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Quelques ouvrages du même auteur

L’Inconscient et ses lettres


Mame, 1975

Histoire de la psychanalyse en France


vol. 1 (1982, 1986), Fayard, 1994 ; vol. 2 (1986), Fayard, 1994
rééd. revue et corrigée, Hachette, « La Pochothèque », 2009

Jacques Lacan. Esquisse d’une vie, histoire d’un système de pensée


Fayard, 1993
rééd. revue et corrigée, Hachette, « La Pochothèque », 2009

Dictionnaire de la psychanalyse
avec Michel Plon
Fayard, 1997, 2000, 2006
rééd. revue et corrigée, Hachette, « La Pochothèque », 2011

Pourquoi la psychanalyse ?
Fayard, 1999
rééd., Flammarion, « Champs », 2001

Au-delà du conscient
rééd. avec Jean-Pierre Bourgeron et Pierre Morel
Hazan, 2000
De quoi demain… Dialogue
avec Jacques Derrida
Fayard/Galilée, 2001
rééd., Flammarion, « Champs », 2003

La Famille en désordre
Fayard, 2002
rééd. avec une postface inédite, Le Livre de poche, « Biblio-essais »,
2010

Philosophes dans la tourmente


Fayard, 2005 ; rééd. Seuil, « Points Essais », 2011

Pourquoi tant de haine ?


Navarin, 2005

Mais pourquoi tant de haine ?


Seuil, 2010

Lacan, envers et contre tout


Seuil, 2011 ; « Points Essais », 2014

Jacques Lacan, passé présent


avec Alain Badiou
Seuil, 2012

Sigmund Freud en son temps et dans le nôtre


Seuil, 2014
(Prix Décembre)
Dans la même série

Tahar Ben Jelloun


Le Racisme expliqué à ma fille

Régis Debray
La République expliquée à ma fille

Max Gallo
L’Amour de la France expliqué à mon fils

Sami Naïr
L’Immigration expliquée à ma fille

Jacques Duquesne
Dieu expliqué à mes petits-enfants

Lucie Aubrac
La Résistance expliquée à mes petits-enfants

Jean Ziegler
La Faim dans le monde expliquée à mon fils

Annette Wieviorka
Auschwitz expliqué à ma fille
Nicole Bacharan et Dominique Simonnet
L’Amour expliqué à nos enfants

Jacques Sémelin
La Non-Violence expliquée à mes filles

Jérôme Clément
La Culture expliquée à ma fille

Roger-Pol Droit
Les Religions expliquées à ma fille

Henri Weber
La Gauche expliquée à mes filles

Jacky Mamou
L’Humanitaire expliqué à mes enfants

Jean Clottes
La Préhistoire expliquée à mes petits-enfants

Tahar Ben Jelloun


L’Islam expliqué aux enfants (et à leurs parents)

Emmanuelle Huisman-Perrin
La Mort expliquée à ma fille

Patricia Lucas et Stéphane Leroy


Le Divorce expliqué à nos enfants

Roger-Pol Droit
La Philosophie expliquée à ma fille
Antoine Prost
La Grande Guerre expliquée à mon petit-fils

Michel Vovelle
La Révolution française expliquée à ma petite-fille

Bernard Sesboüé
Le Da Vinci code expliqué à ses lecteurs

Jacques Le Goff et Jean-Louis Schlegel


Le Moyen Âge expliqué aux enfants

Jean-Christian Petitfils
Louis XIV expliqué aux enfants

Marc Ferro
e
Le XX siècle expliqué à mon petit-fils

Jacques Le Goff
L’Europe expliquée aux jeunes

Denis Guedj
Les Mathématiques expliquées à mes filles

Pauline Schmitt Pantel


Dieux et Déesses de la Grèce expliqués aux enfants

Roger-Pol Droit
L’Occident expliqué à tout le monde

Clémentine Autain
Les Machos expliqués à mon frère

Rama Yade
Les Droits de l’homme
expliqués aux enfants de 7 à 77 ans

Pascal Vernus
Les Dieux égyptiens expliqués à mon fils

Alain Demurger
Chevaliers et Chevalerie expliqués à mon petit-fils

Pascal Picq
Darwin et l’évolution expliqués à nos petits-enfants

Jean-Marc Jancovici
Le Changement climatique expliqué à ma fille

Roger-Pol Droit
L’Éthique expliquée à tout le monde

Marc Ferro
Le Mur de Berlin
et la Chute du communisme expliqués à ma petite-fille

Marc-Alain Ouaknin
La Tora expliquée aux enfants

Jacques-Olivier Boudon
Napoléon expliqué à mes enfants

Jean-Louis Brunaux
Les Gaulois expliqués à ma fille

Bruno Dumézil
Les Barbares expliqués à mon fils

Pascal Picq
Les Origines de l’homme
expliquées à nos petits-enfants

Jean-Didier Vincent
Le Sexe expliqué à ma fille

Marc Ferro
De Gaulle expliqué aujourd’hui

Hubert Reeves
L’Univers expliqué à mes petits-enfants

Marc-Alain Ouaknin
L’Alphabet expliqué aux enfants

Roland Lehoucq
Les Extraterrestres expliqués à mes enfants

Jean-Pierre Azéma
L’Occupation expliquée à mon petit-fils

Benjamin Stora
La Guerre d’Algérie expliquée à tous

Rachid Benzine
Le Coran expliqué aux jeunes
Henry Rousso
La Seconde Guerre mondiale expliquée à ma fille

Elias Sanbar
La Palestine expliquée à tout le monde

Michel Wieviorka
L’Antisémitisme expliqué aux jeunes

Jean-Marc Lévy-Leblond
La Science expliquée à mes petits-enfants

Hubert Reeves et Yves Lancelot


La Mer expliquée à nos petits-enfants

Joseph Doré
Jésus expliqué à tous
ISBN : 978-2-02-122773-4

© Éditions du Seuil, octobre 2015

www.seuil.com

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Pour Gabor et Pernette
TABLE DES MATIÈRES

Quelques ouvrages du même auteur

Dans la même série

Copyright

Dédicace

1 - Prendre son temps pour comprendre ce qu’on ne voit pas

2 - Où se cache l’inconscient ?

3 - L’inconscient d’autrefois et celui d’aujourd’hui

4 - Voyage au centre du rêve

5 - Un docteur à vienne

6 - Y a-t-il une vie dans l’inconscient ?

7 - Les animaux ont-ils un inconscient ?

8 - Le côté obscur de l’inconscient


Je remercie Lucie (11 ans), Zoé (12 ans), Ninon (8 ans), Karine (9 ans),
Émile (11 ans), Vitya (11 ans) et Gabriel (13 ans) qui ont bien voulu
répondre à mes questions et me livrer leur conception de l’inconscient, du
rêve, du cerveau et de la sexualité.
1

Prendre son temps pour comprendre


ce qu’on ne voit pas

– C’est quoi exactement, l’inconscient ?


– Cela ressemble à un iceberg. Tu sais, cette montagne de glace qui apparaît
au-dessus de la mer, près du pôle Nord : un bloc gelé à la dérive, pointu,
trapu, biseauté ou érodé. Imagine un instant ce bel objet inerte, dont une
moitié est immergée dans la profondeur des océans tandis que l’autre vogue
à la surface des eaux. Les deux moitiés sont inégales : la partie invisible est
plus importante que la partie visible, plus dangereuse aussi, parce qu’elle
reste dissimulée. Tous les navigateurs le savent. Ils redoutent bien plus ce
qui est caché que ce qui est apparent. C’est cela l’inconscient, la partie
immergée de la montagne blanche, composée de plusieurs étages avec des
tranchées, des passerelles, des labyrinthes. On peut la comparer à une
maison flottante dont on ne parvient pas à définir le contour mais dont on
sent la présence.

– Mais comment est-il possible que cette maison soit à la fois présente et
absente, flottante et solide ?
– Parce que c’est une maison qui ressemble à une barque sans gouvernail,
sans voile, sans moteur. On ne connaît ni sa forme, ni le lieu où elle pourrait
jeter l’ancre. En ce sens, l’inconscient – comparable à cette maison – est
une inconscience, une activité échappant à la raison. Quand quelqu’un est
inconscient, on dit qu’il est fou ou qu’il a perdu connaissance. Zoé, la fille
de mon amie Julie, qui a quatre ans de moins que toi, m’a dit qu’à son avis,
quand on est conscient, on sait ce qu’on fait, on se dirige et on contient un
peu ses émotions, alors que quand on est inconscient on ne sait pas ce que
fait le cerveau, c’est comme quand on dort.

– Un insensé est-il fou ?


– Oui et non. Tout dépend du regard que l’on porte sur lui. Autrefois, au
Moyen Âge, les insensés – c’est-à-dire les inconscients – étaient regardés
comme des ivrognes, abusant des plaisirs, aimant le carnaval, le
déguisement, l’errance. Un grand peintre, Jérôme Bosch, a représenté cette
inconscience dans un célèbre tableau, La Nef des fous, que tu peux regarder
au musée du Louvre. Il a réuni dans une embarcation à la dérive une dizaine
de personnages privés de conscience : des femmes et des hommes attablés
pour un repas, la bouche grande ouverte. Ils ne savent pas qui mordre et ne
parviennent ni à manger ni à chanter. Une oie rôtie est suspendue au mât,
inatteignable. À la place de la voile, qui devrait les guider, Bosch a peint
une crêpe et au lieu d’une rame, il a placé une louche géante dans les mains
d’un navigateur aveugle.
Plongés dans l’inconscience, ces hommes et ces femmes vivent dans un
monde inversé : ils ne vont nulle part, leur tête ne règne pas sur leurs corps.
Ils habitent une maison sans fondations qui ne peut se fixer sur aucune
terre. Ils ont de quoi s’alimenter mais ne parviennent pas à manger. C’est
cela l’inconscient au sens de l’inconscience. Un voyage en dehors de la
conscience.
– Mais tu ne dis que des choses négatives sur l’inconscient !
– Tu as raison. L’inconscient, c’est aussi le pays des merveilles. On peut lui
attribuer de belles couleurs. Si cela te plaît, l’inconscient peut être doré
comme dans les histoires de princesses réveillées par un prince charmant
après un périple dans une citrouille, il peut être un trou noir rempli de
tristesse, ou rouge comme la colère, ou bleu comme un ciel de printemps à
la campagne.
Ton amie Lucie, ma filleule, qui a cinq ans de moins que toi, a dit un jour
que l’inconscient ressemblait à une omelette qui se brouillait dans sa tête.
Elle voulait dire que l’inconscient c’est un joli désordre que l’on peut
manger.

– Il y a donc une différence entre être inconscient et avoir un


inconscient ?
– Oui, être inconscient, c’est commettre des actes insensés. Avoir un
inconscient, c’est avoir en soi cette maison, ce lieu qui se dérobe à notre
conscience, rempli d’imaginaire, d’intuitions et d’émotions. L’inconscient,
c’est quand tu ne décides pas, comme le dit joliment Lucie. Et Vitya aussi :
« c’est quand je dis quelque chose que je ne voulais pas dire ».

– Mais y a-t-il d’autres noms pour désigner l’inconscient ?


– En réalité, il y a d’un côté ce que tu inventes quand tu veux désigner
l’inconscient, et, de l’autre, la manière dont il est nommé par des savants
qui, depuis longtemps, ont créé plusieurs noms pour le définir. Puisque c’est
une maison flottante et dissimulée, c’est aussi un double de la conscience.
On dit alors que c’est une subconscience ou une supra-conscience, un état
dans lequel ce que tu penses est dissocié de ce que tu fais.

– Comment ce que je pense peut-il être dissocié de ce que je fais ?


– Tu penses par exemple que tu dois mettre tes bottes de caoutchouc pour
aller te promener quand il pleut. Tu les enfiles avec soin, tu marches un
moment et, d’un coup, tu t’aperçois que ton pied gauche se trouve dans ta
botte droite et ton pied droit dans ta botte gauche. Que s’est-il passé ? Tu as
été victime dans ce cas d’un automatisme mental, comme si un robot avait
agi à ta place sans que tu t’en aperçoives.

– Comment faire cesser cet automatisme ?


– Tu pourrais lutter contre cet automatisme en achetant une botte rouge et
l’autre bleue afin de ne pas te tromper, mais tu risquerais alors de passer
pour une personne inconsciente qui ne sait pas distinguer sa gauche de sa
droite. Toute personne a des automatismes, toute personne a donc un
subconscient différent de sa conscience. Toute personne a aussi des
réflexes, c’est-à-dire des mouvements automatiques qu’elle ne contrôle
pas : ce sont des réactions involontaires des organes du corps. Depuis
longtemps, des philosophes, des médecins, des écrivains et des poètes se
sont intéressés à cette idée que notre pensée est coupée en deux : d’un côté
nous serions une machine, de l’autre une conscience.

– Dis-moi le nom de celui qui a coupé en deux ma pensée…


– C’est le philosophe français René Descartes qui, au XVIIe siècle, il y a
presque quatre cents ans, a fabriqué un concept pour le dire. Il a dit qu’il
existait une opposition entre la raison et ce qui lui échappe. Il a appelé
Cogito ce que je pense, ce que chaque personne pense, et il l’a divisé en
deux parties : une partie rationnelle qui relève de la conscience, c’est-à-dire
de ce que je pense consciemment, et une partie irrationnelle qui est reléguée
dans le domaine de la folie. Cette partie peut d’un coup sortir de son trou
quand, au lieu d’être raisonnable, je suis en colère et que je ne parviens pas
à me dominer. On dit alors que je suis « hors de moi », c’est-à-dire hors de
ma conscience.
– Et après Descartes ?
– Ensuite, d’autres penseurs, que l’on appelle des psychologues ou des
psychiatres, deux cents ans plus tard, ont désigné cette « maison
inconsciente » – cette nef des fous et ces délires – comme un automatisme
mental : le subconscient.

– Mais quelle est vraiment la différence entre l’inconscience et la


subconscience ?
– L’inconscience, c’est quand quelqu’un est inconscient. La subconscience,
c’est ce qui se trouve au-dessus de la conscience. Le mot subconscient
désigne certes la partie cachée de l’iceberg, mais pas quelque chose
d’insensé échappant à la raison. Si le subconscient te donne des ordres, te
domine, a une emprise sur toi et te fait agir de façon automatique, cela veut
dire que tu es aliéné et non pas insensé. La différence est importante. Une
personne aliénée n’a pas perdu la raison ou la conscience, elle a simplement
transporté ou transféré une partie d’elle-même – son âme, son esprit, son
état mental – vers un objet, une idée, une institution, un médecin, un prêtre,
un grand chef, un sorcier, un dieu ou des dieux et elle les charge de
conduire sa vie. Elle ne pense plus par elle-même, elle n’est plus libre, elle
aliène sa liberté et c’est autre chose qui pense à sa place. Mais elle a une
pensée.

– Mais quelle est alors la différence entre un sorcier, un prêtre, un


psychiatre et un psychologue ? Ils s’occupent tous de la même chose ?
– Un sorcier est un personnage de contes et de légendes auquel on attribue
des pouvoirs magiques de guérison et de prédiction. Il porte souvent un
chapeau pointu et des haillons, et se déplace dans les airs assis sur un balai.
Mais il peut aussi ressembler à un héros d’aujourd’hui que tu aimes bien,
Harry Potter, ce jeune garçon anglais orphelin qui, progressivement, à partir
de l’âge de 11 ans, adhère à un monde parallèle à celui de ses camarades
ordinaires. Le sorcier est le roi de l’inconscience, l’élu d’une secte qui croit
déchiffrer des énigmes partout dans le monde.

