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Hiéroglossie iii
PERSAN, SYRO-ARAMÉEN
ET LES RELATIONS AVEC
LA LANGUE ARABE
Collège de France
25 juin 2018
sous la direction de
Jean-noël Robert
Table des matières
Jean-Noël ROBERT
Avant-propos 5
Samra AZARNOUCHE
Les langues que parlait Zaraϑuštra :
diversité et connectivité linguistiques dans le zoroastrisme tardif 17
Nicholas SIMS-WILLIAMS
Langue sacrée, écriture sacrée ? Le syriaque et ses rivaux
dans les textes chrétiens et manichéens de Tourfan 55
Frantz GRENET
Persan, syro-araméen et les relations avec la langue arabe 73
Muriel DEBIÉ
« La reine de toutes les langues » : les relations hiéroglossiques
du syriaque avec les langues environnantes 83
245
Pierre LORY
La sacralité de la langue arabe en Islam 207
Bernard HEYBERGER
Le christianisme oriental et ses langues (xviie – xxie siècle) 229
246
ArAbie Antique : vAriAtions dAns lA mAnière de nommer le dieu unique
Arabie antique :
variations dans la manière de nommer le Dieu unique
1
Ce sont notamment Élie, Isaac, Isaïe, Joseph, Juda, Moïse ou Samuel.
2
Ils sont rarissimes dans les inscriptions. La seule occurrence à ce jour est Serge, dans l’ins-
139
Christian julien roBin
ou les théophores3), mais ceux qui sont assurément polythéistes sont encore
beaucoup moins nombreux4.
Les informations que l’on peut tirer des textes épigraphiques sont fort dif-
férentes de celles que transmettent les sources manuscrites. Ce sont quelques
formules stéréotypées ayant valeur de norme qui apparaissent dans des
textes de propagande reflétant la posture des détenteurs de l’autorité. Pour
reconnaître l’orientation religieuse de ces derniers, les textes épigraphiques
n’offrent que très peu d’indices : le principal est la manière de nommer le
Dieu unique ; parfois, ce sont des éléments du lexique comme le nom du
sanctuaire, les noms propres ou les emprunts à des langues étrangères. Si ces
textes sont pauvres en données, ils présentent en revanche l’avantage consi-
dérable de nous parvenir sans la moindre modification depuis leur publica-
tion, alors que les sources manuscrites ont souvent été remaniées, corrigées
et augmentées à chaque étape de leur transmission.
Dans notre enquête sur le passage de l’Arabie du polythéisme au mo-
nothéisme, nous allons commencer par dresser un inventaire de toutes les
manières de nommer le Dieu unique dans les textes épigraphiques, classés
en fonction de l’écriture et de la langue.
Cet inventaire donne une distribution remarquablement régulière des
théonymes utilisés. Il est manifeste que chaque groupe social et culturel a
élaboré sa propre terminologie religieuse, affirmant de la sorte une identité
qui lui était propre, indépendamment de l’adhésion à une religion ou à une
autre.
Mais il se pourrait que cette régularité soit légèrement trompeuse. Nous
allons l’illustrer en retenant une oasis (Najrān) où l’abondance et la qualité
(l’une et l’autre relatives) des sources épigraphiques et manuscrites révèlent
une situation assez complexe.
Nous examinerons enfin les enseignements de Muḥammad qui montrent
cription paléo-arabe de Zabad. Un texte manuscrit syriaque confirme cette rareté : dans
la liste des 172 martyrs chrétiens de Najrān en 523, seuls quatre portent un nom marqué
religieusement ; ils se nomment Serge (1), Abraham (1) et David (2).
3
Ce sont ʿAbdʾīlān, ʿArībʾīlān, Marthadʾīlān, Marthadʾilāhān, Mawhūbʾilān, formés avec
ʾĪlān ou Ilāhān, « le Dieu » ; ou ʿAbdalmasīḥ, « serviteur du Messie ». Le nom ʿAbdallāh
peut être polythéiste ou monothéiste.
4
Les noms polythéistes qui ont été relevés dans les inscriptions paléo-arabes sont très rares :
par exemple, dans un texte de Ḥimà (sur le sens de « paléo-arabe » et la localisation de
Ḥimà, voir ci-après), l’auteur d’un graffite probablement chrétien se déclare le petit-fils
d’un certain ʿAbd Manāt (« Serviteur de {la déesse] Manāt »). Dans les inscriptions en écri-
ture sudarabique, le seul nom théophore se référant à une divinité polythéiste est Laḥayʿa-
that, souvent abrégé en Laḥayʿat , « {le dieu} ʿAthtar a éclairé » ; mais il avait perdu sa
signification d’origine, comme le montre le fait qu’il soit attesté dans l’Islam sous la forme
Laḥīʿa ou Lahīʿa. C’est seulement dans les textes thamūdéens ḥimā’ites que l’on trouve en-
core des noms théophores polythéistes au vie siècle (entre 5 et 10% aux puits de Murayghān,
à 200 km au nord de Najrān).
140
ArAbie Antique : vAriAtions dAns lA mAnière de nommer le dieu unique
5
Les autres sont le qatabānique, le maʿīnique, le ḥaḍramawtique et le vieil-arabe méridional.
