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Usages et fonctions de la photographie

Sylvaine Conord
Dans Ethnologie française 2007/1 (Vol. 37), pages 11 à 22
Éditions Presses Universitaires de France
ISSN 0046-2616
ISBN 9782130559726
DOI 10.3917/ethn.071.0011
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Dossier : Bembo puf203059\ Fichier : eth1-07 Date : 9/11/2006 Heure : 7 : 54 Page : 11

INTRODUCTION

Usages et fonctions de la photographie


Sylvaine Conord
Université de Paris X-Nanterre
Laboratoire d’anthropologie urbaine (CNRS, UPR 34)
s.conord@ivry.cnrs.fr

Avant même d’être une image, la photographie, enregistrement d’une situation


lumineuse à un instant donné, est un processus [Aumont, 2001 : 125-126], produit
d’une technique et d’une action [Dubois, 1990 : 9]. Résultante d’une interaction
médiatisée par le dispositif technique, entre photographe et sujet(s) photographié(s)
[Terrenoire, 1985], elle constitue un mode de représentation spécifique ancré dans les
pratiques et les rapports sociaux de notre monde contemporain. Il est question à travers
elle de la construction d’une image de soi et d’une manière de percevoir et de repré-
senter l’autre : le sujet photographié (cf. ill. 4 et 5). Dès l’invention du procédé photo-
graphique en 1839 (Louis Jacques Mandé Daguerre, Nicéphore Niepce) jusqu’à nos
jours, témoins de la naissance de la photographie numérique et des nouvelles techno-
logies (Internet), l’image dite fixe a bouleversé, transformé un mode de rapport au réel
en introduisant un nouveau mode d’expression et de représentation, accessible peu à
peu à un nombre croissant d’individus. Des historiens du monde contemporain, avant
les anthropologues, ont analysé l’histoire de la photographie dans nos sociétés [Frizot,
1995], son statut de document et de source d’informations utiles à l’historien autant
qu’à l’ethnologue [Beaugé, Pelen, 1995], ou, plus récemment, l’image en tant que
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phénomène anthropologique [Belting, 2004]. Cependant, dans une société qui a pour-
tant vu naître la photographie, où l’image sous toutes ses formes a pris une place
déterminante dans les rapports sociaux, le regard des anthropologues a évolué depuis
le XIXe siècle, mais l’usage que ceux-ci font de la technique photographique reste encore
limité majoritairement à sa seule fonction illustrative, au sens esthétique du terme
[Filiod, 1998 ; Maresca, 2000 ; Beaugé, Pelen, op. cit.]. Le contexte de la prise de vue,
les choix du cadrage photographique et de l’angle de vue, la méthode de recueil des
données visuelles, le rôle de la prise de vue dans la relation vécue entre l’observateur
et son terrain sont rarement interrogés, commentés. En France, l’anthropologie visuelle
a longtemps été comprise comme une discipline liée aux seules techniques de prises
de vues cinématographiques qui bénéficient d’une certaine reconnaissance depuis les
années 1960, grâce, entre autres, aux films documentaires réalisés par les cinéastes-
ethnologues, Jean Rouch, Marc Piault ou Jean Arlaud. Il a fallu attendre les années 1990
pour que la photographie soit prise en compte dans son rapport aux réalités sociales
(Xoana, 1993-1999) par quelques rares travaux en anthropologie [Terrenoire, 1985 ;
Bonnin, 1989 ; Garrigues, 1991 ; Piette, 1992].
Outre-Atlantique, les travaux s’intéressant à l’introduction de la photographie en
anthropologie d’un point de vue méthodologique sont plus anciens. Margaret Mead
et Gregory Bateson, dans un ouvrage intitulé Balinese Character, a Photographic Analysis
[1942], témoignent de leur expérience commune en anthropologie visuelle. Gregory
Bateson réalisait de nombreuses photographies et quelques prises de vues cinémato-
graphiques, pendant que Margaret Mead collectait les autres matériaux nécessaires à
l’analyse. Ils ont publié plus de sept cents photographies commentées et classées selon
diverses thématiques concernant la vie sociale et religieuse du groupe étudié (les repas,
les fêtes, les cérémonies religieuses). La mise en pages originale et inédite, sous forme
de planches associant parfois photographies et dessins, permet une lecture simultanée
de plusieurs images qui se complètent (par exemple sur les attitudes corporelles des
enfants avec leurs parents). John Collier Jr., quant à lui, a publié un ouvrage explicatif
des méthodes de l’anthropologie visuelle photographique [1967]. Howard S. Becker

