationale d’accréditation et d’évaluation en Santé. Recommandations pour la Pratique Clinique.
Indications et Modalités de l’électroconvulsivothérapie. Texte des recommandations, 1998. Disponible
sur : http://psydoc-fr.broca.inserm.fr/conf&rm/Rpc/ECT.html.
7
Ibid. Il est important de noter que le syndrome malin des neuroleptiques et les dyskinésies tardives induites
par les neuroleptiques sont des maladies causées par l’usage intensif et à long terme de psychotropes. Ces
maladies n’ont pas encore d’effets de cure ni les attributs d’un traitement efficace. Donc, dans ce cas,
l’ECT est utilisée, non pas comme traitement pour la maladie mentale, mais pour rabattre les effets des
traitements passés.

73
anesthésiste doit accompagner toute la procédure ; les fonctions vitales du patient sont
surveillées, de même que la crise comitiale induite ; après la séance, le patient doit rester
accompagné d’un infirmier ou de quelqu’un de sa famille jusqu’à ce qu’il se réveille et
reprenne conscience.
Il n’empêche que l’ECT reste une méthode de traitement psychiatrique qui
suscite encore beaucoup la polémique. Deux facteurs contribuent notamment à maintenir
les doutes autour de son application : les effets collatéraux et le manque de preuves de
son efficacité. En plus des résultats contradictoires des recherches scientifiques, il faut
prendre en compte les divergences dans les témoignages des patients qui ont été soumis
à cette procédure.
Les effets secondaires immédiats les plus fréquents de l'ECT comprennent les
changements somatiques et cognitifs. Les changements somatiques les plus fréquemment
rencontrés sont les maux de tête, les nausées et les vomissements ; sont également
observées des arythmies cardiaques, des douleurs musculaires et des fractures. Les
facteurs cognitifs mesurables juste après l’intervention incluent la confusion mentale,
voire le délire. La diminution de la mémoire à court terme est également un événement
indésirable.
À long terme, l’effet collatéral le plus fréquent est l’amnésie de type antérograde
et/ou rétrograde, c’est-à-dire que le patient constamment soumis à des séances d’ECT
peut développer des troubles de mémoire qui portent sur des faits antérieurs et/ou
postérieurs aux séances. Dans la plupart des cas, l’amnésie antérograde est plutôt
éphémère ou ponctuelle alors que l’amnésie rétrograde peut être durable et ainsi porter
préjudice à la réintégration sociale du patient concerné. On peut aussi observer chez les
patients traités par ECT de graves problèmes de concentration, de raisonnement, de
jugement, mais aussi une certaine apathie qui peut être plus au moins momentanée. En
plus, malgré d’importants progrès dans l’usage de cette procédure, le risque de trauma
n’est pas à exclure, ce qui n’apparaît pas toujours dans les recherches comparatives.
Il est vrai qu’aujourd’hui les effets traumatiques sont moins importants
qu’auparavant. De nos jours, on trouve des personnes qui gardent un souvenir positif de
leur traitement à l’ECT. Quant aux sujets qui y ont été soumis à l’ancienne manière (pas
si éloignée dans le temps), ceux qui sont toujours vivants sont à même de raconter cette
expérience de douleur, de peur et de souffrance. En dépit des nouveaux protocoles, l’ECT
reste une procédure à interroger en permanence. Même si des études comparatives
semblent conclure à son efficacité, les scientifiques n’en savent toujours pas les

74
mécanismes ni les effets précis. On sait que la survenue d’une crise convulsive généralisée
ne suffit pas à prouver l’efficacité de la méthode et on sait aussi que l’induction électrique
causée par cette intervention affecte, dans le système nerveux, aussi bien la
neurotransmission que la production d’hormones. Certes, nous disposons de plusieurs
hypothèses sur le rôle exact du stimulus électrique au niveau du cerveau, mais, jusqu’à
présent, nous n’avons aucune certitude quant à son efficacité.
Le plus flagrant dans la mise en œuvre des pratiques qui viennent d’être décrites
(lobotomie, coma par insuline, électrochoc), c’est l’effort de la psychiatrie des années
1930 pour occulter le sujet, pour ne laisser apparaître aucune fissure par laquelle la voix
du sujet pouvait se faire entendre. La maladie existait, le sujet n’existait pas. Malgré tout
le travail de Freud, qui était déjà assez connu à cette époque, et de beaucoup de
psychanalystes qui s’intéressaient aux recherches neurologiques, les sujets continuaient à
se faire électrocuter de façon violente, leur corps continuait à être mis dans le coma, leur
cerveau continuait à être mutilé.

1.5 – L’antipsychiatrie et l’analyse institutionnelle

La situation à l’intérieur des hôpitaux tend à s’améliorer à partir de la découverte


des psychotropes au tournant des années 1950. Le lithium, utilisé pour traiter la psychose
maniaco-dépressive, et la chlorpromazine contre la schizophrénie, sont les premiers
médicaments à être largement diffusés. Les médicaments ont rendu les patients plus
dociles et la surveillance hospitalière plus simple. Malgré l’apparition des médicaments
d’action centrale et leur développement rapide, les traitements physiques n’ont pas
disparu tout de suite, même si la fréquence de leur application a pu enfin diminuer.
Cependant, rien n’empêchait que des patients soumis à de fortes doses de psychotropes
subissent, en même temps, des séances d’ECT ou une psychochirurgie. On peut encore
ajouter à cette situation confuse la pratique des internements très longs ou à vie.
La violence des traitements et l’abus de pouvoir à l’intérieur des hôpitaux
commencent, au XXe siècle, à susciter de la résistance et des critiques, surtout par ceux
qui avaient déjà eu l’occasion d’y séjourner. C’est le cas de l’écrivain Antonin Artaud

75
(1896-1948), pour ne citer qu’une figure emblématique (et maudite) de la littérature
française.
Déjà en 1925, dans sa période surréaliste, c’est-à-dire avant même l’invention
de la psychochirurgie et de l’ECT, Artaud signe une Lettre aux médecins-chefs des Asiles
des fous8, dans laquelle il tisse de très importantes critiques sur l’institution hospitalière,
en même temps qu’il dénonce l’incarcération des fous et l’ignorance des médecins. L’idée
d’Artaud, c’est que la folie est une question sociale et non médicale, dans le sens où il n’y
a pas d’ontologie possible de la folie à l’intérieur de la médecine : « Les lois, la coutume
vous [les médecins] concèdent le droit de mesurer l'esprit. » (Artaud, 1925). Ainsi, la folie
relève-t-elle d’un état d’être et non pas d’une maladie. C’est ce qu’on comprend quand il
écrit : « S'il n'y avait pas eu de médecins, il n'y aurait jamais eu de malades. » (Ibid.).
Autrement dit, c’est la médecine qui a inventé la folie comme maladie. N’est-ce pas aller
en direction de la thèse que développera Foucault une quarantaine d’années plus tard ?
Artaud, qui a pu voir de l’intérieur des hôpitaux la condition de la psychiatrie de
son époque, a fait de son art un outil de dénonciation. Parmi les textes qu’il a publiés à ce
sujet, on peut citer l’extrait d’une émission de radio de 1947 - soit vingt-deux ans après
la publication de la Lettre aux médecins-chefs… - dans laquelle il lance une très grave
accusation contre les pratiques psychiatriques. Le titre de cet extrait, « Aliénation et
magie noire9 », annonce d’emblée la façon dont l’écrivain concevait la psychiatrie et son
savoir-faire. Pour lui, elle se plaçait du côté de la magie et non du côté de la science.
L’hôpital, selon Artaud, était le lieu de la mort ; non pas parce qu’il était le réceptacle de
la maladie, mais parce qu’il mettait en place une technique thérapeutique de mort lente :
« Il n'y a rien comme un asile d'aliénés pour couver doucement la mort. » (Artaud, 1947).
Il dénonce ainsi, à la fois l’agressivité des techniques de traitement, le manque de
scientificité de la psychiatrie et l’absence d’une compréhension plus globale de l’homme,
dans le sens où il n’est pas qu’un objet anatomique, mais aussi un être complexe dans sa
dimension psychique et sociale. Citons-le :

La médecine moderne, complice en cela de la plus sinistre et crapuleuse


magie, passe ces morts à l'électrochoc ou à l'insulinothérapie, afin de bien
chaque jour vider ses haras d'hommes de leur moi, et de les présenter ainsi

8
Texte intégral dans l’annexe 2.
9
Transcription intégrale dans l’annexe 3.

76
vides, ainsi fantastiquement disponibles et vides, aux obscènes sollicitations
anatomiques et atomiques. (Ibid.)

Artaud n’aurait pu être plus clair : les traitements offerts par la psychiatrie du
XXe siècle ne produisent pas une amélioration de la souffrance des sujets mais, tout au
contraire, une vidange de leur être.
Les critiques d’Artaud ne s’arrêtent pas là. Toujours contre la psychiatrie et les
psychiatres de son temps, il affirme que les fous ne sont que les produits d’une société,
elle si malade... En outre, les fous, face à cette maladie sociale, seraient les seuls à avoir
la capacité de reconnaître les vrais enjeux, de voir au-delà. C’est donc parce que les fous
sont plus lucides que les autres qu’ils se font chasser et qu’ils sont enfermés. Ainsi, dans
un autre texte intitulé Van Gogh, le suicidé de la société, dédié au peintre éponyme et
passé comme lui par l’expérience de l’hospitalisation, il écrit : « C’est ainsi qu’une société
tarée a inventé la psychiatrie pour se défendre des investigations de certaines lucidités
supérieures dont les facultés de divination la gênaient. » (Artaud, 1947/2019, p. 10).
Il est évident que les techniques employées dans les asiles pour traiter les fous
n’étaient ni appropriées, ni efficaces. Elles ne produisaient pas des effets de cure ; au
contraire, elles produisaient du trauma – c’est ce que Artaud nous dit. Malgré le contenu,
disons paranoïaque de son discours, ce qu’il nous transmet est clair : la société est
tributaire de la folie et les asiles servent plus à répondre à un besoin collectif de faire
silence sur la maladie mentale. Il fallait taire les fous, quitte à les oublier, plutôt que les
traiter comme il fallait, c’est-à-dire comme des sujets. Au fond, Artaud ne cesse de répéter
que le fou est un sujet de désir et que, comme tout sujet, il mérite d’être entendu.
Toute cette problématique autour de la condition des asiles et des traitements
finit par donner naissance à des mouvements d’usagers et de familiers qui, avec le soutien
de quelques professionnels de santé, se levaient contre les pratiques psychiatriques et se
proposaient de repenser, ensemble, les notions de maladie, de santé, de traitement, de cure
et de guérison. Ce mouvement pluriel qui gagne en force et commence à se répandre à
partir des années 1960 – soit quelques années après la disparition d’Artaud, mais peut-
être aussi comme une manière d’hommage rétrospectif – c’est le mouvement
antipsychiatrique.
Contre l’état de la psychiatrie et la façon de traiter les sujets en souffrance
psychique dans les hôpitaux et cliniques, contre les thérapies de choc, la psychochirurgie,
la limitation de la liberté et les abus de médication, naissent des mouvements et des idées

77
qui déboucheront sur la construction d’une psychiatrie institutionnelle. Ces mouvements
composés de travailleurs, de familiers et aussi de patients ont une très longue et complexe
histoire ; ils ont agi avec leurs particularités dans chaque pays où la psychiatrie avait une
place établie et le pouvoir de mettre en pratique les méthodes qui lui convenaient.
Toutefois, il faut aussi dire que les antipsychiatres, au sens large du terme,
naissent avec la psychiatrie et non pas comme un mouvement critique tardif. Le
mouvement antipsychiatrique apparaît et s’organise dans les années 1960, mais dès la
naissance de la psychiatrie, existaient déjà des voix pour refuser de considérer le fou
comme un malade mental et s’élever contre les méthodes psychiatriques traditionnelles.
Parmi elles, nous pouvons citer celle de Daniel Defoe (1660-1731), l’auteur du célèbre
Robinson Crusoé. En 1728, il écrit : « A mon humble avis, toutes les maisons de fous
devraient être supprimées sur-le-champ, et ce ne devrait pas être tenu pour moins qu’un
crime d’emprisonner une personne en prétextant la folie. » (Defoe, 1728, cité par Jaccard,
1979, p. 49). Un siècle plus tard, il y a eu aussi le philosophe Albert Lemoine (1824-1874)
qui a écrit un ouvrage intitulé L’aliéné devant la philosophie, la morale et la société
(1862), où il dénonce la simplicité des explications qui renvoient toujours à une
prédisposition innée ou à une espèce de nature cachée qui serait le fondement de la folie.
Les critiques ne venaient pas que du champ de la littérature ou de la philosophie.
Au sein de la médecine, il y avait aussi des opposants au régime d’enfermement. Le
premier fut Franz Messmer (1734-1815). Antipsychiatre avant la lettre, il s’opposait
radicalement au modèle de Pinel. En se mettant au service du fou qui, selon lui, devait
être a priori en liberté, il développe la technique du magnétisme animal, précurseur de
l’hypnose. Alors que Pinel - ancien élève de Messmer - propose une psychiatrie où
l’aliéniste occupe la place centrale dans l’asile et fait de cet endroit la clé du traitement,
Messmer, de son côté, envisageait de fermer les hôpitaux et proposait ainsi une véritable
révolution thérapeutique qui avait comme objectif la libre circulation des énergies
(Rausky, 1977).
Un siècle plus tard, la question des diagnostics et des traitements continue à
déranger. Heinrich Neumann (1814-1884) ose affirmer :

Nous considérons que toute classification de la maladie mentale est artificielle


et, par conséquent, insatisfaisante et nous ne croyons pas qu’on puisse
progresser dans le domaine psychiatrique tant qu’on n’est pas résolu à jeter

78
par-dessus bord toutes les classifications. (Neumann 1859, cité par Jaccard,
1979, p. 21).

Mais revenons aux années 1960. En France, la montée en puissance de


l’antipsychiatrie a été largement guidée par la publication de l’Histoire de la Folie,
Foucault assumant de mettre au jour les problématiques de l’enfermement et du pouvoir
médical. Ce livre a incontestablement une portée politique dans la mesure où il permet la
remise en question, à partir d’une hypothèse théorique, des pratiques en vigueur dans les
hôpitaux ; tant il est vrai que les pratiques hospitalières, à l’égard de la folie, ne sont pas
nécessaires mais contingentes à un certain parcours historique absolument passible d’être
modifié. Une révision historique s’imposait donc, et elle aura sa place en France dans les
questionnements portés par le mouvement de Mai 68, notamment la question des droits
des malades mentaux et celle des « traitements ». Peu à peu, ces questions gagneront une
portée internationale.
En parallèle, un grand pas dans l’émergence de cette problématique a été franchi
par le psychiatre italien Franco Basaglia (1924-1980). Il critique fortement l'institution
asilaire et, pour donner corps à l’ensemble de ses critiques, il fonde le mouvement
« psychiatrie démocratique ». Selon lui, la norme sociale expulse d’elle-même le fou
comme la représentation de l’incompréhensible, de l’incohérent, du désordonné et donc
du péril. Le fou est, dans cette logique, toujours l’Autre et jamais le Soi et, par ce biais,
la figure de la maladie mentale ne peut que rester forte et la psychiatrie coercitive.
C’est pour aller à l’encontre de cette manière de concevoir la folie et les
interventions contraignantes qu’il a organisé, dans les villes de Trieste et Gorizia, une
nouvelle structure de soin qui allait bien au-delà d’une institution psychiatrique. Il fallait,
selon lui, inclure dans les stratégies de soin toute la communauté, c’est-à-dire la famille,
les institutions publiques et si possible aussi les privées, voire toute la ville. Dans l’idée
qu’il fallait soigner la société pour soigner les fous, le traitement est devenu une question
de citoyenneté et de droits. Son combat est à l'origine d’une loi qui a aboli les hôpitaux
psychiatriques dans toute l’Italie en 1999.
Sur les brisées d’Artaud, Basaglia voyait la folie comme une problématique
sociale. Ainsi, la société avait un rôle à jouer dans la démarche pour une possible réforme
de la manière de penser les causes, les traitements et le signifié de la folie. Le corps social
devait prendre conscience de la situation des asiles et des traitements pour ainsi se faire
coresponsable de la construction d’une nouvelle manière de penser et d’agir. Il était donc

79
fondamental de questionner la manière dont la société s’était accommodée de l’existence
des violences hospitalières avant de se préoccuper de la folie en elle-même. Cela voulait
dire qu’il fallait modifier la façon dont la société voyait la souffrance psychique et, en
même temps, comme une conséquence des travaux de Foucault, qu’il fallait démystifier
la position de pouvoir du médecin. Rien moins qu’une proposition de transformation
radicale de la psychiatrie et de la société.
Contrairement à l’Italie, la France a choisi un autre chemin de réforme. Plutôt
inclinée à la réforme des hôpitaux qu’à l’idée de les abolir et de proposer la construction
de services alternatifs, la France a connu un grand développement des théories et
pratiques d’analyse institutionnelle.
Ayant comme principaux représentants Jean Oury, Félix Guattari et René
Lourau, cette proposition de transformer l’hôpital s’est fondée sur l’idée que l’institution,
ainsi que son usager, devait être soignée à partir d’une technique d’inspiration
psychanalytique.
La clinique de La Borde est un des meilleurs exemples de l’application de cette
théorie. Située dans le Loir-et-Cher, elle a été le terrain d’application et d’expérimentation
d’Oury et Guattari. Dès sa fondation, en 1953, elle repose sur la création de commissions
où les soignants et patients, ensemble, prennent en charge les questions, les problèmes et
les décisions qui concernent le lieu de soin. De cette expérience on a plusieurs travaux,
livres et articles avec lesquels tout le champ institutionnel a, sans doute, beaucoup appris.
La Borde a été une référence pour tout le monde occidental dans son combat pour un
modèle de traitement plus efficace qui prenait en compte le sujet en souffrance mais aussi
l’institution qui se propose de le suivre.
Quelques années après la fondation de la clinique de La Borde, on voit apparaître
une autre expérience institutionnelle impulsée par la psychanalyse. En 1969, Maud
Mannoni et Robert Lefort créent l’Ecole expérimentale de Bonneuil (Val-de-Marne) dans
l’objectif d’offrir un accueil adéquat à des enfants et adolescents présentant des troubles
psychiques graves. Sans subvention de l’État pendant les six premières années et donc
soutenu par le bénévolat de l’équipe ainsi que par l’aide financière des parents des
patients, l’objectif de cette expérience, à la fois institutionnelle et psychanalytique, était -
est toujours - celui « d’offrir un ‘lieu de vie’ possible à des enfants exclus de tout circuit
éducatif ou scolaire mais également de contribuer à la recherche sur la psychose 10. » C’est

10
Source : https://www.ecoledebonneuil.org/le-cerpp-de-bonneuil/historique-ecole-de-bonneuil/

80
une manière de se positionner contre le modèle asilaire et d’éviter aux patients un destin
d’hospitalisation qui finit par aboutir à une perte des liens sociaux.
En 1975, cette école expérimentale a obtenu l’agrément « Hôpital de Jour avec
Foyer Thérapeutique de Nuit » (HJ avec FTN). Statut qu’elle conserve encore
aujourd’hui. La finalité du travail effectué à Bonneuil ne se résume pas à l’adaptation ou
à l’insertion des patients. Dans une démarche où la psychanalyse touche à ce qui relève
du politique, l’école cherche aussi à remettre en question la place destinée dans notre
société à ceux qui sont étiquetés « malades mentaux ».

Les notions développées et mises en pratique par Guattari, Oury et Maud


Mannoni, entre autres acteurs de ces nouvelles expériences institutionnelles, ont formé
toute une génération de travailleurs de la santé mentale, désireux de construire des
pratiques cliniques en dehors du modèle asilaire, mouvement qui se perpétue aujourd’hui.
L’analyse institutionnelle et l’antipsychiatrie (comme mouvement des
travailleurs, familiers et usagers des services psychiatriques) sont à l’origine d’un
tournant historique pour l’établissement de nouvelles pratiques thérapeutiques. La
psychanalyse, avec ses propositions théoriques sur la dynamique psychique et son
expérience clinique déjà assez développée, a sans doute contribué à l’apparition de ce
nouveau mode de penser la cure à l’intérieur et à l’extérieur des hôpitaux. Elle s’offrait
comme un outil théorico-pratique qui s’opposait aux anciennes méthodes, puisque, dans
son noyau, ce qui compte c’est la parole et sa préoccupation du sujet en souffrance. Aussi,
il n’est pas exagéré de dire que l’avènement de la psychanalyse comme contre-proposition
à la pensée médicale (ou médicalisante), a été fondamental dans ce processus de
transformation de l’institution hospitalière.

1.6. D’une clinique médicale à une clinique psychanalytique

Actuellement, la question de la folie ou de la maladie mentale est fréquemment


considérée sous l’angle de ce qu’on appelle la santé mentale. C’est comme si les termes
utilisés auparavant – folie ou maladie – avaient été perçus au cours du XXe siècle comme
beaucoup trop négatifs, voire politiquement incorrects : la folie, trop imprécise et

81
moralisante ; la maladie, trop déterministe et dégradante. Au bout du compte, les
mouvements antipsychiatriques ont soulevé une question fondamentale : comment
nommer, au niveau du discours social, cette souffrance psychique ?
Si le XIXe siècle avait déjà surmonté l’idée d’immoralité en lui substituant l’idée
de maladie, le XXe, dans sa critique de la médecine psychiatrique, a inscrit les questions
suscitées par l’idée de la folie comme maladie au cœur même de ses préoccupations, mais
sans les trancher véritablement. Toutes les critiques que la psychiatrie a reçues de la part
des mouvements qui luttaient pour une transformation du modèle médical et tous les
changements concrets au niveau des institutions et des pratiques ne nous ont pas permis
de sortir du paradigme santé/maladie. Les mouvements sociaux et les politiques publiques
mettent l'accent sur la santé mentale à partir de thèmes comme la promotion, la prévention
et le traitement, mais on ne peut pas oublier Canguilhem quand il dit que la santé n’existe
pas sans la maladie et que l’expérience pathologique ne va pas sans une idée quelconque
du « normal ».
Le paradoxe, c’est qu’il y a un certain appel en faveur de la compréhension de
la folie comme une forme d’existence, et non pas comme une maladie, mais en même
temps, à l’intérieur de ces mêmes courants de pensée et des pratiques, on voit souvent des
demandes de soin de qualité relatives à la santé mentale. La société occidentale est
tellement immergée dans la forme médicale-scientifique de la folie qu’elle est capable –
comme l’ont montré les mouvements antipsychiatriques – de reconnaître qu’il y a un
problème à circonscrire la folie par la seule notion de maladie, mais elle ne peut pas
s’empêcher de souligner l’importance d’une bonne santé mentale. En bref, on envisage
de rejeter la notion de maladie mais on garde celle de santé.
Si la folie résiste et ne se laisse pas recouvrir par l’idée de maladie, si elle n’est
pas simplement l’affaire de la médecine, étant donné sa complexité et le manque
d’explications et de traitements efficaces au niveau biologique, qu'est-ce qu'elle est ?
Comment la prendre en charge ? Pour qu’un changement puisse se produire dans le champ
psychiatrique, il fallait un nouveau système d’interprétations, un nouveau modèle
d’appréhension, avec de nouveaux concepts qui puissent enfin la définir autrement.
L’histoire nous enseigne que l’expérience de la folie n’a pas pu, jusqu’à présent,
se débarrasser de l’emprise médicale. Malgré de notables efforts pour mettre fin à la
hiérarchisation dans les propositions de traitements, il est clair que la psychiatrie détient
toujours le savoir-pouvoir sur la folie en tant que maladie. Même s’il y a une interaction
possible avec d’autres champs du savoir au niveau de la clinique – comme la

82
psychanalyse, la psychologie, l’ergothérapie, les soins infirmiers, etc. – c’est bien la
psychiatrie, c’est-à-dire le savoir médical, qui exerce, dans le quotidien des services de
santé mentale, le pouvoir, disons « politique », tout en essayant de contrôler les autres
savoirs.
Quelle est donc la place de la psychanalyse dans l’architecture des savoirs et des
pratiques cliniques ? La découverte freudienne de l’inconscient est ce qui lui permet de
faire parler la folie, point essentiel de toute pratique psychanalytique. Ce que Freud a fait,
et personne d’autre avant lui, c’est de saisir la folie au niveau du langage. Il n’a pas essayé
d’introduire un nouveau traitement entre l’organique et le moral. Il est sorti de cette
contradiction en proposant, comme le suggère l’auteur d’Histoire de la Folie, un dialogue
avec la déraison et la morale.
Si dans le passage de la Renaissance à l’âge classique le fou perd la détention
d’un savoir sur la vérité du monde spirituel, dans le passage de l’âge classique à l’âge
moderne, le fou perd le savoir et la vérité sur lui-même ; il se perd parmi des théories et
des hypothèses qui, en fin de compte, ne prennent pas en considération qu’il a une voix
et qu’il peut parler de lui-même. C’est dans cet exact point de vue que se situe la
magnitude de l’apport freudien.
Selon Foucault, dans un travail plus tardif – Les mots et les choses (1966) – la
psychanalyse freudienne a été la première à effacer radicalement le partage du normal et
du pathologique (p. 372). Elle avance ainsi dans la direction contraire des autres sciences
qui ont l’homme comme objet ; non pas parce qu’elle s’est établie comme science
véritable ou parce qu’elle est une source inépuisable d’expériences ou de concepts, mais
parce qu’elle se situe dans un « perpétuel principe d’inquiétude, de mise en question, de
critique et de contestation de ce qui a pu sembler, par ailleurs, acquis »11 (Ibid., p. 385).

11
Toutefois dans Histoire de la Folie, même en disant qu’il faut « être juste avec Freud » par rapport au
dialogue qu’il a ouvert avec la folie (1972, p. 428), l’auteur a une position générale moins positive envers
la psychanalyse. Il compare souvent la psychanalyse à une pratique de confession et n’estime pas qu’il y
ait une différence fondamentale entre la position du psychanalyste et celle du médecin d’asile. Selon
Foucault, Freud a reporté sur lui-même les structures asilaires, ce qui au fond veut dire que la
psychanalyse freudienne n’a pas opéré de changements dans la logique des relations de pouvoir sur
lesquelles la folie se trouvait. Si auparavant le fou était aliéné à la pratique médicale, après Freud il
s’aliène à la pratique psychanalytique qui reproduit la même espèce d’emprise : « Vers le médecin, Freud
a fait glisser toutes les structures que Pinel et Tuke avaient aménagées dans l’internement. Il a bien délivré
le malade de cette existence asilaire dans laquelle l’avaient aliéné ses « libérateurs » ; mais il ne l’a pas
délivré de ce qu’il y avait d’essentiel dans cette existence ; il en a regroupé les pouvoirs, les a tendus au
maximum en les nouant entre les mains du médecin ; il a créé la situation psychanalytique où, par un
court-circuit génial, l’aliénation devient désaliénant, parce que, dans le médecin, elle devient sujet. Le
médecin, en tant que figure aliénante, reste la clef de la psychanalyse ; c’est peut-être parce qu’elle n’a
pas supporté cette structure ultime et qu’elle y a ramené toutes les autres que la psychanalyse ne peut pas,
ne pourra pas entendre les voix de la déraison, ni déchiffrer pour eux-mêmes les signes de l’insensé. La

83
La coupure qui sépare les malades des sains d’esprit n’a pas de sens à priori pour une
discipline qui s’occupe de la scission entre ce qui peut être dit et ce qui ne peut pas être
dit. C’est à cette division que s’intéresse la psychanalyse. Son regard est tourné en sens
inverse : il cherche ce qui ne se donne pas à la connaissance, ce qui ne se présente pas à
l’analyse, ce qui n’est pas censé exister, mais qui cause des effets. Et ce qui est caché par
un sujet ne peut pas être nommé par un autre. Ainsi, il n’y a pas d’autre chemin que celui
de faire parler le fou : la voix est la voie. C’est devant cette parole que la psychanalyse
trouve sa place en tant que talking cure, constamment poussée à se réinventer.
En s’intéressant à ceux qui par ailleurs sont privés d’écoute, Freud fait avancer
ses investigations en se rendant compte que la parole de ceux qui seront appelés plus tard
psychotiques dévoile ce que les autres névrosés cachent. Ainsi la psychanalyse, en tant
que science de l’obscurité de la psyché, est directement interpellée dans l’essence de son
travail. Tout se passe « comme si la psychose étalait dans une illumination cruelle et
donnait sur un mode non pas trop lointain, mais justement trop proche, ce vers quoi
l’analyse doit lentement cheminer » (Foucault, 1966, p. 387).
Parallèlement, du côté de la médecine, faire de la folie une maladie n’a pas fait
parler les fous. Même si on trouve dans les registres des hôpitaux des extraits de cette
parole, elle n’avait ni valeur de construction d’un savoir, ni valeur thérapeutique, comme
elle en a eu pour la psychanalyse. Ce qui intéressait les médecins, au moment de la
naissance de la psychiatrie scientifique, c’était plutôt l’adéquation à la société. Une
société qui prospère dans un système déterminé et qui a besoin de personnes adaptées à
ses exigences.
Malgré les divergences, la psychanalyse a exercé une influence considérable sur
la pensée psychiatrique. Cela se tient jusqu’aux années 1970, environ. Après, la
psychiatrie, en envisageant une approche de plus en plus scientifique, a coupé le lien avec
la psychanalyse et s’est tournée une nouvelle fois vers la physiologie et la neurologie,
disciplines qu’elle n’avait jamais complètement abandonnées. Ce passage, on peut
l’observer à travers les changements d’approche dans la dénomination des maladies qu’on
retrouve dans les manuels diagnostiques.
Il y a deux types différents de manuels diagnostiques de portée mondiale depuis
les années 1950. Le premier, le CIM (Classification Internationale des Maladies), déjà

psychanalyse peut dénouer quelques-unes des formes de la folie ; elle demeure étrangère au travail
souverain de la déraison. Elle ne peut ni libérer ni transcrire, à plus forte raison expliquer ce qu’il y a
d’essentiel dans ce labeur. » (Foucault, 1972, p. 631-632).

84
évoqué, a été proposé par l’ONU en 1949 ; le deuxième, le DSM (Diagnostic and
Statistical Manual of Mental Disorders), est une initiative de l’Association américaine de
psychologie (APA) qui remonte à 1952. Ces deux guides ont été conçus dans l’esprit
d’aider les professionnels de santé à diagnostiquer correctement une maladie ou un
trouble mental. Dans les premières versions du DSM (on en est actuellement à la 5 ème
version), l’influence de la psychanalyse est patente. On voit clairement que la distinction
entre névrose et psychose a été conservée, de même que l’« hystérie » et la « névrose
obsessionnelle ». Toutefois, le DSM a beaucoup changé sa manière de proposer des
diagnostics dans ses dernières versions. Petit à petit, en abandonnant la psycho-
dynamique psychanalytique, il est devenu moins complexe sur le plan théorique et plus
volumineux en termes de quantité, divisant de plus en plus les cadres symptomatiques et
multipliant les catégories diagnostiques. Depuis les années 1980, il s’apparente à un
manuel complètement descriptif et empirique, laissant de côté la psychanalyse qui
n’exerce plus aucune influence sur les déterminations psychiatriques.
En ce qui concerne la genèse des troubles, la psychiatrie trouve un terrain de plus
sur lequel elle va envisager de construire : la génétique. Dès lors que toutes les recherches
pour un substrat organique ou physiologique n’ont pas donné de résultats très
convaincants, mieux vaut désormais chercher ailleurs. La vieille bataille incarnée par
Henri Ey et Lacan sur l’organogenèse et la psychogenèse n’a plus de sens, aussi bien du
côté de la psychiatrie que de la psychanalyse. La voie moderne de la psychiatrie est donc
la génétique. Psychiatrie et psychanalyse frayeront ainsi leur chemin de manière de plus
en plus indépendante.
La disparition quasi-totale de la psychanalyse au sein de la psychiatrie engendre
un changement brutal au niveau clinique : la tendance à l’exclusivité de la médicalisation.
Si d’un côté l’invention des médicaments a été un moyen de proposer des interventions
moins brutales, de l’autre, elle est devenue l’action par excellence du psychiatre.
Aujourd’hui, aller voir un psychiatre, suivre un traitement psychiatrique, est synonyme
de prise de médicaments. Le plus grand problème causé par le fantasme de la toute-
puissance des médicaments est justement qu’il bafoue la nécessité d’un travail psycho-
dynamique qui s’attaque aux causes et non pas aux conséquences de la souffrance.
Répondre à la souffrance psychique par la surmédicalisation - qui est conforme, et pas
par hasard, aux intérêts de l’industrie pharmaceutique - finit par engendrer plusieurs
problèmes chez les patients comme les addictions et d’autres effets collatéraux, y compris
des maladies incurables.

85
Dans ce premier chapitre, nous avons parlé de la folie en général ou, comme
disait Foucault, de l’expérience de la folie. Nous sommes partis des formes morales liées
à la raison d’une époque pour arriver aux modes d’intervention, dits thérapeutiques, par
lesquels la folie a dû passer depuis qu’elle a été reconnue comme maladie. D’inspirés ou
châtiés par les dieux à perturbateurs de l’ordre social, de détenteurs du savoir à exclus de
la raison, de socialement exclus à objets du savoir médical, d’hospitalisés à victimes de
lobotomie, de déraisonnés à médicalisés, d’immoraux à malades… : telles ont été les
formes sous lesquelles les manifestations de la folie ont été aperçues, interprétées et
définies, telles ont été les réponses que l’histoire a trouvées pour faire face à ce mystérieux
insaisissable. Nous avons suivi ce chemin historique dans le but d’explorer les idées
préconçues sur la folie, ainsi que les formes de traitement qui ont surgi à partir de son
appréhension par le savoir médical. Dans le chapitre suivant, nous allons analyser
comment, à partir de la multiplicité et de la diversité de l’expérience de la folie dans le
tournant du XIXe au XXe siècle, Freud a pu extraire la psychose, lui donner une définition
et établir les bases d’une clinique spécifique tout à fait distincte des pratiques médicales.
Les questions qui se posent alors peuvent être formulées comme suit : qu’est-ce que la
psychose du point de vue de la psychanalyse ? Quels sont les dispositifs de soins
proposés ? À partir de quelle place la psychanalyse a pu écouter les psychotiques et créer
pour ces sujets une théorie et une pratique ? Comment la psychanalyse interagit et répond
aux demandes de la morale, du juridique, de la politique et de la médecine ?
Étant donné que notre objectif, dans cette thèse, est d’investiguer et d’interroger
la pratique psychanalytique, nous nous sommes attachés, dans ce chapitre, à faire un état
des lieux des interprétations et des interventions morales, juridiques et psychiatriques déjà
proposées. Disons cependant que la folie qui intéresse la psychiatrie n’est pas tout à fait
celle qui a attiré le regard de Freud. Les individus étaient peut-être les mêmes, mais le
sujet ne l’était pas. Notre intention a été de restituer, concernant les pratiques de
traitement, le contexte historique qui a permis l’éclosion de la psychanalyse. Partant de
là, nous avons essayé de pointer comment la psychanalyse de Freud, réinventée par
Lacan, a bouleversé le champ psy et comment elle a ouvert la possibilité de créer de
nouvelles pratiques, certaines sui generis, d’autres lui échappant comme l’analyse
institutionnelle, à côté de la psychiatrie qui s’est progressivement éloignée d’elle jusqu’à
devenir une discipline complètement séparée.
En outre, la capture de la folie par la forme médicale-scientifique ne sert pas la
théorie psychanalytique dans la mesure où celle-ci ne s’intéresse pas à la maladie mentale

86
en tant que telle. Il faudra donc bien distinguer folie et psychose, puisque, dans le cadre
de cette thèse, la notion de psychose sera toujours prise selon ses définitions
psychanalytiques ; lesquelles n’ont pas toujours été stables mais, en tout cas, diffèrent de
celles de la psychiatrie.
Le prochain chapitre sera donc dédié à la théorie freudienne des psychoses. On
tentera de saisir l’intérêt du père de la psychanalyse pour les différentes formes de folie,
ses hypothèses pour créer une distinction propre dans la pluralité des sujets en souffrance.
Pour saisir l’ampleur de cette difficulté, il faut rappeler que lorsque Freud a fait ses
premiers pas en psychanalyse, le monde occidental vivait encore à l’ère des asiles
d’aliénés et de l’enfermement ; se souvenir aussi que ses hypothèses sur les psychoses
n’ont pas empêché, des années plus tard, l’avènement des électrochocs, de
l’insulinothérapie et de la lobotomie. De même, il faut bien comprendre que le contexte
de Freud est fondamentalement celui de l’hospitalisation. Mais le plus fascinant de
l’histoire de ses rapports avec la folie, c’est qu’il ne se soit pas laissé enfermer par les
pratiques de son temps. Il a pu ainsi développer une théorie qui apportait des indices
pratiques sur la nécessité d’envisager une thérapeutique radicalement nouvelle.
Suivons les pas de Freud pour armer notre tentative d’extraire une définition de
la psychose du contingent flou de la folie, d’en explorer la théorie et de faire apparaître
ses outils cliniques.

87
CHAPITRE 2
DE LA MALADIE MENTALE A LA
PSYCHOSE

Introduction

La conception freudienne des psychoses est fréquemment considérée comme


une théorie rudimentaire et fragmentaire. Cependant, il est flagrant que la théorie des
psychoses chez Freud est restée inachevée (Simanke, 1994), ce qui ne veut pas dire que
son arsenal théorique ne présente pas des concepts bien taillés et un potentiel intrinsèque
qui nous permet d’avancer sur ce sujet.
Si nous pouvons dire qu’il y a une théorie des psychoses chez Freud, cette théorie
a été construite parallèlement à celle des névroses et à partir de l’expérience clinique de
l’auteur. Les psychoses étaient pensées d’abord de manière identique aux névroses, c’est-
à-dire que Freud recherchait leur étiologie du côté d’une représentation psychique
originellement pathogénique (Vincent, 2009), mais peu à peu ses découvertes montrent
qu’il fallait les penser autrement. En tout cas, utiliser les mêmes outils pour examiner
toutes les manifestations de la vie psychique permet à Freud d’établir une seule notion
comme point de départ de toute investigation : le sens. Une manifestation pathologique,
qu’elle soit organique ou psychique a tout d’abord un sens dans la vie et dans l’histoire
du patient. Ce qui l’intéresse est donc d’enquêter sur la signification des symptômes à
partir de ce que le patient dit de sa souffrance. Les fous ne forment plus, depuis Freud,
une foule de sujets interchangeables, ils sont individualisés, leurs caractéristiques

88
personnelles et leur histoire entrent en compte et leur traitement s’appuie sur ce qu’ils ont
à dire d’eux-mêmes et de leurs expériences de vie.
Freud fraye son chemin à la rencontre d’une théorie des psychoses en passant
par plusieurs étapes et en risquant plusieurs hypothèses distinctes. Son édifice théorique
n’est pas construit dans une sorte de continuum régulier et sans interruption ; au contraire,
il pose et retire des briques dans le but de mieux construire une possibilité plus propice à
saisir les particularités de ces manifestations et, peu à peu, trouver ce qu’il y a de
fondamentalement différent entre névroses et psychoses. Il faut dire aussi que la
construction d’une théorie des psychoses distincte de celle des névroses passe par une
reconfiguration radicale de l’opposition entre santé et maladie. Depuis Freud, cette césure
ne se fait plus entre sujets malades d’un côté et sujets sains de l’autre, elle existe à
l’intérieur même de tout sujet. Ainsi, le statut des fous au sein des asiles commence à
changer. Le malade est invité à parler non seulement pour permettre aux psychiatres de
cataloguer ses symptômes, mais dans un but thérapeutique. Du fait même de donner la
parole aux « fous », Freud se voit contraint de vider la catégorie « maladie mentale » pour
se concentrer sur les formes de la constitution psychique. La maladie mentale comme
objet de la psychiatrie disparaît sous la plume de Freud, laissant la place à la névrose, à
la psychose et à la perversion, en dehors desquelles il n’y a rien.
Pour saisir la mesure des bouleversements apportés par Freud dans le champ du
savoir et des techniques thérapeutiques, commençons par distinguer les termes de névrose
et psychose à l’intérieur de la psychiatrie. Le terme « névrose » a été créé, en 1777, par
le psychiatre et chimiste écossais William Cullen, alors que celui de psychose a été
introduit en psychiatrie en 1845 par le philosophe et psychiatre autrichien Ernest von
Feuchtersleben, dans un ouvrage intitulé Lehrbuch der ärztlichen Seelenkunde qu’on peut
traduire par Manuel de Psychologie Médicale. Selon Feuchtersleben, la psychose se
réfère aux maladies mentales, c’est-à-dire à la psyché, tandis que la névrose renvoie aux
maladies du système nerveux. Ainsi, en accord avec la compréhension médicale de son
époque, les psychoses sont toutes, forcément, des névroses dans le sens où il n’y a pas de
modification de la vie mentale sans intervention du système nerveux, alors que certaines
névroses peuvent ne pas produire les mêmes symptômes au niveau mental. Autrement dit,
toute psychose est aussi une névrose mais toute névrose n’est pas une psychose
(Laplanche et Pontalis, 2011, p. 359).
Ces définitions assez vagues de névrose et psychose sont la conséquence de
l’indéfinition et de la méconnaissance aussi bien du rôle de la psyché que du

89
fonctionnement du système nerveux chez l’être humain. À l’intérieur de la psychiatrie ces
termes vont beaucoup changer au cours de l’histoire, mais les fondements neurologiques
de cette discipline l’empêchent d’approfondir la notion de psyché. Il incombera donc à la
psychanalyse la tâche de prendre le psychisme comme objet d’investigation afin de
déchiffrer son mode de fonctionnement tant chez lesdits « malades mentaux » que chez
lesdits « normaux ». À contre-courant, les définitions proposées par Freud et les
précisions apportées par Lacan échappent largement à ces premières définitions
psychiatriques et se configurent comme un évènement très important à l’intérieur des
savoirs et des pratiques « psy » face auxquelles elles doivent sans cesse se positionner.
Puisque Freud se disait lui-même « découvreur », nous pouvons dire qu’il découvre des
significations nouvelles pour des signifiants déjà existants ; quant à Lacan, qui est plutôt
dans le domaine de l’invention, nous dirons qu’il invente de nouveaux sens pour la
découverte freudienne.
Freud n’a jamais été psychiatre. Neurologue il l’a été mais il avoue, en 1926,
n’avoir jamais été médecin : « Après quarante-et-un ans d’activité médicale, la
connaissance que j’ai de moi-même me dit qu’au fond je n’ai jamais été un véritable
médecin. » (Freud, 1926/1994, p. 81). Au début de sa carrière, entre 1877 et 1897, Freud
a publié une vingtaine d’articles de neurologie. C’est aussi en neurologue qu’il se présente
à la Salpêtrière pour suivre le cours de Charcot en 1885. Vingt ans de neurologie ont été,
pour lui, la porte d’entrée de la psychologie. Une entrée définitive, car Freud renie son
unique texte qui contenait une tentative d’articuler psychologie et neurologie, le
célèbre « Projet pour une psychologie scientifique » (1895) qui, par chance, nous est
parvenu grâce à la copie que Freud avait envoyée à son fidèle collègue de l’époque,
Wilhelm Fliess (1858-1928). Malgré ce revirement, Freud n’abandonnera jamais l’idée
qu’un jour les deux disciplines puissent se fondre en une seule, mais cette projection ne
fera plus partie des objectifs des recherches freudiennes.
En tout cas, une chose est sûre : l’approche initialement neurologique et
postérieurement psychanalytique de Freud ne l’a jamais placé au côté des psychiatres. Il
ne faisait pas partie de ce monde d’enfermement et d’aliénation, il n’était pas préoccupé
de savoir ce qu’était le traitement asilaire même si, à plusieurs reprises, il envoya ses
patients en crise à l’hôpital, comme nous le verrons par la suite. Il faisait appel à la
psychiatrie, mais ne s’intéressait pas à l’hôpital en soi ; il n’usait pas du vocabulaire
descriptif des aliénistes ; il n’était pas intéressé à classer. Freud envisageait de construire

90
une théorie sur le psychisme et d’en tirer une thérapeutique. Le monde de l’hôpital
psychiatrique n’était définitivement pas le sien :

Il ne prescrivait pas de remèdes, ne songeait pas à l’aménagement des asiles


et ne s’occupait pas de la gestion de la vie collective des malades mentaux. Il
ne prenait en compte que la parole, le langage, la sexualité, la névrose, la vie,
la mort. A ses yeux, la destinée humaine s’organisait autour d’instances de
principes énergétiques, topiques (…). Le monde de la psychiatrie, avec ses
classifications normatives, son univers asilaire, son observation du corps et
des comportements, ce monde-là, politiquement organisé comme un État dans
l’État, ce monde clos – celui de Bleuler, de Jung, de Binsewanger et de bien
d’autres – n’était pas le sien. (Roudinesco, 2014, p. 167-168).

Malgré sa distance à l’égard du savoir et des pratiques psychiatriques, même en


inscrivant la psychanalyse dans le cadre des sciences psychologiques, Freud n’a jamais
affirmé que la psyché n’avait pas de substrat organique. Toutefois, ce point de vue ne l’a
pas empêché – au contraire d’autres psychiatres ou neurologues – d’affirmer la primauté
de la dimension psychique chez l’homme (Gay, 1991a, p. 216). Freud est le précurseur
d’un véritable bouleversement étiologique et thérapeutique dans les champs psy. Contre
toute la psychiatrie de son époque, il a osé soutenir que le psychisme n’était pas seulement
derrière une certaine dynamique symptomatologique, mais qu’il était la cause même des
souffrances. En d’autres termes, il a soutenu que les névrosés souffraient de réminiscences
et non pas de la dégénérescence d’un cerveau défaillant. Il inaugure ainsi, non seulement
un traitement du psychisme, mais un traitement qui, par le psychique, vise la
transformation aussi bien de la psyché que du corps (Sédat, 2007, p. 85).
Quand Freud ouvre son cabinet à Vienne en 1886 (Mannoni, 2001), il n’existe
pas beaucoup de techniques thérapeutiques, ni à l’intérieur de la psychiatrie, ni au titre de
la neurologie, pour soigner la maladie mentale : « Mon arsenal thérapeutique ne contenait
que deux armes : l'électrothérapie et l'hypnose 12. » (Freud, 1925d/1992, p. 63). L’année
précédente, Freud séjournait à Paris pour ses études avec Charcot. C’est cette expérience
qui l’a fait basculer du côté du psychisme aux dépens de la neurologie, bien que Charcot

12
L’électrothérapie est une technique différente de l’électroconvulsivothérapie. Les deux partent du même
principe : faire passer un courant électrique dans le but de stimuler le cerveau, mais en tant que la première
vise juste à stimuler, la deuxième vise à provoquer une convulsion. Aujourd’hui, l’électrothérapie est
surtout utilisée dans le traitement de douleurs chroniques et ne fait plus partie des techniques employées
par la psychiatrie.

91
fût neurologue. Petit à petit, il comprend que l’hypnose, la suggestion et la catharsis ont
beaucoup plus d’efficacité que la stimulation électrique et ainsi, il abandonnera à jamais
cette technique. Freud notera qu’à travers les techniques d’introspection, les patients
pouvaient se libérer de leurs symptômes dès lors qu’ils en trouvaient l’origine ou
l’explication. Il se voyait toujours comme un neurologue mais ses hypothèses côtoyaient
déjà, à la fin du XIXe siècle, la limite de la neurologie et son écriture de cas le dénonçait :

Je n’ai pas toujours été psychothérapeute, mais comme d’autres neurologues,


j’ai été formé aux diagnostics locaux et au pronostic électrique, et cela ne cesse
de me faire à moi-même une impression singulière de voir que les histoires de
malades que j’écris se lisent comme des nouvelles et sont pour ainsi dire
privées de l’empreinte de sérieux de la scientificité. (Freud, 1893/2009, p.
182).

Lu comme un romancier, le jeune neurologue ouvrait, par ce croisement, les


voies de la psychanalyse. Au fur et à mesure que Freud abandonne le fondement
neurologique comme base de recherche, la distinction courante, à l’intérieur de la
psychiatrie, entre névrose et psychose perd de son importance, ce qui l’amène à utiliser,
par exemple, le terme mixte de « psychonévroses » surtout en deux moments clés de cette
construction nosographique. Nous faisons ici référence aux articles « Les psychonévroses
de défense » (1894) et « Nouvelles remarques sur les psychonévroses de défense »
(1896). Avec le terme « psychonévroses », Freud met l’accent sur les manifestations
cliniques et l’importance de construire une théorie – dans ce cas, la théorie de la défense
– à partir de ce qui est observable. Autrement dit, il cherche à traduire les manifestations
symptomatiques des sujets en souffrance en une théorie qui puisse les expliquer sans
prendre en considération la supposée (mais complètement inconnue et pratiquement
insaisissable) étiologie neurophysiologique.
Avant d’exprimer sa position finale, en 1924, avec les articles « Névrose et
Psychose » et « La perte de réalité dans la névrose et dans la psychose », Freud a proposé
plusieurs hypothèses théoriques qui contenaient différentes propositions de diagnostics
relatives à la phénoménologie psychotique afin de cerner cette question qui ne cessait de
le hanter. Nous avons eu ainsi le développement de l’hypothèse de la projection et du
refoulement de l’homosexualité en 1911, avec l’analyse du cas Schreber, les avancées
apportées par la théorie du narcissisme et enfin la distinction entre névrose et psychose

92
qui sera encore mise à jour par Lacan. La question posée par les psychoses, avant même
qu’elles ne soient définies, n’a pas manqué d’être convoquée à chaque nouveau moment
de la recherche psychanalytique freudienne (Vincent, 2009).
Dans ce chapitre, nous allons nous intéresser au Freud clinicien des psychoses,
afin de reconstruire la théorie freudienne des psychoses à partir des cas cliniques relatés
dans ses œuvres. Notre but est de démontrer que malgré les positions contradictoires que
Freud a pu assumer tout au long de sa vie à l’égard de la clinique des psychoses, il nous
a laissé, dans ses écrits, des éléments qui dénoncent son vif intérêt, non seulement pour
la théorie mais aussi pour le développement d’une pratique clinique adaptée à chaque cas.
Afin de repérer ce qu’il nous montre de sa clinique au-delà de ses essais théoriques, nous
allons étudier les cas de psychoses cités par Freud dans ses œuvres, mais aussi dans ses
lettres. Notre objectif n’est donc pas l’approfondissement de la théorie freudienne des
psychoses – d’autres l’ont fait à plusieurs reprises – mais bien le travail de Freud, clinicien
des psychoses. Comment traitait-il les différents cas qu’il a eu l’occasion de suivre ?
Comment forgeait-il sa pensée et ses stratégies cliniques ?
Sur les 133 cas mentionnés par Freud dans son œuvre (Lynn, 2007), on ne
compte que douze psychotiques – dix traités par Freud lui-même, un autre issu de la
littérature et le dernier suivi par l’un de ses confrères. Douze cas au total dont Freud s’est
emparé en laissant la psychose, sous la forme d’expression clinique, tenter sa chance dans
son univers théorique. Au-delà de ces douze cas, par la recherche épistolaire et des
documents liés à l’histoire de la psychanalyse, nous trouvons des fragments cliniques de
patients très probablement psychotiques mais qui n’arrivent pas à constituer de véritables
cas, compte tenu de la carence des éléments présentés.
Nous allons analyser ces douze cas à la lumière des hypothèses théoriques de
chaque étape du parcours freudien et essayer d’en dégager la méthode freudienne. Les
sujets que Freud a reçus dans son cabinet, nous les avons nommés de la façon suivante :
la fille amoureuse (1894), la vilaine femme (1895), Mme P… (1896), la dame persécutée
par son amant (1915), l’homme aux trous au visage (1915), la dame jalouse (1915), le
jeune médecin (1917), le mari jaloux (1917), le rebelle soumis (1921) et A. B. (1925 à
1930). Les deux cas qui n’ont jamais été patients de Freud sont le célèbre Schreber (1911)
- dont l’histoire parvient à Freud par un livre de mémoires - et la dame aux yeux tournés
(1915), patiente de son collègue, le psychanalyste Victor Tausk.
Sachant que la psychanalyse se développait en parallèle de la psychiatrie, nous
allons aussi analyser les rapports que Freud entretenait avec quelques-uns de ses collègues

93
psychiatres et les institutions d’enfermement avec lesquelles il était en contact pour
différentes raisons. C’est précisément cette entente entre Freud et les psychiatres d’asile
qui a permis la mise en place de plusieurs questions et hypothèses sur les psychoses, car
le père de la psychanalyse avait besoin de l’échantillon étendu que seuls les psychiatres
détenaient. Si, dans le chapitre précédent, nous avons fait l’effort de montrer l’absence de
pratiques thérapeutiques efficaces sur le terrain psychiatrique, ici nous allons saisir la
naissance d’une nouvelle clinique puissante comme alternative au vide thérapeutique
laissé par la psychiatrie. Aller de la maladie mentale comme catégorie psychiatrique à la
psychose freudienne, c’est aller à contre-sens de l’assignation, c’est suivre la naissance
d’une véritable clinique qui n’exclut pas et qui n’isole pas. Au contraire, il s’agit d’une
clinique qui peut traiter chaque individu dans sa singularité, sans avoir besoin de la notion
de maladie mentale.

2.1 – Les psychonévroses de défense

C’est dans la quête d’une théorie du psychisme humain que Freud met en place
sa plus grande entreprise avant les années 1890 : la formulation d’une théorie de la
défense. Si, en 1893, la pensée de Freud ne comporte que des préfigurations d’une théorie
de la répression, dans ses textes de 1894 et 1895 on trouve déjà des élaborations assez
précises sur cette hypothèse du fonctionnement psychique dans laquelle le concept de
répression est mis en exergue comme paradigme du processus défensif. La notion de
défense est donc l’appui le plus efficace pour comprendre les premiers développements
freudiens dans le champ de la psychopathologie. Sur cette théorie, il a érigé sa première
distinction nosographique : les névroses dites de défense et les névroses dites actuelles.
L’hypothèse freudienne soutient que ces deux types de névrose résultent des
destins de l’excitation sexuelle. Cependant, ce que les différencie, c’est que dans le
premier cas cette excitation est somatique tandis que dans le second elle est psychique.
Les névroses de défense sont, d’une certaine manière, une réponse à une scène
traumatique qui a provoqué un excès d’énergie psychique. Divisées dans un premier
moment principalement en hystérie, névrose obsessionnelle, confusion hallucinatoire et
paranoïa, elles ont donc comme cause le registre psychique d’un évènement traumatique

94
qui, à son tour, a généré une représentation inconciliable. Le sujet doit ainsi tenter de se
défendre de ce qui est, pour le moi, intolérable ; dans ces enjeux, la névrose n’est rien
d’autre que la manifestation d’un certain échec de cette tentative de défense.
Les névroses actuelles, à l’intérieur desquelles Freud distingue la névrose
d’angoisse et la neurasthénie, ne sont pas, quant à elles, déterminées par un mécanisme
de défense. Il n’y est pas question des vicissitudes du processus de mémoire, ce qui
explique l’adjectif « actuelles ». Elles sont le résultat direct des inadéquations ou de
l’absence de satisfaction.

2.1.1 - La fille amoureuse (1894)

Dans « Les psychonévroses de défense », article de 1894 qui a comme sous-titre


« Essai d’une théorie psychologique de l’hystérie acquise, de nombreuses phobies et
représentations de contrainte et de certaines psychoses hallucinatoires », nous trouvons le
premier cas suivi et publié par Freud que nous pouvons identifier désormais comme une
psychose. Cet article est publié environ un an après le célèbre Études sur l’hystérie que
Freud avec Breuer publient pour la première fois en 1893. Dans cet intervalle, Freud se
dédie profondément – comme le montre sa correspondance avec Fliess – au
développement des hypothèses qu’il avait lancées dans ses premières études de cas avec
Breuer. Comme toujours, Freud suivait ses investigations menées auprès de la clinique et
s’engageait chaque fois un peu plus dans ce qui l’éloignait de la neurologie : la
problématique des névroses. « Les psychonévroses de défense » démarquent ainsi les
actualisations de Freud de ce qu’il avait déjà isolé auparavant comme des caractéristiques
de l’hystérie et de la névrose obsessionnelle à l’intérieur d’une théorie de la défense qui
sera ici longuement définie et travaillée. Mais, ce n’est pas tout. Au-delà d’actualiser ses
recherches sur l’hystérie, la névrose obsessionnelle et la phobie, il a aussi introduit au
sein de ses préoccupations cliniques ce qu’il appelle « la confusion hallucinatoire »,
mentionnée dans le sous-titre de l’article. C’est dans la section III de cet article que Freud
nous présente le cas clinique de cette confusion hallucinatoire que nous appellerons le cas
de la fille amoureuse :

95
Une toute jeune fille fait don à un homme de sa première inclination impulsive
et croit fermement à son amour en retour. En fait, elle se trouve dans l’erreur ;
le jeune homme a un autre motif pour fréquenter sa maison. Les désillusions
ne se font d’ailleurs pas attendre ; elle s’en défend tout d’abord en
convertissent hystériquement les expériences correspondantes, conserve ainsi
sa croyance qu’un jour il reviendra la demander en mariage, mais ce faisant
elle se sent, par suite de la conversion incomplète et de la poussée constante
de nouvelles impressions douloureuses, malheureuse et malade. Elle l’attend
finalement, dans une extrême tension, pour un jour déterminé, le jour d’une
fête de famille. Le jour s’écoule sans qu’il soit venu. Une fois que tous les
trains avec lesquels il pourrait venir sont passés, elle vire à la confusion
hallucinatoire. Il est arrivé, elle entend sa voix dans le jardin, elle s’empresse
de descendre en vêtement de nuit pour le recevoir. A partir de là, elle vit durant
deux mois dans un rêve heureux dont le contenu est : il est là, il est toujours
autour d’elle, tout est comme auparavant (avant l’époque des désillusions
contre lesquelles elle s’est défendue à grand-peine). Hystérie et humeur
dépressive sont surmontées ; de toute cette dernière époque de doute et de
souffrances, il n’est pas parlé pendant la maladie ; elle est heureuse tant qu’on
la laisse sans la troubler et ne se déchaîne que lorsqu’une mesure prise par son
entourage fait pour elle obstacle à quelque chose qu’elle prétend déduire, en
toute conséquence, de son rêve bienheureux. Cette psychose, en son temps
incompréhensible, fut mise à découvert dix ans plus tard par une analyse
hypnotique. (Freud, 1894/1989, p. 15-16).

A partir de cet exemple, Freud va affirmer que le moi peut exercer une défense
contre une représentation insupportable par la fuite dans la psychose. Autrement dit, le
moi rejette la représentation insupportable, ou encore : « Le moi s’arrache de la
représentation inconciliable. » (Ibid., p. 16). Jusque-là, nous ne voyons guère de
différence entre le processus de la psychose hallucinatoire et les autres psychonévroses.
Toutefois, la clé de compréhension de ce qui se passe de particulier dans les psychoses,
c’est que la représentation problématique est inséparable d’un morceau de la réalité : dans
la mesure où le moi rejette la représentation, il rejette aussi la réalité attachée à celle-ci.
C’est donc par le biais de la perte d’une association du moi avec la réalité que les
hallucinations peuvent se manifester comme substituts à la réalité perdue. Dans les mots
de Freud : « mais celle-ci [la représentation inconciliable] est dans une corrélation

96
inséparable avec un morceau de la réalité et tandis que le moi accomplit cette opération,
il s’est détaché aussi de la réalité, totalement ou partiellement. » (Ibid. p. 16-17).
Ce qui se passe alors dans la psychose hallucinatoire est assez différent de ce
qu’on voit dans l’hystérie et la névrose obsessionnelle. Freud décrit la première comme
causée par un type de défense qu’il considère beaucoup plus énergétique et efficace que
celles qui sont employées par l’hystérie (la conversion) ou par la névrose obsessionnelle
(le déplacement). Dans cette modalité de défense, le moi rejette la représentation
intolérable et fait comme si elle ne l’avait jamais atteint. Ce mécanisme, qui serait aussi
à la base de la paranoïa, aurait sa spécificité d’un point de vue qualitatif et quantitatif, car
en étant plus énergétique, il rejette non seulement la représentation problématique mais
aussi l’affect attaché à celle-ci, et c’est cette double réjection qui finit par éliminer aussi
le morceau de réalité lié à la représentation :

Or, il est un mode de défense ayant beaucoup plus d’énergie et de succès, qui
consiste en ceci que le moi rejette la représentation insupportable en même
temps que son affect et se comporte comme si la représentation n’avait jamais
abordé le moi. Mais, au moment où cela a réussi, la personne se trouve dans
une psychose qu’on ne peut guère classifier que comme « confusion
hallucinatoire »13 (Ibid., p. 15).

Dans ce passage, le mot « rejette » traduit le terme allemand verwirft qui est une
variation de Verwerfung, célèbre mot utilisé par Lacan dans le Séminaire III : Les
Psychoses (1955-1956/1981) pour définir le mécanisme psychique propre à cette
structure. Si on peut dire, comme Lacan, qu’il y a une Verwerfung freudienne, c’est ici
qu’elle apparaît pour la première fois. Le sens privilégié par Lacan dans ce séminaire est
précisément le même utilisé ici en 1894 par Freud pour expliquer la singulière modalité
énergétique de défense dans les cas de psychoses hallucinatoires.
Il est important de remarquer que l’hallucination est, à ce moment, le paradigme
symptomatique de la catégorie nosographique freudienne appelée psychose
hallucinatoire. L’hallucination est expliquée à partir de l’hypothèse de la répression qui
se présente donc comme un mécanisme généralisé permettant à Freud de rendre compte
de l’expérience de satisfaction du désir qui, en pouvant être déplaisante, est susceptible
d’actionner la défense. Et bien que la psychose hallucinatoire soit ici comprise comme

13
L’italique est de moi.

97
une névrose de défense, elle s’est toujours distinguée des deux autres catégories par sa
radicalité.
Cette défense, considérée par Freud comme la plus efficace parmi toutes les
autres, au risque de compromettre la réalité, nous amène à noter un autre point très
intéressant : la réalité doit avoir un statut psychique et subjectif. La réalité est avant tout
la réalité représentée par et pour le sujet. Les représentations qui la composent ont leur
accès conditionné par les enjeux des forces psychiques (Simanke, 1994, p. 79).
Le passage sur le cas cité ci-dessus est tout ce que Freud nous offre sur l’analyse
de cette patiente. Il ne nous donne pas plus d’information concernant le traitement. Tout
ce qu’il nous dit de sa pratique, c’est qu’il a pu découvrir l’origine de ses symptômes
hallucinatoires à partir de l’hypnose, technique qu’il a commencé à mettre en cause
l’année précédente dans les Etudes sur l’hystérie compte tenu de son inefficacité face à
la résistance14. L’hypnose lui montre que sa théorie de la défense a l’air de marcher, même
si elle n’a aucune incidence sur les symptômes et la souffrance de ces sujets.
En ce qui concerne le possible développement d’une clinique des psychoses,
Freud avoue, dans cet article, qu’il dispose de très peu d’expérience dans les « analyses
de psychoses de ce genre » (Freud, 1894/1989, p. 17). Mais, cela ne veut pas dire qu’il
était incapable de définir les types de symptômes qu’on pouvait détecter dans ces cas-là.
Comme preuve de sa connaissance symptomatologique, Freud cite une mère qui, en
tombant malade après la perte de ses enfants, berce dans ses bras un morceau de bois et
une fiancée dédaignée qui depuis des années attend le retour utopique de son promis ; des
exemples de ce type « ne manquent dans aucun asile » (Ibid. p. 17). Nous savons que
Freud n’avait pas l’habitude de fréquenter les asiles, mais ce passage démontre que même
s’il ne s’y rendait pas, il s’intéressait à ce que les psychiatres y trouvaient au niveau des
symptômes et il prenait en compte leurs informations pour penser et élaborer ses théories.

2.1.2 - La vilaine femme (1895)

14
« D’ailleurs, j’en suis venu à douter de la valeur de l’hypnose pour faciliter la cure cathartique depuis
que j’ai vécu des exemples d’indocilité thérapeutique absolue à côté d’une obéissance parfaite d’une autre
sorte dans le somnambulisme profond. » (Freud, 1893/2009, p. 311).

98
Le deuxième cas de psychose, cette fois écrit mais non publié par Freud, est dans
le Manuscrit H. Ce manuscrit, qui date du 24 janvier 1895, fait partie des fragments
retrouvés de la correspondance de Freud avec Fliess. Dans ce manuscrit fondamental pour
l’histoire de la psychanalyse, il est question de la paranoïa comme partie de la théorie de
la défense. Voici le cas :

Une demoiselle déjà mûrissante (30 ans environ) vit avec son frère et sa sœur
[aînée]. Ils appartiennent à la classe des travailleurs qualifiés. Son frère veut
arriver à s'établir à son propre compte. Ils louent une chambre à l'une de leurs
connaissances, un garçon ayant beaucoup voyagé, un peu mystérieux, très
adroit et fort intelligent. Il demeure chez eux pendant un an et se montre le
meilleur des camarades et des compagnons. Après les avoir quittés pendant
six mois, il revient. Cette fois, il ne reste que relativement peu de temps et
disparaît pour de bon. Les sœurs se lamentent souvent de son absence et n'en
parlent qu'en termes élogieux. Toutefois, la sœur cadette raconte à son aînée
qu'il voulut un jour la mettre à mal. Elle faisait le ménage dans la chambre
alors qu'il était encore couché. Il la fit venir auprès du lit et quand, sans rien
soupçonner, elle s'approcha, il lui mit son pénis dans la main. Cette scène n'eut
pas de suite et, peu de temps après, l'étranger quitta la maison.
Quelques années plus tard, l'héroïne de cette aventure tomba malade. Elle
se plaignait et d'indéniables symptômes de délires d'observation et de
persécution apparurent : les voisines la plaignaient parce qu'elle était un laissé
pour compte et qu'elle attendait le retour de cet homme. On lui faisait sans
cesse des allusions de ce genre, on jasait à propos de cette histoire, etc.
Naturellement, tout cela était faux. Depuis lors, la malade ne reste dans cet
état que pendant des périodes de quelques semaines, puis retrouve la raison et
déclare que tout cela ne résulte que d'un état d'excitation, mais même dans les
intervalles, elle souffre d'une névrose dont il serait difficile de contester le
caractère sexuel. Elle ne tarde pas à subir un nouvel accès de paranoïa.
La sœur aînée s'étonne de constater que si l'on vient à parler de la scène
de séduction, la malade la nie chaque fois. Breuer entendit parler de ce cas qui
me fut adressé. J'essayai sans succès de supprimer la tendance à la paranoïa
en restaurant dans ses droits le souvenir de la scène de séduction. J'eus avec
elle deux entretiens et l'invitai, alors qu'elle était dans un état de "concentration
hypnotique", à me raconter tout ce qui se rapportait à son locataire. L'ayant
pressée de questions pour savoir si rien "d'embarrassant" ne lui était arrivé,

99
elle le nia de la façon la plus formelle - et je ne la revis plus. Elle me fit dire
que tout cela l'énervait trop. Défense ! Évidemment, elle ne voulait pas qu'on
rappelât ses souvenirs et les refoulait intentionnellement. (Freud, 1895b/2009,
p. 98-99).

Il est important de noter que, jusqu’à ce moment, les hypothèses freudiennes sur
les névroses ou les psychonévroses tournaient autour d’une idée principale : la défense.
Le premier pas de Freud, dans l’analyse de ce cas, est donc d’établir le caractère défensif
du processus vécu par cette dame. Ses symptômes paranoïaques sont une manière de se
défendre d’une représentation qu’il fallait à tout prix éviter. Il s’agit toujours de la
nécessité de se défendre contre une représentation insupportable. À ce moment, au sein
des théories pré-psychanalytiques de Freud, ce qu’il faut retenir c’est que la paranoïa est
comprise dans l’ensemble des névroses – ou psychonévroses – de défense, toute comme
l'hystérie, la névrose obsessionnelle et les états de confusion hallucinatoire. « Les gens
deviennent paranoïaques parce qu'ils ne peuvent tolérer certaines choses - à condition
naturellement que leur psychisme y soit particulièrement prédisposé. » (Ibid., p. 98).
Dans le cas de cette dame, il est clair, pour Freud, que la défense a comme point
de départ la scène traumatique décrite ci-dessus. Mais il ne reste pas sur cette scène, il va
plus loin. Dans la démarche freudienne, il ne suffit pas de connaître la réalité matérielle
d’une telle scène – bien qu’elle ait, bien entendu, un potentiel traumatique – l’important
est de savoir ce qu’elle est capable de générer pour un sujet donné au niveau psychique.
C’est précisément ce point qui intéresse Freud. Ici, la scène traumatique provoque chez
cette dame des pensées qui lui sont insupportables. C’est alors principalement sur ces
pensées, c’est-à-dire non pas seulement sur la scène mais aussi sur les conséquences de
la scène, que la défense doit agir. Selon Freud, dans le cas en question, la défense devait
agir sur le reproche que la dame se faisait à elle-même à la suite du comportement du
jeune homme mystérieux. Elle se voyait comme une « vilaine femme ». L’insupportable,
ici, était peut-être moins la scène traumatique en soi, que le fait que cette scène l’ait
amenée à se penser comme une « femme » et même une femme « vilaine ». Cette
représentation d’une féminité à ses yeux immorale, quoique peut-être désirée, atteint ici
la condition d’inacceptable. Une femme comme elle ne peut pas être vilaine. Elle a dû,
ainsi, projeter à l’extérieur ce qu’elle pensait d’elle-même. La représentation venue de
l’extérieur était donc supportable pour elle, puisqu’elle pouvait la rejeter.

100
En ce qui concerne la paranoïa, au-delà de la défense, une autre idée joue un rôle
primordial dans ce texte : la projection. Dans la paranoïa, la représentation problématique,
celle qui est atteinte par la défense, est projetée donc aperçue par le sujet en question
comme venue de l’extérieur. Ce qui veut dire que le type de défense utilisé par la paranoïa
est la projection. Mais, n’allons pas trop vite. Freud n’isole pas ici la projection comme
un type spécifique de défense, même s’il en pose les bases. Quand il parle de ce qui était
insupportable pour cette dame, il parle encore en termes de refoulement. Autrement dit,
nous ne pouvons pas encore opposer la projection au refoulement, même si le
développement de la théorie de la défense nous mène peu à peu sur ce chemin. Il faudra
attendre quelques années pour que la projection soit de nouveau considérée avec attention
par Freud. Ce n’est qu’à la rédaction du cas Schreber, publié en 1911, que ce mécanisme
sera tenu comme facteur propre et indispensable dans la théorie de la paranoïa.
Ainsi, Freud peut affirmer qu’en même temps que la patiente évitait, par la
défense, de s’auto-reprocher d’être une « femme vilaine », ce reproche lui arrivait de
l’extérieur. Si le contenu de la représentation demeurait intact, sa localisation psychique
s’altérait. La dame ne pouvait pas accepter que ce jugement vienne d’elle-même mais,
venant de l’extérieur, elle pouvait le refuser. Par ce biais, le moi est protégé de cette
représentation génératrice de conflit. Selon Freud : « Le but de la paranoïa est donc de se
défendre d’une représentation inconciliable avec le moi, en projetant son contenu dans le
monde extérieur. » (Ibid., p. 100). Dans la paranoïa, c’est la frontière entre le moi et
l’extérieur qui se modifie par la voie des processus projectifs.
Le cas de la vilaine femme est ainsi le tout premier inscrit sous le nom de
paranoïa dans l’œuvre de Freud. C’est aussi dans ce manuscrit qu’il va poser plus
clairement son premier cadre nosographique. Celui-ci sera composé par l’hystérie, la
névrose obsessionnelle, la confusion hallucinatoire, la paranoïa et la psychose hystérique.
Selon lui, dans l’hystérie, la représentation problématique reste hors des
frontières du conscient alors que l’affect initialement lié à elle est dirigé sur le corps – ce
qu’il appelle le mécanisme de conversion ; la névrose obsessionnelle se caractérise par
une expulsion de la représentation intolérable des contours de la conscience alors que son
affect demeure mais lié à d’autres représentations ; dans la confusion hallucinatoire, la
représentation et son affect se séparent du moi mais non sans arracher un morceau de la
réalité ; dans la paranoïa, aussi bien l’affect que la représentation sont maintenus
ensemble mais projetés dans le monde extérieur ; enfin, dans la psychose hystérique, la

101
représentation et l’affect problématiques dominent la conscience et dénoncent un complet
échec de la défense.
Il est important de remarquer que parmi les formes de défense présentées par
Freud dans ce texte, la psychose hystérique n’est pas comprise de façon définitive comme
une catégorie nosographique bien qu’elle soit mise en comparaison avec les autres formes
de défense. En tout état de cause, les bases d’une psychopathologie psychanalytiques sont
ici posées. Nous pouvons déjà noter la présence des trois notions cliniques qui vont
perdurer dans son œuvre, malgré quelques changements théoriques : l’hystérie,
l’obsession, la paranoïa. La confusion hallucinatoire, mise au jour dans le texte de 1894,
est reprise ici comme notion nosographique, mais nous savons qu’elle sera désignée sous
d’autres noms au cours des recherches freudiennes, comme celui de démence précoce,
créé par Kraepelin, ou celui de Bleuler : schizophrénie.
A partir de cet extrait, nous pouvons avoir une idée du travail clinique de Freud
à cette époque. Freud a reçu la « vilaine femme » deux fois dans son cabinet et il a essayé
de la guérir à partir des mêmes méthodes qu’il utilisait avec ses autres patientes.
Autrement dit, à travers l’hypnose et la suggestion, il a essayé de restaurer le souvenir
atteint par la défense dans le but de faire disparaître les symptômes. La dame avoue donc,
sous hypnose, cette expérience traumatique mais en état de veille, elle ne pouvait rien
savoir de ce qu’elle avait raconté. Ce récit est donc la première narration d’un échec de
Freud face à un cas de paranoïa. Nous pouvons désormais comprendre que cet échec s’est
produit en fonction d’une équivoque théorique : on ne traite par la paranoïa comme on
traite l’hystérie ou la névrose obsessionnelle. Mais cet échec a fait comprendre à Freud
quelque chose d’essentiel : « Ces malades aiment leur délire comme ils s’aiment eux-
mêmes. » (Freud. 1895b/2009, p. 101). Pour les paranoïaques, être privé de leur délire,
c’est être séparé d’une partie importante et fondamentale d’eux-mêmes.
Un an plus tard, dans le manuscrit K du 1 er janvier 1896, Freud admet que son
expérience clinique de la paranoïa n’est pas très vaste, étant donné qu’il travaille dans son
cabinet privé et que ces types de patients sont plutôt envoyés vers des hôpitaux
psychiatriques. Toutefois, le faible nombre de cas de paranoïa que Freud a pu traiter ou
suivre jusqu’à cette date ne l’a pas empêché d’isoler cette affection comme catégorie
nosographique à l’intérieur de son hypothèse de la défense.
En outre, très tôt, dans une lettre à Fliess datée du 9 décembre 1899 (2007), Freud
risque déjà l’hypothèse que dans la paranoïa il y a un point de fixation et une régression
vers l’autoérotisme, la couche sexuelle la plus profonde. Mais au-delà de la défense, de

102
la projection, de la régression et de la fixation, la paranoïa comprend aussi une défaite des
identifications et une scission du moi. Ces riches hypothèses resteront comme une
constante chez Freud, même après toutes les constructions et déconstructions théoriques
sur le fonctionnement de l’appareil psychique qu’il entreprendra tout au long de son
œuvre.

2.1.3 - Mme P… (1896)

C’est dans « Nouvelles remarques sur les psychonévroses de défense », article


signé en 1896, que Freud nous présente le troisième cas qui nous paraît ici très important :
celui de Mme P…
Dans cet article, Freud nous communique ses plus récentes découvertes sur les
psychonévroses. Il traite ainsi de l’étiologie propre à l’hystérie, du mécanisme
caractéristique de la névrose de contrainte (autre nom de la névrose obsessionnelle) et
enfin il discute quelques spécificités d’un cas de paranoïa dite chronique. La grande
découverte freudienne que ce texte souligne, c’est le caractère sexuel qui semble toujours
être à l’origine des psychonévroses. Ce n’est donc pas l’intensité de l’affect en soi qui
provoque la défense pathologique, mais l’existence de conditions très particulières qui se
trouvent réunies au niveau de la sexualité dans l’enfance. Freud, dans ce texte, est
persuadé que dans l’étiologie des névroses, il y a bien « l’action posthume du trauma
d’enfant sexuel » (Freud, 1896a/1989, p. 127).
L’idée d’une étiologie sexuelle des névroses permet à Freud de rapprocher les
deux catégories nosographiques de cette époque : les psychonévroses de défense et les
névroses actuelles. Dans les deux cas, il y a eu la présence d’une scène traumatique de
caractère sexuel. Mais, ce que Freud n’avait pas encore découvert à cette date, c’est
l’importante différence entre souvenirs réels et fantasmes. Autrement dit, il écoutait ses
patientes comme si toutes les histoires de traumatismes sexuels qu’elles lui racontaient
ne relevaient que des faits.
Le cas que nous allons maintenant examiner est tenu par Freud pour une paranoïa
chronique. La paranoïa sert ici à illustrer, à côté de l’hystérie et de la névrose de

103
contrainte, le trépied de sa nosographie. Dans cet article, Freud ne fait aucune mention
aux confusions hallucinatoires ou aux psychoses hystériques. Mais il est intéressant de
noter qu’il se réfère à plusieurs reprises, de manière générique, à une « psychose de
défense », alors que le mot psychose n’avait, à ce moment, qu’un sens descriptif. Allons
au cas :

Mme P…, trente-deux ans, mariée depuis trois ans, mère d’un enfant de deux
ans, est issue des parents non nerveux, mais à ma connaissance, ses deux frère
et sœur sont également névrotiques. Il y a doute sur le point de savoir si même,
entre vingt et trente ans, elle n’a pas été passagèrement déprimée et égarée
dans son jugement ; dans les dernières années, elle était en bonne santé et
capable, jusqu’à ce que, six mois après la naissance de son enfant, elle
manifestât les premiers indices de la maladie présente. Elle devint renfermée
et méfiante, montra de l’aversion pour le commerce avec les frères et sœurs
de son mari, et se plaignant que les voisins, dans la petite ville, se
comportassent avec elle autrement qu’avant, avec impolitesse et sans égard.
Progressivement, ces plaintes s’accrurent en intensité, sinon en précision : on
avait quelque chose contre elle, bien qu’elle n’eût aucune idée de ce que ça
pouvait être. Mais il n’y avait aucun doute, tous — parents et amis — lui
refusait leur considération, faisant tout pour la vexer. Elle se cassait la tête
pour savoir d’où cela provenait ; elle ne le savait pas. Quelque temps après,
elle se plaignit qu’elle était observée, qu’on devinait ses pensées, qu’on savait
tout ce qui se passait à la maison chez elle. Un après-midi, il lui vint
soudainement la pensée qu’on l’observait le soir lorsqu’elle se déshabillait.
Désormais, elle appliqua, lorsqu’elle se déshabillait, les mesures de précaution
les plus compliquées, elle se glissait au lit dans l’obscurité et ne se dévêtait
qu’une fois sous la couverture. Comme elle évitait tout commerce, qu’elle se
nourrissait mal et qu’elle était d’humeur très dépressive, elle fut envoyée
pendant l’été 1895 dans un établissement hydrothérapique. Là survinrent de
nouveaux symptômes et ceux déjà présents se renforcèrent. Au printemps
déjà, un jour qu’elle était seule avec sa femme de chambre, elle avait éprouvé
une sensation dans le bas-ventre et avait alors pensé par-devers elle que la
jeune fille avait à ce moment une pensée inconvenante. Cette sensation devint
plus fréquente pendant l’été, presque continuelle, elle ressentait ses organes
génitaux « comme on ressent une main lourde ». Alors elle commença à voir
des images dont elle était épouvantée, des hallucinations de nudités féminines,

104
en particulier un bas-ventre féminin dénudé avec sa pilosité ; à l’occasion
aussi, des organes génitaux masculins. L’image du bas-ventre poilu et la
sensation organique dans le bas-ventre venaient le plus souvent ensemble. Les
images devinrent très tourmentantes pour elle, car elle les avait régulièrement
lorsqu’elle était en compagnie d’une femme, et il s’y rattachait l’interprétation
qu’elle voyait alors la femme dans la nudité la plus inconvenante, mais qu’au
même moment la femme avait d’elle la même image (!). En même temps que
ces hallucinations visuelles — qui disparurent de nouveau pour quelques mois
après leur première survenue dans l’établissement de soins — des voix
commencèrent à l’importuner, qu’elle ne reconnaissait pas et ne pouvait
s’expliquer. Lorsqu’elle était dans la rue, on disait : C’est Mme P. — La voilà
qui s’en va. Où va-t-elle ? On commentait chacun de ses mouvements et
chacune de ses actions, à l’occasion elle entendait des menaces et des
reproches. Tous ces symptômes empiraient lorsqu’elle était en compagnie ou
même dans la rue ; aussi refusait-elle d’aller dehors, elle déclara ensuite avoir
le dégoût de la nourriture et déclina rapidement. (Ibid., p. 137-138).

Mme P… présente donc toute une série de symptômes délirants et


hallucinatoires. Freud la classe, en 1896, année d’écriture de cet article, comme une
paranoïa, mais il insère en note de bas de page, en 1924, « dementia paranoïdes », une
variante de la démence précoce, diagnostic de Kraepelin, comme nous l’avons déjà vu.
On a l’impression que ce qui préoccupe Freud est moins la dénomination exacte de la
maladie que la description précise du cadre général dans lequel elle peut s’inscrire.
Autrement dit, expliquer le mécanisme de la paranoïa comme une névrose de défense
importe plus que le nom qui doit être utilisé pour décrire cet ensemble de formations
psychiques. C’est ce qui va être formalisé plus tard, sous l’égide de la métapsychologie.
En effet, cette dernière vise l’étude de l’appareil psychique à travers ses caractéristiques
propres - économiques, dynamiques et topiques – et ainsi offre la possibilité de nommer
les cadres pathologiques.
Mme P… souffre de souvenirs inconscients, elle souffre des évènements qui ont
eu lieu dans son passé, dans son enfance, des souvenirs qui ont mobilisé, bien entendu,
une parcelle de sa sexualité. Dans son cas, ce qui faisait question étaient des souvenirs
liés à la nudité et à la honte.
Freud avoue qu’il avait déjà traité plusieurs cas comme celui-ci, à partir desquels
il a commencé à accepter que le facteur de la défense était aussi à l’œuvre dans la

105
paranoïa, mais le cas de Mme P… en représente la preuve, raison pour laquelle il nous en
fait le récit. Afin d’explorer ses hypothèses sur la défense, Freud ne se dédie pas seulement
à l’hystérie et à la névrose obsessionnelle. La paranoïa, qui est parfois sous-valorisée par
les commentateurs de l’œuvre freudienne, occupe une place importante pour la validation
de ses hypothèses. Même dans son cabinet de praticien privé, Freud ne se dispense pas
d’investiguer les types cliniques qui relevaient, à cette époque, plutôt des hôpitaux
psychiatriques. Il recevait toutes sortes de personnes en souffrance, persuadé qu’il pouvait
développer un savoir théorique à partir de la rencontre avec ces patients, non seulement
pour les praticiens de cabinet mais aussi pour les psychiatres des hôpitaux. Pour Freud,
les malades reçus dans son cabinet ou admis à l’hôpital subissaient les mêmes conflits
psychiques et pouvaient être traités par les mêmes techniques thérapeutiques. Toutefois,
Freud est bien conscient que recevoir dans un cabinet privé fait de lui un « otage » des
patients qui le cherchent - la plupart du temps des hystériques et des obsessionnels - ce
qui lui donne, comme il le dit lui-même dans cet article, assez peu de perspectives dans
l’étude de la paranoïa.
C’est par l’intermédiaire de Bleuler que Mme P… vient consulter Freud. Il la
reçoit dans son cabinet en 1895. Elle n’habite pas à Vienne mais elle y loue un petit
appartement pour quelques mois afin de suivre son traitement avec Freud. Cette patiente
est une bourgeoise intelligente et cultivée, tout comme une bonne partie de la clientèle de
Freud.
Freud a mené le traitement de Mme P… exactement de la même manière qu’il
menait les traitements à cette époque : hypnose, catharsis, pression de la main sur la tête.
Il dit même qu’elle se comportait dans l’analyse comme une hystérique (Ibid., p. 138). Le
but était de faire remonter à la conscience les souvenirs refoulés qui causaient les
symptômes. Freud l’invitait ainsi à « laisser émerger les souvenirs qui appartenaient au
thème du vécu de honte » (Ibid., p. 139). La particularité de la paranoïa était donc moins
au niveau des mécanismes – puisque malgré le phénomène de projection, il s’agissait d’un
refoulement – qu’au niveau de la manifestation symptomatique – puisque ce qui avait été
refoulé était entendu ou vu par la patiente comme quelque chose d’extérieur.
Parmi les hallucinations auditives de Mme P…, il faut mettre l’accent sur l’une
d’entre elles. Elle entend : « Voilà Mme P… qui s’en va, elle cherche un logement dans
la rue. » (Ibid., p. 144). Freud interprète cette hallucination comme une peur de ne jamais
guérir, vu qu’elle n’habitait pas à Vienne et qu’il lui avait promis qu’elle rentrerait chez
elle sitôt après le traitement. Si l’interprétation de Freud est correcte, nous sommes ici

106
devant une manifestation du transfert – terme qui n’a pas encore été inventé par Freud,
mais qui fait ici, quand même, acte de présence. Mme P… fait une hallucination à la suite
d’une promesse de Freud. Elle veut le croire, elle veut qu’il la guérisse, elle se livre à son
traitement, tandis que ses résistances font le travail contraire.
Le traitement de Mme P… avec Freud n’a eu de réponses qu’assez éphémères.
Après quelque temps, son état s’aggrave et elle doit le quitter car elle est envoyée dans
un « établissement » (Ibid., p. 142) qui était fort probablement un hôpital, où elle a
traversé une période difficile d’hallucinations. Par la suite, l’état de Madame P…
s’améliore et reste stable pendant une quinzaine d’années. Toutefois, dans le même temps,
elle change son comportement à l’égard des membres de sa famille : elle n’a de cesse de
les éviter. Confrontée à des problèmes économiques qui l’ont obligée à se rapprocher des
siens, Mme P… retombe malade et est à nouveau envoyée dans un établissement asilaire
où elle décède peu après d’une pneumonie.
Freud semble, dans ces années-là, être convaincu d’avoir bien compris la
paranoïa (et, parfois, ce qu’il nomme psychose hallucinatoire) en l’intégrant dans la
sphère des névroses de défense :

Depuis assez longtemps déjà, je nourris le soupçon que la paranoïa aussi – ou


des groupes de cas qui appartiennent à la paranoïa – est une névrose de
défense, c’est-à-dire que, comme l’hystérie et les représentations de
contrainte, elle provient du refoulement des souvenirs pénibles, et que ses
symptômes sont déterminés dans leur forme par le contenu du refoulé. (Ibid.,
p. 136).

