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3/11/24, 6:34 PM L’identité, mirage a prendre au serieux | Cairn.

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L’identité, mirage a prendre au serieux


Roland Gori
Dans La Pensée 2017/4 (N° 392), pages 45 à 57

Article

« A toutes les époques, il s’est trouvé des gens pour considérer qu’il y avait une seule
appartenance majeure, tellement supérieure aux autres en toutes circonstances
qu’on pouvait légitimement l’appeler « identité ». Pour les uns, la nation, pour
1

d’autres, la religion, ou la classe. » [1] […] « je parle d’“identités meurtrières” — cette


appellation ne me parait pas abusive dans la mesure où la conception que je dénonce,
celle qui réduit l’identité à une seule appartenance, installe les hommes dans une
attitude partiale, sectaire, intolérante, dominatrice, quelquefois suicidaire, et les
transforme bien souvent en tueurs, ou en partisans des tueurs. » [2]

« Les identités meurtrières »

Cette thèse d’Amin Maalouf – des « identités meurtrières » — est fondamentale pour 2
comprendre ce que nous vivons aujourd’hui, comment nous en sommes arrivés à nous
trouver confrontés à des tueurs fanatiques qui massacrent lâchement des populations
innocentes et sans défense, au nom de la religion et du califat. Commençons par
PDF
rappeler que l’histoire a montré que l’islam n’avait pas le monopole du fanatisme
criminel, toutes les religions, toutes les doctrines ont pu servir de prétexte à un moment Help

ou un autre, dans une société ou dans une autre, à justifier des crimes contre
l’humanité. Et, comme l’explique encore Amin Maalouf, si des hommes de tous pays, de
toutes conditions, de toutes religions ont pu se transformer en massacreurs fanatiques,
en illuminés sanguinaires, en somnambules possédés par la haine, c’est bien parce qu’ils

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sont captifs d’une condition coartée de l’identité. Une conception de l’identité fondée sur
l’exclusion et la haine, sur Thanatos, une conception « tribale », une conception qui
prévaut encore dans le monde entier pour catalyser ce que cet auteur nomme des
« identités meurtrières ». Conception qui relève, selon moi, de délires nihilistes, dans le
sens psychopathologique de ce terme. Le « délire nihiliste », conceptualisé par exemple
par Cotard [3], désigne un délire de négation d’organes corporels ou de fragment de
réalité extérieure.

La haine qui s’empare des partisans des identités meurtrières se manifeste comme une 3
haine de la diversité, diversité constitutive de l’identité composite des humains. C’est la
raison pour laquelle ils dénient aux populations discriminées le droit d’appartenir à
l’humanité. Jusque par leurs injures racistes, les partisans des identités meurtrières
rabaissent les populations haïes à la condition animale la plus méprisée (rats, cafards…).
Cette posture d’exclusion d’une partie des humains de l’humanité est un délire nihiliste,
niant la pluralité et la diversité de notre espèce. Chaque nouveau massacre accompli au
nom de la religion, de la nation, de la classe sociale convoque cette question de l’identité
que les racistes fondent sur un nihilisme.

La question de l’identité est au cœur du désir d’appartenance à une collectivité culturelle, 4


religieuse ou nationale. Elle détermine les adhésions comme les répulsions, les
demandes d’intégration comme les isolationnismes communautaires, le désir de
fraternité comme celui de meurtre. C’est la raison pour laquelle la question de l’identité
exige d’être traitée préalablement à toutes les analyses des fanatismes violents qui, au
nom de la nation, au nom d’une communauté, d’une religion ou d’une idéologie
universelles, massacrent des populations ou les discriminent.

Qu’est-ce que l’identité ? Peut-elle se définir en termes d’appartenance raciale, 5


religieuse, nationale, linguistique ? Ou n’est-elle que ce que le psychanalyste Jacques
Lacan nommait un « mirage », un mirage récurent [4] ? Chaque humain est irremplaçable
et multiple à la fois, au croisement de réseaux d’appartenances complexes qui nous ont
fait ce que nous sommes, une « identité composée ». Le concept de nation, avancé par
Ernest Renan [5] comme un « plébiscite de tous les jours », est justement mis en avant à
partir d’un constat, celui de l’impossibilité de définir l’identité nationale sur la base de
critères objectifs. Qu’il s’agisse de race, de religion, de territoire, de langue ou
d’économie, aucun critère prétendument objectif ne résiste à une analyse approfondie.
Comme le remarque Hervé Le Bras [6], ce concept de nation, tel qu’il est défini par PDF
Renan, vient s’insérer entre celui d’État et celui d’identité (nationale). L’adhésion Help
comme geste symbolique et politique permet justement de sortir d’une impasse, celle
d’une définition de l’identité en termes objectifs.

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Une conception essentialiste de l’identité expose, tôt ou tard, à la tentation fasciste de 6


devoir désavouer la « composition » plurielle de l’identité d’un peuple, d’une
communauté, voire d’un individu. Fernand Braudel, s’interrogeant sur L’identité de la
France, écrivait déjà qu’il convenait d’entendre cette notion comme « le résultat vivant de
ce que l’interminable passé a déposé patiemment par couches successives… En somme,
un résidu, un amalgame, des additions, des mélanges, un processus, un combat contre
soi-même, destiné à se perpétuer. » [7]

Hervé Le Bras rappelle que les idéologies nationalistes et racistes postulant, en France, 7
un « grand remplacement » des populations « européennes » par des populations
« immigrées », issues de l’Afrique et du Maghreb, se trompent : « le grand remplacement
en cours n’est donc pas celui d’une race par une autre, mais la généralisation du
métissage, ce qui procure une plus grande diversité biologique et une meilleure chance
de survie de l’espèce humaine. Si l’identité de la France devait être décrite en termes
biologiques, ce serait par le métissage. » [8]L’identité est métissage, combinaison
composite, hétérogène, en perpétuelle modification de formes et de matière. Le désir de
purification ethnique illustre par l’absurde la tendance humaine au métissage. Le
concept d’« identité » est d’ailleurs extrêmement ambigu, et cette ambiguïté se dévoile
au niveau même de ce que nous appelons l’« individu ».

