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Arabic Sciences and Philosophy, 29 (2019) : 157-170

doi:10.1017/S0957423919000018 © 2019 Cambridge University Press

IBN AL-HAYTHAM, IBN SĪNĀ, AL-ṬŪSĪ :


ÉGALITÉ OU CONGRUENCE

ROSHDI RASHED
Laboratoire SPHERE, UMR 7219, université Paris Diderot – CNRS
Email : rashed@paris7.jussieu.fr

Abstract. As their greek predecessors, mathematicians and arab-speaking philosophers


raised several important epistemological questions. One of those questions concerns the
concept of equality and the concept of congruence of geometric magnitudes. What was
the meaning of such concepts? How were they related to the idea of movement? An-
swers to these questions were often combining metric elements and other, philosophical
(topological) elements, and I chose to study those of a mathematician, of a philosopher,
and of a mathematician-philosopher.
Résumé. Les mathématiciens et les philosophes arabophones, comme leurs prédéces-
seurs grecs, ont soulevé plusieurs questions épistémologiques fondamentales. Parmi ces
questions figure celle qui porte sur le concept d’égalité et sur celui de congruence des
grandeurs géométriques. Mais qu’entendait-on par de tels concepts ? quelle était leur re-
lation à l’idée de mouvement ? Comme les réponses à ces questions combinaient souvent
des éléments métriques et d’autres, philosophiques (topologiques), j’ai choisi d’étudier
celles d’un mathématicien, d’un philosophe et d’un mathématicien-philosophe.
Les mathématiciens et les philosophes arabophones, comme leurs prédéces-
seurs grecs, ont soulevé plusieurs questions épistémologiques fondamentales.
Par « fondamentales », j’entends ces questions qui mènent à l’examen des prin-
cipes mêmes de la connaissance mathématique et de son apodicticité. Parmi ces
questions figure celle qui porte sur le concept d’égalité et sur celui de congruence
des grandeurs géométriques. Pour étudier les réponses proposées, j’ai choisi
celles qu’ont apportées trois grandes figures : Ibn al-Haytham ; son contemporain
philosophe : Ibn Sīnā ; et un mathématicien héritier des deux à la fois : al-Ṭūsī.
Comparer les grandeurs entre elles, c’est pouvoir dire si elles sont égales ou
inégales, proportionnelles ou non. Les mathématiciens et les philosophes de l’an-
tiquité s’étaient interrogés sur ces notions et sur ce qui les lie à d’autres, telles que
la superposition et la similitude 1 . Mais cette interrogation a pris une tout autre
extension lorsqu’ils eurent entre les mains les Éléments d’Euclide et le corpus

1
Cf. notamment : « Gleichheit, Kongruenz und Ähnlichkeit in der antiken Mathematik bis auf
Euklid », dans Kurt von Fritz, Grundprobleme der Geschichte der antiken Wissenschaft (Ber-
lin : De Gruyter, 1971), p. 430-508 ; et aussi Oskar Becker, « Eudoxos-Studien II : Warum
haben die Griechen die Existenz der vierten Proportionale angenommen ? », dans O. Neu-

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aristotélicien. C’est en effet à partir de cette lecture que les mathématiciens et les
philosophes grecs et arabes ont repris la discussion afin de préciser le sens de ces
notions. Il va falloir revenir, au moins rapidement, à ces sources pour éclaircir
l’histoire de ces concepts. Commençons donc par Euclide, avant de nous arrêter
à la Physique d’Aristote.
C’est à partir des cinq « notions communes » placées au début des Éléments
que les mathématiciens ont engagé la discussion de la notion d’égalité 2 . Ces
« notions communes » portent pour l’essentiel sur cette notion d’égalité, et aussi
sur celle de superposition. On a alors voulu savoir si l’on peut définir l’égalité
entre grandeurs géométriques par la superposition ; ou encore, si la superposition
est une condition nécessaire et suffisante de l’égalité. En d’autres termes, incon-
nus à l’époque, on a voulu savoir si le mouvement de superposition fournit la
définition de la congruence. On rencontre cette question (le rapport entre égalité
et superposition) chez les plus grands successeurs d’Euclide, comme Apollo-
nius, et notamment au sixième livre des Coniques, ainsi que je l’ai montré 3 ; et,
plus tard, d’une manière explicite, chez Ibn al-Haytham.
La quatrième « notion commune » porte sur ce qu’on peut nommer « l’égalité-
superposition ». Elle s’énonce : Καὶ τὰ ἐφαρμόζοντα ἐπ’ ἄλληλα ἴσα ἀλλή-
λοις ἐστίν 4 , « Celles (les choses) qui se superposent les unes aux autres sont
égales les unes aux autres. » Cette « notion commune » a été rendue en arabe
dans la traduction des Éléments par al-Ḥajjāj, par : « Celles qui se superposent
les unes aux autres, les unes sont alors égales aux autres 5 . » Dans la traduction
des Éléments de Isḥāq-Thābit on lit : « Celles qui ne s’excèdent pas les unes les
autres, si les unes se superposent aux autres, alors elles sont égales 6 . »
Si j’ai rappelé ici ces traductions du ixe siècle, c’est parce que les mathé-

