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DOMINIQUE WOLTON (AVEC OLIVIER JAY)

Internet. Petit manuel de survie


Synthèse
Jean-Marc Galand
Chercheur
CITA – Facultés Universitaires Notre-Dame de la Paix, Namur
jmg@info.fundp.ac.be

A travers cet ouvrage, Dominique Wolton (philosophe, chercheur en communication)


livre, sous la forme d’entretiens1 menés par Olivier Jay (journaliste), l’essentiel de sa réflexion
par rapport à l’impact sociétal d’Internet. Peu de choses neuves par rapport à « Internet, et
après ? »2, paru la même année, mais une synthèse intéressante, une vulgarisation du travail
et de la pensée de cet auteur, qui a été régulièrement pris la défense de la spécificité
européenne en matière de télécommunications, et est également connu pour ses positions en
faveur de la télévision – et des médias généralistes – comme éléments fédérateurs d’un
espace public, créateurs d’une culture minimale commune.
Dans cette matière de la réflexion sur Internet, comme Wolton le signale opportunément,
comme en guise de préambule, le chercheur en sciences humaines doit passer outre un écueil
important : Internet étant un domaine fortement idéologisé, la société regarde avec
scepticisme tout résultat de recherche dissonant au discours commun…Enrichi de réflexions
sur la société, ses traditions, la recherche, les valeurs ou encore la culture, le propos prend en
tout cas du recul sur l’arrivée, en déferlante, d’Internet, pour inviter à la réflexion, proposer
des pistes pour faire en sorte qu’Internet ne soit pas qu’une nouvelle technologie marchande
ou un moyen de distinction individuelle, mais bien un outil d’éducation, de citoyenneté, de
dialogue.

La société et son rapport à la communication


Les médias constituent, affirme Wolton, un des rares lieux contemporains à même
d’assurer la cohésion sociale entre toutes les couches de la société, devenue tellement
individualiste.
La communication, au même titre que la démocratie, reste quant à elle, affirme Wolton,
un idéal. En effet, elle est aujourd’hui encensée, et les moyens à notre disposition facilitent et
intensifient son exercice. Pourtant, ces derniers ne l’améliorent pas forcément, en tout cas
pas par eux-mêmes. La société valorise à l’extrême l’épanouissement individuel, mais ceci a
un prix : la communication, qui nécessite la compréhension d’autrui, est devenue plus
difficile. Le paradoxe est donc là : des technologies qui permettent une densification de la
communication, mais peuvent eux aussi contribuer, par là même, à la rendre plus
difficile…Et Wolton de plaider pour une « écologie de la communication », qui défende la
communication et sa valeur de concept démocratique.

1
Un manifeste rédigé par Dominique Wolton (« Penser Internet ») clôt l’ouvrage.
2
WOLTON D., Internet, et après ? Une théorie critique des nouveaux médias, Paris, Flammarion,
« Champs », 2000.
La génération Internet, les valeurs des médias
Wolton fait le constat de l’existence d’une génération Internet, optimiste, qui n’a pas
connu les déboires de la crise, du chômage, etc. Si elle a fait d’Internet un puissant moyen
d’expression personnelle, il l’exhorte à aller au-delà, vers l’expression politique, plaidant que
ce qui fait la force d’Internet, sa virtualité, est aussi ce qui fait sa limite…
La racine de ce combat est la recherche de l’intérêt général, plus que de l’intérêt particulier
qui est au cœur du modèle communautariste, « américain », où chacun peut vivre sans se
soucier de l’autre, et qui se trouve derrière Internet…Pour Wolton, Internet, « accélérateur de
temps », sert a priori plutôt l’intensification des relations de proximité que la découverte et la
compréhension de l’autre et de sa différence. C’est d’ailleurs ce qui le pousse à défendre la
télévision comme une valeur refuge : elle induit une communication initiée par l’offre, pas
maîtrisée par l’individu comme l’est ce qu’il peut faire sur Internet. Avec la télévision
généraliste, l’individu sera « exposé » à d’autres cultures, histoires, raisonnements,
croyances, que les siens. Sur Internet, il rencontrera vraisemblablement principalement ce
qu’il connaît déjà.
Quoi qu’il en soit, selon Wolton, la création et la banalisation d’Internet relèvent bien
d’une révolution technique. Il faut donc gérer cette révolution, l’intégrer, la façonner et la
mettre à profit…Cette technique est révolutionnaire, car elle présente simultanément deux
caractéristiques. Premièrement, une réponse aux aspirations de l’air du temps – ici, une
volonté de créer et d’avoir tout à disposition sans contrainte de lieu ou de temps.
Deuxièmement, une rupture culturelle, face au gigantisme industriel qui a, jusqu’à
l’avènement de l’ordinateur, dominé l’économie, mais aussi face aux médias de masse qui ont
façonné la vie des deux générations précédentes.

