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Amoureuse D Un Homme D Affaires
Amoureuse D Un Homme D Affaires
homme d'affaires richissime, qui lui propose très vite un travail : s'occuper
de sa nièce à présent orpheline.
Même si elle ne sait presque rien de son nouveau patron, Ainslie ne peut
qu'accepter cet emploi inespéré, tant sa situation financière est difficile.
Mais n'a-t-elle pas commis une erreur ? Car pour conserver la garde de sa
nièce, Elijah a besoin de faire croire aux services sociaux qu'il en a fini
avec sa vie de play-boy. Et il exige bientôt qu'Ainslie se fasse passer pour
sa fiancée...
1.
Coincée au milieu des passagers tassés les uns contre les autres, incapable
de bouger, Ainslie s'efforçait de surveiller du coin de l'œil son sac à dos
posé à côté de la porte. En plus d'étouffer littéralement dans cette rame de
métro bondée, son esprit ne lui laissait aucun répit, ressassant
interminablement la même angoissante question : où aller?... Elle pouvait se
rendre à Earl's Court, bien sûr, le point de chute de tous les routards
australiens débarquant à Londres.
Mais Ainslie n'était pas une routarde. Elle était venue ici pour travailler, ce
qu'elle avait fait pendant trois mois, jusqu'à ce renvoi brutal.
— Scusi.
Tournant légèrement la tête, elle aperçut tout contre elle un bébé endormi
dans des bras masculins.
Le bébé avait l'air d'avoir trop chaud lui aussi. Emmitouflé dans son petit
anorak, ses moufles et son bonnet de laine à oreillettes, qui le faisait
ressembler à un pilote d'avion d'autrefois, il avait le visage très rouge.
Comme il est mignon ! songea brièvement Ainslie. Aussitôt, les larmes lui
montèrent aux yeux à la pensée de Jack et Clemmie, à qui elle n'avait même
pas été autorisée à dire au revoir. Mais elle n'eut pas le temps de s'apitoyer
plus avant : un mouvement de foule l'avait poussée contre le bébé.
Le petit visage s'était crispé dans son sommeil et de nouveau elle tenta de se
dégager au maximum. Elle leva brièvement les yeux sur le père, afin de lui
exprimer son impuissance. Aussitôt, elle se sentit effectivement plus
impuissante que jamais face au trouble qui l'envahissait.
A présent, l'homme lui parlait dans un anglais teinté d'un fort accent.
Comme il ne la regardait plus, Ainslie pouvait l'observer avec plus
d'attention. Même s'il était beau comme un dieu, il était visiblement
exténué. De grands cernes violets soulignaient ses yeux, et il avait besoin de
se raser.
— Ce n'est rien..., dit à son tour Ainslie, sans savoir si elle s'adressait au
père qui s'excusait ou à son fils.
A cet instant précis, le métro déboucha dans une station. Dès que les
portières s'ouvrirent, nombre de passagers sortirent du wagon mais d'autres
prirent aussitôt leur place, si bien qu'elle se trouva séparée de l'homme et de
l'enfant.
Elle aurait pu les oublier aussitôt. N'avait-elle pas déjà suffisamment de
problèmes en tête ? Il lui fallait trouver un endroit où passer la nuit, avant
de se mettre à la recherche d'un nouvel emploi — sans avoir de références.
Ensuite, elle devrait prouver son innocence, sans oublier de prévenir sa
mère qu'elle avait changé de poste.
Mais, même étouffés, les cris du petit garçon lui parvenaient encore. Et puis
l'expression du visage de son père, sa fatigue extrême, sa voix, ses yeux,
restaient gravés en elle. Cet étranger avait fait vibrer ses sens.
Elle avait remarqué qu'il portait un épais manteau gris en cashmere, mais
elle avait aperçu par l'échancrure le col de sa chemise et la veste de son
costume. Peut-être était-il passé prendre le petit garçon chez une nourrice
ou dans une crèche ?
D'un bref mouvement de tête, Ainslie chassa de son esprit ces questions
oiseuses : le métro s'arrêtait à la station Earl's Court.
Soudain, elle entendit son mobile sonner et s'assit sur un banc avant de le
sortir de son sac à main. Elle constata avec appréhension que l'appel
provenait d'Angus, son ancien employeur. Elle ne se sentit pas le courage de
lui parler et, se demandant malgré tout ce qu'il pouvait bien avoir à lui dire,
elle laissa la messagerie s'enclencher.
J'espère que vous avez des amis chez qui aller. Si vous avez besoin
d'argent... nous pourrions trouver une solution. Ce soir, je travaille tard,
mais je vous rappellerai demain... »
Pour la première fois depuis que l'affreux incident s'était produit, Ainslie
sentit les larmes rouler sur ses joues.
Le dos appuyé contre le mur du quai de nouveau noir de monde, elle laissa
couler ses larmes en silence. Elle comptait tellement sur sa prime de Noël !
Elle avait désespérément besoin de cet argent, à cause de Nick et du gâchis
qu'il avait créé là-bas, en Australie. Son ex-petit ami avait, à son insu, fait
un emprunt sous leurs deux noms alors qu'ils étaient encore ensemble.
Lorsqu'elle l'avait appris, deux semaines plus tôt, la colère l'avait
submergée, à cause des conséquences financières, certes, mais surtout de la
duplicité de Nick. En y repensant, c'est de la tristesse qu'elle éprouvait, une
peine qui venait grossir le flot de ses pleurs. En venant à Londres, elle avait
espéré y passer un tout autre Noël que celui, sombre et solitaire, qui
s'annonçait...
Là, entourée de centaines de gens, dans l'une des villes les plus actives du
monde, Ainslie ne s'était jamais sentie aussi abandonnée.
Ils passaient devant eux, d'un pas pressé, tête baissée ou en détournant le
regard, en faisant semblant de ne pas les voir.
Elle le vit se raidir un instant, prêt à refuser. Mais presque aussitôt, il laissa
échapper un soupir et souleva le petit garçon avant de se redresser de toute
sa hauteur.
— Bien sûr.
Elle aurait pu tourner les talons et s'en aller. Mais elle savait d'expérience
qu'une poussette dépliée ne représentait que la moitié du chemin. Elle
regarda l'homme en se demandant comment il allait réussir à faire asseoir
dedans cet enfant raide de colère.
Puis, stupéfaite, Ainslie le vit fixer son père droit dans les yeux et lui
cracher au visage. La jeune femme retint son souffle. Son expression
indignée montrait que l'homme n'était pas du genre à apprécier qu'on lui
crache dessus.
Après avoir ajusté une couverture sur le petit garçon, il ôta son manteau et
l'en couvrit également. Son sourire s'était évanoui et il avait désormais l'air
sinon inquiet, du moins préoccupé.
— Il a très chaud.
Comme il la regardait toujours du même air interloqué, elle parla plus fort
et plus lentement.
Quand une main ferme agrippa son bras, Ainslie sentit sa gorge se serrer.
L'espace d'un instant, un frisson de peur la parcourut.
Elle le vit cligner des paupières avant de baisser les yeux sur sa main,
comme si elle ne lui appartenait pas.
Il faut lui donner du paracétamol. Une fois qu'il en aura pris, il va se calmer.
Et il a besoin de sa maman.
Elle pivota pour repartir vers la sortie, certaine que cette fois-ci, il ne lui
saisirait pas le bras. Mais il n'eut pas besoin de le faire pour qu'elle
s'immobilise brusquement.
2.
— Moi?
— Oui, mais...
— Je ne sais pas quoi faire, poursuivit-il. Je n'y connais rien aux enfants. Je
ne sais pas de quoi il a besoin...
— Guido n'est pas mon fils mais mon neveu. Ses parents ont eu un accident
de voiture. Je suis venu d'Italie ce matin, dès que j'ai appris la nouvelle.
Elle ferma les yeux durant une seconde. Quand elle les rouvrit, il l'observait
d'un air interrogateur.
A peine sortie, Ainslie reçut comme une gifle la morsure de l'air glacial sur
son visage. Le contraste était saisissant entre l'intérieur de la station et
l'extérieur. Il devait également l'être entre l'atmosphère joyeuse des rues
animées et le moral du petit garçon et de son oncle. Ce dernier s'était chargé
de son sac à dos, et elle s'occupait de diriger la poussette le long des vitrines
étincelantes de décorations, évitant habilement les gens aux bras chargés de
paquets. Même la pharmacie résonnait de chants de Noël et, quand ils
entrèrent, les clients les regardèrent en souriant.
— Je n'en ai pas la moindre idée : je ne suis pas allé à la maison depuis mon
arrivée. Prenez tout ce que vous estimez nécessaire, nous verrons bien.
— Je ne sais même pas comment vous vous appelez, constata Ainslie une
fois qu'ils furent sortis.
Ensuite, ils marchèrent en silence jusqu'à ce qu'ils arrivent devant une belle
maison de trois étages. Sur la porte, une magnifique couronne de Noël
accueillait les visiteurs avec chaleur.
La demeure était splendide, avec ses beaux planchers cirés et ses hauts
plafonds ornés de superbes moulures. Mais ce qui retint l'attention d'Ainslie
fut la collection de chaussures en désordre sur le sol de l'entrée, les
manteaux accrochés dans le hall et l'odeur boisée qui flottait dans l'air. Elle
remarqua également la tasse à moitié pleine de thé froid posée sur le banc
en granit de la cuisine ultramoderne, la liste de courses accrochée sur le
Frigidaire et la vaisselle du petit déjeuner empilée à côté de l'évier.
Une tristesse infinie s'empara d'elle. Ces traces de vie qu'elle avait notées
étaient celles de personnes qui n'étaient plus, les vestiges d'existences
enfuies. Oppressée, elle se tourna vers Elijah, qui déshabillait Guido.
Apparemment, le petit garçon n'en pouvait plus de fatigue.
— A-t-il dîné?
Quand elle monta à l'étage à la recherche d'un pyjama pour le petit garçon,
Ainslie eut la confirmation que cette demeure élégante et luxueuse était
avant tout un foyer où il faisait bon vivre. Un livre abandonné à côté du lit
en désordre, un robinet qui gouttait dans la salle de bains, des serviettes
humides au sol à côté de vêtements froissés rappelaient que ses occupants
en étaient partis le matin même en pensant y revenir le soir.
La voix l'avait fait sursauter, et elle sentit les larmes lui piquer les yeux
quand elle vit Elijah fermer à fond le robinet.
— Si elle savait que nous avons vu sa maison dans cet état, elle en
mourrait...
Laissez-moi faire !
Elle se dirigea vers les placards et y trouva du pain de mie. Elle en émietta
une tranche, qu'elle mélangea dans une assiette en plastique avec de la
banane écrasée. Elle tendit le tout à Guido qui, cette fois, mangea de bon
cœur.
Regardant ses grandes mains mates border le petit garçon, Ainslie sentit de
nouveau les larmes lui monter aux yeux. Peu désireuse qu'Elijah la voie
dans cet état, elle sortit de la chambre et descendit dans le salon tout en
refoulant ses sanglots. Il vint l'y rejoindre un peu plus tard, deux tasses de
café à la main.
— Merci, dit-elle quand il lui en tendit une avant de s'asseoir à son tour.
Pour la première fois depuis leur rencontre, il ne lui avait pas semblé
déplacé de poser cette question.
— Un accident de voiture. Le véhicule a quitté la route et a pris feu aussitôt.
— Jamais ! jeta-t-il violemment. Ils seront bientôt là. Ils réclameront Guido
mais au fond, ils se moquent pas mal de leur petit-fils.
Mais elle s'interrompit, consciente qu'Elijah avait raison, que les mots né
pouvaient rien ni contre la perte des êtres aimés ni contre la douleur qu'il
devait ressentir.
Elle avait été si accaparée par les problèmes de cet homme qu'elle en avait
oublié les siens.
— Connaissez-vous un numéro ?
— Pardon?
— A l'auberge de jeunesse.
— Je n'y suis pas encore allée, dit-elle en haussant légèrement les épaules.
Je m'y rendais quand nous nous sommes rencontrés. Je suis australienne.
Il posa de nouveau son regard sur la mise simple mais élégante d'Ainslie,
qu'il parut apprécier d'un œil connaisseur.
— Oui.
— Restez, lâcha-t-il.
C'était une proposition, pas une prière. Le téléphone appuyé contre son
épaule, il la fixait tranquillement.
Ainslie ouvrit la bouche pour refuser, mais aucun son n'en sortit.
3.
Bien qu'il ne l'ait jamais dit, Ainslie avait compris qu'Elijah ne voulait pas
rester seul.
Les nerfs à vif après les événements de la journée, totalement exténuée, elle
s'assit sur le sofa et replia ses jambes sous elle en étouffant un bâillement.
Son hôte servit deux cognacs dans de ravissants petits verres joufflus. Bien
qu'elle n'apprécie pas particulièrement cet alcool, elle l'accepta et la chaleur
du liquide ambré se diffusa bientôt dans tout son corps. Presque
immédiatement, elle se sentit agréablement détendue.
— Que fuyiez-vous ?
Après tout, il s'était montré franc avec elle ; elle lui devait bien en retour un
peu de sincérité.
— Mais?
L'intensité du regard d'Elijah lui fit baisser les yeux. Il n'insista pas et
pendant quelques instants, elle s'abîma dans la contemplation de son verre.
— J'ai eu un petit problème avec mon employeur..., avoua Ainslie d'un ton
désinvolte.
— Je ne connaîtrai pas plus la nurse que je ferai venir demain par une
agence, lui fit-il remarquer.
Ainslie le sentit se hérisser, comme quand il avait parlé d'eux un peu plus
tôt.
Elijah crispa les doigts autour de son verre. Il s'apprêtait à rétorquer que
cela ne la regardait pas mais en fut empêché par l'innocence charmante qu'il
décelait dans les yeux verts de la jeune Australienne. Elle ne le jugeait pas,
aucune trace de curiosité malsaine dans sa voix douce, il n'avait aucune
raison de la blesser par une réponse mordante. Et puis il ne voulait pas être
seul. Pour la première fois de sa vie, il ressentait le besoin de parler.
— Nous étions tout l'un pour l'autre. J'avais cinq ans quand ma mère est
morte. Notre père s'est mis à boire et il est mort alors que j'avais douze ans.
Troublé, il but une gorgée de cognac. Il n'avait jamais parlé de cela à
personne... Il avait du mal à croire que les mots avaient franchi ses lèvres.
Les yeux d'un vert jade ne quittaient pas les siens. Ses cheveux blonds
étaient secs à présent, formant des boucles sur ses épaules.
Nous avons fait des choses dont je ne suis pas fier aujourd'hui.
Mais à l'époque...
— Il y avait une famille dans notre village, les Castella. Ils étaient aussi
rustres que nous et recherchaient la même chose : de l'argent pour survivre.