gebauer, J. Stenzel et O. Toeplitz (éd.), Quellen und Studien zur Geschichte der Mathematik,
Astronomie und Physik, série B (Études), vol. 2 (1933), p. 369-87.
2
Pour la discussion de cette notion par Platon et Aristote, cf. O. Becker, Grundlagen der Ma-
thematik in geschichtlicher Entwicklung (Freiburg / München, 1954), p. 45-52.
3
Apollonius de Perge, Coniques, tome 4 : Livres VI et VII, éd., trad. et comm. Roshdi Rashed
(Berlin : De Gruyter, 2009), p. 9-13.
4
Euclides, Elementa, vol. 1 : Libri I-IV cum appendicibus, éd. I. L. Heiberg et E. S. Stamatis
(Leipzig : Teubner, 1969), p. 6.
5
Ms. Qum, Marashi 6526, fol. 12r-v :
.‫ فبعضها مسا ٍو لبعض‬،‫بعضا‬
ً ‫والتي يطابق بعضها‬
6
Ms. Téhéran, Malik 3586, fol. 8v :
.‫ فهي متساوية‬،‫يفضل أحدها على ا ٓخر إذا انطبق بعضها على بعض‬ ‫والتي‬

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maticiens et les philosophes les ont utilisées ensuite, dans leur version arabe ou
dans une traduction latine ; c’est aussi pour constater l’accord sur le sens de cette
notion, ou, comme l’écrit Th. Heath :
Il semble clair que la notion commune, ainsi formulée, est destinée à affirmer
que la superposition est une voie légitime pour prouver l’égalité de deux figures qui
ont toutes leurs parties respectivement égales, ou, en d’autres termes, pour tenir lieu
d’axiome de congruence 7 .
Cette « notion commune » se présente comme un critère de l’égalité, et ain-
si la superposition sera une condition nécessaire et suffisante de l’égalité entre
grandeurs. Mais on sait que cela ne tient pas puisque la converse de cette asser-
tion n’est pas vraie en général, c’est-à-dire qu’elle ne vaut pas pour toutes les
grandeurs, et encore moins pour la plupart des angles mixtilignes. C’est ce que
Proclus avait déjà souligné :
Il y a là deux axiomes qui contiennent toute la méthode du théorème abordé. L’un
est que les choses superposables sont égales les unes aux autres – cet axiome est vrai
simpliciter et ne demande aucune distinction supplémentaire. L’auteur des Éléments
l’utilise dans le cas de la base, de l’aire et des autres angles [lors de la première
démonstration de l’égalité des triangles]. Car ces choses, dit-il, du fait qu’elles sont
superposables, sont égales. L’autre est que les choses égales sont superposables les
unes aux autres – celui-là n’est pas vrai dans tous les cas, mais concerne les choses
de même espèce. J’appelle « de même espèce », par exemple, une droite par rapport
à une droite, un arc de cercle par rapport à un arc du même cercle, des angles par
rapport à des angles contenus par des semblables semblablement disposés. Dans ces
cas, les choses données pour égales sont superposables l’une à l’autre 8 .
Selon Proclus, en effet, la définition euclidienne de l’égalité-superposition
n’est ni générale ni complète : elle ne vaut, pour ainsi dire, que pour des objets
semblables, et la converse n’est pas toujours vraie ; c’est-à-dire que deux gran-
deurs peuvent être égales sans se superposer, et ainsi sans être congruentes.
En fait, ce concept d’égalité-superposition ne fait intervenir aucune notion de
grandeur, encore moins de mesure. On se contente de supposer que les formes
des figures sont telles que leurs contours, ainsi que les contours de leurs parties,
coïncident parfaitement. D’autre part, on suppose l’existence d’un mouvement
de déplacement, sans l’évoquer, et encore moins le définir. Enfin, ce concept
n’est pas opératoire : pour qu’il le soit, il faut qu’il soit doublé d’un autre concept

7
The Thirteen books of Euclid’s Elements, introd., trad. et comm. Thomas Heath, 2e éd. (New
York : Dover, 1956), vol. I, p. 225.
8
Proclus, In primum Euclidis Elementorum librum commentarii, éd. Gottfried Friedlein (Leip-
zig : Teubner, 1873), 240.24-241.9.

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tel que l’égalité des longueurs, ou celle des aires ou éventuellement des volumes
– c’est-à-dire d’un autre concept d’égalité qui s’applique aux grandeurs. Dans I.4
et I.8, Euclide utilise l’égalité-superposition pour établir l’égalité des triangles ;
mais, pour vérifier l’égalité des triangles et, plus généralement, celle des poly-
gones, il est amené à démontrer l’égalité des segments et des angles. Il applique
un procédé analogue lorsque, au troisième livre, il examine l’égalité des cercles.
Cette fois, il utilise l’égalité des diamètres.
Ibn al-Haytham, dans ses traités Solution des doutes du livre d’Euclide et
Explication des postulats d’Euclide, s’arrête précisément à tous ces problèmes
soulevés par le concept d’égalité-superposition. Il met en lumière ce qui n’était
qu’implicite dans la pratique d’Euclide lui-même, comme dans celle des autres
mathématiciens. Ainsi, après avoir considéré les relations entre les « notions
communes » exposées dans les Éléments, en d’autres termes, après avoir exa-
miné la structure de l’axiomatique euclidienne, il conclut que ces notions com-
munes portent pour l’essentiel sur celle d’égalité et qu’elles sont des abstrac-
tions obtenues de l’expérience sensible faite sur les solides, c’est-à-dire à partir
d’une interprétation de l’expérience et d’une généralisation appropriée. Il af-
firme que ces « notions communes » reposent toutes sur la quatrième, qui doit
toutefois être complétée par sa converse. Or Euclide n’avait pas explicitement
formulé cette converse. Ainsi, la quatrième « notion commune », celle qui porte
sur l’égalité-superposition, devrait désormais être accompagnée de la notion de
« l’égalité-similitude » et s’écrire :
Les choses qui n’excèdent pas les unes les autres, si les unes se superposent aux
autres, alors elles sont égales ; et, inversement, les choses égales et semblables (al-
mutasāwiya al-mutašābiha) si l’une d’elles se superpose à l’autre, toute partie de
l’une se superpose à la partie homologue qui lui est semblable de l’autre, donc aucune
d’elles n’excède l’autre si elle se superpose à l’autre ; elles sont donc égales 9 .
Pour Ibn al-Haytham, en effet, l’égalité-superposition ne constitue pas à elle
seule la véritable notion d’égalité, à moins qu’elle soit complétée par la notion
de l’égalité-similitude. Il écrit par exemple :

