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C
ours universitaires sur Zoom, visio-conférences de travail, rendez-vous bancaires ou administratifs en
vidéo et autres « apéros virtuels » entre amis : confinements et couvre-feu ont fait, depuis près d’un an,
boire à chacun le calice de la vie numérique jusqu’à la lie. On a travaillé, échangé, enseigné, festoyé,
débattu et probablement dragué par écrans interposés comme jamais. Avec l’explosion des profits
d’Amazon [https://www.capital.fr/entreprises-marches/ces-incroyables-profits-damazon-pendant-la-
pandemie-1376861] et du nombre d’abonnés de Netflix [https://www.lepoint.fr/culture/netflix-profite-du-
confinement-et-etablit-un-nouveau-record-d-abonnes-22-04-2020-2372408_3.php], ainsi que la très forte
croissance des ventes de jeux vidéos [https://www.lemonde.fr/economie/article/2020/04/14/covid-19-portee-par-
le-confinement-l-industrie-du-jeu-video-en-pleine-euphorie_6036576_3234.html]... on voit que ni les arts ni le
divertissement n’ont été épargnés : comme le titrait La Croix le 14 juin 2020 [https://www.la-
croix.com/Economie/Economie-et-entreprises/Le-numerique-grand-gagnant-confinement-2020-06-14-
1201099665], le numérique est bien « le grand gagnant du confinement ».
Médiations technologiques
La dynamique, il est vrai, était déjà bien engagée. D’abord au
sein des pratiques artistiques mêmes où, depuis des décennies,
l’usage des technologies est croissant : vidéo, robotique,
environnements immersifs ou interactifs, impression 3D,
projections et animations numériques… Ensuite, par la
centralité acquise par les réseaux dits « sociaux » chez les
artistes (Instagram surtout, mais aussi Facebook), marchands
et galeristes pour leur communication et chez les
collectionneurs, amateurs, critiques ou commissaires, pour
suivre les tendances. Enfin, des applications ludiques pour Lire aussi Cédric Biagini & Guillaume Carnino, « Le
enfants ou pédagogiques pour les adultes aux flashcodes et livre dans le tourbillon numérique », Le Monde
autres lunettes de « réalité augmentée » (dans les musées diplomatique, septembre 2009.
d’histoire plus spécifiquement), c’est la visite même et le
rapport aux objets exposés qui se trouvent encadrés par toutes
sortes de médiations technologiques.
Dans le chapitre « Du virtuel dans l’art et dans les musées en particulier » de l’essai collectif Divertir pour dominer (1),
Thierry Vandennieuwembrouck le constate : « En vingt ans, nous sommes passés d’une résistance à un désir insatiable
d’écrans dans les expositions. De façon insidieuse, les technologies numériques ont introduit de nouveaux acteurs
(informatique, réseaux, design, ergonomie, sécurité) dans le champ de la conception et modifié ceux de l’énonciation
éditoriale avec pour conséquence le fait que le discours du musée n’est plus le seul fait de l’institution muséale.
Pourtant, cela devrait être à la technologie de s’adapter aux besoins de la médiation et non l’inverse. De la même
manière, c’est à la technologie numérique de se modeler aux utilisateurs et non l’inverse. Or précisément, à peine
deviennent-ils ordinaires que ces dispositifs numériques se métamorphosent en innovations technologiques appelées à
fasciner pour elles-mêmes, en tant qu’objets, avec le risque de modifier notre rapport et notre perception de l’art. »
Sur ce plan, portant l’analyse sur un terrain neurobiologique, l’auteur fait remarquer que « notre cerveau se comporte
face à une œuvre comme s’il était face à un être vivant ». De sorte que « [l]a médiatisation des œuvres par la
technologie éloigne de la perception intuitive spontanée que l’on pourrait en avoir à travers leur contemplation directe.
[...] Il en résulte un regard sur l’art devenu plus analytique que contemplatif. » Pour l’auteur, « en devenant un
laboratoire grandeur nature pour les technologies de l’information et de la communication, le musée devient également
un outil de consentement à celles-ci ».
Négation de l’expérience
esthétique
Durant le confinement, le monde de l’art a parfaitement illustré cette ambivalence de la technique : d’un même
mouvement, Internet s’est avéré une solution pour suppléer à l’absence de public… mais a normalisé aussi une
médiation technologique qui porte intrinsèquement la négation de l’expérience esthétique dans ce qu’elle a de
spécifique. Un phénomène proche de celui que Walter Benjamin (1892-1940) analysait dans les années 1930, dans
L’œuvre d’art à l’époque de sa reproductibilité technique (3) : « À la plus parfaite reproduction il manquera toujours
une chose : le hic et nunc de l’œuvre d’art — l’unicité de son existence au lieu où elle se trouve [...] la reproduction se
distingue de l’image [c’est-à-dire l’œuvre]. En celle-ci unicité et durée sont aussi étroitement liées que le sont en celle-
là fugacité et possible répétition. » Or, si l’activité « en ligne » ne prétend pas, certes, s’y substituer, la période a fait
sentir combien le numérique attente au propre-de-l’art, ou plutôt au propre-de-l’expérience-esthétique. Une expérience
qui, dans un musée ou une galerie, permet de se soustraire à la frénésie du monde, à l’empire de la hâte, de l’efficacité
et des technologies, de rétablir peut-être un dialogue avec soi que complique la vie contemporaine.