Je suppose qu'on pourrait dire que nous étions rivaux. Un jour, le frère aîné
de Rico, Marco, est venu faire... disons des avances à Maria.
— Elle avait treize ans. C'était une fille sage, une enfant douce et innocente.
C'est moi qui faisais le sale boulot — les escroqueries et les vols — pendant
qu'elle allait à l'école. Maria a toujours haï Marco pour ce qu'il lui avait fait
; elle ne voudrait certainement pas qu'il s'occupe de Guido.
— Je me suis vengé le jour où c'est arrivé, avoua Elijah d'une voix sombre.
Je l'ai passé à tabac.
demanda Ainslie.
Il sourit à ce souvenir.
— Il n'y avait pas d'agence immobilière dans notre petit village de Sicile à
l'époque. Ce n'était pas un endroit très fréquenté par les touristes. Je ne
voulais pas continuer à vivre comme un hors-la-loi. Et ce jour-là, j'ai
compris ce que je pouvais faire pour m'en sortir.
Aucune réprobation dans son regard, aucun reproche sur les traits de son
visage. Et quand il avait dit qu'il avait volé, elle n'avait même pas froncé les
sourcils... Cela lui donna la force de continuer.
— J'ai vendu à ces touristes la maison de mon grand-père, qui était mort
depuis longtemps et dont Maria et moi avions hérité.
Pour nous, ce n'était qu'une vieille bicoque sans intérêt. Nous l'avons
nettoyée et repeinte, nous avons ciré les planchers, et Maria a cueilli des
fleurs pour décorer l'intérieur. J'avais compris ce que ces gens voulaient et
je le leur ai proposé.
— Oui, approuva Elijah. Ensuite, j'ai vendu notre propre maison. Avec cet
argent, j'ai acheté d'autres propriétés — à l'époque, ce genre de maisons ne
valait pas grand-chose —, puis j'ai quitté le village et je me suis attaqué à de
plus grands projets. Les Castella, eux, en étaient toujours à voler sur la
plage. A chacun de mes nouveaux succès, ils nous haïssaient un peu plus, et
nous le leur rendions bien.
— Oh...!
— J'étais furieux, et les Castella aussi. Personne n'est allé à leur mariage...
Ainslie sentit la pointe de regret qui avait affleuré dans la voix d'Elijah.
Et effectivement, malgré ce que son frère lui avait fait, elle aimait Rico.
Alors nous avons recommencé à nous parler et j'ai compris combien la
situation était dure pour eux. La famille de Rico rendait Maria responsable
de la réputation souillée de Marco. Ils disaient qu'elle l'avait cherché, que
c'était elle qui l'avait provoqué...
— Les travaux ont commencé, mais pas ceux que j'avais prévus. Rico a
trouvé du travail tout de suite et ils ont décidé de rester à Londres. Je venais
souvent les voir...
— Non, je vis principalement en Italie. Mais je viens une ou deux fois par
mois. A chacune de mes visites, je remarquais que cette maison devenait de
plus en plus la leur : de nouveaux coussins sur les sofas, un tapis, des
luminaires... Quand Maria est tombée enceinte, elle a commencé à parler
d'une fresque dans la chambre d'enfant et lorsque Guido est né, j'ai décidé
de leur offrir la maison. Une sorte de cadeau de mariage à retardement.
— Un cadeau de mariage !
Ainslie sourit. Elle n'y connaissait rien en matière d'immobilier mais savait
que Londres était une ville horriblement chère. Elle pensait qu'Angus et
Gemma vivaient dans le luxe et pourtant, leur maison ressemblait à une
cabane en comparaison de ce petit manoir en plein cœur de Londres.
Subitement intimidée, elle regarda l'homme assis à côté d'elle sur le sofa.
Normalement, elle n'aurait dû le voir qu'à la télévision, ou en photo dans un
magazine people.
Ses cheveux noirs étaient épais et brillants, son nez droit, et une lueur
légèrement lascive dansait dans ses yeux bleus. Mais ce qui la touchait plus
que la beauté de ses traits bien dessinés, c'était la façon dont les
commissures de ses lèvres pleines et sensuelles remontaient légèrement
quand il souriait.
Cette bouche avait quelque chose de tendre qui adoucissait son visage fier.
Elle attirait irrésistiblement le regard d'Ainslie.
Elijah Vanaldi était vraiment très bel homme — tout simplement le plus
séduisant qu'elle ait jamais rencontré, constata-t-elle.
— Cela m'avait semblé juste qu'elle ait cette maison. De cette façon, je
pouvais continuer à prendre soin d'elle. Après tout, Maria est ma sœur—
était ma sœur..., corrigea-t-il d'une voix rauque.
— Marco et sa femme, Dina, ne l'ont jamais vu. Ils n'ont jamais joué aucun
rôle dans sa vie. Et pourtant, maintenant que Rico et Maria sont morts, ils
prétendent qu'ils veulent s'occuper de lui...
— C'est peut-être la même chose pour Marco et Dina, avança Ainslie. Peut-
être ont-ils subi un choc qui leur a ouvert les yeux...
— Et à part eux?
— Un oncle dépravé qui brûle la chandelle par les deux bouts et qui a une
réputation de don Juan.
— A côté de vous.
Ainslie éclata de rire, et celui d'Elijah lui fit écho. Mais il s'éteignit presque
aussitôt.
Mais cet enfant méritait beaucoup plus que cela, et ils le savaient tous les
deux.
— Ça m'est égal...
Le hasard lui attribua une jolie chambre jaune et blanche, dans laquelle elle
déposa son sac à dos.
Elle entra dans la chambre du garçonnet sur la pointe des pieds, Elijah sur
ses talons. Ils baissèrent tous les deux les yeux sur le petit garçon endormi.
Son teint était plus clair à présent, et il suçait son pouce, l'air paisible et
confiant. Les larmes affluèrent sous les paupières d'Ainslie. Il était en
sécurité, bien au chaud, mais si seul désormais, privé des deux personnes
qui l'avaient aimé plus que tout au monde.
— Qui se lèvera s'il se réveillé ? demanda son oncle quand ils furent sortis
de la pièce.
Son inquiétude fit sourire Ainslie, d'autant qu'il semblait si épuisé qu'elle
doutait que des cris d'enfant réussissent à le tirer de son sommeil.
Elle cligna des yeux dans l'obscurité. Il lui faisait confiance pour l'instant,
mais que dirait-il s'il la savait considérée comme une voleuse ?
Quand les cris aigus de Guido le réveillèrent en sursaut, Elijah s'assit dans
son lit et inspira profondément, tandis que des images de son cauchemar lui
revenaient à l'esprit.
— Tout va bien!
Il eut l'impression d'être tombé du haut d'une falaise et d'atterrir dans des
bras doux tendus pour l'accueillir. Un doigt posé sur les lèvres pour lui
intimer de ne pas faire de bruit, Ainslie était penchée au-dessus du lit de
Guido. Elle portait un grand pyjama informe à motifs colorés. Quand elle se
redressa, la lumière de la veilleuse projeta un reflet doré sur ses cheveux
blonds. Sa voix était chaude et rassurante, pas seulement pour Guido mais
pour lui aussi.
Clemmie et Jack se réveillaient souvent la nuit et, habituée à dormir
légèrement, Ainslie avait été tirée de son sommeil au premier gémissement
de Guido. Elle était sortie sur le palier au moment où il avait commencé à
crier, si bien qu'elle avait rapidement pu le calmer. Après avoir replacé sa
couverture, comme elle s'était souvenue que Maria l'avait recommandé, elle
lui avait doucement caressé le dos. Ensuite, Elijah était apparu, hors
d'haleine.
La jeune femme se pencha de nouveau vers l'enfant, mais ce n'était pas pour
vérifier qu'il allait bien. Elle avait en effet senti son visage s'empourprer
brusquement à la vue de son hôte, vêtu d'une simple serviette. Elle se réjouit
que la pièce soit si faiblement éclairée, tout en priant pour qu'il retourne
dans sa chambre. Mais Elijah semblait bien décidé à s'assurer que Guido se
rendormait et il restait là, juste à côté d'elle, rendant chaque seconde un peu
plus sensible la présence de son corps presque nu. Pourtant, elle avait croisé
Angus en caleçon un nombre incalculable de fois ces trois derniers mois, et
cela ne lui avait rien fait, rien du tout...
Il se retourna vers elle, les cheveux tout ébouriffés, toujours pas rasé, ses
beaux yeux remplis d'incertitude.
— Vous croyez qu'il sait ? Vous croyez qu'il a compris qu'ils étaient partis ?
— Je ne sais pas s'il a compris mais il sent des choses, c'est certain.
— Je me souviens à peine de ma mère alors que j'avais cinq ans quand elle
est morte. Et Guido n'a que quinze mois !
— Grâce à vous, les choses pourront être différentes pour Guido, reprit-elle
simplement.
— Vous croyez?
Instinctivement, elle tendit la main vers lui, comme elle l'aurait fait envers
n'importe quel être en proie à un tel chagrin.
Mais la sensation de sa peau sous ses doigts transforma son simple geste de
réconfort en quelque chose de complètement différent. Envahie par un
trouble d'une intensité inouïe, elle sentit son regard s'abîmer dans le sien.
Elle aurait pu retirer sa main. Elle aurait pu lui souhaiter de nouveau bonne
nuit et retourner dans sa chambre. Mais elle en était incapable. Une onde
presque palpable de sensualité vibrait entre eux, s'emparant de ses sens en
un tourbillon vertigineux qui brouillait sa conscience.
Elijah revit la scène avec précision : le quai du métro, tous ces gens qui
passaient à côté de lui sans même lui jeter un regard, qui le bousculaient
même. Elle était la seule à avoir essayé de l'aider.
Ainslie frissonna. Durant une seconde, elle résista au désir de lui rendre son
baiser. Tout se passait si vite, cette situation était tellement inattendue...
Mais passé la surprise, une sorte d'ivresse l'envahit et tous ses doutes
s'évaporèrent. Quand la langue d'Elijah se glissa entre ses lèvres avant de
chercher la sienne, elle songea qu'elle n'avait jamais été embrassée avec
autant d'ardeur.
Cette journée affreuse s'estompait dans les ondes de plaisir qui parcouraient
son corps. Les accusations de Gemma, la panique et la crainte qui s'étaient
emparées d'elle quand elle s'était retrouvée seule dans cette ville étrangère,
tout cela s'évanouissait au contact de la bouche d'Elijah qui dévorait la
sienne, l'apaisant et l'excitant à la fois.
Ses mains puissantes vinrent se poser sur ses reins, et il la pressa contre lui
tandis que ses lèvres quittaient sa bouche pour descendre dans son cou. Le
frôlement de son menton rugueux sur sa peau sensible la fit frémir de
plaisir. Jamais elle n'avait été désirée aussi farouchement, et jamais elle
n'avait désiré un homme avec autant de passion. Le feu courait dans ses
veines, dans son corps, jusqu'au plus profond de sa féminité.
Surprise par les réactions de son propre corps, Ainslie sentait encore
palpiter dans sa chair les sensations délicieuses qui l'avaient étourdie.
— Ne t'en va pas...
— Si, il le faut.
Elle pouvait à peine parler. Les sens affolés, elle dut faire un effort terrible
pour regagner sa chambre.
« Ce n'était qu'un simple baiser », se dit-elle quand elle fut allongée dans
son lit.
Elle porta la main à ses lèvres gonflées par les assauts de la bouche d'Elijah.
Aucun baiser ne l'avait jamais laissée dans cet état, aussi perdue, aussi
abandonnée. Car effectivement, elle s'était complètement abandonnée dans
ses bras.
4.
Vêtu d'un seul caleçon gris, toujours pas rasé, décoiffé, il partageait un bol
de céréales avec Guido — une cuillerée pour son neveu, puis une plus
grande pour lui-même. Ainslie ne put s'empêcher de remarquer combien il
était sexy.
Contre le mur se tenait une sorte de géant, une armoire à glace tout en
muscles qui semblait devoir faire craquer les coutures de son costume au
moindre mouvement.
— J'ai aussi engagé un chauffeur, Tony. Il va s'installer au deuxième étage
et il sera à ton service quand tu en auras besoin
— Un chauffeur à domicile !
Elle ne lui en voulut pas de son petit mensonge ; après tout, elle n'avait pas
besoin de savoir qu'Elijah avait engagé un garde du corps pour veiller sur
Guido. Sans doute craignait-il que les Castella ne tentent d'enlever son
neveu.
— Je ne le perds jamais.
— Une mauvaise nouvelle n'arrivant jamais seule, j'ai appris que Marco et
sa femme étaient arrivés. Ils ont officiellement demandé la garde de Guido.
L'assistante sociale va venir me voir ce matin. Ce serait très judicieux de lui
annoncer que j'ai déjà trouvé quelqu'un pour s'occuper de lui. Si je sais que
tu ne veux pas travailler pour moi, je pourrai au moins appeler une agence
afin de pouvoir dire à Mlle Anderson que j'ai prévu des entretiens.
— Je comprends...
Ainslie mélangea du miel dans des flocons d'avoine et essaya d'en donner à
Guido, qui refusa d'un mouvement de tête. Il préférait de loin partager le bol
de son oncle.
— ... mais je crois que cela va être impossible pour moi de travailler pour
toi, enchaîna-t-elle.
Ainslie sentit le rouge lui monter aux joues tandis que le frisson sensuel qui
la parcourait lui confirmait qu'elle n'avait pas rêvé...
Cependant, Ainslie savait que tôt ou tard elle devrait lui donner des
explications, sans toutefois révéler ce qui s'était réellement passé.
Il fronça les sourcils d'un air surpris et elle dut détourner le regard avant de
continuer.
— Pourquoi?
Ainslie se mordit la lèvre. Elle s'attendait à cette question, bien sûr, mais ne
savait pas comment y répondre. Dire la vérité à Elijah lui semblait déloyal
envers Angus, et surtout envers les enfants. Il lui fallait donc accepter l'idée
d'être étiquetée comme voleuse et de voir sa réputation ternie. Le dilemme
lui serrait la gorge.
— Je vais bien.
— Je ne comprends pas... Gemma m'a dit que des choses avaient disparu
depuis des semaines... C'est vrai ?
N'y tenant plus, elle se leva et quitta la cuisine avant de refermer la porte
sur elle en soupirant. Seigneur, qu'allait-elle bien pouvoir dire à Angus ?
Comment arranger les choses pour elle sans les empirer pour lui ? C'était
une équation sans solution.
— Vous savez que j'avais besoin d'argent, affirma-t-elle d'une voix aussi
posée que possible. Nick a cessé de payer les mensualités de l'emprunt. Je
pensais que Gemma ne remarquerait pas l'absence de quelques babioles.
— Ainslie, cela ne vous ressemble pas du tout, vous êtes l'une des
personnes les plus honnêtes que je connaisse, et les enfants vous adorent. Je
croyais que vous étiez heureuse de vous occuper d'eux...