9
Fī ḥall šukūk kitāb Uqlīdis, ms. université d’Istanbul 800, fol. 16r :

‫ وعلى العكس هذه‬،‫ فهي متساوية‬،‫ا ٔشياء التي يفضل أحدها على ا ٓخر إذا انطبق عليه‬
‫ انطبق كل جزء‬،‫القضية هو أن ا ٔشياء المتساوية المتشابهة إذا انطبق أحدها على ا ٓخر‬
‫ فهي‬،‫ فليس يفضل أحدهما على ا ٓخر إذا انطبق أحدهما على ا ٓخر‬،‫على نظيره الشبيه به‬
.‫متساوية‬

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Le principe (aṣl) de l’égalité, pour toutes les choses égales, n’advient que dans
la distinction à partir de la superposition des choses les unes aux autres, si elles ne
s’excèdent pas, et aussi la converse, qui est : les choses égales et semblables, si les
unes se superposent aux autres, et si chaque partie se superpose à son homologue,
elle ne l’excède pas 10 .
Ibn al-Haytham, en combinant ainsi égalité et similitude et non plus seule-
ment égalité et superposition, voulait d’une part pallier les manques de cette der-
nière combinaison, et notamment le manque de généralité, et d’autre part doter
l’égalité des moyens de s’appliquer aux grandeurs géométriques – ces moyens
sont notamment la notion de forme et ceux qu’offre la théorie des proportions,
c’est-à-dire une métrique pour les seules grandeurs homogènes. Quand il s’agit
des figures, formées de plusieurs grandeurs, et des angles, Aristote avait déjà
écrit dans les Seconds analytiques, 91a, que par « similitude » on entend en fait
proportionnalité des côtés et égalité des angles.
Rappelons d’abord que, par le mot « choses » dont on use pour traduire
l’énoncé des notions communes d’Euclide, Ibn al-Haytham entend les gran-
deurs géométriques. Il rappelle d’ailleurs que telle était l’intention d’Euclide
lui-même. Par « forme », il entend les rapports entre ces grandeurs. C’est grâce
à cette notion de forme qu’il combine égalité et similitude, ce qui complète la
combinaison entre égalité et superposition, laquelle, nous l’avons vu, n’est nul-
lement générale ni toujours valable. Bien des figures sont en effet égales sans
être superposables, comme l’explique Ibn al-Haytham : un triangle et un losange
d’aires égales ne sont pas superposables, par exemple, mais « la différence de
leurs formes n’empêche pas de juger de leur égalité »,
[…] car de nombreuses grandeurs peuvent être égales sans que les unes se super-
posent aux autres, comme les solides. Les volumes des solides peuvent être égaux,
et cependant le corps du solide ne se superpose pas au corps du solide. Les aires de
nombreuses figures planes peuvent être égales sans que les unes se superposent aux
autres, comme le losange et le carré, le triangle rectangle et le triangle à angles ai-
gus, un losange et un autre losange et un triangle à angles aigus et un autre triangle à
angles aigus. […] Cela en raison de la différence de leurs formes. Cependant la diffé-
rence de leurs formes n’empêche pas de juger de leur égalité, si elles sont égales, car
l’égalité n’est que dans leur quantité et la différence de leurs formes n’est que dans

10
Fī ḥall šukūk kitāb Uqlīdis, ms. université d’Istanbul 800, fol. 16v :
‫وأصل التساوي في جميع ا ٔشياء المتساوية إنما تحصل في التمييز من انطباق ا ٔشياء بعضها‬
‫ ا ٔشياء المتساوية المتشابهة إذا‬: ‫ وكذلك العكس الذي هو‬،‫ إذا لم تتفاضل‬،‫على بعض‬
.‫ لم يتفاضل‬،‫ وانطبق كل جزء على نظيره‬،‫انطبق بعضها على بعض‬

