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L’éthique des affaires est coincée entre deux théories de la responsabilité de l’entreprise qui

sont concurrentes et tout aussi erronées. D’une part, selon le modèle de la valeur pour les
actionnaires, défendu par le Prix Nobel d’économie Milton Friedman, l’entreprise n’a de réelles
obligations morales qu’envers ses seuls actionnaires. D’autre part, selon la théorie normative
des partenaires, l’entreprise a l’obligation morale de veiller aux intérêts d’un éventail de
communautés, au nombre desquelles les actionnaires ne sont qu’un groupe parmi d’autres.
Or, et c’est la position que nous défendons dans le présent article, si elle prétend donner une
définition viable de la responsabilité morale des entreprises, l’éthique des affaires doit se
dégager de ces deux approches théoriques qui font autorité pour adopter une nouvelle
approche fondée, elle, sur une conception plus concrète de l’entreprise. En conclusion de cet
article, nous présentons l’ébauche de ce que pourrait être une telle approche. Ce point de vue
n’est pas sans conséquences pour l’influente théorie de Michael Porter sur la stratégie
concurrentielle. La théorie des partenaires (stakeholders) fait aujourd’hui autorité dans les
milieux de l’éthique des affaires. Reprise en leitmotiv dans les débats universitaires, elle a été
explicitement adoptée par un certain nombre de grandes organisations patronales dont, au
Royaume-Uni, la Business Round Table. Le présent article s’interroge sur l’image de
l’entreprise qui ressort de la théorie des partenaires : tout d’abord, cette théorie ne parvient
pas à poser les fondements théoriques qui seraient nécessaires pour comprendre les
obligations morales de l’entreprise ; elle va même à l’encontre de cette notion. On peut
affirmer sans détours que si la théorie des partenaires de l’entreprise était correcte, il n’y
aurait pas de responsabilité sociale de l’entreprise.

Plus étonnant encore, l’erreur structurelle sur laquelle repose la théorie des partenaires se
retrouve dans la théorie concurrente – la théorie de la valeur pour les actionnaires soutenue
par Milton Friedman – ainsi que dans un vaste courant de la théorie de la stratégie de la
concurrence. Il convient donc d’ébaucher une nouvelle approche qui reconnaisse la complexité
intrinsèque de la structure des entreprises modernes. En voici brièvement les grands axes.

Nous supposons dans la suite de cet article que notre intérêt dépasse ce que l’on pourrait
appeler « l’éthique dans les affaires » et que nous formons l’ambitieux projet de définir la
responsabilité morale des entreprises (ou responsabilité sociale des entreprises, dans la
littérature spécialisée). En d’autres termes, notre propos n’est pas simplement d’expliquer le
fait que des particuliers puissent être soumis à des obligations morale lors- qu’ils agissent dans
un contexte commercial mais aussi celui que les entreprises elles-mêmes peuvent avoir des
obligations morales, ces obligations constituant à leur tour le fondement des obligations qui
incombent à certaines personnes telles que dirigeants, salariés ou membres de conseils
d’administration. La notion de responsabilité morale des entreprises est un élément
fondamental pour la compréhension pré-théorique de l’éthique des affaires. On dit souvent,
par exemple, que le fait qu’une entreprise devrait, ou ne devrait pas, faire telle ou telle chose
est la raison pour laquelle un dirigeant devrait adopter tel ou tel comportement. Afin de
justifier la notion de responsabilité des entreprises, par opposition à l’éthique des affaires,
deux conditions préalables doivent être réunies. En premier lieu, il doit être possible de décrire
les entreprises comme des « agents intentionnels » : les entreprises doivent être envisagées
comme des entités capables de penser, de vouloir et d’agir. En second lieu, récompense et
sanction doivent être des réalités pour l’entreprise ; en effet, savoir mesurer récompense et
sanction est une fonction centrale dans le concept de responsabilité. Pour qu’il en soit ainsi, les
entreprises doivent avoir des intérêts réels et être capables d’agir « intentionnellement ».
Nous y reviendrons.

La théorie normative des parties prenantes


Les théories qui donnent un poids moral aux partenaires ne relèvent pas toutes de ce que
j’appellerai la « théorie normative des partenaires » de l’entreprise (en bref, « théorie des
partenaires »).

Toute théorie qui pose que les dirigeants ou les entreprises sont soumis à des obligations
morales doit définir les groupes ou les individus envers lesquels s’exercent ces obligations. On
pense immédiatement aux groupes qu’il est convenu d’appeler les « partenaires »
(propriétaires, dirigeants, salariés, fournisseurs, clients et communautés locales). Il est
raisonnable de penser que si une entreprise a des obligations morales, c’est d’abord et avant
tout envers ses partenaires.

Selon cette interprétation, la notion de partenaire est simplement un outil commode pour
désigner envers qui s’exercent les obligations morales dans un contexte économique, mais elle
ne nous dit rien de la nature, du fondement ou de la portée de ces obligations

Cela ne nous avance guère. En revanche, la théorie des partenaires est beaucoup plus
catégorique sur la fonction et les objectifs de l’entreprise elle-même. Je me rapporte ici à la
théorie des partenaires proposée par Ed Freeman et William Evan, auteurs influents qui furent
parmi les premiers à la formuler. Selon Freeman et Evan, ce qui caractérise la théorie des
partenaires, c’est qu’elle affirme que l’entreprise devrait être gérée au profit de ses
partenaires et que l’objectif même de l’entreprise est de servir d’instance permettant de
concilier les intérêts des partenaires (Evan & Freeman, 1996, p. 262).