Un silence horriblement long s'installa, mais elle préférait encore cela plutôt
que d'entendre la voix d'Angus et la déception qu'elle ne manquerait pas de
contenir.
— Où êtes-vous maintenant ?
— Vous avez été formidable avec les enfants durant ces trois mois ; et vous
avez accepté de faire beaucoup de baby-sitting alors que nous vous
prévenions au dernier moment. Je préférerais faire les choses comme il faut.
— Ecoutez,
pouvons-nous
nous
rencontrer?
reprit-il.
Ainslie savait exactement ce qu'il pensait — elle le lisait dans ses yeux ;
qu'elle avait eu une liaison avec Angus et que sa femme l'avait découvert.
— Je ne crois pas.
— Ton renvoi avait-il quelque chose à voir avec ton travail, avec la façon
dont tu t'occupais des enfants ?
— Non.
Une larme roula sur sa joue tandis qu'il l'observait avec attention.
— Tu as des dettes ?
— Je ne vois pas les choses ainsi. Certaines des meilleures décisions que
j'ai prises ont été basées sur des informations que d'autres auraient préféré
que j'ignore. Alors, je te pose de nouveau la question : as-tu des dettes ?
— Et ce Nick est ton petit ami ? Vous avez des dettes en commun ?
Elle leva les yeux vers les siens et rougit sous l'intensité de son regard.
— Les voleurs ne reconnaissent jamais leur délit. Je le sais parce que j'en
étais un. Et je sais aussi que tu n'es pas une voleuse.
Qu'il la croie innocente lui fit de nouveau monter les larmes aux yeux.
— C'est compliqué...
Elle était tellement tentée de lui dire la vérité... Pourtant elle savait qu'elle
ne le pouvait pas. Mais le simple fait qu'il ait d'elle une opinion positive lui
causait un étrange réconfort.
— Ma sœur a été très claire, l'interrompit Elijah. C'est à moi qu'elle voulait
confier son fils.
S'il voulait obtenir gain de cause, il devait contrôler ses émotions. Dès qu'il
avait rencontré Mlle Anderson la veille, à l'hôpital, il l'avait trouvée
antipathique. Habituellement, Elijah parvenait à charmer n'importe quelle
femme, mais il avait rapidement compris que cela ne marcherait pas avec
celle-ci.
— Rico ne parlait plus à sa famille, dit-il simplement. C'est pour cela que
Maria et lui vivaient à Londres. Ils voulaient être loin des Castella.
— Cela ne semblait pas être le cas hier ! affirma Mlle Anderson. Vous êtes
parti de l'hôpital en emmenant Guido...
— Il n'avait aucune raison d'être là-bas. Il n'avait pas été impliqué dans
l'accident et en plus, il souffrait d'une otite.
Quelle était l'utilité qu'il reste auprès de sa mère qui venait de mourir?
— C'est mon neveu, répliqua Elijah avec colère. A vous entendre, on dirait
que je l'ai enlevé et que je l'ai maltraité !
— Je suis sûre que vous pouvez vous montrer très intimidant quand vous le
désirez ! rétorqua Mlle Anderson en soutenant son regard. Nous avons
besoin du passeport de Guido...
Avec ses avocats et ses puissantes relations, il aurait mis fin à ces
tracasseries administratives en quelques jours. Pendant un bref instant, il
s'en voulut de ne pas s'être rendu à l'aéroport dès son réveil. Désormais,
sans le passeport de Guido, c'était impossible.
— Elle m'appartient.
Eh bien, les nouvelles allaient vite, songea-t-il. Mais s'il était sûr de la
loyauté de ses avocats, d'autres personnes avaient eu affaire au dossier. Il
n'avait sans doute pas été difficile aux Castella d'obtenir l'information d'une
secrétaire...
Soudain, une pensée lui traversa l'esprit. Sans réfléchir, il la formula à voix
haute :
que
Maria
et
Rico
sont
devenus
légalement
propriétaires...
— Bien sûr.
— Eh bien si vous n'êtes pas prêt à mettre vos différends de côté, je vais
devoir faire le choix à votre place. Et franchement, monsieur Vanaldi, votre
style de vie...
L'éducation de son neveu n'était pas une question d'argent. Et son style de
vie insouciant ne convenait pas à Guido. Ses yeux allèrent se poser sur les
photos qui ornaient le dessus de la cheminée. Les visages souriants de sa
sœur et de son mari l'envahirent d'une tristesse infinie.
Il avait alors compris que sa vie n'était pas celle dont il rêvait. Il s'en était
sorti et les Castella l'avaient haï pour cela. Et ils avaient haï également
Maria. Quand Rico s'était rallié aux Vanaldi, ils l'avaient haï à son tour. Et à
présent, ils s'intéressaient subitement au bien-être de Guido... !
Cette fois, il l'avait dit à voix haute, même s'il ne s'attendait à aucune
réponse.
Serrant le petit corps chaud contre lui, il sentit l'enfant blottir sa tête dans le
creux de son épaule. Le poids des responsabilités qu'il tenait dans ses bras
était si lourd qu'il tressaillit malgré lui.
Elijah sut à cet instant qu'il désirait plus que tout offrir à son neveu le
bonheur que Maria aurait voulu pour lui.
Ses yeux errèrent sur la coiffeuse de sa sœur avant de s'arrêter sur une
coupe de verre de Venise. Tendant la main, il y prit une bague, un anneau en
or bon marché, incrusté de petits morceaux de verre rouge. La bague de sa
mère. En dépit de ce qu'il avait dit à Ainslie la veille, en dépit de ce qu'il
avait effectivement cru, il ne l'avait pas oubliée. Pour la première fois
depuis bien longtemps, il se souvint de sa mère en train de faire la cuisine,
riant, chantant, et il se rappela la courte période durant laquelle sa vie avait
été facile.
Soudain, il aperçut Ainslie traînant une grosse valise derrière elle. Avec ses
cheveux blonds mouillés et ses vêtements trop légers pour la saison, elle ne
ressemblait en rien à l'aventurière froide et sans scrupules qu'il avait
entendue au téléphone ce matin-là. Il ne voulait pas que cette femme fragile
et généreuse passe Noël seule perdue dans Londres.
Quand l'enfant se mit à gazouiller et à rire alors que son oncle le grondait en
plaisantant pour l'odore, elle sentit quelque chose basculer en elle.
« Quel sale temps ! » songea Ainslie. Depuis son arrivée en Angleterre, elle
avait souhaité que la neige tombe pour Noël, lui offrant l'image mythique de
Londres scintillante et immaculée.
Mais maintenant qu'elle tournoyait autour d'elle, mouillant sa veste trop
légère et lui mordant les joues, la neige tant attendue l'irritait
prodigieusement...
Angus s'était montré adorable, ce qui avait rendu la situation encore plus
douloureuse. Il lui avait donné plus d'un mois de salaire, sa prime de Noël,
et était même allé jusqu'à lui préparer une lettre de recommandation.
Après l'enfer qu'elle venait de traverser, elle rêvait d'un refuge plus
tranquille, où elle pourrait panser ses blessures et faire le point calmement
sur sa situation. Mais où aller? Avec un budget limité, et sans l'espoir de
trouver rapidement du travail en cette période de fêtes, elle n'avait pas
beaucoup d'options.
Préparant mentalement ce qu'elle allait lui dire, elle se redressa mais, avant
qu'elle n'ait eu le temps de sonner, la porte s'ouvrit toute grande.
Sans lui laisser le temps de comprendre ce qui lui arrivait, Elijah l'attira
dans ses bras, alors que Guido accourait dans le hall, vêtu d'une couche qui
lui tombait des fesses et d'un T-shirt mis à l'envers.
— Et tu es toute gelée...
Stupéfaite, Ainslie ne put que le laisser déboutonner sa veste avant de l'ôter.
x
— Elijah, que...
Mais elle ne put terminer sa phrase. Il avait appuyé sa bouche sur la sienne
et la serrait contre lui. Puis il l'adossa au mur et, la couvrant toujours de
baisers, il prit ses mains entre les siennes.
Quand Ainslie retrouva ses esprits et voulut parler, il la fit taire en reprenant
possession de ses lèvres. En même temps, elle sentit qu'il lui passait une
bague au doigt.
Elle constata alors qu'une femme d'une quarantaine d'années s'avançait vers
eux dans le hall. S'agissait-il d'une tante découverte par Elijah ? se
demanda-t-elle en se penchant pour prendre Guido dans ses bras. Des
parents de Guido étaient-ils arrivés en son absence ? Ou s'agissait-il d'une
voisine ? Toutes ces pensées se succédèrent dans son cerveau tandis qu'elle
tendait la main à l'inconnue.
— Etes-vous la nurse ?
— La nurse ? répéta Elijah avec un petit rire incrédule. Dieu merci, non. Je
ne vous l'ai pas dit ? Ainslie est ma fiancée.
5.
— Votre fiancée ? Vous êtes fiancé ? Mais pourquoi diable ne me l'aviez-
vous pas dit?
Elijah tenait toujours la main d'Ainslie et gardait les yeux rivés aux siens, la
mettant presque au défi de le contredire.
— Ainslie Farrell.
Au moment où elle reposait Guido, qui commençait à gigoter dans ses bras,
elle vit Rita Anderson contempler d'un air étonné la bague qu'Elijah lui
avait subrepticement passée au doigt.
Puis sans attendre d'y avoir été invitée, elle se dirigea vers l'escalier.
-— Moi non plus..., murmura Ainslie en reprenant Guido dans ses bras.
Elijah, tu peux m'expliquer ce qui se passe ?
— Son oncle paternel et sa tante veulent le voir, évidemment. .., reprit Mlle
Anderson.
Main dans la main, ils suivirent l'assistante sociale à l'étage. Elle s'était
arrêtée devant la chambre où avait dormi Ainslie.
Evidemment, elle avait dû remarquer le sac à dos posé sur le sol et le lit à
une place.
— C'est votre chambre, Ainslie ?
Guido courait partout et ramassait ses jouets avant de les tendre à Ainslie.
— Bien, ce pourrait être bon pour Guido de rester ici dans un premier
temps, annonça Mlle Anderson. Mais les Castella...
— Certainement, coupa Elijah, c'est mieux pour lui de rester dans cette
maison ; au moins pour Noël.
— Emmenez-le maintenant.
Elijah sentit un muscle tressaillir dans sa mâchoire au moment où il
formulait cette proposition d'un ton léger. Il se félicita d'avoir engagé
Tony...
— J'ai ma voiture.
— Son siège-enfant n'est pas transférable. Tony l'a installé ce matin et, vu
ce qui vient de se passer, la sécurité est mon premier souci. Emmenez
Guido pour qu'il voie le reste de sa famille et ensuite, il reviendra ici en
attendant que les services sociaux prennent leur décision.
— Trois. J'ai installé mon chauffeur dans une chambre au deuxième, mais le
troisième est aménagé. Il conviendrait parfaitement à une nurse ou à une
gouvernante.
— Puis-je le voir?
Après être revenu avec un trousseau, Elijah les conduisit vers l'appartement
du troisième étage.
Il était spacieux et comportait trois pièces aménagées avec goût. Vaste et
lumineux, le salon était élégamment meublé, mais une épaisse couche de
poussière recouvrait tout. Apparemment, l'endroit n'avait pas été occupé
depuis longtemps.
— Dites-lui de m'envoyer son C.V., répliqua Elijah. Comme je vous l'ai dit,
nous chercherons quelqu'un aussitôt après les fêtes.
— Elle est disponible tout de suite. Et je suis sûre qu'elle serait ravie de
nettoyer cet appartement elle-même. Elle a de bonnes références en tant que
gouvernante et elle a aussi beaucoup d'expérience avec les enfants. A part
moi, elle n'a aucune famille. Bien sûr, vous désirez peut-être rester seul
avec votre charmante fiancée...
Mais Elijah avait compris qu'il était dans son intérêt d'accepter cette
proposition.
— Qu'est-ce qui t'a pris, bon sang ? s'exclama Ainslie dès que l'assistante
sociale fut partie avec Guido. Tu n'avais pas le droit de me faire passer pour
ta fiancée !
— C'est vrai, admit Elijah en la regardant des pieds à la tête d'un air
désapprobateur. Heureusement, elle a dû penser que tu avais l'air d'un
épouvantail parce que tu avais été surprise par la neige.
— Qui es-tu pour me dire ce que je dois faire ou dire et comment je dois
m'habiller ? Et qu'est-ce qui te fait croire que je vais accepter?
— Comment oses-tu ?
Tremblant de rage, elle sortit une enveloppe de son sac, l'ouvrit et lui fourra
la lettre de recommandation d'Angus sous le nez. Mais Elijah se contenta
d'éclater de rire en la lisant.
Ainslie savait tout cela, bien sûr; mais l'entendre de la bouche d'Elijah
rajoutait du sel sur ses plaies d'amour-propre.
être pris dans ses bras ; peut-être l'embrassait-il à cet instant même...
Horrifié par cette vision, il dut faire appel à toute sa volonté pour rester
calme.
— Oh, tu te trompes...
Mue par une colère froide, Ainslie rangea la lettre d'Angus dans son sac, se
dirigea vers l'escalier et monta rapidement à l'étage, Elijah sur ses talons. Il
n'avait pas le droit de lui parler ainsi. Aucun homme, aussi riche soit-il,
n'avait le droit de lui parler ainsi.
atténuantes,
de
sérieux
problèmes
en
l'occurrence. Mais ce n'était pas à elle de les résoudre — elle en avait déjà
suffisamment.
— Ainslie.
— Oui ! affirma-t-il avec force. Parce qu'elle était sur le point de décréter
que je n'étais pas capable de m'occuper de Guido.
Chaque soir, je dîne dans les meilleurs restaurants, avec les femmes les plus
ravissantes du monde...
Elle n'avait aucune envie de penser aux créatures de rêve qui l'attendaient
aux quatre coins du monde.
— Ce serait un mensonge.
— Et alors?
Ainslie soutint son regard bravache. Il se tenait devant elle, vêtu d'un jean
noir et d'un pull anthracite, plus séduisant que jamais. Des flocons de neige
restaient accrochés à ses cheveux noirs. Elle comprit que cet homme
continuerait à se battre, parce qu'il n'avait pas le choix.
Mais tandis qu'ils se tenaient là, immobiles sous la neige, Ainslie sentit
qu'ils savaient tous deux qu'il ne s'agissait pas d'argent. La force qui les
avait poussés l'un vers l'autre était plus puissante qu'un salaire ou une lettre
de recommandation.
Il prit son visage entre ses mains et lui adressa un sourire terriblement sexy.
Il souleva son sac à dos et s'empara de sa valise. Quand il lui prit la main
pour l'entraîner vers les marches, ce ne furent ni la perspective d'un bon
salaire ni la peur du lendemain qui conduisirent Ainslie à le suivre. La
raison profonde, c'était Elijah Vanaldi lui-même...