L’individu naît-il dans la haine ?

La notion d’individu repose sur l’illusion d’un indivisible. 8

La psychanalyse montre l’existence d’instances multiples et conflictuelles constitutives 9


du sujet. La biologie serait-elle plus optimiste ?

La vie est création continue de formes dont l’apparence de permanence et de continuité 10


relève partiellement de l’illusion. Georges Canguilhem [9] a commencé par montrer que
le caractère d’individualité du vivant ne pouvait pas recevoir de réponse définitive d’une
seule science. Canguilhem précise que « le problème de l’individualité ne se divise pas.
On n’a peut-être pas assez remarqué que l’étymologie du mot fait du concept d’individu
une négation. L’individu est un être à la limite du non-être, étant ce qui ne peut plus être
fragmenté sans perdre ses caractères propres. C’est un minimum d’être. » [10] Mais, où
trouver ce minimum d’être ? Notre corps renouvelle sans cesse sa matière cellulaire, tout PDF
en maintenant saforme permanente, ou du moins en apparence l’essentiel de la Help
morphologie. L’individu suppose, écrit encore Canguilhem, « nécessairement en soi sa
relation à un être plus vaste, il appelle, il exige […] un fonds de continuité sur lequel sa
continuité se détache. En ce sens, il n’y a aucune raison d’arrêter aux limites de la cellule
le pouvoir de l’individualité. » [11] Si nous ne pouvons trouver au niveau de la cellule le

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caractère de l’individualité, comment pourrions-nous le trouver au niveau de l’individu ?


Que dire alors de l’assemblage d’individus ? Que dire alors d’une prétendue individualité
de la race, de la nation ou de la religion ?

C’est sans doute ailleurs que dans une forme ou une substance qu’il nous faut chercher 11
des marqueurs de l’identité. Je dirai avec Canguilhem : « en bref l’individualité n’est pas
un terme si l’on entend par là une borne, elle est un terme dans un rapport. » [12] C’est-à-
dire qu’il n’y a pas d’identité en soi, mais une cascade de traits en rapport les uns avec les
autres, faits de ressemblances et de différences, formant des réseaux d’appartenance et
de distinction.

Hervé Le Bras a montré que « ni le sang, ni la religion, ni les mœurs » [13] ne permettaient 12
de définir une identité nationale. Les fameuses « racines chrétiennes » de la France ne
résistent pas à l’analyse. On ne saurait davantage caractériser une nation par les
pratiques de ses habitants. Non seulement les pratiques religieuses, mais plus encore
celles qui relèvent de l’art culinaire, de l’habillement, des modes de vie familiaux et
politiques, voire de la morale ou de la psychologie, ne définissent l’identité nationale.
Les prétendus traits nationaux ou ethniques révèlent davantage les préjugés sociaux de
ceux qui portent ces diagnostics qu’ils ne caractérisent les nations. Beaucoup de ces
critères recherchés pour construire une identité nationale rencontrent un fatras
d’éléments multiples, étirés entre les particularismes régionaux et locaux et
l’importation massive d’éléments étrangers, internationaux. Par exemple, le concept de
« cuisine nationale » vole en éclat sous le double impact des habitudes et des produits
régionaux, mais aussi par l’introduction de nourriture exogène, voire exotique. Sans
compter que le temps, les effets de mode, les différences sociales rendent très variable,
d’une partie de la population à l’autre, la composition des menus. Beaucoup de nos
aliments de consommation courante étaient inconnus ou inutilisés il y a un siècle à
peine… La langue, elle-même, vit de l’importation de mots étrangers et se transforme.
Alors, faut-il renoncer au concept d’identité ou chercher une autre critériologie que
celles qui se réclament de la substance, de l’essence, de l’objectivité ?

L’identité nationale, comme l’identité individuelle ou sociale, suppose que soient 13


reconnus les processus d’« emboîtement » progressif de particularités, de ressemblances
et de différences dynamiques. Ce que formule parfaitement Hervé Le Bras : « l’identité
implique une régression à l’infini des identités un emboîtement de poupées gigognes
ou, en termes mathématiques, un système fractal. » [14] Tout désaveu de cet PDF
« emboîtement » infini procède d’une violence dissociant les éléments qui composent un Help
assemblage toujours instable. Ce désaveu risque, tôt ou tard, de fabriquer des « identités
meurtrières » reposant sur l’exclusion.

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Les identités meurtrières mutilent les continuités du vivant comme du social, divisent les 14
composants d’une culture, endommagent les espaces de vie et de pensée, figent une
histoire partagée dans des mémoires réifiées, et ne conservent que les discontinuités
qu’elles amplifient. Ces identités meurtrières compensent leur faiblesse conceptuelle en
se prévalant de données prétendues naturelles, essentielles, transcendantales, sans reste.

Ces conceptions de l’identification collective sur des critères identitaires, culturels, 15


religieux, ethniques ou raciaux, différenciant de manière irréductible les « nous » et les
« eux », se révèlent totalisantes et nihilistes. La conception essentialiste de l’identité
prescrit de ne se dire et de ne dire le monde que d’une seule manière, que d’une seule
langue, sans reste. Elle est nihiliste de ce qui n’entre pas dans son cadre et sa logique,
elle est donc nihiliste d’une partie de l’humanité, ou la promeut en tant qu’ennemie.