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leurs qualités. Mais la qualité en tant que forme de la quantité qui est une grandeur
ne diminue ni n’augmente celle-ci 11 .
Tout indique que la véritable égalité selon Ibn al-Haytham est l’égalité-
similitude, la seule qu’il admette. Il dit par exemple explicitement qu’il n’y a
de superposition que pour les deux premières grandeurs – lignes et surfaces –
et non pour les solides (tout comme Euclide dans la définition XI.10 et dans la
proposition XI.27, il n’admet pour les solides que l’égalité-similitude).
La question est donc de savoir pourquoi Ibn al-Haytham conserve l’égalité-
superposition s’il considère que la véritable égalité est celle de la similitude.
Deux raisons à cela. D’une part, l’égalité-superposition est à la fois valable et
commode pour comparer les grandeurs du premier degré, celles qui n’ont qu’une
seule dimension, les droites. Dans son Explication des postulats d’Euclide, Ibn
al-Haytham écrit :
Les rapports apparaissent beaucoup plus pour les droites, car toutes les droites se
superposent, et ainsi la grandeur de l’excédent des unes sur les autres apparaît d’une
manière évidente. Les autres grandeurs qui restent (i. e. les surfaces et les solides)
ne se superposent pas les unes aux autres si elles sont égales, ou si les unes excèdent
les autres, ou si les unes sont moindres que les autres. En effet, les solides peuvent
être égaux et proportionnels, sans cependant se superposer les uns aux autres, mais
leurs surfaces peuvent se superposer. Toutes les surfaces ne se superposent pas non
plus les unes aux autres, même si elles sont égales et proportionnelles 12 .

11
Fī ḥall šukūk kitāb Uqlīdis, ms. université d’Istanbul 800, fol. 17v :
‫ فإن ا ٔجسام‬.‫ٔن كثي ًرا من المقادير قد تتساوى و ينطبق بعضها على بعض كا ٔجسام‬
‫ ومع ذلك فليس ينطبق جثة الجسم على جثة الجسم وكثي ًرا من‬،‫قد تتساوى مساحاتها‬
‫ا ٔشكال المسطحة قد تتساوى و ينطبق بعضها على بعض كالمربع المعين والمربع القائم‬
‫الزوايا والمثلث القائم الزاوية والمثلث الحاد الزوايا ومعين ومعين آخر ومثلث حاد ومثلث آخر‬
،‫حاد ]…[ وذلك خت ف صورها إ أن اخت ف صورها يخرجها عن حكم التساوي‬
.‫إذا كانت متساوية ٔن التساوي إنما هو في كميتها واخت ف صورها إنما هو في كيفيتها‬
.‫وليس ينقص الكيفية من حيث هي صورة من الكمية التي هي مقدار و يزيد فيها‬
12
Fī šarḥ muṣādarāt kitāb Uqlīdis, ms. Istanbul, Feyzullah 1359, fol. 244r :
‫ من أجل أ ّن جميع الخطوط‬،‫ف ٕا ّن ذلك ٔ ّن ال ِنسب تظهر في الخطوط ال ُمستقيمة ظهوراً أكث َر‬
،‫ فيظهر ِمقدار تفاضل بعضها على بعض ظهوراً أكثر‬،‫ال ُمستقيمة َي ْن َط ِبق بعضها على بعض‬
،‫ و إن تساوت وزاد بعضها على بعض‬،‫وليس جميع المقادير الباقية َي ْن َط ِبق بعضها على بعض‬
‫ فليس َي ْن َط ِبق‬،‫ وذلك أ ّن ا ٔجسام قد تتساوى وتتناسب ومع ذلك‬.‫ونقص بعضها عن بعض‬
‫ والسطوح أيضاً ليس جميعها َي ْن َط ِبق‬،‫بعضها على بعض و إنّما ربّما تطابقت سطوحها فقط‬
.‫وتناس َبت‬
َ ‫بعضها على بعض و إن تساوت‬

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Ibn al-Haytham affirme en effet que, parmi les grandeurs homogènes, seules
les droites se superposent les unes aux autres, que la superposition est une condi-
tion nécessaire et suffisante de leur égalité, et que la théorie des proportions s’y
applique d’une manière évidente. Nul besoin, donc, de l’égalité-similitude dans
le cas des droites.
La seconde raison de conserver l’égalité-superposition est que, dans certains
problèmes qui portent sur les surfaces, la superposition peut être une condition
suffisante, et non nécessaire, de l’égalité.

Les successeurs d’Ibn al-Haytham, on le verra, ont engagé leur discussion


à partir de ses écrits, ainsi que des écrits d’Avicenne. Avant d’en venir à ces
derniers et pour les placer dans leur contexte, arrêtons-nous quelque peu à la
tradition philosophique dont relevait Avicenne.
Tout semble avoir commencé avec Physique VII.4, où Aristote soulève la
question de la comparabilité entre la ligne circulaire et la droite, et particulière-
ment entre l’arc du cercle et sa corde, lors de son examen de la comparabilité
entre les mouvements. Il écrit :
Si tout mouvement est comparable et que le corps de même vitesse soit celui
qui est mû d’une quantité égale en un temps égal, alors on pourra trouver une ligne
circulaire égale à une droite et, bien entendu, plus grande ou plus petite […]
ce qu’Aristote juge impossible. Un peu plus loin :
Mais que devrons-nous dire du cercle et de la droite ? Ce serait absurde de les
comparer, si le mouvement circulaire et le mouvement rectiligne n’étaient pas sem-
blables, mais que du coup, nécessairement, l’un fût plus rapide ou plus lent, comme
pour des mouvements vers le haut ou vers le bas 13 .
Les commentateurs, comme Jean Philopon et Abū al-Faraj ibn al-Ṭayyib,
s’arrêteront à ce texte. Voici ce que le premier écrit :
Aristote entendait : il est nécessaire que la ligne circulaire soit égale à la droite
à partir de l’affirmation selon laquelle le mouvement selon la droite serait égal et
coïnciderait au mouvement suivant la ligne circulaire 14 .
Il poursuit :
Solution : en effet nous pouvons dire que la corde est plus grande qu’un segment
de l’arc ou que l’arc est plus grand que sa corde si nous allongeons l’arc. Mais,
si nous allongeons l’arc, il sera rectiligne et non plus circulaire. Mais, lorsqu’il est