A peine entré dans cet établissement de luxe, il s'était adressé à une femme
qui ressemblait plus à un mannequin venu de Milan qu'à une vendeuse.
Depuis, il critiquait ouvertement et sans scrupules les choix de la jeune
femme. Même si celle-ci ne parlait pas italien, elle comprenait quelques
mots à la volée.
Alors qu'elle déboutonnait le manteau, elle vit une femme vêtue d'un
ensemble blanc impeccable se diriger vers eux. Après s'être présentée
comme la directrice du salon de beauté, elle s'adressa exclusivement à
Elijah.
Puis il continua à critiquer ses sourcils, son teint, ses cheveux, comme si
elle était un âne qu'il voulait voir transformé en cheval de course.
— Et pour les vêtements ? s'enquit Ainslie avec irritation.
Elle bouillait littéralement de se voir traitée ainsi. Il daigna lui jeter un bref
sourire avant de continuer.
— Il lui faut une vraie coupe qui ait du style et, s'il vous plaît...
Il prit une mèche des cheveux d'Ainslie entre ses doigts avant d'en examiner
les pointes en faisant une moue désapprobatrice.
Excédée par le rôle de poupée qui lui était assigné, Ainslie se laissa
cependant épiler les sourcils, avant qu'une esthéticienne souriante lui
applique un masque sur le visage. Aussitôt qu'elle eut terminé, la coloriste
vint s'occuper de ses cheveux. Puis, pendant le temps de pose, une
manucure s'occupa de ses ongles de mains et de pieds.
— C'est mieux ! laissa tomber Elijah, levant à peine les yeux de son journal
quand elle sortit du salon.
Quand ils entendirent une voiture s'arrêter devant la porte, ils se levèrent en
même temps pour aller regarder à la fenêtre.
Suivie d'une femme qui devait être sa sœur, Mlle Anderson monta bientôt
les marches, Guido dans les bras. Derrière eux apparut bientôt la carrure
impressionnante de Tony.
— Je le trouverai bien !
— Puis-je vous offrir une tasse de café ? insista-t-elle.
— Souviens-toi que ta place est ici, à mes côtés, dit-il en souriant. Pas dans
la cuisine !
— A vrai dire, nous n'en avons pas vraiment, répondit-elle d'un ton
embarrassé.
Elle jeta un coup d'œil désespéré à Elijah, mais celui-ci était trop occupé à
jouer avec Guido pour le remarquer.
— Je comprends que vous n'en ayez pas encore pris avec Guido, dit
aimablement Enid. Je voulais plutôt parler des repas, de ce que vous aimez
manger vous et M. Vanaldi.
Mais il n'y a pas grand-chose dans la cuisine. Je vais voir ce que je peux
faire pour ce soir.
— Trois, dit Elijah en regardant Guido se lever sur ses jambes potelées,
avant de trotter vers Ainslie en lui tendant les bras.
Après l'avoir soulevé, la jeune femme le serra contre elle et lui caressa les
cheveux en lui murmurant des mots rassurants.
Elijah se rendit alors compte que la journée avait dû être terrible pour le
petit garçon.
— C'est mon...
«... travail », allait-elle dire, mais elle ne termina pas sa phrase. Et ce n'était
pas parce que Enid venait de réapparaître dans la pièce qu'elle s'était
interrompue. Sentant Guido se détendre contre elle, tout son être lui avait
fait comprendre qu'il s'agissait de beaucoup plus que d'un travail...
Avec ce qu'elle avait trouvé dans la cuisine, Enid avait réussi à préparer des
spaghettis à la bolognaise pour le dîner. A sa grande stupeur, Ainslie vit
Elijah dévorer le contenu de son assiette en un clin d'œil avant de l'essuyer
avec un morceau de pain. Puis il lui parla des funérailles.
— Ou bien elles avaient lieu la veille de Noël, ou bien il fallait attendre une
semaine, lui expliqua-t-il.
— Que préférais-tu?
— Ils voulaient savoir qui paierait les frais. Naturellement, Mlle Anderson a
reformulé la chose, mais c'est leur seul souci.
J'ai appelé tous les amis de Maria dont j'ai trouvé le numéro dans son carnet
d'adresses et j'ai répondu à quelques-uns de ses e-mails. Tout à l'heure, une
de ses collègues a appelé et a demandé à lui parler...
Sa voix se brisa.
— Cela a dû être atroce pour toi.
maintenant
empreints
de
désespoir.
— Non.
Sous ses doigts, la jeune femme sentait des muscles noués, presque
tétanisés.
Elle contempla ses mains, si claires sur le pull anthracite, qui s'étaient mises
à masser Elijah, comme si elles avaient une volonté propre. On aurait dit
qu'elles appartenaient à quelqu'un d'autre. Petit à petit, elle le sentit se
détendre.
Un peu plus tard, allongée dans un bain bienfaisant, elle repensa à cet
instant et comprit que son embarras n'avait rien eu à voir avec l'arrivée
d'Enid. Il avait été causé par le contact de ses mains sur les épaules d'Elijah,
par sa propre audace et par ce désir irrépressible qui l'avait poussée vers lui.
6.
— Oh, non !
— Parfait ! Je suis sûr qu'Enid a déjà vu des femmes nues se promener dans
une maison à minuit et ne s'étonnera pas le moins du monde de te voir le
faire. En tout cas, je te préviens : tu ne mettras pas ce pyjama informe.
— Si!
— Eh bien, tu auras du mal ! lui lança-t-il tandis qu'elle ouvrait son sac.
Parce que j'ai jeté tous tes anciens vêtements !
Puis il essaya de dormir. Mais chaque fois qu'il fermait les yeux, il ne voyait
qu'elle. Pas l'image d'elle ce soir, ni même celle de la journée passée. Il la
revoyait la nuit précédente, quand il l'avait tenue serrée dans ses bras, et il
sentait encore la douceur de ses lèvres sur les siennes.
l'exact
opposé
des
femmes
qu'il
fréquentait
habituellement.
Frémissant
ce
souvenir,
elle
l'entendit
remuer.
Seigneur, elle avait une de ces têtes ! constata-t-elle quelques instants plus
tard en se voyant dans le miroir. Ses cheveux se dressaient dans tous les
sens et ses seins s'échappaient aux trois quarts de la chemise de nuit
décolletée.
A cet instant, Elijah entra et se planta derrière elle. Il y avait un tel éclat au
fond de ses yeux et son propre désir était si intense qu'elle ne songea même
pas à protester qu'il soit entré sans frapper.
Sans un mot, il referma les mains sur ses seins et elle le regarda dans le
miroir tandis qu'il penchait sa tête brune vers son cou avant de l'embrasser
avec passion. Elle leva la main et la posa sur la sienne qui agaçait
délicatement une pointe durcie.
Incapable de bouger, les yeux fixés sur le miroir, elle le vit se diriger vers la
douche et en ouvrir le robinet. Quand il la conduisit sous le jet, vêtue de sa
luxueuse nuisette, elle ferma les yeux.
L'eau qui coulait sur ses cheveux lui donna la chair de poule ; la nuisette lui
collait au corps tandis qu'il lui massait le cuir chevelu. En même temps, sa
langue caressait la sienne et ses mains la débarrassèrent bientôt de son frêle
rempart de soie.
Ses mains impatientes lui ouvrirent les cuisses tandis que ses lèvres
parcouraient avidement sa poitrine, léchant, mordillant, suçant... C'était
délicieux, aussi délicieux que la pulsation qui battait entre ses jambes. Les
doigts d'Elijah s'étaient maintenant aventurés dans son intimité, préparant sa
venue.
Etait-ce d'avoir tant attendu ? Dès qu'il la pénétra, Ainslie sentit un orgasme
d'une intensité extraordinaire se déployer dans tout son corps. Bouleversée
par les sensations qui déferlaient au plus profond de son être, elle ne put
réprimer un sanglot.
Pendant quelques instants, plus rien n'exista que lui. Puis elle revint
lentement à la réalité tandis que l'eau coulait sur leurs deux corps rassasiés.
Elijah ferma le robinet avant de l'envelopper dans une immense serviette
très douce. Ensuite, après en avoir noué une autour de ses hanches, il la
souleva dans ses bras et la ramena vers le lit.
Les jambes en coton, le corps affaibli, privé d'énergie, épuisé après l'effort,
si bien qu'elle ne désirait plus qu'une chose : se glisser sous les draps.
Sans attendre sa réponse, il retira les coussins avant de s'allonger à son tour.
Ainslie ne pouvait pas sourire. Elle ne pouvait pas le regarder. Pourquoi le
monde semblait-il avoir brusquement changé ? se demandait-elle
confusément.
Complètement désorientée, elle lui tourna le dos.
— Je ne te fuis pas.
Il lui caressait doucement l'épaule, puis descendit sur ses reins en des gestes
étrangement rassurants.
Non, elle ne fuyait pas, de même qu'elle n'avait pas fui en venant à Londres.
Elle avait cherché quelque chose, quelque chose qui lui faisait défaut et
qu'elle n'avait jamais été capable de définir mais qu'elle venait d'entrevoir à
la lumière de ces instants torrides et passionnels — qui pour elle avait été
bien plus que juste du sexe.
A ces mots, elle s'était retournée. Elle leva timidement les yeux vers lui et le
trouble qu'elle découvrit au fond de son regard chassa tous ses doutes. Ce
qu'ils partageaient était aussi réel, aussi intense et aussi essentiel qu'elle
l'avait éprouvé. Dans ses bras, elle sentait le lien qui les unissait, et cette
sensation signifiait bien davantage que la passion sensuelle qu'ils venaient
d'assouvir. Sa beauté l'étonnait, la subjuguait maintenant qu'elle avait trouvé
la force de le contempler. Et ses paroles, le ton de sa voix, la lueur qui
scintillait dans ses yeux lui affirmaient que tout allait bien, qu'elle pouvait
se laisser aller avec lui à être femme.
Le désir irrépressible qui s'était emparé d'eux quelques instants plus tôt était
maintenant apaisé et remplacé par un besoin plus profond. Ainslie prit le
temps de le toucher, de le goûter, de l'explorer, laissant errer ses doigts sur
son corps chaud et savourant la douceur de sa bouche. De plus en plus
grisée, elle laissa ses doigts jouer avec la fine toison qui entourait ses
mamelons. Puis elle se pencha pour en aspirer délicatement un entre ses
lèvres tandis qu'il gémissait de plaisir.
Quand il la pénétra, Ainslie garda les yeux ouverts. Et ils ne cessèrent pas
de se regarder alors qu'il instaurait un va-et-vient de plus en plus
voluptueux qui les fit bientôt haleter tous les deux.
Pour toute réponse, elle le serra contre elle, certaine à cet instant qu'elle ne
le quitterait jamais.
7.
Mais Guido, luisant de lait parfumé, se mit à gigoter dans tous les sens en
riant et toussant, avant d'avancer à quatre pattes vers Ainslie.
Tandis que l'enfant riait aux éclats, elle réussit à fixer la couche que lui avait
tendue Elijah. Déjà exténué par son exercice matinal avec son neveu, il
s'étendit sur le lit à côté d'eux.
Voyant cela, Guido rampa vers lui sur le lit avant de venir s'asseoir sur sa
poitrine. Puis il posa ses mains sur son visage.
Ainslie sursauta, choquée par ses paroles. Mais voyant Guido qui caressait
maintenant les joues de son oncle, elle comprit qu'il s'agissait d'une
émouvante déclaration d'amour et pas d'une vraie question.
— Je disais toujours à Maria qu'elle n'était pas assez sévère avec lui.
A présent, il tenait ses petites mains dans les siennes, et il l'aida à se dresser
debout sur sa poitrine.
Et même si elle était là par accident, Ainslie en faisait partie elle aussi.
Travaillant avec des enfants depuis l'âge de dix-huit ans, elle avait
évidemment eu ses préférés mais aucun n'avait jamais capturé son cœur
comme Guido. Ce n'était pas seulement à cause de sa situation — beaucoup
des enfants dont elle s'était occupée avaient eu des traumatismes, eux aussi
—, c'était son caractère qui la faisait fondre. Et ses yeux, aussi bleus et aussi
méfiants que ceux de son oncle, qui semblaient perpétuellement lui sourire.
Tout à coup, comme fatigué de jouer au petit diable, il se laissa glisser sur le
lit et vint se blottir entre les deux grandes personnes qui dirigeaient
maintenant sa vie. Les paupières de plus en plus lourdes, il se mit à sucer
son pouce en souriant paresseusement.
— Il tousse encore ! remarqua Elijah d'un air inquiet quand l'enfant émit un
son rauque.
Mlle Anderson avait été très claire : il devait les voir régulièrement jusqu'à
ce que les services sociaux aient pris leur décision. Ainslie avait eu beau
dire à Elijah que s'il montrait de la bonne volonté, cela ne ferait que jouer
en sa faveur, il résistait néanmoins.
Sur les vitres, le givre témoignait du froid glacial qui régnait à l'extérieur.
En effet, endormi entre eux, Guido semblait à l'abri de tous les dangers du
monde. Et même si Ainslie comprenait qu'Elijah ne veuille pas le laisser
sortir, elle savait également qu'il le devait.
Même si tu ne les aimes pas, ils sont quand même ses parents.
Elle vit ses yeux s'assombrir, son visage se crisper, mais au lieu de lui
opposer un refus catégorique, il fit un effort visible.
A cet instant, il la regarda dans les yeux et, pour une fois, il semblait perdu.
— Les gens changent, Elijah. Ce qui est arrivé à Maria s'est passé il y a des
années. Je ne cherche pas à leur trouver d'excuses, enchaîna-t-elle
rapidement quand elle le vit ouvrir la bouche pour protester. Mais je crois
simplement que tu dois donner une chance à son oncle et à sa tante. S'ils
affirment vouloir son bien, eux aussi, tu dois essayer de les croire, même si
c'est dur pour toi. Si tu appelles Mlle Anderson...
Quand elle s'interrompit, Elijah comprit qu'elle avait dû penser qu'il ne
l'écoutait pas. Pourtant, même s'il contemplait le plafond, il l'écoutait
attentivement. Emu par le souffle de Guido qui lui caressait le bras, ébranlé
par les paroles d'Ainslie, l'indécision lui rongeait les pensées.
Maria lui avait fait confiance en lui demandant de s'occuper de son trésor le
plus précieux et chaque fibre de son être lui disait de garder l'enfant avec
lui. Deux minutes en compagnie des Castella étaient deux minutes de
gâchées, il en était persuadé.
Néanmoins, son instinct avait eu raison de lui souffler qu'Ainslie n'était pas
une voleuse, qu'il pouvait lui faire confiance. Et à présent, celle-ci lui
affirmait sans arrière-pensée qu'il devait laisser Guido aller vers l'ennemi,
que tout irait bien...
