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Souveraineté financière européenne et

gouvernance multilatérale
Pierre Defraigne

On rappellera tout d’abord que le capitalisme, principe dynamique de


l’organisation économique du monde depuis la révolution industrielle,
est naturellement porteur de conflits internes, voire de guerres ouvertes,
à moins que son instabilité foncière et sa puissante dérive inégalitaire
ne soient jugulées par le politique. On mettra ensuite en évidence que le
système de Bretton Woods et le modèle européen qui réalisaient cet
équilibre entre marché et règles du jeu nous ont valu les Trente Glorieuses,
mais se sont détériorés sous la pression de politiques monétaires et
fiscales inflationnistes. La nouvelle globalisation qui a pris le relais à
partir des années 1980 dans le cadre d’une économie de l’offre s’est
fondée sur une libéralisation financière sans précédent. C’est l’industrie
financière en pleine explosion qui fournira le levier principal d’un
prélèvement excessif pour le capital sur la valeur ajoutée générée par la
globalisation. Mais par le fait de la politique monétaire de la Réserve
fédérale des États-Unis (FED) et du surendettement interne et externe
qu’elle a facilité aux États-Unis, la finance va aussi provoquer une
instabilité croissante qui gagnera le système financier périphérique
pour atteindre Wall Street en septembre 2008. La question qui se pose
aujourd’hui est de reconstruire un système monétaire et financier
international — auquel il convient de rattacher la problématique de la
fiscalité du capital — qui rende la priorité au développement équilibré
et équitable de l’économie réelle en Europe. L’UE doit recouvrer sa
triple souveraineté monétaire, financière et fiscale pour jouer un rôle clé
dans cette réforme, et s’imposer avec les États-Unis et la Chine comme un
pilier du G3 qui sera le noyau d’une gouvernance multilatérale plus
représentative que le G20.

La mondialisation répond à une nécessité, celle d’organiser la


cohabitation de 9 milliards d’habitants sur notre planète à
l’horizon 2050. C’est l’échéance qu’il nous faut préparer en évitant deux
périls : une guerre mondiale ou une dégradation de la planète qui

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mettrait l’avenir de l’humanité en danger. Or, qu’on le veuille ou non, la


mondialisation en cours est le fait du capitalisme de marché qui, sur
deux siècles d’existence, a à son actif deux guerres mondiales et
d’innombrables guerres sur sa périphérie. Pourtant, il n’est pas sûr
qu’on serait parvenu aujourd’hui par une voie plus politique à ce même
degré d’intégration de l’économie mondiale, sans conflits plus graves
encore que ceux dits « de basse intensité » qui sévissent dans
l’hémisphère Sud depuis trente ans. En revanche, il est certain qu’il
faut, après le krach du 15 septembre 2008, que le politique prenne une
part accrue dans l’organisation de l’accès aux marchés et aux ressources
mondiales. Le passage du G7 au G20 annonce-t-il ce changement ? Oui,
sans aucun doute, mais il n’est qu’une étape de transition vers un ordre
international plus juste et plus soutenable. Celui-ci appelle une
gouvernance multilatérale qui sera pilotée par un G2 ou par un G3
selon que l’Europe réussira ou non à affirmer son propre modèle
revitalisé face aux États-Unis et à la Chine.

1. La première globalisation : féconde, injuste et


dangereuse
Le capitalisme industriel a transformé la vie de l’humanité à partir du
XIXe siècle, par un relèvement drastique et sans précédent de la
croissance économique grâce au machinisme, à la finance et à la
démocratie bourgeoise, mais en créant toutefois de nouvelles inégalités
à l’intérieur de nos sociétés et de formidables écarts Nord-Sud à
l’échelle du monde. Car dès son apparition, le capitalisme de marché va
structurer la planète. D’un côté, avec l’aide de l’État qu’il
instrumentalise très tôt, il étend son emprise sur le monde connu et
l’organise sur un mode très hiérarchisé avec l’Europe pour centre et
l’hémisphère Sud en périphérie. De l’autre, sa redoutable efficacité en
termes de productivité et de croissance obtenue par l’innovation et
l’investissement se révélera comporter une double contrepartie : d’une
part, une forte instabilité qui se traduira à intervalles réguliers par des
crises et, d’autre part, une concentration de la richesse créée par
l’accumulation des profits dans les mains des propriétaires du capital.
Dans cette lutte pour le partage de la valeur ajoutée entre salaires et
profits, les rapports de force ont changé : tandis que le capitalisme
dickensien des débuts du XIXe siècle prospère sur la naissance d’un
prolétariat misérable, le lendemain de la Seconde Guerre mondiale voit

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la mise en place de l’État-providence keynésien dans le contexte du


modèle fordiste de la grande entreprise ; la consommation de masse fait
émerger une large classe moyenne dans les années 1960. Mais la
nouvelle globalisation et le défaut d’unité et de réactivité de l’UE
aujourd’hui remettent en cause les avancées réalisées en Europe
occidentale.

Entre le point de départ du régime libéral et le point d’arrivée du régime


régulé1, le capitalisme de marché connaîtra plusieurs avatars. De 1850 à
1914, il sera régi par les préceptes du laissez-passer et du laissez-faire
avec le libre-échange commercial et l’étalon-or. Ce dernier fournit un
mécanisme automatique d’ajustement aux déséquilibres extérieurs : les
pays en déficit règlent leurs créanciers en exportant de l’or2, ce qui
réduit la circulation monétaire interne, contracte la demande, fait
tomber les prix et les salaires, rend du coup les exportations plus
compétitives et rétablit l’équilibre de la balance commerciale. Ce
mécanisme d’ajustement s’avère socialement insupportable en raison
du chômage et de la baisse des salaires qu’il provoque. À mesure que les
salariés s’organisent en syndicats, la résistance à l’ajustement augmente
à chaque nouvelle crise, dans des pays comme la France, la Belgique et
la Grande-Bretagne, et la pression protectionniste s’accroît, mettant en
danger le libre-échange dont l’Allemagne émergente a besoin pour ses
exportations industrielles. La difficulté de concilier libre-échange et
partage des coûts sociaux de l’ajustement par des politiques de
solidarité est probablement la cause première de la guerre 14-18, le
nationalisme servant d’aliment politique à la rivalité entre capitalismes
installés et capitalismes émergents, en l’occurrence l’Allemagne, le
Japon et marginalement l’Italie3. Ce précédent doit aujourd’hui nous
donner à réfléchir : l’incapacité d’une société de conjuguer libre-échange

1. Les auteurs américains parlent souvent d’embedded liberalism pour désigner le régime de
Bretton Woods.
2. Le mécanisme réel est celui de l’étalon de change-or avec la Livre sterling comme « monnaie
aussi bonne que l’or » de sorte qu’il n’y a pas à proprement parler d’entrées et de sorties d’or,
mais des mouvements de devises ou des crédits de la Banque d’Angleterre qui ont le même
effet.
3. La thèse de la résistance sociale croissante à l’ajustement contredit celle du déclin de la
puissance économique hégémonique, en l’occurrence l’Angleterre dont la banque centrale n’a
progressivement plus été en mesure d’assurer le rôle de prêteur en dernier ressort pour les
pays parties au régime d’étalon-or. Voir l’exposé des deux thèses par Eric Helleiner dans
l’ouvrage magistral édité par John Ravenhill (2008), Global Political Economy, Oxford
University Press, seconde édition, p. 217 et sv.

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et solidarité sociale conduit au protectionnisme pour éviter des tensions


internes, mais en revanche le protectionnisme est source de conflits
avec les pays tiers. Loin de prévenir la guerre, l’interdépendance élevée
peut au contraire, si elle est mal gérée socialement, la susciter d’autant
plus que le coût économique de ruptures d’approvisionnements et de
débouchés est ressenti plus durement.