13
Aristote, Physique, éd. et trad. Henri Carteron (Paris : Les Belles Lettres, 1926-1931), VII.4,
248a.
14
La Physique d’Aristote, trad. Isḥāq ibn Ḥunayn, éd. A. Badawi (Le Caire, 1965), vol. 2, p. 783.

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circulaire, il n’est pas égal à la rectiligne et les choses qui ne sont pas semblables ne
sont pas proportionnelles 15 .
Tous ces textes étaient connus en arabe et ont fourni un thème de réflexion
aux philosophes et aux mathématiciens, comme Avicenne et, plus tard, le mathé-
maticien philosophe Naṣīr al-Dīn al-Ṭūsī. D’ailleurs cette incomparabilité de la
corde et de l’arc, de la droite et de la courbe, est présente derrière l’incompara-
bilité des angles mixtilignes ; c’est également un élément central de la question
de la quadrature du cercle.

Dans la Physique d’Al-Šifā , pour examiner ce problème de l’égalité entre


droite et courbe, Avicenne reprend le thème de la comparabilité entre grandeurs.
Dans ce texte 16 , il procède par quelques distinctions, toutes reprises dans les
discussions postérieures. Il commence par distinguer entre comparabilité en acte
et comparabilité en puissance. Alors qu’on procède à la comparaison en acte,
nécessairement, par la superposition des grandeurs pour juger de l’égalité et de
l’inégalité, la comparaison en puissance ne peut se faire, au premier abord tout
au moins, par superposition. Ainsi, on peut comparer en acte deux droites, mais
non pas un triangle et un carré, et encore moins une courbe et une droite. Quant
à la comparabilité en puissance, elle est de deux sortes, comme il ressort de
l’exemple précédent. La première peut se réduire, à l’aide d’une transformation,
à une comparabilité en acte : ainsi, par la division de la figure du triangle, on
peut obtenir des portions qui, composées, forment un carré comparable au carré
initial, en acte. La seconde sorte est irréductible, comme la comparabilité de la
circulaire et de la rectiligne. Avicenne écrit en effet que ces dernières seraient
comparables,
[…] s’il était possible d’appliquer à la circulaire ce qui peut la changer en recti-
ligne, elle serait alors telle qu’elle excède la droite ou est moindre qu’elle ou lui est
égale en se superposant à elle. Mais, tant qu’elle est circulaire, on ne peut pas lui
appliquer cette superposition en acte, même si en puissance c’est possible 17 .

15
Op. cit. note 14 supra.
16
Avicenne, Al-Šifā : Al-tabī iyyāt, vol. 1 : Al-samā al-ṭabī ī, éd. S. Zāyid (Le Caire, 1983),
livre IV, ch. 5. Voir R. Rashed, Angles et grandeur : D’Euclide à Kamāl al-Dīn al-Fārisī
(Berlin : De Gruyter, 2015), p. 224.
17
R. Rashed, Angles et grandeur, p. 227, l. 1-4 :
‫ أو‬،‫لو أمكن أن يعمل به ما يغيره إلى ا ستقامة لكان يكون بحيث يزيد على المستقيم‬
‫ فما دام مستدي ًرا فليس يمكن أن يعمل به هذا‬.‫ أو يساويه با نطباق عليه‬،‫ينقص عنه‬
.‫ا نطباق بالفعل اللهم إ بالقوة إن أمكن ذلك‬

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Il se peut cependant que, de deux grandeurs qui sont comparables en puis-


sance, on puisse dire si l’une est plus petite que l’autre, mais sans jamais pouvoir
parler de leur égalité. Autrement dit, il peut y avoir entre elles une relation d’ordre
strict, mais jamais une relation d’ordre total. Le cas se présente lorsque l’on traite
de certains angles, par exemple un angle rectiligne aigu et un angle curviligne,
mais dont le côté rectiligne se superpose à l’un des côtés de l’angle rectiligne.
Les philosophes n’étaient pas les seuls à refuser la comparabilité de la droite
et de la courbe ; les mathématiciens ne l’admettaient pas non plus, à défaut d’une
théorie de la rectification des courbes. Ainsi Ibn al-Haytham, qui a le plus contri-
bué à la recherche sur la quadrature des figures courbes et sur les lunules, écrit :
Mais les lignes circulaires n’ont pas, en effet, de rapport aux lignes droites et elles
ne sont pas d’un même genre et les unes n’excèdent pas les autres. Et ce qu’Archi-
mède a mentionné concernant le rapport du diamètre à la circonférence n’est que par
approximation et non pas selon l’exactitude. Mais l’incommensurabilité des lignes
n’empêche pas la proportionnalité des surfaces. Or nous avons composé un traité sur
les figures des lunules dans lequel nous avons montré que, parmi les lunules, il y a
ce qui est égal à un triangle rectiligne 18 .