La langue que les Ḥimyarites parlaient n’est pas encore identifiée ; elle pourrait avoir été
apparentée aussi bien au sabaʾique qu’à l’arabe.
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6
Robin 2021.
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C’est l’appellatif ʾl, « dieu », qui est un emprunt au qatabānique, avec l’ar-
ticle défini postposé -n ; en sabaʾique, « dieu » se dit ʾilāh, ʾlh.
Les commanditaires de ces cinq inscriptions « monothéistes » sont des
personnages influents, soit proches du pouvoir, soit appartenant à l’aristo-
cratie provinciale, dans les régions de Ṣanʿāʾ au nord et d’al-Bayḍāʾ7 au sud.
7
Ville proche de l’ancienne frontière entre le Yémen-Nord et le Yémen-Sud, à 150 km au
nord-est d’Aden.
8
Pour un catalogue des inscriptions juives de Ḥimyar et un inventaire détaillé des appella-
tions du Dieu unique, voir Robin 2015 et 2021.
9
ʾln.
10
ʾlhn.
11
ʾʾlhn. Le guèze donne également à Dieu un nom qui est un pluriel, Amlāk, un emprunt pro-
bable au sabaʾique où le mot signifie « rois » (voir ci-après).
12
Bʿl S¹myn.
13
Mrʾ S¹myn.
14
Mrʾ S¹myn w-ʾrḍn.
15
ḏ-l-hw S¹myn w-ʾrḍn.
16
ʾlh Ys³rʾl.
17
Rb-Yhd.
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18
Rḥmnn.
19
Paradoxalement, on ne connaît pas une seule occurrence bien datée de l’araméen Raḥmānâ
qui soit antérieure aux attestations les plus anciennes de Raḥmānān en Arabie du sud (à
partir de 420, comme nous allons le voir).
20
On le relève dans les hagiographies en langue syriaque rapportant les propos des martyrs
de Najrān (cités ci-dessous dans le paragraphe consacré à Najrān). L’oasis de Najrān, au-
jourd’hui en Arabie saʿūdite, sur la frontière avec le Yémen, était alors l’une des plus im-
portantes villes du royaume de Ḥimyar.
21
Rḥmnn ʿlyn, Ja 1028/11.
22
Fa 74/3, Rḥmnn mtrḥmn.
23
Ja 547+Ja 546+Ja 544+Ja 545/10, Rḥmnn mlkn, « Raḥmānān le roi » ou « Raḥmānān le
possesseur ».
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Le second texte est celui daté de juillet 523 qui a déjà été mentionné. Il
a été gravé sur un rocher du désert aux puits de Ḥimà (à 100 km au nord-est
de Najrān), par le chef d’une armée envoyée par le roi ḥimyarite juif Joseph
pour réduire la révolte des chrétiens pro-byzantins de Najrān. Les formules
de bénédiction se trouvent au début et à la fin :
c. Le nom du Dieu unique dans les inscriptions des rois ḥimyarites chrétiens
(530-570)
24
Gar Bayt al-Ashwal 1.
25
Ja 1028.
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ou encore :
26
Wellcome A103664 A + Ist 7608 bis (= res 3904) + Wellcome A103664 B/1 et 16 : (1) [b-
s¹]m w-s²r[ḥ Rḥmnn w-bn-hw Krs³ts³ Ḡlbn w-Mn]fs¹ qds¹ ; (16) […]b-s¹m Rḥmnn w-bn-hw
Krs³ts³ Ḡlbn [...]. Le nombre entre parenthèses et en exposant indique le numéro de la ligne.
27
CIH 541, b-ẖyl w-[r]dʾ w-rḥ(2)mt Rḥmnn w-Ms¹(3)ḥ-hw w-Rḥ [q]ds¹.
28
DAI GDN-2002, b-ẖyl w-n(ṣr) (2) w-rdʾ Rḥmnn (3) mrʾ S¹myn (4) w-Ms¹ḥ-h(w).
29
Murayghān 1/1, b-ẖyl Rḥmnn w-Ms¹ḥ-hw.
30
RIÉth 191/7, w-b-rdʾt l-Šls l-ʾb w-Wld w-M(f)s Qds, inscription du roi Kālēb antérieure à
522 en écriture sudarabique et en langue guèze vaguement maquillée en sabaʾique.
31
RIÉth 192/1, b-ʾktth l-(ʾ)bm w-wldm w-(mfs) [qds](m), inscription du roi Waʿzeb vers le
milieu du vie siècle, en écriture sudarabique et en langue guèze maquillée en sabaʾique.
32
RIÉth 191/2-3, b-ẖyl ʾgzʾbḥr w-b-(m)wgs ʾyss Kr(s)(3)ts wld ʾg<z>ʾ Bḥr mwʾ z-ʾmnk bt,
« Avec la puissance de Dieu et avec la grâce de Jésus Christ,(3) fils de Dieu, Vainqueur,
en qui je crois ». L’expression « Christ Vainqueur », Krsts mwʾ/ Krs³ts³ Ḡlbn, qui n’est ni
biblique ni néo-testamentaire, est propre à Aksūm.
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33
Ms¹ḥ.