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livre des réflexions sur l’exploration de la société par l’intermédiaire de la photographie


[Becker, 1981]. En France, les productions scientifiques publiées depuis une dizaine
d’années [Garrigues, op. cit. ; Peroni, Roux, 1996 ; Maresca, op. cit.] témoignent du
développement de ce champ où l’image photographique est considérée comme un
instrument de recherche à part entière dans la compréhension du monde contemporain
et de son histoire. Poursuivant la réflexion entamée par ces productions, il est proposé
dans ce numéro une mise au point sur la définition des caractéristiques de l’image
photographique qui intéressent l’anthropologue : la nature de la photographie, les fon-
dements épistémologiques d’une méthode, les rapports entre écriture et image, son
utilisation comme support à l’entretien, les choix de prises de vue ou la collecte de clichés
sur le terrain. D’autres questions nouvelles ont également été posées à propos des croi-
sements de regards entre anthropologues et photographes contemporains, des fonctions
complémentaires de l’image fixe et de l’image animée, et des nouveaux usages en termes
de valorisation et communication de la recherche introduits par les récentes avancées
technologiques (Internet, photographie numérique). À l’exception des articles de
Howard S. Becker, Sylvain Maresca et Christian Papinot, les résultats de recherche et les
réflexions développées sur l’image concernent des terrains européens. Ils montrent la
participation de l’anthropologie visuelle photographique à une anthropologie du proche.

■ La spécificité de l’image et des pratiques photographiques


Procédé commercialisé en France au XIXe siècle, la photographie fut utilisée, dès ses
débuts, par de nombreux scientifiques et explorateurs. Les premières expériences pho-
tographiques dans le domaine de l’anthropologie apparaissent dès 1841 [Beaugé, Pelen,
op. cit.]. C’est à cette période que se multiplient, encouragées par l’État, les expéditions
à vocation « scientifique », à la rencontre de l’« indigène », dont le mode de vie, à
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l’heure du colonialisme et des missions d’évangélisation, était considéré et représenté
comme primitif. La photographie était alors admise en tant que « copie du réel »,
preuve irréfutable de l’existence des faits observés. Cette croyance allait de pair avec
la mise en place de méthodes de prises de vue liées à une approche anthropométrique :
des indigènes posant de face et de profil, debout contre une règle graduée, afin de
mesurer les différentes parties du corps humain dans le but de distinguer des races et
leurs caractéristiques. Or, la photographie ne peut entretenir un rapport direct avec les
réalités du monde visible qu’elle montre. Elle est définie comme « empreinte lumineuse,
trace » [Dubois, 1990], dont les « effets de réalité pour le lecteur sont forts ». « En termes
typologiques, elle s’apparente à cette catégorie de “signes” où l’on trouve aussi la fumée (indice
du feu), l’ombre portée (indice d’une présence), la cicatrice (marque d’une blessure), l’empreinte
de pas, etc. Tous ces signes ont en commun d’être réellement affectés par leur objet, d’entretenir
avec lui une relation de connexion physique. En cela ils se différencient radicalement des icônes
(qui se définissent seulement par une relation de ressemblance) », note Philippe Dubois
[ibid. : 46]. La photographie contribue à la mémorisation d’un certain nombre d’indices
non perceptibles immédiatement par l’œil, sans toutefois être le reflet transparent des
réalités qu’elle représente. Les travaux de Roland Barthes, sur la photographie et la
réaction immédiate du spectateur devant celle-ci, nous éclairent sur un point essentiel
concernant la singularité et la spécificité de ce support par rapport aux autres documents
iconographiques tels que la peinture, le cinéma ou le dessin. La photographie est bien
délimitée par un cadre formel, subjectif, construit par les choix techniques et esthéti-
ques du sujet photographiant issus des relations que ce dernier entretient avec le monde
et les sujets photographiés. Il y a en elle « double position conjointe : de réalité et de passé »
[Barthes, 1980 : 120]. Elle atteste d’un « ça-a-été », relatif à un lieu, un objet, un visage,
un corps, qui un jour, un instant donné, s’est trouvé devant un objectif photographique,
en connexion physique avec lui (cf. ill. 1).
Nous comprenons alors l’image photographique comme un véritable mode de
connaissance en anthropologie [Pink, 2001, 2006]. « Les photographies, et en particulier