À partir de 1918, le capitalisme connaitra une tentative, marquée d’un


anachronisme évident, d’un retour à l’étalon-or. Mais le poids des
réparations imposées à l’Allemagne, le krach de 1929 et les erreurs de
politique économique des États-Unis, faute d’un mécanisme de filet
social pour les chômeurs pendant la Grande Dépression, déclencheront les
dominos du protectionnisme commercial et des dévaluations compétitives
et généraliseront la crise à tous les pays. L’étalon-or sera abandonné et
surtout ne sera pas remplacé par un système institutionnalisé. Privés de
débouchés pour leurs exportations, les États iront chercher la croissance
et l’emploi dans le réarmement, à commencer par l’Allemagne nazie. La
guerre 40-45 qui en sera l’aboutissement logique, apparaîtra, à la
différence de 14-18, comme un conflit non plus entre pays, mais entre
trois alternatives au capitalisme libéral en faillite : le communisme, le
capitalisme autoritaire fasciste et le capitalisme régulé du New Deal
finalement imaginé par Roosevelt pour sauver le capitalisme de ses
propres dérives. L’alliance américano-russe aura raison de l’Allemagne
nazie. La guerre froide entre l’Est et l’Ouest pourra commencer. Elle
durera près d’un demi-siècle. L’UE sera le fruit miraculeux de cette
confrontation et elle fournira le cadre de l’unité du continent après
l’effondrement du régime soviétique.

2. Bretton-Woods I ou le libéralisme encadré


L’après-guerre tirant les leçons de l’Histoire et de l’expérience du New
Deal a enfin vu une tentative réussie avec le système de Bretton Woods
(1944) de maitriser le capitalisme de marché dans les pays industrialisés
de l’Ouest qui alors règnent encore sur les pays du Sud. Conçu par un
tandem anglo-américain formé de Keynes et White et promu par les
États-Unis, la puissance hégémonique occidentale, le système de
Bretton Woods a fonctionné avec succès pendant les Trente Glorieuses
(1945-1973). Il a réussi à conjuguer ouverture des économies au
commerce et à l’investissement international avec politiques nationales

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de régulation inspirées du New Deal et poussées plus loin en Europe


occidentale qui s’engage alors dans son unification. Autrement dit,
Bretton Woods a réconcilié le marché et la solidarité. Il y est parvenu en
stabilisant les relations monétaires et financières internationales avec
l’appui du Fonds monétaire international (FMI), à travers les taux de
change fixes et le contrôle généralisé des mouvements de capitaux,
permettant ainsi des politiques macro-économiques de plein-emploi et
des politiques de redistribution des revenus dans les économies en voie
d’ouverture, en particulier l’Europe occidentale.

Notons cependant que ce modèle européen des Trente Glorieuses n’a


jamais été universalisable, car il s’est développé dans un contexte très
particulier et contingent marqué par trois éléments : l’apport gratuit de
technologie américaine dans le contexte de guerre froide, la double
rente coloniale sous forme d’énergie et de matières premières bon
marché et de marchés captifs, l’existence en URSS, jusqu’au succès du
Spoutnik, d’une alternative crédible au capitalisme. Ces éléments ont
disparu.

Mais pourquoi ce modèle est-il entré en crise ? Plusieurs facteurs y ont


concouru. D’abord, à l’intérieur des économies avancées, la montée des
salaires aux dépens des profits a progressivement tari l’investissement
et a donc ralenti la hausse de la productivité et la croissance ; l’abus du
déficit keynésien en Europe a nourri les dettes publiques et l’inflation,
débouchant sur la stagflation ; la pensée libérale s’est radicalisée aux
États-Unis avec la volonté proclamée de revenir sur les acquis du New
Deal. À l’extérieur, à partir des années 1980, la globalisation portée par
la libéralisation du commerce et de l’investissement et par les technologies
de l’information et du transport va conduire les entreprises multinationales
à délocaliser leur production selon le mode de la chaîne globale de
production tandis que les importations massives de produits manufacturés
d’Asie détruisent les emplois peu qualifiés aux États-Unis et en Europe.
En particulier, le pouvoir de négociation du travail face au capital a été
considérablement amoindri par la globalisation. Celle-ci aura deux
conséquences : la remise en cause du modèle européen aujourd’hui en
danger et le basculement de l’économie mondiale vers l’Asie, avec un
poids croissant de celle-ci dans la gouvernance économique globale. La
finance a joué un rôle central dans cette évolution.

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3. La finance dans la globalisation : innovation, rente


et instabilité
Si l’apparition de la monnaie rend l’échange marchand possible et donc
permet le passage de l’économie matérielle de subsistance à l’économie
de marché, c’est la finance qui forme le cœur du capitalisme de marché.
Elle transfère l’épargne vers l’investissement privé ou public, domestique
ou désormais, de plus en plus souvent étranger. Elle assure l’échange
des droits de propriété et celui des créances et dettes, soit directement,
de particulier à particulier ou via les Bourses, soit indirectement via les
banques ou les investisseurs institutionnels (fonds de pension, assurances
et fonds mutuels de type SICAV) ou les fonds d’investissement (hedge
funds et private equity) qui opèrent de gré et ne mobilisent pas — du
moins directement — l’épargne publique. L’épargne, directement
investie ou grossie du crédit bancaire, est prêtée aux investisseurs, aux
États ou aux ménages contre des créances ou vendue aux entreprises
contre des titres de propriété pour financer l’accumulation de capital et
l’innovation. Par ces deux canaux sont obtenus les gains de productivité
qui conduisent à l’amélioration généralisée des niveaux de vie, du
moins si ces gains sont équitablement répartis.

Les marchés monétaires et financiers remplissent trois fonctions : ils


facilitent la croissance en procédant à une réallocation permanente du
capital selon les signaux de marché et selon les besoins des pouvoirs
publics ; ils affectent la stabilité de l’économie en provoquant et en
gérant les crises qui « purgent » les mauvaises dettes et les capacités
excédentaires obsolètes ; ils pèsent dans la répartition des revenus et de
la richesse entre actifs et rentiers, entre salariés, indépendants, PME et
entreprises cotées en Bourse.

Depuis les années 1980, la finance a connu une triple révolution qui lui
a permis de surfer sur la globalisation et d’en extraire d’énormes bénéfices
de plus en plus aux dépens du reste de l’économie. D’abord, la libéralisation
des marchés internationaux de capitaux censée relever la rémunération de
l’épargnant et abaisser le coût de la finance pour l’investisseur a ouvert une
niche prometteuse pour l’industrie financière globalisée. Ensuite, la chute
du coût des communications et leur fantastique accélération ont permis
aux marchés financiers de fonctionner en temps réel à l’échelle de la
planète sans interruption et de permettre opérations d’arbitrage sur les
marchés et pressions sur les politiques financières des États. Enfin,

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l’émergence de la finance directe et de la titrisation a donné aux


actionnaires et à l’industrie financière des opportunités nouvelles pour
s’assurer d’une part croissante de la valeur ajoutée mondiale. La finance
est le secteur gagnant par excellence de la globalisation.

Concentrons-nous sur la libéralisation des flux de capitaux et sur la


révolution financière.

3.1 La libéralisation des mouvements de capitaux :


Bretton Woods II
Pour ce qui est de la libéralisation, la rupture du système de Bretton
Woods I intervenue en 1971 lorsque les États-Unis ont proclamé
l’inconvertibilité du dollar en or a marqué le passage des taux de change
fixes aux taux de change flottants et l’abandon du contrôle des changes.
La libéralisation intégrale des mouvements de capitaux dans les pays
industrialisés a en effet suivi très tôt, à l’initiative de Reagan et Thatcher
sous la pression de Wall Street et de la City, mais en définitive avec
aussi un consensus franco-allemand — le tandem Kohl-Mitterrand — au
sein de l’UE. Elle a été menée à bien dans le courant d’une décennie, les
années 1980, soit infiniment plus brutalement que la libéralisation
commerciale réalisée à travers la baisse des tarifs douaniers dans le
cadre du GATT en un demi-siècle. Elle signifie la mise en retrait du FMI
dont le relais pour financer et sanctionner les pays en difficulté de
balance extérieure sera pris par les marchés financiers. C’est ce que
j’appelle Bretton Woods II dont la doctrine sera figurée par le
Consensus de Washington4 bien éloigné du « libéralisme encadré » des
débuts. Longtemps présentée par les économistes néolibéraux comme
une panacée pour assurer la croissance mondiale, la libéralisation
intégrale des flux de capitaux a montré ses limites. Elle a notamment
permis aux États-Unis auxquels le dynamisme de l’économie et

4. Depuis le krach de septembre 2008, le Consensus de Washington qui a servi pendant vingt
ans de doctrine au FMI, à la Banque mondiale, à l’OCDE et à l’UE est orphelin. Les désaveux
de paternité se multiplient dans les think tanks et lobbies de Washington y compris de la part
de l’IIF pourtant longtemps considéré comme son père putatif. Il consistait d’une part à
recommander, voire à imposer, des politiques macroéconomiques prudentes et flexibles, ce
qui est juste, et d’autre part des réformes structurelles inspirées par la doctrine néolibérale,
ce qui était abusif et contreproductif.