Mais il se méfie déjà d’une spécificité, qu’il puisse y avoir une certaine
différence dans l’action de la défense dans ces types de cas :

Devrait être propre à la paranoïa une voie particulière ou mécanisme de


refoulement, de même que, par exemple, l’hystérie effectue le refoulement par
la voie de la conversion dans l’innervation corporelle, et la névrose de
contrainte par substitution (déplacement le long de certaines catégories
associatives). (Ibid.)

Dans la paranoïa, il s’agit de la défense, mais comment – Freud semble se le


demander – cette défense agit-elle dans chaque cas, étant donné la pluralité des

107
symptômes qu’on retrouve dans la clinique ? Quelle est donc la spécificité de chaque
catégorie ? Si elles ont toutes la même étiologie et si elles montrent, toutes, l’action de
fragments mnésiques, en quoi se distinguent-elles ? C’est en suivant ces questions que
Freud va proposer de nouvelles catégories cliniques et de nouvelles façons de penser ces
catégories. La seule spécificité que Freud a déjà introduite est la projection. Aussi bien la
conversion pour l’hystérie que le déplacement dans la névrose obsessionnelle, la
projection dans la paranoïa est ici confirmée comme trait distinct en devenant son critère
diagnostique. C’est dans cet article que le terme projection apparaît pour la première fois
dans une œuvre publiée (puisque le Manuscrit H n’est pas un texte publié par Freud).
Dans tous les cas, c’est l’échec de la défense, c’est-à-dire l’impossibilité
d’obtenir l’oubli désiré, qui instaure le conflit pathologique. Ainsi, chaque catégorie –
hystérie, névrose obsessionnelle, paranoïa – se différencie en raison de la forme à travers
laquelle cet échec se manifeste : par une conversion corporelle, par le déplacement d’une
idée, par un délire ou une hallucination. Par ce biais, commencent à apparaître des
différences qui séparent d’un côté l’hystérie et la névrose obsessionnelle, de l’autre, la
paranoïa et éventuellement la confusion hallucinatoire. Ce qui permet à Freud d’identifier
ces différences, c’est la façon dont les symptômes s’organisent par rapport à la défense.
Dans les deux premier cas, les symptômes, c’est-à-dire le retour du refoulé, sont la cause
même du conflit psychique ; les symptômes se posent ainsi comme contraires à la défense
et dénoncent son échec. En revanche, dans la paranoïa et la confusion hallucinatoire, la
défense aurait complètement échoué ; le retour du refoulé est tellement absolu que le moi
a dû être modifié, allant jusqu’à succomber avec lui.
Toutefois, il y a un problème concernant le statut des hallucinations. Ce
symptôme peut apparaître dans la paranoïa et dans l’hystérie. Si Freud tente d’avancer
vers une différenciation des mécanismes de défense, il doit admettre qu’aussi bien la
conversion que la projection sont capables de produire des hallucinations. Freud
progressera sur ce point quelques années plus tard, à partir d’une notion plus aboutie
d’inconscient et d’un modèle d’appareil psychique ; ce qui a été présenté de façon plus
détaillée dans « L’interprétation du rêve » (1900). En effet, quelle que soit la défense en
question, ce qui compte en termes de dynamique psychique, c’est que les hallucinations
soient des pensées transformées en images par la régression de la pulsion qui fait alors le
chemin inverse - en allant de l’extrémité motrice à l’extrémité perceptive (Freud,
1900/2003, p. 595). Ce qui fait de l’hallucination une perception sans la présence de
l’objet extérieur. Ce processus n’est possible que parce que la pensée qui va souffrir la

108
régression et devenir une image est forcément liée à une représentation incompatible avec
la conscience. Le mécanisme est le même que pour la formation des symptômes
hystériques ou obsessionnels mais, dans ce cas, la pulsion prend la direction contraire.
Autre avancée théorique de Freud dans la discussion autour de ce cas : la
problématisation de l’état du moi en tant qu’envahi par les hallucinations et les idées
délirantes. Il précise que le moi doit s’adapter à ce nouveau contenu, ce qui va forcément
l’amener à se modifier. C’est le premier pas vers une compréhension de l’hallucination et
du délire comme un effort du moi pour maintenir ou récupérer son unité interne face au
retour du refoulé.
Jusqu’ici, la paranoïa et la confusion hallucinatoire étaient donc comprises dans
l’ensemble des psychonévroses de défense et elles étaient traitées comme telles. Il n’y
avait encore, pour ces catégories nosographiques, aucune différence significative dans la
conduite du traitement. Ici, Freud ne doutait pas de l’efficacité de sa technique : « Je ne
doute pourtant pas qu’on puisse encore constater un résultat important si l’on applique la
psychanalyse même à ce stade de la paranoïa. » (1896a/1989, p. 146). Cependant, une
année après la publication du cas de Mme P..., Freud commence à mettre en question ses
propres théories, sinon publiquement, du moins dans l’intimité de ses échanges
épistolaires. Dans une lettre du 21 septembre 1897 adressée à Fliess, Freud avoue ne pas
être sûr que sa théorie des psychonévroses puisse rendre compte de la paranoïa dans le
sens où « le souvenir inconscient ne perce pas, de sorte que le secret des expériences
vécues dans la jeunesse, ne se trahit pas, même dans le délire le plus confus. » (Freud à
Fliess, lettre du 21 sept. 1897, 2007, p. 335). Cette constante mise en question qui est
reconnue depuis les premiers pas de la psychanalyse, pousse Freud à changer ses
principaux concepts et ses techniques : « Quand on voit ainsi que l’inconscient ne
surmonte jamais la résistance du conscient, alors s’évanouit aussi l’espoir que dans la
cure les choses puissent se passer à l’inverse (…) » (Ibid.).

2.2 - Le cabinet et l’asile

109
Comme nous avons pu le constater, l’ambiance du cabinet privé de Freud était
assez différente du monde asilaire dont nous avons étudié la naissance et le
développement dans le chapitre précédent. Cependant, quelques sujets en souffrance et
certains praticiens de la psychanalyse ont eu la possibilité de circuler dans ces deux
mondes. Freud a suivi des patients qui ont été auparavant ou postérieurement internés ; il
a lui-même envoyé des patients à l’hôpital ; il a communiqué largement avec quelques
médecins d’asile. Freud était attentif au champ de la psychiatrie, il connaissait les
publications les plus importantes, etc. Mais ce monde clos, ce monde de description et
de classification, l’intéressait seulement dans la mesure où il pouvait disparaître pour faire
place à la psychanalyse.
Sachant qu’une importante partie de la théorie et de la clinique des psychoses est
construite, chez Freud, à partir de ses relations avec quelques psychiatres et médecins
d’asile, il importe d’analyser les rapports complexes et parfois contradictoires entre
quelques-uns de ces personnages. Au-delà d’un échange intellectuel, Freud a besoin du
foisonnement de cas cliniques qui ne sont rencontrés que dans les hôpitaux et,
symétriquement, les internés ont besoin des avancées de Freud pour se faire soigner par
leurs médecins. Comment se donne, alors, cette intersection ?
Il faut prendre en compte le fait que les expériences de Freud dans son cabinet
étaient complètement différentes des expériences des psychiatres dans les asiles. À
l’époque, l’effet que l’hospitalisation avait sur les symptômes et sur le cadre général des
patients n’était peut-être pas aussi clair, mais aujourd’hui nous pouvons affirmer que
l’hospitalisation agit sur l’état psychique des internés et que la privation de liberté et la
façon dont ils étaient traités à l’intérieur de certains hôpitaux avait des conséquences
négatives sur eux.
Si les psychiatres n’avaient pas encore pris la mesure de ces conséquences, la
population en général savait déjà que dans les asiles, il y avait beaucoup de souffrances.
C’est ce que nous montre Emmy von N., patiente traitée par Freud qui décrit son cas dans
« Études sur l’hystérie ». Emmy, dont la mère avait passé un certain temps internée, avait
une immense peur d’être amenée à l’hôpital. En partie consciente de la gravité de sa folie,
Emmy parle à plusieurs reprises de sa crainte de l’asile :

A ma grande surprise, immédiatement après cette suggestion que je lui fais,


elle commence à parler du prince L. dont l’évasion d’un asile d’aliénés avait
à l’époque fait beaucoup parler, elle commence à déballer de nouvelles

110
représentations d’angoisse sur les asiles d’aliénés, disant que les gens y sont
traités par des douches glacées sur la tête, mis dans un appareil où on les fait
tourner jusqu’à ce qu’ils soient calmes. Il y a trois jours, alors qu’elle se
plaignait pour la première fois de sa peur des asiles, je l’avais interrompue
après le premier récit selon lequel les malades y étaient attachés sur des sièges.
Je note qu’ainsi je n’obtiens rien, qu’il ne me sera quand même pas épargné
de l’écouter sur tous les points jusqu’au bout. Une fois rattrapé cet arriéré, je
lui enlève aussi les nouvelles images d’effroi, j’en appelle à sa clairvoyance
et au fait que, tout de même, elle peut me croire moi plutôt que la jeune fille
idiote dont elle tient les histoires à faire frémir sur la façon dont sont aménagés
les asiles d’aliénés. (Freud, 1893/2009, p. 79-80).

Nous voyons que Freud essaie de tranquilliser Emmy et d’éloigner cette peur qui
la hante sans cesse, ce qui n’est pas si simple face aux histoires qu’elle entendait – et que
Freud avait sûrement déjà entendues, bien que cela ne touchât pas du tout à son champ
d’activité propre. D’ailleurs, dans ce même texte, Freud pose une distinction très nette
entre les hystériques internées et les hystériques qu’il reçoit dans son cabinet dans le
contexte d’opposition aux hypothèses de la dégénérescence personnelle ou héréditaire de
Janet, pour qui le terrain thérapeutique était l’hôpital. Il dit :

Tout observateur subit principalement l’influence de ses objets d’observation,


et nous croyons volontiers que la conception de Janet s’est formée
essentiellement dans l’étude approfondie de ces hystériques faibles d’esprit
que se trouvent à l’hôpital ou à l’hospice, parce qu’en raison de leur maladie
et de leur faiblesse mentale conditionnée par elle, ils ne peuvent tenir bon dans
la vie. Notre propre observation d’hystériques cultivés nous contraint à avoir
de leur psyché une opinion essentiellement différente. Nous croyons « qu’on
peut trouver parmi les hystériques les personnes ayant l’esprit le plus lucide,
la volonté la plus ferme, le caractère le plus décidé et le sens critique le plus
développé » (…). On constatera seulement ici que l’opinion de Janet selon
laquelle la faiblesse d’esprit serait en général à la base de l’hystérie et du
clivage psychique est inacceptable. (Ibid., p. 257-258).

Freud n’est pas contre l’idée qu’une telle faiblesse mentale puisse exister, mais
il ne peut pas être d’accord avec la thèse qui érige cette faiblesse en cause de l’hystérie.
C’est donc parce que Freud traitait des hystériques cultivés, clairs d’esprit, de volonté et

111
de caractère, qu’il a pu se positionner contre l’hypothèse d’une insuffisance ou d’une
faiblesse psychologique comme prédisposition congénitale à la base de la suggestibilité
et d’un manque de volonté. Cette prise de position ne pouvait être formulée qu’à partir de
son travail de cabinet avec des patients qui appartenaient à une élite dite « intellectuelle ».
Elle a été déterminante pour la suite car cela lui a permis de développer sa pensée et sa
pratique à partir d’une idée de psychisme et non pas sur des dysfonctions organiques
innées. Toutefois, Freud ne se prive pas de dire que les hystériques internés sont
mentalement plus faibles que les hystériques cultivés auxquels il a eu affaire. Or, nous
avons vu dans le Chapitre 1 que la pratique de l’internement découle d’une somme de
facteurs d’ordre socioculturel, familial, scientifique et économique. Son caractère
fréquemment aléatoire, dans le sens d’absence de critères cliniques bien définis, prouve
que les hôpitaux n’étaient pas réservés aux cas les plus graves ou, comme l’a dit Freud,
aux personnes « faibles d’esprit », mais bien à ceux qui avaient eu le malheur d’y être
envoyés pour diverses raisons – pas uniquement liées à leur condition psychique.
En outre, l’hospitalisation a tendance à chroniciser les symptômes à partir de la
privation des rapports sociaux quotidiens. En revanche, les patients de Freud, en étant
libres et d’une certaine façon insérés à la vie commune, ne présentaient pas forcément
cette baisse de vivacité, de volonté ou une faiblesse psychique. C’est peut-être le cas de
Mme P… La différence entre son état clinique pendant son traitement dans le cabinet de
Freud et, plus tard, quand elle a été internée, est remarquable. Certes, comme Freud l’a
raconté, il y a eu une aggravation de son état, mais il est aussi possible que l’absence de
traitement adapté à son cas dans l’asile soit responsable de cette dégradation.
On a parfois reproché à Freud sa méconnaissance de l’asile, son manque
d’expérience effective dans le domaine de la psychiatrie. Il ne faut pas oublier que l’asile
était le lieu d’existence de la psychiatrie au XVIIIe et au XIXe siècle. Partant de là, on
peut sous-entendre que Freud n’avait pas l’expérience de la folie proprement dite. C’est
aller un peu vite. Si Freud n’avait pas l’expérience concrète de l’asile, il n’était pas, pour
autant, inattentif au domaine de la psychiatrie et aux « malades » dont elle s’occupait. La
preuve en est qu’il a toujours reçu, dans son cabinet, des patients qui étaient passés par
des asiles (comme le cas de A. B. qui sera étudié plus loin) ou qui allaient y passer (comme
Madame P… qui a fini ces jours dans un hôpital). Il est non moins certain que Freud a
écrit au psychiatre Eugen Bleuler (1857-1939), probablement en 1898, dans le but
d’envoyer un patient à son hôpital. Cette lettre a été perdue mais on a la réponse du
psychiatre dans laquelle il explique à Freud les conditions et le prix de l’hospitalisation

112
(lettre du 28 sept. 1898, 2016, p. 49). Nous pouvons en déduire que Freud pouvait refuser
de commencer un traitement ou de continuer le suivi d’un patient « difficile », comme le
montre une lettre de Freud à Fliess l’année suivante, où il dit : « J’ai dû renvoyer mon
dernier nouveau cas au bout de deux semaines, c’était une paranoïa » (lettre du 04 avr.
1900, 2007, p. 516). Mais le contraire est également vrai. Sachant que toutes sortes de
personnes avec toutes sortes de symptômes venaient le chercher, Freud traitait aussi dans
son cabinet des patients qui étaient sortis de l’hospitalisation. La pratique a très vite fait
comprendre à Freud que même les « maladies » considérées comme les plus graves
(paranoïa et démence précoce) sont parfois tout à fait compatibles avec la vie sociale
(Vincent, 2009). Dans ce cas, il n’y a pas de raison a priori qui puisse justifier une
hospitalisation avant une tentative de cure par la psychanalyse.

L’intérêt de Freud pour le champ psychiatrique et son envie d’inscrire la


psychanalyse dans le futur de la psychiatrie sont confirmés par son insistance à convaincre
de ses thèses l’un des psychiatres les plus importants de son époque : le déjà mentionné
Bleuler, nommé en 1898 médecin chef de l’hôpital universitaire psychiatrique Burghölzli,
fondé en 1870, à Zurich. Son assistant dans cet hôpital, Karl Gustav Jung, s’est rendu plus
facilement à la psychanalyse et a ainsi été choisi par Freud comme ce que la littérature
post-psychanalytique a pour habitude de nommer le « prince héritier » – bien que raté –
du legs freudien. Nous allons y revenir.
Bleuler a été le premier psychiatre universitaire à prendre au sérieux les thèses
de Freud (Lepoutre et Villa, 2016). Au moment où il assume la direction de l’asile de
Zurich, la psychiatrie de langue allemande était dominée par les idées et la nosographie
de Kraepelin (Roudinesco, 2014) ; lequel, comme nous l’avons montré dans le Chapitre
1, apportait une collaboration de portée scientifique à la politique d’exclusion des aliénés.
L’arrivée de la psychanalyse dans les espaces institutionnels a donc bouleversé la façon
dont la psychiatrie travaillait. Pour la première fois, officiellement, à Burghölzli, la
directive de traitement était l’écoute des internés, la tentative de déchiffrer leur langage,
de comprendre le sens de leurs délires et surtout, l’établissement d’une relation de
transfert.
Pendant quelques années, jusqu’à environ 1913, Bleuler soutenait publiquement
Freud et quelques-unes de ses hypothèses. Ce soutien a été très important pour la
reconnaissance de la psychanalyse dans le milieu médical. Bleuler à fait de son hôpital,
déjà réputé, un centre de recherches sur les maladies mentales mondialement connu,

113
passage obligatoire pour tous ceux qui voulaient se spécialiser dans les affections de
l’âme. Quelque temps plus tard, cet hôpital devint aussi, sous l’égide de Bleuler et Jung,
un centre d’études et de pratiques freudiennes. Au début du XXe siècle, la psychanalyse
était tellement estimée à Burghölzli qu’en 1904 Bleuler écrit à Freud pour lui demander
d’écrire un abrégé de psychanalyse dans le but non seulement de faciliter l’apprentissage
de cette nouvelle science par les jeunes médecins qui venaient faire leur formation dans
cet hôpital, mais aussi de faire circuler les idées freudiennes dans la communauté
scientifique. (Bleuler à Freud, lettre du 21 sept. 1904, 2016, p. 50). Cette lettre inaugure
un dialogue entre Freud et Bleuler qui perdurera tout au long de leur vie.
La psychanalyse y était fortement étudiée et des tentatives de l’appliquer aux cas
de démence précoce y était fréquentes, en grande partie grâce aux efforts de Jung, qui a
été nommé au poste de médecin-chef de cet hôpital en 1905. Jung influençait en faveur
de Freud tous les médecins de Burghölzli. Pour Freud, l’appui et le travail psychiatrique
de Bleuler et Jung étaient nécessaires et stratégiques pour la suite de sa bataille
d’inscription de la psychanalyse dans l’histoire des savoirs psy. Freud était un
psychanalyste de cabinet, mais il avait – et sa correspondance avec Bleuler et Jung en est
la preuve – la prétention d’aller au-delà des contours de son modèle de cabinet. Si avant
la relation de Freud avec Bleuler et Jung, la psychanalyse s’était peu penchée sur la
question de la paranoïa et de la démence précoce, à partir de ce moment, un nouveau
terrain de recherche s’ouvre définitivement : ce qui sera, dans le futur, la psychose
freudienne commence à gagner de la densité théorique dans ce dialogue étendu avec les
psychiatres de Burghölzli. Dans ce contexte d’exploration de la « terre promise de la
psychiatrie » (Freud à Jung, lettre du 17 jan. 1909, 1992, p. 271), étant donné le manque
d’un corpus d’intervention psychiatrique, quelques praticiens à l’intérieur des hôpitaux
recevaient les théories freudiennes comme une innovation susceptible de sortir le savoir
psychiatrique d’un vide thérapeutique.
Le rêve de faire de la psychanalyse la science majeure de la psychiatrie se
concrétise aux yeux de Freud avec la publication de deux articles : « La psychologie de
la démence précoce », publié par Jung en 1907, et « Mécanismes freudiens dans la
symptomatologie des psychoses », publié par Bleuler entre 1906 et 1907. Ces articles
représentent le début de l’entrée définitive de la psychanalyse dans le champ de la folie
comme objet du savoir médical. Ainsi, la folie asilaire n’est pas à exclure du contact avec
le savoir analytique et c’est par ce biais qu’après avoir pris connaissance de ces articles,

114
Freud peut écrire à Bleuler : « Je suis confiant, nous conquérons la psychiatrie. » (Lettre
du 30 déc. 1906, 2016, p. 74).
Au début du XXe siècle, Freud était entouré par des médecins qui avaient fait
une formation à l’hôpital Burghölzli, avec Bleuler et Jung. Parmi les plus importants, on
peut citer Karl Abraham, Max Eitingon, Abraham Brill, Ludwig Binswanger, Sándor
Ferenczi, Ernest Jones, Franz Riklin, Johan van Ophuijsen, Herman Numberg et
Alphonse Maeder (Lepoutre et Villa, 2016, p. 19). Dans Burghölzli s’étudiaient les thèses
freudiennes très sérieusement, on y essayait la psychanalyse sur des patients névrotiques
et psychotiques (Schröter, 2016). Il est donc possible d’affirmer que depuis le début de la
psychanalyse, on trouve des efforts de son application à toute sorte de cas. Les
expériences de traitement menées dans cet hôpital étaient directement inspirées par les
similitudes (identifiées par Freud et fortement adoptées par Bleuler) entre le rêve, le délire
et les hallucinations. Pour Bleuler, les travaux de Freud, surtout l’interprétation des rêves,
étaient très utiles dans la clinique de la démence précoce. L’approche entre rêves et délire
lui semblait très cohérente, de la même façon que l’idée de penser les symptômes non
seulement comme des signes, mais comme un apport de sens. L’idée que l’appareil
psychique ait tendance à créer une image du monde dans le sens des désirs de chacun lui
paraissait autant valable pour les rêves que pour les délires et hallucinations. Par ce biais,
le travail avec les patients devait passer par l’interprétation symbolique de ces
manifestations de manière comparable à celle des formations oniriques : « Le rêve et le
délire émanent de la même source : du refoulé ; le rêve est, peut-on dire, le délire
physiologique de l’homme normal. » (Freud, 1907/2007, p. 96). Freud fait ici un pas vers
une relativisation de la distinction entre le l’homme dit malade et l’homme dit normal :
ce qui les met à égalité est ce qui est de l’ordre de l’inconscient, nommé ici « refoulé ».
Si les théories freudiennes enchantaient les psychiatres qui se formaient à
Burghölzli, elles échappaient quand même aux contours psychiatriques. Les prétentions
de Freud pour établir la psychanalyse comme « la » science psychiatrique par excellence
allaient à rebours de l’intention de s’en servir comme « une » science psychiatrique. La
psychanalyse se fait pour elle-même et, dans son investigation clinique, aux dépens des
recherches et des classifications psychiatriques. Ce que Freud envisage, c’est plutôt une
substitution qu’une discussion entre savoirs. Il n’y a pas, à ce moment, de débat possible
entre psychanalyse et psychiatrie. Le fossé se creuse particulièrement si on prend
l’exemple du délire, l’un des points les plus importants pour la psychiatrie. Selon Freud,
le délire échappe complètement à une simple position d’objet du savoir psychiatrique où

115
il est conçu comme une pure anomalie. Au contraire, pour lui, le délire contient en lui
« un grain de vérité » qui « mérite réellement créance » (Ibid., p. 112). Voir le délire
comme une sorte de vérité, ou voir de la vérité dans le délire, est une position strictement
antipsychiatrique que Freud n’ira jamais négocier.
De toute façon, pour ou contre la psychiatrie, penser en termes de réalité
psychique et se poser des questions sur son déterminisme faisaient partie du quotidien
d’au moins une institution psychiatrique au début du XXe siècle. Les thèses de Freud
bouleversaient le travail clinique dans cet hôpital. Comme témoignage de ce climat
institutionnel baigné par la psychanalyse, nous avons les mots de Brill :

C’était inspirant de faire partie d’une équipe de collaborateurs actifs et


enthousiastes qui travaillaient énormément pour maîtriser les principes
freudiens et les appliquer à l’étude des patients. La psychanalyse semblait
avoir tout envahi là-bas. Lorsque quelqu’un faisait un lapsus, il lui était
immédiatement demandé de l’expliquer. Et la franchise dont on faisait preuve
à cette occasion était vraiment impressionnante (…). À l’époque de ma visite,
ils semblaient tous persuadés que les mécanismes freudiens existaient chez
chaque patient. (Brill, 1944, p. 30 apud Lepoutre et Villa, 2016, p. 21).

Cependant, l’âge d’or de la psychanalyse à Burghölzli ne durera pas. Avec la


démission de Jung en 1909, retombe sur le seul Bleuler la responsabilité d’être le socle
de la psychanalyse dans cet hôpital. Et même si « Bleuler lui-même fut le premier à
affirmer que Burghölzli pouvait libérer trois fois plus de cas depuis que tous les médecins
avaient commencé à les traiter sur la base profonde de la compréhension freudienne »
(Federn, 1943/1979, p. 126-127), ses objectifs et ses projets ont toujours été indépendants
du projet freudien. Compte tenu du poids de la tâche de soutenir la psychanalyse, non
seulement intra-muros mais à l’échelle de toute la communauté psychiatrique, réduite à
l’ambivalence qu’elle a toujours eue à l’égard de la psychanalyse, la clinique
psychiatrique de Zurich perd peu à peu sa fonction de formation en psychanalyse : une
énorme perte pour le projet freudien.
Les échanges entre Freud et Bleuler nous permettent de penser que ce dernier ne
répondait pas à la hauteur des ambitions de Freud. Toujours très préoccupé de la
scientificité et rationnel à l’extrême, Bleuler garde sa position critique face aux inventions
freudiennes, surtout en ce qui concerne les notions qui incluent la dimension de la

116
sexualité. Sa position d’autorité en psychiatrie le pousse à mettre constamment la
psychanalyse à l’épreuve de ses observations et de ses expériences cliniques dans l’asile.
Ses maîtres sont aussi bien Freud que Kraepelin (Schröter, 2016) et il a toujours été un
partisan de l’organogenèse. Cette position de distance critique que Bleuler a toujours
assumée ne plaît pas du tout au père de la psychanalyse. Freud ne veut pas de la mise à
distance, il veut que Bleuler soit l’un de ses représentants. L’insistance de Freud pour un
engagement total de Bleuler dans la psychanalyse finit pour fatiguer le psychiatre et
l’éloigne peu à peu du projet freudien. En 1912, il écrit à Freud : « Naturellement, je ne
crois pas que des raisons autres que scientifiques déterminent mes points de vue. Mais
vous, vous croyez que ‘tout ce qui perturbe la psychanalyse est une résistance’. » (Bleuler
à Freud, lettre du 30 nov. 1912, 2016, p.162). Il est clair que pour Bleuler, il ne s’agissait
pas de « résister », mais de mettre en avant la véracité scientifique de ses hypothèses. A
l’égard de la position de Bleuler, Freud se prononce avec une certaine dose d’ironie : « Je
crois que nos relations resteront inchangées. Il continuera à me protéger et à me critiquer.
En vérité, c’est bien l’homme qui devait donner son nom à l’ambivalence. » (Freud à
Riklin, 1911 apud Schröter, 2016, p. 251).
Autrement que Bleuler, Jung a écrit son nom dans l’histoire du mouvement
analytique de manière plus profonde mais aussi plus controversée.
Choisi par Freud pour être son héritier et le responsable majeur de la continuité
de la psychanalyse, le jeune Jung a offert à Freud la possibilité de franchir les barrières
de la psychologie, du cabinet privé et de la judéité. En étant médecin psychiatre d’asile,
de famille chrétienne et extrêmement intéressé par les idées de Freud, Jung réunissait les
caractéristiques nécessaires pour assurer l’existence et l’extension de la psychanalyse
après Freud.
Jung a été le grand responsable de l’introduction de la clinique psychanalytique
dans le Burghölzli du tout début du XXe siècle. Ce moment est crucial puisque la
psychiatrie, déjà assez constituée et placée à l’intérieur des hôpitaux psychiatriques,
s’engageait à l’étude sémiologique et diagnostique mais manquait énormément de
techniques thérapeutiques (Vincent, 2009). Jung a toujours eu ce souci clinique et
thérapeutique, d’où son vif intérêt par la psychanalyse.
Après quelques mois de très bons échanges avec Jung, l’année 1907 s’inaugure
pour Freud avec un grand espoir de faire fleurir la psychanalyse sur le terrain de la
psychiatrie avec l’aide de son élu. Il lui écrit le 1er janvier de cette année : « Les grands
messieurs de la psychiatrie ont bien peu d’importance ; l’avenir nous appartient ainsi qu’à

117
nos conceptions, et la jeunesse prend – sans doute partout - vivement parti pour nous. »
(Freud à Jung, lettre du 01 jan. 1907, 1992, p. 62). L’histoire nous a donc montré que les
choses ne se passèrent pas comme Freud le souhaitait.
Jung devient pour Freud une pièce essentielle dans sa prétention d’élargir les
horizons de la psychanalyse vers la psychiatrie. Outre que ses travaux scientifiques étaient
déjà reconnus par la communauté psychiatrique, ce jeune et brillant fils de pasteur,
passionné des mythes, n’était ni juif, ni viennois, ce qui arrangeait les plans
expansionnistes de Freud. De peur que la psychanalyse ne soit resserrée dans le label de
science juive, Jung et sa notable influence sur l’équipe de psychiatres de Burghölzli lui
étaient essentiels.
Aussi bien pour Bleuler que pour Jung, la théorie freudienne de l’interprétation
symbolique des rêves était la notion psychanalytique la plus importante, puisqu’elle
permettait de travailler avec le délire de la même façon qu’avec les rêves. Les délires sont
donc tissés comme des rêves et, à partir de cette prémisse, on peut aussi affirmer que les
« déments précoces » parlent par des symboles susceptibles d’être interprétés. Le point
de désaccord entre les psychiatres et Freud, c’est que pour les premiers cette prolifération
symbolique des délires avait une raison organique – la dégénérescence de leurs capacités
mentales – alors que pour Freud il s’agissait juste d’une régression psychique qui n’était
point exclusive de l’état de maladie. Jung, dans sa propre théorie, conserve ainsi les règles
d’association des symboles et des formations de l’inconscient, mais, à l’instar de Bleuler,
n’abandonne pas l’idée d’une organogenèse, sorte d’organo-dynamisme avant la lettre,
avant son invention par Henri Ey (Vincent, 2009).
C’est dans les échanges épistolaires de Freud avec Jung que nous pouvons
retrouver quelques idées fondatrices de la théorie psychanalytique des psychoses. Nous y
voyons beaucoup de discussions sur les traits caractéristiques des déments précoces de
l’époque, surtout en ce qui les rendait incapables au transfert. L’expérience asilaire de
Jung donnait à Freud la possibilité d’aller plus loin dans l’étude de cette affection, étant
donné qu’il n’avait eu, jusqu’à ce moment (début du XXe siècle), que peu de contacts
cliniques avec ces sujets. Freud comptait alors sur Jung et son travail de psychiatre d’asile
pour faire avancer la psychanalyse de ce côté. Il faut dire aussi que Freud était très flatté
d’avoir toute la confiance de Jung, jeune psychiatre plein de talent qui se proposait de
contribuer largement à la dissémination de la psychanalyse dans le domaine de la
psychiatrie.

118
L’intérêt de Freud pour Jung est multiple. Ce jeune médecin semble fidèle aux
théories freudiennes et constitue un excellent candidat pour ouvrir définitivement les
portes de la psychiatrie à la psychanalyse. En outre, il travaille dans l’un des hôpitaux
psychiatriques les plus reconnus en Europe à cette époque. Son quotidien clinique est
étranger à Freud auquel il manque des élaborations plus solides sur la démence précoce
et la paranoïa. Freud pourra s’appuyer sur l’expérience de Jung dans une visée
thérapeutique. L’un des facteurs qui a poussé Freud vers Jung a été son désir de formaliser
une clinique des psychoses - ce qu’il ne nie pas dans cet extrait d’une lettre à Jung :

J’ai seulement le sentiment que vous relevez à bon droit comme la chose la
plus essentielle le fait que ces malades nous livrent leurs complexes sans
résistance et qu’ils ne sont pas accessibles au transfert, c’est-à-dire qu’ils ne
montrent aucun effet de ce dernier. C’est précisément cela que j’aimerais
traduire en théorie. (Freud à Jung, lettre du 14 avr. 1907, 1992, p. 82).

Il s’agit non seulement de confirmer des hypothèses théoriques, mais surtout de


construire une clinique, de savoir pourquoi le transfert n’a pas d’effets sur ces malades et
comment résoudre cette question cruciale. Pour ce faire, l’intérêt, l’engagement et la
pratique clinique de Jung lui sont essentielles.
L’expérience clinique de Freud lui avait enseigné que dans l’hystérie, la névrose
obsessionnelle, la paranoïa ou la démence précoce, les mêmes mécanismes psychiques
étaient à l’œuvre, poussés cependant à des limites extrêmes dans les deux derniers cas. Il
campait encore sur l’hypothèse du refoulement comme mécanisme étiologique
généralisé. En travaillant avec Jung, Freud pointe l’existence d’un refoulé spécifique plus
radical, cause d’un retrait drastique de la libido, ce qu’il appelle l’autoérotisme. Ce
mouvement libidinal, si caractéristique des démences précoces et des paranoïas,
commence à se dessiner comme une pièce maîtresse de la compréhension et du traitement
de ces affections. Selon Jung, le retrait libidinal se présente « de plus en plus comme un
approfondissement important de notre connaissance, dont je ne mesure pas toutefois
encore les limites. » (Jung à Freud, lettre du 31 mars 1907, 1992, p. 70).
L’autoérotisme semble constituer, à ce moment-là, une limitation pour la mise
en acte du transfert. C’est ce problème que l’étude plus approfondie des pulsions chez les
sujets internés met en lumière, c’est-à-dire un problème clinique, un obstacle dans le
traitement. Cette radicalité du comportement de la libido finit par rendre difficile, voire

119
impossible, le traitement psychanalytique de ces sujets puisque cela fait obstacle au
transfert, l’opération primordiale du traitement analytique. Ne pas être capable de vivre
une relation transférentielle voulait donc dire ne pas être concerné par la cure analytique.
C’est ce problème technique que Freud et Jung s’efforcent de résoudre ensemble dans
leur correspondance.
Freud s’adresse souvent à Jung pour lui poser des questions sur la paranoïa et la
démence précoce. Il essaie de confirmer ses diagnostics et sa conduite clinique auprès de
celui qu’il met en position à la fois de maître et d’élève. Jung a la paranoïa et la démence
précoce à portée de main ; Freud reçoit de temps en temps des patients qui en présente les
symptômes dans son cabinet viennois de la rue Berggasse. L’investigation
psychanalytique de ces deux affections a besoin de la pratique asilaire de Jung, lequel a
dans son quotidien l’expérience clinique que Freud n’a pas, et c’est cette expérience qu’il
faut à Freud pour faire avancer ses thèses sur l’autoérotisme et le transfert. Ainsi, tous
deux vont essayer de trouver la réponse à plusieurs questions fondamentales : pourquoi
le flux pulsionnel autoérotique s’impose-t-il chez l’adulte ? Quelle est la spécificité du
refoulement dans les cas de paranoïa et de démence précoce ? Quelles sont les conditions
de la projection d’une représentation quelconque ? Une hystérie ou une névrose
obsessionnelle peuvent-elles devenir une démence précoce ou une paranoïa ? Pourquoi le
transfert n’a pas d’effet dans ces cas ? Pourquoi ces patients n’offrent pas de résistance à
dire le contenu de leurs traumas ?
Leurs échanges épistolaires durent de 1906 à 1914. Ils parlent de leurs cas, de
leurs hypothèses diagnostiques et surtout de leurs hypothèses théoriques. Une théorie
psychanalytique des psychoses commence à prendre corps dans ces correspondances.
Freud essaie de répondre aux questions posées par la théorie de la libido en s’appuyant
sur l’expérience clinique de Jung. Freud pose des hypothèses en consonance avec sa
théorie et Jung est chargé de les tester et de les prouver avec les internés de Burghölzli.
C’est ce que nous pouvons lire, par exemple, dans la lettre du 23 mai 1907, où Freud tisse
longuement toutes ses hypothèses sur l’autoérotisme, le refoulement, la projection et le
problème de la réalité, et demande à Jung d’en vérifier la pertinence sur le terrain
pratique : « Vous verrez bien ce qu’on peut en prouver cliniquement, donc amener à
l’existence. » (1991, p. 96).
Les échanges avec Jung ont apporté à Freud le matériel clinique dont il avait
besoin pour retravailler et renforcer la thèse selon laquelle toutes les affections mentales
ont une nature psychique et non pas organique. Freud en fait l’aveu lui-même dans

120
« L’intérêt que présente la psychanalyse ». A propos des restes symptomatiques comme
des mots et gestes répétitifs, stéréotypies dans la démence précoce, il dit :
« L’investigation psychanalytique de ces restes (par C. G. Jung) a permis d’y reconnaître
les vestiges d’actes mimiques pleins de sens dans lesquels les notions de souhait qui
dominent l’individu se sont procuré jadis une expression. » (Freud, 1913b/2005, p. 108).
En appliquant la psychanalyse aux malades du Burghölzli, Jung donnait substance aux
théories freudiennes. Là aussi, il s’agit tout autant d’analyser que d’interpréter. Autrement
dit, même « les paroles les plus extravagantes et les positions et attitudes les plus étranges
de ces malades ont permis de les comprendre et de les insérer dans l’ensemble de la vie
d’âme, depuis qu’on les a abordées avec des présupposés psychanalytiques. » (Ibid.).
Toujours en phase avec Jung, Freud a dit de lui dans « Contribution à l’histoire
du mouvement psychanalytique » (1914c/2005, p. 271), qu’il avait appliqué avec
beaucoup de succès la technique d’interprétation psychanalytique aux phénomènes de la
dementia praecox, constatant que ces symptômes avaient aussi leur origine dans le
parcours de vie du patient. Cette constatation prouve que la psychanalyse évolue de façon
telle que la psychiatrie ne peut plus l’ignorer. Le père de la psychanalyse inscrit ainsi,
avec l’aide de Jung, définitivement, la démence précoce et la paranoïa dans le registre des
affections psychiques que la théorie de la libido ne peut et ne doit ignorer. Légitimer ainsi
l’étiologie psychique des démences précoces et paranoïas constitue un grand pas en
direction d’une possible clinique pour les sujets concernés. Avant de trouver la meilleure
technique de traitement, il faut bien être capable de soutenir que la méthode proposée
concerne ces souffrances. Et c’est exactement la barrière de l’organicisme et de la
dégénérescence que Freud peut franchir en utilisant comme appui – ou comme pont – les
observations du jeune Jung.
Mais, au fil du temps, Jung se désolidarise de la pensée freudienne. Malgré leur
riche dialogue autour de la question des psychoses, Freud et Jung auront d’importants
désaccords qui porteront surtout sur la nature sexuelle de la libido. Jung n’admettra jamais
cette hypothèse, alors que Freud n’a aucune intention de réviser sa théorie libidinale
annoncée dans « Trois essais sur la théorie sexuelle » (1905) : « Le concept de libido des
Trois essais devrait être augmenté de sa composante génétique, afin que la théorie de la
libido puisse trouver son application dans la dementia praecox. » (Jung à Freud, lettre du
14 nov. 1911, 1992, p. 580). À cette époque, Jung ne croit plus que la théorie freudienne
puisse dire quelque chose sur la démence précoce. Et ce n’était pas un malentendu comme

121
l’a craint Freud au début15 : Jung réclamait nettement le changement du concept de libido
pour qu’il soit applicable à cette affection.
Un autre important point de désaccord entre le père de la psychanalyse et son
dauphin perdu porte sur la notion psychanalytique la plus fondamentale : l’inconscient.
Alors que Jung concevait l’inconscient comme une expression archaïque exprimée par
les mythes et propre à un certain peuple, l’inconscient freudien est l’expression d’un
archaïsme qui n’est rien d’autre qu’individuel. Sur ce plan-là, leurs divergences
conceptuelles ont été, à partir d’un certain moment, aussi vastes que leurs échanges
théoriques.
Tourné vers l’idée d’un inconscient phylogénétique et en arrivant à la conclusion
que la théorie de Freud s’adapte mal à la clinique de la démence précoce en fonction de
sa conception sexualisée de la libido, Jung ne tardera donc pas à quitter le mouvement
psychanalytique pour aller au devant de sa propre pensée. La régression de la libido, cette
espèce d’archaïsme psychique qu’on trouve chez Freud, deviendra chez Jung un
archaïsme mythique collectif à partir duquel les expressions de langage des schizophrènes
seront l’expression symbolique de ces complexes mythiques collectifs. Ainsi, Jung
désavoue un pilier central de la psychanalyse : le développement et l’expression
individuelle et historique de la libido chez un sujet donné.
Le fait est que la mise à distance de Bleuler suivie, quelque temps plus tard, par
la rupture de Freud avec Jung, marque le début d’une bifurcation qui éloignera le chemin
de la psychanalyse de celui de la médecine. Bleuler et Jung n’ont jamais renoncé à une
approche organique des troubles psychiques. Le savoir freudien perd ainsi la puissance
d’une place non seulement symbolique à l’intérieur de la psychiatrie mais aussi physique,
à l’intérieur de l’hôpital Burghölzli. Dès lors, la psychanalyse n’aura qu’un seul terrain
officiel de recherche clinique : le cabinet des analystes. Et le rêve de conquérir la
psychiatrie n’a plus raison d’être. Être pour ou contre la psychanalyse, faire d’elle un
support ou la nier comme non scientifique reste au gré de chaque école de psychiatrie ou
de la posture clinique de chaque médecin.
Toutefois, l’idée de cabinet psychanalytique gagne un nouveau format à partir
de 1920 avec deux psychanalystes qui partageaient, au-delà de leur expérience

15
« Ce que vous entendez par extension du concept de libido, afin de le rendre applicable à la dementia
praecox m’intéresse beaucoup. Je crains qu’il ne nous arrive là un malentendu comme une fois déjà,
quand vous avez dit dans un travail que pour moi la libido était identique à toute espèce de désir. Alors
que je fais la présupposition simplette qu’il y a deux sortes de pulsion et que seule la force pulsionnelle
de la pulsion sexuelle peut être appelée libido. » (Freud à Jung, lettre du 30 nov. 1911, 1992, p. 590).

122
institutionnelle antérieure à Burghölzli, le désir d’élargir l’accès de la population à la
psychanalyse, mais aussi l’accès des analystes à des cas cliniques plus divers.
Les psychanalystes et psychiatres Karl Abraham (1877-1925) et Max Eitingon
(1881-1943) fondent ensemble la toute première policlinique psychanalytique (clinique
de la polis où on pratique la médecine « de ville » sans hospitalisation). Il s’agissait
d’assurer l’accessibilité du traitement analytique aux plus dépourvus et en même temps
la formation des analystes. L’institut psychanalytique de Berlin, ou Berliner
Psychoanalytisches Institut (BPI), a été la première organisation de consultation et
formation en psychanalyse. En allant beaucoup plus loin que ses créateurs pouvaient
l’imaginer, cette clinique a servi de modèle à toutes celles qui ont été créées par la suite
dans le monde entier (Roudinesco, 2014).
Le 21 juillet 1919, Eitingon écrit à Freud pour lui communiquer sa décision
d’ouvrir une policlinique à Berlin l’hiver suivant. Avec le financement de ses parents qui
ont accepté, sans trop poser de questions, l’idée de devenir des mécènes du mouvement
psychanalytique, la Policlinique pour le traitement psychanalytique des maladies
nerveuses a pu être inaugurée le 14 février 1920. Aux patients qui avaient les moyens de
payer les séances, il leur était proposé qu’ils viennent en fonction de leurs possibilités ;
pour ceux qui ne pouvaient rien régler, les séances étaient gratuites. Les montants payés
étaient assez variables et pouvaient être considérables. La Policlinique a tellement bien
marché qu’il y avait une liste d’attente, et au bout de deux ans et demi d’activité, elle avait
déjà accueilli six cents patients environ (Sokolowsky, 2010). Freud, a toujours été très
fier de cette innovation thérapeutique. L’idée d’élargir les frontières de la psychanalyse
lui a toujours plu, ce qui est confirmé par l’avant-propos de Freud dans les comptes rendus
de la clinique :

Si la psychanalyse possède, à côté de sa significativité scientifique, une valeur


en tant que méthode thérapeutique, si elle est en mesure d’assister les hommes
qui souffrent dans leur combat pour accomplir ce qui correspond aux
exigences culturelles, cette prestation d’aide doit également revenir à la
multitude de ceux qui, trop pauvres, ne peuvent pas rémunérer eux-mêmes
l’analyste de son pénible travail. (1923e/1991, p. 323).

Freud a toujours été préoccupé de montrer le succès de la pratique analytique à


un large public. Pour lui, la possibilité de l’exercer dans un centre de traitement ne pouvait

123
que renforcer sa puissance clinique auprès de ses collègues du monde médical. En outre,
il manquait à la psychanalyse l’expérience avec des patients de différentes classes
sociales. Jusqu’à présent, sa clientèle se restreignait à la bourgeoisie européenne ou, au
mieux, américaine. Il fallait éprouver cette méthode et mesurer son succès auprès des
moins privilégiés. Or, ce que cette féconde initiative a mis en lumière, c’est que les
facteurs économiques ou sociaux n’avaient aucune incidence sur l’efficacité de la
technique psychanalytique.
Dans cette incursion avec Eitingon, il y avait aussi Abraham qui, après avoir
passé trois ans en stage à Burghölzli, avec Bleuler et Jung, quitte l’hôpital de Zurich,
décidé à se rapprocher de Freud et à suivre une carrière de psychanalyste. Bien lui en a
pris car il fut l’un des personnages les plus importants de l’histoire de la psychanalyse.
Sa formation à Burghölzli a profondément marqué sa carrière. Il s’est toujours beaucoup
intéressé à la psychose et n’a jamais cessé de recevoir dans son cabinet berlinois les
patients qui en souffraient. Abraham a été, parmi les psychanalystes de cette époque, celui
qui a le plus contribué au développement de cette question aussi théorique que clinique.
Le flambeau sera repris par son élève et analysante Mélanie Klein.
Abraham a beaucoup travaillé sur l’autoérotisme, le narcissisme et investiguait
sans arrêt la différence entre névroses et psychoses ou, plus précisément, entre l’hystérie
et la démence précoce. En outre, on lui doit la thèse selon laquelle la principale
caractéristique de la démence précoce était le manque d’investissements libidinaux
d’objets, théorie qui deviendra structurante dans les recherches freudiennes des années
1910 sur le narcissisme et la métapsychologie psychanalytique. Son idée d’un noyau
psychotique chez tout individu cautionne les hypothèses postérieures sur le
fonctionnement de l’inconscient dans le processus primaire (déplacement et
condensation). Abraham n’a jamais cessé de chercher un traitement psychanalytique des
psychoses, thème récurrent dans ses travaux depuis le début de son parcours psychiatrique
à Burghölzli.
Abraham a lui aussi questionné la pertinence du vocable « démence précoce ».
Pour lui, derrière cette classification, il y avait différents troubles suggérant différentes
évolutions et pronostics. Pour commencer, il fallait distinguer entre ce qui est de l’ordre
de l’épilepsie et de la sénilité et ce qui relève de la maladie mentale chronique : chez ces
deux types de patients, les manifestations sont remarquablement différentes. Les
épileptiques démontrent un appauvrissement mental progressif mais ils conservent la
faculté de réagir affectivement et conservent aussi leur libido d’objet. En revanche, les

124
malades mentaux chroniques ne présentent pas de défaut permanent de leurs facultés
mentales mais sont dans le retrait de la libido d’objet. Selon Abraham, c’est donc la
généralisation du concept de démence qui pose un problème :

Ce qu’on désigne par démence chez les malades mentaux chroniques me


paraît être quelque chose de réductible, au contraire de la débilité épileptique,
paralytique, sénile qui ne se laisse pas supprimer. Dans la démence précoce, il
s’agit de barrages temporaires (qui souvent durent très longtemps), de
représentations et de sentiments. (Abraham à Freud lettre du 09 aout 1907,
1965, p.15).

Abraham est attentif aux formulations freudiennes et à leur efficacité pour penser
et traiter ladite démence précoce et sortir la psychiatrie de son « nihilisme thérapeutique »
(Abraham, 1912/1965, p. 226). Ce qui est fondamental dans le passage d’Abraham par
Burghölzli, c’est qu’il note et affirme qu’il existe une possibilité de traitement pour les
« maladies mentales chroniques » car ces sujets ne sont pas atteints de démence
dégénérative ; ce qui leur arrive, c’est une autre chose. Avec Freud, il comprend que ce
qui est en jeu est un problème d’investissement libidinal. Il constate une sorte de
régression de la libido ; elle quitte les objets et fait un retour au corps propre.
Dans les correspondances de Freud et Abraham, les deux psychanalystes
discutent assez souvent des questions qui touchent la clinique des démences précoces. Le
thème du retrait de la libido, celui de la possibilité du transfert comme clé du processus
analytique, et le mécanisme en question dans ce qui a été nommé injustement
« démence » y sont courants. Nous pouvons dire qu’Abraham a joué un rôle de stimulant
vis-à-vis de Freud quant à l’importance de l’investigation psychanalytique des psychoses.
Il a tenu à partager avec lui ses idées et à lui apporter un précieux éclairage sur ces sujets
que Freud voyait très rarement 16 alors qu’ils faisaient partie du quotidien du jeune
psychiatre.
Sachant qu’Abraham, après avoir quitté l’hôpital de Zurich, a toujours reçu des
patients psychotiques dans son cabinet à Berlin et probablement aussi dans la
Policlinique, il est permis d’affirmer qu’il a toujours parié sur la puissance de la
psychanalyse pour soigner ce genre de cas. Malgré les résistances de Freud, Abraham le

16
« A vrai dire, je ne vois que très rarement des démences précoces, quant aux autres déficits, presque
jamais » (Freud à Abraham, lettre du 25 oct. 1907, 1965, p. 19).

125
sollicitait assez fréquemment comme contrôleur de ses cas difficiles (Ebtinger, 1976 apud
Vincent, 2009).
Il est remarquable que l’expérience de l’asile ait provoqué chez Abraham un
intérêt constant pour les psychoses. Dans l’un de ses travaux, « Les différences
psychosexuelles entre l’hystérie et la démence précoce », publié en 1908, Abraham vise
à comparer ces deux différentes affections et, pour ce faire, se livre à de très intéressantes
descriptions sur le comportement des sujets dans les hôpitaux. Attaché à cette
comparaison, Abraham finit par nous offrir, parallèlement, un peu plus d’information sur
les patients internés et sa manière de les saisir. L’hospitalisation en soi est, bien entendu,
un élément qu’Abraham ne prend pas en compte dans l’observation des états de ces
patients puisque, à l’époque, on ne connaissait pas encore les effets d’une hospitalisation
de longue durée sur le psychisme des individus. On méconnaissait la chronicisation, on
feignait d’ignorer qu’être enfermé sans traitement contribuait à la dégradation de l’état de
ces sujets et on ne prenait pas en compte les effets de la violence d’une hospitalisation
involontaire. Mais aujourd’hui, plus d’un siècle après les études d’Abraham, après toutes
les connaissances que nous avons pu accumuler sur les changements dans le système
hospitalier et la conduite des traitements, nous pouvons profiter de ses descriptions
autrement que par l’étude des différences cliniques. Nous pouvons appréhender les
symptômes, non seulement comme la conséquence d’une certaine dynamique
pulsionnelle propre à un type clinique, mais aussi comme des productions renforcées par
le contexte d’hospitalisation et l’insuffisance de traitement. Voici l’une des descriptions
d’Abraham :

A un stade avancé de la maladie, le patient gravement atteint reste dans un


coin de l’hôpital, ou va et vient sans but. Son regard est fixé et absent, il
hallucine, il murmure quelques mots, il gesticule bizarrement. Il ne parle à
personne et évite toute rencontre. Il n’a aucune tendance à agir. Il néglige sa
présentation, mange malproprement, se salit, se barbouille de ses excréments,
se masturbe sans honte en public. Tout se passe comme si l’entourage
n’existait plus pour lui.
Le malade moins atteint présente au fond un comportement identique,
mais non poussé à l’extrême. Il est également asocial et négatif ; il a des idées
de persécution et de grandeur. (Abraham, 1908, 2012, p. 141).

126
Ce qu’Abraham décrit peut concerner aussi bien un sujet en pleine crise
psychotique qu’un sujet chronicisé par l’hospitalisation. Même s’il est vrai que l’intensité
délirante peut diminuer au fil du temps en laissant la place au retrait libidinal sans
production de délire ou d’hallucination, cette rétraction, cet isolement, cette fermeture à
tout rapport et à tout échange, peuvent également signaler les effets d’un enfermement de
longue durée, d’un abandon thérapeutique. Le contexte asilaire ne permettait pas, en
général, l’expression subjective des internés ; ainsi, peu à peu, ils perdaient leurs capacités
affectives, de communication et leur rapport à la loi, à ce qui est accepté ou non. Cet
ensemble de comportements pouvait avoir plusieurs causes : gravité de ladite « maladie »,
manque de traitement, absence de relations sociales... Une « maladie en stade avancé »,
comme le disait Abraham, peut dénoncer un cas grave de psychose ou une souffrance
aggravée par la condition hospitalière.
Cependant, pour un médecin d’hôpital de cette époque, la seule manière de
justifier un tel retrait libidinal était de faire appel à la théorie ; c’est ce qui fait dire à
Abraham que « la démence précoce détruit la capacité de transfert sexuel, d’amour
objectal » (Ibid., p. 142). C’est bien ce que soutient l’hypothèse de la théorie
psychanalytique – mais cette capacité d’investissement objectal, même si elle disparaît,
ne doit pas être comprise comme perdue à jamais. Au lieu d’être une justification
théorique, cette hypothèse doit plutôt servir de boussole clinique. Plus la libido est en
retrait, plus nous faisons face à un cas grave ou aggravé par le néant thérapeutique ; et
pour sortir le sujet de cet état, il faudra davantage d’investissement libidinal de la part du
thérapeute. Plus le monde est clos, plus la libido se retire, et moins il est facile d’établir
une relation de transfert.
Les observations d’Abraham montraient aussi que les sujets atteint de démence
précoce n’étaient jamais gais, qu’ils n’avaient pas le sens de l’humour, que leur rire était
superficiel, forcé, stéréotypé ou érotique – jamais cordial. Ils étaient maladroits, rigides
et toujours inadéquats au milieu (Ibid., p. 145-146). Encore une fois, il faut préciser que
ces descriptions en disent plus sur l’hospitalisation que sur l’affection elle-même. Cela ne
signifie pas que ces caractéristiques ne peuvent pas se manifester dans un cadre psychique
semblable à celui des patients d’Abraham ; au contraire, elles y sont présentes assez
souvent. Toutefois, il faut quand même se demander si ces traits sont constitutifs d’une
telle affection. Encore une fois, il est important de réfléchir en termes de dynamique
libidinale et à ce qui, à partir de cette dynamique, peut être induit ou renforcé par la
situation sociale dans laquelle un sujet est inséré. Ce que dépeint Abraham, c’est plutôt le

127
cadre de l’asile que celui de la psychose. En outre, de nos jours, les expériences de l’après-
asile nous prouvent quotidiennement que les patients ne présentent pas tous les mêmes
symptômes et qu’ils n’ont pas non plus les mêmes traits de caractère. Il est impossible de
dire qu’ils ne sont « jamais gais », « jamais cordiaux » ou qu’ils n’ont pas « le sens de
l’humour ». Les sujets psychotiques en liberté, ceux qui ont une vie pulsionnelle plus
active peuvent être drôles ou pas drôles, gais ou non, de bonne ou de mauvaise humeur,
au même titre que les sujets névrosés.
Cette vision du comportement de la libido qui semble, disons, un peu radicale,
empêche Abraham d’imaginer que le transfert dans la démence précoce puisse se donner
autrement. Lorsque, dans le même texte, il décrit l’amour délirant que certaines femmes
éprouvent pour leurs médecins17, il ne dit mot sur cette façon de mettre en place le
transfert. D’ailleurs, cet amour n’est même pas pensé, ici, comme une forme de transfert :
il y a de l’amour pour le médecin, mais le retrait de la libido empêche le transfert, alors
cet amour ne peut pas être de l’amour de transfert. Mais comment l’amour pour le
médecin est-il possible alors que transfert ne l’est pas ? Cela semble contradictoire.
L’absence de transfert est attribuée à la suppression de l’amour objectal, ce qui a comme
conséquence l’auto-érotisme. Dans ce cas, comment expliquer ce sentiment que certaines
patientes éprouvent pour leurs médecins ? La théorie a beau avancer, elle éloigne en
même temps les possibilités cliniques.
Ce texte du jeune Abraham, alors âgé de 33 ans, nous montre un certain
pessimisme thérapeutique à l’égard des psychotiques malgré son travail de psychanalyste
avec ce type de patients. Le ton généralisant et absolu de ses descriptions dénonce une
certaine incapacité à agir pour ces personnes dans le contexte asilaire. Ce que nous
voulons soutenir à partir de ce que nous montre Abraham, c’est que l’hospitalisation de
long terme a été source de confusion en fonction des comportements qu’elle générait chez
les patients. En effet, les psychiatres et psychanalystes de cette époque n’étaient pas en
mesure de différencier ce qui était le fruit d’une dynamique et d’une économie psychique
particulière et ce qui, dans ce fonctionnement symptomatique, était aggravé par les
conditions d’hospitalisation. D’où le retard pris dans la compréhension théorique et
surtout le développement des techniques de traitement.

17
« A l’hôpital, certaines femmes sont toujours éprises du médecin présent ; bientôt chacune d’elles a l’idée
délirante d’être sa fiancée ou sa femme, se croit enceinte de lui, perçoit un signe d’amour dans chacune
de ses paroles. Le médecin s’en va-t-il, il est aussi tôt remplacé par son successeur dans la vie sentimental
de la patiente. » (Ibid., p. 149).

128
Au-delà de Bleuler, Jung et Abraham, l’histoire de la recherche des techniques
psychanalytiques dans le traitement des psychoses a également été très marquée par deux
autres figures qui méritent d’être rappelées : Sándor Ferenczi (1873-1933) et Paul Federn
(1871-1950). Ces deux psychanalystes de la première génération ont laissé leur nom dans
l’histoire de la recherche clinique, non seulement en fonction de leurs hypothèses
théoriques, mais aussi pour la lumière qu’ils jettent sur la question que nous tenons ici
pour essentielle, celle de l’endroit où soigner – c’est-à-dire cabinet ou hôpital. S’agissant
de l’hôpital, il peut représenter soit un lieu adéquat et restructuré, soit la limite même de
la mise en acte de la psychanalyse. On verra que tandis que Federn proposait des
changements dans la structure hospitalière pour mieux accueillir les patients, Ferenczi
essayait d’aller jusqu’à la limite du traitement psychanalytique en cabinet.
Du côté de la pratique de cabinet, nous trouvons dans les correspondances de
Freud avec Ferenczi une somme d’indices sur les questions posées par le traitement
clinique des psychoses.
Dans une lettre de 10 février 1908, Ferenczi confie à Freud un cas de paranoïa –
Madame Marton de Tapolzca – afin de recueillir son avis sur l’intérêt d’un traitement
analytique, compte tenu du stade avancé de l’affection chez cette femme. Ferenczi voulait
la prendre en analyse, mais il voulait l’aval de son maître. Il l’envoie donc à Vienne pour
que Freud puisse évaluer cette personne en fonction de la pertinence ou non du traitement
analytique, mais aussi sur la question de l’endroit le plus adéquat à son suivi – institution
ou cabinet. Ferenczi avait constaté chez cette patiente une « paranoïa assez récente avec
prédominance d’un délire de jalousie » (Ferenczi à Freud, lettre du 10 fév. 1908, 1992, p.
6). Il était persuadé qu’une analyse pourrait l’aider parce que, selon lui, elle était encore
capable de transfert. Il est clair que le doute de Ferenczi passe par la capacité de transfert
des paranoïaques et que sa position n’est pas du tout figée. Pour lui, une relation
transférentielle peut s’établir chez un paranoïaque.
Dans sa réponse à Ferenczi, Freud se montre pessimiste. Selon lui, il s’agit
d’une « paranoïa avancée qui a vraisemblablement dépassé les limites de l’influence
thérapeutique » (Freud à Ferenczi, lettre du 11 fév. 1908/ 1992, p. 7). Ce qui ne l’empêche
pas de conseiller à Ferenczi de la prendre en analyse au sein d’une institution. Freud
l’encourage aussi à s’appuyer sur les éléments de son délire afin de la convaincre
d’accepter une telle intervention. L’argumentation logique ne semble pas marcher avec
ces types de patients, il faut leur dire ce qui résonne dans leur délire.

129
Du point de vue théorique, à cette date, Freud avait déjà fait l’hypothèse que la
paranoïa était la conséquence du refoulement d’une pulsion homosexuelle. Cette
hypothèse, qui constituera le socle de l’étude du cas Schreber en 1911, était déjà
entièrement formulée en 1908. Il dit alors à Ferenczi que le délire de jalousie de sa
patiente est construit sur ce qu’elle ressent, elle-même, pour les dames qu’elle accuse
d’avoir des rapports avec son mari : « Elle se hérisse contre cette attirance et la projette
sur son mari. » (Ibid.).
Environ un mois plus tard, le 18 mars 1908, Ferenczi revient vers Freud et lui
confirme l’hypothèse du refoulement de l’homosexualité. Madame Marton lui avait
raconté quelques expériences homosexuelles sans démontrer, pour cela, aucun affect. En
fait, tout ce qu’elle a pu ressentir par rapport à ces expériences, tout l’affect lié à ce qu’elle
avait vécu, a été déplacé vers son mari ; d’où le délire de jalousie. Si Madame Marton
permet à Ferenczi une investigation théorique de la paranoïa, du côté du traitement, il n’y
a aucun progrès. Elle intègre le psychanalyste dans son système délirant et le soupçonne
de la faire parler à la demande de ses ennemis. Il est possible que dans son excitation,
avec l’expérience clinique que ce cas lui apportait, Ferenczi ait commis une erreur
typique : insister sur la parole. Montrer un trop vif intérêt dans l’acte de faire parler un
paranoïaque le mettra toujours en position de méfiance, car pourquoi tant de curiosité ?
La réponse de Freud à cette lettre vient gentiment calmer les inquiétudes de
Ferenczi : « Ne vous laissez pas abattre pas l’absence de succès dans le cas de la paranoïa
de Madame Marton. Il n’y a pas là de résultat à rechercher, nous avons besoin de ces
analyses pour parvenir enfin à la compréhension de toutes les névroses. » (Lettre du 25
mars 1908, 1992, p. 9). Freud savait que la méthode analytique, telle qu’elle était
employée à ce moment-là, ne rendait pas compte de la paranoïa, mais la recherche auprès
des patients était le seul moyen d’obtenir des avancées.
Et c’est exactement ce qu’a fait Ferenczi. Il a beaucoup contribué à la recherche
sur la clinique des psychoses. Il a été l’auteur de quelques articles qui avaient pour
principal thème la paranoïa, les délires et les hallucinations. Avec Freud, il était convaincu
de l’importance du délire pour ces malades et que les forcer à l’abandonner les entraînerait
dans un état beaucoup plus pathologique puisque c’est le délire qui permet, dans un
certain nombre de cas, que le sujet retisse ses liens sociaux.
Un peu plus tard, l’œuvre de Paul Federn, l’un des plus éminents représentants
de l’Ego Psychology, apporte quelques considérations extrêmement importantes au thème
de la psychose, si complexe et contradictoire dans ces premières années de la

130
psychanalyse. Ses recherches et ses publications des années 1940 affirmaient, sans
hésitation, l’existence du transfert chez les sujets psychotiques. Ce qui était une question
clinique sérieuse pour les psychanalystes dans la première décennie du XX e ne l’était
plus, du moins pas pour lui, quelques années d’expérience analytique plus tard. Dans un
de ses textes de 1943, « Psychanalyse des Psychoses », publié postérieurement en français
dans le recueil intitulé La psychologie du Moi et les psychoses (1979), il affirme être l’un
des premiers à s’opposer au dogme du « pas de transfert dans la psychose » en soulignant
le fait qu’il y a et qu’il y a toujours eu du transfert, chez les psychotiques, mais que les
psychanalystes ont eu du mal à le reconnaître car ils persistent à les traiter comme des
névrosés. Aller jusqu’au bout de cette différence était donc la clé pour trouver un
traitement adéquat aux psychotiques.
Federn prétend que même à l’âge d’or de la psychanalyse à Burghölzli, c’est-à-
dire au tout début du XXe siècle, le transfert produisait déjà ses effets à défaut d’être
reconnu par les médecins qui y travaillaient. Son hypothèse est que le traitement
analytique marchait même si les médecins ne pouvaient pas encore recourir à la notion
de transfert pour l’expliquer :

Les psychiatres s’ajustaient eux-mêmes aux malades de façon à obtenir autant


d’information que possible sur les agrégats mentaux du patient, et, soit
volontairement, soit sans en avoir conscience, ils se comportaient de telle
façon que les schizophrènes établissaient des bons transferts positifs sur les
médecins. (Federn, 1943/1979, p. 127).

Autrement dit, le transfert agit, quelle que soit la situation thérapeutique, avec
ou sans l’intention du médecin. Ce qui compte c’est la qualité clinique de sa présence. Et
sachant que les médecins ne sont pas les seuls à s’occuper des patients dans les hôpitaux,
Federn a aussi avancé l’idée d’une équipe multidisciplinaire ; pour lui, le travail dans les
institutions ne pouvait qu’être meilleur si elles s’appuyaient sur une pluralité de
professionnels qualifiés, comme des travailleurs sociaux, des pédagogues, etc. Il soutenait
aussi la nécessité d’une formation analytique pour les infirmières et les assistantes afin de
multiplier les exemples de transferts réussis. Selon Federn, l’analyste devait, à partir de
ses liens transférentiels, aider et protéger le psychotique de ses conflits et frustrations qui
trouvent souvent leur source dans les rapports familiaux.

131
Pour lui, le travail analytique, dans les cas de psychose, doit toujours se faire en
lien avec la famille, sans oublier l’environnement du sujet en question : « Aucun patient
ne peut être guéri à moins que sa famille ne le souhaite. » (Ibid., p. 141). En ce qui
concerne l’environnement, toujours selon lui, le traitement psychanalytique des
psychoses a d’autant plus de succès que les circonstances extérieures lui sont favorables.
En d’autres termes, l’entourage du patient peut aller à l’encontre ou en faveur de la
direction du traitement. D’où l’importance de travailler avec l’objectif de changer, si
possible, la réalité concrète du patient. Thèses qui sont désormais validées et revalidées
quotidiennement dans les institutions de soin.
Tandis que Federn pensait qu’il fallait travailler avec les psychotiques dans le
but de produire du refoulement, Ferenczi défendait la thèse contraire, à savoir qu’il était
inutile de penser le traitement des psychoses en termes de censure ou de refoulement. En
radicalisant l’hypothèse de la projection, il avance, d’une certaine façon, en direction de
ce qui sera plus tard établi par Lacan comme le mécanisme de la Verwerfung ou
« forclusion ».

2.3 – Le refoulement de l’homosexualité

2.3.1 - Le cas Schreber (1911)

L'un des cas les plus célèbres étudiés par Freud, le cas Schreber, apporte des
différences profondes et significatives par rapport aux autres cas freudiens. Contrairement
à de nombreuses études de cas présentés par Freud dans ses articles, celui-ci ne vient pas
de sa propre clinique, mais de la littérature, et il ne s’agit pas d’un roman, mais d'une
autobiographie ; il n'y a donc pas eu de processus d'analyse, ni avec Freud, ni avec un
autre psychanalyste, mais bien la lecture approfondie d'un livre de mémoires.
C’est Jung qui invite Freud à lire les Mémoires d’un névropathe, livre publié
pour la première fois en 1903 par Daniel Paul Schreber. Freud prend donc connaissance
de ce travail et le 22 avril 1910, dans une lettre à Jung, il démontre sa reconnaissance à
l’auteur de Mémoires… en l’évoquant comme « le merveilleux Schreber », celui que

132
« l’on aurait dû faire professeur de psychiatrie et directeur d’asile » (lettre du 22 avr. 1910,
1992, p. 404). Freud commence donc à rédiger son article sur ce livre au cours de l’été de
cette même année, lors d’un voyage en Sicile durant lequel il était accompagné par son
élève, Ferenczi. En 1911, Freud publie son article « Remarques psychanalytiques sur un
cas de paranoïa (Dementia paranoïdes) décrit sous forme autobiographique », à peine
quelques mois avant la mort de Schreber, qui, très probablement, n’a jamais pris
connaissance du texte de Freud sur son livre.
Daniel Paul Schreber, né en juillet 1842, est sorti d’une illustre famille de
juristes, médecins et pédagogues de la bourgeoisie allemande protestante. Son père,
Daniel Gottlieb Schreber, s’est rendu célèbre en Allemagne pour avoir inventé une
méthode éducationnelle qui visait la création d’un homme nouveau, d’esprit pur et de
corps sain, à l’aide d’exercices de gymnastique orthopédique. Son but était de corriger les
problèmes sociaux par l’éducation corporelle. Cette méthode extrêmement rigoureuse
débouche sur une espèce d’hygiénisme et sera a posteriori repris par le national-
socialisme. Schreber est donc élevé selon la rigide méthode de son père et devient un
juriste renommé, poursuivant une carrière exemplaire.
Schreber a eu trois moments de crise intense et d’hospitalisation au long de sa
vie : le premier entre 1884 et 1885, le deuxième entre 1893 et 1902, et le troisième de
1907 jusqu’à sa mort, en 1911. La première crise s’installe à la suite d’une défaite
politique. Schreber qui venait d’obtenir le poste de vice-président du Tribunal régional de
Chemnitz voulait aller plus loin. Il se présente aux élections parlementaires comme
candidat commun du parti conservateur et du parti libéral nationaliste, tous deux
représentants de l’ordre moral. Toutefois, il essuie une sévère défaite, à la suite de quoi il
déclenche une crise grave, se faisant interner dans la clinique des maladies nerveuses de
l’université de Leipzig, dirigée par le docteur Flechsig – personnage qui deviendra central
dans les délires de Schreber.
Sa deuxième crise aura lieu en 1893, après avoir reçu, chez lui, la visite du
ministre de la Justice de Saxe qui est venu en personne annoncer sa nomination au poste
de juge-président de la Cour d’Appel de Saxe, dans la ville de Dresde. Un poste
extrêmement haut pour son âge (51 ans à l’époque). Une telle nomination était
irréversible, irrécusable et à vie. C’est entre sa nomination et son investiture que Schreber
commence à avoir les premiers symptômes qui marquent l’arrivée d’une nouvelle crise.
Schreber fait encore une fois appel au professeur Flechsig qui essaie de le traiter chez lui

133
mais, vu l’aggravation de son état, il sera à nouveau interné ; cette fois-ci pour presque
neuf ans.
La troisième rechute arrive en 1907. Dans le courant de l’année, il est contacté
par des groupes qui prétendent mener à bien les idées de son père. Dans sa condition de
seul fils vivant de Daniel Gottlieb, ces groupes lui demandent d’être reconnus
formellement comme des héritiers légitimes du legs de son père. Nous ne savons pas
comment Schreber a répondu à ces appels, mais il est possible que cette démarche ait
contribué au déclenchement de sa troisième crise. Il est aussi connu que pendant l’année
de 1907, Schreber perd sa mère et que son épouse tombe gravement malade. Après ces
épisodes, Schreber est à nouveau interné dans l’Asile de Leipzig-Dösen où il finira ses
jours le 14 avril 1911, de complications à la suite d’une angine.
C’est sa deuxième période de crise que Schreber s’est efforcé de nous raconter
avec beaucoup de détails dans son livre. Tout commence soudainement après sa
nomination, à partir d’une pensée qui l’envahit dans les premières heures d’un matin
ordinaire. Entre la rêverie et l’état de veille, il se dit : « Ce doit être une chose
singulièrement belle que d’être une femme en train de subir l’accouplement. » (Schreber,
1903/1975, p. 64).
Juste après avoir été saisi par cette pensée, l’état de Schreber se dégrade et il se
fait interner dans la clinique des maladies mentales de Leipzig. Dès son arrivée à l’asile,
il présente beaucoup d’idées hypocondriaques et de persécution, des hallucinations
sensorielles et auditives, une grande sensibilité à la lumière et au bruit, et des troubles
kinesthésiques. Il se croyait mort et en décomposition, parfois gravement malade de la
peste. Il pouvait rester assis, parfaitement rigide, pendant des heures. Il disait être en
communication directe avec Dieu et qu’il était manipulé par des démons.
Le système délirant de Schreber portait donc sur le divin. Dieu le persécute et
l’oblige à subir des situations tout à fait désagréables ou même douloureuses. Il croit que
la fin du monde est proche et qu’il en sera le seul survivant. Ainsi, Dieu qui lui parle en
« langue de fond18 » et s’apparente à son persécuteur, lui confie une mission : rédimer le
monde et lui restituer son état perdu de « béatitude ». Pour cette mission, il fallait qu’il

18
« Les âmes à purifier apprenaient pendant la purification la langue que parle Dieu lui-même, je veux dire
la ‘langue de fond’, sorte d’allemand quelque peu archaïque, mais pourtant toujours plein de vigueur, qui
se signalait notamment par sa grande richesse en euphémismes » (Schreber, 1903/1975, p. 39).

134
se transforme en femme (émasculation) afin de se faire féconder par Dieu dans le but de
donner naissance à une nouvelle race d’hommes19.
Malgré tous ces symptômes, Schreber avait une excellente mémoire, une
connaissance très vaste sur les sujets les plus variés (politique, sciences, arts, etc.) et était
capable de donner des avis tout à fait cohérents sur le plan éthique. Cependant, il
maintenait ses idées délirantes qui étaient « impossibles de correction » selon les rapports
médicaux de son hospitalisation20.
Ce qui rend les mémoires de Schreber si exceptionnels, c'est le fait si rare d’être
des souvenirs d’un « malade des nerfs », un sujet en pleine crise psychotique qui raconte
en quelque sorte sa folie de manière folle. Mais il est important de souligner que lors de
la rédaction de ses mémoires Schreber avait déjà vécu le sommet de sa période délirante,
même s’il éprouvait encore quelques symptômes de paranoïa, ce qui le mène souvent à
interroger la véracité et la portée de quelques-unes de ses expériences.
Freud fait du livre de Schreber un modèle d’étude clinique. Il se croit capable de
le déchiffrer et invente un cas à partir de souvenirs concrétisés en écriture. Si on considère
l'analyse comme une expérience de parole, nous devons admettre que Freud prend le texte
écrit par Schreber comme parole et devient son analyste, occupant la place de celui à qui
cette parole aurait été adressée. Mais, bien sûr, ce texte n'a été écrit ni pour Freud ni pour
la psychanalyse, qui n'était qu'un nouveau-né au moment de la conception de cet ouvrage.
L'auteur de Mémoires... était pourtant bien conscient et convaincu que son histoire était
importante voire fondamentale pour le développement de la recherche scientifique : « Je
suis bien plutôt persuadé que les constatations qu’on pourra faire sur mon corps
contribueront à l’avancement de la science. » (Ibid., p. 314).
Mais c’est Freud qui prend la place de destinataire et donne au texte de Schreber
exactement le statut de formateur d'une hypothèse qui se prétend scientifique. Il faut être
reconnaissant à Freud d'avoir mis en place le désir de Schreber. Impressionné par la
richesse des descriptions et par la puissance clinique de ces mémoires, Freud écrit son
article pour exposer sa pensée sur ce qu’il préférait appeler, à ce moment-là, les
« paraphrénies » – ensemble formé par la paranoïa et la schizophrénie. Le texte de
Schreber est à l’origine une autobiographie qui s’assigne comme objectif de faire avancer
la science, mais c’est la théorie freudienne de la paranoïa qu’il rendra plus consistante.

19
Tels que son père qui a aussi eu la prétention de créer un homme nouveau à partir de la gymnastique.
20
Ces rapports sont inclus dans l’édition française des « Mémoires… ».

135
L'objectif de Schreber était aussi d'utiliser la lucidité de ses propos pour retrouver
sa liberté et sa citoyenneté. Contrairement aux internés qui n’avaient d’autre choix que
d’accepter l’isolement et la perte de leurs droits et de leur voix, Schreber, aidé par ses
connaissances juridiques, brise la barrière de l'aliénation et parle comme « un brillant
commentateur de son propre mal et un avocat éloquent de sa propre cause » (Gay, 1991a,
p. 438). Une démarche sans précédent et même incroyable compte tenu de la situation des
traitements disponibles en son temps. Étant donné son caractère exceptionnel, une partie
du manuscrit de ses mémoires est alors incluse dans le dossier de demande de
récupération de ses droits civiques – qu'il avait perdus en raison de sa folie et de son
hospitalisation. Schreber, qui n’a jamais laissé d’être un excellent juriste même en franche
crise paranoïaque, plaide « non pas qu’il n’était pas fou mais que la folie (la sienne en
tout cas) ne pouvait être retenue comme motif légal d’enfermement » (Major et Talagrand,
2006). La question posée par Schreber porte donc sur les conditions dans lesquelles un
sujet peut être interné contre son gré. Cette question aurait attendu plus d’un siècle avant
d’être posée formellement. Sûr de son fait, Schreber a parié sur la clarté qu'il avait de son
expérience délirante, sur sa capacité narrative, argumentative et sur ses connaissances
juridiques. Et il a eu raison de le faire. En 1902, Schreber quitte l'hôpital dans lequel il
avait passé plus de huit ans et retrouve son autonomie sociale et politique. Le savoir
juridique de Schreber lui a donc servi pour mettre en cause le système de
traitement/hospitalisation qui lui a été imposé. Toute la question de sa liberté tournait
autour de la dangerosité du fou et il a pu prouver que sa liberté était juridiquement
nécessaire. « Il a en somme obtenu du tribunal le droit de délirer sans nuire à personne. »
(Mannoni, 2001, p.139). Un véritable privilège dans un monde asilaire où le délire doit
être supprimé et dans une société où le délirant n’a pas de droits.
Pour Schreber, ses souvenirs font partie de son processus de rétablissement.
L'écriture l'aide à reconstruire le monde qui avait été détruit par l'intensité de sa crise. De
la destruction à la reconstruction, brique par brique, mot à mot, l'écriture vient
reconstruire l'univers symbolique démoli ; c'est le langage qui crée là où ça manque.
Lire ce livre de mémoires n'est pas une tâche facile et souvent la lecture est
tronquée, interrompue par le mouvement même du texte, parfois complexe et difficile à
appréhender, mais il nous interpelle sur la notion même de sens. Il y a des parties qui sont
totalement compréhensibles et d'autres, plus énigmatiques, qui contiennent des passages
prêtant à confusion ou suggérant l’étrangeté. Tout est tellement exposé que nous ne
pouvons pas tout voir ; tout est tellement clair que nous ne pouvons pas tout comprendre.

136
Tout est tellement évident que même lorsqu’il manque quelque chose, ce n'est pas
camouflé ou déguisé, c'est là, présent sous la forme d'un trou dans le texte.
Et c’est exactement cette manière de ne rien cacher qui permet, selon Freud,
l’investigation psychanalytique de la paranoïa. D’ailleurs, Freud pointe du doigt un vide
essentiel dans l’histoire connue de Schreber : ni dans son propre récit, ni dans les rapports
médicaux, nous ne trouvons des informations sur son histoire avant les hospitalisations et
des détails sur sa vie personnelle. Nous en savons donc très peu sur Schreber dans ses
périodes de stabilisation ou avant le déclenchement de sa paranoïa. L’histoire de vie, au-
delà des symptômes des sujets en traitement psychiatrique, ne commencera à intéresser
la recherche psychologique et/ou psychiatrique qu’après Freud. Mais les carences de
l’historiographie de Schreber n’ont pas empêché ce dernier de formaliser, avec cet article,
son hypothèse sur la paranoïa.
Freud commence son analyse par les manifestations qui auraient déclenché ce
moment de crise, c’est-à-dire les rêves fréquents de Schreber sur le retour de sa maladie
et les pensées sur son devenir en tant que femme soumise à la copulation. Selon Freud,
ces deux éléments sont liés par leur référence au médecin. Les rêves de retour de la
maladie seraient la manifestation d’une envie de revoir Flechsig et les pensées sur le
féminin et la copulation seraient aussi une manière de montrer son fantasme – de désir ou
de peur – d’avoir un rapport avec son médecin. Freud admet que ces hypothèses ne
trouvent pas de soutien dans les données lacunaires du rapport de Schreber avec son
médecin au cours de sa première hospitalisation, mais cela ne l’empêche pas de poser le
transfert au premier plan. Dans ce cas, le médecin représenterait le substitut de quelqu’un
de beaucoup plus proche du patient, comme son frère ou son père, ce qui expliquerait
l’intensité et même la violence de ce sentiment (Freud, 1911/1993, p. 269). Nous pouvons
reconnaître dans les délires de Schreber, à la fois de l’amour pour le père et de la révolte
contre l’autorité paternelle : « Un fils fou dont la folie avait été engendrée par celle d’un
père adepte de théories éducatives délirantes. » (Roudinesco, 2014, p. 185).
Le père de Schreber occupera ainsi une place très importante dans ses
conceptions délirantes. Freud voit dans le dieu schreberien un substitut paternel. C’est
l’amour pour et du père qui l’interroge en forme de symptôme. C’est donc pour ce dieu
qu’il doit se transformer en femme afin de donner naissance à une nouvelle race
d’hommes. Cette articulation entre amour, père et régression de la libido permet à Freud
de poser l’hypothèse majeure de cet article : la paranoïa est la conséquence de l’irruption

137
d’une libido homosexuelle qui, dans l’impossibilité d’être acceptée en tant que telle, sera
refoulée.
Mais Freud avance doucement en ce qui concerne les possibles causes de la
paranoïa. La présence d’une libido homosexuelle n’en est évidemment pas la cause
première. La causalité chez Freud est toujours liée à un processus dans lequel des forces
opposées entrent en conflit. La paranoïa est ainsi le résultat d’une lutte défensive
consécutive à un fantasme homosexuel. Les conséquences de ce jeu de forces libidinal,
dans le cas Schreber, ont été ce que Freud appellera en 1915 dans son article
métapsychologique sur la pulsion, « le renversement en son contraire ». L’objet aimé
devient l’objet haï : le désir devient persécution.
Freud développe toute une grammaire de la libido à partir de ce mouvement.
C’est peut-être l’un des passages les plus intéressants de cet article. Le refoulement de
l’homosexualité serait ainsi le refoulement de l’énoncé « moi, je l’aime ». Freud n’a
jamais été si clair en ce qui concerne le fonctionnement langagier de l’appareil psychique.
Celui-ci peut être, à partir de ce moment, reconnu définitivement comme un appareil de
langage qui opère à partir de faits de langage, c’est-à-dire que les trajectoires de la libido
respectent la structure de langage. Il faudra attendre Saussure puis Lacan pour formuler
cette thèse en ces termes, mais Freud peut déjà observer et affirmer que cette grammaire
de la libido produit différents délires : le délire de persécution à partir du changement du
verbe (je l’aime – je le hais) ; le délire d’érotomanie à partir du changement de l’objet (je
l’aime – elle/il m’aime) ; le délire de jalousie à partir du changement de sujet (je l’aime –
elle/il l’aime) ; enfin le délire de grandeur à partir du changement de toute la phrase (je
l’aime – je n’aime que moi).
Toutes ces transformations sont assurées par deux mécanismes centraux : le
refoulement et la projection. Hormis le délire de grandeur, qui n’est pas soumis à la
projection, tous les autres sont, selon Freud, produits par ces deux processus. La libido
refoulée est ensuite projetée et retourne au sujet de l’extérieur sous forme de délires et
d’hallucinations : « Ce qui a été antérieurement supprimé fait retour de l’extérieur. »
(Freud, 1911/1993, p. 294). Autrement dit, ce qui a été aboli dedans revient du dehors.
Phrase qui sera reprise par Lacan dans son séminaire sur les psychoses de la façon
suivante : « Ce qui a été rejeté du symbolique réapparaît dans le réel. » (Lacan, 1955-
1956/1981, p 57). Freud maintient donc le refoulement et la projection comme
composantes du mécanisme psychique fondamental de la paranoïa. Il n’invente pas un
nouveau concept. À ce moment, le refoulement est la cause apparente de toutes les

138
psychonévroses, de l’hystérie aux paraphrénies. Toutefois, Freud tient à préciser que
malgré l’utilisation du mot « refoulement » pour décrire le processus paranoïaque, cela
n’est peut-être pas exact. Il suggère que toute formation symptomatique n’est pas une
conséquence de la répression et que les investigations sur les mécanismes qui composent
l’étiologie de la paranoïa doivent continuer. L’universalité de la répression n’est pas
certaine (Freud 1911/1993, p. 288).
La question de la nomenclature nosographique est aussi un point important dans
cet article. Les diagnostics psychiatriques les plus utilisés à cette époque ne plaisent pas
à Freud. Il critique les propositions de Kraepelin et Bleuler. Alors que Schreber se
qualifiait génériquement de névropathe, Freud préférait le terme « paraphrénie » au lieu
du terme « dementia praecox », de Kraepelin, ou celui de « schizophrénie », de Bleuler.
Selon Freud, le terme de paraphrénie, quoique plus indéterminé et moins chargé de
signification psychiatrique, exprimait quand même un rapport avec le terme de paranoïa
et celui d’hébéphrénie ; deux notions qui, selon lui, exprimaient des symptômes différents
qui méritaient d’être pensés ensemble.
Quoi qu’il en soit, au fil de son article sur le cas Schreber, Freud emploie tous
ces noms confondus. Son objectif est clair : nommer et classer est secondaire par rapport
à la nécessité d’investiguer, de comprendre et de guérir. Il ne veut pas simplement trouver
la bonne appellation, mais construire l’hypothèse théorique qui sera le fondement d’une
bonne technique de traitement. Entre autres, le terme de démence précoce ne lui convenait
pas parce que, comme nous l’avons déjà remarqué, il ne constatait aucune forme de
démence chez les patients qu’il avait déjà suivis. Quant à celui de schizophrénie, il mettait
trop l’accent sur la scission psychique ; laquelle, selon lui, n’est pas une caractéristique
exclusive de cette affection. La scission psychique fondamentale est celle qui crée
l’inconscient et on souffre tous de ce fait de structure. Cet apparent manque de rigueur
dans l’acte de nommer les différents cadres psychiques nous montre que Freud était plus
attaché à distinguer les mécanismes qu’à les étiqueter (Racamier, 1985).
La thèse du refoulement de l’homosexualité, que Freud explorait depuis quelque
temps21, peut ici être enfin posée en fonction du contenu même du délire de Schreber. Son
fantasme de devenir une femme pousse Freud à y voir l’insistance d’une question sur sa

21
A partir de sa propre expérience de cabinet, Freud observait déjà un rapport très étroit entre homosexualité
et paranoïa. Il va donc confirmer ses idées auprès de collègues comme Jung et Ferenczi. Il constate ainsi
que dans tous les cas, indépendamment du sexe, de la race, de la profession et du niveau social, il y avait
une défense contre un désir homosexuel. (Freud, 1911, 1993, p. 281-282).

