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COLLECTION

FOLIO ACTUEL
Bill Kovach
Tom Rosenstiel

Principes
du journalisme
Ce que les journalistes doivent savoir,
ce que le public doit exiger

Traduit de l’américain
par Monique Berry

Gallimard
Bill Kovach a été conservateur de la Nieman Foundation for Journalism à Harvard,
médiateur de Brill’s Content, rédacteur de l’Atlanta Journal and Constitution et directeur
du bureau de Washington pour le New York Times. Il est actuellement président du
Committee of Concerned Journalists.
Tom Rosenstiel a assuré la critique des médias au Los Angeles Times et a été
principal correspondant de Newsweek auprès du Congrès. Il est actuellement directeur
du Project for Excellence in Journalism.
Auteurs en commun de l’ouvrage intitulé Warp Speed : America in the Age of Mixed
Media, ils vivent tous deux à Washington.
À Lynne
et à Beth et Karina
INTRODUCTION

Lorsqu’ils ont entrepris de comparer leurs observations


concernant les quelques rares cultures primitives subsistant
aujourd’hui dans le monde, les anthropologues ont fait une
découverte tout à fait inattendue. Des sociétés tribales vivant au
plus profond de l’Afrique jusqu’aux peuplades des îles les plus
reculées du Pacifique, les gens partageaient pour l’essentiel la
même conception de ce qu’est l’information. Ils s’intéressaient au
même genre de rumeurs. Ils allaient jusqu’à attendre les mêmes
qualités des messagers chargés de débusquer et colporter les
nouvelles : il leur fallait des gens capables de franchir rapidement
les collines avoisinantes, de collecter des informations précises et
de les rapporter de manière engageante. Les historiens ont établi
que l’information était restée soumise aux mêmes exigences au
cours des temps. « Les humains ont échangé un ensemble
similaire d’informations […] à toutes les époques de l’histoire et
dans toutes les cultures », écrit l’historien Mitchell Stephens 1.
Comment expliquer cette mystérieuse cohérence ? Les
historiens et les sociologues apportent la réponse suivante :
l’information répond à un besoin humain fondamental. Les gens
éprouvent de façon quasi instinctive le besoin de savoir ce qui
échappe à leur expérience directe 2. Le fait d’être informé des
événements que l’on ne peut pas voir de ses propres yeux
engendre un sentiment de sécurité et de confiance. C’est ce que
Mitchell Stephens a appelé « l’irrépressible besoin des hommes
de savoir ce qui se passe dans le monde 3 ».
L’une des premières choses que font les gens lorsqu’ils
rencontrent un ami ou une connaissance est d’échanger des
informations. « Êtes-vous au courant de… ? » On veut savoir si
l’autre a eu connaissance de la même rumeur, et si elle lui est
parvenue de la même façon. Il y a quelque chose d’excitant dans
cette quête commune de l’information. Nous tissons des
relations, lions des amitiés, formons des jugements sur la
personnalité des gens que nous côtoyons, en nous fondant en
partie sur la manière, plus ou moins proche de la nôtre, dont ils
réagissent à l’information.
Lorsque la circulation de l’information est bloquée, nous
sommes « plongés dans l’obscurité » et en proie à une anxiété
croissante 4. Le monde se fait trop calme. Nous éprouvons un
sentiment de solitude. John McCain, sénateur de l’Arizona, écrit
qu’au cours de ses cinq ans et demi de détention à Hanoi en
qualité de prisonnier de guerre, ce dont il a le plus souffert n’était
pas l’inconfort, la faim, la privation de liberté, ni même
l’éloignement de sa famille et de ses amis. « La chose qui m’a le
plus manqué était l’information — une information libre, non
censurée, abondante et non manipulée 5. »
Appelons cela le besoin instinctif de savoir.
Nous avons besoin de l’information pour vivre notre vie, pour
nous protéger, pour tisser des liens avec autrui, identifier nos
amis et nos ennemis. Le journalisme n’est autre que le système
que les sociétés mettent en place pour apporter cette information.
Telle est la raison pour laquelle nous sommes attentifs à la nature
de l’information et au type de journalisme qui nous sont
proposés : ils exercent une influence sur notre qualité de vie, sur
nos pensées et sur notre culture. L’écrivain Thomas Cahill, auteur
de nombreux livres à succès sur l’histoire religieuse, a ainsi
exprimé cette idée : on peut connaître « la vision qu’un peuple a
du monde, […] ses peurs et ses désirs cachés, […] à travers le
traitement de l’information que sécrète sa culture 6 ».
À un moment de l’histoire où la communication connaît une
complète révolution, que nous apprend sur notre vision du
monde, sur nos peurs, nos désirs et nos valeurs, le traitement de
l’information tel qu’il est pratiqué chez nous ?
Ce livre a pris naissance un samedi pluvieux de juin 1997,
quand quelque vingt-cinq journalistes se sont retrouvés au
Harvard Faculty Club. Étaient réunis autour de la longue table les
rédacteurs en chef de quelques-uns des plus grands quotidiens
des États-Unis, certaines des personnalités les plus marquantes
de la radio et de la télévision, plusieurs grands professeurs de
journalisme et quelques-uns des auteurs les plus en vue de notre
pays. Ils participaient à cette réunion parce qu’ils estimaient
qu’un grave dysfonctionnement affectait leur profession. Ils
avaient peine à retrouver dans la majeure partie du travail de
leurs collègues ce qu’était à leurs yeux le vrai journalisme. Au lieu