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l’environnement très sûr garanti aux patrimoines privés ont valu


jusqu’ici la confiance des marchés financiers internationaux, de mener
une politique monétaire expansionniste génératrice d’un formidable
endettement extérieur, mais toujours libellé en dollars, et foncièrement
déstabilisateur. La libéralisation appelle aujourd’hui à son tour une
réévaluation suite à la crise en cours. L’économie mondiale peut-elle se
développer de manière stable en perpétuant le « privilège du dollar » ?
Doit-elle reposer sur la libre circulation des capitaux à n’importe quelles
conditions ? La libéralisation intégrale est-elle un prescrit indiscutable
de la théorie économique ? Résulte-t-elle d’obligations internationales
impératives ? Ou s’agit-il d’un dogme de la vulgate néolibérale et d’une
pratique qui s’est généralisée imprudemment ? Dernière question et non
la moindre : les choses étant ce qu’elles sont, peut-on revenir en arrière ?
Comme le relevait récemment de manière imagée Alexandre Lamfalussy5,
« peut-on faire rentrer le génie dans la bouteille » ? L’Europe peut quant
à elle certainement subordonner la libre circulation des capitaux avec les
pays tiers à des normes règlementaires et fiscales compatibles avec les
siennes. Ce devrait être l’enjeu du débat européen sur la crise.

3.2 La transformation de la finance : de la banque à la Bourse


et au marché
La finance elle-même a connu trois changements radicaux : la
principale révolution de la finance qui a coïncidé avec la libéralisation
internationale des flux de capitaux et l’avènement de l’économie de
l’information, a consisté au début des années 1980 dans le triple D
— désintermédiation, déspécialisation et dérégulation — à partir des
expériences menées aux États-Unis et en Grande-Bretagne. Les banques
ont renoncé pour partie à leur fonction traditionnelle d’intermédiation
financière entre épargnants et investisseurs par transformation de
dépôts à court terme en prêts à long terme, au profit d’un rôle de
conseil, d’agent et d’opérateur dans la finance directe. La Bourse a en
effet pris le relais de la banque dans le financement des entreprises
cotées en Bourse en nombres de plus en plus grands. Les investisseurs
institutionnels (fonds de pension et fonds mutuels) ont fédéré les petits
actionnaires pour obtenir une part plus élevée pour eux de la valeur

5. Conférence à l’UCL (Bruxelles) organisée par Altercité le 20 octobre 2009.

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ajoutée de l’entreprise en exerçant une pression de chaque instant sur


les entreprises. Les fonds de capital-investissement ont eux aussi joué
un rôle important dans la restructuration des entreprises et les fusions-
acquisitions avec exclusivement en vue une plus-value en capital pour
les acquéreurs, mais au prix de coûts sociaux considérables. Les
managers, motivés par des rémunérations extravagantes et par des
stocks-options qui leur offrent des perspectives de gains patrimoniaux
importants, organisent la gestion des entreprises pour maximiser le
retour à court terme sur investissement et répondre ainsi aux attentes
des fonds et des banques qui agissent pour compte des actionnaires et
pour leur compte propre. C’est toute la gouvernance d’entreprise qui
s’en trouve modifiée. L’entreprise se voit ramenée au statut de profit-
center dans le paysage financier. Elle est instrumentalisée par la finance
globale et perd sa dimension propre de communauté. C’est un autre
trait majeur du modèle européen qui est remis en question.

L’autre révolution de la finance tient à la titrisation des prêts consentis


par les banques en vue de leur mise en vente sur le marché secondaire
ainsi que la transposition des risques spécifiques attachés aux titres de
propriété ou de créance (intérêt, taux de change, cours des matières
premières, solvabilité) dans des véhicules de marché nouveaux et très
complexes. Ces produits dérivés vont fournir des occasions de profit
nouvelles à travers la différenciation des produits financiers source de
pouvoir de marché, à travers l’arbitrage et la spéculation qui nourrissent
d’énormes mouvements de capitaux6 à l’échelle du monde, tantôt
stabilisateurs, tantôt déstabilisateurs. Au total, la dissémination des
risques individuels permet certes de générer des profits, mais surtout
elle alimente le risque systémique surtout lorsque l’endettement des
opérateurs, facilité par les bas taux d’intérêt, fragilise l’économie face à
un retournement conjoncturel.

Enfin le paysage financier se diversifie et se structure : d’un côté, les


fonds d’investissement se multiplient en jouant de la différenciation
des produits, de l’autre, les banques se concentrent en fonction des

6. Dominique Plihon, se référant à une estimation de la Banque des règlements internationaux


(BRI), mentionne un triplement du marché des changes entre 1989 et 2007 pour atteindre
2000 milliards de dollars par jour, soit le PIB de la France (in « Les grandes questions
économiques et sociales », sous la direction de Pascal Combemale, Éd. La Découverte, Paris
2009, p 280).

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économies d’échelles et des normes prudentielles, et enfin les conglomérats


financiers qui jettent des ponts entre tous les métiers jouent un rôle
important.

4. Le bilan mitigé de la finance dérégulée : moins de


croissance, plus d’instabilité et d’inégalités
Le bilan de la financiarisation de l’économie globale devient problématique
si on la considère à partir des trois canons classiques de l’analyse
économique : l’efficience — c’est-à-dire la contribution à la croissance —
la stabilité et l’équité.

4.1 Des innovations moins créatrices de valeur ajoutée…


Quant à l’efficience, les trois dernières décennies écoulées conduisent à
penser que graduellement la fonction d’innovation financière qui était
la justification initiale du blanc-seing donnée à la finance pour
l’émanciper de la tutelle des États a perdu de son impact sur la
croissance. Il est indéniable que l’innovation financière — en particulier
le venture-capital — a joué un rôle décisif dans la révolution des
technologies de l’information qui a donné un élan à l’économie
mondiale pendant une bonne décennie. Elle a sans aucun doute facilité
les investissements directs étrangers, vecteur important du dévelop-
pement du commerce international, notamment dans les économies
émergentes et en transition. Mais la transposition abusive du modèle
des stock-options, des start-ups pour lesquelles elles sont justifiées aux
entreprises bien installées dans le marché, n’a pas stimulé la croissance
de l’économie dans son ensemble, et la titrisation dérégulée s’est révélée
favoriser plus la spéculation que l’investissement. Au total, la croissance
n’a pas progressé en Europe depuis vingt ans, aux États-Unis elle n’a
profité qu’à 1 % de la population tandis qu’en Chine la croissance a été
maximum alors que la libéralisation financière est restée strictement
limitée aux transactions commerciales. Désormais, la contribution de
l’innovation financière à la croissance mondiale reste à démontrer. La
charge de la preuve appartient à l’industrie financière qui a gravement
failli.

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4.2 … que déstabilisatrices


S’agissant de la stabilité, la finance expose en permanence l’économie
réelle à quatre sources principales d’instabilité : d’abord, la gestion
financière des États eux-mêmes dont l’endettement rapide et massif
peut provoquer une crise du taux de change et un renchérissement du
crédit avec éviction de l’investissement privé productif ; ensuite,
l’oscillation de l’économie entre déflation et inflation, inhérente au jeu
du crédit ; ensuite encore, le risque d’insolvabilité des emprunteurs
toujours susceptible de déclencher une crise financière lorsque
l’endettement est élevé et que le cycle économique s’inverse ; enfin,
dans une économie mondiale interdépendante, la politique monétaire
du pays qui assure l’ancrage du système peut se révéler déstabilisatrice,
en l’occurrence la politique américaine.

