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Sylvaine Conord
Dans Ethnologie française 2007/1 (Vol. 37), pages 11 à 22
Éditions Presses Universitaires de France
ISSN 0046-2616
ISBN 9782130559726
DOI 10.3917/ethn.071.0011
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INTRODUCTION
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les photographies instantanées, sont très instructives parce que nous savons, à certains égards,
qu’elles ressemblent exactement aux objets qu’elles représentent. Mais cette ressemblance est en
réalité due au fait que ces photographies ont été produites dans des circonstances telles qu’elles
étaient physiquement forcées de correspondre point par point à la nature. De ce point de vue
donc », conclut Charles Sanders Peirce, « elles appartiennent à notre seconde classe des signes :
1. Cet extrait des écrits de Char- les signes par connexion physique [index] » [Peirce, 1978 : 86] 1. D’autres théoriciens envi-
les Sanders Peirce est cité par sagent la photographie comme procédant de l’index, Albert Piette en fait partie. Non
Philippe Dubois [Dubois, op. seulement elle possède une puissance de désignation, explique-t-il, mais elle contribue
cit. : 45].
aussi à retenir les moindres détails d’une scène observée par l’anthropologue grâce au
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propose-t-il une méthode (se demander à quelle(s) question(s) une photographie pour-
rait répondre) visant à extraire de l’image des messages verbaux qui nous aideraient à
déterminer en quoi et comment une photographie exprimerait une ou plusieurs vérités.
Ce questionnement reste ouvert, alors qu’il est souvent reproché à la photographie
d’être trop subjective, trop esthétique pour les sciences sociales. Les différentes expé-
riences, les articles et les images présentés ici montrent que si la recherche d’une image
esthétique est propre au domaine de l’art et n’est pas obligatoire dans le domaine
scientifique (on retiendra de l’image davantage son aspect informatif), elle ne représente
pas pour autant un obstacle à la scientificité de la démarche. Le soin particulier apporté
au cadrage et au positionnement du sujet photographié par rapport à la lumière naturelle
ou artificielle 2, le choix de l’objectif photographique 3, le temps de pose représentent 2. Selon le Grand dictionnaire éty-
des moyens d’expression. Lorsque l’on élabore un texte, on choisit également d’adopter mologique et historique du français
une mise en forme plus ou moins sophistiquée pour exprimer une idée. Luiz Eduardo [Larousse, 2005 : 751], photo-
graphie vient du grec phôtos :
Robinson Achutti, photographe et anthropologue 4, sélectionne, par ses choix de prises lumière et graphein : écrire.
de vue, certains traits de la Bibliothèque nationale de France. L’immensité des espaces 3. Le photographe a le choix
intérieurs de la bibliothèque, notamment, est perceptible dans ses photographies et entre différents objectifs dont les
illustre bien la manière dont les employés se représentent les lieux [Achutti, 2004]. Il focales font varier le mode de
perception de la scène photogra-
propose dans ce numéro d’expliquer la construction d’un récit photoethnographique. phiée. Il existe par exemple le
Le caractère esthétique de ses images renforce le sens qui se dégage des témoignages. grand angulaire (24-35 mm),
L’aspect complémentaire de ces deux démarches, celle issue d’une compétence de l’objectif standard (50 mm), le
photographe professionnel et celle liée aux méthodes de l’anthropologie, a été exploré téléobjectif (70-200 mm).
4. Luiz Eduardo Robinson
par différents photographes venus à la pratique de cette science [Collier, op. cit. ; Achutti est photographe profes-
Antoniadis, 2000]. Cette compétence spécifique est souvent reconnue et utilisée sur sionnel et anthropologue à l’Uni-
le terrain par les sujets photographiés [Conord, 2000]. En effet, la position de photo- versidade Federal do Rio Grande
graphe favorise et multiplie en général les échanges, qu’ils soient matériels (dons de do Sul (Porto Alegre, Brésil).
photos) ou symboliques (libre auto-mise en scène devant l’appareil photographique).
Ce type d’interaction, entre l’anthropologue-photographe et les sujets photographiés,
établit des liens de confiance qui aboutissent à une meilleure compréhension de certains
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image, sans consigne particulière. La photographie choisie est parfois réalisée par le
chercheur. C’est le cas de Jean-Charles Depaule, d’Emmanuel Garrigues, de Sylvie
Pédron-Colombani et d’Yves Delaporte. De quelle manière les mots associés à une
image rendent-ils compte d’une ambiance (Jean-Charles Depaule), d’un portrait
(Emmanuel Garrigues), d’un rite religieux (Sylvie Pédron-Colombani), des signes
gestuels d’un sourd-muet (Yves Delaporte) ou de la dimension temporelle d’une scène
de la vie quotidienne (Patrick Williams) ? Dans le cadre d’un usage scientifique, l’image
ne se suffit pas à elle-même. Il est impératif de l’accompagner d’une légende, d’un
commentaire ou d’une note afin de la contextualiser dans l’espace et le temps. Le texte
oriente la lecture de l’image.
Mais il arrive que le discours et l’image photographique ne soient pas suffisants pour
souligner certaines caractéristiques du sujet étudié. Yves Delaporte et Albert Piette
proposent de reproduire des traits que le chercheur souhaite mettre en valeur en les
décalquant. Cela permet de hiérarchiser les éléments de l’image pour ne retenir que
ceux qui concernent l’analyse. Cette démarche rejoint celle de certains ethnologues
[Leroi-Gourhan, 1973] qui, du XIXe siècle à nos jours, réalisaient des croquis décrivant
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une situation et, plus précisément, des gestes, des outils ou des techniques [Koechlin
et al., 1985].