— Juste un peu, reconnut-elle. Veux-tu que j'aille recoucher Guido dans son
lit ?
Puis il se mit à jouer avec une mèche de cheveux d'Ainslie. Elle le regarda
se laisser aller avec émotion. Pour la première fois, elle voyait cet homme
méfiant se détendre vraiment.
Il l'avait écoutée.
Les deux hommes qui étaient soudain devenus si essentiels dans sa vie lui
faisaient confiance.
La journée avait été bien chargée. Tout d'abord, ils étaient allés voir
l'entreprise chargée des funérailles, où Elijah avait rempli les dernières
formalités d'un air sombre. Ensuite, fuyant la foule de gens occupés à faire
leurs derniers achats de Noël, il avait proposé qu'ils aillent déjeuner dans un
restaurant réputé.
Quelques instants plus tard, sans même avoir à patienter, ils avaient été
accueillis par un maître d'hôtel souriant qui avait salué Elijah par son nom.
Puis il les avait conduits à une table située dans un coin tranquille où ils
avaient savouré un repas divinement bon.
Après avoir dégusté un café délicieux à l'arôme puissant, ils avaient quitté
le restaurant et s'étaient séparés pour quelques heures. Au milieu de la foule
affairée, entourée des chants qui résonnaient dans les magasins décorés de
guirlandes multicolores, Ainslie s'était alors vraiment rendu compte que
c'était Noël.
Quand elle avait retrouvé Elijah, la nuit était déjà tombée et Oxford Street
étincelait de mille feux, créant un spectacle plus magique et féerique qu'elle
ne l'aurait imaginé. Ils s'étaient ensuite engouffrés dans un taxi noir qui les
avait ramenés à la maison.
Mais à présent, Elijah attendait le retour de son neveu avec de plus en plus
d'impatience.
Après avoir ôté son manteau pendant qu'Ainslie enlevait celui de Guido, la
gouvernante déclara :
— La journée a été longue pour lui. Je vais aller lui préparer à dîner.
— Il est plus de 19 heures, lui fit remarquer Elijah. Ils ne lui ont rien donné
à manger?
— Ils ne savent pas que Rita est ma sœur, répliqua Enid. La journée a
vraiment été difficile. Ils parlaient italien et je ne me sentais pas du tout la
bienvenue. Mais je ne m'en plains pas —
— Où était Tony?
— Il attendait dehors, dans la voiture, répondit Enid. Ils ne l'ont même pas
invité à boire un verre.
— La prochaine fois, il entrera avec vous, décréta Elijah. Et s'ils ne sont pas
d'accord, qu'ils s'adressent à moi.
— Ils m'ont demandé de vous donner ceci, dit la gouvernante en lui tendant
une enveloppe.
La mine sombre, il l'ouvrit.
— Je n'ai pas à parler de ceci avec elle, l'interrompit Enid en lui adressant
un regard sévère. Si les services sociaux me posent des questions de façon
officielle, je leur donnerai bien sûr mon avis. Mais je ne vais pas me
précipiter chez ma sœur pour lui parler des Castella, pas plus que je ne lui
ferai part de ce qui se passe chez mon employeur. Maintenant, si vous
voulez bien m'excuser, je vais aller faire manger Guido.
— De toute façon, avança Elijah une fois qu'elle fut partie, même si elle
rédigeait un rapport officiel, les services sociaux n'en tiendraient pas
compte.
— Il n'y a rien à mettre dans un rapport officiel, lui fit remarquer Ainslie.
Ecoute, les Castella ont aussi le droit d'être perturbés ; et ils n'ont rien fait
de mal.
Guido est rentré malheureux, après avoir été négligé toute la journée, et ils
m'envoient leur note d'hôtel avec un mot disant que s'ils sont à Londres,
c'est pour moi ! Zingareschi !
dedans ?
— Mais c'est possible, souligna Ainslie. Et tout ce que tu peux faire pour
établir de bonnes relations avec eux ne pourra qu'aider Guido.
Elle le sentait lutter contre la haine qui l'habitait. Après quelques instants de
réflexion, elle vit cet homme fier et inflexible se résoudre au compromis.
8.
Mais comme l'avait dit Elijah, c'était ou bien ce jour-là, ou bien une
semaine plus tard et cela n'aurait servi à rien de repousser cette inévitable
épreuve.
Elijah semblait tenir bon, comme il l'avait fait durant ces derniers jours, et
comme il venait de le faire au cours du service religieux. Sa voix profonde
et grave s'était brisée une seule fois, pendant qu'il prononçait l'éloge
funèbre. Après être revenu aux côtés d'Ainslie, il s'était assis le dos raide,
regardant droit devant lui et continuant de tenir son rôle avec courage.
Puis, Guido dans les bras, il se dirigea vers les Castella, ces gens qu'il
n'avait pas vus depuis des années mais qu'il avait pourtant continué à haïr
farouchement.
— Il ne fait que son devoir, répliqua l'assistante sociale. Les Castella sont
aussi des parents de Guido.
Mais Elijah ne jouait pas la comédie pour Mlle Anderson. Après une
conversation des plus brèves, il revint vers les deux femmes.
Son grand manteau noir flottant derrière lui, il les rejoignit, le visage
totalement fermé.
— Nous ne pouvons pas... Il faut que tu restes... Les gens veulent voir
Guido.
— Ils l'ont assez vu ! répliqua vivement Elijah sans s'arrêter. Et lui aussi les
a assez vus ! Je n'ai pas besoin de leurs condoléances !
— Voglio passare tempo con Guido ! s'exclama Marco d'un ton implorant
en tendant les mains vers son neveu.
— Ils disent qu'ils veulent être avec Guido. Je leur dis que je ne veux pas.
—- Bien sûr !
heures. Mon neveu se remet d'une grave otite et tout son univers vient d'être
bouleversé de fond en comble. Comment pouvez-vous affirmer qu'il est bon
pour lui d'assister à une cérémonie funéraire, avec des gens attristés,
compassés, dans une ambiance morbide ? Je vous en prie, dites-moi où son
intérêt sera le mieux respecté ?
Puis, en dépit de sa fureur, Elijah installa Guido sur son siège avec une
extrême douceur. Une fois qu'ils furent tous montés à bord du véhicule, il
baissa la vitre et tendit une enveloppe à Mlle Anderson.
— Dans ce cas, pourquoi suis-je ici ? rétorqua Ainslie. Les apparences sont
importantes, tu le sais !
Puis elle se tut car Tony pouvait les entendre. Mais apparemment, c'était le
cadet des soucis d'Elijah.
— Est-ce que vous allez bien ? demanda Enid avec une sollicitude sincère.
Il refusa d'un signe de tête la tasse de thé que lui offrait Enid.
Ainslie accepta la sienne machinalement, la tête ailleurs. Elle était prête à
partir.
Quand il eut quitté la pièce avec son neveu, Enid vint s'asseoir à côté
d'Ainslie sur le sofa.
— Cela doit être si dur pour lui..., dit-elle d'une voix douce. Pour vous
deux.
Mais quand elle entendit la porte de la salle de bains claquer à l'étage, elle
imagina la détresse et le chagrin qui devaient le ravager. Sentant son ventre
se nouer, elle s'appuya au dossier et laissa les larmes rouler sur ses joues.
Intuitivement, elle savait que sa violence verbale n'avait pas été réellement
dirigée contre elle ; pourtant, il s'était montré trop dur, trop injuste et trop
détestable pour qu'elle puisse lui pardonner.
— Bien sûr.
— Viens ! ordonna-t-il à Ainslie en se dirigeant vers la porte.
— Tony travaille pour moi, il sait ce que j'attends de lui. Je le paie pour sa
discrétion !
Elle voulut ôter sa bague mais, après le froid de l'extérieur, la chaleur qui
régnait dans la maison avait fait gonfler son doigt si bien qu'elle avait du
mal à la retirer. Cela donna le temps à Elijah de traverser la pièce et de venir
refermer les mains sur les siennes.
La main crispée sur son verre, Ainslie regardait les gens qui les entouraient.
Des serveuses circulaient parmi l'assistance, offrant des amuse-bouches et
des boissons. Les amis de Maria et de Rico bavardaient entre eux, tandis
que les Castella buvaient abondamment, jetant de temps en temps un regard
noir à Elijah. Celui-ci parlait poliment avec tout le monde, accomplissant
son devoir avec aisance et dignité.
— Monsieur Vanaldi !
Mlle Anderson, apparemment plus calme, se dirigeait vers eux.
Et Ainslie se rendit compte que s'il lui prenait la main à cet instant précis,
ce n'était pas un geste factice destiné à impressionner Mlle Anderson. A sa
façon, il s'excusait aussi auprès d'elle.
« Pas si bien que cela », songea Ainslie en restant loyalement à côté de son
partenaire. Mais elle dégagea néanmoins discrètement sa main.
Puis elle se dirigea vers les toilettes. Là au moins, elle pourrait être seule
pendant quelques instants.
— Molto conveniente.
— Cela n'a rien à voir avec l'argent ! s'exclama Ainslie d'une voix tendue.
— Ce...
Elle dut deviner qu'Airislie allait mal réagir à ses paroles car elle
s'interrompit subitement.
9.
Depuis son arrivée à Londres, Ainslie n'avait jamais ressenti le mal du pays.
Mais en cette veille de Noël, une nostalgie terrible s'emparait d'elle. Elle
mourait d'envie de voir le ciel bleu d'Australie et de sentir le soleil lui brûler
les épaules. Au lieu de cela, elle poussait un Caddie rempli à ras bord sur le
parking d'un supermarché anglais.
Ainslie les regardait sans dire un mot. Elle ne devait pas oublier qu'il jouait
toujours un rôle, celui de l'homme parfait, du père adoptif idéal. Il fallait
qu'elle cesse de croire cette image qu'il montrait de lui, de croire les mots
tendres qu'il lui murmurait en lui faisant l'amour. Elle ne représentait pour
lui qu'un intermède agréable après ses journées infernales, une sorte
d'échappatoire.
Soudain elle repensa à ses paroles et sentit sa gorge se nouer : l'un des
avantages du métier!
Pour l'instant, elle ne lui avait pas parlé de Dina, préférant garder cela pour
plus tard. Elle voulait d'abord se faire sa propre opinion avant de risquer
d'attiser le conflit qui couvait déjà entre Elijah et elle.
— Mmm...
Dès qu'Enid eut emmené Guido pour lui donner son bain, il se tourna vers
elle.
— Rien.
Ainslie serrait les poings pour réprimer sa colère. Après une journée aussi
éprouvante, elle ne désirait pas provoquer une dispute.
être de famille.
— De quoi parles-tu ?
— Du fait qu'il crache au visage des gens, blessant des gens qui ne l'ont pas
mérité.
A cet instant, Enid réapparut, portant un Guido tout propre et souriant dans
ses bras. Vêtu d'un pyjama bleu pastel, ses cheveux noirs bien peignés et les
yeux remplis de sommeil, il était vraiment adorable. Après avoir tendu les
bras à Ainslie, il nicha sa tête au creux de son épaule quand elle le prit,
s'accrochant à elle comme s'il lui demandait de ne jamais le quitter.
Humant son délicieux parfum de bébé, serrant contre elle ce petit corps
chaud qu'elle avait le pouvoir de rassurer par sa seule présence, elle se
sentait à la fois terrifiée et heureuse. En l'espace de quelques jours, sa
présence avait procuré un équilibre à Guido. C'était vers elle qu'il tendait le
plus souvent les bras quand Enid l'amenait avant de le coucher. C'était vers
elle qu'il se dirigeait quand il sortait en gigotant du bain. En un court laps de
temps, ce petit être avait compris qu'il pouvait lui faire confiance.
— Tu te rends compte que j'avais besoin de toi cet après-midi, n'est-ce pas ?
Et que si tu pars... je le perds.
Jusqu'à présent.
— Ainslie, j'essaie de suivre ton conseil. J'essaie de faire confiance à ces
gens, de croire qu'ils ont peut-être changé. Mais je les ai observés
aujourd'hui : ils n'ont même pas regardé Guido. Tout le monde me dit de
faire la paix, que je me trompe...
Il ne dit rien et ils restèrent en silence dans le salon jusqu'à ce qu'Enid leur
apporte deux tasses de chocolat chaud délicieusement odorantes.
Elijah contempla sa tasse avec de grands yeux avant de se lever pour aller
chercher une bouteille de rhum. Après en avoir versé une bonne rasade dans
son chocolat, il regarda Enid en souriant.
— Grâce à votre présence, les choses ont été beaucoup plus faciles, la
flatta-t-il.
Mais c'est une chance aussi pour moi ! Noël n'est pas un moment idéal
quand on est seul.
Pendant qu'Elijah se levait pour aller lui chercher un verre, Enid adressa un
sourire ému à Ainslie avant de poursuivre :
— J'ai préparé un bon repas de Noël — attendez un peu de goûter ma farce
aux marrons ! se rengorgea-t-elle. Je le servirai à midi, comme cela, Guido
aura largement le temps de faire la sieste avant d'aller retrouver son oncle et
sa tante.
— Vous déjeunez avec nous, bien sûr, proposa Elijah en fronçant les
sourcils.
Ainslie et moi...
Quand il lui prit la main, elle se raidit, incapable de jouer plus longtemps la
comédie ; mais cette fois, Elijah ne la laissa pas se dégager.
— ... nous aurons besoin de toute votre aide afin d'en faire un jour
inoubliable pour Guido.
— Nous étions restés très proches. Même après le départ de leur plus jeune
enfant, ils m'avaient gardée pour m'occuper de la maison. Mais à présent, ils
sont partis s'installer à Singapour.
Lui a reçu une proposition inattendue et en quelques semaines, la maison a
été vendue.
Elle porta son verre à ses lèvres et but une gorgée de rhum.
— Pendant quelque temps, j'ai été un peu perdue. C'est pour cela que c'est
très agréable pour moi d'être ici. Je vais essayer de m'acheter une maison
l'année prochaine.
— Oh, je vous remercie, mais je ne crois pas que j'aie les moyens de...
Quelques instants plus tard, luttant contre la fatigue, ils placèrent sous le
sapin décoré les paquets soigneusement enrubannés par Maria. Ainslie
ajouta ses propres cadeaux.
— Que fais-tu ? demanda Elijah un peu plus tard quand elle poussa la porte
de la chambre du petit garçon.
— Tu vas le réveiller !
— Bien sûr que si, affirma-t-elle. Ainsi, il comprendra que c'est un jour
magique.
Soudain, Elijah eut l'air si fatigué, si triste, qu'elle dut faire un effort
surhumain pour ne pas lever la main et lui caresser le visage. Elle mourait
d'envie de poser ses lèvres sur les siennes, de le conduire vers le lit et de
faire disparaître son chagrin sous une multitude de baisers.