À partir du découplage du dollar et de l’or en 1971, la finance devient de


plus en plus déstabilisatrice : crises de change sous la pression de la
spéculation dans un univers de taux de changes plus ou moins
flottants7, et crises financières — tantôt krachs boursiers, tantôt faillites
bancaires — liées au surendettement se multiplient à l’envi depuis les
années 1980 avant de culminer dans l’effondrement de Wall Street le
15 septembre 2008. Le plus remarquable est que l’instabilité n’est pas
cette fois attribuable à la politique financière des États, mais à
l’endettement excessif des ménages et des opérateurs financiers qui a
nourri les bulles financière et immobilière. Ce surendettement a été
permis par une politique monétaire laxiste de la FED8 tandis que la
Banque centrale européenne (BCE) elle-même très rigoureuse — voire
rigide — sur l’inflation courante, a ignoré l’inflation des actifs réels et
financiers. Le krach infirme sans appel le principal axiome de la pensée
néolibérale, en l’occurrence le théorème des marchés efficients qui veut
d’abord que les marchés d’actifs, notamment financiers, fonctionnent
comme les marchés de biens, ce qui est faux ; qu’ils intègrent toute

7. Ce sont les pratiques d’ancrage à une autre monnaie (pegging, crawling peg, target zones)
qui font le jeu de la spéculation (le pari à sens unique ou one-way bet).
8. Les taux d’intérêt avantageux qui ont permis le surendettement des ménages pauvres
américains ont été aussi exploités par les institutions financières pour leur propre
endettement de manière à accroître leur effet de levier et, par là, leur propre retour sur
investissement. Cette stratégie leur a permis d’émettre et d’acheter des produits financiers
plus rémunérateurs parce qu’ils étaient plus risqués. L’endettement à bon marché a ainsi
réduit la perception du risque.

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l’information disponible, ce qui exclut l’existence de bulles, ce qui est


faux ; qu’ils s’ajustent d’eux-mêmes sans intervention politique, ce qui
pourrait être vrai, mais alors à un coût faramineux pour l’économie et la
société. En fait l’asymétrie d’information et les comportements
moutonniers contredisent les présupposés mêmes de la doctrine qui a
fondé l’option en faveur de l’autorégulation. Plus convaincante est
l’hypothèse d’instabilité foncière des marchés financiers avancée par
Minsky à partir d’une thèse de Keynes. Selon cette théorie, comme les
marchés génèrent en permanence des déséquilibres, la politique
monétaire doit les corriger. Notamment elle doit à la fois « crever les
bulles » dès qu’elles se dessinent quitte à provoquer une petite récession,
et prévenir un endettement excessif. Car celui-ci, dans un premier
temps, rend l’économie plus vulnérable aux chocs et, dans un temps
ultérieur autre, appelle l’inflation pour sa résorption9.

4.3 … et génératrices de rentes


Mais le grief le plus sérieux que l’on puisse adresser à la finance tient à
son rôle de plus en plus nocif dans la distribution des revenus et des
patrimoines. Pourquoi d’ailleurs focaliser le débat sur l’échec de la
régulation financière en matière de stabilité quand précisément, dans la
régulation conçue par le secteur financier lui-même, tout pointe vers un
dessein délibéré de faire prévaloir la profitabilité financière et donc
l’aggravation des inégalités sur la stabilité de l’économie réelle ? Certes,
ce sont l’accumulation du capital et la concentration de la richesse qui
impriment depuis toujours au capitalisme de marché sa puissante
dynamique, mais la globalisation financière y parvient avec une force
irrésistible inconnue jusqu’ici, avec le risque inhérent de déstabiliser
nos sociétés et de faire remonter le protectionnisme sur l’avant-scène de
l’économie mondiale. Il s’est en effet construit depuis trois décennies
par sédimentation au niveau mondial — la technologie et la libéralisation
aidant — un système financier complexe dont la fonction est double :
d’un côté, obtenir pour le capital une rémunération toujours plus
avantageuse et, de l’autre, prélever pour l’industrie financière elle-

9. Cette thèse est brillamment exposée dans un essai remarquable par sa concision et sa clarté
de George Cooper auteur de « The Origin of Financial Crises », Vintage Books, New York
2008.

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même une part croissante de la valeur ajoutée. L’évasion de l’impôt par


ingénierie fiscale ou la fraude via le détour par les paradis fiscaux
parachève la stratégie de profit maximum qui a été portée jusqu’à la
limite de rupture du système. Un vacuum de régulation publique s’est
en effet installé entre les États nationaux contraints par leurs
territoires, et les institutions internationales contraintes par la
souveraineté des États, y compris des micro-États qui servent de havres
aux paradis fiscaux. Un regard sur le mécanisme par lequel la finance
opère pour concentrer les revenus et les patrimoines est ici nécessaire.

Depuis que les Bourses se sont substituées à l’intermédiation bancaire


dans les années 1980, la finance a affecté, autant que la technologie, la
répartition des revenus, car elle a été à la fois le principal levier de la
globalisation de la production et l’outil de la création de valeur pour
l’actionnaire, les deux facteurs générateurs d’inégalités accrues. La
montée en puissance de la finance dans l’économie mondiale a en effet
consacré la déterritorialisation du capital et son extrême mobilité qui le
soustraient à la pression du travail organisé et à la tutelle réglementaire
et fiscale des États. Les réseaux économiques privés se superposent aux
territoires politiques. Il y a dissociation croissante entre le capital qui
peut s’exporter et le travail arrimé à son territoire exposé au chômage, à
l’emploi précaire et à la pression des importations et des délocalisations
sur les salaires des non-qualifiés. Du fait de sa rareté relative en regard
de l’accroissement massif de l’offre mondiale de travail avec l’entrée de
la Chine et de l’Inde dans la manufacture et les services globaux, de son
extrême mobilité et de sa fluidité, le capital a en effet renforcé son
rapport de force avec le travail dans la négociation de sa part dans la
valeur ajoutée globale. Par ailleurs, il arbitre entre régimes nationaux
de régulation et de solidarité, se soustrayant de plus en plus à l’impôt
dont la charge est reportée sur le travail et la consommation. Sous l’effet
de ces mécanismes, c’est dorénavant la classe moyenne dans nos pays
qui est gagnée par le syndrome du déclassement, un fait politique
inquiétant.

Mais en outre et surtout, l’industrie financière elle-même a explosé. Elle


a doublé sa part dans la capitalisation boursière, l’emploi et dans la
valeur ajoutée en vingt ans. L’outil de cette expansion est fourni

Bilan social de l’Union européenne 2009 51


Pierre Defraigne
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essentiellement par les commissions prélevées soit sur les marges


obtenues pour les actionnaires et les créanciers10, soit sur la circulation
sans cesse amplifiée et accélérée des flux financiers, notamment par la
spéculation, soit sur la concentration et le pouvoir de marché. La
finance a ainsi joué un effet déterminant dans la baisse de la part
relative des salaires par rapport aux profits ; elle pèse aussi dans la
croissance des inégalités salariales, en même temps qu’elle a favorisé les
grandes entreprises aux dépens de l’immense majorité des PME.
Revenant à l’instabilité financière, l’aggravation des inégalités — la
politique monétaire laxiste de la FED aidant — va pousser les ménages
pauvres américains à s’endetter. Ce surendettement déclenchera la crise
du crédit immobilier et la faillite de Lehman Brothers. La boucle est
bouclée.

Le creusement des inégalités est donc devenu en réalité sinon la finalité


première, en tous les cas la fonction principale de la finance globale
dans les pays avancés. L’instabilité financière n’est en fait qu’une
conséquence, au demeurant très dangereuse et très spectaculaire, de
cette quête d’une part accrue dans la valeur ajoutée. À rebours du
discours dominant, la contribution de l’innovation financière à la
croissance est devenue une justification de plus en plus discutable de la
dérégulation.

5. Une crise systémique appelle des réformes


radicales
Toute remédiation à la crise doit donc être holistique : elle ne peut se
focaliser sur la seule question de la stabilité financière comme il en est
question aujourd’hui. Elle doit, d'une part, s’étendre au système
monétaire international et, d’autre part, couvrir le champ plus large de
l’équité en incluant la profitabilité excessive de la finance, la gouvernance
d’entreprise et la fiscalité du capital mobile. La régulation financière
doit être mise en cohérence d’abord avec les exigences fondamentales

10. Le retour sur investissement est devenu tellement élevé, voire absurde, qu’on a vu de plus en
plus d’entreprises affecter les dividendes au rachat de leurs propres actions faute de projets
de réinvestissement. Bien entendu, ces gains en capital sont avantageux pour les actionnaires
d’autant qu’ils bénéficient souvent d’un traitement fiscal plus favorable.

