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"Un serviteur n'est pas

plus grand que son seigneur"


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Exégèse de Nouveau Testament


Jean 15,18-27

Vincent MARTY-TERRAIN
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1. Introduction

Comment faire face à la haine du monde en dignes disciples de Jé-


sus ? Car si son amour veut mieux que l'amour du monde, on peut aussi
dire que son amour vaut, à ceux qui lui obéissent, la haine du monde.
D'ailleurs, si les disciples seront connus pour leur amour les uns pour les
autres, le monde sera connu pour sa haine : c'est là un dualisme éthique
typique chez Jean.

Le spécialiste du Nouveau Testament John Ashton souligne que dans


cet Evangile, "le chapitre 15, à partir du verset 18, marque une montée
en puissance de l'antagonisme entre la communauté et le monde." 1 Cet
antagonisme mènera les disciples à être expulsés hors des synagogues
et même menacés de mort. Avec l'imminence du départ de Jésus, les
disciples sont appelés à une communion d'autant plus intime avec lui
pour continuer sa mission, avec les mêmes moyens, et en s'attendant à
être traité de la même manière par les juifs.

Par la suite, ce n'est pas seulement les juifs mais les Romains aussi qui
les persécuteront, et encore aujourd'hui la majorité des chrétiens vivent
dans des pays où leur foi leur cause une forte hostilité. Comment com-
prendre cette haine du monde, et comment y faire face ?

Nous verrons le contexte de l'Evangile, puis nous analyserons le


détail de la péricope en grec pour en fixer les termes lexicaux et structu-
rels, pour enfin nous intéresser à l'interprétation du passage, avant de
conclure.

1 Understanding the Fourth Gospel, John Ashton (Clarendon Paperbacks, 1993), p.205-
206.
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2. Contexte.

a) Auteur et date

Bien qu'il ne soit fait mention de l'auteur, comme dans aucun des 4 évan-
giles, néanmoins dès le 2e siècle2 et jusqu'au 18e siècle, l'avis unanime
de l'église chrétienne est que l'auteur du 4e évangile est l'apôtre Jean,
et qu'il l'aurait rédigé à Ephèse à la fin du premier siècle. Cette position
a été contestée au cours des derniers siècles avec l'avènement de la cri-
tique textuelle, préférant, pour expliquer certains aspects du texte, une
théorie qui met en oeuvre plusieurs auteurs tardifs.

Les défenseurs de ces thèses s'appuient sur le dualisme partagé par la


pensée développée dans cet Evangile et la pensée Grecque (notamment
le Platonisme ou la Stoa) ou même la pensée gnostique.

Cela pose quatre problèmes :

- Un lien constaté entre deux pensées n'indique pas laquelle est à l'ori-
gine de l'autre;

- Le débat essentiel dans cet Evangile est centré sur l'opposition entre
Judaïsme et Christianisme;

- L'auteur écrit en grec, mais son langage est simple et sa grammaire


rappelle plutôt l'araméen, laissant à penser que c'était un juif qui au-
rait appris le grec;

- Rapprocher cet Evangile et la pensée grecque est un raccourci ap-


proximatif, car dans le premier le dualisme est éthique et dans l'autre
il est métaphysique.

Du point de vue archéologique, on rapprocherait avec plus de justesse


cet Evangile aux textes esséniens retrouvés à Qûmran entre 1947 et
1956, tant au niveau du lexique employé que de l'emphase sur l'Esprit et
son rôle. De plus, on a retrouvé en 1935 un fragment du 4e évangile (le
Ryland p52), daté de la première moitié du 2e siècle, et qui contient des
formulations typiques du grec tel qu'il était à la fin du 1er siècle.

Néanmoins, deux points suggèrent un manuscrit retravaillé : les apories 3


et la double conclusion. Cette dernière mentionne d'ailleurs un "nous" in-

2 Ignace d'Antioche, dans ses lettres au Philadelphiens (7,1), aux Romains (7,3), aux
Magnésiens (7,1; 8,2), et Polycarpe dans son épître (7,1) - écrits qui datent du début du
2e siècle - font référence à l'évangile de Jean comme un écrit déjà bien connu et sacré.
3 C'est-à-dire les ruptures logiques dans l'enchainement du discours.
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défini, probablement une communauté johannique, à laquelle on attribue
la paternité de cet Evangile. Cependant en comparant le 4e évangile aux
synoptiques, on voit que l'expression "le disciple que Jésus aimait" dans
le premier remplace pour ainsi dire les mentions de l'apôtre Jean dans
les trois autres.