de servir les intérêts du public le plus large, les gens de la
profession, craignaient-ils, lui portaient tort.
Le public, en retour, faisait de moins en moins confiance aux
journalistes et en arrivait même à les prendre en grippe. Et la
situation n’allait qu’empirer. En 1999, il n’y avait guère plus de
21 % des Américains pour penser que la presse se souciait du
public, contre 41 % en 1985 7. Seulement 58 % reconnaissaient le
rôle de « chien de garde » de la presse, alors que la proportion
était de 67 % en 1985. Moins de la moitié — tout juste 45 % —
estimaient que la presse constituait un rempart pour la
démocratie, soit une chute de 10 points depuis 1985 8.
Ce qui était nouveau ce jour-là, lors de cette réunion à
Cambridge, c’est qu’un grand nombre des journalistes présents —
et bien d’autres à travers le pays — commençaient à partager
l’opinion du public. « Dans la salle de rédaction, il n’est plus
question de journalisme », déclara Max King, à l’époque
rédacteur en chef du Philadelphia Enquirer. Et un autre de
renchérir : « Nous sommes totalement soumis à la pression
commerciale et aux impératifs de rentabilité financière. » Il y
avait confusion croissante entre information et divertissement.
Les primes versées aux journalistes dépendaient de plus en plus
des profits financiers réalisés par l’entreprise, et non de la qualité
de leur travail. En conclusion, James Carey, professeur à la
Columbia University, émit un jugement que beaucoup
considérèrent comme un bon résumé de la situation : « Le
problème tient au fait que vous voyez le journalisme se perdre
dans le vaste océan de la communication. Ce à quoi vous aspirez,
c’est à sauver le journalisme de cette noyade. »
Derrière ce constat se cachait une question plus importante.
Si le journalisme — le système par lequel nous parvient
l’information — était en passe d’être absorbé et de disparaître
dans un ensemble plus vaste, par quoi serait-il remplacé ? La
publicité ? Le divertissement ? Le commerce en ligne ? La
propagande ? Quelque nouvel hybride né du mélange de tous ces
éléments ? Et quelles en seraient les conséquences ?
Les réponses à ces questions étaient, aux yeux de l’ensemble
des participants, aussi cruciales pour le public que pour les
professionnels de la presse. Le journalisme apporte à la culture
quelque chose d’essentiel et d’unique : une information
indépendante, fiable, précise et générale qui seule peut assurer la
liberté du citoyen. Tout journalisme à qui il est demandé
d’apporter autre chose subvertit la culture démocratique. C’est ce
qui se produit lorsque l’information tombe sous le contrôle du
gouvernement, comme ce fut le cas dans l’Allemagne nazie ou en
Union soviétique. C’est ce à quoi nous assistons aujourd’hui dans
certaines régions du monde — à Singapour par exemple, où
l’information est contrôlée afin d’encourager le capitalisme tout
en décourageant toute participation à la vie publique. Quelque
chose du même ordre pourrait prendre racine aux États-Unis
sous une forme plus purement commerciale ; c’est par exemple le
cas lorsqu’un réseau de presse appartenant à un groupe
commercial aux activités diversifiées est utilisé pour promouvoir
les autres produits de ce même groupe, pour pratiquer des
pressions subtiles ou soutenir la concurrence avec d’autres
groupes, ou encore lorsqu’on assiste à l’introduction de publicité
dans l’information afin d’accroître les profits. Ce n’est pas
seulement la disparition du journalisme qui est en cause. L’enjeu
est de savoir si, en tant que citoyens, nous continuerons à avoir
accès à l’information indépendante qui seule nous permet de
participer valablement au processus démocratique de
gouvernement.
Le groupe réuni à Cambridge se mit d’accord sur un plan
d’action : il fallait encourager les journalistes et le public à
s’engager dans un examen rigoureux de ce qu’était censé être le
journalisme. Il s’agissait de répondre à deux questions. Si les gens
de presse estimaient que le journalisme était quelque chose de
différent des autres formes de communication, en quoi résidait à
leurs yeux la différence ? S’ils estimaient que le journalisme
devait évoluer, mais que certains principes de base devaient être
préservés, quels étaient ces principes ?
Au cours des deux années suivantes, le groupe, désormais
baptisé Committee of Concerned Journalists (CCJ), s’est engagé
dans l’étude critique la plus systématique et la plus complète
jamais entreprise par des journalistes sur la collecte de
l’information et toutes ses implications. Nous avons organisé 21
forums publics auxquels ont participé plus de 3 000 personnes,
alimentés par les témoignages de plus de 300 journalistes. Nous
avons travaillé en partenariat avec une équipe d’universitaires qui
a mené plus d’une centaine d’entretiens avec des journalistes au
cours desquels ceux-ci ont exposé les valeurs qui les guidaient
dans leur travail. Nous avons mené deux enquêtes auprès des
journalistes en les interrogeant sur leurs principes. Nous avons
tenu une conférence réunissant les plus éminents intellectuels
spécialistes du journalisme et du Premier amendement. Dans le
cadre du Project for Excellence in Journalism, nous avons réalisé
près d’une douzaine d’études de contenu concernant la manière
de rapporter l’information. Nous nous sommes penchés sur le
parcours des journalistes qui se sont présentés à nous.