52 Bilan social de l’Union européenne 2009


Souveraineté financière européenne et gouvernance multilatérale
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du modèle européen, et ensuite seulement se préoccuper de sa


compatibilité avec les normes des autres territoires de juridiction
financière. Autrement dit, le modèle doit venir en premier et la
libéralisation des capitaux en second. Elle doit lui être subordonnée.
L’Europe doit peser de tout son effet de levier qui, en matière de
finance, pourrait être considérable, pour faire évoluer la gouvernance
financière vers les normes élevées de protection et de solidarité qui
doivent être celles de l’UE.

5.1 Derrière le paravent du G20


Le premier mérite du G20 est d’exister depuis 1999 et de fournir une
alternative immédiatement disponible au G7/8 qui n’a cessé de perdre
en légitimité depuis la montée en puissance de la Chine, et en efficacité
depuis qu’il a graduellement abandonné la gouvernance de l’économie
aux marchés et qu’il fait l’impasse sur le privilège du dollar. Le G20 a
été convoqué en catastrophe à Washington le 14 novembre 2008 à
l’initiative de Nicolas Sarkozy, alors président en exercice du Conseil
européen, Gordon Brown, architecte conceptuel de la riposte politique à
la défaillance des marchés, et George W. Bush, hôte des institutions
financières de Bretton Woods (FMI et Banque mondiale).

Il réunit d'une part les pays11 où s’est déclenchée la crise financière, soit
essentiellement les États-Unis et l’Europe liés par un agenda trans-
atlantique de coopération règlementaire et normative, et d’autre part
les pays affectés par la crise mais disposant de réserves de change
importantes. Le G20 offre un double avantage : d’un côté, il organise la
solidarité entre pays détenteurs de réserves internationales et économies
dominantes, la Chine revendiquant désormais son appartenance aux
deux camps ; de l’autre, il associe à ces économies qui font 85 % du PIB
mondial et deux tiers de la population, les grandes organisations

11. Composition du G20 au Sommet de Pittsburgh du 24 septembre 2009 : Allemagne, Afrique


du Sud, Arabie Saoudite Argentine, Australie, Brésil, Canada, Espagne (présence extraordinaire
permise), États-Unis d’Amérique, France, Inde, Indonésie, Italie, Japon, Mexique, Pays-Bas
(présence extraordinaire permise), République de Corée, République Populaire de Chine,
Royaume-Uni, Russie, Turquie, l’Union européenne (représentée par le premier ministre de
Suède, en sa qualité de président du Conseil européen, ainsi que par José Manuel Barroso,
président de la Commission européenne), la Banque mondiale, le Fonds monétaire international,
l’OMC et le Forum de stabilité financière.

Bilan social de l’Union européenne 2009 53


Pierre Defraigne
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internationales comme le FMI, la Banque mondiale, l’Organisation


mondiale du commerce (OMC), etc. tandis que la présence du secrétaire
général de l’Organisation des Nations unies (ONU) confère un semblant
de légitimité aux travaux du G20.

Mais le G20 présente trois faiblesses : d’abord, sa composition laisse à


désirer puisque les pays pauvres n’y sont pas représentés, notamment
l’Afrique. Ensuite, il n’existe pas de communauté de vues profonde
entre ses membres : d’un côté, l’Ouest discrédité par sa responsabilité
dans la crise, et ses partenaires obligés (Arabie Saoudite), et de l’autre
côte la Chine, forte de son immunité devant la crise financière et
championne d’un modèle redoutablement efficace combinant
capitalisme de marché et parti unique — communiste de surcroît. Elle
remorque dans son sillage les grands producteurs de matières premières
(Russie, Brésil) et l’Inde, son challenger. Enfin le G20, comme le G7,
décide par consensus, ses décisions ne sont pas contraignantes et, via
un secrétariat ad hoc modeste, il renvoie préparation et exécution aux
agences et forums spécialisés notamment au FMI, dont les moyens et
les pouvoirs ont été renforcés dès le premier Sommet du G20 à
Washington en novembre 2008. Parmi les forums, le Conseil de
stabilité financière (CSF), avatar de l’ancien Forum de stabilité
financière12 associant banques centrales et régulateurs du G10 mais
désormais représentatif du G20, met en œuvre le programme de
régulation financière proprement dit.

L’agenda initial du G20 a été axé sur trois priorités. Tout d’abord, le
sauvetage des banques et la prévention d’une contraction du crédit
(credit crunch) suite à l’illiquidité du marché interbancaire s’imposaient
comme une urgence absolue. Dans un premier temps, c’est exclusivement
l’affaire des pays touchés par la crise financière, de leurs banques centrales
prêteuses de liquidités en dernier ressort, et des gouvernements des
pays d’origine ou des pays hôtes selon le cas qui garantissent les dépôts
et sauvent les banques de la faillite. Mais les pays détenteurs de réserves
(Chine, Russie, Brésil, Arabie Saoudite...) ont, avec leurs fonds
souverains, une capacité de renforcer les moyens propres des banques
occidentales et donc de consolider les marchés financiers déstabilisés.

12. À cette occasion, la Commission européenne jusque-là tenue à l’écart est entrée au CSF avec
les nouveaux membres du G20.

54 Bilan social de l’Union européenne 2009


Souveraineté financière européenne et gouvernance multilatérale
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Ensuite, la relance pour prévenir que la récession ne tourne en dépres-


sion de grande ampleur et de longue durée impliquait un effort coordonné
des grandes économies au premier rang desquels la Chine, les États-
Unis et l’UE, mais sans oublier aucun pays en mesure de consentir un
effort d’expansion budgétaire. L’effort attendu de la Chine va plus loin
puisqu’il implique un transfert de la source de croissance interne des
exportations vers la consommation intérieure et l’investissement
environnemental. La pression du G20 pousse la Chine dans la direction
voulue par les pays de l’OCDE. L’engagement collectif de contenir toute
velléité protectionniste et d’affecter 250 milliards de dollars au
financement du commerce va aussi soutenir l’effort de relance. Par
ailleurs, des moyens importants impliquant tout le G20 ont été mis à la
disposition du FMI pour aider les pays les moins avancés (PMA) et les
économies en transition, en ce dernier cas en provenance de l’UE.

Enfin, se pose la question de la régulation financière dont la mise en


place va évidemment prendre du temps en raison de la complexité du
processus : accord politique au sein du G20, négociations au sein du
nouveau Conseil de stabilité financière et transposition dans les
législations nationales. Mais d’un côté, il y a un momentum à exploiter
notamment en matière de contrôle des places financières offshore et de
limitation des salaires et des bonus dans les banques aidées par les
États, et de l’autre, la crise financière ne sera derrière nous qu’une fois
connus et neutralisés les actifs toxiques de toutes les banques.

Se pose toutefois la pertinence du G20 par rapport à la régulation. Le


G20 fournit surtout un paravent à ce club de grands professionnels non
élus13 qui, dans la discrétion extrême du CSF, négocient la mise en place
de la nouvelle architecture de régulation. Celle-ci, on s’en doute, ne sera
pas globale. Elle reste l’affaire des États, libres de mettre en œuvre les

13. On notera que la finance est par excellence l’univers des experts et des praticiens, tantôt
officiels non élus, tantôt ayant partie liée avec le secteur privé. D’un côté, les pouvoirs publics
délèguent nombre de tâches au secteur privé, ainsi aux agences de notation comme Standard
& Poor’s et Moody’s chargés d’évaluer le risque souverain, ou à l’International Accounting
Standards Board (IASB) pour les normes comptables en usage dans l’UE. De l’autre, la
proximité entre régulateurs et financiers est un risque permanent dans un univers fermé très
incestueux de la régulation. Le rôle de Goldman Sachs dans la politique financière américaine
férocement disséqué sous le titre évocateur « The Great American Bubble Machine » par la
revue Rolling Stones des 9-23 juin 2009 à laquelle la presse internationale a donné un large
écho, illustre en outre la collusion intellectuelle, mais aussi très matérielle, qui peut exister
entre le pouvoir et la finance dans une opacité complète, en l’occurrence aux États-Unis.

