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Jean Mawhin
Université Catholique de Louvain - UCLouvain
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All content following this page was uploaded by Jean Mawhin on 29 July 2015.
1 Introduction
Ceux qui ne fréquentent pas les mathématiques de près sont très étonnés d’en-
tendre les mathématiciens ou mathématiciennes parler d’un beau théorème ou
d’une démonstration élégante. Ils ont des difficultés à qualifier de la sorte des
notions qui leur ont inspiré trop souvent plus de dégoût que d’émoi esthétique.
Les formes créées par le mathématicien, comme celles créées par le peintre
ou le poète, doivent être belles; les idées, comme les couleurs ou les mots,
doivent s’agencer harmonieusement. La beauté est le premier critère :
il n’y a pas en ce monde de place permanente pour des mathématiques
laides.
1
de l’expliquer. Cette beauté des mathématiques est difficile à définir de façon
précise; elle se ressent plus qu’elle ne s’explique.
Mais on a cherché également à définir mathématiquement la beauté dans des
domaines extérieurs aux mathématiques, comme l’architecture, la peinture, la
musique, la poésie, l’anatomie. Cela a conduit à des questions intéressantes tout
autant qu’à des dérives regrettables. Le candidat le plus célèbre pour mesurer
mathématiquement la beauté est sans conteste le nombre d’or, un irrationnel
dont nous allons raconter l’histoire.
2 Beautés irrationnelles
2.1 Les maths du format DIN (A3, A4, . . .)
Avant d’introduire le nombre d’or, montrons comment un irrationnel tout aussi
célèbre s’introduit naturellement dans un problème éminemment pratique : les
formats de papier DIN. Le principe de base de ce format de papier rectangulaire
est que, plié en deux le long du grand côté, il doit donner deux rectangles
(congruents bien sûr) semblables à celui de départ.
Soit R un rectangle de longueur L et de largeur l. On plie R en deux
parallèlement à sa largeur et on obtient deux rectangles égaux R′ . On veut que
R′ soit semblable à R. Comme l est la longueur de R′ et L2 sa largeur, il faut
donc que
L l
= ,
l L/2
2 √
c’est-à-dire que Ll = 2, soit Ll = 2 = 1, 414213562 . . ..
En pratique une feuile A4 mesure 297×210 mm, une feuille A5 210×148 mm,
une feuille A6 148 × 105 mm, . . . . Ainsi 297
210 = 1, 4142285714 . . ..
Les figures suivantes montrent comment construire géométriquement la lon-
gueur L d’un rectangle DIN à partir de sa largeur l.
2
2.2 Pythagore, son théorème et ses pythagoriciens
Cette construction se fonde sur le célèbre théorème de Pythagore reliant la
longueur c de l’hypothénuse d’un triangle rectangle aux longueurs a et b de
ses autres côtés :
c2 = a 2 + b 2 .
On ne sait pas si ce théorème est réellement dû à Pythagore, s’il en connaissait
seulement l’énoncé ou s’il en a donné une preuve. En voici une particulièrement
simple :
L’existence même de Pythagore, qui aurait vécu au VIe siècle avant Jésus-
Christ, serait né dans l’ı̂le grecque de Samos et serait mort à Crotone dans le
sud de l’Italie, n’est pas certaine.
Ce qui est certain est l’existence d’une école (ou d’une secte), les pythago-
riciens, se réclamant de son enseignement et de sa philosophie. Leur but était
d’expliquer le cosmos par des nombres entiers ou des rapports entre deux entiers
(nombres rationnels). Malheureusement, le théorème dit de Pythagore, dans sa
forme la plus simple contredit cette philosophie : le rapport de la diagonale d’un
carré à son côté ne peut pas s’écrire comme quotient de deux entiers. Quelque
trois cents ans plus tard, Euclide, dont nous reparlerons, en a donné une preuve
par l’absurde dont la beauté met tous les mathématiciens d’accord (à l’exception
des intuitionistes). Elle utilise le simple fait qu’un
√ entier est pair si et seulement
si son carré est pair. On suppose dont que 2 = m n , m étant premier avec n.
En conséquence, 2n2 = m2 , et m est pair, soit m = 2p pour un certain entier p.
Mais alors n2 = 2p2 , et n est pair, contredisant le fait que m et n sont premiers
entre eux.
Le signe de ralliement des pythagoriciens était le pentagramme ou pentacle,
c’est-à-dire le pentagone étoilé, version non convexe du pentagone régulier.
3
On pouvait donc espérer qu’ils l’avaient choisi parce que, contrairement au carré,
le rapport de sa diagonale à son côté était, lui, rationnel. On va voir qu’il n’en est
rien, en commençant par une digression liée à l’introduction d’un autre format
de papier que nous appellerons DOR.
