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Encore secoué par ma lecture du roman La nature exposée, d’Erri De Luca, qui lie par une

argumentation très personnelle et touchante le réalisme d’une sculpture en marbre d’un crucifié
agonisant réalisée par un vétéran des tranchées de la 1ère guerre mondiale doté de connaissances
précises en anatomie et physiologie humaine et mû par l’ambition de faire aussi bien ou mieux
que les grands maîtres de la renaissance italienne, et l’émotion suscitée et la puissance d’évocation
de l’œuvre chez l’auteur-narrateur chargé de la restaurer, je profite de cet exercice pour vérifier,
en arpentant les galeries du Louvre, si mon impression de beauté devant un corps représenté est
encore maximale lors que sa fidélité anatomique et sa beauté plastique sont parfaites (homme de
Vitruve, Antinoüs, Marie, Vénus) ou si finalement comment d’autres modalités de représentations
égalent ou surpassent cette émotion. J’ai donc décidé d’explorer les deux versants de cet idéal
rempli par la statue imaginaire d’Erri De Luca, en vous envoyant en pièce jointe de ce mail mes
photos de deux visages trouvés au Louvre.
D’abord, celui du premier autoportrait de Dürer « autoportrait au Chardon », tableau salué
principalement pour le traitement virtuose des étoffes, la présence du chardon pourrait quand-à-
elle renvoyer à la fidélité que le peintre promet à sa récente fiancée, ou alors évoquer la couronne
d’épines christique. L’écriteau nous dit « il a fière allure », il faut dire que le tableau laisse une
impression plus mitigée : le pauvre Albrecht a un nez épais qui contraste avec une mâchoire très
fine sur laquelle poussent trois poils pathétiques, ses cheveux sont en épi, le cou est bourru, les
sourcils sans grâce surmontent des yeux légèrement loucheurs qui dégagent une certaine gêne,
qui se transmet au spectateur, c’est comme si on avait croisé trop longtemps son regard dans le
métro. Loin des allégories pataudes ou ridicules, c’est une imperfection profondément humaine
et touchante que Dürer instille, peut-être involontairement, dans ce premier autoportrait, dont
l’entreprise doit forcément être un processus étrange. Les réactions sont variées, à la BU de Cochin
depuis laquelle j’écris ce texte, mes amis pensent qu’« il se donne un genre, je lui ferais pas
confiance », ou bien qu’« il me met mal à l’aise ».
Deux étages en dessous, la figurine féminine du groupe de Syros (de type Spédos – ces catégories
ne m’évoquent rien, je me contente de les recopier – « exceptionnelle par sa taille, cette tête
témoigne de la maîtrise de la sculpture en marbre de la civilisation de Cyclades ») sculptée à Kéros
dans les Cyclade et datée de 2750-2300 av JC procure une sensation similaire, bien que son visage
n’ait aucune des imperfections regroupées dans celui de Dürer, en fait il ne porte sur sa peau
marmoréenne lisse qu’un nez en pyramide à base de trapèze précédent un disque biconvexe dont
la courbure antérieure se casse discrètement aux sourcils, et dont la courbure postérieure porte
deux oreilles stylisées. Ce visage est néanmoins entêtant, mon cerveau semble le reconnaître
comme l’expression la plus simple d’un visage humain, Albrecht Dürer dans le métro mais vu du
coin de l’œil. Une sensation de présence, très intrigante se dégage lorsqu’on est à proximité de
cette tête sans traits, qui comme devant l’autoportrait de Dürer se distingue nettement de
l’apaisement que l’on peut ressentir face aux représentations canoniques aux proportions
parfaites et dans lequel notre regard a grandi. Non, le visage de l’humanité, c’est aussi un miroir
lisse sur lequel notre cerveau hagard projette toutes les images perdues de notre subconscient,
ou alors un instant de honte muette d’avoir croisé le regard pudique de Dürer alors qu’il n’en est
qu’à son premier essai d’autoportrait, instant qui sera sans cesse renouvelé par le passage des
touriste devant ce tableau tant que le Louvre existera encore. D’ailleurs, la présence physique de
ces objets semble demeurer la condition pour que cette magie puisse opérer, photographiés on
les voit mieux mais ils paraissent soudainement inoffensifs : comme si on avait essayé de
photocopier une tortue. Dürer semble bien plus à l’aise dans son cadre, et la composition du
tableau soudainement harmonieuse, et pour la figurine, bien que la photographie soit
techniquement parfaite, la matérialité de l’objet abolie permet de séparer finalement de notre
regard sur l’objet de ce flot de projections, je ne suis pas certain qu’on aurait photographié
différemment une amphore, l’anse faisant office de nez.

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