Mais la blessure que ses paroles cruelles lui avaient causée était encore à
vif.
— Où vas-tu ?
— Comme tu voudras.
Seule dans son lit, Ainslie ne parvenait pas à s'endormir. Hantée par le
visage las d'Elijah, elle revoyait les marques du chagrin qu'il avait enduré,
revivait la journée sombre qu'il venait de traverser et pouvait presque
éprouver le désespoir qui le minait.
10.
Il avait compris !
En dépit de son jeune âge et des événements récents, Guido avait compris
que ce jour-là était spécial ! Ce fut du moins ce que pensa Ainslie quand
elle l'entendit appeler à 6 heures, constatant que pour la première fois, il
avait dormi toute la nuit sans se réveiller.
Son visage creusé montrait qu'il avait peu dormi, mais il semblait décidé à
faire une trêve car il se pencha pour déposer un baiser sur les lèvres de la
jeune femme, l'attirant brièvement contre lui.
Ce bref contact la fit frissonner des pieds à la tête et elle s'enivra de son
odeur virile tandis qu'il se penchait pour prendre Guido dans ses bras.
L'enfant tenait à la main le tout petit ours qu'Ainslie avait glissé dans la
chaussette accrochée à son lit. Les yeux rivés sur le dos de son oncle, la
jeune femme fut parcourue par un désir incontrôlable de tendre la main
pour caresser sa peau lisse. Elle s'efforça alors de refouler les images
érotiques qui se bousculaient dans son cerveau et sourit gaiement à Guido.
Quand ils arrivèrent devant la cuisine, Enid en sortait, un tablier blanc noué
sur sa grande robe de chambre violette. Elle portait en outre un bonnet
rouge sur la tête et de grandes boucles d'oreilles représentant un Père Noël
oscillaient de chaque côté de son visage jovial. Très touchée qu'elle ait fait
cet effort, Ainslie ne résista pas à l'envie de l'embrasser.
Apparemment, elle ne semblait pas du tout choquée par la tenue plus que
légère d'Elijah, et elle lui posa les mains sur les épaules quand il vint
l'embrasser à son tour.
— Et voici encore une toute petite chose..., déclara Ainslie en tendant son
cadeau à Enid, non sans avoir enlevé subrepticement la petite carte signée
d'elle seule.
Vu son budget limité, il lui avait été très difficile de trouver un objet
susceptible de plaire à un milliardaire, et elle se sentit soudain ridicule
d'avoir choisi un cadre numérique. Elle le regarda ôter le papier doré en se
mordant la lèvre. Quand il découvrit ce que contenait le paquet, une
expression indéchiffrable passa sur son visage.
Comme les larmes lui montaient aux yeux, elle se dirigea en hâte vers la
cuisine pour dissimuler son trouble. Pas question qu'elle éclate en sanglots
devant lui. Elle ouvrit le réfrigérateur et resta immobile devant, espérant
que l'air froid redonnerait un aspect normal à son visage.
— Enid aurait pu s'en occuper, lui fit-il remarquer. Tu n'as pas attendu de
recevoir ton cadeau.
Il lui avait posé la main sur l'épaule et la fit pivoter devant lui.
Quand elle vit le paquet qu'il tenait dans l'autre main, ses yeux se
brouillèrent encore davantage. Et lorsqu'elle l'ouvrit, les larmes trop
longtemps retenues roulèrent sur ses joues.
Même si elle n'y connaissait rien en pierres précieuses, Ainslie comprit que
celles-ci étaient véritables.
— C'est trop...
Elle ne put continuer parce que, effectivement, c'était trop pour elle. Ce
bijou aurait été un cadeau parfait de la part d'un homme pour la femme qu'il
aimait, mais pas pour son employée. Soudain, elle se rendit compte avec
angoisse à quel point elle désirait être sa vraie fiancée.
Elle désirait que les mains qui tenaient maintenant le pendentif, qui se
glissaient sous ses cheveux, les mains qui lui avaient fait l'amour, que ces
mains soient pour elle, seulement pour elle et pour toujours.
— De quoi parles-tu ?
— Il me plaît énormément.
Il avait reculé pour contempler le bijou qui reposait entre ses seins, si bien
qu'elle se demanda de quel cadeau il parlait. En tout cas, elle sentit ses
mamelons réagir sous le regard d'Elijah, se durcir, comme s'ils réclamaient
son attention.
Ainslie acquiesça.
Elle aurait préféré qu'il se mette en colère au lieu de sourire, qu'il lui
réponde vertement au lieu d'embrasser ainsi doucement ses joues et son
cou, qu'il lui tourne le dos au lieu de mettre le feu à ses sens.
— Pourquoi?
Il avait prononcé ces mots dans un souffle, tout contre son oreille. Les
mains posées sur le réfrigérateur de chaque côté d'elle, le corps tendu et
penché, seule sa bouche était en contact avec le corps de la jeune femme,
qui éprouvait une envie irrésistible de coller son corps contre le sien et
d'embrasser violemment ses lèvres. Mais il ne le fallait pas... Surtout pas...
Mais Ainslie l'était, elle, surtout quand Enid s'approcha d'elle pour venir
admirer le pendentif. Elle sortit ses lunettes de sa poche pour mieux le voir
et Ainslie rougit de constater que son décolleté était devenu le centre de
tous les regards.
— Tu es sûre que tu vas bien, ma chérie ? lui demanda sa mère d'une voix
légèrement inquiète.
— Mais tu avais dit la même chose pour le précédent, lui fit remarquer sa
mère. Ecoute, si tu as besoin d'argent, ton père et moi, nous serions contents
que tu nous le dises.
Elle adressa un petit signe à Elijah qui téléphonait lui aussi et parlait en
italien. Sa voix au timbre profond et riche empêchait la jeune femme de se
concentrer. Au moment où elle se dirigea vers la porte pour changer de
pièce, il eut visiblement la même idée car il disparut dans le bureau et
referma la porte derrière lui.
Quelques instants plus tard, Elijah était apparu. Il s'était rasé de près et
portait une superbe chemise de soie immaculée et un pantalon cigarette
prince-de-galles certainement fait sur mesure. Gai et détendu, il n'avait
ensuite cessé de s'amuser et de faire le pitre, provoquant l'hilarité de Guido.
Ayant trouvé l'appareil numérique de Maria, il avait pris de nombreuses
photos, surtout à partir du moment où Tony les avait rejoints.
Des cierges magiques crépitant dans les mains et portant un bonnet de Père
Noël duquel sortaient de grandes oreilles de renne, il avait fait hurler de rire
toute la tablée. A ce moment-là, Ainslie s'était dit qu'en dépit du deuil qui
affectait la maisonnée, un petit miracle avait bel et bien eu lieu : ce Noël
était réellement magique...
Quand ils se retrouvèrent seuls tous les deux, assis devant le feu qui
rougeoyait dans la cheminée, Ainslie se sentit soudain timide et maladroite.
Ce fut Elijah qui rompit le silence.
— ... confuso ?
— De nous.
Il l'avait dit si simplement qu'à présent, c'était elle qui se sentait confuse.
Le cashmere lui caressa le visage lorsqu'il fit passer son pull par-dessus sa
tête et, en dépit du feu dans la cheminée, un frisson parcourut sa peau nue.
Ses mains adroites défirent son soutien-gorge tandis que ses lèvres tout
aussi expertes descendaient sur sa gorge offerte. Ses cheveux noirs
caressèrent délicieusement la poitrine d'Ainslie quand il entreprit de lécher
doucement la pointe durcie de son sein. Tout en l'aspirant doucement entre
ses lèvres, il trouva la fermeture Eclair de sa jupe et, quand il fit glisser le
tissu sur ses hanches, Ainslie l'aida en les soulevant légèrement. En
quelques secondes, il acheva de la déshabiller.
Elle était assaillie de visions d'Enid revenant pour prendre ses gants, ou
l'écharpe de Guido, ou Dieu sait quoi.
— J'ai mis la chaîne de sûreté, souffla Elijah comme s'il avait deviné ses
craintes.
Et soudain Ainslie ne pensa plus à rien, à rien sinon à ces vagues qu'il
faisait naître dans les replis de son intimité et qui déferlaient dans tout son
être. Elle avait presque envie de sangloter de bonheur.
Ensuite, ses lèvres vinrent de nouveau la butiner, jusqu'à ce qu'il n'y ait plus
rien à donner ni plus rien à prendre. Quand elle eut achevé de trembler de
plaisir, lorsqu'elle fut complètement rassasiée, il se redressa et l'attira vers
lui avant de l'installer sur le tapis devant le feu.
Ainslie vit sa peau satinée luire à la lueur des flammes. Elle contempla son
érection puissante avec avidité. Lorsqu'il s'enfonça en elle, Ainslie ferma les
yeux et s'abandonna au ravissement de l'entendre répéter son prénom.
Quelques instants plus tard, elle sombra de nouveau dans l'extase en
l'entraînant avec elle.
Le juron qu'il poussa n'était peut-être pas la réponse qu'elle attendait, mais il
était parfaitement justifié par le bruit qui provenait de l'entrée : quelqu'un
essayait d'ouvrir la porte. Ils se levèrent tous les deux en un éclair.
Elle commença à fouiller dans le grand sac de Guido. Elijah l'arrêta d'un
geste.
— Vous en avez assez fait, Enid. Allez rejoindre votre sœur maintenant, et
passez une bonne soirée.
— J'ai vraiment passé de très bons moments avec vous. Cela a été un
merveilleux Noël pour moi. Oh, et puis, monsieur Vanaldi, je voulais vous
dire...
Ainslie adora la façon dont Elijah rougit en baissant les yeux sur sa
chemise.
Quelques heures plus tard, tout en lui caressant langoureusement la cuisse,
Elijah dit d'un air pensif :
Une scène revint brusquement à la mémoire d'Ainslie ; elle n'en avait pas
encore parlé à Elijah, non par manque de franchise mais parce que
l'occasion ne s'était pas encore présentée.
— Dina m'a dit quelque chose le jour des funérailles, commença-t-elle d'un
ton hésitant, guettant sa réaction.
Il resta silencieux.
— Elle ne me l'a pas dit directement, reprit-elle, mais... Eh bien, elle m'a
offert de l'argent pour que je te quitte.
Ainslie attendit l'inévitable explosion de rage mais rien ne vint. Elle sentit
les bras vigoureux d'Elijah se refermer autour d'elle.
Très rapidement, il la sentit se détendre dans ses bras. Il avait partagé ses
préoccupations avec elle, certes, mais cela ne les avait pas fait disparaître
pour autant.
Un instant, il fut tenté de la réveiller pour lui faire part plus précisément de
ses craintes. Mais à quoi cela servirait-il ? Et s'il lui parlait vraiment à cœur
ouvert, resterait-elle ensuite ?
Mais cette fois, il s'était adressé à sa sœur, à son âme qu'il sentait planer au-
dessus d'eux, veillant avec amour sur son enfant.
11.
Par contre, elle n'avait désormais plus qu'une envie : se rendormir dans les
bras d'Elijah.
- Je ne sais pas quel genre de vraies fiancées tu as eu avant d'en engager une
fausse mais moi, si j'étais ta vraie fiancée, je serais le genre qui se lève en
pleine nuit. Et le genre qui parlerait tranquillement avec toi de ces choses
plutôt que te laisser prendre des décisions autoritaires.
— Dans ce cas, c'est aussi bien que nous ne soyons pas vraiment fiancés,
rétorqua-t-il sans même se retourner.
— Je serai absent cet après-midi, vint lui annoncer Elijah alors qu'elle
contemplait la place vide laissée par le petit lit.
— Tu déformes tout.
— Guido ne semble pas s'en soucier. Il est en haut avec Enid et il s'amuse
avec ses nouveaux jouets.
— Cela ne change rien pour moi. Au fait, achète-toi quelque chose pour la
soirée du nouvel an. Ce sera habillé, ce qui signifie...
—- J'allais dire qu'il faudra donc que nous demandions à Enid de rester
avec Guido. Peux-tu t'en charger?
Sauf que ce n'était pas ce que désirait Ainslie, ni pour elle, ni pour Guido.
Surtout quand ce soir-là, une fois de plus, Elijah ne fut pas rentré à l'heure
du bain de son neveu, ni pour lui dire bonsoir avant qu'Enid n'aille le
coucher.
— Mais...
— Guido est ton neveu, répliqua Ainslie en le regardant dans les yeux. Et tu
as engagé un véritable combat dans le but d'obtenir sa garde. Tu sais aussi
bien que moi qu'à la seconde même où tu quitteras l'Angleterre, les Castella
vont exiger que Guido aille chez eux.
Une fois dans la salle de bains, elle s'assit sur le bord de la baignoire en
respirant à fond pour essayer de se calmer. Mais en vain.
Elle sentait le fossé qui les séparait à présent ; elle voyait Elijah s'éloigner
irrémédiablement, pas seulement d'elle mais aussi de Guido.
Elle ne va pas s'interrompre tout à coup. Alors, sortez et allez vous amuser.
Vous l'avez mérité, après ce que vous venez de traverser...
Peut-être était-ce ce dont ils avaient besoin. Elijah était habitué aux soirées,
au luxe et aux créatures somptueuses. Il n'y renoncerait pas complètement
pour Guido. Il devrait trouver un compromis et, au moins pour ce soir, elle
aussi !
Un peu plus tard, se regardant dans le miroir en pied, elle réussit presque à
s'en convaincre. La soie rose clair de sa robe brodée à la main et le mantelet
assorti formaient un ensemble superbe et lui allaient à ravir. Ses cheveux
blond cendré soigneusement brossés, son splendide pendentif autour de son
cou et une paire d'escarpins gris perle à hauts talons aux pieds, elle se
trouva même pas mal du tout...
Terriblement contrariée, Ainslie se laissa peu à peu gagner par les idées
noires à mesure qu'elle attendait son retour. Lorsque le téléphone de la
maison sonna, l'angoisse lui monta à la gorge.
Elle mit quelques secondes à réaliser que la voix terriblement sexy qui
parlait rapidement en italien dans le combiné n'était pas celle qu'elle
s'attendait à entendre.
— Ainslie.
Ainslie sentit quelque chose mourir en elle tandis qu'Enid venait déposer
une tasse de thé fumant devant elle.
— Je sais être discrète quand il le faut, reprit la voix sucrée. Où est-il ? Son
téléphone portable est éteint.
Elijah jura lorsque le peigne accrocha un nœud dans ses cheveux. Il s'était
douché et changé en un temps record. Une fois coiffé, il se vaporisa d'eau
de toilette puis noua sa cravate.