Carl Schmitt [15] est le penseur de cette conception « totale » fondant la légitimité de 16
l’État sur sa politique de défense du peuple contre son « ennemi ». La dérive totalitaire
d’une telle conception a été actée par Schmitt lui-même, engagé un temps auprès des
nazis. L’identité d’une communauté, plus précisément les identifications de ses
membres, reposeraient en négatif sur l’existence d’un ennemi. C’est l’ennemi qui
deviendrait garant de l’identité nationale, qui donnerait sens et existence à la nation.
Cette conception qui fonde les identités sur les antagonismes finit par déboucher sur la
haine, la guerre et contient virtuellement les germes d’un fascisme.

Freud postulait que « l’objet naît dans la haine », que nous ne découvrons la réalité qu’en 17
tant qu’obstacle douloureux s’opposant à notre désir. Mais, « détruire » cette réalité pour
maintenir « intact » le désir conduit à la psychose hallucinatoire ou à l’anéantissement.
Dans tous les cas le sujet disparaît en même temps que l’objet. Thanatos, seul, demeure
le grand vainqueur. Comment ne pas évoquer ici l’analyse si pertinente de Simone Weil
écrivant : « La force, c’est ce qui fait de quiconque lui est soumis une chose. Quand elle
s’exerce jusqu’au bout, elle fait de l’homme une chose au sens le plus littéral, car elle en
fait un cadavre. » [16]

Une conception essentialiste de l’identité devient « fasciste », au sens de Roland Barthes 18


évoquant la manière dont la langue prescrit des conceptions du monde : « la langue,
comme performance de tout langage, n’est ni réactionnaire, ni progressiste ; elle est
tout simplement fasciste ; car le fascisme, ce n’est pas d’empêcher de dire, c’est d’obliger
à dire. Dès qu’elle est proférée, fût-ce dans l’intimité la plus profonde du sujet, la langue
PDF
entre au service d’un pouvoir. » [17] Elle affirme, précise Barthes, elle fait être, elle est
performative [18]. Elle fait être le monde, elle le produit. La forme sous laquelle la langue Help

produit le monde et l’être n’est pas neutre, elle est d’entrée de jeu philosophique et
politique. Elle peut le devenir jusqu’au terrorisme. Ce à quoi nous sommes confrontés.

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Il semble évident qu’aujourd’hui, la globalisation à marche forcée que le monde subit 19


produit autant l’homogénéité que la fragmentation des cultures. Dans certaines régions
du monde, le « chaos » géopolitique a atteint un tel point de catastrophe, au sens
premier de ce terme, que l’appartenance religieuse ou ethnique est apparue comme une
solution, une camisole ontologique et cosmologique pour contenir le chaos mental et
existentiel [19]. Dans d’autres régions du monde, c’est la marche forcée vers un marché
planétaire détruisant l’État social, confisquant la démocratie au profit d’une
administration gestionnaire des populations, plaçant les peuples et les citoyens sous
curatelle technico-financière, qui exacerbe les nationalismes, les racismes et les
extrémismes. Les angoisses existentielles et les désarrois politiques qui ont accompagné
ces changements brutaux ont accru le désir d’identité. Un désir d’identité d’autant plus vif
que les marqueurs de l’identité sont de moins en moins évidents, stables et inscrits dans
la tradition.

C’est une donnée psychopathologique et politique majeure : lorsque les sociétés, comme 20
les individus, peinent à trouver des dispositifs d’intégration et de régulation sociale et
symboliques, ils sont tentés par le repli, voire le meurtre ou le suicide [20]. Le désir
d’identité s’affirme davantage dans les cultures et les sociétés qui fabriquent une perte
des possibilités d’échanges politiques, symboliques, culturelles entre les humains.
Hannah Arendt a montré que les totalitarismes nazis, fascistes et staliniens
émergeaient dans un désert politique, prenaient appui sur des conditions spécifiques où
les masses d’individus isolés et atomisés étaient confrontées à la perte d’un monde
commun.

La désaffiliation aux clans, aux classes sociales, aux structures traditionnelles est 21
essentielle pour pouvoir rendre compte de l’émergence des systèmes totalitaires. Cette
atomisation conditionne la loyauté totale d’individus dépouillés des liens
d’appartenance, prêts à tout abandonner, comme dans les sectes, de leurs anciens
systèmes de valeurs pour se faire prendre en charge par des partis et des appareils
« englobants ». L’aspiration à un monde simplifié, balisé, neutralisé par la mécanique
des partis ou des sectes ouvre une voie royale à tous les prophètes et tyrans
instrumentalisant les idéologies et les religions. Sans devoir reprendre mes travaux
antérieurs [21] je rappellerai que nous ne devons jamais oublier que tous les mouvements
fascistes, ceux d’hier, comme ceux d’aujourd’hui (avec les théofascismes [22]), ont en
commun un « air de famille ». Tous ces mouvements détestent la différence, vouent un
PDF
culte à l’action, ne supportent aucune critique, alimentent la suspicion, nourrissent les
thèses du complot, traquent les dissidents, préfèrent la propagande à la culture, Help

pratiquent volontiers un « populisme » et une manipulation des masses, prêchent « un


élitisme populaire » qui méprise la citoyenneté au profit des contagions affectives de
peur ou d’exaltation. Aujourd’hui, ce populisme passe par Internet, il manipule les
foules virtuelles jusqu’à l’hypnose des réseaux sociaux.