Φ2 − Φ − 1 = 0. (3)
4
√ √
géométrique 1, G, G de raison G pour un certain G > 1, alors G = Φ. Ce
résultat se trouve déjà dans une lettre de Johannes Kepler à son ancien
professeur Michael Mästlin datée de 1597. Un tel triangle s’appelle depuis
un triangle de Kepler.
Les figures suivantes fournissent la construction géométrique de la longueur
L d’un rectangle d’or à partir de sa largeur l.
5
segments soit égal au carré du segment restant. Par ligne droite, il faut entendre
un segment de droite. Désignons sa longueur par L et par l la longueur du grand
segment dans la division demandée. L − l est alors la longueur du petit segment.
On veut avoir
L(L − l) = l2 (4)
c’est-à-dire 2
L L
− − 1 = 0,
l l
L
et donc l = Φ. Comme (4) équivaut à
L l
= ,
l L−l
on voit que, dans cette construction, la longueur du segment donné est à celle du
grand morceau comme la longueur du grand morceau est à celle du petit. Pour
des raisons peu claires, Euclide nomme cette opération division du segment en
moyenne et extrême raison, ou plus brièvement section (Livre VI, Prop. 30).
Les figures suivantes donnent une construction géométrique de la division en
moyenne et extrême raison :
6
• construire un triangle isocèle ayant chaque angle à la base double de l’angle
restant ou l’angle restant triple de chaque angle à la base (Livre IV, Propo-
sition 10). Ils apparaissent dans le pentagone régulier.
type A type B
7
Roger Penrose a montré en 1974 qu’on pouvait paver le plan avec des
losanges de type I et de type II, ainsi qu’avec des flèches et des cerfs-volants.
Penrose a également montré que ces pavages n’étaient pas périodiques, mais
presque périodiques, et que, sur des aires de plus en plus grandes, le rapport
entre le nombre de cerf-volants et le nombre de flèches, ou entre le nombre de
losanges de type II et de losanges de type I, tend vers Φ.
8
La justification n’utilise qu’un peu de trigonométrie :
1
Dans la figure ci-dessus, il faut prouver que x = Φ. On a
1 α x
tan α = = 2, tan = = x.
1/2 2 1
On sait que
2 tan α2
tan α = .
1 − tan2 α2
Par conséquent
2x
2= ou x2 + x − 1 = 0,
1 − x2
√
−1+ 5
d’où l’on tire x = 2 , c’est-à-dire
√
1 2 1+ 5
= √ = .
x −1 + 5 2
9
2.7 L’algèbre “linéaire” de Φ
L’équation (3) peut encore s’écrire
1 = Φ2 − Φ
Φ2 =Φ+1
Φ3 = Φ(Φ + 1) = Φ2 + Φ = 2Φ + 1
Φ4 = Φ(2Φ + 1) = 2Φ2 + Φ = 3Φ + 2
Φ5 = Φ(3Φ + 2) = 3Φ2 + 2Φ = 5Φ + 3
Φ6 = Φ(5Φ + 3) = 5Φ2 + 3Φ = 8Φ + 5
Φn = Fn Φ + Gn ,
alors
montrant que chaque terme de la suite des Fn s’obtient, à partir des deux
premiers 1 et 1, comme somme des deux précédents. Nous allons voir que cette
suite est apparue très tôt en mathématiques, dans un contexte différent, et
possède d’autres liens intéressants avec le nombre d’or.
10
3 Les suites de la vie
3.1 Les lapins : un business en or
En 1202, le mathématicien Leonardo da Pisa ou Fibonacci (1180-1250),
qui n’est rien d’autre que la suite (6). Ses premiers termes sont donnés explicite-
ment par
11
3.2 Phyllotaxie
Le modèle de Fibonacci est fondé sur des hypothèses simplificatrices assez éloi-
gnées du mode de reproduction réel des lapins : ils sont éternels et infatigables.
Mais des termes de la suite de Fibonacci se présentent dans l’observation de
phénomènes du monde vivant. Dans une pomme de pin
Une tentative d’explication de ce phénomène est donnée par des lois énoncées
par le botaniste allemand Wilhelm Hofmeister en 1868, et précisées par les
physiciens français Stéphane Douady et Yves Couder en 1991 :
1. dans un bourgeon, les unités botaniques (primordias) se forment une par
une dans l’endroit le moins peuplé autour d’un méristème circulaire
2. les primordias s’éloignent radialement du centre lorsqu’ils croissent.