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les photographies instantanées, sont très instructives parce que nous savons, à certains égards,
qu’elles ressemblent exactement aux objets qu’elles représentent. Mais cette ressemblance est en
réalité due au fait que ces photographies ont été produites dans des circonstances telles qu’elles
étaient physiquement forcées de correspondre point par point à la nature. De ce point de vue
donc », conclut Charles Sanders Peirce, « elles appartiennent à notre seconde classe des signes :
1. Cet extrait des écrits de Char- les signes par connexion physique [index] » [Peirce, 1978 : 86] 1. D’autres théoriciens envi-
les Sanders Peirce est cité par sagent la photographie comme procédant de l’index, Albert Piette en fait partie. Non
Philippe Dubois [Dubois, op. seulement elle possède une puissance de désignation, explique-t-il, mais elle contribue
cit. : 45].
aussi à retenir les moindres détails d’une scène observée par l’anthropologue grâce au
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1. Dans le quartier de la Goutte d’Or (Paris 18e, 1997, © Sylvaine Conord).

procédé argentique ou numérique ; c’est le principe de l’isomorphisme photographi-


que. Le support – qu’il soit un film ou un capteur (en numérique) – reçoit les flux
lumineux réfléchis par tout objet, individu ou animal placés face à l’objectif de l’appareil
photographique. Ce qui intéresse Albert Piette, c’est justement tous les détails minimes
du mode mineur de la réalité [Piette, 1992], auxquels on attache habituellement peu
d’importance (gestes secondaires, deuxième plan, hésitations, etc.). En revanche, ce
principe a pour conséquence un « encombrement » de l’image qu’il faut savoir décryp-
ter, analyser. Dans ce numéro, cet auteur propose des outils : la méthode grapho-
photographique qui introduit le dessin, l’élaboration d’une grille de lecture des images
produites sur le terrain, et l’organisation de la description des images formulée dans
des légendes. La dimension isomorphique de la photographie nous amène à considérer
la question posée par Howard S. Becker : « Les photographies disent-elles la vérité ? » Aussi