Trois idéologies : la technique, l’argent, la modernité


Prenant caution sur les valeurs libertaires et égalitaires qui ont animé Internet à ses
débuts, les intérêts marchands s’approprient peu à peu l’espace du Net. La liberté
individuelle – valeur indiscutable de notre société – est ainsi instrumentalisée, réduite à la
liberté d’exprimer des choix de consommation.
Wolton dénonce une attitude complice de la presse, qui assimile selon lui l’abondance de
moyens d’émancipation, offerte par la technologie, à la réalisation effective de cette
émancipation. Par là, ils participent de l’idéologie techniciste. Le politique aussi se serait
rangé entièrement derrière les intérêts de l’industrie, soutenant sans réserves la rhétorique
qui affirme qu’une économie de l’information donnera nécessairement naissance à une
« société de l’information ».
Selon Wolton, la politique, la science, la famille ou encore la religion, structuraient notre
vie, offraient autrefois des références. Pour une série de raisons bien connues, tel n’est plus le
cas, et il semble que le seul refuge qu’ait jusqu’à présent trouvé la société occidentale, soit la
modernité, l’exaltation du présent, la rapidité. Or, Internet est la métaphore par excellence de
ces « valeurs »... Pour Wolton, les intellectuels, les journalistes et les hommes politiques sont
les acteurs qui pourraient donner un peu de recul par rapport à ce discours sans fin, créer un
salutaire débat qui montrerait, de par le décalage entre les utopies et la réalité, qu’il y a bien
une idéologie techniciste au-delà de la réalité de la révolution technique.

De la technique et de l’innovation dans la société


Toute innovation doit faire l’objet d’une appropriation, il n’y a pas qu’une influence de la
technique sur le social, le mouvement contraire est tout aussi réel. Aussi – prenant encore
une fois la posture du défendeur de la télévision généraliste – Dominique Wolton rappelle
que la télévision n’est pas une machine de manipulation servant à propager un message vers
les masses : dire cela sans nuance, ce serait oublier la capacité de réflexion et d’interprétation
du destinataire. Et affirmer dans la lignée qu’Internet va remplacer les autres technologies est
tout aussi faux, selon lui : comme les autres médias avant lui, il va se « faire sa place » parmi
eux. Pour Wolton, si Internet rencontre le succès, ce sera avant tout en tant que média
« thématique », c’est-à-dire limité à certains usages – les mêmes qui font qu’il n’est pas qu’un
média, une machine à sens unique. Et d’ailleurs, ce n’est pas parce qu’ils se passent sur un
même écran que ces usages différents supportés par le Net ne sont pas distingués, et ne
continueront pas à l’être.
Le statut de l’information, lui-même, est multiple et pose question : elle est à la fois
marchandise et valeur ; elle véhicule en outre des contenus de natures diverses : nouvelles,
informations de services, informations-connaissances, informations-loisirs.
Le caractère résolument novateur d’Internet, comme innovation, comme vecteur multiple
de communication et d’information multidirectionnelles, suffit-il à faire de sa généralisation
une révolution ? Wolton énumère les conditions qu’il estime nécessaires à déclarer
révolutionnaire pour la communication telle ou telle avancée technique : il faut qu’on puisse
observer simultanément un changement technique, un changement de l’organisation sociale
et une modification des modèles culturels. Ainsi, revenant sur l’ordinateur, il nuance le
caractère révolutionnaire qui lui est fréquemment attribué : s’il a bien envahi tous les
secteurs de la société comme d’aucuns l’avaient prédit, il ne l’a pas pour autant bouleversée,
celle-ci ne se réduisant pas à un environnement technique… Par ailleurs, si Wolton ne
conteste pas l’efficacité d’Internet sur l’économie, et certains aspects révolutionnaires de son
arrivée dans ce domaine, il appelle cependant à nuancer ce jugement par une remise dans son
contexte (celui de l’économie américaine).

La « société de l’information »
L’appellation « société de l’information » n’est, pour Wolton, rien d’autre qu’une litote,
une vision industrielle techniciste, et une rengaine commerciale : les sociétés ont toujours été
de communication et d’information !
Internet souligne les différences, promeut le modèle communautaire et individualiste. Il
faut, dit Wolton, refuser de s’inscrire dans la thèse fort à la mode, déjà formulée en son temps
par Norbert Wiener, qui affirme que communiquer plus c’est communiquer mieux…Il
déplore la disparition des cadres communs, d’une culture minimale partagée de tous,
disparition que les TIC ne font qu’accélérer et que, par contraste, la télévision généraliste
contribue (contribuait ?) à façonner, à sauvegarder.

Nouvelle économie, nouvelles illusions ?