Ainsi, la tradition chrétienne et l'archéologie s'accordent sur l'origine


temporelle de l'Evangile de Jean, et il n'existe jusqu'ici aucun élément
permettant de remettre sérieusement en question cette datation. Pour
ce qui est de l'auteur, l'analyse textuelle et le témoignage historique per-
mettent sans problème de retenir l'apôtre Jean comme auteur, avec pro-
bablement un réviseur qui aurait édité la structure mais non le texte.

b) Contexte du livre

L'Evangile de Jean est souvent qualifié d'Evangile spirituel - par


contraste avec les évangiles synoptiques, qualifiés de matériels 4. La tra-
dition chrétienne le tient en effet pour être le dernier des 4 évangiles, et
qui leur serait complémentaire en ce sens. Cependant, s'il en porte le
nom, l'Evangile de Jean n'a que la forme d'un évangile biographique -
comme les évangiles synoptiques - et serait plus adéquatement qualifié
de traité théologique de forme biographique. Il aurait été composé à
Ephèse5, et son but principal peut être résumé à ce qu'en dit l'auteur lui-
même : "A que vous croyez que Jésus est le Christ, Fils de Dieu, et qu'en
croyant vous ayez la vie en son nom" (Jn.20,31).

c) Contexte dans le livre

En ce qui concerne le contexte large, les chapitres 15 à 17 sont un


célèbre exemple d'aporie, notamment les versets consécutifs 14,31 et
15,1 : Jésus dit "Levez-vous, partons d'ici", avant de continuer son dis-
cours pendant encore 3 chapitres. Le chapitre 14 semblerait plus natu-
rellement suivi du chapitre 18, et ceci complique un peu la remise en
contexte. Néanmoins, les commentateurs s'accordent en général 6 pour
dire que les chapitres 15 et 16 constituent le discours de Jésus à la fin
du dernier repas, un discours d'adieu à ses disciples les plus proches.
Ceci en explique la teneur grave, en effet Jésus cherche à les prévenir
et les exhorter, car il savait que les douze seraient tentés d'abandonner
trois choses :
4 Eusèbe de Césarée, dans son Histoire Ecclésiastique (p.195), cite Clément d'Alexan-
drie : "Jean, le dernier, voyant que le côté matériel avait été mis en lumière dans les
évangiles, poussé par les disciples et divinement inspiré par l'Esprit, fit un évangile spi -
rituel."
5 Raymond E. Brown, Que sait-on du Nouveau Testament ? (Bayard, 2011), p. 377.
6 Matthew Henry, Matthew Henry's Commentary on the Whole Bible (1706), volume 5,
John XV.
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- d'abord Jésus lui-même, pour retourner au Judaïsme, d'où sa recom-
mandation de s'attacher à lui et de demeurer en lui;

- ensuite, la communauté des disciples, d'où sa recommandation de


s'aimer les uns aux autres pour préserver la communion;

- enfin, leur ministère d'apôtre, à cause des persécutions, d'où son ex-
position claire de la haine du monde et son encouragement à persévé-
rer dans le témoignage en partenariat avec l'Esprit Saint.

C'est sur ce troisième point que se focalise le passage que nous avons
choisi d'analayser. Après avoir abordé les questions du fruit et de
l'amour, Jésus parle ici de la haine du monde et du Paraclet, celui qui
leur viendra en aide pour leur ministère.

Pour ce qui est du contexte immédiat, Jésus explique juste après


son discours la raison qui l'a poussé à le tenir ainsi que l'utilité qu'il aura
pour les disciples : c'est afin qu'ils ne trébuchent pas, c'est-à-dire qu'ils
n'abandonnent pas la foi7 face aux persécutions.