34
Rḥ qds¹. La vocalisation est hypothétique. Elle pourrait être aussi Rūḥ qudshô.
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Dans le royaume de Ḥimyar, Dieu est tout d’abord désigné par une brève
périphrase, ou par un appellatif ou encore par les deux, avant de recevoir un
nom propre, une quarantaine d’année après la conversion au judaïsme. Dans
le royaume d’Aksūm en Éthiopie on observe une évolution semblable après
la conversion au christianisme.
Pour en juger, on dispose de trois ensembles d’inscriptions royales aksū-
mites. Le premier (A) est constitué par les quatre inscriptions du roi ʿĒzānā
polythéiste. Il comprend une inscription trilingue (grec, guèze et guèze ma-
quillé en sabaʾique35) en deux exemplaires36 ; deux inscriptions en syllabaire
guèze37 ; un texte guèze maquillé en sabaʾique dans lequel le nom du com-
manditaire a disparu, mais qui peut être attribué à ʿĒzana ou à un frère si on
se fonde sur le nom du père38.
Le deuxième ensemble (B) comporte les deux inscriptions commanditées
par le même roi ʿĒzānā, désormais chrétien, ce qui révèle une conversion au
christianisme. La première inscription est une bilingue en grec et en guèze
maquillé en sabaʾique39, dont les deux textes ne se correspondent guère parce
que, pour le texte grec, on ne dispose que du début et, pour le texte guèze
(maquillé en sabaʾique) que de la fin (en mauvais état). La seconde inscrip-
tion est rédigée en syllabaire guèze40.
La date précise à laquelle le roi ʿĒzānā devient officiellement chrétien est
discutée. Le repère le plus sûr est offert par une lettre que l’empereur romain
Constance II (337-361) adresse à Aizanas et Sazanas, « tyrans d’Axoum ».
35
Sur la signification de cette appellation, voir dans le même volume Ch. J. Robin, « Le guèze
maquillé en sabaʾique des inscriptions royales aksūmites (Éthiopie antique) ».
36
RIÉth 185-I + RIÉth 185-II + RIÉth 270 ; et RIÉth 185 bis-I + RIÉth 185 bis-II + RIÉth
270 bis.
37
RIÉth 187 et 188.
38
RIÉth 186.
39
RIÉth 190 + RIÉth 271.
40
RIÉth 189.
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41
RIÉth 271.
42
RIÉth 190 A/8 et 9 ; B, ll. 3-4, ʾgzbḥrm.
43
RIÉth 190 A/42, ʾgzʾm Śmym.
44
RIÉth, tome II, pl. 128.
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ArAbie Antique : vAriAtions dAns lA mAnière de nommer le dieu unique
désigné par des périphrases qui sont acceptables par tout le monde, chrétiens,
polythéistes et autres. C’est seulement beaucoup plus tard, au vie siècle, que
la foi trinitaire est affirmée de façon explicite ; l’une des périphrases dési-
gnant Dieu, Ǝgziʾa Bəḥēr, « Seigneur de la Terre », s’impose alors comme
nom propre de ce dernier. Il est notable que ce nom de Dieu soit propre aux
Aksūmites, tout comme Raḥmānān l’est pour les Ḥimyarites.
Le nom Ǝgziʾa Bəḥēr cependant ne s’impose pas complètement. Il reste
concurrencé par un second terme, Amlāk, beaucoup moins fréquent, qui pré-
sente l’avantage de pouvoir être utilisé comme appellatif :
Si les données sont très abondantes pour les populations prospères et dé-
veloppées de la montagne yéménite, elles sont fort pauvres pour celles de
47
RIÉth 192 A/19-20, ʾ(20)mlk-y ygb<ʾ> lt bql-y w-ʾgrr-lt ʾḥzb z-m-tḥt-y.
48
Mlk, pluriel ʾmlk. La vocalisation des deux mots est hypothétique. Noter que, en arabe, le
pluriel de malik est mulūk.
151
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faible qu’un chrétien occupe une position sociale éminente dans une oasis
de l’Arabie du nord-ouest ; enfin, le judaïsme est dominant à Taymāʾ quatre
siècles plus tard, aux alentours de 600.
Une autre stèle funéraire trouvée à Madāʾin Ṣāliḥ présente des caractères
semblables53. La défunte qui s’appelle Māwiyah, morte en juillet-août 356,
est la petite-fille d’un Samuel prince54 de Taymâ ; son mari est lui aussi le
descendant d’un Samuel prince de Ḥigrâ.
Une troisième inscription funéraire qui remonte au milieu du iiie siècle est
plus intéressante parce qu’elle invoque Dieu. Située à Madāʾin Ṣāliḥ, elle est
gravée sur la paroi rocheuse dans laquelle une tombe est excavée. Le texte
qui est rédigé en écriture araméenne nabaṭéenne, mais dans une langue qui
mêle un peu d’araméen et beaucoup d’arabe, est daté de juillet-août 267 de
l’ère chrétienne. Il confie le tombeau à la protection du « Maître du Monde »,
Marâ ʿAlmâ :
« Que maudisse le Maître du Monde quiconque s’attaquerait à ce tom-
beau »55.
