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Arthur Rowse

Arthur Rowse, Gladio : la guerre secrète des États-Unis pour subvertir la démocratie italienne,
Covert Action Quarterly, décembre 1994, traduit

VENDREDI 18 DÉCEMBRE 2009

1. Gladio: la guerre secrète des Etats-Unis pour subvertir la démocratie


italienne (présentation)

L'enquête du journaliste Arthur Rowse, Gladio : la guerre secrète des Etats-Unis pour subvertir la
démocratie italienne, publiée en 1994, a fait date. Il s'agissait de la première description détaillée de
Gladio, le réseau italien des stay-behind, la structure clandestine de l'OTAN, dans une publication
américaine. Cet article de fond n'a jamais été traduit en français. Il nous semblait intéressant de
combler cette lacune. Le point de vue de Rowse est celui du progressisme libéral américain. S'il
comprend que Gladio a finalement détruit les partis du centre au lieu de les renforcer et renforcé
ceux de la gauche au lieu de les détruire, il sous-estime son succès plus profond. La stratégie de la
tension a permis, à travers le spectacle du terrorisme manipulé, d'extrême gauche ou d'extrême
droite, de mettre un coup d'arrêt au lent glissement de l'Italie vers une révolution sociale, portée par
le courant de tous ceux qui échappaient et s'opposaient à l'encadrement bureaucratique, syndical et
politique. Toutefois, Rowse, qui possède une bonne connaissance des dessous inavouables de la
politique étrangère américaine, a mis en lumière la dimension internationale des années de plomb
en Italie, aspect généralement négligé par la critique sociale la plus avancée. Et quand certains
auteurs ont évoqué cette dimension, ils se sont parfois égarés sur la fausse piste d'une
fantasmatique manipulation de la politique italienne par les services secrets de divers régimes
staliniens. Dès 1980, Gianfranco Sanguinetti avait réfuté ce leurre :

« [Certains] penseurs salariés, de Scalfari à Bocca, raisonnent (...) frauduleusement lorsque, tout en
admettant comme je l'ai démontré que la stratégie des B.R. vise entre autres à empêcher l'arrivée du
P.C.I. au pouvoir, ils font résulter ceci non pas de l'aversion que ce parti suscite dans certains
secteurs du capitalisme italien et des services secrets, mais de l'aversion des staliniens soviétiques
pour leurs homologues italiens. Nos penseurs à la petite semaine concluent donc que Moro a été
enlevé avec l'appui du KGB et des services secrets tchécoslovaques. Les capitalistes italiens, les
militaires et les agents du SISDE, du SISMI, du CESIS, de la DIGOS et de l'UCIGOS [Sigles de
quelques services secrets officiels d'Italie], ainsi que Carter, seraient heureux de voir le P.C.I. au
gouvernement en Italie, mais cela n'est malheureusement pas possible parce que les Russes et le
KGB ne le veulent pas : quelle déveine ! Si derrière l'affaire Moro il y a le KGB, qui est donc derrière
les couillonnades de Bocca et Scalfari ? Est-il possible qu'ils se soient hissés à de tels sommets par
leurs seules forces ?

Quoi qu'il en soit, cette curieuse et stupide théorie, que l'intempestif Pertini [septième président de
la République italienne de 1978 à 1985] s'est hâté de faire sienne après coup, sert clairement à
rassurer la mauvaise conscience de tous ceux qui veulent croire que cet Etat, puisqu'il est en guerre
avec le terrorisme, ne peut le diriger » (Du Terrorisme et de l'Etat).

D'aucuns continuent à soutenir cette « curieuse et stupide théorie » (développée par exemple
dans Brigades rouges : L'histoire secrète des BR racontée par leur fondateur, ouvrage apportant
par ailleurs d'intéressantes informations). Rowse, au contraire, montre comment le terrorisme
manipulé résulte de l'aversion de certains secteurs du capitalisme italien et des services secrets
italiens et américains, et plus encore, comment les Etats-Unis et l'Italie ont agi de concert dès la fin
de l'après-guerre, pour conjurer un péril rouge obsessionnel. De ce point de vue, les années de
plomb sont l'aboutissement d'un long processus contre-insurrectionnel mis en oeuvre avec une
constance machiavélique.

[Pour des facilités de lecture, nous diviserons cette enquête en quinze parties. Remerciements
à NOT BORED! qui nous a transmis la version originale de l'article de Rowse complète de ses
notes.]
PUBLIÉ PAR JULES BONNOT DE LA BANDE À 03:13

LIBELLÉS : BRIGADES ROUGES, GLADIO

VENDREDI 18 DÉCEMBRE 2009

2. Gladio : la guerre secrète des Etats-Unis pour subvertir la démocratie


italienne (Introduction)

En janvier, Silvio Berlusconi est apparu sur la turbulente scène politique italienne monté sur un
cheval blanc. Les électeurs étaient revenus des vieux leaders centristes traînés dans la boue suite à
des scandales de corruption massifs. Alors que des élections parlementaires cruciales devaient avoir
lieu deux mois plus tard et qu'il était probable que la gauche parvinsse au pouvoir pour la première
fois depuis la deuxième guerre mondiale [Les principaux acteurs du système politique italien depuis
la fin de la deuxième guerre mondiale ont été les démocrates-chrétiens et les socialistes au centre, le
Parti communiste italien à gauche, et une poignée de petits partis à droite. Aux élections de
1994, Forza Italia, créée par Berlusconi, s'est alliée aux néo-fascistes d'Alliance nationale et aux
séparatistes de la Ligue du Nord pour vaincre la coalition conduite par le Parti communiste,
rebaptisé Parti démocrate de gauche. On trouvait loin en troisième position les vestiges de la
coalition centriste. Les élections de 1994 furent les premières au cours desquelles les Italiens purent
voter pour une coalition.], l'homme d'affaires milliardaire entra en lice avec des candidats de droite
qui n'avaient jamais exercé aucune charge. Aidé par l'écoeurement des électeurs et grâce au
concours d'importantes sociétés dans les médias et l'industrie, la coalition conduite
par Berlusconi l'emporta largement, évitant la victoire anticipée de la gauche. Ce triomphe hissa la
droite, y compris les néofascistes, à de nouveaux sommets depuis la fin de la guerre [Voir, par
exemple, Alan Cowell, « Italy's Neofascists Get 5 Cabinet Seats in New Government », New York
Times, 11 mai 1994, pp. A1-A5.]. Toutefois, un véritable changement semblait improbable,
car Berlusconi reproduisit la vieille politique sous des noms et avec des slogans
nouveaux. Berlusconi lui-même était nourri par le système et devait une grande part de son succès
à Bettino Craxi, un ex-premier ministre socialiste déféré devant les tribunaux pour corruption le
jour qui suivit l'élection de mars. Il ne fallut pas longtemps pour que l'opération « mains propres »
de la droite se fasse souffler la vedette par les bras tendus des saluts fascistes et par les vivats au
Duce.
La rapide ascension de Berlusconi eut beau prendre la plupart des observateurs au dépourvu, la
scène avait été dressée par presque 50 ans d'ingérence américaine dans la politique italienne. Au
nom du combat contre le communisme, les Etats-Unis contribuèrent à alimenter un niveau
d'agitation politique qui frôla parfois la guerre civile. Les agents américains et leur homologues
italiens prirent le contrôle d'organismes politiques clés, réduisant à certains moments la démocratie
italienne à n'être rien de plus qu'un terrain d'essai des tactiques agressives de la CIA et de la Maison
Blanche. La campagne clandestine, connue sous le nom de Gladio (qui doit son nom à une épée
romaine à double tranchant) fut reconnue officiellement pour la première fois en 1990, quand elle
prit fin.

(Ce texte et les suivants ont été traduits de l'américain par nos soins.)