– Et le prêtre ?
– Un prêtre est le représentant d’une religion, c’est-à-dire d’un système de
croyances qui répond à des interrogations. Qui suis-je ? D’où je viens ? Où
je vais ? Qui me guide à mon insu ? Le prêtre s’occupe aussi des insensés,
mais il donne une signification à leur inconscience en les dirigeant vers une
foi ou une spiritualité, vers quelque chose de plus élevé qu’eux et qu’on ne
connaît pas par la simple connaissance rationnelle, c’est-à-dire vers une
aliénation supérieure. Il est le roi des hommes qui croient en un Dieu tout-
puissant qui serait le roi de l’univers et du destin.

– En quoi le psychiatre est-il différent du prêtre ?


– Le psychiatre est un médecin qui s’occupe des aliénés dans des hôpitaux
ou dans la vie quotidienne : on lui rend visite. Il regarde l’aliénation comme
une maladie. Il ne règne pas sur des insensés car, pour lui, on ne peut être
qu’aliéné. Le psychiatre est le roi du subconscient, dont il explique le
fonctionnement par des classifications sans avoir besoin de croire en une
puissance supérieure à l’homme. Il donne des médicaments, des conseils,
des traitements corporels ou mentaux pour mieux vivre, mieux manger,
mieux diriger sa vie. Il est médecin de l’âme et du corps.

– Les classifications, qu’est-ce que c’est ?


– Eh bien, par exemple, au lieu de dire que quelqu’un a perdu son âme ou
qu’il est possédé ou aliéné, le psychiatre dira qu’il est bipolaire, dépressif,
hyperactif, maniaque, borderline, pervers narcissique, paraphile, atteint de
burn out, dysphorique, anxieux, compulsif, schizoïde, paranoïde,
psychotique. Ce sont des désignations que tu retrouves tous les jours dans la
presse. C’est le langage des psychiatres.

– Et le psychologue ?
– Le psychologue n’est pas médecin, mais il soigne les troubles de l’âme,
les passions, les souffrances diverses. Contrairement aux sorciers et aux
prêtres, les psychiatres et les psychologues sont les rois de la raison : ils
veulent que le subconscient soit dominé par la raison et la conscience. Ils
cherchent à guérir et à soigner : on les appelle des psychothérapeutes. Ce
sont des serviteurs de la raison qui ont appris un savoir dans des livres et
qui ont été initiés à une clinique par un maître à l’Université.

– C’est quoi, une clinique ?


– C’est l’art d’interpréter les signes d’une maladie.

– Qu’ont-ils en commun, tous ces gens ?


– Les prêtres, les sorciers, les psychiatres et les psychologues ont un point
commun : ils s’occupent des maladies de l’âme, les uns par la confession ou
les soins médicamenteux ou des échanges relationnels, les autres par des
cérémonies rituelles ou des incubations consistant à avaler des potions
magiques.

– Qu’ont-ils de vraiment différent ?


– Les prêtres et les sorciers croient en une vérité établie et sacrée qui ne
peut pas être critiquée et à laquelle chacun doit se soumettre : rites
vestimentaires et alimentaires, prières, obéissance à une autorité qui ne peut
pas être contestée. Ce sont des religieux. Les psychiatres et les
psychologues sont au contraire les porteurs d’un savoir enseigné qui n’est
pas une vérité définitive et dont on peut douter.
2

Où se cache l’inconscient ?

– J’ai compris qu’il y avait des mots différents pour désigner


l’inconscient. Mais où se trouve-t-il ? Dans la tête ?
– C’est une bonne question. L’inconscient se trouve dans le cerveau, cette
masse chimique enfermée dans ta tête et composée de boyaux que l’on
appelle des cellules ou des neurones, et qui ressemblent à des routes de
montagne avec des tunnels emboîtés les uns dans les autres.

– Comment sait-on ce qui se passe dans le cerveau ?


– On a commencé à le savoir quand des savants ont pris en compte
l’importance de cette masse, il y a environ cent cinquante ans (au milieu du
e
XIX siècle). À la même époque, un autre savant, très célèbre, Charles
Darwin, montrait que les hommes n’avaient pas été créés par Dieu en une
seule fois mais qu’ils appartenaient pour une part au monde animal et
étaient soumis à une loi de la nature qui échappe à toute maîtrise :
l’évolution. Aujourd’hui, on a admis que les hommes descendent de leurs
ancêtres les singes et que leurs cerveaux ont évolué pendant des millions
d’années en devenant plus complexes et plus performants au fil des temps.
Le cerveau humain, plus développé que celui de l’animal, est donc porteur
de la conscience, de l’intelligence, de l’âme, des émotions, de l’esprit et
aussi de l’inconscient.

– Qui étudie le cerveau ?


– Les neurologues, les biologistes, tous les savants, médecins ou non,
spécialistes en neurosciences : ils s’occupent du fonctionnement du système
nerveux.

– Mais l’inconscient se cache-t-il dans les corridors du cerveau ?


– Le cerveau permet à l’homme d’exister et de penser. C’est pourquoi,
d’ailleurs, on dit couramment de quelqu’un de très intelligent qu’il est le
« cerveau » de telle organisation. Mais le cerveau n’est pas autre chose que
le support matériel de la pensée : une machine biologique et chimique qui
gouverne notre organisme. De nos jours, grâce aux progrès techniques, le
cerveau peut être observé dans ses moindres mouvements. On peut le voir
bouger ou se mettre en colère. On peut observer ses défaillances. Quand tu
éprouves une forte émotion, ton cerveau réagit. Mais on ne peut pas
observer la pensée avec un microscope, ni même avec les techniques
d’exploration d’aujourd’hui – scanner, ordinateur, écoute des résonances
magnétiques. On ne peut pas non plus voir l’esprit, l’âme, la conscience, la
raison, le subconscient. L’inconscient ne se cache pas dans le cerveau, mais
il existe grâce au cerveau.

– Mais comment peux-tu dire qu’il existe grâce au cerveau si on ne peut


pas le voir ?
– Parce que l’inconscient est une abstraction, c’est-à-dire une représentation
de l’esprit : on le pense, on le sent, on le construit mais on ne peut pas le
toucher, le voir ou le capturer. Et c’est pourquoi il ne peut pas être
seulement cérébral. En fait, il n’habite nulle part mais il se manifeste, il
s’exprime. Il est enveloppé par la conscience, qu’on ne voit pas non plus.

– Et quand une personne n’a plus de cerveau, a-t-elle quand même un


inconscient ?
– Non, bien entendu, puisque le cerveau est la machine qui commande tous
les organes du corps, y compris les neurones qui permettent de penser.
Quand une personne n’a plus de cerveau ou que son cerveau ne fonctionne
plus du tout, elle est morte, même quand on la maintient en vie
artificiellement avec des tuyaux et des machines. On dit qu’elle est alors en
état de mort cérébrale.

– Le cerveau, lui, on le voit. Mais a-t-il une activité ?


– Oui, mais il ne peut ni écrire un livre tout seul, ni composer de la
musique, ni construire des villes, ni inventer des religions. Seul un sujet qui
pense peut faire de telles choses. Et seul un sujet qui pense a un inconscient
caché dans sa conscience.

– Mais alors comment savoir que l’inconscient existe vraiment ?


– L’inconscient existe comme une force, comme une énergie qui se
manifeste par ce que l’on ressent, par des émotions. Quand tu es joyeux
sans savoir pourquoi, quand tu as l’impression que tu peux voler dans les
airs pour rattraper les oiseaux ou qu’à la place de tes bottes en caoutchouc
tu as des bottes de sept lieues qui te permettent de courir plus vite que les
gazelles et les zèbres. Si l’inconscient n’a ni couleur ni odeur, il peut être
d’une grande beauté parce qu’il est mystérieux et qu’il trouble le cerveau,
comme l’a dit le poète anglais William Wordsworth, émerveillé par la
source cachée d’où émergeaient ses propres pensées :
J’entretenais une communion inconsciente avec la beauté
(…)
Des cavernes, oui, à l’intérieur de mon esprit et
Dans lesquelles le soleil jamais ne pouvait pénétrer 1

– Mais cette énergie sortie d’une caverne, elle peut traverser le corps ?
– L’inconscient se manifeste aussi par le langage, quand ça parle à ta place
ou que ça pense en toi, comme le souligne Zoé qui dit la même chose que
Jacques Lacan et que le philosophe Averroès. Si, par exemple, tu veux dire
« j’aime mon papa » et que tu dis à la place « je veux mon dromadaire », tu
seras surpris et tu tenteras de comprendre pourquoi une phrase s’est
substituée à une autre. Et tu seras obligé de comprendre pourquoi, en
pensant à ton papa, tu as prononcé le mot dromadaire. Ton père t’a-t-il
offert un dromadaire en peluche que tu as gardé très longtemps contre toi
quand il quittait la maison pour aller travailler ? Ou alors est-ce parce que,
au moment de dire que tu aimes ton papa, est venue se glisser dans ta tête
l’image d’un animal que tu aimes par-dessus tout, plus que ton père ? Seul
l’être humain est capable de parler, de faire de telles substitutions, ou
d’inventer des langues et des mots pour exprimer à la fois ce qu’il pense et
ce qui lui échappe quand il parle.

– Tout le monde sait qu’il a un inconscient ?


– Voilà une question délicate. Cette conscience que l’on peut avoir de
l’inconscient s’est posée en Europe et dans les sociétés dites occidentales
par opposition à celles des peuples premiers, indigènes ou autochtones ou
aborigènes (habitants premiers). Ces peuples sans écriture vivent sans État,
sans protection. Ils forment des communautés régies par des coutumes et
des traditions ancestrales qu’ils se transmettent de génération en génération.
Ils entretiennent des relations étroites avec la nature et les animaux. Ils sont
encore très nombreux dans le monde d’aujourd’hui : en Amazonie, dans les
îles de l’océan Pacifique, en Afrique, en Indonésie, dans les Caraïbes, etc.
Ces peuples, qui ont été étudiés par les ethnologues, ne pensent pas comme
nous. Ils ne pensent pas qu’ils ont un inconscient. Pour eux la nature est une
totalité avec ses plantes, ses humains et ses animaux et il n’y a pas de
division entre la conscience et l’inconscience, entre ce qui est rationnel et ce
qui ne l’est pas.

– Ces peuples pensent quelque chose ?


– Ils ont une pensée et un inconscient. Mais ils ne disposent pas du savoir
sur eux-mêmes qui leur permettrait de nommer l’inconscient ou la
conscience de la même manière que nous. Ils classent les hommes, les
plantes, les choses et les animaux un peu comme un menuisier qui fait du
bricolage avec des morceaux de bois ramassés autour de lui. Ils sont guidés
par des prêtres et des sorciers que l’on appelle des chamans, c’est-à-dire des
guérisseurs qui assurent une médiation entre un monde dit invisible (les
esprits bons ou mauvais, les morts, les ancêtres, moitié hommes, moitié
animaux) et le monde visible de la communauté.

– Ces chamans font la guerre aux invisibles ?


– En effet, quand un membre de la communauté devient bizarre, ils partent
en guerre contre les esprits qui lui ont volé son âme en la détachant du
corps. Le grand anthropologue français Claude Lévi-Strauss a pris la
défense de ces peuples premiers en montrant que leur manière de penser –
cette pensée dite « sauvage » –, devenue minoritaire, n’était pas inférieure
à la nôtre. Leur inconscient c’est ce monde invisible peuplé de mythes et de
légendes, un monde qui guide les actes des hommes, leur vole leur âme, les
rend fous, les fait vivre ou mourir, commande leurs choix.

– Que fait le chaman quand un homme a perdu son âme ?


– Lorsqu’un homme a perdu son âme, le guérisseur entre en extase, en
transe, devient fou lui-même afin de voyager dans le monde des esprits pour
rechercher l’âme perdue comme un chasseur dépiste le gibier. Il détrousse
les esprits, négocie avec eux, leur donne des cadeaux puis ramène l’âme à la
maison et la réintègre dans le corps de l’homme malade.

– Mais ce n’est pas possible, ce que tu racontes là.


– En effet, cette façon de penser n’a rien à voir avec l’idée que l’on se fait
de l’inconscient dans le monde européen, où l’on considère que, pour savoir
où il se cache, il faut d’abord savoir que tout homme est conscient de lui-
même et de son existence. Dans notre monde, le sentiment de la conscience
précède donc l’accès à l’inconscient.

– Mais c’est quoi, la conscience ? C’est moi ?


– Oui. Quand nous disons « je », nous exprimons ce que nous ressentons et
ce que nous voulons dire : quelque chose de subjectif. Quand on dit « moi
je », c’est plus fort encore. On ramène tout à « moi », à ma personne
entière, et c’est alors ce moi qui se prend pour le souverain du monde entier.

– Le sujet, c’est encore quelque chose qui existe et qui n’existe pas ?
– Le sujet, c’est la subjectivité, c’est-à-dire ce qui t’est personnel. Elle a
plusieurs facettes différentes. Pour te donner un exemple amusant, je dirai
qu’elle est comparable à une galerie de miroirs déformants qui te font
ressembler tantôt à une asperge et tantôt à un tonneau.

– Mais dans ton histoire du guérisseur et des peuples premiers, y a-t-il


une place pour la subjectivité ?
– Oui, il y en a une, mais elle n’est pas reconnue comme telle, elle n’a pas
lieu d’être car, pour ces peuples, ce n’est pas le sujet qui s’exprime quand il
parle mais les esprits et les choses. Par exemple, chez nous, on dit : je suis
un homme généreux et j’ai porté secours à une femme en difficulté. Chez
les peuples premiers, on s’exprimera autrement et on dira : la générosité qui
vient de l’homme a porté secours à la difficulté où se trouve la femme.
Dans un cas l’inconscient est à l’intérieur du « je », et dans l’autre il est
dans la qualité attribuée à la personne.

1. « The Prelude » (1805), livre I, v. 562 ; livre III, v. 245-246. Traduit par Henri Deluy.
3

L’inconscient d’autrefois et celui


d’aujourd’hui

– J’ai compris que l’inconscient existe grâce au cerveau, qu’il existe sans
être une chose visible et qu’on lui donne des noms différents selon les
cultures et les époques. Tu as parlé de l’âme, est-ce que c’est une autre
façon encore de désigner l’inconscient ?
– Oui, certainement. L’inconscient est comme une âme et l’âme est la partie
inconsciente de la subjectivité. L’âme, c’est un souffle, le moteur de la vie
et surtout quelque chose qui dépasse l’existence humaine : un principe
spirituel, immatériel. Cela ne se voit pas. Il y a autant de manières de
décrire l’âme que de religions ou de croyances, et celles-ci sont des récits
destinés à expliquer aux hommes leur histoire passée et à venir. Comme
pour l’inconscient, il n’existe pas de preuves de l’existence de l’âme.

– D’où vient l’âme ? De l’au-delà, des autres planètes, de Dieu ?