139
sexualité et son choix d’objet dans la structure de son délire : « Nous dirons que le
caractère paranoïaque réside en ceci que, pour se défendre contre une fantaisie de souhait
homosexuel, on réagit précisément par un délire de persécution de cette sorte. » (Freud,
1911/1993, p. 281). C’est-à-dire que le délire raconte de façon déguisée sa cause. Or, si
d’un côté l’hypothèse étiologique ne tient pas, de l’autre, l’accent mis sur le contenu du
délire indique quelque chose d’assez novateur pour l’investigation théorique et
clinique de la paranoïa : il est, d’une certaine manière, lié à la cause de sa souffrance.
Prendre au sérieux le rapport entre délire et causalité change complètement la façon dont
le traitement auprès des paranoïaques peut s’engager. Dans le contexte de la psychiatrie
asilaire, les délires et les hallucinations étaient normalement compris comme des
manifestations purement pathologiques et dépourvues d’intérêt. Position qui commence
à changer à partir du travail de Freud sur les rêves, où la possibilité de sens est mise en
lumière, et avec le cas Schreber où le contenu du délire est pris en compte dans la
recherche des causes de la paranoïa. Le délire, chez Freud, reprend la représentation qui
se situe à l’origine de la paranoïa ; il n’est pas ex nihilo, c’est un indice de ce qui ne peut
pas être élaboré pour un sujet donné, de ce qui lui est insupportable.
La conséquence de l’attention portée par Freud au délire de Schreber constitue
peut-être le point le plus important de cette analyse : le délire n’est pas pris en compte
comme un symptôme parasite de la normalité et inducteur d’une maladie, mais comme
une tentative de guérison par laquelle le sujet essaie de se réconcilier avec son contenu
refoulé. Dans les mots de Freud : « Ce que nous tenons pour une production de maladie,
la formation délirante, est en réalité une tentative de guérison, de reconstruction. » (Freud,
1911/1993, p. 293-294). Cette thèse a une portée révolutionnaire pour le traitement de ces
cas. C’est une inversion totale de la façon de comprendre l’existence du délire et cela
bouleverse complètement les interventions possibles face aux délirants. Le travail de cure
ne se fera donc pas par la voie de l’élimination du délire. Au contraire, il faut le prendre
en compte, s’intéresser à ce qu’il dit, faire avec lui et non pas à ses dépens ou contre lui.
Après avoir pointé la part de vérité que contient le délire, Freud va encore plus loin et fait
de ce qui était le problème majeur de la paranoïa sa voie de sortie.
Malgré cette floraison de propositions théoriques, Freud avoue une difficulté
fondamentale dans l’approche de la paranoïa : le fait que ces patients se trouvent
davantage dans des institutions que sur le divan. Encore une fois, il dit que ce manque de
contact rend plus difficile l’investigation psychanalytique et plus lente la tâche de leur
trouver un traitement adéquat :

140
L’investigation analytique de la paranoïa nous offre, à nous médecins qui
n’exerçons pas dans des établissements publics, des difficultés d’une nature
particulière. Nous ne pouvons pas accepter de tels malades ou nous ne
pouvons pas les garder longtemps, parce que la perspective d’un succès
thérapeutique est la condition de notre traitement. (Ibid., p. 232).

Toutefois, il n’est pas sûr que la psychanalyse puisse soigner les paraphréniques.
Pour cette raison, Freud préférait, en général, déconseiller la prise en charge. Mais pas
complètement. Sa position est ici ambiguë, étant donné que lui-même acceptait ces
patients et qu’il avait déjà constaté que, dans certains cas, la psychanalyse pouvait montrer
son efficacité. Autrement dit, Freud ferme et ouvre à la fois les possibilités d’intervention
de la psychanalyse.
Dans son article sur Schreber, il est clair que l’intention de Freud n’est pas de
discuter l’approche clinique de la paranoïa, mais bien sa causalité psychique. La clinique
ne peut pas être l’objectif de Freud dans cet article pour le simple motif que Schreber n’a
jamais fait l’expérience de l’analyse et que le traitement qu’il a eu dans les asiles a été
entièrement inscrit dans le savoir médical. Pour autant, les mémoires de Schreber
contiennent au moins quatre éléments essentiels pour penser la clinique : son délire, l’acte
d’écrire ses mémoires, sa liberté physique et la récupération de ses droits. Ces éléments
précieux sur le développement de l’état psychique de Schreber nous offrent des indices
sur ce qui l’a aidé dans son processus de cure.
Cependant, l’hypothèse freudienne rencontre beaucoup de résistance dans le
milieu psychiatrique de son époque. Bleuler, par exemple, s’y est opposé nettement. Il
n’a jamais accepté l’hypothèse du refoulement de l’homosexualité comme cause de la
paranoïa. Et ce n’est pas parce que la centralité de l’homosexualité dans un tel débat le
dérangeait. Ses critiques reposaient surtout sur le fait que Freud avait proposé une théorie
générale à partir de l’analyse d’un seul cas, ce qui n’avait aucun sens dans l’esprit
scientifique de ce psychiatre. Juste après avoir lu l’article de Freud, Bleuler lui écrit :

Mais je ne connais pas encore assez les raisons qui vous poussent à certaines
hypothèses et notamment à la généralisation. Je connais également des cas où
la lutte entre homosexualité et hétérosexualité pouvait être observée, non au
début de la maladie, mais au début de son déclenchement manifeste. Mais

141
j’aurais besoin au moins de beaucoup d’expériences pour pouvoir tirer la
conclusion que cette lutte serait la cause essentielle de l’accès aigu. (Bleuler à
Freud, lettre du 06 oct. 1911, 2016, p. 123).

Sachant l’audace de ses hypothèses et anticipant les résistances de ses collègues


non psychanalystes, Freud laisse au futur le dernier mot sur ses propositions : « Il
appartient à l’avenir de décider si dans la théorie est contenu davantage de délire que je
ne le voulais, ou dans le délire plus de vérité que d’autres ne le trouvent aujourd’hui
croyable. » (Freud, 1911/1993, p. 301). Désormais, même pour les psychanalystes, penser
la paranoïa dans un lien de causalité direct avec l’homosexualité semble étrange et
simpliste. Mais Freud savait qu’il y avait quelque chose d’important derrière ces multiples
expériences de fantasmes homosexuels ratés dans la clinique des paranoïas. Ces
fantasmes étaient trop fréquents pour que cela soit une simple coïncidence. L’avenir nous
a montré que la théorie freudienne n’était - évidemment - pas absurde, mais qu’il fallait
la réinterpréter avec de nouveaux outils. Quoiqu’elle nous semble réductrice, elle a éclairé
ce qu’il y a de fondamental dans la paranoïa : les rapports entre le sujet et son altérité.
Dans ce cas, le recours de Freud à l’homosexualité est un recours à ce qui se met en place
comme égal aux dépens de ce qui est conçu comme différent. L’homo et l’hétéro, le un
et le multiple, le moi et l’autre. Il s’agit, dans la paranoïa, de l’élaboration de ces duos.
C’est cette question qu’il faut lire dans le dit de Freud :

(…) il y a, toutefois, ce qu’on peut appeler une intuition psychanalytique


fondamentale au sujet des psychoses. Cette intuition fait référence à
l’impossibilité de quelconque médiation symbolique des identifications et de
l’altérité en fonction d’une fixation à un stade de développement et de
maturation narcissique […]. Le problème de la défense contre
l’homosexualité, c’est, au fond, la façon freudienne de dire que dans la
psychose paranoïaque, toute reconnaissance de soi dans l’autre est vécue de
manière menaçante et envahissante, ce qui installe une personnalité formée à
partir de l’intériorisation des identifications sur une voie constamment
collapsée (Safatle, 2011, p. 5)22.

22
La traduction est de moi.

142
Cette thèse, qui semble désormais étrange et insensée, veut tout simplement dire
que ce qui est en jeu dans un tel « refoulement », c’est la constitution du sujet à partir de
ses expériences d’altérité, dans l’ordre de l’identification et de l’amour. Se défendre d’un
désir homosexuel serait, au fond, se défendre d’une identification de soi chez l’autre, pour
ainsi bloquer les investissements d’objets et conserver la pulsion dans le moi. Le
problème de l’homosexualité dans la paranoïa, c’est alors un problème de l’un au niveau
de la libido. Cela parle d’une impossibilité, d’une barrière dans l’accès au registre de
l’autre sans que cet autre soit dangereux ou menaçant.
Au-delà de la formalisation de l’hypothèse du refoulement de l’homosexualité,
l’étude par Freud de l’ouvrage de Schreber est tout aussi importante, et doit être reconnue
comme la mise en place d’un mouvement de pensée qui deviendra quelques années plus
tard, en 1915, sa métapsychologie. C’est ici qu’il fixe les bases de la paranoïa dans un
certain comportement libidinal qui lui est propre : la régression à un état d’auto-érotisme
et, par conséquent, la perte du lien avec les objets extérieurs ; sans compter les avancées
sur la grammaire de la libido. Dans ce sens, nous pouvons affirmer que le comportement
de la libido (qui se dirige vers le moi dans ce cas) est au centre des préoccupations
théoriques freudiennes. C’est donc le début d’une recherche métapsychologique. C’est
pour cette raison qu’environ trois ans plus tard, il publie l’article « Introduction au
narcissisme » (1914) et que l’année suivante verra l’apparition de « Pulsions et ses
destins » (1915).
Néanmoins, avant de passer à l’approfondissement de la théorie du narcissisme,
nous allons examiner de près un nouveau cas analysé par Freud comme une paranoïa issue
d’un refoulement de l’homosexualité.

2.3.2 - La dame persécutée par son amant (1915)

En 1915, Freud publie un article intitulé : « Communication d’un cas de paranoïa


contredisant la théorie psychanalytique ». La théorie en question est le refoulement de
l’homosexualité et la contradiction est d’un ordre purement rhétorique. Dans cet article,
Freud traite du cas d’une femme de 30 ans qu’il voit deux fois à la demande d’un avocat.

143
Cette dame avait pris un avocat dans le but de se protéger légalement des persécutions
d’un homme qui, dans le contexte d’un rapport amoureux, avait demandé à des
« spectateurs invisibles » de prendre des photos de leur rencontre. Ces photos pouvaient
ainsi servir à l’exposer et la couvrir de honte de telle sorte qu’elle perdrait son emploi.
L’avocat se méfie de la véracité du récit de la dame et demande à Freud de lui dire s’il
s’agissait d’un fait ou d’un délire.
Dans le cabinet de Freud, cette dame raconte son histoire à la demande pressante
de son avocat. Malgré sa méfiance de se retrouver face à un inconnu, elle ne présente
aucun degré de honte ou d’embarras pour exposer les détails de son vécu. Elle mène une
vie tranquille auprès de sa vieille mère de qui elle prend soin. Son père est déjà mort et
elle n’a ni frère ni sœur. Son chagrin commence dans l’institut où elle occupe un poste de
responsabilité. Là-bas, elle rencontre un homme très cultivé et avenant, pour lequel elle
éprouve une grande sympathie. Toutefois, les conventions sociales – non mentionnées par
Freud – les empêchent d’assumer leur liaison. Malgré cette impossibilité, cet homme lui
propose un rendez-vous dans son hôtel, auquel elle se rend puisqu’il lui a promis qu’elle
ne risquerait rien.

Là, on en vint donc aux baisers et aux enlacements, ils se couchèrent l’un près
de l’autre, il admira sa beauté en partie dévoilée. Au milieu de cette heure du
berger, elle fut effrayée par un bruit qui ne se produisit qu’une fois, comme un
battement ou un déclic. Cela venait de la région du bureau, lequel était placé
en biais devant la fenêtre ; l’espace compris entre la table et la fenêtre était en
partie occupée par un lourd rideau. Elle raconta qu’elle avait aussitôt demandé
à son ami ce que signifiait ce bruit, et qu’elle avait obtenu de lui comme
renseignement que cela provenait vraisemblablement de la pendulette posée
sur le bureau ; je prendrai quant à moi, la liberté de faire plus tard une
remarque sur cette partie de son compte rendu.
Quittant la maison, elle était encore dans l’escalier quand elle rencontra
deux hommes qui, à sa vue, se chuchotèrent quelque chose. Un des deux
inconnus portait un objet enveloppé comme un coffret. La rencontre occupa
ses pensées ; encore sur le chemin de retour, elle forma cette combinaison : ce
coffret pouvait facilement avoir été un appareil photographique, l’homme qui
le portait, un photographe qui, pendant qu’elle se retrouvait dans la chambre,
était resté caché derrière le rideau, et le déclic qu’elle avait entendu, le bruit
du déclenchement après que l’homme eut repéré la situation partiellement

144
critique qu’il voulait retenir en image. Dès lors, il fut impossible d’imposer
silence à sa défiance envers son aimé ; elle le persécuta oralement et par écrit
en exigeant qu’il lui donne éclaircissement et apaisement, et en lui adressant
des reproches, mais elle se révéla inaccessible aux assurances qu’il lui donnait
par lesquelles il plaidait pour la sincérité de ses sentiments à lui et l’absence
de fondement de sa suspicion à elle. Elle s’adressa finalement à l’avocat, lui
raconta son expérience vécue et lui remit les lettres qu’elle avait, en cette
circonstance, reçues de celui qu’elle suspectait. Plus tard, je pus prendre
connaissance de quelques-unes de ces lettres ; elles me firent la meilleure
impression ; leur contenu principal était la déploration qu’une si belle et tendre
entente ait été ruinée par cette funeste idée morbide. (Freud, 1915d/1988, p.
312-313).

Jusqu’à ce moment, la littérature psychanalytique avait démontré que les délires


de persécution des paranoïaques portaient sur quelqu’un du même sexe que le persécuté,
puisqu’il s’agissait d’un amour homosexuel refoulé. La ruse de Freud consiste donc à dire
que ce cas contredit cette hypothèse parce que cette dame se sent persécutée par quelqu’un
dont le sexe est différent du sien. Autrement dit, si le refoulement de l’homosexualité se
trouve en fait dans la causalité de la paranoïa et si l’objet persécuteur est celui qui a été
autrefois aimé par le sujet, cette dame ne peut pas être paranoïaque malgré son évident
délire : « La demoiselle semblait se défendre de l’amour pour un homme en transformant
directement l’aimé en persécuteur ; de l’influence de la femme, d’une rébellion contre
une liaison homosexuelle, il n’y avait pas trace. » (Ibid., p. 314).
Pas convaincu, Freud invite la jeune dame à retourner dans son cabinet encore
une fois. Il essaie d’avoir plus de détails sur cette rencontre et sur ce qui se passait ailleurs
dans sa vie, avant d’émettre un quelconque diagnostic ; en outre, il n’était pas convaincu
de cette contradiction qui mettait en cause son hypothèse. Lors de cette rencontre, elle
précise qu’elle commençait à se méfier des intentions du jeune homme, l’ayant vu parler
à voix basse à une vieille dame qui travaillait avec eux. Cette collègue ressemblait à sa
mère et, du coup, elle éprouvait à son égard beaucoup de tendresse. Cette scène lui donne
la certitude que son amant a tout raconté à la dame sur leur rencontre, ce qui signifie qu’il
a trahi leur secret. L’entrée de la « maternelle vieille dame » dans cette histoire change
complètement les possibilités d’interprétation de Freud. Elle sera ainsi désignée par lui
comme le persécuteur originel dans une sorte de condensation avec la mère qui apparaît
désormais dans une position d’aimée et de castratrice du rapport amoureux que sa fille

145
entretenait avec son amant. Avoir fabriqué l’amant comme persécuteur est, ainsi, un
second moment de son délire. C’est d’abord la mère et ensuite la vieille dame du bureau
qui occupent cette place : « L’homme aimé était devenu persécuteur, non pas directement,
mais par la voie qui passe par la mère, à qui avait été dévolu le rôle principal dans la
première formation délirante. » (Ibid., p. 317).
L’analyse de Freud est particulièrement complexe car elle prétend prendre en
compte divers éléments puisés dans le présent de la patiente mais aussi dans son enfance.
Il soulève des questions sur son complexe d’Œdipe, sur ses fantasmes et identifications
infantiles, sur son rapport avec sa mère, sur la possibilité que le bruit attribué à la photo
soit une sorte d’hallucination, sur les voies de formations du délire de persécution, etc.
Un tel réseau d’informations concentrées dans une rapide analyse rend l’argumentation
de Freud tellement dense qu’elle en devient même un peu floue, laissant l’impression
qu’il aurait déplacé les lignes jusqu’à faire résonner ce cas précis avec son hypothèse du
refoulement de l’homosexualité dans l’impossibilité de réviser sa théorie. Cette
gymnastique conceptuelle annonce peut-être la fin proche de la centralité de cette
hypothèse dans la pensée freudienne.
Bien que cette jeune dame ne devînt jamais une patiente régulière de Freud - tout
indique qu’ils ne se sont rencontrés que deux fois – c’est bien ce cas que Freud décide de
publier. Il est intéressant de noter qu’après ses premiers écrits sur les psychonévroses de
défense, Freud n’avait plus publié un seul cas de psychose qu’il a accompagné plus
longuement dans son cabinet. Alors que par ses correspondances nous savons qu’il a
toujours été actif dans cette démarche clinique, pour une raison qui nous est inconnue et
qui nous prive d’autres détails, de 1896 à 1915, il a préféré publier l’analyse d’un livre de
mémoires (cas Schreber) et celle de ces deux entretiens, à la place de l’analyse plus
complète d’un autre cas qu’il aurait personnellement suivi.
Bien au-delà de l’hypothèse toujours problématique du refoulement de
l’homosexualité, ce que Freud rend tangible à partir de ces deux dernières études cliniques
– Schreber et la dame persécutée par son amant – c’est que toutes les manifestations de
la paranoïa, et des paraphrénies dans leur globalité, ont une même toile de fond : la
régression libidinale. Cette régression libidinale est à la fois ce qui définit les paraphrénies
et ce qui les met en contradiction avec la méthode psychanalytique :

Ces malades, que j’ai proposé de désigner du nom de paraphrènes, montrent


deux traits de caractère fondamentaux : le délire des grandeurs et le fait qu’ils

146
détournent leur intérêt du monde extérieur (personnes et choses). Par suite de
cette dernière modification, ils se soustraient à l’influence exercée par la
psychanalyse, devenant inaccessibles à nos efforts pour les guérir. (Freud,
1914b/2005, p. 218).

Vu sous cet angle, il est difficile d’imaginer une voie de sortie thérapeutique,
puisqu’à l’intérieur même de la définition freudienne de paraphrénie il y a l’impossibilité
d’obtenir les résultats souhaités dans ces cas. En résumé, le retrait libidinal empêche toute
forme de thérapie. Pour qu’il y ait du transfert, il faut avoir d’abord une parcelle de la
libido tournée vers l’extérieur. En l’occurrence, pour avancer sur ce point, il faut soit
bouger le concept, soit repenser la méthode psychanalytique, soit prendre les deux
options.
Nous dirons que l’application, chez les psychotiques, de la méthode
psychanalytique telle qu’elle était pensée pour les névrosés empêchait Freud de voir qu’il
y avait bien un sorte de transfert chez ces patients, qui n’était pas le même et ne répondait
pas de la même manière.
En tout cas, cette idée, qui n’est pas nouvelle dans la théorie freudienne, d’une
régression pulsionnelle qui empêche le transfert sera mieux explorée et gagnera des
contours plus nets, en 1914, dans l’article « Introduction au narcissisme ». Cette
régression, sous le nom de narcissisme, n’est autre qu’une version nouvelle et plus
élaborée de l’hypothèse qui tentait de rendre compte des paraphrénies à partir de
l’autoérotisme infantile, présentée et travaillée surtout dans les « Trois essais sur la
théorie sexuelle » (1905). A ce moment, Freud avait déjà fait le lien entre l’autoérotisme
et l’homosexualité. C’est donc à partir de ce lien qu’il peut penser, à l’occasion de son
analyse du cas Schreber, qu’il y a un rapport entre homosexualité et paranoïa. Ce qu’on
voit avec insistance sous la plume de Freud, c’est la tentative de tirer les conséquences de
cette régression de la libido. C’est donc par cette voie qu’en plus de l’autoérotisme, un
autre concept va gagner de la force : le narcissisme. Cette notion, qui apparaît dans le cas
Schreber comme une sorte de synonyme de l’autoérotisme, sera désormais isolée lorsque
Freud décide d’approfondir cette investigation dans « Introduction au Narcissisme ». Le
désinvestissement libidinal des objets extérieurs et le retour de la libido vers le moi
constituent ainsi la base de ce qui deviendra, dans la suite des investigations freudiennes,
les névroses narcissiques.

147
2.4 – Les névroses narcissiques

Grâce aux études de Freud sur la paranoïa et la schizophrénie, son concept de


narcissisme a pu être mieux taillé et développé dans l’article « Introduction au
narcissisme » (1914). Comme conséquence, on a la catégorie des névroses narcissiques
qui est la première proposition freudienne pouvant être considérée comme l’ancêtre direct
de celle des psychoses. Les névroses narcissiques vont alors contenir la paranoïa, la
schizophrénie et la mélancolie et vont s’opposer aux névroses de transfert – groupe formé
par l’hystérie, la névrose obsessionnelle et la phobie. L’introduction de la notion de
narcissisme comme concept central a permis à Freud de laisser tomber l’utilisation de la
catégorie neutre de paraphrénie pour enfin réintroduire dans le champ psychanalytique la
possibilité de nommer la globalité des affections psychiques selon ses propres concepts.
Pour la première fois, des catégories proprement psychanalytiques sont créées pour rendre
compte de la problématique du diagnostic.
Ce n’est pourtant pas avec « Introduction au narcissisme » que Freud nous offre
la catégorie des névroses narcissiques, mais un an plus tard, en 1915, dans « Pulsions et
ses destins » et « L’inconscient ». Les noms des catégories nosographiques freudiennes
de cette époque traduisent déjà ce qui se passe au niveau clinique : une position
narcissique ou une position de transfert. Soit le transfert est présent et en acte, soit cette
capacité est compromise ; c’est l’économie, la dynamique et la topique pulsionnelle –
vers l’intérieur ou vers l’extérieur – qui ouvriront ou non les possibilités de l’installation
de ce rapport indispensable au traitement. En soutenant que le mécanisme central de
toutes les psychonévroses est le refoulement, Freud dira que, dans les névroses
narcissiques, après le refoulement, la libido soustraite ne cherchera pas un nouvel objet,
elle se repliera sur le moi ; cette récusation de la réalité extérieure a pour conséquence la
reconstitution d’un état primitif de narcissisme. Ce retrait de libido serait ainsi la cause
de la difficulté pour ces névrosés d’établir une relation de transfert, ce qui fonde ladite
inaccessibilité au traitement. La discussion sur la possibilité de transfert chez les névrosés
narcissiques sera désormais la pierre angulaire de toute discussion clinique sur ces
patients.
La notion de narcissisme attire l’attention de Freud sur un autre cadre clinique
très important qui avait été jusqu’alors presque laissé de côté : la mélancolie. Elle avait
déjà été citée dans le « Manuscrit G » de 1895, où il tente de la définir à partir de ses

148
observations en arrivant à des conclusions comme : « L’affect qui correspond à la
mélancolie est celui du deuil, c’est-à-dire le regret amer de quelque chose perdu. Il
pourrait donc s’agir dans la mélancolie d’une perte – d’une perte dans le domaine de la
vie pulsionnelle. » (Freud 1895b/2009, p. 93). Cette même idée peut désormais être
approfondie et développée à partir de la notion de narcissisme ; c’est ce que Freud a fait
dans l’article « Deuil et mélancolie », écrit en 1915 et publié en 1917. Le narcissisme
permet à Freud de situer la mélancolie dans son nouveau réseau nosographique. Toutefois,
penser la mélancolie à partir du narcissisme, c’est-à-dire penser la mélancolie à partir du
retrait de la libido vers le moi, a comme conséquence de la classer du côté des névroses
narcissiques malgré les très grands écarts que présentent ses manifestations
symptomatiques par rapport à la paranoïa et à la schizophrénie.
Et en ce qui concerne ces différences, il est important de noter que ces catégories
cliniques (paranoïa, schizophrénie et mélancolie) ont toujours été traitées de manière
différente dans l’œuvre de Freud. Même si ces affections ont été déjà réunies dans un seul
ensemble – celui des névroses de défense ou plus tard celui des paraphrénies – jamais
Freud n’a confondu les manifestations typiques de chaque sous-catégorie. Toutefois, c’est
en 1915, comme une de ses réflexions sur le narcissisme, que s’affirme un premier grand
geste de séparation entre schizophrénie et paranoïa. D’un côté, il a placé la paranoïa
comme conséquence d’un retrait de la libido liée au caractère homosexuel de la pulsion ;
de l’autre, il y avait la schizophrénie comme conséquence d’un retrait libidinal beaucoup
plus radical. Les modifications exigées par l’introduction de la notion de narcissisme dans
la théorie freudienne des névroses ne contredisent pas, a priori, l’hypothèse du
refoulement de l’homosexualité ; situation qui changera complètement après la nouvelle
configuration de l’appareil psychique – connue comme la deuxième topique.
Si, jusqu’à ce moment, Freud s’était plus dédié à l’étude de la paranoïa que de
la schizophrénie – comme le montrent les cas analysés précédemment – à partir du
moment où il se donne la tâche d’écrire un article métapsychologique sur l’inconscient,
c’est de la schizophrénie qu’il aura besoin. Dans l’article « L’inconscient » de 1915,
Freud destinera donc un chapitre entier à la schizophrénie, car il savait, depuis 1900 avec
« L’interprétation du rêve », que les schizophrènes exhibent le fonctionnement de
l’inconscient sans aucune barrière : « Les excitations inconscientes soumettent le Pcs,
[système préconscient], dominent à partir de lui nos paroles et nos actions, ou bien
obtiennent par contrainte la régression hallucinatoire et dirigent l’appareil (…). Cet état,
nous l’appelons psychose. » (Freud, 1900/2004, p. 622). Il est alors tout à fait naturel que

149
Freud revienne vers la schizophrénie pour analyser avec plus de détails les
investissements d’objets, les représentations d’objets, le déplacement, la condensation, le
transit des représentations entre les systèmes, etc.
C’est donc, sans aucun doute, grâce à la schizophrénie que Freud peut avancer
dans ses hypothèses sur le fonctionnement de l’inconscient en termes dynamiques,
économiques et topiques, car « seule l’analyse d’une des affections que nous nommons
‘psychonévroses narcissiques’ promet de nous fournir des conceptions grâces auxquelles
l’énigmatique Ics [inconscient] sera rapproché de nous et rendu, pour ainsi dire,
saisissable » (Freud, 1915b/1988, p. 236). Ainsi, dans une sorte de mouvement
dialectique, le fonctionnement de l’inconscient aidera Freud à comprendre les
schizophrénies, au même titre que l’observation des schizophrénies l’aidera à créer ses
hypothèses sur le fonctionnement de l’inconscient.

Nous allons maintenant présenter les discussions de cas faites par Freud à partir
de la mise en œuvre de son hypothèse des névroses narcissiques. Autour de cette période,
Freud nous apporte trois cas de paranoïa (deux en 1917, à l’occasion de ses
« Conférences », et un autre dans un article de 1921). En plus, il s’attachera à deux cas de
schizophrénie dans son célèbre article de 1915 sur l’inconscient : un cas suivi par lui-
même et l’autre par le psychanalyste Viktor Tausk. Commençons par ces deux derniers.

2.4.1 – La dame aux yeux tournés et l’homme aux trous au visage


(1915)

Le cas de Tausk cité par Freud dans l’article « L’inconscient », est celui d’une
jeune fille qui se plaint d’avoir les yeux retournés. La patiente explique elle-même à son
médecin, de manière cohérente et bien articulée, que ce phénomène se serait produit après
une dispute avec son compagnon. En lui faisant des reproches, elle dit qu’il était hypocrite
et un « tourneur d’yeux ». En allemand, langue de la patiente, « tourneur d’yeux » se dit
Augenverdreher et cette expression a le sens de « trompeur », donc un tourneur d’yeux
est un trompeur. Le problème est que, dans son discours, cette patiente dit qu’elle avait

150
les yeux tordus parce qu'elle avait été victime d’un tourneur d’yeux, mais, en fait, ses
yeux étaient en parfait état. Un tel discours révèle la raison de la souffrance de la patiente
et nous voyons bien que ses symptômes sont directement liés aux mots qu'elle utilise pour
décrire les causes alléguées. Le mot utilisé pour décrire son petit ami est ce qui agit
directement sur son corps provoquant des changements ou des sensations – c'est ce que
Freud appelle la « langage d'organe ». Pour cette patiente, les mots sont si puissants
qu’elle sent qu'ils agissent sur son corps, de façon directe et non pas métaphorique. Ou,
comme dirait Lacan, dans la schizophrénie c’est le signifiant qui agit et non pas le signifié.
En d'autres termes, la patiente ne souffrait pas parce qu'elle pensait avoir été trompée (au
sens figuré de tourner les yeux), mais parce qu'elle a eu les yeux tournés par son petit ami.
Freud complète l'analyse de cet exemple en faisant une analogie avec l'hystérie. Selon lui,
une hystérique aurait tourné les yeux convulsivement, et elle n’aurait rien dit a priori sur
ce phénomène corporel : elle n'y aurait pas pensé consciemment. Dans l’hystérie, le
changement organique est un symbole du trauma et c’est alors comme symbole qu’il va
s’y substituer. Tandis que dans la schizophrénie, la cause et l’effet sont actualisés dans le
discours et le rapport de symbolisation est vide. (Simanke, 1994, p. 156).
L’autre cas référé dans cet article, est celui d’un homme cette fois-ci, un patient
de Freud :

Un patient que j’observe actuellement se laisse détourner de tous les intérêts


de la vie par le mauvais état de la peau de son visage. Il affirme avoir dans le
visage des points noirs et des trous profonds que tout un chacun, lui, regarde.
L’analyse démontre qu’il joue tout son complexe de castration sur sa peau
(…). Il est évident que pressurer le contenu des points noirs est pour lui un
substitut de l’onanisme. La cavité qui, là-dessus, apparaît par sa faute est
l’organe génital féminin, c’est-à-dire, l’accomplissement de la menace de
castration provoquée par l’onanisme (ou plutôt de la fantaisie qui la
représente). (Freud 1915b/1988, p. 240).

Très rapidement et sans entrer dans les détails de ce cas de schizophrénie, Freud
cautionne sa théorie sur la formation du symptôme : c’est à partir du déplacement d’un
mot à l’autre et non à partir de la substitution d’un objet à un autre que le schizophrène
fabrique ses symptômes : un pore et un vagin n’ont rien de commun, mais « un trou est
un trou » (Ibid., p. 241), quelle que soit sa signification. Ces réflexions sur le

151
comportement des mots dans les névroses de transfert et dans les névroses narcissiques
conduisent Freud à dire que « dans la schizophrénie, les mots sont soumis au même procès
qui (…) fait les images des rêves et que nous avons appelé le processus primaire
psychique » (Ibid., p. 239). Autrement dit, dans la schizophrénie les mots se comportent
comme les choses. Les investissements d’objet sont, comme il avait déjà insisté,
abandonnés, alors que les investissements de mots qui correspondent aux objets sont
maintenus. Le narcissisme primaire exprime le mouvement de la pulsion dans un appareil
psychique dominé par le principe du plaisir et par le processus primaire. Et c’est dans
cette idée que se trouve la nouveauté de la théorie freudienne. On savait depuis très
longtemps que dans les paranoïas et schizophrénies il y avait un désinvestissement d’objet
et un retour de la libido sur le sujet propre, mais ici Freud fait un pas de plus. Cette libido
détachée des objets, en se retournant va se lier aux représentations de mots ; telle est la
base des symptômes des névroses narcissiques.
On peut considérer cette avancée comme la plus importante de Freud à la période
où il écrit ces lignes. Il éclaircit, pour la première fois, après des années de recherche et
d’échanges avec ses collègues psychanalystes et psychiatres, le mécanisme psychique en
jeu dans cette affection : le retrait de la libido des objets et le surinvestissement, dans le
moi, des représentations de mot. Plus précisément, la libido retirée des représentations
d’objet se recueille dans le moi où elle va investir les représentations de mots en faisant
fonctionner ces mots comme des objets. Autrement dit, les lois de l’inconscient –
déplacement et condensation – a priori appliquées sur des représentations d’objet vont
faire travailler, dans la schizophrénie et la paranoïa, les représentations de mots. Cela veut
dire que ce qui est refoulé, ce qui est renvoyé à l’inconscient pour maintenir la stabilité
de l’appareil psychique dans la névrose de transfert, se manifeste en surface chez les
névrosés narcissiques. En d’autres termes : l’inconscient est tourné vers l’extérieur. Ce
qui explique le fonctionnement du langage dans ces cas.

2.4.2 – La dame jalouse (1917)

Dans son cours aux stagiaires de psychiatrie de l’Hôpital Général de Vienne


(rattaché à l’Université de Vienne), Freud a donné une série de leçons entre 1915 et 1917
qui, a posteriori, ont été publiées sur le nom de « Leçons d’introduction à la

152
psychanalyse ». Au total, Freud a fait vingt-huit séminaires dont le seizième et le vingt-
sixième contiennent chacun un cas de psychose qui méritent d’être rapportés.
Dans la leçon XVI – Psychanalyse et Psychiatrie, Freud tente de montrer en quoi
ces deux disciplines se distinguent tout en suggérant que la psychiatrie pouvait, sans
aucune contradiction épistémologique, se servir de la psychanalyse. Freud était convaincu
que la psychanalyse convenait à la psychiatrie et que si elle rencontrait toujours des
résistances, la cause n’en était pas les incompatibilités théoriques entre les deux
disciplines mais bien les psychiatres eux-mêmes : « Il n’y a rien, dans l’essence du travail
psychiatrique, qui pourrait se dresser contre la recherche psychanalytique. Ce sont donc
les psychiatres qui s’opposent à la psychanalyse, pas la psychiatrie. » (Freud, 1917a/2000,
p. 263).
Afin d’illustrer ses arguments conceptuels, Freud présente le cas d’une dame qui
souffrait de délires de jalousie. Ainsi, il pourra démontrer comment psychanalyse et
psychiatrie aurait, chacune, traité cette même situation clinique.
Le cas présenté est celui d’une dame de 53 ans, aimable et simple, selon Freud.
Elle vit très bien avec son mari à la campagne où il dirige une usine. Ils ont deux fils déjà
adultes, fruits d’un mariage d’amour, sans dispute, ni jalousie. Toutefois, il y a un an, une
chose étrange s’est produite :

Elle avait sur-le-champ donné créance à une lettre anonyme accusant son
excellent mari d’avoir une liaison amoureuse avec une jeune fille, et depuis
son bonheur est détruit. Plus précisément, le déroulement était à peu près le
suivant : elle avait une femme de chambre avec laquelle elle parlait peut-être
trop souvent de choses intimes. Cette jeune fille en poursuivait une autre d’une
hostilité franchement haineuse, car cette dernière avait bien mieux fait son
chemin dans la vie, bien qu’elle ne fût pas de meilleure extraction. Au lieu de
se placer, la jeune fille avait acquis une formation commerciale, était entrée à
l’usine (…). Celle qui est restée à la traîne dans la vie était naturellement prête
à dire toutes les méchancetés possibles sur son ancienne camarade de classe.
Un jour, notre dame s’entretenait avec la femme de chambre (…). Elle ne sait
comment il se fit qu’elle déclara soudain : « Pour moi le plus effroyable serait
s’apprendre que mon bon mari, lui aussi, a une liaison. » Le jour suivant, elle
reçut par la poste une lettre anonyme qui, avec une écriture déguisée, lui faisait
cette communication dont elle avait pour ainsi dire invoqué la survenue. Elle
en conclut – probablement avec raison – que la lettre était l’œuvre de sa

153
méchante femme de chambre, car celle qui était désignée comme étant la
maîtresse de son mari était précisément cette demoiselle que la servante
poursuivait de sa haine. Mais, bien qu’elle perçât aussitôt l’intrigue à jour et
qu’elle eût fait suffisamment l’expérience, dans son foyer, du peu de croyance
que méritaient de lâches dénonciations de ce genre, il arriva que cette lettre
l’abattît instantanément. Elle tomba dans une effroyable agitation et envoya
aussitôt chercher son mari pour lui faire les plus violents reproches (…). Il
suffisait qu’elle entende prononcer le nom de la demoiselle ou qu’elle la
rencontre dans la rue pour que cela déclenche en elle un nouvel accès de
méfiance, de douleur et de reproches. (Ibid., p. 257-258).

Il s’agit, selon Freud, d’un délire de jalousie. Face à un tel récit, ce que le
psychanalyste doit faire, c’est tout d’abord écouter en ayant deux choses à l’esprit : qu’il
s’agit d’un point d’intense souffrance pour le sujet concerné et qu’il y a là, un sens. Ce
sens, c’est ce qu’il doit trouver pour comprendre d’où vient cette idée délirante et
pourquoi elle s’est installée. En revanche, pour le psychiatre, un délire n’est qu’un
incident ou une erreur qui sert à indiquer la présence d’une maladie. Son origine est
héréditaire et son contenu n’a pas vraiment d’importance. L’idée délirante doit disparaître
pour que le sujet retrouve sa santé.
L’investigation clinique sur le contexte de vie de cette dame et l’interprétation
de son délire mènent Freud à une information nouvelle : « Il existait en elle, pour sa part,
un intense état d’amour pour un jeune. » (Ibid., p. 260). Non pas par hasard, il s’agissait
du jeune qui avait demandé à Freud de la prendre en charge. Le conflit est d’autant plus
intense que ce jeune homme est son gendre. L’amour que cette belle-mère ressentait pour
le mari de sa fille, par son « immoralité » et son impossibilité, ne pouvait pas devenir
conscient. Son intérêt pour ce jeune homme non seulement a été poussé vers l’inconscient
mais est retombé sur son mari sous une forme inversée. Cette projection lui permettait de
penser que ce n’était pas elle qui aimait un jeune homme, mais lui qui aimait une jeune
fille : « Alors, elle était soulagée de la pression que son infidélité faisait peser sur sa
conscience. » (Ibid., p. 261).
Tout au long de cette leçon, Freud ne rentre pas dans les polémiques
diagnostiques ; il n’attribue à cette femme aucune référence nosographique. Ni paranoïa,
ni névrose narcissique. Tout ce qu’il dit, c’est qu’elle a des idées délirantes. Il ne dit rien
non plus de son hypothèse à l’égard de ce type de délire. Alors que dans le cas Schreber,

154
il avait décrit les déplacements qui pouvait provoquer les délires de jalousie, Freud
n’accorde ici aucune place à son hypothèse du refoulement de l’homosexualité – vérifiée
pourtant à plusieurs reprises et confirmée par lui à peine deux ans auparavant. De la même
façon, Freud ne fait ici aucune référence sur comment le désinvestissement des objets et
le narcissisme pouvaient jouer un rôle important dans les dynamiques psychiques qui
mènent à l’apparition d’une idée délirante. Freud est ici dans une dimension clinique,
pratique. Le cas raconté a été suivi par lui-même. Il connaît ce type de patient, ce type de
symptômes, il a un certain savoir-faire qui, à son avis, est très utile à la psychiatrie, malgré
les résistances qu’elle y met. Son objectif est d’explorer la dimension clinique du délire
et de donner des indices sur la manière d’intervenir. Il s’adresse à des praticiens en tant
que tels. Voici les conseils théorico-cliniques que donne Freud concernant les délirants :

 l’idée qui a causé le délire peut être présente avant, à l’état appréhension ou
du souhait ;
 le délire est toujours riche de sens, bien motivé et s’inscrit dans une expérience
d’affect ;
 il est nécessaire puisque conséquence d’un processus psychique inconscient ;
 il est déterminé par l’expérience vécue du sujet ;
 il ne peut pas être aboli par une référence à la réalité ou par des arguments
logiques.

À ce moment de son œuvre, Freud a déjà sa position théorique sur les formations
délirantes et bien qu’il changera encore sa conception nosographique en abandonnant le
terme de névroses narcissiques au profit de celui de psychoses, il ne touchera pas à sa
conception de délire – qui reste la même depuis le cas Schreber. Les délires proviennent
aussi bien du détachement forcé de la libido des objets, en se convertissant en libido
narcissique, que de la tentative de la libido de parvenir à nouveau aux objets, ce qui n’est
rien d’autre qu’une tentative de guérison.
Malgré toutes ces avancées au niveau d’une compréhension plus complète du
délire et de sa formation, Freud avoue sans hésitation qu’aucun savoir, jusqu’alors, n’a eu
les moyens d’exercer une quelconque influence sur les délires. Même lorsque la
psychanalyse fait apparaître ce qui a pu le causer, le délire ne change pas forcément. Or,
c’est cette différence fondamentale entre le délire et les symptômes hystériques ou

155
obsessionnels qui amène Freud à ce sentiment d’impuissance face aux psychotiques.
L’énoncé le plus fondamental de la clinique psychanalytique – celui qui dit que lorsque
le contenu refoulé peut être accepté par le conscient, le symptôme disparaît – est, dans ce
cas, invalide. Dans son insuffisance thérapeutique, la psychanalyse se contente d’analyser
ces patients dans le but de les étudier et, à plus ou moins long terme, être en mesure de
proposer une intervention effective. Le point de vue de Freud est ici très clair : la
psychanalyse ne peut pas offrir un traitement adéquat aux personnes atteintes d’idées
délirantes, mais cela ne veut pas dire que les psychanalystes ne doivent pas les prendre
en charge puisque c’est le seul moyen, un jour, de pouvoir les guérir.

2.4.3 – Le jeune médecin (1917)

Si, dans le cas précédent, l’hypothèse du refoulement de l’homosexualité est


absente de la réflexion de Freud, les trois cas suivants sont complètement traversés par
cette possibilité étiologique formulée par lui et soutenue de façon formelle depuis 1911.
Le fait de ne pas faire référence à cette hypothèse ne veut pas dire qu’il l’avait
abandonnée. Probablement, Freud n’aborde pas la question de l’homosexualité parce
qu’il voulait mettre accent sur d’autres points fondamentaux que l’introduction du
concept de narcissisme lui permettait de développer, comme le retrait de la libido, le
surinvestissement du moi, le fonctionnement des représentations de mot et d’objet, la
fonction du délire, sa construction, etc.
Dans l’une de ses leçons de psychanalyse aux étudiants en psychiatrie de
l’Université de Vienne, la leçon XVII intitulée « La théorie de la libido et le narcissisme »
(1917), Freud relate très rapidement ses observations sur le cas d’un jeune médecin :

Un jeune médecin dut être chassé de sa ville natale parce qu’il avait menacé
de mort le fils d’un professeur d’université de l’endroit, quelqu’un qui jusque-
là avait été son meilleur ami. Il attribuait à cet ami d’autrefois des desseins
véritablement diaboliques et une puissance démoniaque. Ce dernier était
coupable de tous les malheurs qui, au cours des dernières années avaient
frappé la famille du malade, coupable de chacune des infortunes familiales et
sociales. Mais ce n’était pas tout : l’ami méchant et son père, le professeur,

156
avaient aussi causé la guerre, appelé les Russes dans le pays. Il avait mérité
mille fois de perdre la vie, et notre malade était persuadé qu’avec la mort du
malfaiteur tous les maux prendraient fin. Et pourtant son ancienne tendresse
pour lui était encore si forte qu’elle avait paralysé sa main lorsque l’occasion
s’offrit à lui d’abattre son ennemi à bout portant. Dans les brefs entretiens que
j’eus avec le malade, il apparut que le rapport amical entre eux deux remontait
aux lointaines années de lycée. Une fois au moins, les choses avaient dépassé
les limites de l’amitié ; une nuit passée ensemble avait été pour eux l’occasion
d’un commerce sexuel complet. Notre patient n’avait jamais acquis avec les
femmes cette relation de sentiment qui aurait correspondu à son âge et à sa
personnalité pleine d’attraits. Une fois, il avait été fiancé avec une jeune fille
belle et distinguée, mais celle-ci rompit les fiançailles parce qu’elle ne
rencontrait pas de tendresse chez son promis. Sa maladie se déclara des années
plus tard, au moment même où il avait réussi pour la première fois à satisfaire
pleinement une femme. Lorsque cette femme l’étreignit, pleine de
reconnaissance et d’abandon, il ressentit soudain une douleur énigmatique qui,
telle une incision aiguë, fit tout le tour de sa calotte crânienne. Plus tard, il
interpréta cette situation en se disant qu’on avait effectué sur lui l’incision par
laquelle, dans une dissection, on met à nu le cerveau, et comme son ami était
devenu anatomo-pathologiste, il découvrit peu à peu que lui seul avait pu lui
envoyer cette femme pour le tenter. A partir de là, ses yeux s’ouvrirent aussi
sur les autres persécutions dont il était censé devenir la victime du fait des
manœuvres de son ami d’autrefois. (Freud 1917b/2000, p. 440-441).

Avec ce cas, l’intention de Freud est de montrer que la libido homosexuelle est
originellement plus proche du narcissisme que la libido hétérosexuelle. Tel est le lien qui
unit la théorie du narcissisme à l’homosexualité. Ce choix d’objet implique le moi, l’objet
est choisi à l’instar du moi. De ce point de vue, tout le problème de la paranoïa est un
problème d’acceptation de cette pulsion qui dérange la stabilité du moi, tandis qu’elle
touche une certaine conscience morale ; ainsi « l’individu se met en position de défense
contre une motion homosexuelle devenu excessivement forte » (Ibid., p. 440).
Dans cette conférence, Freud est préoccupé des incohérences que l’introduction
du narcissisme peut produire dans la théorie de la libido. Souvenons-nous que, jusqu’à
présent, il s’appuyait sur une division entre pulsions sexuelles et pulsions
d’autoconservation. Or, ces deux pôles semblent ne plus correspondre à ce qu’il observe
chez les névrosés narcissiques. Ces questions structurelles le conduisent peu à peu à

157
mettre en cause sa théorie. Après l’introduction du narcissisme, l’existence des pulsions
d’autoconservation rivalisent avec les pulsions du moi et sa division pulsionnelle ne
semble plus appropriée. Ces questions attendront encore quelques années pour trouver
leurs réponses. Elles exigeront une grande reconfiguration théorique qui viendra dans
« Au-delà du principe du plaisir », ouvrage publié par Freud en 1920.

2.4.4 – Le mari jaloux et le rebelle soumis (1921)

En 1921, dans l’article « De quelques mécanismes névrotiques dans la jalousie,


la paranoïa et l’homosexualité », Freud nous présente deux cas de paranoïa qu’il a
accompagnés dans son cabinet et qui confirment à peu près les idées qu’il avait déjà
proposées auparavant, c’est-à-dire le refoulement de l’homosexualité et le retrait de la
libido. Depuis son article sur Schreber, on connaît le rapprochement entre paranoïa,
homosexualité et jalousie ; ici, Freud tient à approfondir les différents types de jalousie –
la paranoïa n’en était qu’un parmi les autres. Ci-dessous, suivent les deux cas cités dans
cet article :

Cas 1 :

Le premier cas concernait un homme dans le jeune âge, avec une paranoïa de
jalousie arrivée à sa pleine formation, dont l’objet était sa femme
irréprochablement fidèle. Une période tumultueuse pendant laquelle le délire
l’avait dominé sans interruption était déjà derrière lui. Lorsque je le vis, il ne
produisait plus que des accès bien séparés qui persistaient sur plusieurs jours
et, chose intéressante, survenaient régulièrement le lendemain d’un acte
sexuel par ailleurs satisfaisant pour les deux parties. On est fondé à conclure
que chaque fois que la libido hétérosexuelle avait été assouvie, la composante
homosexuelle costimulée arrivait à s’exprimer par contrainte dans l’accès de
jalousie.
L’accès tirait son matériel de l’observation des moindres indices par
lesquels s’était trahie à lui la coquetterie totalement inconsciente de sa femme,
impossible à remarquer pour un autre. Tantôt elle avait sans intention effleuré

158
de la main le monsieur assis à côté d’elle, tantôt avait incliné beaucoup trop
son visage vers lui ou affiché un sourire plus aimable que lorsqu’elle était
seule ou avec son mari. Pour toutes ces manifestations de l’inconscient de sa
femme, il faisait montre d’une extraordinaire attention et s’entendait toujours
à les interpréter avec justesse, si bien qu’il avait, à vrai dire, toujours raison et
pouvait encore faire appel à l’analyse pour justifier sa jalousie. A vrai dire, son
anormalité se réduisait à ceci qu’il observait avec plus d’acuité et accordait
alors bien plus de prix à l’inconscient de sa femme qu’il ne serait venu à l’idée
d’un autre. (Freud, 1921b/1991, p. 90).

Cas 2 :

Il existait chez lui une ambivalence dans le rapport au père, d’une envergure
tout à fait extraordinaire. D’un côté, il était le plus accompli des rebelles, qui
manifestement s’était à tous égards développé à l’écart des souhaits et des
idéaux du père ; de l’autre, dans un stade plus profond, il était resté le plus
soumis des fils qui, après la mort du père, dans une tendre conscience de
culpabilité, se refusait la jouissance de la femme. Ses relations réelles aux
hommes étaient de toute évidence placées sous le signe de la méfiance ; grâce
à son fort intellect, il sut rationaliser cette position et s’étendit à tout aménager
de manière à être trompé et exploité par ses amis et connaissances. Ce que
j’appris de nouveau à son contact, ce fut que des pensées de persécution
classiques peuvent être présentes sans rencontrer ni crédit ni valeur. (Ibid., p.
92).

Dans ces deux cas, il faut souligner, dans le sillage de Freud, trois points
importants qui vont dans le futur orienter la clinique des psychoses : la prise en compte
de l’inconscient de l’autre dans la projection, le renversement de l’amour en haine dans
un délire de persécution et les rêves dans la paranoïa.
Complètement baigné dans son ambiguïté typique concernant les névroses
narcissiques, Freud commence par témoigner de l’entrave que trouve la psychanalyse
dans l’approche de ce type de cas, tout en affirmant qu’il a pu faire, malgré toutes les
difficultés, une découverte. Cette nouveauté porte sur la projection. Il avait déjà dit à
plusieurs reprises que ce qui ne peut pas être accepté à l’intérieur est projeté à l’extérieur
d’où ce contenu reviendra. Mais ici, il ajoute une information : ces sujets « déplacent sur
l’inconscient des autres l’attention qu’ils soustraient à leur propre inconscient » (Ibid., p.
159
91). Cette notion est cliniquement très importante. Cela nous aide à comprendre pourquoi
les idées délirantes ne se dégradent pas face à des arguments logiques et rationnels. Une
des manières que le paranoïaque trouve pour préserver l’infaillibilité de son système
délirant, c’est d’y inclure l’inconscient de l’autre ; cela le préserve de croire aux
arguments logico-rationnels et de devoir prouver ou démontrer ce qu’il dit.
Le deuxième point important auquel Freud fait référence dans cet article, et qui
peut être largement observé dans la clinique, c’est que le persécuteur, la personne la plus
haïe pendant la durée du délire, est souvent celle qui est la plus aimée par le sujet en
question en dehors de la crise. La grammaire qui fait de l’amour la haine, on la connaît
depuis Schreber et nous pouvons aussi remarquer que ce comportement d’inversion de la
libido dans la paranoïa a été la source de ce que Freud a postulé dans son article de 1915,
« Pulsions et destins des pulsions ». Le « renversement en son contraire » (amour/haine)
est l’un des destins de la pulsion au-delà du « retournement contre soi », du
« refoulement » et de la « sublimation ». Selon ces postulats métapsychologiques, dans
une paranoïa de persécution, le persécuteur sera toujours quelqu’un d’important ou le
représentant de quelqu’un d’important pour le délirant, jamais quelqu’un de banal.
Toutefois, l’idée délirante en soi peut être considérée par le sujet qui l’a et par ceux qui
l’entourent comme banale. Un délire n’est pas forcément repéré comme délire, parfois il
passera pour une idée plausible ou sans importance.
Troisièmement, Freud parle, pour la première fois, de la spécificité des rêves
dans la paranoïa. Après avoir affirmé, il y a déjà quelques années, que délire et rêve ont
la même structure et sont soumis au même processus de formation dans l’inconscient,
dans cet article, il fait un bref commentaire sur les rêves des paranoïaques. Dans chacun
de ces deux cas, l’onirisme se présente de manière différente. Tandis que dans le premier,
les rêves ne contiennent pas d’idées délirantes, dans le deuxième, le sujet produit souvent
des rêves de persécution dans une structure et un contenu à peu près identiques à ses
délires de veille. Mais, ce qui est le plus intéressant dans ce passage, c’est que Freud fait
référence à ce qu’il appelle « rêve de transfert paranoïaque très caractéristique » (Ibid., p.
94). Ce patient, celui que nous avons appelé le rebelle soumis, a rêvé de Freud. Dans ce
rêve, il regardait Freud se raser et remarquait, par l’odeur, qu’il utilisait le même savon
que son père. Freud le faisait pour forcer le transfert paternel sur lui-même. Comme nous
l’avons vu, ce patient avait un rapport très ambigu avec son père, qui était donc une figure
centrale dans ses formations délirantes. Alors, la condensation vient associer ce père à
Freud, c’est-à-dire la figure où convergent son amour et sa haine.

160
En tout cas, ce qu’il faut retenir de ce passage, c’est que Freud affirme clairement
ce qu’il niait assez souvent : le transfert dans les névroses narcissiques. Le rêve de
transfert paranoïaque est une manifestation nette de l’existence du transfert dans le
traitement de ces patients. Jamais Freud n’avait été si clair auparavant. À chaque fois que
cette question était abordée, il tenait à préciser que ces patients n’avaient pas la capacité
d’entrer dans une relation de transfert ; ce qui empêchait d’envisager la technique
psychanalytique comme traitement efficace. Mais ici, il laisse échapper cette
contradiction sans entrer dans les détails de ce changement de posture clinique. Il semble
même qu’il avait déjà remarqué l’existence du transfert, mais qu’en absence d’efficacité
de la méthode analytique, il tombait dans une contradiction qu’il n’était pas encore
capable de résoudre. Autrement dit, si le transfert est la base sur laquelle s’appuie la
psychanalyse, comment peut-on avoir du transfert sans pouvoir avancer dans la cure ?
Pour finir, il est important de remarquer qu’à cette date (1921) Freud avait déjà
introduit sa nouvelle division pulsionnelle – dans « Au-delà du principe du plaisir »
(1920). Cependant, cette modification majeure dans la théorie pulsionnelle ne fera pas
vaciller, au moins au début, sa conception étiologique de la paranoïa. Freud continuera à
soutenir son hypothèse du refoulement de l’homosexualité jusqu’aux changements dans
la structure de l’appareil psychique introduits dans « Le moi et le ça », article écrit en
1922. L’introduction d’une nouvelle nosographie et la mise en question du recours au
refoulement comme mécanisme de formation de la paranoïa et la schizophrénie
n’apparaîtront pas avant la deuxième topique. Ce que nous allons voir maintenant avec
plus de détails.

2.5 – La rupture avec la réalité : névrose et psychose

Comme nous l’avons vu, les termes de névrose et de psychose chez Freud,
jusqu’alors, avaient été traités sans distinction ; tous deux faisaient référence à des
affections psychiques. À l’arrivée de la théorie du narcissisme, en 1914, Freud risque une
première hypothèse de séparation. Il abandonne la notion de psychose (qui était présente
dans les psychonévroses), garde celle de névrose et opère une nouvelle coupure : les
névroses narcissiques et les névroses de transfert. Mais ce cadre nosographique ne vaut

161
plus lorsque Freud se rend compte que l’introduction même du concept de narcissisme
met en cause la division entre pulsions d’autoconservation et pulsions sexuelles. Dès lors,
les pulsions narcissiques qui investissent le moi résistent à être placées complètement
d’un côté ou de l’autre de cette dualité pulsionnelle, surtout si on prend en compte l’idée
de narcissisme primaire/secondaire et la distinction entre narcissisme et autoérotisme.
En 1924, Freud publie l’article « Névrose et Psychose ». Ce texte, si
fondamental dans le parcours des recherches psychanalytiques, marque l’entrée de la
psychose comme catégorie nosographique véritablement freudienne. Après les
psychonévroses de défense, la paraphrénie, les névroses narcissiques, Freud dit enfin son
dernier mot sur ce sujet en lui donnant un nom et un concept spécifiques. Le choix du
terme psychose en opposition à celui de névrose est alors une conséquence directe des
élaborations antérieures sur le narcissisme qui débouchent sur la deuxième théorie des
pulsions avec « Au-delà du principe de plaisir » (1920) et sur la deuxième topique de
l’appareil psychique avec « Le moi et le ça » (1922). C’est ce nouvel ensemble théorique
qui permettra à Freud de déterminer, au niveau clinique, la catégorie de psychose et de
remettre en question les perspectives de traitement.
Il définira ainsi la frontière entre névrose et psychose en fonction de la position
psychique du conflit : « La névrose serait le succès d’un conflit entre le moi et son ça, la
psychose, elle, l’issue analogue d’une telle perturbation dans les relations entre le moi et
le monde extérieur. » (Freud, 1924a/1992, p. 3).
Tout à fait inédite dans l’œuvre freudienne, cette nouvelle proposition
nosographique avait déjà été curieusement suggérée sous la forme d’une question posée
par Bleuler au père de la psychanalyse dans une lettre remontant à 1912 : « Maintenez-
vous toujours le concept de névrose de défense ? Et seraient-ce l’hystérie, la névrose
obsessionnelle et, parmi les psychoses, la dementia praecox et la paranoïa ? » (Lettre du
31 déc. 1912, 2016, p. 171). Nous n’avons pas la réponse de Freud à cette lettre, mais ici,
soit environ treize ans plus tard, il semble suivre exactement cette double distinction.
Les définitions de névrose et de psychose données par Freud semblent trop
rapides mais elles nous apportent une série d’éléments qui sont toujours d’actualité dans
la clinique des psychoses. A savoir : l’éloignement de la réalité est obtenu à partir de
l’annulation de la perception ou du retrait d’investissement des représentations
mnémoniques ; le Moi peut se scinder dans le but de protéger l’intégrité des pulsions du
Ça et préserver la réalité telle quelle ; le Moi reste toujours entre deux périls, un qui vient
de l’extérieur – la réalité – et l’autre qui vient de l’intérieur – les exigences pulsionnelles ;

162
la partie du Moi qui est associée au morceau de réalité intolérable est rejetée avec elle ;
l’impossibilité de réalisation d’un désir, c’est-à-dire la frustration d’un désir (qui est
toujours une manifestation du Ça) est à l’origine de ce conflit entre le Moi et la réalité.
Toutes ces conclusions mènent Freud à une seule question : quel est le
mécanisme psychique qui implique un tel rejet de la réalité en mettant en cause l’intégrité
du Moi ? Autrement dit, quel type de mécanisme peut être à l’origine de la psychose de
la même façon que le refoulement est à l’origine de la névrose ? Dans le texte de Freud :
« Il faut penser à se demander ce que peut bien être le mécanisme analogue à un
refoulement, par lequel le moi se détache du monde extérieur. » (Freud, 1924a/1992, p.
7). Si, jusqu’à présent, Freud utilisait fréquemment le mot « refoulement » comme
opération source de toute affection psychique, avec cette nouvelle nosographie ce ne sera
plus possible. Le refoulement reste en tant que cause du conflit névrotique, celui entre le
Moi et le Ça, mais Freud laisse ouverte la question du mécanisme étiologique de la
psychose.
Après toutes ces années de recherche, Freud a déjà trouvé quelques pistes. Il
s’agit d’un mécanisme plus intense que celui du refoulement, puisqu’il opère non
seulement sur la représentation insupportable mais aussi sur le morceau du Moi à elle lié.
Il s’agit d’un mouvement d’expulsion plus primitif que le refoulement, car il met en cause,
justement, la castration – coupure qui empêche le sujet de participer à une totalité
imaginaire narcissique. Il s’agit d’un mécanisme de négation tellement extrême qu’il
compromet la perception de la réalité. La négation chez Freud est toujours transitive –
négation de quelque chose – elle présuppose alors une affirmation (Bejahung) antérieure.
Cependant, dans la psychose, la négation a une plus grande portée, elle exige l’annulation
ou la non-existence de la Bejahung initiale, c’est-à-dire un désinvestissement des
représentations de chose (Simanke, 1994) qui ne laisse pas de trace. Cela nous indique
que la négation à l’origine de la psychose n’est pas une forme simple de négation puisque
c’est une négation sans objet.
Malgré tous ces efforts, la recherche freudienne sur la détermination
métapsychologique de la psychose reste peu concluante. Une solide théorie
psychanalytique des psychoses exige un certain nombre de développements. Pour autant,
il a fait beaucoup avancer la question de la perte de la réalité et de ses conséquences. Dans
l’année qui suit la publication de « Névrose et psychose » et probablement à la suite des
critiques que ce petit texte aurait pu recevoir, Freud publiera « La perte de la réalité dans
la névrose et la psychose » (1925) où il s’engage à préciser qu’aussi bien dans la névrose

163
que dans la psychose il y a toujours une perte de réalité, mais cela ne se passe pas de la
même façon dans les deux cas. Chez le névrosé, il y a un affaiblissement du rapport avec
la réalité comme conséquence de la tentative de compenser le Ça qui a été endommagé.
Autrement dit, la perte de réalité dans la névrose réside dans les symptômes et dans le
fantasme. A son tour, le psychotique tente de compenser sa perte de réalité en en créant
une autre, plus acceptable. Il substitue à une réalité intolérable une autre plus conforme
au désir et les outils de ce processus de reconstruction sont les symptômes de la psychose,
c’est-à-dire le délire et l’hallucination.
Cette nouvelle division entre les névroses d’un côté et les psychoses de l’autre,
instaure, d’une certaine manière, une globalité nosographique dans laquelle nous sommes
tous malades et sains à la fois. L’opposition entre l’homme normal et l’homme malade ne
trouve plus son sens après la mise en place de ces deux catégories, car qu’on soit sur le
versant de la névrose ou celui de la psychose (sans compter la perversion qui n’a pas été
introduite comme catégorie nosographique dans ces articles), il y a perte de réalité pour
tous. La question de la santé est donc posée par Freud de la manière suivante : « Nous
appelons normal ou ‘sain’ un comportement qui réunit des traits déterminés de deux
réactions, qui dénie la réalité aussi peu que la névrose, mais qui ensuite, comme la
psychose, s’efforce de la modifier. » (Freud, 1924b/1992, p. 39). Le pas fait ici par Freud
est d’une importance extrême. La création des catégories de névrose et de psychose
déplace obligatoirement le rapport entre santé et maladie. Si nous sommes tous névrosés
ou psychotiques, nous sommes tous malades. C’est ici que les thèses freudiennes
élaborées dans « Le malaise dans la culture » (1929), commencent à imposer une vision
nouvelle sur ce qui était nommé maladie mentale. C’est aussi cette avancée finale qui
justifie le nom de notre chapitre : « De la maladie mentale à la psychose », un titre qui
annonce la fin de maladie mentale comme catégorie auparavant rejetée dans l’altérité.
Dans cette période, autour de 1925 jusqu’à la fin de sa vie, il n’y a plus aucun
cas dans les Œuvres Complètes de Freud nommé comme cas de psychose. Mais, grâce à
ses lettres, nous savons qu’il n’a jamais cessé de recevoir des psychotiques et d’essayer
de les traiter avec la technique psychanalytique. Nous allons maintenant évoquer le cas
d’A. B., en précisant que les informations relatives à ce cas proviennent de deux sources
complémentaires : les correspondances de Freud ou de ses collègues et les dossiers
médicaux postérieurs du patient – même si Freud arrive à le citer de manière indirecte
dans un de ses articles sans mentionner sa psychose.

164
2.5.1 – A.B. (1925 à 1930)

Cité par Freud dans ses lettres sous l’acronyme A.B., Carl Liebman (1900-1969)
est né à New York dans une famille de commerçants juifs qui ont migré aux États-Unis
pendant le XIXe siècle. Les Liebman avaient fait fortune dans le secteur de la bière et
comptaient, à cette époque, parmi les plus riches de New York.
Les informations les plus anciennes sur Carl nous sont parvenues par le biais du
médecin de la famille, le Dr Léopold Stieglitz. Selon lui, Carl a toujours été différent :
doté d’une intelligence précoce, il ne voulait jamais participer aux activités sportives, il
ne jouait pas avec les autres enfants. Pendant son adolescence, il ne s’est pas intéressé
aux filles mais aux garçons. Il s’excitait sexuellement au vu ou à la pensée des jeunes
portant des slips d’athlète, des suspensoirs ou des hommes portant une gaine pubienne,
images avec lesquelles il se masturbait non sans expérimenter, juste après, la culpabilité
d’avoir tué ses spermatozoïdes. Plus tard, à l’université, en 1922, Carl subit pour la
première fois des pensées paranoïdes ; son médecin l’envoie alors à un collègue
psychanalyste, lequel notera bien son fétichisme (Borch-Jacobsen, 2011).
Peu de temps après, Carl part à Zurich en 1924 où il rencontre le psychanalyste
Oskar Pfister. Ce dernier, ayant observé qu’il s’agissait d’un cas difficile, l’envoie à
Burghölzli pour qu’il se fasse évaluer par Bleuler. Dans cet entretien, Carl parle de sa
compulsion de se laver les mains et de sa peur d’être observé par des gens dans la rue. En
oscillant entre névrose obsessionnelle et schizophrénie, Bleuler finit par lui diagnostiquer
une « schizophrénie légère » (Roudinesco, 2014, p. 410), en fonction de son agitation
motrice très prononcée et du caractère confus de son discours. Bleuler recommande ainsi
qu’il commence un traitement analytique mais avec quelques restrictions :

Il est à un stade si précoce que la psychanalyse pourrait encore être utile, à la


condition qu’elle soit menée moins comme une analyse et plus comme une
éducation […]. Par éducation, j’entends essentiellement la création d’un
intérêt pour une certaine forme de travail et une certaine organisation de la vie
en vue d’un but (Bleuler à Pfister, 1924, apud Lynn, 2007, p. 110).

Saisi par Bleuler, Pfister ne se sent pas à la hauteur de la tâche et sollicite Freud
pour s’occuper de Carl. Freud lui répond favorablement en février 1925. Avant de

165
rencontrer le patient, Freud voit ses parents, Julius et Marie, qui sont prêts à se sacrifier
pour leur enfant. Freud parie sur une névrose obsessionnelle grave, s’opposant à son ex-
allié et garantissant l’efficacité du traitement analytique. Mais quelque temps plus tard,
Freud hésite avant même d’avoir commencé le traitement : « Je crois qu’il vous faudra le
laisser courir à sa ruine. » (Freud à Pfister, lettre du 10 aout 1925, 1963, p. 148). Mais, ce
n’est pas ce qu’il fait : en septembre de la même année, Freud reçoit Carl pour la première
fois et éprouve une grande sympathie pour le jeune homme. Il sait que s’il renonce à
l’accompagner, son destin sera lugubre. Il décide alors de le suivre : « Lui, le plus grand
spécialiste des maladies de l’âme […] décida de se battre pour lui » (Roudinesco, 2014,
p. 411). Freud écrit donc à ses parents pour leur dire qu’il prendra leur fils en analyse,
mais que le traitement sera long et qu’il ne peut rien promettre au niveau des résultats.
Au tout début du traitement, l’état mental de Carl se dégrade. Freud écrit à Pfister
que c’était peut-être une interprétation qu’il avait faite, probablement très tôt dans le cours
du travail analytique, qui avait pu provoquer cette aggravation : « La première réaction à
cette révélation devait forcément être une énorme augmentation des résistances. » (Freud
à Pfister, 1963, p. 151). Nous savons, désormais, quelle a été l’interprétation
problématique révélée au patient. Carl ou A.B. est le patient fétichiste dont parle Freud
dans l’article « Le fétichisme » (1927). Nous y lisons que Freud était persuadé que les
symptômes de Carl avaient débuté le jour où il avait découvert que sa mère n’avait pas
de pénis. Les pièces vestimentaires qui composaient les fétiches de Carl étaient une façon
de cacher, et donc de nier, la différence sexuelle. Cependant, l’accès à ce contenu
inconscient ne contribua pas à l’amélioration du patient ; au contraire, il connut une crise
encore plus intense.
Peu à peu, Freud a réalisé qu’en fait, il s’agissait d’un cas très grave se situant
quelque part entre la psychose et la perversion, et que c’était pour cette raison qu’il ne
répondait pas bien au traitement analytique. Freud investigue les symptômes, les scènes
d’enfance, essaie d’en remonter aux possibles causes, mais rien ne semble soulager la
souffrance de Carl : « Ce qui me fait de la peine dans son cas, c’est ma conviction que
cela finira très mal si cela ne finit pas bien. » (Freud à Pfister, 1963, p. 151). Freud
craignait un suicide, mais il pensait que la psychanalyse était son seul espoir de le guérir.
Concernant le diagnostic, Freud hésite, à plusieurs reprises, à le poser. Il savait
qu’il était devant un cas très complexe et difficile à classer dans une catégorie. Dans une
lettre à Pfister du juillet 1926, il dit que le patient est en train de passer d’une névrose
obsessionnelle à un état paranoïde, mais que lorsque les résistances tombent, il a l’air d’un

166
schizophrène. Un an plus tard, le 28 juillet 1927, toujours à Pfister, il risquera le diagnostic
de schizophrénie paranoïde. Malgré ses doutes sur la manière de nommer le cadre de ce
jeune patient, Freud sait très bien qu’il s’agit d’une psychose.
Les récits de l’analyse de Carl – tantôt ce qu’on trouve dans les lettres de Freud,
tantôt ce qui a été raconté par le patient lui-même – nous donne une large vision sur la
manière dont Freud a guidé son traitement. Mais ici, une question de méthode surgit avec
force : sachant qu’il s’agissait d’une schizophrénie, menait-il, Freud, la cure de la même
façon qu’il menait celle des névrosés déclarés ? Essayait-il de nouvelles techniques ?
Question difficile, puisque Freud n’a jamais formalisé cette différence technique dans son
œuvre. Et le peu de récits disponibles sur sa façon de conduire les cures ne nous permet
pas de savoir s’il agissait avec les psychotiques de la même manière qu’avec les névrosés.
Toutefois, à partir des registres restituant les propos de Carl sur son traitement avec Freud,
il est possible d’examiner si sa conduite de cure résonne avec ce que la psychanalyse
d’aujourd’hui peut dire sur le traitement des psychotiques.

Celui-ci [Freud] n’insistait pas toujours sur les associations libres ; parfois, il
permettait à A.B. de s’asseoir. Des discussions sur un certain nombre de sujets
étaient fréquentes, par exemple au sujet des philosophes allemands. Les
dernières années, le chien de Freud était présent, habituellement assis à ses
pieds. Freud exprimait souvent sa sympathie envers son patient et
l’encourageait dans ses études. Parfois, A.B. étant sur le divan, Freud se levait
et marchait dans la pièce, à l’intérieur du champ visuel du patient. Freud
soulignait ce qu’il essayait de dire en mouvant son cigare en avant vers A.B.
et en arrière. (Lynn, 2007, p.14).

Dans ce récit, qui a été fait par l’un des psychiatres qui ont accompagné Carl
après son traitement par Freud, nous voyons des fragments du comportement du
psychanalyste qui nous semblent très comparables à que nous pourrions voir dans le cadre
d’une analyse avec un psychotique actuel. A l’exception de ce qui concerne le tabagisme
de Freud, le reste peut être transposé en fonction du cas. Les conseils, les encouragements,
les démonstrations de sympathie ont été nettement mis en dehors, par Freud lui-même, de
la technique psychanalytique. Néanmoins, apparemment, il les pratiquait avec Carl. Si
l’on considère que la psychose induit une perte de réalité, le travail analytique doit aller
dans la direction d’un possible rattachement du sujet à des traits de réalité. Cela justifierait

167
les discussions sur des sujets quotidiens, la philosophie, l’encouragement aux études et
même la présence du chien. En plus, quelque temps après la fin du traitement, Freud revoit
son patient et, constatant sa solitude et la dégradation de son état, lui conseille vivement
de reprendre contact avec ses parents. Dans une situation grave, parfois entre la vie et la
mort, il vaut mieux être entouré de ceux qui peuvent apporter de l’aide.
L’analyse de Carl avec Freud a duré environ cinq ans. C’est ce dernier qui met
fin au traitement, lorsqu’il juge avoir épuisé ses possibilités thérapeutiques. Il l’envoie à
la psychanalyste Ruth Mack Brunswick, dans l’espoir qu’une femme puisse faire plus
pour lui. Cependant, Carl ne s’engage pas dans ce nouveau traitement et se livre
définitivement à sa psychose. La fin du traitement avec Freud – qu’il n’a jamais comprise
– lui a fait beaucoup de mal. Par la suite, après une brève analyse à Paris avec Otto Rank,
il rentre à New York où il essaiera encore une analyse avec Abraham Brill et avec
Hermann Numberg avant d’être hospitalisé, contre son gré, pendant le reste de sa vie.
Dans l’hôpital Mc Lean, il subit les traitements psychiatriques de l’époque : médication,
convulsivothérapie et ECT. Carl rencontrera des jours meilleurs lorsque la psychiatrie
américaine deviendra de plus en plus freudienne. Il sera ainsi « le célèbre patient de
Freud », celui auquel s’intéressent aussi bien les internés que les psychiatres.
Les dossiers cliniques de Carl nous montrent que son analyse avec Freud a
toujours été un sujet de discussion avec ses psychiatres. Il a été complètement convaincu
par la théorie freudienne sur la cause de sa maladie (la découverte de la castration
féminine). Il était aussi persuadé que le temps qu’il a passé avec Freud a été le plus
productif et le plus intéressant de sa vie (Lynn, 2007, p. 116). Il est notable que l’intensité
du transfert entre Carl et Freud (cinq ans d’analyse) n’a jamais cessé de produire des
effets. Carl décède en 1969 sans jamais avoir renoncé à l’espoir qu’une cure analytique
pourrait le guérir.
Du côté de Freud, ce qui est patent dans les lettres où Carl est sujet, c’est
l’ambiguïté de ses sentiments envers lui. Parfois il se montre complètement attaché,
empathique et plein de tendresse, parfois il a juste envie de ne plus jamais faire face aux
difficultés cliniques et théoriques imposées par la gravité de son cas. Ce qui cloche chez
les psychotiques – et ce qui dégoûte Freud – c’est que la remontée du souvenir
traumatique ne fait pas disparaître le symptôme, alors que c’est exactement ce qui marche
chez les névrosés. Pour qu’une clinique des psychoses puisse voir le jour dans de bonnes
conditions, il va falloir surmonter cette idée. Mais il est vrai que rien ne semble diminuer
la souffrance de ce jeune homme, rien, excepté son transfert à Freud. Sachant tout de son

168
destin institutionnel, des traitements envahissants, d’une vie de souffrance et de néant
dans un hôpital, Carl n’a jamais nié que la turbulence et l’intensité de ses années avec
Freud aient été meilleures. Le vrai sens d’une clinique des psychoses est peut-être là où
on s’y attend le moins.

2.6 – Existe-t-il une clinique des psychoses chez Freud ?

Après avoir suivi de près ces cas de psychose qui ont marqué l’histoire de la
psychanalyse et s’être confronté aux difficultés et aux doutes – aussi bien théoriques que
pratiques – que ces cas lui inspiraient, une chose est certaine : Freud n’a jamais cessé
d’offrir du traitement psychanalytique aux sujets psychotiques qui lui arrivaient et il ne
laissait pas non plus d’encourager ses collègues à le faire.
Mais les cas qu’il nous a présentés dans ses œuvres ne représentent pas la totalité
des cas de psychose auxquels il a dû faire face dans sa vie de praticien. Nous savons par
ses correspondances et par quelques documents qui composent l’historiographie de la
psychanalyse qu’il en a pris en charge beaucoup d’autres. Par exemple, en 1909, Freud
fait mention, dans une lettre à Ferenczi, d’une patiente probablement paranoïaque qu’il
suivait en analyse. Il écrit : « Son côté inaccessible, sa prétention évidente et son
interminable bavardage évasif », et complète : « Tout en elle parle une langue
déroutante » (Freud à Ferenczi, lettre du 2 mai 1909, 1992, p. 67). Nous ne connaissons
pas l’identité de cette patiente et nous n’en savons pas plus sur elle, mais ce qui semble
irriter Freud est l’emploi de cette langue hermétique, une langue qui lui paraît étrangère
et pour laquelle il n’avait pas encore trouvé assez d’explications. Remarquons que celui
qui a découvert l’inconscient a dû mal à supporter sa manifestation la plus nette.
Même en prenant des psychotiques en analyse, nous savons qu’il a déconseillé
cette pratique à plusieurs reprises. Dans une sorte de « faites ce que je dis, pas ce que je
fais », il recevait des psychotiques, il invitait ses camarades à le faire, mais publiquement,
il avait des orientations contraires. Considérant cette double attitude, on est en droit de se
poser la question : chez Freud, existe-t-il une clinique des psychoses ?

169
Commençons par définir ce qu’est une clinique psychanalytique. En 1904, donc
au tout début de la formalisation de la pratique analytique, Freud écrit : « la tâche de la
cure est de supprimer les amnésies », c’est-à-dire qu’il faut « rendre l’inconscient
accessible à la conscience, ce qui se produit par le dépassement des résistances » et
lorsque toutes les lacunes du souvenir sont comblées, la souffrance liée à ces
réminiscences disparaît (Freud, 1904/2006, p. 15). Cette définition génère des
conséquences au niveau des indications et des contre-indications de la psychanalyse.
Selon Freud, elle peut être appliquée avec succès pour « toute sorte de névrose de
contrainte, pensée de contrainte et action de contrainte, dans les cas d’hystérie où phobies
et aboulies jouent le rôle principal, mais aussi sur toutes les marques somatiques de
l’hystérie » (Ibid., p. 16). Il ajoute encore que la psychanalyse n’a pas les moyens de
traiter des patients qui présentent des symptômes menaçants ou violents, agités ou qui
souffrent d’épuisement nerveux, étant donné qu’elle plonge déjà l’analysant dans un
laborieux travail psychique.
Si la psychanalyse se résume à faire remonter la mémoire perdue et à faire en
sorte que les représentations inconscientes deviennent conscientes à partir du
dépassement des résistances, elle trouvera naturellement des problèmes dans la clinique
des psychoses. C’est justement l’impossibilité d’accéder au « refoulé » du psychotique
qui a fait dire à Freud, à plusieurs reprises, que la psychanalyse ne pouvait pas guérir ces
sujets. En outre, les psychotiques sont souvent épuisés par leurs symptômes et ils peuvent
être dangereux en fonction de leurs délires. Mais le point principal reste l’absence, chez
ces patients, de rencontres fécondes avec leur passé puisque, a priori, il semble qu’aucune
pièce dans leur histoire ne leur manque. Il va donc falloir changer cette toute première
définition de la clinique psychanalytique pour rendre compte des psychoses.
Quelques années plus tard, en 1913, Freud maintient intacte sa position à l’égard
de la clinique psychanalytique et à l’endroit de ce qu’il appelait, en ce temps-là, les
paraphrénies. Dans ses articles techniques, il lui arrive même de proposer que l’analyste
fasse le diagnostic du patient avant d’engager le traitement. Ainsi, lorsque le patient est
atteint non d’hystérie ou de névrose obsessionnelle mais de paraphrénie, le médecin est
dans l’impossibilité de tenir sa promesse de guérison. C’est pour cette raison que le
psychanalyste doit se préoccuper de ne pas faire un mauvais diagnostic pendant une sorte
de période probatoire que Freud recommande, afin de faire le tri des patients qui peuvent
bénéficier d’un vrai traitement analytique (Freud, 1913a/2005, p. 165). Malgré cette
directive, l’histoire de la psychanalyse ne cesse de nous apprendre que des psychotiques

170
ont été suivis par beaucoup d’analystes, Freud inclus. Cette règle semble plutôt une
manière de se protéger d’éventuels problèmes éthiques qu’une réelle contre-indication.
Toutefois, Freud ne changera pas publiquement d’avis et continuera à
déconseiller le traitement analytique à ceux souffrant de ce qu’il a appelé à un moment
donné « névroses narcissiques ». Dans sa « Conférence XXVI » de 1917, il dit : « Les
névroses narcissiques sont, pour la technique qui nous a servi dans les névroses de
transfert, quasiment inabordables. » (1917b/2000, p. 438). L’opposition entre les
névroses de transfert et les névroses narcissiques éclaire d’un jour nouveau ce qu’il y a
de plus fondamental dans la mise en œuvre de la technique psychanalytique : le transfert.
Les noms de ces catégories le disent clairement : il ne peut pas y avoir transfert dans le
narcissisme et, sans transfert, il n’y a pas de cure analytique. Ce manque mène très vite
les psychanalystes à un point d’impossible dans la cure. Dans les mots de Freud : « Nous
arrivons devant un mur qui nous impose de nous arrêter. » (Ibid.). Autrement dit, devant
le mur de résistance de la psychose, le psychanalyste ne peut que tenter de regarder de
l’autre côté, il n’arrive pas à défaire ce mur, à le détruire, et la raison de cette impuissance
relève de la technique : « Nos méthodes techniques doivent donc être remplacées par
d’autres ; nous ne savons pas encore si nous réussirons à opérer ce remplacement. »
(Ibid.).
Freud reconnaît les limites de sa méthode, il voit très bien qu’il faudra la changer
pour élargir ses effets. Il sait bien qu’au fond, ce que la psychanalyse a proposé jusqu’à
présent est, grosso modo, une application aux psychotiques d’une technique construite
avec et pour les névrosés. C’est là le point de conflit clinique : comment une technique
qui tend à rendre conscientes les représentations inconscientes peut-elle aider ceux qui
exposent déjà leur inconscient à tout moment ? En d’autres termes, « il [Freud] ne pensait
pas sérieusement qu’on pût analyser les fous puisque chez eux l’inconscient était à nu ;
c’est ainsi que quand il avait affaire à la folie individuelle, il tentait toujours de la
névrotiser. » (Roudinesco, 2014, p. 168). La contradiction se situe sur le point
d’impossible entre ce que Freud a conçu comme technique psychanalytique et ce qu’il a
conçu comme théorie de la psychose. Elles ne vont pas ensemble mais, en même temps,
elles ne s’éliminent pas ; au contraire, le fait que la technique utilisée avec les névrosés
ne marche pas avec les psychotiques est tout à fait cohérent. Cette constatation laisse le
champ ouvert à la création de nouvelles techniques, mais Freud sait quelque part que cette
tâche n’est pas la sienne.

171
A chaque avancée théorique de Freud, nous voyons plus clairement que la
psychanalyse met en place ses propres limites dans la difficulté qu’elle se trouve de
définir autrement sa technique et son but. Mais Freud fait confiance à sa méthode et reste
optimiste. Selon lui, l’inadaptation de la psychanalyse aux névrosés narcissiques vient de
ce que les praticiens n’ont pas beaucoup d’opportunités de les traiter puisque ceux-là sont
à la charge des psychiatres dans les hôpitaux (Ibid.). Le mur de la psychose n’est pas
seulement celui des résistances subjectives, mais aussi celui de l’hôpital. L’espoir de
Freud était donc qu’un jour on pût former une génération de psychiatres experts en
psychanalyse pour faire avancer intra-muros ce savoir et cette pratique. Ce que Freud
n’anticipait pas, c’est que la psychanalyse ne se contenterait pas d’entrer dans les
hôpitaux, elle allait aussi contribuer à faire sortir les fous. Or, extra-muros, on n’a pas
besoin de cette génération imaginaire de psychiatres ; la psychanalyse peut compter sur
les psychanalystes pour faire avancer ces techniques et y inclure les psychoses.
La psychanalyse avance à pas comptés. Malgré toutes ses contre-indications, le
traitement analytique est apparemment plus efficace, au moins comme moyen de
prévention de la rechute, notamment en ce qui concerne la mélancolie ou la
manie/mélancolie, deux affections qui sont aussi comprises dans le cadre des névroses
narcissiques. Lors de la conférence précitée, Freud dit avoir déjà réussi – par deux fois –
à empêcher le déclenchement d’une nouvelle crise au moyen du traitement analytique
(1917b/2000, p. 443). Mais si la technique semble opérer dans le champ de la prévention
avec des patients mélancoliques ou maniaques, les paranoïaques et ceux atteints de
démence précoce restent en général « intacts et immunisés contre la thérapie
psychanalytique » (Freud, 1917c/2000, p. 455). Toute cette résistance met en cause les
bons résultats que Freud juge avoir acquis avec l’application de sa technique au névrosés.
Pourquoi la psychanalyse ne trouve pas le même succès devant n’importe quel
symptôme ? C’est peut-être la grande question de la clinique freudienne, question qui
semble insurmontable, mais qui se pose en permanence.
Si, d’un côté Freud hésitait à soutenir publiquement la possibilité d’une clinique
psychanalytique des psychoses, de l’autre, au moins en ce qui concerne la paranoïa,
Ferenczi n’avait aucun doute sur la puissance interventionnelle de la psychanalyse. Dans
un article de 1922, il dresse une liste de quelques recommandations thérapeutiques sur les
paranoïas – chose que Freud n’a jamais osé faire avec une telle netteté. Par leur précision
et leur rareté dans la littérature psychanalytique de cette époque, ces considérations
méritent d’être citées ici intégralement. Les voici :

172
1. On ne doit pas contredire le paranoïaque.
2. On doit, certes avec certaines précautions, accepter même ses idées
délirantes, c’est-à-dire les traiter comme des possibilités.
3. On peut obtenir une trace de transfert par quelque flatterie (en particulier
des propos élogieux sur l’intelligence). Tout paranoïaque est mégalomane.

4. La meilleure interprétation de ses rêves, c’est le paranoïaque lui-même qui


la fait. Il est en général un bon interprète des rêves (manque de censure)

5. Il est difficile de l’amener par la discussion à plus qu’il n’en livre lui-
même. Mais il condescend (quand il est de bonne humeur) au jeu futile
avec les idées qui lui viennent (c’est ainsi qu’il conçoit l’analyse). (…)

6. Le paranoïaque est vexé si on a l’audace de lui montrer son inconscient ; il


n’y aurait rien qui lui soit inconscient, il se connaîtrait parfaitement. C’est
un fait, il se connaît bien mieux que le non-paranoïaque ; ce qu’il ne
projette pas lui est parfaitement accessible. (Ferenczi, 1922/2012, p. 222).

L’expérience de Ferenczi avec la psychose, poussée et encouragée par Freud, lui


a permis d’élaborer ces points sur lesquels la technique psychanalytique peut s’appuyer
pour introduire dans son corpus les modifications nécessaires au suivi des psychotiques.
Ceci nous mène directement à la question de savoir pourquoi Ferenczi a pu être si précis
dans ses indications alors que Freud restait à déconseiller la pratique analytique auprès
des psychotiques. En quoi et pourquoi résistait-il ? Nous ne pouvons pas connaître
exactement ses raisons, mais nous pouvons risquer quelques hypothèses.
Si l’une des contraintes majeures à la création des conditions de possibilité d’une
clinique freudienne des psychoses était la définition même de psychanalyse, de sa
technique et de son objectif, on aura en 1923 dans « Psychanalyse et Théorie de la libido »
une nouvelle perspective. Dans cet article, Freud définit désormais la psychanalyse à
partir de trois piliers fondamentaux : un procédé pour l’investigation des processus
animiques, une méthode de traitement des troubles névrotiques et une discipline
scientifique nouvelle en formation (Freud, 1923a/1991, p. 183). Autrement dit, la
psychanalyse est un ensemble formé par la triade recherche, traitement et savoir. En ce
qui concerne le traitement, la psychanalyse repose, du côté du patient, sur l’association
libre, et du côté de l’analyste, sur l’interprétation et le maniement du transfert. La clinique
est ainsi ce qui relève « d’une méthode de traitement des troubles névrotiques » (Ibid.).

173
À ce moment précis, la nosographie freudienne était encore composée par les névroses
de transfert et les névroses narcissiques, ce qui nous fait dire que la méthode
psychanalytique touche la globalité des affections psychiques. Néanmoins, plus loin dans
ce même texte, Freud tiendra à préciser que :

(…) les troubles narcissiques (dementia praecox, paranoïa, mélancolie) sont


au contraire caractérisés par le retrait de la libido hors des objets, et sont pour
cela à peine accessibles à la thérapie analytique. Mais cette déficience
thérapeutique n’a pas empêché l’analyse de constituer les prémices les plus
abondantes de la compréhension plus approfondie de ces souffrances portées
au compte des psychoses. (Ibid., p. 199).