VENDREDI 18 DÉCEMBRE 2009

3. Gladio : la guerre secrète des Etats-Unis pour subvertir la démocratie


italienne (L'importance de Gladio)

L'IMPORTANCE DE GLADIO

Les Italiens avaient perçu de nombreux signes au cours des années montrant que les partis
centristes (les démocrates-chrétiens et les socialistes) étaient favorisés et contrôlés jusqu'à un
certain point par Washington. Mais c'est seulement quand le gouvernement italien l'admit
officiellement en 1990 que la coalition au pouvoir commença à s'effondrer, prête à être réduite en
morceaux deux ans plus tard par les scandales de corruption. L'ahurissante histoire de Gladio, qui
continue à faire les gros titres en Europe, a tout juste était mentionnée aux Etats-Unis, où nombre
de ses pages sombres restent secrètes.
En Italie, le programme avait été dirigé contre la menace que les communistes n'organisent une
éventuelle insurrection ou ne parviennent à un partage du pouvoir à travers les urnes. Cependant,
une insurrection était invraisemblable, puisque presque tous les postes dans la bureaucratie étaient
occupés après la guerre par des anticommunistes convaincus, vétérans des forces de Mussolini, avec
l'approbation des Alliés.
Pendant la guerre, la plupart des Américains se considéraient comme des héros qui avaient libéré
l'Europe occidentale de la brutalité de ses dirigeants nazis et fascistes. Toutefois, il ne fallut pas
longtemps après le débarquement américain sur le sol italien pour que les libérateurs ne soient
souillés. Alors que certains agents de l'OSS [Office of Strategic Services, soit le Bureau des services
stratégiques, une agence de renseignement du gouvernement des Etats-Unis (note du
traducteur)] travaillaient avec les antifascistes pour aider à jeter les bases d'une démocratie
italienne, nombre de ceux qui étaient encore plus haut dans l'échelle conspiraient avec les partisans
de Mussolini ou avec l'ancien roi pour les en empêcher [Peter Tompkins, Mondo's Men, manuscrit
inédit.].
La CIA nia toute relation avec Gladio, bien que nombre de services secrets européens eussent
reconnu leur propre participation. Mais suffisamment d'informations ont émergé pour montrer que
la CIA avait patronné et financé une grande part du terrorisme et des perturbations qui ont
tourmenté l'Italie pendant près d'un demi-siècle. Entre autres choses, le gouvernement américain
a:

noué des alliances secrètes avec la Mafia et des éléments d'extrême droite du Vatican pour
empêcher la gauche de jouer quelque rôle que ce soit au gouvernement;

recruté l'ex-police de Mussolini dans des groupes paramilitaires secrètement financés et


entraînés par la CIA, en apparence pour combattre les soviétiques, mais en vérité pour
mener des attentats terroristes qui seraient reprochés à la gauche;

déployé la panoplie des tactiques de guerre psychologique, y compris en alimentant à coups


de millions des caisses noires destinées à des partis politiques, des journalistes et d'autres
relations influentes pour orienter les élections parlementaires aux détriments de la gauche;

créé un service secret et une structure de gouvernement parallèle liée à la CIA dont les «
atouts » ont essayé plusieurs fois de renverser le gouvernement élu;

et a ciblé le premier ministre Aldo Moro, qui fut ensuite enlevé et assassiné dans des
circonstances mystérieuses après avoir proposé de faire entrer les communistes au cabinet.

4. Gladio : la guerre secrète des Etats-Unis pour subvertir la démocratie


italienne (La couverture secrète de l'OTAN)

LA COUVERTURE SECRETE DE L'OTAN


L'Organisation du Traité de l'Atlantique Nord a fourni à Washington une couverture pour ses
opérations de l'après-guerre en Italie. Une clause secrète de l'accord initial de l'OTAN exigeait, avant
qu'une nation ne la rejoigne, qu'elle dût déjà avoir établi une autorité nationale de sécurité pour
combattre le communisme au moyen de cadres de la nation clandestins. Cette clause « Stay Behind
» se transforma en un comité secret mis en place à l'insistance des Etats-Unis auprès de l'Alliance
Atlantique, le précurseur de l'OTAN. L'Organisation exigeait également de chacun de ses membres
l'envoi de délégués aux réunions biannuelles sur le sujet [Jan Willems, Gladio (Bruxelles, dossier
EPO, 1991), pp. 148-52 ; interview avec Lord Carrington, Newsweek, 21 avril 1986.].
L'autorité américaine se manifestait, en de telles occasions, sous la forme d'un flux continu de
directives présidentielles transmises par le biais du Conseil National de Sécurité. En décembre 1950,
le Conseil donna carte blanche à l'armée pour qu'elle fasse usage de la force d'une manière «
appropriée », y compris si les communistes parvenaient simplement à « participer » au
gouvernement par des moyens légaux, ou « menaçaient de prendre le contrôle », ou encore « si le
gouvernement ne faisait plus la preuve de sa détermination à s'opposer aux menaces communistes,
internes ou externes. » [Directive du Conseil de Sécurité Nationale 67/2, 29 décembre 1950.]
La CIA aida la police italienne à mettre en place des escadrons souvent composés de vétérans de la
police secrète de Mussolini [R. Faenza et M. Fini, Gli Americani in Italia (Milan, Feltrinelli, 1976),
p. 320]. Les escadrons recevaient un entraînement intensif en matière d'espionnage et de contre-
espionnage, contre les communistes ou d'autres qui étaient perçus comme des ennemis du statu
quo. Le plan consistant à faire usage de « moyens exceptionnels » avait été échafaudé par les
services secrets français hautement militarisés, la Sûreté Nationale, qui s'était montrée si dure avec
les communistes que certains d'entre eux s'étaient réfugiés dans d'autres pays [Ibid.].

L'agence de renseignement nouvellement constituée, le SIFAR [Servizio Informazioni Forze Armate


(note du traducteur)], lança ses premières opérations en septembre 1949, sous la direction d'un
agent secret américain, Carmel Offie, surnommé « le parrain » par les Italiens [Willems, op. cit., p.
78.]. Le ministre de l'intérieur, Mario Scelba, était à la tête de cette opération. A la même époque,
Scelba dirigeait une répression brutale, assassinant des centaines d'ouvriers et de paysans qui
avaient cherché à améliorer leur condition après la guerre [Roberto Giammanco, lettre à Edward
Herman, 24 juin 1991.].