Le présent ouvrage est le fruit de cette étude approfondie. Il
ne constitue pas une mise en cause, mais plutôt une description
de la théorie et de la culture journalistiques telles que les font
apparaître trois années passées à écouter les citoyens et les
journalistes, nos études menées sans a priori sur le terrain et
notre lecture de l’histoire et de l’évolution de la profession aux
États-Unis.
Nous avons appris, entre autres choses, que la société attend
des journalistes qu’ils se conforment à cette conception du
journalisme, et des citoyens qu’ils en aient une bonne
compréhension, même si cette conception n’est que rarement
explicitée. Ce manque de clarté, à la fois pour les citoyens et les
professionnels de la presse, a affaibli le journalisme et contribue,
aujourd’hui, à l’affaiblissement de la démocratie. Il nous faut, de
toute urgence, réaffirmer notre théorie d’une presse libre, faute
de quoi les journalistes risquent d’assister à la disparition de leur
profession. En ce sens, la crise que connaît notre culture, et notre
journalisme, est liée à l’effondrement des convictions.
Il existe, nous a appris notre enquête, quelques principes
clairs auxquels adhèrent les journalistes et dont les citoyens sont
en droit d’attendre le respect. Ces principes ont certes connu des
flux et des reflux au cours du temps, sans jamais pour autant
cesser de s’imposer avec plus ou moins d’évidence. Ils constituent
les fondements du journalisme.
Le premier d’entre eux est que la raison d’être du journalisme
est d’apporter aux citoyens l’information dont ils ont besoin pour
vivre en êtres libres et autonomes.
Pour assumer cette tâche :
1. La première obligation du journalisme est le respect de la
vérité.
2. Il doit servir en priorité les intérêts du citoyen.
3. Il se doit par essence de vérifier ses informations.
4. Ses praticiens doivent conserver leur indépendance à l’égard
de ceux dont ils relatent l’action.
5. Il doit exercer sur le pouvoir un contrôle indépendant.
6. Il doit offrir au public une tribune pour exprimer ses critiques
et proposer des compromis.
7. Il doit s’attacher à donner intérêt et pertinence à ce qui est
réellement important.
8. Il doit fournir une information complète et équilibrée.
9. Ses praticiens doivent être autorisés à obéir aux impératifs de
leur propre conscience.
Pourquoi s’en tenir à ces neuf principes ? Certains lecteurs
penseront que la liste est incomplète. Et l’équité ? Et
l’impartialité ? Après avoir réalisé la synthèse de tous les éléments
recueillis pour notre étude, il nous est clairement apparu qu’un
certain nombre d’idées communément admises, et dont le bien-
fondé est indubitable — telles l’équité et l’impartialité — étaient
en fait trop vagues pour être placées au rang de critères essentiels
de la profession. D’autres diront que cette liste n’apporte rien de
nouveau. Or, nous avons au contraire découvert qu’un certain
nombre d’idées concernant le journalisme relevaient du mythe et
de la confusion. L’idée selon laquelle les journalistes devraient
pouvoir travailler à l’abri d’un mur protecteur séparant le
« business » de l’information est un mythe. Penser que pour être
indépendant le journaliste se doit d’être neutre en est un autre. La
notion d’objectivité a été tellement galvaudée qu’elle ne fait guère
plus aujourd’hui que qualifier le mal auquel elle est censée
remédier.
Ce n’est pas non plus la première fois que la manière dont
nous parvient l’information connaît une évolution capitale. Cela
s’est produit à chaque fois que nous avons connu une ère de
profonde transformation sociale, économique et technologique.
Ce fut le cas dans les années 1830-1840 avec l’invention du
télégraphe, et dans les années 1880 avec la baisse considérable du
prix du papier et l’afflux d’immigrants. Cela s’est de nouveau
produit dans les années 1920 avec l’invention de la radio, l’arrivée
des tabloïds et la culture du potin et de la célébrité. Et de
nouveau encore avec l’arrivée de la télévision et le début de la
guerre froide.
Cela arrive aujourd’hui avec le câble et Internet, mais le
bouleversement risque cette fois d’être encore plus radical. Pour
la première fois de notre histoire, la production de l’information
est entre les mains d’entreprises extérieures au journalisme, et
cette nouvelle organisation économique peut être lourde de
conséquences. Nous risquons de voir l’information indépendante
remplacée par une communication à but commercial déguisée en
information. Si cela devait arriver, nous assisterions à la
disparition de la presse en tant qu’institution indépendante,
susceptible de contrôler les autres pouvoirs et institutions de la
société.
À l’aube de ce siècle, l’une des plus graves questions qui se
posent aux sociétés démocratiques est la survie d’une presse
indépendante. C’est aux journalistes et aux citoyens qu’appartient
la réponse. Les premiers auront-ils assez de lucidité et de
conviction pour définir avec rigueur ce qu’est une presse
indépendante ? Les seconds manifesteront-ils toute l’importance
qu’il convient d’accorder à cette indépendance ?
Cet ouvrage est une première étape : il a pour ambition
d’inciter les journalistes à définir les valeurs d’une presse
indépendante, et les citoyens à exiger un journalisme travaillant
dans le respect des principes qui ont permis à une presse libre de
voir le jour.
Chapitre premier