Ce que nous voyons dans ce passage, c’est un abrégé de tout ce que Freud n’a
cessé de dire durant toute l’histoire de l’investigation psychanalytique : les psychoses
résistent à la méthode classique de la psychanalyse, mais cela ne n’empêche pas la
recherche et le travail théorique de conceptualisation des cadres. Finalement, Freud savait
que la psychanalyse était le seul espoir de traitement possible pour beaucoup de cas
difficiles, car, dans les asiles, il n’y avait pas, à proprement parler, la mise en place d’une
autre pratique de guérison. Par conséquent, il ne pouvait pas abandonner cette précieuse
et prometteuse tâche. En remettant les objectifs de la psychanalyse au niveau clinique,
Freud énonce le précédent théorique nécessaire pour éviter de possibles incohérences et
faire avancer la clinique psychanalytique des psychoses.
Toutefois, trois ans plus tard, en 1926, donc après avoir conçu les concepts de
névrose et psychose, Freud précise une nouvelle fois les limites de sa technique et réitère
plus au moins sa formule d’indication et de contre-indication de 1904. En vingt ans de
théorie et d’expérience pratique, la position publique de Freud concernant la clinique des
psychoses n’a presque pas changé :

Le domaine de son application [de la psychanalyse], ce sont les névroses


légères, hystérie, phobies et états de contrainte, en outre malformations du
caractère, inhibitions et anomalies sexuelles, dans lesquelles elle obtient des
améliorations d’importance et même des guérisons. Son influence sur la
dementia praecox et la paranoïa est douteuse, dans des circonstances
favorables elle peut aussi maîtriser des dépressions graves. (Freud 1926/1992,
p. 290).

174
Il est clair que Freud ne conseillait pas formellement le traitement
psychanalytique des psychoses. Il connaissait l’incertitude des résultats et a toujours
partagé avec son public cette difficulté, voire cette limitation. Mais, depuis les
conférences de 1917, il a introduit ce problème sous la forme d’un doute. L’influence de
la psychanalyse sur la démence précoce et la paranoïa est « douteuse » et non pas
inexistante. Freud commence à voir un horizon nouveau de possibilités cliniques et laisse
à ses héritiers le soin de poursuivre le chemin. Sur cette trajectoire, le seul moyen
d’aboutir à une conclusion c’est de poursuivre les études de cas. Même dans l’espoir que
la chimie organique ou l’endocrinologie découvrent un jour un traitement efficace contre
les psychoses, Freud ne se résigne pas et continue de conseiller l’investigation analytique.
Considérant que la psychanalyse et les sciences dures reposent sur la même base
épistémologique, il dit : « On devrait étudier tout cas de psychose du point de vue
analytique, car ce savoir guidera un jour la thérapeutique médicamenteuse. » (Freud à
Marie Bonaparte 1930, apud Jones, 1969, p. 507).
Si Freud n’a pas formalisé les détails techniques d’une clinique des psychoses,
il en a construit les fondations. Ses développements théoriques autour de l’étiologie, de
la symptomatologie, de l’économie, de la topique et de la dynamique pulsionnelle des
psychoses sont de première importance. Et s’il ne donne pas de conseils thérapeutiques
en la matière, son œuvre est chargé d’élaborations théoriques d’une exceptionnelle
densité. Plus il avance sur le plan théorique, plus il nous donne des indices cliniques.
Qu’il ait douté de la valeur de ces indices ou fait semblant de ne pas les prendre en compte
dans une perspective de cure, n’élimine pas le « noyau de vérité » qui fonde le travail
thérapeutique. C’est ce que nous montre, par exemple, le passage suivant :

On renoncerait à la peine inutile de convaincre le malade de la folie de son


délire et de la contradiction qui l’oppose à la réalité, et, c’est au contraire en
reconnaissant le noyau de vérité qu’on trouverait un terrain commun sur lequel
pourrait se développer le travail thérapeutique. Ce travail consisterait à
débarrasser le morceau de vérité historique de ses déformations et de ses
étayages sur le présent réel, et à le ramener à la place qui est la sienne dans le
passé. (Freud, 1937b/2010, p. 71-72).

175
Il est possible d’extraire de ce passage au moins deux éléments fondamentaux
pour le début d’une formalisation de la technique psychanalytique des psychoses : 1) on
ne doit pas essayer de montrer au patient que son délire est en désaccord avec la réalité ;
2) il y a un noyau de vérité dans le délire et l’analyste est censé le trouver. Rappelons que
le délire est une tentative de guérison, de reconstruction de la réalité. L’histoire racontée
par le délire n’est pas une histoire quelconque, elle exprime de façon déformée (tel que
tout symptôme) ce qui est psychiquement inacceptable pour un sujet donné. Le travail de
l’analyste est ainsi de trouver quelle est la vérité que le délire a pour fonction de faire
apparaître de façon déguisée et d’intervenir pour soulager la pression imposée par cette
contradiction.
Il reste la question de l’écart entre ce que Freud soutenait publiquement et sa
pratique privée. Comment comprendre une telle ambivalence ?
En avril 1928, dans une lettre au psychanalyste hongrois István Hollós, Freud dit
qu’il commence à refuser de traiter des patients psychotiques. Probablement fatigué de
ses tentatives précédentes, il écrit : « Finalement, je me suis avoué à moi-même que je
n’aime pas ces gens malades, que je leur en veux de les sentir si loin de moi et de tout ce
qui est humain. » (Freud à Hollós, 1928 apud Gay, 1991b, p. 267). Une si forte déclaration
le questionne lui-même dans la suite de cette lettre. Il tente alors d’analyser sa propre
intolérance envers les psychotiques en essayant d’auto-interpréter l’hostilité qu’un
homme si rationnel, comme lui, pouvait éprouver devant la folie absurde et illimitée du
Ça. Mais d’autres facteurs, au moins trois, ont pu aussi contribuer à la montée des
résistances de Freud à l’égard des psychotiques et à un éventuel approfondissement de la
clinique des psychoses. Les voici :

1. Les psychotiques résistent à se faire guérir par la grande découverte


freudienne. Tout se passe comme si les psychotiques avaient, même par
accident, le pouvoir de rappeler à tout instant que la psychanalyse n’a pas
d’unanimité thérapeutique parmi les souffrances humaines. Même après
trente ans de recherche, elle ne couvre pas la totalité du champ clinique et
n’a pas su proposer les modifications nécessaires pour garantir son
efficacité dans la clinique des psychoses. Il vaut mieux voir les
psychotiques comme des êtres loin de ce qui est humain que de les voir
comme des humains loin de ce qu’est la clinique psychanalytique. Les
psychotiques mettaient constamment en échec la clinique freudienne, ne

176
cessant d’exhiber les faiblesses d’une méthode, par ailleurs si puissante.
Dans ce cadre-là, que Freud puisse ne pas aimer les psychotiques semble,
en quelque sorte, évident. Il s’agit juste de la difficulté d’accepter un trou
dans sa découverte, l’incomplétude de son édifice théorico-clinique.

2. L’existence des asiles aurait retardé l’avancement de la technique


psychanalytique des psychoses. C’est Freud lui-même qui a soulevé ce
point. L’existence de la psychiatrie asilaire rendait plus difficile, d’une
certaine façon, le contact avec les psychotiques. Les psychanalystes qui
n’étaient pas psychiatres et qui ne travaillaient pas dans les hôpitaux
avaient très peu d’opportunité de travailler avec les psychotiques. La
culture de l’internement enfermait, parfois très vite, les sujets en grave
souffrance psychique – qu’ils soient névrosés, psychotiques ou pervers –
et ainsi les privait de la possibilité d’avoir un traitement en liberté, mais
aussi les psychanalystes d’avoir du matériel clinique de recherche. En
outre, le modus operandi asilaire faisait paraître moins urgente la nécessité
d’une clinique de la psychose hors des murs de l’asile. Cette clinique du
sujet en liberté était d’autant moins impérieuse que le problème du manque
de traitement des sujets en souffrance était caché (intra-muros) et hors de
la vue de la société en général.

3. Les claires contre-indications de Freud concernant le traitement


psychanalytique des psychoses doivent être comprises comme une
question éthique. Sachant la limitation des connaissances sur le traitement
de psychotiques, Freud était dans l’obligation éthique de le déconseiller
pour éviter que des expériences catastrophiques ne mettent en péril
l’intégrité des patients. L’élargissement de la portée des idées de Freud ne
pouvait que rimer avec la mise en place d’un cadre plus spécifique à sa
technique. Conseiller ce qui s’avérait jusqu’alors très douteux aurait été
incohérent avec les résultats de sa recherche. Limiter les tentatives de
traitement a pu générer un certain retard dans le développement d’une
clinique psychanalytique des psychoses mais, en même temps, protéger les
sujets des mauvaises et dangereuses interventions. Sur le plan éthique,
Freud a pris la bonne direction. C’est dans ce sens qu’il a pu pousser ses

177
collègues à faire de la recherche avec soin et responsabilité ; mais,
publiquement, tenu au respect de l’éthique professionnelle, il était obligé
de déconseiller la pratique.

Compte tenu de tous les enjeux politico-cliniques discutés dans le chapitre


précédent, on peut affirmer que la clinique psychanalytique des psychoses a débuté avant
même que Freud ne s’en rende compte. En effet, il commence à soigner les psychotiques
au moment où il bouscule la manière de concevoir la notion de maladie mentale en
l’indexant à la souffrance et non plus au diagnostic. Il vide la notion de maladie et donne
de la substance aux notions de névrose, psychose et perversion de façon à ouvrir le champ
des possibles sans recourir à la notion de maladie comme quelque chose venant d’un
intérieur organique qui devrait tout simplement être éliminé. Ainsi, il permet une avancée
clinique sans précédent puisque, si nous sommes tous, d’une certaine façon, sains et
malades à la fois, comment justifier l’internement et l’exclusion ? Il va falloir à la
psychiatrie repenser et actualiser ses positions cliniques et ses critères. Faire clinique des
psychoses est tout d’abord problématiser et relativiser la notion de maladie, l’internement
comme stratégie de cure en soi, et ce qui est acceptable ou non au niveau social.
Mais Freud nous laisse un dernier mot en 1938, un an avant sa mort, concernant
cette problématique clinique, où il indique, de façon très nette, le chemin que ses futurs
orphelins devront prendre : « Nous reconnaissons ainsi qu’il nous faut renoncer à essayer
sur le psychotique notre projet de guérison. Peut-être y renonçons-nous pour toujours,
peut-être seulement de façon temporaire, jusqu’à ce que nous ayons trouvé un autre projet
qui lui soit plus approprié. » (Freud, 1938a/2010, p. 266). Freud, reconnaissant non
seulement les limites de sa théorie et de sa clinique mais aussi les siennes, nous charge
d’un nouveau projet psychanalytique. Face à la psychose, il n’a pas pu réinventer sa
technique, même s’il savait depuis très longtemps qu’elle n’était pas adaptée. Affronter
ce nouvel univers impliquait la rencontre avec l’échec auquel la psychanalyse n’était plus
habituée. Il fallait recommencer et affronter à nouveau les critiques et les désaveux. La
résistance propre à la psychose est à la fois celle du patient, celle des murs des asiles et
celle de l’analyste. On sait que la psychanalyse, telle qu’elle est employée dans la clinique
des névroses, ne peut pas produire de bons résultats avec les psychotiques. Il faut donc la
réinventer, créer une nouvelle technique à partir des indices théoriques découverts par
Freud. L’arrivée d’une nouvelle psychanalyse s’annonce.

178
CHAPITRE 3
DE LA PSYCHOSE COMME STRUCTURE A
LA STRUCTURE COMME NŒUD

Introduction : Lacan, entre la psychiatrie et la psychanalyse

Après Freud, le deuxième point d’ancrage théorico-clinique de cette thèse sera


les travaux du psychanalyste Jacques Lacan (1901-1981). À la différence du fondateur de
la psychanalyse qui commence sa carrière en neurologie, Lacan était psychiatre avant de
devenir psychanalyste – bien que les études en psychiatrie et en neurologie ne fussent pas
complètement séparées en France au début du XXe siècle.
C’est à la Société de neurologie que Lacan fait sa première « présentation de
malades », le 4 novembre 1926. Par coïncidence, le même jour est fondée la première
association freudienne en France, la SPP (Société psychanalytique de Paris), dont Lacan
deviendra membre huit ans plus tard (Roudinesco, 1993).
Lacan suit alors le parcours classique entre neurologie et psychiatrie. De 1927 à
1931, il a été interne à l’infirmerie des maladies mentales et de l’encéphale de l’Hôpital
Sainte-Anne à Paris ; le nom de cette infirmerie montre d’emblée le caractère non résolu
et toujours mêlé des domaines de la neurologie et de la psychiatrie. A cette même époque,
il est passé aussi par l’Infirmerie spéciale de la Préfecture de police – comme Clérambault
– et il a fait un stage de deux mois dans le célèbre hôpital suisse Burghölzli. Ensuite, il a
travaillé pendant deux ans à l’Hôpital Henri-Rousselle (Ibid.).

179
C’est sur le terrain de la neurologie et de la psychiatrie et à l’intérieur des asiles
que Lacan va marquer son intérêt pour l’approche des psychoses, avant de faire son entrée
définitive dans la psychanalyse.
Au cours des années 30, Lacan publie quelques travaux sur les psychoses, mais
toujours sur le terrain psychiatrique. Parmi les plus importants, on peut citer l’article
« Écrits inspirés : schizographie » (1931) et sa thèse de doctorat « De la psychose
paranoïaque dans ses rapports avec la personnalité » (1932).
L’article de 1931, que Lacan écrit avec Lévy-Valensi et P. Migault, contient une
discussion sur le langage dans la schizophrénie, à partir d’un cas rapporté par Charles
Pfersdorff dans son livre La schizophasie, les catégories du langage, paru en 1927. La
thèse développée dans ce livre propose que chez les schizophrènes, il n’y a aucune
perturbation de langage liée à la syntaxe ; s’il y a un trouble de langage quelconque, il ne
peut qu’être lié au sens. Le cas étudié par lui et repris par Lacan et ses collègues dans
l’article de 1931 est celui de l'institutrice Marcelle C. Plus précisément, ce sont les écrits
de cette enseignante qui leur ont servi de source pour avancer leur réflexion sur cette
manière très particulière d’articuler le langage.
Selon eux, les écrits de Marcelle C. montrent que la disposition des mots dans
les phrases répond à une similitude sonore entre eux. Cela déclenche une séquence dans
laquelle le son devient l'attribut le plus important de l'articulation linguistique, s’imposant
au concept, ce qui favorise l’apparition des néologismes. Mais, le plus étonnant, c’est que
cet usage du langage ne touche d’aucune manière les normes de la grammaire. Autrement
dit, dans l’expression du langage, la sonorité gagne en pertinence sur le sens ou le concept,
ce qui autorise les auteurs à affirmer que c'est le rythme, la cadence, la mélodie et la
ponctuation qui donnent du sens à ces constructions malgré la fausse apparence
d'incohérence grammaticale.
Il est remarquable que cette analyse, si précoce dans le parcours de Lacan,
propose déjà une inversion de la valeur communément attribuée par la psychiatrie à la
parole ou aux écrits des patients. Ce qu’ils produisent, en termes de langage, n’est pas
méprisable comme une simple erreur à corriger ; au contraire, c’est la source même de
toute compréhension théorico-clinique de leur état. En outre, tout aussi intéressante est
l’importance qu’il accorde, dans son analyse, aux éléments linguistiques, c’est-à-dire à la
possibilité pour une image auditive de se superposer au sens et de guider les mots dans
une phrase : point qui sera l'un des plus fondamentaux dans son retour à Freud par la voie
du structuralisme linguistique et anthropologique.

180
Un an plus tard, en 1932, Lacan soutient sa thèse de doctorat, intitulée De la
psychose paranoïaque dans ses rapports avec la personnalité. Encore sur le terrain
psychiatrique, mais déjà en train d’initier un geste de séparation, il défend que la
personnalité est une unité en développement dont les phénomènes manifestes ont une
origine psychogénétique.
Or, le champ des savoirs psy, au début du XXe siècle, était fortement marqué par
une impasse qui tournait autour de la notion, en soi contradictoire, de maladie mentale :
« De manière générale, soit il y a maladie – et il n’y a pas de raison de rajouter "mentale",
étant donné que toute maladie implique une forme organique – soit il y a mental et, donc,
il n’y a pas de maladie. » (Aires, 2016, p. 20)23. Si la pathologie mentale s’inscrit du côté
organiciste comme une maladie quelconque, la psychiatrie n’a plus de raison d’être et
disparaît dans la neurologie. En revanche, le courant psychogénétique - qui est tout à fait
capable d’appréhender et d’organiser la variété phénoménologique des manifestations de
la folie - n’arrive à leur donner aucune explication causale. La vieille querelle entre
organogenèse et psychogenèse est toujours au centre de la scène psychiatrique de
l’époque.
Dans sa thèse de doctorat, Lacan s’est dédié à la construction d’une théorie entre
psychiatrie, psychanalyse et philosophie pour sortir de cette impasse. À cette fin, il a dû
mettre en question l’objet même de la psychiatrie. Il propose alors la notion de
« personnalité » comme nouvel objet de l’investigation psychiatrique afin de maintenir
autonome cette discipline (Aires, 2016).
Cette nouvelle notion l’amène à postuler non seulement une nouvelle méthode
d’investigation des psychoses – qui va se situer au croisement de la psychiatrie, de la
psychanalyse et de la philosophie – mais aussi une nouvelle catégorie clinique : la
paranoïa d’autopunition. Ces articulations sont faites à partir d’une étude de cas, celui
d’une dame dénommée Aimée. Le 18 avril 1931, Marguerite Pantaine tenta d’assassiner
l’actrice Huguette Duflos. Tentative ratée, elle est amenée à la prison des femmes de
Saint-Lazare avant d’être internée, toujours en franc délire, à la clinique de l’asile Sainte-
Anne où Lacan était interne. Ils s’y rencontrent pour la première fois et, quelques jours
plus tard, commence un travail qui durera une année.
La thèse de Lacan avait comme proposition centrale la possibilité de penser
ensemble paranoïa et personnalité. Selon lui, la paranoïa est un mode spécifique de

23
La traduction est de moi.

181
constitution de la personnalité. Le cas d’Aimée lui est utile dans la mesure où il lui permet
de penser qu’elle avait agressé celle qui incarnait son propre idéal du moi. Le crime
d’Aimée est une tentative de destruction d’un idéal du maître qu’elle portait en elle-même
mais qu’elle a projeté sur un autre.
Malgré quelques références à la théorie freudienne dans la thèse de doctorat de
Lacan, la psychanalyse n’occupe pas une place centrale dans son argumentation qui se
tourne plutôt vers les théories psychiatriques qui l’ont précédée. Concrètement, il n’a
pratiqué, avec Aimée, aucune espèce de cure psychanalytique. La psychanalyse ainsi que
la philosophie lui sont utiles, à ce moment, comme instruments au service de son projet
de thèse qui cherche à s’implanter dans le savoir psychiatrique. En outre, la psychanalyse
à laquelle Lacan fait référence, en ce début des années 30, s’inscrit bien dans l’orthodoxie
freudienne de l’IPA (Association psychanalytique internationale) qui s’approche d’une
psychologie du moi ; conséquence d’une interprétation très particulière de l’article « Le
moi et le ça » (1923), position qu’il va lui-même fortement critiquer plus tard. Mais, dans
sa thèse de doctorat, conformément à cette interprétation, Lacan explique et soutient le
privilège donné aux fonctions du moi :

Le problème thérapeutique des psychoses nous semble rendre plus nécessaire


une psychanalyse du moi qu’une psychanalyse de l’inconscient ; c’est dire que
c’est dans une meilleure étude des résistances du sujet et dans une expérience
nouvelle de leur manœuvre qu’il devra trouver ses solutions techniques. Ces
solutions, nous ne ferons pas grief de leur retard à une technique qui n’en est
qu’à ses débuts. Notre impuissance profonde à quelque autre psychothérapie
dirigée ne nous y donne aucun droit. (Lacan, 1932/1975, p. 280).

Il n’y a rien de moins lacanien, de nos jours, que ce passage écrit par Lacan lui-
même il y a presque quatre-vingt-dix ans. Toute sa démarche, à partir de sa rencontre avec
le structuralisme, rejette l’idée d’une psychanalyse qui aurait comme objectif le
renforcement des fonctions du moi, position radicale qui érige l’inconscient en structure
organisatrice de l’expérience humaine. Dans ce passage, Lacan pointe aussi un déphasage
dans les techniques psychanalytiques appliquées aux psychoses. Déphasage qui n’est pas
seulement psychanalytique, mais aussi psychiatrique. Ce qu’il n’avait pas encore les
moyens de savoir, c’est que l’avancée de cette clinique viendrait de ses propres mains.

182
La thèse de Lacan est au cœur de ce débat clé entre organogenèse et
psychogenèse, dans la mesure où elle interroge ces deux pôles et tente de proposer un
apport théorico-clinique, à l’intérieur de la psychiatrie, qui puisse ne pas reproduire cette
dichotomie paralysante. On voit bien que dans le point de départ de Lacan, il y avait une
préoccupation épistémologique sur laquelle s’appuyait toute scientificité capable de
soutenir une clinique appropriée. Autrement dit, l’urgence d’une théorie capable de faire
fleurir une clinique des psychoses a irrigué les inquiétudes de Lacan du début à la fin de
sa carrière.
Le parcours de Lacan a croisé encore une autre histoire de délit et de psychose.
L’année qui a suivi la soutenance de sa thèse a été marquée par l’histoire d’un crime qui
a beaucoup frappé et interrogé aussi bien le grand public que la presse et les intellectuels
de l’époque : le crime des sœurs Papin. Les jeunes sœurs Christine et Léa Papin – deux
domestiques d’origine paysanne – ont tué brutalement leur patronne et sa fille en février
1933. L’essor du marxisme en France, durant l’entre-deux-guerres, a provoqué
l’apparition d’hypothèses qui tentaient de lier ce crime à la lutte des classes, mais Lacan
est allé dans une tout autre direction. Il a vu dans ce crime quelque chose de semblable à
ce qu’il venait de soutenir sur le cas Aimée. Son article, publié dans la revue surréaliste
Minotaure (1933), porte l’idée que ce crime était un nouvel exemple de la mise en œuvre
de la destruction de l’idéal du maître que le sujet porte en lui-même, mais qui est projeté
sur l’autre. Selon lui, à l’instar de la tentative de meurtre perpétrée par Aimée, la
motivation des sœurs Papin n’était autre que psychique, ce qui mettait en évidence leur
paranoïa.
En 1934, à mi-chemin entre la psychiatrie et la psychanalyse, Lacan passa le
concours destiné à recruter des médecins-chefs d’asile, étape attendue pour quelqu’un qui
avait tellement investi dans une formation en psychiatrie. Il réussit le concours, est
nommé à ce poste, mais il le refuse. Ce n’est pas tant l’asile qui l’attirait que la psychose.
Prendre la décision de refuser le plus haut poste qu’un psychiatre puisse obtenir montre à
quel point le regard médical ne lui suffisait pas. Le jeune Lacan quitte le rêve d’une
carrière en psychiatrie et se tourne vers l’étude de la psychanalyse. La même année, Lacan
qui exerçait déjà la psychanalyse en privé deviendra membre de la SPP (Roudinesco,
1993, p. 115).
Son entrée officielle dans la psychanalyse se fait donc en 1934. Comme membre
de la SPP, il a suivi une analyse didactique et participe aux réunions et discussions sur
l’œuvre de Freud – qui était encore vivant mais déjà très malade. La première intervention

183
de Lacan en tant que psychanalyste se situe en 1936, lors du quatorzième congrès de l’IPA
qui a eu lieu à Marienbad. Toutefois, son discours sur sa théorie du « stade du miroir » est
interrompu par Ernest Jones, qui présidait la réunion. Empêché de continuer, Lacan est
alors confronté à un champ de bataille à l’intérieur de la psychanalyse où il n’y avait pas
– ou peu – d’espace pour le renouveau. C’est ainsi qu’il se rend compte que la « révolution
freudienne » (Lacan, 1937/1966, p. 74) méritait d’être effectivement revisitée par les
nouvelles générations de psychanalystes. Tâche devant laquelle il ne reculera pas.
Quelques années plus tard, toujours traversé par les mêmes questions
épistémologiques, Lacan va s’insérer dans un débat houleux avec le psychiatre Henri Ey
sur la genèse de la folie. Son avis, il le communiquera en 1946, à l’occasion des Journées
psychiatriques de Bonneval, où il donne une conférence qui a été publiée a posteriori,
dans ses Écrits de 1966, sous le nom de « Formulations sur la causalité psychique ».
Les Journées de Bonneval s’inscrivent dans le débat sur les problèmes et les
impasses qui traversaient alors le champ de la psychiatrie. Après avoir déjà soutenu la
psychogenèse dans sa thèse de doctorat, dans « Formulations sur la causalité psychique »,
Lacan essaie d’insérer la philosophie, surtout celle de Descartes et de Hegel, dans le débat
psychiatrique. Contre l’hypothèse organo-dynamique d’Henri Ey – qui représentait une
sorte de troisième voie entre les théories organogéniques et psychogéniques de l’époque
– Lacan, en tant que partisan de la causalité psychique, insiste sur cette dimension et
détache complètement la folie des affections neurologiques, ce qui touche en profondeur
la question majeure de sa définition. L’organo-dynamisme de Ey envisageait de rompre
la dualité en associant les théories organogéniques aux psychogéniques. Selon Lacan,
cette hypothèse ne tenait pas compte des problèmes théoriques soulevés par Descartes et
Hegel ; elle ne considérait pas la dialectique hégélienne et maintenait le dualisme
cartésien, ce qui rendait l’organo-dynamisme épistémologiquement pauvre. À Henri Ey,
il manquait l’approche philosophique.
Cet important débat avec Ey dénonce le malaise de Lacan face à la psychiatrie
de son époque et explique son inclination à la quête d’une autre théorie et d’une autre
clinique qu’il fallait, en fait, inventer. C’est ce qu’il va construire sur le terrain fertile
laissé par Freud.
Mais Lacan ne s’est pas contenté de n’investir que le territoire du père de la
psychanalyse. Son parcours a été traversé par les différents champs du savoir. Au-delà de
la psychiatrie, il a été très influencé par la philosophie (Spinoza, Nietzsche, Jaspers,
Bergson Husserl, Heidegger, Hegel – auquel il a été initié par Kojève – parmi d’autres),

184
mais encore par le courant surréaliste très en vogue dans sa jeunesse, sans compter
l’apport fondamental pour lui de la linguistique et de l’anthropologie, surtout dans sa
période « structuraliste ». Toutes ces influences lui serviront, à partir des années 50, pour
mener à terme son seul combat : le retour à Freud.
Avec Lacan, non seulement la théorie mais aussi la clinique des psychoses gagne
beaucoup plus de consistance. Nous pouvons souligner trois temps dans l’évolution de la
notion de psychose chez Lacan. Le premier, assez discret, est celui de ses articulations
sur le stade du miroir et la fonction de l’imaginaire dans la construction subjective. Ce
moment se situe à mi-chemin entre la psychiatrie et la psychanalyse. Ses hypothèses sont
imprégnées des idées de Freud, mais il n’a pas encore fait le geste qui inaugurera son
entrée définitive dans le champ psychanalytique. Il développe une théorie de la genèse
psychique de la réalité et des objets dans laquelle le sujet surgit comme aliéné. Dans ce
cas, la psychose suppose une contiguïté entre le Je/Moi et l’autre ; le sujet est capté dans
ses propres identifications d’une façon telle qu’il n’y a d’espace pour aucune transitivité.
Il n’y a pas de médiation entre le sujet et son image : « Car le risque de la folie se mesure
à l'attrait même des identifications où l'homme engage à la fois sa vérité et son être. »
(Lacan, 1946/1966, p. 176). L’aliénation, comme processus constitutif de tout sujet, sera
ici tellement brutale que le sujet lui-même risque de se confondre dans les images qui lui
ont servi de points d’identification. Néanmoins, ce premier temps lacanien n’est pas celui
de la formulation d’une théorie des psychoses. Il s’agit plutôt d’une théorie générale de
la constitution du sujet comme aliéné qui est autant utile pour penser les névroses que les
psychoses. Cette proposition, malgré sa pertinence, reste abstraite : on ne peut pas en
dégager une approche clinique spécifique pour les psychoses. Cela maintient en suspens
cette question, si chère à la psychanalyse, et pousse Lacan vers d’autres horizons.
Le deuxième temps se réfère à sa période structuraliste et à la mise en œuvre de
sa relecture de l’œuvre freudienne. Ici, Lacan non seulement lance une réflexion de nature
psychanalytique, mais propose un changement dans l’édifice conceptuel mis en place par
l’IPA. C’est le moment de son retour à Freud et du primat du symbolique où, à partir
d’une rencontre furtive avec la linguistique saussurienne via le structuralisme
anthropologique, il va développer sa grande thèse sur le mécanisme de base des
psychoses, la forclusion du Nom-du-Père, et sortir définitivement la psychose de ses
limbes théoriques et pratiques.
Le troisième temps se rapporte à l’introduction du nœud borroméen comme
modèle d’apprésentation de la triade RSI (Réel, Symbolique, Imaginaire) et donc comme

185
support de la réalité psychique. Cette équivalence entre les trois registres est le signe d’un
mouvement d’éloignement des thèses structuralistes qui attribuaient au symbolique une
importance capitale. Cela implique une perte de la centralité du Nom-du-Père dans la
distinction des types cliniques chez Lacan. Son hypothèse de la forclusion doit être alors
relue à la lumière de la notion de sinthome, introduite en 1975 comme ce qui peut nouer
les trois registres et faire tenir la réalité psychique.
Le travail théorique de Lacan à l’intérieur de la psychanalyse, depuis son retour
à Freud dans les années 50, perdurera jusqu’à la fin de sa vie. L’œuvre de Lacan peut être
qualifiée d’authentique au sens où elle ne prend appui sur aucune des théories posées par
les psychanalystes qui l’ont précédé. Les travaux de psychanalystes comme Ferenczi,
Federn, Abraham, Melanie Klein et bien d’autres, même si Lacan ne les méconnaissait
pas, ne lui serviront pas de source et ne seront cités que dans la mesure où il voulait s’en
démarquer (Maleval, 2000). Pendant plus de vingt ans, il a mené des séminaires annuels
et publié des dizaines d’articles. Mais, parallèlement à son travail théorique, nous avons
aussi quelques registres de sa pratique dans ce qui était à l’époque appelé « présentations
de malades » à l’hôpital Sainte-Anne.
Nous allons examiner de plus près le travail de Lacan sur l’édification d’une
clinique psychanalytique des psychoses. Dans un premier temps, nous allons partir de sa
première grande hypothèse – la forclusion du Nom-du-père – et essayer d’en dégager les
conséquences cliniques directes. Dans un deuxième temps, nous aborderons la phase
finale de son enseignement en ce qui concerne l’introduction du nœud borroméen, du
sinthome et leurs conséquences théorico-cliniques sur le traitement des psychoses. Enfin,
dans un troisième temps, nous examinerons les huit registres de « présentations de
malades » faites par Lacan qui ont été transcrites et mises à la disposition du public. Notre
intention est ici de décanter les ajustements du psychanalyste pour mettre en place une
clinique des psychoses au niveau le plus pratique.
Contrairement à l’œuvre de Freud, il n’y a pas, chez Lacan, de présentation de
cas cliniques. Pour cette raison, il est impossible de guider la discussion proposée dans
ce chapitre en empruntant la même voie que celle du chapitre précédent. Bien qu’il y ait,
dans la « pensée-Lacan », des références à ces cas24, ils ne constituent pas, à proprement
parler, des cas cliniques comme ceux qu’on trouve chez Freud : ce ne sont que des
observations fragmentaires sur des sujets qu’il a suivis dans son cabinet ou qu’il a connus

24
Cf. Humbert, 2004.

186
au cours d’une hospitalisation. La clinique des psychoses sera donc ici abordée à partir
des éléments théoriques et à partir des « présentations de malades ». Les hypothèses
lacaniennes sur les psychoses ont déjà fait couler beaucoup d’encre, mais nous estimons
que la perspective clinique mérite un travail de peaufinage. C’est le but que nous nous
assignons dans les pages suivantes.

3.1 – La clinique de la forclusion du Nom-du-Père

Au XXe siècle, la chute de la linguistique comparée et l’arrivée de la linguistique


structurale reconfigure le champ du savoir d’une façon telle qu’un nouveau lien entre
linguistique et psychanalyse devient nécessaire : la psychanalyse ne peut plus se passer
d’une discussion avec la linguistique et vice-versa, car les deux méthodes convergent vers
le même point d’intérêt : le langage et ses propriétés. De ce mouvement épistémologique
a donc surgit une psychanalyse nouvelle ; celle de Jacques Lacan.
Cette convergence, assez tardive dans l’histoire de la psychanalyse, a été
possible car Freud a toujours donné une importance capitale aux arts de la langue (Milner,
2002) : la grammaire, la rhétorique, la traduction, l’histoire et la philologie ont toujours
participé de manière active à la construction de la conception freudienne de psychisme.
L’appareil psychique chez Freud, depuis « L’interprétation du rêve » (1900), est
essentiellement un appareil de langage, et comme tel, il ne fonctionne qu’à partir d’une
certaine grammaire en mettant en marche un certain mécanisme de traduction entre
systèmes. Après l’avènement de la linguistique structurale inspirée des travaux du
linguiste Ferdinand de Saussure (1857-1913), il est possible de voir encore plus
clairement que la façon freudienne de concevoir les rapports entre les instances
psychiques, c’est-à-dire la façon dont les représentations d’objets s’unissent à des
représentations de mots, n’est qu’une opération de langage.
L’intérêt de Lacan pour la linguistique saussurienne n’est pas lié à une sorte
d’utilisation de ce savoir pour enrichir la psychanalyse. Le rapport possible entre
linguistique structurale et psychanalyse est lié au fait que la première présente le langage
comme quelque chose qui a des propriétés propres, peu importe les procédures utilisées

187
pour arriver à ces propriétés. C’est cela qui intéresse Lacan. Sa célèbre formule
« l’inconscient est structuré comme un langage »25, ne veut pas dire autre chose que
« étant admis qu’un langage a des propriétés de structure – et cela est démontré par la
linguistique –, l’inconscient a les mêmes propriétés. Peu importe les procédures par quoi
ces propriétés sont établies. » (Milner 2002, p. 197).
C’est à la fois à travers la linguistique de Saussure, celle de Roman Jakobson
(1896-1982), et l’anthropologie de Claude Lévi-Strauss (1908-2009) que le
structuralisme parvient à Lacan entre la fin des années 40 et le début des années 50. Le
structuralisme peut être conçu comme un mouvement de pensée qui naît de l’opposition
directe à trois courants : l’historicisme, l’idéalisme et l’humanisme. Il a incorporé le vent
antihumaniste de cette époque et n’a pas cessé de tenter d’éliminer toute sorte de
subjectivité de l’appareil linguistique. Ce n’est pas l’homme qui pense le langage, c’est
le langage qui pense les hommes. La méthode structuraliste, en éliminant de l’intérieur la
conception de l’homme comme sujet, le lance dans un univers régi par des lois préétablies
où il n’est qu’un élément de plus dans sa composition.
C’est pour se positionner contre cette tendance que Lacan élabore, peu à peu, sa
conception de sujet et entame une démarche qui baigne dans les eaux du structuralisme
mais qui n’en sera pas moins psychanalytique. C’est l’arrivée du célèbre retour à Freud.
Lacan commence alors à abandonner ses thèses des « Complexes familiaux dans la
formation de l'individu » (1938) et plonge à fond dans le structuralisme. Ce mouvement
va résulter, obligatoirement, de la mise en exergue du registre du symbolique aux dépens
de ses théories plutôt inclinées vers l’étude de l’imaginaire, développées surtout dans
« Le stade du miroir comme formateur de la fonction du Je » (1949).
De cette immersion de Lacan dans les théories structuralistes, surgissent les deux
premiers fruits : le texte Le mythe individuel du névrosé qui a été présenté en 1952 au
Collège Philosophique de Jean Wahl mais diffusé au public en 1953 (étonnamment, sans
le consentement de Lacan) et le « Discours de Rome », prononcé par Lacan le 26
septembre 1953, à l’occasion d’un congrès qui a eu lieu à l’Institut de psychologie de
l’université de Rome. Ces deux textes inaugurent le nouveau projet de Lacan qui sera

25
Cette formule de Lacan apparaît sous des formes variables dans beaucoup de ses textes, surtout au cours
des années 50 et 60. Je cite quelques exemples : « l’inconscient est dans son fond structuré, tramé, chaîné
de langage » (Séminaire III : Les Psychoses, 1955-1956/1981 p. 142). « L’inconscient est langage » (« La
Signification du phallus » 1958/1966, p. 693) et « La science et la vérité » (1965/1966, p. 866).

188
formellement établi dans « Fonction et champ de la parole et du Langage en
Psychanalyse » (1953).
Le retour à Freud via le structuralisme va comprendre l’homme dans sa
dimension symbolique, dans la mesure où il est constitué par le langage. Dans ce contexte,
Lacan opère une coupure : en s’écartant de la psychiatrie et de la psychologie, il investit
d’emblée une psychanalyse dont les principes théoriques et pratiques doivent se
reconnaître dans la structure de langage, c’est-à-dire dans le symbolique. C’est en ce point
que va s’opérer une sorte de redéfinition des notions cardinales de la psychanalyse comme
l’inconscient, le désir, le temps, le symptôme, la folie, les rêves, la névrose, la psychose,
etc. L’intérêt de Lacan était de construire une théorie du sujet qui franchissait la
psychologie, la psychiatrie et la psychanalyse freudienne pour faire apparaître une
certaine causalité dans les phénomènes cliniques. Ce nouveau tissage entre différentes
théories permet à Lacan de clamer son retour à Freud tout en étant très original.
Les impasses, les questions et les contradictions qui ont empêché Freud
d’avancer plus concrètement sur ce terrain clinique sont reprises par Lacan à partir du
point de vue structuraliste et trouveront ainsi de nouvelles pistes qui ne pouvaient pas se
présenter dans l’horizon freudien. La linguistique et l’anthropologie structurales vont
permettre à Lacan de donner corps à une théorie et à une clinique des psychoses. Il
n’aurait pas pu autant avancer sans ces deux points d’ancrage. Cette démarche mènera
Lacan à l’invention d’une nouvelle hypothèse psychanalytique sur les psychoses : la
forclusion du Nom-du-Père.
La notion de Nom-du-Père est capitale dans les apports de Lacan sur les
psychoses. Ce terme apparaît pour la première fois dans Le mythe individuel du névrosé,
où il annonce que :

L’assomption de la fonction de père suppose une relation symbolique simple,


où le symbolique recouvrirait pleinement de réel. Il faudrait que le père ne soit
pas seulement le nom-du-père, mais qu’il représente dans toute sa plénitude la
valeur symbolique cristallisée dans sa fonction. (Lacan 1953/2017, p. 45)

Les bases d’une théorie des psychoses sont alors posées par Lacan. Le père
freudien – le père d’Œdipe, le père de la castration et le père totémique – devient une
fonction symbolique qui a pour objectif de « recouvrir pleinement » le réel. La fonction
de paternité n’est qu’une fonction symbolique qui permet au sujet, par le biais du langage,

189
d’essayer de couvrir le réel de façon fructueuse. Nous savons par les travaux postérieurs
de Lacan que cette idée de couverture pleine va disparaître et que le noyau de la question
symbolique sera justement le « trou » qui subsistera entre le symbolique et le réel. Mais
revenons aux premiers développements sur la notion si importante de Nom-du-Père pour
la démarche clinique lacanienne.
Dans « Fonction et champ de la parole et du langage » – article
méthodologiquement décisif – paru aussi dans l’année 1953, Lacan affirme déjà que la
méthode psychanalytique telle qu’il la conçoit est tout à fait capable d’avancer là où Freud
n’a pas pu le faire. Lue avec et à partir du structuralisme, la psychanalyse ne trouvera plus
de barrières en ce qui concerne l’approche de la psychose : « La nouvelle perspective a
pris ici son départ de l’extension de la méthode aux psychoses et de l’ouverture
momentanée de la technique à des données de principe différentes. » (Lacan 1953/1966,
p. 243). Pour le dire plus simplement, celui qui s’est toujours intéressé à la psychose ne
veut plus l’explorer comme psychiatre mais comme psychanalyste. La voie est ouverte.
Il va falloir à Lacan définir les contours de ce projet prometteur.
Le projet lacanien d’une relecture « structuraliste » de Freud a l’ambition de
penser autrement la psychanalyse en s’appuyant sur de nouvelles notions. Parmi elles, les
plus importantes sont le signifiant et la chaîne signifiante. L’inconscient est alors conçu
comme une structure dont l’élément principal est le signifiant et dont la propriété
minimale est la chaîne. Par ce biais, toute la théorie freudienne sera retravaillée par Lacan
sous le modèle signifiant/chaîne à commencer par le complexe d’Œdipe, ses éléments et
ses conséquences : la castration, le refoulement originaire, le père, la mère, le phallus, etc.
Et pour ce faire, il va falloir donner aux éléments en jeu dans l’Œdipe des valeurs de
signifiant. C’est ainsi que le père freudien devient le signifiant Nom-du-Père chez Lacan
et, par conséquent, si le psychotique chez Freud est celui qui reste dans une dynamique
autoérotique et ne rentre pas dans la triangulation œdipienne, le psychotique chez Lacan
sera celui dont le signifiant Nom-du-Père ne s’inscrit pas dans le symbolique. Mais allons
plus lentement : la notion de signifiant permet à Lacan d’énoncer certaines positions
structurelles qui sont en jeu chez tout sujet. Sa lecture du père comme un signifiant et une
fonction symbolique va alors déboucher sur l’idée d’un signifiant qui, exempt de
signification, a la fonction de soutenir le registre même du symbolique et ainsi de
permettre l’émergence de toute signification. Mais d’où vient cette idée qui sera si
cruciale dans le parcours lacanien pour fonder, ultérieurement, une théorie et une clinique
des psychoses ?

190
En 1950, est publié en France un recueil d’articles de l’anthropologue Marcel
Mauss (1872-1950) sous le nom de Sociologie et Anthropologie. Tous les articles présents
dans ce livre ont un sujet commun : les croyances et la psychologie collective de peuples
indigènes. Lévi-Strauss signe la préface, polémique, de ce recueil de textes. Polémique
au sens où Lévi-Strauss, en même temps qu’il exalte l’importance de l’œuvre de cet auteur
pour le champ anthropologique, est en complet désaccord avec ses thèses, et il en profite
pour introduire les bases de sa nouvelle Anthropologie structurale. C’est en partant de
quelques points bien précis, soulignés par Lévi-Strauss dans ce texte, que Lacan va de
son côté inventer une nouvelle manière de penser la psychanalyse, à partir de la façon
structurelle de concevoir l’inconscient et ses dérivés.
Dans son introduction, à valeur inaugurale, Lévi-Strauss présente les fondements
de la méthode structurale en anthropologie. Parmi eux : 1) le signifiant précède le
signifié : le message n’est pas l’expression des évènements, il est l’expression du code, il
révèle que l’évènement est, finalement, soumis au code ; 2) Il y a toujours un rapport
d’inadéquation entre signifiant et signifié, situation dans laquelle il y a un excédent de
signifiant. Ces fondamentaux expriment les propriétés du langage sur lesquelles il faut se
pencher pour mettre en place la méthode structuraliste. Ils auront une influence très forte
sur les travaux de Lacan.
Mais revenons au texte de Lévi-Strauss. Après avoir posé les bases de sa
méthode structurale, il développe ses fondements. Et il va le faire à partir d’une idée très
curieuse qui apparaît dans quelques articles de Mauss : le mana, terme polynésien associé
à l’« esprit des choses », « force magique », « autorité, richesse » (Mauss 1950/2013, p.
203), etc. Selon Mauss : « Le mana n'est pas simplement une force, un être, c'est encore
une action, une qualité et un état. En d'autres termes, le mot est à la fois un substantif, un
adjectif, un verbe. » (Mauss 1950/2013, p. 101).
Contrairement à ce que dit Mauss, pour Lévi-Strauss, les notions comme celle
de mana ne sont pas ce qui explique le système, c’est-à-dire quelque chose qui revêt une
dimension spirituelle et qui permettrait de valider et d’expliquer certains évènements. Au
contraire, c’est le système qui explique l’irruption et la nécessité de ces signifiants
d’exception. C’est dans ce sens que le terme mana devient l’indice d’une fonction logique
du langage. Il sera un signifiant de valeur symbolique zéro, forme pure, vide qui ne peut
pas s’apparier à un signifié ; le mana a la fonction de tamponner la contradiction entre
mot et chose, symbolique et réel, pensée et réalité, je et autre, en permettant à la pensée
symbolique de s’exercer.

191
Lacan, qui avait déjà introduit dans ses travaux la notion de symbolique, prend
très au sérieux ces hypothèses avancées par Lévi-Strauss. Elles auront pour lui et pour
son retour à Freud, la plus grande valeur. À partir de ce signifiant qui, sans signification,
est le support de la pensée symbolique, il peut proposer une relecture structuraliste du
père freudien. Étant donné les similitudes entre la relecture lévi-straussienne du mana de
Mauss et la relecture lacanienne du père freudien, nous pouvons affirmer que ce signifiant
flottant de Lévi-Strauss est, sans doute, et sans résister au jeu de mots, le père de la notion
lacanienne de Nom-du-Père.
L’invention du Nom-du-Père sera alors une sorte de formation de compromis :
en même temps qu’il surgit pour résoudre la polémique de la filiation symbolique
commencée par Freud dans « Totem et Tabou » (1913), il correspond très bien aux intérêts
structurels de Lacan puisqu’il devient une forme de réponse de la part de la psychanalyse
à un mouvement de pensée face auquel il fallait se positionner. Avec la notion de Nom-
du-Père, Lacan peut magistralement faire entrer les principes de la méthode structuraliste
à l’intérieur de la psychanalyse, tout en proposant un autre montage. Il garde l’idée d’un
signifiant flottant qui a pour fonction de combler l’écart entre le signifiant, le signifié et
la référence, et lui attribue une valeur œdipienne. À partir de cette lecture structuraliste
du père freudien, il n’est plus question de penser le père en tant qu’empirique, mais bien
père en tant que fonction symbolique.

C’est dans le Séminaire III : Les Psychoses (1955-1956) que Lacan propose,
effectivement, une hypothèse étiologique pour ce qu’il va appeler désormais structure
psychotique. Dans cette structure, ce n’est pas la présence de ce signifiant sans signifié
qui fait question, mais bien son absence. C’est ce qu’il appellera forclusion du Nom-du-
Père, processus à l’origine de toute psychose.
Lacan développe l’idée de forclusion à partir de l’article de Freud sur l’Homme
aux loups. Le mot forclusion a été choisi par Lacan pour traduire le mot en allemand
Verwerfung, souvent utilisé par Freud comme expression d’un rejet, pas très bien défini,
au niveau psychique. Néanmoins, Lacan soutient que dans cet article, Freud semble aller
un peu plus loin et donne un contour plus net à ce mot en le distinguant du refoulement
(Verdrängung). Freud écrit : « Eine Verdrängung ist etwas anderes als eine Verwerfung »
(Freud, 1914[1918] /1924, p. 85), en français : « Un refoulement est quelque chose
d’autre qu’un rejet. » (Freud 1914[1918] /1988, p. 77). Cette considération ouvre à Lacan
la possibilité de faire de ce « rejet » un processus de défense autre que celui du

192
refoulement. Il va élever la Verwerfung freudienne au rang de concept central dans sa
quête d’une théorie des psychoses plus achevée.
Mais cette phrase de Freud n’est pas l’unique référence au « rejet » dans son article
sur l’Homme aux loups. Plus loin, il ajoute :

La prise de position initiale de notre patient envers le problème de la castration


nous est déjà connue. Il la rejeta et en resta au point de vue du commerce dans
l’anus. Lorsque j’ai dit qu’il l’a rejeta, la première signification de cette
expression est qu’il n’en voulut rien savoir au sens du refoulement. Aucun
jugement n’était à proprement parler porté par-là sur son existence, mais ce
fut tout comme si elle n’existait pas. (Freud, 1914[1918] /1988, p. 82-83).

Dans le texte ci-dessus, il nous paraît intéressant d’étudier brièvement comment


les notions de rejet et de refoulement ont été utilisées en allemand et en français,
successivement par Freud et Lacan. La phrase « il [le patient] la rejeta », s’écrit en
allemand « Er verwarf sie » (Freud, 1914[1918] /1924, p. 91) ; Freud emploie ici le verbe
verwerfen, qui a la même origine que le substantif Verwerfung, pour décrire le destin de
la castration dans ce cas. Ensuite, « qu’il [le patient] n’en voulut rien savoir au sens du
refoulement » (dans l’édition allemande : « er vor ihr nichts wissen wolte im Sinne der
Verdrängung » - Ibid.), a été retraduit par Lacan en 1954 dans « Réponse au commentaire
de Jean Hyppolite sur la Verneinung de Freud » de la façon suivante : « Ce sujet, nous dit
Freud, de la castration ne voulait rien savoir au sens du refoulement. » (Lacan 1954/1966,
p. 386)26. Autrement dit, lorsque le processus en question est la Verwerfung, il n’y a pas
de refoulement, donc pas de castration. Par ce biais, Lacan a pu construire pour les
psychoses un mécanisme qui se place dans les fondements de la structure. Son troisième
séminaire, qui avait été originellement appelé « Structures freudiennes des psychoses »,
a été précisément dédié à la proposition d’une étiologie psychique qui puisse rendre
compte de cette structure clinique encore dépourvue d’un mécanisme psychique de
négation propre. Dans les mots de Lacan :

S’il y a des choses dont le patient ne veut rien savoir même au sens de
refoulement, cela suppose un autre mécanisme. Et comme le mot Verwerfung

26
Lacan répète cette formule dans son séminaire sur les psychoses : « A propos de la Verwerfung, Freud
dit que le sujet ne voulait rien savoir de la castration, même au sens du refoulement. » (Lacan, 1955-
1956/1981, p. 171).

193
apparaît en connexion directe avec cette phrase et aussi quelques pages
auparavant, je m’en empare. Je ne tiens pas spécialement au terme, je tiens à
ce qu’il veut dire, et je crois que Freud a voulu dire cela. (Lacan 1955-
1956/1981, p. 170)

Dans ce passage, il est intéressant de noter la présence de ce qui sera, dans le


futur des élaborations lacaniennes, une distinction décisive entre le dire et le dit.
Effectivement, Freud n’a pas dit que la Verwerfung était le mécanisme de défense des
psychoses, Freud n’a même pas considéré le cas de l’Homme aux loups comme un cas de
névrose narcissique27. Mais ce que Lacan propose, c’est d’aller au-delà du dit de Freud
pour entendre son dire. Et dans son dire, la Verwerfung peut être considérée comme le
mécanisme fondamental de la psychose.
Dès lors, le processus formateur de la psychose implique l’exclusion par la
Verwerfung d’un signifiant particulier. Quelque chose a été mis en dehors de la
symbolisation et, par conséquent, se tient dans les bases de la construction du réel : « De
quoi il s’agit quand je parle de Verwerfung ? Il s’agit du rejet d’un signifiant primordial
dans les ténèbres extérieures, signifiant qui manquera dès lors à ce niveau. Voilà le
mécanisme fondamental que je suppose à la base de la paranoïa. » (Ibid., p. 171).
Dans ce séminaire, Lacan nous dit quel est ce signifiant seulement dans les
moments finaux. Selon Michel Arrivé (1994), Lacan ménage un certain suspens en ce qui
concerne le signifiant manqué, étant donné qu’en quelques passages il affirme ce manque
sans le spécifier : « Cela peut vous paraître imprécis, mais c’est suffisant, même si nous
ne pouvons pas dire tout de suite ce qu’est ce signifiant. » (Lacan 1955-1956 /1981, p.
227) ; et un peu plus loin : « Il n’y a nul moyen de saisir, au moment où cela manque,
quelque chose qui manque. » (Lacan 1955-1956/1981, p. 286).
Toute cette question sur le signifiant manquant chez les psychotiques trouvera
sa réponse dans l’avant-dernière séance de ce séminaire : « Ce signifiant, je l’ai nommé
la dernière fois – tu es celui qui est ou qui sera, père. » (Lacan 1955-1956/1981, p. 344).
Et il finit par lui donner son nom : « Avant qu’il y ait le Nom-du-Père, il y avait pas de
père, il y avait toutes sortes d’autres choses. » (Ibid.). De la même façon, l’introduction,
par Lacan, du mot forclusion, comme traduction de Verwerfung, n’intervient qu’à la

27
C’est pour cette raison que nous ne l’avons pas évoqué dans le Chapitre 2.

194
dernière séance du séminaire. Pendant toute cette année d’enseignement, il a parlé de ce
processus de défense en faisant usage du mot allemand, mais le 4 juillet 1956, il annonce :

Ce qu’il y a de tangible dans le phénomène de tout ce qui se déroule dans la


psychose, c’est qu’il s’agit de l’abord par le sujet d’un signifiant comme tel,
et de l’impossibilité de cet abord. Je ne reviens pas sur la notion de la
Verwerfung dont je suis parti, et pour laquelle, tout bien réfléchi, je vous
propose d’adopter définitivement cette traduction que je crois la meilleure –
la forclusion. (Lacan 1955-1956/1981, p. 361).

La substitution du mot Verwerfung par le mot forclusion n’est pas simplement


une « traduction », comme l’a dit Lacan. Il s’agit de la création d’un nouveau concept
inexistant chez Freud. La Verwerfung freudienne signalait juste l’action d’une barrière,
d’une réjection, ou d’une abolition au niveau psychique et c’est donc avec Lacan que la
Verwerfung obtient le statut de mécanisme de défense de la structure psychotique ; c’est
un processus primordial d’exclusion à l’intérieur d’un premier corpus de signifiants qui
commence à se former chez l’enfant. Ce qui a été mis en dehors de la symbolisation, ce
qui est resté enfermé en-dehors du symbolique par la forclusion, est le signifiant de la loi
symbolique et c’est lui qui va marquer son retour mais à partir du registre du réel. Telle
sera la base de la structure symptomatique dans la psychose : « Ce qui a été rejeté du
symbolique réapparaît dans le réel. » (Ibid., p. 57) : c’est la façon lacanienne de dire que
dans les psychoses – surtout dans la schizophrénie – les mots sont traités comme les
choses.
La construction d’une théorie des psychoses chez Lacan se fait peu à peu au
cours de ce séminaire : d’abord, il va chercher chez Freud l’idée d’une Vewerfung
primordiale qui puisse se placer comme l’opérateur de l’expulsion du signifiant qui rend
possible la signification, ensuite il nomme ce signifiant perdu à jamais, le Nom-du-Père,
et plus tard encore, dans la dernière séance, il propose que le mot Verwerfung soit traduit
en français par forclusion. Ainsi, il arrive à sa grande hypothèse sur la causalité des
psychoses : la forclusion du signifiant Nom-du-Père.
La forclusion du Nom-du-Père se place alors comme le mécanisme de défense
propre aux psychoses dont Freud soupçonnait l’existence. Ce mécanisme plus énergétique
dont parle Freud, déjà, dans « Les psychonévroses de défense » (1894), qui semble rejeter
la représentation intolérable et avec elle un morceau de la réalité, trouve enfin un support

195
théorique plus solide avec Lacan. Ce n’est pas donc par hasard que Lacan commence ses
travaux sur les psychoses, dans le contexte de son retour à Freud, avec une proposition
qui offre une porte de sortie à l’interrogation majeure de son maître. Il a fallu l’avènement
de la linguistique et de l’anthropologie structurale pour que ce pas puisse être franchi et
pour qu’une théorie propre aux psychoses voie le jour.
La conséquence directe de l’introduction de cette hypothèse est que le registre
du symbolique chez les psychotiques va fonctionner « manquant » : manquant du
signifiant du manque. Cela veut dire que le psychotique ne s’insère pas complètement
dans la logique discursive du lien social ; il ne rentre pas dans le pacte fraternel établi
symboliquement à la suite du meurtre du père, comme l’a dit Freud dans « Totem et
tabou » (1913). Au contraire, il y a une renonciation pulsionnelle qui privilégie une
dynamique incestueuse aux dépens d’une filiation ordonnée par une loi qui oppose les
relations d’alliance aux relations de parenté.
Penser l’appareil psychique comme le propose Lacan – en termes de symbolique,
imaginaire et réel – ouvre un vaste champ de recherche pour la psychanalyse. Cela
permettra le développement et la création de nouvelles notions à la fois théoriques et
pratiques. L’hypothèse fondamentale de la forclusion du Nom-du-Père est sans doute un
des cas les plus expressifs de la richesse du parcours de Lacan. Regarder l’appareil
psychique freudien d’un point de vue symbolique-structural lui a permis de faire le pas
que Freud n’a pas pu franchir et de proposer une hypothèse psychanalytique pour le
processus de défense des psychoses.
C’est donc à ce moment qualifié par Jean-Claude Milner « d’hyper
structuraliste » (2002) qu’on voit apparaître chez Lacan – dans la suite de tout ce que
Freud a dit et de tout ce qu’il n’a pas pu dire – un mécanisme de défense propre aux
psychoses. Cela suppose une distinction fondamentale entre névrose et psychose, sans
laquelle la technique psychanalytique ne pouvait avancer : « Ce n’est pas pour simples
satisfactions de nosographe que nous nous attaquons à la distinction des névroses et des
psychoses » mais bien pour « échafauder pour la psychose une structure recevable »
(Lacan, 1955-1956/1981, p. 163-164). Recevable pour quoi faire ? Pour faire de la
clinique.
Le Séminaire III agglomère dans ses objectifs deux préoccupations majeures de
Lacan : l’introduction et l’établissement de la pensée structuraliste dans la psychanalyse
et le développement d’une théorie psychanalytique des psychoses plus consistante. Au
cours de ce séminaire, en même temps qu’il initie les psychanalystes à la structure de

196
langage de l’inconscient, il introduit son hypothèse de la forclusion du Nom-du-Père,
laquelle se fonde sur la portée d’un signifiant particulier. Il est clair que tout ce
foisonnement théorique autour du projet de relecture de Freud n’a qu’un seul but : faire
avancer la clinique. Lacan donne le ton dès la première séance de ce séminaire :

Cette année, commence la question des psychoses.


Je dis la question, parce qu’on ne peut d’emblée parler de traitement des
psychoses (…) et encore moins du traitement de la psychose chez Freud, car
il n’en a jamais parlé, sauf de façon tout à fait allusive. (Lacan 1955-
1956/1981, p. 11).

Nous avons vu, dans le chapitre précédent, que Freud a beaucoup peiné sur le
traitement des psychoses et Lacan n’a pas tort de dire qu’il n’y a pas, à proprement parler,
une clinique des psychoses chez Freud. La « question » que pose Lacan est de l’ordre de
ce qui manque à la psychanalyse pour qu’elle puisse enfin se positionner de manière
solide sur le traitement des psychotiques. Ce séminaire sera donc dédié à ces deux axes
inséparables et entremêlés : théorie et clinique.
Il nous faut maintenant passer aux indices cliniques qui peuvent être recensés
dans le Séminaire III – Les Psychoses et aussi dans l’article « Question préliminaire à tout
traitement possible de la psychose » (1957-1958). Nous allons voir dans le détail
comment cette entrée de la pensée structuraliste dans la psychanalyse a favorisé
l’émergence de nouvelles hypothèses qui ont touché directement aux pratiques cliniques.
Une investigation clinique plus approfondie paraît nécessaire car, malgré ce grand virage
théorique, les conséquences pratiques qui en découlent ne sont qu’indiquées par Lacan et
manquent d’une formalisation (Aires, 2016).
Lorsqu’il y a forclusion (et non refoulement), l’outil principal de l’analyste, à
savoir l’interprétation, est vain, puisqu’il n’y a pas de sens caché. Interpréter peut même
être nocif. Mais cela ne veut pas dire que le patient ne peut pas élaborer ses questions et
exprimer ses angoisses. Il s’agit donc de concevoir comment le psychanalyste doit
intervenir quand ce manque, ce trou laissé par la forclusion se fait sentir comme tel par le
sujet.

197
3.1.1 – Ne pas comprendre, s’intéresser

Le point de départ de toute clinique psychanalytique est l’écoute. Ce ne sera donc


pas différent dans la clinique des psychoses : « Il ne faut pas reculer devant le mot »,
disait Lacan dans son séminaire sur les psychoses (1955-1956/1981, p. 163). Cela veut
dire que toute clinique qui se prétend psychanalytique se soutient dans le rapport que le
sujet maintient avec le signifiant. Savoir écouter et savoir-faire avec ce qu’on écoute sont
les éléments qui composent le fondement de toute psychanalyse.
Dans le Séminaire III, Lacan commente l’un des cas qu’il avait vus dans une
présentation de malades à l’Hôpital Sainte-Anne, celui d’une dame paranoïaque qui
demeure connue pour sa formule : « Je viens de chez le charcutier ». C’est avec elle que
le psychanalyste français fait dans ce séminaire son premier mouvement vers des
propositions cliniques. La patiente référée lui ouvre tout un système délirant à partir de
cette phrase, point décisif auquel le psychanalyste doit s’accrocher pour tenter de
connaître l’univers de son patient. Cette dame lui disait « je viens de chez le charcutier »
pour ne pas dire « truie », le mot autour duquel tout son délire se constitue. A priori, le
mot « truie » ne renvoie à rien d’interdit, d’incorrect ou d’immoral et il n’y a pas de raison
connue qui empêche cette patiente de dire « truie ». Or, c’est justement parce que le
signifiant échappe à la signification commune qu’il doit être investigué. Pour Lacan, il ne
peut que cacher quelque chose d’important pour la cure. Et ce qu’il cache, dans ce cas,
c’est bien le phénomène psychotique. À l’écoute d’une manifestation de langage qui
touche à l’énigmatique, il faut toujours s’arrêter puisque c’est l’indice de quelque chose
de primordial pour le sujet.

Ce à quoi il faut s’intéresser, c’est au point de savoir pourquoi elle voulait


justement que l’autre comprenne cela et pourquoi elle ne lui disait pas
clairement, mais par allusion. Si je comprends, je passe, je ne m’arrête pas à
cela, puisque j’ai déjà compris. (Ibid., p. 60)

Là où la compréhension échappe – et il faut la laisser s’échapper – la voie de


l’intérêt est la plus prometteuse. Moins le psychanalyste comprend ce que son analysant
lui dit et plus il s’intéresse à cet incompréhensible, plus il a des chances de parvenir à
déchiffrer ce qui se cache derrière le discours de l’analysant. Le sujet tient à cacher ce qui

198
lui est cher. Qu’il le cache à lui-même ou aux autres, c’est de ce qui ne peut pas être dit
que se fait une psychanalyse. Et même si le psychotique, comme a dit Freud, peut révéler
ce que le névrosé cherche à garder comme un secret (1911/1993, p. 232), cela ne veut pas
dire qu’il le révèle facilement. Très souvent, les psychotiques usent de cette parole par
allusion, non seulement parce que ce qu’ils ont à dire peut être dur à exprimer, mais aussi
dans le but de tester la confiance de l’analyste et sa capacité de supporter ce qu’il entend.
Le délire, parfois, ne sera raconté que lorsqu’une relation de transfert est établie.
Comprendre, c’est, selon Lacan, entrer dans le jeu de la résistance du patient et
collaborer avec elle : « Quand une résistance réussit, c’est parce que vous êtes dedans
jusqu’au cou. » (Lacan 1955-1956/1981, p. 60). Cette proposition confirme son
hypothèse posée un an plus tôt : « Il n’y a qu’une seule résistance, c’est la résistance de
l’analyste. » (Lacan 1954-1955/1978, p. 267). Qu’il s’agisse de névrose ou de psychose,
la résistance vient toujours de l’analyste et comprendre est une manière de résister. La
compréhension maintient l’analyste dans un sens unique alors que s’intéresser c’est
justement l’ouverture de l’écoute à tout ce qui vient de l’autre indépendamment du sens
ou de l’ab-sens. La compréhension tue l’intérêt et, sans l’intérêt de l’autre, le névrosé
arrête sa production de nouveaux sens et le psychotique n’arrête pas sa production de
sens. En outre, comprendre trop vite peut mener l’analyste à être englouti plus facilement
par le délire de son patient, car s’il n’éprouve pas de difficultés à comprendre ce que les
autres, en général, ont du mal à saisir – puisqu’il s’agit d’une idée délirante et donc
distante de la réalité partagée – c’est peut-être parce qu’il est un allié de cet Autre
envahisseur. Surtout quand il s’agit d’un délire de persécution, il faut rester très vigilant
sur la compréhension car l’analyste a tout intérêt à se maintenir en dehors de ce système.
Dans ce cas, l’incompréhension fait office de barrière en préservant la neutralité de celui
qui occupe cette position de tiers : « L’incompréhension fait limite au parasite du tout-
savoir dont le psychotique pâtit. » (Porge, 2005, p. 186), elle fait un trou dans l’Autre et
vide par là sa toute-puissance imaginaire.
Écouter et pouvoir s’intéresser à ce que dit un psychotique – surtout s’il est en
pleine crise – n’est pas tout à fait simple et la question du sens est ici centrale. Dans la
clinique des psychoses, la résistance de l’analyste vient souvent du fait que l’écoute de
l’ab-sens peut être angoissante, c’est-à-dire que la disposition à l’écoute doit être plus
forte que l’angoisse causée par la rencontre avec l’inconscient à ciel ouvert. Dans ce cas,
seulement un sincère intérêt pour cette parole serait capable de franchir la barrière de la
résistance et produire des effets analytiques.

199
3.1.2 - Point de capiton

Dans la chaîne symbolique, la fonction du Nom-du-Père est de promouvoir une


articulation stable entre signifiant et signifié. Le nœud qui peut se former entre ces deux
éléments de la chaîne, c’est ce que Lacan nomme le point de capiton.
L’expression « point de capiton » vient d’une technique de rembourrage créée et
largement diffusée au XIXe siècle. Cette technique consiste à fixer le rembourrage
supérieur à un tissu de base en créant ainsi des motifs de décoration. Aujourd’hui, le
capitonnage est aussi le nom d’une procédure chirurgicale destinée à supprimer une cavité
par rapprochement de ses parois opposées en les attachant au moyen de plusieurs points
de suture. La définition médicale, bien que plus tardive, convient encore mieux à ce que
veut dire Lacan. Le point de capiton sert justement à faire une suture là où, sans cet
attachement, il y aurait un vide. Dans ce cas, le signifiant Nom-du-Père fait fonction de
ligne de suture et donne la possibilité au sujet de ne pas se confronter à l’absence de lien
ontologique entre signifiant et signifié. Autrement dit, le Nom-du-Père fait suture
symbolique à ab-sens du réel. Il permet l’union entre un signifiant et un signifié et
l’apparition d’un sens partagé.
Lacan a été le premier à rendre compte de cette idée d’un point ancrage discursif
à partir duquel le sens se produit, mais cet effet, ou plutôt son manque, avait été déjà
repéré phénoménologiquement par celui auquel il se réfère comme son « seul maître en
psychiatrie ». L’automatisme mental de Clérambault n’est rien d’autre que la façon dont
ce psychiatre a nommé le manque de ce point d’arrêt discursif : des pensées ou des paroles
qui se produisent en chaîne, dont le sujet en question ne se voit pas l’auteur et qui, pour
cette raison, sont ressenties comme automatiques.
Contrairement aux travaux descriptifs de Clérambault qui se concentraient sur
cette manière d’exercer la parole, Lacan voit dans ce discours sans scansion le point même
sur lequel il faut intervenir. Le point de capiton est « le point de convergence qui permet
de situer rétroactivement et prospectivement tout ce qui se passe dans ce discours. »
(Lacan, 1955-1956/1981, p. 303-304). Autrement dit, il y a quelque chose qui intervient
dans le cours de la chaîne signifiante et qui a pour effet la création d’un point où signifiant
et signifié s’enlacent, même éphémèrement, en obligeant l’errant à s’arrêter.

200
Points de capiton

Figure 1 : Les point de capiton

Les élaborations autour de la fonction du point de capiton indiquent la direction


du traitement avec les psychotiques. Si les névrosés exigent un travail de séparation, de
coupure, de glissement de la chaîne afin de permettre l’émergence de nouvelles
significations et d’un nouveau discours, avec les psychotiques il faut faire le contraire. Il
faut les aider à trouver des possibilités de capitonner, de nouer, de suturer leur univers de
langage pour qu’ils puissent s’accrocher à un sens qui leur permet d’exister dans leur
rapport à l’autre.
Lacan ne précise pas si une clinique des psychoses peut être pensée à partir de
la notion de point de capiton ; il nous dit juste que chez le psychotique il y a ce manque
et que cela a des conséquences au niveau du discours. Ce constat nous permet néanmoins
de penser que la fonction d’une psychanalyse des psychoses serait celle de promouvoir
des liens possibles entre signifiant et signifié pour favoriser l’apparition d’une
signification. L’analyste peut être un compagnon dans la construction des points de
capiton ; c’est sur cela que doit porter l’acte analytique, puisque cet arrimage permet
l’apparition du sujet sans lequel aucune transformation n’est possible.
Le travail de l’analyste sera donc, à partir de l’écoute, de repérer ces nœuds ou
leur absence pour savoir comment se positionner face à un sujet donné. La spécificité de
la clinique des psychoses repose ici sur le fait que si l’analyste conduit cette cure de la
même façon qu’une cure de névrosé, c’est-à-dire en interprétant, en faisant l’effort de
dénouer ces points d’ancrage pour provoquer la création de nouveaux sens, le risque est
que le sujet soit poussé vers le déclenchement d’une crise en fonction de la rupture des
liens fragiles entre signifiant et signifié conquis par des suppléances au Nom-du-Père.
Lacan est même plus précis en affirmant qu’« une analyse peut déclencher dès ses
premiers moments une psychose » (Ibid., p. 24). Prendre un psychotique pour un névrosé

201
dans le maniement de la cure peut créer les conditions du déclenchement d’une psychose
ou d’une crise psychotique, d’où l’importance capitale des entretiens préliminaires.
Lorsque Lacan dit que « si le névrosé habite le langage, le psychotique est habité,
possédé par le langage » (Ibid., p. 284), il est question du sujet et de la possibilité pour lui
de se faire l’acteur de son destin à travers l’usage du langage. Dans ce sens, le point de
capiton est ce dont le sujet a besoin pour pouvoir s’installer entre deux signifiants, puisque
c’est à partir de cet ancrage qu’un espace entre deux éléments de la chaîne est créé,
permettant ainsi au sujet de trouver sa place. C’est seulement en partant de cette
possibilité de faire quelques points de capiton que le psychotique, dans sa condition
d’habité par le langage, peut inverser sa situation et l’habiter, au moins en partie. Ainsi, il
va pouvoir avancer vers un cadre plus stable et diminuer l’angoisse liée au manque
d’ancrage entre signifiant et signifié.

3.1.3 - Secrétaire de l’aliéné

Tous les phénomènes psychotiques que la psychiatrie a déjà très bien décrits
durant toute son histoire seront compris par Lacan avec la même clé de lecture : la
structure de langage de l’inconscient. Le point de départ de Lacan repose sur la
compréhension des symptômes psychotiques comme des phénomènes de langage
produits pour un processus qui prive le sujet d’un signifiant qui ordonne la relation de
signification. Ici, nous buttons directement sur la question : que peut-on faire, face à un
tel manque structurel ?
Le Séminaire III nous donne quelques pistes, quelques indications. La plus
connue – et peut-être la plus commentée dans la littérature post-lacanienne – est ce qu’on
appelle couramment « secrétaire de l’aliéné ». Tout d’abord, il est curieux de noter que
ce qui est devenu la grande hypothèse clinique de ce séminaire n’a été mentionné qu’une
fois et très discrètement :

Nous allons apparemment nous contenter de nous faire les secrétaires de


l’aliéné. On emploie d’habitude cette expression pour en faire grief à
l’impuissance des aliénistes. Eh bien, non seulement nous nous ferons ses

202
secrétaires, mais nous prendrons ce qu’il nous raconte au pied de la lettre – ce
qui jusqu’ici a toujours été considéré comme la chose à éviter. (Ibid., 233).

Dans ce passage, deux points méritent d’être soulignés : le renversement de la


notion de secrétaire de l’aliéné par rapport au sens qu’elle avait dans la psychiatrie
classique – la psychiatrie des aliénistes – et l’importance d’avoir, face au psychotique,
une position d’écoute.
L’expression « secrétaire de l’aliéné » n’a pas été inventée par Lacan. Elle a été
employée par le psychiatre Jean-Pierre Falret (1794-1870), médecin de la Salpêtrière à
Paris de 1831 à 1867, dans un ouvrage intitulé Leçons Cliniques de Médecine Mentale,
publié en 1854. Pour Falret, le rôle du clinicien était de faire jaillir les manifestations de
la folie qui ne se montraient pas spontanément afin de mieux étudier et caractériser la
maladie. En d’autres termes, le médecin doit intervenir dans le discours du malade pour
faire apparaître ce qui relève de la maladie. Ainsi, la position de « secrétaire », selon
Falret, doit être évitée, car elle assigne au soignant un rôle d’observateur passif, ce qui ne
permet pas de saisir facilement l’état du patient selon l’opposition classique entre les
manifestations dites saines et celles considérées comme pathologiques. C’est ce qu’il dit
dans son ouvrage :

(…) si vous voulez arriver à découvrir les états généraux sur lesquels
germent et se développent les idées délirantes ; si vous voulez connaître
les tendances, les directions d'esprit, et les dispositions de sentiments,
qui sont la source de toutes les manifestations, ne réduisez pas votre
devoir d'observateur au rôle passif de secrétaire des malades, de
sténographe de leurs paroles, ou de narrateur de leurs actions: soyez
convaincus que, si vous n'intervenez pas activement, si vous prenez en
quelque sorte vos observations sous la dictée des aliénés, tout l'état
intérieur de ces malades se trouve défiguré en passant à travers le
prisme de leurs illusions et de leur délire. (Falret, 1854, p. 19)28

En empruntant l’expression de Falret, Lacan propose un véritable renversement


de la notion de secrétaire de l’aliéné. Pour lui, cette position de sténographe ou de

28
Le choix des mots en italique est une option personnelle.

203
narrateur n’est pas seulement envisageable mais nécessaire. Autrement dit, il propose aux
psychanalystes de faire tout le contraire de ce que demandait Falret, à savoir porter toute
attention à ce que dit le sujet sans trop intervenir dans son récit. Ce qui intéresse la
psychanalyse, c’est précisément ce que le sujet dit et comment il parle et non pas un
hypothétique état intérieur « défiguré » sur lequel il faudrait jeter de la lumière. Sur ce
point, la psychanalyse s’écarte complètement de la psychiatrie. Depuis Freud, nous
savons que les manifestations psychotiques comme les délires et les hallucinations sont
une tentative de cure. La psychanalyse ne saurait voir ces symptômes comme une sorte
de déviation de la normalité et, par conséquent, ne doit pas travailler à les faire
disparaître : « La psychanalyse apporte, par contre, au délire du psychotique une sanction
singulière, parce qu’elle le légitime sur le même plan où l’expérience analytique opère
habituellement », c’est-à-dire le plan de l’inconscient (Lacan, 1955-1956/1981, p. 149).
En marquant la position du psychanalyste à la place du secrétaire de l’aliéné, Lacan fait
opposition à la psychiatrie et, en même temps, rend aux psychotiques le droit à la parole
libre dans leur traitement.
Chez Lacan, la position de secrétaire sera donc comprise à partir de la radicalité
de l’écoute. Le psychotique témoigne, à partir de ses symptômes, de son rapport très
spécifique au symbolique et c’est ce rapport qui nous faut analyser dans la clinique. D’un
côté, on a le sujet qui témoigne de son existence en tant qu’être de langage et, de l’autre,
on a l’analyste qui est le témoin de ce témoignage. Nous avons donc les deux sens du mot
« témoigner », incarnés par les figures de l’analyste et de l’analysant. Cette double
acception du mot est une conséquence de sa double origine latine, mise en évidence par
le philosophe Giorgio Agamben (2003 apud Aires 2016). En latin, le mot testis signifie
témoigner comme un tiers, c’est-à-dire « produire quelqu’un comme témoin de quelque
chose » ou « appeler quelqu’un en témoignage pour un fait » (Gaffiot, 2000, p. 1589)29.
Mais il y a aussi le mot supertestes qui désigne le témoin au sens de celui qui a vécu ou
qui a survécu à un évènement, celui « qui est présent » ou celui « qui reste, qui subsiste,
qui survit, survivant » (Ibid., p. 1545). Ainsi, patient et analyste sont tous deux témoins,
mais pas de la même manière : il n’y a parmi eux qu’un survivant ; l’autre, c’est le tiers.
L’analysant est alors de l’ordre d’un supertestes et l’analyste doit se faire un testis pour
son analysant et ne jamais quitter cette position qu’on pourrait appeler tertium quid,

29
Dictionnaire Latin-Français Le Grand Gaffiot. Félix Gaffiot. Troisième édition revue et augmentée sous
la direction de Pierre Flobert. Paris : Hachette-Livre, 2000.

204
comme disait les alchimistes, c’est-à-dire celle de troisième élément. Cet élément tiers,
bien que produit par les deux composants antérieurs, ne se mélange pas avec eux et son
apparition indique que les deux éléments de départ – dans notre cas, le sujet et son vécu
– peuvent aussi être séparés l’un de l’autre.
Être secrétaire est alors avoir non pas une position d’écoute passive, comme le
pensait Falret, mais bien une écoute active, dans le sens de l’engagement, de la validation,
de l’homologation, de l’authentification de ce qui est dit dans la cure. Le témoin, comme
le tiers dans une scène, n’est pas tout à fait passif ; sa présence est active au sens où elle
valide l’existence et fait conséquence à ce qui est dit. A partir de sa présence, les paroles
ne tomberont plus dans le vide. Prendre la parole au sérieux est le noyau même de toute
psychanalyse.
Mais revenons à la discussion sur l’analyste comme secrétaire de l’aliéné. Cette
position tierce entre le sujet et l’Autre, autorise l’analyste et même doit le pousser à une
écoute attentive de ce que dit le sujet, mais l’invite aussi à se constituer pour lui en point
d’appui ou d’accrochage pour éviter qu’il ne se perde dans la prolifération ou la
disparition des significations. En général, le secrétaire est celui sur qui on peut compter
et à qui on peut faire confiance : il a le rôle d’organiser, de classer, d’attribuer une
différence entre ce qui est important et ce qui ne l’est pas, de faire le tri entre ce qui est
dispensable, ce qui mérite de l’attention et ce qu’il faut laisser tomber.
Or, les éléments qui composent le monde symbolique du psychotique, en
fonction du manque du Nom-du-Père, ont parfois le même poids et se confondent car ils
se ressemblent trop. Ici, la fonction du secrétaire de l’aliéné est essentielle au titre de sa
position d’écoute et d’authentification de la parole du sujet en question, mais aussi en
termes d’organisation, de relativisation et de mise en perspective.
Lacan tient aussi à préciser que faire le secrétaire de l’aliéné n’est sûrement pas,
contrairement à ce qu’il a soutenu dans sa thèse de doctorat, une sorte de soutien au moi
fragilisé : « Or, qui donc ne sait (…) qu’aucun appui sur la partie saine du moi ne nous
permettrait de gagner d’un millimètre sur la partie manifestement aliéné ? » (Lacan, 1955-
1956/1981, p. 149). Autrement dit, il ne s’agit pas de renforcer la capacité du moi à être
plus indépendant de la puissance des manifestations de l’inconscient puisque, quoi qu’il
arrive, le moi « n'est pas maître dans sa propre maison » (Freud 1917/1996, p. 295).
Et revenant encore une fois à Freud, on se rappelle que dans son texte de 1924,
« Névrose et Psychose », il nous a alerté sur la position topique du conflit dans les deux
situations. Le conflit du névrosé se situe entre le ça et le moi alors que celui du

205
psychotique se niche entre le moi et la réalité. Dans le premier cas, l’outil analytique par
excellence – l’interprétation – doit viser exactement la barrière de répression située entre
les deux instances en conflit. Dans le second, l’analyste comme secrétaire, par ses
attributs organisateurs, est capable de favoriser le surgissement chez le psychotique d’une
interprétation autre de la réalité. En d’autres termes, c’est entre le moi et la réalité que
peut se situer la dimension de l’interprétation dans la clinique des psychoses et l’analyste
peut jouer un rôle important dans son apparition et son maintien.
Finalement, il y avait beaucoup plus de déploiements cliniques dans cet éphémère
commentaire de Lacan sur le secrétaire de l’aliéné que ceux qu’il a pu lui-même imaginer.

3.1.4 – Compensation imaginaire

Que reste-il au sujet lorsque quelque chose de central manque dans le registre du
symbolique ? « Il lui reste l’image », dit Lacan (Lacan, 1955-1956/1981, p. 230). La
fonction paternelle est ainsi réduite à une image et le signifiant est appréhendé dans ce
registre. Comme simple image d’une fonction, il ne s’inscrit dans aucune dialectique
triangulaire, il est figé. Cependant, cette appréhension imaginaire du signifiant donne un
point d’accrochage au sujet, une réponse possible, du moins c’est la position de Lacan
dans le Séminaire III.
À partir du manque du signifiant qui soutient toute relation de signification, le
sujet entre dans la dynamique du symbolique à partir de l’imitation. Cette stratégie, nous
pouvons la noter surtout, dit Lacan, dans le moment « pré-psychotique » (Ibid., p. 285).
S’il y a des pré-psychotiques et après des psychotiques, c’est parce qu’il y a quelque chose
qui est capable de soutenir le sujet dans une position stable, malgré la forclusion. Ce que
Lacan appelle « pré-psychose » serait un psychotique avant le déclenchement de la
première crise ou hors crise. La crise psychotique s’instaure exactement au moment où
ces « béquilles imaginaires » (Ibid., p. 231) manquent, inaugurant une perturbation du
discours qui révèle au sujet la présence, parfois terrorisante, du grand Autre. Sans recours
au chiffrement symbolique et aux représentations imaginaires, le sujet est lancé sans
aucune protection dans le réel.

206
C’est dans le sens d’une destruction possible des béquilles imaginaires que
Lacan soulève la question, déjà citée, de l’analyse comme quelque chose qui peut
contribuer à l’ouverture d’un cadre psychotique. C’est pour cette raison que l’existence
d’une clinique psychanalytique des psychoses se fait nécessaire et que les analystes, avant
d’appliquer la technique réservée aux névrosés, doivent s’atteler à la structure de
l’analysant en question.
En employant l’expression « béquilles imaginaires », Lacan ouvre toute une
discussion sur ce qui peut servir comme support au manque du signifiant Nom-du-Père.
Dans le Séminaire III, Lacan utilise assez souvent le mot « compensation » pour désigner
ce qui peut venir à la place de ce qui manque dans la structure.
L’hypothèse fondamentale de Lacan sur les psychoses porte justement sur le fait
que ce manque est de l’ordre du symbolique, puisque c’est un signifiant qui fait défaut.
Nous pourrions supposer qu’un manque symbolique exigerait une compensation d’ordre
symbolique mais, dans le Séminaire III, Lacan aborde la notion de compensation comme
quelque chose de l’ordre de l’imaginaire qui pourrait venir compenser ce défaut
symbolique et garder le sujet hors de la crise. Ce mécanisme est la façon dont l’imaginaire
essaie de combler le vide laissé par le défaut d’opération de castration orchestrée par le
complexe d’Œdipe. Il offre ainsi au sujet une image de ce que serait cette opération et son
résultat, une image de ce que serait le signifiant paternel.

(…) un mécanisme de compensation à proprement parler imaginaire - vous


devez retrouver là l’utilité de la distinction de ces registres - une sorte de
compensation imaginaire de l’Œdipe absent, de l’Œdipe en tant qu’il lui aurait
donné le signifiant, la virilité sous la forme non pas de l’image paternelle, mais
du Nom du Père (Lacan, Séminaire III, leçon du 11 avril, 1956)30

L’imaginaire est le registre du semblable, c’est le registre qui loge des images
du monde et de nous-mêmes, et il est aussi chargé de signification et de sens. Dans le cas
de ce type de compensation, ce qui est en jeu ce sont des identifications imaginaires. C’est
ce que nous pouvons voir, par exemple, dans des groupes qui se prêtent à fournir des
identifications très solides, comme des sectes, des groupes religieux, militaires ou

30
Nous nous reportons ici à la version transcrite du Séminaire III, disponible en ligne (staferla.free.fr) car
dans la version éditée par Jacques-Allan Miller, ce passage (p. 218) a été obscurci et son sens est devenu
peu ambigu.

207
politiques (Maleval, 2003). De telles identifications peuvent être utiles, mais sont souvent
peu consistantes car indexées à la stabilité de l’image de l’objet choisi. Si l’image change,
l’identification doit s’adapter ou disparaître ; et par ce biais le sujet reste, d’une certaine
façon, à la merci des points identificatoires de son entourage. Ainsi, ses images
compensatoires peuvent, à un moment donné, entrer en conflit avec l’image de soi d’une
manière non dialectisable. Cela veut dire qu’à partir du moment où l’image choisie
comme compensatoire ne fonctionne plus, aucun rapport ne sera possible entre a et a’ : la
disparition de l’un impliquera la transformation de l’autre. L’objet d’identification
imaginaire qui servait à soutenir le sujet dans le réel et dans le symbolique devient
menaçant, persécuteur ; et la crise s’installe.
Il est clair que ce que Lacan appelle « compensation » dans le Séminaire III est
à l’origine de la notion postérieure et beaucoup plus élaborée de suppléance. Le mot
suppléance est plus actuel, surtout au regard des développements postérieurs de Lacan ;
mais il apparaît déjà dans l’article « D’une question préliminaire à tout traitement possible
des psychoses » (1957-1958.), à l’occasion de la discussion sur la fonction du professeur
Flechsig dans la deuxième crise de Schreber : « Nul doute que la figure du Pr Flechsig,
en sa gravité de chercheur (…) n'ait pas réussi à suppléer au vide soudain aperçu de la
Verwerfung inaugurale : (« Kleiner Fleçhsig ! Petit Flechsig ! clament les voix.). (Lacan
1957-1958, 1966, p. 582). Le « petit Flechsig », tout grand neuroanatomiste qu’il fût, n’a
pu promouvoir aucune sorte de suppléance au Nom-du-Père perdu de Schreber.
Autrement dit, le médecin responsable d’une partie importante du traitement de Schreber
n’a pas su le traiter au sens de « faire avec le manque ».
Il est important de ne pas confondre l’incidence et l’ampleur du terme de
compensation avec celui de suppléance. La compensation est utilisée dans le Séminaire
III, toujours en référence à des images identificatoires, tandis que le terme de suppléance
– apparu dans l’article précité comme une propriété du symbolique – gagne au fil du
temps une plus grande importance dans l’enseignement de Lacan et va devenir, dans les
années 1970, la principale notion dans la clinique des psychoses en tant que moyen, par
excellence, de maintenir ensemble RSI. Nous y reviendrons.
L’idée de compensation imaginaire, qui va aboutir plus tard à la notion de
suppléance, est majeure dans la clinique psychanalytique en général, mais elle est
spécialement importante dans celle des psychoses. Dans ce cas, l’analyste a la fonction
d’inviter l’analysant à repérer, dans le mouvement de son désir, ce que peut faire, pour
lui, cette suppléance. Les psychanalystes peuvent faire beaucoup plus pour les

208
psychotiques d’aujourd’hui que ce que Flechsig a tenté de faire pour Schreber. Ils peuvent
favoriser activement l’invention de compensations et surtout de suppléances stables à
partir de la relation transférentielle.