Il ne fait aucun doute que la puissance invoquée est surnaturelle. Comme
l’appellation de cette puissance n’est pas attestée dans le polythéisme, alors
qu’elle a des équivalents dans le christianisme syriaque et l’Islam, je m’étais
progressivement persuadé qu’elle pouvait être juive.
La confirmation est arrivée en 2019, dans le quatrième texte, un modeste
graffite découvert sur la piste caravanière entre Madāʾin Ṣāliḥ et Tabūk, au
lieu-dit Umm Jadhāyidh :
53
Inscription de Māwiyah.
54
Ryš.
55
JS-Nab 17, w-lʿn (7) mry ʿlmʾ mn ys²n’ ’l-qbrw (8) d’.
56
UJadhNab 538 : bly dkyr Sly br ʾwsw (2) b-ṭb w-šlm mn qdm (3) mry ʿlmʾ w-ktb dnh (4) ktb ywm
ḥg (5) ʾl-fṭyr šnt mʾt w-tšʿyn w-šbʿ.
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Christian julien roBin
se trouve dans la Bible57 et le Talmud, assez rarement d’ailleurs, elle est at-
testée aussi dans le christianisme syriaque. Elle peut donc être utilisée aussi
bien par un un juif que par un chrétien.
Quant au substantif « fête », hg (ḥagg), il peut être lui aussi juif ou chré-
tien parce que le mot est courant en hébreu et en syriaque.
Il est donc assuré que le texte est monothéiste. La seule question en sus-
pens est de savoir si l’auteur est juif ou chrétien. Nous optons pour le ju-
daïsme avec deux arguments. Le premier est que l’appellation Marâ ʿAlmâ
pour désigner Dieu est attestée localement à Madāʾin Ṣāliḥ ; c’est donc le
nom ou l’un des noms que les populations locales donnaient à Dieu. Le
second argument est que le judaïsme est amplement attesté dans la région de
Madāʾin Ṣaliḥ (le wādī al-Qurà) par l’épigraphie (les inscriptions déjà citées
et les anthroponymes juifs relevés dans les graffites)58 et par les sources ma-
nuscrites, alors que le christianisme ne l’est pas.
Dans Marâ ʿAlmâ (Mry ʿlmʾ), mry est une graphie régionale de mrʾ,
« seigneur, maître ». Ce substantif marâ ou marʾ est fréquent dans plusieurs
langues d’Arabie, notamment en sabaʾique (mrʾ), mais guère en arabe qui
lui préfère rabb ; il est donc probable, mais non assuré, que c’est ici le subs-
tantif araméen. Pour ʿAlmâ, en revanche, il s’agit bien du substantif araméen
ʿâlam, « monde » parce que, en arabe (ou en sabaʾique), le terme correspon-
dant est un emprunt. L’appellation « Maître du Monde » est donc de l’ara-
méen ; elle est d’ailleurs courante chez les rabbins et les auteurs syriaques.
Nous avons vocalisé Mry ʿlmʾ « Marâ ʿAlmâ », Maître du Monde. Mais
il n’est pas impossible de préférer « Marâ ʿAlmê », Maître des Mondes :
la graphie consonantique araméenne ne distingue pas toujours le singulier
(ʿlmʾ) du pluriel (ʿlmyʾ).
Si on lisait le « Maître des Mondes », on obtiendrait une appellation de
Dieu qui se retrouve dans l’arabe coranique sous la forme Rabb al-ʿālamīn,
« Maître des Mondes ». Rabb est l’équivalent arabe de l’araméen et du suda-
rabique mry/mrʾ ; quant à ʿālamīn, c’est le substantif araméen ʿālmîn (pluriel
de ʿālam), simplement transposé en arabe et traité comme un pluriel arabe
externe (ʿâlamûn, ʿâlamîn). En réalité, ce pluriel renvoie probablement à
deux Mondes {= le Ciel et la Terre} parce que l’araméen de l’Antiquité tar-
dive n’avait pas de duel.
Le graffite de la piste caravanière du Darb al-Bakra confirme donc que
les habitants du wādī al-Qurà dans le Ḥijāz – probablement juifs – appelaient
Dieu le « Maître du Monde » ou peut-être le « Maître des Mondes ».
Selon la tradition savante arabo-musulmane, le judaïsme était la religion
dominante dans les oasis du nord-ouest de l’Arabie à l’époque de la prédica-
57
Ḥag ham-maṣṣôt, par exemple Exode 23/15.
58
Robin 2015, p. 87-93.
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ArAbie Antique : vAriAtions dAns lA mAnière de nommer le dieu unique
Des données plus substantielles sur la manière dont les populations nom-
maient Dieu sont récemment apparues dans les inscriptions paléo-arabes de
l’Arabie désertique.
Par « paléo-arabes », nous entendons les textes arabes les plus anciens
présentant certains caractères graphiques et orthographiques qui dispa-
raissent avec la normalisation islamique ; leur date est en général pré-isla-
mique, mais sans doute avec quelques exceptions, puisque l’introduction des
nouvelles normes n’est pas précisément située dans le temps et n’a pas été
mise en œuvre instantanément dans tous les territoires.