7 Le verbe grec traduit ici par "trébucher" (σκανδαλιζω) n'est utilisé qu'une seule autre
fois dans cet évangile (6,61) où, comme ici, il semble faire référence au fait de ne plus
suivre Jésus - or si ce discours précède effectivement de peu l'arrestation du Christ,
les disciples sont sur le point de fuir leur maître (Mt.26,31).
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3. Remarques grammaticales et textuelles

a) Texte grec

18 Εἰ ὁ κόσμος ὑμᾶς μισεῖ8, γινώσκετε ὅτι ἐμὲ πρῶτον ὑμῶν9 μεμίσηκεν. 19 εἰ ἐκ τοῦ
κόσμου ἦτε, ὁ κόσμος ἂν τὸ10 ἴδιον ἐφίλει· ὅτι δὲ ἐκ τοῦ κόσμου οὐκ11 ἐστέ, ἀλλ’ ἐγὼ
ἐξελεξάμην ὑμᾶς ἐκ τοῦ κόσμου, διὰ τοῦτο μισεῖ ὑμᾶς ὁ κόσμος12. 20 μνημονεύετε τοῦ
λόγου οὗ13 ἐγὼ εἶπον ὑμῖν· Οὐκ ἔστιν δοῦλος μείζων τοῦ κυρίου αὐτοῦ· εἰ ἐμὲ ἐδίωξαν,
καὶ ὑμᾶς διώξουσιν· εἰ τὸν λόγον μου ἐτήρησαν, καὶ τὸν ὑμέτερον τηρήσουσιν 14. 21 ἀλλὰ
ταῦτα πάντα15 ποιήσουσιν16 εἰς ὑμᾶς17 διὰ τὸ ὄνομά μου, ὅτι οὐκ οἴδασιν τὸν πέμψαντά
με. 22 εἰ μὴ ἦλθον καὶ ἐλάλησα αὐτοῖς, ἁμαρτίαν οὐκ εἴχοσαν· νῦν δὲ πρόφασιν οὐκ
ἔχουσιν περὶ τῆς ἁμαρτίας αὐτῶν18. 23 ὁ ἐμὲ μισῶν καὶ τὸν πατέρα μου μισεῖ. 24 εἰ τὰ
ἔργα μὴ ἐποίησα ἐν αὐτοῖς ἃ οὐδεὶς19 ἄλλος ἐποίησεν, ἁμαρτίαν οὐκ εἴχοσαν· νῦν δὲ καὶ
ἑωράκασιν καὶ μεμισήκασιν καὶ20 ἐμὲ καὶ τὸν πατέρα μου. 25 ἀλλ’ ἵνα πληρωθῇ ὁ λόγος
ὁ ἐν τῷ νόμῳ αὐτῶν γεγραμμένος21 ὅτι Ἐμίσησάν με δωρεάν. 26 Ὅταν22 ἔλθῃ ὁ
8 εμισησε (aoriste, aspect ponctuel) corrigé ensuite en εμισει (imparfait, durée) dans le
Papyrus 66 (P66).
9 Omis à l'origine dans le Codex Sinaïticus, omis également dans le Codex Bezae, ainsi
que dans quelques textes, et dans la majorité des témoins textuels de la Vetus Latina.
Influe sur l'emphase mais pas le sens.
10 τον (masculin) dans P66. Le remplacement du neutre par le masculin influe peu sur
le sens.
11 ουκ εκ τουτου του κοσμου à l'origine dans P66, et dans la majorité des témoins tex-
tuelles de la Vetus Latina. Le démonstratif ajoute une emphase mais ne change pas le
sens.
12 Ordre variant dans P66 (υμας μισει ο κοσμος), également dans Sinaïticus ainsi que
quelques textes (ο κοσμος μισει υμας) - deux inversions emphatiques qui ne changent pas
le sens.
13 τους λογους ους (masc.plur.) dans Bezae, τον λογον ον (masc.sing.) dans Sinaïticus et
quelques textes, οτι (pron.rel.) dans la Vetus Syra. Cela ne modifie pas le sens de la
phrase.
14 ει τον λογον μου ουκ ετηρησαν, και τον υμετερον ουκ τηρησουσιν selon Alex Pallis.
15 Omis dans Bezae et quelques textes. Cela enlève l'emphase mais ne modifie pas le
sens.
16 ποιησωσιν dans le Sangallensis et quelques textes, ποιουσιν dans le P66 et la Vetus La-
tina. L'indicatif futur ou présent et le subjonctif impliquent une temporalité différente.
17 εις est omis dans quelques textes, υμας est remplacé par υμιν dans Alexandrinus et
Bezae, l'Athous Lavrensis, les minuscules de la famille 13, le texte majoritaire, la lec -
ture combinant Vulgate et Vetus Latina, et enfin la Syra Harklensis. Rien qui ne change
le sens.
18 Omis dans le P66. Les mots précédents étant au génitif, αυτων reste sous-entendu.
19 μηδεις dans le P66. Les deux mots sont synonymes.
20 Omis dans P66, Bezae, la Vetus Latina et des versions minoritaires de la Vulgate.
21 Ordre variant (γεγραμμενος au début dans Sinaïticus et Coridethianus, les minuscules
de la famille 13 et le texte majoritaire; αυτων omis à l'origine dans le P66). L'emphase
disparaît mais le sens demeure.
22 Oταν δε dans les Alexandrinus, Bezae, Regius, Coridethianus, l'Athous Lavrensis, la
majorité des minuscules, le texte majoritaire, la version syriaque, et samaritaine. L'em-
phase ne modifie pas le sens.
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παράκλητος ὃν ἐγὼ πέμψω23 ὑμῖν παρὰ τοῦ πατρός, τὸ πνεῦμα τῆς ἀληθείας ὃ παρὰ τοῦ
πατρὸς ἐκπορεύεται, ἐκεῖνος μαρτυρήσει περὶ ἐμοῦ· 27 καὶ ὑμεῖς δὲ μαρτυρεῖτε, ὅτι ἀπ’
ἀρχῆς μετ’ ἐμοῦ ἐστε.
b) Traduction