5. Gladio : la guerre secrète des Etats-Unis pour subvertir la démocratie


italienne (Opération Demagnetize)
OPERATION DEMAGNETIZE

Une fois les services secrets italiens sous leur contrôle, les Américains ont ensuite étendu leur
champ d'action sous le nom de code d'opération Demagnetize et les ont reliés à un réseau de cadres
déjà existant dans le nord de l'Italie. En 1951, les services secrets italiens acceptèrent en bonne et
due forme de mettre en place une organisation clandestine au sein de l'armée pour se coordonner
avec les cadres du nord. En 1952, le SIFAR reçut des ordres secrets de Washington pour conduire «
une série d'opérations politiques, paramilitaires et psychologiques destinées à réduire le pouvoir du
parti communiste italien, ses ressources matérielles, et son influence sur le gouvernement. Cet
objectif prioritaire doit être atteint par tous les moyens. » [U.S. Joint Chiefs of Staff Memorandum,
14 mars 1952, cité par Willems, op. cit., p. 80, note 21.]
L'opération Demagnetize marqua le durcissement institutionnel de Gladio. Un historien du
département d'Etat l'a décrite comme une « stratégie de stabilisation » [Voir James Edward
Miller, The United States and Italy, 1940-1950 : The Politics and Diplomacy of
Stabilization (University of North Carolina Press, Chapel Hill, 1986).] bien qu'on puisse la décrire
plus exactement comme une stratégie de déstabilisation. Depuis le départ, cette offensive fut
secrètement dirigée et financée par le gouvernement américain. En 1956, cet arrangement fut
officialisé par un accord écrit, qui employait le nom « Gladio » pour la première fois. Selon des
documents de 1956 rendus publics en Italie en 1990, Gladio était divisé en cellules indépendantes
coordonnées entre elles d'un camp de la CIA en Sardaigne. Ces « forces spéciales » comprenaient 40
groupes principaux. 10 groupes spécialisés dans le sabotage, 18 (3x6) dans l'espionnage, la
propagande, les tactiques d'évasion et de fuite et 12 dans les actions de guérilla. Une autre division
conduisait l'entraînement des agents et commandos. Ces « forces spéciales » avaient accès à des
caches d'armes, où se trouvaient des pistolets, des grenades, des explosifs sophistiqués, des
poignards, des mortiers de 60 millimètres, des mitrailleuses de 57 millimètres et des armes de
précision [Marco Scalia, « Operazione Gladio », Avvenimenti, 7 novembre 1990, p. 11.] .
En 1956, le général Giovanni De Lorenzo fut nommé à la tête du SIFAR sur la recommandation de
l'ambassadeur des Etats-Unis Claire Boothe Luce, la femme farouchement anticommuniste de
l'éditeur du magazine Time [Willems, op. cit., p. 82.]. Un acteur de premier plan était maintenant en
place dans Gladio. En 1962, la CIA aida à placer De Lorenzo à la tête de la police nationale (les
carabiniers), tandis qu'il conservait un contrôle effectif sur les services secrets.
Le général emmena avec lui 17 lieutenants pour éliminer les officiers insuffisamment engagés à
droite. Ce fut la première étape vers une tentative de coup d'Etat d'extrême droite, avec l'attaché
militaire américain Vernon Walters à sa tête. Cette même année, dans un mémorandum à De
Lorenzo, Walters proposa différents types d'interventions destinées à provoquer une crise nationale,
l'obstruction à une coalition de centre gauche, la fabrication de schismes entre les socialistes, et le
financement des forces favorables au statu quo [Ibid., p. 84.].
Pendant ce temps, selon des dossiers de la CIA trouvés à Rome en 1984, le chef de l'antenne de la
CIA William Harvey commença à recruter des « groupes d'action » à partir d'une liste de 2000
hommes « capables de lancer des bombes, de conduire des attaques, tout en accompagnant ces
actions d'une indispensable propagande » [Roberto Faenza, Il Malaffare (Milan, Mondadori, 1978),
p. 70, cité par Willems, op. cit., p. 85.]. Ces groupes eurent l'occasion de montrer leurs talents en
1963 dans le cadre d'une offensive antisyndicale. Des gladiateurs entraînés par les Américains,
habillés en policiers et en civils, attaquèrent des ouvriers du bâtiment qui manifestaient
pacifiquement à Rome, blessèrent 200 d'entre eux et dévastèrent une grande partie de la ville. Un
ancien général des services secrets fit le lien avec Gladio dans un témoignage ultérieur [Scalia, op.
cit., p. 11.].
Le lieutenant-colonel du SIFAR, Enzo Rocca, entraînait également, pour le coup d'Etat en
préparation, une milice civile composée d'ex-soldats, de parachutistes et de membres de
l'organisation militaire du « Prince Noir », Junio Valerio Borghese, la Decima MAS (dixième
escadron de torpilleurs) [M. Sassano, SID e Partito Americano (Venise et Padoue, Marsilio, 1975),
p.. 75-76 ; cité par Willems, op. cit., p. 85.]. Le président Antonio Segni connaissait, semble-t-il, ce
plan, qui devait se conclure par l'assassinat du premier ministre Aldo Moro, se retrouvant dans le
collimateur parce qu'il n'avait pas été assez dur avec les communistes [Stuart Christie, Stefano Delle
Chiaie : Portrait of a « Black » Terrorist (London, Refract Publishers, 1984), p. 24)].
La prise de pouvoir planifiée de longue date, connue plus tard sous le nom de Plan Solo, échoua en
mars 1964, les principaux carabiniers impliqués restant dans leurs quartiers. Comme l'enquête qui
s'ensuivit en venait à interroger Rocca sur la tentative de coup d'Etat, il se suicida, paraît-il, peut-
être pour respecter le serment de silence fait à Gladio. Après que des officiels eurent établi que des
secrets d'Etat étaient en cause, trois enquêtes s'enlisèrent et ne parvinrent pas à désigner les
complices du coupable [Willems, op. cit., p. 85.].

6. Gladio: la guerre secrète des Etats-Unis pour subvertir la démocratie


italienne (la stratégie de la tension)

LA STRATEGIE DE LA TENSION

En dépit de l'échec du Plan Solo, la CIA et la droite italienne avaient largement réussi à créer les
structures clandestines prévues par l'opération Demagnetize. Dès lors, les conspirateurs
s'appliquèrent à renouveler l'offensive contre la gauche.
Pour se gagner le soutien des intellectuels, les services secrets organisèrent dans le luxueux hôtel
Parco dei Principi, à Rome en mai 1965, une conférence, consacrée à l' « étude » de la « guerre
révolutionnaire ». Le choix des mots révélait par inadvertance que les conférenciers et les
participants invités étaient en train de planifier une véritable révolution et non seulement de mettre
en garde contre une prise de pouvoir imaginaire des communistes. Le rassemblement était
principalement une réunion de fascistes, de journalistes d'extrême droite et de personnel militaire.
« La stratégie de la tension » qui en sortit était destinée à perturber la vie ordinaire par des attentats
terroristes pour créer le chaos et inciter un public effrayé à accepter un gouvernement encore plus
autoritaire [Mario Scialoja, « Un Convegno Explosivo », L'Expresso, 25 novembre 1990, p. 127.] .
Plusieurs « spécialistes » de cette opération avaient un casier judiciaire chargé d'activistes
anticommunistes et devaient être plus tard impliqués dans quelques uns des pires massacres que
connut l'Italie. L'un d'entre eux était le journaliste et agent secret Guido Giannettini. Quatre ans
plus tôt, il avait dirigé un séminaire à l'Académie navale américaine sur les « techniques et les
perspectives de coup d'Etat en Europe ». Un autre était le fasciste notoire Stefano Delle Chiaie qui
avait été, semble-t-il, recruté comme agent secret en 1960. Il avait organisé son propre groupe armé,
connu sous le nom d'Avanguardia Nazionale (AN), dont les membres avaient commencé à
s'entraîner aux tactiques terroristes en préparation du plan Solo [Christie, op. cité, pp. 26, 33.].
Le général De Lorenzo, dont le SIFAR était devenu le SID, eut tôt fait d'enrôler ces derniers ainsi
que d'autres hommes de confiance dans un nouveau projet Gladio. Ils planifièrent la création d'une
force parallèle secrète aux côtés des services gouvernementaux sensibles pour neutraliser les
éléments subversifs qui n'avaient pas été encore « purifiés ». Connu sous le nom de SID parallèle,
ses tentacules s'étendaient à presque toutes les institutions capitales de l'Etat italien. Le général Vito
Miceli, qui fut ensuite à la tête du SID, déclara qu'il mis en place cette structure séparée « sur
requête des Américains et de l'OTAN » [Ibid., pp. 35-36.].

7. Gladio : la guerre secrète des Etats-Unis pour subvertir la démocratie


italienne (des liens fraternels)

DES LIENS FRATERNELS

Deux anciennes et mystérieuses confréries internationales empêchèrent les programmes mal


coordonnés de Gladio de se désagréger. Les chevaliers de Malte jouèrent un rôle formateur après la
guerre (voir Les racines de Gladio), mais la franc-maçonnerie, à travers sa loge la plus fameuse en
Italie, connue sous le nom de Propaganda Due, ou P2, était beaucoup plus influente. A la fin des
années 1960, son « plus Vénérable Maître » était Licio Gelli, un chevalier de Malte qui avait
combattu pour Franco avec les chemises noires de Mussolini. A la fin de la seconde guerre
mondiale, Gelli fut menacé d'être exécuté par les partisans italiens pour sa collaboration avec les
nazis, mais il y échappa en s'enrôlant dans le service de contre-espionnage de l'armée
américaine [Willems, op. cit., p. 119.]. En 1950, il fut recruté par le SIFAR.
Après s'être imposé quelques années d'exil dans les cercles fascistes argentins [Au sujet des liens
entre Gelli, la P2, et l'extrême droite argentine, voir Martin Andersen, Dossier Secreto : Argentina's
Desaparecidos and the Myth of the « Dirty War » (Boulder, Colo., Westview Press, 1993), chapitres
10 et 20.], il se vit rappeler en Italie comme franc-maçon. Accédant rapidement au poste suprême, il
commença en 1969 à fraterniser avec le général Alexander Haig, alors assistant d'Henry Kissinger,
le chef de la sécurité nationale du président Nixon. Gelli devint l'intermédiaire principal entre la CIA
et le SID de De Lorenzo, également franc-maçon et chevalier. Le premier ordre donné par la Maison
Blanche à Gelli fut, semble-t-il, de recruter 400 représentants supplémentaires dans les hautes
sphères italiennes et dans l'OTAN [SISMI Memo 446/R, cité par Roberto Chiodi, « Gelli and
Kissinger», L'Espresso (Rome), 25 novembre 1990, p. 133.].
Pour aider à débusquer des dissidents, Gelli et De Lorenzo commencèrent à compiler des dossiers
sur des milliers de personnes, y compris des législateurs et des ecclésiastiques [Willems, op. cit., p.
83.]. Peu d'années après, le scandale éclata quand une enquête découvrit 157 000 de ces fiches au
SID, tous à la disposition de la défense et de l'intérieur [De Lorenzo, devant la Commission
d'enquête, 1964, p. 69, cité par Willems, Ibid., p. 83.]. Le parlement ordonna que 34 000 fiches
fussent brûlées, mais à ce moment-là, la CIA détenait des duplicatas pour ses archives [Faenza, op.
cit., p. 316.].
8. Gladio : la guerre secrète des Etats-Unis pour subvertir la démocratie
italienne (des provocateurs d'extrême-droite)