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propose-t-il une méthode (se demander à quelle(s) question(s) une photographie pour-
rait répondre) visant à extraire de l’image des messages verbaux qui nous aideraient à
déterminer en quoi et comment une photographie exprimerait une ou plusieurs vérités.
Ce questionnement reste ouvert, alors qu’il est souvent reproché à la photographie
d’être trop subjective, trop esthétique pour les sciences sociales. Les différentes expé-
riences, les articles et les images présentés ici montrent que si la recherche d’une image
esthétique est propre au domaine de l’art et n’est pas obligatoire dans le domaine
scientifique (on retiendra de l’image davantage son aspect informatif), elle ne représente
pas pour autant un obstacle à la scientificité de la démarche. Le soin particulier apporté
au cadrage et au positionnement du sujet photographié par rapport à la lumière naturelle
ou artificielle 2, le choix de l’objectif photographique 3, le temps de pose représentent 2. Selon le Grand dictionnaire éty-
des moyens d’expression. Lorsque l’on élabore un texte, on choisit également d’adopter mologique et historique du français
une mise en forme plus ou moins sophistiquée pour exprimer une idée. Luiz Eduardo [Larousse, 2005 : 751], photo-
graphie vient du grec phôtos :
Robinson Achutti, photographe et anthropologue 4, sélectionne, par ses choix de prises lumière et graphein : écrire.
de vue, certains traits de la Bibliothèque nationale de France. L’immensité des espaces 3. Le photographe a le choix
intérieurs de la bibliothèque, notamment, est perceptible dans ses photographies et entre différents objectifs dont les
illustre bien la manière dont les employés se représentent les lieux [Achutti, 2004]. Il focales font varier le mode de
perception de la scène photogra-
propose dans ce numéro d’expliquer la construction d’un récit photoethnographique. phiée. Il existe par exemple le
Le caractère esthétique de ses images renforce le sens qui se dégage des témoignages. grand angulaire (24-35 mm),
L’aspect complémentaire de ces deux démarches, celle issue d’une compétence de l’objectif standard (50 mm), le
photographe professionnel et celle liée aux méthodes de l’anthropologie, a été exploré téléobjectif (70-200 mm).
4. Luiz Eduardo Robinson
par différents photographes venus à la pratique de cette science [Collier, op. cit. ; Achutti est photographe profes-
Antoniadis, 2000]. Cette compétence spécifique est souvent reconnue et utilisée sur sionnel et anthropologue à l’Uni-
le terrain par les sujets photographiés [Conord, 2000]. En effet, la position de photo- versidade Federal do Rio Grande
graphe favorise et multiplie en général les échanges, qu’ils soient matériels (dons de do Sul (Porto Alegre, Brésil).
photos) ou symboliques (libre auto-mise en scène devant l’appareil photographique).
Ce type d’interaction, entre l’anthropologue-photographe et les sujets photographiés,
établit des liens de confiance qui aboutissent à une meilleure compréhension de certains
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aspects des relations sociales propres au groupe observé [Conord, ibid.]. La photographie
fonctionne dans ce cas de figure comme « un révélateur du réel », souligne Sylvain Maresca
[Maresca, op. cit. : 14] qui compare ici les pratiques de photographes professionnels
documentaires à celles de l’ethnologue.
La question se pose plus particulièrement à propos des populations exotiques, terrain
des ethnologues peu à peu investi par les photographes. D’une part, comment vérifier
que les photographes professionnels ne méconnaissent pas le sens premier des coutumes
dont ils prennent des images, la face cachée des êtres souriants ? D’autre part, l’eth-
nologue est-il suffisamment formé aux techniques audiovisuelles pour savoir capter les
traits visibles essentiels du groupe étudié ? Sylvain Maresca insiste sur l’intérêt d’une
collaboration entre les deux métiers 5 (cf. ill. 2), bien que celle-ci ne soit pas toujours 5. Le travail photographique
évidente à mettre en place, les objectifs de chaque partenaire étant souvent divergents. réalisé sur des cafés de Belleville
Les images de photographes professionnels, à l’instar de celles collectées sur le terrain (1993-1999), en collaboration
avec Anne Steiner, est le résultat
ou de celles réalisées par l’ethnologue, peuvent également servir de support d’écriture. d’une association entre une pho-
tographe et une sociologue
[Conord, 1999]. J’étais chargée
de la prise de vue et, de son côté,
■ La photographie, support au discours anthropologique Anne Steiner réalisait les entre-
tiens. Cette expérience s’est avé-
Les clichés des Indiens d’Amérique du Nord d’Edward Curtis (de 1907 à 1930), les rée plutôt positive, un seul et
léger désaccord est apparu au mo-
images fixes de Robert Flaherty sur Nanook, représentant la vie quotidienne des Inuit ment de l’écriture des légendes
(de 1910 à 1922), ou les photos de Claude Lévi-Strauss 6, montrant des scènes de la des photographies.
vie sociale des Nambikwara, des Caduveo ou des Bororo, Indiens d’Amazonie, présentent 6. Des clichés publiés dans deux
l’intérêt de véhiculer jusqu’à nos jours des éléments visuels qui sont l’expression d’une de ses ouvrages : Tristes Tropiques
[1955] et Saudades do Brasil
mémoire collective sur des modes d’organisation sociale éteints. Les images produites [1994].
par des ethnologues ou des photographes professionnels deviennent supports du dis-
cours anthropologique. Afin d’illustrer cette idée il a été demandé pour ce numéro à
cinq ethnologues, Yves Delaporte, Jean-Charles Depaule, Emmanuel Garrigues, Sylvie
Pédron-Colombani, Patrick Williams, de produire un commentaire écrit à partir d’une

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2. Travail photo-ethnographique sur les cafés de Belleville. Ici,
Les Trois Quartiers (Paris 20e, 1999, © Sylvaine Conord).

image, sans consigne particulière. La photographie choisie est parfois réalisée par le
chercheur. C’est le cas de Jean-Charles Depaule, d’Emmanuel Garrigues, de Sylvie
Pédron-Colombani et d’Yves Delaporte. De quelle manière les mots associés à une
image rendent-ils compte d’une ambiance (Jean-Charles Depaule), d’un portrait
(Emmanuel Garrigues), d’un rite religieux (Sylvie Pédron-Colombani), des signes
gestuels d’un sourd-muet (Yves Delaporte) ou de la dimension temporelle d’une scène
de la vie quotidienne (Patrick Williams) ? Dans le cadre d’un usage scientifique, l’image
ne se suffit pas à elle-même. Il est impératif de l’accompagner d’une légende, d’un
commentaire ou d’une note afin de la contextualiser dans l’espace et le temps. Le texte
oriente la lecture de l’image.
Mais il arrive que le discours et l’image photographique ne soient pas suffisants pour
souligner certaines caractéristiques du sujet étudié. Yves Delaporte et Albert Piette
proposent de reproduire des traits que le chercheur souhaite mettre en valeur en les
décalquant. Cela permet de hiérarchiser les éléments de l’image pour ne retenir que
ceux qui concernent l’analyse. Cette démarche rejoint celle de certains ethnologues
[Leroi-Gourhan, 1973] qui, du XIXe siècle à nos jours, réalisaient des croquis décrivant

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une situation et, plus précisément, des gestes, des outils ou des techniques [Koechlin
et al., 1985].