– De l’intérieur de toi-même, mais aussi de la culture et des religions. Tu as
étudié au lycée les différentes civilisations. Tu sais que les Juifs ont été les
premiers hommes dans des temps anciens – plus de dix mille ans – à croire
en un dieu unique (monothéisme) quand ils étaient esclaves en Égypte.
Ensuite viendront le christianisme, avec Jésus, puis l’islam avec Mahomet,
deux religions qui prolongent le judaïsme. Dans ces religions, dites
monothéistes, c’est Dieu l’âme des hommes. Il est aussi l’inconscient des
hommes.

– Quelle puissance, ce Dieu !


– Tu ne crois pas si bien dire. Car même si ces religions prônent l’amour,
elles véhiculent la haine parce qu’elles sont fondées sur une vérité révélée
qui ne supporte pas le doute. Et du coup, elles enseignent le rejet des autres
religions et des autres cultures. Elles sont potentiellement fanatiques. C’est
toujours au nom de Dieu – ce dieu unique – que les hommes se font la
guerre et se persécutent les uns les autres. Les religions sont toujours
intolérantes quand elles prétendent dominer les consciences par l’amour.
C’est pourquoi il faut mettre Dieu à distance de toute emprise sur la pensée
et sur l’État. Sinon on remplace le « je pense donc je suis » par un « je crois
donc Dieu a raison ».
La meilleure façon de se protéger de ce fanatisme, tout en respectant la
liberté de chacun de croire en ce qu’il veut, c’est de gouverner les hommes
selon les principes du droit et de la raison. Cela s’appelle la laïcité. L’État
qui te gouverne est alors séparé de la religion : il les accepte toutes et reste
neutre puisqu’il n’y a pas de religion d’État. Et du coup, l’inconscient lui
aussi devient laïc. Il ressemble à un Dieu qui aurait perdu sa souveraineté
pour devenir ton destin à toi. Le tyran c’est toi, il est en toi, mais ce n’est
plus Dieu : c’est un reste de dieu. Voilà la différence entre l’inconscient
d’autrefois et celui d’aujourd’hui.

– Que se passe-t-il quand il y a plusieurs dieux ?


– Quand il y a plusieurs dieux, il y a moins de vérité unique puisque les
dieux sont à l’image des humains et se disputent entre eux. Mon amie
Catherine Clément a écrit un Dictionnaire amoureux des dieux et des
déesses que tu peux lire. Elle dit qu’il y a dans le monde des millions de
dieux et de déesses qui s’accouplent et font de joyeuses fêtes. Ils changent
de genre et de sexe, se transforment en animaux, s’entre-tuent et
ressuscitent sans être des tyrans ou des dictateurs. Ils s’amusent. Ces dieux
sont aussi l’inconscient des hommes.

– Je connais les dieux grecs…


– Oui je sais que tu as étudié l’Antiquité grecque dont nous sommes
aujourd’hui les héritiers, comme nous le sommes du judaïsme et du
christianisme. Tu connais Homère, qui a raconté l’histoire de la guerre entre
les Grecs et les Troyens. Tu connais Platon, né à Athènes quatre siècles
avant Jésus et qui a inventé la philosophie en propageant les idées de son
maître Socrate. Et enfin, tu sais que dans ce monde grec, où existaient
plusieurs dieux et déesses (polythéisme), les dieux et les hommes
cohabitaient en se racontant des récits qui retraçaient leurs origines et leurs
amours.

– Ces récits font-ils une place à l’inconscient ?


– Oui, certainement. Dans ce monde fait de mythes et de récits, les dieux
sont divins et les héros à moitié divins : les frontières restent floues. Quant
aux hommes des classes supérieures, ils gouvernent les autres hommes et
plus encore les esclaves considérés comme des objets.
Certains dieux grecs sont des dieux-devins ou des oracles qui prédisent
l’avenir. On vient les interroger pour obtenir une réponse sur le passé et le
futur. Aucun homme ne peut échapper à la prédiction de l’oracle, qu’il faut
toujours interpréter tant elle est obscure ou voilée. Ainsi, le destin c’est
l’inconscient de l’homme grec, contraint, quoi qu’il fasse, d’obéir sans le
savoir à ce que lui a prédit l’oracle. Sa subjectivité et sa conscience ne lui
servent donc qu’à se conformer à son destin et non pas à s’en détacher.
– J’ai lu une bande dessinée sur l’histoire de ce roi qui affronte un
monstre féminin, résout une énigme, tue son père et épouse sa mère…
– Oui, il s’agit du héros le plus célèbre de la tragédie grecque, Œdipe, fils
de Laïos et de Jocaste, héritier de la dynastie des Labdacides. Pour éviter
que ne se réalise l’oracle d’Apollon, qui lui a prédit qu’il serait tué par son
fils, Laïos, roi de Thèbes, confie celui-ci, à sa naissance, à un serviteur pour
qu’il l’abandonne sur le mont Cithérion après lui avoir fait transpercer les
pieds avec un clou. Au lieu d’obéir, le serviteur confie l’enfant à un berger
qui l’apporte à son tour à Polybe, roi de Corinthe, dont la femme est stérile.
Ils l’appellent Œdipe (pied enflé) et l’élèvent comme leur fils.
Devenu grand, Œdipe consulte l’oracle de Delphes qui lui prédit qu’il tuera
son père et épousera sa mère. Croyant échapper à la prédiction, il s’éloigne
de Corinthe et se rend à Thèbes. En chemin, il croise par hasard Laïos et le
tue à la suite d’une dispute. Puis il se confronte à la Sphinge, redoutable
animal, monstre féminin ailé et doté de griffes qui met à mort ceux qui ne
résolvent pas l’énigme qu’elle pose sur l’essence de l’homme : « Qui est
celui qui marche sur quatre puis deux puis trois pieds ? » Œdipe choisit la
bonne réponse et, pour le récompenser, Créon, régent de Thèbes, lui donne
pour épouse sa sœur Jocaste, dont il aura quatre enfants.
Les années passent, la peste et la famine s’abattent sur Thèbes, et Œdipe, le
grand roi si sage, tente de connaître la cause de ce fléau. Il enquête et finit
par apprendre la vérité. Il se crève les yeux et Jocaste se suicide.

– Si j’ai bien compris, cette histoire signifie qu’Œdipe est aveugle à sa


propre histoire. Est-il inconscient ?
– Non, il n’est pas inconscient mais il est la proie de son destin.

– Il n’est pas coupable ?


– Non, il n’est coupable ni du meurtre de son père ni de l’inceste avec sa
mère. Mais il est puni d’une part par le destin, parce qu’il n’aurait pas dû
naître, et, de l’autre, par les dieux parce qu’en résolvant l’énigme, il a bravé
leur puissance. Il est donc puni pour une faute qu’il n’a pas commise : c’est
son inconscient, c’est-à-dire son destin, qui a agi à sa place.

– Et l’âme ?
– Pour les Grecs, elle comporte plusieurs facettes, mais surtout deux parties
principales : l’une, pleine de sang et de fureur, que l’on appelle thumos
(âme-sang), c’est-à-dire ce qui pousse à agir, à désirer et à établir des
relations avec le monde extérieur, et l’autre, psyche (âme-souffle), associée
au sommeil, à la mort, à la fragilité mais aussi à l’éternité, à l’immortalité.
Platon affirmait que l’âme était composée de trois parties : l’immortalité, le
souvenir, le savoir. Ainsi l’âme, au sens platonicien, est-elle immortelle
parce qu’elle existe sans le corps qui est son tombeau provisoire durant une
vie. En conséquence, elle conserve la mémoire de tout ce qui a été vécu. Et
enfin elle est comme une tablette de cire, une table rase, où viendraient
s’inscrire les idées, les émotions et les représentations. Les trois parties sont
liées. Sortir du corps, c’est dépasser le monde sensible pour s’élever vers la
connaissance ; se souvenir, c’est savoir qui on est ; apprendre c’est
actualiser la puissance de l’intelligence que l’on a en soi.

– Donc, l’inconscient d’hier et d’aujourd’hui, c’est à la fois Dieu, le


destin, l’âme, le désir et le grenier qui récolte les souvenirs et nous permet
de comprendre qui on est et ce que l’on fait ?
– On peut le dire comme ça, mais il faut l’expliquer. Oui, l’inconscient c’est
notre destin. Et aujourd’hui, pour toi et pour moi – et pour les citoyens des
pays démocratiques et laïcs –, le destin ce n’est plus Dieu mais l’histoire
humaine, un destin au sens grec mais sans l’oracle qui prédit, sans les
dieux. C’est ce qui agit à ton insu pour que tu puisses désirer quelque chose
ou aimer quelqu’un. Enfin, l’inconscient c’est un lieu de mémoire, un
monument ou un musée que tu visites pour connaître le passé et l’histoire
de ceux que tu as aimés. Il conserve les archives de ta vie un peu comme le
disque dur de ton ordinateur. Et c’est aussi un état psychique.

– Un état psychique ? Tu veux dire quoi ?


– Ce mot, utilisé aujourd’hui par les psychologues, vient de psyche (âme-
souffle). Il désigne ce qui est conscient et inconscient. Et Psyché, c’est une
femme dans la mythologie grecque et latine.
Elle était tellement belle qu’elle suscita la jalousie d’Aphrodite (Vénus), la
déesse de l’amour (eros). Celle-ci envoya auprès d’elle, pour la punir, son
fils Cupidon (dieu de l’amour), armé de ses flèches et de ses ailes. Il devait
la rendre amoureuse d’un monstre, mais il céda à ses charmes et devint son
amant à condition qu’elle ne le regardât jamais. Ils se rencontraient dans
l’obscurité. Mais Psyché était une personne rationnelle, curieuse de tout
savoir, et elle observa le beau Cupidon dans son sommeil à la lumière d’une
lampe. Punie par les dieux, elle fut contrainte d’accomplir une multitude de
tâches horribles jusqu’à sombrer dans un sommeil de mort. L’histoire se
termine bien. Finalement, elle épouse Cupidon et devient immortelle. Elle
aura donc voyagé tout au long de sa vie en subissant des épreuves pour
enfin accéder à l’amour et à l’immortalité.

– Psyché, ça a donné psychique ? Quel rapport avec l’inconscient ?


– Cette histoire signifie que l’âme est un oiseau de nuit. Elle se réveille la
nuit, comme l’inconscient qui se manifeste mieux durant le sommeil à
travers les rêves.
L’état psychique – ou psychisme ou psyché –, c’est un ensemble à la fois
conscient et inconscient, qui raconte l’histoire de toute une vie subjective,
sa partie visible et sa partie cachée : l’amour, le désir, le sommeil, la
mémoire, l’esprit, les ancêtres. C’est l’histoire de Psyché confrontée à son
désir et aux dieux. C’est ton histoire et c’est notre histoire.
– C’est quoi, l’esprit ?
– C’est différent de l’âme et de la psyché. L’esprit, c’est plutôt un ensemble
de facultés mentales – intuition ou perception – qui te permettrait de penser.
L’esprit s’oppose au corps, mais il englobe des activités conscientes et
inconscientes. L’esprit est raisonnable, contrairement à l’inconscient.

– Mais comment on accède à son inconscient ?


– Par une introspection, c’est-à-dire une écoute de soi-même, une
observation de tes réactions ou un « examen de conscience ». L’idée de se
confesser et de raconter ce qui fait souffrir ou ce qu’on a vécu, existe depuis
longtemps. Beaucoup d’écrivains ou d’artistes ont publié leurs confessions :
saint Augustin, Montaigne, Rousseau. Parler de soi permet d’accéder à
l’inconscient.

– Qui a remplacé aujourd’hui Dieu et les dieux ?


– La science, d’un côté, qui est fondée sur la connaissance objective de la
réalité, de la nature ou de l’esprit ; la croyance, de l’autre, qui s’appuie sur
l’opinion ou la voyance. Les voyants ou les astrologues se pensent plus
lucides que les scientifiques car ils sont certains de voir ce qui est caché
derrière les apparences. Mais comme tu vois, on ne remplace pas vraiment
Dieu ou les dieux. On se contente de ne plus les regarder de la même
manière.

– Qu’est-ce que c’est, un voyant ?


– Les voyants se donnent souvent des noms bizarres. Mais ils ne sont ni les
héritiers des anciens devins de l’Antiquité, ni ceux des guérisseurs et autres
chamans des sociétés sauvages. Ils ne sont pas non plus des prêtres, car ils
ne défendent pas une religion. Ils se veulent extérieurs à tout et contestent
ce qu’ils appellent les savoirs officiels : la politique, les religions
constituées, la psychiatrie, la médecine, la psychologie, l’enseignement
diffusé dans les écoles et les universités. Et ils ont beaucoup de succès dans
tous les milieux, grâce à internet.

– Que font-ils ?
– Ils reçoivent dans leurs cabinets des parents angoissés par leurs enfants,
des patrons déprimés qui redoutent la faillite, des personnes brisées par des
échecs amoureux, et d’autres encore qui redoutent la fin du monde, les
catastrophes naturelles ou les démons.
Ils prédisent l’avenir avec des cartes et des boules de cristal, et ils
prétendent que la position des planètes donne des informations sur notre
avenir. Certains croient observer des tas de choses dans ton inconscient en
regardant tes mains, tes yeux, un lac, un miroir, une alouette ou des peaux
de crapauds. Ils s’entourent de statuettes, de bâtons parfumés, de divinités,
d’objets étranges achetés dans des brocantes.
Parfois, ils se donnent des allures de grands philosophes pour expliquer
qu’il existe des forces occultes qui dirigent le monde. Ils imaginent qu’un
inconscient cosmique, peuplé de symboles et de signes, nous dominerait. Ils
se croient souvent les messagers de ces signes auprès des hommes. On dit
souvent d’eux que ce sont des charlatans ou des imposteurs parce qu’ils
n’hésitent pas à abuser de la crédulité des gens.

– Ces charlatans sont-ils dangereux ?


– Ils ont en tout cas toujours été considérés comme dangereux. En 1184, le
tribunal de l’Inquisition les a condamnés à mourir sur le bûcher comme les
« hérétiques », et il leur a interdit de se livrer à leurs divinations. Le roi
Louis XIV les a, lui aussi, persécutés, car il voyait en eux l’incarnation d’un
pouvoir diabolique contraire à la toute-puissance de la souveraineté royale.
Enfin, en 1810, Napoléon, grand organisateur de la médecine, de la raison,
de la science et de l’État moderne, les a montrés du doigt dans son fameux
Code pénal. Il les a condamnés à payer une amende s’ils continuaient à se
faire payer en échange de leurs prédictions. Comme tu vois, ils sont donc
rejetés autant par les religions que par les défenseurs de la science. Il
n’empêche que malgré toutes les lois, ils continuent à prospérer.
Aujourd’hui, ils sont tolérés mais régulièrement poursuivis quand ils
prétendent soigner ou guérir des maladies. Quand ce n’est pas le cas, ils
peuvent donc tranquillement regarder ton inconscient dans les astres ou te
prédire une catastrophe si tu n’obéis pas à ce qu’ils te disent de faire.

– Mais y a-t-il des charlatans parmi ceux qui prétendent tout expliquer
rationnellement avec la science ?
– Oui, bien sûr ! Ce sont tous ceux qui affirment qu’on peut voir
l’inconscient, le mesurer, le peser, le décrire, regarder son fonctionnement
au microscope comme une chose susceptible d’être retenue par la queue, les
cornes ou les doigts de pied. C’est le même débat aujourd’hui qu’avec
l’âme hier.

– De quel débat tu parles ?