Cette affirmation est beaucoup plus audacieuse que la précédente car elle est cohérente avec
la thèse selon laquelle l’objectif fondamental de l’entreprise est de servir les intérêts d’un
groupe particulier, les actionnaires par exemple, sous réserve peut-être de se plier aux
contraintes imposées par les obligations juridiques et morales de l’entreprise envers les autres
partenaires (par exemple, l’obligation de ne pas enfreindre leurs droits, humains et autres). La
théorie des partenaires va cependant beaucoup plus loin en ce qu’elle prive les actionnaires de
leur statut privilégié au sein de l’entreprise. Les actionnaires ne sont que des partenaires parmi
d’autres. Selon cette théorie, le chef d’entreprise a pour tâche de « maximiser » ou de «
concilier » les intérêts des groupes qui constituent les partenaires.

Freeman définit les partenaires de la façon suivante : Un partenaire au sein d’une organisation
est (par définition) tout groupe ou individu qui peut affecter ou être affecté par la réalisation
des objectifs de l’organisation 1 (Freeman, 1984, p. 46). Dans un article antérieur, Freeman et
Reed vont jusqu’à distinguer deux définitions de « partenaire ». Au sens « étroit » les
partenaires comprennent seulement les groupes qui jouent un rôle vital pour la survie et la
réussite de l’entreprise : les fournisseurs, les clients, les salariés, les actionnaires, la
communauté locale, les dirigeants et sans doute aussi les pouvoirs publics. Au sens « large »,
les partenaires désignent tout groupe ou individu qui peut affecter l’entreprise ou être affecté
par elle (Evan & Freeman, 1996, p. 259).

Cette définition élargit considérablement la notion de « partenaire » ; on peut s’étonner


qu’elle comprenne des entités telles que les concurrents, l’environnement et les générations
futures. Il faudrait commencer à se poser des questions : peut-on admettre que l’entreprise
soit en partie gérée dans l’intérêt de ses concurrents, notamment dans un contexte où la
collusion, les cartels et l’entente sur les prix sont juridiquement et moralement condamnés ?
Nous reviendrons plus loin sur ce thème qui revêt une grande importance.

Selon que l’on considère l’une ou l’autre de ces deux définitions, au sens étroit ou au sens
large, il conviendra d’emprunter un cheminement différent pour justifier l’argument selon
lequel les intérêts des partenaires doivent être pris en considération dans la gestion de
l’entreprise. Au sens étroit, tous les partenaires contribuent de façon importante à la réussite
de l’entreprise. Par conséquent, on peut affirmer que l’entreprise des obligations envers eux à
titre de réciprocité et de gratitude. Au sens large, les partenaires sont essentiellement des
entités sur lesquelles les activités de l’entreprise peuvent avoir des conséquences négatives ou
positives. Les obligations résultant de la théorie des partenaires sont donc fondées soit sur les
effets d’une maximisation du bien-être général, soit sur les droits de certains groupes à ne pas
être lésés d’une façon ou d’une autre.

En réalité, Evan et Freeman ont recours à un autre argument qui se veut d’inspiration
kantienne mais qui se rattache directement à la gouvernance de l’entreprise : « Toute
personne a le droit d’être considérée, non comme un moyen pour atteindre un objectif de
l’entreprise, mais comme une fin en soi. Si l’entreprise moderne persiste à considérer les
personnes comme des moyens au service d’une fin, ces personnes doivent au minimum
participer (ou choisir de ne pas participer) aux décisions à cet effet » (Evan & Freeman, 1996,
p. 258). Mon propos n’est pas d’analyser en détail cet argument et son inspiration soi-disant
kantienne, mais plutôt d’examiner la théorie des partenaires en général, qui est l’hypothèse de
base pour tous les aspects de la question.

Objections pratiques

Dès que l’on aborde la théorie des partenaires de l’entreprise des questions d’ordre pratique
se posent. Ainsi, le statut moral des chefs d’entreprise est à la fois exceptionnel et quelque peu
contestable dans la mesure où ils sont eux-mêmes partenaires – ils font partie des groupes
dont les intérêts doivent être pris en considération – tout en ayant la responsabilité de
concilier les intérêts de tous. Ils se retrouvent donc dans une position de conflit d’intérêts. Ils
devraient donc être soumis à des mécanismes de responsabilité et de contrôle si draconiens et
si étendus qu’on pourrait estimer à juste titre, comme nous le verrons plus loin, qu’ils sont
discutables d’un point de vue moral.

Elaine Sternberg soulève une autre objection pratique. Elle affirme que le fait d’imposer une
responsabilité très étendue a pour effet concret d’atténuer considérablement cette même
responsabilité : « Une entreprise responsable devant tous n’est en réalité responsable devant
personne : une responsabilité diffuse n’a pas d’existence réelle. » (Sternberg, 2000, p. 51.) Elle
ajoute, sur un ton sardonique non dépourvu de bon sens, que « parmi les plus ardents
défenseurs de la théorie des partenaires on retrouve justement ceux qui ont le plus à gagner
d’une responsabilité diffuse : les chefs d’entreprise. En remplaçant un modèle mesurable de
performance financière par la notion très floue de “conciliation des intérêts”, la théorie des
partenaires dégage les chefs d’entreprise de toute responsabilité et les laisse libres de servir
leurs propres intérêts » (Sternberg, 2000, p. 51-52).

Evan et Freeman reconnaissent que « dans l’entreprise d’aujourd’hui, la gestion s’apparente


au jugement de Salomon » (Evan & Freeman, 1996, p. 262). Ils semblent toutefois penser que
les chefs d’entreprise actuels sont parfaitement capables de s’acquitter de cette tâche.