■ Fonction médiatrice de la photographie sur le terrain


L’activité d’observation, essentielle dans le processus d’investigation d’un terrain,
repose sur l’enchaînement de pratiques fortement imbriquées : percevoir, mémoriser,
noter [Beaud, Weber, 1998 : 143]. Cependant, un regard, même attentif, porté sur un
environnement, un décor, une action, reste sélectif et ne suffit pas à enregistrer, à lui
seul, les moindres détails du monde visible. Dans un premier temps, l’œil sélectionne
seulement des fragments de la réalité. De plus, la prise de notes effectuée simultanément
est forcément sélective. La prise de vue représente alors un moyen d’accroître la capacité
de mémorisation de l’ethnologue, ainsi que le soulignait Marcel Mauss dans ses leçons
d’ethnologie [Mauss, 1967]. Il s’agit, au fur et à mesure de l’évolution des différentes
activités observées, d’enregistrer un grand nombre d’images fixes diversifiées, en accom-
pagnant les prises de vue de notations sur les contextes de production des photographies
(lieux, date, sujets et activités photographiées). Cet ensemble de matériaux constitue
un « journal de terrain visuel », que l’anthropologue utilisera dans le traitement des
informations recueillies. Cette méthode a pu être expérimentée sur un terrain concer-
nant des femmes juives tunisiennes retraitées fréquentant le quartier parisien de Bel-
leville [Conord, 2001]. C’est une réflexion sur les savoirs et les techniques
photographiques utilisés pour l’analyse du monde contemporain et, plus particulière-
ment, pour l’approche compréhensive de la mémoire d’un groupe social issu de l’immi-
gration et vivant en France. La fonction médiatrice de l’image est placée au centre de
cette démarche. Ces femmes, rencontrées dans le café La Vielleuse à l’occasion de prises
de vue réalisées lors d’une étude photo-anthropologique des cafés de Belleville 7 (cf. 7. Travail photo-anthropolo-
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ill. 2), m’attribuèrent divers rôles de photographe au fur et à mesure de leurs activités gique sur les cafés de Belleville
et de leurs déplacements. Je me trouvais ainsi observatrice de cérémonies religieuses précité en collaboration avec
Anne Steiner.
(circoncision, bar mitsvah 8, mariage, fête Hanouccah : cf. ill. 3 et 6), du pèlerinage juif 8. Majorité religieuse d’un gar-
Lag ba Omer (en Tunisie et en Israël 9), de rencontres à caractère profane (rebaybia) et çon de treize ans.
d’activités de loisirs (Juan-les-Pins, Deauville). L’observation de ces divers modes de 9. Observation du pèlerinage
sociabilité a formé un fil conducteur dans la manière de mener l’enquête. La photo- Lag ba Omer en Israël (1995) et
en Tunisie (1996). Cette recher-
graphie renvoie à l’image de soi, à l’image de l’autre, puis aux interactions existant che s’est échelonnée de 1994 à
entre soi et l’autre, entre l’observateur et son terrain d’investigation [Conord, op. cit. ; 2000 (avec reprise de contact en
Papinot, 1993]. Elle offre au chercheur la possibilité d’observer un croisement de regards 2005-2006).
riche en significations à travers les images produites, les choix respectifs du photographe
relatifs aux cadrages et aux mises en scène, et les commentaires des sujets photographiés
exprimés à partir des photographies. Le corpus photographique de ma recherche sur
les Juives tunisiennes se divise en deux parties. L’une est composée des photographies
prises selon les critères des sujets photographiés (couleur, pose frontale), l’autre des
images réalisées selon les choix de l’anthropologue-photographe (noir et blanc, non
posées) 10. Ce sont le contexte de production et le contenu informatif de l’image qui 10. Une formation technique en
intéressent au premier plan l’anthropologue [Conord, op. cit.] et ce sont les choix de photographie et vente (au Cen-
mise en scène et de présentation de soi qui préoccupent les sujets photographiés tre de formation technologique
(CFT) Gobelins, Chambre de
[Bourdieu, 1965 ; Maresca, 1991]. Cette séparation nette entre deux types d’images commerce et d’industrie de
contribue à croiser les données correspondant à des points de vue différents, et à Paris (CCIP), 1987) et quelques
s’interroger sur les mises en représentation, la détermination sociale du goût et la expériences en photographie
question des appréciations d’ordre esthétique dans la lecture du cliché. Au-delà, grâce documentaire (agences Sygma et
Impact Visuals, 1988-1989)
à cette démultiplication des points de vue, les photographies sont la source principale influencent mes choix de prises
de l’enquête. Elles nécessitent néanmoins la réalisation d’entretiens qui servent à éla- de vue.
borer des commentaires. Le contexte de l’image photographique doit être défini pour
une meilleure interprétation anthropologique, comme le remarque André Rouillé à
propos des clichés pris en Algérie avant l’indépendance (1856) par le photographe
parisien Moulin [Rouillé, 1991]. Le photographe détermine ce qui va être montré et
ce qui est hors cadre, et, si aucune explication n’est apportée, celui-ci reste inconnu. Il