– En 1907, un médecin américain, obsédé par l’idée de trouver l’âme dans
le corps afin de faire la preuve de son existence, a ainsi pesé six patients
moribonds avant et après leur mort. Constatant dans l’écart des mesures une
portion non justifiable, il en déduisit qu’il pouvait s’agir du poids de l’âme
s’échappant du corps. Pour être certain de ne pas se tromper, il reproduisit
l’expérience avec quinze chiens et ne releva aucune variation. Il crut alors
apporter la preuve que seul l’homme possède une âme.

– C’est à mourir de rire !


– On peut rire de ce raisonnement, mais il est fréquent. Un tel « savant » a
beau être un charlatan, il n’est pas désigné comme tel et on le prend très au
sérieux. Et pourtant, sa « science » n’est pas plus scientifique que celle qui
s’appuie sur les boules de cristal.

– L’autre jour, à la télévision, un journaliste a dit que quand on regardait


une publicité, on était influencé par des « messages subliminaux » qui
atteignaient directement notre inconscient. C’est quoi, un message
subliminal ?
– En effet, des experts en communication ont imaginé que si on incorporait
dans un film des images imperceptibles par ta conscience, c’est-à-dire
« subliminales » ou subconscientes, elles pouvaient avoir une influence, à
ton insu, sur ton comportement. Ils affirment qu’elles agissent directement
sur ton cerveau et donc sur ton inconscient. Par exemple, un publicitaire a
affirmé, sans la moindre preuve, qu’en faisant passer à l’intérieur d’un film
le message imperceptible « Buvez Coca-cola », les ventes de cette boisson
augmentaient dans une proportion importante. En 2000, lors de la
campagne électorale pour l’élection présidentielle américaine, George Bush
a fait diffuser des images dans lesquelles le mot « rat » était incrusté juste
après une photo de son adversaire politique, croyant ainsi le vaincre.

– Mais qu’a-t-on fait pour lutter contre ça ?


– On a interdit les messages dits « subliminaux » sans pourtant obtenir la
preuve qu’ils étaient efficaces. Mais l’idée de l’efficacité possible de cette
influence occulte avait semé la panique chez les spectateurs, qui ont cru que
des messages subliminaux pouvaient transformer n’importe qui en criminel
ou en malade mental. Ces croyances en une influence potentielle des
messages subliminaux sont de même nature que celles des voyants qui,
pourtant, ne se réclament pas de la science.

– Mais alors c’est quoi, le subliminal ?


– C’est ce qui est perçu directement par l’inconscient. Mais on n’a pas
besoin d’en avoir peur ou de le réglementer.

– Y a-t-il une autre manière d’accéder à l’inconscient qui soit rationnelle


sans être ni une voyance ni une science risible ?
– Oui, évidemment, c’est celle des philosophes, des écrivains, des
psychologues ou des psychiatres, et de tous les penseurs qui ne considèrent
pas que les hommes sont superflus ou inutiles, ni que leur existence
subjective se réduise soit à des croyances établies par avance – des
superstitions –, soit à des calculs sans fondement. Ils pensent que les
confessions et les récits de soi sont importants pour comprendre qui nous
sommes, et ils ont bien raison.
4

Voyage au centre du rêve

– Cette nuit, j’ai rêvé que je me trouvais dans un gigantesque bateau qui,
en réalité, était un aigle immense vêtu d’un grand manteau avec des
décorations et serrant un képi dans son bec. Il heurtait un iceberg. C’était
la nuit, j’allais me noyer ; mais l’aigle se transformait en radeau et une
partie de lui s’envolait tandis que l’autre restait avec moi pour que je ne
coule pas. Qu’est-ce que cela veut dire ?
– Ce rêve reprend de nombreux éléments de notre dialogue. J’ai comparé
l’inconscient à un oiseau de nuit et tu le transformes en aigle. J’ai évoqué
l’iceberg, cette maison blanche dont la partie la plus dangereuse est
dissimulée par la mer. Ensuite, j’ai comparé l’inconscience à une barque qui
erre au milieu des flots. Je t’ai parlé aussi de Descartes et du sujet coupé en
deux. Et toi tu rêves que la moitié d’un aigle te sauve de la noyade en te
protégeant et que l’autre s’envole et t’abandonne.
Cela veut dire que tout ce dont nous avons parlé s’est imprimé dans ta
mémoire avec des images fortes. En tout cas, tu as compris que
l’inconscient était à la fois quelque chose de mystérieux, de nocturne et de
redoutable, mais aussi de plus intime et de bienveillant. On peut l’étudier et
savoir qu’il existe sans avoir peur de se noyer et sans avoir besoin de le
mesurer ou de le peser.
– J’ai fait ce rêve après avoir vu à la télévision un film formidable sur le
naufrage du Titanic. J’avais l’impression de regarder un rêve. J’étais
tout seul à la maison.
– Tu as regardé à la fois un rêve, une histoire d’amour romantique, une
réalité reconstruite grâce à la magie du cinéma et enfin une épopée sur la
puissance et la défaillance des hommes qui s’achève dans un cauchemar. Et
puis, tu as entendu prononcer le nom de Freud.

– Tu veux dire quoi ?


– Le film s’est inspiré d’un événement réel, survenu en avril 1912, et qui a
marqué tous les esprits : le naufrage du plus beau paquebot de ce qu’on
appelle la Belle Époque. Il devait son nom aux titans, divinités géantes de
l’ancienne Grèce qui, malgré leur force, avaient été vaincues par d’autres
dieux plus intelligents : les Olympiens. Symbole de la toute-puissance
d’une époque, marquée par les progrès de la navigation, le Titanic, celui du
film, emporte avec lui, dans son voyage à travers l’océan Atlantique, deux
mille cinq cents personnes, hommes, femmes et enfants de quarante
nationalités différentes et de plusieurs classes sociales : des plus riches aux
plus pauvres. Parmi eux, une communauté de grands bourgeois puritains
issus de la haute société anglo-américaine, fascinés par eux-mêmes,
engoncés dans leur cynisme et leur ignorance. Ils se bercent d’illusions sur
leur destin. Ils sont le jouet de leur inconscient. Le bateau n’est pas ce qu’ils
croient : il a un gouvernail trop petit pour son poids et pas assez de canots
de sauvetage. C’est un titan en proie à de multiples défaillances, invisibles
pour les uns, qui ne veulent rien voir, perceptibles pour d’autres qui sont
capables de s’aventurer au-delà des apparences trompeuses.

– C’est cela, le cauchemar ?


– Oui. Le paquebot va trop vite. Durant la nuit, il heurte un iceberg et il
coule à pic, entraînant avec lui mille cinq cents passagers. Deux ans plus
tard, la brillante société européenne de cette époque, arrogante et raffinée,
sombrera elle aussi dans une guerre au cours de laquelle ton aïeul sera tué,
comme des millions de civils et de soldats, victimes d’un conflit meurtrier
qui opposera les nations européennes les plus évoluées du monde. On a
célébré l’année dernière le centenaire de cette guerre dont les derniers
témoins sont morts.

– Tu veux dire que dans ce rêve, des souvenirs se mélangent : nos


conversations sur l’inconscient, les prêtres, les voyants, les dieux et les
psychiatres et le souvenir de mon ancêtre qui aurait pu se trouver sur le
Titanic ?
– Oui, ton ancêtre aurait pu être un passager du Titanic, comme mon père
qui a survécu à la Grande Guerre et dont je t’ai parlé plusieurs fois. Je t’ai
montré des photos de lui dans les tranchées et, souviens-toi, nous avons
regardé ensemble un film qui t’avait frappé : La Grande Illusion. Tu
m’avais dit que le film ressemblait à un rêve, que Jean Gabin était comme
ton aïeul et Pierre Fresnay comme mon père.

– Oui, c’est vrai. Mais alors, le rêve est une prédiction ?


– Le rêve ne prédit rien, il exprime quelque chose qui vient de l’inconscient
de chacun mais il mélange les époques, les morts et les vivants, les objets et
les animaux, le ciel, la terre, la mer. Il met en scène des fables qui n’existent
pas dans la réalité. Dans un rêve, on voit des monstres, des anges, des
personnages avec des yeux à la place des pieds, un sexe à la place d’un
bras, des paysages avec des chapeaux sur la tête, des arbres où poussent des
ciseaux, des becs d’oiseau plantés sur des éléphants, des villes suspendues
dans l’espace, des robots qui ressemblent à des humains, des humains avec
des têtes de poisson.

– Et mon rêve, il signifie quoi ?


– Ton rêve au sujet de l’aigle qui te sauve d’un naufrage te sert à exprimer
ta peur et la manière de la conjurer, de l’apprivoiser : il est à la fois la peur
et le remède à la peur. Mais l’aigle, c’est aussi ton aïeul et mon père. Tous
deux portaient un képi et un manteau pendant la Grande Guerre. L’un est
mort et l’autre a survécu comme dans La Grande Illusion.

– Tous les gens rêvent ?


– Tous les êtres humains rêvent, et tous les peuples ont attribué une
signification aux rêves : il y a les bons rêves et les mauvais rêves (les
cauchemars). Le rêve est un phénomène universel, qui se produit pendant le
sommeil. Il est constitué d’une série d’images qui échappent à tout contrôle.
Quand tu as vu Titanic, tu as été frappé comme moi par les images d’un
film qui ressemble autant à un rêve qu’à la réalité. Le cinéma est toujours
une machine à inventer des rêves.

– Les rêves sont-ils une partie de la réalité ?


– Oui, en effet, ils sont la réalité de celui qui dort. Pendant des millénaires,
dans toutes les sociétés, on a pensé que les rêves étaient des prédictions ou
des mauvais présages qui annonçaient le plus souvent des catastrophes et
des tragédies. On utilisait d’ailleurs le mot songe pour désigner le rêve.
L’onirologie était l’art d’interpréter les songes – c’est-à-dire ce qui est
onirique – comme autant de messages envoyés par Dieu ou par les dieux.
Dans le judaïsme et le christianisme, Dieu s’adresse aux hommes en leur
« envoyant » des songes.

– Donne-moi quelques exemples…


– On pourrait raconter à l’infini des histoires de songes et de divinations.
Mais voici celle du roi Nabuchodonosor, personnage de la Bible, qui a
donné naissance à l’expression « colosse aux pieds d’argile » qu’on emploie
souvent. Dans son sommeil, il y a deux mille six cents ans, le roi aperçoit
une statue composée de divers métaux, la tête en or, la poitrine d’argent, le
ventre et les cuisses d’airain, les jambes de fer et les pieds moitié de fer et
moitié d’argile. Une petite pierre, détachée de la montagne, se niche au pied
de la statue puis elle finit par envahir toute la terre. Inquiet, le roi fait venir
ses devins qui se montrent incapables d’interpréter ce songe. Il les
condamne à mort. Alerté, le prophète Daniel s’adresse à Dieu qui, pendant
la nuit, lui révèle la signification du songe.

– Que fait le prophète ?


– Le prophète explique au roi que ses mages n’ont pas le pouvoir
d’interpréter ce songe et que seul Dieu détient la vérité. Vous êtes le roi des
rois, lui dit-il, c’est-à-dire la tête d’or de la statue, un homme puissant et
vénéré. Mais après vous, viendront d’autres empires de plus en plus
médiocres et le dernier s’écroulera pour laisser place au royaume de Dieu,
représenté par la pierre devenue montagne.

– Mais c’est la même histoire que celle du Titanic ?


– En effet, il s’agit d’une prophétie qui annonce la décadence des empires et
la venue d’un nouveau royaume plus juste, susceptible de détruire ceux qui
se pensaient les plus puissants du monde. Tu n’as pas besoin de croire en
Dieu pour comprendre cette fable du colosse aux pieds d’argile. Elle
signifie, comme dans l’histoire du Titanic et comme dans l’histoire de tous
les hommes, que si l’on se croit trop puissant, on est vite atteint de
démesure et on finit par perdre de vue la réalité. On est alors vaincu par
quelque chose de plus fort qu’un empire : une idée, une aspiration, en
apparence aussi faible que l’argile. En bref, une utopie, c’est-à-dire quelque
chose d’impossible qui deviendrait quand même possible. Un rêve devenu
réalité.
– Y a-t-il une différence entre le songe et le rêve ?
– Le songe, c’est un spectacle qui se déroule pendant la nuit. C’est quelque
chose de purement nocturne qui s’exprime dans le sommeil. La vie
nocturne s’oppose à la vie diurne, à la vie réelle, celle de tous les jours.
Mais elle peut aussi être regardée comme la continuité de la vie réelle.

– À quoi tu penses ?
– Tu as vu avec moi, à la Comédie-Française, la pièce du grand poète
anglais William Shakespeare, Le Songe d’une nuit d’été, écrite il y a cinq
cents ans, quand les hommes commençaient à douter sérieusement de la
toute-puissance divine. Elle met en scène quatre couples d’amoureux qui se
disputent : un roi et une reine du jour, un roi et une reine de la nuit (des
Elfes), divinités invisibles et féeriques, vivant dans des forêts, deux jeunes
garçons et deux jeunes filles qui ne parviennent pas à s’aimer. À quoi
s’ajoute un bouffon qui se transforme en âne. Ici la vie nocturne permet
d’effacer les frontières entre l’humain et le surnaturel, d’abolir les conflits
inutiles afin que chaque personnage puisse aimer celui qu’il désire.
Dans cette rêverie éveillée, le songe est un hymne à la vie humaine, à la
joie, à la liberté et au désir érotique. Il n’est en rien une prédiction et aucun
dieu ne règne dans ce royaume de la nuit. Le songe de cette nuit d’été
permet de réaliser un rêve, c’est-à-dire un désir amoureux et sexuel interdit
durant le jour et refoulé dans l’inconscient. Le songe est un rêve raconté
comme une fable.

– J’ai trouvé sur internet des dizaines de sites qui proposent de classer les
songes. Il y a aussi des tas de dictionnaires des rêves. Comment ne pas
s’embrouiller ?
– En fait, tous ces dictionnaires et autres traités de vulgarisation s’inspirent
d’un livre très amusant et que tu peux lire facilement : La Clef des songes
(Oneirokritika). Il a été écrit il y a mille huit cents ans par un philosophe
grec de l’Empire romain, Artémidore de Daldis. Ce grand voyageur avait
visité tous les pays de la Méditerranée à la manière d’un enquêteur ou d’un
journaliste, dans le seul but de récolter des quantités de rêves auprès des
populations et des devins qu’il rencontrait. Il avait exploré toutes les
bibliothèques et lu des centaines de livres sur les songes.

– Je n’ai jamais entendu parler de cet Artémidore…


– Et pourtant, quand tu parles des songes, tu es comme Artémidore. Il a
effectué une véritable exploration de toutes les productions oniriques
reprises aujourd’hui dans les manuels sur La Clef des songes que l’on
trouve facilement sur internet. Il a dressé un inventaire et rédigé des listes,
mais, surtout, il est le premier à avoir distingué les songes, qui sont des
prédictions, et les rêves qui sont l’expression d’un désir personnel. Il a aussi
été le premier à établir des différences entre les rêveurs à partir du récit d’un
même rêve. Artémidore parle de la vie privée, de la naissance, de la famille,
de la sexualité, de la mort, du travail, des relations entre hommes et
femmes, entre parents et enfants.

– Quel était le but de cette Clef des songes ?