3.1.5 – Métaphore délirante

Dans l’article « D’une question préliminaire à tout traitement possible de la


psychose » (1957-1958), Lacan insiste sur le fait que les psychoses sont encore, pour la
psychanalyse de son époque, un problème non résolu. Son Séminaire III n’a fait qu’ouvrir
cette discussion. Il ne faut donc pas se priver d’aller plus loin car, depuis Freud, un demi-
siècle d’expériences analytiques avec les psychotiques n’a pas suffi à faire émerger une
théorie ou une clinique psychanalytique des psychoses qui soit, à ses yeux, satisfaisante.
Dès lors, l’ambition de cet article est de renforcer et faire avancer les thèses du
séminaire sur les psychoses. Lacan y souligne que la forclusion du Nom-du-Père à la
place de l'Autre est la question préalable à tout traitement possible de la psychose et c’est
ce « défaut qui donne à la psychose sa condition essentielle » et qui la différencie de la
structure névrotique. (Lacan 1957-1958/1966, p. 575). C’est un pas de plus dans la lecture
de l’inconscient structuré comme un langage. La fonction paternelle, celle qui fait défaut
dans les psychoses, sera comprise comme une fonction métaphorique, ce qui ouvre la
possibilité d’un au-delà de la compensation imaginaire, travaillée dans le Séminaire III.
Désormais, il est possible de penser l’hypothèse d’une suppléance symbolique.
Dans le Séminaire III, Lacan avait déjà introduit la métaphore et la métonymie
comme des processus de fonctionnement de l’inconscient analogues, respectivement, aux
notions freudiennes de condensation et de déplacement. Mais dans cet article et aussi dans
le séminaire qui lui est concomitant, le Séminaire V (1957-1958), Lacan va insister sur le
fait que l’introduction du signifiant de la Loi– à travers le vécu du complexe d’Œdipe –
est le produit d’une opération métaphorique.
À partir de la description de la fonction qui module le rapport entre signifiant et
signifié – f(S) I/s ou simplement S/s – il nous présente une équation à quatre termes dans
le but de démontrer avec des outils mathématiques la substitution qui permet l’installation
du signifiant père dans la structure inconsciente. Le père symbolique, le père signifiant,

209
se transforme en père métaphorique, représenté par Lacan à travers les formules ci-
dessous.

Formule de la métaphore Formule de la métaphore paternelle

Figure 2 : Formules de la métaphore

Dans la formule de la métaphore générale, les grands S sont des signifiants, le X


est la signification inconnue et le petit s est le signifié induit par la métaphore. Dans le
cas de la métaphore paternelle, nous pouvons lire alors le NP comme Nom-du-Père, DM
comme désir de la mère, sé comme le signifié pour le sujet, A comme le grand Autre
(trésor du signifiant) e le Phallus comme ce qui indique le manque dans la structure. Cette
formule nous présente une manière de penser de façon structurale l’Œdipe freudien
puisqu’elle décrit l’opération qui introduit un Nom qui a la fonction de symboliser par
l’introduction d’un nouveau signifié, le phallique, les inconsistances des enjeux de la
présence et de l’absence de la fonction maternelle.
Concevoir la fonction paternelle comme une opération métaphorique est une
façon de l’inscrire comme une opération de langage. C’est le point clé de cette
proposition. L’inconscient structuré comme langage a le Nom-du-Père comme pilier
fondamental puisqu’il introduit dans l’Autre la loi et le manque comme deux faces d’une
même pièce, la pièce du désir. Ce signifiant est celui qui installe un ordre dans
l’articulation de la chaîne signifiante et aussi celui qui, à partir de l’introduction du
phallus, produit une signification pour le manque dans l’Autre, manque qui caractérise
l’impossibilité pour un signifiant quelconque de rendre compte d’un signifié et d’une
référence quelconques. Autrement dit, le phallus est une manière de symboliser
l’impossibilité pour le langage de dire le réel des choses. C’est dans ce sens que la
forclusion du Nom-du-Père dans la psychose peut être comprise à la fois comme un
manque de la loi et un manque du manque.
Au moment où ce signifiant est appelé à la place de l’Autre, dans la psychose,
ce qui répondra c’est un « pur et simple trou (…), un trou correspondant à la place de la
fonction phallique » (Lacan 1957-1958/1966, p. 558). Le manque dans la psychose, à

210
partir de ces nouvelles élaborations, ouvre d’autres questions et d’autres tentatives de
réponses au niveau clinique. La première conséquence de cette lecture du père comme
une fonction métaphorique portera sur le délire qui sera désormais compris comme une
« métaphore délirante ».
Lorsque Freud dit que le délire doit être écouté et non pas supprimé, il introduit
une dimension éthique dans le traitement psychanalytique des psychoses qui ne pourra
jamais être abandonnée. Le délire comme tentative de cure, comme tentative de rétablir
un lien avec la réalité et comme la création d’une réalité plus supportable doit être
reconnu, valorisé en tant que tel. C’est le point de départ de l’analyse, celui à partir duquel
une relation de transfert peut commencer. Sans écoute du délire, il n’y a pas de transfert
possible. Mais le délire gagne aussi des contours structuraux chez Lacan. Il est le
symptôme générateur d’une stabilisation entre signifiant et signifié. L’opération qui met
en place le délire, c’est une opération métaphorique telle que celle qu’introduit le Nom-
du-Père. A la place du Nom-du-Père, le délire va tenter de métaphoriser le phallus perdu
tout en travaillant pour produire un sens à ce qui est pur et simple trou.
Dans la clinique des psychoses, il est très commun que les sujets soient en
complète désorganisation psychique : la parole, si tant est qu’elle soit présente, manque
de sens et toute possibilité de communication disparaît. Cet état engendre soit une sorte
de cascade des mots sans aucun arrêt possible (pas de point de capiton), soit le silence
total. L’impossibilité de produire une signification partageable se manifeste donc soit par
l’excès soit par la carence. Là, le sujet est lancé dans l’angoisse du non-sens ou du tout-
sens. L’excès de sens peut sembler plus adapté, mais il est aussi angoissant que la carence.
Qu’il s’agisse de mutisme ou de logorrhée, les interventions sont très difficiles,
mais elles sont nécessaires dans la mesure où elles donnent au sujet les conditions pour
qu’il puisse accéder, avec les moyens qui sont les siens, à une production symbolique qui
va lui rendre la possibilité d’inclure l’autre dans son discours. Peu à peu, le sujet
commence à rencontrer quelques mots qui lui servent d’appui et, assez souvent, c’est le
moment de la production de la métaphore délirante. Face à une complète déstabilisation
de l’appareil de langage, le délire vient comme une manière de produire un premier
ensemble de significations qui, au moins, peut permettre au sujet de donner un sens à son
monde et à se réintroduire dans la sphère de la communication.
Lorsque le sujet ouvre une métaphore délirante, son angoisse diminue
visiblement. Cette « tentative de cure » est effective, dans le sens où le sujet peut
désormais échanger avec l’autre. Il y a des métaphores délirantes qui sont très passagères,

211
d’autres qui durent quelques jours, quelques semaines, voire plusieurs mois, jusqu’à ce
qu’un rattachement avec la réalité puisse se produire. Les délires peuvent être encore plus
longs, durer des années ou bien toute une vie.
Comme quelque chose qui vient pour répondre à la place du Nom-du-Père
forclos, la métaphore délirante peut être comprise comme une sorte de suppléance. Elle
serait alors une suppléance symbolique car elle agit comme une métaphore du signifiant
manquant. Différent de la suppléance imaginaire, le délire ne fait pas de similitude, de
miroir, il crée des significations nouvelles, il connecte les éléments, il cherche une
explication singulière et non pas une reproduction de ce qui a fonctionné pour l’autre.
Qu’en est-il de la position du psychanalyste face à cette tentative de guérison qui
part du sujet lui-même ? Tout d’abord, comme nous l’avons déjà remarqué auparavant,
l’analyste est celui qui écoute celui qui parle. Ainsi, s’il y a du délire, il doit être écouté,
accueilli, légitimé, etc. S’il n’y en a pas, demeure l’angoisse de la perte du symbolique.
Cette position d’écoute, lorsqu’elle s’inscrit dans une relation positive de transfert, peut
créer les conditions de l’émergence de la suppléance au manque du Nom-du-Père.
Métaphoriser un tel manque n’est pas une tâche facile pour le sujet. C’est un énorme
travail symbolique. Pour qu’il y parvienne, il lui faut des conditions minimales qui lui
permettront de s’accrocher à une promesse de sens qui le liera à autrui en faisant diminuer
son angoisse, sinon il risquera de rester errant, sans aucun point ancrage possible. Le rôle
de l’analyste est ici de promouvoir pour le sujet une relation – transférentielle – avec un
petit autre dans son opposition au grand Autre. En se faisant autre, secrétaire, voire objet
– objet a – pour le sujet, il se distingue de tout ce qui peut être hostile dans le monde de
la loi et du manque, monde avec lequel le psychotique a perdu ses liens. Dans la mesure
où l’analyste peut se maintenir dans cette place d’objet a, une voie d’accès au chiffrage
symbolique s’ouvre à la place de l’angoisse car il y aura au moins une relation dans
laquelle le sujet ne se sent pas menacé de disparaître.
Après avoir introduit la question préliminaire, Lacan pose la question préalable
à tout traitement des psychoses : le maniement du transfert. Étrangement, c’est le point
sur lequel il termine son article, comme s’il fallait encore digérer la question préliminaire
afin d’en tirer les conséquences : « Nous laisserons là pour le moment cette question
préliminaire à tout traitement possible des psychoses, qui introduit, on le voit, la
conception à se former de la manœuvre, dans ce traitement, du transfert » (Ibid., p. 583).
Si un traitement psychanalytique des psychoses est possible, il le sera, comme toute

212
psychanalyse, par le maniement du transfert et nous avons désormais beaucoup
d’éléments pour le penser.

Jusqu’ici nous avons mis en évidence des indices cliniques qui relèvent des
positions qui doivent être occupées par l’analyste. La position d’écoute, d’intérêt, de
secrétaire de l’aliéné et de petit autre vont mener les psychotiques à la production des
points de capiton, de compensations imaginaires et de suppléances symboliques. Tout
cela sert à nous indiquer les manières de construire un lien transférentiel qui puisse créer
des déplacements dans la position subjective du patient psychotique.
De la même façon que le Nom-du-Père fait support à la fonction symbolique
(Lacan 1953/1966, p. 278), le traitement possible des psychoses doit faire support à la
forclusion de ce signifiant et en intégrer les conséquences. L’analyste d’un psychotique
doit soutenir le signifiant dans le transfert sans le posséder, sans l’interpréter et sans le
nier. Ainsi, il nous faut suivre les sujets dans leurs tentatives d’arriver à des significations
qui leur apportent de la stabilité, mais nous pouvons aussi leur apporter des éléments
susceptibles d’être utilisés comme points d’ancrage ; un point où le sujet puisse
s’accrocher dans le cas d’une dérive signifiante. Supporter et offrir forment alors deux
piliers du transfert sans lequel il n’y a pas de diminution de l’angoisse.
Toutefois, un avertissement s’impose : le maniement du transfert dans la
psychose doit être très prudent pour éviter toute superposition avec le lieu de l’Autre.
L’Autre, dans la psychose, se détache de sa dimension subjective et se place non plus
comme celui qui nécessite d’être ordonné mais comme celui qui donne des ordres. Cet
Autre apparaît de l’extérieur comme tout-puissant, persécuteur et envahissant. La
possibilité de signification devient une exigence, le sujet devient un objet de jouissance
de l’Autre et doit le servir. C’est pour éviter toute ressemblance avec cet Autre dévorateur
et destructeur que l’analyste doit bien se garder d’apparaître comme tout-puissant, lui
aussi. La position de l’analyste dans le transfert doit mettre en évidence sa condition de
sujet du manque, de sujet barré, d’objet a.
En fonction des cas, des symptômes présentés et de la position du sujet face à
ses impasses, l’analyste peut recourir à une ou plusieurs possibilités d’intervention et
modifier sa conduite au fur et à mesure que la cure avance, en fonction des changements
remarqués chez les patients. En outre, ce que nous venons de détailler ce sont les
structures d’intervention. Or, chaque cure doit être pensée à partir de ce que le sujet
montre ou ne montre pas. Par exemple, ce n’est pas parce qu’un sujet est psychotique que

213
l’analyste doit se faire son secrétaire. De la même façon, ce n’est pas parce qu’un sujet
est psychotique qu’il va faire une métaphore délirante. Le travail clinique sera différent
avec chaque sujet et à chaque moment de sa vie. C’est pour cette raison que nous avons
intitulé le premier point de ce chapitre « Ne pas comprendre, s’intéresser » ; ce qui
renvoie directement à l’importance de l´écoute comme point de départ non seulement du
diagnostic, mais aussi du traitement – puisque c’est le patient qui va dicter la position que
l’analyste doit occuper dans sa cure.
La clinique psychanalytique, dans son ensemble, se fait d’un côté avec ce qui
relève de la structure clinique et de l’autre côté, avec ce qu’il y a de plus singulier chez
chaque sujet – c’est-à-dire ce qui relève de l’histoire personnelle de chacun. Singulier et
ordinaire ; structure et histoire : tels sont les points qui tiennent le fil sur lequel l’analyste
se tient en équilibre dans le but de maintenir une écoute de qualité pour savoir manier le
transfert.

3.1.6 – Au-delà du signifiant : la jouissance

À la fin des années 50 et tout au long des années 60, les recherches de Lacan le
conduisent peu à peu à des réflexions qui l’obligent à renoncer au primat du symbolique,
si présent dans son séminaire sur les psychoses. À partir de l’idée d’une incomplétude
symbolique, Lacan arrivera à proposer la notion de jouissance, comme ce qui échappe à
toute tentative de chiffrage par les signifiants. La structure de l’inconscient, structure de
langage, sera désormais comprise comme fondamentalement manquante. En étant le
signifiant de la pure différence, il s’avère qu’entre S1 et S2, entre chacun des signifiants
de la structure, il y aura une béance indépassable. Le symbolique montre son
incomplétude et « le sujet, en articulant la chaîne signifiante, amène au jour le manque à
être avec l'appel d'en recevoir le complément de l'Autre », mais ce complément ne viendra
pas car « l'Autre, lieu de la parole, est aussi le lieu de ce manque » (Lacan 1958c/1966, p.
627). Ce manque au lieu de l’Autre est la condition même de la manifestation du désir. Il
ne s’agit donc pas d’un refus de la logique du signifiant, mais plutôt d’une union entre
signifiant et jouissance. Ce déplacement met l’accent « non plus sur le déchaînement du

214
signifiant, mais sur un envahissement de jouissance » (Maleval, 2000, p. 422). De la
même manière que Freud a été conduit à postuler la pulsion de mort comme un au-delà
du principe du plaisir, Lacan, pour mieux saisir les manifestations du désir, a été conduit
à postuler la jouissance comme un au-delà du signifiant. Il se rend compte que tout ne
peut pas être saisi par le chiffrage du symbolique ; il faut alors prendre en compte ce qui
ne peut pas être dit mais qui ne laissera pas pour autant de se manifester.
L’introduction de cette notion apporte quelques conséquences cliniques
importantes. Si, dans l’article « D’une question préliminaire… », Lacan avait déjà
employé l’expression « jouissance narcissique » (1957-1958/1966, p. 572) pour faire
référence à un trait de la structure psychotique, ce terme n’indique pas encore une
direction de traitement, mais plutôt une caractéristique de cette structure. Ce sera à partir
des années 60, avec ledit « tournant de l’incomplétude de l’Autre » (Maleval, 2000) que
ce concept deviendra indépassable dans toute discussion clinique d’orientation
lacanienne, dans la mesure où il apporte des précisions à la dynamique psychique qui
traverse les névroses, les psychoses et les perversions. En ce qui concerne les psychoses,
cette nouvelle lecture reprend les apports du Séminaire III et de la « Question
préliminaire » à partir d’un mouvement rétroactif qui ne refuse pas ce qui le précède.
Le complexe d’Œdipe et la castration peuvent désormais être lus comme une
opération de limitation de la jouissance. L’introduction d’un élément tiers dans la
dynamique œdipienne coupe à la racine l’illusion d’une satisfaction absolue ; mais cela a
un prix que le sujet paye avec son propre corps – « une livre de chair » (1962-1963/2004.
p, 147), dit Lacan - renonçant ainsi à une jouissance illimitée. La loi a donc la fonction
de faire une barrière entre le sujet et la jouissance, mais cette barrière n’est jamais totale
et le sujet a un certain accès à la jouissance : « Ce n'est pas la loi elle-même qui barre
l'accès du sujet à la jouissance, seulement fait-elle d'une barrière presque naturelle un
sujet barré. » (Lacan 1960/1966, p. 821). Mais que se passe-t-il avec la jouissance lorsque
son accès n’est pas barré au sujet ?
Dans la psychose, le signifiant et la jouissance ne sont pas divorcés (Soler, 2004),
ils ont la tendance à faire un, car la signification du manque n’a pas été installée par le
Nom-du-Père. La jouissance du signifiant, c’est ce qu’on voit très clairement dans les
paroles imposées, les phrases interrompues, la prolifération de néologismes, les pensées
automatiques ou parasites, dans les délires et les hallucinations, dans la sensation que les
mouvements du sujet sont sans cesse narrés par des voix, enfin dans cette sorte de cascade
du signifiant. Cela veut dire que le sujet est livré à la volonté de l’Autre, il est pris par une

215
jouissance déréglée de laquelle il se voit l’objet. Chez Schreber, par exemple, on peut
noter la façon dont il se fait objet de jouissance de l’Autre, qu’il nomme « Dieu » ; cet
Autre qu’il doit servir au prix des modifications dans son propre corps (émasculation, par
exemple). Mais, dans une tentative de faire barrière à cette invasion, Schreber doit tenter
d’éviter toute réflexion articulée ; s’il ne pense à rien, c’est-à-dire s’il fait barrière à cette
cascade symbolique, l’Autre se dérobe. L’embarras c’est que, faisant cela, il expulse non
seulement l’Autre envahissant, mais la possibilité de faire apparaître un sujet articulé
entre un signifiant et l’autre : il ne lui reste plus qu’un hurlement, un mimétisme animal :

C’est à ce que Dieu ou l’Autre jouisse de son être passivé, qu’il donne lui-
même support, tant qu’il s’emploie à ne jamais en lui laisser fléchir une
cogitation articulée, et [il] suffit qu’il s’abandonne au rien-penser pour que
Dieu, cet Autre fait d’un discours infini, se dérobe, et que de ce texte déchiré
que lui-même devient, s’élève le hurlement qu’il qualifie de miraculé comme
pour témoigner que la détresse qu’il trahirait n’a plus avec aucun sujet rien à
faire (…). (Lacan 1966/2001, p. 214-215).

La problématique lacanienne s’éprouve désormais comme une tension entre le


sujet du signifiant et le sujet de la jouissance, et c’est cette tension qui permet à Lacan de
redéfinir la psychose comme la structure dans laquelle la jouissance se trouve dans « ce
lieu de l’Autre comme tel ». (Ibid., p. 215). À partir de ce moment, on peut penser une
clinique qui s’articule les modes de jouissance du sujet à la forclusion du Nom-du-Père,
autrement dit une clinique qui prenne en compte l’incoordination du langage avec la
jouissance causé par la forclusion.
Le signifiant Nom-du-Père est celui qui rend possible la soumission de la
jouissance à la fonction phallique ; ainsi, elle sera plus ou moins cadrée par le signifiant
qui a, désormais, la fonction de lui faire une borne.
Sous cet angle, le but d’une clinique des psychoses est de limiter cette jouissance
dans la mesure où, en fonction de la forclusion, le psychotique peut se trouver envahi et
dépassé par elle. Il faut donc travailler dans le sens d’un point de liaison possible entre
langage, corps et jouissance, car le langage a la capacité de faire barrière à ce qui déborde
en permettant ainsi le surgissement d’une jouissance qui ne soit pas mortifère ; une
jouissance qui ne mette pas en péril le lien social ou même la vie du sujet ou de l’autre. Il
s’agit de trouver un moyen de quitter la position d’objet de jouissance de l’Autre pour

216
pouvoir jouir comme un sujet avec l’Autre. Cette clinique serait alors une clinique de
l’orientation de la jouissance par le biais de sa limitation, de sa localisation ou, comme
l’a dit Maleval (2000, p. 417), de son tempérament : « Orienter la cure du psychotique
sur le tempérament de sa jouissance dérégulée, voilà ‘l’autre centrement’ qui semble
permettre qu’un traitement psychanalytique de la psychose soit maintenant concevable. »
Dans ce cas, il faudrait d’abord savoir où et comment cette jouissance s’exprime pour
tenter d’entretenir avec elle un rapport plus sain, c’est-à-dire non destructif, constructif
en un mot.
En montrant ce débordement de jouissance pendant l’analyse, il est possible que
le sujet psychotique cherche quelqu’un qui puisse le limiter : « Le psychotique propose
sa jouissance à l’analyste pour qu’il en établisse les règles. » (Silvestre, 1993, p. 207). La
fonction de l’analyste sera donc une fonction de bornage ; dans les cas les plus légers, il
va offrir aux sujets des signifiants qui peuvent limiter sa jouissance ; dans les plus graves,
il lui faudra peut-être s’interposer entre le sujet et sa jouissance (si on pense à une tentative
de suicide, par exemple). De toute manière, l’introduction de la notion de jouissance en
parallèle de la notion de signifiant impose aux analystes la tâche de faire avec leurs
analysants l’économie de leur jouissance, afin d’éviter qu’elle ne dépasse les limites
supportables pour certains sujets et qu’elle ne défasse les liens qu’ils ont déjà construit
ou ceux qu’ils veulent encore construire.

3.2 – La clinique du nœud borroméen

Le nœud borroméen a été introduit par Lacan dans ses séminaires des années
1970 et demeurera un outil théorique dans la pensée de cet auteur jusqu’à la fin de sa vie.
Ce nœud qui est formé par trois cercles – que Lacan a préféré appeler « ronds de ficelle »
– est noué de telle façon que si un rond est cassé, les deux autres seront libérés et le nœud
sera défait. La fonction de chaque rond est donc de soutenir les deux autres. Cette figure
ternaire va servir aux spéculations théoriques et cliniques de Lacan de plusieurs manières.
C’est ce que nous allons voir dans la suite de ce chapitre.

217
Commençons par une brève généalogie du nœud borroméen pour comprendre
comment il est apparu dans les travaux de Lacan et comment sa fonction, à l’intérieur de
la théorie, a été peu à peu modifiée en fonction même de ses propriétés fondamentales.
Toutefois, notre objectif premier est de comprendre comment l’usage de ce nœud a poussé
Lacan à revoir certains éléments de sa clinique précédente, plutôt calquée sur un mode
structuraliste même s’il avait déjà initié un geste de séparation. Les élaborations de Lacan
sur le nœud borroméen sont très étendues, très complexes et tendent à s’ouvrir à beaucoup
d’interprétations différentes. Étant donné que notre intention est d’investiguer la clinique
psychanalytique des psychoses, notre analyse ne va pas trop s’attarder sur la pluralité des
notions utilisées par le psychanalyste autour de son nœud. Il nous reste à saisir quelques
interrogations majeures au niveau clinique : dans quelle mesure l’introduction du nœud
borroméen annule ou déplace les conceptions cliniques détaillées dans le point antérieur ?
Quel a été l’impact de ces nouvelles articulations en ce qui concerne la clinique des
psychoses ? En ayant ces deux questions comme guide, nous allons parcourir les effets
théorico-cliniques de l’utilisation de ce nœud, si cher à Lacan.
La figure du nœud borroméen apparaît pour la première fois dans la séance du
9 février 1972 du Séminaire XIX : … ou pire (1971-1972). Lacan l’introduit pour proposer
une articulation entre demande et désir. À travers l’analyse de la phrase « Je te demande
de refuser ce que je t’offre parce que ce n’est pas ça » (Lacan 1971-1972/2011, p. 82), il
propose une correspondance entre les trois verbes de cette phrase et les trois ronds de
ficelle du nœud borroméen. Demander, offrir et refuser sont, chacun, liés à un anneau et
par conséquent le nœud formé par la liaison entre ses trois positions discursives serre le
« ce n’est pas ça ».

Figure 3 : Nœud borroméen entre demander, refuser et offrir

218
Mais cela n’est que la première étape d’un long chemin que Lacan suivra avec
cette figure qui lui est tombée comme une bague, voire une alliance, et qui restera à son
doigt jusqu’à sa mort. À partir de … ou pire, ce nœud est présent dans tous ses séminaires
de façon plus ou moins centrale mais toujours comme référence fondatrice. Ce nœud est
quelque chose qui a vraiment changé le destin de la psychanalyse lacanienne.
Le nœud borroméen revient l’année suivante dans l’avant-dernière séance du
Séminaire XX : Encore (1972-1973). De façon plus notable et plus consistante, Lacan
commencera à utiliser ces nœuds comme une formalisation mathématique capable de se
transmettre intégralement. L’objectif : trouver une écriture du réel. Le nœud y sera traité
comme un support mythique, fabriqué ou forgé par le parlêtre. Tous ces changements
d’approche essaient de rendre compte au mieux de la structure et du manque structurel.
Mais, c’est seulement à partir du Séminaire XXI : Les non-dupes errent (1973-1974) que
les trois registres de la réalité psychique – RSI – seront appliqués au nœud borroméen de
façon à inaugurer un partenariat définitif. Le psychanalyste, qui avait déjà l’habitude
d’enrichir sa théorie avec des éléments mathématiques comme la topologie des surfaces
(cross-cap, tore, bouteille de Klein, bande de Moebius, etc.) et la théorie des ensembles
(formules de la sexuation), introduit à tout jamais la topologie des nœuds.
Le rapport nécessaire entre la trilogie RSI et le nœud borroméen a comme
conséquence l’équivalence des registres, également appelés consistances à partir de ce
moment. Toutefois, cette équivalence ne veut pas dire identité, similarité ou coïncidence.
L’équivalence est une opération topologique qui garde les particularités, les qualités, mais
attribue exactement la même importance à des fonctions distinctes. Ainsi, le symbolique
sera toujours responsable du trésor du signifiant, l’imaginaire est ce qui permet que les
noms venus du symbolique puissent coller aux images, et le réel est la marque d’un vide
impossible à combler entre signifiant, signifié et référence. Il n’y a plus le primat du
symbolique, il n’y a pas un registre qui joue un rôle plus ou moins central dans la
constitution du sujet.

(…) c’est pas en raison, comme ça, d’une scansion qui va du meilleur au pire,
du Réel à l’Imaginaire, en mettant au milieu le Symbolique, c’est pas en raison
d’une préférence quelconque, que vous devez vous apercevoir que, à prendre
les choses par le coinçage, autrement dit par le nœud borroméen : - un rond de
ficelle est le Réel, - un rond de ficelle est le Symbolique, - un rond de ficelle
est l’Imaginaire. (Lacan 1973-1974, inédit. Leçon du 13 novembre 1974).

219
Figure 4 : Nœud borroméen entre RSI

L’attribution des registres RSI au nœud borroméen lui rend la fonction de


support radical de la réalité psychique. Il ne démontre rien, il montre, il montre la
structure. Il n’est pas un modèle, il est support. Un support fait de lettres car la fonction
du nœud est d’écrire la structure.
Le nœud comme RSI loge, dans ses ficelles, le désir de l’Autre. Il sera la
structure même de langage dans laquelle vivent les parlêtres. Et il est singulier ; c’est à
chacun de faire le travail de tisser son propre nœud de la manière qui lui convient et avec
les outils qui lui sont accessibles. Le nœud, tissé ou forgé par le sujet, sera celui qui va,
en même temps, le tenir et le coincer.
Dans le Séminaire XXI, Lacan nous présente la méthodologie d’étude d’un nœud.
Pour connaître ses propriétés il faut le couper et l’ouvrir, afin de créer une linéarité et
ainsi avoir la possibilité d’étudier séparément chacune des six intersections. Cette
linéarisation du nœud est appelée par Lacan la tresse et penser cette tresse nous permet
de rendre de l’historicité à l’écriture du nœud.

Figure 5 : La tresse de RSI

Le tressage est fait fil après fil dans une certaine position, comme montre la
figure ci-dessus. Si la tresse est bien faite, si on a pu avoir tous les croisements dans le

220
bon ordre et dans le bon sens, on aura un nœud borroméen bien forgé où toutes les boucles
seront attachées les unes aux autres. Néanmoins, que se passe-t-il si quelque chose
empêche ou change un croisement ? Et si à la place de passer par-dessous, un fil
quelconque passe par-dessus ? Quelles en seront les conséquences ? Quid du RSI et du
sujet s’il n’y a pas de nœud borroméen ?
Avant de s’attarder sur les conséquences cliniques de l’introduction du nœud
borroméen comme structure de RSI, il a fallu à Lacan ajuster quelques points théoriques
directement touchés par ce nouveau paradigme31. Déjà dans le Séminaire XXI,
l’introduction de cette nouvelle manière de penser les interactions de RSI poussent Lacan
à revoir quelques-unes de ses hypothèses antérieures, surtout celle sur la place et la
fonction Nom-du-Père, pièce fondamentale du psychisme. En effet, dans un cadre
théorique où le symbolique se posait comme registre principal de la trinité, avoir comme
pièce maîtresse un signifiant et une opération métaphorique allait de soi. Dès lors que les
registres sont déclarés équivalents, il faut repenser le rôle du Nom-du-père et par
conséquent les effets de sa forclusion.
L’application des propriétés du nœud borroméen à la théorie psychanalytique a
permis une sorte de décentrement définitif de l’hypothèse du Nom-du-Père. L’idée d’une
pluralisation des Noms-du-Père avait déjà été introduite mais elle manquait de substance.
La mise en question de la notion de Nom-du-Père comme conséquence de la fin du primat
du symbolique mène à terme les intuitions de Lacan sur ladite pluralisation et donnent un
destin aux interrogations du séminaire « Les Noms du père », interrompu à l’occasion de
son expulsion de l’IPA en 1963. Dans les années 70, il n’est plus question pour lui de
revenir aux articulations qu’il comptait proposer dans ce séminaire interrompu : il a tenu
à rappeler cet événement dans chacun de ses séminaires postérieurs. Pour autant, il ne
s’agit pas d’un abandon de son questionnement originel. Si Lacan en est arrivé à penser
le père comme une fonction de nomination, c’est parce que la pluralisation de son nom
n’a cessé de l’interroger, question que la topologie borroméenne va l’aider à résoudre.
Désormais, le Nom-du-Père sera plutôt une manière d’évoquer la fonction de
nomination que la fonction de barre : ce qui représente un gros changement de
perspective : « (…) je réduis le Nom-du-Père à sa fonction radicale qui est de donner un
nom aux choses. » (Lacan, 1974-1975, inédit. Leçon du 11 mars 1975). Ainsi, le père
symbolique du Séminaire III et le pluralisé qui allait surgir dans le séminaire interrompu

31
À la suite des réflexions de M. Bousseyroux (2013), nous allons appeler ce nouveau mouvement théorico-
clinique de Lacan, inauguré par le Séminaire XX « nouveau paradigme ».

221
perdent leur place et leur fonction : « comme si, donc, le nœud borroméen apportait une
solution telle que ce qui était en jeu dans le rappel du séminaire interrompu avait perdu
sa pertinence. » (Porge, 1997, p. 87).
L’équivoque qui donne nom au Séminaire XXI – Les non-dupes errent/Les
Noms-du-Père – est déjà une manière de vider la place du père d’une fonction qui lui était
exclusive et de mettre l’accent sur le rapport du sujet avec son inconscient. La dupe, qui
est toujours la dupe de quelqu’un, est ici la dupe de l’inconscient ; ainsi, lorsqu’on se
laisse duper par l’inconscient, on arrête d’errer et on se rapproche du désir. Le père perdra
ainsi sa fonction de guider le sujet sur les chemins de la structure symbolique au profit de
la fonction de nomination, c’est-à-dire de la production de noms qui puissent assurer le
nœud entre les trois registres. Si, dans la période structuraliste, le Nom-du-Père avait la
fonction de produire des points de capiton entre signifiant et signifié, ici, c’est la fonction
de nomination qui assume ce poste et qui fait de la non-dupe qui erre, une dupe qui n’erre
pas. Si les non-dupes errent, ils errent dans l’objectif de trouver un nom sur lequel ils
puissent s’arrêter. Mais, du point de vue de l’équivalence RSI, ledit point de capiton des
années 50 n’est possible qu’en prenant en compte le registre du réel.
La fonction de nomination occupe la place désignée à la fonction de loi
universelle et primordiale, telle qu’elle avait été établie par Freud dans « Totem et Tabou »
(1913) et renforcée par Lévi-Strauss dans Les structures élémentaires de la parenté
(1949). La loi sera désormais la loi de la nomination, étant donné qu’attribuer un nom est
dire non à tous les autres. Un nom définit quelque chose par rapport à ce qu’il n’est pas,
de la même façon que, en reprenant Saussure (1916/2016), un signifiant quelconque est
défini en opposition à tous les autres. Le glissement entre nom, non et loi est ici aussi
fondamental qu’inévitable. Au cours des élaborations lacaniennes des années 70, la
nomination prend de plus en plus de consistance et avance dans le sens de déplacer – ou
bien de réduire – le Nom-du-Père à sa fonction de donner des noms aux choses. Cela veut
dire que penser la fonction du père comme une fonction métaphorique n’a plus lieu
d’être : « Dire que le père nomme, c’est déjà dire que sa fonction n’est pas fonction de
métaphore articulant signifiant et signifié, soit le symbolique et l’imaginaire. » (Soler,
2006, p. 14). À l’hypothèse du père comme métaphore, il manque le réel. La métaphore
ne touche que le symbolique et l’imaginaire et, justement, c’est le problème posé par
l’écart du réel que Lacan tente de corriger en l’introduisant au cœur même de la
problématique de la nomination.

222
Étant donné que la psychose a été caractérisée par Lacan comme conséquence
de la forclusion du Nom-du-Père, les changements théoriques qui touchent la fonction
paternelle en psychanalyse ont des conséquences directes sur la compréhension théorico-
clinique de cette structure. Nous allons analyser ci-dessous quelques notions qui
paraissent fondamentales pour penser la clinique des psychoses à partir de la notion de
père comme nomination et à partir de l’introduction du nœud borroméen comme
structure.
Des derniers séminaires et articles de Lacan, on peut dégager trois points
principaux en ce qui concerne le savoir-faire de l’analyste : la distinction introduite par
Lacan dans le Séminaire XXI entre nomination et nommé-à ; l’apparition, dans le
Séminaire XIX et dans l’article « L’étourdit », de la notion de dire qui, en opposition au
dit, fait nom et nœud ; enfin la notion centrale de tout ce remaniement théorique des
années 70 : le sinthome.

3.2.1 - Nomination et Nommé-à

Après tous les changements qui ont profondément touché la notion de Nom-du-
Père dans la théorie psychanalytique, comment faut-il penser les psychoses ? Seraient-
elles produites par la forclusion de la fonction de nomination ? Ou la notion même de
forclusion doit-elle être mise en échec ? Dans le Séminaire XXI, Lacan ne parle qu’une
fois de la forclusion du Nom-du-Père, mais il le fait en introduisant deux notions opposées
qui peuvent être utiles pour penser les psychoses et par conséquent leur clinique : la
nomination et le nommé-à.
Ces deux termes, conçus comme une paire d’opposés, sont très éphémères dans
la pensée lacanienne car, après le Séminaire XXI, ils ne seront plus jamais cités par Lacan.
Malgré leur disparition, ils nous intéressent ici, parce qu’ils sont évoqués pour penser les
psychoses à partir d’une théorie de la nomination et, dans ce sens, ils constituent une étape
importante dans la recherche lacanienne d’une clinique fondée sur l’équivalence des
registres.

223
Au cours du Séminaire XXI, comme nous l’avons vu ci-dessus, Lacan avait déjà
avancé que le Nom-du-Père était le responsable de la nomination. Mais cette fonction de
nommer peut, en quelque sorte, être substituée par une injonction – celle d’un nommé-à.
Autrement dit, si le sujet est dans l’impossibilité de nommer, de produire des noms-
propres, il peut être lui-même nommé par quelque chose qui lui est extérieur : « À ce
Nom-du-Père se substitue une fonction qui n’est autre que celle du ‘nommé-à’. » (Lacan,
1973-1974, inédit. Leçon du 19 mars 1974). Et ce nommé-à apparaît, selon Lacan, lorsque
le Nom-du-Père est forclos : « Cette trace désigne comme le retour du Nom-du-Père dans
le Réel, en tant précisément que le Nom-du-Père est verworfen, forclos, rejeté, et qu’à ce
titre il désigne cette forclusion - dont j’ai dit qu’elle est le principe de la folie même. »
(Ibid.).
D’une manière quasiment implicite, Lacan nous pousse à penser l’opposition
nomination/nommé-à en parallèle des notions de névrose et psychose, c’est-à-dire
inscription ou pas de la fonction du Nom-du-Père. En tant que la nomination est construite
peu à peu par le sujet comme une manière de faire tenir le nœud de RSI, le nommé-à
provient de l’extérieur, du social : « Il est tout à fait étrange que là, le social prenne une
prévalence de nœud, et qui littéralement fait la trame de tant d’existences, c’est qu’il
détient ce pouvoir du nommé-à (…) » (Ibid.). Lacan ne nous dit pas quel est le type de
nœud que ce nommé-à peut fabriquer – borroméen ou non – mais cette opposition
conceptuelle nous montre que ce dernier vient à la place de la nomination, même s’il n’en
est pas une. D’où l’incertitude quant aux conséquences de ce type de sustentation nodale.
On peut se poser la question de savoir si ce « nommé-à » est une sorte de
compensation du nœud dans le manque d’une fonction de nomination ou si, au contraire,
il apparaît comme un facteur déstabilisant.
Cette façon d’être nommé dans laquelle un nom advient de l’extérieur et
s’impose au sujet, nous fait penser directement à Schreber et à sa nomination au poste de
juge-président de Cour d’Appel – nomination qui a déclenché sa deuxième et plus longue
crise. Pour Schreber, cette promotion a été le signe d’une catastrophe imminente. La
possibilité d’occuper ce poste n’a pas été pour lui une façon de suppléer à son manque ;
au contraire, cela a altéré sa structure subjective et coupé les rapports de RSI avec comme
résultat une longue période de manifestations psychotiques extrêmes dans lesquelles on
voit clairement sa dissociation. Dans ce cas, le nom imposé, le nommé-à, a évidemment
déclenché une crise et a mis le sujet en complète instabilité psychique.

224
Ainsi, le nommé-à est un attribut venu d’un extérieur, et c’est là, autour de cette
extériorité – l’altérité brute – qu’il peut y avoir violence dans ses effets lorsqu’elle ne peut
pas être reconnue comme propre. Être nommé-à quelque chose par quelqu’un peut
représenter un moment de défi et engendrer une perte de soi. Lorsque la nomination
implique la prise d’un nom qui n’a pas été construit par le sujet mais offert, voire imposé
par quelqu’un d’autre, c’est-à-dire lorsqu’elle implique une aliénation radicale, cette
nomination peut créer un chiisme structural : « En tant précisément que le Nom du Père
est verwofen, forclos, rejeté (…) est-ce que ce nommer-à n’est pas le signe d’une
dégénérescence catastrophique ? » (Lacan 1973-1974, inédit. Leçon du 19 mars 1974).
Mais le contraire peut aussi se passer. Ce nom étranger est susceptible d’apporter
au sujet un point d’ancrage inconnu jusqu’alors. Pour que cette extériorité puisse
fonctionner au niveau subjectif, autrement dit pour que le social prenne une prévalence
de nœud, il faut que ce nommé-à devienne nomination. La tâche de l’analyste serait alors
de détecter les mouvements de noms dans le discours du sujet et de le soutenir dans la
fabrication de ces nominations ou transformations qui lui sont attribuées. Le travail
d’analyse serait ainsi de subjectiver ce qui est complètement extérieur au sujet, c’est-à-
dire de réaliser un travail de subjectivation des noms. Bien entendu, nous savons qu’il est
impossible de tout nommer, et ce reste, ou plutôt ce trou créé par la rencontre des trois
registres, doit être supporté en tant que tel, puisqu’il est irréductible.
En tout cas, cette opposition entre nomination et nommé-à est le premier indice
d’une évolution de la pensée de Lacan sur les névroses et les psychoses à partir d’un
même objectif thérapeutique : pour tous les sujets se pose le même défi, celui de faire une
nomination qui puisse rendre compte de la réalité psychique et la soutenir. Rien n’exclut
qu’un psychotique, en étant nommé-à, puisse faire, de ce nom venu de l’extérieur, une
nomination ou qu’un névrosé, à l’inverse, puisse perdre la stabilité de son nœud face à un
nom qui lui est imposé. Penser en termes de nouage de RSI permet de concentrer les
intentions cliniques de l’analyste dans un seul but : faire ou refaire le nœud – en partant
de la position du sujet dans ses différentes modalités.

3.2.2 - Dire et dit

225
Au début des années 70, Lacan propose cette opposition entre « dire » et « dit »
et il en extrait une manière très originale d’articuler ce qui relève de l’inconscient :
« Qu’on dise reste oublié derrière ce qui se dit dans ce qui s’entend. » (Lacan, 1972a/2001,
p. 449). Formulation qu’on peut comprendre en deux temps :

1. Le fait qu’il y ait un dire implique qu’il sera nécessairement oublié derrière
ce qui est dit ;
2. Qu’un dire soit formulé, transformé en dit, n’indique pas qu’il sera
entendu. Le dit est entendu, mais toute la question de l’analyse tourne
autour de l’écoute du dire et non pas d’un dit.

Ce qui est capital dans cette formule, c’est de reconnaître la dimension


inconsciente du dire. Il n’est pas un acte de parole, justement. Il n’est pas un dit, un
énoncé. Un dire est une énonciation (Lacan, 1970/2001). Il fait évènement et, en tant que
tel, il peut produire quelque chose de nouveau au niveau psychique ; et c’est dans sa
condition d’évènement qu’il peut produire un nœud entre les trois registres.
Dans le séminaire XXII, au lieu de penser le dire qui fait nomination ou Nom-
du-Père comme la borroméanité même du nœud, Lacan va le penser comme un rond à
part entière. Un nœud borroméen sera alors un nœud à quatre et ce quatrième rond de
ficelle sera identifié comme une des formes possibles du Nom-du-Père : « Il y a en effet
plusieurs façons d’illustrer la manière dont Freud – comme c’est patent dans son texte –
ne fait tenir la conjonction du Symbolique, de l’Imaginaire et du Réel que par les Noms-
du-Père. » (Lacan 1974-1975, inédit. Leçon du 11 février 1975). Selon Lacan, tel est le
dire de Freud dans son dit sur le complexe de l’Œdipe, qu’un Nom, qui peut venir d’un
père, est capable de faire nœud. La structure borroméenne sera donc formée par RSI +
Dire (NP ou nomination) :

Figure 6 : Nœud borroméen à quatre

226
L’introduction de ce quatrième rond de ficelle dénonce un nouveau mouvement
de la pensée lacanienne : ce qui manque au niveau de la structure, manque, en principe, à
tous les parlêtres. Si Lacan ne se contente pas d’une solution tripartite dans laquelle soit
il y a nœud, soit il n’y en a pas, c’est parce que ce dire qui fait tenir la réalité psychique
manque : « Si Lacan ne s’en satisfait pas, ou ne s’arrête pas à cette solution, j’en trouve
la raison dans le fait qu’un père est toujours en défaut, quelle que soit la forme
d’assujettissement. Il faut qu’il y ait, dans tous les cas, un lapsus du nœud. » (Bruno,
2009, p. 23). Et, de la même façon, il faut trouver une manière de réparer ce lapsus. Le
lapsus donné à tous exige également de tous un travail de correction. La différence entre
les structures se produira dans la manière dont chaque sujet pourra régler ce même défaut
fondamental.
La notion de dire et son corrélat le dit configurent aussi un mouvement théorique
dans lequel la clinique de la névrose et celle de la psychose partagent la même toile de
fond. Étant donné l’hypothèse d’une nomination qui produit nœud, on peut se demander
de quoi est faite cette nomination. À cette question, Lacan répond par la différence entre
dire et dit : derrière tout dit, il y a un dire et le dire est ce qui fait nom et par conséquent,
nœud.
Le nœud borroméen, c’est-à-dire la structure même de la réalité psychique, est
ainsi faite, fabriquée de dire. Dans les mots de Lacan : « Nous spécifions le dire d’être ce
qui fait nœud. » (Lacan 1974-1975, inédit. Leçon du 11 février 1975). Cette hypothèse a
eu des conséquences très importantes. Il a fallu à Lacan refonder plusieurs notions
antérieures comme celles d’inconscient, d’Œdipe et de castration. Si auparavant,
l’inconscient était structuré autour d’une idée de père symbolique, advenu dans la
structure à travers les enjeux du complexe d’Œdipe, maintenant il sera compris à partir
d’un dire qui fait nœud entre les trois consistances. Si auparavant, l’Œdipe était compris
comme le moment de l’arrivée de la loi symbolique qui produisait de la castration chez
l’enfant, désormais il sera compris comme le moment logique de la formation d’un
rapport entre les trois registres à partir d’un dire qui dit non – d’un dirkinon ; graphie
préférée par certains commentateurs de Lacan pour bien marquer la différence entre le
père fonction et le père dire : « Car, si ce qui noue l’Œdipe infantile est le ‘dire que non’
du père, le dire qui noue son au-delà, c’est le dirkinon. » (Bousseyroux, 2016c, p. 23).
Non – Nom – Nœud. Ces trois notions n’ont qu’une origine : le dire. C’est un dire qui
pose un non, c’est un dire qui nomme, c’est un dire qui noue.

227
L’introduction du nœud borroméen ouvre la psychanalyse à la question d’un au-
delà de l’Œdipe. Le père, malgré l’importance des divergences entre Freud et Lacan sur
ce sujet, a été jusqu’à présent la pièce qui orchestrait la formation de l’appareil psychique.
C’était autour de la notion de père qu’on voyait se former et se définir le moi, le ça et le
surmoi. Ce complexe mis en place par Freud, selon Lacan, « est à rejeter, il est implicite »,
et il ajoute : « Il est implicite dans le nœud tel que je le figure du Symbolique, de
l’Imaginaire et du Réel. » (Lacan 1974-1975, inédit. Leçon du 14 janvier 1975). Le
Séminaire XXI qui, dans son propre titre détournait déjà la notion de Nom-du-Père, a pour
fonction de nous faire comprendre que désormais le seul père possible est de l’ordre d’un
dire. On peut alors se passer du père « à la condition de faire, de refaire le nœud avec le
dirkinom, le dire qui en nommant noue » (Bousseyroux, 2016c, p. 23).
Alors, comment penser la clinique psychanalytique à partir de ces nouvelles
notions ?
La clinique est un dispositif d’écoute. Ce que l’analyste écoute est ce qui est dit
par son patient. Le dit, selon Lacan, tente d’exprimer le dire, car ce dernier est de l’ordre
de l’inconscient et se fait matière – se fait matérialité – par le dit. Donc, un dit apporte
derrière lui un dire et, à son tour, un dire peut être écrit ; d’où l’idée d’une écriture de
l’inconscient. Or, ce qui a été écrit peut être lu, et c’est ce travail de lecture de
l’inconscient qui est destiné à l’analyste. Lorsque l’analyste lit ce qui se cache derrière le
dit de son patient, il jette de la lumière sur son dire, donc sur ce qu’il y a d’inconscient
dans ce qui est dit : « Quand ça se lit, ça fait un dire. » (Lacan 1974-1975, inédit. Leçon
du 11 février 1975). La clinique est l’art d’écouter en tenant compte du dire qui, derrière
ce qui se dit, écrit un nœud.
Écrire est donc écrire l’inconscient et lire ce qui a été écrit est une procédure
analytique que Lacan a appelé déchiffrage. Rappelons que, déjà dans le Séminaire XX,
Lacan avait parlé de l’inconscient comme ce qui se lit avec le discours analytique : « Il
est bien évident pourtant que dans le discours analytique il ne s’agit que de ça, de ce qui
se lit, de ce qui se lit au-delà de ce que vous avez incité le sujet à dire (…) » (Lacan 1972-
1973/1975, p. 29). Le travail analytique sera, à partir de cet instant, un travail
d’égyptologue qui essaie de comprendre les hiéroglyphes, un travail consistant à
apprendre à lire le dire pour le déchiffrer. Mais, dans ce cas, comment l’analyste
intervient ? « Intervenir fait surgir la notion d’acte. Il est essentiel également de la penser,
cette notion d’acte, et de démontrer comment il peut venir à consister d’un dire. » (Lacan
1973-1974, inédit. Leçon du 21 mai 1974). Selon Lacan, l’analyste intervient aussi par

228
un dire, car si ce n’est pas du dire, cela ne touche pas la structure nodale de l’inconscient et
donc, rien ne peut changer. L’acte analytique est un acte de dire, il faut parler à
l’inconscient dans sa propre langue. Pour résumer, être analyste, c’est occuper la place de
celui qui va écouter et lire ; être analysant, c’est occuper la place de celui qui dit et écrit
avec son dire, avec son inconscient. Dire, dit, écrire, lire et déchiffrer : voici les nouveaux
outils dont se servira Lacan.
Penser la clinique à partir de la notion de dire est aussi la penser à partir de ce
qui manque, car l’existence même du dire dénonce l’impossibilité de tout symboliser ou
« imaginariser ». L’analyste est à la fois celui dont l’acte vise à faire apparaître une
suppléance mieux corrélée à ce manque structurel et celui dont la position rend
supportable cet écart indépassable entre trou et suppléance. Il est alors important de noter
que l’idée de suppléance ne concerne plus que les psychotiques puisqu’il ne s’agit plus
d’une suppléance au Nom-du-Père forclos, mais d’une suppléance à un ratage qui
compose le noyau même de tout nœud.
Dans la mesure où le psychotique n’a pas pu faire un nœud borroméen de son
RSI, cette notion de suppléance devient une question fondamentale dans le traitement des
psychoses – même si elle se pose avec la même acuité pour la névrose. La suppléance est
une manière de rendre compte de ce qui n’est ni complètement imaginaire, ni symbolique,
ni réel. De ce qui appartient aux trois registres et à aucun à la fois. Ainsi, faire suppléance
à un défaut n’est pas simplement le corriger, mais aussi l’inclure dans la solution
(Bousseyroux, 2018). Autrement dit, la suppléance en faisant support, fait aussi contour
et permet que ce point d’impossible soit soutenu par les registres.
Sur ce point, les nouvelles propositions de Lacan ne nous permettent pas de faire
la différence entre ce que serait une pratique analytique avec un névrosé, un pervers ou
un psychotique. Cela ne veut pas dire qu’en dépassant l’Œdipe freudien, il n’y a qu’une
manière de faire de la clinique ; toutefois, les principes fondamentaux sont reposés et ce
sera alors dans un au-delà de ces principes qu’on trouvera, dans ce nouveau paradigme,
les différences d’approche. Comment et où se trouvent les différences entre les structures
cliniques ?
Étant donné que l’écoute est l’écoute d’un dire qui fait nœud, c’est là, dans la
manière dont chacun noue son RSI que se posera désormais la question de la technique
psychanalytique. Mais la première chose à savoir, c’est comment se présente le nœud
borroméen dans la psychose, c’est-à-dire comment se donne le rapport entre le réel,
l’imaginaire et le symbolique, dans cette structure.

229
Un indice de cette position structurale se trouve dans un article de 1946, « La
causalité psychique », dans lequel Lacan postule un rapport très étroit entre folie et liberté.
La folie « loin qu’elle soit pour la liberté ‘une insulte’, elle est sa plus fidèle compagne,
elle suit son mouvement comme une ombre » (Lacan 1946/1966, p. 176)32. Autrement
dit, le fou est libre. Non pas qu’il ait la pleine gouvernance de son désir ; au contraire, il
se croit libre du rapport à l’Autre et ainsi, il s’éloigne de son désir. Il s’agit de la liberté
du signifiant de circuler parmi plusieurs signifiés et de ne pas trouver un point où il peut
s’accrocher pour donner naissance à un sens partageable. C’est bien la liberté du non-
dupe, de celui qui erre et qui, en errant, affaiblit de plus en plus son rapport avec
l’inconscient.
Cette liberté de la circulation du signifiant dans la chaîne symbolique deviendra
vingt ans plus tard, la liberté des ronds de ficelle. Le fou est l’homme libre dans le sens
où les ficelles de RSI qui sont censées se nouer ne se nouent pas. La liberté d’au moins
un registre par rapport aux autres, c’est ça la folie : « (…) quand il y a un de ces ronds de
ficelle qui vous manque, vous devez devenir fou. » (Lacan 1973-1974, inédit. Leçon du
11 décembre 1973). La folie est le manque d’une dimension – dit-mansion – à l’occasion
de la forge du nœud, c’est la liberté d’un rond à l’égard des deux autres, c’est la dissolution
de la propriété borroméenne d’un nœud et, dans ce cas, le travail du clinicien n’est autre
que celui de reconstruire le nœud dans le but de garantir un rapport de nécessité entre les
trois registres.
Mais quand Lacan dit folie, veut-il dire psychose ? Oui et non. Traiter la question
à partir du point de vue de la folie conduit à penser que ce dénouement peut se produire
aussi bien dans la psychose que dans la névrose, ou encore la perversion, et par ce biais,
un renouement est tout à fait envisageable, même si jamais atteint, dans tous les cas.
Toutefois, penser la folie comme le dénouement de RSI ne fait pas disparaître la notion
de structures cliniques chez Lacan – même si on peut s’interroger, à la lecture des derniers
séminaires, sur l’emploi très rare de mots comme psychose, névrose ou perversion.
Disons que le nœud borroméen comme structure fondamentale rend le recours
théorique/clinique aux structures cliniques moins nécessaire.

32
Il reviendra à ce sujet dans son « Petit discours aux psychiatres » en 1967, où il énonce : « Le fou est
véritablement l’être libre ». Petit discours aux psychiatres. Conférence sur la psychanalyse et la formation
du psychiatre, à l’Hôpital Sainte-Anne, le 10 novembre 1967. Disponible sur
http://aejcpp.free.fr/lacan/1967-11-10.htm.

230
Si, dans les élaborations lacaniennes des années 50, la phénoménologie
psychotique (l’hallucination, le délire, les phrases interrompues, la logorrhée, etc.), était
comprise à partir du manque d’un point de capiton entre signifiant et signifié, après
l’apparition du fameux nœud, il s’agira de l’impossibilité de faire un nouage de RSI. Le
nœud borroméen n’est donc pas un signifiant qui capitonne mais un dire qui écrit l’union
de RSI ; lettre à lettre le support de RSI sera fabriqué, forgé par la fonction de l’écriture.
Donc, pour avoir un nœud il faut faire travailler le dire dans le sens de produire
cette écriture qui sert de support pour les trois registres. Dans cette optique, la première
tâche de l’analyste est de faire un diagnostic nodal en écoutant les dits de son analysant,
et faire, sur son nœud, une supposition capable de diriger l’acte analytique ; tout en
sachant que le but ultime d’une analyse c’est de mettre au jour des dires là où ils
manquent. Dans le cas où aucun dire n’a pu écrire un nœud, l’analyste doit supporter soit
le manque, soit l’excès d’une parole qui ne fait pas de lien. Aussi bien dans le manque
que dans l’excès33, l’analyste est celui qui invite son analysant à produire de nouvelles
lettres et à en couper quelques autres. Lettre à lettre, mot à mot, un nouveau dire peut
écrire un nœud.
Cela veut dire qu’il y aura autant de manières d’attacher RSI que des parlêtres.
Il ne s’agit plus de la présence ou de l’absence d’un signifiant spécifique. Désormais,
d’autres solutions peuvent surgir – non plus à la place du Nom-du-Père forclos, mais à la
place du ratage de la structure ternaire et des Nom-du-Père : « Quand je dis le Nom-du-
Père, ça veut dire qu’il peut y en avoir, comme dans le nœud borroméen, un nombre
indéfini. C’est ça le point vif. (…) » (Lacan 1974-1975, inédit. Leçon du 15 avril 1975).
Certes, ce qui est défini ici autrement est le rôle du Nom-du-Père et non la
psychose. Mais Lacan nous indique le chemin à suivre. Il nous invite à penser la psychose
comme un dénouement et sa clinique comme le nouement ou le renouement de RSI. Cette
défaillance du nœud constitue une nouvelle approche de l’hypothèse de la forclusion. En
tant que la forclusion était un défaut du symbolique, l’hypothèse borroméenne prend en
compte en même temps le symbolique, le réel et l’imaginaire. Le défaut est ternaire et sa
réparation par un dire l’est également.

33
En termes de symptômes on pourrait dire : « aussi bien dans le silence et la catatonie que dans le verbiage
et la logorrhée » ; « aussi bien dans l’impossibilité de parler que dans l’impossibilité d’arrêter la
production de parole ».

231
3.2.3 – Le sinthome

Après avoir développé ses thèses sur la nomination et le dire, et en avoir tiré les
conséquences cliniques, Lacan propose une autre manière, encore plus raffinée,
d’appréhender les origines et les destins de ce qui fait suppléance au ratage primordial de
la structure : le sinthome. Si RSI n’est pas noué…

(…) nous avons un moyen de réparer ça. C’est de faire ce que, pour la première
fois, j’ai défini comme le sinthome. C’est le quelque chose qui permet au
symbolique, à l’imaginaire et au réel, de continuer de tenir ensemble, quoique
là, en raison des deux erreurs, aucun ne tient plus avec l’autre. (Lacan, 1975-
1976/2005, p. 94).

Figure 7 : Nœud du Sinthome

Le mot « sinthome » est une ancienne graphie du mot symptôme. À l’occasion


de réformes orthographiques de la langue française, au cours du Moyen Âge, le « y » a
été introduit dans quelques mots français d’origine grecque, dont celui-ci. Le changement
de graphie s’est opéré en 1538, selon le dictionnaire de langue française Petit Robert
(1992), qui indique aussi l’existence d’un registre de la graphie sinthome datant de 1370.
En recourant à cette manière ancienne d’écriture, Lacan formule un des buts de sa
proposition : le moment logique dans lequel le sinthome entre en action se trouve dans un
passé mythique de la formation du psychisme. Autrement dit, écrire l’union de RSI avec
le sinthome exige un retour en arrière – un retour logique et topologique dans la formation
de la réalité psychique pour la construire autrement : non plus avec un symptôme, mais
avec un sinthome.

232
C’est dans ce sens que le sinthome peut être compris non pas comme une
construction vers un nouveau mais plutôt comme une réduction ou une déconstruction
vers un insu. Il se configure comme un noyau inanalysable, ce qui ne peut être ni interprété
comme le symptôme, ni traversé comme le fantasme (Žižek, 1990) ; il est donc la limite
d’un processus d’analyse à laquelle le psychanalyste se confronte. Poussé à sa limite, le
processus de déconstruction des symptômes va favoriser l’émergence d’un sinthome par
la déconstruction et reconstruction d’un nœud tout à fait authentique et singulier qui ne
sera donc pas tributaire des dire venus de l’Autre.
Le sinthome, comme le nouveau nom de cette suppléance qui corrige le ratage
du nœud de RSI, a aussi une consistance de dire. Toutefois, sa distance conceptuelle du
Nom-du-Père introduit une fracture dans les articulations antérieures. Malgré les grandes
mutations théoriques initiées par Lacan – surtout dans les deux séminaires précédents - la
théorie de la nomination portait en son sein un fin rapport avec sa notion antérieure de
père, vu qu’elle était une inversion qui allait du Nom-du-Père à une espèce de père du
nom. Toutefois, l’invention du sinthome efface la nécessité du rapport entre réalité
psychique et Nom-du-Père en proposant l’effectivité d’un au-delà de l’Œdipe : la
possibilité de se passer du père tout en sachant faire avec l’appel à sa présence. Le
sinthome peut être conçu comme la clé pour surmonter définitivement la connexion entre
loi et père, sans, cependant, abdiquer une fonction qui nomme et qui fait nœud
(Bousseyroux, 2018).
Il est important de souligner que le sinthome, tel que le dire de la nomination,
n’a pas la fonction de suppléer la faille du Nom-du-Père mais bien celle de corriger un
ratage structurel produit dans un temps logique antérieur. L’hypothèse du sinthome prend
une telle ampleur qu’il nous semble qu’elle est capable de soumettre l’hypothèse du Nom-
du-Père comme une de ses possibilités. Le père peut être un symptôme ou un sinthome
(Lacan, 1975-1976/2005, p. 19), mais le sinthome n’est pas fondamentalement lié à la
notion de père ; c’est une formation complètement indépendante : le sinthome recouvre,
surmonte et dépasse le Nom-du-Père (Bousseyroux, 2018).
Si le sinthome est une solution au-delà du Nom-du-Père, cela ne veut pas dire
que celui-ci est mis au rebut. Se passer du père est aller au-delà de sa présence ou de son
absence et ainsi se passer de son dire, de son nom et de son non ; ne plus être à son service
mais, en revanche, savoir s’en servir à partir de l’appropriation de sa loi. Se passer du
Nom-du-Père et s’en servir, c’est se passer de l’invoquer, de l’aimer, d’être aimé par lui,
d’avoir besoin de sa loi pour réguler son désir.

233
L’hypothèse de l’inconscient, Freud le souligne, ne peut tenir qu’à supposer
le Nom-du-Père. Supposer le Nom-du-Père, certes, c’est Dieu. C’est en cela
que la psychanalyse, de réussir, prouve que le Nom-du-Père, on peut aussi
bien s’en passer. On peut aussi bien s’en passer à condition de s’en
servir. (Lacan 1975-1976/2005, p. 136).

Si, dans le Séminaire V, Lacan avait déjà dit : « le Nom-du-Père il faut l’avoir,
mais il faut aussi savoir s’en servir » (Lacan, 1957-1958/1998, p. 156), ici, presque vingt
ans plus tard, il dit que c’est possible de se servir du Nom-du-Père même sans l’avoir
comme signifiant dans la structure de l’inconscient ; c’est à dire que sa fonction de mise
en œuvre du signifiant phallique et de la jouissance phallique peut être absolument
garantie par le sinthome car il trouve ses origines dans la lettre avec laquelle il s’écrit.
Faire sinthome n’est donc pas une exclusivité de la psychose qui en aurait besoin
pour s’en sortir à partir de son manque de Nom-du-Père. Le sinthome est une possibilité
donnée à tous les parlêtres. Tous ceux qui sont concernés par le langage, sont concernés
par le sinthome ; il suffit qu’il y ait une erreur, un lapsus, un ratage du nœud. À partir du
moment où il y a sinthome, il y a joui-sens, une jouissance du sens qui n’est possible qu’à
partir d’une libre circulation des signifiants dans ladite chainœud. Le sinthome installe un
rapport possible entre signifiant et jouissance : le sujet peut désormais jouir du sens et
faire barrière à la jouissance du sens sur lui. Au lieu d’un sens qui jouit par les symptômes,
il y aura un sujet qui jouira du sens avec son sinthome. C’est alors une manière que le
sujet trouve d’assumer « la singularité pathologique dont dépend la consistance de notre
jouissance » (Žižek, 1990, p. 225).
C’est en ce sens que le nœud du sinthome est très couramment abordé comme
ce qui doit être atteint à la fin d’une analyse, étant donné son caractère inanalysable,
singulier, originel et stable. Par là, il y a réduction du sujet supposé savoir à un sujet sans
aucun savoir supposé, identification au sinthome et l’analyse rencontre sa fin (Askofaré,
2007).
Mais alors quelles sont les spécificités d’une clinique des psychoses qui se
réclamerait de la notion de sinthome ?
Comme nous l’avons déjà démontré, depuis l’introduction du nœud borroméen
comme RSI et support de la réalité psychique, la clinique psychanalytique en acte est ce
qui produit chez le sujet un dire qui fait nœud. Ce dire doit se produire au-delà du Nom-
du-Père tout en s’en servant. Cette solution est la même pour les névrosés, pour les pervers

234
ou les psychotiques. La différence tient à la structure de départ. Ce qu’il faut interroger,
c’est tout d’abord la structure nodale dans la psychose et ensuite l’interaction possible de
la solution du sinthome avec cette structure de départ.
Sur cette question, dans le Séminaire XXIII, Lacan apporte un éclairage sur un
point capital : le nœud de la paranoïa est un nœud dans lequel « L’Imaginaire, le
Symbolique et le Réel sont une seule et même consistance. » (Lacan, 1975-1976/2005, p.
53). Réel, Symbolique et Imaginaire sont liés entre eux de façon continue. Ce nœud, c’est
le nœud de trèfle dans lequel on peut distinguer trois registres différents, mais en suivant
la ligne qui les délimite, on voit bien qu’il s’agit d’un seul fil qui, s’il est coupé à n’importe
quel endroit, se défait complètement. Le voici :

Figure 8 : Nœud du paranoïaque

Lorsque Lacan indique ce nœud comme structure de la paranoïa, il montre aussi que le
but de la clinique n’est pas de changer ce nœud en un autre, où RSI seraient séparés, mais
de corriger les possibles failles dans ce nœud tel qu’il se présente. C’est une façon de dire
que la structure ne peut pas être modifiée complètement, mais qu’elle peut être corrigée
dans la mesure où elle montre ses défaillances. En pratique, on ne fait pas d’un
psychotique un névrosé et vice-versa, on produit des suppléances là où il y a eu un lapsus
nodal. Il faut assurer le nouement de la structure en corrigeant les possibles failles de
croisement. Par exemple, dans le nœud de trèfle, si une ficelle passe par-dessus et non pas
par-dessous, le nœud se défait et on aura un simple cercle. Le sinthome dans la paranoïa,
du point de vue topologique, est une manière de faire tenir un nœud qui puisse assurer
une certaine différenciation entre RSI en empêchant qu’ils deviennent une seule et même
consistance.
Du point de vue phénoménologique et dynamique, on peut penser le nœud de
trèfle comme le moment du déclenchement d’une crise paranoïaque. À ce moment, le
sujet perd ses repères et il a souvent des difficultés à distinguer ce qui se passe à l’extérieur

235
de ce qui se passe à l’intérieur de lui-même ; la ligne qui sépare ce qu’il perçoit par ses
sens et ce qu’il produit dans ses pensées disparaît et aucune preuve de réalité ne marche.
Ce qu’il pense (symbolique), ce qu’il imagine (imaginaire) et la perception partagée de la
réalité (qui vise le réel) se confondent et le sujet se trouve à errer à la quête de quelque
chose qui puisse se détacher, se distinguer et se séparer de tous les autres. C’est parce que
les trois consistances ne font qu’une qu’on peut voir, dans la paranoïa, une prolifération
de sens collés à des images, une prolifération d’images collées à des sens ou une
expansion du réel qui lance le sujet dans un monde hanté par des mots, des objets et des
fantasmes.
Faire sinthome dans la paranoïa c’est donc produire de la différence, non pas
la différence totale – puisque RSI sera toujours en continuité – mais créer une manière de
les plier et de les attacher pour produire une différence possible, une différence qui puisse
supporter l’existence d’un sujet. C’est par ce biais que nous pouvons penser l’idée de se
servir du Nom-du-Père dans la paranoïa : en se référant à une Loi à laquelle personne
n’échappe, puisqu’elle est donnée à tous dans le lien social, pour créer un mode singulier
de support à la réalité psychique.
Le nœud de trèfle, dans sa continuité, pose justement des problèmes au
paranoïaque au niveau de la possibilité de faire et de soutenir des liens, car, pour qu’il y
ait du lien, il faut au moins deux consistances. Ainsi, le lien entre les ronds de ficelles
peut être compris comme le support topologique du lien entre les parlêtres, le lien social.
Et sachant que lien social est, chez Lacan, discours, on peut penser le délire dans la
paranoïa comme une construction a-discursive, une parole qui ne fait pas lien avec un
autre, car il est produit par la continuité de RSI. C’est aussi dans ce sens que Lacan pose
l’hypothèse d’un lien possible entre trois paranoïaques avec un quatrième terme. Ainsi,
chaque paranoïaque entre en jeu avec son nœud de trèfle (qui ne fait qu’une consistance)
et se lie aux autres dans le but de faire tenir un nœud borroméen.
Penser le nœud du paranoïaque comme n’étant formé que d’une seule
consistance, nous indique que le traitement doit envisager une certaine différenciation.
Or, la première différenciation possible est celle qui doit se poser entre analyste et
analysant. L’analyste peut établir une relation avec son analysant à partir d’un dehors. Il
doit, à la fois, faire résistance à prendre part de cette consistance et tenter de se lier à elle
à partir de sa place d’altérité. Autrement dit, l’analyste doit marquer sa position extérieure
au délire, tout en s’intéressant à cette parole qui ne fait pas lien. Ainsi, il propose de se
lier, non au délire, mais au sujet qui parle.

236
Si le nœud du paranoïaque est un nœud de trèfle, comment se présente le nœud
et le possible sinthome du schizophrène ? Lacan n’a pas été très clair sur ce sujet, mais
ses commentateurs sont d’accord pour comprendre le nœud dans la schizophrénie en
quelque sorte à l’opposé du nœud de la paranoïa, c’est-à-dire à partir d’un complet
détachement de RSI :

(..) en dissociant au contraire ces trois dimensions les unes des autres, on
transforme la chaîne borroméenne en trois ronds parfaitement séparés qui
n’ont plus aucun rapport entre eux ; le schizophrène – ledit schizophrène –
n’existe plus que comme un produit épars de décomposition de la chaîne.
(Fierens, 2019, p.18).

La question du schizophrène est donc non pas la continuité, mais la séparation


radicale de ses consistances. Le travail clinique, dans ce cas, est de faciliter l’émergence
d’un rapport quelconque dans RSI. La réalité psychique, dans la schizophrénie, est en
même temps l’absence de rapport et la possibilité de le construire de multiples façons.
Quand il n’y a aucun rapport possible entre RSI, les signifiants ne trouvent aucun
signifié et les images ne trouvent aucun mot. Pas de nœud, pas de point de capiton, pas
de signification ni de sens ou, comme dirait Freud, pas de rapport entre représentation
d’objet et représentation de mot puisqu’ils ne font qu’un. Le sujet est alors envahi par
toutes sortes de manifestations symboliques et imaginaires – donc des hallucinations
auditives et visuelles – et, de son point de vue, c’est comme s’il avait été lancé dans le
réel où il n’est entouré que par l’angoisse.
La manifestation clinique de cette condition topologique radicale, où il n’y a plus
aucun rapport entre RSI provoquant l’effondrement du monde psychique d’un sujet
donné, est peu commune. Un tel dénouement se produit rarement, ce qui veut dire que
couramment le sujet peut commencer un processus de reconstruction avant qu’il ne perde
tous les rapports entre les registres.
Mais lorsqu’un ratage total se met en place, lorsque le monde intérieur a été
perdu en emportant avec lui le sujet et ouvrant la voie à l’angoisse, il est très important
de garantir que le monde extérieur soit, au moins, bien enchaîné. Il faut assurer à ce sujet
un environnement stable – même fluide – et le plus inébranlable possible. S’il ne peut
s’accrocher à rien d’intérieur, il faut au moins garantir la constance et la consistance de
ce qui se passe autour de lui ; ainsi, peu à peu, il sera réinséré dans un rythme qui lui

237
redonnera à la fois une temporalité et une dynamique : notions primordiales pour toute
reconstruction psychique.
Lorsque Lacan nous propose l’étude du nœud borroméen à partir de son
découpage en une tresse, il souligne que cela permet de saisir le mouvement de chaque
ficelle et de les insérer dans une certaine dynamique temporelle. La tresse commence
lorsque ses éléments sont séparés et elle peut naître de n’importe quel fil, de n’importe
quel mouvement. Mais, dès le début, il y a un ordre à suivre et sa fabrication demande un
certain temps. Le temps logique, le temps topo-logique est à la base de toute clinique :
« Il y a une correspondance entre la topologie et la pratique. Cette correspondance
consiste en les temps. » (Lacan, 1978-1979, inédit. Leçon du 21 novembre 1978). Si à
l’occasion d’une crise, le nœud du schizophrène se défait, il va falloir le refaire et cette
procédure exige tout d’abord une temporalité et la possibilité d’expérimenter des
mouvements, car il va falloir construire un nœud entier.
Le temps est donc un élément crucial dans la clinique des psychoses et cela n’est
pas une nouveauté apportée par le nœud borroméen. Quand Freud définit l’inconscient
comme une instance psychique dans laquelle il n’y a pas de temps, quand il dit que dans
la psychose c’est le processus primaire qui domine le fonctionnement de la psyché, il
établit que dans ce cas la notion de temps disparaît, puisque l’inconscient prend le relais.
Dans la pratique, on voit clairement que le temps peut manquer au psychotique, surtout
lorsqu’il traverse une période de crise. Son rythme est cassé, il dort peu, de façon
fragmentée, ou ne dort pas du tout ; il ne différencie pas les activités diurnes et nocturnes ;
il confond les dates, il se croit dans le passé ou dans le futur, il ne distingue pas hier
d’aujourd’hui ou de demain. Désormais, la topologie lacanienne nous permet de figurer
le temps, mais aussi son manque. Le temps est l’élément primordial dans toute clinique
de la psychose car il est devenu synonyme de tresse, de nœud ou de tentative de faire
nœud. C’est en ce sens qu’il ne faut jamais être pressé dans une cure : faire nœud, faire
sinthome, exige quelques mouvements et chaque mouvement exige un temps.
En ce qui concerne spécifiquement la schizophrénie, le clinicien doit avoir à
l’esprit qu’il peut rencontrer un sujet déstabilisé, produit d’un nœud borroméen raté qu’il
va falloir reconstruire. Il s’agit de reconstruire le monde perdu, de trouver une voie de
communication possible, de connecter les mots aux choses, les signifiants aux signifiés
et les signes aux images en faisant borne au trou du réel et barrière à la jouissance sans
limites de l’autre.

238
Du point de vue topologique, dans la clinique des psychoses, le rôle de l’analyste
sera à la fois celui d’un métier à tisser et d’un assistant de tisserand, car il s’agit d’inventer
des mouvements qui fassent nœud et un nœud capable de tenir ensemble tous les fils qui
forment la réalité psychique.

3.2.4 – Joyce, le sinthome

Le paradigme clinique de Lacan dans son séminaire sur le sinthome est l’écrivain
irlandais James Joyce (1882-1941). Comme on l’a déjà vu, à la différence de Freud, Lacan
évoque très peu de cas cliniques dans son œuvre. Cependant, à partir de 1975, il
commence à s’intéresser aux écrits de Joyce d’une façon telle qu’il décide de faire de lui
le modèle de sa théorisation finale sur le sinthome. En fait, on ne sait pas exactement si
c’est l’invention du sinthome qui a poussé Lacan à prendre Joyce comme paradigme ou
si c’est Joyce qui a permis à Lacan d’inventer le sinthome. Quoi qu’il en soit, ce qui
compte à l’intérieur de la psychanalyse, c’est que Joyce soit identifié au symptôme.
Joyce n’a jamais été analysé par Lacan. Le psychanalyste a fait sortir un cas
d’une œuvre littéraire, par la manière dont l’écrivain faisait usage des mots. Tel que Freud
a fait sortir le cas Schreber de son livre de mémoires, Lacan fait sortir le cas Joyce de ses
romans ; et même si une autobiographie n’est pas la même chose qu’un roman, ce qui
compte pour la psychanalyse c’est la parole, le mot, la lettre écrite. Ainsi, l’écriture de
Joyce a été la source où Lacan s’est abreuvé pour faire jaillir la différence entre avoir un
symptôme et être ce symptôme.
La thèse de Lacan sur Joyce peut alors être résumée dans l’énoncé suivant :
Joyce est son symptôme, donc Joyce est sinthome. Pour accéder à cette condition il faut
trouver un « savoir y faire » avec le symptôme. Le savoir-faire d’artisan, le savoir-faire
d’artiste de Joyce, lui ont permis de tisser une façon particulière de faire tenir RSI.
L’écrivain fait de son symptôme et de sa jouissance – matières premières – un sinthome
par l’usage de la lettre. En écrivant, Joyce s’écrit à lui-même, il donne consistance à son
existence à partir de ce savoir-faire d’artiste qui dépasse, du point de vue de la
psychanalyse, le domaine de l’objet créé. Il s’agit non pas de créer quelque chose, mais
de se créer soi, de se faire comme une œuvre d’art.

239
Ce savoir-y-faire, Joyce le trouve tout seul. Et c’est ainsi que Lacan le voit
comme énigme du nœud borroméen incarné. Joyce s’est donné un corps-parole en faisant
chaque lettre de son écriture jouir de son non-sens. Là où le signifiant est différent de soi-
même, la lettre se fait point d’arrêt et permet le surgissement d’une jouissance chiffrée.
C’est ainsi que Joyce peut à la fois abolir et multiplier le sens, sans pour autant empêcher
la circulation de la jouissance ou la libérer d’une façon désordonnée.
En se faisant sinthome, Joyce peut se servir du Nom-du-Père, même si et parce
que, il ne l’a pas. Son désir d’être artiste est compensatoire du manque du père (Lacan
1975-1976/2005, p. 88). Lacan relève que Joyce, dans ses écrits, veut nous faire
comprendre que « son père était carent, radicalement carent » (Ibid., p. 94). C’est par la
littérature que l’artiste trouve une manière d’écrire avec ses propres mots ce qui va tenir
lieu de fonction perdue. Il n’attend pas qu’un père lui vienne pour lui faire support, il le
fabrique pour faire suppléance à sa réalité psychique brisée. Le Nom qui était autrefois
celui d’un Père, chez Joyce se fait nom propre. Joyce fait « rentrer le nom propre dans ce
qu’il en est du nom commun » et, par ce biais, il se positionne au-delà de tout rapport
entre maître et savoir. Ce qui est en jeu est la possibilité de suppléer la faille originelle et
de faire nœud de RSI d’une façon radicalement singulière, sans la nécessité d’une loi qui
vienne d’un père à la place de l’Autre, tout en offrant à cet Autre une autre loi. Joyce est
pour Lacan l’exemple typique de la possibilité, dans le champ psychique, d’un au-delà du
Nom-du-Père. Son œuvre témoigne que :

(…) il ne s’agit pas de suppléer la carence du père, de réussir là où le père


échoue, mais de suppléer le défaut structural en s’appuyant sur le réel
irréductible auquel a affaire le sujet. L’intérêt de Joyce, chez lequel le Nom-
du-Père n’intervient pas comme suppléance au défaut du symbolique, c’est de
démontrer qu’il est néanmoins possible que le sujet se dote, sans le père donc
et grâce au symptôme, d’une suppléance audit défaut radical. (Askofaré et
Sauret, 2004, p. 274).

C’est en ce sens que Lacan nous dira que ce qu’il en est du Nom-du-Père est
coiffé par Joyce à sa manière (Lacan 1975/2005, p. 167) et c’est précisément ce que Lacan
appelle sinthome : une manière authentique et singulière de coiffer la loi du père.
Comment cela se passe-t-il topologiquement ? Lacan imagine le nœud de Joyce
à partir de ce qu’il lit dans les écrits de cet auteur. Depuis le début du Séminaire XXIII,

240
Lacan positionne la corde du sinthome – donc, celle qui vient corriger ce ratage primordial
– toujours nouée à la corde du symbolique. Cela nous montre quand même qu’il y a
quelque chose du symbolique qui fait matière à la création du sinthome et que cette corde,
qui inaugure une possibilité de support, ne peut pas tout tenir sans s’accrocher au registre
de la parole. Même déjà très éloigné de sa période structuraliste, Lacan continue de penser
que la parole et le symbolique jouent un rôle central et non par hasard : le symbolique est
le sine quoi non de la psychanalyse puisque la parole est sa matérialité – ou motérialité.
La topologie borroméenne nous permet de penser à plusieurs possibilités de faire
nœud à quatre, c’est-à-dire de faire un nœud RSI + Ʃ. Lacan a évoqué quelques
possibilités et, parmi elles, il y en a une qu’il attribue à Joyce. Dans ce nœud, on voit le
symbolique et le réel dans un rapport dual qui libère l’imaginaire. Le ratage qui entraîne
la perte du registre de l’imaginaire n’est pas produit par ce même rond de ficelle, il se
produit entre réel et symbolique. Pour attacher l’imaginaire aux deux autres, il suffit qu’un
rond de ficelle puisse corriger le lapsus qui a produit cette séparation en attachant réel et
symbolique du côté de l’imaginaire, ce qui empêche ce dernier de partir.

Figure 9 : Nœud corrigé par l’ego

Cette correction, Lacan l’appelle ego. C’est l’ego qui apporte à l’articulation du
réel et du symbolique une consistance d’imaginaire, c’est-à-dire de corps. Joyce a peut-
être laissé tomber son corps « comme une pelure » (Ibid., p. 149) après avoir reçu, dans
sa jeunesse, une « raclée » ; son corps glisse (Ibid., p. 151). La perte du corps, Joyce la
corrige avec un sinthome de l’ordre de l’ego-écriture ; il écrit, avec la jouissance de ses
mots, un ego qui soit capable de tenir les trois registres. Une articulation du symbolique
et du réel qui n’a d’imaginaire que le corps de la lettre.
Comme celle de Joyce, il est possible d’imaginer d’autres possibilités de
suppléance à un détachement quelconque de RSI. Par exemple, le cas du peintre Van
Gogh a été examiné par Prieto (2013) et compris comme un détachement du rond du

241
symbolique d’un nœud du réel avec l’imaginaire. Étant donné la perte de la dimension
symbolique, le peintre n’a pas pu, au cours de sa brève vie, faire le sinthome unissant le
symbolique aux deux autres registres déjà noués – ce qui cautionne l’hypothèse selon
laquelle le sinthome ne peut exister qu’accroché au symbolique, car la fonction qui
délimite la jouissance prend racine dans ce registre. Sa peinture – qui assurait le nœud du
réel avec l’imaginaire – a été ainsi un artifice pour moduler ce détachement en faisant
contour à l’excès de jouissance qui en provient, sans pour autant la chiffrer
symboliquement. Sa tentative de faire sinthome avec la peinture n’aboutit pas dans la
mesure où voir son propre nom sur les tableaux signifie la perte de l’indicible de l’image.
Le succès fait des tableaux un nom – un Van Gogh – ce qui implique la perte de ce qui est
de l’ordre du sensible, de l’émotion, du touché. Être reconnu lui apporte du même coup
la dépossession de son œuvre.
Les différentes manifestations cliniques de la psychose nous montrent qu’il y a
des formes de dénouement et des possibilités multiples de suppléance. Penser la clinique
à partir du nœud borroméen, c’est penser une clinique de la singularité où chaque sujet
peut tisser ses fils et faire son nœud dans la mesure de ses possibilités et à sa façon. Il y
aura autant de solutions possibles que de sujets singuliers. Certains vont tout seuls trouver
la solution appropriée à leur ratage (comme Joyce l’a fait), d’autres auront besoin d’aide.
Lorsque Lacan fait de Joyce un cas, il ouvre un débat autour de deux
problématiques très importantes qui surplombent le champ psychanalytique : le
diagnostic structurel et la clinique. Lacan n’a jamais prononcé, pendant sa large
présentation du cas Joyce, aucun mot sur quelle serait sa structure clinique. Il n’a jamais
dit que Joyce était psychotique, ni névrosé, ni fou. On a l’impression que cette question
ne se posait pas pour lui, puisque cela n’aurait fait aucune différence. La seule chose qui
comptait pour Lacan, c’était l’artifice de l’artiste, sa manière de s’en sortir en se servant
du père. Il est à noter qu’à aucun moment de sa vie, Joyce n’a été en cure psychanalytique.
En prenant la question clinique sous cet angle, on peut raisonnablement se demander
pourquoi Lacan a pu parler de cas clinique sans faire le lien avec une structure et pourquoi
il a pu forger des solutions topologiques sans évoquer la cure analytique.
Que Joyce fût ou non psychotique, c’est une question que Lacan n’a pas abordée
mais qui néanmoins provoque et divise, encore aujourd’hui, les psychanalystes. Mais, si
on écarte le diagnostic de structure, si on ne pense pas à la psychose mais à la folie,
finalement, « Joyce était-t-il fou ? » (Lacan 1975-1976/2005, p. 77). Peut-être.
« Pourquoi après tout Joyce ne l’aurait-t-il pas été ? » (Ibid., p. 87). Poser la question

242
ainsi, et non pas en termes de névrose ou psychose, renverse la question clinique. En
prenant la folie comme paradigme, Lacan fait un retour en arrière – semblable au retour
du symptôme vers le sinthome – et place le débat dans un en-deçà de toute querelle
psychopathologique moderne. Il la renverse à tel point que même ses structures cliniques
semblent avoir perdu un peu de leur importance, nonobstant leur extension théorique.
Plus subtilement, l’effort de Lacan pour ne pas parler de psychose dans ce séminaire tient
au fait qu’il peut y avoir « démission paternelle » ou « Verwerfung de fait » (Ibid., p. 89),
sans que cela implique la nécessité patente d’utiliser des termes comme structure
psychotique. Ce qu’il essaie de dire, c’est que psychotique ou non, fou ou pas fou, ce qui
compte c’est de savoir faire avec le symptôme : c’est sur cette base que repose la direction
du traitement.
Le cas Joyce change donc radicalement la façon dont le psychanalyste envisage
sa pratique, son rôle et sa fin. Non seulement parce que Joyce est un « cas » qui n’a jamais
eu besoin d’une analyse pour aboutir au sinthome, mais aussi parce qu’il ouvre aux
analystes la possibilité de penser une clinique au-delà de l’Œdipe34 qui aurait une seule
visée : la possibilité pour tous de ne plus être au service du père mais de s’en servir pour
créer son dire-sinthome.