Il n'avait pas dit un mot à Ainslie, qui était pourtant restée dans la chambre
tout le temps qu'il se préparait. Il ne voulait surtout pas lui demander
comment elle allait, parce qu'il la savait inquiète et triste. L'entendre de sa
bouche l'aurait anéanti, d'autant qu'il en était le seul responsable. Il n'aurait
pas supporté une autre dispute, et il ne désirait pas se justifier pour son
retard, ni même pour être sorti — si elle savait comme il aurait préféré
rester à la maison ! Tout cela, il s'en rendait bien compte, le mettait de
méchante humeur. En outre, il n'avait aucune envie de partir pour l'Italie le
lendemain, aucune envie de la forcer à rester pendant son absence mais
surtout, il ne voulait pas qu'elle s'en aille...
Elijah jeta un coup d'œil à Ainslie. Il vit sa pâleur et son air tendu, qui la
rendaient plus belle et plus fragile que jamais. Il aurait dû lui faire des
compliments sur sa mise, lui dire combien il la trouvait magnifique — après
tout, c'était la vérité — mais aucune parole ne parvenait à franchir ses
lèvres.
La soirée avait lieu dans une luxueuse demeure qui donnait sur la Tamise.
Le Champagne y coulait à flots et une nuée de serveurs proposait des
amuse-gueules raffinés. Mais Ainslie n'avait pas d'appétit, envie de rien, et
surtout pas de cette ambiance joyeuse et festive.
Elijah l'avait présentée à un petit groupe de personnes et, après lui avoir
tendu une coupe de Champagne, l'avait laissée avec eux avant de s'éloigner.
Elle essaya de s'intéresser à la conversation mais se sentait affreusement
déplacée parmi ces gens qui racontaient leurs vacances aux sports d'hiver —
en Suisse bien entendu, est-il concevable d'aller skier ailleurs ?... —
et tenaient des propos outrés sur les nurses qui osaient demander leur soirée
de la Saint-Sylvestre !
Outre leurs vêtements qui semblaient tout droit sortis d'un défilé haute
couture, tous avaient un point commun : ils adoraient Elijah.
Du coin de l'œil, Ainslie voyait les femmes défiler auprès de lui. Sourire
aux lèvres, il acceptait leurs baisers empressés de bonne grâce tandis que,
minée par la jalousie, elle serrait les dents et s'efforçait de continuer à faire
bonne figure.
Les mains négligemment posées sur sa taille, il se pencha vers son oreille.
— Pourquoi?
— Ainslie, coupa-t-il d'une voix cassante, je te l'ai déjà dit : je dois parler à
ces gens.
— A Portia aussi ?
— Portia?
Il eut le culot d'éclater de rire.
— Est-ce avec elle que tu as passé des heures au téléphone durant toute la
semaine ?
— Tu es jalouse ?
Il avait parlé d'un ton si détaché qu'elle en frémit. Le moment venu, elle
serait rejetée avec la même brutalité.
Ainslie, crois-moi : je n'ai pas songé à Portia un seul instant ! Je l'ai appelée
hier pour lui dire ce qui s'était passé. Mais j'essayais en même temps
d'obtenir un renseignement dont j'avais besoin.
Ainslie sentait son souffle lui caresser la joue, voyait la colère et, crut-elle
déceler, la sincérité qui éclairaient les yeux bleus rivés aux siens.
Soudain Ainslie entendit une rumeur. Les invités égrenaient les dernières
secondes de l'année et tout à coup, elle se sentit terrifiée. Elle ne voulait pas
voir le lendemain arriver, parce qu'elle devrait laisser Elijah partir.
En Australie, cette célébration était très modeste mais là, à Londres, elle
savait que tout le monde manifestait bruyamment sa joie. Aux balcons, dans
la rue, des gens chantaient « Auld Lang Syne », la vieille version originale
écossaise de « Ce n'est qu'un au revoir » tandis qu'Elijah continuait à
l'embrasser, son érection fermement pressée contre elle. Il aurait pu la
prendre là, sur le balcon. Elle se serait laissé faire, songea-t-elle avec un
mélange d'excitation et d'effarement. Car en dépit de tout, elle non plus
n'avait jamais cessé de le désirer.
Les doigts enfoncés dans ses cheveux épais, Ainslie lui rendait ses baisers
avec fougue et ils arrivèrent dans la chambre étroitement enlacés.
Sans plus attendre, il remonta sa robe sur son corps d'une main fébrile avant
de déchirer ses sous-vêtements d'un geste brusque. Puis il libéra son
érection, lui écarta les cuisses et se baissa légèrement pour la pénétrer.
Même si la position n'était pas très confortable, Ainslie se sentait envahie
par des sensations fulgurantes tandis qu'il s'enfonçait de plus en plus
profondément en elle. Il y avait quelque chose d'éblouissant dans leur
étreinte.
Une passion brute les consumait tous deux. Les mains s'agrippant à ses
hanches, Elijah donna un coup de reins si puissant qu'Ainslie eut
l'impression d'imploser de plaisir. Elle s'accrocha à lui, perdue en un
orgasme d'une intensité inouïe. Il s'enfonça alors en elle une dernière fois en
murmurant son prénom avant de sombrer à son tour dans l'extase.
Plus tard, alors qu'ils étaient étendus sur le lit, il prononça les mots qu'elle
redoutait :
— Epouse-moi...
Soudain, elle fut envahie par une crainte affreuse : trouverait-elle la force de
refuser?
12.
— Elijah devrait être de retour dans quelques jours, affirma Ainslie d'une
voix aussi ferme que possible.
— Eh bien, faites en sorte que ce soit le cas ! Les Castella vont être très
contrariés et franchement, je ne peux pas les en blâmer. Si M. Vanaldi ne
peut pas rester avec cet enfant, il faudra qu'il aille les rejoindre.
Quand Mlle Anderson prit son sac et se leva pour partir, Ainslie retint un
soupir de soulagement.
— Vraiment?
Ainslie ne lui avait jamais été aussi reconnaissante pour sa présence solide
et rassurante. Exténuée, elle se laissa entraîner vers la cuisine. Bien au
chaud et en sécurité dans le refuge d'Enid, elle accepta volontiers la tasse de
thé et les biscuits faits maison que celle-ci lui offrit.
Elle aussi avait fait des recherches sur internet, et elle avait appris qu'Elijah
ne se donnait même pas la peine d'inviter ses maîtresses à dîner pour leur
annoncer qu'il rompait avec elles.
D'après les interviews amères qu'elle avait lues, plusieurs femmes auraient
même apprécié de recevoir ne serait-ce qu'un message par texto...
Ce qui voulait dire qu'elle n'avait sans doute pas à considérer cette Portia
comme une rivale, mais la confortait dans son opinion selon laquelle elle
n'était pour lui qu'un moyen de garder Guido.
A présent, Ainslie regrettait d'avoir accepté son coûteux collier, son style de
vie et ses étreintes passionnées.
— Aussi ma sœur est-elle bien placée pour savoir que ce n'est pas
nécessaire d'être une famille classique pour former un foyer.
Certes, songea Ainslie, mais parce qu'elle aimait Elijah. Mais l'amour,
comme elle s'en rendait de plus en plus compte, était une véritable folie, qui
bouleversait vos repères, changeait vos valeurs et vos règles, se moquait de
vos interrogations et angoisses et vous ordonnait de rester silencieux quand
vous aviez envie de hurler...
Eh bien désormais, elle ne se gênerait pas pour dire ce qu'elle pensait ! Elle
exigerait d'Elijah la vérité avant de prendre sa décision. Pas seulement sur
les raisons de son voyage en Italie, mais à propos du futur ; de leur futur.
Après avoir pris cette décision, Ainslie se sentit plus calme. Un peu plus
tard, pour la première fois depuis qu'elle était arrivée dans cette maison, elle
appela même quelques-unes de ses amies londoniennes. Puis elle alla
s'installer dans le salon avec le journal du jour.
Soudain, quelques lignes attirèrent son attention. Elle les lut et les relut, les
sourcils froncés.
Enid, qui venait d'aller chercher Guido dans sa chambre, arriva à cet instant
et dut remarquer son air inquiet.
— Oui...
La première réaction d'Ainslie avait été de vouloir prendre son sac et partir
en courant. Mais Elijah avait été formel : elle ne devait pas quitter Guido
une seconde. Elle lui enfila donc son manteau et le boutonna d'une main
tremblante avant d'enfoncer son bonnet sur les oreilles du petit garçon. Puis
elle l'installa dans sa poussette.
— Je peux vraiment m'en occuper pendant que vous n'êtes pas là, proposa
Enid, visiblement de plus en plus inquiète. Ou je pourrais demander à Tony
de vous accompagner...
Une fois sortie, se doutant qu'Enid l'observait depuis la fenêtre, elle se força
à ne pas courir et à gazouiller gaiement avec Guido tout en se dirigeant vers
la station de métro.
Et lorsque la porte s'ouvrit, ils tombèrent naturellement dans les bras l'un de
l'autre.
— Et en dépit de ce que racontent les journaux, cela n'a pas vraiment été un
choc pour moi. Notre mariage prenait l'eau depuis longtemps.
— Nous voulions maintenir les apparences jusqu'à ce que les deux enfants
aillent à l'école. Nous avions pris une nurse afin que Gemma puisse
continuer à travailler et je comptais mettre un peu d'argent de côté avant de
devenir un père célibataire —
— Je ne veux pas que Jack et Clemmie soient élevés par des gouvernantes.
J'ai d'abord été aidé par une infirmière de l'hôpital. Et maintenant, ma mère
est là. Vous voyez, je contrôle la situation.
— Ça va.
— Elijah!
Quand elle était entrée dans le hall avec Guido, il s'était penché pour
prendre son neveu dans ses bras, couvrant son visage de baisers avant de
venir embrasser Ainslie sur les lèvres.
Elle ne jugeait pas indispensable de lui révéler les détails de son escapade.
Il serait toujours temps d'en reparler plus tard si l'occasion se présentait.
Et même si Guido était là, entre eux, ils furent soudain seuls au monde, elle
paralysée par la timidité tandis que lui semblait également légèrement
hésitant.
— Oui, je sais.
— Mais pas ici, reprit Elijah, en se tournant vers la gouvernante qui venait
d'apparaître. Enid, pourriez-vous vous occuper de Guido ce soir, s'il vous
plaît ? Je voudrais emmener Ainslie dîner à l'extérieur.
Elle prit le petit garçon dans ses bras avant de l'emmener vers la cuisine.
— Je dois sortir environ une heure, annonça-t-il en attirant Ainslie dans ses
bras. Je sais, je sais, j'exagère. Mais ne t'en fais pas, je dois juste éclaircir
quelques détails.
En tout cas, elle allait se faire belle pour leur premier véritable rendez-vous.
Après avoir pris un bain parfumé, elle enfila ses sous-vêtements préférés —
espérant que c'étaient aussi ceux d'Elijah.
Ensuite, elle décida de mettre la petite robe noire qu'il avait choisie pour
elle. Son collier mettait en valeur de façon spectaculaire son décolleté.
Inutile de porter des boucles d'oreilles avec un pareil joyau, songea-t-elle en
se regardant dans le miroir.
Elijah lui tournait le dos et quand il se retourna, elle sentit son sourire
timide s'évanouir devant son expression.
Dire qu'elle avait été sur le point d'avouer son amour à cet homme ! fut tout
ce qui lui vint à l'esprit.
— Regarde ! s'exclama-t-il avec violence en la rejoignant en deux
enjambées. Avant que tu ne trouves une excuse, je vais te montrer qu'il ne
peut y en avoir aucune.
A cet instant, Enid vint voir ce qui se passait, suivie de près par Tony.
Sans dire un mot, Ainslie rendit les photos à Elijah. Elle n'éprouvait pas le
besoin de se justifier à ses yeux.
Sur toi.
Puis elle se tourna vers Tony. Incapable de supporter de rester une seconde
de plus en présence d'Elijah, elle ne pouvait pas envisager de remonter
prendre ses affaires à l'étage.
— Tony, pourriez-vous me conduire dans un hôtel, s'il vous plaît
? Enid...
Incapable d'en dire plus, Ainslie se força à sourire à celle qui était devenue
son amie.
— Je m'en vais, Elijah, mais je ne fuis pas. Tony te dira dans quel hôtel je
me trouve et dès que tu m'auras fait envoyer mes affaires, je partirai.
Elle constata qu'il ouvrait la bouche pour parler mais elle ne voulait plus
rien entendre de lui.
Elle n'avait jamais désiré l'argent d'Elijah mais cette fois, elle allait le
dépenser. Puisque c'était ce qu'il attendait d'elle, autant le satisfaire... Elle se
fit monter un daïquiri à la fraise et de la glace au chocolat blanc arrosée de
coulis de framboises.
Mais plusieurs daïquiris avalés sans véritable plaisir ne la consolèrent pas.
Rien n'aurait pu atténuer son chagrin.
Quand elle vit son visage bouffi par les larmes dans le miroir, elle sursauta.
Cette situation ne pouvait pas durer. Elle n'avait pas besoin d'attendre
qu'Elijah lui renvoie ses affaires. Il fallait que toute cette histoire se termine,
afin qu'elle puisse avancer dans sa vie après avoir rassemblé les lambeaux
de son cœur déchiqueté. Sa décision était prise.
Elle ôta son pendentif avant de le glisser dans une enveloppe avec un mot
— de toute façon, elle aurait été dévastée chaque fois qu'elle l'aurait
contemplé...
— Pourriez-vous faire en sorte que ceci soit remis à Elijah Vanaldi, s'il vous
plaît?
Eh bien, elle ne lui appartenait plus. Forte de cette résolution, elle décida de
s'offrir un dernier plaisir avant de quitter cet endroit fabuleux. Mais cette
fois, ce serait elle qui paierait l'addition.
14.
-Ijah!
Puisque Elijah devait bien admettre que sa vie de play-boy ne convenait pas
à un petit garçon, Guido serait sans doute finalement mieux avec un couple,
son oncle et sa tante qui plus est. A ses yeux, ils ne représentaient pas le
foyer idéal mais ses recherches n'avaient rien donné : il n'avait trouvé aucun
lien entre les Castella et la mort de Maria et Rico. Maintenant qu'Ainslie
était partie, Mlle Anderson découvrirait — sans aucun doute très
rapidement — que tout cela n'avait été qu'une comédie ; et la décision des
services sociaux n'était pas difficile à prédire...
Cependant, quand il avait sondé son cœur pour savoir quelle était la
meilleure solution pour son neveu, un détail lui avait échappé.
Ce fut comme s'il avait ôté le couvercle qui recouvrait ses émotions. Un
véritable tumulte s'empara de lui et, dans le même temps, il se sentit envahi
par un immense soulagement.
Elijah éclata de rire. Peut-être son neveu n'était-il pas si inconscient, après
tout...
— Elijah, dit Enid, qu'il n'avait pas entendue entrer. Ma sœur vient
d'appeler. Je vais aller boire un café chez elle. Je pensais que je pourrais
emmener Guido avec moi.
Mais il se reprit aussitôt. Après tout, rien de tout cela n'était la faute d'Enid.