– Elle avait un but pédagogique et une portée révolutionnaire. Il s’agissait
en effet d’expliquer aux lecteurs issus de tous les milieux sociaux qu’ils
n’avaient pas besoin d’avoir recours à des devins, des mages ou des oracles
pour interpréter leurs rêves. Grâce à un enseignement rigoureux, fondé sur
l’enquête et l’expérience, et à travers des classifications logiques, ils
pouvaient les comprendre eux-mêmes, ne pas les redouter et du même coup
donner une signification à leur double existence : celle du jour (diurne) et
celle de la nuit (nocturne).

– Mais tu as dit que les gens aujourd’hui consultent beaucoup de mages,


de voyants, de devins et de charlatans. Cela veut-il dire qu’ils ont peur,
comme autrefois, que de mauvaises prédictions se réalisent ?
– En effet. Artémidore cherchait comme d’autres pédagogues ou
philosophes à domestiquer les peurs d’une époque. Et son livre a eu un
grand rayonnement.

– Mais peut-on domestiquer les peurs ?


– Pas vraiment. Aujourd’hui, nous sommes tous un peu superstitieux, même
si nous ne croyons plus ni aux prédictions ni aux manières de les
apprivoiser, et même si nous sommes rationnels.
Par exemple, on a beau savoir que l’avion – qui a remplacé le paquebot –
est le moyen de transport le moins dangereux, on a beau lire des quantités
d’articles à ce sujet, on a quand même peur de tomber du ciel. Et cette peur
s’amplifie quand les voyages sont longs ou quand des catastrophes arrivent.
Nous avons tous des Titanic dans la tête et nous avons tous besoin d’un
Artémidore pour nous protéger. Artémidore, c’est comme l’aigle de ton
rêve.

– Tu as dit que j’avais entendu dans ce film le nom de Freud. Je n’en ai


aucun souvenir…
– Regarde une deuxième fois le film, notamment le début.
5

Un docteur à vienne

– J’ai regardé la scène du Titanic dont tu m’as parlé à propos du nom de


Freud. Pendant le dîner, Rose, l’héroïne du film, se moque du président
de la compagnie maritime qui vante la grande taille de son paquebot, son
luxe et sa puissance. Elle lui dit : « Vous connaissez le docteur Freud ?
Ses idées sur les interrogations mâles à propos de leur puissance
pourraient vous intéresser. » Et il répond : « Ce Floyd, qui est-ce, un
passager ? » Ça veut dire quoi ?
– Rose est en révolte contre les grands bourgeois richissimes et arrogants
embarqués sur le Titanic. Ils sont stupides, ils méprisent la pensée, l’art et la
peinture moderne, celle de Picasso et de Manet. Rose les déteste. Mais en
même temps, elle appartient à une famille d’aristocrates ruinés. Sa mère,
une veuve rigide, victime de sa condition de femme enfermée dans des
préjugés, la contraint à épouser un de ces hommes afin de pouvoir préserver
son rang dans la société. Rose s’insurge et tente de se suicider. Elle est
sauvée par un jeune peintre de condition modeste, embarqué lui aussi sur le
Titanic, en troisième classe, avec des émigrés qui rêvent de l’Amérique. En
ce temps-là, l’Amérique est le rêve collectif de l’Europe, le rêve d’une autre
vie, incarnée par l’art cinématographique, par Hollywood. Mais elle sait
qu’elle ne pourra pas échapper à ce mariage qui lui fait horreur.
Elle est donc condamnée à une révolte impuissante : celle des jeunes filles
de sa génération qui ne parviennent pas à sortir du carcan de leur milieu. Et
elle se sent opprimée par ces hommes insupportables qui se croient tout-
puissants.

– Quel rapport avec Freud ?


– Rose connaît l’existence de ce docteur, Sigmund Freud, juif et autrichien,
célèbre dans le monde entier. Quatre ans avant elle, à l’âge de 53 ans, il a
traversé l’Atlantique à bord d’un autre paquebot : le George Washington.
Lors d’un dîner de gala sur le Titanic, comme tu l’as vu, Rose brandit le
nom de Freud au nez et à la barbe de l’imbécile qui ne comprend pas de qui
il s’agit.

– C’est un nom magique, pour elle ?


– Oui. Rose sait que Freud a conquis l’Europe et l’Amérique avec ses idées
nouvelles sur l’amour, le sexe, le rêve et l’inconscient tout en soignant des
jeunes filles qui lui ressemblent et qui sont écrasées par des pères
défaillants, imbus de leur pouvoir et par des mères destructrices et
soumises. On peut déduire de cette scène du film qu’elle souhaiterait
rencontrer Freud pour lui raconter ses malheurs et ne plus subir les
frustrations que lui impose sa mère. Rose fait partie de ces jeunes filles
désignées alors comme des névrosées (perturbées) qui voudraient vivre
librement, s’épanouir dans l’amour, travailler, s’émanciper, fumer des
cigarettes, danser, porter des pantalons. Mais elles n’y parviennent pas car
une force intérieure les en empêche et les pousse à une obéissance qu’elles
récusent. D’où le conflit, l’agitation et le désir de mourir.

– Rose est malade ?


– Non, mais le monde dans lequel elle vit est malade. Rose sait que Freud
met en cause la domination des hommes sur les femmes. Aussi se moque-t-
elle du président de la compagnie maritime en faisant allusion à la
prétendue « puissance » de son paquebot comparé à un organe sexuel
masculin : un pénis. Contrairement à lui, elle est lucide sur le danger qui
menacerait en cas de naufrage. Elle a remarqué qu’il n’y avait pas assez de
canots de sauvetage.

– Que faisait-on du temps de Freud avec les enfants ?


– En ce temps-là, les enfants étaient élevés dans la terreur des maladies
horribles venues de la sexualité. Freud ne voulait plus qu’on les menace de
leur couper le pénis ou de leur coudre le vagin. Il voulait que les enfants,
comme les adultes, aient droit à une intimité et qu’ils soient informés autant
des dangers que des plaisirs liés à la sexualité.

– Que dit exactement Freud à propos des enfants ? Et pourquoi cela est-il
toujours jugé aussi scandaleux ?
– Quand Freud publie son étude sur la sexualité des enfants en 1905, il
n’utilise ni mots latins, ni mots vulgaires. Il explique dans un style simple et
avec des mots de tous les jours comment les enfants se représentent la
sexualité depuis l’âge de 4 ans, l’âge de Gabor aujourd’hui. Et c’est encore
valable. Certes, ce livre est destiné aux adultes, mais il désacralise l’idée
que les enfants en bas âge seraient ignorants de leur corps ou des relations
sexuelles entre les adultes. Freud pensait qu’il fallait nommer les organes
génitaux et les actes charnels et ne pas être effrayé à l’évocation des
pratiques sexuelles. Il expliquait ce que veulent dire les enfants quand ils
emploient des mots à eux pour désigner la différence entre filles et garçons
ou la manière dont ils sont conçus par leurs parents.

– Donne-moi un exemple.
– Il explique que les suçotements, les jeux avec le corps ou les excréments
sont pour les enfants une source de plaisir. Il souligne qu’avant 4 ans,
l’enfant est un être cruel qui se livre à toutes sortes d’expériences de plaisir
auxquelles il renoncera en devenant adulte. Il dit aussi que ces activités
érotiques de l’enfant ne connaissent ni lois ni interdit, et qu’elles se
satisfont avec des tas d’objets : des jouets en peluche – ce qu’on appelle
aujourd’hui des doudous –, des bouts de plastique, des billes, des tissus, des
morceaux du corps, pieds, mains, seins.

– Mais ces enfants si jeunes et qui parlent à peine, qu’est-ce qu’ils veulent
dire en faisant tout ça ?
– Ils se fabriquent toutes sortes de théories à propos de leur origine et
pensent par exemple que les bébés viennent au monde par l’anus comme les
matières fécales, que les mères accouchent par le nombril, que les femmes
et les hommes ont des relations par-derrière comme les chiens et les chats,
que la graine qui se dépose dans le ventre est de l’urine, que les hommes
peuvent porter comme les femmes les bébés dans leur ventre.
Freud a aussi remarqué que les enfants disent vouloir épouser leurs parents
quand ils seront grands, que les garçons veulent prendre la place du père et
les filles celle de la mère ou inversement, et que les uns et les autres sont en
rivalité permanente avec les adultes.

– Mais ce n’est pas vrai, je n’ai jamais pensé cela, moi…


– Bien sûr que si, tu l’as pensé et tu l’as même dit, mais tu ne t’en souviens
pas. Écoute les plus petits que toi, et tu verras ce qu’ils disent…

– Tu veux dire que j’ai oublié ce que j’ai dit et pensé quand j’étais plus
petit ?
– Mais oui. Heureusement, d’ailleurs. Si l’on se souvenait de tout, on
deviendrait un robot ou un ordinateur. Il faut aussi oublier. On peut même
dire que cet oubli nécessaire, c’est un refoulement, c’est-à-dire quelque
chose qui est repoussé hors de la conscience. En réalité, ces récits d’enfants
sont autant de fantasmes qui expriment des situations imaginaires refoulées
dans l’inconscient.

– Ce qui est refoulé ne revient jamais ?


– Au contraire, ce qui est refoulé peut revenir à la conscience à un moment
donné ou se manifester par des signes : la langue qui fourche, une erreur sur
des noms propres, un lapsus (un mot à la place d’un autre). Pour te donner
une idée de ce qu’on appelle ce « retour du refoulé », pense à un roman
policier dont le scénario serait le suivant. Un meurtrier cache
soigneusement un cadavre. Pour dissimuler son crime, il efface toutes les
traces. Mais, un jour, par hasard, elles reparaissent au moment où il s’y
attend le moins. C’est ça le retour du refoulé.

– Avec ses histoires sur la sexualité et le refoulement, Freud a donc


apporté quelque chose de nouveau à la connaissance de l’inconscient ?
– Freud abandonne les devins, les prédictions, les enquêtes de terrain, les
classifications des psychiatres et des psychologues, mais aussi l’idée que les
songes seraient différents selon les pays et les cultures. Il fait du rêve la
route principale pour comprendre l’inconscient de tout le monde, un
phénomène universel, présent chez tous les êtres humains quels que soient
leur pays et leur classe sociale. Chose nouvelle, il n’interprète pas les rêves
pour leur donner une signification établie, mais il demande au rêveur de les
commenter lui-même. La vérité du rêve surgit alors d’un dialogue entre
celui qui rêve et celui à qui est rapporté le rêve.

– Mais alors, comment connaître cet inconscient ?


– Par l’interprétation des rêves, mais pas seulement. Pour chacun, le rêve
est l’accomplissement d’un désir inconscient que le rêveur refoule. Par
exemple, si tu rêves qu’une personne que tu aimes t’apporte sa tête tranchée
sur une assiette, cela peut vouloir dire que tu as envie inconsciemment de
lui couper la tête ou le sexe ou autre chose. Mais cela peut aussi signifier
que tu as peur que ta tête soit séparée de ton corps. On peut multiplier les
interprétations à l’infini, selon la manière dont tu raconteras toi-même le
rêve. Mais le rêve ne prédit rien et ne dicte pas ta conduite à venir. Il se
contente de dire ce qui se passe dans ton inconscient.

– Il y a une méthode pour ne pas se tromper d’interprétation ?


– Non, aucune méthode n’est infaillible. Freud a appelé psychanalyse, ou
cure par la parole, la méthode qui permet d’explorer l’inconscient. Cette
méthode n’est pas seulement destinée à traiter des gens qui ne vont pas
bien, elle s’adresse à tout le monde, à toute personne qui a envie de savoir
ce qui se passe en elle.

– Tu ne crois pas que tout ça c’est un peu démodé ? Aujourd’hui, les


enfants regardent des films pornos sur internet et sont parfaitement
informés de tout.
– Oui c’est vrai, tout a changé depuis l’époque de Freud. Et c’est un grand
progrès. Mais ce n’est pas parce qu’on regarde des actes sexuels à la
télévision que l’on comprend forcément ce que l’on voit. Ce serait tellement
simple. Crois-tu vraiment que le fait de regarder de tels films permet d’être
un champion de l’amour et du sexe ?

– Mais pourquoi pas ?


– Les enfants, comme les adultes d’ailleurs, peuvent être informés d’une
réalité sans pour autant la comprendre ou l’intégrer. De nos jours d’ailleurs,
avec les tablettes, les écrans et les sites, on est abreuvé d’images et
d’informations. On peut apprendre des milliers de choses, mais si on ne sait
pas trier ou si on ne se connaît pas soi-même, on est bien vite noyé. Et puis,
il y a ce qu’on apprend consciemment et ce qu’on refoule dans
l’inconscient.

– Tu veux dire quoi ?


– Tu te souviens que quand tu avais 5 ans, ton meilleur camarade est mort
accidentellement. On te l’a dit car il ne faut pas mentir aux enfants sur les
choses importantes. Tu as été très triste, tu as bien compris et pourtant un
mois plus tard, tu as dit : « Je comprends bien que Benoît est mort mais
pourquoi ne vient-il plus jouer à la maison ? »

– Je ne me souviens pas. Mais ça veut dire quoi ?


– Cela veut dire que l’on peut très bien avoir l’air de tout comprendre sans
avoir intégré dans l’inconscient ce que l’on sait consciemment. On peut
saisir dans l’inconscient autre chose que ce que l’on voit et autre chose que
ce que l’on pense consciemment. Karine a vu un film pornographique avec
ses copains de collège. Quand je lui ai demandé ce qu’elle avait retenu, elle
m’a dit que c’était tout faux parce que la vraie sexualité c’est de faire
« dodo ensemble » et « d’avoir des bébés ».

– Que penses-tu de l’exposition « Le zizi sexuel », qui raconte les


aventures de Titeuf et de Nadia ?
– Je ne l’ai pas vue mais Émile en parle beaucoup. Il a trouvé que c’était à
mourir de rire et notamment la machine où l’on appuie sur une pédale
permettant de dresser un « zizi piquet » qui éjacule.

– Mais elle a fait scandale ! Il y a même eu une pétition pour l’interdire !


– Oui bien sûr, il y a toujours des parents qui prennent les enfants pour des
idiots. Et toi, tu en penses quoi ?

– Je l’ai vue avec des copains. Ils se sont bien amusés, mais moi je me
suis ennuyé car il n’y a aucune histoire et c’est trop technique.
– Oui, c’est vrai. Mais tu m’as dit aussi que tu avais été très étonné quand
ton copain t’a dit que l’exposition l’avait aidé à comprendre qu’il ne devait
pas avoir peur du gonflement de son zizi. Il était convaincu, avant cette
visite, que ses pieds seraient coupés par les médecins s’il ne parvenait pas à
empêcher ce gonflement.

– C’est vrai, et du coup j’en ai parlé avec lui. Dis-moi maintenant quelle
est la différence entre cet inconscient freudien et le subconscient des
psychologues et des psychiatres dont nous avons parlé avant ?
– Freud a aboli l’idée que la pensée serait coupée en deux, comme l’avait
dit Descartes. Il a effacé les frontières entre la raison et la folie, et il a
montré que nous sommes à la fois rationnels et irrationnels et qu’il y a une
continuité entre le corps et l’âme.
Chacun de nous est en même temps un adulte et un enfant, un malade et un
bien-portant, un sauvage et un civilisé, un criminel et un héros, un artiste et
un tyran. Nous ne sommes pas divisés en deux parties, mais à la fois
quelque chose et son contraire. Nous ne sommes pas un sujet à deux
facettes bien dessinées, mais un carrefour où se croisent toutes sortes de
forces contraires qu’il faut contrôler. Ces forces, on les appelle des pulsions,
c’est-à-dire des charges énergétiques susceptibles autant de nous détruire
que de nous pousser vers l’amour, l’art, la beauté, la création.