Le « je » transcendantal de l’acquisition

Ces objections pratiques sont importantes mais, comme je tiens à le démontrer, il y a plus
grave dans la mesure où la conception de l’entreprise défendue par la théorie des partenaires
pose problème – signalons d’ailleurs que cette conception erronée est commune à la théorie
de l’entreprise fondée sur la valeur pour les actionnaires telle que l’a élaborée Friedman. En fin
de compte, la théorie de la valeur pour les actionnaires et la théorie des partenaires rendent
incohérente la notion même de responsabilité sociale de l’entreprise parce qu’elles défendent
toutes deux une conception de l’entreprise totalement vidée de sa substance.

Comment est-ce possible ? Comment en particulier est-il possible que la théorie des
partenaires, qui prétend poser les fondements théoriques de la responsabilité sociale de
l’entreprise, fasse de la responsabilité sociale de l’entreprise une notion incohérente, voire
impossible ?

Pour comprendre comment nous en sommes arrivés là, commençons par examiner la façon
dont la théorie des partenaires envisage la relation entre partenaires et l’entreprise. Penchons
nous sur la représentation graphique de l’entreprise selon le modèle des partenaires établi par

Evan et Freeman (figure 1).

L’entreprise, au centre, est entourée de ses groupes de partenaires les plus proches (définition
étroite), représentés à l’extrémité de rayons qui figurent des enjeux moraux réciproques :
propriétaires, direction, communauté locale, clients, employés et fournisseurs. On peut
chicaner sur les détails de ce graphique et se demander par exemple où sont les créanciers
(peut-être sont-ils rangés au nombre des fournisseurs) ? Pour chacune des relations
représentées ici, les enjeux moraux sont-ils vraiment réciproques ? Est-il vraiment souhaitable,
par exemple, de dire que les consommateurs ont l’obligation morale de veiller aux intérêts des
entreprises dont ils achètent les produits ?

La perplexité est à son comble quand on se demande ce que peut bien contenir la case placée
au milieu du diagramme pour figurer l’entreprise.

Son contenu n’a certainement rien à voir avec les entreprises que nous connaissons dans le
monde réel : il s’agit d’une entité distincte des employés, des dirigeants et des propriétaires.
En fait, cette case marquée « entreprise » est, bien entendu, vide ; comme Evan et Freeman
l’indiquent on ne peut plus clairement, l’entreprise n’est qu’une « entité abstraite », une «
fiction » (Evan & Freeman, 1996, p. 261).

Cette conception abstraite de l’entreprise n’est pas sans rappeler la conception kantienne du
moi transcendantal ou moi nouménal énoncée dans la Critique de la raison pure (Kant, 1787).

Kant pensait qu’il est nécessaire de poser l’existence d’un sujet de l’expérience totalement
abstrait pour expliquer comment les perceptions et les pensées d’un être humain s’unifient
pour former les expériences d’un sujet unique ; en d’autres termes, comment se peut-il que
toutes mes pensées et mes expériences soient unifiées pour être miennes. Kant a appelé ce
sujet abstrait le « “je” transcendantal de l’aperception ». Cet être transcendantal est purement
formel ou abstrait et donc vide ; il ne peut en aucun cas être touché par l’expérience parce
qu’il est lui-même le sujet de toute expérience.

Je n’irai pas jusqu’à prétendre que la notion d’entreprise joue un rôle conceptuel semblable
dans la théorie des partenaires mais il me semble que l’image de l’entreprise comme point de
départ de la théorie des partenaires est tout aussi formelle, abstraite et vide. On ne peut
l’assimiler ni aux intérêts ni à la personne des employés ou des dirigeants car, juridiquement
parlant, l’entreprise est l’employeur. Elle ne peut être assimilée aux actionnaires parce que
l’entreprise est ce qu’ils possèdent. On pourrait, avec une pointe d’ironie, appeler cette notion
abstraite de l’entreprise le « je transcendantal de l’acquisition ».

Bien entendu, la théorie des partenaires n’a pas pour vocation de s’arrêter à l’image abstraite
d’une entreprise envisagée comme une entité vide et purement formelle mais plutôt
d’étendre la portée morale de l’entreprise à tous les intérêts des partenaires. Il est essentiel de
comprendre, toutefois, pourquoi cette conception vide et formelle de l’entreprise est prise
comme point de départ de la théorie. En refusant d’assimiler l’entreprise aux intérêts d’un
groupe spécifique de partenaires (les propriétaires ou les dirigeants, par exemple), la
conception abstraite de l’entreprise l’image d’une entité située à égale distance, d’un point de
vue moral, de tous les partenaires, exactement comme sur le graphique élaboré par Evan et
Freeman. De là, en empruntant tel ou tel argument moral (dans le cas d’Evan et de Freeman, il
s’agit d’un argument vaguement kantien), on peut parvenir à la conclusion que le but de
l’entreprise est d’être une instance chargée de promouvoir et d’équilibrer les intérêts de tous
les partenaires.

Or, ainsi formulée, la théorie des partenaires nie la possibilité même de responsabilité des
entreprises. Comme je l’ai dit plus haut, toute justification viable du concept de responsabilité
de l’entreprise suppose que deux conditions soient réunies. En premier lieu, il faut pouvoir
expliquer comment l’entreprise peut être un « agent intentionnel ». En second lieu, il faut que
l’entreprise ait la capacité d’être tenue responsable de ses actes et d’être sanctionnée, ce qui
suppose au minimum que l’entreprise ait des intérêts réels. Selon la conception abstraite de
l’entreprise, toutefois, aucune de ces conditions n’est satisfaite.