18 Si le monde vous hait, sachez qu'il m'a haï moi en premier. 19 Si vous
étiez du monde, le monde vous aimerait comme les siens. Puisque ce-
pendant vous n'êtes pas du monde, mais que moi je vous ai choisis hors
du monde, à cause de cela le monde vous hait. 20 Souvenez-vous de la
parole que je vous ai dite : "Le serviteur n'est pas plus grand que son
seigneur". S'ils m'ont persécuté, de même ils vous persécuteront; s'ils
ont gardé ma parole, de même ils garderont la vôtre. 21 Cependant ils fe-
ront toutes ces choses contre vous à cause de mon nom, parce qu'ils
n'ont pas connu celui qui m'a envoyé. 22 Si je n'étais pas venu et ne leur
avais parlé, ils n'auraient pas eu de péché. Mais maintenant ils n'ont pas
d'excuse pour leur péché. 23 Celui qui me hait, hait aussi mon père. 24
Si je n'avais pas fait les oeuvres parmi eux que personne d'autre n'a fait,
ils n'auraient pas eu de péché. Mais maintenant, ils ont à la fois vu et
haï, à la fois moi et mon père. 25 Cependant c'est afin que soit accom-
plie la parole de la loi écrite à leur sujet : " Ils m'ont haï gratuitement". 26
Quand sera venu l'avocat que je vous enverrai du Père, l'Esprit de vérité
qui du Père vient, celui-ci témoignera24 à mon sujet. 27 Et vous aussi
vous témoignerez car vous êtes avec moi depuis le début.

c) Points de confusion

L'usage de la particule εἰ ("si") varie dans ce passage selon le mode du


verbe qui suit. Le verset 18, avec un verbe à l'indicatif, implique une
condition réalisée : "Si le monde vous hait" - la fin du verset 19 le
confirme : "à cause de cela le monde vous hait". Au contraire, le début
du verset 19, avec un verbe au subjonctif (en grec), implique une condi-
tion non réalisée : "Si vous étiez du monde". Ainsi avec cette particule le
discours oscille entre deux ordres : celui du réel (v.18, 20) et celui de l'ir-
réel (v.19, 22, 24).