– En résumé, c’est quoi cet inconscient ?


– C’est un réservoir de notre passé, qui est coupé de notre présent : c’est
quelque chose d’inconnu, une scène qui échappe à notre conscience. C’est
comme les ruines de Pompéi : une ville engloutie dont on cherche les traces
sans parvenir à les fixer. L’inconscient c’est notre enfance inscrite dans
notre mémoire, c’est un roman où se croisent des héros de tous les temps et
de tous les pays. C’est un lieu intemporel où rien ne finit, rien n’avance,
rien ne recule.

– Tu veux dire que Freud a remplacé la conscience par l’inconscient,


l’âme par la pulsion et le rêve par le désir du rêveur ?
– Oui, et il a mis de l’ordre dans la marmite en inventant des mots pour
décrire ce que les anciens appelaient la psyché. Il l’a divisée en trois lieux :
le conscient, équivalent de la conscience, le préconscient, partie
inconsciente du conscient, et l’inconscient, constitué par le refoulement et
par ce qui échappe au conscient et au préconscient.

– Mais alors, tout est dominé par l’inconscient ?


– En effet. Et Freud a accentué ce règne de l’inconscient en définissant
ensuite ces trois lieux à l’aide de trois pronoms : le ça, le surmoi, le moi. Il
a donc supprimé l’idée que le sujet est coupé en deux (Descartes), et il a
intégré l’âme (de Platon) à l’inconscient.
Le ça est le lieu le plus impénétrable de la personnalité, c’est-à-dire
l’inconscient au sens de l’inconnu. Le surmoi, c’est la conscience morale,
intérieure à la personnalité et transmise par l’autorité de la famille, de la
société ou des éducateurs. Il énonce des interdits : ce que tu peux faire ou
ne pas faire. Par exemple, interdiction de commettre des incestes, des
crimes, des délits, etc. Enfin, le moi c’est la partie la plus consciente de
cette structure : il est en équilibre entre le monde extérieur (la réalité), le ça
(la marmite à pulsions) et le surmoi : une pauvre créature devant servir trois
maîtres. Un funambule traversant les dangers à l’aide d’une barre
incertaine.
En outre, Freud a ajouté au surmoi un « idéal du moi », c’est-à-dire un
modèle de référence idéalisé. Quand tu t’engages dans une cause pour
défendre des valeurs, tu t’attaches, que tu le veuilles ou non, à un idéal : le
bien, la justice, ou au contraire le mal et le crime. En résumé, Freud a
permis de comprendre qu’il existait une logique de l’inconscient. Et cette
logique ne se trompe jamais, même si l’on ne parvient pas à la décrypter.
Freud a transformé le destin en une logique à laquelle nul ne peut échapper.

– Qu’est-ce que c’est, la logique ?


– C’est l’ensemble des règles qui organisent l’inconscient. Quand on dit
qu’il existe une logique de l’inconscient, cela veut dire que l’inconscient
fonctionne selon des règles et Freud a décrit ces règles.

– On est donc obligé aujourd’hui d’admettre qu’on a un inconscient et


qu’il est logique. Cela sert à quoi ?
– Eh bien, par exemple, quand une personne qui a tout pour réussir – du
talent, de la beauté, de l’intelligence, etc. – passe son temps à se tromper, à
se détruire, à détester les autres, tout en attribuant la totalité de ses échecs
ou de ses erreurs à des circonstances extérieures, on pourra dire que son
inconscient lui joue des tours. Son inconscient, c’est-à-dire ce qu’il refoule,
est alors le principal responsable de ce qui lui arrive : il est sa « mauvaise
foi », source de son aveuglement. Mieux vaut que cette personne prenne
conscience que ce qui la perturbe vient en partie d’elle, même si elle a été
réellement persécutée ou victime d’un persécuteur.

– Mais tu as dit aussi qu’il y a des gens qui n’ont pas besoin de savoir
qu’ils ont un inconscient. Qu’ont-ils donc à la place ?
– Je te l’ai dit déjà. Ils ont les religions, les chamans, les drogues, les
traitements chimiques, les classifications de la psychiatrie, les croyances,
les esprits qui organisent des complots, les neurones, le subconscient, la
supra-conscience subliminale.
Mais il n’empêche que le nom de Freud est présent désormais dans la
culture universelle. Et d’ailleurs, si Freud n’avait pas triomphé avec ses
idées, il n’y aurait pas d’ennemis de Freud et on ne discuterait pas tant de
l’inconscient. On s’en passerait.

– Cela veut dire quoi ?


– Cela veut dire que Freud a donné son nom à l’inconscient.
6

Y a-t-il une vie dans l’inconscient ?

– On sait maintenant que Freud a donné son nom à l’inconscient. On sait


que l’inconscient est une partie inconnue de notre pensée, qui s’exprime
dans nos rêves et trompe notre vigilance. L’inconscient est porté par le
cerveau mais on ne le trouve nulle part dans les neurones. On sait que les
gens dits « inconscients » expriment ce que contient leur inconscient. On
sait que quand on refoule un désir ou un acte, le refoulé revient nous
ennuyer. Mais y a-t-il une vie dans l’inconscient, qui serait comme la vie
sur une autre planète que la nôtre ?
– Oui, bien sûr. Mais ce serait plutôt une vie inconsciente : celle du ça. Une
vie parallèle qui cohabite avec la vie consciente chez une même personne.
Certaines femmes affirment avoir des personnalités différentes dont
chacune peut prendre, à tour de rôle, le contrôle des autres. Par exemple,
une femme peut affirmer que la nuit elle est une princesse indienne, le jour
une amazone venue des steppes de Mongolie. La semaine suivante, elle
devient une Dame du Moyen Âge enfermée dans un château et menacée par
un dragon. Elle se transforme ensuite en une reine africaine.
Telle autre femme est enceinte mais ne se rend pas compte qu’elle porte un
bébé. Quand elle accouche, elle a l’impression d’être libérée d’une chose
qui la dérangeait. Elle place le nouveau-né dans un sac-poubelle et le
dissimule dans un congélateur.
Ces femmes mènent une vie consciente parfaitement normale. Elles se
rendent tous les matins à leur travail, et personne autour d’elles ne perçoit
l’existence de leurs vies parallèles qui sont des vies délirantes.

– Ce sont toujours des femmes ?


– Non, il y a aussi des hommes qui ont des vies multiples. Certaines
femmes et certains hommes sont convaincus qu’ils ont eu des vies
antérieures à la leur. Les uns étaient des lions ou des empereurs, les autres
des gazelles ou des déesses. Parfois, des gens font parler les esprits des
morts. On appelle ça le spiritisme. Tu ne t’en doutes pas mais autour de toi,
il doit y avoir des gens qui, le soir, se réunissent et font tourner les tables
puis se mettent en cercle en attendant que les morts leur parlent. Il y a aussi
des personnes qui entendent des voix ou qui croisent des fantômes dans la
rue. On dit qu’elles ont des hallucinations. Leur conscience ne contrôle pas
leur inconscient. Leur folie n’est pas immédiatement perceptible.

– Un savant peut-il avoir une vie parallèle. Peut-il délirer ?


– Oui, et ce fut l’exemple de Kurt Gödel, le plus grand logicien du siècle
dernier, auteur du fameux théorème d’incomplétude par lequel il démontre
qu’un système axiomatique ne peut pas être à la fois cohérent et complet, et
que, si le système est cohérent, alors la cohérence des axiomes ne peut être
prouvée au sein d’un même système. Ce savant a bouleversé, comme
Einstein et comme Darwin, notre représentation du monde. Eh bien ce
même savant était par ailleurs convaincu que des mondes imaginaires
cohabitaient avec le monde humain ! Aussi voulut-il donner un fondement
théorique à l’existence des démons, des anges et des extraterrestres. Il
définissait la famille comme un atome dont l’homme serait le noyau et la
femme l’électron diabolique. Un jour, conformément à l’idée que les
univers sont tournants, il réserva à Paris plusieurs chambres d’hôtel afin de
les habiter simultanément dans un temps à deux dimensions…

– Les enfants ont-ils un inconscient ?


– Oui, mais cet inconscient est fragile. Il se forme progressivement à
mesure de l’apprentissage du langage et de la parole. Ninon, âgée de 8 ans,
ne sait pas ce qu’est l’inconscient mais sa sœur aînée, Zoé, le définit très
bien, comme Lucie d’ailleurs. Cela veut dire qu’elles ont conscience
d’avoir quelque chose d’inconnu en elles.

– L’inconscient peut donc vraiment parler tout seul en dehors de la


conscience ?
– Pas vraiment, mais il peut envahir toute la partie consciente du sujet
puisqu’il possède une logique à lui. Deux poètes, André Breton et Philippe
Soupault, ont inventé un nouvel art en 1920 et l’ont appelé surréalisme : au-
delà ou au-dessus du réalisme. Il s’agissait pour eux de libérer l’inconscient
et le rêve de toute forme de contrôle par la raison. Pour le mouvement
surréaliste, la création littéraire ou picturale devait ainsi devenir la
traduction littérale des pensées inconscientes : une pomme est carrée, une
orange est verte, une machine à coudre se promène avec un tramway. On
peut aussi juxtaposer des images ou des mots de façon incongrue : un âne
sur un piano, des hommes à tête d’oiseau, des bouts de murs emportés par
une tempête, un sexe à la place du visage, des fenêtres qui s’ouvrent sur un
personnage vu de dos. Celui-ci se regarde dans un miroir qui ne reflète pas
son visage mais son dos.

– Mais ce n’était pas un délire comme dans les cas de personnalités


multiples ou de vies parallèles ?
– Non, c’était une expérience destinée à faire parler la logique de
l’inconscient.

– Tu as dit aussi que l’inconscient parle avec des récits et des légendes. Il
n’est donc pas simplement ma propriété ?
– En effet, l’inconscient est également collectif. Il renferme des invariants
de la condition humaine que l’on appelle des mythes, c’est-à-dire des récits
explicatifs sur nos origines : l’origine du monde, de l’être humain, des
phénomènes naturels. La mythologie, c’est l’ensemble de ces mythes qui
ont de nombreuses variantes. On retrouve les mêmes mythes dans toutes les
cultures et les religions. Ils racontent les mêmes histoires : la lutte des fils
contre les pères, la nécessité de se révolter contre la tyrannie pour instaurer
une société meilleure, la place de la sexualité dans les relations entre
hommes et femmes, l’idée que la vie est un long voyage et qu’avant de
trouver la sagesse, il faut traverser des épreuves.

– Un long voyage ?
– Tu connais l’histoire d’Ulysse, le roi d’Ithaque, parti faire la guerre contre
les Troyens. Cet homme rusé mettra vingt ans à retourner dans son pays
pour retrouver sa femme, Pénélope, et son fils Télémaque. Et il devra
affronter toutes sortes d’épreuves au cours de son voyage. Il ira en enfer et
aura des aventures érotiques. Finalement, après avoir retrouvé sa fidèle
épouse, il sera tué par Télégonos, le fils qu’il avait eu de la magicienne
Circé. Comme dans l’histoire d’Œdipe que je t’ai racontée, le fils ne sait pas
qu’il tue son père, et celui-ci ne sait pas que son meurtrier est son fils. C’est
le destin transformé en inconscient : quand il apprend la vérité, il pardonne.
Quant à Télémaque, l’autre fils d’Ulysse, il a pris sa place, auprès de
Pénélope, pendant son absence. Il la protège des prétendants. Lui aussi est
le jouet de son destin dicté par l’oracle. Après la mort d’Ulysse, il épousera
Circé, la mère de Télégonos, lequel deviendra l’époux de Pénélope. De ce
dernier mariage, naîtra Italos (l’Italie). Ainsi, une mère épouse le fils que
son époux a eu d’une autre femme et un fils épouse la mère de son demi-
frère.

– L’inconscient est donc rempli de mythes, de voyages et de vies


parallèles ?
– Oui, et les mythes nous renvoient à notre histoire individuelle et à ce qui,
dans une société, est permis et interdit. Chacun de nous cherche à se
débarrasser d’un tyran, chacun de nous a des désirs de pouvoir et de
meurtre, chacun veut voyager et aspire à une vie meilleure, et chacun a
envie de savoir d’où il vient : qui est son père, qui est sa mère, comment il
est venu au monde, ce qui s’est passé avant sa naissance.

– Quel est le mythe qui revient le plus souvent ?


– Celui de l’enfant abandonné qui ne sait pas qui sont ses vrais parents. À
force de rechercher son identité, il parcourt le monde, devient un héros,
libère le royaume d’une tyrannie, se met au service des exploités contre les
exploiteurs. Mais le mythe peut aussi s’inverser en son contraire, comme
dans l’histoire d’Œdipe. Le héros devient alors un pestiféré en tuant sans le
savoir son père et en commettant un inceste. En général, il paie la faute de
la génération précédente. Autre version possible : le héros se libère des
crimes commis par ses ancêtres en rétablissant un pouvoir fondé sur la
justice. Ou alors, il est d’origine modeste et parvient, par l’éducation, à
devenir un sage ou, au contraire, il a une origine divine et royale et se met
au service des miséreux. Ou encore, le héros est un bâtard ou un « mal-
aimé » relégué par son père. Il revient ensuite se venger en prenant le
pouvoir et en semant la terreur dans son royaume. Tu as vu ça dans de
nombreuses séries télévisées.

– En quoi cela éclaire l’histoire personnelle ?


– Il y a une centaine d’années, Otto Rank, un disciple de Freud, a étudié les
légendes relatives au mythe de la naissance du héros. Il a remarqué que
Romulus, Moïse, Œdipe, Jésus, Lohengrin et bien d’autres sont des enfants
trouvés, abandonnés ou exposés au fil de l’eau par des parents royaux,
soucieux de les préserver d’une prédiction. Destinés à mourir, ils sont en
général recueillis par une famille nourricière de classe sociale inférieure. À
l’âge adulte, ils découvrent leur véritable identité et accèdent à une autre
vie.
Transposé dans notre histoire individuelle, ce mythe signifie que les
enfants – garçons ou filles – ont tendance à idéaliser leurs parents, à vouloir
leur ressembler pour ensuite s’en détacher et même, parfois, à s’inventer
d’autres parents plus conformes à leur désir. Toutes sortes de variantes
existent.

– Par exemple ?
– Eh bien, voici l’histoire d’Émile, qui a été adopté à sa naissance. Il ne le
savait pas. À l’âge de 5 ans, il a commencé à être très anxieux. Il disait que
ses parents n’étaient pas ses parents, qu’il était né dans un nid en haut des
arbres, qu’il était un oiseau et qu’il attendait d’avoir des ailes qui poussent.
Et puis plus tard, il s’est mis à collectionner des passeports, des cartes
d’identité, des photographies de paysages étranges. Il affirmait qu’on lui
avait donné un nom qui n’était pas le sien. Comme tu vois, son inconscient
savait quelque chose qu’il ne connaissait pas consciemment : un secret de
famille. On lui avait dissimulé la vérité sur ses origines et il en souffrait.
Cela montre que l’inconscient ne se trompe pas.

– Tu penses donc qu’il faut dire la vérité aux enfants ?