L’entreprise, telle que la conçoit la théorie des partenaires, ne peut pas être un agent
intentionnel parce que, tout simplement, elle n’a pas capacité pour agir. Selon la théorie des
partenaires, l’entreprise elle-même n’est qu’une « instance des interactions entre partenaires
» et « une instance permettant de concilier les intérêts des partenaires » (Evan & Freeman,
1996, p. 262). En tant que telle, l’entreprise n’a pas capacité pour penser, vouloir ou agir, ces
trois caractéristiques étant les éléments nécessaires de l’action morale. La théorie des
partenaires ne permet pas plus d’évoquer la responsabilité morale d’une entreprise
particulière, comme Shell ou McDonalds, que de parler de la responsabilité morale d’un
système politique particulier, comme la démocratie à l’anglaise. Dans l’un et l’autre cas, il
s’agit d’un ensemble de mécanismes formels destinés à résoudre les conflits d’intérêts et à
concilier des intérêts opposés. En tant que tels, on ne saurait leur imputer de responsabilités
morales.

De même, toujours selon ce modèle théorique, on ne peut pas dire de l’entreprise qu’elle a
des intérêts. Lorsque Evan et Freeman décrivent les changements structurels qui seraient
nécessaires pour que la pratique des entreprises devienne conforme à la théorie des
partenaires, ils évoquent l’élection d’un membre spécial au conseil d’administration, «
l’administrateur métaphysique », chargé de représenter les intérêts de l’entreprise elle-même,
par opposition aux divers groupes de partenaires associés à l’entreprise. On est en pleine
fiction. Si on l’abstrait des intérêts des propriétaires, des dirigeants, des employés et des
clients, l’entreprise n’a plus d’intérêts. Ainsi, quand on dit par exemple que l’entreprise a
intérêt à accroître ses ventes ou à conquérir de nouveaux marchés, c’est tout simplement
parce que les actionnaires ont intérêt à voir augmenter les profits, considérés comme étant
extérieurs à l’entreprise. L’entreprise ayant un statut purement abstrait, on ne peut lui prêter
aucun intérêt, pas même celui de sa survie. Or, à moins d’avoir des intérêts, un agent ne peut
se voir infliger de sanction. La théorie des partenaires ne nous permet pas d’imputer des
responsabilités morales à l’entreprise ; de même, selon cette même théorie, l’idée de
sanctionner l’entreprise ou de la tenir pour responsable de ses actions n’a pas de sens.

Il est clair que la théorie des partenaires ne peut servir de fondement à une approche de la
responsabilité morale de l’entreprise si l’on cherche à montrer comment une entreprise peut
avoir des obligations morales. Voilà qui est surprenant et quelque peu déroutant, d’autant que
la plupart des chercheurs supposent que c’est là l’objet de la théorie des partenaires.

Est-ce si important ? Selon la théorie des partenaires, l’obligation de servir les intérêts des
partenaires n’incombe pas aux entreprises, mais plutôt aux dirigeants. Ce sont en effet les
chefs d’entreprise qui contrôlent les ressources financières de l’entreprise, ce sont eux qui
doivent veiller à maximiser les intérêts de tous les partenaires lorsque cela est possible et à les
concilier dans le cas contraire. Après tout, peu importe sans doute que la responsabilité de
l’entreprise passe au second plan tant que le concept de la responsabilité des dirigeants reste
solidement établi. Selon cette interprétation, la théorie des partenaires remplace donc le
concept de responsabilité de l’entreprise par celui de responsabilité des dirigeants. Quel mal y
a-t-il à cela ?

Outre le fait que cette interprétation va à l’encontre de notre approche intuitive de l’éthique
des affaires (qui, je l’ai indiqué plus haut, est axée sur le concept de responsabilité morale de
l’entreprise), l’objection la plus forte vient de Milton Friedman lui-même. Cette approche
théorique, selon lui, introduit dans la sphère économique privée un élément de politisation
aussi dangereux qu’inopportun (Friedman, 1993, p. 251 et suiv.). Pour que les dirigeants
assument l’écrasante responsabilité d’administrer les intérêts des innombrables groupes de
partenaires que leur impose la théorie des partenaires, ils doivent être dûment mandatés pour
ce faire. Evan et Freeman supposent à juste titre que pour ce faire il est indispensable de
procéder à une réforme démocratique en profondeur de la gouvernance des entreprises.

Ils imaginent donc de transférer le pouvoir au sein de l’entreprise à un « conseil


d’administration des partenaires » composé des représentants de cinq groupes de partenaires
et d’un délégué de l’entreprise elle-même, « l’administrateur métaphysique ». Chacun des
membres du conseil d’administration doit être élu par une « assemblée des partenaires »
dotée d’une charte et d’un règlement (Evan & Freeman, 1996, p. 264).

L’argument de Friedman (quelque peu généralisé) revient à dire qu’en faisant de l’entreprise
une instance où se déroulent des processus essentiellement politiques, la théorie des
partenaires rejette complètement la notion de société commerciale envisagée comme
entreprise privée, soit la poursuite d’intérêts privés par des moyens privés. Selon une telle
interprétation, toutes les entreprises privées deviennent des entreprises publiques : la notion
de sphère distincte de l’activité entrepreneuriale privée s’estompe, ainsi que le concept de
responsabilité morale de l’entreprise. C’est pour Friedman une vision de cauchemar dans
laquelle toute la vie commerciale, et par extension toute la vie privée, sont englobées dans la
sphère du politique 2

. Il en découle que la théorie des partenaires nie la possibilité même d’une éthique de
l’entreprise, au sens où elle ne nous permet ni d’attribuer à l’entreprise une capacité pour agir
ni de lui prêter des intérêts. Plus fondamentalement, elle nie la légitimité de la sphère de
l’entreprise privée. Théorie de la valeur pour les actionnaires.