À QUOI SERT LE JOURNALISME ?

Par un gris matin de décembre 1981, Anna Semborska, à


peine réveillée, se précipita sur son poste de radio pour écouter
son émission favorite, Sixty Minutes per Hour (Soixante minutes
à l’heure). Anna, qui avait alors 17 ans, adorait la manière dont ce
programme humoristique repoussait les limites de ce que les
gens, en Pologne, étaient autorisés à dire à haute voix. Cette
émission existait depuis quelques années déjà, mais son audace
s’était accrue avec la montée en puissance du syndicat Solidarité.
Certains sketches, tel celui où l’on voyait un médecin communiste
à l’esprit borné chercher en vain un remède contre l’extrémisme,
étaient une source d’inspiration pour Anna et ses copains et
copines de Varsovie. L’émission 60 MPH lui montrait qu’il y avait
d’autres gens qui partageaient sa vision du monde, sans avoir
jamais osé le dire. « Si des choses de cette nature pouvaient être
dites à la radio, pensions-nous, cela voulait dire que nous étions
libres », devait-elle déclarer près de vingt ans plus tard 1.
Mais quand, le 13 décembre 1981, Anna se précipite pour
allumer la radio, celle-ci reste muette. Elle cherche une autre
station, puis une autre encore : toujours rien. Elle décroche le
téléphone pour appeler une amie : pas de tonalité. Sa mère lui
crie de regarder par la fenêtre : les blindés étaient dans la rue. Le
gouvernement polonais, sous la coupe des militaires, avait
déclaré la loi martiale, frappé d’interdiction le syndicat Solidarité
et repris en main les médias. L’expérience de libéralisation
engagée par la Pologne avait pris fin.
Au fil des heures, Anna et ses amis saisirent des rumeurs qui
semblaient indiquer que les choses, cette fois-ci, se passaient
différemment. Dans une petite ville du nom de Swidnik, à
proximité de la frontière tchèque, il y avait les « promeneurs de
chiens ». Chaque soir, à 19 h 30, lorsque débutait le journal
télévisé produit par la télévision d’État, la quasi-totalité de la
population de Swidnik sortait promener son chien dans un petit
parc du centre-ville. C’était devenu un geste quotidien de
protestation silencieuse et de solidarité : nous refusons de
regarder ; nous rejetons votre version des faits.
À Gdansk, c’était l’opération « écrans noirs ». Les gens
approchaient leur poste de télévision de la fenêtre, l’écran non
allumé tourné vers la rue. C’était un signal que l’on s’adressait les
uns aux autres, et au gouvernement : nous aussi nous refusons de
regarder ; nous rejetons votre version des faits.
Une presse underground commença à circuler, tirée sur
d’antiques presses à main. Les gens se promenaient, caméras
vidéo à portée de main, afin de réaliser leurs propres
documentaires qu’ils projetaient secrètement dans les cryptes des
églises. Les dirigeants ne tardèrent pas à se rendre compte qu’ils
étaient confrontés à un phénomène nouveau, un phénomène dont
ils devaient aller chercher le nom dans les pays occidentaux : ils
assistaient à la naissance d’une opinion publique polonaise. En
1983, le gouvernement créa un premier institut auquel il confia la
mission de l’étudier, essentiellement à travers des enquêtes
d’opinion. Des organismes de même nature allaient apparaître
dans les autres pays d’Europe de l’Est. C’était là un phénomène
nouveau contre lequel les gouvernements totalitaires étaient
impuissants. Ils pouvaient tout au plus tenter de le comprendre,
pour ensuite le manipuler, un peu comme le faisaient, d’ailleurs,
les responsables politiques des démocraties occidentales. Mais ils
n’allaient pas y parvenir.
Les promoteurs du mouvement en faveur de la liberté,
regardant après coup comment les choses s’étaient passées, sont
parvenus à la conclusion que la chute du communisme était en
grande partie liée à l’apparition d’une nouvelle technologie de
l’information et à ses effets sur l’âme humaine. Au cours de
l’hiver 1989, celui qui allait être peu après élu président de la
république polonaise rencontra des journalistes à Washington.
« Le risque existe-t-il aujourd’hui de voir apparaître un nouveau
Staline, un assassin de son propre peuple ? » interrogea Lech
Walesa avant d’apporter lui-même la réponse. Non, à l’âge de
l’ordinateur, du satellite, du fax, du magnétoscope, « cela était
impossible ». La technologie permettait désormais à trop de gens
d’accéder à l’information, trop rapidement. Et l’information
engendrait la démocratie 2.

À QUOI SERT LE JOURNALISME ?

C’est dans l’action que les Polonais et les citoyens des autres
démocraties émergentes ont trouvé la réponse à cette question.
Le journalisme contribuait à la construction de la communauté
nationale. Le journalisme permettait au citoyen d’assumer ses
responsabilités. Le journalisme confortait la démocratie. Des
millions de gens, dûment informés par un libre accès aux médias,
se sont trouvés directement impliqués dans l’instauration d’un
nouveau mode de gouvernement et l’établissement de nouvelles
règles destinées à régir la vie politique, sociale et économique de
leur pays. Est-ce là, partout et toujours, la raison d’être du
journalisme, ou bien cela ne s’appliquait-il qu’à une période
particulière de l’histoire, dans un pays particulier ?
À quoi sert le journalisme ? Cette question, aux États-Unis, ne
s’est trouvée que rarement posée au cours du dernier demi-siècle,
que ce soit par les citoyens ou par les journalistes. Vous possédiez
une rotative ou une autorisation d’émettre sur un certain canal et
vous « produisiez » du journalisme, voilà tout. Aux États-Unis, le
journalisme s’est trouvé réduit à une simple tautologie : le
journalisme est ce que les journalistes disent qu’il est. Comme l’a
déclaré Maxwell King, ex-rédacteur en chef du Philadelphia
Enquirer, « nous laissons à notre travail le soin de parler par lui-
même ». Ou, quand on les interroge avec quelque insistance, les
journalistes posent comme une évidence qu’ils travaillent dans
l’intérêt du public 3.
Cette réponse simpliste ne suffit plus — si tant est qu’elle ait
jamais satisfait un public de plus en plus sceptique. En tout cas,
plus maintenant que les nouvelles technologies de la
communication permettent à quiconque dispose d’un modem et
d’un ordinateur de prétendre « faire du journalisme ». Plus
maintenant que les progrès technologiques ont donné naissance à
une nouvelle organisation économique des médias dans laquelle
les règles du journalisme sont bousculées, redéfinies, et parfois
abandonnées.
Peut-être, laissent entendre certains, la technologie a-t-elle fait
exploser la définition même du journalisme, de sorte que
n’importe quoi peut être considéré comme étant du journalisme.
Mais, quand on examine les choses de plus près, on s’aperçoit,
comme l’ont démontré les Polonais, que la raison d’être du
journalisme ne dépend pas de la technologie, ni des journalistes,
ni des techniques auxquelles ils ont recours. Les principes et les
objectifs du journalisme sont définis par quelque chose de plus
essentiel : le rôle que joue l’information dans la vie des citoyens.
En dépit de tous les changements qui ont modifié le visage du
journalisme, son objectif premier est resté remarquablement
constant — même s’il n’a pas été toujours bien servi — depuis
que le concept de « presse » est apparu, il y a plus de trois siècles.
Et même si la rapidité, les techniques et la nature même de
l’information ont évolué, il est d’ores et déjà possible d’énoncer
clairement une théorie et une philosophie du journalisme qui
découlent de la fonction même de l’information.