– Oui, il faut trouver les mots pour la dire puisque, de toute façon, comme
dans les légendes et les mythes, les enfants devenus grands finissent
toujours par la connaître. Elle habite leur mémoire inconsciente.
7

Les animaux ont-ils


un inconscient ?

– Quand je rêve, je vois des animaux. Cela veut-il dire que l’inconscient
est peuplé d’animaux ?
– Ces animaux que tu vois dans tes rêves sont des chimères, c’est-à-dire des
monstres composés par exemple d’une queue de chien, d’un corps de
chèvre avec des ailes, d’une tête humaine, de dents de lion et de pattes
d’éléphant.

– Mais pourquoi des animaux ?


– Parce que les animaux sont depuis toujours les compagnons des humains,
qu’ils soient sauvages ou domestiques. Dans les sociétés premières, un
animal peut être vénéré comme un dieu, comme un être mythique – un
totem – qui désigne l’ancêtre d’un clan. Tu as sans doute vu des totems
indiens ou africains dans les musées. Ce sont de magnifiques sculptures. En
outre, les dieux et les déesses peuvent avoir une figure humaine ou
animalière, ou les deux à la fois. Seules les religions à un seul Dieu ont
banni la figure de l’animal divinisé sauf pour le mettre en enfer. Le diable,
par exemple, quel que soit son nom – démon, Satan ou autre –, est toujours
un animal. C’est un ange déchu qui personnifie le mal.

– Ne sommes-nous pas les descendants des singes ?


– Bien entendu, nous sommes de la famille des hominidés, c’est-à-dire de
ces primates que l’on appelle des singes : bonobos, chimpanzés. Nous
appartenons, pour partie, au règne animal, celui des mammifères qui
nourrissent leurs petits avec du lait. Mais cela ne veut pas dire qu’un
homme soit un singe, un chat, un rat ou un chien.

– Mais tu as dit que certaines personnes peuvent avoir la conviction d’être


autre chose qu’elles-mêmes. Eh bien j’ai une camarade qui est
convaincue que parce qu’elle aime les chats, elle sera un chat dans une
autre vie.
– Ce n’est pas seulement un délire ou un jeu. Certaines religions prônent la
croyance en la métempsycose, c’est-à-dire à l’idée de la transmigration de
l’âme d’un corps à un autre corps, y compris celui d’un animal. Dans ce
cas, on ne doit pas manger l’animal.

– Si nous sommes habités dans l’inconscient par des animaux, cela veut-il
dire que les animaux rêvent des humains ?
– Mais on ne peut pas le savoir puisque les animaux ne peuvent pas parler
de leurs rêves.

– Mais comment sait-on qu’ils rêvent ?


– Parce qu’ils poussent des cris pendant leur sommeil. Seuls les humains
ont une connaissance de la vie des animaux.

– Si les animaux rêvent, cela veut-il dire qu’ils ont un inconscient ?


– Pendant longtemps on a considéré que les animaux, comme les esclaves
ou les fous, étaient des choses. On disait d’ailleurs qu’ils étaient
inconscients parce qu’ils obéissaient à des forces meurtrières. Il fallait donc
les dresser ou les enfermer dans des cages, ou alors les affamer pour leur
apprendre à tuer des hommes. Comme les fous, les animaux ont été
enfermés dans des ménageries puis dans des zoos. On venait leur rendre
visite.

– Donc être inconscient, cela signifiait être fou ou être un animal ?


– Oui, en quelque sorte. Les animaux, en tout cas, étaient considérés
comme des insensés : privés de pensée ou de conscience. Et c’est pour des
raisons identiques que, pendant des siècles, les anormaux ont été comparés
à des animaux.

– Les anormaux ?
– Oui, les bossus, les nains, les albinos, les trisomiques, les siamois, les
gens atteints de malformations physiques ou encore les enfants sauvages
qui, abandonnés à leur naissance, survivent dans les forêts sans jamais
apprendre à parler. Autrefois, on les exposait dans des cirques ou alors on
les confiait à des savants et à des médecins qui les observaient. Mais, avec
les conquêtes coloniales, on a traité aussi de la même manière les peuples
premiers, les sauvages, Indiens, Africains. Longtemps on s’est demandé
s’ils avaient une âme ou une conscience.

– Mais justement, tu l’as dit, avoir un inconscient, ce n’est pas la même


chose que d’être inconscient.
– En effet, et c’est pourquoi aujourd’hui on ne dit plus qu’un fou ou un
animal sont inconscients. Nous savons que les animaux souffrent, ont des
émotions, et que, même s’ils n’ont aucune représentation de la mort, ils
éprouvent des sensations quand un de leurs proches est à l’agonie. On ne
peut pas dire qu’ils aient un inconscient comme le nôtre puisqu’ils n’ont ni
conscience, ni pensée, ni langage pour l’exprimer. Mais les animaux –
essentiellement les hominidés et certains mammifères – ont un inconscient
dit « cognitif », c’est-à-dire un inconscient capable d’imprimer dans des
neurones ce qui se passe autour d’eux.

– Donc la différence entre l’homme et l’animal, c’est que chez l’homme


l’inconscient s’exprime par le langage, alors que chez l’animal il ne
s’exprime pas mais enregistre des sensations.
– En effet, en ce sens, on peut dire qu’il y a un inconscient chez l’animal,
mais cela n’a rien à voir avec l’inconscient humain.

– Mais j’ai lu que des savants très sérieux affirment qu’il n’y a aucune
différence entre le cerveau d’un singe et le nôtre, et qu’on peut même
apprendre à un singe à être un homme.
– Oui, bien entendu. On peut dresser les singes pour les faire ressembler à
des hommes et dresser des hommes à imiter des singes. Il y a même des
savants qui croient que le cerveau humain est une machine neuronale qui se
suffit à elle-même pour penser ou produire des œuvres d’art. Certains
affirment pouvoir construire une machine à enregistrer ou à interpréter les
rêves en étudiant la manière dont les neurones s’allument dans le cerveau. Il
y a aussi des psychologues et des philosophes qui sont persuadés que la
barrière des espèces n’existe pas, que les humains et les hominidés se
ressemblent tellement qu’ils devraient pouvoir se marier. De nombreux
savants pensent également que les hommes et les singes ont un inconscient
identique et ils rêvent de faire parler les singes et de détecter le contenu de
leurs pensées dans les neurones.

– Mais il y a des humains privés de langage et qui continuent à penser ?


– Évidemment, c’est le cas de tous ceux qui ont des maladies, des
malformations ou des anomalies cérébrales, neurologiques ou génétiques.
Ils perdent l’usage du langage, de la parole ou de la faculté de penser. Mais
pour autant, ils ne ressemblent pas à des animaux, lesquels n’ont jamais eu
cette faculté.

– Mais comment définir l’inconscient animal, alors ?


– L’inconscient animal serait plutôt la manifestation d’une attitude naturelle
et d’un instinct.

– C’est quoi, un instinct ?


– C’est un comportement intuitif et héréditaire, issu de la nature. Il résulte
d’un mécanisme physiologique. Par exemple : la marche (locomotion), la
peur, la copulation (reproduction), le besoin de se nourrir (nutrition), l’ouïe,
l’odorat, le goût, les expressions des yeux et de la face, l’agression, le fait
de se regrouper pour se protéger du danger (instinct grégaire).

– Il n’y a pas d’instinct chez les humains ?


– Pas vraiment car les humains, à la différence des animaux, sont des êtres
partagés entre la nature et la culture. Ils parlent, ils inventent des mythes, ils
pensent, ils ont des désirs et pas seulement des besoins. On parle
d’« instinct » chez les humains quand on veut désigner, souvent de façon
péjorative, la présence en eux d’un reste d’animalité. En fait, pour les
humains, on parle plutôt de pulsion, c’est-à-dire d’une force inconsciente,
une poussée à la fois psychique et somatique, située entre le corps et
l’esprit.

– C’est encore une idée de Freud ?


– Oui, mais d’autres avant lui y avaient pensé, justement pour différencier
l’animal et l’homme. Freud a classé les pulsions de la même manière qu’il
décrit les lieux de l’inconscient. Il distingue la pulsion de vie (l’amour, la
reproduction, le désir) de la pulsion de mort, qui nous entraîne vers la
destruction des autres et de nous-mêmes : le meurtre, la guerre, le suicide.
Les pulsions sont inconscientes mais on sait qu’elles existent.

– Pourquoi dit-on qu’une attitude humaine est bestiale ? On n’accuse pas


les animaux d’être de sales humains, alors pourquoi on dit « sale bête » ?
– Tu sais sans doute qu’un philosophe français a accusé Freud d’avoir
inventé avec la psychanalyse « une psychologie de singe », ce qui, dans sa
bouche, n’était pas plus aimable pour les hommes que pour les singes. Et
d’ailleurs, les racistes comparent les Noirs à des singes. Mais les temps ont
changé. On reproche aujourd’hui à Freud de n’avoir pas inventé une
psychologie du singe valable pour l’homme. Autrefois, on traitait de
« bestiale » toute approche de la sexualité humaine, et maintenant c’est le
contraire. On imagine que les singes sont beaucoup plus doués que les
humains pour faire l’amour et qu’il faut les imiter.

– Que faire avec les animaux ?


– En réalité, il ne faut ni se servir des animaux pour abaisser les hommes, ni
comparer les hommes aux animaux, ni maltraiter les uns pour valoriser les
autres. Nous cohabitons avec les animaux, nous avons en commun avec eux
de nombreuses caractéristiques, mais il y a une barrière à ne pas franchir
entre le règne animal et celui des humains : une barrière des espèces. C’est
pourquoi, d’ailleurs, la zoophilie (faire l’amour avec les animaux) est
considérée comme une maltraitance. Car l’animal n’a pas de libre arbitre. Il
ne peut pas choisir son partenaire.
– Mais puisqu’il y a une continuité entre le monde animal et le monde
humain, dis-moi ce qui est commun aux deux mondes ?
– L’attachement, la perte et la séparation. Comme nous, les animaux ont
besoin, à leur naissance, d’un contact charnel avec leur mère (ou avec un
substitut). Sinon, ils ne se développent pas bien. Ils souffrent de la perte
d’un tel contact et c’est pourquoi, quand l’objet premier de l’attachement
disparaît, ils se sentent, comme nous, abandonnés et ils en cherchent un
autre dans leur groupe : tu as vu ça souvent à la télévision dans les
documentaires consacrés aux singes ou aux éléphants. Enfin, comme nous,
les animaux doivent se séparer de celui qui les a nourris : on appelle cela le
sevrage.

– L’autre jour, tu m’as donné à lire un petit livre que j’ai beaucoup aimé :
Les Captifs du zoo. L’auteur, Vera Hegi, gardienne de zoo à Moscou en
1930, y raconte de terribles histoires d’animaux enfermés ou maltraités.
Ce que nous disons m’y fait penser maintenant.
– Dans ce livre, Vera Hegi décrit les animaux confrontés au monde des
humains : la fureur du tigre royal qui refuse de manger en présence de ses
gardiens, l’histoire de l’ours mort d’émotion après avoir frappé une
compagne qu’on lui avait imposée, ou encore l’aventure d’une jeune
éléphante. Un jour qu’un visiteur lui tend un pain, elle s’en empare, le
réduit en miettes puis rejette avec sa trompe une lame de rasoir
soigneusement dissimulée. Le visiteur voulait savoir si l’animal aurait
conscience de la présence de cette arme meurtrière. Il a été servi.

– Mais comment l’éléphante a pu comprendre que ce visiteur lui tendait


un piège ?
– Elle ne l’a pas compris mais elle l’a senti. C’est cela l’instinct. Les
animaux enfermés ne sont pas semblables aux animaux en liberté. Ils
prennent l’habitude de voir défiler devant eux une foule tapageuse et
d’autant plus agressive qu’elle ne risque pas d’être attaquée comme dans la
jungle. Les visiteurs des zoos seraient terrifiés s’ils rencontraient en pleine
nature des animaux en liberté susceptibles de les tuer. Mais face à des bêtes
enfermées, certains d’entre eux se vengent en les narguant, en les humiliant,
en leur tendant des pièges. Et du coup, les bêtes s’adaptent à ce nouveau
danger au point, parfois, de le déjouer.

– Tu as l’air de dire que les humains sont plus cruels que les animaux.
Mais j’ai vu à la télévision de nombreux documentaires sur les animaux
sauvages. C’est terrible, ils se dévorent entre eux, les plus forts attaquent
avec férocité les plus faibles.
– Oui, bien sûr, mais cela n’a rien à voir avec les humains. Les animaux
obéissent aux lois de la nature. À aucun moment ils ne prennent plaisir à
tuer. Seuls les humains commettent des crimes, organisent des massacres ou
inventent des tortures pour faire souffrir leurs semblables. Seuls les
humains humilient les animaux en leur teignant le poil, en leur coupant les
pattes ou les ailes, en leur faisant porter des lunettes pour se moquer d’eux,
en les dressant à tuer. Seuls les humains sont capables des pires perversions.

– Des perversions ?
– Pervertir, cela veut dire détourner, renverser, inverser, changer le bien en
mal ou encore aimer se détruire ou détruire les autres, se comporter comme
un bourreau. Les animaux ne sont pas pervers puisqu’ils ne détruisent rien
pour le plaisir de détruire. Les animaux sont des êtres sans ambivalence qui
n’ont ni subjectivité, ni surmoi, ni langage, ni inconscient au sens humain.
Ils existent, ils vivent, ils meurent, ils souffrent, ils se reproduisent.

– Mais on peut tout de même dresser les animaux pour en faire des
tueurs ?
– C’est exact. Et tu sais que les nazis ont eu l’idée de remplacer dans les
camps d’extermination les sentinelles par des chiens ou encore de les
obliger à surveiller les détenus. Mais ces tentatives n’ont donné aucun
résultat. Même entraînés à la dévoration des prisonniers, les chiens ne
parvenaient pas à égaler les nazis qui en avaient fait des meurtriers. La
« bête immonde » n’est pas l’animal mais l’homme.

– Les animaux se mangent entre eux et nous mangeons les animaux. Est-
ce une perversion ?
– Non, les humains sont naturellement carnivores, et donc manger l’animal
est naturel chez l’homme. Mais comme nous avons conscience du fait que
tuer est un acte barbare, nous sommes sensibles à la souffrance des
animaux. Ce qui est cruel c’est de tuer inutilement des animaux, de les faire
souffrir ou de les transformer en viande de leur vivant, dans des élevages
industriels intensifs.

– Mais les humains ne sont pas simplement des destructeurs ?


– Puisque les humains sont capables de tous les meurtres possibles, ils sont
aussi capables des actes les plus sublimes : mourir pour la liberté, aimer
avec passion, combattre les inégalités, aspirer à une société plus juste, écrire
et éditer des livres, inventer des lois pour se punir eux-mêmes de leurs
crimes. C’est aussi cela avoir un inconscient.

– Tu veux dire quoi ?


– Avoir un inconscient, en ce sens, c’est savoir que notre inconscient est
peuplé du pire et du meilleur, que nous sommes ambivalents, et que, pour
limiter nos pulsions de destruction, il faut favoriser l’art, la culture, la
civilisation, les lois et la possibilité de vivre en société avec les autres. En
ce sens, les hommes doivent défendre les animaux parce que seuls les
hommes ont réussi à dominer la nature en accédant à la culture. Seuls les
hommes connaissent le côté obscur de leur inconscient.
8

Le côté obscur de l’inconscient

– Cet inconscient apparaît parfois bien redoutable. Faut-il en avoir peur ?