3.2.5 - Une clinique du lien social

Dans le paradigme borroméen, faire nœud, c’est tisser une structure à partir de
laquelle le sujet puisse faire lien avec autrui à partir d’un discours. Faire nœud c’est donc
faire du lien social, ce qui nous amène à penser la clinique psychanalytique des psychoses
comme une clinique des liens sociaux.
Les psychotiques sont davantage susceptibles de perdre leurs liens sociaux car
leurs délires et hallucinations ne sont pas partageables avec autrui. Ainsi, peu à peu, ils
peuvent s’isoler et s’affronter à un monde hostile. Le tout premier rôle de l’analyste, dans
ce cas, est de s’offrir comme possibilité d’un premier lien, un lien qui servira de prototype
pour la reconstruction de tous les autres qui ont été perdus. L’établissement d’une relation

34
Sur ce sujet voir : Soler (2015) et Bousseyroux (2014) et (2018).

243
de transfert n’est rien d’autre que l’apparition de ce lien, un lien d’amour, si fondamental
pour la cure dans la mesure où il constitue la preuve que des liens sont possibles. Le
transfert est ainsi une façon de montrer en acte que tout n’est pas perdu dans le champ
social hanté par le grand Autre.
Le traitement psychanalytique des psychoses commence par un diagnostic de ce
qui reste du lien social pour le sujet. Il est important d’avoir une idée des liens qui ont été
cassés, de ceux qui méritent d’être réparés, d’identifier ceux qui nécessitent d’être laissés
de côté et ceux qui sont encore maintenus et doivent autant que possible être préservés ;
bref, de faire le tri au sens d’un secrétaire « actif ». Au-delà de cette première phase, ladite
clinique des nœuds est guidée par l’idée qu’au cours d’une analyse, le but est de trouver
le dire qui fasse nœud ; et faire nœud de RSI est une manière de comprendre la possibilité
pour chaque sujet de faire nœud avec son entourage. Le lien social apparaît lorsque le
sujet utilise ce qu’il a de plus cher, le langage, pour construire une possibilité de vivre en
société : « Le lien social est non pas le lien de chacun avec chacun (…) mais le lien de
chacun avec le lien lui-même. » (Sauret, 2008, p. 28). Ainsi, nous sommes tous
responsables de sa création, de sa manutention et, s’il le faut, de son renouvellement.
Cette nouvelle manière de penser la clinique nous conduit, en quelque sorte, à
une dépathologisation de la folie car elle soulève ce qui du sujet fait nœud avec le social
au même niveau d’importance de ce qui du sujet fait symptôme. Et c’est dans cette tension
entre symptôme et lien que l’analyse va se dérouler. Dans cette perspective, le sinthome
est ce qui offre au sujet un discours capable de le soutenir, de l’insérer et l’attacher à ce
qui se passe autour de lui. Il peut ainsi participer de la vie commune comme sujet de
l’échange et non plus comme objet échangé. Le sinthome est ainsi une manière de
réinviter le lien social (Askofaré et Sauret, 2004), de créer une façon de le réparer là où il
ne fonctionne plus.
Ce rapprochement entre sinthome et lien social est fondamental pour la clinique
des psychoses. Selon Lacan, le psychotique est compris comme celui qui se trouve « hors-
discours » (Lacan 1973/2001, p. 490), c’est-à-dire ne participant pas des discours
socialement préétablis. Si sa parole ne fait pas discours, le psychotique peut perdre la
possibilité de faire, maintenir et renouveler ses liens. Très vite, il risque de se retrouver
isolé. Le psychotique, ainsi que le fou d’autrefois, échappe parfois aux contours des
discours établis dans une époque donnée, cependant il est toujours inséré dans le langage ;
pour cette raison, il possède la matière première nécessaire pour que s’écrive un discours
nouveau à partir duquel il pourra faire et refaire du lien. Pour participer à la vie commune,

244
il lui faut l’invention d’un discours autre que ceux qui existent, et c’est bien le rôle du
sinthome.
A partir de là, la psychanalyse a la tâche de lui offrir un lien inédit – tissé à partir
du discours de l’analyste. C’est parce que son discours ne provient d’aucune place
attribuée à l’Autre normatif que l’analyste peut éviter au psychotique d’être capturé par
le discours du maître : soit comme maître, soit comme esclave. Le lien social en dehors
du discours du maître sauve les sujets du formatage qu’exige ce type de discours et leur
permet de construire et d’exercer leur singularité dans la mesure où cette différence fait
lien avec l’autre aux dépens de toute relation de pouvoir dans laquelle il faut être soit
soumis, soit dominant.
Un des grands défis de cette clinique des temps modernes visant à fabriquer du
lien social vient du système de production et de consommation dans lequel nous sommes
insérés : le système capitaliste. Dans une logique de discours, le capitalisme est compris
sous la plume de Lacan comme un type spécifique de discours du maître (Lacan, 1969-
1970/1991). Le problème est précisément que ce discours se positionne de façon contraire
à la formation des liens sociaux : le capitalisme comme civilisation est une civilisation
destructrice de liens (Askofaré, 2015). En d’autres termes, pour que le maître puisse
légiférer en toute-puissance, il doit affaiblir ou empêcher la formation des liens latéraux
entre les individus. Le capitalisme qui imprègne la civilisation représente un danger
permanent pour le lien social et donc un défi pour la psychanalyse contemporaine. Au-
delà de l’oxymore « discours capitaliste », nous sommes ici au cœur d’une contradiction
systémique. D’un côté, le discours capitaliste essaie d’offrir de plus en plus d’objets qui
pourraient fantasmatiquement combler le sujet manquant ; de l’autre, le discours
psychanalytique invite le sujet à parler et à fabriquer avec sa parole et sa jouissance, ce
qui peut constituer une borne à ce qui lui manque et qui est structurellement impossible à
obtenir.
Dans ces conditions, ne pas succomber à la pensée dominante se pose désormais
comme un enjeu clinique essentiel, à la fois pour le traitement des psychoses mais aussi
celui des névroses car le névrosé souffre aussi de la détérioration des liens. Plus il y a du
lien, moins la domination du maître fonctionne. Un lien doit être construit, entretenu,
nourri, conservé ; cela exige un travail constant de manutention car les liens ne sont pas
échangeables ni équivalents entre eux. Le lien social est une manière de faire suppléance
de sujet à sujet sans pour autant avoir besoin des objets produits par la mondialisation qui

245
prospère sur ce qu’on pourrait appeler « le narcissisme de masse ». Car, du lien social,
cela ne se vend pas. Ce pourrait être le point commun de toute clinique psychanalytique.

3.3 – La clinique en acte : les « présentations de malades »

Les présentations de malades sont réalisées en médecine depuis très longtemps ;


elles sont pratiquement nées en même temps que la formalisation du champ médical,
c’est-à-dire au XVIIIe siècle. Sur le terrain de la psychiatrie, ces présentations ont été, par
exemple, pratiquée par Esquirol et beaucoup d’autres aliénistes jusqu’à devenir, à la fin
du XIXe siècle, le fleuron de Charcot à la Salpêtrière. Freud lui-même, lors de sa venue à
Paris en 1885 afin de poursuivre ses études auprès du grand neurologue de son époque, a
été présent dans les célèbres Leçons du Mardi dans lesquelles Charcot amenait certains
de ses patients pour faire ses démonstrations cliniques. Quelques années plus tard, Freud
traduit en allemand le Tome I de ses leçons. Dans la préface de cette traduction, il avoue
toute son admiration pour Charcot mais aussi 1’impact que ses présentations de malades
ont eu sur lui :

(…) pour quiconque a siégé une fois parmi les auditeurs de Charcot, le
souvenir de la voix et de la physionomie du maître redevient vivant et que font
retour les plus belles heures pendant lesquelles la magie d’une grande
personnalité reliait irrévocablement ce témoin aux intérêts et aux problèmes
de de la neuropathologie. (Freud 1887-1888/2015 p. 336).

Freud – qui lui-même n’était pas adepte de cette pratique et préférait présenter
ses cas par l’écriture – reconnaît la valeur de ce moment très particulier de la transmission
d’un savoir. La voix de Charcot lui revenait comme un guide aussi sûrement que la voix
de Lacan revenait, à son tour, aux analystes en formation qui l’accompagnait dans ses
présentations.
Lacan, qui avait lui-même fréquenté les présentations de George Dumas et
probablement celles de Clérambault (Porge, 1986), commence à mener des présentations
de malades pendant sa formation en psychiatrie. Sa première présentation a eu lieu à la

246
Société neurologique, le 04 novembre 1926, sur un cas interné à l’Hôpital de la Salpêtrière
(Roudinesco, 1993, p. 37). Il a maintenu cette pratique comme psychiatre tout au long de
son internat à Hôpital Sainte-Anne, puis dans ce même lieu, comme psychanalyste. C’est
Lacan qui a inauguré la place du psychanalyste comme présentateur de malades dans
l’espace de l’hôpital ; avant lui, cette pratique était réservée aux psychiatres et aux
étudiants en psychiatrie. Avec ses séminaires et ses écrits, les « présentations de
malades » de Lacan faisaient partie intégrante de son enseignement (Porge, 2005) – bien
sûr, seulement pour ceux qui avaient le privilège d’y assister. Les autres, contemporains
ou non de Lacan, doivent se contenter de la petite partie qui a été transcrite et publiée.
Avant d’analyser les interventions de Lacan dans ces présentations de malades,
arrêtons-nous sur le contenu et la portée de cette pratique dans le champ de la
psychanalyse.

Il s’agit d’un dialogue entre deux personnes, un dit malade et un dit analyste,
en présence d’un public restreint et choisi, qui n’intervient pas pendant le
dialogue, mais peut réagir par un mouvement, des rires, un certain silence. Il
est composé de personnel du service (intra ou extra hospitalier), où a lieu la
présentation, et de professionnels extérieurs, qui sont dans le coup de
l’analyse. Le malade est choisi en fonction de l’intérêt que la présentation peut
avoir pour lui, et son accord est toujours demandé. En principe, l’analyste ne
le connaît pas préalablement et il ne le voit qu’une seule fois. (Porge 2005, p.
180).

Il y a donc, a priori, trois acteurs– l’analyste, ledit malade et le public – qui


finissent par occuper trois places. Ces trois acteurs peuvent changer de place et ainsi le
public peut devenir analyste ou malade de la même façon que le malade peut être
l’analyste ou le public et que l’analyste peut jouer le rôle du malade ou du public. Tout
cela dépend de la manière dont se déroule cet entretien. Mais cette triangulation n’est pas
la seule structure présente, elle a comme toile de fond l’institution dans laquelle cette
rencontre a lieu. Il faut donc prendre en compte les rapports entre les trois termes précités
et l’institution d’accueil.
Lorsque la psychanalyse absorbe cette pratique, elle la changera
considérablement : « Une présentation de malades ne peut absolument pas être la même
au temps de la psychanalyse et au temps qui précède. » (Lacan, 1964-1965, inédit. Leçon

247
du 5 mai 1965). En psychiatrie, le noyau d’une telle présentation est le regard du public,
et son but, l’illustration de la théorie ou bien sa confirmation. Selon Foucault, cette
pratique, en psychiatrie, servait et sert toujours à marquer la place de pouvoir occupée par
le médecin par rapport à son patient : « À travers elle, le médecin se constitue comme
maître de vérité. » (Foucault, 2003, p. 184-185). Le psychiatre maintient ainsi son savoir
(sur la vérité) et son pouvoir (sur l’autre).
En revanche, à l’intérieur de la psychanalyse, cette pratique sera, d’une certaine
manière inversée par Lacan. Elle sert plutôt à montrer l’interaction, le « dialogue »
(Lacan, 1964-1965, inédit. Leçon du 5 mai 1965), entre l’analyste et le patient et ainsi
elle crée la possibilité, non pas d’illustrer ou de confirmer la théorie et encore moins
d’exercer le pouvoir, mais de transmettre et d’interroger à la fois la théorie et la clinique.
Les présentations de malades en psychanalyse partent du principe que le sujet
qui souffre a des choses à enseigner sur lui-même et sur son rapport au monde (à l’autre
et à l’Autre) ; il n’est pas invité pour illustrer ou corroborer une théorie, mais pour
transmettre son expérience subjective et ainsi, comme une conséquence, questionner la
théorie. En plus, cette triple rencontre est capable de produire des effets cliniques sur le
patient ; quelques minutes ou quelques heures qui vont bien au-delà d’un simple entretien.
Il s’agit d’un moment privilégié où le patient se présente lui-même à l’analyste et au
public. L’analyste, quant à lui, a la possibilité d’agir et de produire des effets de
déplacement subjectif chez les patients. Autrement dit, les présentations de cas en
psychanalyse sont plus qu’une manière de transmission, de rapprocher le public en
formation des cas les plus graves (qui ne sont pas forcément présents dans les cabinets) :
elles se configurent comme une manière de faire de la clinique, une clinique en acte et en
public.
Néanmoins, cette pratique a toujours suscité beaucoup de critiques de la part des
psychanalystes. Les plus importantes ont été celles adressées par Maud Mannoni
directement à Lacan. Selon cette psychanalyste, en se livrant à ces présentations, Lacan
« apportait, malgré lui, sa caution à une pratique psychiatrique traditionnelle, où le patient
sert de matière première au discours, où ce qu’on lui demande, c’est de venir illustrer un
point de théorie, sans que cette illustration ne serve le moins du monde ses intérêts. »
(Mannoni apud Miller 1997, p. 291). Il est clair que, pour elle, les « présentations de
malades » en psychanalyse n’opéraient pas une scission radicale avec les présentations
psychiatriques. Elles n’étaient pas une manière de faire et de transmettre de la clinique,
comme défendait Lacan (qui d’ailleurs avait beaucoup de respect pour les critiques de

248
Mannoni), elles étaient plutôt une façon de « montrer aux étudiants (…) une forme
pertinente d’entretien avec le malade » (Ibid.) qui laissait beaucoup à désirer du côté des
patients.
Les interrogations soulevées par Mannoni ne sont pas isolées dans l’histoire des
présentations de patients en psychanalyse. Au fil des années, la pratique s’est étendue et
elle a suscité de plus en plus de réflexions et de débats de la part des analystes. Plusieurs
« dérives » ont été identifiées dans la mise en œuvre des présentations :

(…) soit que le malade ne soit pas authentiquement consentant (dérive


autoritaire) ; soit que le présentateur se rabatte sur une clinique du regard, se
cantonnant à un repérage nosographique ou structurel (dérive psychiatrique) ;
soit qu’il ne considère pas suffisamment la présentation comme un événement
de parole mais plutôt comme l’occasion d’illustrer la doctrine analytique
(dérive universitaire) ; soit qu’il contrevienne au principe de non-connivence
avec le public (dérive qui traite, par exemple, le public comme une foule à
séduire) ; soit qu’il méconnaisse la fonction d’adresse et les apports qui
peuvent venir du public. (Clavurier, 2015, p. 122).

Celui qui propose la présentation de patients doit se garder de toutes ces dérives
qui l’éloignent de la pratique analytique. Il faut une attention constante à la manière dont
les patients sont invités, à la manière dont l’entretien est mené, à ses objectifs, au
comportement du public ou de l’interviewé avec le public, et au respect des règles
établies. Tout cela a une portée éthico-clinique et doit être pris en compte soigneusement
par l’analyste présentateur.
Par ailleurs, le lieu où s’insère ce dispositif porte en lui-même une contradiction.
Elle concerne les rapports entre la psychanalyse – comme théorie et comme pratique –
avec l’institution dans laquelle se font les présentations comme un endroit qui promeut
ou pas une pratique déterminée. Le fait que les présentations cliniques sont
nécessairement liées à un hôpital psychiatrique, ou à une institution semblable, est un
point qui mérite réflexion. La psychanalyse n’est pas toujours acceptée comme pratique
de soin dans ces institutions et lorsqu’elle y entre, c’est par le biais de psychologues ou
de psychiatres qui travaillent avec une orientation psychanalytique. Or, les présentations
de patients au nom de la psychanalyse ne peuvent exister qu’au sein d’une institution
médicale qui l’accepte ou la tolère, mais qui n’est pas construite sur ses principes. Cette

249
pratique analytique est dépendante d’une institution qui lui échappe complètement. En
d’autres termes, la psychanalyse ne peut s’émanciper dans ce type de transmission car
cette dernière est fondamentalement liée à une pratique institutionnelle.
En outre, curieusement, Lacan propose une pratique de présentation différente
de celle de la psychiatrie, mais il ne change pas son nom. L’expression « présentation de
malades » renvoie directement au fait que celui qui est présenté est porteur d’une
maladie ; ce qui semble étrange lorsqu’on connaît tout l’édifice théorique qu’il a construit
autour de l’idée d’un assujettissement au signifiant comme marqueur structural.
Toutefois, comme s’il ne s’était pas rendu compte de cette contradiction, il a utilisé cette
expression pendant presque tout son enseignement, de la même manière qu’il utilise le
mot « malade » pour parler des internés ou des patients en général. Mais, il est vrai aussi
que dans ses derniers séminaires, Lacan se réfère autrement à ses présentations et
l’interrogation autour de la « maladie » se fait de plus en présente. Nous pouvons voir ce
déplacement, par exemple, dans le Séminaire XXIII, où il dit : « (…) en raison de ce
malade dont je considérais le cas la dernière fois que j’ai fait à Sainte-Anne ce qu’on
appelle ma présentation » (Lacan 1975-1976/2005, p. 97), et aussi dans le passage
suivant : « lors de ma dernière présentation de cas » (Ibid., p. 95). Dans le séminaire
suivant, il pose explicitement la question : « J’ai vu récemment, à ma ‘présentation de
malades’ comme on dit – si tant est qu’ils soient malades » (Lacan 1976-1977, inédit
Leçon du 17 mai 1977).35 Aujourd’hui, dans les écoles de formation en psychanalyse qui
sont toujours adeptes des présentations de ce type, le mot malade n’est plus utilisé et cette
pratique est plutôt appelée « présentation de patients », « présentations cliniques » ou
« présentations de cas ».
Dans le cadre de cette thèse, ce qui nous intéresse est moins de savoir si les
présentations de cas peuvent produire un gain thérapeutique que d’essayer de saisir, dans
les transcriptions des présentations de Lacan, son savoir-faire devant le patient. De nos
jours, il est clair que cette pratique peut apporter aussi bien des bénéfices que des
inconvénients thérapeutiques aux patients interviewés, puisqu’il s’agit d’une intervention
qui aura, sans doute, des effets sur le sujet. Les effets seront d’autant plus positifs que la
mise en place du dispositif sera faite avec soin et en intégrant la dimension éthique.
Nous allons analyser les transcriptions des « présentations de malades » de
Lacan telles qu’elles nous sont parvenues. Même si cette pratique a accompagné son

35
Les italiques sont de moi.

250
enseignement pendant presque toute sa trajectoire de psychiatre et de psychanalyste, nous
n’avons pas plus de huit transcriptions de ses présentations. Parmi elles, une a été publiée
dans la revue Le Discours Psychanalytique nº 7 en 1992 et date de 197636 ; une autre,
datant aussi de 197637, a été publiée dans l’ouvrage Sur l’identité sexuelle : à propos du
transsexualisme, sous la direction de Marcel Czermak et Henry Frignet en 1996. Pour
finir, il y en a six autres qui ont été sténographiées à l’époque et qui sont actuellement
disponibles sur Internet38 ; elles datent soit de 1975, soit de 1976.

Dans les transcriptions des « présentations de malades » menées par Lacan, il est
possible de saisir de près son style d’intervention et sa manière de se positionner vis-à-
vis des patients interviewés. Dans chaque entretien, on le voit avancer soigneusement
dans le sens de faire apparaître le sujet qui parle malgré les phénomènes psychotiques qui
sont, dans chaque cas, plus ou moins manifestes pendant les présentations. Son but est
clairement d’aller au-delà de la phénoménologie psychotique pour investiguer et
identifier le rapport de chaque patient au langage. À cette fin, il utilise plusieurs méthodes
d’intervention que nous avons essayé de saisir en étudiant attentivement ces
transcriptions. Ainsi, nous avons pu isoler plus de six formes distinctes à partir desquelles
Lacan intervient auprès de patients pendant la conversation. Sur ces six formes, cinq sont
très fréquentes ; d’autres sont plus rares mais non moins importantes à commenter.
Chaque forme est à la fois un moyen d’en savoir plus sur l’histoire de vie du patient et
ses rapports familiaux et sociaux, et un chemin pour créer la possibilité d’un déplacement
dans la position actuelle du sujet en faisant apparaître son autonomie.
Nous allons commenter ci-dessous chacune de ces formes d’intervention à partir
de quelques exemples tirés de ces transcriptions. Les citations sont référées par les
initiales des noms ou les prénoms des patients interviewés et par la date de l’entretien. Il
est important de préciser que, dans ces documents, il y a bien d’autres exemples de chaque
forme que nous avons isolée, mais ils ne seront pas tous présentés, car notre but n’est pas
d’aller à la limite de chaque intervention mais plutôt d’illustrer le savoir-faire du
psychanalyste « en acte ». Nous avons donc choisi les exemples les plus notables et les
plus intéressants. En outre, cette analyse sera centrée sur les interventions de Lacan sans
mettre l’accent sur les réponses données par les patients, car l’objectif de cette étude est

36
Disponible sur : https://ecole-lacanienne.net/wp-content/uploads/2016/04/1976-02-10.pdf
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Disponible sur : https://ecole-lacanienne.net/wp-content/uploads/2016/04/1976-02-21.pdf
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Sur le lien : http://www.valas.fr/Jacques-Lacan-8-presentations-cliniques-a-Sainte-Anne,238?lang=fr

251
de jeter de la lumière sur les méthodes cliniques qui concernent les psychoses. L’analyse
de la parole des patients aurait dévié notre route car ce qui nous intéresse ici est davantage
l’identification des techniques employées par Lacan.

3.3.1 – Investigation du rapport du sujet au signifiant

Ce type d’intervention est le plus répandu dans les présentations conduites par
Lacan. À tout moment, ce qui intéresse le psychanalyste est la dimension de l’usage d’un
signifiant donné. Pourquoi celui-là et pas un autre ? Quel est le signifié caché derrière le
signifiant choisi ? Que vaut ce signifiant pour ce sujet ? En bref : comment le signifiant
évoqué représente le sujet pour un autre signifiant. C’est une question majeure dans la
psychanalyse lacanienne et on peut la saisir à tout moment dans les présentations de
Lacan. Sachant qu’il n’y a pas de hasard dans le choix des signifiants, il incombe au
psychanalyste de les explorer au maximum pour s’approcher de ce que le sujet a de plus
singulier.
Dans cette démarche d’exploration du signifiant et du sujet à lui lié, Lacan tient
à mettre en évidence et à interroger les signifiants choisis par les patients comme une
manière de faire apparaître les noms qu’ils donnent aux choses ; leur manière de
concevoir le réel à partir de leur symbolique et de leur imaginaire. En interrogeant les
signifiants et leurs signifiés, il va au-delà des significations superficielles pour se
concentrer sur la position occupée par le sujet. Dans cette forme d’intervention, on voit
qu’il maintient sa position d’incompréhension et d’intérêt telle qu’il l’avait précisée vingt
ans auparavant en occupant activement, contre la proposition psychiatrique, la notion de
« secrétaire de l’aliéné ».

Exemple 1 : Le sujet est interrogé sur ce qu’il vient de dire à partir de questions comme :
« qu’est-ce que ça veut dire », « qu’est-ce que vous voulez dire » ou alors « qu’est-ce que
veut dire telle chose » :

« Lacan : Qu’est-ce que vous voulez dire en disant que vous êtes angoissée ? » (Annie,
12/03/1976).

252
« Lacan : (…) Avoir tous le droits, qu’est-ce que ça veut dire : » (Annie, 12/03/1976).

« Lacan : Vous aviez des troubles. Qu’est-ce que vous appelez troubles ? » (Annie,
12/03/1976).

« Lacan : Qu’est-ce que vous appelez refouler ? » (B. D., 12/12/1975).

« Lacan : Quelle idée vous faites-vous de la télépathie ? » (B. D., 12/12/1975).

« Brigitte : (…) Est-ce que j’ai un physique de malade, moi ?


Lacan : Non pas. Quelle idée vous faites-vous de ce que c’est qu’un physique de
malade ? » (Brigitte, 09/04/1976).

« G. L. : C’est surtout que je suis très complexé, très agressif par moments. J’ai souvent
tendance…
Lacan : Vous êtes agressif, qu’est-ce que ça veut dire ? » (G. L. 10/02/1976).

« Qu’est-ce que vous appelez des rapports ? » (M. H., 21/02/1976).

« Qu’est-ce que c’est un rapport sexuel ? » (M. H., 21/02/1976).

« A. H. : J’étais un peu jaloux de ma femme, oui.


Lacan : Un peu veut dire quoi ? » (A. H., 20/01/1976).

Exemple 2 : Le sujet est interrogé à partir de la répétition des mots ou des expressions
qu’il a employés et qui semblent déplacés ou paraissent étranges à l’interlocuteur.

« Annie : Par exemple, j’ai giflé ma mère et j’avais le sentiment que ce n’était pas moi qui
la giflais.
Lacan : Que ce n’était pas vous ?
Annie : Que quelqu’un faisait marcher mon bras. » (Annie, 12/03/1976).

« Annie : Je ne l’aime pas suffisamment.


Lacan : Pas suffisamment ? » (Annie, 12/03/1976).

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« Brigitte : L’important, c’est la rose, la fleur de l’églantine.
Lacan : C’est ça qui est l’important ? Dites-moi quelle est l’importance de la fleur de
l’églantine ? » (Brigitte, 09/04/1976).

« Brigitte : Moi, j’aimerais vivre suspendue.


Lacan : Vous aimeriez vivre suspendue ? Expliquez. » (Brigitte, 09/04/1976).

« A. H. : Oui, depuis quelques mois, depuis un an, trois ans, j’ai des impressions qui me
viennent à l’esprit, de m’entendre penser.
Lacan : De vous entendre penser ? » (A. H., 20/01/1976).

« Viviane : (…) J’ai eu un choc psychologique.


Lacan : Peut-être vous pouvez me dire de quel ordre est ce choc psychologique, comme
vous l’appelez. » (Viviane, 30/04/1976).

Exemple 3 : Dans la présentation de G. L., en suivant la trace d’un signifiant un peu


déplacé dans une phrase et en retournant au patient la remarque qu’il venait de faire sur
une personne de la salle, Lacan arrive à une question qui semble centrale pour ce patient :
devenir femme. Lacan s’aperçoit que lorsque G. L. parle d’une dame (qui fait partie du
public assistant à cette présentation), il est en train de parler de quelque chose qui relève
plus de lui-même que de cette dame. Ici, c’est le signifiant « maquillée » qui, en
association avec le signifiant « dommage », ouvre à Lacan la possibilité d’investiguer ce
que cela veut dire pour le sujet parlant.
Le patient cherche dans la salle une personne qui puisse ressembler à une dame qui
l’avait attiré par le passé, car il veut montrer à Lacan ce qu’il appelle « beauté
lumineuse » :

« G. L. : (…) peut-être cette dame… dommage qu’elle soit maquillée. (…)


Lacan : Est-ce qu’il vous arrive de vous maquiller, à vous ?
G. L. : Oui, cela m’arrive de me maquiller. Cela m’est arrivé, oui (il sourit). Ça m’est arrivé
vers 19 ans parce que j’avais l’impression… j’étais complexé au niveau sexuel. J’avais
l’impression… parce que la nature m’avait doté d’un phallus très petit.
Lacan : Racontez-moi un peu cette histoire…

254
G. L. : J’avais l’impression que mon sexe allait en rétrécissant, et j’avais l’impression que
j’allais devenir une femme. » (G. L., 10/02/1976).

Exemple 4 : Ici, Lacan introduit de façon très gentille – et non fortuite – un signifiant,
ou, plus précisément, un nom qui permet à la dame de mettre en question ce qu’elle pense
d’elle-même. L’introduction ou l’offre d’un signifiant peut permettre la mise en
perspective du sujet. Dans ce cas, le nom par lequel Lacan appelle la patiente est l’exact
opposé des noms par lesquels elle est appelée habituellement dans ses hallucinations
auditives. C’est dans cette mesure que ce nom nouveau tombe comme un étrange agréable
à la patiente :

« Brigitte. : (…) Pourquoi vous souriez ?


Lacan : Il n’y a pas de raison que je ne sourie pas. Dites-moi, mon petit chou…
Brigitte : Mon petit chou, mon petit chou (rire). C’est agréable, en somme, mais surprenant.
Mon petit chou… vous n’avez pas dit salope ou putain (…) » (Brigitte, 09/04/1976).

3.3.2 –Encourager le sujet à parler de ce qui est difficile

Les patients interviewés manifestent assez souvent des difficultés à parler des
situations de vie qui ont été, pour eux, dures à traverser. Ce n’est pas parce qu’un sujet a
une structure psychotique et que son inconscient est tourné vers l’extérieur (« à ciel
ouvert ») qu’il n’a pas des difficultés à évoquer certaines choses. Cela ne veut pas dire
qu’il y a du refoulé, mais qu’il a quand même des choses à cacher à l’autre : souvenirs
cruels, évènements traumatiques, expériences d’abandon, de solitude ou
d’incompréhension, etc. Ses histoires laissent un trait de souffrance avec lequel le sujet
hésite à se relier.
Au-delà des histoires vécues, ce qui est aussi très souvent occulté par les
psychotiques ce sont les délires et les hallucinations. Pour de multiples raisons, le patient
peut imaginer que ce qu’il expérimente au niveau de sa perception n’est pas tout à fait

255
commun ou partageable et il hésite à dire ce qu’il pense être incompréhensible pour
l’autre.
L’écoute de Lacan est donc engagée dans la quête de ces fragments qui, par le
mouvement même de la parole, essaient de s’échapper et de rompre avec l’oubli. Dans ce
cas, ce que le sujet tente d’oublier, c’est exactement ce que Lacan va lui demander de
dire, car ce qui n’est pas dit ne peut pas être modifié et reste donc intact. La seule manière
de bouleverser le rapport du sujet à son passé c’est par la voie de la parole. Même si c’est
dur, il vaut mieux parler et créer ainsi la possibilité de voir émerger une étrangeté, plutôt
que de se taire et rester sur une souffrance familiale.

Exemple 1 : Encourager le sujet à parler des rapports difficiles avec sa famille.

« Annie : (…) J’ai déjà dit des choses très désagréables à maman.
Lacan : Donnez-m’en une idée (…)
Annie : Je l’ai traité de sale bourgeoise. » (Annie, 12/03/1976).

« Brigitte : (…) je n’ai pas d’amour envers mes parents. Mes parents ne me donnaient pas
l’affection ; je leur ai reproché.
Lacan : Dites-moi, vous parlez de votre mère ?
Brigitte : Je parle de ma mère.
Lacan : Vous parlez un petit peu de votre mère. Et de votre père ? » (Brigitte, 09/04/1976).

« Lacan : Ces choses qui se passaient à la maison, vous auriez pu, peut-être, en parler à
votre mère.
Viviane : C’est ce que j’aurais dû faire.
Lacan : Comment se fait-il que vous ne l’ayez pas fait ? Vous ne l’avez pas fait, pourquoi ?
Viviane : J’aurais dû avouer ça à ma mère. Je n’ai pas eu confiance en ma mère.
Lacan : Vous n’avez pas assez de confiance, pourquoi ?
Viviane : Je me sentais un peu incomprise, un peu mal-aimée. Voilà. » (Viviane,
30/04/1976).

Exemple 2 : Encourager le sujet à dévoiler ses phénomènes psychotiques

256
« A. H. : C’est des grossièretés que je pense.
Lacan : Donnez-moi une idée de ces grossièretés. » (A. H., 20/01/1976).

« Viviane : (…) On dit que la vérité blesse.


Lacan : La vérité, c’est quoi : c’est ce qu’on vous dit ? [Les voix qui lui disent qu’elle est
une pute].
Viviane : Oui.
Lacan : Ça veut dire que vous êtes une pute ?
Viviane : Non, je ne suis pas une pute, au contraire.
Lacan : Je ne le pense pas non plus (…) » (Viviane, 30/04/1976).

« Lacan : (…) Samuel, qui est un nom – c’est vous-même qui l’avez dit – est un nom que
vous avez inventé…
Viviane : Non, je ne l’ai pas inventé. Je l’ai nommé.
Lacan : Vous avez dit que vous l’aviez appelé Samuel, mais que vous ne savez pas comment
il s’appelle.
Viviane : Non.
Lacan : Donc, Samuel, j’ai bien le droit de dire que vous l’avez inventé.
Viviane : Oui, je lui ai inventé un nom.
Lacan : Vous lui avez inventé un nom, mais ce n’est pas une raison pour que les gens qui
entendront le nom que vous avez inventé sachent qui c’est.
Viviane : Oui, bien sûr, c’est vrai. Je ne devrais plus y penser. Penser à autre chose. Voilà.
Lacan : Vous ne pensez pas que si vous pensez à autre chose, ça va être forcément ce qu’on
appelle un homme ? Non ?
Viviane : Oui. » (Viviane, 30/04/1976).

« Lacan : Bon, mon petit… qu’est-ce que veut dire pour vous tourner la page ?
Viviane : Ne plus penser au passé, penser au futur. Voilà.
Lacan : Penser au futur, c’est penser à Samuel. (…)
Viviane : Oui.
Lacan : Samuel, dont vous ne savez même pas où l’accrocher. » (Viviane, 30/04/1976).

Exemple 3 : Encourager le sujet à parler des moments très difficiles qu’il a traversés.

« Mme M. S. : J’avais essayé… je ne voulais pas continuer de vivre.

257
Lacan : Vous aviez commencé de dire : j’avais essayé… essayé de quoi ?
Mme M. S. : De disparaître. » (…)
Lacan : Qu’est-ce que vous avez fait ?
Mme M. S. : Deux tentatives. Une fois en voulant me pendre, une autre fois avec un rasoir.
Lacan : Un rasoir… vous vous êtes coupée où ?
Mme M S. : Ici (elle montre sa gorge). » (M. S., 16/01/1976).

« Lacan : Il vous a empêchée de vous suicider… vous étiez en train de faire quoi ?
Viviane : Me jeter au métro.
Lacan : Vous jeter…
Viviane : Au métro. Il m’en a empêchée. » (Viviane, 30/04/1976).

« Brigitte : C’est de ma faute s’il est mort. C’est moi qui l’ai provoqué. J’ai tellement
raconté cette histoire-là.
Lacan : Racontez-moi.
Brigitte : Je n’arrête pas de dire toujours la même chose, et j’en ai marre.
Lacan : Il faut bien raconter les choses. Qui peut raconter pour vous ? » (Brigitte,
09/04/1976).

Exemple 4 : Encourager le sujet à parler de sa culpabilité.

A. H. a été condamné à mort pour un vol important qu’il avait commis avec
d’autres personnes. Il a pu échapper à la peine de mort car il a contribué à l’enquête. Il a
dit à la police que ses collègues étaient responsables d’un autre meurtre qui était sous
investigation. Lacan était au courant de cette affaire par le dossier médical du patient.
Cependant, A. H. ne voulait pas admettre la raison pour laquelle il avait échappé à sa
peine initiale. À plusieurs reprises, au cours de cet entretien, Lacan a essayé de lui faire
dire la raison de la diminution de sa peine : en vain. Lacan décide alors de lui faire
comprendre qu’il savait déjà de quoi il s’agissait ; ainsi, A. H. pourrait se sentir plus libre
d’en parler :

« Lacan : Oui, abrégeons quand même. D’après ce qu’on m’a dit – parce que forcément, je
ne suis pas sans avoir recueilli, non pas des bruits, mais des choses comme ça, qu’on a pu
savoir de l’énorme aventure qui est la vôtre – on a fait une enquête. Vous n’êtes pas pour
quelque chose dans le fait que le meurtre a été su ?

258
A. H. : Si, il a été su, il a été découvert.
Lacan : Il a été découvert comme ça, découvert comme vous l’avez dit ?
A. H. : Oui, quand on m’a appelé, quand l’inspecteur m’a appelé, il m’a dit : mettez-moi
au courant. Alors, je leur ai dit, j’ai dit que j’étais au courant. » (A. H., 20/01/1976).

On voit bien que A. H. rencontre de vraies difficultés à assumer sa participation


dans cette enquête qui a fini par la condamnation à mort de l’homme accusé de meurtre.
La parole de A. H. nous dévoile sa tentative de se présenter comme passif dans cette
affaire. Lorsqu’il dit : « Il a été su, il a été découvert » au lieu de « je leur ai fait savoir, je
leur ai fait découvrir » il nous montre que pour lui, son acte n’a pas été élaboré
psychiquement et continue de l’interroger dans ce qu’il ressent et dans ce qu’il est. Lacan
fait donc avec le patient un travail de nomination. Il offre un nom à ce qui, pour lui, est
encore innommable :

« Lacan : (…), c’est exact que vous avez, en somme, dénoncé – c’est comme ça que ça
s’appelle – dénoncé votre complice en disant que vous étiez au courant… » (A. H.,
20/01/1976).

Après avoir offert au patient cette possibilité de nomination, Lacan lui offre une
manière de pouvoir vivre avec ce signifiant nouveau mais, en revanche, nécessaire. Vu
que le patient se sent coupable d’avoir dénoncé son complice, Lacan lui rappelle que cet
homme – d’ailleurs le même qui avait proposé à A. H. de participer au vol pour lequel il
avait été condamné – avait tué quelqu’un et que ce fait devait être davantage pris en
compte que la dénonciation :

« Lacan : Cela [le meurtre], vous ne lui reprochez pas ?


A. H. : Si.
Lacan : Dites-moi quel est votre sentiment.
A. H. : Mon sentiment, c’est qu’il ne valait pas grand-chose, celui-là, il valait encore moins
que moi. Mais je me reproche, maintenant. J’aurais peut-être pu me taire.
Lacan : Il vous a embobiné. » (A. H., 20/01/1976).

En résumé, non seulement cet homme avait conduit le sujet au crime pour lequel
il avait été condamné, mais il avait déjà tué quelqu’un auparavant. Ces deux faits
pouvaient permettre au patient d’atténuer sa culpabilité de l’avoir dénoncé. La conduite

259
d’entretien effectuée par Lacan nous montre que, tout d’abord, il faut créer des conditions
pour que le sujet puisse parler de ce qui est difficile pour lui et, dans l’impossibilité de
faire sortir cette parole, l’aider en lui offrant des noms, de nouveaux signifiants et de
nouvelles significations. Une fois qu’il y a un dit, le travail analytique doit continuer dans
le sens de créer, pour et avec le sujet, les conditions pour qu’il puisse vivre avec ce nouvel
élément, qui était là, mais ne pouvait pas être invoqué.
En plus, Lacan fait ici un travail de distribution de poids entre les signifiants. Il
tente de montrer au patient que tout n’est pas pareil dans son histoire et que ses actes à lui
et ceux de l’homme condamné n’ont pas la même gravité – ni vis-à-vis de la société, ni
vis-à-vis de la justice – en ouvrant ainsi la possibilité qu’ils puissent se présenter au sujet
lui-même de différentes manières. Chaque acte a son importance et il faut bien distribuer
les poids. Nous pouvons aussi penser cette intervention comme un travail de
réinterprétation de la réalité. Elle pourra désormais être appréhendée autrement par cet
homme noyé dans sa culpabilité.

3.3.3 - Engager le sujet dans ses propos

Lacan part du principe que tout ce qui a été dit peut non seulement être détaillé
mais doit surtout être soutenu par le sujet parlant. Toute parole a son importance et avec
Lacan, elle ne tombe jamais dans le vide. Même ce qui est attribué à l’Autre, dans le
discours du sujet, peut quand même lui être renvoyé si transformé. Le but est de saisir la
participation du sujet à sa propre plainte et de faire apparaître et mettre en évidence sa
position par rapport à ses propos. En d’autres termes, engager celui qui parle dans ce qu’il
dit de lui-même, de son histoire, de ce qui lui arrive, renforce sa position de sujet et atténue
sa position d’objet vis-à-vis de l’Autre.

Exemple 1 : Ici, Lacan retourne vers la patiente une action (valoriser) qu’elle avait
attribuée à l’Autre (ici référé par le mot « on ») pour faire de cette action un nom (valeur)
qui puisse garantir l’autonomie du sujet par rapport aux désirs de l’Autre.

260
« Brigitte : (…) On veut me valoriser.
Lacan : On veut vous valoriser ?
Brigitte : C’est vrai qu’on veut me valoriser, c’est vrai.
Lacan : Et alors, dites-moi l’idée que vous avez de votre valeur, parce que vous n’avez pas
besoin de vous valoriser. Vous avez votre valeur.
Brigitte : Si, j’ai une valeur vraiment, il faut qu’elle soit reconnue par les autres. Si je ne
suis pas reconnue par les autres, on a le sentiment d’infériorité.
Lacan : C’est ça, alors. En tout cas, moi je suis là pour ça, pour vous valoriser. » (Brigitte,
09/04/1976).

En disant « on veut me valoriser », elle veut peut-être dire qu’elle-même veut se


valoriser parce qu’elle n’a pas de valeur. Tel est le premier déplacement proposé par
Lacan. Il tente de faire passer cette dame du « on » au « je » : « on me valorise (ou pas) »
– « je me valorise (ou pas) ». Mais cette transition est très éphémère, Lacan n’a pas
l’intention de lui faire assumer l’action attribuée à l’Autre. Ce qu’il envisage, c’est de
transformer le verbe (valoriser) en substantif (valeur), car un verbe exige un sujet
grammatical (quelqu’un qui mette en place une action), le substantif existe en soi et a la
fonction de donner un nom au sujet de la phrase. La nécessité d’un sujet grammatical rend
le verbe plus aisément capturable par un Autre. En revanche, le substantif permet ici une
stabilité, dans le sens où il est complètement indépendant de ce que veut l’Autre, il se
place comme une caractéristique inhérente au sujet. Autrement dit, la patiente peut être
porteuse de sa propre valeur même si elle sent que l’autre ne la valorise pas. Lacan a pour
objectif de faire d’un objet de l’Autre un sujet autonome.

Exemple 2 : Ici, Viviane dit à Lacan qu’elle n’est pas bonne en mathématiques, ce qui
devient un facteur limitant dans sa vie professionnelle. Pas satisfait, Lacan lui demande
de faire sur le champ quelques calculs pour qu’elle puisse en acte faire la preuve de cette
difficulté. Grosso modo, ce que vise Lacan c’est de l’impliquer dans l’idée qu’elle se fait
d’elle-même, une idée qui peut être inexacte par rapport à la réalité. Il est connu que
beaucoup de patients psychotiques ont des conceptions négatives d’eux-mêmes. Lacan en
demande donc une preuve et ce qu’il trouve est bien le contraire de ce qu’elle disait.

« Lacan : Vous pourriez essayer de faire un petit calcul ?


Viviane : Je ne m’en souviens plus.

261
Lacan : Vous ne vous souvenez plus de quoi ?
Viviane : Du calcul. Je ne suis pas bonne de ce côté-là (…).
Lacan : Écoutez, on va essayer de faire une multiplication. (…)
Viviane : 120 x 2 = 240 (…) 12 x 2 = 24 (…).
Lacan : Essayez de faire une multiplication un peu plus compliquée. 437 par…
Viviane : A deux chiffres ? 24. (…) 437 x 24 = 10 488. Voilà. J’espère que je n’ai pas fait
d’erreur.
Lacan : Vous n’avez pas fait d’erreur du tout. Vous avez très bien fait votre multiplication.
Vous n’avez pas tellement de difficultés. » (Viviane, 30/04/1976).

Exemple 3 : Cette même patiente, Viviane, parle beaucoup de quelqu’un qui s’appelle
Samuel mais, depuis le début de cet entretien, la manière dont elle parle de lui est un peu
vague. Il est très présent dans son discours, mais il n’a pas de caractéristiques précises.
Lacan comprend donc que ce Samuel a été inventé par la patiente et qu’il n’a pas
d’existence réelle ; il fait partie de son délire. En lui posant des questions sur Samuel,
Lacan va essayer de lui faire atteindre, au moins en partie, la dimension imaginaire de
son vécu délirant, dans le but de relativiser ses perspectives de rencontre avec lui dans un
futur proche.

« Lacan : Je ne comprends pas bien votre relation comme ça, imaginaire, avec Samuel.
Viviane : Ce n’est pas imaginaire, c’est réel. C’est ce que j’ai dit.
Lacan : Vous ne vous êtes pas employée à le rendre plus réel, puisque vous lui avez donné
vous-même le nom de Samuel.
Viviane : Oui, c’est moi qui l’ai nommé, voilà. Vous pouvez me poser n’importe quelle
question. Qu’est-ce que vous voulez savoir ?
Lacan : Quelle est la façon dont vous concevez l’existence de ce Samuel ? » (Viviane,
30/04/1976).

Exemple 4 : Dans l’extrait suivant, Lacan propose une substitution de sujet grammatical
qui puisse permettre le surgissement du sujet comme agent de la parole. Il suggère le
passage d’une forme impersonnelle « il y a » à une forme personnelle « vous/je » et, par
ce biais, ouvre au patient la possibilité de s’inclure dans ce qu’il a vécu et dans le
sentiment causé par certaines expériences.

262
« G. L. : Il y a eu un problème sentimental.
Lacan : Vous avez eu un problème sentimental ?
G. L. : J’ai eu des soucis avec un problème sentimental (…) » (G. L., 10/02/1976).

Exemple 5 : Tout comme dans l’entretien avec G. L., celui de B. D. nous apporte aussi
un exemple de changement de sujet grammatical dans le but de faire apparaître le sujet.
Dans le délire de B. D., il y a quelqu’un qui apparaît sous la forme d’un « il » indéfini qui
est un « émetteur » d’informations et de pensées automatiques ; lui-même n’est que le
« récepteur ». Lacan tente de mettre en question ce schéma dans lequel il n’y a qu’un
émetteur (le « il ») et un récepteur (le « moi/toi »). Il propose que le « moi » soit aussi
capable d’émettre et dans ce cas, « il », l’Autre émetteur, deviendrait en quelque sorte un
« je » émetteur. Le « moi » devient « je » et le « il » perd sa fonction d’agent.

« B. D. : Il m’a dit que j’étais récepteur. Il m’a dit : ‘moi j’émets, et toi tu reçois’.
Lacan : Oui. Est-ce que vous n’avez pas eu le sentiment que vous émettez, vous aussi ? »
(B. D., 12/12/1975).

Exemple 6 : Dans l’intervention ci-dessous, Lacan avertit le patient du risque de « faire


confiance à tout le monde » en proposant aussi un changement grammatical, mais cette
fois, il tente de faire, non pas un changement de sujet, mais un changement d’objet. Dans
la phrase « faire confiance à », il remplace « tout le monde » par « vous-même/soi-
même », ce qui fait de l’objet grammatical le sujet de la parole. Il est notable que ses
interventions, quelle que soit leur incidence, vont toujours dans le sens de mettre au jour
le sujet effacé par les actions de l’Autre.

« B. D. : (…) Je me sens, moi, un homme nouveau. Je me sens bien.


Lacan : Vous faites confiance ?
B. D. On peut faire confiance à tout le monde.
Lacan : En tout cas, pour l’instant, vous faites confiance à vous-même. » (B. D.,
12/12/1975).

263
Exemple 7 : Dans les deux exemples qui suivent, Lacan essaye de faire assumer par A. H.
certaines pensées qu’il attribue à d’autres personnes mais qui sont, en fait, produites par
lui-même. Dans le discours de ce patient, on note plusieurs renversements grammaticaux
sujet /complément qui l’aident à nier une pensée inacceptable. C’est ce que Freud a appelé
projection : une pensée peut être admise à partir de la négation de son origine, c’est-à-
dire à partir du moment où elle est attribuée à un autre. Un simple « je pense que » devient
« je pense que les autres pensent que je pense que ».

« Lacan : Vous devez tout de même un peu vous rendre compte que si vous pensez que les
autres pensent que vous pensez mal, c’est peut-être simplement dû au fait que vous pensez
mal. » (A. H., 20/01/1976).

Exemple 8 : Ici, l’intervention de Lacan va dans le sens de relativiser la dureté du propos


de la patiente pour elle-même. Elle finit par dire le contraire de ce qu’elle a dit auparavant.

« M. S. : (…) Quand on constate, à un moment, à quarante ans : j’ai échoué là, j’ai échoué
là, j’ai échoué là… (…).
Lacan : Oui…. Vous n’avez pas échoué en tout ?
M. S. : L’avenir dira (…)
Lacan : (…), dites-moi en quoi vous n’avez pas échoué.
M. S. : Je crois qu’avec ma fille. (M. S., 16/01/1976).

Exemple 9 : Dans l’exemple ci-dessous, Lacan s’empare de l’étonnement comme une


technique de mise en question du propos du patient. Ce qui l’étonne c’est la certitude
excessive du patient sur ce qu’il ressent et cette rigidité peut l’empêcher de se déplacer
vers d’autres points d’ancrage, c’est-à-dire l’empêcher de faire d’autres points de capiton.

« B. D. : (…), je sais ce que j’aime et ce que je n’aime pas.


Lacan : Vous savez cela ? » (B. D., 12/12/1975).

3.3.4 – Investigation de l’histoire de vie du patient

264
L’investigation de l’histoire de vie des patients reste la pierre angulaire de
l’analyse, qu’on soit dans le contexte d’une présentation de patients, dans le cabinet de
l’analyste ou une institution de soin. Mais, de la même façon que les patients ne livrent
pas facilement leurs pensées, ils ne vont pas non plus raconter sans hésitation leur histoire
de vie. Lacan s’accroche toujours à un signifiant exprimé par le patient pour le faire parler
davantage sur sa vie, son histoire, ses idées, ses avis, etc. Il pose rarement des questions
qui échappent à ce que le patient a déjà évoqué.

Exemples :

« Annie : (…) Elle était avec mon beau-père et je lui ai dit…


Lacan : Votre beau-père ? (…) Et votre père ? (Annie, 12/03/1976).

« Annie : Je voulais venir ici [à l’hôpital] pour prouver que la première fois, on m’avait
enfermée pour rien.
Lacan : Parce qu’il y a eu une première fois ?
Annie : Oui.
Lacan : Racontez-moi ça. C’était quand ? » (Annie, 12/03/1976).

« Lacan : Expliquez-moi comment s’est produite cette rupture. » (Viviane, 30/04/1976).

« Lacan : Quels étaient vos rapports avec ce beau-père ? » (A. H., 20/01/1976).

« Lacan : Oui… expliquez-moi vos rapports avec votre mère. » (A. H., 20/01/1976).

« Lacan : Est-ce qu’il y a d’autres moments où vous avez eu, comme cela, ce sentiment de
choc ou de bien-être ? » (M. S., 16/01/1976).

« Lacan : Comment était votre mère avec vous ? (…)


Lacan : Parlez-moi un peu de vos parents. Cela fait partie… (M. S., 16/01/1976).

« Lacan : racontez-moi d’autres cas où cela s’est passé. » (M. S., 16/01/1976).

265
3.3.5 – Engager le sujet dans l’avenir

Les présentations de Lacan avaient lieu, comme nous l’avons déjà dit, dans le
contexte hospitalier. Lorsqu’un patient est hospitalisé, il l’est, en principe, pour un court
moment, un moment passager. Aussi, il est très important de préparer, à partir d’un certain
point de son évolution, sa sortie de l’hôpital. Reprendre la vie quotidienne après un séjour
dans un hôpital psychiatrique n’est jamais facile. À l’hôpital, le sujet est quand même très
protégé de sa réalité sociale, laquelle peut lui être hostile. Dans le sens d’un avenir « hors
murs », Lacan pose assez souvent des questions sur la manière dont ces patients sont en
train de préparer leur sortie. Ces questions visent la reprise du travail ou une formation
professionnelle, mais aussi les décisions importantes qu’ils doivent prendre au niveau
familial.

Exemples :

« Lacan : Qu’est-ce que vous allez faire de cet enfant ?


Brigitte : Pour l’instant, il est bien là où il est. J’espérerais très rapidement le reprendre,
avoir un métier, une situation. » (Brigitte, 09/04/1976).

« Brigitte : (…) J’aurais aimé être institutrice.


Lacan : Ce n’est pas complètement invraisemblable, parce que c’était peut-être ce que vous
cherchiez. » (Brigitte, 09/04/1976).

« Lacan : Qu’est-ce que vous souhaiteriez, maintenant, en sortant d’ici ? » (Brigitte,


09/04/1976).

« Lacan. : (…) Dites-moi, qu’est-ce que vous allez faire maintenant ?


G. L. : Je vais continuer d’essayer de me soigner. Maintenant ? À court terme ou à long
terme ?
Lacan : À long terme.
G. L. : Je n’ai aucune idée, je n’ai aucune formation sur l’avenir. (…)
Lacan : Comment envisagez-vous… il faut quand même en sortir un jour. Comment
envisagez-vous de reprendre ? » (G. L., 10/12/1976).

266
« Lacan : Qu’est-ce que vous allez faire maintenant ? Il faut quand même que vous sortiez
d’ici. » (M. H., 21/02/1976).

« Lacan : Qu’est-ce que vous voulez étudier encore ?


B. D. : La dactylographie, un tas des choses, pour avoir une personnalité assez forte pour
ne pas me laisser influencer par autrui. » (B. D., 12/12/1975).

« Lacan : Que désirez-vous faire par la suite ? » (B. D., 12/12/1975).

« Lacan : Comment est-ce que cela va continuer, la vie ? Vous allez maintenant aller à votre
travail ? » (M. S., 16/01/1976).

« A. H. : Je suis obligé de me contenter de cela. [D’un métier de nettoyage]


Lacan : Vous avez fait, à un moment donné, un autre métier.
A. H. : Oui, j’ai appris (…) à taper à la machine (…). Ce métier, je l’ai exercé pendant plus
de 6 ans, je crois bien. Et puis, j’en ai eu marre (…)
Lacan : Pourquoi en avez-vous eu marre ?
A. H. : Comme ça, il me semblait que je n’étais plus capable de faire mon métier.
Lacan : il vous semblait… vous en avez eu des preuves ? » (A. H., 20/01/1976).

3.3.6 – Autres formes d’intervention

Au-delà des cinq formes exposées ci-dessus, on rencontre bien d’autres types
d’intervention, moins fréquentes dans ces transcriptions mais leur rareté ne les rend pas
secondaires. Il nous semble que les cinq formes privilégiées par Lacan au cours de ses
entretiens constituent le fondement de sa pratique mais elles n’excluent pas d’autres
formes d’intervention qui, au cas par cas, peuvent et doivent être utilisées. Il nous paraît
intéressant d’illustrer par cinq exemples ces autres manières d’intervenir utilisées par
Lacan dans ses présentations.

Exemple 1 : Situer le sujet dans le temps et dans l’espace

267
« Lacan : Alors, ces lectures, cela ne vient pas de 1974 ? (…) Si vous dites deux ans avant,
c’est 1972. » (Annie, 12/03/1976).

« Lacan : J’aimerais que vous précisiez ces questions de dates » (B. D., 12/12/1975).

« Lacan : Pourquoi dites-vous cela faisait un an l’année dernière ?


Mme M. S. : Cela faisait un an.
Lacan : Si c’est en 1973, cela faisait plus. » (M. S., 16/01/1976).

Exemple 2 : Légitimation d’une idée délirante comme une hypothèse qui n’est pas
impossible.

« G. L. : (…), je pensais être la réincarnation de Nietzsche


Lacan : Vous pensiez être la réincarnation de Nietzsche ? Oui, pourquoi pas ? (G. L.,
10/02/1976).

« G. L. : (…) Je pense vraiment que je suis entré en lévitation.


Lacan : Oui, j’espère. » (G. L., 10/02/1976).

Exemple 3 : Marquer son exclusion du délire du patient en se montrant incapable d’être


à la hauteur des exigences d’un tel schéma. C’est une manière de faire apparaître un Autre
limité, peut-être même stupide, et qui n’est pas assez astucieux pour faire partie d’un si
complexe système télépathique d’émission/réception de messages et de partage de
pensées et informations. Cette manière de se mettre face au patient permet l’avancée de
la cure car elle provoque un transfert positif.

« Lacan : Je ne suis pas très récepteur, puisque je manifeste que je patauge dans votre
système. » (G. L. 10/02/1976).

« Lacan : Est-ce que moi, je connais vos pensées ? Est-ce que vous m’avez traité de je ne
sais pas quoi ?
A. H. : Oui.
Lacan : Vous voyez que je ne le sais pas, puisque je vous le demande. » (A. H., 20/01/1976)

268
« Lacan : C’est vous qui pouvez me dire de quoi il s’agit, parce que tout cela, c’est vous
qui l’avez éprouvé. » (M. S., 16/01/1976).

Exemple 4 : Relativiser un excès de confiance en soi, y compris dans les évènements


futurs.

« Lacan : Ce que je pense c’est que quand même, après ce que vous avez traversé, vous
avez eu des moments très pénibles.
B. D. : J’en suis conscient.
Lacan : Il ne vous vient pas à l’idée que vous pourriez en avoir peut-être d’autres ?
B. D. : Non. (…)
Lacan : Supposez que vous vous trouviez de nouveau plus faible que tel ou tel copain. Cela
n’est pas impensable que de nouveau…
B. D. : Je ne veux pas me comparer à personne (…) » (B. D., 12/12/1975).

Dans la discussion qui suit l’entretien, Lacan dit : « Il paraît se croire guéri ; cela
me paraît être l’idée la plus dangereuse. Je le vois revenir ici dans un mois, même pas.
(…) Il faut garder contact avec ce type ». (B. D., 12/12/1975).

Exemple 5 : Investigation des sentiments éprouvés

« Lacan : (…) Si vous pouvez me donner le sentiment, la manière dont vous avez ressenti
tout cela. » (M. S., 16/01/1976)

Ces analyses témoignent d’une performance très raffinée de la part de Lacan


dans le maniement des dialogues avec les patients. Ces présentations ont toutes été faites
en même temps que les séances du Séminaire XXIII : Le Sinthome. A ce moment précis,
il tournait donc autour de la question borroméenne et d’une nouvelle hypothèse qui
bouleverserait sa conception même de structure clinique et la direction du traitement.
Mais, dans les brèves transcriptions des discussions qui suivaient chaque entretien, il ne
faisait aucune allusion à ce qu’il était en train de travailler parallèlement dans son

269
séminaire. La théorie est en lui ; elle compose, évidement, l’arrière-plan mais ce qui
compte dans la clinique, c’est d’en faire acte.
Ces transcriptions nous donnent l’occasion de saisir toute son expérience dans
l’approche de la psychose. Ici nous voyons un Lacan déjà mûr et cliniquement très
expérimenté, ce qui lui permet d’intervenir sans hésitation et d’aller plus loin, même
quand ce qu’il a dit n’a pas eu d’effet dans un premier temps. Il est très clair que derrière
chacun de ses actes, il y a une pensée et une intention clinique qui se révèlent au fur et à
mesure de ses interventions. Ces présentations ne sont pas des conversations entre un
médecin et un « malade » dans le but de le faire parler et de montrer sa folie. Ce n’est pas
non plus un simple entretien dans lequel le clinicien cherche des symptômes chez le
patient. Les dits de Lacan cherchent toujours à produire des effets cliniques chez les
patients ; ils cherchent à se faire acte analytique. Derrière chacun de ses dits, il y a un dire
qui tente de se faire entendre. Notre analyse a tenté de mettre en lumière au moins
quelques bouts de ces dires si précieux dans l’approche clinique des psychotiques.

3.4 – La clinique lacanienne des psychoses

Nous avons, au cours de ce chapitre, parcouru les indices d’une clinique des
psychoses chez Lacan et traversé deux grands moments de son élaboration : la clinique
structurale et la clinique des nœuds borroméens. Dans un premier temps, Lacan s’est
concentré sur les manifestations de langage dans la mesure où c’est le langage qui donne
aux analystes la possibilité de reconnaître la structure clinique et la direction du
traitement. Ainsi, dans la psychose, chaque phrase, chaque mot, chaque signifiant doit
être pris au sérieux et compris à l’intérieur d’une structure de fonctionnement qui n’est
pas marquée par la castration. La forclusion du signifiant Nom-du-Père – de sa fonction
de métaphore et d’instauration de la fonction phallique – était comprise alors comme le
principe de toute psychose et les propositions cliniques qui s’en dégageaient allaient dans
la direction d’un faire avec le manque de ce signifiant, soit par la voie de compensations
imaginaires, soit par la voie de suppléances symboliques. Du côté de l’analyste, se faire
le secrétaire de l’aliéné, s’intéresser à la parole du patient et supporter son manque ou son
excès ont été les clés d’une possible clinique des psychoses.

270
Vingt ans d’élaborations conceptuelles plus tard – comptant parmi les plus
importantes la jouissance et l’Autre barré (SA) – Lacan renouvelle sa manière de
concevoir non seulement ses hypothèses théoriques, mais aussi sa clinique. C’est le
moment d’une équivalence entre RSI et l’avènement d’une pensée clinique qui partira des
possibilités d’articulation entre ces trois instances. Ce qui maintient les registres noués
les uns aux autres est d’abord compris comme un dire qui fait nomination et ensuite
comme un dire-sinthome. Un dire qui n’est plus forcément celui qui vient de l’instance
paternelle, mais qui est créé, forgé par l’authenticité de chaque sujet ; un dire qui pourra
se servir du rapport du père à la loi sans pour autant le servir. Le signifiant Nom-du-Père
n’est plus un élément nécessaire pour faire tenir la structure, il est un recours, une
suppléance parmi d’autres, à un manque qui est constitutif de toute structure. C’est à ce
manque que Lacan se réfère lorsqu’il affirme, déjà dans le Séminaire XVI (1968-1969)
qu’il n’y a pas de rapport sexuel : c’est l’impossibilité d’un rapport créé par le rapport lui-
même, ou topologiquement, c’est le trou crée par le nouement des ronds ce ficelle. Par
conséquent, pour tous les sujets, se pose la même question de départ : le travail incessant
d’attribuer un dire à ce qui ne cesse pas de ne pas s’écrire. Ou l’éternel baptême de ce qui,
provenant du réel, résiste à être capturé par le symbolique et l’imaginaire.
Élaboré à partir des années 70, ce nouveau paradigme clinique efface, en quelque
sorte, les différences de but de l’expérience analytique pour chaque structure clinique.
Dans tous les cas, une analyse vise à amener l’analysant à une suppléance pour ce trou de
la structure, une suppléance qui dans sa forme achevée prend le nom de sinthome.
A partir du Séminaire XXI, Lacan parle très peu ou pas du tout en termes de
structure clinique. Il utilise rarement les mots psychose, paranoïa ou schizophrénie, de la
même façon qu’il parle très peu d’hystérie, de névrose obsessionnelle ou de phobie. Il
travaille les dires, les discours, les nœuds, le sinthome ; bref, les possibilités de faire
support de RSI sans trop se soucier de la question des diagnostics de structure.
Cette attitude n’est autre que la conséquence directe d’une posture théorique
nouvelle qui décentralise et désacralise la notion de Nom-du-Père et pluralise les
possibilités de rendre compte de l’inscription de la loi du désir. Cette mise en cause du
père à la place de la loi met en question la nécessité de l’usage des structures cliniques
dans la mesure où la singularité du rapport de chaque être à la parole est radicalement
unique et malléable : « (…) Dès lors que chaque parlant tombe sous le coup de la
forclusion généralisée du rapport sexuel, les répartitions diagnostiques fondées sur le
Nom-du-Père s’en trouvent ou devraient s’en trouver modifiées. » (Soler, 2015, p. 196).

271
C’est dans ce sens, par exemple, que Bousseyroux (2018, p. 132) suggère une manière
nouvelle de penser la clinique en se référant à la manière dont chacun bénéficie de la
structure de la loi. Autrement dit, les différences s’établissent au niveau clinique en
fonction de la capacité de chacun à se servir – ou pas – de ce qui a été appelé Nom-du-
Père (NP) :
Le sujet n’a pas le NP mais il s’en sert – il y a sinthome ;
Le sujet n’a pas le NP et il n’y a pas de sinthome ;
Il y a le NP mais il ne s’en sert pas ;
Il y a le NP et il s’en sert plus ou moins ;
4 bis : Pervers – il croit au NP et s’en sert pour détourner sa fonction.

Il est vrai que le paradigme borroméen bouscule la notion centrale de structure


clinique, mais rien n’indique que les structures soient devenues inutiles ni qu’elles
doivent disparaître, même si elles ont perdu un peu de leur poids avec la découverte du
sinthome. Savoir faire un diagnostic de structure reste toujours une étape préliminaire à
tout traitement possible de la psychose : c’est le tableau clinique qui fixera à l’analyste
les techniques qu’il devra utiliser.
Malgré tous les travaux théoriques et pratiques de Lacan sur les psychoses,
malgré toutes ses hypothèses sur la possibilité de faire avec ce qui manque dans la
structure, il est possible d’affirmer qu’à la fin de son enseignement l’idée d’une véritable
clinique des psychoses n’était pas encore claire parmi les analystes (Maleval, 2000, p.
413). Du côté de la compréhension théorique de ses travaux, la situation n’était guère
différente : sa première grande hypothèse sur les psychoses, la forclusion du Nom-du-
Père, n’avait pas encore été complètement assimilée par ses élèves vingt-cinq ans après
sa mort. En ce qui concerne le sinthome, cette dernière hypothèse de Lacan n’a que
quarante-cinq ans d’existence et elle reste méconnue. Bien qu’elle touche directement la
clinique des psychoses, cette notion est d’autant plus complexe et difficile à mettre en
œuvre qu’elle bouleverse la théorie du Nom-du-Père et exige un réarrangement de
beaucoup d’autres notions. En bref : la notion de sinthome est encore très peu utilisée
dans la clinique des psychoses. Si nous sommes seulement en train de rendre plus tangible
la forclusion du Nom-du-Père, nul doute qu’il faudra encore attendre des années pour
décanter l’idée de sinthome et la voir produire des effets aussi bien théoriques que
cliniques.

272
Il est généralement admis que Lacan a inauguré la possibilité d’une prise en
charge psychanalytique des psychoses, mais, elle reste encore un point aveugle pour
beaucoup d’analystes. Tout se passe comme si la clinique des psychoses existait plutôt
comme nécessité logique à l’intérieur de la théorie car personne ne questionne la pensée
psychanalytique qui leur est destinée. Mais certains doutent que cette pratique soit
véritablement possible. La preuve en est la quantité de questions qui sont souvent posées
dans les séminaires de psychanalyse sur la possibilité d’un traitement psychanalytique
des psychoses, ce qui dénonce le manque d’assurance des analystes à prendre en charge
des patients potentiellement psychotiques sans une arrière-garde psychiatrique.
Si, selon Lacan (1977, p. 12)39, un analyste ne doit jamais reculer devant la
psychose, on peut se demander pourquoi l’efficacité de cette clinique est encore mise en
cause par les analystes eux-mêmes. Que s’est-il passé après Lacan, c’est-à-dire après des
élaborations assez consistantes visant spécifiquement les psychoses, pour que la clinique
analytique demeure, pour certains, un terrain douteux pour l’accompagnement des
sujets psychotiques ? Le fait d’avoir autant répété, depuis Lacan, qu’il ne faut pas reculer
devant la psychose indique en soi qu’il peut y avoir des mouvements de recul.
L’imaginaire collectif enferme toujours les psychoses dans le savoir psychiatrique et
même les analystes ne sont pas épargnés par ce phénomène social et politique. C’est
comme si les psychotiques étaient voués aux hôpitaux et à la médicalisation. Le fait que
la psychose soit considérée, même par certains analystes, comme relevant du domaine
médical (et hospitalier) est un héritage du traitement de la folie au XVIII e siècle. Bien
qu’il y ait eu beaucoup de changements depuis, on est toujours dans ce paradigme. La
folie reste une affaire de médecins et les possibilités de traitement par la psychanalyse en
souffrent les conséquences.
En termes de savoir-faire clinique, le point de vue médical laisse toujours à
désirer. C’est ce qui a été souligné par Lacan, en 1967, lorsqu’il a dit que depuis trente
ans la psychiatrie n’avait apporté aucune grande découverte au champ de la folie : « pas
la plus petite modification clinique, pas le moindre apport » (Lacan, 1967, p. 4). Comme
nous l’avons vu dans le Chapitre 1, malgré sa longue existence, la psychiatrie a très peu
fait dans le champ de la clinique à proprement parler. Nous ne pouvons pas savoir à quels
travaux Lacan fait allusion lorsqu’il évoque ce vide de trente ans, mais il ne serait pas
étonnant que la dernière grande innovation de la psychiatrie à laquelle il se réfère soit sa

39
Voici la citation complète : « La paranoïa, je veux dire, la psychose, est pour Freud absolument
fondamentale. La psychose, c’est ce devant quoi un analyste, ne doit reculer en aucun cas. ».

273
propre thèse de 1932. En tout cas, il ne tient pas pour des « modifications cliniques »
notables la découverte et l’usage des neuroleptiques à partir des années 50. Bien qu’utiles,
les médicaments ne sont pas considérés par Lacan, dans ce commentaire, comme un
apport clinique, alors qu’aujourd’hui ils sont devenus le point nodal de la clinique
psychiatrique, sans lequel elle risquerait de disparaître.
Du côté du psychanalyste, qu’il soit à l’œuvre dans son cabinet ou dans une
institution, l’important est qu’il maîtrise le savoir-faire de la psychanalyse avec les
psychoses pour ne pas « reculer », c’est-à-dire laisser l’affaire – et le sujet – à la charge
de la médecine ou même de la police.
Freud a toujours su que la psychose était concernée par la psychanalyse. Il s’est
toujours intéressé à cette clinique et l’a interrogée. Dès ses premiers écrits pré-
psychanalytiques, autour de 1894, il établit qu’il ne faut jamais cesser de l’investiguer.
Pareil pour Lacan : depuis sa formation en psychiatrie, il a toujours pris au sérieux cette
question. Ni l’un ni l’autre n’ont reculé devant la psychose ; ils n’ont jamais douté de la
compétence de la psychanalyse à prendre en charge les psychoses. Ils n’ont jamais posé
cette question sous la forme d’un « est-ce qu’elle existe, cette clinique ? », mais toujours
sous la forme d’un « comment la faire ».
Cette position, Lacan va la réaffirmer en 1968, à l’occasion d’un entretien qu’il
donne à la revue médicale Tonus. Lorsqu’il est questionné sur la clinique des psychoses,
il répond de la façon la plus nette : « Question – La cure psychanalytique peut-elle guérir
une psychose ? J. Lacan – Oui. » (Lacan, 1968a, p. 2). Ce court et simple « oui » peut
enfin être énoncé après un demi-siècle de freudisme qui a maintenu cette interrogation
dans le « statu quo ante » (Ibid.). Cinquante ans plus tard, le « oui » de Lacan n’est pas
encore complètement institué dans la psychanalyse et encore moins en dehors d’elle. On
le voit bousculé de temps en temps par l’intermédiaire des puissances médicales et
scientifiques, il doit désormais être soutenu jour après jour dans la pratique clinique des
analystes.
Penser la clinique psychanalytique comme un dispositif ouvert aux
psychotiques, aussi bien chez Freud que chez Lacan, implique une définition de cette
clinique qui ne s’appuie pas sur l’exclusion de la psychose. Une psychanalyse est une
expérience de parole offerte à tous ceux qui souhaitent tirer les conséquences d’être ce
qu’ils sont (Sauret, 2008, p. 15). Pour cela, il faut considérer l’autre comme le sujet de
parole et non pas comme un objet de savoir ou de l’application d’un savoir. Cette position
qui était déjà présente en Freud, Lacan la maintient et l’affine jusqu’à la fin de son

274
enseignement. En 1977, il pose la question majeure du « lieu » d’où l’on parle : « Qu’est-
ce que la clinique psychanalytique ? Ce n’est pas compliqué. Elle a une base – c’est ce
qu’on dit dans une psychanalyse. En principe, on se propose de dire n’importe quoi, mais
pas de n’importe où » (Lacan, 1977, p. 7). Ici, il nous rappelle que le dispositif analytique
– c’est-à-dire la position d’analyste : son discours, son désir et son éthique – est ce qui
définit avant tout une psychanalyse. Autrement dit, qu’importe que ce soit le psychotique
qui aille à la rencontre du psychanalyste ou l’inverse, une psychanalyse aura bien lieu dès
lors que le psychanalyste maintient envers ce patient son désir, son discours et son éthique
analytique. Le « où » de Lacan renvoie, dans ce contexte, non pas à la concrétude d’un
lieu quelconque, mais à la place vers laquelle la parole du patient est adressée. Une
psychanalyse aura lieu là où il y aura un analyste dans la position d’écoute. Lacan
prolonge ainsi la discussion ouverte par Ferenczi et Federn sur le lieu le plus adéquat pour
traiter les patients dans un état grave40. Il propose, pour cette question, une voie de sortie
au-delà d’une opposition entre l’hôpital, le service de santé ou le cabinet. Peu importe le
lieu physique, dès qu’il y aura un psychanalyste, il y aura de la psychanalyse et, à partir
de cette place, elle sera réinventée à chaque cure.

40
Cf., p. 105 et suivants.

275
CHAPITRE 4
DE L’ACTE ANALYTIQUE A L’ACTE
POLITIQUE

Introduction

Si, jusqu’à présent, nous avons étudié les enjeux historiques et les préceptes
théoriques-cliniques qui régissent les psychoses, ce chapitre sera dédié à l’étude de
quelques expériences pratiques dans ce domaine. La question centrale qui guidera ici le
développement de notre problématique est celle-ci : quelles sont les conditions d’action
d’un psychanalyste dans la clinique des psychoses aujourd’hui ? Autour de cet axe
principal, plusieurs questions adjacentes : qu’est-ce que l’analyste rencontre sur le
terrain ? À quoi exactement est-il confronté ? Quelles sont les impasses, les limites de son
travail et quelle est la portée exacte de son acte ? Dans cette clinique, sur quoi la
psychanalyse butte actuellement ? Et en quoi elle réussit ? Ces questions méritent d’être
prises au sérieux car elles font partie du quotidien de chacun des analystes qui ont fait le
choix d’exercer dans la clinique des psychoses, soit dans un cadre institutionnel, soit dans
le contexte du cabinet privé.
Nous avons vu dans les chapitres précédents combien les pratiques envers la
folie, la maladie mentale et enfin la psychose pouvaient être différentes en fonction de la
forme à partir de laquelle ces catégories étaient comprises. Ce que le psychanalyste

276
rencontre aujourd’hui sous le signe de la psychose n’est pas exactement ce qu’un médecin
du XVIIIe siècle appréhendait sous le signe de la maladie mentale. Non seulement les
manifestations individuelles ont changé, mais également les pratiques de soin, les lieux
de prise en charge et aussi le statut social attribué au sujet en question. Les psychotiques
que Freud ou Lacan ont rencontrés, étudiés ou analysés, les hôpitaux dans lesquels ils
pouvaient se trouver et le monde dans lequel ils vivaient n’ont pas échappé aux
mouvements de l’Histoire ni à l’évolution des pratiques thérapeutiques. Dans ce sens, il
faut non seulement interroger l’apport de la méthode analytique aux psychotiques en
général, mais aussi l’apport du psychanalyste dans le contexte actuel de sa clinique. Les
psychanalystes sont aujourd’hui confrontés à des lois, à des protocoles, à des normes, à
des pratiques, à des savoirs et à des discours que leurs maîtres ont parfois anticipés mais
qu’ils n’ont pas connus. D’où la question du comment faire face à ces nouveaux éléments
sans pour autant quitter le terrain de la psychanalyse. En d’autres termes : comment
répondre aux questions sociales, morales, normatives, juridiques et médicales posées
aujourd’hui tout en partant de la place du psychanalyste. C’est la question qui nous engage
dans ce chapitre.
A partir des formes de compréhension morales, juridiques, et médicales des
manifestations de la folie exposées dans le Chapitre 1, nous allons faire le travail
d’identifier ce qui, dans ces modèles, est resté, ce qui fonctionne toujours. Après un bref
rappel des apports de Freud et Lacan à la clinique des psychoses discutés dans les
Chapitres 2 et 3, nous allons voir quels sont aujourd’hui les outils nécessaires au
traitement des psychoses, et comment les enjeux actuels nous obligent toujours à faire
face au champ social, moral, juridique et médical. La psychose ne s’est toujours pas
libérée de ce qu’on va comprendre ici comme des injonctions ou encore des formes du
discours du maître, car ce discours se trouve à la source de son exclusion : « Ce dont il
s’agit dans la ségrégation de la maladie mentale, à savoir quelque chose qui est autre, qui
est lié à un certain discours, celui que j’épingle du discours du maître. » (Lacan, 1972, p.
95). Il nous reste analyser en quoi elle en est concernée et comment le psychanalyste peut
se positionner à partir de son propre discours malgré ces injonctions.
L’ambition du Chapitre 1 était de faire un état des lieux des pratiques
d’intervention au moment où la folie a quitté complètement le terrain du sacré, dans lequel
il représentait le déplacement des frontières entre le profane et le divin. Après la
désacralisation du fou, voici qu’il réapparaît sous la forme morale et juridique. Parce
qu’ils ont commis des fautes morales, parce qu’ils ont été irrationnels, ils ont été

277
enfermés. L’homme bon, l’homme de morale et de raison doit être épargné de vivre avec
les fous car leur irrationalité, leur tendance à l’animalité peut être séductrice. C’est ici que
commence l’enfermement dudit fou. Pratique qui n’a pas encore connu de fin, même si
elle a changé de forme. Et c’est là, enfermé à l’intérieur de ce lieu qui mélange l’hôpital
et la prison que la folie devient peu à peu objet d’investigation et d’intervention du savoir
médical. De faute morale, la folie sera comprise comme une maladie, mais les pratiques
médicales, à ce moment – passage du XVIIe au XVIIIe siècle – restent imprégnées par la
morale. Les malades mentaux doivent être dressés, corrigés, limités, isolés, enchaînés,
frappés, exposés au froid et à la faim. C’est l’époque des traitements moraux comme ceux
qui ont été proposés par Pinel, Esquirol et Morel.
Ce n’est qu’au cours du XIXe siècle que le rôle de la médecine dans la prise en
charge de la folie va abandonner les valeurs morales pour s’accrocher au savoir
scientifique, alors en plein développement. Ainsi, les recherches neurologiques et
physiologiques peuvent avancer et initier la quête d’une étiologie organique de la maladie
mentale. Toutefois, cette vague positiviste ne touche en rien les hospitalisations de masse.
La recherche et les « traitements » sont toujours faits à l’intérieur des hôpitaux qui
gagnent peu à peu le statut d’hôpitaux psychiatriques. C’est à ce moment qu’on voit
proliférer les classifications diagnostiques – celle de Kraepelin restant la plus célèbre – et
quelques décennies plus tard, on voit surgir ce que nous avons appelé « l’involution des
traitements » car le recours à l’hospitalisation ne suffisait plus aux prétentions
scientifiques ; on voit donc fleurir des techniques comme l’insulinothérapie, la
psychochirurgie et l’électrochoc.
Morales et/ou médicales, les pratiques de correction ou de traitement avaient le
même point de départ : la prise en charge d’une faute ou d’une maladie et non pas d’un
individu à part entière et encore moins d’un sujet tel qu’il a été conçu par la psychanalyse.
Le but était d’éliminer les comportements considérés comme insensés, irrationnels,
inconvenants, étranges, dysfonctionnels et, faute de succès, il fallait faire appel à
l’hospitalisation pour un temps indéterminé. Le manque de liberté a engendré l’exclusion
sociale des considérés « anormaux » pendant des siècles.
Cette situation désastreuse en ce qui concerne la prise en charge de ces sujets en
importante souffrance psychique aura enfin la possibilité de changer avec Freud et
l’invention de la psychanalyse. La méthode analytique peut désormais se lancer dans
l’étude desdits malades dans le but non seulement de comprendre les mécanismes
psychiques impliqués dans l’expression de leur « folie » mais aussi dans l’espoir de

278
pouvoir un jour affirmer l’existence d’un traitement patent et digne de ce nom pour ces
personnes. Dans sa recherche, Freud ne s’est jamais contenté d’une clinique des névroses,
il savait que ce qu’il était en train de découvrir et d’affiner concernait aussi les psychoses.
Sa prétention était de faire entrer la psychanalyse dans les asiles pour qu’elle puisse être,
avec le soutien des psychiatres, la méthode d’investigation et de traitement clinique par
excellence. Projet raté. Ni Jung, ni Bleuler n’ont pu assumer une telle charge. Mais cela
n’a pas dissuadé Freud d’explorer les possibilités de créer une clinique psychanalytique
des psychoses. Il y tenait et quelque part il savait qu’il était sur la bonne voie. En outre,
le mouvement de pensée inauguré par Freud était voué dès le départ, en raison de ses
caractéristiques internes, à rompre avec la psychiatrie. Ce n'était qu'une question de temps
pour que ces deux disciplines se rendent définitivement compte de cette incompatibilité
méthodologique.
La psychanalyse de Freud a fait d’un objet du savoir médical un sujet de parole.
En prenant à son compte la question de la maladie mentale et en faisant d’elle une théorie
des psychoses, Freud a rendu la parole à ceux qui avaient dû se taire pendant des années.
Il a porté tout son intérêt sur le dit des psychotiques, sur le ressenti de leurs expériences,
sur le pourquoi et le comment de leur souffrance. Il s’est intéressé au vécu de ces
personnes, c’est-à-dire à leur histoire, à la singularité de leur parcours, mais aussi à ce
qu’il y a de commun entre eux, ce qui se répète, ce qui insiste ; le phénomène psychotique
qui était un mal indivisible pour la médecine, pour la psychanalyse n’en était que la partie
apparente, le reflet d’un fonctionnement psychique particulier.
Freud a donc posé les bases d’une clinique de la non-maladie. Autrement dit,
malgré l’utilisation du mot maladie par Freud dans ses articles et ses lettres, son œuvre
constitue un apport théorique qui nous permet de penser une clinique pour ceux qui
souffrent indépendamment de ce que le discours médical entend par maladie. Étant donné
le caractère global de la dimension de la souffrance humaine, étant donné qu’il y a un
malaise incurable dans la civilisation, les théories freudiennes peuvent, contrairement à
celles de la médecine, ne pas s’appuyer sur l’idée de maladie. Dans le débat santé mentale
contre maladie mentale, la psychanalyse est ailleurs, du côté du sujet, de celui qui doit
résister à se faire objet d’un discours qui tente de parler à sa place.
Freud n’a jamais été un médecin d’asile, et comme un clinicien de l’écoute, il a
toujours reçu des patients psychotiques dans son cabinet. Toujours dans l’espoir de
découvrir un moyen de faire de la psychanalyse un instrument clinique utile pour les

279
psychoses, il a continué ses recherches et rendu compte de ses tentatives, il a encouragé
ses collègues à en faire autant, même s’il n’a jamais été convaincu des résultats.
C’est à partir de l’écoute, de la mise en valeur de la parole du sujet jusqu’alors
compris comme malade mental que Freud a pu saisir la logique psychique qui se cache
derrière. Il a beaucoup avancé dans ses propositions théoriques, il a élaboré toute une
théorie à partir de laquelle on peut penser les psychoses indépendamment des névroses et
des perversions ; cependant il n’a jamais affirmé publiquement l’efficacité du traitement
analytique sur les cas qu’il a eu à connaître. Pour lui, la pratique psychanalytique avec les
psychoses manquait d’une élaboration plus consistante. Le dit de Freud déconseillait la
pratique analytique avec les psychotiques, mais son dire n’a pas cessé d’insister sur cette
possibilité.
C’est sur cette voie que le jeune psychiatre et débutant psychanalyste, Jacques
Lacan, va prendre le relais de Freud. De facto, la psychanalyse des psychoses se posait
comme une question ouverte jusqu’au milieu du XXe siècle. Même si des analystes
contemporains ou postérieurs à Freud comme Ferenczi, Federn, Abraham, Melanie Klein,
parmi d’autres, s’étaient déjà beaucoup investis dans cette recherche, des doutes pesaient
encore sur le champ psychanalytique.
Si Freud a inventé la psychanalyse auprès des hystériques, Lacan la découvre
avec les psychotiques. Lorsque Lacan s’intéresse à la psychanalyse il a déjà une assez
large expérience asilaire. Il connaissait la psychose de près et il décide de faire l’effort
d’avancer là où Freud n’a pas pu s’aventurer. Quelques années après son entrée définitive
dans le champ psychanalytique, Lacan voit la nécessité d’un retour à la parole du maître.
Les dires de Freud se perdaient au fil du temps et il fallait y revenir avec soin et surtout
de la précision.
Très vite, Lacan reprend la question des psychoses. Le troisième séminaire de
son retour à Freud leur a été dédié. Cet au cours de ce séminaire que Lacan va poser non
seulement une nouvelle lecture de la théorie freudienne des psychoses mais aussi une
hypothèse étiologique, point sur lequel Freud a toujours butté. Le mécanisme psychique
qui se trouve à l’origine des psychoses, tel que celui du refoulement pour les névroses,
sera, selon lui, la forclusion du Nom-du-Père ; hypothèse tirée d’une interprétation du
texte de Freud sur l’analyse de l’Homme aux Loups, où justement le psychanalyste ne
traitait pas directement de la question des psychoses. Avec Lacan, la psychose se voit
dotée d’une théorie à part entière, elle n’est plus tributaire des éléments qui composent la

280
lecture psychanalytique des névroses. Mais, après avoir beaucoup avancé théoriquement,
il lui manquait de s’attarder sur un autre point très important : la clinique.
Le Séminaire III nous apporte quelques indices – comme des conséquences de
ses développements théoriques – sur la manière dont le psychanalyste doit manier la cure
avec des psychotiques. Mais cela n’a pas suffi à calmer les questions, voire les angoisses
des analystes qui, lorsqu’ils sont confrontés à un cas de psychose, ne se sentent pas
toujours en mesure d’assurer une cure sans avoir besoin de sortir de leur place de
psychanalyste, qu’ils soient dans leur cabinet ou au sein d’une institution.
Après le Séminaire III et la publication, quelques années plus tard, de l’article
« D’une question préliminaire… », Lacan ne dédie plus aucun séminaire ou texte
intégralement au thème des psychoses qui n’apparaîtra que de façon diffuse dans ses
autres travaux. Au fur et à mesure de ses élaborations théoriques, la clinique des
psychoses doit se réinventer pour rendre compte de chacune des nouvelles notions
théorisées par Lacan : jouissance, objet a, nomination, dire, sinthome ; à chaque
invention, il fallait repenser la psychose et ses possibilités cliniques.
Tout comme Freud, Lacan a toujours reçu des psychotiques dans son cabinet et
il a mené pendant des années des présentations cliniques avec des patients considérés
comme psychotiques à l’hôpital Sainte-Anne. Mais, ayant fait un pas de plus par rapport
à Freud, Lacan a pu assumer publiquement et à plusieurs reprises qu’une clinique
psychanalytique des psychoses était non seulement possible, mais souhaitable et qu’il ne
fallait donc pas reculer devant la psychose.
Après la mort de Lacan, le débat psychanalytique autour de cette question gagna
en intensité et ce, tout au long des années 80. De nombreuses journées, colloques et
rencontres de travail ont été organisés dans le but d’approfondir et d’éclaircir ce qui, de
la psychose, interrogeait toujours la psychanalyse et ce qui, de la clinique
psychanalytique, résistait aux psychoses. En 1983 donc, environ trois ans après la mort
de Lacan, la France a vu deux journées sur la clinique analytique des psychoses, une à
Montpellier et l’autre à Prémontré, cette dernière portant déjà dans son nom une
interrogation majeure : « Des psychotiques en analyse ? ». L’année suivante, la discussion
a continué avec les journées de l’École de la Cause Freudienne à Angers, où il fut question
de l’interprétation et du transfert dans les psychoses. En Belgique, l’École Freudienne a
dédié trois publications (1983, 1985 et 1987) de sa revue Quarto au thème des psychoses
et à sa clinique. En 1986, un groupe de recherche et d’application des concepts
psychanalytiques à la psychose (GRAPP) a été fondé. Pour finir, en 1988, s’est tenue à

281
Buenos Aires la Rencontre internationale du Champ freudien dans la quête d’une
« Clinique différentielle des psychoses » – notons ici que l’interrogation disparaît pour
laisser place à une affirmation, non sans y ajouter l’adjectif « différentielle ». Tout cela
sans compter le séminaire de Charles Melman en 1983-84 sur « Les structures lacaniennes
des psychoses » et de nombreux articles publiés dans les revues psychanalytiques
(Battista, 2013, p. 82).
Les années 1990 et 2000 ont prolongé cette floraison d’initiatives. Les
investigations et les publications sur la clinique des psychoses ont continué de plus belle,
bénéficiant de la contribution de plusieurs analystes renommés. Parmi eux, on peut citer
Jacques-Allan Miller avec la création de la notion de psychose ordinaire, mais aussi
beaucoup d’autres comme Colette Soler, Jean-Claude Maleval, Marcel Czermak, Éric
Laurent, etc.