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Daesh s’inscrit dans cette logique des idéologies meurtrières totalitaires en 22


instrumentalisant l’islam sunnite, à partir du chaos géopolitique de certaines régions du
monde, comme à partir des chaos culturels et subjectifs de notre civilisation. À ces chaos
géopolitiques et ontologiques, ces idéologies politico-morales offrent une « camisole
logique et cosmologique » qui finit par englober l’existence de tous et de chacun,
jusqu’au meurtre et au suicide. Sans méconnaître les dangers « totalitaires » des
idéologies « englobantes » qui se donnent comme « solution » globale à tous les
problèmes moraux, sociaux, politiques et psychologiques de l’existence, leurs « prises »
sur les populations et les individus dépendent du terreau où elles peuvent s’épanouir.
L’idéologie islamiste à laquelle se réfère Daesh n’est pas nouvelle. Elle n’est pas la
version « pure » de l’islam à laquelle elle prétend se référer. Le croire serait valider sa
propagande. Cette idéologie totalitaire et fasciste qui, comme le noyau dur du fascisme
originaire, refuse la tolérance, l’interprétation multiple, la critique, la singularité comme
la pluralité des humains, est nécessairement vouée à la guerre et aux terrorismes.
L’analyse du contexte où prennent racine ces terrorismes est indispensable si on veut
comprendre comment un système éthico-politique a pu se transformer en « idéologie
meurtrière ». L’erreur de la plupart des gouvernements fut de croire qu’il ne s’agissait
que d’un problème religieux, une affaire de musulmans. Ils sont longtemps demeurés
aveugles au caractère révolutionnaire (et réactionnaire) de ces mouvements. Or, comme
le rappelle le pape François au retour des Journées mondiales de la jeunesse, toutes les
religions ont leurs fanatiques fondamentalistes. C’est pour cette raison qu’il n’aime pas
parler de « violence islamique ». Il précise, non sans réticence, qu’il y a un « terrorisme
de base », le capitalisme financier. Je reprends ses propos : « On ne peut pas dire, ce n’est
pas vrai et ce n’est pas juste, que l’islam soit terroriste. Le terrorisme est partout. […] Le
terrorisme est aussi… je ne sais pas si je peux le dire, car c’est un peu dangereux, mais le
terrorisme grandit lorsqu’il n’y a pas d’autre option. Et au centre de l’économie
mondiale, il y a le dieu argent, et non la personne, l’homme et la femme, voilà le premier
terrorisme. […]. Ceci est un terrorisme de base, contre toute l’humanité. Nous devons y
réfléchir. » Cette déclaration du pape souligne la différence essentielle entre l’islam
(comme religion) et l’islamisme comme idéologie politico-morale totalitaire.

Les passions tristes de la haine et du ressentiment nourrissent toutes les révolutions 23


sanguinaires des contre-révolutions. Hier la terreur blanche succédant à la terreur
rouge, aujourd’hui la terreur verte succédant à la terreur brune. Les couleurs changent
avec l’air du temps, le prisme des valeurs d’une époque, mais la lumière aveuglante qui le PDF
traverse n’est rien d’autre que le pur désir de mort, l’appétence nihiliste à
Help
l’anéantissement. Je crois que les terrorismes contemporains naissent dans le clair-
obscur de notre crise de civilisation. Comme l’écrivait Gramsci : « La crise, c’est lorsque
le vieux monde est en train de mourir et que le nouveau monde tarde à naître. Et dans
ce clair-obscur naissent les monstres. » [23]

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Ces mouvements racistes et fanatiques reposent sur une vision biaisée de l’identité. Ils 24
exploitent, tel un fonds de commerce, le désir d’identité, la demande d’appartenance à
un collectif, le besoin d’insertion sociale que menace la globalisation. Le déclin, relatif,
des discours émancipateurs révolutionnaires, du communisme, du socialisme et du
nationalisme a favorisé cette capture des colères et des désespoirs par les théofascismes.
C’est ce vide d’« un monde sans esprit » [24] que le fanatisme exploite pour répondre au
besoin de spiritualité des peuples et des sujets, à leur demande de reconnaissance.
Hannah Arendt écrivait, à propos des terrorismes fascistes : « Ce qui était si séduisant,
c’est que le terrorisme était devenu une sorte de philosophie exprimant la frustration, le
ressentiment et la haine aveugle, une sorte d’expressionnisme politique qui avait les
bombes pour langage, qui observait avec délice la publicité donnée à ses actions d’éclat
et qui était prêt à payer de sa vie pour faire reconnaître son existence par la société
normale. » [25] L’identité est un mirage dont l’humain est en quête.

La psychanalyse peut-elle nous aider à rendre compte de ce désir d’identité qu’exploite 25


le politique comme le « religieux », et que recyclent les terrorismes actuels ?

Comment sortir des identifications aliénantes ?

Le dictionnaire définit l’« identité » [26] comme « ce qui est un », « ce qui demeure 26
identique à soi-même », et en même temps, cette notion désigne le « caractère de deux
objets de pensée identique », semblables ou similaires. Le Un se fonde par rapport à
l’Autre.