Venons-en maintenant à Naṣīr al-Dīn al-Ṭūsī.


La Sphère et le cylindre d’Archimède s’ouvre sur deux postulats dont al-Ṭūsī
commente le second longuement. Le premier postulat de ce livre est ainsi for-
mulé :
De toutes les lignes ayant les mêmes extrémités, la plus courte est la droite.
Le second énonce :
Quant aux autres lignes, elles sont inégales lorsque, situées dans un plan et ayant
les mêmes extrémités, elles tournent l’une et l’autre leur concavité du même côté
et que l’une d’entre elles est ou bien entièrement comprise entre l’autre et la droite
ayant les mêmes extrémités qu’elle, ou bien en partie comprise, d’autres parties lui
étant communes avec l’autre ligne. La ligne comprise est la plus courte 19 .
Dans son commentaire, al-Ṭūsī remarque au préalable qu’un postulat n’est

18
Fī ḥall šukūk kitāb Uqlīdis, ms. université d’Istanbul 800, fol. 167r :
‫ و يزيد‬،‫ وليستا من جنس واحد‬،‫الخطوط المستديرة ليس لها إلى الخطوط المستقيمة نسبة‬
‫بعضها على بعض؛ والذي ذكره أرشميدس من نسبة القطر إلى الدور إنما هو على التقريب‬
‫ وقد كنا عملنا مقالة في‬.‫ وليس يمنع تباين الخطوط من تناسب السطوح‬.‫على التحقيق‬
.‫ بينا فيها أن من اله ليات ما يكون مساو ًيا لمثلث مستقيم الخطوط‬،‫ا ٔشكال اله لية‬
19
Archimède, La Sphère et le cylindre, éd. et trad. Ch. Mugler (Paris, 1970), p. 11.

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166 ROSHDI RASHED

pas en principe objet d’explication ni de commentaire. Néanmoins le deuxième


postulat appelle une explication géométrique puisque celle-ci n’a jamais été don-
née auparavant. Plusieurs cas se présentent.
Si la ligne est convexe ou concave, mais composée de nombreuses lignes
droites, alors il est facile d’expliquer et de justifier ce postulat. Al-Ṭūsī donne
plusieurs exemples 20 .
Si tel n’est pas le cas, on doit se demander si on peut comparer en longueur la
droite à une courbe, un arc de cercle par exemple ; et même, si on peut comparer
en longueur des courbes d’espèces différentes. Les mêmes questions se posent
pour les surfaces planes et les surfaces courbes. Plus généralement, le problème
est de savoir s’il existe, ou non, un rapport entre des grandeurs d’espèces diffé-
rentes.
Pour répondre à ces questions, al-Ṭūsī introduit la notion de superposition
d’une grandeur à une autre, ou, comme il l’écrit pour le cas des courbes et des
surfaces convexes :
Mais, si le convexe n’est pas composé de lignes droites, et est, au contraire, ou
bien un arc de cercle, ou bien une portion de la circonférence d’une section quel-
conque, ou une autre courbe, nous en disons d’abord : il est notoire que le fait d’être
long ou court pour les lignes, bien plus, la grandeur, la petitesse et l’égalité pour
toutes les grandeurs, ne se vérifient que par la superposition d’une des deux gran-
deurs homogènes à l’autre, soit dans l’esprit, soit dans les choses, de sorte que, si
l’une n’excède l’autre dans aucune direction, alors l’égalité se vérifie pour elles ; et si
l’une excède l’autre, alors la grandeur est vérifiée pour celle qui excède et la petitesse
pour celle qu’elle excède, en tant qu’elles sont ainsi 21 .
Mais, si la superposition permet de comparer les grandeurs homogènes, qu’en
est-il de celles qui ne le sont pas ? La question est donc de savoir si on peut su-
perposer une droite à une courbe – un arc de cercle par exemple – ou une surface
plane à une autre, courbe. Nous savons, par les témoignages évoqués ci-dessus,
que la question était à nouveau débattue dans la communauté mathématique au
xiiie siècle, où deux thèses s’opposaient alors.
Selon la thèse traditionnelle, celle que soutenaient la majorité des savants,
deux grandeurs non homogènes, la droite et la courbe par exemple, ne peuvent
pas se superposer l’une à l’autre, ce qui interdit de juger de leur coïncidence
et donc de leur égalité ou de leur inégalité. Ce serait possible seulement si la

20
Cf. Kitāb al-kura wa-al-usṭuwāna, recension al-Ṭūsī, ms. Téhéran, Sepahsalar 4727, reprod.
photographique dans Naṣīr al-Dīn al-Ṭūsī, Majmū a rasā il riyāḍiyya wa-nujūmiyya, (Téhé-
ran : université islamique Azad, 1389 de l’hégire), p. 279 sq.
21
Voir R. Rashed, Angles et grandeur, p. 478-80 ; arabe p. 479, 16 – 481, 4.