4.1 – Du maître à l’analyste

D’importants concepts ont été forgés et beaucoup d’encre a coulé à l’égard de la


clinique psychanalytique des psychoses. Toutefois, il y a toujours quelque chose qui
résiste et qui, en résistant, incite à nous interroger sans cesse. Encore aujourd’hui, il n’est
pas rare que les analystes soient mis en cause par rapport à leurs capacités d’action dans
cette clinique, mais il n’est pas rare non plus que les analystes eux-mêmes se mettent en
cause, sinon en question, en ce qui concerne leurs propres possibilités d’intervention dans
les psychoses. Cela indique que les psychoses continuent d’interroger les professionnels
qui se situent à l’intérieur du champ psychanalytique. Mais elles posent aussi des
questions à tous ceux qui se situent en dehors du champ freudien mais qui visent à agir
sur elles – ceux qui se trouvent, par exemple, dans le champ médical, juridique ou social.
Portant la conviction qu’il fallait marquer une césure entre un avant et un après
la psychanalyse dans les savoirs et les pratiques envers les psychotiques, cette thèse a fait
l’effort jusqu’ici de s’attarder sur les traitements mis en place en dehors du champ
psychanalytique et ensuite sur les innovations théorico-cliniques qui ont été proposées à
l’intérieur de celui-ci. On a vu aussi, rapidement, dans le Chapitre 1, comment la

282
psychanalyse a participé à la transformation de l’espace de l’hôpital et a favorisé la
création de services de prise en charge indépendants de la structure hospitalière. Dans les
Chapitres 2 et 3, nous avons examiné comment Freud et Lacan ont construit pas à pas
une théorie des psychoses et comment cette théorie peut se déployer dans un savoir-faire
clinique. Il nous reste maintenant à regarder de plus près comment le savoir
psychanalytique peut se faire acte dans la clinique actuelle des psychoses.
Nous savons que cette clinique ne se limite pas au cabinet privé. Au contraire,
elle s’exerce dans une grande variété d'espaces ; de l'hôpital général à l'hôpital
psychiatrique, des services de santé mentale aux services d'aide sociale, dans les
associations les plus diverses qui visent à accueillir des personnes vulnérables, dans les
lieux publics, ou même dans des rencontres fortuites. La clinique psychanalytique des
psychoses est capable de traverser les murs, elle n’a qu’une exigence : la présence d’un
psychanalyste qui, à partir d’un désir, d’une éthique et d’un discours, produit un acte.
Dans la clinique des psychoses, les psychanalystes sont souvent confrontés à des
impasses qui résident au-delà de la parole de leur analysant. Si, dans les deux chapitres
précédents, nous avons traité des indices cliniques dans les travaux de Freud et Lacan, il
faut désormais analyser les questions contemporaines qui traversent les tentatives de mise
en place de l’enseignement de ces deux psychanalystes. Cela veut dire que dans la
clinique des psychoses, en plus du travail avec le sujet, le psychanalyste sera invité à faire
avec ce qui s’interpose entre lui et son analysant.
Nous allons donc soutenir que faire un travail strictement analytique avec les
psychoses, c’est faire en même temps un travail d’analyse des discours qui traversent ces
sujets et qui insistent pour les garder dans la position d’objet de l’Autre. Faire une
psychanalyse des psychoses, c’est créer les conditions d’apparition d’un sujet qui soit
capable de faire une critique des discours de l’Autre qui les met en position d’aliénés.
C’est oser une réflexion sur les figures qui incarnent cet Autre et leur manière de donner
des ordres ou d’exercer une emprise.
Les psychotiques sont des sujets essentiellement hors norme. Ils ne se
conforment pas aux règles sociales et morales attendues et parfois ils sont même hors la
loi. Ils ne seront peut-être pas de bons employés, de bons écoliers, de bons citoyens – du
moins si nous prenons ici le concept de « bon » au sens de qui se présente comme le plus
correct, le plus adéquat ou le plus adapté dans un système économique et social donné.
Ainsi, ils dérangent l’ordre établi, mais ils sont aussi dérangés par cet ordre dans une

283
perpétuelle dialectique à l’intérieur de laquelle le psychanalyste sera appelé à s’installer
pour faire acte de sa clinique.
Ces règles, indépendamment de leur nature, seront comprises au cours de cette
discussion comme représentatives du discours du maître dans la mesure où elles
s’imposent au sujet psychotique comme des injonctions, c’est-à-dire comme une
référence à une fonction qui n’existe pas dans son système symbolique (Calligaris, 2013).
Une injonction a donc une portée désorganisatrice en fonction de la forclusion de la loi
symbolique si on veut rester plus proche du Lacan des années 1950, ou de la forclusion
d’un dire qui exprime un non, un dirkinon, si on utilise les outils qu’il a développés plus
tardivement.
Un discours, chez Lacan, c’est ce qui instaure « un type de lien social défini »
(Lacan, 1971-1972/2011, p. 42). Le sujet est dans le lien social lorsqu’il peut occuper
une position dans les discours. Lacan a introduit, dans le Séminaire XVII : L’envers de la
psychanalyse, quatre discours différents : le discours du maître (DM), le discours de
l’universitaire (DU), le discours de l’hystérique (DH) et le discours de l’analyste (DA),
présentés ci-dessous :

Figura 10 : Les quatre discours

Ce qui nous intéresse le plus dans la portée de cette argumentation, c’est plutôt
deux de ces quatre discours : le discours du maître et le discours analytique. Le discours
du maître est donc celui qui a le signifiant maître (S 1) à la place de l’agent, le savoir (S2)
à la place de l’autre, le sujet barré (S) à la place de la vérité et le plus de jouir (a) à la
place la production. Le discours analytique est son exact opposé : il a le plus de jouir, ou
l’objet a (a) à la place de l’agent, le sujet barré (S) à la place de l’autre, le savoir (S2) à la
place de la vérité et le signifiant maître (S 1) à la place du produit.

284
Lacan élabore la notion de discours du maître à partir d’une relecture de la
dialectique hégélienne du maître et de l’esclave dans laquelle il y a une chose que le
maître ne domine pas : le savoir. Selon Lacan (1969-1970/1991), le maître est celui qui
dicte les lois au profit du non-rapport entre savoir et vérité. Le savoir à la place de l’autre
et la jouissance à la place du produit nous montre, précisément, que le maître ne détient
pas le savoir et que ce qu’il produit n’est plus qu’un excès de jouissance. Ainsi, l’existence
du maître est intimement liée à ses esclaves, sans lesquels il disparaîtrait.
Pour devenir maître et jouir de ses propres commandements, il a fallu laisser aux
esclaves le savoir sur le travail. Cet écart indépassable entre savoir et vérité annonce la
castration du maître. En conséquence, le maître ne jouit pas tout le temps, vu qu’il est
castré, et il est castré parce qu’il a subi une perte de jouissance pour se produire. À chaque
fois qu’il donne un ordre, il perd quelque chose. « Le maître ne peut dominer qu’à exclure
cette jouissance » (Lacan 1969-1970/1991, p. 110), la jouissance liée au savoir.
Grosso modo, c’est parce qu’un sujet n’a pas un savoir sur la vérité qu’il peut
suivre les ordres d’un maître quelconque. En revanche, pour maintenir son statut de
pouvoir, le maître cache sa dimension de manque, c’est-à-dire sa dimension de castré ;
nuance sur laquelle va agir le discours analytique en dévoilant cette castration et en faisant
apparaître un maître quelque peu débile.
Nous allons travailler ci-dessous sur différentes facettes du discours du maître
telles qu’elles peuvent intervenir entre le psychanalyste et le psychotique au cours d’un
travail analytique. Nous avons isolé trois modalités de présentation du DM qui sont assez
présentes dans la clinique des psychoses : le discours médical ou psychiatrique, le
discours de l’État et le discours de la normativité. Lorsque ces discours s’abattent sur des
sujets psychotiques, ils peuvent tomber comme des injonctions auxquelles il faut donner
une réponse et c’est à ce moment précis que le psychanalyste peut se trouver entre le
psychotique et les représentations du DM, en étant ainsi convoqué à construire avec son
patient une réponse possible et qui convienne à ce dernier. Mais pourquoi l’analyste
serait-il mieux placé qu’un autre clinicien pour affronter avec les psychotiques les
injonctions du DM ? Précisément parce que son discours, le discours analytique, est
l’envers du discours du maître.
En tant que le discours du maître produit un plus-de-jouir pour le maître lui-
même, le discours analytique produit un signifiant maître pour le sujet. Il est possible de
comprendre par-là que le DA produit un maître de soi, dans la mesure où il produit, pour
le sujet, un signifiant qui fait fonction de loi pour lui. Ainsi, le maître perd sa fonction, sa

285
castration devient évidente et le sujet aura des moyens de répondre aux injonctions. Face
au psychotique qui angoisse, qui déclenche une crise ou qui se paralyse devant une forme
quelconque de DM, le psychanalyste peut, à partir de son discours, interroger non
seulement les raisons de cette souffrance pour le sujet, mais les formes de DM elles-
mêmes. En prenant le savoir à la place de la vérité, le discours analytique montre que le
maître est vide de savoir et en opérant un démontage du DM, le psychanalyste peut donner
au sujet la possibilité de rencontrer une manière autre d’affronter ce maître et de sortir de
la position d’objet de sa jouissance. Un travail qui dans la clinique des psychoses doit être
constant ; mettre en cause le DM doit être envisageable comme direction du traitement
analytique avec les psychotiques.
Il est impossible de parler des discours, donc de lien social, et du discours
analytique comme l’envers du discours du maître, sans être renvoyé à un autre point
fondamental : le politique.

Parler de l’envers de la psychanalyse, la question se pose de la place de la


psychanalyse dans le politique. L’intrusion dans le politique ne peut se faire
qu’à reconnaître qu’il n’y a de discours, et pas seulement l’analytique que de
la jouissance, tout au moins quand on en espère le travail de la vérité. (Lacan
1969-1970/1991, p. 90)

Dans ce passage, Lacan est précis. Il s’agit de penser la place de la psychanalyse


dans « le politique » en tant que discours, donc lien social. Ce que Lacan introduit dans
le champ freudien, c’est « La politique en tant que discours – qui n'est ni le discours
politique ni le discours sur la politique – et en tant que discours du maître » (Askofaré,
2005, p. 97). Il ne s’agit donc pas de faire usage de la psychanalyse pour toucher la
concrétude de l’organisation du pouvoir, de ses institutions, de sa pratique et de ses lois.
On n’a pas besoin de la psychanalyse pour agir dans le but de changer une structure
politique, mais bien pour changer le rapport du sujet au politique dans la mesure où il se
présente comme un discours du maître.
Il ne s’agit donc pas de faire de la politique avec le discours analytique, cela
n’est pas possible, car l’autre du DA est le sujet barré et non pas le corps des citoyens.
Ainsi, le discours et l’acte analytique ne peuvent viser qu’un sujet. Il n’est pas ici question
de changer la manière dont on fait de la politique dans le champ social, mais la façon dont
le sujet répond aux injonctions de la politique sur lui-même. Autrement dit, la

286
psychanalyse ne sert pas à la production de changements à l’intérieur du discours
politique comme discours du maître, mais à changer le rapport du sujet au maître, à
tempérer l’impact de sa jouissance sur lui.
Dans la clinique des psychoses, le politique en tant que discours du maître peut
avoir une incidence pour le moins bouleversante et même dévastatrice ; c’est ce que nous
allons développer ci-dessous. L’Autre du psychotique est assez souvent incarné par un
représentant de la polis, donc par le discours politique comme discours du maître ; d’où
la fonction, voire la nécessité, du discours analytique qui est le seul capable d’inverser le
maître et de le faire sortir d’une position de tout-puissant face au sujet. L’essentiel est de
penser le politique comme un discours qui produit des liens entre les hommes et non
comme un savoir sur eux. Cela nous laisse une grande marge de manœuvre pour
interroger les savoirs sur lesquels ce discours se construit dans le but de modifier les liens
qu’il instaure.
Mais ce n’est pas parce que le discours analytique existe qu’il est capable
d’inverser le discours du maître et de produire des changements effectifs chez les sujets.
Pour obtenir ce résultat, il faut que ce discours se fasse acte. L’acte analytique a pour
fonction de mettre en œuvre la déconstruction des destins pulsionnels propres à un sujet
afin de lui offrir une autre possibilité, une autre manière de désirer. Ainsi, produire un acte
c’est produire une différence, c’est créer du nouveau en brisant un cercle de répétition.
Pour penser l’acte analytique comme potentiellement politique, il faut penser ce
que, du politique, touche la psychanalyse et par quelle voie.

Entre politique et psychanalyse, il y a tout le système des « pratiques


discursives », les institutions en tant qu’« appareils idéologiques d'État »
(famille, école, etc.), les mœurs comme concrétions des valeurs, des normes
et des goûts d'une époque, mais aussi les savoirs (Askofaré, 2005, p. 96).

Ces pratiques discursives arrivent au psychanalyste par l’écoute de ses analysants.


C’est dans la mesure où les appareils idéologiques d’État – tels que définis par Althusser41
– les mœurs et les savoirs sont apportés à l’analyste que son discours peut avoir une
incidence politique.

41
« Nous désignons par Appareils Idéologiques d’État un certain nombre de réalités qui se présentent à
l’observateur immédiat sous la forme d’institutions distinctes et spécialisées. » (Althusser, 2011, p. 275).

287
Par conséquent, l’acte analytique produit un changement dans la manière dont le
sujet s’inscrit dans le lien social. À l’acte de l’analyste le sujet répond d’abord dans la
cure, puis dans sa vie. Dans la mesure où l’acte analytique touche la fonction du discours
du maître pour un sujet donné et change sa position dans ce lien social, il doit être compris
comme un acte politique. La portée politique de l’acte analytique commence alors dans
le contexte clinique et continue dans la polis.
Il faut noter que l’acte analytique comme acte politique n’est pas une exclusivité
de la clinique des psychoses. Il concerne aussi la clinique des névroses mais pas de la
même manière. En étant l’envers du DM, le DA va forcément toucher le sujet là où il doit
faire avec la Loi, c’est-à-dire là où il faut faire avec sa castration ou avec son manque de
castration. Le DA va agir là où il faut destituer le Nom-du-Père pour pouvoir se servir de
sa fonction. Les enjeux cliniques de l’acte et sa portée politique sont différents dans
chaque structure. Toutefois, dans la clinique des psychoses, ils sont plus béants en raison
de la position d’étranger dans laquelle se trouve le sujet par rapport aux lois et aux liens
sociaux. Dans la clinique des névroses, le but de l’acte analytique est de changer le rapport
du sujet à une loi qui est déjà incarnée par le sujet. Dans celle des psychoses, le but de
l’acte analytique est aussi de changer le rapport du sujet à une loi, mais cette loi est perçue
par le sujet comme venant de l’extérieur. Et la dimension de la béance se trouve
exactement dans cette extériorité, dans la mesure où l’acte analytique touchera le sujet
dans son rapport à une loi qui lui est extérieure et non pas intérieure.
Cette position d’extériorité et les injonctions multiformes du discours du maître
fondent la spécificité de la portée politique de l’acte analytique dans la clinique des
psychoses. Cette notion d’extériorité, qui trouve ses racines dans le mécanisme de la
forclusion, deviendra plus claire à partir des exemples pratiques qui seront discutés ci-
dessous.
Il est important de préciser que les trois représentants du discours du maître sur
lesquels nous allons nous s’attarder – la médecine, l’État et les normes sociales – ne sont
pas problématiques a priori. En tout cas, ce n’est pas ainsi que nous allons les analyser.
Ces trois figures peuvent incarner le DM de façon problématique pour un sujet donné,
dans des circonstances bien spécifiques. Dans ce cas, le rôle de l’analyste est d’identifier
la présence pernicieuse de ces discours et d’intervenir pour faire apparaître les nuances et
les trous. C’est bien pourquoi l’acte analytique peut se faire aussi acte politique, parce
qu’il agira sur la façon dont le sujet va faire avec les règles ou avec la Loi.

288
Pour illustrer cette bataille discursive qui se déroule dans le quotidien de la
clinique nous allons l’analyser quelques exemples concrets. Avec le psychotique, le
psychanalyste est toujours confronté aux règles institutionnelles, aux lois de l’État ou aux
normes sociales. Comment doit-il faire face à ces discours ? De quel côté va-t-il se
positionner : à l’intérieur ou à l’extérieur des protocoles, des lois et des normes ? Peut-
être dans un entre-deux ?
Comme précisé dans l’introduction générale de cette thèse, toutes les
expériences cliniques et institutionnelles rapportées ici ont eu lieu au Brésil, dans un
Centre d’Accueil Psycho-social – CAPS III42 où j’ai travaillé officiellement comme
psychologue clinicienne pendant quelques années (en réalité comme psychanalyste la
plupart du temps). En nous appuyant sur l’analyse des situations cliniques observées dans
ce contexte institutionnel, notre intention est de discuter la portée de l’acte analytique
dans la clinique des psychoses à partir de l’incidence de ces trois types de discours sur les
sujets analysés. C’est lorsque le DM s’interpose entre l’analyste et son analysant que le
premier peut utiliser son discours pour inverser celui du maître et produire chez
l’analysant des effets d’émancipation. La psychose invite ainsi le psychanalyste à mettre
en question, voire en cause, les lois, les protocoles et les normes et à faire de l’acte
analytique un acte explicitement politique.

4.2 – Le discours médical

Après des siècles d’enfermement, ceux qui ont été considérés fous ont pu
retrouver l’espace ouvert, l’espace social duquel ils avaient été bannis. Ils sont redevenus
des citoyens de fait et de droit, ils ont leur mot à dire et il y a ceux qui sont intéressés à
les écouter. La psychanalyse n’y est pas pour rien. C’est elle qui a ouvert la voie et montré
l’importance et l’intérêt d’écouter ceux qui, privés ou non de leur liberté, n’arrivaient pas
à répondre aux codes symboliques comme il était prévu par l’ordre social.
La parole du fou, à partir du moment où elle est écoutée – en grande partie par
les psychanalystes – a déclenché une crise sans précédent dans le monde asilaire.

42
Le fonctionnement de ce service a été expliqué en détail dans l’introduction de ce travail de recherche.

289
Cependant, les crises qui ont contribué à éliminer le concept d’asile comme lieu modèle
de prise en charge des « malades mentaux » n’ont pas fait disparaître la notion
d’institution de soin comme prérogative nécessaire, ni la notion de santé sous sa forme
négative (maladie ou trouble mental). Les institutions destinées au traitement des
affections psychiques, qu’elles soient hospitalières ou non, existent toujours et occupent
parfois les mêmes espaces physiques que l’asile d’autrefois. Lorsqu’elles proposent que
le patient y séjourne de jour comme de nuit, elles sont définies comme des lieux dédiés à
ceux qui sont présumés incapables de vivre en société. Des hôpitaux psychiatriques, des
hôpitaux de jour, des services médico-psychologiques, des associations, etc., toute une
série de structures de soin ont été créées au cours du XXe siècle, dans une logique de
secteur, pour remplacer la logique asilaire qui se montrait de plus en plus inefficace. Des
institutions certes alternatives, réformées, humanisées, mais quand même des institutions.
Lieux à part pour la psychose.
Ces services substitutifs à la logique asilaire s’inscrivent tout de même dans le
discours scientifique et médical (psychiatrique). En cela, les choses n’ont pas changé : le
pouvoir psychiatrique y est dominant, sa place est reconnue par l’État et son discours a
une valeur juridique. Mais, au niveau de la pratique clinique, la contribution de la
psychiatrie est assez faible. Si les traitements ont changé et sont aujourd’hui meilleurs
qu’avant, ce n’est pas parce que la science psychiatrique a évolué, mais bien en fonction
des avancées constatées à d’autres niveaux : social (meilleures possibilités d’adaptation),
psychologique (présence de la psychanalyse et de l’analyse institutionnelle), sans compter
l’humanisation des soins dans les hôpitaux (Hochmann, 2015). L’apport psychiatrique de
ces dernières années se résume à l’emploi de nouveaux diagnostics et de nouvelles
médications qui, en fait, sont issues de la recherche neurologique ; la psychiatrie travaille
non seulement avec l’industrie pharmaceutique mais aussi à la construction des manuels
diagnostics. Autrement dit, nous sommes dans un circuit fermé : de nouveaux troubles
nécessitent la découverte de nouveaux médicaments, lesquels sont à l’origine de
nouveaux troubles. Ce qui est oublié, ou mieux, ce qui reste forclos dans cette démarche,
c’est le sujet.
Mais la distance entre psychiatre et psychanalyste ne se mesure pas qu’au plan
théorico-clinique car, dans la pratique, ces deux personnages partagent fréquemment, non
seulement les mêmes espaces physiques mais aussi les mêmes patients. Lorsque le
psychanalyste occupe un poste à l’intérieur des institutions de soin, il est confronté
quotidiennement au pouvoir médico-psychiatrique. Une institution de santé est avant tout

290
une institution médicale, une institution qui répond à un ordre qui lui impose ses
protocoles. Le psychiatre est donc censé être la figure décisionnelle centrale à l’intérieur
des institutions de santé. C’est le psychiatre qui décide du traitement médicamenteux mais
c’est aussi lui qui signe les documents, les formulaires, les attestations etc. Mais ce n’est
pas tout. Le pouvoir de signature du médecin touche aussi à la liberté des personnes en
souffrance psychique. C’est le psychiatre, dans la plupart des cas, qui décide du début et
de la fin des hospitalisations. Le psychiatre, dans sa pratique quotidienne, a donc le droit
de prendre des décisions intrusives et parfois coercitives envers ses patients ; ce qui ne
relève pas de la pratique analytique.
Psychiatre et psychanalyste sont donc destinés à se croiser à partir du moment
où ils s’intéressent aux mêmes personnes, même s’ils les regardent à partir de points de
vue complètements différents, voire opposés. Le psychiatre prend comme objet de son
savoir le même patient que le psychanalyste prend comme sujet de la parole. Le psychiatre
s’occupe des troubles mentaux tandis que le psychanalyste s’occupe des sujets en
souffrance. D’emblée, un choc discursif se met en place.
La psychanalyse a intrinsèquement créé une rupture avec le savoir médical,
même si elle a failli y être incorporée – par le désir des psychiatres qui voyaient dans la
psychanalyse un espoir thérapeutique qui manquait à leur discipline. Mais cette
incorporation n’est pas allée très loin. Psychanalyse et psychiatrie, en tant que pratiques
discursives, se sont éloignées de façon exponentielle, concrètement surtout à partir du
moment où la psychiatrie a abandonné la notion de psychopathologie psychanalytique
dans la conception de ses manuels diagnostiques. Aujourd’hui, la psychiatrie a trouvé sa
place à côté de la neurologie et de la génétique, et elle y restera jusqu’à ce que l’avancée
de ces sciences fassent disparaître la figure du psychiatre, du moins c’est la croyance des
scientifiques.
Plus la psychiatrie s’éloignait de la psychanalyse, plus elle se rapprochait d’un
modèle scientifique dominant. Autrement dit, plus la psychiatrie abandonnait la
psychanalyse, plus elle se configurait comme la représentante du savoir et du pouvoir
médical dans les institutions de soin mais aussi dans la société en général. Mais revenons
au « sujet ». Ce n’est pas seulement parce que le discours médical est un discours de
pouvoir qu’il est incompatible avec le discours analytique, c’est aussi parce que le sujet,
sur lequel se fonde la pratique analytique, en est exclu (comme de tout discours
scientifique en général). Le discours médical tente, à tout prix, d’exclure la dimension de

291
la subjectivité aussi bien dans celui qui parle (le médecin) que dans celui qui écoute et est
censé exécuter (le patient).
Cette incompatibilité discursive est d’autant plus flagrante que le psychiatre se
présente dans sa clinique avec son savoir et son pouvoir, alors que le psychanalyste se
présente avec son savoir, son éthique et son désir. Si le mouvement psychanalytique était
destiné à rompre avec la psychiatrie depuis Freud, après Lacan cette rupture est devenue
plus radicale, car ses articulations et ses définitions nous poussent à penser la
psychanalyse comme l’envers de la médecine et par conséquent le psychanalyste comme
l’envers du psychiatre.

4.2.1 – Un discours sans corps

C’est le moment d’apporter quelques précisions et des détails sur la façon dont
le discours médical s’exprime actuellement dans la pratique clinique.
L’institution de santé est une institution médicale, certes, à ceci près que parfois
il y manque le médecin. Plusieurs services publics destinés aux soins en santé mentale
n’ont pas assez de psychiatres. Le manque de professionnels spécialisés en psychiatrie
dans certains services publics de prise en charge de patients graves est patent, autant en
France qu’au Brésil. Le nombre de psychiatres qui acceptent de travailler dans les services
publics est très inférieur à la demande. Une partie importante des psychiatres préfèrent
travailler dans leur cabinet privé plutôt que prendre un poste dans un hôpital ou un autre
service de secteur.
Notre objectif n’est pas de rentrer dans le détail des raisons pour lesquelles il
manque des psychiatres dans les institutions de santé mentale. C’est probablement une
situation multifactorielle. Ce qui nous intéresse ici est plutôt de mettre l’accent sur cette
ironie qui fait d’un service médical un service sans médecin et de problématiser les
conséquences d’un discours du maître lorsque le maître n’a pas de corps. Nous nous
bornerons à émettre seulement une hypothèse sur le manque de psychiatres dans les
services publics de soin en santé mentale.

292
Voyons déjà la façon dont on se réfère à ces services. Ils sont de moins en moins
reconnus comme des institutions psychiatriques, de plus en plus comme des services de
santé mentale. Et ce n’est pas par hasard. Ces services sont, d’une façon générale,
organisés autour de prérequis tels que le travail en équipe multidisciplinaire, la
valorisation des discussions de cas entre tous les membres de l’équipe, les supervisions
cliniques et/ou institutionnelles, la prise en compte des avis des patients sur leur
traitement, etc. On peut y voir les effets de deux mouvements influencés par la
psychanalyse desquels nous avons parlé dans le Chapitre 1 : l’antipsychiatrie et l’analyse
institutionnelle.
Dans certains services publics, les plus touchés par ces deux mouvements, le
pouvoir décisionnel des psychiatres tend à se réduire, ce qui favorise les discussions de
cas et une égalité de poids dans les décisions. Cette manière de travailler résiste toujours
dans quelques institutions, malgré la pression constante des discours dominants en faveur
du pouvoir psychiatrique. La diminution du pouvoir du médecin au sein de ces services
les pousse à préférer la solitude de leur cabinet, lieu où le pouvoir de décision reste entre
leurs mains. Durant les années que j’ai passées dans la clinique des psychoses au sein du
secteur public, jamais je n’ai eu l’occasion d’avoir comme collègue un psychiatre à temps
plein ; et les rares psychiatres qui s’intéressaient aux postes finissaient pour les refuser
car ils ne pouvaient pas accepter de travailler dans un lieu où les décisions devaient être
partagées avec toute l’équipe. Il y avait même ceux qui invoquaient leur éthique
professionnelle pour expliquer les raisons de ce refus.
Le manque de présence effective du psychiatre pour incarner le discours qui,
malgré ce manque, reste dominant génère – ce n’est pas difficile d’imaginer – quelques
problèmes pour le maintien de l’ordre médical qui a tendance à se vider de plus en plus.
Mais ce manque produit aussi beaucoup des questions qui se posent aux autres
professionnels, y compris les psychanalystes.
En tant que pouvoir abstrait, le psychiatre ne manquait pas dans les services de
santé mentale, car toutes les décisions sur les prises en charge pouvaient être discutées
dans l’équipe, voire avec les patients. Mais lorsque ce discours est exigé au niveau
pratique, lorsqu’il est exigé en tant que signature ou en tant que médication, on peut parler
d’impasse. Nous y reviendrons à l’occasion des discussions retracées dans la partie « 4.3
– Le discours de l’État ».
Ce n’est pas parce le psychiatre n’est pas présent que son discours cesse d’être
dominant ou qu’il quitte la place de maître. Un discours n’a pas besoin d’un corps pour

293
se faire valoir, c’est bien la raison pour laquelle on ne peut pas détruire un discours en
détruisant ses représentants. Le discours médical/psychiatrique en tant que discours
scientifique, est assumé et donc institué par l’État. La seule parole qui compte, pour l’État,
est la parole du psychiatre ; le reste doit alors servir à faire circuler cette parole. C’est en
tant que représentants du discours du maître que l’ordre psychiatrique et l’État peuvent
avancer côte à côte sans dérangement, et c’est pour cette même raison que le discours
psychanalytique peut créer une scission dans ce partenariat à partir du moment où il vise
à introduire dans la scène discursive et politique ce que les protocoles médicaux et d’État
ont forclos : le sujet de désir.

4.2.2 – Entre le médical et le juridique

Le pouvoir psychiatrique, comme tout pouvoir réel, n’est pas illimité. En


d’autres termes, le pouvoir psychiatrique comme manifestation du discours du maître est
manquant, castré. Il rencontre des limites dans la mesure où le patient ne répond pas
comme il faut à son discours. Le psychiatre prescrit en attendant que le patient exécute –
de préférence sans trop poser de questions – mais il peut aussi résister. Lorsqu’un sujet
résiste à ses conduites, le psychiatre se voit devant deux possibilités complètement
opposées : faire appel à un psychologue ou au psychanalyste dans l’espoir que ses figures
travaillent selon ses décisions cliniques, c’est-à-dire dans le sens de convaincre le patient
de suivre ses indications, car elles sont les plus correctes ; ou faire appel, dans certains
cas, à l’ordre juridique pour imposer ses décisions ayant force de loi.
Si ce que le psychiatre propose est une hospitalisation et que le patient y résiste,
s’agissant d’une restriction de liberté, le problème de santé devient tout de suite une
affaire de justice et l’ordre médical devra faire appel à l’ordre juridique pour mettre en
place ses propres protocoles. Le rapprochement de ces deux instances en ce qui concerne
l’affaire « maladie ou trouble mental » ne date pas d’aujourd’hui, comme vu dans le
Chapitre 1, en revanche les détails de cette collaboration se sont complexifiés.
A la différence de ce qui se passait au XVII e et au XVIIIe siècles, dans lesquels
l’ordre juridique et le savoir médical s’entrecroisaient et s’occupaient des mêmes affaires,

294
aujourd’hui il y a un écart évident entre ce qui relève de la médecine et ce qui relève du
droit. Les juges, les juristes et les avocats s’occupent des lois tandis que les médecins
s’occupent des maladies. On peut même penser que ces fonctions sont absolument
dissociées hormis le fait que la santé, en France comme au Brésil, est un droit garanti par
les institutions étatiques dont font partie les représentants de la loi. Toutefois, il y a des
situations où ces deux champs se croisent et font appel l’un à l’autre. C’est lorsque la folie
sous sa forme de trouble mental interpelle à la fois ces deux champs (ces deux catégories
du maître) et qu’ils s’unissent pour faire face à un problème qui dépasse les limites de la
santé et touche à l’ordre social. Cette alliance fait du psychiatre à la fois le responsable
des soins individuels et un auxiliaire de l’ordre public ; symétriquement, le représentant
de la justice se fait agent de l’ordre public et auxiliaire thérapeutique.
L’ordre médical et l’ordre juridique se rencontrent en plusieurs points différents.
Tout d’abord, le discours médical sert de cadre à l’élaboration des lois et des règles qui
ont une incidence sur les droits des personnes atteintes de troubles mentaux et les droits
de ceux qui sont censées les protéger. Par exemple, le diagnostic psychiatrique peut
faciliter l’accès de ces personnes à quelques aides sociales, comme on le verra plus loin,
mais l’apparition d’un trouble mental grave peut aussi faire l’objet d’une hospitalisation
sans consentement.
En France, il y a trois modalités d’hospitalisation sans consentement :
l’hospitalisation à la demande d’un tiers, l’hospitalisation en cas de péril imminent et
l’hospitalisation à la demande du préfet. Analysons de plus près les modalités de cette
mesure privative de liberté.

 Hospitalisation à la demande d’un tiers

Si l’individu en question est jugé incapable – par sa maladie – de consentir à une


proposition d’hospitalisation, un membre de sa famille peut en faire la demande dès que
son état impose la nécessité des soins et une surveillance immédiate. Dans ce cas, la
demande doit être déposée auprès du directeur de l’établissement choisi pour
l’hospitalisation, sous la forme d’une lettre manuscrite. A cette lettre, le demandeur doit
ajouter deux certificats médicaux datant de moins de 15 jours (dont au moins un doit être
fait par un médecin qui n’a pas de rapport avec l’hôpital auprès duquel la demande est
formulée). Cependant, « lorsqu'il existe un risque que le malade se mette en danger, le
295
directeur de l'établissement peut prononcer l'hospitalisation au vu du seul certificat d'un
médecin de l'établissement 43. »
Une fois l’hospitalisation décidée, dans les premières 72 heures, le médecin
responsable doit confirmer la pertinence de cet acte. Si c’est le cas, le sujet restera à
l’hôpital jusqu’à ce qu’il soit libéré par le médecin à la constatation de « la disparition
des troubles chez le malade ». Cependant, si l’hospitalisation doit durer plus de 12 jours,
la direction de l’hôpital doit saisir le juge des libertés et de la détention (JLD) pour qu’il
l’autorise et alors une audience se tiendra : « Au cours de l'audience du JLD, le malade
peut être entendu, si besoin assisté ou représenté par son avocat. »
De la même façon qu’au début de la procédure, la fin de l’hospitalisation pourra
être décidée par le psychiatre de l'établissement, mais aussi par le JLD, de sa propre
initiative ou sur demande d'un membre de la famille du malade, ou encore par le procureur
de la République.
Dans cette modalité d’hospitalisation à la demande de la famille, c’est le pouvoir
médical qui répond en premier lieu mais selon la durée d’hospitalisation et en fonction
du consentement, celle-ci devient une affaire judiciaire.

 Hospitalisation en cas de péril imminent

Dans le cas d’une situation de péril imminent, « c'est-à-dire en cas de danger


immédiat pour la santé ou la vie du malade », si aucun membre de la famille, ou même
un « tiers inconnu » ne veut faire une demande d’hospitalisation, cette procédure peut être
engagée par un médecin extérieur à l'établissement où le patient sera interné. C’est une
modalité assez proche de la précédente, à la différence que la famille est absente du
processus ; ici, c’est le médecin qui a fait la demande qui prend la responsabilité. En ce
qui concerne le temps d’hospitalisation, c’est le même régime que précédemment : s’il
est inférieur à 12 jours, la fin de l’internement sera prononcée, tout comme au début, à
partir d’une évaluation du psychiatre, mais si la durée doit être supérieure à 12 jours, le
directeur de l’hôpital est contraint de saisir le JLD.

43
Source : https://www.service-public.fr/particuliers/vosdroits/F761.

296
 Hospitalisation à la demande du préfet

C’est dans cette modalité qu’on peut repérer toute la question du fou comme un
« dérangeant » de l’ordre public ou constituant un risque pour son prochain : « Lorsque
le malade met en danger d'autres personnes ou porte gravement atteinte à l'ordre public,
le préfet peut prononcer son hospitalisation. » Ici, on voit la « maladie mentale » plutôt
comme une affaire de police que comme une affaire médicale. Le préfet, qui normalement
n’a pas de savoir sur ladite « maladie », a la prérogative de l’hospitalisation à partir de ce
qu’il évalue comme risque au niveau public et social. Ce type d’hospitalisation s’appelle
HO (hospitalisation d’office) ou encore SDRE (soins psychiatriques sur décision du
représentant de l'État).
La durée de l’hospitalisation suit les mêmes règles que les autres modalités. La
seule différence, c’est qu’au-delà du médecin de l’hôpital ou du juge (JDL) - qui peut
intervenir à la demande de la famille ou du procureur de la république - le préfet peut lui
aussi mettre fin à l’hospitalisation.
Dans cette modalité, le pouvoir médical d’habitude si regardant à l’intérieur de
l’hôpital, se plie au pouvoir juridique, puisque l’avis du psychiatre compte moins que la
décision du préfet. Le directeur de l'établissement où l’hospitalisation a lieu « peut être
puni d'un an d'emprisonnement et d'une amende de 15 000 € s'il maintient
l'hospitalisation contre l'avis du JLD ou du préfet ».

A titre de comparaison, il nous paraît intéressant d’exposer ci-dessous les


modalités d’hospitalisation sans consentement au Brésil. On verra que malgré quelques
similitudes, l’organisation du pouvoir médical et juridique sur les sujets atteints de
troubles mentaux n’est pas exactement la même qu’en France et les structures d’accueil
ne sont pas non plus identiques.

 Hospitalisation involontaire (Internação involuntária)

Ce type d’hospitalisation peut se mettre en place – tel qu’en France – à la


demande d’un tiers, famille ou autre. Le tiers en question doit se tourner tout d’abord vers
un médecin qui, après l’évaluation de la situation, fera la demande d’hospitalisation
involontaire si besoin. Le responsable formel de ce type d’hospitalisation est le médecin

297
qui dépose la demande. Une fois l’hospitalisation conclue, l’hôpital a 72 heures pour
informer le Ministère Public de cette prise en charge (organisme destiné à la défense de
l’ordre juridique, du régime démocratique et des intérêts sociaux et individuels des
citoyens). L’objectif est donc d’empêcher d’éventuels abus de la part de la famille, du
psychiatre ou de l’hôpital en ce qui concerne le droit commun à la liberté.
L’hospitalisation involontaire arrive à sa fin par détermination du médecin
responsable du traitement à l’intérieur de l’hôpital ou à partir d’une sollicitation écrite et
signée par un membre de la famille où celui-ci atteste prendre la responsabilité des actes
du patient et se charge également des soins en dehors de la structure hospitalière. Dans ce
cas, c’est une affaire qui porte plutôt sur la famille et les professionnels de l’hôpital, soit
deux acteurs qui doivent être en contact et construire ensemble aussi bien la demande
d’hospitalisation que le processus de sortie.

 Hospitalisation forcée (Internação compulsória)

Il s’agit, comme en France, d’une affaire juridique et de sécurité publique. Si la


demande part du médecin, il doit faire un rapport détaillé pour justifier la nécessité d’une
hospitalisation forcée. Le rapport doit attester que le patient n’a plus la maîtrise de sa
condition physique et psychologique. Ainsi, le juge compétent, analysera la demande du
médecin et les risques de laisser le sujet en liberté. Le juge aura aussi la responsabilité de
trouver et de désigner le meilleur établissement pour l’hospitalisation en fonction de la
dangerosité potentielle du sujet.
Mais la demande peut aussi partir de la famille ou d’une autre personne proche.
Dans ce cas, la demande est déposée directement auprès du Ministère Public qui
demandera au médecin qui accompagne le cas un rapport qui puisse justifier
l’hospitalisation. En pratique, sans l’avis favorable du médecin, le juge ordonne très
rarement une hospitalisation forcée.

En ce qui concerne les hospitalisations sans consentement, il est important de


remarquer que la dimension du « péril » est souvent et culturellement indexée au trouble
mental. Il est vrai – et sans doute, aucun clinicien ne dirait le contraire – que quelqu’un
en grande souffrance psychique peut se mettre en danger ou mettre en danger autrui pour

298
différentes raisons. Toutefois, ce qui est souvent refusé par le discours courant, c’est que
les comportements violents ne sont pas l’apanage de ceux qui ont un diagnostic
psychiatrique. Cette stigmatisation aurait pu se défaire dans le temps car, déjà en 1987,
une publication de la National Mental Health44 affirmait que « les personnes atteintes de
maladie mentale ne sont pas plus à risque de réaliser un crime que les autres membres de
la population générale ». Mais, encore aujourd’hui, le lien entre trouble mental et
dangerosité subsiste dans l’imaginaire populaire. Dans la vie quotidienne, quand nous
croisons des gens dans la rue, dans le bus ou dans n’importe quel espace public, nous
constatons que certains sujets dérangent par leur comportement étrange ou leur simple
présence. L’inhabituel, le hors-règle, le hors-norme suscitent plus la peur que l’intérêt.
Il y a, peut-être, une force d’inertie historique qui maintient ensemble les
représentations de la folie et de la prison. Les gens ont toujours plus peur de ceux qu’ils
prennent pour des fous que de ceux qu’ils jugent normaux. En France, un sondage de
l’agence Ipsos, en 200245, sur l’image de la schizophrénie auprès du grand public, nous a
révélé qu’en ce qui concerne spécifiquement le risque et le danger, 48 % des personnes
interrogées pensaient que les schizophrènes étaient dangereux pour les autres. En 2014,
la même agence a enquêté à nouveau sur la situation de la santé mentale : 45% des sondés
pensaient que les personnes atteintes par des « problèmes mentaux » étaient dangereuses
pour les autres et 71% les envisageaient comme un danger pour eux-mêmes46. En gros,
de 2002 à 2014, il n’y a pas eu de changement notable dans les statistiques concernant la
peur du « fou » et ainsi on peut affirmer que presque la moitié des interviewés associe
« problème mental » (ou schizophrénie) et péril. Relation complètement fausse dans ces
termes : non pas qu’il n’y ait pas de péril associé à la schizophrénie ou à d’autres troubles
mentaux, mais il n’y en a pas plus que dans l’ensemble de la population.
Afin d’illustrer les enjeux médicaux et juridiques qui traversent de façon
multiple la clinique des psychoses telle qu’envisagée par la psychanalyse, nous allons
discuter le cas d’une femme, suivie dans un contexte institutionnel, qui a mobilisé et
interpellé à la fois le discours médical, l’ordre juridique et les protocoles institutionnels
soutenus par l’État. En mettant en « échec » – pour reprendre ici ses propres mots – toutes

44
National Mental Health Association. « Stigma: a lack of awareness and understanding ». National Mental
Health Association Alexandria, Va, 1987 apud Dubreucq, J.-L., Joyal, C. et Millaud, F. « Risque de
violence et troubles mentaux graves ». Annales Médico Psychologiques, nº 163, 2005, pp 852–865.
45
Cité dans : Senon, J.-L., et al. « Les malades mentaux sont-ils plus violents que les citoyens
ordinaires ? ». L'information psychiatrique, vol. 82, nº 8, 2006, pp. 645-652.
46
Source : https://www.ipsos.com/fr-fr/les-francais-et-leur-sante-mentale-comment-ameliorer-la-
prevention

299
les faces du discours du maître qu’elle a rencontrées, elle lance un appel (non-dit ou mi-
dit) et en même temps un défi au seul discours qui pourrait lui apporter quelque chose de
différent : le psychanalytique.

4.2.3 - Cas 1 : Une prison privée

Danaé47, 50 ans, est amenée au Centre d’Accueil Psycho-social où je travaillais


par ses deux filles. Elle a déclenché pour la deuxième fois, en l’espace de cinq ans, une
crise paranoïaque avec une présence assez forte de délires et d’hallucinations. C'est à ce
moment-là que je la rencontre et que je commence à connaître son histoire.
Je vois dans son dossier médical qu’il y a environ vingt ans, Danaé a découvert
et dénoncé un important système de corruption qui s’était développé dans une institution
publique où elle travaillait. En raison de cette dénonciation, Danaé avait subi plusieurs
menaces de la part des personnes concernées et présentait depuis lors, selon ses propres
termes, des « troubles de l’anxiété » et des signes de « dépression ». Ces premiers
symptômes n’ont fait l’objet que d’un suivi psychiatrique dans le secteur privé. Comme
sa famille n’était pas en mesure de nous donner des précisions sur son état psychique, ses
symptômes et son traitement antérieur, nous avons contacté le psychiatre en question pour
avoir plus d’informations, mais il a refusé de nous rencontrer en disant qu’il n’avait « pas
de temps pour ce type de discussion ». On peut se demander ce qu’il voulait dire par
« type », mais il nous semble que ce qui lui posait problème, c’était plutôt le terme de
« discussion », dans le sens où parler peut constituer une perte de temps.
La première crise paranoïaque de Danaé, d’après les informations de son dossier
médical, remontait donc à cinq ans. À cette époque, elle a bénéficié d’un suivi par ce
même centre (où je n’exerçais pas encore). A l’occasion de cette crise, elle se présentait
très angoissée et agitée, elle passait ses journées dehors et personne ne savait ce qu’elle
faisait, mais elle dépensait beaucoup d’argent. Sans qu’elle ait fait exactement un délire,
elle avait des idées sans rapport entre elles et sans lien avec la réalité. Sa symptomatologie

47
Pour préserver sa véritable identité, nous allons l’appeler ici Danaé en référence à la figure mythique
jetée en prison par son père à la suite d’une prophétie.

300
semblait relever de la psychose et, à l’époque, elle a été diagnostiquée par le psychiatre
comme porteuse d’un « trouble bipolaire ». Après quelques mois de prise en charge
intensive, elle s’est rétablie et a repris sa vie. Dans le même temps, Danaé a abandonné
complètement son suivi.
Lorsque Danaé se présente pour la deuxième fois au centre, amenée par sa fille
cadette, dans le but de reprendre son suivi abandonné depuis cinq ans, la première chose
qu’elle nous dit et qu’elle répète sans cesse, c’est : « Je suis venue ici pour livrer mon
témoignage ». Mais elle n’arrive pas encore à l’exprimer. Son discours est complètement
confus et incompréhensible, elle mélange plusieurs sujets à la fois et n’arrive pas à
synthétiser ses pensées. Son témoignage a vraiment besoin d'être construit. Elle nous dit
qu’elle n’arrive plus « à se contrôler » et qu’elle a « dépensé trop d’argent sur Internet ».
Elle explique : « Lorsque je suis sur Internet et que je vois une pub qui me dit ‘achète ça’,
j’achète. Lorsque je suis sur Facebook et que je lis ‘cliquez ici’, je clique, ‘regardez ça’,
je regarde, ‘appuyez sur j’aime’, j’appuie, et si après on me demande d’acheter, j’achète
encore ». Une expression très contemporaine des facettes de l’Autre dans la psychose.
En fait, Danaé avait clairement peur. Elle avait peur des gens qui, selon elle, la
surveillaient et essayaient de la capturer. Chaque inconnu qui la regardait, chaque voiture
qui passait dans la rue, chaque bruit qu’elle entendait, c’était « eux ». Au-delà de la peur
et de l’angoisse, ce sentiment aigu de persécution lui causait des dégâts physiologiques :
elle ne dormait pas depuis plusieurs nuits et ne mangeait pas assez ; elle avait beaucoup
maigri et se sentait très fatiguée. Pourtant, elle ne pouvait pas baisser la garde, car elle
sentait que sa vie était en danger.
Étant donné cette situation, on lui a offert la possibilité de rester dans le service
les jours et les nuits qui suivirent, car son état était considéré comme grave par toute
l’équipe ; non pas parce qu’elle était délirante, mais parce que son délire la poussait vers
une situation de danger, surtout pour elle-même. Il aurait été risqué de la laisser rentrer
chez elle avec pour seule compagnie une de ses filles qui avait à peine vingt ans et aussi
un diagnostic de schizophrénie. Danaé a accepté de rester au centre.
Il convient ici d’ouvrir une parenthèse afin de clarifier un peu les règles qui nous
autorisaient à proposer à un patient de passer la nuit dans ce service. Les lits disponibles
étaient destinés aux patients en crise, pas nécessairement en crise psychotique, mais une
crise qui pouvait les mettre en danger ou les amener à mettre d'autres personnes en danger.
Il fallait évaluer ce facteur de risque. S'il n'était pas très important, le patient pouvait
rester ; dans le cas contraire, dans l’intérêt du patient et celui de l’équipe, nous pouvions

301
demander une hospitalisation en psychiatrie dans un hôpital général où la surveillance et
la sécurité étaient plus fortes. L'admission d'un patient devait toujours faire l'objet d'un
consentement de sa part et d’un consensus au sein de l'équipe. Le poids de chaque avis
était égal, aucun professionnel n'avait plus de pouvoir de décision qu'un autre, le dernier
mot était toujours donné collectivement. La sortie aussi était à chaque fois négociée entre
l'équipe, la famille et le patient et il n'y avait pas de prérogative sur la durée du séjour.
Tout était pensé et décidé au cas par cas. Ce type d’organisation n’est pas une exception,
du moins elle ne devrait pas l’être car elle est prévue par la loi48 : dans un service de type
CAPS, les décisions cliniques ne sont pas entre les mains des seuls médecins et se
prennent collégialement. Ceci explique peut-être le manque chronique de médecins dans
ces services : là où le discours médical ne règne pas, le médecin peut garder son savoir,
mais il perd son pouvoir et la perte de pouvoir mène à une perte d’intérêt.
Peu à peu, les pensées de Danaé commencèrent à s’organiser autour d’un délire
mieux construit. Elle « découvre » enfin qui la persécutait et pourquoi. C’est un moment
de grand apaisement pour elle. Elle comprend que tout cela a commencé après les
dénonciations qu’elle avait faites et que ses persécuteurs étaient des « criminels
internationaux » envoyés depuis les pays d’origine de ces deux personnes qu’elle avait
dénoncées : « Échec et mat, disait-elle, maintenant tout fait sens. » Un délire très fondé
dans la réalité, mais tout de même un délire, une façon de s’arranger avec ce qui s’était
réellement passé. Et ce fut son « témoignage ».
Peu après ce témoignage, elle nous a demandé de partir car elle avait désormais
des « engagements dehors », des « choses à régler ». Mais il n’était pas question pour
l’équipe qu’elle parte, car elle était toujours psychiquement très désorganisée, très agitée ;
elle se sentait de plus en plus persécutée et avait encore des difficultés à manger et à
dormir. En plus, son angoisse était évidente. On ne voulait pas courir le risque de la laisser
partir dans cet état, d’autant qu’elle avait déjà eu des accidents graves dans le passé – y
compris un accident de voiture – lorsqu’elle était en crise. Sa fille nous avait dit aussi
qu’elle sortait souvent en voiture et parfois elle passait, comme au cours de sa crise
antérieure, ses journées ou même ses nuits dehors. Danaé ne savait pas ou ne voulait pas
nous dire ce qu’elle faisait au cours de ces sorties. Tous ces éléments ont poussé l’équipe
à lui dire qu’elle ne pouvait pas partir. Il fallait qu’elle reste.

48
Loi Nº 10.216, du 6 avril 2001 sur la protection et les droits des personnes atteintes de troubles mentaux
et la réorientation du modèle de soins de santé mentale.

302
Empêchée de partir, Danaé s’est mise chaque jour un peu plus en colère contre
toute l'équipe. Sa colère a pris une telle place que même son délire n’était plus évoqué.
Elle passait ses journées et ses nuits à crier pour sa liberté, elle ne parlait que de cela et
tentait de toutes les manières de s’échapper, notamment en utilisant le droit d’appeler ses
proches tous les jours. Elle justifiait sa demande de secours en leur expliquant qu’elle
était dans une « prison privée ». Elle appelait aussi la police et les pompiers.
Naturellement, il a fallu tout expliquer à la police et aux pompiers, ainsi qu’à
quelques-uns de ses amis qui nous ont contactés pour comprendre la situation ; ce qui n’a
pas été très compliqué car la parole de ceux qui sont considérés fous n’a guère plus de
valeur qu’avant pour les instances publiques et régulatrices. Cela a généré aussi des
tensions dans l’équipe car il y avait ceux qui voulaient lui retirer le droit aux appels
quotidiens et ceux qui pensaient que le refus des autres (amis, police, pompiers) de lui
venir en aide pouvait jouer en notre faveur. Mais, à ce moment, il était peut-être important
de ne pas l’empêcher de nous dénoncer, car, contrairement à ce qui s’était passé il y a
vingt ans, elle n’accusait pas des gens qui commettaient des actes répréhensibles ou
dangereux pour la société, mais bien les représentants du secteur public qui lui causaient
un dommage personnel en restreignant sa liberté. Il ne s’agissait donc pas, du moins pour
l’analyste, de permettre ou d’interdire un acte, mais de l’interpréter.
Toujours est-il que même sans avoir une connaissance détaillée des règles
concernant les hospitalisations, Danaé avait très bien saisi qu’on n’avait pas le droit de
l’empêcher de partir. Précisons que le CAPS n’est pas un hôpital et qu’on n’y fait pas
d’hospitalisation officielle (consentie ou non). Dans cette ville, les hospitalisations sont
réservées strictement aux hôpitaux généraux qui ont une section psychiatrique49 et le
recours aux places nocturnes dans un CAPS n’est autorisé que lorsque le patient ne
présente pas de signes d’agressivité (contre lui-même ou contre autrui) et qu’il accepte
d’y rester. Danaé ignorait probablement le contenu exact de cette disposition mais elle
savait qu’il y avait quelque chose qui n’allait pas dans cette histoire.
Concrètement, le manque de lits d’hospitalisation en psychiatrie nous autorisait
informellement à faire ce type d’intervention. C’était une sorte d’accord tacite entre la
municipalité et les chefs de service, une espèce de non-dit qui accordait un pouvoir
dérogatoire aux équipes de santé mentale. Cet accord silencieux fonctionnait comme une
forme de compromis entre deux désirs différents. D’une part, cela permettait aux équipes

49
Un grand processus de fermeture des hôpitaux psychiatriques s’est mis en place dans cette région pendant
les années 2000. Il s’est achevé en 2016.

303
d’assurer la continuité des soins sans avoir besoin de faire appel à une hospitalisation sans
consentement (impliquant le transfert du patient dans un lieu totalement étranger à son
suivi) ; d’autre part, cette permission faisait gagner du temps à la mairie pour négocier
l’ouverture de nouveaux lits de psychiatrie dans les hôpitaux publics. À ma connaissance,
cette négociation est toujours en cours, car il y a une énorme résistance de la part des
autres secteurs médicaux à accepter la présence de la psychiatrie dans les hôpitaux
généraux. Toutes les spécialités sont bienvenues, sauf la psychiatrie.
Du point de vue de la psychanalyse, ce qui comptait dans cette position extra-
institutionnelle c’était le fait que Danaé avait fait appel à nous pour la deuxième fois : elle
vient, elle accepte de rester, elle nous ouvre son délire (ce qui est souvent regardé par le
sujet comme son bien le plus précieux), elle nous laisse son témoignage. Ce n’est pas
rien. Il y avait un transfert en jeu et il fallait le prendre en compte. Si on avait voulu rester
dans un cadre légal strict, on aurait pu demander une hospitalisation sans consentement :
c’était une préconisation forte de certains membres de l’équipe. D’autres proposaient une
médication lourde pour la faire dormir. Il y avait ceux qui disaient qu’il fallait supporter
la situation et attendre la fin de cet épisode « maniaque ». Mais, pour moi, elle devait
rester parce qu’il fallait qu’on fasse quelque chose de son témoignage.
Dans ces conjectures, l’irritation de Danaé s'est considérablement accrue au fil
des jours. Elle ne cessait de frapper à toutes les portes et de crier : « Vous m’avez
séquestrée ! Je suis dans une prison privée ! Vous êtes des dictateurs, c'est une dictature
ici, je suis venue pour laisser mon témoignage et vous m'avez arrêtée. » Elle était devenue
très agressive, d’autant qu’elle ne comprenait pas les explications que l’équipe essayait
de lui donner sur le fait qu’elle ne pouvait pas partir. Lorsque quelqu’un tentait de lui
expliquer qu’elle n’allait pas bien et qu’elle s’exposait à des risques si elle était dehors,
Danaé disait : « Je ne comprends pas ce que vous dites parce que vous ne parlez qu'en
métaphores et je n'aime pas les métaphores. » Elle n’avait qu’une idée en tête : partir.
Aucun argument sur les raisons pour lesquelles elle devait rester n’avait de prise sur elle.
Elle était hors de toute logique névrotique de la pensée, ce qui faisait sens pour nous ne
faisait aucun sens pour elle. Or, c’était cela qu’il fallait écouter : qu’elle était dans une
autre logique, que nos « métaphores » tombaient dans le vide, qu’essayer de la convaincre
avec des arguments rationnels – qui d’ailleurs servaient uniquement à nous rassurer sur
ce qu’on faisait – ne servait à rien. Ce qu’elle essayait de nous dire, c’est qu’on ne parlait
qu’à nous-mêmes ; qu’elle, en tant que sujet de parole, n’était pas prise en compte. Il

304
fallait donc trouver une autre voie d’accès, une autre manière de l’aborder, une manière
qui puisse produire un acte.
Danaé avait quand même pointé dans son discours colérique une chose très
importante : elle était venue pour laisser son témoignage, pour parler de ce qui lui arrivait,
de son histoire, peut-être de sa culpabilité, ou de son regret, ou encore de son courage, ou
bien de sa peur. On ne savait pas encore, parce qu’on ne l’avait peut-être pas assez
écoutée ; la seule chose qu’on avait entendue, c’était qu’elle était dans un état grave et
qu’elle pouvait se mettre en danger. On parlait plus de son cas entre nous (de son angoisse
et de celle qu’elle nous causait en raison de la « prison privée ») qu’on ne parlait avec
elle. La décision de ne pas la laisser partir était complètement hors cadre et cela perturbait
toute l’équipe, et Danaé en était de plus en plus certaine, car :

Avec les psychotiques, c'est comme avec les familles incestueuses. Les
névrotiques, ils sont tellement emberlificotés dans des machins, ils n'osent pas
dire, ils parlent à côté ; mais les psychotiques, c'est direct, ils pointent
parfaitement où vous en êtes de votre désir (…). On peut dire qu’on est mis
devant des espèces de radars permanents (Oury, 2005, p. 105).

Et ces radars sont dérangeants... Tellement que les résistances névrotiques des
cliniciens ou des autres professionnels finissent par monter la garde, ce qui peut se faire
par une voie prétendument éthique, mais qui peut aussi être seulement morale : on résiste
en faisant usage d’une idée quiconque de vérité, de réalité, de normalité, de bien, etc. Des
« métaphores » qui ne touchent pas, analytiquement, les psychotiques.

Bien sûr, on peut méconnaître ça, accentuer la chose en disant : « Oh ! tout ça,
c’est du délire, ce n’est pas sérieux, moi je suis là, pour le service des biens »
Mais ce qui est repéré, ce n’est justement pas le service des biens, c’est les
travers, les petites choses, tout ce qui est de l’ordre du manquement. C’est
quelque chose de l’ordre du désir ; de l’articulation du désir de tel ou tel avec
ce qu’il fait (Ibid.).

Danaé avait noté notre incertitude et notre dérangement : elle avait noté notre
manque. Dans ce cas, la seule parole qu’elle pouvait diriger sur nous, c’était l’accusation.
Elle nous accusait de nier notre manque.

305
Cette situation très pénible devenait à chaque jour plus insupportable pour la
patiente et difficile à maîtriser pour l’équipe. La possibilité d’une vraie hospitalisation
sans consentement commençait à se poser comme une « solution » possible car il était de
plus en plus difficile de gérer son angoisse, son agitation et ses accusations. Dans son cas,
c’était clair, l’hospitalisation ne serait pas demandée comme une nécessité clinique visant
le meilleur pour la patiente, mais bien pour soulager l’équipe qui ne supportait plus de
voir son propre désir pointé du doigt.
La psychiatre qui s’occupait de son cas avait déjà augmenté considérablement la
dose de ses médicaments et cela n’avait produit aucun effet bénéfique pour elle. Au
contraire, Danaé commençait à présenter des effets de sédation, mais aucun effet qui
pouvait être compris comme thérapeutique. Elle avait du mal à marcher et à garder les
yeux ouverts, en revanche sa voix continuait d’être très puissante. Du côté médical, il n’y
avait qu’une seule réponse possible : « Il faut attendre que la médication fasse son effet,
cela peut mettre quelques jours, mais ça va finir pour arriver. Bientôt elle va se fatiguer
et elle n’aura plus la force de crier, ni de s’agiter. » En arrivant à la dose maximale de
médicaments indiqués pour un cas déterminé, le discours médical touche sa limite
clinique : à partir de ce point, plus aucune manœuvre n’est possible hormis la possibilité
de s’orienter vers une sédation complète. Ce qui nous conduit à l’alternative suivante :
envoyer le patient ailleurs ou supporter son angoisse et la nôtre.
Ce qui est intéressant de noter dans la façon dont elle comprend le lieu où elle
se trouve, donc la « prison privée », c’est qu’elle a aboli, dans son discours, la dimension
publique de cet espace ainsi que les intentions cliniques de cette institution. Pour elle, ce
n’était pas public, c’était privé ; ce n’était pas une clinique, c’était une prison. Dans une
prison privée, elle est soumise à la volonté de cet Autre qui l’enferme car elle a perdu tous
ses droits garantis par les instances publiques. Là, elle ne peut qu’être objet de jouissance.
Avoir remarqué cette position d’objet nous a amené à un point important qui était
resté occulté. Depuis que Danaé avait été empêchée de partir, elle avait arrêté de parler
de son délire ; elle passait son temps à tenter de s’échapper, à nous reprocher de l’avoir
emprisonnée et à crier pour sa liberté, c’était tout. Plus aucun mot sur les persécutions et
sur sa peur de se faire capturer. Cet apparent oubli du délire m’a tout de suite fait penser
que si les psychotiques « aiment leur délire comme ils s’aiment eux-mêmes » (Freud,
2009, p. 101), comment était-il possible que Danaé le laisse de côté alors qu’il venait
d’apparaître ? Qu'avait-elle fait de son délire initial ? Avait-il disparu ? Avait-il changé de
forme ? Ladite « prison privée » n’était-elle que la prison dans laquelle ses ennemis

306
voulaient la mettre ? En dépliant cette hypothèse, j’en suis arrivée à la conclusion que
lorsqu’on l’a empêchée de partir, elle a compris qu’on était du côté de ses persécuteurs.
Clinicien – persécuteur : un déplacement classique dans la clinique des psychoses et
pourtant un piège dans lequel nous sommes tombés. Ce qui nous mène directement à la
question : est-il possible de faire une intervention envahissante comme celle-là dans un
cas de paranoïa avec délire de persécution, sans être immédiatement identifié aux
persécuteurs ?
Que son délire ait changé d’apparence ne voulait pas dire qu’il ait disparu, bien
au contraire : il devait être là, on devait en faire partie désormais, et en plus, on ne lui
accordait pas assez d’importance. Il fallait peut-être revenir à la consistance de ce délire
et repartir de là.
En parallèle, la demande de sortir de Danaé ne pouvait pas non plus être ignorée.
Si d’un côté, il était dangereux pour elle-même de la laisser partir, de l’autre on ne pouvait
se contenter de lui donner des explications logiques et protocolaires sur les causes de son
maintien dans le service car elle « ne comprenait pas ces métaphores ». Il fallait donc
trouver une voie de communication possible, au moins un sens partagé. Il fallait donner
réponse à sa demande, mais non pas à la demande de partir, en lui disant « oui » ou
« non », mais à celle qui pouvait se cacher derrière.
Poser cette question de la face cachée de la demande, c’est déjà supposer que ce
qu’elle voulait n’était peut-être pas sa sortie. Dans la polémique entre la laisser partir, et
la faire rester, ou encore dans la demande d’une hospitalisation sans consentement,
quelles que soient les difficultés rencontrées, le psychanalyste est celui qui se tourne vers
le sujet et sa parole ; parole qui demande quelque chose… qui demande de refuser ce qui
est offert car ce n’est pas ça50.
Si Danaé nous demandait de refuser sa demande de sortie – parce que ce n’était
pas là sa question ou son problème – qu’est-ce qu’elle cherchait ? Si on revient à son
délire et si on le prend au sérieux, Danaé devait se sentir exposée à ses persécuteurs, elle
devait se sentir très vulnérable vis à vis de ceux qui voulaient lui faire du mal, et même
terrifiée : selon elle, ils pouvaient être partout, y compris à l’intérieur de ce service, ils
pouvaient être parmi nous. J’ai pu alors émettre une hypothèse : ce que Danaé demandait
était sa liberté, mais ce qu’elle désirait c’était d’être protégée. Si elle se sentait toujours
persécutée, au moment où elle a été empêchée de partir, c’est parce que nous avions

50
Selon la phrase de Lacan : « Je te demande de me refuser ce que je t’offre, parce que c’est pas ça. » (1971-
1972/2011, p. 82).

307
rejoint son système délirant aux côtés de ses persécuteurs ; pour quelle autre raison ne
l’aurions-nous pas laissée partir ? Pour quelle raison tenait-on à la maintenir dans cette
prison privée ? Si elle ne disait plus un mot sur sa persécution, c’est parce que, dans son
esprit, nous étions passés de ce côté-là.
Nous sommes passés d’un service public à une prison privée car, en essayant de
la protéger, on ne lui a transmis aucun message de protection. Au contraire, tout ce qu’elle
recevait comme information n’avait aucun sens pour elle ; ce n’était que des métaphores
incompréhensibles. Lorsqu’elle disait qu’on était une « dictature », ce qu’elle voulait dire
c’est que sa voix n’avait pas de place, qu’elle devait se taire pour son propre « bien ». Il
fallait prendre en compte la façon dont elle nous voyait et pouvoir lui parler à partir d’une
autre place que celle du dictateur, de celui qui parle à tous mais ne permet pas à tous de
parler.
Après avoir cheminé dans cette réflexion j’ai pu parier sur deux aspects : 1) son
délire devait avoir pour elle-même une importante capitale ; 2) sa demande ne pouvait
que dire autre chose que ce qu’on entendait : il fallait chercher le dire derrière son dit.
Je décide donc de tenter une intervention que me semblait nécessaire à partir de
cette réflexion analytique. Je me dirige vers elle qui me regarde avec un mélange de rage
et d’espoir [l’espoir caché derrière la rage, c’était comme le dire derrière le dit, le désir
derrière la demande ; ce qui m’a laissé penser, à ce moment, que mon intervention avait
de grandes chances de réussir]. Je lui dis que je veux lui parler, que c’est important et
confidentiel, et je lui demande si elle accepte qu’on se parle dans une salle de consultation.
Elle accepte volontiers, paraissant très intéressée par ce qui va se produire. Je lui dis :

- Danaé, je vois que vous n’allez pas bien, vous voulez partir et vous ne pouvez
pas. Vous pouvez m’en dire un peu plus sur ce que vous pensez de cette
situation ?

Là, elle me répète tout ce qu’elle dit depuis des jours :

- Je suis dans une prison privée, vous ne pouvez pas m’enfermer ici, j’ai le droit
à ma liberté, je n’ai pas de voix ici, c’est une dictature, vous voulez ma peau,
vous contrôlez tout, personne ne vient à mon secours…

Je lui réponds :

308
- Oui, Danaé, effectivement, vous avez un peu raison, mais il vous manque
quelques éléments dans cette équation. Nous avons quelques pouvoirs, c’est
vrai, et nous essayons de les utiliser de la meilleure manière possible, mais
parfois on fait des erreurs et je crois qu’on a fait l’erreur de ne pas tout vous
dire depuis le début.

L’intérêt de Danaé ne faiblit pas. Elle ne dit rien, elle m’écoute.

- Danaé, le jour de votre arrivée ici [c’est moi qui l’ai reçue en premier], vous
m’avez dit qu’il y avait des gens qui vous cherchaient, n’est-ce pas ?

- Oui, mais je ne savais pas encore qui ils étaient ni pourquoi ils me
cherchaient. Maintenant je comprends tout. Cheque-mate ! Il faut que je parte
d’ici.

Par là, je confirme non seulement que son délire est toujours présent mais qu’il
soutient sa volonté de partir. Je peux donc continuer :

- Voilà. Quelques jours plus tard, vous avez compris plus de choses sur ces
personnes, vous m’aviez raconté ça aussi.

- Oui, ils me cherchent toujours, ils veulent me tuer, ce sont des bandits
professionnels internationaux, ils sont très dangereux.

- Justement, avez-vous remarqué que cette maison est sécurisée ? Que la porte
d’entrée est surveillée par un agent de sécurité, qu’il y a des grilles partout,
des clôtures électriques, et qu’il y une équipe 24 heures sur 24 qui fait attention
à tout ce qui se passe ? Vous n’avez pas remarqué que personne n’entre ici
sans l’autorisation de l’équipe et sans s’identifier ? Danaé, si vous vous sentez
en danger, c’est ici qu’il faut rester, ici vous êtes en totale sécurité, nous
sommes là pour vous protéger et si vous partez, personne ne pourra faire cela
pour vous. Vous allez être abandonnée à vous-même et ça peut être très
dangereux.

Danaé ne dit rien, elle se lève et sort de la salle.


A partir de cette intervention, les cris de Danaé ont cessé, elle a arrêté aussi de
frapper aux portes et de demander sa sortie à tout prix. Elle ne nous accusait plus, elle

309
nous surveillait, comme si elle testait la vérité de mes propos. Elle a fait un tour par la
maison et le jardin, elle regardait les murs, les portes, elle observait le comportement des
personnes.
Dans mon discours, j’ai essayé de doser les mots pour qu’ils puissent marcher
dans deux sens différents : le sens de son délire et le sens de la réalité partagée. Son état
exigeait à ce moment qu’elle fût protégée d’elle-même ; il n’y avait aucun doute sur les
ennuis qu’elle pouvait s’attirer en voulant se cacher de ses persécuteurs. Donc, elle devait
rester, mais pas n’importe comment. En revanche, je ne pouvais pas lui mentir, je ne
pouvais pas entrer dans son délire ni rien lui promettre, mais je pouvais exprimer le point
de vue de l’institution sur son cas, de manière qu’il fasse écho à sa manière d’interpréter
la réalité. Tout ce que je lui ai dit était vrai : les agents de sécurité, les clôtures électriques,
les grilles... et, pour entrer, l’obligation de s’identifier. Rien n’était faux dans mon
discours et c’est précisément parce qu’il était dénué de métaphores qu’il a fonctionné.
Elle a pu regarder autour d’elle et trouver une autre manière d’interpréter sa réalité ; en
plus, elle a pu enfin se sentir protégée contre ceux qui, dans son délire, lui voulaient du
mal.
Lorsque l’équipe commence à noter que Danaé s’est calmée, j’entends un
infirmier dire : « Je vous avais dit qu’il fallait attendre l’effet de la médication ! Ça y est,
ça a enfin fonctionné. Les patients en manie résistent, mais finissent par répondre
positivement aux médicaments. »
Après quelques semaines, Danaé s’est rétablie. Elle pouvait manger
correctement, bien dormir ; elle était plutôt silencieuse mais active ; elle refusait les
consultations mais elle était plus tranquille. Les fois où elle a accepté de parler, on
observait que son délire disparaissait peu à peu. Un jour, elle se dirige vers moi et
demande sa libération, elle semblait même un peu gênée de se répéter. Cette fois-là, elle
l’a obtenue.
Après sa sortie, Danaé ne revint plus au centre. Elle était censée venir une fois
par semaine pour un suivi psychologique et psychiatrique, mais elle n’était clairement pas
intéressée. Elle répétait exactement le même mouvement qu’après sa première crise : la
disparition jusqu’à ce qu’une nouvelle crise s’installe. L’impossibilité de parler et
d’élaborer ce qui lui était arrivé dans son passé concernant les dénonciations l’entraînait
peu à peu vers des crises dans lesquelles l’apparition du délire lui permettait de mettre
des mots sur ce qui lui était encore impossible de symboliser autrement.

310
Jusqu’à ce que je quitte ce poste, de temps en temps je la voyais passer en voiture
dans le voisinage du centre. Elle nous faisait toujours un grand sourire en mettant sa main
par la portière de son véhicule pour nous saluer, mais elle ne s’est jamais arrêtée.
Ce cas nous permet de réfléchir sur les contraintes auxquelles sont confrontés
ceux qui passent par un moment de souffrance psychique importante. Il y avait un net
rapport de pouvoir entre le personnel de ce service de santé et la patiente. C’était à nous
de décider de sa liberté ; nous étions investis de ce pouvoir même si notre légitimité était
assez informelle. Même non garanti à la lettre par la loi, même si la décision ne vient pas
du médecin, le discours des institutions de santé sur les patients relève bien du discours
médical en tant qu’il permet d’exercer un pouvoir sur l’autre lorsque cet autre est
considéré comme fou, malade ou porteur d’un trouble. Le cas de Danaé illustre assez bien
la force de ce discours car ni la police, ni les pompiers, ni ses amis n’ont osé le questionner
alors qu’ils auraient eu raison de le faire.
Ce pouvoir exorbitant de décider à la place de l’autre, en cas de menace à
l’intégrité de la personne ou de son entourage, n’a de sens que dans un contexte où les
fous sont compris non seulement comme des malades mais aussi comme des êtres
incapables de décider pour eux-mêmes, ce qui place l’hospitalisation sans consentement
du côté de la nécessité. Cependant cet acte, même si nécessaire, ne peut en aucune façon
exempter le travail essentiellement clinique qui devrait être un préalable à toute
intervention de cet ordre. Priver quelqu’un de sa liberté n’est pas une chose simple, cela
laisse parfois une marque impossible à effacer, la marque d’une intrusion, d’un
envahissement, d’une violence. Et seul un travail véritablement clinique peut minimiser
les conséquences de ce traumatisme. La psychanalyse a une place importante à côté des
patients qui sont l’objet de ce type d’intervention, car même lorsqu’elle existe à l’intérieur
des services de santé organisés autour du discours médical, elle n’y existe pas pour
soutenir ce discours ou le rendre plus paisible, ou plus acceptable, elle y existe pour
l’inverser.

4.3. Le discours de l’État : les droits et les aides

311
Le discours médical n’est pas le seul à traverser la clinique des psychoses. Il y
en a un autre, qui vient des représentants de l’État ; un discours sur les droits acquis et sur
les lois qui régissent ces droits. Le discours de l’État en général s’appuie sur le médical :
il a besoin des classifications diagnostiques de la médecine pour établir ses propres règles
et ses propres protocoles sur les droits et aides qu’il offre. Cette union n’est possible que
dans la mesure où État et médecine incarnent tous deux le discours du maître.
Le discours de l’État sur les droits et les aides est très présent dans la clinique
des psychoses, surtout dans les institutions publiques de soin, étant donné que les
personnes qui sont accompagnées dans les services publics, pour les raisons les plus
diverses, peuvent se trouver dans une situation de précarité sociale et financière.
Beaucoup de psychotiques, en fonction de leurs diagnostics psychiatriques,
peuvent être considérés par l’État comme porteurs d’un trouble que les empêche de
travailler. En France, cette condition est désignée par l’expression « handicapés
psychiques » ; au Brésil, il n’y a pas de nom spécifique pour désigner cette condition,
mais les porteurs de troubles psychiatriques peuvent être considérés comme des
incapables au travail de manière temporaire ou permanente (comme toute personne qui a
une maladie incapacitante). Incapables de travailler et économiquement précaires, ces
personnes ont droit à des aides financières.
Il convient de rappeler que le travail clinique ne peut se confondre en aucun cas
avec la lutte ou la demande visant à obtenir des droits. Même si parfois on peut avoir
l’impression que le sujet psychanalytique et le sujet de droit se confondent, ils ne sont pas
superposables. Si un sujet – névrosé ou psychotique – trouve, dans un processus
analytique, sa voie de sortie par le biais de la lutte politique, cela ne veut pas dire que
l’analyse a pour but la formation politique des sujets, même si cela peut être une
conséquence du travail analytique. Du point de vue de la psychanalyse, le respect des
droits du citoyen est une nécessité sociale et non pas le but à atteindre dans un processus
analytique. Cette neutralité idéologique n’empêche pas l’analyste d’agir dans sa clinique
sur une situation de perte de droits, car ce qui intéresse la psychanalyse c’est de laisser le
sujet parler de la règle, de la norme, de la loi ou de leur manque et non pas de l’assujettir
d’emblée à telle ou telle procédure d’accès au droit. Même si le sujet peut a priori aller
mieux si ses droits sont reconnus et défendus, dans la clinique psychanalytique, les « a
priori » doivent être suspendus afin que le sujet puisse se positionner devant la loi qui le
protège ou le condamne, devant les règles qui lui conviennent ou ne lui conviennent pas,
devant les droits qu’il a ou qu’il n’a pas.

312
Considérant aussi que le discours médical et le discours de l’État sont des
représentations classiques du discours du maître, il appartient à l’analyste de leur faire
face lorsqu’ils traversent la clinique, car inverser le discours du maître fait partie de la
tâche de l’analyste. En d’autres termes, il faut utiliser le discours analytique pour
déstabiliser les figures du maître, dans la mesure où elles s’imposent à l’analysant. Dans
la clinique des psychoses, leur incidence est patente car ceux qui sont compris comme
des porteurs de « troubles mentaux sévères et persistants » jouissent de certains droits qui
ne touchent qu’eux. Même si ces discours ont toujours l’intention de faire du « bien » ou
d’appliquer un protocole dit « neutre », ils ont des implications subjectives qui méritent
d’être prises en compte par l’analyste. Nous allons exposer ci-après les détails de
l’interférence de ces droits dans la clinique des psychoses.

4.3.1 - L’exigence d’être schizophrène

Comme nous venons de l’énoncer, l’État s’appuie sur des diagnostics


psychiatriques pour gérer la distribution de ses aides. Dans cette section, nous allons
traiter d’une aide relative aux transports publics et nous allons la discuter d’une manière
générale et non pas à partir d’un cas spécifique.
La mairie de la ville où était situé le service dans lequel je travaillais, avait mis
en place une aide aux transports publics collectifs pour les porteurs de certaines maladies
ou handicaps. En ce qui concerne les troubles mentaux, la question se posait en ces
termes : seules les personnes diagnostiquées « F.20 – Schizophrénie » selon le CIM-10
avaient « la chance » de pouvoir bénéficier de cette aide. Je précise qu’à quelques
exceptions près, tous les patients suivis dans ce centre étaient en situation de précarité
économique. Par ailleurs, les titres de transport ne pouvaient être utilisés que pour venir
au centre dans le cadre d’un suivi. Pour cette raison, il fallait déclarer dans une lettre
signée par le médecin dans combien de consultations ou groupes thérapeutiques le patient
devait être présent par semaine, afin de déterminer la quantité exacte de billets nécessaires
à son traitement.

313
Compte tenu du caractère restrictif de cette directive, l’équipe du CAPS a décidé,
d’un commun accord, que les psychiatres allaient attribuer, sur ce formulaire, le
diagnostic F.20 à tous les patients qui se trouvaient dans une situation économique
précaire, même si, dans leur dossier médical, leur hypothèse diagnostique n’était pas
celle-là. L’important, ici, était d’aider les personnes en difficulté à venir au centre pour
suivre leur traitement et non pas l’étiquetage de leur état mental sur un quelconque
formulaire d’aide sociale.
Dans cette prise de décision, l’inversion de la règle établie par la mairie était déjà
notable. Au lieu de demander cette aide pour ceux qui avaient le diagnostic de
schizophrénie, tous ceux qui avaient besoin de cette aide auraient le diagnostic de
schizophrénie. Le diagnostic psychiatrique était dans ce cas utilisé comme moyen et non
comme finalité. La possibilité de produire cette torsion dans l’usage du diagnostic
psychiatrique met en lumière son caractère limité et politique.
En ce qui concerne la quantité de billets à prévoir dans chacun des formulaires
de demande, cette décision restait à la charge des professionnels qui suivaient de près
chaque cas. Comme les billets devaient être utilisés pour les allers-retours entre le
domicile du patient et le service de santé, cela dépendait de son « projet thérapeutique »
(séances avec le psychologue, consultations psychiatriques, groupes thérapeutiques, etc.).
Cependant, rien ne nous empêchait d’écrire sur le formulaire que, par exemple, le patient
devait se rendre au service tous les jours même si, en réalité, il avait juste une consultation
ou un travail de groupe par semaine, voire tous les quinze jours. En proposant, sur le
papier, une prise en charge plus intensive, les patients avaient les moyens de circuler
librement en ville ; ce qui, en dernière instance, corrobore la nécessité d’une réinsertion
sociale des psychotiques, car on ne lutte pas contre l’exclusion du « fou » s’il n’a pas
d’argent pour prendre un bus, sortir de son ghetto et occuper l’espace public. Il faut
accepter l’idée qu’un traitement quotidien ne nécessite pas de se rendre tous les jours dans
une institution de santé : il y a une dimension du traitement de la psychose qui passe par
les lieux du vécu quotidien. Cette nuance nous permettait de demander plus de billets de
transport que ceux nécessaires aux déplacements du patient pour ses consultations.
Certes, ce n’était pas en vertu d’un accord institutionnel, mais chaque professionnel
prenait la responsabilité de respecter rigoureusement ou pas la règle de la mairie en
fonction de son calcul clinique.
Si l’intention de cette mairie était de limiter le nombre de bénéficiaires de l’aide
au transport en se fondant sur un seul diagnostic médical, au lieu de toucher moins de

314
gens, elle a juste créé, au moins sur le papier, une augmentation des cas de schizophrénie.
Cette situation démontre que le diagnostic psychiatrique peut prendre une dimension très
aléatoire au sens où il peut être attribué en fonction d’une évaluation d’un cadre
symptomatologique mais aussi en fonction de la demande. Il est certain que le diagnostic
a toujours une dimension politique très forte, peut-être plus forte que sa dimension
clinique. Il ouvre ou ferme des portes, il offre ou enlève des opportunités, il donne ou
retire l’accès aux droits. Le psychanalyste est bien entendu concerné par ce type de
situation. Nous allons voir comment.
A chaque fois que ce centre recevait un patient dans une situation de précarité
économique, on devait lui communiquer cette possibilité de gratuité dans les transports
en commun. Or, la grande majorité des personnes qui cherchaient par elles-mêmes ou qui
étaient envoyées dans ce service partageait cette condition précaire, au point qu’elles
n’avaient pas assez de ressources pour subvenir à leurs besoins les plus élémentaires.
Dans ce contexte, la gratuité des transports, malgré l’obligation du diagnostic de
schizophrénie pour l’obtenir, intéressait la quasi-totalité des patients – pas tous cependant.
Il m’est arrivé quelquefois d’être interpellée par mes patients de la façon
suivante :
On m’a donné un formulaire pour le passe gratuit, mais il y a une erreur, je ne
suis pas un F.20, je ne suis pas un schizophrène.

Parfois, les patients connaissaient leur diagnostic et ils savaient que ce n’était
pas celui-là ; parfois ils ne savaient pas s’ils avaient un diagnostic mais, de toute façon,
ils pensaient qu’ils n’étaient pas schizophrènes, indépendamment de l’hypothèse
diagnostique de leur dossier médical ; parfois ils ne voulaient tout simplement pas l’être.
Quoi qu’il en soit, le F.20 sur le champ « diagnostic » les interpellait car, comme tous, ils
connaissaient les idées préconçues sur les schizophrènes et cette étiquette, certains ne
voulaient pas porter. Du point de vue du sujet, on peut affirmer que, étant donné les
préjugés historiques sur ce diagnostic, l’accepter sans le questionner est peut-être plus
problématique que de le refuser.
Ce qui est frappant dans ce type de situation, c’est que le professionnel qui avait
rempli le formulaire n’avait rien dit au patient sur le fait que seulement les
« schizophrènes » avaient droit au passe gratuit et que si cela ne le dérangeait pas, on
pouvait suivre la démarche de cette manière ; sinon, il pouvait la refuser.

315
C’est souvent au moment où on ne communique pas au patient les enjeux de sa
prise en charge que l’effacement institutionnel du sujet de désir se manifeste plus
nettement. C’est l’institution qui décide du traitement et des moyens de le mettre en place,
de ce qui est mieux ou pire pour chaque patient. L’avis de celui-ci ne compte pas ou peu.
Or, c’est là où le sujet est effacé que le psychanalyste trouve sa place au sein d’une
institution. Concrètement, lorsqu’un patient mettait en question le diagnostic qu’il avait
vu sur son formulaire, au-delà de lui en expliquer les motifs, il fallait avant écouter ses
raisons. Écouter sa position et son avis face à ce nom imposé. Dans la plupart des cas,
après avoir compris les raisons, les patients acceptaient de partager ce petit secret avec le
service de santé. Mais il y avait aussi ceux qui le refusaient, soit parce que cet acte n’était
pas à la hauteur de leur éthique ou de leur conduite personnelles, soit parce ce qu’ils ne
pouvaient pas supporter le poids d’un tel diagnostic. À l’analyste, il incombait de soutenir
la position du sujet auprès de l’équipe dont la plupart des membres avaient du mal à
comprendre que quelqu’un puisse refuser quelque chose qui était fait pour son « bien ».
Cet exemple nous montre comment la logique institutionnelle peut reproduire le
sentiment d’invasion si commun chez les psychotiques. En leur imposant un diagnostic
elle incarne l’Autre, celui qui fait du sujet un objet auquel elle ne doit aucune explication.
Il n’était guère étonnant, dans ce sens, que les patients viennent se plaindre des enjeux
diagnostiques auprès de celui dont le savoir ne se fonde pas sur ces classements : le
psychanalyste, celui qui est capable de les écouter et d’attribuer de la valeur à ce qu’ils
ont à dire et en tirer les conséquences.
A chaque fois qu’un patient posait des questions sur le diagnostic qu’il avait vu
dans son formulaire, le masque du discours médical tombait devant nous tous, les patients
inclus. Ils se rendaient tout de suite compte du vide qui plane autour de ces classifications.
Dans ce contexte, il est clair que la préoccupation du centre concernait les fins, pas les
moyens. Ce qui comptait pour la plupart des soignants, c’était de garantir l’accès des
patients au service, sans leur demander s’ils voulaient ou non participer à ce théâtre
clinique vis-à-vis de la puissance publique.
L’usage officieux du diagnostic atteste qu’il dépassait de loin les limites de la
clinique médicale en se faisant instrument politique. Dévoiler cela devant le patient
signifiait partager avec lui les limites du discours médical et les limites du discours de
l’État et l’inviter à faire semblant, avec nous, de méconnaître leur castration. Ce moment
de partage intéresse l’analyste pour deux raisons : dans la mesure où le transfert peut
s’installer à partir de ce secret partagé (et ici ce n’est pas le secret sur le diagnostic, mais

316
sur les limites des discours du maître), et aussi dans la mesure où ce moment permet de
connaître la position du sujet sur ses Autres.
Un psychologue, dans cette même situation, aurait peut-être tenté de convaincre
le patient d’accepter le diagnostic qu’il fallait, quitte à les maximiser dans l’intérêt du
patient, et d’accepter d’être nommé-à quelque chose, pour avoir le passe gratuit, car c’était
la meilleure option vis-à-vis de sa situation économique. C’est là toute la différence avec
le discours du psychanalyste : expliquer, argumenter, persuader, renforcer une idée
quelconque du bien ne font pas partie du travail analytique car cela implique un rapport
au sujet le désignant, a priori, comme incapable de décider et de choisir pour lui-même.
En ce qui concerne plus précisément la question du diagnostic comme
nomination, les cas dans lesquels le patient refusait l’aide proposée en raison d'un
diagnostic inexact ou faux étaient assez rares ; en revanche, les cas de mise en question
du diagnostic étaient fréquents. L’analyste ne peut s’abstraire du diagnostic psychiatrique
et lorsqu’il est posé, il devient son affaire car il finit toujours par apparaître dans la relation
de transfert sous les formes les plus variables. Ainsi, c’est en tant que porteur d’un
nouveau nom que le patient se présente à l’analyste qui aura la tâche de vider les
catégories psychiatriques au profit de l’apparition d’un sujet de désir. Et cela ne peut se
faire sans interroger la vérité du discours médical et l’influence de ce discours sur celui
de l’État au sens large.
Le diagnostic devient un nom que le patient porte dans sa chair et, en le portant,
il risque de perdre une partie de sa singularité. C’est cette perte de singularité, causée par
un nom venu de l’autre, donc pour un nommé-à, qui va devenir demande auprès de
l’analyste. Le diagnostic enferme le patient dans une nouvelle chaîne, une chaîne de mots
qui sont pour lui de nouveaux signifiants. Quoi faire et comment faire avec ce nom qu’il
n’a pas choisi ? Expliquer aux patients les motivations ou les critères qui ont amené le
psychiatre à poser un tel diagnostic peut ne pas suffire. Ce qui les intéresse n’est pas le
contenu des manuels diagnostiques, mais de rencontrer par eux-mêmes une manière de
vivre avec ce nom qui leur a été imposé sans pour autant disparaître dans une description
normative. Il va falloir au patient décider ce qu’il veut faire de ce nom et le psychanalyste
peut l’accompagner dans cette trajectoire.