DES PROVOCATEURS D'EXTREME DROITE

En 1968, les Américains ont commencé l'entraînement commando en bonne et due forme des
gladiateurs sur la base sarde clandestine de l'OTAN. En quelques années, 4000 gradés ont été placés
à des postes stratégiques. Au moins 139 caches d'armes, y compris dans les casernes des carabiniers,
étaient à leur disposition [Willems, op. cit., p. 90 et Scalia, op. cit., p. 12.]. Pour inciter des jeunes
gens à rejoindre cette aventure risquée, la CIA payait de hauts salaires et promettait que s'ils étaient
tués, leurs enfants seraient éduqués aux frais des Etats-Unis [Scalia, op. cit., p. 30.].
Les tensions ont commencé à atteindre leur masse critique la même année. Tandis que les
dissidents prenaient la rue partout dans le monde, en Italie, les occupations d'universités et les
grèves pour des salaires et des retraites plus élevés furent éclipsées par une série de crimes
politiques sanglants.
Le nombre d'actes terroristes s'éleva à 147 en 1968, grimpa à 398 l'année suivante, puis atteignit
l'incroyable sommet de 2498 en 1978 avant d'aller en diminuant, en grande partie à cause d'une
nouvelle loi encourageant les délateurs (les « repentis ») [Sénat américain, « Terrorism and Security
; the Italian Experience », Report of Subcommittee on Security and Terrorism, novembre 1984, p.
62.]. Jusqu'à 1974, les poseurs de bombe d'extrême droite frappant aveuglément ont constitué la
force principale derrière la violence politique.
La première explosion majeure eut lieu en 1969 à Milan, piazza Fontana ; elle tua 18 personnes et en
blessa 90. Dans ce massacre et de nombreux autres, les anarchistes furent de commodes boucs
émissaires pour les provocateurs fascistes qui cherchaient à en rendre responsable la gauche.
Répondant à un tuyau téléphonique après le massacre de Milan, la police arrêta 150 anarchistes
présumés et en fit même passer certains en justice. Mais deux ans après, un nouveau témoignage
conduisit à la mise en accusation de plusieurs néo-fascistes et officiers du SID. Trois anarchistes
innocents furent déclarés coupables, mais plus tard acquittés, tandis que les responsables de
l'attentat ne furent pas punis par la justice italienne [Frédéric Laurent, L'Orchestre Noir (Paris,
Editions Stock, 1978), p. 29, cité par Françoise Hervet, op. cit., pp. 30-31 ; et Willems, op. cit., pp.
102-104.].
Des liens concluants entre Gladio et la violence politique furent trouvés après qu'un avion eut
explosé en vol près de Venise en novembre 1973. Le juge vénitien Carlo Mastelloni a établi que
l'avion Argo-16 était utilisé pour envoyer des recrues et des munitions entre la base américaine en
Sardaigne et les sites de Gladio dans le nord-est de l'Italie [Willems, op. cit., p. 90].
L'apogée de la terreur d'extrême droite fut atteint en 1974 avec deux massacres. L'un, un attentat à
la bombe dans un rassemblement antifasciste à Brescia, tua 8 personnes et en blessa 102. L'autre fut
une explosion dans le train Italicus près de Bologne, tuant 12 personnes et en blessant 105. A ce
moment-là, le président Giovanni Leone, sans trop exagérer, résuma ainsi la situation : « Avec 10
000 civils en armes s'agitant dans tous les sens, comme d'habitude, je suis un président de merde.
» [Franco Giustolizi, « Retrovie Parallele », L'Espresso, 18 novembre 1990, p. 15.]
A Brescia, l'appel initial à la police accusa aussi les anarchistes, mais le malfaiteur s'avéra être un
agent secret du SID parallèle [Scalia, op. cit., p. 12.]. Un lien semblable fut aussi allégué dans le cas
de l'Italicus. Les deux fascistes qui furent finalement reconnus coupables étaient membres d'un
groupe clandestin de la police appelé les Dragons Noirs, selon le journal d'extrême gauche Lotta
Continua [Christie, op. cit., p. 77.]. Leurs condamnations furent aussi annulées. Alors que dans cette
affaire et dans d'autres, de nombreux gauchistes furent arrêtés et jugés, des fascistes ou des néo-
fascistes étaient souvent les coupables, en lien avec des groupes de Gladio et des services secrets
italiens. Ce qui reflète à quel point ces forces contrôlaient le gouvernement à travers le SID parallèle,
c'est que presque tous les éléments d'extrême droite impliqués dans ces atrocités furent ensuite
libérés. En 1974, la gauche armée commença à répondre à la terreur d'extrême droite. Elle était
partisane d'attaques éclair ciblées par opposition aux attentats à la bombe commis au hasard de
l'extrême droite. Les six années suivantes, les militants gauchistes, en particulier les Brigades
rouges, réagirent par la vengeance, commettant beaucoup plus d'actes de violence politique que
l'extrême droite [Willems, op. cit., p. 94]. L'Italie fut à deux doigts de la guerre civile pendant
plusieurs années.
9. Gladio : la guerre secrète des Etats-Unis pour subvertir la démocratie
italienne (fomenter des coups d'Etat)