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IBN AL-HAYTHAM, IBN SĪNĀ, AL-ṬŪSĪ 167

droite cessait d’être rectiligne pour devenir une courbe ou, inversement, si la
courbe cessait d’être curviligne pour devenir rectiligne. Or, selon les tenants de
cette thèse, ceci n’est pas possible : « rectiligne » et « curviligne » ne sont pas
des accidents mais des différences spécifiques, c’est-à-dire des attributs essen-
tiels qui, au sein du genre « ligne », distinguent deux espèces. Selon cette thèse,
donc, comme la superposition est le moyen de juger de l’égalité ou de l’inégalité
de deux grandeurs, seules des grandeurs homogènes et semblables sont en fait
comparables. Dans ce cas, toute partie de l’une coïncide avec une partie homo-
logue de l’autre et lui est semblable ; elle ne l’excède pas si les grandeurs sont
égales, tandis qu’elle l’excède si elles sont inégales.
Cette thèse majoritaire, appelons-la la thèse commune, repose manifestement
sur deux idées : l’une métrique, l’autre philosophique. La première renvoie à la
théorie des proportions et au livre V des Éléments (c’est cette théorie qui fournit
un moyen indirect de mesurer les grandeurs homogènes et de les comparer) ; la
seconde à la notion de continu, telle qu’elle se présente dans la tradition aristo-
télicienne.
Dans le cinquième livre des Éléments, Euclide définit ainsi le rapport entre
deux grandeurs homogènes :
Un rapport est une certaine manière d’être de deux grandeurs homogènes entre
elles (déf. 3).
Deux grandeurs sont dites avoir un rapport entre elles lorsque, ces grandeurs étant
multipliées, elles peuvent se surpasser mutuellement (déf. 4) 22 .
D’autre part, selon les philosophes aristotéliciens, il est impossible qu’une
grandeur continue soit formée d’indivisibles. La ligne, par exemple, n’est pas
formée de points, car elle est continue, alors que le point est indivisible. Dans ce
cas, on peut superposer des parties des lignes – qui sont elles-mêmes des lignes –
mais non pas des points.
Ce parti pris philosophique n’était cependant pas partagé par tous. Déjà au
e
xi siècle, Ibn al-Haytham considérait une courbe comme la limite d’un poly-
gone de côtés infiniment petits. Al-Ṭūsī, qui connaissait bien les écrits de ses
prédécesseurs, a repris cette idée pour la développer dans le contexte qui nous

22
Euclides, Elementa, vol. 2 : Libri V-IX, éd. I. L. Heiberg et E. S. Stamatis (Leipzig : Teubner,
1970), p. 1, 6-9. Cf. ms. Téhéran, Malik 3586, fol. 61v :
.‫ التناسب هو تشابه النسب‬.‫النسبة هي إضافة ما في القدر بين مقدارين من جنس واحد‬
‫المقادير التي يقال إن بين بعضها وبعض نسبة هي التي قد يمكن إذا ضوعفت أن يفضل‬
.‫بعضها على بعض‬

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168 ROSHDI RASHED

occupe. Il écrit d’abord d’une manière générale :


Il nous suffit ici de simplifier et de supposer, au lieu de la ligne courbe, une ligne
composée de nombreuses lignes toutes très petites, de la plus extrême petitesse pos-
sible, qui se composent auprès d’angles très voisins, du voisinage le plus extrême
possible, de sorte que ni les côtés ni les angles ne se distinguent dans la sensation,
mais c’est comme s’ils étaient la ligne courbe elle-même et qu’il n’y avait entre elles
nulle distinction sensible, absolument. Et le jugement, si on vérifie, sera vrai sans
conteste, que cette ligne, lorsqu’on la compare à une droite, sera plus longue ou plus
petite qu’elle, ou lui sera égale 23 .
Ainsi, on peut comparer, avec une certaine approximation, une courbe et une
rectiligne, ou deux courbes au moyen de ces rectilignes.
Si donc on reprend le problème posé : comparer l’arc et la corde pour montrer
que la corde est plus petite que l’arc, on divise l’arc en deux moitiés, puis on joint
leurs deux cordes, on réitère la division un nombre innombrable de fois, jusqu’à
ce que, écrit al-Ṭūsī, « on obtienne une ligne convexe composée de petites cordes,
comme nous les avons décrites, de sorte que celle-ci ne se distingue pas dans la
sensation du premier arc. Alors apparaît le jugement que la première corde est
plus petite que lui » 24 .
Pour les courbes concaves, al-Ṭūsī prend pour ces petits segments les petites
tangentes aux points de la courbe et obtient ainsi, écrit-il, « une concave compo-
sée de petites droites semblable à l’arc […] dans la sensation. »
À l’encontre de la thèse commune, d’autres ont soutenu que la superposi-
tion n’est certes pas une condition nécessaire de l’égalité entre grandeurs, ni de
l’inégalité. Deux grandeurs peuvent être égales ou inégales sans qu’il y ait une
superposition entre elles. C’est précisément ce qu’Ibn al-Haytham soutenait deux
siècles auparavant 25 .
Après avoir brièvement rapporté ces thèses soutenues par les mathématiciens
de l’époque, al-Ṭūsī énonce la sienne en ces termes :
Nous disons : la rectiligne peut se superposer à la circulaire ou à la courbe sans
qu’elle cesse d’être droite ou que la courbure s’applique sur elle, et cela si on fait
mouvoir la circonférence d’un cercle sur une droite qui lui est tangente, en la faisant
rouler sur elle jusqu’à ce qu’elle revienne à son point de départ. Ainsi, le commen-
cement et la fin de la droite sont deux points entre lesquels il y a une droite, et le
commencement et la fin de la circulaire un seul point ; et cette droite sera égale à la

23
Voir R. Rashed, Angles et grandeur, p. 484 ; arabe p. 485, l. 4-9.
24
Voir R. Rashed, Angles et grandeur, p. 484 ; arabe p. 485, l. 18-20.
25
Voir R. Rashed, Angles et grandeur, p. 486 ; arabe. p. 487, l. 15-16.