Afin de montrer que ces phénomènes n’ont pas une origine biologique, Doua-
dy et Couder ont procédé à l’expérience suivante. Des gouttes d’un ferro-fluide
12
sont utilisées pour simuler les primordias. Elles tombent avec une périodicité
réglable au centre d’une coupelle retournée en teflon, soumise au champ ma-
gnétique vertical créé par des électro-aimants entourant la coupelle. Les dipôles
magnétiques formés par les gouttes sont dirigés radialement vers l’extérieur du
disque avec une vitesse V par le gradient du champ magnétique crée par les
électro-aimants. Les gouttes tombent finalement dans un réservoir situé à la
périphérie, pour éviter une accumulation. Les figures qui suivent sont extraites
des Physical Review Letters, 68 (1992), p.2098 et 2099.
13
d’Euclide par Luca Pacioli, dont nous reparlerons, dans une lettre de 1606
de Kepler, et dans une publication posthume d’Albert Girard (1634), avant
d’être précisé par Robert Simson en 1753.
On a, en vertu de (7),
Fn+1 Fn−1 1
=1+ =1+ Fn
(n = 2, . . .)
Fn Fn Fn−1
Fn+1
ou encore, en posant wn = Fn ,
1
wn = 1 + (n = 2, 3, . . .), w1 = 1. (8)
wn−1
1 1 |Φ − wn−1 |
|wn − Φ| = − =
wn−1 Φ wn−1 Φ
|wn−1 − Φ| |wn−2 − Φ| |w1 − Φ|
≤ ≤ 2
≤ ... ≤
Φ Φ Φn−1
1
= ,
Φn
et que le dernier terme tend vers 0 si n → ∞.
14
sommes dont le nombre de termes augmente indéfiniment. Si a ∈ R, et [a]
désigne la partie entière de a, on peut écrire
1 1 1
a = [a] + = [a] + 1 = [a] + 1 = ....
a1 [a1 ] + a2 [a1 ] + [a2 ]+ a1
3
On s’arrête si l’un des aj est entier, ce qui arrive si et seulement si a est rationnel.
Sinon on continue indéfiniment et on écrit
1
a = [a] + 1 , (9)
[a1 ] + [a2 ]+ [a 1
3 ]+...
On associe ainsi à tout réel a une unique suite d’entiers [a], [a1 ], [a2 ], [a3 ], . . . ,
finie si et seulement si a est rationnel. C’est le développement de a en fraction
continue. On peut démontrer que chaque rationnel
1
An := [a] + 1
[a1 ] + [a2 ]+ 1
[a3 ]+...+ 1
[an ]
et dès lors
√ 1
2=1+ 1 .
2+ 2+ 1
2+ 1
2+...
En conséquence,
√ √
2 = [1, 2, 2, 2, . . .], 2 + 1 = [2, 2, 2, 2, . . .].
15
Φ est l’unique réel dont le développement en fraction continue s’écrit unique-
ment avec des 1. On peut l’écrire autrement rien qu’avec des 1 en notant que
l’équation (3) donne également
√ √
q
Φ = 1+Φ = 1+ 1+Φ
s r
√
q
= . . . = 1 + 1 + 1 + 1 + . . ..
16
A côté d’autres ouvrages, il a publié en 1509 la Divina Proportione, essentielle-
ment consacrée à Φ, qu’il baptise divine proportion.
L’ouvrage est illustré par un de ses amis qui s’appelle Léonardo da Vinci !
Si le sujet du livre est sérieux, son style est pour le moins dithyrambique.
Pacioli divise son ouvrage en treize effets : considérable, essentiel, singulier,
ineffable, admirable, inexprimable, inestimable, excessif, des plus excellents,
incomparable, des plus distingués, au lieu de parler de chapitres. Par exemple,
le septième effet expose la propriété du décagone régulier de côté 1 d’être inscrit
à un cercle de rayon Φ; le neuvième effet prouve que deux diagonales sécantes
d’un pentagone régulier se divisent en moyenne et extrême raison; le douzième
effet décrit la construction de l’icosaèdre à partir de la division en moyenne et
extrême raison. On ne s’écarte guère d’Euclide, si ce n’est par le style.
17
pour notre salut, la liste des effets doit se terminer, car ils étaient treize
à table à la dernière cène.
18
5.4 Un peu d’“orchitecture”
Parmi les nombreuses affirmations liant le nombre d’or à l’architecture, on trouve
que, dans la pyramide de Kheops, le rapport de la hauteur à la demi-base serait
égal à Φ,
tandis que dans le Parthénon, on aurait les relations (voir figure ci-dessus)
19
il impose que (voir figure)
|AE|/|AC| = |CE|/|DE| = |BD|/|BC| = |BC|/|BF | = Φ,
tandis que dans son célèbre Modulor de 1947,
on observe que
226/140, 183/113, 140/86, 113/70, 70/43, 43/27 ≃ Φ.