Au verset 20, la particule εἰ acquiert même un sens comparatif, et on


pourrait paraphraser : "Comme ils m'ont persécuté (...) comme ils ont
gardé ma parole (...)". Cette différence est soulignée par la position de
ce verset au centre d'un chiasme25 (v.18-24) :

23 πεμπω (présent) dans Bezae. Le verbe conserve néanmoins un aspect de futur, mais
futur proche.
24 L'impératif présent et l'indicatif futur du verbe μαρτυρεω ayant la même terminaison,
les deux traductions sont possibles. Etant donné le parallèle entre l'action de l'Esprit et
celle des disciples dans cette phrase, nous retiendrons plutôt la seconde option, de
plus le même verbe est ensuite conjugué au futur pour décrire l'action des disciples.
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A. Si le monde vous hait, sachez que c'est moi en premier qu'il a haï.
B. Si vous étiez du monde, le monde vous aimerait comme les siens.
C. Puisque cependant, vous n'êtes pas du monde, mais que moi je
vous ai choisis hors du monde, à cause de cela le monde vous
hait.
D. Souvenez-vous de la parole que je vous ai dite : "Le serviteur
n'est pas plus grand que son seigneur". S'ils m'ont persécuté,
de même ils vous persécuteront; s'ils ont gardé ma parole, de
même ils garderont la vôtre.
C'. Cependant ils feront toutes ces choses contre vous à cause de
mon nom, parce qu'ils n'ont pas connu celui qui m'a envoyé.
B'. Si je n'étais pas venu et ne leur avais parlé, ils n'auraient pas eu de
péché. Mais maintenant ils n'ont pas d'excuse pour leur péché. Celui
qui me hait, hait aussi mon père.
A'. Si je n'avais pas fait les oeuvres parmi eux que personne d'autre n'a
fait, ils n'auraient pas eu de péché. Mais maintenant, ils ont à la fois vu
et haï, à la fois moi et mon père.
Par ailleurs, Jésus fait souvent référence au monde (" κόσμος") dans
l'Evangile de Jean, directement ou indirectement, pour indiquer deux
choses différentes : la création matérielle d'une part (par exemple en
Jean 1:10) et les incroyants hostiles au plan de Dieu d'autre part. C'est
de cette seconde catégorie qu'il s'agit ici.

Enfin, la controverse du filio que ayant divisé les courants ecclésias-


tiques, il peut être utile de mentionner que dans ce passage, le verset 26
s'intéresse à la mission temporelle du Saint Esprit et non aux relations
de la Trinité ontologique, comme le dénote l'emploi de la particule παρὰ.
Le cas échéant, ἐκ aurait été la particule idoine (comme on le voit dans
le Symbole de Nicée)26.

d) Procédés stylistiques

Jean place une emphase particulière sur la Trinité économique ici :

- D'abord avec le pronom personnel qui désigne Jésus dans ce passage


(v.18 et 23) et sur la mention explicite de son Père (v.23), en les répétant
(v.18), en les plaçant avant le verbe quand ils viendraient plus naturelle-
ment après (v.23), ou en répétant la particule καὶ pour les introduire ("et",
v.24).

25 Craig S. Keener, The Gospel of John. 2e volume (Peabody, MA: Hendrickson, 2003),
p.1019.
26 B.F. Westcott, The Gospel According to St John, 2e volume (Grand Rapids, 1954),
p.213; également Rodney A. Whitacre, IVP New Testament Commentary Series : John
(Intervarsity Press, 1999).
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- Ensuite au verset 26, par deux désignations : L'Esprit de vérité (c'est la
deuxième des trois fois que ce titre est utilisé dans cet évangile - voir
14,17 et 16,13), une expression absente du reste de la Bible et peu com-
mune dans la littérature juive de l'époque27; puis le "Paraclet", qui est
toujours lié au titre précédent (14,16&26; 16,7).

4. Structure du passage.

Plusieurs commentateurs ont préféré inclure dans la péricope les


quatre premiers versets du chapitre 16, où Jésus justifie les motifs de
ses graves paroles : "Je vous ai dit cela afin que vous ne chutiez pas ". Si
cela souligne l'importance et la portée de ces avertissements et direc-
tives, néanmoins, afin de nous concentrer sur ces derniers, il nous a
semblé pertinent de nous limiter à la première partie de son discours.