L’objectif premier du journalisme est d’apporter aux citoyens


l’information dont ils ont besoin pour être libres et autonomes

L’écoute attentive du public et des journalistes nous a appris


que cette obligation à l’égard des citoyens recouvrait plusieurs
éléments. Les médias nous aident à tracer les contours de la
communauté humaine à laquelle nous appartenons, à élaborer
un langage et un savoir communs ancrés dans la réalité. Le
journalisme contribue également à l’identification des objectifs
de la communauté, de ses héros et de ses coquins. « Je suis
depuis longtemps convaincu que c’est lorsque tous ses membres
disposent d’une même base d’information que notre société
fonctionne le mieux », a déclaré Tom Brokaw, présentateur sur
NBC, aux universitaires associés à notre recherche 4. Les médias
jouent le rôle de chiens de garde, dénoncent les excès de
suffisance des puissants et permettent aux oubliés de se faire
entendre. « Je veux donner la parole à ceux qui en sont privés,
[…] à ceux qui sont totalement désarmés », a dit de son côté
Yuen Ying Chan, un ancien journaliste du Daily News de New
York qui a créé une école de journalisme à Hong Kong 5. L’un des
fondateurs de notre groupe de travail, James Carey, a exprimé les
choses à sa façon : peut-être, a-t-il écrit, la fonction du
journalisme n’est-elle finalement que d’encourager les citoyens
eux-mêmes à s’exprimer et de faire écho à leurs propos 6.
Cette définition s’est toujours révélée si constamment et
profondément enracinée dans la pensée de ceux qui font
l’information qu’il n’est guère possible de la remettre en cause. Il
est difficile, quand on regarde le passé, de séparer le concept de
journalisme du concept de création d’une communauté
citoyenne, prélude à la démocratie. Le journalisme est si
étroitement lié à cet objectif que les sociétés qui veulent
supprimer la liberté doivent, comme nous le verrons plus loin,
supprimer préalablement la presse. Il n’est pas inintéressant de
noter qu’elles ne sont nullement contraintes, en revanche, de
supprimer le capitalisme. Dans ce qu’il a de meilleur, le
journalisme reflète, comme nous le montrerons également, une
compréhension subtile du comportement des citoyens, une
intelligence de ce que nous appelons la théorie de l’imbrication
sociale.
Mais cette conception du journalisme, sa motivation de
toujours, sont aujourd’hui remises en cause comme elles ne
l’avaient jamais été par le passé, du moins aux États-Unis. La
technologie donne forme à un nouveau mode d’organisation
économique des entreprises en charge de l’information, dont le
journalisme, qui en fait partie intégrante, subit les contrecoups.
La menace ne vient plus simplement de la censure que pourrait
exercer le pouvoir en place. Le danger est de voir le journalisme
indépendant se dissoudre dans la communication commerciale
et, par effet de synergie, dans la promotion des autres activités du
groupe dont il fait partie. La signification réelle du Premier
amendement — à savoir qu’une presse libre est une institution
indépendante — est menacée pour la première fois de notre
histoire, sans même que le gouvernement ne soit impliqué dans
l’affaire.
Certains ne manqueront pas d’affirmer que prétendre donner
une stricte définition du journalisme constitue un danger. Définir
le journalisme, diront-ils, c’est le limiter, ce qui va à l’encontre de
l’esprit du Premier amendement : « Le Congrès ne fera aucune loi
[…] qui restreigne la liberté de la parole ou de la presse. » C’est la
raison, font-ils valoir, pour laquelle les journalistes échappent à
l’obligation d’obtenir une autorisation pour exercer leur métier,
comme c’est le cas pour les médecins ou les avocats. À cela
s’ajoute la crainte qu’en imposant une définition rigoureuse du
journalisme, on l’empêche de s’adapter à son époque, avec, pour
conséquence probable, sa mise à l’écart définitive.
L’opposition à toute définition du journalisme ne découle pas,
en fait, d’un attachement réel et profond à quelque principe
indéfectible ; son apparition est récente et obéit pour une large
part à des raisons commerciales. Les éditeurs de presse du début
du XIXe siècle défendaient couramment leur vision de
l’information dans des éditoriaux, des articles de fond, des
slogans, et ne manquaient pas de critiquer ouvertement les
conceptions de leurs concurrents. Cela faisait partie de la loi du
marché. Les citoyens choisissaient leurs journaux en fonction de
leur style et de leur approche de l’information. Ce n’est que
lorsqu’elle a commencé à revêtir une forme plus entrepreneuriale
et monopolistique que la presse est devenue plus réservée quant à
la conception qu’elle avait de son rôle. Les conseillers juridiques
dissuadèrent les entreprises de presse de codifier leurs principes
sous une forme écrite, en raison du risque de les voir se retourner
contre eux devant les tribunaux. Éviter toute définition du
journalisme découlait donc, en fait, d’une stratégie commerciale,
et non pas du souci de respecter l’esprit du Premier amendement.
À l’opposé, d’autres avanceront que le journalisme ne doit en
aucun cas changer, non seulement d’objectif, mais même de
forme. Regardant le journalisme d’aujourd’hui avec les yeux de
leur jeunesse, ils craignent, selon l’expression inoubliable de Neil
Postmann que « nous nous amusions à mourir ». Ils oublient une
autre donnée du problème : chaque génération crée son propre
journalisme. Mais l’objectif, lui, reste le même.
Si les journalistes éprouvent quelque difficulté à définir la
nature de leur travail, ils sont en revanche fondamentalement
d’accord sur le but qu’ils poursuivent. Quand, en 1997, nous
avons entrepris de dresser l’inventaire des convictions communes
à tous les professionnels de l’information, la première affirmation
que nous avons enregistrée est la suivante : « Le but essentiel du
journalisme est de dire la vérité de telle sorte que les citoyens
disposent de l’information dont ils ont besoin pour exercer leur
souveraineté. » Elle venait de Jack Fuller, essayiste, romancier,
avocat et président de la Tribune Publishing Company, société
éditrice du Chicago Tribune 7.
Même ceux qui refusent l’étiquette de journaliste, ceux qui
travaillent sur Internet, affichent le même objectif. Omar Wasow,
qui a créé un site Web appelé New York Online et se qualifie lui-
même d’« entrepreneur en mécanique », nous a dit lors d’un
forum que son dessein était, pour partie, de contribuer à la
formation de citoyens qui soient « des consommateurs, des
dévoreurs et des critiques des médias, […] d’un public qui
participe et qui réagisse en toute connaissance de cause 8 ».
Étaient-ce là des voix discordantes ? Non, pas vraiment. En
collaboration avec le Pew Research Center for the People and the
Press, nous avons demandé à des journalistes ce qui constituait, à
leurs yeux, le caractère distinctif du journalisme. Les journalistes
d’information se sont prononcés à près de deux contre un en
faveur de cette contribution à la démocratie comme finalité
première de leur profession 9. Les libres discussions que des
psychologues de Stanford, de Harvard, et de l’université de
Chicago, associés à notre projet, ont conduites avec une centaine
d’autres journalistes, ont abouti à la même conclusion. « Les
professionnels de l’information, à tous les niveaux, […] expriment
leur adhésion sans réserve à un ensemble de critères étroitement
liés au bon accomplissement de leur mission d’information du
public », ont-ils écrit 10.
Les codes professionnels et les déclarations des journalistes
apportent des témoignages concordants. La mission du
journalisme est de « contribuer au bien public en informant les
citoyens », dit le code de l’American Society of Newspaper
Editors, l’association de rédacteurs en chef de la presse écrite la
plus importante d’Amérique du Nord. « Faites la lumière, et les
citoyens trouveront eux-mêmes leur chemin », peut-on lire sous
le titre des journaux de la Scripps Company. De fait, il n’est pas
un journal adhérant à l’American Society of Newspaper Editors
qui ne mentionne la promotion de l’autonomie des citoyens
comme objectif premier de l’information 11.
Les gens qui n’appartiennent pas eux-mêmes au monde de la
presse investissent eux aussi le journalisme d’une mission sociale
et morale. Écoutez les propos qu’a tenus le pape Jean Paul II en
juin 2000 : « Avec son influence immense et directe sur l’opinion
publique, le journalisme ne peut pas uniquement obéir à des
forces commandées par l’économie, la recherche du profit ou
l’intérêt particulier. Il doit au contraire être assumé comme une
mission qu’on peut, en un sens, qualifier de sacrée, accomplie en
ayant pleinement conscience que les puissants moyens de
communication dont vous disposez vous ont été confiés pour
servir le bien général 12. »
L’idée que le journalisme doit être mis au service de la
démocratie n’est pas propre aux temps modernes. Elle est
présente depuis des siècles dans tous les grands débats sur le rôle
de la presse, et avancée non seulement par les journalistes, mais
par tous les révolutionnaires qui se sont battus pour les principes
démocratiques, aussi bien en Amérique que dans presque toutes
les démocraties qui ont vu le jour par la suite.