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3. Fête juive Hanouccah (1994, Paris, © Sylvaine Conord).


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semble important, dans la plupart des cas, de préciser le cadre historique, social et
culturel. Par ailleurs, il manque le son à l’image fixe, les échanges verbaux ou les
confidences exprimées lors d’un entretien. Un texte vient en partie combler ces man-
ques, s’il contient des éléments des témoignages enregistrés sur le terrain, s’il précise
des éléments du contexte de prise de vue.
Les clichés peuvent également servir de supports à l’entretien. La photographie n’est
plus seulement un substitut du dessin, une base de données descriptives : elle devient
un moyen d’échange. John Collier, photographe et anthropologue américain, a intro-
duit les différentes manières d’utiliser l’image photographique dans le cadre d’une
investigation en consacrant un chapitre de son ouvrage à la photo interview [Collier, op.
cit.]. Fabienne Duteil-Ogata expérimente celle-ci. Cette méthode s’est révélée très
efficace dans le cadre d’une enquête sur l’immigration et les pratiques religieuses de
Japonais vivant en France. L’objectif de sa recherche était d’analyser le rôle joué par
les pratiques cultuelles dans la transmission des valeurs religieuses. En présentant aux
interviewés des images représentant une pratique, elle a enregistré des discours sans
éliminer les réactions émotionnelles qui traduisaient un sentiment de nostalgie vis-à-vis
du pays d’origine. Cette technique peut aussi susciter la production de nouveaux clichés
en relation avec les interprétations écoutées.
Dans la même perspective d’analyse réflexive, Christian Papinot montre a contrario
comment l’usage de cette méthode est à la base d’un malentendu engendré par une
situation d’enquête. Ce dernier se transforme en outil de compréhension de l’objet de
recherche, et permet un recadrage loin des présupposés. La photographie est un objet
construit culturellement et socialement, qui devient source d’interrogations dans sa
lecture, particulièrement dans le cadre d’échanges interculturels. Par exemple, dans mes
enquêtes, les Juives tunisiennes ne comprenaient pas l’intérêt des images en noir et
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4. 5. Portraits de
femmes juives tuni-
siennes à La Viel-
leuse, café de Bel-
leville (Paris 20e,
1995, © Sylvaine
Conord).

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blanc réalisées par l’observatrice [Conord, op. cit.] ; elles préféraient les photos en
couleurs. Les Malgaches répondaient à côté des questions que Christian Papinot leur
posait à propos de clichés de décorations de taxis-brousse ; les cadrages en gros plans
de l’ethnologue les intriguaient au point de dévier l’information sur les multiples détails
(que le chercheur souhaitait recueillir). L’image photographique témoigne du regard
de l’ethnologue avec ses a priori et ses questionnements, que viendront remettre en
cause les pratiques et les échanges critiques sur le terrain. La possibilité de production
de discours à partir des clichés représente un autre intérêt de la photographie. Une
équipe de psychosociologues a développé une méthode, qu’ils ont nommée « photo-
langage » [Baptiste, 1991]. Cela consiste à se servir d’un corpus de photographies
préalablement sélectionnées comme support d’échanges. Le stagiaire choisit l’une
d’entre elles, la commente et donne à comprendre ainsi des matériaux signifiants qu’il
s’est appropriés. Il est possible d’expérimenter cette technique dans un cours univer-
sitaire lorsqu’il s’agit, à l’instar du terrain, de développer une meilleure appréhension
des représentations d’autrui. L’image photographique est polysémique, et le sens qu’on
lui attribue est le résultat d’une construction, d’une élaboration qui n’est ni naturelle,
ni universelle. L’expression des différentes interprétations d’un cliché révèle la diversité
des points de vue produits par la variété des trajectoires sociales et personnelles relatives
à chaque individu. Sur un terrain de recherche, l’ethnologue se servant de ses propres
images comme support à des entretiens enregistrera différentes significations qui l’éclai-
reront sur la perception et la spécificité culturelle des individus qu’il interroge (cf. ill. 6).