Internet, avant tout, est le symbole par excellence de la « nouvelle » économie, c’est-à-dire
de l’économie globalisée. Mais Wolton ne cautionne pas ce discours qui consiste à dire
qu’Internet est la nouvelle économie, et qui assimile cette nouvelle économie, en réalité
énième restructuration du capitalisme, à un projet global qui transformerait l’économie et,
partant, la société entière. Les Etats-Unis, principaux gagnants du boom d’Internet, ont
intérêt à soutenir un tel discours…
En amont de cette rhétorique de l’impact de l’économie (et de sa refonte par le Net) sur la
société, Wolton entend rappeler la limite de ce changement économique vers le digital : il
n’est pas extensible à l’infini car, derrière l’économie, il y a des hommes, avec leur besoin de
dialogue et de contact…

Information et éducation
La capacité d’accès à l’information compte désormais moins que la capacité d’exploitation
de cette information. Wolton entend se positionner en faux face au discours qui prétend
qu’Internet rend inutiles les « intermédiaires » face à l’information, que sont enseignants ou
journalistes ; pour lui, ceux-ci sont au contraire les principales personnes capables de
neutraliser le discours dominant, qui entend peut-être trop instrumentaliser l’école. Internet
ne doit pas être rejeté pour autant dans le système d’éducation : il agit comme un stimulant à
la curiosité d’apprendre.
Wolton réfute également les idées, souvent simplistes, qui prônent Internet pour tout, de
la formation permanente à l’éducation dans les pays pauvres.

Trois défis à relever

Réguler – réglementer
Wolton plaide pour une réglementation « responsable » d’Internet, par le biais des
instances démocratiques, relayées par des autorités de coordination pour pallier aux lacunes
de réglementation internationale. Contrôle public n’est pas contrôle politique, rappelle-t-il en
guise d’assurance à ceux qui craindraient une mainmise étatique sur Internet. Laisser le soin
de la réglementation aux seuls acteurs « intérieurs » au réseau c’est aller tout droit vers le
triomphe de la loi du plus fort, estime-t-il.

L’Europe doit avoir confiance dans ses valeurs


Dominique Wolton semble apprécier mettre en parallèle le défi qui attend l’Europe avec
celui qui pourrait devenir celui du Net : faire partager un même espace à des cultures
différentes, les faire communiquer et construire une réalisation reposant sur un socle de
valeurs communes…
Estimant que les conflits qui attendent le 21ème siècle seront essentiellement d’origine
culturels, Wolton voit par ailleurs dans la diversité culturelle du projet européen une valeur
« sûre » dans le cadre de la mondialisation. Parlant de l’Europe même, il refuse de voir dans
Internet un « accélérateur de conscience historique », rappelant son credo qui veut que plus
et plus vite ne signifie pas mieux, en matière de communication. Il appelle cependant les
Européens à affronter leur devoir, celui d’avoir un projet politique, et de ne pas le fuir en se
concentrant sur l’économique.

L’Occident ne peut imposer son modèle


Un propos relativement courant consiste à affirmer qu’Internet est une chance à saisir
pour les pays du Sud de rattraper leur retard de développement. Non seulement Wolton
conteste ce propos, mais il entend mettre en garde contre une tentative d’imposition d’un
modèle occidental à ces pays, qui pourrait amorcer un mouvement de balancier dont le retour
serait violent (au travers d’un rejet total)…
Ce sont des conditions structurelles, et non un outil technique, qui sont selon lui à même
d’amener peu à peu ces pays sur le chemin d’une économie forte et ouverte. Au-delà de cela,
Internet sous-entend clairement un modèle de communication, de gestion, de gouvernance,
d’information, qui n’est pas du tout celui de ces pays, et, au contraire, est bien propre à une
culture déterminée – la nôtre. L’outil Internet ne convient peut-être qu’à notre type précis de
fonctionnement sociétal (ou, à tout le moins, économique).
Enfin, Internet serait générateur d’inégalités au Sud même, d’une part parce que, utilisé
là-bas, il ne fait que mettre en évidence un gouffre entre le techniquement possible et
l’humainement réalisable ; ensuite, parce qu’il y renforce aussi, mais avec des effets encore
plus douloureux qu’ici, les différences d’accès au travail, au savoir, aux richesses.
L’universalisme est-il typiquement occidental, ou devons-nous le prôner sans réserve au
Sud également, et réfléchir à ses relations avec Internet ? Quoi qu’il en soit, Wolton nous
appelle à voir le conflit, la contradiction – et à éviter la confusion – entre ces valeurs dont
nous nous réclamons et la logique économique de mondialisation que nous promouvons
simultanément.
Considération plus générale, Internet pourrait aussi agir comme un agent de
déracinement ; en tout cas, souligne Wolton, son arrivée repose la question des frontières,
des territoires, de la définition des identités collectives…

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