Bilan social de l’Union européenne 2009 55


Pierre Defraigne
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conclusions du CSF à leur niveau, quitte à multiplier des structures


multiples et complexes de coopération au niveau bilatéral ou multi-
latéral. Bien entendu, les institutions financières internationales de
Bretton Woods, la Banque des règlements internationaux, le Comité de
Bâle jouent un rôle-clé dans la dissémination de la doctrine et des
résolutions — sans force coercitive — du CSF. Mais si ce travail en
réseaux n’est pas politiquement cadré, il est à craindre que faute de
directives politiques, il ne débouche que sur des remèdes plus ou moins
efficaces, mais exclusivement centrés sur la stabilité financière. Or,
nous l’avons vu, ce n’est là qu’une dimension de la problématique
financière globale. Le but des réformes ne peut pas être de remettre sur
les rails une finance surdimensionnée et dès lors condamnée à toutes
les dérives qu’autorise la complexité d’une matière en évolution
constante et rapide pour se disputer le marché à coup d’innovations à
haut risque systémique.

En fait, les pays détenteurs de réserves de change qui néanmoins


maintiennent un contrôle des changes comme la Chine ou qui ont
conservé la faculté de le rétablir comme la Russie, peuvent organiser
leur régulation financière selon leurs normes propres aussi longtemps
qu’elles sont acceptables pour les investisseurs étrangers. Quant aux
États-Unis et à l’UE, ils visent à une certaine convergence des principes
dégagés au sein du CSF, mais différents dans les modalités. Les
régulateurs publics sont en effet réticents à pousser trop loin la
convergence des dispositifs de normalisation et de supervision
financière et de respect des législations fiscales parce qu’ils sont eux-
mêmes parties prenantes à l’âpre compétition que se livrent les places
financières au niveau mondial. L’attractivité d’une place financière ne
se fonde en effet que partiellement sur la qualité de l’offre privée de
services financiers, mais aussi sur son environnement public. La
flexibilité de la régulation, sa robustesse, la fiscalité pour les investisseurs,
les managers et les traders ainsi que la politique monétaire jouent ainsi
dans la rivalité entre Londres et New York, entre ces deux dernières et
les places d’Asie (Tokyo, Singapour, Hong Kong, Shanghai) ainsi que
pour Londres, dans la concurrence de Paris et de Francfort. Plus faibles
sont les atouts de marché, plus la course à la localisation de services
financiers à haute valeur ajoutée se joue sur les facteurs d’environnement
légal et fiscal. Les places offshore — et onshore — en savent quelque
chose.

56 Bilan social de l’Union européenne 2009


Souveraineté financière européenne et gouvernance multilatérale
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Le G20 constitue en fait une structure de transition qui doit faire la


preuve de son efficacité et qui manquera toujours de légitimité. Il offre
un cadre commode pour tester deux modèles de leadership informel
dans la gouvernance économique globale : soit le G2, avec la Chine et
les États-Unis, qui se profile aujourd’hui du fait du surnombre des
Européens et de l’absence de l’UE comme telle, soit le G3 qui pourrait
s’imposer si l’UE franchit un seuil de souveraineté collective dans les
domaines critiques et indissociables de la monnaie, de la finance et de
la fiscalité des capitaux.

5.2 … une réforme du système monétaire :


vers un Bretton Woods III
Le privilège exorbitant du dollar, comme le président français Giscard
d’Estaing l’avait qualifié voici trente ans déjà, ouvre la faculté aux États-
Unis de s’endetter au-dehors massivement dans leur propre monnaie
et, à un moment donné, de laisser le dollar se déprécier de manière à ne
rembourser qu’une partie de leur dette initiale en termes réels. Cette
source bon marché de financement a été exploitée aux USA dès avant le
découplage du dollar d’avec l’or : ainsi le président Johnson en avait-il
fait usage pour tourner le dilemme « du beurre et des armes » lorsqu’il
menait la guerre au Vietnam et engageait un vaste programme de lutte
contre la pauvreté, le second rendant la première tolérable à l’électeur
américain. Reagan en a abusé avec la Guerre des Étoiles et les baisses
d’impôts pour les riches, qui devaient conduire à un double déficit
budgétaire et extérieur — the twin deficit. Mais c’est au cours de la
dernière décennie que les USA, engagés dans deux guerres, dans de
nouvelles baisses d’impôts et dans une frénésie de consommation des
ménages, ont accumulé une dette en dollars équivalente à celle des pays
en développement et largement financée par les surplus commerciaux
de l’Asie de l’Est, en particulier la Chine. L’économie mondiale a ainsi
été dynamisée par un mécanisme foncièrement déséquilibrant puisque
c’est le pays le plus riche du monde qui fait financer son excès de
consommation traduit en surendettement des ménages14 et en déficit

14. Les ménages à revenus moyens ou faibles ont pu recourir à l’endettement par cartes de crédit
et par le biais du crédit hypothécaire en vue de financer leur consommation courante. Cet
endettement a été rendu possible par les taux d’intérêt maintenus à un niveau très bas par la

Bilan social de l’Union européenne 2009 57


Pierre Defraigne
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global d’épargne15, principalement par le plus grand pays en dévelop-


pement après l’Inde.

La politique monétaire américaine est à l'origine de l’instabilité du


système mondial de deux façons : en rendant possible l’endettement
bon marché, elle a favorisé l’émergence d’un double déséquilibre
structurel — le déficit américain et le surplus chinois — et en finançant
des effets de levier excessifs, elle a nourri les bulles financière et
immobilière16. Désormais, la résorption du déficit américain va
impliquer via la dépréciation du dollar, un transfert de la charge
d’ajustement — notamment du chômage — vers l’Europe. Celle-ci
l’acceptera sans rechigner, car elle acquitte ainsi l’impôt dû en
contrepartie du bouclier stratégique offert par les États-Unis. En
revanche, la Chine qui a ancré le renminbi au dollar et voit donc sa
monnaie se déprécier au rythme du dollar, échappe à cette forme de
beggar-thy-neighbour policy (favoriser l’économie d’un pays aux dépens
d’un autre). Elle questionne d’ailleurs désormais ouvertement « le
privilège du dollar » alors que l’UE limite sa protestation à la dépréciation
de la monnaie chinoise, ce qui bien entendu n’est pas crédible pour Pékin.
Le temps d’un système monétaire gouverné par une puissance
hégémonique, comme c’était vrai jadis du Royaume-Uni et hier avec les
USA, est révolu dans un monde multipolaire où le maintien de la paix et
de la prospérité devient une responsabilité commune.

La remise en ordre de la finance mondiale passe donc par une réforme


du système monétaire international dont l’objectif est de garantir la
fluidité des échanges économiques internationaux en assurant la
convertibilité et la stabilité des taux de change, notamment en fournissant
les liquidités dont les pays en développement ont besoin pour leur
croissance et les pays avancés en difficulté temporaire, pour financer

FED grâce à deux facteurs : d’un côté, par l’abaissement de l’inflation permise par les importations
chinoises à bas prix et, de l’autre, par les achats massifs par la Chine de Bons du Trésor US
dont le taux d’intérêt détermine le taux de base des prêts hypothécaires aux États-Unis.
15. Selon le Financial Times (Jeffrey Garten, 29 novembre 2009), la dette extérieure nette des
USA aurait triplé l’an dernier pour s’élever à $3,500 milliards. Avec un déficit budgétaire de
10 % l’an, elle s’accroîtra de 1 milliard par an.
16. Mais ne perdons pas de vue que c’est le défaut de surveillance du côté européen qui a rendu
possible l’importation des subprimes américains et l’exposition excessive de nos banques. Un
régime de contrôle des mouvements de capitaux déstabilisateurs ne répondant pas à des
normes strictes de qualité, aurait pu prévenir la diffusion de l’onde de choc américaine. La
Chine et certains pays de l’OCDE comme le Canada ont bien été épargnés.

58 Bilan social de l’Union européenne 2009


Souveraineté financière européenne et gouvernance multilatérale
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leurs déficits extérieurs tandis que les pays en surplus seraient encouragés
à stimuler leurs importations.