■ Usages complémentaires de l’image fixe et de l’image animée


Dans notre discipline, les pratiques de l’image photographique ont trop longtemps
été séparées de celles de l’image filmée. L’idée est de montrer, grâce aux participations
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de François Laplantine, Jean Arlaud, Christine Louveau de la Guigneraye et Catherine
Rémy, la manière dont l’image fixe peut être complémentaire de l’image animée dans
une démarche de recherche anthropologique. L’apport des nouvelles technologies
multimédias est fondamental quand on commence à pouvoir envisager l’association du
son, du mouvement et de l’image fixe dans la production d’un même support. Jean
Arlaud et Christine Louveau de la Guigneraye expérimentent l’enregistrement préli-
minaire visuel et sonore dans le quartier de la Goutte d’Or (Paris 18e), pour l’analyser
ensuite avec les acteurs. Leur démarche consiste à entreprendre un premier travail
d’enquête avec prises de vue photographiques, qui serviront de repérage et de prise
de contact avec le terrain. Il s’agit d’habituer les futurs acteurs du film à appréhender
leur propre image et à s’accommoder de la présence de matériel. D’un point de vue
technique, ces premiers cadrages laissent envisager ceux produits par une caméra. La
production d’images fixes, considérée en tant que moyen d’intégrer un milieu et source
d’informations sur l’intimité des personnages figés (donc observables à long terme),
est fortement imbriquée dans la réalisation des séquences du film à venir. Les prises de
vue photographiques servent de repérage des lieux, des gens, des réactions, des angles
de vue, de la meilleure position pour le cinéaste en vue des séances de tournage. Par
la suite, grâce aux images vidéo, ces auteurs utilisent un autre type d’image fixée,
indispensable pour une lecture minutieuse du langage du corps et la compréhension
des modes de sociabilité. Catherine Rémy exploite également le visionnage des enre-
gistrements vidéo et l’usage du ralenti comme une manière de restituer les détails des
comportements observés. L’image filmique se distingue de l’image vidéographique qui
est enregistrée sur un support magnétique. « L’image de film est enregistrée d’un seul coup,
l’image vidéo est enregistrée par un balayage électronique qui explore successivement des lignes
horizontales superposées. À la projection, l’image du film résulte de la projection successive de
photogrammes séparés par des noirs, l’image vidéo d’un balayage de l’écran par un spot lumi-
neux », explique Jacques Aumont [op. cit. : 131]. Les positions du corps, les gestuelles
sont autant d’éléments qui échappent à la perception immédiate. L’auteure se sert du
ralenti en vidéo dans l’observation d’un culte protestant luthérien. Elle utilise l’arrêt

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20 Sylvaine Conord

6. Mariage juif tunisien (Paris, 1996, © Sylvaine Conord).

sur image qui n’est ni un cliché photographique, ni une séquence. Cette technique
de visionnage d’un enregistrement vidéo aide à accéder à une temporalité des activités
filmées qui n’est pas celle de la photographie. Les mouvements sont figés, mais leur
enchaînement est rendu perceptible dans les moindres détails par ce procédé qui change
le rythme de la scène pour l’adapter au regard observateur. Rien ou presque de la
communication non verbale n’échappe au spectateur dans les limites imposées par les
choix de cadrage : croisements de regards, gestes, comportements, interaction, dépla-
cements dans l’espace. « L’ethnographie, la photographie et le cinéma posent d’emblée la
question du rapport au temps et à l’espace », note François Laplantine. À partir de l’exemple
du film Blow up (1966) de Michelangelo Antonioni, il analyse la manière dont la
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photographie interroge inévitablement sur les questions du voir et du paraître, de la
disparition et de l’apparence, de la mémoire et de l’oubli. L’expérience du terrain est
une expérience du sensible. Cet auteur propose un point de vue sur les rapports que
l’image entretient avec le réel. Il montre comment le travail du photographe et du
cinéaste n’est pas de rendre visible, mais plutôt de montrer. Une image de la réalité n’est
pas la réalité. Avant d’être une reproduction du réel, la photographie est un enregis-
trement d’une situation lumineuse [ibid. : 126]. Dans le processus de production de
l’image, il y a nécessairement modification d’une surface photosensible exposée à la
lumière. La photographie transforme le réel.