FOMENTER DES COUPS D'ETAT

Pendant ce temps, les groupes d'extrême droite étaient occupés à planifier des prises de pouvoir du
gouvernement élu, avec l'encouragement actif d'officiels américains. Un document d'instructions de
1970 de 132 pages sur les « opérations de stabilité » dans les pays « hôtes » fit école. Il fut publié en
tant que supplément B du manuel de campagne de l'armée américaine. Emboîtant le pas à des
documents antérieurs du NSC [National Security Council (note du traducteur)] et de la CIA, le
manuel expliquait qu' « une attention particulière devait être accordée à de possibles modifications
de structure » si un pays ne se montrait pas suffisamment anticommuniste. Si celui-ci ne réagissait
pas avec une « vigueur » adéquate, poursuivait le document, « des groupes agissant sous le contrôle
des services secrets de l'armée américaine devaient être utilisés pour lancer des actions violentes ou
non violentes, selon le cas de figure. » [Quand l'ambassade des Etats-Unis à Rome apprit que le
document top secret allait être publié, elle déclara qu'une telle initiative serait « inopportune ».
Après la publication, l'ambassade prétendit qu'il s'agissait d'un faux. Le texte intégral fut publié sous
le titre « The Mysterious Supplement B : Sticking it to the “Host Country” », CovertAction, N° 3
(janvier 1979), pp. 11, 14-18. Mais Licio Gelli dit que la CIA lui en avait donné un exemplaire. BBC
Special, « Gladio, Part III, The Foot Soldiers », 10 juin 1992.]
Avec des suggestions aussi incendiaires et des milliers de guérilleros préparés par les entraînements
américains, les fascistes essayèrent de nouveau de prendre le pouvoir par la force en 1970. Cette
fois-ci, le « Prince Noir » Borghese en fut l'instigateur. Cinquante hommes sous le commandement
de Stefano Della Chiaie s'emparèrent du ministère de l'intérieur à Rome après y avoir été conduits
de nuit par l'assistant du chef de la police politique Federico D'Amato. Mais l'opération fut
abandonnée quand Borghese reçut un mystérieux coup de téléphone attribué par la suite au général
Vito Miceli, le chef des services secrets militaires. Les conspirateurs ne furent pas arrêtés; au lieu de
cela, ils repartirent après avoir volé 180 mitrailleuses [John Dinges et Saul Landau, Assassination
on Embassy Row (Londres, Writers and Raeders, 1980), pp. 163, 170.].
La nouvelle de l'attaque resta secrète jusqu'à ce qu'un informateur ait filé un tuyau à la presse trois
mois plus tard. A ce moment-là, les coupables s'étaient enfuis en Espagne. Bien que les meneurs
fussent reconnus coupables en 1975, le verdict fut annulé en appel. Toutes les mitrailleuses sauf une
avaient été restituées auparavant [Interview avec Jeff Bale, professeur/candidat au doctorat à
l'Université de Californie].
C'est dans ce contexte que les Etats-Unis décidèrent de faire encore une fois tout leur possible pour
empêcher les communistes de se renforcer aux élections de 1972. Selon le rapport Pike, la CIA
déboursa 10 millions de dollars pour 21 candidats, principalement des démocrates-chrétiens [Aaron
Latham, « The CIA Report the President Doesn't Want You to Read “The Select Committee's
Record” », Village Voice, 20 février 1976, p. 23. Le Voice réimprima en deux parties l'intégralité du
rapport du House Select Committee on Intelligence, plus connu sous le nom de « Rapport Pike
».] Ce montant n'incluait pas les 800 000 dollars que l'ambassadeur Graham Martin, gravitant
autour de la CIA, avait obtenu de la Maison Blanche par l'entremise d'Henry Kissinger pour le
général Miceli [Ibid.]. Miceli eut à répondre plus tard d'inculpations pour la tentative de coup d'Etat
de Borghese, mais, sur le même modèle, il fut disculpé.
La police déjoua une autre tentative de coup d'Etat la même année. Elle trouva une liste de coups et
d'autres documents dévoilant l'existence de quelque 20 groupes subversifs qui formaient la
structure du SID parallèle. Roberto Cavallero, un syndicaliste fasciste, était impliqué, tout comme
l'étaient des généraux haut placés, qui dirent avoir obtenu l'approbation de l'OTAN et d'officiels
américains. Dans un témoignage ultérieur, Cavallaro déclara que le groupe avait été mis en place
pour rétablir l'ordre en cas de trouble. « Quand ces troubles n'éclatent pas [d'eux-mêmes] », dit-il, «
ils sont fabriqués par l'extrême droite ». Le général Miceli fut arrêté, mais les tribunaux le libérèrent
finalement, en déclarant qu'il n'y avait pas eu d'insurrection [Willems, op. cit., p. 107.].
L'extrême droite essaya à nouveau de renverser le gouvernement en 1974, avec l'imprimatur de la
CIA et de l'OTAN, paraît-il. Son leader était Edgardo Sogno, l'un des combattants de la résistance les
plus décorés d'Italie, qui avait formé un groupe dans le genre de Gladio après la guerre.

Sogno, qui s'était fait de nombreux amis américains influents alors qu'il travaillait à l'ambassade
d'Italie à Washington pendant les années 60, fut plus tard arrêté, mais, lui aussi, fut finalement
disculpé [Phillip Willan, Puppetmasters (Londres, Constable & Co., 1991), pp. 107-109] .

10. Gladio: la guerre secrète des Etats-Unis pour subvertir la démocratie


italienne (le dénouement de Gladio)

LE DENOUEMENT DE GLADIO

Un triple meurtre à Peteano près de Venise en mai 1972 s'avéra central dans le dévoilement de
Gladio. Le crime eut lieu quand trois carabiniers, en réponse à un coup de téléphone anonyme,
allèrent contrôler une voiture suspecte. Quand l'un d'eux ouvrit le capot, tous trois furent
déchiquetés par un engin piégé [Scalia, op. cit., p. 11.]. Deux jours plus tard, un appel anonyme
impliqua les Brigades rouges, le plus actif des groupes révolutionnaires d'extrême gauche. La police
rafla immédiatement pour les interroger 200 communistes présumés, des voleurs et des souteneurs,
mais aucune charge ne fut retenue. Dix ans après, un courageux magistrat vénitien, Felice Casson,
rouvrit l'affaire depuis longtemps en sommeil, pour apprendre seulement qu'il n'y avait pas eu
d'enquête de police sur les lieux. Bien qu'il eût reçu une analyse falsifiée d'un expert en bombes des
services secrets et qu'il eût été confronté à de nombreuses obstructions et délais, le juge remonta la
trace des explosifs jusqu'à un groupe militant appelé Ordre Nouveau et à l'un de ses membres actifs,
Vincenzo Guerra. Il avoua rapidement et fut condamné à vie. Il fut le seul poseur de bombes
d'extrême droite jamais emprisonné [Marcella Andreoli, « Che Bomba di Esperto !
», Panorama (Milan), 18 novembre 1990, p. 44.].
Vinciguerra refusa de compromettre d'autres personnes, mais décrivit les faits dissimulés :
« Les carabiniers, le ministère de l'intérieur, les douanes et la brigade financière, les services secrets
civils et militaires, tous savaient la vérité cachée derrière ces attaques, que j'étais responsable et tout
cela en moins de 20 jours. Ils décidèrent donc, pour des raisons complètement politiques, d'étouffer
l'affaire. » [BBC Special, « Gladio, Part II : the Puppeteers », 10 juin 1992.]
En ce qui concerne ses mobiles, Vinciguerra, fasciste convaincu, dit que son crime était « un acte de
révolte contre la manipulation » du néo-fascisme depuis 1945 par toute la structure parallèle basée
sur Gladio [Ibid.].

Casson trouva par la suite assez de pièces à conviction pour impliquer les plus hauts officiels du
pays. Dans ce qui était la première requête de ce type à un président italien, Casson demanda les
explications du président Francesco Cossiga. Mais Casson n'en resta pas là ; il demanda aussi que
d'autres officiels balayent devant leur porte. En octobre 1990, sous la pression de Casson, le premier
ministre Giulio Andreotti en finit avec 30 ans de dénégations et décrivit Gladio dans le détail. Il
ajouta que tous les premiers ministres étaient au courant de Gladio, bien que certains l'eussent
ensuite nié [François Vitrani, « Gladio Revelations Put Sword at Heart of Italian
Politics », Guardian Weekly (Manchester), 23 décembre 1990, p. 14].
Soudain, les Italiens eurent les clés de nombreux mystères, y compris la mort inexpliquée du pape
Jean-Paul Ier en 1978. L'écrivain David Yallop mentionna dans cette affaire comme suspect Gelli,
disant qu'il « dirigeait l'Italie à l'époque, pour toutes les questions pratiques. » [David A. Yallop, In
God's Name (New York, Bantam, 1984), p. 314.]