Nous retiendrons donc la structure suivante :

v.18-19 Avertissement : Le monde hait les disciples parce que Jésus


les en a sorti.

v.20 Explication : Le monde traitera les serviteurs de Jésus comme


il l'a traité.

v.21-24 Dévoilement : C'est Dieu qu'ils haïssent car il les convainc de


péché.

v.25 Rappel : Cette haine est typique de l'opposition au(x) servi-


teur(s) de Dieu.

v.26-27 Promesse : Le St Esprit les soutiendra dans leur ministère.

27 Notamment, on le retrouve dans les écrits de Qûmran et dans le Testament de Juda


(20,1&5), mais son emploi y est différent de celui de Jean. Voir "Jesus Is The Christ -
studies in the theology of John", Leon Morris (Eerdmans, 1989), p.154-155.
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5. Interprétation

Une des difficultés d'interprétation concerne le paradoxe temporel


du discours de Jésus. En effet il parle maintenant comme si les disciples
étaient déjà du côté de Dieu (comparer avec Jn.7:7), car choisis hors du
monde - "mis à part", saints - alors qu'ils n'ont pas encore reçu le Saint
Esprit. Cette tension est typique du "déjà" et du "pas encore" néo-testa-
mentaire, où la promesse de Dieu a force de loi. D'ailleurs Jésus parle
dans ces chapitres comme s'il avait déjà vaincu la mort 28, et cela appuie
la souveraineté éternelle du choix divin dans l'élection et le salut. Néan-
moins le signe de cette élection (et donc de la communion à Christ) sera
la persécution, or elle sera d'un autre niveau que celle dont les disciples
ont fait l'objet jusqu'ici, puisque c'est encore sur Jésus que se focalise
l'hostilité du monde.

Cette hostilité dirigée contre Jésus est ultimement dirigée contre Dieu,
et manifeste son jugement, c'est pourquoi Jésus assène deux sentences
dans ce passage :

- Le monde n'a plus d'excuse pour son péché (v.22, 24). Il faut correc-
tement comprendre l'affirmation "Ils n'auraient pas eu de péché".
Cette formule rappelle l'enseignement de Jésus suite à la guérison de
l'aveugle-né (Jn.9:39-41), dont le parallèle avec la situation présente
est saisissant. En effet, après avoir recouvré la vu grâce à l'interven-
tion miraculeuse de Jésus, l'aveugle-né devient témoin du Christ et fi-
nit par se faire chasser de la synagogue par les juifs opposés à Jésus
(Jn.9,34), comme ils l'avaient résolu (Jn.9,22).
Il ne s'agit pas d'exempter de péché ceux qui n'ont jamais entendu
l'enseignement de Jésus ou été témoins de ses miracles, car ici c'est
justement l'ignorance coupable de Dieu par le monde qui le pousse à
rejeter Jésus.

- Le monde a haï Jésus gratuitement (v.25), et donc il a haï Dieu gratui-


tement (v.23-24). Cela établit à la fois l'innocence de Jésus et la cor-
ruption dans laquelle le monde se complaît. La haine du monde est
sans fondement, ou plutôt, sans bon fondement, car le seul fondement
est l'opposition entre l'identité et le caractère pécheur du monde et
l'identité et le caractère saint de Jésus (ce que symbolise son nom,
pour lequel les disciples seront persécutés, v.21).

28 C.H. Dodd, The Interpretation of the Fourth Gospel (Cambridge University Press,
1953) p.413.
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Le verbe haïr est à comprendre dans le sens de persécution 29, et Jésus
assimile même cela à un procès, en appelant le Saint-Esprit "avocat".
Ainsi le discours et les miracles de Jésus sont à la fois ce qui prouve
qu'il est qui il prétend être (Jn.3,2; 7,31; 9,32), et ce qui le fait condam-
ner par le monde. C'est donc ce qui atteste de l'injustice du jugement,
et ce qui le renverse.