Qu’en est-il de la solution qui a les faveurs de Milton Friedman, à savoir la théorie de la valeur
pour les actionnaires ? Quelle est la conception de l’entreprise dans cette autre option ?
Friedman lui-même n’est pas vraiment explicite sur ce point. Mais la façon la plus naturelle
d’interpréter sa thèse est de considérer qu’elle est basée sur la conception classique de
l’entreprise tirée de la théorie juridique, à savoir l’élément central des contrats juridiques
passés entre les propriétaires des facteurs de production et les clients. Selon cette conception,
l’entreprise est également une entité abstraite et fictive, mais caractérisée par des relations
juridiques complexes entre des personnes. Cette conception correspond à l’idée de
Friedman selon laquelle « seules des personnes peuvent avoir des responsabilités » (Friedman,

1993, p. 249) et à son insistance sur le fait que les responsabilités morales dans les affaires se
limite à celles définies par la relation entre les actionnaires et la direction. Si tel est bien le cas,
il semblerait que la théorie des partenaires et la théorie de la valeur pour les actionnaires
soient parallèles dans leurs structures. Les deux théories partent d’une conception abstraite et
formelle de l’entreprise et affirment ensuite, sur des bases indépendantes, que la direction a
l’obligation de gérer l’entreprise exclusivement au profit d’un ensemble particulier d’intérêts :
les intérêts des actionnaires pour le tenant de la valeur pour les actionnaires, les intérêts
collectifs et encadrés sur le plan politique des partenaires, pour le partisan de la théorie des
partenaires. Mais ces deux points de vue rendent également incohérente l’idée d’une
responsabilité sociale de l’entreprise.

En ce qui concerne la théorie de la valeur pour les actionnaires, l’entreprise est une entité
formelle qui ne peut avoir d’obligations morales vis-à-vis de partenaires qui ne seraient pas
aussi des actionnaires étant donné la relation privilégiée entre dirigeants et propriétaires. Pour
la théorie des partenaires, l’entreprise est une entité formelle qui ne peut avoir d’obligations
morales car elle n’est qu’une instance politique servant à équilibrer et répartir les intérêts de
ses membres. Mais ces deux théories sont au fond invraisemblable. Elles omettent l’une
comme l’autre de prendre en compte l’intuition selon laquelle nous pouvons parfaitement
parler de la responsabilité morale des entreprises, et pas seulement de leurs dirigeants, et si
nous pouvons le faire, c’est parce que les entreprises ne sont pas des entités juridiques
totalement abstraites, mais des entités commerciales et sociales concrètes qui sont gérées au
profit d’un ensemble précis d’intérêts par des groupes précis grâce à des structures
décisionnelles précises. Si nous voulons rendre compte de manière correcte de la
responsabilité morale de l’entreprise, nous devons partir d’une conception de l’entreprise qui
soit concrète plutôt qu’abstraite. Une prise en compte réaliste de la responsabilité morale de
l’entreprise ne peut découler que de la reconnaissance, de la description et de l’analyse de ces
intérêts et relations bien précis.

La conception abstraite de l’entreprise dans la stratégie concurrentielle Avant d’étudier


comment cet objectif peut être atteint, j’aimerais envisager cette question sous un angle
différent, en examinant comment fonctionne la conception abstraite de l’entreprise dans la
théorie de la stratégie concurrentielle. L’ouvrage de Michael Porter, Competitive Strategy
(Choix stratégiques et concurrence) est l’un des textes fondateurs de la théorie de la stratégie
concurrentielle. C’est un cadre extrêmement perspicace et révélateur pour l’analyse de la
structure concurrentielle des entreprises (Porter, 1980). Les gains financiers qu’une entreprise
donnée peut obtenir à long terme dans une branche d’activité donnée sont déterminés, selon
lui, par le jeu de cinq « forces concurrentielles » à savoir : la rivalité entre les entreprises
existantes dans une branche industrielle, le pouvoir de négociation des fournisseurs et des
clients, la menace de nouveaux intervenants sur un marché et la menace de produits et
services de remplacement (Porter, 1980, p. 4 s.). Le cadre de Porter s’applique à l’analyse des
secteurs industriels dans leur ensemble, mais il est également applicable aux entreprises.

Celles-ci sont des entités concurrentielles et les profits qu’elles sont en mesure de dégager
dépendent de la force ou de la faiblesse des entités concurrentes avec lesquelles elles sont en
contact et en compétition. L’intuition de Porter a consisté à reconnaître que les entités qui
constituent l’environnement concurrentiel d’une entreprise ne sont pas seulement les
concurrents industriels connus, mais aussi les nouveaux intervenants possibles sur le marché,
les producteurs de produits de remplacement, les acheteurs (c’est-à-dire les clients) et les
fournisseurs.
Cette observation est importante pour la théorie normative des partenaires. Nous avons noté
plus haut que l’idée selon laquelle les concurrents devraient être considérés comme des
partenaires, dont les intérêts représentent des créances morales pour l’entreprise, fait
véritablement problème pour la théorie des partenaires. Il y a d’autres mots pour qualifier la
gestion d’une entreprise avec la coopération des concurrents et en tenant compte de leurs
intérêts. On parle de collusion, de cartel et d’entente sur les prix, et il s’agit d’infractions
pénales dans la plupart des juridictions. Cela souligne le rôle particulier que joue la
concurrence dans l’éthique des affaires.