20
Mais, comme en architecture, on rencontre des peintres intentionnellement
“Phiphiles”, comme Dali dans sa Demi-tasse géante volante, avec annexe in-
explicable de cinq mètres de longueur datant de la première moitié des années
1930,
ou, plus récemment, le peintre belge Van, qui s’inspire clairement de l’approximation
8/5.
à qui l’on doit l’introduction du terme nombre d’or pour Φ. Il a écrit une
série d’ouvrages à succès intitulés L’esthétique des proportions dans la nature
et dans les arts (1927), Le nombre d’or : rites et rythmes pythagoriciens dans
le développement de la civilisation occidentale (1931), The geometry of art and
life (1946), Philosophie et mystique du nombre (1952), plusieurs fois réédités,
qui ont joué un grand rôle dans la diffusion du nombre d’or en dehors des mi-
lieux mathématiques. Ces livres sont très documentés, mais contiennent de
nombreuses affirmations scientifiquement ou historiquement discutables.
On ne s’étonnera pas que Φ soit également présent dans le recent best-seller
Da Vinci Code !
21
Mais l’anthologie des délires dorés est probablement le petit ouvrage Le nom-
bre d’or à la portée de tous, publié en 1946 par Dom Neroman (un pseudonyme
de l’ingénieur Maurice Rougie !), malheureusement réédité en 1995. On y
trouve de séduisantes mais fausses égalités reliant Φ à ces célèbres confrères π
et e, par exemple
6 2
Φ = π,
5
ce qui n’est vrai que jusqu’à la troisième décimale, et
6 1
(8Φ + 3) = e + ,
31 e
ce qui n’est vrai que jusqu’à la deuxième décimale. Entre parenthèses, les rela-
tions suivantes entre π et Φ
π Φ Φ
cos = ou π = 5 arccos
5 2 2
et entre π et la suite de Fibonacci
s
6 log(F1 · F2 · . . . · Fn )
π = lim
n→∞ log ppcm {F1 , F2 , . . . , Fn }
sont, elles, exactes, mais ne sont pas dans Neroman. La deuxième formule,
due à Matiyasevitch (1983), est trop récente, et probablement trop savante,
pour y figurer.
On trouve aussi aussi chez Neroman des affirmations surprenantes, comme
:
Le nombre d’or est à la fois irrationnel et entier, [...] un peu comme une
corde est muette ou sonore selon qu’elle est immobile ou animée d’un
mouvement vibratoire
ou encore
s’il existe une race dont le nombril est trop bas pour la grande majorité
des individus, cette race n’a pas encore atteint l’âge de sa maturité.
Cette dernière phrase, teintée de racisme primaire, est liée à une affirmation
prétendant que le canon de la beauté du corps humain impose un rapport entre
la taille T et l’altitude H du nombril égal au nombre d’or ! Des statistiques ont
été faites, avec les résultats suivants. En mesurant 207 étudiants de Münster,
on a trouvé
T /H Φ
filles 1, 615 1, 618
garçons 1, 618 1, 618
tous 1, 618 1, 618
tandis qu’en mesurant 252 étudiants étudiants de Calcutta, on a obtenu :
T /H Φ
tous 1, 615 1, 618
Voilà de quoi occuper un week-end pluvieux en famille ou entre amis !
22
6 Conclusions
Pour conclure, le nombre d’or joue un rôle important dans diverses parties des
mathématiques (géométrie, théorie des nombres, logique, algèbre, analyse, frac-
tals, systèmes dynamiques, équations aux dérivées partielles...), et nous sommes
loin de les avoir analysées toutes. Il fournit de nombreux et excellents exemples
de belles mathématiques.
Le nombre d’or joue également un rôle fondamental dans la modélisation des
phénomènes d’évolution en temps discret apparaissant dans la nature, le modèle
le plus simple étant la suite de Fibonacci.
Si les élucubrations numérologiques, philosophiques, esthétiques ou occultes
fondées sur le nombre d’or lui apportent une incontestable conotation humaine,
elles sont souvent à prendre cum grano salis.
Enfin, si la beauté reste difficile à définir mathématiquement, la beauté des
mathématiques, tout aussi difficile à définir, n’a pas cessé et ne cessera pas de
motiver les mathématiciens et les amoureux des mathématiques.
7 Quelques références en or
• M. Cleyet-Michaud, Le nombre d’or, Que sais-je ?, PUF, 1978
• S. Douady, Y. Couder, La physique des spirales végétales, La Recherche
vol. 24, No. 250, janvier 1993, 26-35
• H. Guillemot, Les spirales aspirées par le nombre d’or, Science & Vie
No. 920, mai 1994, 48-55
• M. Livio, The Golden Ratio, Broadway Books, 2003
• G. Markowsky, Misconceptions about the Golden Ratio, College Math-
ematical Journal vol. 23 (1992), 2-19
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