— Tony va vous conduire chez elle, proposa-t-il. Vous pouvez quand même
déjà lui annoncer qu'en ce qui concerne Guido, je n'ai pas l'intention
d'arrêter de me battre.
Une fois qu'ils furent partis, Elijah se retrouva seul avec ses pensées. Il s'en
voulut de nouveau de ne pas avoir écouté Ainslie au lieu de l'accuser. Peut-
être était-elle allée seulement dire au revoir à Angus ? Une dernière visite,
en souvenir du bon vieux temps ? Lui-même n'avait-il pas fait la même
chose en de multiples occasions ? Pourquoi n'aurait-elle pas le droit d'en
faire autant?
Après avoir ouvert la petite boîte noire posée à côté de son ordinateur, il
regarda longuement la bague, qui semblait se moquer de lui.
Durant son court voyage en Italie, Elijah s'était rendu compte que même si
cette décision était vitale pour lui, cela ne changeait rien pour eux deux. Il
avait besoin d'elle, et pas seulement à cause de Guido.
Cette femme qui parvenait même à le faire sourire maintenant, alors qu'il
suivait ses dépenses saugrenues à l'hôtel sur l'écran de son ordinateur.
Mais son sourire disparut quand il se rendit compte qu'elle devait avoir
quitté l'hôtel : elle avait payé la note.
A ce moment-là, Enid vint lui annoncer qu'elle allait sortir et que le docteur
Angus Maitlin était à la porte.
Il dut faire un terrible effort sur lui-même pour lui dire où elle se trouvait.
— Mais vous feriez bien de vous dépêcher, car il semblerait qu'elle vienne
juste de quitter l'hôtel. Peut-être pour aller s'installer avec le premier
imbécile fortuné qui passait par là, ne put-il s'empêcher d'ajouter d'un ton
sarcastique.
— Bon...
Il vit les épaules d'Angus Maitlin se raidir. Visiblement, cet homme n'avait
pas l'habitude qu'on lui lance des ordres.
— Ecoutez... Voudriez-vous entrer un instant ? Et auriez-vous l'amabilité de
m'expliquer ce qui se passe entre vous et Ainslie ?
— J'ai lu la lettre de recommandation que vous avez rédigée pour elle, lança
Elijah avec un sourire forcé. J'aurais voulu obtenir quelques précisions —
peut-être pourrais-je appeler votre épouse ?
Avec une réticence manifeste, il était revenu sur ses pas et Elijah le
conduisit dans le bureau.
— Moi non plus. Quand je l'ai engagée, Ainslie m'a dit qu'elle avait été
renvoyée parce qu'elle avait été accusée de vol.
— Ainslie n'est pas une voleuse, répliqua Elijah sans hésitation. Elle n'a
jamais pris le collier de votre femme. Je le sais.
— Etait-ce le cas ?
— Oh, oui, répondit Angus avec un petit rire amer. Je n'attendais qu'une
chose de notre pauvre union : la fidélité.
— Absolument.
Il l'avait affirmé avec une telle force et une telle conviction qu'Elijah se
sentit soudain tout petit.
— Je vais aller voir Ainslie, déclara-t-il. Enfin, j'espère qu'il ne sera pas
trop tard... Si j'arrive à temps, je lui ferai part de ce que vous venez de me
dire.
— Merci, dit Angus en lui serrant la main. Et je suis désolé pour ce qui est
arrivé à votre famille.
— Non, elle n'aurait jamais fait cela. C'est moi le médecin qui vous a
appelé. Le jour de l'accident.
— C'était vous?
— Oui, j'étais de service aux urgences quand votre sœur y a été amenée. Je
suis sincèrement désolé.
— Merci.
C'est tout ce qu'il réussit à répondre. Il se souvenait de la gentillesse
d'Angus ce jour-là, de la voix qui lui avait appris la pire des nouvelles avec
le plus de douceur possible. Il se rappela l'enfer et la panique dans
lesquelles il avait plongé jusqu'à ce qu'Ainslie fasse son apparition.
Parce que sans elle, il ne savait vraiment pas comment il s'en serait sorti.
— Je vous dis cela pour que vous le sachiez, c'est tout, ajouta-t-il.
Quand Elijah le rejoignit d'un bond sur le trottoir et le saisit par l'épaule, il
sursauta.
— Oui, admit Elijah, les dents serrées. Et j'ai engagé un garde du corps pour
Guido. Au départ, je craignais que les Castella ne tentent de l'enlever et
quand j'ai eu des soupçons, j'ai engagé un détective privé.
— Quand j'ai appelé vos collègues après avoir parlé avec l'assistante
sociale, ils n'ont pas pris mon inquiétude au sérieux, ajouta-t-il d'un ton
aigre.
— J'ai toujours pensé que la famille de Rico était derrière tout cela. Dès que
j'ai appris qu'ils savaient que j'avais donné la maison à Maria et à Rico, j'ai
été certain que cet accident n'était pas dû au hasard. Alors je suis retourné
en Italie pour mener une enquête.
— Qu'espériez-vous découvrir?
— Quelque chose. N'importe quoi. Je voulais vérifier leurs comptes
bancaires.
Pas plus qu'il n'en avait éprouvé en demandant une faveur à une de ses
relations haut placée le soir du nouvel an.
— Parce que je devais savoir ce qui se passait. J'avais fait installer mon
neveu au dernier étage. Il était surveillé par un garde du corps et le détective
privé veillait sur Ainslie.
— Où est-il, maintenant ?
— J'ai mis fin à son contrat. Je pensais qu'il n'y avait plus de danger, avoua
Elijah d'un air sombre. J'ai cru que pour une fois je m'étais trompé, que
j'avais bel et bien été paranoïaque.
Elijah regarda le policier dans les yeux et hocha la tête. A ce moment, Mlle
Anderson entra dans le salon, précédée de sa sœur.
— Les Castella croient que nous sommes toujours fiancés. Ils n'ont aucune
raison de penser le contraire. Sans Ainslie...
— Mais les Castella ne peuvent pas être au courant de cette décision, fit
remarquer l'inspecteur.
— Il plaisante : il ne croit quand même pas que nous allons rester assis à
attendre ?
Car il savait comment fonctionnaient les Castella. Il avait grandi dans la rue
lui aussi, et il était hors de question qu'il laisse Ainslie seule aux prises avec
des gens aussi dangereux.
Et s'ils la touchaient, s'ils lui faisaient du mal...
Elijah ferma les yeux un instant tandis que Tony se dirigeait déjà vers la
porte.
C'était impensable.
15.
Et puis même si leur histoire n'avait pas duré longtemps, elle avait eu de la
chance d'avoir rencontré Elijah.
Quand elle sortit dans la rue, sous les derniers rayons du soleil de cette belle
journée claire de janvier, Ainslie se dit aussi que, quelle que soit son
opinion sur elle, Elijah avait lui aussi de la chance de l'avoir rencontrée.
Elle envisagea d'appeler Angus mais se ravisa. Pour l'instant, elle désirait
rester seule afin de panser ses blessures.
— Pardon!
Profondément absorbée dans ses pensées, elle ne s'était pas rendu compte
qu'elle avait heurté quelqu'un. Mais au bout d'une seconde, elle comprit
qu'on essayait de lui arracher son sac de l'épaule.
Son premier réflexe fut de s'y accrocher mais quand elle ouvrit la bouche
pour appeler de l'aide, aucun son n'en sortit. Tout alla alors très vite dans
son esprit : un sac valait-il la peine qu'on prenne des risques ? Non, mieux
valait lâcher prise. Le cœur battant, elle laissa donc la bandoulière glisser
sur son bras en espérant que le voleur s'en aille vite avec son butin.
Mais il n'en fit rien. Quand elle le vit jeter son sac sur le sol, une frayeur
horrible lui glaça le sang. Tous ses sens se trouvaient comme décuplés par
la terreur : elle entendait des sirènes de police au loin, sentait distinctement
l'odeur rance de son agresseur et, comme au ralenti, elle constata qu'il avait
un couteau à la main.
Ce fut la seconde pensée qui lui vint à l'esprit et elle parcourut son corps
avec des gestes fébriles pour essayer de localiser sa blessure.
Car c'était bien Elijah qui était là, assis sur une chaise. A cet instant, elle
sentit l'aiguille de la perfusion dans son bras, ce qui ne fit qu'accentuer son
angoisse.
Baissant les yeux, elle découvrit un pansement blanc sur son ventre mat et,
quand elle regarda de nouveau son visage fatigué et blême, il lui adressa un
faible sourire.
— Toi?
— Non. Mais je regrette de ne pas l'avoir fait. Ainslie, je t'avais fait suivre
pendant mon absence parce que j'avais peur pour toi et pour Guido.
— Pourquoi?
Quand il serra ses mains dans les siennes, Ainslie comprit qu'il lui disait la
vérité.
— Et cet homme ne t'a pas agressée par hasard, même s'ils ont tout fait pour
qu'on le croie. Tu devais être éliminée toi aussi.
— Oui. Parce que sans toi, je n'aurais jamais obtenu la garde de Guido.
Fermant les yeux, il porta sa main à ses lèvres et resta silencieux un instant.
— J'avais des soupçons, mais tout le monde m'a pris pour un fou lorsque je
les ai évoqués. La police semblait certaine qu'il s'agissait d'un accident, et
Mlle Anderson et toi pensiez qu'il était normal que, en dépit des conflits qui
opposaient nos familles, les Castella veuillent s'occuper de leur neveu...
Elle le regardait avec des yeux nouveaux. Ainsi, Elijah avait eu raison de se
montrer aussi méfiant...
— Tony n'est pas mon chauffeur, continua-t-il. C'est un garde du corps. Je
l'ai engagé pour surveiller Guido.
— Sauf quand Guido était avec moi. Tu sais, il y a aussi ce détail qui
m'avait choqué : le fait qu'ils aient acheté un cadeau pour Guido à
l'aéroport.
— A l'aéroport, j'ai été vomir dans les toilettes ! reprit-il avec véhémence.
Jamais je n'aurais pensé à acheter quelque chose pour mon neveu dans de
pareilles circonstances ! Je ne suis pas allé en Italie pour rompre avec
Portia. J'avais déjà réglé cette question avant de partir, par téléphone. J'y
suis allé parce que je voulais vérifier des détails.
— Je suis allé chez les Castella et j'ai fouillé leur appartement, examiné
leurs affaires. Au cours de la soirée du nouvel an, j'ai parlé avec un vieil
ami banquier qui a pu me renseigner sur leur situation financière. Elle est
critique. Pourtant, je n'ai rien appris qui puisse prouver leur culpabilité.
Alors je me suis dit que j'avais été stupide. Je suis revenu à Londres et j'ai
appelé le détective que j'avais engagé pour veiller sur toi et Guido. Il n'avait
rien découvert non plus sur eux et j'ai mis fin à son contrat. J'allais renvoyer
Tony mais le détective m'a rappelé et a demandé à me rencontrer, en
précisant que cela n'avait rien à voir avec les Castella. Il voulait me montrer
des photos susceptibles de m'intéresser.
et ensuite...
— Tu aurais dû me le dire.
— J'ai essayé.
Il vit Ainslie pâlir. Il allait lui demander si elle se sentait souffrante quand
tout devint clair. Subitement, il venait de comprendre ce qu'il devait faire et
pourquoi.
— Guido reste avec moi, dit-il simplement. Je n'ai rien à prouver à Mlle
Anderson et je n'ai rien à me prouver à moi-même.
être que Tony acceptera de travailler pour moi, mais vraiment comme
chauffeur cette fois...
— A cause de Guido?
— A cause de toi.
— Je le sais.
— Je le sais aussi.
— Maintenant que j'ai réussi tous les tests, tu as décidé que j'étais assez
bonne pour toi ? Eh bien, tu veux que je te dise ? Je l'ai toujours été.
Ainslie n'aurait jamais pensé que l'amour d'Elijah pouvait être plus grand
que le sien, qu'il pourrait lui pardonner quelque chose qu'elle-même ne
pourrait jamais lui pardonner.
Il vint s'asseoir sur le bord du lit et reprit ses mains dans les siennes.
Elle hocha la tête, sans embarras, sans rougir, parce que c'était la vérité. Les
larmes coulaient sur ses joues.
Pourquoi ?
— Les miracles n'existent pas, répondit-il. Il ne suffit pas de fermer les
yeux pour qu'en les rouvrant, on découvre la femme qu'on avait toujours
rêvé de rencontrer.
Elle dégagea l'une de ses mains et la leva vers sa joue. Elijah l'avait sauvée
ce soir-là, songea-t-elle en le regardant avec amour. Il l'avait de nouveau
sauvée tout à l'heure et, elle n'en doutait pas un seul instant, il lui viendrait
en aide chaque fois qu'elle en aurait besoin.
— Et je crois que quelqu'un a décidé que nous méritions tous les deux de
vivre un miracle, dit-elle en souriant à l'homme de sa vie.
Epilogue
Il était divin.
Si elle vivait jusqu'à cent ans, songea Ainslie en serrant son bouquet de
fleurs contre sa poitrine, elle allait passer les soixante-dix prochaines années
à retenir son souffle chaque fois qu'elle le verrait apparaître devant elle.
Splendide dans son costume gris clair, il tenait la main d'un Guido
visiblement très excité et qui tenait à monopoliser l'attention. Mais Elijah
était le centre de son monde à elle.
Même quand Guido prit le petit bouquet qu'il portait à la boutonnière de son
gilet et le jeta par terre avant de le piétiner—
à ce moment-là, toutes les têtes étaient déjà tournées vers la mariée qui
entrait. Même quand il cracha de dépit au moment où son oncle prit le bras
de celle-ci pour la conduire vers l'autel.
Tendrement enlacés, ils évoluaient tous les deux sur la piste de danse.
S'écartant un instant de son torse puissant et chaud, elle vit Enid un peu plus
loin. Le visage radieux, elle souriait à Tony, son désormais mari.
— Un coup de pied.
— Il donne des coups de pied ! s'exclama-t-il en posant la main sur le
ventre de sa femme.
Elle hocha la tête en souriant. En dépit de son jeune âge, Guido avait
souffert et souffrait encore de la disparition de ses parents. Ils faisaient de
leur mieux pour combler le vide.
Mais ils entretenaient la mémoire de ses parents, en lui montrant des photos
et en lui parlant d'eux. Lentement, la maison de Guido était devenue la leur,
un foyer rempli d'amour et de tendresse.
Il adorait son épouse, à tel point qu'il la réveillait parfois la nuit, juste pour
vérifier qu'elle était bien là. Il voulait s'assurer que cette femme qui s'était
glissée dans sa vie pour son plus grand bonheur n'allait pas disparaître en
fumée, comme tous les êtres qu'il avait aimés avant elle.
— Tu sais que je t'aime moi aussi, déclara-t-il en la regardant dans les yeux
avec une infinie tendresse.