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IBN AL-HAYTHAM, IBN SĪNĀ, AL-ṬŪSĪ 169

circonférence de la circulaire, étant donné qu’entre le commencement et la fin de la


rectiligne il n’existe pas un point, sans qu’un point de la circulaire lui soit tangent 26 .
Mais cette superposition, comme le souligne al-Ṭūsī lui-même, n’est pas celle
qui s’effectue entre les grandeurs homogènes, que l’on mène l’une sur l’autre par
une simple transformation géométrique. Cette fois, il s’agit d’une superposition
cinématique qui, écrit al-Ṭūsī, « n’a pas d’essence stable ni ne se fait en une seule
fois, mais […] se produit progressivement et s’achève dans un temps qui est le
temps du mouvement 27 ».
Pour al-Ṭūsī, l’homogénéité n’est donc pas une condition nécessaire pour
qu’il y ait superposition et égalité. Il montre donc qu’il existe d’autres super-
positions que la superposition géométrique, qui, elles, font intervenir le mou-
vement. Par de telles superpositions, on établit que la ligne circulaire peut se
superposer à une droite, sans que la première cesse d’être curviligne et sans que
la seconde cesse d’être rectiligne, c’est-à-dire tout en demeurant d’espèces dif-
férentes. Pour cette démonstration, il développe l’ancien exemple connu sous le
titre de « la roue d’Aristote 28 ».
Soit le cercle MN et la droite AB. Que le cercle roule sur la droite sans glis-
sement afin de rester toujours tangent tout au long de son parcours. Soit A le
point de départ du point M du cercle au début de son mouvement et Q le point
de contact du cercle à AB. Si le cercle se meut jusqu’à ce que le point M fasse
une révolution complète, le cercle décrit une droite – soit AB – égale à sa cir-
conférence.
Au cours de ce mouvement, en effet, le cercle sera tangent en chacun de ses
points à un point de la droite AB.
On sait que ce mouvement est composé d’une rotation et d’une translation et
qu’il engendre une courbe plane transcendante, un arc de cycloïde.

M
A Q B

26
Voir R. Rashed, Angles et grandeur, p. 482 ; arabe p. 483, l. 3-8.
27
Voir R. Rashed, Angles et grandeur, p. 482 ; arabe p. 483, l. 8-10.
28
Thomas Heath, Mathematics in Aristotle (Oxford : Clarendon Press, 1949), p. 246-8.

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170 ROSHDI RASHED

Al-Ṭūsī trouve dans cette superposition cinématique une condition suffisante


pour établir l’égalité d’une figure curviligne et d’une droite. Mais il observe les
différences suivantes entre cette superposition et celle qu’on opère entre deux
grandeurs homogènes – appelons-la la superposition géométrique :
– La superposition géométrique est continue et se réalise tout entière en une
seule fois. Elle est condition suffisante pour établir l’égalité entre grandeurs ho-
mogènes.
– La superposition cinématique est discrète, elle se fait point par point, et donc
progressivement dans le temps du mouvement. Elle est condition suffisante pour
comparer des grandeurs non homogènes.
Al-Ṭūsī énonce indirectement une condition que doit remplir cette dernière
superposition : l’existence de la tangente. De plus, dans le cas des courbes conca-
ves, il exige, pour que l’on puisse procéder par superposition, que la tangente
existe en tout point de la courbe. C’est avec cette ligne composée de segments
de droite infiniment petits, à laquelle on rapporte la ligne initiale, que l’on peut
juger de l’égalité ou de l’inégalité d’une courbe et d’une droite.

On note toutefois que, à part cette condition de l’existence de la tangente,


al-Ṭūsī ne discute d’aucune autre condition de ce modèle du mouvement de rou-
lement ; il ne s’interroge pas non plus sur la valeur exacte de la preuve établie
grâce à ce modèle. Il admet simplement que ce mouvement est une superposition
et une preuve d’égalité entre courbe et droite. Il admet aussi, implicitement, que
les points du cercle se superposent aux points de la droite. Ce sont en effet des
points qui coïncident et non pas des parties continues. Or al-Ṭūsī, mathématicien
et philosophe, ne pouvait ignorer que cette hypothèse tacite soulève deux ques-
tions redoutables : la divisibilité à l’infini, et l’infini actuel ; questions auxquelles
il ne s’arrête pas. Peut-être est-il conscient de ces difficultés lorsqu’il écrit, pour
finir :
En somme, c’est là une longue recherche, en dehors de ce que nous traitons. Et
c’est en effet au philosophe qu’il incombe de la vérifier.
À ma connaissance, aucun philosophe de l’Islam classique n’a répondu à cet
appel. Il fallait pour cela attendre Leibniz. Quant aux mathématiciens et astro-
nomes successeurs d’al-Ṭūsī, tels que Quṭb al-Dīn al-Šīrāzī et Kamāl al-Dīn al-
Fārisī en particulier, ils ont poursuivi le chemin tracé par al-Ṭūsī, en procédant
comme lui par une synthèse entre Ibn al-Haytham et Avicenne.

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