11. Gladio : la guerre secrète des Etats-Unis pour subvertir la démocratie


italienne (Memento Moro)
MEMENTO MORO

Le crime politique le plus choquant des années 70 fut peut-être l'enlèvement et l'assassinat du
premier ministre Aldo Moro et de cinq de ses assistants en 1978. L'enlèvement eut lieu tandis que
Moro était en chemin pour soumettre un plan de renforcement de la stabilité politique italienne, qui
prévoyait l'entrée des communistes au gouvernement.
Des versions antérieures du plan avaient mis les officiels américains dans tous leurs états. Quatre
ans avant sa mort, au cours d'une visite aux Etats-Unis en tant que ministre des affaires étrangères,
Moro eut droit à la lecture de la loi contre les attroupements séditieux, par le secrétaire d'Etat Henry
Kissinger et plus tard par un officiel des services de renseignements anonyme. Témoignant au cours
de l'enquête sur son assassinat, la veuve Moro résuma leurs paroles menaçantes : « Vous devez
abandonner votre politique consistant à conduire toutes les forces politiques du pays à collaborer
directement... ou vous le paierez chèrement. » [Giuseppi Zupo et Vincenzo Marini, Operazione
Moro (Milan, Franco Angeli, 1984), p. 280, cité par Willan, op. cit., p. 220.]
Moro fut si secoué par ces menaces, selon son assistant, qu'il tomba malade le jour suivant et coupa
court à sa visite aux Etats-Unis, disant qu'il en avait fini avec la politique [Willan, op. cit., p. 220.].
Mais les pressions américaines se poursuivirent ; le sénateur Henry Jackson (district de
Washington) lança un avertissement similaire deux ans plus tard dans une interview donnée en
Italie [Ibid., p. 221.]. Peu avant son enlèvement, Moro écrivit un article qui répondait à ses
détracteurs américains, mais décida de ne pas le publier [Ibid., l'article de Moro fut publié
dans L'Unita (Rome), le 29 mai 1978, après sa mort.].
Durant ses 55 jours de captivité, Moro implora à maintes reprises ses pairs démocrates-chrétiens de
céder au chantage, en acceptant l'échange de membres des Brigades rouges emprisonnés contre sa
libération. Mais ils refusèrent, pour la plus grande joie des officiels de l'Alliance, qui voulaient que
les Italiens jouent la carte de la fermeté. Dans une lettre retrouvée plus tard, Moro prédisait :
« Ma mort retombera comme une malédiction sur tous les démocrates-chrétiens, et ce sera le début
d'un effondrement désastreux et irréversible de tout l'appareil du parti. » [Dario Fo et Franca Rame,
« What Passion! What Generosity! What Corruption! », New York Times, 5 décembre 1993, p. A4.]
Pendant la captivité de Moro, la police prétendit de façon invraisemblable avoir interrogé des
millions de gens et fouillé des milliers de résidences. Mais le premier juge à avoir enquêté sur cette
affaire, Luciano Infelisi, dit qu'il n'avait aucun membre de la police à sa disposition. « J'ai mené
cette enquête avec une seule dactylo, et pas même un téléphone dans mon bureau. » Il ajouta qu'il
n'avait pas reçu d'information utile des services secrets durant cette période [Rapport de la
commission Moro, 1983, pp. 68-69, cité par Willan, op. cit., p. 231]. D'autres magistrats instructeurs
suggérèrent en 1985 que l'une des raisons de l'inaction était que tous les officiers les plus importants
impliqués étaient membres de la P2 et agissaient donc sur l'ordre de Gelli et de la CIA [Chiodi, op.
cit., p. 134. La profonde implication de la police dans le terrorisme devint particulièrement claire
après un témoignage devant une commission d'enquête en 1983. Le colonel de l'armée Amos Spiazzi
rappela qu'en 1970 il avait rencontré accidentellement deux officiers des carabiniers en train de
préparer une bombe près de Bolzano, une ville du nord de l'Italie. Il les arrêta et avertit son poste.
Cependant, alors qu'il les y conduisait, il fut intercepté par des membres de la police nationale et
municipale, qui emmenèrent ses prisonniers. Il fut ensuite transféré à un poste éloigné. Scalia, op.
cit., p. 12.].
Bien que le gouvernement ait finalement arrêté et condamné plusieurs membres des Brigades
rouges, nombreux furent ceux dans la presse et au parlement qui continuèrent à se demander si le
SID n'avait pas organisé l'enlèvement après avoir reçu des ordres venant d'encore plus haut. Les
soupçons se tournèrent naturellement vers les Etats-Unis, et particulièrement Henry Kissinger, bien
qu'il ait nié un quelconque rôle dans le crime. A travers Gladio et la Mafia, Washington disposait de
l'appareil parfait pour accomplir une telle action sans laisser de traces.

12. Gladio : la guerre secrète des Etats-Unis pour subvertir la démocratie


italienne (L'infiltration des Brigades rouges)
L'INFILTRATION DES BRIGADES ROUGES

Que les Brigades rouges aient été infiltrées minutieusement pendant des années à la fois par la CIA
et les services secrets italiens n'est plus contesté. Le but de cette opération était d'encourager la
violence des milieux extrémistes de gauche pour discréditer la gauche dans son ensemble. Les
Brigades rouges étaient un repoussoir parfait. Avec un radicalisme à toute épreuve, ils considéraient
que le parti communiste italien était trop modéré et l'ouverture de Moro trop compromettante. Les
Brigades rouges travaillaient en contact étroit avec l'école de langues Hypérion à Paris, sans réaliser
qu'elle avait des liens avec la CIA. L'école avait été fondée par trois pseudo-révolutionnaires italiens.
L'un d'eux, Corrado Simioni, avait travaillé pour la CIA à Radio Free Europe [Willan, op. cit., pp.
189,190. Le rôle de l'école de langues Hypérion correspond à la description, faite par le procureur
Pietro Calogero, d'une structure de commandement terroriste imposant le cours suivi par la
violence politique en Italie.]. Un autre, Duccio Berio, a admis avoir transmis au SID des
informations sur les groupes gauchistes italiens [Ibid., p. 197.]. Hypérion ouvrit un bureau en Italie
peu de temps avant l'enlèvement et le referma quelques mois plus tard. Un rapport de police italien
déclara qu'Hypérion « avait pu être le plus important bureau de la CIA en Europe. » [Ibid., pp.190-
98.] Mario Moretti, un de ceux qui avait la charge pour les Brigades rouges de se procurer des armes
et des contacts avec Paris, réussit à échapper à l'arrestation dans l'affaire Moro pendant trois ans en
dépit du fait qu'il avait conduit personnellement l'enlèvement [Ibid., pp.190-92].
Le magistrat de Venise Carlo Mastelloni conclut en 1984 que les Brigades rouges avaient reçu
pendant des années des armes de l'OLP [Carlo Mastelloni, « Sentanza-Ordinanza », (Venise, 1989),
p. 412, cité par Willan, op. cit., p. 196.] . Mastelloni écrivit : « l'accord de facto conclu entre les USA
et l'OLP au niveau des services secrets fut considéré comme ayant un rapport avec la présente
enquête sur les relations entre les Brigades rouges et l'OLP. » [Carlo Mastelloni, op. cit., p. 508 ; cité
par Willan, op. cit., p. 196.] Un spécialiste de Gladio, Philipp Willan, conclut que « l'accord de
fourniture d'armes entre l'OLP et les Brigades rouges faisait partie de l'accord secret entre l'OLP et
la CIA. » [Willan, op. cit., pp. 196-97.] Ses recherches indiquent que l'accord supposé entre la CIA et
l'OLP fut passé en 1976, un an après que les Etats-Unis s'engagèrent auprès d'Israel à ne plus
entretenir de contacts politiques avec l'OLP.
Au moment de l'enlèvement de Moro, plusieurs chefs des Brigades rouges étaient en prison, ayant
été livrés par un agent double après qu'ils eurent enlevé un juge. Selon le journaliste Gianni
Cipriani, un de ceux qui furent arrêtés avait sur lui des numéros de téléphone et des notes
personnelles menant à un membre haut placé du SID, qui s'est ouvertement vanté d'avoir des agents
au sein des Brigades rouges. D'autres trouvailles fascinantes incluent la découverte dans les caches
des Brigades rouges d'une imprimerie qui avait appartenu auparavant au SID ainsi que des tests
balistiques montrant que plus de la moitié des 92 balles tirées sur les lieux de l'enlèvement étaient
similaires à celles des stocks de Gladio [BBC Special, « Gladio, Part III », op. cit.].
Plusieurs personnes ont relevé qu'il était invraisemblable que les Brigades rouges aient pu mener à
bien un tel enlèvement de type militaire, sans difficulté, dans le centre de Rome. Alberto
Franceschini, un membre emprisonné des Brigades rouges, a dit : « Je n'ai jamais pensé que mes
camarades à l'extérieur étaient capables de mener à bien une opération militaire complexe (...) Nous
nous souvenions de nous-mêmes comme d'une organisation formée de jeunes gars inexpérimentés.
» [Ibid.] Deux jours après le crime, un officier des services secrets déclara à la presse que les
criminels semblaient avoir reçu un entraînement spécial de commando [Willan, op. cit., pp. 156.].
Quand les lettres écrites par Moro furent plus tard retrouvées dans une cache des Brigades rouges à
Milan, les enquêteurs espérèrent qu'elles révèleraient des preuves capitales. Mais Francesco
Biscioni, qui a étudié les réponses faites par Moro à ses ravisseurs, a conclu que d'importants
passages avaient été supprimés quand ils furent retranscrits. Néanmoins, dans un passage non
censuré, Moro s'inquiétait de ce que « les relations harmonieuses d'Andreotti avec ses collègues de
la CIA » pourraient affecter son sort [Ibid., p. 130.].
Les deux personnes qui en savaient le plus sur les lettres de Moro furent assassinées. Le général des
carabiniers en charge de l'antiterrorisme, Carlo Alberto Della Chiesa, fut muté en Sicile et victime
d'un assassinat de type mafieux en 1982, quelques mois après avoir soulevé des interrogations au
sujet des lettres manquantes [Ibid., p. 286.]. Le journaliste franc-tireur Mino Pecorelli fut assassiné
dans une rue de Rome en 1979 un mois seulement après avoir rapporté qu'il avait obtenu une liste
de 56 fascistes livrés à la police par Gelli [Ibid., p. 86.]. Thomas Buscetta, un informateur de la
mafia sous le statut de témoin protégé aux Etats-Unis, accusa Andreotti d'avoir ordonné les deux
assassinats de peur d'être démasqué [Alan Cowell, « Italy Re-examines 1978 Moro Slaying », New
Ork Times, 13 novembre 1993, p. A13.]. Mais l'année dernière, une enquête conduite par ses pairs
n'a trouvé aucun fondement à des poursuites contre le premier ministre. Della Chiesa et Pecorelli ne
furent que deux parmi les nombreux témoins, possibles ou avérés, assassinés avant d'avoir pu être
interrogés par des juges que Gladio n'auraient pas corrompus [Parmi les autres, figuraient un
suspect dans l'attentat à la bombe de Brescia, qui fut exécuté par des compagnons de cellule en
1981, et un supect dans l'attentat à la bombe de Bologne, qui fut tué par les mêmes prisonniers
l'année suivante. Un autre témoin de Bologne fut mortellement blessé en Bolivie en 1982 avec l'aide
de la CIA. Willan, op. cit., p. 136.]. Le président Cossiga, ministre de l'intérieur quand Moro fut tué,
déclara à la BBC : « La mort d'Aldo Moro pèse encore lourdement sur les démocrates-chrétiens ainsi
que la décision que je pris de le sacrifier dans les faits pour sauver la République, ce qui me fit des
cheveux blancs. » [BBC Special, « Gladio, Part III », op. cit.]