■ Valorisation, communication des résultats de recherche :


exposition, Internet, numérisation
Comprendre la photographie comme un instrument de recherche à part entière ne
signifie pas qu’il faut rejeter de manière définitive toute mise en forme mettant en
valeur sa fonction illustrative. La présentation d’images associées à des commentaires
dans un rapport, un ouvrage ou un article valorise la restitution des résultats de
recherche et les clarifie parfois en apportant des éléments du monde visible qui aident
à mieux comprendre une description. Notons cependant que l’anthropologue-photo-
graphe se heurte actuellement aux restrictions imposées par le droit à l’image. Valérie
Game fait le point dans ce numéro sur l’essentiel des règles de droit et de la jurispru-
dence concernant les photographies des personnes et des biens. Le chercheur doit
obtenir des sujets photographiés des autorisations pour diffuser leur image. Or, il n’est
pas toujours facile sur le terrain de recueillir des accords écrits indiquant clairement le
nom et le prénom de chaque personne photographiée ainsi que toutes les conditions
de diffusion de l’image (revue scientifique, exposition, type d’ouvrage, etc.). En veillant

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scrupuleusement à la notion de respect de la vie privée, l’anthropologue-photographe


peut se contenter d’un accord oral, sachant que celui-ci n’aura guère de valeur en cas
de litige. Tout dépend finalement (comme pour le bon déroulement de l’enquête) des
liens de confiance existant entre l’observateur et les sujets photographiés. Luiz Eduardo
Robinson Achutti a choisi d’exposer ses photographies sur les lieux de son enquête à
la Bibliothèque nationale de France ; c’est déjà dans l’esprit d’introduire une certaine
interactivité entre lui et les personnes fréquentant la bibliothèque (dont celles qu’il
avait questionnées). Un carnet posé sur une table proche des images servait à recueillir
leurs impressions, qui constituaient un matériau pour l’ethnologue. Les techniques
numériques offrent les moyens d’envisager de nouvelles formes de restitution. Luiz
Eduardo Robinson Achutti a créé un site destiné au partage des recherches en cours.
Il invente le carnet virtuel, une sorte de carnet de terrain que l’on rend public en
l’enregistrant quotidiennement sur Internet. Ces moyens demandent à être testés et
améliorés, mais ils témoignent d’une volonté pour certains chercheurs d’explorer les
avantages des nouvelles technologies [Pink, op. cit.]. La photographie numérique a
également introduit de nombreux changements en termes de coût et d’accessibilité.
Jean Arlaud et Christine Louveau de la Guigneraye exploitent quant à eux le multi-
média, qui donne l’opportunité de croiser différentes écritures et divers langages : vidéo,
photos, textes, visuel, sonore, écrit. Dans le montage numérique, il est par exemple
possible d’intégrer des images fixes et ainsi de proposer des mises en forme inédites.

■ Conclusion
L’image est indissociable des techniques qui ont permis sa production. Celles-ci ont
considérablement évolué depuis l’invention de la photographie au XIXe siècle. L’anthro-
pologue-photographe n’est plus tributaire d’un lourd matériel de prises de vue qu’il
n’était pas toujours aisé d’introduire sur un terrain. Grâce aux premières expériences
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anglo-saxonnes, les chercheurs européens ont commencé à s’approprier les méthodes
de ce que l’on pourrait nommer l’« anthropologie visuelle photographique ». Ce champ
doit pouvoir trouver sa place aux côtés de l’anthropologie visuelle filmique ou vidéo-
graphique. En effet, les qualités de la photographie, son rapport particulier au temps,
à l’espace et à l’esthétique, créent un mode d’accès au réel distinct et complémentaire
de l’image animée. Néanmoins, la photographie peut également être un instrument
de recherche à part entière, accompagnée de textes visant à une lecture anthropologique
des résultats de recherche. Elle participe à la valorisation du discours du chercheur (par
divers moyens : exposition, site) autant qu’à son travail de collecte de données. Média-
trice dans les rapports vécus entre les sujets photographiés et l’anthropologue, utilisée
comme support à l’entretien, elle donne souvent accès à une meilleure compréhension
des réalités sociales observées. Mode de connaissance en anthropologie, le rôle de la
photographie n’est pas de dire la vérité, mais plutôt d’élargir le champ de vision et de
perception de l’anthropologue. ■

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