La concurrence n’est pas simplement une activité discrétionnaire pour les entreprises. Les
entreprises sont moralement obligées d’entrer en concurrence et il leur est moralement
interdit de s’entendre avec leurs concurrents afin d’optimiser des profits partagés. Cette
obligation résulte des bénéfices sociaux de la concurrence entre les entreprises et des effets
extrêmement négatifs constatés en l’absence de concurrence.

Bien sûr, cela ne veut pas dire que les entreprises n’ont aucune obligation morale vis-à-vis de
leurs concurrents. Les concurrents doivent respecter tout un ensemble d’interdits qui
constituent et précisent les termes d’une concurrence loyale. Mais ils ne sont pas tenus
d’optimiser ou d’équilibrer les intérêts des uns et des autres sur le modèle de la théorie
normative des partenaires.

En généralisant ce point, on pourrait dire que les limites morales des obligations vis-à-vis des
partenaires sont atteintes lorsque l’on traite avec des concurrents : les concurrents ne doivent
absolument pas être traités en partenaires au sens de la théorie normative des partenaires.

Mais comme le montre l’analyse de Porter, l’ensemble des entités avec lesquelles une
entreprise est en concurrence est nettement plus large que la gamme manifeste des
concurrents dans la branche considérée. Cette gamme comprend, par exemple, les
fournisseurs et les clients. Les entreprises sont en concurrence avec les fournisseurs en
utilisant leur pouvoir d’achat pour négocier les prix à la baisse et elles entrent en concurrence
avec les clients notamment en créant des marques et en imposant des frais de changement de
fournisseur qui leur permettent d’optimiser les prix ou de réduire la qualité des produits. Selon
la théorie normative des partenaires, aussi bien les fournisseurs que les clients sont considérés
comme des groupes de partenaires « proches », c’est-à-dire au profit desquels l’entreprise est
censée être gérée en partie. Mais s’il est vrai qu’une entreprise a l’obligation morale d’entrer
en compétition et de ne pas s’entendre avec ses concurrents, il faut que les limites de ses
obligations vis-à-vis de ses clients et fournisseurs en tant que partenaires soient circonscrites
avec soin. Cela ressemble fort à un début de contestation de nombreuses formes d’obligations
couramment attribuées à l’entreprise. Mais je veux orienter la discussion dans une autre
direction. Posons la question dans l’autre sens. Au lieu de s’interroger sur la nature et
l’importance des concurrents de l’entreprise (quels sont les vrais concurrents de
l’entreprise ?), nous pourrions nous demander quelle est la nature et l’importance de
l’entreprise concurrente elle-même (quelle est exactement l’entité qui entre en concurrence,
celle qui est au centre des cinq forces selon Porter ?). Pour reformuler cette question, quel est
l’objet de la concurrence ? Les clients et les fournisseurs sont extérieurs à l’entreprise
considérée ici comme un objet de concurrence. Ils sont extérieurs précisément parce qu’ils
participent à la concurrence avec l’entreprise. Mais faisons un pas de plus : qui sont les
fournisseurs de l’entreprise ? Manifestement, il s’agit entre autres de prestataires extérieurs
qui fournissent des matières premières et des produits de consommation à l’entreprise. Mais il
y a aussi les nombreux groupes qui sont dans l’ensemble considérés comme internes à
l’entreprise. Par exemple, les employés sont des fournisseurs de main-d’œuvre à l’entreprise
et ils sont en concurrence avec celle-ci par l’intermédiaire des négociations salariales. La
direction est simplement un sous-groupe d’employés et donc elle peut aussi être considérée
comme extérieure à l’entreprise considérée comme l’objet de la concurrence.

Qu’en est-il des actionnaires et des créditeurs ?

Ce sont des fournisseurs de capitaux à l’entreprise, ils sont donc également en concurrence
avec celle-ci puisqu’ils s’efforcent d’obtenir d’elle un rendement maximum (s’agissant
respectivement des intérêts à percevoir et des participations) pour leurs investissements.

La difficulté saute aux yeux. C’est la récurrence du concept abstrait d’entreprise, le « je »