LE BESOIN INSTINCTIF DE SAVOIR

Après avoir étudié la manière dont l’information a fonctionné


au cours des temps au sein des différentes sociétés, l’historien
Mitchell Stephens a découvert l’étonnante permanence que nous
avons évoquée au début de cet ouvrage. « Les critères essentiels
qui permettent de juger de la valeur de l’information ont, semble-
t-il, peu varié […] au cours de l’histoire », écrit-il 13. Différents
chercheurs ont identifié les raisons d’une telle permanence. La
soif d’information est liée à un instinct profond de l’homme ; c’est
ce que nous appelons « le besoin instinctif de savoir ». Les gens
ont besoin de savoir ce qui se passe de l’autre côté de la colline,
d’être au courant des événements qui échappent à leur expérience
directe. La connaissance de l’inconnu leur donne un sentiment de
sécurité, leur permet de planifier et organiser leur existence. C’est
à partir de cet échange d’informations que se crée une société
humaine, que s’établissent les liens entre les membres de la
communauté.
L’information, c’est cette part de la communication qui nous
tient au courant de l’évolution des événements, des situations et
des êtres au sein du monde qui nous entoure. Les dirigeants,
avancent les historiens, l’ont parfois utilisée pour assurer la
cohésion de leurs populations. Elle créait un sentiment unitaire
et fixait un objectif commun à leurs efforts. Les tyrans, eux, s’en
sont servi pour mieux asseoir leur autorité en faisant planer sur
le peuple qu’ils asservissaient une commune menace.
L’histoire révèle une autre tendance importante. Plus
démocratique est une société et plus abondante tend à être
l’information dont elle dispose. À mesure qu’elles se sont
démocratisées, les sociétés ont donné naissance à une sorte de
pré-journalisme. Première démocratie de l’histoire, la Grèce
s’appuyait sur un journalisme oral qui s’est développé sur la place
du marché, où « pratiquement tout ce qui revêtait une certaine
importance dans les affaires publiques était ouvertement
débattu », écrit le professeur de journalisme John Hohenberg 14.
Les Romains mirent au point, sous le nom de acta diurna, un
compte rendu quotidien des activités du Sénat et de la vie
politique et sociale. Il était recopié sur papyrus et placardé dans
les lieux publics 15. Quand, au Moyen Âge, les sociétés ont sombré
dans l’autoritarisme et la violence, la communication a perdu de
sa vitalité, particulièrement l’information écrite qui tendit à
disparaître.