Les psychanalystes, au moins depuis Lacan, préfèrent parler d’identification plutôt que 27
d’identité. L’identification désigne le processus par lequel un sujet assume une image, se
rend semblable à elle, en totalité ou en partie. Lacan reconnaît dans l’identification du
sujet à son image dans le miroir la matrice originaire de toutes les identifications
imaginaires à venir. Ces identifications imaginaires aliénantes constituent le Moi du
sujet, le lieu où il se saisit comme un autre, par un autre et pour un Autre.
L’identification est ce lieu de méconnaissance et de séduction qui trouve dans
l’expérience du miroir son instance première : cette image de lui que le sujet saisit dans
le miroir, soutenue par celle de la mère qui la lui désigne, ce n’est pas lui, à proprement
parler, ce n’est pas son corps, ce n’est pas son être. Il s’empare de cette image parce
PDF
qu’elle est totalisante, elle lui fournit une maîtrise de lui-même comme forme unifiée et
objectivée. Cette forme dans laquelle le sujet se complaît de manière jubilatoire répond à Help

un désir de maîtrise de son corps posé comme identité totalisée et totalisante. Cette
maîtrise imaginaire anticipe ses possibilités sensori-motrices et psychiques au moment
où cette expérience se produit à 6 mois. Cette expérience conserve toute sa valeur
ontologique, selon Lacan, jusqu’à dix-huit mois. En se saisissant comme un autre, dans

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la forme primordiale de l’image, le sujet s’aliène et se réduit, méconnaît la turbulence des


mouvements (pulsionnels, par exemple) qui l’animent, comme il méconnaît sa
dépendance à l’Autre. Cette aliénation préfigure toutes les imagos auxquelles il
s’identifiera par la suite, et notamment toutes ses formes socialement constituées dans
lesquelles il cherche une correspondance avec son être. Cette permanence mentale du Je
irréductible au Moi, le pousse à chercher « des correspondances qui unissent le Je à la
statue où l’homme se projette comme aux fantômes qui le dominent, à l’automate enfin
où dans un rapport ambigu tend à s’achever le monde de sa fabrication. » [27] L’image
acquiert cette valeur d’« armure » assumée, d’une « identité aliénante, qui va marquer de
sa structure rigide tout son développement mental » et ce, jusqu’à une connaissance
authentiquement « paranoïaque » du monde.

Cette aliénation paranoïaque de l’identité est le lieu de la jouissance narcissique dont 28


l’expérience des cures psychanalytiques, comme celle de l’observation du champ social,
montre que le sujet n’y renonce pas aisément. D’où cette redoutable inertie des
processus qui conduisent à l’adhésion du Je à des formes et des armatures aliénantes.
L’évidence des faits ne méritent pas qu’on les néglige, l’appel à la raison demeure sans
effet.

Le sujet ne saurait se représenter tout seul, il trouve des images, des emblèmes, des 29
signes, des signifiants, des objets par le truchement desquels il se manifeste. C’est par la
parole et le dialogue qu’un sujet peut s’arracher à la capture de l’identification imaginaire
aliénante. C’est la raison pour laquelle la parole et le dialogue sont de manière
privilégiée interdits, censurés ou caviardés dans les régimes totalitaires. Par la parole,
les humains partagent le pain de la vérité (il n’y a pas d’identité naturelle ou essentielle)
et celui du mensonge (la race, la religion fondent la substance de l’être). Reconnaître à la
parole sa valeur de structure constituée de signifiants en rapport les uns aux autres par
des ressemblances et des différences, c’est l’arracher au langage animal combinant des
signaux. La danse prénuptiale de l’épinoche mâle, la danse des abeilles désignant la
direction et le lieu du nectar des fleurs, procèdent d’une combinaison de signaux. Ils
sont sans ambiguïté, leur identité est substantielle, sans équivoque, et diffèrent du langage
humain pris dans les effets de ce que Lacan nomme la langue, en un seul mot, c’est-à-dire
la somme des équivoques que la langue permet.

Faire d’un autre, de sa « race », de sa religion, de sa nation, le signe et le signal d’une 30


identité revient à réduire la communication humaine au langage animal ! À n’être plus PDF
que le « type » ou l’exemplaire d’une race, d’une religion ou d’une nation, nous risquons Help
l’extermination de ce qui constitue notre irréductibilité aux identités réifiées. Réduire un
être vivant singulier à un type, cela se nomme le racisme. La parole de l’autre n’a plus à
être écoutée, puisque l’autre est un signal, un signe. On prête à Lacan cette phrase selon
laquelle « le racisme a un bel avenir » dans nos sociétés de masse. Cela ne veut pas dire
bien évidemment que l’on doive s’abstenir de classifier, de compter et de traiter
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statistiquement les individus et les populations pour les identifier et les différencier.
Cela veut dire tout simplement que cette identification ne repose pas sur des critères
objectifs, naturels ou essentiels, mais pratiques, relatifs et provisoires. Croire en une
quelconque objectivité des identifications (converties en identités) fabrique le racisme.
Croire à l’objectivité d’un consensus est une illusion épistémologique, autant qu’une
perversion monstrueuse du politique. Comment ne pas évoquer cette terrible phrase de
Jean-Claude Milner qui, à la suite de Sartre, rappelle que « le nom juif n’a rien d’objectif
et que c’est être antisémite déjà que de croire à une objectivité de ce nom » [28] ?
Comment sortir de l’identification imaginaire et aliénante ?