Cela nous mène à une seconde difficulté : déterminer en quoi


consiste le témoignage des disciples. D'autres passages de la littérature
Johannique nous renseignent : il s'agit des accomplissements prophé-
tiques (Jn.19,35), de l'Evangile de Jean dans son ensemble (Jn.21,24), de
la vie éternelle (1Jn.1,2), ou encore du fait que le Père a envoyé le Fils
pour sauver le monde (Jn.3,16, 1Jn.4,14). Néanmoins la logique de ce
passage implique plus que des points particuliers.
Un élément clé ici est le Saint-Esprit. Il est appelé "π αράκλητος", ce qui
fait référence à l'avocat de la défense dans un procès. Dans le cas de
l'aveugle-né, c'est Jésus qui joue un rôle d'avocat auprès de celui qui té-
moigne de lui et qui se retrouve persécuté, cependant il va plus loin et,
étant également juge, il renverse la sentence. Il en va de même pour cet
autre avocat (Jn.14,16) dont les disciples auront besoin : ils donneront
leur témoignage, mais c'est l'Esprit qui attestera de leurs propos, et qui
d'avocat se muera en procurateur dans le procès de Dieu contre le
monde30.

Cependant, si le terme d'avocat est attribué à l'Esprit, il n'est pas qu'un


avocat. En fait, nous trouvons dans le verset 26 la troisième des cinq
descriptions que fait Jésus du ministère de l'Esprit Saint en Jean. Après
être qualifié d'aide qui vivra dans les disciples éternellement (Jean
14,15-18) il est dit qu'il leur enseignera rappellera tout ce que Jésus leur
a enseigné (14,26). Puis, Jésus qualifiera spécifiquement son ministère
de conviction du péché, de la justice et du jugement (16,8-10), pour enfin
conclure qu'il les guidera dans toute la vérité (16,13-14).

Rodney Whitacre propose d'aborder l'oeuvre de l'Esprit avec une pers-


pective de continuité, en s'appuyant sur la citation de Jean 13,16 au ver-
set 20 : "Un serviteur n'est pas plus grand que son seigneur". En effet,
dans son premier contexte, Jésus faisait référence à sa propre humilité
alors qu'il lavait les pieds ses disciples. Or il lie ce principe d'humilité à

29 On trouve souvent deux références pour cette citation : Ps.35,19 et Ps.69,4. Il s'agit
probablement du second, qui est cité 17 fois en tout dans le Nouveau Testament (dont
deux en Jean : Jn.2,17 et 19,29), d'autant que c'est un psaume messianique (Carson,
The Gospel According to John, p.527; Köstenberger, John, p.465). Quoi qu'il en soit, les
autres mentions de la haine dans les Psaumes (Ps.35,7; 59,3-4; 109,3; 119,161) font
clairement référence à des persécutions.
30 Là encore, on retrouve une double temporalité dans le jugement : Jésus n'est pas
encore mort, mais le Prince de ce monde a été jugé (Jn.16,11).
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deux choses : la persécution et l'obéissance. Ainsi, si Jésus a eu un es-
prit humble dans l'obéissance et dans la persécution, de même les dis-
ciples sont appelés à l'avoir.

Pour ce qui est de l'obéissance, le poète et traducteur grec Alexander


Pallis proposa de corriger le texte pour "s'ils n'ont pas gardé ma parole,
ils ne garderont pas la vôtre". Il est évident que cela cadrerait mieux
avec l'ensemble, mais il n'en reste pas moins que ce sens est déjà pré-
sent dans le texte, de manière ironique. "S'ils ont gardé ma parole, ils
garderont la vôtre" concerne ce même monde qui hait Jésus et les dis-
ciples (v.19) et qui compte agir contre les disciples (v.21).

Enfin, une troisième difficulté d'interprétation réside dans la raison


de la persécution des disciples. Selon Jésus, pour comprendre la haine
envers les disciples, il faudra y voir une haine du Fils, et pour com-
prendre la haine du Fils, il faudra y voir l'ignorance que le monde a du
Père. R. Whitacre propose que dans l'Evangile de Jean, le péché est
équivalent au manque de foi en Jésus, et par conséquent au rejet du Fils
(et donc du Père). La dérive que cet avis peut occasionner est de poser
la cause du péché dans le rejet de Jésus principalement plutôt que dans
le rejet du Dieu Trinitaire.