L’agenda de réforme du système monétaire international devrait


comporter au moins quatre piliers :

1) assurer une surveillance effective et la correction graduelle de tous


les déséquilibres structurels, y compris le déficit américain et le
surplus chinois ;
2) affecter davantage de ressources au FMI pour le mettre en mesure
d’aider à l’ajustement dans les économies pauvres et en transition ;
3) rééquilibrer la gouvernance du FMI et de la Banque mondiale en
faisant davantage de place pour la Chine et d’autres économies
émergentes au Conseil et en remplaçant les États membres de
l’eurozone par l’UE elle-même ;
4) très graduellement et prudemment, passer du dollar à une
monnaie de réserve consistant en un panier de monnaies proche
du DTS, mais en incluant le renminbi. Ceci implique que ce dernier
évolue vers sa pleine convertibilité avec le risque inhérent d’appré-
ciation. Ceci aiderait au contrôle de l’inflation et au changement
d’un modèle de croissance tirée par les exportations vers un
modèle tiré par la consommation.

Mais la réforme du système monétaire international n’a de sens que si


l’UE parfait sa propre unité monétaire interne, ce qui implique son
élargissement d’abord au Royaume-Uni, au Danemark et à la Suède, et
ensuite son approfondissement par la mise en place d’une gouvernance
économique de la zone euro qui fait toujours défaut. L’accroissement du
budget communautaire s’impose aussi comme un facteur incontournable.
Une fois sa souveraineté monétaire acquise, l’UE deviendra un pilier
d’un nouveau système multilatéral crédible. Mais le lien entre
souveraineté monétaire et défense européenne doit être élucidé car la
seconde tient la première en état.

5.3 …. et vers un modèle européen fondé sur une triple


souveraineté : monétaire, financière et fiscale
Jouer aujourd’hui la finance contre l’économie réelle reste la tentation
qui prévaut en Europe au niveau du Conseil Ecofin, moins de propos

Bilan social de l’Union européenne 2009 59


Pierre Defraigne
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délibéré qu’au titre de l’inertie intellectuelle propre à l’Europe


intergouvernementale et en raison de l’effectivité redoutable du lobby
financier. Le rapport de Larosière17 qui a inspiré le paquet législatif de
la Commission18 aujourd’hui en discussion au Conseil et au Parlement
montre les limites d’une approche trop pragmatique. Il n’ose en effet
pas promouvoir l’unité de contrôle prudentiel au niveau de l’UE et ne se
risque pas à concevoir un dispositif de crise communautaire, seul à
même d’être effectif sans compromettre l’unité du marché européen.
Penser l’impensable est cependant nécessaire lorsqu’on prend toute la
mesure des transformations économiques et sociales dont la crise
financière a été à la fois le déclencheur et le révélateur. Ses effets vont
en effet perdurer pendant une génération. Ils vont rejoindre la problé-
matique de la sortie du carbone qui va soutenir une croissance devenue
plus faible. Celle-ci va rendre plus aigües les questions de la répartition
et de la cohésion sociale dans nos sociétés et les exposer au double
risque du protectionnisme et du populisme. Il importe d’abord de
vérifier si un accord au sein du G20 ou avec les USA est un préalable
obligé à la mise en place d’un régime européen de régulation
prudentielle, en d’autres mots, si la libre circulation des capitaux prime
les besoins spécifiques de régulation de l’UE.

Il n’existe aucune loi économique qui établisse la supériorité absolue de


la libre circulation intégrale des capitaux entre un pays et l’étranger sur
le contrôle des changes tandis que l’expérience a montré dans maints
cas la justification pratique de mesures restrictives. Libre-échange
commercial et libre circulation des capitaux sont en effet deux choses
très différentes de l’avis même d’un économiste libéral, mais
pragmatiste, comme Lord Keynes. Il n’existe pas davantage d’obligation
juridique imposée par un traité international qui la prescrive
impérativement19. Néanmoins la marge de manœuvre de l’UE en la
matière est prima facie nulle puisque très bizarrement un article du

17. Le rapport de Larosière commandé par la Commission européenne lui a été remis le
25 février 2009 et a été approuvé par le Conseil européen des 19 et 20 mars 2009.
18. La Commission européenne, dont la mandature avait été marquée par une forte réticence à
introduire des mesures de régulation financière, s’y est résolue suite au rapport de Larosière
par des propositions d’ensemble en mai 2009 et à l’automne 2009.
19. Le FMI, à l’initiative de son Directeur général, Michel Camdessus, avait envisagé d’amender
sa constitution pour introduire une telle disposition. Il y a, en définitive, renoncé après son
échec dans le traitement de la crise financière asiatique de 1997-1998. Par ailleurs, les codes
de l’OCDE sur les mouvements de capitaux n’ont pas valeur coercitive.

60 Bilan social de l’Union européenne 2009


Souveraineté financière européenne et gouvernance multilatérale
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Traité l’impose20 depuis le Traité sur l’Union européenne (Maastricht,


1992). Celui-ci a en effet intégré une disposition centrale de la directive
de 1988 sur la libre circulation des capitaux adoptée à l’initiative de
l’Allemagne qui y avait subordonné son accord à la première étape vers
l’Union économique et monétaire. Des mesures de restriction des
mouvements de capitaux avec des pays tiers ne peuvent donc être
rétablies par l’UE qu’à l’unanimité. Ce singulier renoncement unilatéral
à un outil essentiel de politique économique donne la mesure de
l’emprise de l’idéologie néolibérale chez certains États membres dans la
décennie 1980. On trouverait difficilement un tel abandon gratuit de
souveraineté dans la législation américaine même au temps des Reagan
et des Bush. Cette disposition d’ordre quasiment constitutionnel en
raison de la hiérarchie des normes juridiques en Europe est d’autant
plus absurde, surtout une fois l’eurozone en place, que l’UE constitue la
première source d’épargne et d’investissement direct étranger dans le
monde. L’hypothèse d’un exode des capitaux en cas de mesures
restrictives prises par l’UE ferait l’impasse sur le besoin de ces capitaux
de s’investir dans des activités rentables et des pays sûrs. L’UE reste
comme les États-Unis une terre d’investissement incontournable.

Pourtant c’est sur la base de la possibilité de restreindre la libre


circulation des capitaux avec tel ou tel pays qui pratiquerait des normes
jugées plus faibles que la législation interne européenne, que la
régulation financière et le régime européen en matière de fiscalité des
capitaux devraient être conçus. Telle est la seule hypothèse compatible
avec le rétablissement d’une pleine souveraineté financière et fiscale en
Europe. Elle est aussi la condition de subordonner la législation dans
ces matières à des exigences de stabilité financière, d’efficience et de
justice fiscales cohérentes avec le modèle social européen.

L’idée maîtresse est d’ôter à l’industrie financière dans son ensemble la


garantie implicite de sauvetage systémique apporté par les pouvoirs
publics qui fonde en réalité la prospérité insolente du secteur sur un
aléa moral implicite et massif. Certes, la puissance publique doit traiter
la finance comme une gigantesque source d’externalités et dès lors
assurer sa stabilité. Mais cette assurance doit être rigoureusement

20. L’article 63 du TFUE (TUE 58) dispose que « (…) toutes les restrictions aux mouvements de
capitaux entre les États membres et entre les États membres et les pays tiers sont interdites ».

Bilan social de l’Union européenne 2009 61


Pierre Defraigne
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circonscrite et doit laisser les responsables — managers et actionnaires —


sous le coup des sanctions du marché et de la loi. Par ailleurs, les
mérites de l’innovation financière aussi doivent être sérieusement pesés
et ne peuvent conduire à ce que le régulateur et le superviseur se
retrouvent toujours gagnés de vitesse par les opérateurs alors que les
erreurs de ces derniers dans leur course aux parts de marché et aux
profits peuvent avoir des conséquences graves pour l’économie.
Inévitablement ces restrictions vont altérer la rentabilité — largement
factice — de l’industrie financière. Une restructuration du secteur va
donc s’imposer. Il faut ramener la finance dans son lit.

De quels principes devraient s’inspirer la régulation et la supervision


prudentielle ainsi que le traitement de la fiscalité dans un espace
financier européen complètement intégré et dès lors centralisé, y
compris pour le dispositif budgétaire de sauvetage des banques de
dépôts en crise de solvabilité ?

— L’objectif devrait être d’avoir l’industrie financière la plus


robuste et la plus efficace du monde — et qui paie des impôts —
mais redimensionnée de manière à libérer des ressources en
capital et en hommes pour l’économie réelle, notamment en
encourageant les jeunes talents à faire carrière dans un labo ou
une start-up plutôt que dans une salle de marché ou dans les
fusions et acquisitions. L’impact sur la productivité sera sans nul
doute plus élevé sur nos économies en mal de croissance.