L’écriture paléo-arabe est donc une écriture arabe archaïque dérivant de
l’écriture nabaṭéo-arabe comme nous l’avons indiqué. Sa plus ancienne at-
testation datée remonte à 470. Elle disparaît avec l’Islam. On peut donc situer
son usage dans une fourchette de deux siècles, c. 450-c. 650. La langue des
inscriptions paléo-arabes mêle l’araméen (qui tend à disparaître) et l’arabe.
Les textes paléo-arabes, aujourd’hui au nombre d’une cinquantaine, ont
presque tous été découverts au cours des dernières années. Ils proviennent
de la Syrie du nord60, du centre61 et du sud62 ; de la Jordanie63 ; et de l’Arabie
séoudite du nord-ouest64 et du sud-ouest65.
Parmi ces textes paléo-arabes, sept invoquent le nom de Dieu qui est tou-
jours appelé al-Ilāh. Cinq sont assurément chrétiens parce qu’ils sont flan-
qués par une croix. Il est possible que la plupart des autres le soient égale-
ment. La formule la plus commune est « Que Dieu se souvienne de … »,
59
Ces clans s’appellent al-Naḍīr, Qurayẓa et Qaynuqaʿ.
60
Inscription de Zabad, au sud-est d’Alep.
61
Inscription du jabal Usays (est de Damas).
62
Inscription de Ḥarrān (Syrie du sud, à ne pas confondre avec la Ḥarrān beaucoup plus
célèbre de la Turquie du sud-est).
63
Inscription de Burqūʿ (nord de la Jordanie).
64
Dūmat al-Jandal (nord de l’Arabie saʿūdite) : voir notamment DAJ 144Par1 et DaJ000Na-
bAr1. Pour plusieurs textes publiés sur les réseaux sociaux, la provenance précise n’est pas
connue.
65
Najrān, dans la zone des puits de Ḥimà : une vingtaine de textes, ceux publiés dans Robin
et alii 2014, plus quelques inédits.
155
Christian julien roBin
suivi par un nom de personne66. On trouve une fois « Que Dieu bénisse »67.
C’est donc depuis quelques années seulement que l’on a identifié le nom
que les Arabes chrétiens donnaient à Dieu. Il y a une quinzaine d’années, une
seule inscription arabe chrétienne antérieure à l’Islam était connue, celle de
Zabad, en Syrie du nord,
Aux mentions directes de Dieu, on peut ajouter deux anthroponymes
théophores : Marthad al-ʾIlāh, « Protégé de Dieu » (Najrān)68 et ʿAbd al-
ʾIlāh, « Serviteur de Dieu » (Jordanie)69.
Le théonyme al-ʾIlāh, formé avec l’appellatif arabe ʾilāh qui signifie
« dieu », a probablement été décalqué du syriaque (araméen chrétien de la
Syrie du nord) ʾAlāhâ (« Dieu »), qui s’inspirait lui-même du grec ho Théos
(comme le latin Deus).
Le fait que les Arabes chrétiens aient écrit dans une écriture araméenne
et aient nommé Dieu à la manière du monde syriaque n’est pas une surprise
en Syrie et en Arabie du Nord. En revanche, c’en est une pour les Arabes de
Najrān qui étaient intégrés depuis des siècles dans le royaume de Ḥimyar.
On se serait attendu à ce qu’ils écrivent leurs inscriptions en alphabet suda-
rabique et appellent Dieu « Raḥmānān ». S’ils ne le faisaient pas, c’est qu’ils
se tournaient désormais davantage vers les Arabes (chrétiens) de l’Arabie dé-
sertique et du Proche-Orient. Cette dissidence ouvrait la voie à la recompo-
sition politique que la création de la principauté théocratique de Muḥammad
à Médine (Yathrib) en 622 allait entraîner.
Une dernière remarque mérite une mention. Les inscriptions paléo-arabes
sont le stade ultime de l’évolution qui a conduit de l’alphabet nabaṭéen à
l’alphabet arabe. Elles auraient pu avoir une distribution géographique et des
contenus comparables à ceux des inscriptions nabaṭéo-arabes. Or ce n’est
pas le cas. La provenance des inscriptions paléo-arabes dessine un champ
géographique beaucoup plus vaste, atteignant Alep au nord et Najrān au sud.
Par ailleurs l’orientation religieuse est plutôt le judaïsme pour les inscrip-
tions nabaṭéo-arabes les plus tardives, tandis que c’est le christianisme pour
les inscriptions paléo-arabes. Ces différences s’expliquent sans doute par le
fait que le matériel épigraphique est produit avant tout par les individus et les
groupes les plus activistes, qui ne sont pas nécessairement représentatifs de
l’ensemble des classes supérieures des sociétés antiques.
66
Voir par exemple l’Inscription de Burqūʿ : Croix ḏkr ʾl-ʾlh (2) Yzydw ʾl-mlk, « Croix Que
Dieu se souvienne de (2) Yazīd le roi ».
67
Ḥimà-Sud PalAr 8/5 : ʾl-ʾlh (yn)ʿ(m), « Que Dieu (al-ʾIlāh) bénisse ».
68
Ḥimà-Sud PalAr 10/4.
69
LPArab 1, ʾnh ʿbd ʾl-ʾlh, « je suis ʿAbd al-ʾIlāh ». Le nom se trouve également dans deux
graffites de Ḥimà en écriture sudarabique.