LA NAISSANCE DU JOURNALISME

À la fin du Moyen Âge, l’information a pris la forme de


chansons et d’histoires colportées par des ménestrels.
Le journalisme moderne est apparu au début du XVIIe siècle ; il
est littéralement issu de la conversation, notamment dans des
lieux publics tels que les cafés en Angleterre et, plus tard, les
pubs, ou publick houses, en Amérique. Là, les propriétaires de
bars, appelés publicans, accueillaient les propos animés que
suscitaient les informations prodiguées par des voyageurs qui,
souvent, consignaient ce qu’ils avaient vu et entendu dans des
registres mis à leur disposition à l’extrémité du bar. En
Angleterre, chaque café était spécialisé dans un type particulier
d’information. Les premiers journaux ont vu le jour en 1609,
quand d’audacieux imprimeurs ont eu l’idée de collecter les
informations, les rumeurs et les débats politiques ainsi consignés
dans les registres des cafés et de les compiler noir sur blanc.
Le développement des premiers journaux a conduit les
responsables politiques anglais à prendre en considération un
phénomène nouveau auquel ils ont donné le nom d’opinion
e
publique. Au début du XVIII siècle, les imprimeurs-journalistes
formulèrent les prémisses d’une théorie portant sur la liberté
d’expression et la liberté de la presse. En 1720, deux éditeurs de
presse londoniens, signant ensemble sous le nom de « Caton »,
avancèrent l’idée que le fait d’avoir dit la vérité pourrait être un
élément de défense contre l’accusation de diffamation. Or, à
l’époque, la jurisprudence anglaise prévoyait le contraire : non
seulement toute critique à l’égard du gouvernement constituait
un délit, mais « plus elle se fondait sur des éléments véridiques,
plus grave était la diffamation », dans la mesure où la vérité
causait plus de tort 16.
Les idées de Caton eurent un grand écho dans les colonies
américaines, où la grogne contre la couronne anglaise allait
croissante. Un tout jeune imprimeur du nom de Benjamin
Franklin fut de ceux qui reproduisirent les écrits de Caton.
Quand, en 1735, un imprimeur nommé John Peter Zenger fut
traduit devant les tribunaux pour avoir critiqué le gouverneur
royal de New York, il utilisa pour sa défense les arguments de
Caton. Les gens avaient « le droit […] tout à la fois d’exposer les
faits et de s’opposer à l’arbitraire du pouvoir […] en faisant
connaître la vérité aussi bien oralement que par écrit », plaida
l’avocat de Zenger, payé par Franklin et d’autres imprimeurs. Le
jury acquitta Zenger, ce qui ne manqua pas de choquer les
membres de la communauté juridique coloniale tout en donnant
forme en Amérique au concept de liberté de la presse.
L’idée, profondément enracinée dans la pensée des Pères
fondateurs, trouva son expression dans la Déclaration des droits
de l’État de Virginie, rédigée en partie par Madison, dans la
constitution du Massachusetts, rédigée par John Adams, ainsi
que dans la plupart des nouvelles déclarations des droits des
colonies américaines. « Nul gouvernement ne doit se passer de
censeurs et là où la presse est libre, aucun ne pourra le faire »,
devait écrire Thomas Jefferson à George Washington 17. Ni
Benjamin Franklin, ni Madison n’estimaient nécessaire de faire
figurer une telle affirmation dans la Constitution fédérale, mais
deux autres délégués, George Mason, de Virginie, et Elbridge
Gerry, du Massachusetts, quittèrent la convention et, soutenus
par des hommes tels que Thomas Paine et Samuel Adams, firent
campagne auprès du public pour qu’il exige l’inclusion d’une
charte écrite des droits avant d’approuver la Constitution. La
liberté de la presse fut ainsi la première chose que le peuple
exigea de son gouvernement.
Au cours des deux siècles qui suivirent, l’idée que la presse
constituait un rempart pour la défense de la liberté s’enracina
dans le droit politique américain. « Dans le Premier
amendement, les Pères fondateurs ont accordé à la presse libre la
protection dont elle a besoin pour tenir le rôle crucial qui est le
sien dans notre démocratie. La presse devait être au service des
gouvernés, non des gouvernants », a statué la Cour suprême 18 en
confirmant le droit du New York Times de publier, en 1971, les
documents secrets du gouvernement connus sous le nom de
« dossiers du Pentagone ». Lee Bollinger, président de l’université
du Michigan et spécialiste du Premier amendement, nous a
expliqué, lors d’un forum organisé par notre comité, que l’idée
constamment affirmée par les tribunaux était fort simple : plus
nombreux et variés sont les canaux d’information et plus grandes
sont pour le peuple les chances de connaître la vérité et donc ses
capacités de se déterminer en toute connaissance de cause 19.
Même pour les maîtres de la presse à sensation du début du
e
XX siècle ou pour les tabloïds des années 1920, la promotion de

la démocratie est restée une valeur essentielle. Même au cours de


leurs pires errements, Joseph Pulitzer et William Randolph
Hearst encourageaient les élans patriotiques de leurs lecteurs en
même temps qu’ils flattaient leur goût du sensationnel. S’il
utilisait la une de son journal pour attirer le lecteur, Pulitzer
s’attachait, dans les pages éditoriales, à lui enseigner l’exercice de
la citoyenneté. Les soirs d’élection, Hearst et lui se livraient une
lutte acharnée pour retenir l’attention du public, l’un louant
Madison Square Garden pour organiser une fête monstre, l’autre
affichant les résultats en lettres de feu sur le mur du gratte-ciel
abritant son journal.
Pour qui scrute le passé, il est impossible, au cours des trois
cents, ou même des trois mille, dernières années, de dissocier
l’information du souci de servir la société à laquelle elle est
destinée et, plus particulièrement, à mesure qu’avance le temps,
du souci de servir la société démocratique.