Dans ce même texte, Walter Benjamin, prémonitoire, mettait en garde contre le risque que « la fonction artistique [...]
apparaisse par la suite comme accessoire ». C’est peut-être le développement de centres d’« art numérique » qui
illustre en fait le mieux l’atteinte à l’art — en l’occurrence, sous la forme d’un devenir-divertissement.
En 2012, Culturespaces
[https://www.culturespaces.com/fr/home], filiale d’Engie (ex-
GDF Suez), ouvrait les Carrières de lumières, aux Baux-de-
Provence — féerie divertissante en immersion parmi des
animations géantes dérivées de peintures de Vincent Van
Gogh, Gustav Klimt, Marc Chagall ou Friedensreich
Hundertwasser. Succès aidant (239 000 visiteurs la première
année, 770 000 à présent), la société lance L’Atelier des
lumières à Paris et Le Bunker des lumières en Corée du Sud, en
2018 ; puis, en juin 2020, à Bordeaux, les Bassins de lumières, Lire aussi Annie Le Brun, « Beauté toujours en
« plus grand centre d’art numérique au monde », dans une instance », Le Monde diplomatique, août 2018.
ancienne base sous-marine allemande de la seconde guerre
mondiale (4). Gigantisme, numérique, immersion « fun » :
synthèse de technocapitalisme et de divertissement faisant de l’art sa matière première, Culturespaces propose la
forme la plus achevée de cette lame de fond technologique, à laquelle le monde « traditionnel » de l’art (musées,
galeries) est loin d’être hermétique. En témoignait récemment, par exemple, l’environnement immersif conçu par
l’américain Tony Oursler, dans la chapelle de l’Oratoire du musée d’art de Nantes (5) : à renfort de projections
numériques sur les murs, la voûte et diverses installations co-créées avec les élèves de l’école des beaux-arts locale,
l’enchanteresse féerie ludique qu’il y présentait relevait d’un Disneyland pour intellos entichés d’art contemporain bien
plus que de l’exploration du « lointain intérieur » dont parlait Henri Michaux.
Cimetières, forums ou
havres ?
Du futuriste Filippo Tommaso Marinetti qui dénonçait les musées en tant que « cimetières » aux avant-gardes
ambitionnant de s’extraire de leurs murs et de « fusionner » l’art et la vie, l’idée d’un lieu de méditation, de
recueillement, en retrait du monde, a été largement ringardisée. Récemment encore, la conservatrice en chef du Centre
Georges-Pompidou Christine Macel énonçait dans le catalogue de l’exposition « Global(e) Resistance » son ambition
de pousser le musée « à se penser comme un forum », en somme, ouvert sur la société et ses luttes à la mode…
Face à l’envahissement de nos vies par le technocapitalisme et le numérique, le musée-« havre », qui offre de faire
l’expérience de la lenteur, de l’attention, de la présence à soi et à cette altérité qu’est l’œuvre sans interférence ni
distraction, est-il en train de céder ? Quand se corrode ainsi la vocation intrinsèquement conservatrice du musée, ce
dernier ne finit-il pas par céder au préjugé de la « modernisation » ? Actualisant à sa façon une vieille idée des avant-
gardes, le monde de l’art n’est-il pas en train d’accomplir la fusion de l’art et de la vie… numérique, c’est-à-dire aliénée
aux technologies du capitalisme numérique dont les effets cognitifs et environnementaux désastreux sont
abondamment documentés ? Ce faisant, alors même qu’est affirmée une conception de l’art comme « résistance » à la
barbarie et aux passions tristes, n’est-ce pas ce que l’art comporte intrinsèquement de résistance à la facilité, la
passivité, l’instantanéité, la séduction facile qui est mis en cause ?
Mikaël Faujour
Membre de l’Association internationale des critiques d’art Auteur de la préface à la réédition de L’Empire du non-sens. Art et
société technicienne [https://www.lechappee.org/collections/versus/empire-du-non-sens], de Jacques Ellul,
L’échappée, 2021.
(1) Divertir pour dominer 2. La culture de masse toujours contre les peuples, dir. Cédric Biagini et Patrick Marcolini, L’échappée, 2019.
Mot clés: Culture Internet Education Industrie culturelle Technologies de l’information Technologies de la communication