Evidemment, la foi à laquelle nous sommes appelés est une foi en la bon-
té de Dieu et non seulement en sa souveraineté (ce qui serait une foi
équivalente à celle des démons), or l'oeuvre de Jésus est emblématique
de la bonté de Dieu. Cependant la culpabilité humaine demeure même
sans avoir été témoin de l'oeuvre rédemptrice de Christ, comme le rap-
pelle Paul (Rm.2,12-16). David Platt, lors la conférence missionnaire Ur-
bana 12, dénonçait l'erreur du contre-argument qu'on devrait autrement
attendre du monde : "Et l'Africain innocent, qui n'a jamais entendu parler
de Jésus, il va en Enfer ? Bien sûr que non ! L'Africain innocent qui n'a
jamais entendu parler de Jésus va au paradis. C'est biblique. Seulement,
l'Africain innocent, il n'existe pas. Personne n'est innocent devant Dieu,
tous sont coupables de l'avoir rejeté".

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6. Conclusion.

Cet extrait du discours d'adieu de Jésus à ses disciples vise à avertir et


rassurer les disciples quant aux persécutions : elles viendront, mais ils
pourront y faire face grâce à l'Esprit. Plus encore, le procès que le
monde cherchera à faire aux chrétiens se retournera contre lui. Pourtant
cela ne garantit pas le bien-être physique ou social des disciples, pas
plus que ça ne l'a fait pour Jésus. La victoire que nous promet Jésus res-
semble d'abord à la sienne : une crucifixion.

Pourtant aujourd'hui, il peut sembler que nous prenions imprudemment


les devants. Nombreux sont ceux en effet dans l'Eglise qui reprochent
aux non-chrétiens leur vie séparée de Dieu, et qui oublient ensuite d'en
faire autant envers les chrétiens. Comme le dit George McLeod, "La plus
grande critique qu'on puisse adresser à l'Eglise aujourd'hui est que per-
sonne ne veuille la persécuter : parce qu'il n'y a pas vraiment de quoi la
persécuter"31.

Bien sûr, cela ne concerne pas l'ensemble de l'Eglise, et cette critique


est principalement dirigée aux pays où le christianisme est largement
accepté. C'est peut-être là le problème. C'est un avis partagé par
d'autres ardents promoteurs de la parole de Dieu, comme A.W. Tozer,
mais surtout Jacques : "Peuple adultère ! Ne savez-vous pas que l'amitié
avec le monde est inimitié envers Dieu ? Ainsi quiconque souhaite être
ami du monde se fait ennemi de Dieu " (Ja.4,4). Et quiconque se fait ami
de Dieu se fait ennemi du monde.

"Qui est mon ennemi ?" - la question n'est pas posée dans le Nouveau
Testament, puisque, contrairement à la question du prochain, la réponse
est évidente : ceux qui me persécutent, d'une manière ou d'une autre.
Mais y a-t-il des persécutions contre les chrétiens aujourd'hui en
France ? Et sinon, cela veut-il dire que nous ne sommes plus ennemis du
monde ?

Une autre approche serait la suivante : Si être chrétien était un crime, y


aurait-il suffisamment de preuves pour nous faire condamner ?

31 George F. McLeod, Leadership, volume 2, n°4.


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BIBLIOGRAPHIE

The Interpretation of the Fourth Gospel


Par C.H. Dodd,
Cambridge University Press, 1953.

Understanding the Fourth Gospel


Par John Ashton,
Clarendon Paperbacks, 1991.

Matthew Henry's Commentary on the Whole Bible, complete and unabrid-


ged
Par Matthew Henry (écrit entre 1706 et 1721)
Hendrickson, 1994.
Consulté sur le logiciel biblique Logos.

WEBOGRAPHIE

IVP New Testament Commentary Series : John


Jesus Explains the Source of the World's Hatred of His Disciples (15:18-
25)
Par Rodney A. Whitacre
Intervarsity Press, 1999.
http://www.biblegateway.com/resources/ivp-nt/Jesus-Explains-Source-
Worlds-Hatred-His

How to handle hate


Par Keith Kreell,
Pour le site Bible.org
http://bible.org/seriespage/how-handle-hate-john-1518-164#P39_18080
- consulté pour la dernière fois le 5 mai 2013 à 17:00.

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