156
ArAbie Antique : vAriAtions dAns lA mAnière de nommer le dieu unique
70
al-Ḥājj-al-Ukhdūd 83 = Twitchell 3 = Ja 857 = Ja 1040 (= Ph 123), [... b-r]dʾ Rḥmnn ḏ-b-
S¹mw[...], « avec l’aide de Raḥmānān qui est au ciel » (ou peut-être : « qui est aux cieux ».
71
PRL P-11/12 B.
72
Ḥimà-Sud Sab 3 et Ḥimà-Sud Sab 5.
73
Ḥimà-Sud PalAr 8/5.
74
Ḥimà-Sud PalAr 10/4.
75
Book of the Himyarites, 24b-25a. Il manque 4 lignes au manuscrit, de sorte que le nombre
de noms dans le texte original devait approcher les 200.
76
Nous transcrivons le théonyme ʾlh (sudarabique) ou ʾllh (arabe) par « al-Lāh » quand il
157
Christian julien roBin
nord-est de Najrān). Il est attesté dans les graffites de Ḥimà (entre Najrān et
Qaryat al-Faʾw).
Mais le nom qui est populaire chez les chrétiens de Najrān a une ori-
gine différente : c’est l’abréviation de l’anthroponyme chrétien ʿAbdalʾilāh,
« Serviteur de Dieu », dans lequel le théonyme al-ʾIlāh est abrégé en Allāh
(par aphérèse, à savoir la chute de la première radicale) dans l’anthroponyme
ʿAbdallāh.
Il apparaît donc que les chrétiens de Najrān réduisaient le nom de Dieu
al-ʾIlāh en Allāh, tout au moins dans leur onomastique. Si c’est exact, il de-
vient plausible de supposer que les chrétiens arabes appelaient Dieu al-ʾIlāh
en contexte formel, mais aussi Allāh en contexte familier. À la veille de l’Is-
lam, al-Lāh/Allāh était le nom d’un dieu polythéiste très ancien et largement
délaissé, mais aussi le nom du Dieu unique des chrétiens de Najrān dans la
langue courante77.
Concernant le nom que les Najrānites donnaient à Dieu, on peut encore
se tourner vers les hagiographies relatives aux martyrs de Najrān en langue
syriaque. Le récit et les discours placés dans la bouche des divers prota-
gonistes sont riches en données théologiques, mais il s’agit là de composi-
tions littéraires qui nous éclairent avant tout sur la manière dont les clercs
du Proche-Orient se représentaient la religion des protagonistes et sur les
procédés rédactionnels pour illustrer ces religions.
Par exemple, le roi juif qui persécute les chrétiens remplace « fils de
Dieu » par « fils de Adônay », avec le terme hébraïque Adônay, « mon
Seigneur », qui est une manière courante de lire le tétragramme biblique
Yhwh78. Les Ḥimyarites interrogés par le roi appellent logiquement le Mes-
sie « Fils de Raḥmānâ »79. Enfin, quand le roi persécuteur fait le serment
d’épargner les rebelles Ḥimyarites qui se soumettraient, il invoque le Dieu
de ces chrétiens ḥimyarites, Raḥmānâ, et non le sien80. Adônay et Raḥmānâ
sont manifestement des termes stéréotypés associés au judaïsme et au chris-
tianisme ḥimyarite.
Le même dossier comporte deux autres noms de Dieu : Mraḥmānâ
(Mrḥmnʾ) et Mbarkâ (Mbrkʾ)81. Ces deux noms présentent la particularité
s’agit du dieu polythéiste et « Allāh » quand il s’agit du Dieu unique des chrétiens et des
musulmans.
77
Robin 2020a et 2020b.
78
Lettre 1 relative au massacre de Najrān (éd. Guidi), p. 503 / 18 ; voir aussi Lettre 2 relative
au massacre de Najrān (éd. Shahîd), XVII / 14-15. S’il s’agit bien d’une expression utilisée
par le roi persécuteur, elle est attribuée par ce dernier à de nobles Ḥimyarites.
79
Lettre 1 (éd. Guidi), p. 503 / 12-13 ; ibid., p. 503 / 22-23 ; Book of the Himyarites, 13a ;
ibid., 28a.
80
Book of the Himyarites, 10b : « [...] en jurant par le Dieu suprême Raḥmānâ (ʾlhʾ rbʾ
Rḥmnʾ) et par la loi de Moïse : “Si vous sortez [...”] ».
81
Lettre 2 (éd. Shahîd), XVII / 19-20 (Mraḥmānâ) ; Lettre 1 relative au massacre de Najrān,
158
ArAbie Antique : vAriAtions dAns lA mAnière de nommer le dieu unique
d’apparaître dans des épisodes dont on a plusieurs versions, soit avec ces
deux théonymes soit avec Raḥmānâ. La question est de savoir quelle est la
source initiale et quelle est la source secondaire. Il semble probable que la
source initiale avait Raḥmānâ et que des intervenants ultérieurs ont remplacé
Raḥmānâ par Mraḥmānâ ou par Mbarkâ.