13. Gladio : la guerre secrète des Etats-Unis pour subvertir la démocratie


italienne (l'attentat à la bombe de la gare de Bologne)

L'ATTENTAT A LA BOMBE DE LA GARE DE BOLOGNE

Suite à la formidable explosion de la gare de Bologne, deux ans après la mort de Moro, nombre
d'Italiens auraient pu se faire des cheveux blancs - non seulement à cause du macabre bilan de 85
morts et 200 blessés mais aussi de l'inertie des autorités qui s'ensuivit. Bien que les magistrats
instructeurs aient suspecté des néofascistes, ils furent incapables d'émettre des mandats d'arrêt
crédibles pendant plus de deux ans, à cause de fausses informations fournies par les services secrets.
A cette époque, parmi les cinq principaux suspects, dont deux avaient des liens avec le SID, tous
sauf un avaient décampé du pays [Interview avec Jeff Bale, 21 mars 1994.]. Les explosifs T4 trouvés
sur les lieux étaient identiques au matériel de Gladio utilisé à Brescia, Peteano et dans d'autres
attentats à la bombe, selon la déposition d'un expert devant le juge Mastelloni [Giustolizi, op. cit., p.
14.].
Au procès, les juges mentionnèrent la « stratégie de la tension et ses liens avec les “puissances
étrangères”. » Ils découvrirent aussi la structure civile et militaire secrète liée aux groupes
néofascistes, à la P2 et aux services secrets [Willems, op. cit., p. 116.]. Bref, ils découvrirent la CIA et
Gladio.
Mais leurs efforts pour rendre une justice véritable dans l'attentat à la bombe de Bologne ne
menèrent à rien car, en 1990, la cour d'appel acquitta les « cerveaux » présumés. Gelli, la tête de la
P2, fut relâché, de même que deux chefs des services secrets dont les condamnations pour parjure
furent annulées. Quatre gladiateurs reconnus coupables de participation à bande armée gagnèrent
aussi leurs procès en appel. En cela, Peteano fut la seule affaire majeure d'attentat suivie d'une
condamnation du véritable poseur de bombe, grâce aux aveux de Vinciguerra.
Les désolantes minutes judiciaires de ces crimes monstrueux démontrèrent à quel point le réseau
Gladio contrôlait l'armée, la police, les services secrets et les principaux tribunaux. Grâce à la P2, et
à ses 963 frères bien placés [Ibid., p. 119. Quand la police découvrit la liste des membres en mars
1981, Gelli s'enfuit du pays. Il fut plus tard extradé de Suisse pour figurer au procès de l'attentat à la
bombe de la gare de Bologne. Willan, op. cit., p. 209.] , la collusion s'étendait aussi aux plus hauts
niveaux des médias et des affaires.

14. Gladio : la guerre secrète des Etats-Unis pour subvertir la démocratie


italienne (le bilan de Gladio)
LE BILAN DE GLADIO

Cependant, au début des années 1980, il y avait suffisamment d'empreintes digitales de la CIA dans
les dossiers judiciaires pour provoquer un puissant sentiment anti-américain. C'est ainsi qu'en 1981
les bureaux de trois firmes américaines à Rome furent les cibles d'attentats à la bombe et qu'en 1982
les Brigades rouges enlevèrent James L. Dozier, un général américain attaché à l'OTAN, le désignant
comme « un homme de main yankee » [Département d'Etat américain, 28 janvier 1982.]. Il fut
libéré cinq semaines plus tard par des commandos de la police, avec l'aide, semble-t-il, de
relations mafieuses de la CIA [« Fat Man, Tailor, Soldier, Spy », Time, 28 février 1983, pp.32-33.].
Pourtant, le préjudice causé à l'image des Etats-Unis par ces révélations aura été remarquablement
limité au regard de ce qu'ils firent subir à la société et au gouvernement italiens pendant cinquante
ans au nom de l'anticommunisme.
L'ultime prédiction de Moro se vérifia. Au lieu de renforcer les partis du centre, Gladio, avec le
concours des affaires de corruption, les détruisit. Au lieu de détruire la gauche, les révélations
de Gladio les aidèrent à prendre le contrôle de villes majeures tout en conservant le tiers des sièges
au parlement. Au début des années 1980, les Brigades rouges furent anéanties, mais les principaux
instigateurs du terrorisme d'extrême droite - la Mafia et les néofascistes - restèrent actifs [Y
compris, en l'occurrence, l'attentat à la bombe dans un train, à la sortie de Bologne dans le même
tunnel que dix ans auparavant, tuant 15 personnes et en blessant 267, ainsi que les attentats à la
bombe de 1993 contre des symboles culturels à Rome et à Florence, attentats qui causèrent la mort
de 11 personnes et firent 98 blessés de plus.].
Le bilan en conduisit certains à mettre en question les fondements tout entiers de l'engagement
américain en Italie, notamment en ce qui concernait la « menace communiste ».
Selon Phillip Willan, qui a écrit le livre majeur sur le terrorisme italien : « Les Etats-Unis ont
constamment refusé d'admettre l'adhésion croissante et sans réserve du parti communiste italien
aux principes de la démocratie occidentale, et celui-ci comme alternative valable aux partis
généralement corrompus et incompétents qui avaient gouverné l'Italie depuis la guerre. S'ils
l'avaient fait, une bonne partie des carnages résultant de la stratégie de la tension aurait pu être
évitée. » [Willan, op. cit., p. 28.]
Willan en vient à se demander « si les représentants des services secrets américains et italiens
n'avaient pas délibérément exagéré la menace communiste pour accroître leur pouvoir et se donner
une plus grande liberté de manoeuvre. » [Ibid., p. 353.]