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semble important, dans la plupart des cas, de préciser le cadre historique, social et
culturel. Par ailleurs, il manque le son à l’image fixe, les échanges verbaux ou les
confidences exprimées lors d’un entretien. Un texte vient en partie combler ces man-
ques, s’il contient des éléments des témoignages enregistrés sur le terrain, s’il précise
des éléments du contexte de prise de vue.
Les clichés peuvent également servir de supports à l’entretien. La photographie n’est
plus seulement un substitut du dessin, une base de données descriptives : elle devient
un moyen d’échange. John Collier, photographe et anthropologue américain, a intro-
duit les différentes manières d’utiliser l’image photographique dans le cadre d’une
investigation en consacrant un chapitre de son ouvrage à la photo interview [Collier, op.
cit.]. Fabienne Duteil-Ogata expérimente celle-ci. Cette méthode s’est révélée très
efficace dans le cadre d’une enquête sur l’immigration et les pratiques religieuses de
Japonais vivant en France. L’objectif de sa recherche était d’analyser le rôle joué par
les pratiques cultuelles dans la transmission des valeurs religieuses. En présentant aux
interviewés des images représentant une pratique, elle a enregistré des discours sans
éliminer les réactions émotionnelles qui traduisaient un sentiment de nostalgie vis-à-vis
du pays d’origine. Cette technique peut aussi susciter la production de nouveaux clichés
en relation avec les interprétations écoutées.
Dans la même perspective d’analyse réflexive, Christian Papinot montre a contrario
comment l’usage de cette méthode est à la base d’un malentendu engendré par une
situation d’enquête. Ce dernier se transforme en outil de compréhension de l’objet de
recherche, et permet un recadrage loin des présupposés. La photographie est un objet
construit culturellement et socialement, qui devient source d’interrogations dans sa
lecture, particulièrement dans le cadre d’échanges interculturels. Par exemple, dans mes
enquêtes, les Juives tunisiennes ne comprenaient pas l’intérêt des images en noir et
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4. 5. Portraits de
femmes juives tuni-
siennes à La Viel-
leuse, café de Bel-
leville (Paris 20e,
1995, © Sylvaine
Conord).
blanc réalisées par l’observatrice [Conord, op. cit.] ; elles préféraient les photos en
couleurs. Les Malgaches répondaient à côté des questions que Christian Papinot leur
posait à propos de clichés de décorations de taxis-brousse ; les cadrages en gros plans
de l’ethnologue les intriguaient au point de dévier l’information sur les multiples détails
(que le chercheur souhaitait recueillir). L’image photographique témoigne du regard
de l’ethnologue avec ses a priori et ses questionnements, que viendront remettre en
cause les pratiques et les échanges critiques sur le terrain. La possibilité de production
de discours à partir des clichés représente un autre intérêt de la photographie. Une
équipe de psychosociologues a développé une méthode, qu’ils ont nommée « photo-
langage » [Baptiste, 1991]. Cela consiste à se servir d’un corpus de photographies
préalablement sélectionnées comme support d’échanges. Le stagiaire choisit l’une
d’entre elles, la commente et donne à comprendre ainsi des matériaux signifiants qu’il
s’est appropriés. Il est possible d’expérimenter cette technique dans un cours univer-
sitaire lorsqu’il s’agit, à l’instar du terrain, de développer une meilleure appréhension
des représentations d’autrui. L’image photographique est polysémique, et le sens qu’on
lui attribue est le résultat d’une construction, d’une élaboration qui n’est ni naturelle,
ni universelle. L’expression des différentes interprétations d’un cliché révèle la diversité
des points de vue produits par la variété des trajectoires sociales et personnelles relatives
à chaque individu. Sur un terrain de recherche, l’ethnologue se servant de ses propres
images comme support à des entretiens enregistrera différentes significations qui l’éclai-
reront sur la perception et la spécificité culturelle des individus qu’il interroge (cf. ill. 6).
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sur image qui n’est ni un cliché photographique, ni une séquence. Cette technique
de visionnage d’un enregistrement vidéo aide à accéder à une temporalité des activités
filmées qui n’est pas celle de la photographie. Les mouvements sont figés, mais leur
enchaînement est rendu perceptible dans les moindres détails par ce procédé qui change
le rythme de la scène pour l’adapter au regard observateur. Rien ou presque de la
communication non verbale n’échappe au spectateur dans les limites imposées par les
choix de cadrage : croisements de regards, gestes, comportements, interaction, dépla-
cements dans l’espace. « L’ethnographie, la photographie et le cinéma posent d’emblée la
question du rapport au temps et à l’espace », note François Laplantine. À partir de l’exemple
du film Blow up (1966) de Michelangelo Antonioni, il analyse la manière dont la
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■ Conclusion
L’image est indissociable des techniques qui ont permis sa production. Celles-ci ont
considérablement évolué depuis l’invention de la photographie au XIXe siècle. L’anthro-
pologue-photographe n’est plus tributaire d’un lourd matériel de prises de vue qu’il
n’était pas toujours aisé d’introduire sur un terrain. Grâce aux premières expériences
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