317
4.3.2 – Cas 2 : L’exigence d’être un cas grave

Compte tenu du manque de psychiatres prêts à travailler dans ce type de service,


plusieurs tâches qui leur étaient dévolues (formulaires, rapports ou lettres adressées à la
mairie, à l’assistance sociale ou au pouvoir juridique) ont dû être attribuées à d’autres
professionnels (psychologues, infirmières, chef de service...). Toutefois, ce transfert de
main d’œuvre pour la rédaction des actes n’a pas changé la qualité du signataire, à savoir
le médecin, seule autorité habilitée à valider ces documents vis à vis de l’administration
et du pouvoir judiciaire. Concrètement, le pouvoir du psychiatre est celui du tampon
apposé ou non sur un document écrit ou un formulaire rempli par un de ses collègues non-
psychiatres. L’un des documents les plus importants – dont l’écriture fait partie du
quotidien de tout service de santé mentale – est le rapport joint à la demande d’aide
financière accordée à ceux qui ne peuvent pas travailler à cause de leurs « troubles
mentaux ». Ce rapport n’est valable que s’il contient la signature et le tampon d’un
médecin (psychiatre ou généraliste), ce qui ne veut pas dire qu’il en est le rédacteur.
En France, il y a deux types d’aides financières destinés aux personnes
handicapées ou inadaptées au travail : l’AAH (Allocation Adulte Handicapé) et la MVA
(Majoration pour la Vie Autonome). Au Brésil, il y en a aussi deux : la Prestation-
maladie51 et le BPC (bénéfice de prestation continue) 52. Dans ces deux pays, quand
l’impossibilité de travailler s’avère permanente, à partir d’un certain âge, il est possible
de demander une « retraite pour inaptitude au travail » (France) ou « une retraite pour
invalidité »53 (Brésil). Pour obtenir une de ces aides, il faut impérativement présenter un
certificat médical délivré par le « médecin » qui accompagne le cas. Cette lettre doit
contenir quelques informations prédéterminées : 1) le diagnostic ; 2) l’évolution du cas :
si le patient répond bien au traitement ; 3) collaboration médecin-patient : si le patient
résiste ou suit bien les indications de traitement ; 4) détails sur les hospitalisations, 5) les
précisions sur les symptômes invalidants 5) l’intensité et la gravité des symptômes ; 6)
pronostic.
De la même façon que pour avoir le passe de transport il fallait être schizophrène,
pour bénéficier de l’une de ces aides il fallait être un cas grave. « Grave » dans cette

51
Auxílio-doença
52
BPC : benefício de prestação continuada
53
Aposentadoria por invalidez

318
appropriation par l’administration publique du discours médical signifie avoir assez de
symptômes pour être empêché de travailler. Plus l’état du patient est grave et moins il a
de chances de récupération totale ou partielle, plus il a de chances d’avoir une aide dès la
première demande. Au Brésil, les décisions d’attribution des aides sont prises à partir
d’une expertise médicale : un médecin, qui travaille pour l’État, fait une évaluation du
patient et des informations contenues dans son rapport médical et donne un avis favorable
ou défavorable sur le dossier de demande.
Lorsqu’il fallait écrire l’un de ces rapports, une question se posait : en ayant,
d’un côté, connaissance des critères utilisés à l’occasion des expertises médicales et en
ayant, de l’autre, connaissance des besoins des patients et de leur désir d’avoir une aide
financière en raison de leur impossibilité de s’ajuster au monde du travail classique,
comment fallait-il rédiger ce rapport ? Mais surtout, je me posais la question suivante :
est-il possible de faire usage du discours analytique dans un rapport conçu comme
médical ? Ne parlons pas du langage médical utilisé mais du contenu du rapport : est-ce
que ce contenu pouvait être choisi à partir d’une position psychanalytique ?
Ce que nous savions par expérience, c’est que l’aggravation de l’état de santé
mentale d’un patient donné augmentait ses chances d’avoir une aide. Dans ce sens, on
pouvait écrire, si c’était le cas, qu’il n’y avait pas d’évolution, qu’il présentait toujours
beaucoup de symptômes, qu’il avait besoin d’être hospitalisé assez souvent. Mais si, en
plus de ces informations, on ajoutait que le patient ne venait pas toujours à ses rendez-
vous médicaux et psychologiques, que parfois il ne prenait pas ses médicaments, qu’il
faisait un usage abusif d’alcool ou d’autres drogues, que de temps en temps il
disparaissait, rompant ainsi la continuité du traitement, ses chances d’obtenir l’aide
diminuaient sensiblement. En d’autres termes, nous étions confrontés à deux injonctions
contradictoires : la nécessité de (mi-)dire la vérité sur le cas et le fait que cette vérité
pouvait aller à l’encontre des besoins du patient. Ce qui ouvre une question : est-ce que
cette version du discours du maître est préparée pour faire face à la complexité clinique
des cas qu’il évalue et sur lesquels il légifère ? Notre expérience montrait qu’il était peu
probable qu’il n’y eût aucune connotation morale dans les informations cliniques
attendues. On peut même penser qu’à travers ce rapport, le maître espère rencontrer, en
quelque sorte, le patient modèle : celui qui fait tous les efforts possibles pour se soigner,
pour se rétablir le plus vite possible, pour retourner sur le marché du travail et cesser d'être
une charge pour l'État.

319
Comme nous l'avons dit, chaque demande d'aide est évaluée à partir du rapport
« médical » et par une expertise médicale au moment où le patient se présente à la sécurité
sociale. Cette expertise médicale 54 est obligatoire et récurrente au Brésil. Le temps entre
un rendez-vous et le suivant peut varier de quelques mois à quelques années, selon la
gravité du cas. Le moment de l’évaluation était souvent une grande source d'angoisse
pour les patients, car leur avenir économique en dépendait. Cette procédure d'évaluation
a été rapidement qualifiée par les patients concernés en ces termes : « Plus je suis dans un
état grave, plus j'ai de chances d'obtenir ou de conserver mon aide ; si je vais bien, je la
perdrai. » Au psychanalyste, il revenait de faire avec l’angoisse produite par ce qui était
vécu comme une menace réelle et avec la division subjective qu’elle causait. D’un côté,
le patient voulait traiter ses symptômes et ses angoisses ; de l’autre, si son état s’améliorait
et qu’au cours de l’expertise le médecin notait qu’il était capable de travailler – ce qui ne
se confirmait pas dans tous les cas – il perdait son aide, au risque de se trouver dans une
situation de précarité extrême.
Contrairement aux maladies exclusivement physiques, la « maladie mentale »
n’est pas perceptible à travers une analyse de sang ou dans un examen d’image. Les sujets
sont eux-mêmes les preuves de leurs souffrances, de leur incapacité au travail et de leur
éligibilité aux aides. Et cette objectification, c’est-à-dire ce traitement du sujet comme un
objet apte ou inapte au travail, malade ou assez malade mais pas suffisamment pour
obtenir une aide de l’État, n’était pour les personnes concernées nullement banale.
L’angoisse d’être l’objet cause de leur propre malheur était parfois insupportable.
D’innombrables fois, dans l’impossibilité de se positionner face aux injonctions de l’État,
les patients entraient en crise juste avant leur rendez-vous d’expertise médicale ; une crise
qui leur servait de compromis entre l’évitement d’une situation terrifiante et la nécessité
d’être un « cas grave », mais qui, en même temps, les empêchait d’avancer dans leur
traitement. Il fallait, pour eux, garder la possibilité du pire, au cas où...
L’expérience de l’expertise médicale est vécue dans la plupart des cas comme
un jugement. Comme dans un jugement où les droits de la défense ne seraient pas
respectés, l’expérience d’être évalué est angoissante dans la mesure où la parole des sujets
sur leur vécu n’a aucune valeur. La procédure de demande d’aide cesse, par ce biais, d’être
l’expression d’un droit pour devenir une expérience morale dans laquelle les sujets sont
récompensés ou non. Dans ce contexte médical et institutionnel, le déclenchement d’une

54
L’expertise médicale est faite par un médecin qui travaille pour l’institut nationale de sécurité sociale,
INSS - structure équivalente à la sécurité sociale en France.

320
crise est parfois le seul moyen d’échapper au jugement négatif de leurs efforts pour s’en
sortir, le seul moyen pour eux de ne pas être condamnés pour leurs souffrances.
Cette aide de l’État brésilien, même insuffisante55, était fondamentale pour
beaucoup de patients, car elle représentait la seule possibilité d’avoir des revenus fixes à
chaque mois, le travail étant un horizon inaccessible pour beaucoup d’entre eux. Mais au-
delà d’une impossibilité subjective liée au travail, il faut insister sur le fait que ces
personnes étaient dans une situation économique et sociale très précaire,
malheureusement très répandue dans un pays comme le Brésil, et que, même en réunissant
les conditions psychiques pour entrer dans le monde du travail, il n’y avait pas de postes
disponibles pour tous. Ainsi, pour beaucoup de patients psychotiques suivis par le CAPS,
les aides de l’État étaient vitales pour eux-mêmes et leurs proches. Dans ces conditions,
« aller mieux » signifiait, entre autres, la perte d’un revenu permettant de survivre à
l’échelle d’une famille entière.

Et voilà le psychanalyste entre son patient et sa demande d’aide sociale. Dans ce


type de situation, si celui-ci ne prend pas en compte les enjeux politiques, économiques
et sociaux qui comptent pour le sujet, il n’y a pas de travail analytique possible. C’est par
ce biais que l’écriture des rapports par les psychanalystes pouvait devenir un outil
analytique. D’où l’importance de sécuriser ces rapports afin d’obtenir une décision
positive de l’État sur la demande d’aide et épargner au sujet le risque d’une vraie
décompensation.
Pour illustrer cette position d’intermédiaire occupée par le psychanalyste, nous
allons ci-après évoquer une situation clinico-institutionnelle qui nous permet de penser la
place de l’analyste dans la clinique des psychoses, dans son interface avec les injonctions
de la puissance publique.

Apprendre à être fou

55
Les aides au Brésil sont toutes égales au salaire minimum, soit 1.100,00 réais (environ, 183,00 euros
aujourd'hui). En France, l'AAH atteint une valeur maximale de 903,00 euros et l'AVM est une allocation
fixée à 104,77 euros.

321
Parmi les activités collectives organisées par mon équipe de travail, il y avait,
une fois par semaine, un groupe de parole. Tous les professionnels et tous les patients
suivis par cette équipe étaient invités à échanger dans ce groupe sur n’importe quel thème,
à leur choix. Ce groupe avait pour objectif la création de liens (entre les patients eux-
mêmes et avec l’équipe qui les accompagnait) à partir d’un moment d’échange horizontal.
On créait ainsi une sorte d’intimité qui permettait la circulation de la parole. Ce groupe
comptait une vingtaine de participants, presque tous psychotiques, des patients en crise
ou des patients stables depuis très longtemps. Dans une telle configuration, on peut
imaginer que les thèmes abordés étaient très variables : cela pouvait aller de « Qui était
Gengis-Khan ? » à « Comment je fais pour avoir une copine ? », ou encore « Pourquoi
dois-je prendre des médicaments ? »
Mais il y avait aussi un sujet assez fréquent dans ce groupe : l’expertise médicale.
Chaque fois qu’un patient devait se présenter à une évaluation, ce sujet revenait. La peur
de ne pas être assez handicapé pour bénéficier d’une aide hantait constamment ceux qui
ne se croyaient pas assez fous.
A l’une de ces occasions, Argos56, un patient d’environ 50 ans, prend la parole
pour exprimer sa peur de l’évaluation. Dans sa jeunesse, cet homme avait travaillé comme
agent de sécurité dans quelques supermarchés, toujours au sein du même groupe
d’entreprises. Il faisait très bien son travail, il était serviable et n’a jamais posé de
problèmes à ses employeurs. Il était aussi très fier d’avoir pu quitter, en travaillant dur, la
situation de pauvreté extrême dans laquelle sa famille se trouvait. Il était marié et avait
deux enfants ; les week-ends, il faisait des travaux dans sa maison pour améliorer son
confort. Tout allait bien jusqu’à ce que son patron l’appelle un jour dans son bureau pour
lui dire que désormais, il devrait non seulement surveiller les acheteurs, pour éviter les
vols, mais aussi ses collègues de travail, car « on ne peut faire confiance à personne de
nos jours » et « les caméras, ça coûte cher et ça ne marche pas très bien. »
Ce changement dans sa dynamique de travail l’a complètement bouleversé.
Premièrement, il ne savait pas comment faire pour surveiller et intervenir auprès des
collègues, s’il le fallait ; son patron lui avait promis une formation, mais il ne l’a jamais
eue. Deuxièmement, il ne le pouvait pas, car cela risquait de défaire ses liens avec ces
personnes. Entre ne pas savoir et ne pas pouvoir, le spectre de la surveillance ne le quitte
pas. Craignant de ne pas être à la hauteur des attentes de son patron et de se déconsidérer

56
Pour préserver sa véritable identité, nous allons l’appeler ici Argos en référence au personnage mythique
d’Homère qui a cent yeux : cinquante qui dorment et cinquante qui veillent.

322
comme bon employé, il cesse de parler à ses collègues, s'isole dans son poste et ainsi, très
vite, il commence à se sentir persécuté. Il entend souvent des gens parler de lui, des bruits
étranges et imagine que quelqu’un essaie de pénétrer dans sa maison. Tout cela l'empêche
de dormir, car il doit sans cesse surveiller les portes et les fenêtres. C'est dans cet état qu'il
arrive au service, accompagné par son épouse qui tentait de comprendre ce qui se passait
car elle ne le reconnaissait plus. Ce cas nous fait penser à la perte d'une suppléance.
Fonction qui était peut-être assurée par le travail ou l’idée qu’il se faisait de lui-même
comme un très digne et excellent employé. Cette suppléance aurait été détruite par
l’émergence non dialectisable du discours de maître, ici incarné par les nouvelles formes
de management néo-libéral.
Mais revenons à notre groupe de parole. Quand il entre dans le groupe, ce patient
dit que lorsqu'il n'a plus été en mesure de travailler, la sécurité sociale lui a accordé un
congé maladie d’un mois (seulement un mois pour une personne en grande souffrance et
présentant des délires paranoïaques assez importants). Au terme de ces trente jours, il
devait donc se présenter pour ladite évaluation. A ce moment, il allait déjà mieux, mais il
se sentait toujours persécuté. Être en congé maladie ne lui plaisait pas du tout, car
travailler était essentiel pour lui, mais il savait que reprendre son poste était impossible.
En partageant sa peur avec le groupe, son insécurité et surtout la division entre vouloir
reprendre son poste et ne pas s'en sentir capable, il suscite la prise de parole d’une autre
patiente. Elle veut l'aider. Elle lui dit :

- Écoute, n’aie pas peur. Je vais t’apprendre à réussir l’expertise médicale. Ça


va aller. Il faut juste que tu fasses semblant d’être fou. Ce n’est pas difficile. Je
fais ça depuis des années, ça a toujours marché. »

À quoi, Argos, répond :

- Mais je ne suis pas toi, je ne peux pas mentir, je ne peux pas faire semblant, ce
n’est pas correct.

Elle rebondit :

- Ce qui n’est pas correct, c’est de payer des impôts et de ne pas pouvoir en
bénéficier quand on a besoin. Ne sois pas bête.

323
Celle qui lui répond, appelons-la Métis57. Elle avait 34 ans à cette époque. Sa
mère était sans domicile fixe et elle a grandi dans la rue jusqu’à ce qu’elle soit prise en
charge par une association religieuse où elle a passé une partie de son enfance et de son
adolescence. A l’âge de 18 ans, Métis s’enfuit et se retrouve à la rue, errant de ville en
ville. Elle n’a jamais connu son père et elle ne sait pas ce qu’est devenue sa mère au
moment où elle a été accueillie par cette association dont elle ne se rappelle pas le nom.
Elle a très peu de souvenirs de son enfance et de son adolescence, juste des fragments
isolés et parfois contradictoires. Elle a toujours l’espoir de retrouver sa mère, mais elle
n’a jamais osé retourner dans la ville où elle a passé son enfance.
Métis est arrivée dans la ville où se trouve ce CAPS à l’âge de 20 ans et y a mené
une existence de rue avec d’autres sans-abris. Mais, de temps en temps, emportée par ses
pensées paranoïaques, elle se mettait en danger, car lorsqu'elle se sentait gravement
contrariée ou menacée, elle se bagarrait avec des gens au hasard et perturbait
l’organisation établie par les autres SDF eux-mêmes. Elle a fini par être repérée par un
service public qui s'occupe des personnes sans-abri, lequel s’est vite rendu compte des
risques qu’elle courait. Ce service a donc décidé de nous l’amener pour qu’elle puisse
enfin bénéficier d’un traitement.
Dans les premiers mois de sa prise en charge, elle a été hospitalisée à plusieurs
reprises. Entre-temps, elle devait vivre au CAPS (occupant la place d’un patient en crise
même si stable), car elle n’avait pas encore de revenu et la laisser retourner à la rue aurait
été risqué du point de vue thérapeutique. Quelques mois plus tard, elle reçoit une aide
pour « handicapé psychique » qui lui offre la perspective de payer un loyer et d’accéder
à un domicile fixe. Mais Métis n'avait jamais vécu dans une maison - rappelons qu’elle a
grandi dans la rue et dans un foyer. Habiter une maison était pour elle un grand pas vers
l’inconnu et elle ne s’en sentait pas capable. Pour cette raison, elle entrait dans les critères
de ce que nous appelons « Résidences thérapeutiques », l’équivalent des « Appartements
thérapeutiques » en France.
Au moment où elle intervient pour soutenir Argos dans le groupe de parole, cela
faisait déjà quatorze ans que Métis était prise en charge par ce service de santé mentale.
Précisons qu’après avoir quitté la rue, elle avait toujours bénéficié d’aides financières.
Cela veut dire qu’elle connaissait très bien toutes les procédures sociales qui concernaient

57
Pour préserver sa véritable identité, nous allons l’appeler ici Métis, en référence à la figure mythique
décrite par Hésiode comme la déesse de la sagesse et de la ruse. En grec ancien Métis signifie littéralement
sagesse, prudence, artifice et ruse (Bailly, 2020).

324
les personnes atteintes de troubles mentaux. Elle était déjà passée de nombreuses fois par
l’expertise médicale et elle savait très bien comment cela fonctionnait et comment il fallait
faire.
C'est ainsi que s’est produite cette rencontre insolite entre ces deux personnes
aux personnalités et aux histoires si différentes. C'est ainsi que celle qui n'avait jamais
travaillé pouvait guider celui qui voyait dans le travail son salut.
Reprenons la scène de cette rencontre où Métis a instruit Argos sur la procédure :

- Tu dois d'abord te faire accompagner parce que si tu y vas tout seul, ils vont
penser que tu vas bien. Là, tu te mets d'accord avec cette personne sur ce que
vous allez faire. Elle doit dire que si tu sors seul, tu te perds et que tu es
désorienté. Puis tu arrives et tu fais semblant de ne pas savoir où tu es ni
pourquoi tu es là, tu dois avoir l'air perdu et dire que tu ne comprends rien. Le
médecin te demandera quel jour, quel mois et quelle année nous sommes. Tu
diras n'importe quel mois de l'année 1987, quelque chose comme ça. Puis il te
demandera ton adresse, avec qui tu vis et les noms de gens de ta famille. Tu
diras aussi que tu ne t’en souviens pas ou bien tu peux sortir des noms de gens
célèbres ou encore que tu habites avec des proches qui sont déjà morts. Tu peux
également prendre un certain temps pour répondre à chaque question, faire
comme si tu n'avais pas écouté ou que tu pensais à autre chose, genre tes
délires. Ah, et si tu peux être un peu sale, c'est bien aussi. Et, le plus important,
il faut dire que tu entends des voix, que tu vois des trucs inexistants et que tu
as des délires de persécution. Ils aiment entendre ça. »

Argos répond :

- Tu me demandes de mentir, alors ? Ça ne se fait pas, je n’aime pas les


mensonges. En plus, s’ils découvrent, ça va mal se passer pour moi, je serais
sûrement puni.

Une autre patiente prend la parole et dit :

- Ah bon, tiens, c’est ça qu’il faut faire alors ! Je ne savais pas du tout, j’ai
toujours du mal avec ces expertises. Ça m’angoisse terriblement aussi, mais à
la fin, je suis tellement mal que je finis par ne pas répondre correctement aux
questions. Ils me font peur et ils sont impolis.

325
Un grand débat a été ouvert concernant les expertises et la position à prendre
face à ce problème commun à presque tous dans ce groupe. Il y avait ceux qui étaient
pour la « triche » et ceux qui n’en étaient pas convaincus. Après une brève discussion
entre eux, les professionnels présents ont été interpellés à la place de la Loi, comme ceux
qui pouvaient savoir ce qui était bien ou pas.

- On laisse les psychologues58 parler ! Elles vont savoir nous dire si on peut ou
pas faire ça !

- Oui, elles vont nous dire quoi faire !

Ce à quoi Métis répond sans hésitation :

- Elles ne peuvent pas nous demander de mentir, elles sont là pour nous dire ce
qui est correct. Mais je vous assure, faire le fou est votre meilleure chance.

Dans la clinique des psychoses, on est assez souvent appelé à occuper la place
de celui qui légifère. Ces personnes voient en nous des modèles à suivre, car c’est comme
si on avait réussi là où ils ont échoué, c’est-à-dire le lieu de la Loi. Il est donc très
important de ne pas céder à cette invitation faite dans le transfert d’occuper la place de
cet Autre qui connaît les règles, qui a les bonnes réponses et qui sait ce qu’il faut faire.
Ce n’est pas la place qu’on doit occuper en tant qu’analyste. On ne peut jamais savoir ce
qui est bien pour l’autre. Comme déjà vu dans le chapitre précédent, occuper cette place
mènerait le sujet à la méfiance et à un transfert négatif. Dans cette situation, lorsque les
membres de l’équipe sont invités par les patients à se positionner, un nouveau débat
s’installe.
Un membre de l’équipe dit que ce n’est pas très bien de mentir, surtout dans un
cadre très sérieux comme celui-là. Il vaudrait mieux être sincère et tenter de bien
expliquer comment les patients se sentent et faire confiance aux médecins car ils sont
formés pour ce type d’évaluation.
Ma position ne pouvait être la même que celle de mon collègue. La question ne
se posait pas au niveau du mensonge, car mentir ou non est une question morale et non
clinique. Le point qu’il fallait cibler était ailleurs. Il s’agissait de trouver une voie de sortie
à l’angoisse causée par l’arrivée de ce moment. Si Métis avait construit son savoir-faire

58
Aux yeux des patients l’ensemble du corps non médical était assimilé à des « psychologues ».

326
par la ruse, cette ruse qui lui a permis de survivre pendant des années dans l’ambiance
hostile de la rue, les autres pouvaient aussi trouver leur manière de faire face à ce
problème. En tout cas, on ne pouvait invalider ce qu’elle avait construit pour faire face à
la tension causée par l’évènement de l’expertise médicale en raison d’une position morale
entre mensonge et vérité. Il ne s’agit pas d’interroger les actes du sujet de la parole, mais
d’interroger sa position face à l’Autre. La position de Métis était celle de faire du médecin
sa dupe : la dupe de la dupe de l’inconscient.
Je décide alors d’interroger la situation en soi. Je pose à tous des questions
concernant le système d’aides : « Qu’est-ce que vous pensez de la façon dont les aides
sont distribuées ? En tant qu’usagers de ce système, vous vous sentez comment ? Vous
pensez qu’il est bien fait ? Bien pensé ? À votre avis, il répond aux réelles nécessités de
ceux qui en ont besoin ? »
Et là, toute une discussion s’est ouverte sur la manière dont les patients se
considèrent traités par les représentants de l’État lorsqu’ils ont besoin de soutien. Ces
personnes portent le stigmate de la folie, elles savent ce que c’est de vivre avec un
diagnostic psychiatrique collé sur le front. Les membres du groupe s’engageaient
rarement à parler devant les autres mais, ce jour-là, ils avaient beaucoup à dire. Nous
avons eu un débat animé sur les aides sociales, les lois, l'argent public, le gouvernement,
bref une discussion politique. Cette discussion a montré à quel point ils avaient
conscience de leur situation délicate pour l’accès aux droits. Les exclus d’hier sont
toujours les exclus d’aujourd’hui, mais il y a désormais une grande différence : la
possibilité de la parole, et donc d’une parole qui compte, qui a de la valeur. Possibilité
inaugurée par Freud et reprise par Lacan. Même si, comme notion psychanalytique, le
« sujet » n’est pas pour autant l’auteur de la parole au sens où l’inconscient est, justement,
« politique »59, il est, selon la formule de Clotilde Leguil, « le légataire de la vérité de
l’être et l’expérience analytique consiste à le laisser parler. » (2017, s/p.)
À priori, du côté des professionnels, ne pas réprimer l’idée de ruser avec
l’expertise pourrait s’apparenter à une faute éthique, car il s’agit de fermer les yeux sur
des tentatives claires de contournement de la règle pour la tourner à leur avantage. Mais
résister à la tentation universaliste des normes institutionnelles fait partie du travail de

59
En 1967, Lacan affirme : « (…) si Freud a écrit quelque part que ‘l’anatomie c’est le destin’, il y a peut-
être un moment où, quand on sera revenu à une saine perception de ce que Freud nous a découvert, on
dira - je ne dis même pas que « la politique c’est l’inconscient » - mais, tout simplement : l’inconscient
c’est la politique ! Je veux dire que ce qui lie les hommes entre eux, ce qui les oppose, est précisément à
motiver de ce dont nous essayons pour l’instant d’articuler la logique. » (1966-1967, inédit).

327
l’analyste. Sa fonction, plutôt que de respecter ou d’orienter le respect des règles, est celle
de les interroger, en ouvrant ainsi au sujet la possibilité d’agir sur son monde et pas
seulement réagir à ce qui lui est imposé. Ici, nous soutenons qu’il ne s’agit pas d’une faute
éthique ou d’omission, mais d’une posture clinique. La psychose, à partir de sa position
de forclusion de la loi symbolique, nous invite à réfléchir sur ce qui semble, aux névrosés,
simplement donné, ce qui semble faire partie de l’ordre des choses. La clinique des
psychoses exige que les discours dominants soient interrogés et en le faisant, plus qu’un
acte clinique on fait un acte politique.
Après une séance chaleureuse, s’efforçant de répondre à l’angoisse d’Argos,
c’est Métis qui a le dernier mot :

- Ne t'inquiète pas, Argos. Tu vas y arriver. Je ne te connais pas, mais je sais


que tu es un homme intelligent.

La position de Métis est claire : avoir accès à cette aide, n’est pas qu’une
question de droit, une question d’incapacité au travail, mais une question d’intelligence.
Et pour elle, être intelligent est une question de savoir faire avec son symptôme et de
pouvoir se servir de son diagnostic pour moduler l’incidence du discours du maître sur sa
vie. Si elle doit remplir les critères d’un cas grave pour avoir accès à ce qui lui est
nécessaire, elle le fera, mais à sa manière. Ainsi, elle limite la jouissance de l’Autre sur
son corps.
Métis sait y faire. Dans cette situation, elle sait faire avec la loi du père. Quant à
nous, on ne saura jamais si elle a reçu son aide parce qu’elle a fait du médecin sa dupe ou
s’il avait compris qu’elle rusait mais, quand bien même, entrait dans les critères de l’État.
Mais cela n’est guère important du point de vue de la psychanalyse car, ce qui compte,
c’est que le sujet trouve sa manière de se passer, sinon du Nom-du-Père, du moins de
l’une de ses représentations, pour s’en servir.

4.3.3 – Cas 3 : L’exigence d’être le cas idéal

328
Dans la clinique des psychoses, il n’est pas rare que les patients soient sous
médication. Accompagner un sujet sous médication fait donc partie du quotidien des
analystes qui s’occupent des cas de psychose. Prescrire des médicaments est une
prérogative du médecin. De son côté, l’analyste n’est pas censé conseiller ou déconseiller
l’usage de psychotropes à ses analysants, ce qui ne veut pas dire que la médication ne sera
pas un sujet constant dans les séances. Le savoir médicamenteux est normalement attribué
au médecin, mais il ne faut pas oublier que le sujet a aussi sa propre perception des effets
des substances qu’il ingère. Au point que parfois, il associe l’amélioration de son état aux
médicaments spécifiques qu’il prend et refuse toutes autres formes de traitement.
Dans le cas qui sera discuté ci-dessous, nous aurons précisément affaire à un
sujet qui a construit un savoir personnel sur la médication qui lui a été prescrite. A ses
yeux, ce traitement était sa seule et unique possibilité de se porter bien. Aucun autre
médicament ou forme de prise en charge ne pouvait l’aider. Mais il s’est confronté à une
barrière administrative majeure : ce médicament n’était pas couvert par le système de
santé publique et ses ressources financières ne lui permettaient de l’acheter au prix du
marché. Dès lors, il se retrouvait face à l’alternative suivante : soit il acceptait une autre
médication - ce qui pour lui était impossible tant il était convaincu que seul ce cachet
pouvait le soigner ; soit il pouvait attaquer l’État en justice afin que ce dernier prenne en
charge les coûts de ce traitement.

Être fou sur ordonnance

La première fois que j’ai vu Hector60, 35 ans, diagnostiqué « schizophrène », il


venait d’être transféré dans notre centre à la suite d’un déménagement (au Brésil comme
en France, les services de santé répondent à la logique de secteur). Lorsque je l'ai reçu,
j'ai immédiatement remarqué sa difficulté à s'exprimer, à parler de lui-même ou à évoquer
d'autres sujets. Il semblait inquiet, suspicieux et méfiant. Je sentais que gagner sa
confiance prendrait du temps. Il m'a tendu sa lettre de transfert en m’expliquant que j’y

60
Pour préserver sa véritable identité, nous allons l’appeler ici Hector en référence au héros mythique de la
guerre de Troie. Hector est souvent décrit comme un homme idéal : prince modèle, fils obéissant, frère
exemplaire, époux fidèle, père attentif, porteur d'une grande sagesse, etc.

329
trouverai les informations les plus importantes le concernant et que je pouvais contacter
son ancien psychologue pour plus de détails.
En contactant son précédent service de soin, je découvre son histoire. Hector ne
travaille pas et vit chez sa mère de qui il est entièrement dépendant pour subvenir à ses
besoins. Parfois, il souffre de graves crises psychotiques au cours desquelles il devient
très agressif – verbalement et physiquement – surtout avec sa mère. Au point qu’une
hospitalisation de quelques semaines devient nécessaire.
Sa dernière crise remonte à trois ans. Hospitalisé à l’issue de cette crise, Hector
a commencé à prendre un médicament antipsychotique de dernière génération.
Nouvellement sur le marché et très prometteur dans ses effets, ce médicament coûteux
n'était pas encore couvert par le système public. Hector commence à le prendre sous la
forme d'échantillons gratuits offerts par le médecin de l'hôpital. Après seulement quelques
jours, Hector se sent complètement rétabli et peut sortir de l'hôpital. Il en déduit
naturellement que ce médicament l'a « sauvé » de sa crise, de son angoisse et de sa colère.
Il décide de continuer à le prendre, mais se heurte à un problème, le prix, prohibitif pour
lui et sa mère. Son médecin l'informe qu'il peut demander aux tribunaux que l’État lui
« offre » ce médicament. Tout ce qu’il lui faut, c’est une ordonnance et un bon rapport
expliquant pourquoi il en a absolument besoin.
Au cours de mes premières séances avec lui (nous avions un rendez-vous
hebdomadaire), toute la discussion tournait autour de ce médicament et des moyens de
l’obtenir. Je comprends assez vite que sa plus grande peur est que j’établisse un rapport
insuffisant en ce qui concerne la « nécessité » de cette médication et que je sois un
obstacle à sa démarche juridique. Il savait que dans ce service, comme dans celui d’où il
venait, c’étaient les psychologues ou les infirmiers et non les médecins qui écrivaient les
rapports.
Au fur et à mesure des séances, il apportait de plus en plus d’anciens rapports
qu’il disposait sur la table en m’expliquant avec véhémence ce que je devais écrire. Il
avait souligné en jaune les phrases qu’il voulait que je répète et en rouge celles qu’il ne
voulait pas que j’écrive. Mais il avait aussi complété de lui-même quelques phrases pour
apporter plus des précisions. Il avait compris au cours de cette expérience juridique que
s’il n’était pas le cas idéal pour les promesses thérapeutiques de cette médication, il n’en
serait pas bénéficiaire. Aussi, avait-il étudié la notice pour pouvoir décrire ses symptômes
en utilisant le même vocabulaire et la même façon d’écrire. Confronté à l’exigence d’être

330
un cas modèle et sachant qu’il ne l’était pas, Hector faisait de l’écriture de ce rapport son
seul espoir pour le devenir – tout au moins, aux yeux de la justice.
Je commence à comprendre que pour lui l’écriture de ses rapports était plus
qu’une formalité. Cela lui avait donné une place, un point fixe autour duquel il a pu
s’organiser psychiquement, quelque chose qui lui permettait de parler de lui-même. Sa
voix tremblante et tendue, son intonation déplacée dénonçaient l’effort nécessaire pour se
faire sujet de la parole. C’était seulement en parlant du rapport qu’il pouvait parler, sinon
il ne disait rien.
Cette exigence d’être un cas idéal, il me la transférait afin que je sois la
rapporteuse idéale. De la même façon qu’il se sentait contraint d’être le patient parfait
pour cette médication, je me sentais contrainte d’être la rédactrice parfaite. Plus il
soupçonnait que je n’étais pas à la hauteur de cette tâche, plus il avait peur et s’exaltait
en devenant parfois agressif. De mon côté, je sentais qu’il n’y avait aucune place pour
l’erreur. J’ai donc pu faire l’hypothèse suivante à partir de l’analyse de cette relation de
transfert : si l’Autre ne se présentait pas, pour lui, de façon idéale, il devenait agressif.
Les épisodes d’agressivité contre sa mère se produisaient aussi lorsqu’elle ne
correspondait pas à ses attentes, lorsqu’elle se montrait insuffisante, castrée. Donc, soit je
serais son Autre idéal en suivant à la lettre ses indications, soit je serais la responsable de
son malheur.
La place dans laquelle il me mettait dans la relation de transfert était très risquée,
car être idéal ce n’est pas dans le champ des possibles. En plus, cette place impliquait que
je sois docile et obéissante, sinon il se cabrait. En revanche, il avait une demande que
l’analyste ne pouvait pas nier : il fallait interpréter sa demande d’un rapport parfait car,
pour reprendre les mots de Lacan, « ce n’était pas ça ». Il me fallait trouver une manière
de sortir de cette place sans pour autant briser toute possibilité de transfert.
Toujours autour du problème du rapport idéal, Hector me donne de plus en plus
de consignes, au point qu’il en a fait un « brouillon » du rapport. Il me le donne en disant :

- Je vous ai fait un brouillon du rapport. Ça doit vous servir comme guide. J’ai
noté toutes les informations nécessaires selon ce que je vous avais montré des
autres rapports et ce que je pense qu’il manquait. Et très important, il ne faut
pas trop changer la manière d’écrire, les mots, etc.

Lorsque je vois son brouillon, effectivement très complet et bien écrit. Je lui dis :

331
- Hector, pourquoi vous n’écrivez pas vous-même votre rapport ? Qu’est-ce que
vous en pensez de cette idée ? Vous avez beaucoup travaillé pour comprendre
comment il faut faire ce rapport, sans compter que vous en savez plus que moi
sur vous-même et vos symptômes. Je vous propose de l’écrire et après, on le
regardera ensemble et on fera les corrections et les ajustements nécessaires.

Hector me regarde, très étonné, comme interdit. Muet. Après un certain temps, il
me répond avec une voix encore plus tremblante que d’habitude :

- Mais je peux ?
- Il semblerait, oui, regardez tout le travail que vous avez déjà fait.
- Mais, non, je parle du fait que les patients non pas le droit d’écrire leurs
propres rapports.
- Oui, en effet, vous avez raison. Mais vous pensez qu’on peut changer cette
règle cette fois ? Est-ce que cela vous convient ?

Hector accepte ma proposition. Dans les autres séances, il vient avec son rapport
chaque fois plus complet, on le lit ensemble et on échange sur son contenu, mais aussi sur
ce qu’il ressent et sur ce que représentent, pour lui, les idéaux et les exigences juridiques
de cette démarche. Là, il n’y a plus d’espace pour l’agressivité car, en lui renvoyant sa
propre demande, toute supposition entre ma place et celle de son Autre idéal se dissipe.
En n’ayant pas la possibilité d’être à la hauteur de cet Autre idéal, je lui renvoie la
possibilité de faire avec son exigence.
Ce rapport était beaucoup plus qu’un simple rapport, c’était l’instrument à partir
duquel il pouvait communiquer, parler de lui, de sa souffrance, de son insatisfaction
comme s’il parlait d’une autre personne, celle représentée par le contenu du rapport. Sa
demande d’un rapport idéal cachait une demande de reconnaissance et d’écoute.
Hector avait fait de la nécessité de ce rapport une raison d’être bien et stable.
Cela fonctionnait pour lui comme un point de capiton, comme une possibilité de
signification de ce qu’il était et de ce qu’il voulait être. Il m’incombait de le reconnaître.
La médication qu’il avait choisi de prendre, malgré les contraintes de procédure, avait
produit sur lui un effet au-delà de la physiologie. Elle lui avait donné la possibilité de
s’organiser comme sujet de parole à partir d’une exigence de l’État. Mais au-delà de la
matérialité du rapport et de la suite espérée, il a fallu intervenir pour lui offrir la possibilité
de sortir de la place d’objet du discours médical (celui qui a le savoir sur les symptômes)
332
et du discours de l’État (celui qui décide de la validité de ses symptômes et en dernier
ressort, de sa souffrance).
La justice a donné raison à Hector et l’État a pris à sa charge le paiement de sa
médication pendant un an. Cependant, privé de l’écriture de ce rapport comme point
d’ancrage, quelques jours après cette réponse positive, il a déclenché une nouvelle crise.

4.4 - Le discours normatif

La société, en tant que milieu où les êtres humains vivent ensemble et partagent
un même espace, est structurée par des institutions, des lois, des règlements. Les individus
qui composent la société ont besoin de normes et de principes, sinon pour vivre en
harmonie, du moins se supporter en bonne intelligence. Au même titre que la religion ou
la langue, les valeurs ont un rôle fédérateur pour la cohésion sociale, elles ont pour
fonction de faire lien et de délimiter un espace moral et culturel. Elles tracent les frontières
entre ce qui est admis et ce qui ne l’est pas, ce pourquoi chaque société produit un discours
normatif à travers lequel elle se réalise et se maintient en tant qu’ensemble : sans norme
la société se disloquerait. Comme tout acte fondateur, les normes sont autant inclusives
qu’exclusives ; autrement dit, elles opèrent un partage du sensible. Elles encadrent la
conduite et les mœurs d’une société dans un temps donné. Contrairement aux lois qui
définissent ce qui est permis et ce qui est interdit, les normes dictent ce qui est conforme
et ce qui ne l’est pas.
C’est précisément parce que le fou se situe au-delà ou en deçà des normes que
depuis quelques siècles, il a été l’objet d’un traitement spécifique. Le fou dérange, parfois
déroge et interroge les normes et ceux qui les suivent. Il est perçu, à la lettre, comme a-
normal par la société. Si l’on en croit Aristote, lorsqu’il dit que l’homme qui vit en dehors
de la société est soit un dieu, soit un monstre61- la folie ayant été jadis appréhendée sous
une forme sacrée - aujourd’hui, loin d’être érigé en dieu, le fou a été mis plutôt à la place
du monstre ; lequel est, suivant son étymologie – du latin monstrare qui signifie «

61
Aristote. La Politique, livre I, chap. 2, Paris, Vrin, 1995.

333
montrer, indiquer, faire voir » (Gaffiot, 2000, p. 1004)62 – celui qu’on pointe du doigt,
qu’on désigne.
Ce n’est pas parce que « aucun analyste ne peut s’autoriser sous aucun angle à
parler du normal, de l’anormal non plus d’ailleurs » (Lacan, 1972, s/p) qu’il ne devra
pas y faire face. De la même façon que le psychanalyste est confronté, dans sa clinique,
au discours médical et aux discours des droits garantis par l’État, il est aussi confronté
aux discours normatifs car ils peuvent aussi fonctionner comme des règles intangibles,
voire comme des injonctions à partir d’un appel à ce qu’il y a de plus proche de l’idéal
et, du coup, de plus loin du désir.
La famille, thème central du cas qui sera discuté ci-après, considérée comme un
des piliers de la société moderne occidentale, peut être comprise comme un objet du
discours normatif dans le sens où en avoir une, la défendre et la conserver devient une
règle et même une nécessité. On verra comment le discours normatif sur la famille peut
fonctionner comme un discours du maître dans un cas de psychose.

4.4.1- Cas 4 : L’exigence d’avoir une famille.

Si la famille est devenue objet du discours normatif, une vie d’errance est une
manière de casser cette exigence.
L’errance a toujours attiré certains psychotiques. De la même façon qu’en eux il
n’y a parfois pas de point de capiton, sur leur chemin il n’y a pas toujours de point d’arrêt.
L’errance peut ainsi être une sorte de solution, de suppléance ou même de sinthome à
ceux qui sont en quête perpétuelle de sens, qui cherchent une possibilité de faire des liens
dont le caractère éphémère porte, paradoxalement, une promesse d’éternité.
Cependant, ce style de vie porte aussi en lui une rupture avec des arrangements
sociaux qui sont compris comme les plus fondamentaux dans la société occidentale :
famille, travail, maison, entre autres. Errer, c’est vivre loin de sa famille, sans travail
formel, donc avec peu d’argent et sans domicile fixe.

62
Dictionnaire Latin-Français Le Grand Gaffiot. Félix Gaffiot. Troisième édition revue et augmentée sous
la direction de Pierre Flobert. Paris : Hachette-Livre, 2000.

334
Choisir d’abandonner les valeurs sociales n’est pas anodin. Cela peut toucher
très profondément ceux qui sont complètement envahis par ces exigences sociales qui
deviennent des prescriptions personnelles. Le cas suivant concerne justement une
personne qui, dans sa psychose, a trouvé une forme de stabilité dans l’errance, un choix
de vie difficile à supporter pour l’équipe chargée de son suivi. Nous allons voir qu’il faut
un regard analytique pour comprendre que le sujet de désir a des exigences singulières et
pas complètement partageables.

Un hôte singulier

Quand Ulysse63 arrive dans notre service de santé mentale, il n'a aucune idée de
l'endroit où il se trouve. Amené par la police, Ulysse fait peur à tous les patients, mais
aussi aux professionnels, car « ceux qui sont amenés par la police sont toujours des
bandits ». Mais ce n’était pas le cas. Les policiers expliquent à l'équipe qu'ils ont trouvé
Ulysse marchant le long d'une grande route à proximité du centre. Comme il est interdit
par la loi, pour des raisons de sécurité, de circuler à pied au bord d’une telle autoroute,
les policiers se sont arrêtés pour lui infliger une amende. S’étant rendu compte qu'il
n'était « pas bien dans sa tête », ils ont décidé de nous l'amener.
Ulysse apportait avec lui quelques valises et sacs, on avait vraiment l’impression
qu’il était en voyage depuis très longtemps. Il se portait très bien et était très poli. Sans
offrir aucune résistance, il entre dans le service, attentif à tout et à tous, examine chaque
recoin du bâtiment et nous regarde avec beaucoup d’intérêt. Il est difficile de dire qui était
le plus curieux de qui, car nous aussi nous avions hâte de savoir qui il était.
Lorsque nous l'avons invité à un premier entretien, Ulysse a accepté sans hésiter.
C’était le moment de satisfaire nos curiosités réciproques. Mais il parlait très peu,
seulement lorsqu’on lui posait des questions, auxquelles il répondait toujours très
brièvement. On lui explique où il se trouve et le type de traitement qu’on peut lui offrir
dans ce service, à quoi il répond : « Ce n’est pas pour moi, je vais très bien. » Et lorsqu’on
lui révèle la raison pour laquelle la police l’a amené, il dit : « J’ai toujours beaucoup

63
Pour préserver sa véritable identité, nous allons l’appeler ici Ulysse comme le héros grec qui erre pendant
dix ans sur la mer avant de pouvoir rentrer chez lui.

335
marché. C’est la première fois que la police m’arrête, ça m’étonne qu’on ne puisse plus
marcher tranquillement. »
Lors de ce premier entretien, Ulysse présentait un discours très désorganisé en
ce qui concernait son histoire personnelle. C’était difficile de le suivre. Avec un peu de
temps et d'effort, nous avons compris qu’il était errant depuis des années. Il nous raconte
qu'un jour, il a décidé de quitter sa maison pour « vivre dans le grand monde » car il avait
une mission à accomplir. Sa famille habitait dans cette même ville, mais il n’avait plus
aucun contact avec elle. Il était impossible de préciser depuis combien de temps il était
en errance, sa temporalité et sa spatialité n'étant définitivement pas les mêmes que les
nôtres.
A la fin de cette conversation, il était clair qu’Ulysse n'avait aucune demande de
traitement. C’était probablement un psychotique avec un délire très bien organisé et stable
depuis longtemps. Comme il le disait lui-même, il allait très bien et sa seule erreur était
de marcher à côté d’une grande route. Mais avant qu’on l’invite à reprendre son chemin,
il nous dit : « J’ai vu que vous avez des lits ici, si cela ne vous dérange pas, j’aimerais
bien passer quelque temps avec vous. Vous êtes sympa et moi, j’ai besoin de me reposer
un peu. »
Enfin une demande apparaît. Dans ce service, on avait juste huit lits qui nous
permettaient d’accueillir des patients en crise ; seulement en franche crise, c’était le
protocole. Ulysse n’était absolument pas en crise, il nous avait été amené par hasard et il
n’avait pas de demande spéciale ni besoin d’un traitement quelconque. Mais cet homme
errant, solitaire et autonome, nous avait adressé une demande qu’on ne pouvait pas
ignorer. Quelle était la face cachée de cette demande ? Il n’y avait qu’une possibilité de
la découvrir : le temps. En revanche, le protocole d’accueil nocturne nous imposait de
l’héberger uniquement en cas de crise. Comme il n’était pas en crise, il nous fallait trouver
des arguments. Sachant qu’il était délirant, qu’il errait probablement depuis longtemps,
que son discours était désorganisé et qu’il présentait un certain émoussement des
émotions, il ne semblait pas très compliqué de le garder.
Ce jour-là, il y avait quelques places nocturnes libres et Ulysse pouvait rester
sans problème. Mais, à long terme, sa présence pouvait devenir intenable si d'autres
patients vraiment en crise avaient besoin de ce lit. Une autre question qui préoccupait
beaucoup l’équipe, c’est qu’en lui offrant la possibilité de rester au centre, il ne veuille
plus partir car, assez souvent, les personnes sans domicile accueillies dans ce service, en
cas de déclenchement de crise, ne voulaient plus partir lorsqu’elles étaient déjà stables. Il

336
est toujours difficile de remettre à la rue des personnes qui ont, pour une fois, trouvé un
toit. C’est pour éviter cette difficulté future que des membres de l’équipe voulaient dire
« non » à sa demande, le plus tôt possible. Cependant, malgré ce désaccord, la majorité
de l’équipe a voulu parier sur l’amélioration de sa situation. Donc Ulysse reste. Chacun
sait qu’il n’est pas en crise, mais phénoménologiquement il remplit tous les critères. C’est
dans les limbes des protocoles que s’ouvre un véritable espace pour faire de la clinique.
Toujours très discret et ne parlant presque jamais, Ulysse semble bien adapté
dans cet espace, mais il interagit très peu, tant avec le personnel qu'avec les autres
patients. La réception d'Ulysse a été faite par moi mais, pour des raisons d’organisation,
son suivi est assuré par une autre équipe que la mienne. Je passe donc le relais à cette
équipe en expliquant les raisons pour lesquelles j'ai plaidé pour qu'il reste dans le service.
A partir de ce moment, je n’étais plus responsable de la gestion de son cas, ce qui ne
m’empêchait pas de le voir en consultation car chacun des psychologues, des infirmières
et des ergothérapeutes faisaient, une fois par semaine, ce qu’on appelle une
« permanence » pendant laquelle on est responsable, parmi d’autres tâches, du soin et de
l'évaluation des patients qui passent la nuit au centre. Donc, au-delà de la prise en charge
par l’équipe responsable de son traitement, Ulysse allait être évalué quotidiennement par
le professionnel de permanence.
Mon jour de permanence était le jeudi. Le premier jeudi qui suit son arrivée, je
l’appelle pour un entretien. Il accepte. Je lui explique la raison de cette rencontre et qu’on
va se parler un peu tous les jeudis. Il n'attache pas beaucoup d'importance à cette
explication et ne s'intéresse pas non plus à l'organisation du service. Je lui pose quelques
questions sur comment il va, comment il se sent, etc. Il me répond toujours
laconiquement : « Je vais bien, tout se passe bien ». Il reste ainsi plusieurs semaines.
Parallèlement, son équipe de référence décide qu’il faut entamer deux démarches pour
faire avancer sa situation : rencontrer sa famille et demander à celle-ci une aide financière,
car Ulysse n’avait aucun revenu. Ce qui se passait, nous pouvons le résumer ainsi :

Au nom du bon sens et d’une éthique « du bien » (du patient), l’institution


vient au secours du sujet en souffrance, au point qu’il ne reste, pour ce dernier,
aucune place pour l’interrogation sur son désir. Éthique du bon sens versus
éthique du désir : c’est l’institution qui décide, à partir d’une déontologie
humaniste, ou d’un savoir « scientifique » médical – les deux attitudes se
rejoignent – à la place du sujet. (Lippi, 2013, p. 10)

337
Ulysse n’était ni d’accord ni en désaccord avec idée de rencontrer sa famille.
« Si vous voulez retrouver la famille, cela ne me dérange pas », disait-il. Avoir une famille
et un revenu ne faisait pas partie de sa demande ; c’était plutôt une nécessité pour l’équipe,
qui se sentait mal à l’aise avec sa solitude et sa précarité économique. Son silence et sa
condescendance, interprétés comme de la lassitude, ont poussé ceux qui s’occupaient de
son cas à prendre des décisions à sa place, car le manque de demande tissait une angoisse
collective qui était devenue insupportable à l’équipe. Et cette angoisse était d’autant plus
grande qu'il avait suscité la sympathie chez tout un chacun. Comme rien ne le faisait
réagir, pas même les besoins présumés élémentaires – famille et argent – il fallait faire
pour lui, selon l’adage « qui ne dit mot, consent ». On cherchait à subvenir à ce qu’on
prenait pour des besoins fondamentaux, aux dépens de sa demande et, finalement, on
s’éloignait de plus en plus de son désir.
C'est précisément la dimension du désir qui a été négligée par l'urgence des
mesures concrètes qui s’imposaient dans le cas d’Ulysse. En agissant ainsi, l'équipe
apaisait sa propre inquiétude mais, en revanche, oubliait le patient chaque fois un peu
plus. Elle oubliait que si tout cela « ne le dérangeait pas », c'était peut-être parce qu'il
avait d'autres questions et d'autres problèmes qui dépassaient les besoins tenus pour
fondamentaux ; elle oubliait – ou feignait d’oublier – que les sujets ne sont pas
interchangeables et que ce qui comptait pour lui n'était peut-être pas ce qui comptait pour
le service ; elle oubliait que même s'il parlait peu, il avait peut-être quelque chose à dire…
C’est dans ce contexte que mes « évaluations obligatoires » des jeudis ont pu
jouer un rôle important. Comme Ulysse n’était pas suivi par mon équipe, je ne participais
pas à cette démarche « névrotisante » famille/argent ; je l’appelais tous les jeudis pour
une évaluation qui s’est vite transformée en séances de psychanalyse. Chaque jeudi,
j’invitais Ulysse à parler. Comme il était assez discret et parlait très peu, on n’en savait
pas beaucoup sur lui, sur son histoire ou ce qu’il pensait. Au début, il résistait, il ne disait
que le nécessaire : « Tout se passe bien pour moi ici, pas de problème. » Même s’il ne
disait presque rien, il y avait ce moment de parole et il le savait.
Un jour, je l’appelle dans la salle de consultation, la séance va débuter, je vois
qu’il a un sac avec lui. Il entre, s’assoit, dit que tout va bien comme d’habitude et pose
son sac sur la table. Il l’ouvre, sort un cahier et me le donne en disant : « Je suis en train
d’écrire un livre. J’écris ce qui m’arrive, j’écris sur mes voyages et sur les obstacles que
je dois vaincre. Je note tout, je dois tout noter pour que ça ne se reproduise pas. J’ai une

338
mission sur terre, je ne peux pas en dire plus. Mais je vous laisse jeter un coup d’œil sur
mes cahiers. » A ce moment, Ulysse met sur la table environ dix cahiers de différentes
tailles et couleurs. Je commence à les regarder, j’ai du mal à lire son écriture très petite et
serrée, mais ce qui m’impressionne le plus, c’est la dispersion des phrases sur le papier ;
il y en a partout, dans toutes les directions et tous les sens, toutes les pages sont
recouvertes de signes et les phrases forment des dessins. En plus des écrits, il y a beaucoup
de dessins et de collages, des papiers, des emballages, des feuilles d’arbre, des fleurs
séchées, etc. Il y a tellement d’épaisseurs qui gonflent les cahiers que certains ne se
laissent pas refermer.
À chaque cahier ouvert, je pénétrais un peu plus dans le monde d’Ulysse.
Difficile à lire et à déchiffrer, esthétiquement très beau cependant, et analytiquement très
intéressant. J’avais l’impression que c’était plus une œuvre d’art qu’un journal intime. Ce
jour-là, Ulysse n’avait pas la même posture timide et discrète que d’habitude ; il a pris la
parole, enfin. Il a parlé de lui, de sa manière de voir le monde, de son histoire et de ses
plans. En revanche, il ne m’a livré aucune des informations concrètes qu’on cherchait,
comme l’adresse de sa famille, ou depuis combien de temps il était en errance et pourquoi
il était parti, et comment. Son histoire, pour lui, n’était pas celle-là, mais bien une autre,
complètement différente ; une histoire de mission, d’écriture, des défis, des obstacles, une
lutte contre ses ennemis : c’est tout ce qui comptait pour lui.
A partir de ce jour, tous les jeudis suivants, on se retrouvait pour parler des
histoires narrées dans ses cahiers. Pendant les séances, Ulysse était toujours très énergique
et enthousiaste, alors que le reste du temps, il se tenait toujours silencieux et discret. Mais
désormais il était clair que sa réserve ne signifiait pas qu’il ne voulait pas parler ou qu’il
n’avait rien à dire, mais qu’il cherchait l’occasion et le cadre qui lui convenait le mieux ;
et ce qui lui convenait, c’était donc de parler avec quelqu’un qui n’était pas chargé
officiellement de son suivi, qui n’avait entamé aucune démarche pour lui, qui n’avait
aucune prétention de l’aider. Ce qui lui convenait c’était mon écoute, l’intérêt fortuit que
je portais à ses histoires, la façon dont je réagissais avec une émotion génuine à ce que
j’entendais.
Quelques semaines plus tard, la famille d’Ulysse est retrouvée. Sa mère et sa
sœur n’avaient aucune nouvelle de lui depuis quinze ans, depuis qu’un jour il était parti
en voyage et n’avait plus donné signe de vie. La maison où elles habitaient appartenait à
Ulysse, c’était bien la sienne mais ce n’était pas « chez lui ». Ulysse avait une maison
mais cela ne l’intéressait pas. Sa mère et sa sœur sont à la fois contentes d’avoir de ses

339
nouvelles et inquiètes car elles craignent qu’il veuille la maison uniquement pour lui. En
ce qui concerne l’aide financière, l’assistante sociale du service a réussi à récupérer auprès
de la mairie ses documents perdus et a mis à jour son compte bancaire. Ainsi, elle a pu
faire sans difficulté la demande d’aide ; il a accepté de passer l’expertise médicale,
accompagné par l’un de nos aides-soignants et il a obtenu l’aide sans problème. Au bout
d’un mois, l’errant et solitaire Ulysse avait une famille et un revenu sans avoir jamais rien
demandé.
L’équipe qui suivait Ulysse lui communique le « succès » des démarches
accomplies en sa faveur. L’aide financière a été accordée pour un an (au bout duquel il
faudra renouveler l’expertise médicale) et sa famille a accepté de l’accueillir. Tout a très
bien marché et il pourrait enfin quitter le centre et rentrer chez lui dans quelques jours, le
temps pour sa famille de s’organiser. A cette proposition, Ulysse ne répond ni oui, ni non.
Il reste dans le centre jusqu’au jour où il est censé rejoindre sa famille. Le jour de son
départ, Ulysse se lève tôt, prépare ses affaires et vient nous dire au revoir. Il va partir,
mais il part seul. Une légère panique s’installe : « Comment ça, il va partir tout seul ? Et
sa famille ? »
Convoqué à une réunion avec son équipe pour donner des explications sur sa
décision, Ulysse n’en donne aucune. Tout ce qu’il dit, c’est : « Je vais bien et il est temps
de partir. Je me suis reposé et maintenant je reprends mon chemin. » Ulysse était décidé.
Rien ne pouvait le faire changer d’avis et il n’avait rien à expliquer. La demande de revoir
sa famille n’avait jamais été la sienne, la demande d’argent non plus. Entre ces deux
requêtes formulées en son nom, il a choisi la seule qui l’intéressait. Ulysse a accepté l’aide
en disant : « Ça va faciliter mon voyage. » Cet argent, pour lui, n’était pas une nécessité
– depuis des années il avait vécu sans aide financière – mais il comprenait que cela
« facilite » les choses, sans plus. En revanche, la famille, cela ne l’intéressait absolument
pas.
Ce sujet, très bien dans sa peau, avait été cohérent du début à la fin de son séjour
dans notre service. Oui, il avait une demande depuis son arrivée qui n’a pas pu être
entendue : se reposer, car il était fatigué de ses aventures. Son départ faisait acte
analytique pour l’équipe. Il revenait à l’analyste de l’interpréter. Cet acte nous dévoile les
projections et les symptômes de cet autre qui n’a pas su se faire « secrétaire de l’aliéné »,
qui n’a pas pu attendre le temps qu’il fallait pour que la parole puisse circuler, qui a été
envahi par l’urgence de tout régler au plus vite, ne pouvant pas se permettre de l’écouter.
Ulysse est parti avec ce qui était à lui et nous a laissés avec ce qui était à nous. A chacun

340
sa joie et sa souffrance. Le discours analytique a été le seul, à cette occasion, qui pouvait
soutenir le choix d’Ulysse et l’interpréter dans le but d’apaiser l’angoisse de
l’effondrement de la logique du bien causé par ce patient.
Ulysse parti, il a repris son errance et laissé derrière lui un malaise généralisé.
D’un côté, il y avait ceux qui s’énervaient car ils se sentaient usés, dupés, comme si
Ulysse avait fait d’un service de santé un hôtel – dans la mesure où il avait accepté le lit
et la nourriture, mais pas le « traitement » à proprement parler. De l’autre, il y avait ceux
qui se sentaient frustrés d’avoir échoué à lui faire accepter « une vie meilleure » car il
retournerait à la « précarité ». Mais il y avait aussi ceux – dont je suis – qui se sont réjouis
de voir Ulysse reprendre son propre chemin et qui ont compris qu’il n’y avait pas eu
d’échec. Au contraire, s’il a pu partir c’est parce qu’on a répondu à sa demande de se
reposer, en lui offrant la possibilité d’un point d’arrêt, d’un point à partir duquel il pouvait
poursuivre sa route, désormais plus fort. S’il a pu refuser les normes qui lui étaient
offertes, c’est précisément parce qu’on a pu l’accueillir comme un hôte et non comme un
patient. S’il a pu quitter ce service, c’est parce qu’être dépendant d’une institution ne
faisait aucun sens pour lui. A nous, il incombait ne pas empêcher cet acte, ni ses effets.
Le cas d’Ulysse nous rappelle que dans la clinique des psychoses, il faut résister
aux tentations névrosantes. Ce qui semble essentiel et indispensable pour quelques-uns
peut être complètement superflu pour d’autres. Il n’y a pas d’unanimité en ce qui concerne
la subjectivité ; la singularité dans la psychose est éclatante et il nous incombe de tenter
de l’écouter.
L’acte analytique produit par le départ d’Ulysse nous permet de citer ici une
phrase de l’œuvre qui a inspiré le nom fictif de cet errant et qui pourrait tenir lieu de
maxime clinique dans son cas : « A l'hôte que doit-on ? Bon accueil s'il demeure, congé
s'il veut partir. » (Homère, Chant XV, 1955, p. 302).

341
CONCLUSION

Lors du processus de fermeture des hôpitaux psychiatriques au Brésil –


processus inachevé à ce jour – et de la création des services de santé mentale sectorisés,
ces derniers ont commencé à recevoir des patients qui sortaient d’une hospitalisation de
longue durée pour leur proposer un suivi dans une logique complètement autre que celle
de l’hôpital. Ces personnes venaient au service pour des consultations individuelles, pour
des groupes de parole, des ateliers ou toute sorte d’accompagnement thérapeutique lié à
la réinsertion sociale, mais pas sous la contrainte : après leurs rendez-vous avec les
soignants, elles retournaient chez elles, enfin libérées au terme de longues années
d’hospitalisation.
C’est dans ce contexte que j’ai connu un patient qui venait de sortir d’une
hospitalisation qui avait duré vingt-six ans. Sa famille n’ayant pas été retrouvée, il a eu
une place dans une résidence thérapeutique qui était accompagnée par le service où je
travaillais à l’époque. Ce monsieur – appelons-le A. M. - alors âgé de 57 ans, était toujours
très agité, son comportement débordait et échappait à toute tentative de cadre. En même
temps, il était complètement dépendant des soignants : d’aspect syndromique, il avait des
difficultés à marcher, à manger, il ne se changeait pas ni ne prenait de douche tout seul, il
présentait quelques stéréotypies et ne parlait pas ; il pouvait produire quelques sons dans
une tentative de s’exprimer, mais il n’était capable de prononcer aucun mot. En résumé,
la communication avec lui était presque impossible et il n’exécutait aucune tâche
quotidienne tout seul.
En observant ce patient, l’équipe a eu l’impression qu’il avait en fait des
problèmes neurologiques car il rencontrait des difficultés dans tout ce qui concerne la
motricité, aussi bien la fine que la globale. Lorsque nous l’avons reçu, son psychiatre a
tout de suite engagé une investigation dans ce sens pour mieux comprendre la source de

342
toutes ses difficultés, apparemment cognitives et motrices. L’hypothèse soulevée allait
dans le sens d’un dysfonctionnement neurologique ou génétique et qu’il avait fini dans
un hôpital psychiatrique suite à un abandon familial et par manque d’alternatives de soin
adéquates pour son cas à l’époque. Si cette hypothèse se confirmait, il serait envoyé à un
service spécialisé dans le traitement des maladies neurologiques. Quelque temps plus
tard, nous recevons les résultats de toute une batterie d’examens auxquels il a été soumis
et pour la plus grande surprise de tous, le constat est négatif. Ce monsieur n’avait aucun
problème d’ordre neurologique, génétique ou quoi que ce soit d’autre. Comment
expliquer alors toutes ces limitations ?
C’est le moment où il faut absolument faire recours à l’histoire. Que s’était-il
passé avec A. M. ? La réponse nous a été donnée par un aide-soignant qui travaillait dans
le réseau de santé mentale de cette ville depuis plus de trente ans au moment où cet
épisode a eu lieu. Il était gardien à l’hôpital psychiatrique qui a reçu A. M. pour sa
première hospitalisation à la fin des années 1980. Cet hôpital a été démembré, au cours
des années 1990, en plusieurs services de secteur. L’ancien gardien qui, passionné du
travail avec la folie, avait déjà fait une formation pour devenir aide-soignant, a été affecté
dans l’un de ces services de secteur où nous deviendrons collègues environ vingt ans
après.
Lors de la fermeture de cet hôpital, notre patient et tous ceux qui étaient
dépendants d’une structure de soin plus complexe ont été envoyés vers d’autres hôpitaux
psychiatriques de la région en attendant que le réseau de maisons thérapeutiques soit prêt
pour les recevoir ; ce qui est enfin arrivé.
L’aide-soignant qui avait connu A. M. au tout début de son histoire dans la
psychiatrie asilaire nous raconte donc qu’il avait été amené, pour la première fois, à
l’hôpital psychiatrique par sa mère. À l’époque, il avait environ 30 ans. Il présentait des
délires paranoïaques et son état n’était guère plus grave que celui des autres patients
hospitalisés dans cet établissement. Son traitement était basé sur la prise des médicaments
et l’électrochoc. Le collègue qui nous raconte cette histoire a lui-même appliqué des
électrochocs à ce patient, dans ce même hôpital, quand il est devenu aide-soignant. Après
quelques hospitalisations et aucune amélioration de son cas, A. M. a perdu le droit de
sortir de l’hôpital. Entre cet hôpital et celui où il a été envoyé postérieurement s’écoulent
vingt-six ans et entre-temps sa famille disparaît.
Mais le point important, c’est que pendant ses premières années
d’hospitalisation, notre patient était autonome ; il n’avait aucun problème de motricité et

343
parlait normalement. Bien entendu, l’aide-soignant a tout de suite reconnu A. M. lorsqu’il
est arrivé pour son suivi dans ce centre, et il avait déjà raconté ce qu’il savait sur ce patient,
mais cette histoire a dû être confirmée par l’investigation neurologique. On a pu alors
déduire que toutes les pertes au niveau de son autonomie et de sa capacité de parler étaient
imputables aux hospitalisations et à l’absence d’une véritable prise en charge. Il a souffert
de toutes les conséquences négatives de ce type d’hospitalisation. Privé d’un traitement
adéquat et de la possibilité de faire lien avec d’autres, il avait perdu son Autre, et de sa
condition de sujet, de sujet de parole et de désir, on ne voyait que des étincelles.
L’histoire d’A. M. n’est malheureusement pas unique. D’autres comme lui ont
payé cher les effets des pratiques asilaires et de la culture de l’enfermement. Son histoire
et celle de tant d’autres ne peuvent pas tomber dans le vide, et il nous appartient d’en tirer
les conséquences.
Pour ma part, ce cas m’a mobilisé au point qu’il m’a fallu trouver une voie de
sortie à ce dérangement. Ce travail de recherche a donc été une tentative de cerner au plus
près le long et dérangeant parcours de A. M. pour voir quand, comment et pourquoi il se
fait présent. Comme une sorte de don et contre-don, j’ai reçu de ce patient un don sous la
forme d’une énigme et je rends, à tous ceux qui sont aussi touchés par cette énigme, ce
travail de recherche comme mon contre-don en espérant qu’il puisse contribuer à
perpétuer le cycle « donner-recevoir-rendre » qui, selon Mauss (1925/2012), est ce qui
engendre le lien social, un élément clé dans la clinique des psychoses.
Cette anecdote clinique fait apparaître de façon éclatante qu’un rapport entre
histoire, clinique et structure est plus que souhaitable : nécessaire. C’est dans ce
croisement qu’il faut comprendre le rôle fondamental qu’a joué la psychanalyse en ce qui
concerne la structure psychotique. Sans aucun doute, il y a encore beaucoup de choses à
dire sur la clinique psychanalytique des psychoses. Ce que cette thèse a proposé de
discuter n’est qu’une goutte d’eau dans l’océan des possibilités cliniques.
Ce cas qui est présenté à la fin de notre travail a été, en fait, son point de départ.
Il met en défaut la dimension clinique en se situant au carrefour entre histoire, savoir,
structure et pratiques de traitement. Il fallait alors le prendre à l’envers, c’est-à-dire, le
déconstruire et remonter à tout ce que la folie a interrogé de notre société depuis
l’Antiquité pour essayer de dégager la dimension contemporaine du problème.
Le parcours historique ici entrepris nous a permis de voir de plus près les
méthodes de traitement employées au fil du temps, depuis que la folie a été capturée par
le discours médical et qu’elle est devenue, par voie de conséquence, une maladie.

344
Analyser les interventions extérieures à la psychanalyse nous a permis de voir comment
la clinique psychanalytique se constituait à rebours des pratiques dominantes en ce qui
concerne la prise en charge des « malades mentaux ». Par rapport à la clinique
médicale/psychiatrique, la psychanalyse représente une véritable rupture de paradigme.
Rupture nécessaire pour faire apparaître, dans le champ des psychoses, un sujet de désir,
comme nous l’avons soutenu tout au long de ce travail.
Le statut de maladie étant assigné à la folie, on trouve dans un premier temps des
pratiques de traitement comme l’enfermement, la consolidation, l’immersion, la
purification, la régulation du mouvement, l’usage d’éléments organiques ou minéraux
pour le contrôle moral, la contrainte au silence, la reconnaissance en miroir, la contention,
etc. Dans un second temps, inauguré par la prévalence de l’esprit scientifique,
apparaissent l’insulinothérapie, la psychochirurgie et l’électrochoc. Force est de constater
que malgré le développement du savoir psychiatrique et l’essor de la psychologie et de la
psychopathologie, la situation des traitements n’avance guère. Dans un troisième temps,
ce sont les médicaments qui s’imposent comme principal outil de traitement. Dans tout
cela, il y avait une préoccupation thérapeutique mais les traitements n’aboutissaient pas
nécessairement à un apaisement de la souffrance des patients. En outre, les
hospitalisations de longue date et le manque de prises en charge adéquates aggravaient la
symptomatologie psychotique en coupant toute possibilité de lien social, ce qui rendait
encore plus difficile l’avancée des tableaux cliniques.
Parallèlement à ces propositions thérapeutiques, à la fin du XIX e siècle, Freud
inaugure un champ de recherches nouveau : la psychanalyse. Il fallait une deuxième
reprise historique pour saisir la portée des modifications introduites par la psychanalyse.
L’histoire de la psychose ne peut pas être pensée sans une problématisation de ces
pratiques de contrôle qui avaient comme fleuron l’enfermement. C’est dans ce sens que
nous avons voulu interroger la pratique asilaire avant et après le début de la recherche
analytique. Nous avons vu que la psychanalyse a provoqué un déplacement dans la
logique du traitement des psychoses en offrant la possibilité aux cliniciens de quitter le
terrain des observations, descriptions et pratiques de contrôle au profit d’une pratique
d’écoute et de construction de cas cliniques. Pour la première fois depuis des siècles, la
parole de ceux qui sont considérés comme fous, qu’ils soient exclus ou non de la société,
a repris de la valeur. Écouter les fous dans le tournant du XIX e au XXe siècle ne fut rien
moins qu’un geste révolutionnaire sur le plan thérapeutique.

345
La psychanalyse opère une rupture dans l’histoire de la folie à l’âge moderne.
Son émergence jette de la lumière sur les limites du champ psychiatrique comme celle de
sa dépendance avec la neurologie et son manque de techniques thérapeutiques efficaces.
Freud voit dans cette limitation un espace pour faire fleurir la psychanalyse. Il a donc le
projet de l’offrir d’abord aux médecins psychiatres comme outil théorico-clinique jusqu’à
ce qu’elle prenne le relais et rende obsolète la psychiatrie. Toutefois, psychiatrie et
psychanalyse sont fondamentalement et épistémologiquement différentes et elles ne
pourront jamais fusionner. La preuve en est que le savoir psychanalytique était déjà
répandu parmi les psychiatres en Europe et cela n’a pas empêché la diffusion de pratiques
dites scientifiques comme la psychochirurgie, l’insulinothérapie et l’électrochoc.
Mais, peu à peu, l’arrivée de la psychanalyse interroge non seulement les
pratiques du monde asilaire mais aussi la notion même de maladie et de cure. À contresens
des préoccupations de la psychiatrie de cette époque, Freud propose que spéculation
théorique et pratique clinique soient inséparables. C’est parce que ses effets cliniques sont
insatisfaisants qu’il faut changer le socle de la théorie psychanalytique. Le savoir sur la
psychose que Freud a commencé à construire ne valait pas en soi, il fallait en dégager une
pratique clinique, mieux encore une éthique comme praxis de cette théorie. Sans
l’invention freudienne de la psychanalyse, les psychotiques auraient sûrement connu un
destin très différent. Le savoir-faire psychanalytique a pu toucher et modifier à la fois les
interventions à visée thérapeutique auprès des psychotiques et les espaces destinés aux
soins.
La rupture introduite par la psychanalyse concerne, malgré les hésitations de
Freud et les difficultés que nous avons signalées, la prise en charge des patients
psychotiques et, du point de vue historique, elle peut être considérée comme nécessaire.
Sans elle, la clinique serait encore dans une logique objectifiante, dans laquelle l’individu
malade ou porteur d’un trouble se présente comme objet d’un savoir qui est censé le guérir
sans qu’il soit sujet dans son processus de cure. Autrement dit, sans la psychanalyse, les
sujets sont réduits à des objets d’un savoir quelconque. Lorsqu’on compare en profondeur
la prise en charge médicale des patients psychotiques (Chapitre 1) avec le détail des
propositions psychanalytiques (Chapitres 2 et 3), on se rend compte que la psychanalyse
se justifie pleinement là où le discours dominant incarne le discours du maître (Chapitre
4). La psychanalyse permet ainsi que le psychotique sorte de la position d’objet dans
laquelle il est constamment placé par les discours du maître les plus variables.

346
Dans ce dernier chapitre, nous avons vu que dans la clinique des psychoses le
psychanalyste est souvent confronté aux lois, aux protocoles et aux normes d’une société
donnée. Le psychotique est étranger à ces exigences – voire ces injonctions – et il en
souffre. L’analyste doit donc faire face à ce qui s'impose entre lui et son analysant. Faire
de la clinique psychanalytique pour les psychotiques, c’est pouvoir écouter la position
d'étrangeté du sujet face aux lois, normes et protocoles, s'interroger avec lui sur la
pertinence de ces exigences et proposer une voie de sortie possible à l’angoisse causée
par ces impositions. Dans la clinique des psychoses, l’analyste doit pouvoir soutenir pour
et avec le sujet l’inconsistance – ou plutôt le trou – de ces prescriptions ; s’il se maintient
figé devant le discours du maître, il quitte sa position d’analyste.
La fonction de cette clinique n’est donc pas d’amener le psychotique du côté
normatif, de le névrotiser, mais bien de rendre possible une existence au-delà de toute
normativité car « … il est donc bien entendu que le discours analytique ne consiste pas
du tout à faire rentrer ce qui ne va pas, dans le discours normal » (Lacan, 1973-1974,
inédit. Leçon du 12 février 1974). Dans son application logique, le discours analytique a
la possibilité d’inverser tous les discours du maître qui tentent d’enfermer les
psychotiques dans des protocoles médicaux, étatiques, juridiques ou dans des règles
socio-normatives qui ne leur conviennent pas. C’est dans la mesure où le psychanalyste
peut questionner avec le psychotique la pertinence de ces impositions qu’il fait de son
acte, c’est-à-dire de l’acte analytique, un acte politique. À travers le sujet, cet acte va à la
rencontre, à la fois de ce qui relève du politique au sens de ce qui fait lien, de ce qui fait
tenir ensemble une communauté, et de la politique au sens où les sujets peuvent poser des
questions aux institutions de pouvoir.
Notre hypothèse est que l’acte analytique se fait acte politique dans la mesure où
il permet le surgissement d’un rapport autre entre le psychotique et la loi ; un rapport autre
qui ceux imposés par les représentants du discours du maître. C’est à partir de l’inversion
des discours du maître que dans la clinique des psychoses on crée les conditions
d’émergence d’un sujet de désir. Et c’est précisément parce que l’analyste n’est pas au
service d’une loi, qu’il ne suit pas un protocole et qu’il ne répond pas à une morale ou à
une norme mais bien à une éthique qu’il peut engendrer ce mouvement à partir duquel
l’objet d’un discours se fait sujet de parole.
L’acte analytique promeut la subversion du sujet. Le terme subversion comme
opération subjective n’a pas été choisi au hasard par Lacan : « Subvertir signifie renverser
un ordre établi en ruinant ses fondements, en modifiant le sens sur lequel il est fondé »

347
(Safatle, 2021, p. 126)64. Cette subversion implique une existence qui n’est pas soumise
aux formes actuelles de la pensée : les sujets peuvent donc aller au-delà des formes
morales, juridiques, médicales ou scientifiques. L’acte analytique est celui qui installe
chez les sujets l’idée qu’aucun savoir supposé ne peut se faire son maître.
Nous pouvons affirmer en ce sens que l’acte analytique ne traite pas les
symptômes à partir d’une idée de réparation, c’est-à-dire en réinstaurant une condition
perdue ; bien au contraire, il installe chez les sujets l’impossibilité qu’une forme
quelconque de savoir puisse produire une sorte de guérison, comprise ici comme ce qui
apporterait un état de complétude. La psychanalyse ne peut penser cette complétude que
comme imaginaire et proposer aux sujets de faire avec le réel à partir des outils
symboliques.
Que clinique et politique se croisent n’est pas une nouveauté apportée par la
psychanalyse. L’enfermement, les traitements moraux, tout comme les interventions
postérieures qui se prétendaient strictement scientifiques ont eu non seulement une
motivation mais aussi un effet politique important dans la mesure où ces traitements ont
eu, sur la possibilité de faire du lien social, un impact qui n’a pas encore cessé de produire
des effets de réification et de ségrégation. Ce que cette thèse a voulu montrer à partir d’un
mouvement diachronique est que l’invention de la psychanalyse a eu un impact direct sur
l’existence de ces sujets car elle agit dans le sens de la production de liens sociaux et non
pas de leur rupture. C’est là l’effet politique du discours analytique. Et elle l’atteint car
elle est la seule à se faire acte à partir de l’interrogation et non pas de la reproduction des
normes, des protocoles et des lois. C’est pour cela qu’il nous faut rejoindre Derrida
lorsqu’il déclare que :

Si l’on prenait en compte sérieusement, effectivement, pratiquement la


psychanalyse, ce serait un tremblement de terre à peu près inimaginable.
Indescriptible. Même pour les psychanalystes. Parfois, cette menace sismique
passe à l’intérieur de nous-mêmes, à l’intérieur de chaque individu. Dans notre
vie, nous le savons bien, nous le savons trop, nous tenons des discours
équivoques, hypocrites, dans le meilleur des cas ironiques, structurellement
ironiques. Nous faisons comme si la psychanalyse n’avait jamais existé.
(Derrida, 2001, p. 290)

64
La traduction est de moi.

348
Derrida nous rappelle que la psychanalyse a fait scandale auprès de la société
bourgeoise de l’ère victorienne en cassant le sens des vertus et valeurs morales de cette
société, bousculant ainsi l’ordre social et politique. Mais le séisme freudien ne s’arrête
pas là. Le philosophe va encore plus loin en affirmant que les effets de la psychanalyse
n’ont toujours pas été pris véritablement en compte, ni même par « ceux qui sont
convaincus, comme nous le sommes, de la nécessité inéluctable de la révolution
psychanalytique » (Ibid.)65. Plus psychanalyste que les psychanalystes eux-mêmes,
Derrida est provocateur dans sa proposition : il nous invite à ne pas lâcher l’affaire et à
pousser les effets de la « révolution psychanalytique » dans ses ultimes conséquences.
À partir d’un contexte spécifique qui est celui de la clinique des psychoses, on
ne pouvait pas faire comme si la psychanalyse n’avait jamais existé. Il fallait lui rendre
ce qui lui appartient. C’est aussi pour explorer la dimension politique de l’acte analytique
que ce travail de recherche a été entrepris. Ici, nos efforts se sont concentrés sur la
nécessité de prendre la psychanalyse au sérieux, au sens de Derrida. Nous avons mené
nos investigations de manière à reconnaître et recueillir quelques-uns des effets de ce
tremblement de terre dans la clinique des psychoses. Toutefois, il est certain qu’il y en a
encore beaucoup d’autres qui méritent d’être explorés et analysés.
C'est sur cette note provocatrice empruntée à la philosophie que s'achève ce
travail de recherche. Il reconnaît ses propres limites et la nécessité de poursuivre le
questionnement que Lacan a lui-même pratiqué toute sa vie, y compris la mise en question
du psychanalyste qui est aussi le titre d’un texte daté de 196366, écrit et corrigé de sa main,
resté inédit jusqu’en 2021. Comme pour illustrer notre propos, ce texte demeure
inachevé... Le séisme psychanalytique a libéré beaucoup d’énergie. Désormais, c'est à
nous de la propager.

65
L’italique est de moi.
66
Lacan, J. « Mise en question du psychanalyste » (1963). Ornicar ? Lacan Redivivus, s/nº, 2021, pp. 37-
102.

349
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377
ANNEXES

Annexe 1

Antonin Artaud - Lettre aux médecins-chefs des Asiles des fous


Parue dans la Revue surréaliste N° 3 le 15 avril 1925

Messieurs,

Les lois, la coutume vous concèdent le droit de mesurer l'esprit. Cette juridiction
souveraine, redoutable, c'est avec votre entendement que vous l'exercez. Laissez-nous
rire. La crédulité des peuples civilisés, des savants, des gouvernements pare la psychiatrie
d'on ne sait quelles lumières surnaturelles. Le procès de votre profession est jugé
d'avance. Nous n'entendons pas discuter ici la valeur de votre science, ni l'existence
douteuse des maladies mentales. Mais, pour cent pathogénies prétentieuses où se
déchaîne la confusion de la matière et de l'esprit, pour cent classifications dont les plus
vagues sont encore les plus utilisables, combien de tentatives nobles pour approcher le
monde cérébral où vivent tant de vos prisonniers ? Combien êtes-vous par exemple, pour
qui le rêve du dément précoce, les images dont il est la proie sont autre chose qu'une
salade de mots ?
Nous ne nous étonnons pas de vous trouver inférieurs à une tâche pour laquelle il
n'y a que peu de prédestinés. Mais nous nous élevons contre le droit attribué à des
hommes, bornés ou non, de sanctionner par l'incarcération perpétuelle leurs investigations
dans le domaine de l'esprit. Et quelle incarcération ! On sait - on ne sait pas assez- que les
asiles, loin d'être des asiles, sont d'effroyables geôles, où les détenus fournissent une
main-d'œuvre gratuite et commode, où les sévices sont la règle, et cela est toléré par vous.
L'asile d'aliénés, sous le couvert de la justice, est comparable à la caserne, à la prison, au
bagne.
Nous ne soulèverons pas ici la question des internements arbitraires, pour vous
éviter la peine de dénégations faciles. Nous affirmons qu'un grand nombre de vos
pensionnaires, parfaitement fous selon la définition officielle, sont eux aussi,
arbitrairement internés. Nous n'admettons pas qu'on entrave le libre développement d'un
délire, aussi légitime, aussi logique que toute autre succession d'idées ou d'actes humains.
La répression des réactions antisociales est aussi chimérique qu'inacceptable en son
principe. Tous les actes individuels sont antisociaux. Les fous sont les victimes
individuelles par excellence de la dictature sociale ; au nom de cette individualité qui est
le propre de l'homme, nous réclamons qu'on libère ces forçats de la sensibilité puisque

378
aussi bien il n'est pas au pouvoir des lois d'enfermer tous les hommes qui pensent et
agissent.
Sans insister sur le caractère parfaitement génial des manifestations de certains
fous, dans la mesure où nous sommes aptes à les apprécier, nous affirmons la légitimité
absolue de leur conception de la réalité, et de tous les actes qui en découlent.
Puissiez-vous vous en souvenir demain matin à l'heure de la visite, quand vous tenterez
sans lexique de converser avec ces hommes sur lesquels, reconnaissez-le, vous n'avez
d'avantage que celui de la force.

379
Annexe 2

Aliénation et magie noire - Antonin Artaud

Les asiles d'aliénés sont des réceptacles de magie noire, conscients et prémédités
et ce n'est pas seulement que les médecins favorisent la magie par leurs
thérapeutiques intempestives et stupides,
c'est qu'ils en font.

S'il n'y avait pas eu de médecins


il n'y aurait jamais eu de malades,
car c'est par les médecins, et non par les malades que la société a commencé.

Ceux qui vivent, vivent des morts.


Et il faut aussi que la mort vive :
Il n'y a rien comme un asile d'aliénés pour couver doucement la mort, et tenir
en couveuse des morts.

Cela a commencé 4000 ans avant J.C., cette technique thérapeutique de la mort lente.
et la médecine moderne, complice en cela de la plus sinistre et crapuleuse magie, passe
ces morts à l'électro-choc ou à l'insulinothérapie, afin de bien chaque jour vider ses haras
d'hommes de leur moi,
et de les présenter ainsi vides,
ainsi fantastiquement
disponibles et vides,
aux obscènes sollicitations anatomiques et atomiques
de l'état appelé Bardo.

Il y a dans l’électrochoc un état flaque


par lequel passe tout traumatisé
et qui lui donne, non plus à cet instant de connaître, mais d'affreusement et
désespérément méconnaître ce qu'il fut, quand il était soi

J'y suis passé et ne l'oublierai pas.

La médecine soudoyée ment chaque fois qu'elle présente un malade guéri par les
introspections électriques de sa méthode.
Je n'ai vu, moi, que des terrorisés de la méthode incapables de retrouver leur moi.
Qui a passé par l'électrochoc du « bardo » et le « bardo » de l'électrochoc ne remonte plus
jamais de ses ténèbres et la vie a baissé d'un cran.
Or, je le répète, le bardo c'est la mort et la mort n'est qu'un état de magie
noire qui n'existait pas il n'y pas si longtemps.
Créer ainsi artificiellement la mort comme la médecine présente l'entreprend
c'est favoriser un reflux du néant qui n'a jamais profité à personne,
mais dont certains profiteurs prédestinés de l'homme se repaissent
depuis longtemps.

En fait depuis un certain point du temps.

380
Lequel ?

Celui où il fallut choisir entre renoncer à être homme ou devenir un aliéné


évident.

Mais quelle garantie les aliénés évidents de ce monde ont-ils d'être soignés
par d'authentiques vivants ?

381

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