15. Gladio : la guerre secrète des Etats-Unis pour subvertir la démocratie


italienne (les leçons de Gladio)

LES LEÇONS DE GLADIO

Aussi longtemps que le public américain sera tenu dans l'ignorance de cette page sombre de la
politique étrangère américaine, les services secrets responsables ne subiront qu'une faible pression
pour amender leurs façons de faire. La fin de la guerre froide a apporté des changements massifs
dans les autres pays, mais à Washington presque rien n'a changé. Dans une formule ironique, une
taupe avouée de la CIA, Aldrich Ames, a soulevé la question élémentaire de savoir si les Etats-Unis
avaient besoin de dizaines de milliers d'agents à travers le monde, travaillant d'abord dans et contre
les pays « amis ». « Les Etats-Unis, ajouta-t-il, attendent toujours un véritable débat national sur les
moyens et les fins - sans oublier les coûts - de notre politique nationale de sécurité. » [Aldrich H.
Ames, « Spy Express Regret, Anger », Washington Post, 29 avril 1994, p. A7.]
Le nouveau gouvernement italien s'est vendu comme la révolution de tous ceux qui, de fait, étaient
privés de leurs droits électoraux, comme une rupture claire avec le passé. Mais les fascistes sont de
retour et gagnent du terrain. Le parti anti-mafia a été rejeté et les grands cartels ont resserré leur
emprise sur l'économie. Le frère Berlusconi de la P2 continue à abuser de la peur des communistes
héritée de la guerre froide. Les auteurs de Gladio sont toujours impunis et les « experts » de
Washington entretiennent la crainte de toujours plus de terrorisme [Par exemple, le séminaire du 8
avril 1994 à l'Institut Caton de Washington : « Italy : Paradigm for a Post-Welfare-State World ? »,
où l'ami proche de Berlusconi, Stan Burnett, du groupe de réflexion de droite Center for Strategic
and International Studies, souleva le spectre de nouvelles attaques terroristes.] : il semble que les
affaires continuent en Italie.

16. Gladio : La guerre secrète des Etats-Unis pour subvertir la démocratie


italienne (les racines de Gladio)

LES RACINES DE GLADIO

Les politiques qui devaient être élaborées au sein de Gladio virent le jour pendant la seconde guerre
mondiale, quand les phobies anticommunistes américaines se combinèrent avec les peurs
géopolitiques d'une URSS victorieuse pour déclarer une guerre sainte contre la gauche. Le
sentiment selon lequel « la fin justifie les moyens » à l'intérieur du gouvernement américain, et plus
particulièrement de l'Office of Strategic Services (OSS), encouragea la création de programmes «
Stay Behind » à travers l'Europe occidentale, officiellement en tant que première ligne de défense en
cas d'invasion soviétique.
Mais la préoccupation principale était liée à la politique intérieure. La grande peur des Américains
au sujet de l'Italie était que les partisans communistes qui combattaient au Nord ne rejoignissent les
organisations ouvrières pour porter la gauche au pouvoir. L'OSS et ses successeurs étaient
apparemment préparés à prendre n'importe quelle mesure pour prévenir cet évènement, y compris
l'assassinat politique, le terrorisme, et des alliances avec le crime organisé. Selon un mémorandum
de l'OSS à Washington, les Etats-Unis semblaient soutenir un plan monarchiste qui consistait à se
servir de « tueurs fascistes » pour commettre des actes de terreur et en rejeter la responsabilité sur
la gauche [OSS Memorandum 99642, 24 octobre 1944.]. L'engagement américain dans la politique
italienne commença en 1942, quand l'OSS fit pression avec succès sur le ministère de la justice pour
faire libérer de prison le gangster Charles « Lucky » Luciano. En échange de sa libération anticipée,
Luciano accepta de nouer des contacts avec ses copains de la Mafia pour faciliter l'accès à l'invasion
américaine de la Sicile en 1943 [U.S. Senate Special Committee, Hearings on Organized Crime,
Part. 2, 1951, p. 1181.].
L'accord passé par Luciano forgea une alliance à long terme entre les Etats-Unis et la Mafia
internationale. Il jeta les bases d'une coopération entre les services secrets américains et des
organisations criminelles internationales impliquées dans les trafics d'armes et de drogues. Le
parrain de l'accord était Earl Brennan, chef de l'OSS pour l'Italie. Avant la guerre, il avait servi à
l'ambassade des Etats-Unis, utilisant sa couverture diplomatique pour établir des contacts avec la
police secrète de Mussolini et des fascistes haut placés [R. Faenza et M. Fini, Gli Americani in
Italia (Milan, Feltrinelli, 1976), p. 8].
L'Eglise catholique coopéra aussi. Les liens américains avec le Vatican étaient déjà substantiels ; et
l'un des liens les plus forts était une fraternité secrète, l'Ordre Militaire Souverain de Malte basé à
Rome, et qui remonte à la première croisade. Le dirigeant de l'OSS William « Wild Bill » Donovan
en était membre. De même d'autres officiels américains de haut rang, y compris Myron Taylor,
envoyé américain au Vatican de 1939 à 1950, et William Casey, un espion de l'OSS qui parvint à la
tête de la CIA sous Reagan. Le chef de l'OSS pour l'Italie, Brennan, eut des contacts dès 1942 avec le
sous-secrétaire d'Etat du Vatican, Gian Battista Montini, qui devint le pape Paul VI en
1963 [Frédéric Laurent, L'Orchestre Noir (Paris, Editions Stock, 1978), p. 29, cité par Françoise
Hervet, « Knights of Darkness : The Sovereign Military Order of Malta », CovertAction, N° 25, p.
31.].
L'un des éminents espions de l'OSS était James Jesus Angleton, qui deviendra le légendaire et
paranoïaque chef du contre-espionnage de la CIA. Angleton s'appuya sur des relations familiales et
d'affaires en Italie, pour jeter les bases de Gladio, en formant et en finançant un réseau clandestin
d'Italiens d'extrême droite qui partageaient son style féroce, enthousiaste et naïf [David
Wise, Molehunt (New York Random House, 1992), p. 40.]. Les groupes paramilitaires étaient
remplis d'anticommunistes fervents prêts à entrer en guerre contre la gauche. Il aida aussi des
criminels de masse nazis/fascistes tels que Junio Valerio Borghese, le Prince Noir ; il échappa à la
justice à la fin de la guerre [Peter Tompkins, Mondo's Men, manuscrit inédit.].
Les officiels américains s'inquiétaient de ce que les communistes et les socialistes pussent joindre
leurs forces après la bataille. La prise de pouvoir communiste en Tchécoslovaquie en 1948 augmenta
leurs craintes. En conséquence, les Etats-Unis fabriquèrent différents plans pour manipuler la
politique italienne. Angleton, qui à la fin de 1948 avait été promu assistant spécial du directeur de la
CIA, l'amiral Roscoe Hillenkoetter, utilisa les 20 000 comités civiques du Vatican pour mener une
guerre psychologique contre les influences communistes, en particulier dans les syndicats [State
Department Memorandum n° 866 5043, 16 septembre 1948, cité par Faenza et Fini, op. cit., p.
320.].
Le National Security Council (NSC), qui venait d'être créé, entra également en lice : « Si le Parti
communiste gagne l'élection [1948] », conseilla le NSC, « une telle agression devrait
immédiatement être contrecarrée par étapes pour étendre la disposition stratégique des forces
armées américaines en Italie. » [National Security Council Order 1/1, 14 novembre 1947.] Les
communistes ne remportèrent pas cette élection essentielle (pas davantage qu'aucune de celles qui
suivirent). Mais cela ne mit pas un frein à la tentative américaine de détruire la gauche. Le coût total
de ces activités (et de divers programmes d'aide) pour les contribuables américains s'éleva à 4
milliards de dollars de la fin de la guerre à 1953 [U.S. Joint Chiefs of Staff Memorandum, 14 mars
1952, cité par Willems, op. cit., p. 80, note 21.]. Et ce n'était que le début de l'assaut américain
contre la souveraineté italienne.

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