transcendantal de l’acquisition. En essayant de comprendre la nature de l’entreprise en tant
qu’objet de concurrence, nous sommes arrivés à une notion vide purement formelle – un
centre théorique de concurrence qui est distinct de la main-d’œuvre, de la direction ou du
capital. Mais cette conclusion fausse complètement la nature de la question que nous avons
posée au départ. L’entreprise, conçue de manière abstraite selon cette méthode, ne pourrait
pas être l’objet de la concurrence dans le monde réel, pour la simple raison qu’elle ne peut
entrer en concurrence. Elle n’a ni la force de travail avec laquelle produire des biens et
services, ni le personnel dirigeant pour fixer des politiques, ni les capitaux pour acheter usines
et équipements. Ce paradoxe a également une manifestation opérationnelle. On ressort des
nombreux travaux sur la stratégie de gestion qu’une source importante de l’avantage
concurrentiel provient des capacités et des dispositions de la direction et du personnel. Si les
membres de la direction et du personnel sont considérés (et se considèrent eux-mêmes)
comme faisant partie de la concurrence extérieure à l’entreprise, c’est-à-dire comme
fournisseurs contractuels de maind’œuvre et de gestion à une entité qui est
fondamentalement en position de concurrence vis-à-vis d’eux, il est improbable qu’ils
travaillent avec un maximum d’engagement et d’énergie. Les dirigeants et les travailleurs ne
contribueront efficacement aux objectifs de l’entreprise que s’ils se considèrent eux-mêmes,
au moins en partie, comme des éléments internes plutôt qu’externes à
l’entreprise/organisation concurrentielle. Cela implique que si l’entreprise veut participer
efficacement à la concurrence, du simple point de vue de l’efficacité de la motivation, sa
sphère de concurrence ne peut être illimitée. Elle doit « internaliser » en quelque sorte
certains groupes qui sont considérés comme des concurrents externes selon l’analyse de
Porter. En pratique, cela signifie que les relations d’une entreprise vis-à-vis de ses employés
sera toujours ambivalente, combinant des éléments de concurrence (dans les négociations
salariales par exemple) et des éléments de coopération et d’intérêt mutuel. Une image
similaire se dégagera pour chacun des groupes de partenaires d’une entreprise, même si le
mélange d’éléments de coopération et de concurrence est très différent dans chaque cas.
L’idée d’un objet illimité de concurrence est non seulement une abstraction théorique – une
entité formelle vide sur le plan logique – mais c’est aussi une absurdité sur le plan commercial.
Vers une conception concrète de la responsabilité morale de l’entreprise

Cette observation peut nous aider à dégager une conception plus concrète de l’entreprise en
tant que sujet de responsabilité morale (et aussi d’efficacité stratégique). La théorie des
partenaires nous donne de l’entreprise l’image d’une instance pour la coopération entre tous
les groupes de partenaires. La théorie de la valeur pour les actionnaires, d’autre part,
considère que l’entreprise représente exclusivement les intérêts des actionnaires et qu’elle est
dans une position de concurrence fondamentale vis-à-vis de tous les autres groupes. J’ai déjà
fait valoir que ces deux théories sont inadéquates. Les deux points de vue sont une distorsion
de la réalité des relations commerciales et morales. Les relations d’une entreprise avec ses
partenaires n’entraînent ni l’obligation exclusive d’équilibrer et d’optimiser leurs intérêts (le
tableau coopératif), ni l’obligation exclusive d’entrer en compétition avec ces partenaires –
c’est un mélange complexe des deux. Imaginons que des relations purement concurrentielles
et des relations purement coopératives existent aux deux extrêmes d’un phénomène continu,
il est alors possible de représenter la gamme classique des relations avec les partenaires sur un
diagramme (figure 2). Il est important de constater que la situation d’une relation donnée de
partenaires sur cet éventail peut être déterminée à la fois par la stratégie concurrentielle et
par des considérations éthiques raisons à la fois commerciales et éthiques pour que les
relations avec des concurrents de la même branche d’activité soient régies par des principes
de concurrence plutôt que de coopération.

Comme nous l’avons vu, il y a des raisons à la fois commerciales et éthiques qui font que les
employés doivent être traités avec un type d’attention et de sollicitude qui ne s’impose pas
pour les concurrents de la branche considérée. Plus important encore, cette représentation
sous forme de diagramme nous permet d’ébaucher une conception plus concrète et plus
réaliste de l’entreprise en tant que sujet de responsabilité morale. Comme je l’ai déjà souligné,
pour qu’il y ait responsabilité morale de l’entreprise, il faut que nous ayons une conception de
l’entreprise qui lui permette d’agir moralement et intentionnellement, ce qui signifie que
l’entreprise a des intérêts réels et qu’elle est susceptible d’être récompensée ou sanctionnée.
Nous pouvons commencer à en prendre conscience si nous associons la responsabilité morale
de l’entreprise non à une entité abstraite, mais aux groupes et particuliers qui ont de fait le
contrôle de l’entreprise et dont l’entreprise représente et favorise de fait les intérêts. Le cercle
en pointillés à droite délimite le pourtour approximatif de fait de l’entreprise en identifiant les
groupes qui ont le plus de contrôle sur les actions et la politique de l’entreprise et dont les
intérêts sont le plus directement servis par l’entreprise. Il s’agit de la direction, des employés
et (du fait de leur élection au conseil d’administration) des actionnaires qui ont le plus de
pouvoir pour orienter les activités de l’entreprise. Ce sont les actionnaires qui, en tant que
propriétaires de l’entreprise, sont les bénéficiaires essentiels des activités de l’entreprise. Si
l’on définit l’entreprise selon cet ensemble concret d’agents et d’intérêts, et non comme une
entité abstraite, il est alors possible de remplir les deux conditions préalables de la
responsabilité morale de l’entreprise : capacité pour agir et intérêts susceptibles d’être
pénalisés par une sanction. Premièrement, il est possible de rendre compte de la façon dont
les entreprises peuvent avoir des intentions et une capacité d’action morale selon les éléments
de la structure de décision interne de l’entreprise de Peter French (CID) (French, 1984). Cette
structure est composée de deux parties. La première est un organigramme qui décrit la
position, l’autorité et la responsabilité des dirigeants dans la hiérarchie de l’entreprise. La
deuxième partie est un ensemble de règles concernant les décisions d’entreprise, par exemple
les articles d’association, la politique de l’entreprise et les directives qui précisent comment
une décision peut ou doit être prise.