— Faire de l’UE un espace financier intégré et pour cela organiser


une structure rigoureusement unitaire à la fois centralisée au
niveau européen (règlementation et appel) et déconcentrée au
niveau national, des fonctions de régulation et de supervision
macro- et micro-prudentielles.

— Couvrir intégralement tous les segments de marché de manière à


éliminer les distorsions de concurrence entre secteurs réglementés
et non réglementés et éviter la contagion des marchés ; les hedge-
funds et le private-equity devraient être soumis au contrôle ; leurs
opérations devraient passer par des chambres de compensation
publiques (standardisation et transparence) puisque leurs produits
finissent sur les marchés règlementés qu’ils peuvent ainsi « polluer ».

62 Bilan social de l’Union européenne 2009


Souveraineté financière européenne et gouvernance multilatérale
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— Consolider la base en capital des institutions financières de


manière à obtenir un meilleur équilibre entre capitaux propres,
effet de levier et niveau de risque des actifs ; le cas échéant
retourner à la séparation entre banques de dépôts et banques
d’affaires (Glass-Seagall). Ces deux mesures amèneront logiquement
à réduire leur rentabilité effective, ce qui renchérira le crédit aux
entreprises. Il y a donc inévitablement un certain trade-off entre
stabilité et efficacité.

— Assurer l’adaptation des normes comptables21 — notamment pour


corriger leur caractère pro-cyclique (mark to market) — et
prévenir les conflits d’intérêts des agences de notation.

— Éliminer l’aléa moral en circonscrivant à l’avance l’intervention de


l’État, en soumettant managers et actionnaires à la sanction du
marché et en introduisant le concept de délit économique —
d’ordre public — pour les faillites dues à des fautes de gestion,
créant un dommage grave pour l’économie.

— Redéfinir la gouvernance d’entreprise pour encourager le dévelop-


pement à long terme au bénéfice de tous les stakeholders et pas
seulement pour la rémunération à court terme des actionnaires.

— Créer un sas de transit — le cas échéant en recourant à une taxe de


type Tobin pour faciliter le traçage des flux de capitaux22 — pour
vérifier l’origine et la destination des capitaux et leur appliquer les
normes prudentielles et fiscales européennes de manière à
prévenir le dumping prudentiel et fiscal, le cas échéant en
recourant à la reconnaissance mutuelle avec des pays disposant de
normes aussi élevées que celles de l’UE. Cette mesure permettrait
la mise au pas des paradis fiscaux en dehors de l’UE, ce qui
impliquerait leur élimination au sein de l’UE.

21. Il faut signaler sur ce point l’œuvre pionnière de Nicolas Veron, chercheur à Bruegel et
chroniqueur de la Tribune qui s’inscrit dans une réflexion plus large, à jour et éclairante de
toute la problématique de la régulation financière.
22. À l’exception des flux OTC (échanges de gré à gré entre banques et clients), les capitaux
passent par les chambres de compensation (Euroclear, Clearstream) qui prélèvent déjà leur
marge sur ces transactions. Obligation pourrait être faite aux opérations OTC de passer en
chambre de compensation publique.

Bilan social de l’Union européenne 2009 63


Pierre Defraigne
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Ce dernier point implique d’en finir avec la concurrence fiscale qui mine
l’existence même du modèle européen bien plus sûrement que la
concurrence sociale23. Une fiscalité européenne du capital mobile (actifs
financiers et profits des entreprises transfrontalières) appelle au
minimum une harmonisation (assiettes et taux) des impôts nationaux,
voire dans un deuxième temps un impôt européen. Une partie du
produit de ce dernier pourrait d’ailleurs alimenter un fonds de
sauvetage pour les banques ou institutions systémiques de manière à
éviter toute discrimination entre États fondés sur leurs capacités
financières. A priori, un tel objectif semble hors de portée aujourd’hui,
d’autant plus que l’unanimité en matière fiscale a été renforcée à la
suite du référendum irlandais. Néanmoins, il faut considérer que dans
le contexte de croissance faible et d’endettement public élevé, et compte
tenu de la nécessité absolue de rééquilibrer les budgets sans alourdir la
charge fiscale, la question de la répartition de cette charge fiscale entre
capital et travail, entre grandes entreprises et PME, entre actifs et
inactifs, et singulièrement entre jeunes au statut précaire et retraités
nantis, va devenir centrale dans plusieurs pays d’Europe. De technique
et d’obscure au profane, aujourd’hui et donc hors du champ de vision
des citoyens et de leurs mandataires, la fiscalité du capital va s’imposer
comme un thème central du débat politique au même titre que la fraude
sociale ou l’intégration des jeunes immigrés.

Dans la décennie à venir, l’UE devra de plus en plus, n’en déplaise aux
souverainistes, assumer toute la logique de l’intégration, aussi bien celle
du marché unique, que de la gouvernance de l’eurozone et de la
régulation financière et fiscale. Trop d’externalités, de débordements de
politiques (spill overs) et d’économies d’échelles ignorées créent
aujourd’hui des pertes d’efficacité pour la politique économique
européenne. Le discours politique doit désormais préparer l’opinion
aussi « à penser l’impensable » en lui faisant apparaître que le coût de
l’inaction ou de l’action trop lente, trop tardive et trop partielle dessert
en réalité en définitive tous les États et toutes les catégories de citoyens.

23. Selon le Pr Bernard Plagnet, la délocalisation fiscale à travers les prix de transfert pratiqués
en leur sein par les multinationales coûterait à la France seule pas moins de 7 milliards
d’euros (Le Monde, 1er décembre 2009).

64 Bilan social de l’Union européenne 2009


Souveraineté financière européenne et gouvernance multilatérale
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5.4 L’Europe doit projeter ses valeurs au-dehors, mais d’abord


les vivre au-dedans
Le basculement de l’économie mondiale vers l’Asie et le différentiel des
taux de vieillissement démographiques annoncent le déclin économique
relatif de l’UE. Son influence ira elle-même diminuant si elle ne
compense pas ce déclin par une unité plus forte. Cette unité ne peut se
réaliser que sur un projet interne. On ne peut pas projeter de la
puissance si l’on n’est pas porteur d’une vision cohérente et vécue de ses
valeurs et de ses intérêts. Par ailleurs, la crise financière avec tous les
désordres qu’elle exprime et qu’elle entraîne a sérieusement érodé le
crédit de l’Occident dont le discours, volontiers condescendant, sera
dorénavant moins entendu dans le reste du monde. Pourtant l’Europe,
si elle veut être fidèle à sa longue histoire, a encore beaucoup à dire au
monde, et surtout elle a le devoir de le dire. Car, premier continent à
entrer dans la modernité par le capitalisme de marché, c’est aussi à elle
qu’il appartient d’ouvrir le chantier de sa réforme radicale. C’est
exactement à ce point que nous en sommes. Il ne s’agit pas de proposer
un dessein d’ensemble, mais d’expérimenter de nouveaux modes de
relations entre les hommes qui prennent en compte le vieillissement, la
rareté des ressources dans un monde voué encore longtemps à la
croissance, le climat, la cohésion sociale et la culture. L’Europe a une
capacité à la fois de doute et d’invention qui la désigne pour explorer de
nouvelles pistes et les proposer au monde de manière à diffuser, à
travers des pratiques sociales vécues, les valeurs universelles de dignité,
de liberté et de justice que nous avons dégagées, souvent à travers des
tragédies, au fil de notre histoire. Le monde n’a plus besoin de refaire
ces expériences tragiques d’autant qu’avec la prolifération nucléaire et
l’effondrement des structures étatiques dans certains pays, le risque
d’hiver nucléaire est de retour. La meilleure contribution concrète que
l’UE puisse faire aujourd’hui à la paix du monde, c’est de garder ses
marchés ouverts et par conséquent de discipliner sa finance privée, de
consolider ses finances publiques et dans ce cadre de mettre en œuvre
des politiques de solidarité et d’environnement. Mais l’UE doit aussi
prendre la responsabilité et toute sa part du fardeau de sa propre
défense. Il n’est pas de souveraineté civile seulement. La souveraineté
est indivisible. L’entrée de l’UE dans un G3 pour animer le système
multilatéral avec un noyau plus représentatif de pays que le G20 est au
prix de l’accès de l’UE à la pleine souveraineté.

Bilan social de l’Union européenne 2009 65

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