Mraḥmānâ, « le Miséricordieux », est en effet une appellation de Dieu
attestée en syriaque, notamment chez Ephrem, même si elle est relativement
rare82. Elle a dû être introduite par des copistes qui ont cru nécessaire de
remplacer le bizarre Raḥmānâ par un mot qui leur paraissait plus correct,
Mraḥmānâ.
Quant à Mbarkâ, « le Béni », c’est un nom de Dieu qui ne semble pas
attesté ailleurs. C’est peut-être une traduction très libre de Raḥmānâ par un
abréviateur qui voulait rendre son texte compréhensible.
Selon les hagiographes syriaques, il apparaît donc que les chrétiens de
Najrān appelaient Dieu Raḥmānâ. Ces hagiographes mettent également dans
la bouche des Najrānites l’appellatif Alāhâ (ʾlhʾ), « Dieu », mais, comme
c’est le nom habituel de Dieu en syriaque, on ne peut pas en conclure assuré-
ment que ce nom était véritablement en usage à Najrān.
Raḥmānâ (Rḥmnʾ) est la transposition en syriaque de Raḥmānān, le nom
que les juifs et les chrétiens de Ḥimyar donnaient à Dieu. Pour les chré-
tiens du vie siècle, « Raḥmānān » devait être indissolublement lié à Ḥimyar
puisqu’on le trouve non seulement sous la plume des rédacteurs des hagio-
graphies syriaques, mais aussi dans une inscription aksūmite maquillée en
sabaʾique83.
Ce nom, cependant, n’est pas complètement inconnu dans la littérature
syriaque. Jack Tannous me signale que Jacques de Sarûg utilise l’expression
Abâ Raḥmānâ, « Père miséricordieux »84. Mais il se trouve que Jacques de
Sarûg est un théologien en relation étroite avec l’Église de Ḥimyar, comme
l’indique sa lettre de consolation aux Ḥimyarites85.
Ce dossier documentaire révèle que Dieu était appelé de trois manières à
Najrān : Raḥmānān, al-ʾIlāh et Allāh.
Pour les juifs, Dieu s’appelait Raḥmānān.
Pour les chrétiens, au moment du massacre de 523 et auparavant, il s’ap-
pelait al-ʾIlāh dans les sources qui présentent le plus de fiabilité : les ins-
criptions sudarabiques, les inscriptions arabes et la liste des victimes (où le
version courte, dans Historia ecclesiastica du pseudo-Zacharie, texte syriaque VIII.3, II,
p. 65 / 21, traduction anglaise, p. 194 (Mbarkâ ; à propos de ce texte, voir Taylor 2010,
p. 154).
82
Voir Taylor 2010, p. 155, n. 91, avec renvoi aux dictionnaires de Payne-Smith et de Duval.
83
RIÉth 192 A/8.
84
Jacques de Sarug, Homiliae selectae I, p. 460, première ligne de l’homélie.
85
Schröter 1877.
159
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160
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87
Robin 2012.
88
C’est la transposition du sabaʾique Raḥmānān en arabe. En effet, la désinence sabaʾique -ān
exprime l’article défini (comme le préfixe arabe al-).
89
Elles sont classées traditionnellement dans la deuxième période mecquoise. L’usage d’al-
Raḥmān serait rare pendant les deux autres périodes mecquoises et complètement absent
dans les sourates de la période médinoise. Andreas Kaplony (2018) a récemment proposé
une distribution fondée non plus sur la période, mais sur l’origine : il a observé que les sou-
rates utilisant al-Raḥmān de préférence à Allāh sont corrélées avec la manière de désigner
le ciel et l’enfer et avec les « lettres mystérieuses » qui indiqueraient l’origine du texte (lieu
ou personne).
90
Cette appellation rappelle le Marâ ʿAlmâ, « le Maître du Monde », des juifs du Ḥijāz.
161
Christian julien roBin
Enfin, une dernière manière de nommer Dieu apparaît dans la formule qui
introduit les sourates : Allāh al-raḥmān al-raḥīm. Elle résulte de l’identifica-
tion d’Allāh avec al-Raḥmān qui s’est faite en trois temps. La première étape
a été de déclarer que l’on pouvait prier indifféremment Allāh ou al-Raḥmān :
« Dis : “Priez Allāh ou priez al-Raḥmān” ! Quel que soit celui que
vous priiez, Il possède les noms les plus beaux” »
(Q 17, al-Isrāʾ ou Banū Isrāʾīl, v. 110, traduction Blachère).
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premières attestations remontent aux alentours des ve-iiie siècles avant l’ère
chrétienne ; il est assuré que le nom propre al-Lāh dérive de l’appellatif
al-ʾilāh, « le dieu » (attesté dans un anthroponyme). Au viie siècle de l’ère
chrétienne, cependant, il tendrait à être considéré comme un dieu suprême
par une partie au moins de ses fidèles, notamment à La Mecque91.
Mais Allāh était également l’un des noms du Dieu unique pour les Arabes
chrétiens, tout au moins ceux de Najrān. Le nom savant de Dieu était al-
ʾIlāh, mais, dans la vie courante, les chrétiens disaient plutôt Allāh, comme
le révèle le nom de personne très populaire chez les chrétiens de Najrān,
ʿAbdallāh, « Serviteur de Dieu »92.