La psychanalyse, avec Freud d’abord, propose un autre type d’identification qui 31


n’emprunte qu’un trait à l’objet, sans devoir en assumer la totalité imaginaire. Cette
identification fait lien et produit ce que l’on aurait, aujourd’hui, tendance à appeler
empathie, sans pour autant aliéner le sujet par une subjugation de son Moi. Lacan
radicalise la distinction entre identification imaginaire narcissique et identification
symbolique. Il la nomme « identification de signifiant ». Le signifiant, au contraire du
signe, connote une différence, vient fonder l’identité sur une logique de distinction, là
où le racisme la fait reposer sur l’amalgame. Dans sa forme élémentaire, le signifiant
apparaît comme ce que Lacan nomme « le trait unaire ». Ce concept est intéressant pour
notre question, car il rend compte de l’identité en la fondant non sur la substance ou
l’essence, la ressemblance ou l’amalgame, mais sur la distinction et la séparation. L’Un
n’est plus la marque de l’unicité, mais celle de la différence. Lacan donne un exemple
pour illustrer ce concept de l’Un. Il évoque le trait que les chasseurs de la préhistoire
inscrivent sur un os (ou un bâton) pour marquer leur prise. Chacune des marques,
chacune des encoches représente un animal tué. Chaque animal ainsi recensé, quelles
que soient ses particularités, est compté sur un registre. Le Un apparaît comme une trace
numérique qui abolit les particularités. Ce trait introduit un ordre symbolique premier,
situé au-delà des apparences sensibles ou des images. Le cerf tué est compté Un, quel
que soit son âge, sa taille, la couleur de sa robe. Le Un est séparation plus que lien. C’est
le vide entre les traits qui permet l’identification. Ce qui fait l’identité des traits tient à
leur différence produite par le vide qui les sépare, leur place dans la série, bref, au
système symbolique qui les constitue autant qu’ils le matérialisent. L’identité n’est pas
dans la morphologie du trait, mais dans le système qui lui donne sa valeur. Chez
l’homme, le nom propre est ce trait unaire à partir duquel le sujet se constitue, dans et
par une identité irréductible à ses apparences sensibles ou aux images qu’il offre. PDF

L’originalité de ce point de vue est d’approcher la question de l’identité non comme une Help 32

essence ou une substance, mais comme le trait d’une différence, non comme un
achèvement ou une limite, mais comme un « rapport », un réseau symbolique, hors
duquel, il n’y a que l’imaginaire et ses captures, ses mirages passionnels, ceux de l’amour
comme de la haine. C’est donc la relation à l’intérieur des systèmes symboliques qui

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définit l’identité, les identifications, les appartenances. Ce n’est pas une culture, une
langue, des mœurs, une religion qui définit une identité, mais les réseaux symboliques
qui les constituent comme ressemblances et différences. Il n’y a pas d’autres identités
que celles qui établissent des rapports entre elles et à l’intérieur de chacune d’elles. Dire,
par exemple, une culture, une religion, une nation, c’est opérer une saisie-arrêt sur
image qui ne correspond déjà plus à la réalité quand on l’évoque.

Pour dire les choses autrement, si, comme l’écrit Lacan, « on fait des pots, même tous 33
pareils, il est sûr que ces pots sont différents. […] c’est que leur identité, c’est-à-dire le
substituable entre les pots, est le vide autour duquel le pot est fait. [29] » Je crois qu’il faut
prendre très au sérieux cette historiette de Lacan : la seule chose qui soit identique c’est
le vide, le manque autour de quoi se construit tout le reste, culture, religion, politique,
économie… L’instanciation subjective de ce manque, la psychanalyse la nomme
castration. Concept qui désigne moins l’amputation génitale ou sa menace que
l’acceptation par un sujet de ne pouvoir venir combler le désir de l’Autre, de devoir
renoncer à l’illusion terrifiante de la plénitude. Le réel serait donc ce reste impossible à
résorber, ce vide impossible à combler comme à saisir. C’est autour de ce réel que nous
ne finirions pas de construire des mirages, des mirages qui produisent des effets. Ce
que nous appelons identité est cette place d’un vide autour de quoi se construisent nos
identifications imaginaires et symboliques, nos liens aux autres et à nous-mêmes.

Être réaliste, c’est reconnaître ce réel comme cœur de l’identité, comme nous faisant 34
identiques aux autres membres de l’espèce humaine, mais irréductibles à chacun
d’entre eux. C’est ce vide autour duquel se construisent les « pots » que nous sommes
qui est constitutif de notre identité. Ce qui ne veut pas dire que tous les pots sont
pareils. Ils peuvent différer par la couleur, la dimension, leurs usages… Il n’empêche, ce
qui les assemble ne sera jamais aussi réel que ce qui les distingue. Les identités
meurtrières sont irréalistes, elles viennent saturer ce vide autour duquel elles ont
construit leurs marques de fabrique de pots. Ces idéologies meurtrières pourront
toujours vanter l’étiquette qu’elles ont cru bon de coller sur leurs pots, il n’empêche, la
seule identité dont on puisse se prévaloir n’est rien d’autre que le vide autour duquel les
humains se construisent.

Conclusion
PDF

Hannah Arendt récusait toute conception universelle de l’homme, disant que ce n’était Help 35
pas l’homme qui habitait notre planète, mais les hommes, ces « pluriels singuliers ».
édouard Glissant formule admirablement cette exigence de la pluralité particulière, il
invite nos sociétés à « développer partout, contre un humanisme universalisant et
réducteur, la théorie des opacités particulières. […] consentir à l’opacité, c’est-à-dire à la

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densité irréductible de l’autre, c’est accomplir véritablement, à travers le divers,


l’humain. L’humain n’est peut-être pas l’“image de l’homme”, mais aujourd’hui la trame
sans cesse recommencée de ces opacités consenties. » [30]

Les mouvements terroristes aujourd’hui proposent, à leur manière, une conception 36


globale d’un humain normé par le salafisme sur toute une planète transformée en terre
d’islam. Cette violence faite aux hommes au nom d’un type d’identité est insupportable.
Comme est insupportable la globalisation néolibérale qui a favorisé son émergence. Ces
délires nihilistes qui méconnaissent la biodiversité des cultures humaines,
l’irréductibilité du particulier à des modèles d’identité, tendent à se renforcer.