– Non. Mais la plupart des gens en ont peur parce que c’est quelque chose
qu’ils ne peuvent pas maîtriser du fait de la proximité entre inconscience
(perte de la raison) et inconscient. On a peur de l’inconscient parce qu’on a
l’impression qu’il nous gouverne à notre insu. On a envie de l’explorer, et
en même temps, il nous trahit et nous joue des tours, il nous fait dire des
choses qu’on ne voudrait pas dire, il est une source d’angoisse. En outre,
notre inconscient est rempli de désirs inavouables, de pulsions meurtrières,
de toutes ces choses que les gens ont envie de faire et qu’ils ne font pas.
Insulter une personne qui nous agresse, gifler quelqu’un qu’on trouve
stupide, uriner sur le paillasson d’un voisin qu’on déteste.

– Mais je n’ai jamais eu envie de faire de telles choses !


– Peut-être pas toi parce que tu es bien élevé et que ton inconscient ne te
perturbe pas, mais je suis certaine qu’il t’est arrivé d’avoir des pulsions
méchantes que tu as réprimées.

– C’est vrai. Mais ce que tu dis me fait penser à un livre allemand ancien
avec des illustrations que tu m’as donné quand j’étais petit et qui venait
de ta mère : Der Struwwelpeter (Pierre l’ébouriffé).
– Tu as raison de penser à ce livre. C’est un recueil de comptines inventées
par un médecin et poète allemand du XIXe siècle, Heinrich Hoffmann, qui a
connu un succès considérable. Il a été traduit en français par le dessinateur
Cavanna, l’un des fondateurs du journal Charlie Hebdo, sous le titre Crasse
Tignasse. Dans ce livre, Heinrich Hoffmann raconte, à l’intention de son fils
de 3 ans, des histoires d’enfants turbulents qui s’illustrent par des actes
insensés. Ces enfants maltraitent les animaux, font preuve de racisme et
d’arrogance, refusent de manger, maigrissent à vue d’œil, jouent avec des
allumettes, provoquent des incendies et se noient parce qu’ils ne regardent
jamais où ils mettent les pieds. Le personnage principal, Pierre-à-la-grosse-
tignasse, refuse de se coiffer et de se couper les cheveux. Pendant des mois,
il laisse pousser ses ongles au point d’avoir des mains griffues. Il devient
hideux et triste. Finalement, ces pauvres enfants sont eux-mêmes les
victimes de leur comportement. Il leur arrive des choses épouvantables. Ils
meurent à force de s’être laissés aller à se détruire et à ne pas réprimer les
pulsions qui viennent de leur inconscient. Ou alors, ils sont punis
sauvagement : par exemple, un tailleur vient un jour couper les doigts d’un
enfant qui suçait son pouce.

– Ce livre montre aussi qu’il ne sert à rien de punir ces enfants en leur
infligeant des châtiments corporels.
– En effet, puisque la cruauté d’un châtiment est de même nature que la
cruauté que l’on s’inflige à soi-même. Ces enfants se conduisent au fond à
l’imitation de leurs parents qui les traitent comme des choses et sont
incapables de les éduquer. C’est la mauvaise éducation qui aboutit au pire.

– Aujourd’hui on donne des médicaments à ces enfants turbulents.


Qu’est-ce que tu en penses ?
– Cela ne sert à rien d’autre qu’à masquer le vrai problème. Ces
médicaments sont le plus souvent efficaces, ils agissent sur le cerveau, mais
ils ne suffisent pas à contenir la puissance destructrice de l’inconscient.

– L’inconscient peut-il servir d’excuse à de tels actes ?


– Certainement pas. On ne peut pas prendre prétexte de l’inconscient pour
diluer la conscience et réduire la responsabilité de chacun.

– Mais si l’inconscient est criminel, quelle est la responsabilité de celui


qui commet des crimes en étant dominé par sa pulsion ?
– La question a été posée dans le code pénal français il y a deux cents ans
(en 1810), quand les psychiatres et les juristes ont décidé de distinguer les
fous criminels des criminels conscients. Ils ont décrété que quand un crime
est commis par un homme en état de démence – c’est-à-dire par un malade
mental –, celui-ci ne sera pas jugé responsable de ses actes mais interné
dans un asile. Ce principe est appliqué dans la plupart des démocraties.

– Oui, mais quelle est la différence fondamentale entre un fou criminel et


un criminel ? Les deux ont un inconscient, non ?
– Le fou criminel entend des voix, il se sent menacé par des ennemis
imaginaires, et donc il se croit en légitime défense. Il pense par exemple
que la personne qu’il tue est un vampire qui va le dévorer. Un tel criminel
tue souvent une seule personne célèbre, un roi, une star, un chef d’État,
c’est-à-dire une autorité, qui incarne dans son inconscient le persécuteur.
Un criminel ordinaire a au contraire conscience de son acte. Il projette le
crime, il le prépare, il sait ce qu’il fait, il a une intention. Il tue pour se
débarrasser d’une personne.
– Et les terroristes qui se réclament d’une religion, comme ceux qui ont
tué tes amis de Charlie Hebdo en janvier 2015, tu les ranges où ?
– Parmi les assassins fanatiques qui défendent des théories criminelles
délirantes dont ils sont conscients. Ce ne sont pas des fous, même s’ils en
ont l’air. Ils ne relèvent pas de la maladie mentale. Ils sont parfaitement
responsables de leurs actes.

– Tu m’as donné à lire le livre d’Annette Wieviorka, Auschwitz expliqué


à ma fille. Elle dit qu’il y a quelque chose d’énigmatique dans le fait
qu’un des pays les plus civilisés d’Europe, l’Allemagne, ait pu devenir,
entre 1933 et 1945, le contraire de ce qu’il était. Le nazisme est-il
l’inconscient collectif de l’Allemagne ?
– Je ne dirais pas cela. Le nazisme est un phénomène unique au monde. Il
révèle comment un État a pu se pervertir au point d’avoir pour objectif
unique d’exterminer dans des chambres à gaz des millions d’hommes, de
femmes et d’enfants, simplement parce qu’ils étaient juifs ou jugés de
« race inférieure » : malades mentaux, anormaux, Tziganes, Slaves,
homosexuels, etc. Comme tu sais, les responsables de ce génocide ont été
jugés par le tribunal de Nuremberg et reconnus responsables de leurs actes.
Les psychiatres qui les ont rencontrés se sont demandé quelles étaient leurs
motivations inconscientes. Comment expliquer de tels crimes ? Que s’était-
il passé dans l’enfance de Hitler, de Heinrich Himmler, d’Adolf Eichmann
ou de Rudolf Hess pour qu’ils deviennent de tels criminels ? Avaient-ils été
victimes de mauvais traitements ? Comment une telle haine avait-elle pu
naître en eux ? Des centaines d’explications ont été fournies pour expliquer
la « psychologie » des bourreaux.

– Et alors ?
– Je dirais plutôt que ce qui a permis une telle extermination, c’est que le
nazisme, doctrine d’État, a favorisé l’expression de la pulsion de mort, sous
toutes ses formes, à tous les échelons de la société. Ainsi, le côté obscur de
l’inconscient humain a été valorisé au lieu d’être réprimé ou refoulé. Le
crime, la torture, la délation, le viol, la volonté de nuire, l’extermination
sont ainsi devenus LA norme collective à laquelle chacun était contraint de
se soumettre, sous peine de désobéir à la loi. On ne trouve donc rien de
particulier dans l’inconscient des criminels nazis, rien qui permette
d’expliquer de tels actes. Tous les bourreaux nazis sont différents et chacun
d’entre eux a une histoire singulière. Mais ce qui les réunit, c’est l’idée que
les Juifs ne sont pas dignes d’exister et qu’il faut les remplacer par une
humanité dite pure et racialement supérieure.

– Mais à l’intérieur de cette « norme » n’importe qui peut donc devenir


nazi ?
– Pas vraiment. Pour devenir un véritable nazi, il faut non seulement être
antisémite et adhérer consciemment à l’idée de la dangerosité des Juifs,
mais aussi participer, par tous les moyens possibles – directs ou indirects –,
à l’extermination des Juifs. Il faut vouloir les éliminer physiquement et
vouloir détruire toute trace de leur culture, de leur langue, de leur histoire,
de leur mémoire, etc. Je sais que tu as vu La Liste de Schindler. Pendant la
Seconde Guerre mondiale, Oskar Schindler, industriel allemand, né en
Moravie, était membre du parti nazi et bien introduit dans le milieu des
dignitaires du régime. Il travaillait dans les services de renseignements.
Joueur et alcoolique, coureur de jupons et peu doué pour la réussite
professionnelle, il recrutait sans états d’âme, pour ses affaires, de la main-
d’œuvre juive à bon marché. Mais, progressivement, au lieu de fermer les
yeux et de prospérer, il fut horrifié par ce qu’il découvrait et notamment par
l’extermination des Juifs. Il utilisera alors son usine pour sauver ses
employés. Impossible pour lui de devenir un vrai nazi.
– Tu dis « antisémite conscient », mais peut-on être inconsciemment
antisémite ?
– Mais bien entendu, et c’est d’autant plus fréquent aujourd’hui que les
propos antisémites et racistes sont punis par la loi au titre de l’incitation à la
haine raciale. Comme plus personne n’a le droit d’être ouvertement
antisémite, l’antisémitisme d’aujourd’hui se manifeste autrement : par des
lapsus, des négations, des jeux de mots. L’inconscient joue des tours aux
antisémites, et tout le monde le voit et l’entend.

– Par exemple ?
– Eh bien, quand une personne veut prouver qu’elle n’est pas antisémite,
elle dit volontiers : « Je ne suis pas antisémite, puisque j’ai des amis juifs. »
Ou alors, quand on dit : « Je n’ai rien contre les Juifs mais on sait bien
quand même qu’ils ont une influence, une allure spéciale et sont motivés
par l’appât du gain. » Ou alors quand quelqu’un dit, lors d’un attentat contre
une synagogue, qu’il y a eu des « victimes françaises innocentes ».

– Est-ce que le côté obscur de l’inconscient est présent chez tout le


monde ?
– Oui, à des degrés divers.

– Est-ce que l’inconscient explique entièrement ce que nous sommes ?


– Non, il y a d’autres déterminations. Nous sommes le produit d’une
histoire, d’un environnement naturel et social, d’un corps biologique et pas
seulement de notre psychisme. Et puis, nous avons aussi la liberté de nous
modifier.

– Mais y a-t-il moyen d’éviter que le côté obscur de l’inconscient devienne


dominant comme dans le cas du nazisme ?
– C’est une excellente question. Après de telles horreurs, des savants ont
tenté d’élaborer une nouvelle science, qui rendrait impossible la
reproduction de la barbarie. Et sans le savoir, tu en as entendu parler : c’est
la cybernétique. Elle a donné naissance au monde dans lequel nous vivons
aujourd’hui, celui des ordinateurs, des réseaux et de la communication
illimitée par internet. Son inventeur, Norbert Wiener, un Américain issu
d’une famille juive polonaise, était un mathématicien et un linguiste
original, pacifiste, socialiste et végétarien. Il voulait combattre la barbarie
des temps modernes en remplaçant les institutions humaines par une
immense machine qui rendrait transparentes les communications. Il était
convaincu que cette machine serait l’équivalent d’un cerveau humain – une
intelligence artificielle – et qu’elle pourrait fonctionner de façon neutre,
évitant aux êtres vivants les conflits, les complots, les guerres, la pauvreté,
l’inégalité. Il rêvait de remplacer la conscience, l’âme, l’inconscient, les
désirs, les pulsions, les pouvoirs par un système de communication
harmonieux. Aussi proclamait-il que la cybernétique se situait au-dessus
des passions et des systèmes idéologiques. Grâce à elle, les humains
pourraient enfin vivre en paix entre eux et avec les animaux…

– Mais ça n’a pas marché ?


– Non, évidemment, car l’être humain ne saurait être gouvernée par une
machine. Mais ce qui a marché, c’est que désormais tu peux communiquer
en un instant avec le monde entier et avoir accès en très peu de temps à des
connaissances illimitées. C’est grâce à la cybernétique que l’informatique
s’est développée.

– Mais on retrouve tout ça dans La Guerre des étoiles. Je sais que tu


aimes beaucoup ce film. C’est parce qu’il parle de l’inconscient ?
– Oui, j’aime bien ce film car ce qu’il montre, c’est la synthèse moderne,
non seulement de toutes les recherches sur le cerveau, les machines,
l’informatique et la communication, mais aussi de tous les grands mythes
qui peuplent l’inconscient. C’est une sorte de narration épique du monde
d’aujourd’hui. Au fond, il met en scène, à travers plusieurs générations, et à
l’intérieur d’un univers tissé d’une infinité de galaxies et d’ordinateurs, une
épopée guerrière où se mêlent les dieux, les hommes, les animaux, les
guerriers et les robots humanoïdes. Chaque espèce a son langage, mais
chaque espèce est aussi sujette à des métamorphoses. Fabriqués par les
hommes, les robots humanoïdes sont à l’image des hommes. Les uns sont
conditionnés pour accomplir des tâches admirables, les autres pour tuer.

– Et les animaux ?
– Ils sont des mutants et ils parlent. L’homme qui incarne les vertus
ancestrales du bien et de la sagesse est le dépositaire de la mémoire de
l’univers. C’est un petit nain verdâtre, moitié homme, moitié bête, laid et
minuscule. Il s’exprime par énigmes, comme l’oracle grec, en inversant les
mots et la syntaxe. L’univers dans lequel vivent toutes ces espèces est
traversé par le conflit qui oppose les forces du mal – l’impérialisme, la
barbarie, la tyrannie sous toutes ses formes – et les forces du bien – les
Lumières, le progrès, la démocratie.

– Et Dark Vador ?
– C’est un être tourmenté par le conflit entre le bien et le mal. Il a engendré
deux jumeaux voués à le détruire. Il a d’abord été un homme d’élite
guerrier des Lumières et de la civilisation. Puis, déçu par l’incompétence de
ses maîtres, il est attiré par le « côté obscur de la force », c’est-à-dire par le
mal que chaque homme porte en lui. Il se transforme alors en un robot
humanoïde vêtu de noir. Mais pour que cette métamorphose puisse avoir
lieu, il faut que son corps et son visage soient entièrement brûlés. Recouvert
de son armure guerrière, et soumis à un maître barbare – une sorte de nazi
défiguré par ses vices –, Dark Vador est déchu de son humanité.
– Et puis, il y a aussi cette histoire de héros abandonné qui tue son père ?
– Oui. Au moment où, presque vaincu par son propre fils, au cours d’une
lutte à mort, et sommé de le tuer sur ordre de son maître barbare, Dark
Vador retourne sa puissance guerrière contre celui qui l’a asservi. Sous le
robot humanoïde apparaît alors le visage du héros qu’il était autrefois. Mais
ce visage à l’agonie, très humain, ce visage immortel, est celui d’un
monstre, couvert de pustules.

– Mais ça veut dire quoi ?


– Dans cette scène, se dit toute l’histoire de la relation universelle de
l’homme à l’inconscient, c’est-à-dire l’histoire du combat des Lumières
contre la barbarie, un combat qui ne s’arrêtera jamais et qui est interne non
seulement à la subjectivité humaine, mais à celle des peuples.

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