L’introduction du culte d’al-Lāh/Allāh dans le temple de La Mecque qui
intervient apparemment dans le troisième quart du vie siècle, comportait donc
un double message : elle signifiait que le temple était ouvert aux polythéistes,
mais aussi aux chrétiens. C’était de bonne politique pour les responsables
d’une ville dont la principale ressource était le pèlerinage, coordonné avec
une grande foire.
al-Raḥmān est bien différent. C’est un Dieu de la rupture qui d’ailleurs
porte un nom étranger. Dans les premières décennies du viie siècle, c’est le
Dieu que choisissent les principaux réformateurs religieux. On l’observe
avec Musaylima dans la Yamāma (en Arabie centrale) et al-Aswad al-
ʿAnsī au Yémen. Ces deux réformateurs auraient d’ailleurs été surnommés
« Raḥmān de la Yamāma » et « Raḥmān du Yémen ». Il en va de même avec
Muḥammad qui balance durablement entre les deux appellations avant de les
identifier.
Le nom « al-Raḥmān » est la transposition en langue arabe du sabaʾique
Raḥmānān, le nom de Dieu attesté depuis 420 dans le royaume de Ḥimyar,
aussi bien juif (380-530) que chrétien (530-570). Raḥmānān est lui-même un
emprunt au judéo-araméen comme nous l’avons vu. Au vie siècle ou au début
du viie, il semblerait donc que le choix de Raḥmānān (ou al-Raḥmān) comme
nom de Dieu ait signifié le rejet radical des pratiques religieuses polythéistes
antérieures. L’utilisation de ce théonyme offrait aussi l’avantage de pouvoir
prétendre à l’héritage du prestigieux royaume de Ḥimyar. Enfin, il caractéri-
sait Dieu par sa Clémence et non par la Colère du Juge terrible de la fin des
temps (considérée comme imminente).
Vers la fin de sa vie, Muḥammad a finalement tranché. Il a décidé que
Dieu s’appelait Allāh, le nom du Dieu mecquois issu du polythéisme, et
qu’al-Raḥmān serait un deuxième nom en apposition. Ce faisant, Muḥam-
mad s’inspirait d’Abraha qui avait tenté une synthèse audacieuse entre chris-
91
Robin 2020 a et 2020 b.
92
Dans la liste des 174 victimes de la persécution de 523 qui nous est parvenue, 10 martyrs se
nomment ʿAbdallāh comme nous l’avons déjà indiqué.
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Bibliographie
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sChröter (R.)
1877 « Trostschreiben Jacob’s von Sarug an die himjaritischen
Christen », dans Zeitschrift der Deutschen Morgenländischen Ge-
sellschaft, 31, 1877, p. 361-405.
taylor (David G. K.)
2010 « A stylistic comparison of the Syriac Ḥimyarite martyr
texts attributed to Simeon of Beth Arsham », dans Joëlle Beaucamp,
Françoise Briquel-Chatonnet et Christian Robin, Juifs et chrétiens en
Arabie aux ve et vie siècles : regards croisés sur les sources (Collège de
France – CNRS, Centre de recherche d’histoire et civilisation de By-
zance, Monographies 32), Paris (Association des amis du Centre d’his-
toire et civilisation de Byzance), 2010, p. 143-176.
Textes épigraphiques
Inscriptions sudarabiques
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Inscriptions éthiopiennes
Inscriptions nabaṭéo-arabes
Inscriptions paléo-arabes
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Le colloque « Hiéroglossie III : Persan, syro-araméen et les relations avec
la langue arabe » qui s’est tenu au Collège de France le 25 juin 2018 avait pour
point de départ l’étroite relation langagière révélée par l’usage graphique du
persan médiéval où se mêlaient vocabulaire araméen et langue persane, le pre-
mier étant utilisé tel quel dans sa notation alphabétique, mais traité comme un
logogramme, en un procédé rappelant superficiellement l’usage des caractères
chinois dans la langue japonaise. Ce phénomène singulier n’était que la mani-
festation la plus évidente de la complexité des entrecroisements linguistiques
qui se sont opérés au Proche-Orient et en Asie Centrale depuis l’antiquité tar-
dive jusqu’à l’époque moderne. On découvre aussi le rôle important de la
langue médiate que fut le sogdien pour la diffusion des religions et de leur
vocabulaire tout au long de la Route de la Soie, de même que la place centrale
de la langue arabe dans la continuation de ce processus hiéroglossique qui
engloba l’Asie, l’Afrique et l’Europe.
Les neuf contributions ici présentées proposent chacune un angle de vue
différent sur ce vaste paysage. On trouve parmi elles des synthèses innovantes
sur le rôle du syriaque ou du pehlevi, ainsi que des descriptions suggestives
des relations entre les langues dans de grands centres religieux, commerciaux
et politiques d’Eurasie et d’Éthiopie.
Ce volume montre combien le concept de hiéroglossie, terme qui recouvre
l’ensemble des relations hiérarchisées à l’intérieur d’un réseau de langues
n’appartenant pas forcément aux mêmes groupes linguistiques, mais reliées
par des influences religieuses, peut projeter un éclairage fécond sur l’histoire
culturelle.
9782913217461