Toute civilisation tend à pratiquer des rituels exorcistes visant à transformer les citoyens 37
en les convertissant aux valeurs « civilisatrices » dominantes. Bien évidemment ces
rituels d’initiation et d’exorcisme sont pratiqués à l’égard des peuples dominés, mais ils
sont également en usage à l’intérieur de chaque société. Franz Fanon [31] a analysé ce
modelage des antillais par la colonisation de la langue, la prohibition du créole dans les
écoles et la fabrique des « masques blancs » pour les « peaux noires ». Mais, à l’intérieur
d’une même société, des dispositifs d’initiation et d’exorcisme sont à l’œuvre pour
« civiliser » les citoyens, leur prescrire une ascèse par laquelle ils moulent leurs
subjectivités autant qu’ils conforment leurs comportements [32]. La « religion du
marché » que nous subissons depuis quelques décennies n’a pas échappé à cette
normalisation des peuples et des citoyens, elle a imposé une tyrannie de l’économisme,
une dictature du chiffre, une administration technocratique des populations qui, par la
globalisation, a favorisé l’émergence de mouvements contestataires violents [33]. Le
terrorisme actuel lui appartient de pied en cap. Que devient un monde vidé de tout
esprit, ou presque, que seules tendent à recouvrir et à masquer les pratiques de
distraction et de divertissement ? L’humain y devient superflu. Les machines
intelligentes le rendent obsolète.

Cette culture a fabriqué une prolétarisation généralisée des existences concrètes et singulières. 38
Dans ce « désert », au sens d’Hannah Arendt, les humains sont « esseulés », « désolés »,
livrés à la cupidité des fascismes de toutes sortes, des césarismes divers et variés, des
totalitarismes contre-révolutionnaires…

Nietzsche nous a appris que le monde se présentait d’abord à nous comme un chaos que 39
notre pensée et notre sensibilité se doivent d’organiser sans cesse. Faute de quoi advient
PDF
la camisole logique des idéologies meurtrières. L’humanité de l’homme est fragile,
toujours à construire, déjà là et à venir, elle affleure dans ces traces que laissent les Help

œuvres et les actes d’émancipation, comme autant d’instants d’éternité actualisés dans
un présent dont le « diagnostic » éclaire l’avenir… Faute de quoi « l’esprit erre dans les
ténèbres », disait déjà Alexis de Tocqueville. Reste ce message d’espoir délivré par Freud
à la veille de la Deuxième Guerre mondiale : « il ne paraît pas qu’on puisse amener

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l’homme par quelque moyen que ce soit à troquer sa nature contre celle d’un termite ; il
sera toujours enclin à défendre son droit à la liberté individuelle contre la volonté de la
masse. » [34]

Nous risquons d’y entrer, dans ces ténèbres, si nous ne faisons pas l’effort de 40
comprendre : « comment nous en sommes arrivés là ? Qu’est-ce que nous pouvons
espérer ? » Une nouvelle conscience collective et politique ne saurait venir au monde
qu’à la condition que nous soyons capables de reconnaître à l’art et à la culture une
fonction sociale, la puissance sacrée des droits de « la pensée humiliée », dont parle
l’œuvre d’Albert Camus [35]. Là où les fascismes, anciens ou nouveaux, tendent à
esthétiser la politique et ses actions, il nous faudra politiser l’esprit. Tel a été
l’enseignement de Walter Benjamin : politiser l’intelligence. Politiser l’intelligence
requiert de penser la question, brûlante aujourd’hui, de l’identité. J’ai essayé dans cet
article d’y apporter ma contribution.

Au cœur de notre actualité, cette question est posée avec insistance, elle hante la 41
mélancolie sur le socle de laquelle se construisent le social, le religieux, le politique. L’art
en prend soin. Nos ennemis ne l’ignorent pas. Ils dévastent des chefs-d’œuvre, mais
savent exploiter les sensibilités à la poésie qui n’est pas absente des appeaux dont ils se
servent [36] pour prendre leurs victimes dans leurs filets : « la prouesse esthétique du
califat est d’avoir compris que, pour attirer ceux qui ne comprennent pas la langue de
conversion (l’arabe), la combinatoire des sons et des images est une stratégie efficace.
Leur force persuasive d’étrangeté et de rupture est séduisante : elle ouvre sur un autre
univers, qui semble être hors répétition, hors banalité, hors quotidien. Elle ré-enchante
le monde. » [37] Il conviendrait de ne pas laisser le monopole de la force proclamatrice du
verbe aux totalitarismes qui figent les identités en les fondant sur les exclusions et les
massacres. Cette force de la parole proclamatrice, ce goût de la poésie, ces mots qui
répondent au besoin de rêver et de ré-enchanter le monde, surtout lorsqu’il s’agit
d’adolescents en proie aux questions existentielles de leur « identité », nous devons les
réinventer. Car, seuls les mots permettent au poète, selon l’expression de Walter
Benjamin, de « dépasser la négativité du monde par le désespoir de l’imagination. »

Notes

[1] Amin Maalouf, Les Identités meurtrières, Paris, Grasset, 1998, p. 19.
PDF
[2] Amin Maalouf, 1998, op. cit. p. 39.
Help

[3] Cf. Jorge Cacho, Le Délire des négations. Paris, Association freudienne internationale,
1993 ; Roland Gori, Un monde sans esprit. La fabrique des terrorismes, Paris, Les Liens
qui libèrent, 2017.

[4] Dans le séminaire sur L’Angoisse (1966), il évoque « cette invisible renaissance du
mirage de l’identité du sujet ».
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[5] Ernest Renan, Qu’est-ce qu’une nation ?, conférence prononcée le 11 mars 1882 en
Sorbonne. Texte intégral : <http://fr.wikisource.org/wiki/Qu’est-ce_qu’une_nation_ %
3F>.