Peter French voit dans l’organigramme la « grammaire » de la prise de décision en entreprise


tandis que les règles de reconnaissance en donnent la logique. Ensemble, ils fournissent des
critères pour décider ce qui est, et ce qui n’est pas, une décision ou une action correcte de
l’entreprise. Lorsqu’une entreprise suit une ligne de conduite ou formule une politique
conformément à la structure de décision interne de l’entreprise, on peut considérer qu’il s’agit
d’un acte intentionnel de l’entreprise dans son ensemble – acte pour lequel elle peut assumer
une responsabilité juridique et morale.
Deuxièmement, les entreprises peuvent avoir des intérêts, surtout parce qu’elles fonctionnent
de fait pour servir ceux de groupes spécifiques et de particuliers. Les actionnaires sont
propriétaires de l’entreprise et ils sont donc habilités, moralement et juridiquement, à
bénéficier des excédents dégagés par l’entreprise. L’entreprise sert aussi, de manière plus
limitée, les intérêts des dirigeants et des employés en leur fournissant des salaires, des
avantages et un travail satisfaisant. Lorsque nous parlons des intérêts d’une entreprise, nous
faisons référence à l’intérêt sous-jacent de ceux qui ont de fait un droit sur les produits de
l’entreprise. Si une entreprise est sanctionnée par le versement d’une amende ou de taxes,
parce que ses activités sont restreintes ou lorsqu’elle est morcelée, on peut dire à juste titre
que les intérêts de l’entreprise sont lésés parce que sont lésés les intérêts de ceux qui ont en
fait des droits sur l’entreprise : les actionnaires, les dirigeants et les employés. Un des objectifs
principaux de la gouvernance de l’entreprise est donc de mettre en adéquation le contrôle de
l’entreprise et l’intérêt dans l’entreprise. Le principe fondamental est que ceux dont les
intérêts sont servis par l’entreprise doivent avoir le contrôle effectif de ses activités et
devraient donc aussi subir les conséquences pénalisantes de tout méfait de l’entreprise.

Cette présentation est très schématique et aurait besoin d’être considérablement développée.
Mais cela pourrait être une démarche plausible pour étudier un élément important de la
responsabilité morale de l’entreprise, à savoir ses obligations vis-à-vis de groupes extérieurs à
l’entreprise tels que les partenaires extérieurs. Ces obligations ne sont pas et ne peuvent pas
être d’optimiser ces intérêts comme le prétend la théorie des partenaires, ne serait-ce que du
fait que ces groupes sont en grande partie des concurrents de l’entreprise. Celle-ci a toutefois
l’obligation de ne pas provoquer de torts injustifiés dans la poursuite des intérêts qu’elle sert,
et elle peut et doit être sanctionnée lorsqu’elle viole ces obligations. Mais les relations morales
avec des groupes extérieurs à l’entreprise ne constituent qu’un des éléments de l’éthique des
affaires. De nombreuses questions renvoient à des conflits entre groupes qui sont internes à
l’entreprise telle qu’elle est définie ici, par exemple entre les dirigeants et les actionnaires,
entre les employés et les dirigeants, ou entre les différents groupes d’actionnaires. Dans ces
cas, les relations ne devraient pas être régies principalement par des forces concurrentes. Ces
groupes sont tous, dans une large mesure, internes à l’entreprise – ils contribuent à la
contrôler et partagent ses bénéfices. Différentes formes d’obligations et des mécanismes de
règlement des conflits s’imposent dans ces cas-là. Peut-être que l’image appropriée ici renvoie
davantage à celle présentée dans la théorie des partenaires, à savoir une instance politique
servant à équilibrer et optimiser les intérêts. Pour compliquer encore les choses, la ligne de
partage théorique entre les groupes « internes » et « externes » à l’entreprise est poreuse,
variable et souvent imprécise. Comme l’indique le diagramme donné plus haut, la concurrence
et la coopération sont les deux extrêmes d’un phénomène continu. La plupart des relations
dans le monde des affaires comprennent un mélange complexe des deux. Ce caractère des
relations commerciales, toujours présent à un certain degré, a été considérablement amplifié
par plusieurs tendances actuelles. L’externalisation et la gestion de la chaîne des
approvisionnements, par exemple, brouillent la distinction entre fournisseurs internes.

Si cette vision ambivalente des relations commerciales est correcte, un bilan complet de
l’éthique des affaires sera une tâche extrêmement ardue. Il faudra décrire et démêler le réseau
complexe de relations entre particuliers et groupes qui expliquent le comportement des
entreprises et, dans un deuxième temps, appliquer et équilibrer deux modèles très différents
d’interaction normative et d’évaluation. Il est clair que cette réalité complexe ne peut être
réduite aux structures simples de la théorie des partenaires ou de la théorie de la valeur pour
les actionnaires. Les mécanismes non différenciés associant politique et coopérations
proposées par la théorie des partenaires comme régissant les relations entre tous les groupes
de partenaires ne permet pas de reconnaître la primauté morale des droits des actionnaires en
tant que propriétaires de l’entreprise. D’autre part, la théorie de la valeur pour les actionnaires
est erronée car elle considère que les droits moraux des actionnaires, et les obligations des
dirigeants en tant qu’agents des actionnaires, constituent l’ensemble de l’éthique des affaires.
Comme je l’ai indiqué, la responsabilité morale de l’entreprise existe dans une large mesure
parce que les dirigeants administrent les entreprises pour promouvoir les intérêts des
actionnaires. C’est seulement parce qu’une entreprise est administrée par un groupe précis de
personnes qu’elle peut avoir la capacité d’agir. C’est uniquement parce qu’une entreprise sert
un groupe précis d’intérêts qu’elle peut être sanctionnée et récompensée.

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