[6] Hervé Le Bras, Malaise dans l’identité, Paris, Actes Sud, 2017, p. 18.

[7] Fernand Braudel, L’Identité de la France, Paris, Arthaud-Flammarion, 1986.

[8] Hervé Le Bras, 2017, op. cit., p. 38-39.

[9] Georges Canguilhem, La Connaissance de la vie, Paris, Librairie philosophique J. Vrin,


1992.

[10] Georges Canguilhem, 1992, op. cit., p 71.

[11] Georges Canguilhem, 1992, op. cit., p 71.

[12] Georges Canguilhem, 1992, op. cit., p. 71.

[13] Hervé Le Bras, op. cit., p. 57.

[14] Ibid.

[15] Carl Schmitt, La Notion de politique (1932), Paris, Flammarion, 1992.

[16] Simone Weil, L’Iliade ou le poème de la force (1940-1941), Paris, Éditions de l’éclat,
2014, p. 39.

[17] Roland Barthes, 1977, Leçon, Leçon inaugurale de la chaire de sémiologie littéraire du
Collège de France du 7 janvier 1977, Paris, Seuil, p. 14.

[18] John Langshaw Austin nomme « performatifs » les énoncés de langage qui produisent
les actions qu’ils énoncent. Dire « je t’aime » ne relève pas d’un acte de langage qui se
contente de décrire, il produit ce qu’il énonce. Par la suite Austin en vient à considérer
que tout acte de langage détient un certain degré de performativité. John Langshaw
Austin, Quand dire, c’est faire (1962), Paris, Seuil, 1970.

[19] Roland Gori, 2017, op. cit.

[20] Le travail de Durkheim sur les sociétés « suicidogènes » reste d’actualité.

[21] Roland Gori, L’Individu ingouvernable, Paris, Les Liens qui libèrent, 2015 ; 2017, op. cit.

[22] Roland Gori, 2015, ibid. et 2017, op. cit.

[23] Antonio Gramsci, Cahiers de prison, I à V, Paris, Gallimard, 1996. PDF


[24] Roland Gori, 2017, op. cit. Help

[25] Hannah Arendt, Le Système totalitaire (1951), Paris, Seuil, 1972, p. 57.

[26] Alain Rey, Dictionnaire culturel en langue française, Le Robert, Paris, 2005, p. 1791-
1792.

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[27] Jacques Lacan, écrits, Paris, Seuil, 1966, p. 95.

[28] Jean-Claude Milner, Les Penchants criminels de l’Europe démocratique, Lagrasse,


Verdier, 2003, p. 10.

[29] Jacques Lacan, 1962-1963, L’Angoisse. Le séminaire, livre X, Paris, Seuil, 2004, p 217.

[30] édouard Glissant, Le Discours antillais, Gallimard, Folio, Paris, 1997, p 418.

[31] Frantz Fanon, Peau noire, masques blancs (1952), Paris, Seuil, 1971.

[32] Roland Gori, La Dignité de penser, Paris, Les Liens qui libèrent, 2011 ; La Fabrique des
imposteurs, Paris, Les Liens qui libèrent, 2013 ; 2015, op. cit.

[33] Roland Gori, 2011, ibid. ; 2013, ibid. ; 2015, ibid. ; 2017, op. cit.

[34] Sigmund Freud, Malaise dans la civilisation (1929), Paris, PUF, 1971, p. 45.

[35] Albert Camus, Le Mythe de Sisyphe [1942], Paris, Gallimard, 2012.

[36] Philippe-Joseph Salazar, Paroles armées. Comprendre et combattre la propagande


terroriste, Paris, Lemieux éditeur, 2015.

[37] Philippe-Joseph Salazar, Paroles armées. Comprendre et combattre la propagande


terroriste, Paris, Lemieux éditeur, 2015, p. 131.

Résumé

FrançaisLa haine qui sʼempare des partisans des identités meurtrières se manifeste
comme une haine de la diversité, diversité constitutive des identifications composites
des sujets humains. Les angoisses existentielles et les désarrois politiques qui
accompagnent les changements brutaux de la mondialisation ont accru le désir d’identité,
et favorisé lʼémergence des terrorismes identitaires. La psychanalyse peut-elle nous
aider à rendre compte du désir dʼidentité quʼexploite le politique comme le « religieux »,
et que recyclent les terrorismes actuels ? L’auteur montre que pour la psychanalyse,
lʼidentité se révèle un mirage dont lʼhumain est en quête. PDF
Mots-clés Help

identité diversité psychanalyse terrorisme

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EnglishIdentity, a mirage to take seriously


The hate seizing the supporters of deadly identities is a hate of diversity, while diversity
is constitutive of the composite identifications of human beings. Existential Anguish
and political disarray going with rough changes of globalization have increased the
desire of identity, and favored identitarian terrorisms emergency. Can Psychoanalysis
help us to account for the desire of identity which is exploited by Politics as Religions,
and who is recycled by contemporary terrorisms ? The Author shows that, for
psychoanalysis, Identity is a mirage pursued by humans.

Keywords

identity diversity psychoanalysis terrorism

Plan
« Les identités meurtrières »

L’individu naît-il dans la haine ?

Comment sortir des identifications aliénantes ?

Conclusion

Auteur PDF
Help

Roland Gori

Psychanalyste, professeur honoraire de psychopathologie à Aix Marseille Université, dernier


ouvrage : Un monde sans esprit. La fabrique des terrorismes, Les Liens qui libèrent, Paris, 2017.

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Mis en ligne sur Cairn.info le 22/03/2020


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