UNE PRESSE LIBRE


À L’ÂGE ÉLECTRONIQUE

e
Quel sens tout cela a-t-il en ce début du XXI siècle ?
L’information est aujourd’hui si libre que la notion même de
journalisme en tant qu’entité homogène peut paraître totalement
dépassée. Peut-être le Premier amendement lui-même n’est-il que
le produit d’une autre époque, où la société était moins ouverte et
plus élitiste.
De toute évidence, la conception de la presse en tant que filtre
de l’information — décidant de ce que doit et ne doit pas savoir le
public — ne permet plus de définir le rôle du journalisme. Si le
New York Times prend le parti de ne pas publier telle
information, nul doute qu’au moins l’un des innombrables sites
Internet, animateurs de radios de libre antenne ou militants le
fera à sa place. Nous en avons régulièrement l’exemple. Quand les
organes de presse traditionnels se sont refusés à ébruiter les
aventures extraconjugales du président de la commission
judiciaire de la Chambre, Henry Hyde, le nouveau site Internet
Salon s’est empressé de le faire. Quand Newsweek a retardé la
divulgation du premier scandale Lewinsky, Matt Drudge a pris les
devants.
La généralisation d’Internet et de la diffusion en larges bandes
de fréquence ne signifie cependant pas, contrairement à ce qu’on
a parfois prétendu, que l’idée de soumettre l’information à un
jugement de valeur — de tenter d’établir ce que les citoyens
veulent et doivent connaître pour se forger une opinion
indépendante — soit obsolète. Bien au contraire, ces nouveaux
moyens d’information ne font qu’en renforcer la nécessité.
John Seeley Brown, ex-directeur de Xerox PARC, le légendaire
groupe d’experts de la Silicon Valley, tend à penser que la
technologie, loin de remettre en cause la vision du journalisme en
tant qu’institution au service du public et de la démocratie, a
seulement modifié la manière dont les journalistes conçoivent et
assument cette mission. « Ce dont nous avons besoin dans notre
nouvelle économie et notre nouvelle culture fondée sur la
communication, c’est de donner sens aux choses. Nous avons
désespérément besoin de créer des repères solides dans un
monde de plus en plus déboussolé. » Cela signifie, explique
Brown, que les journalistes doivent avoir « la possibilité de
regarder les choses à partir de multiples points de vue et d’aller
jusqu’au fond des problèmes 20 ». Pour le futurologue Paul Saffo,
cette nécessité impose aux journalistes, au terme de leurs
enquêtes, « de parvenir à des conclusions dans un environnement
incertain 21 ».
Il n’appartient plus au nouveau journaliste de décider de ce
qui doit être porté à la connaissance du public, mais d’aider ce
dernier à faire le tri dans l’information dont il est inondé. Cela ne
signifie pas qu’il doive se contenter d’interpréter et analyser
l’information. La tâche essentielle du nouveau
journaliste/créateur de sens est plutôt de vérifier la fiabilité de
l’information et de la mettre en ordre de façon à permettre au
citoyen de la saisir et de l’assimiler dans les meilleures
conditions.
Dans un monde où chacun peut se poser en journaliste ou en
commentateur sur Internet, « on en arrive à un journalisme à
double sens », estime Seeley Brown 22. Le journaliste n’est plus
seulement celui qui dispense son savoir, mais aussi « animateur
de forum », ou médiateur. Le public n’est plus simplement
consommateur, mais se transforme en un être hybride, à la fois
consommateur et producteur.
S’ils repèrent une inexactitude dans l’information, les citoyens
savent à qui adresser un courrier électronique afin de la corriger
(les journaux font de plus en plus souvent figurer leurs adresses
électroniques et les sites Internet indiquent les noms des auteurs
en hypertexte, ce qui permet de contacter facilement auteurs,
responsables de rédaction et éditeurs). Les intervenants
s’attendent à ce que l’information qu’ils livrent soit rendue
publique. L’interaction avec le public devient partie intégrante de
l’information. Le portrait du journaliste Cody Shearer qu’avait
tracé l’écrivain A.O. Scott dans le magazine en ligne Slate en 1999
en offre un exemple éloquent 23. Joe Conason, collaborateur du
magazine en ligne Salon, ayant repéré dans ce portrait de
nombreuses inexactitudes, adressa immédiatement un courriel à
Slate qui s’empressa de corriger le document. Toute personne se
reportant à l’article de Scott bénéficia dès lors de la version
corrigée, laquelle informait de la modification et offrait une
liaison automatique avec la lettre originale de Conason
dénonçant les erreurs du premier texte.
Ce mode d’interaction high-tech débouche sur un journalisme
fort proche de la conversation, en tous points semblable au
journalisme original tel qu’il existait dans les publick houses et les
cafés il y a quatre siècles. Vue sous cet éclairage, la fonction du
journalisme ne s’est pas trouvée fondamentalement modifiée par
l’avènement de la technologie numérique. Les techniques sont
certes différentes, mais les principes de base restent les mêmes.
La mission première du journaliste est toujours de vérifier
l’information.
Comment le journalisme assume-t-il concrètement cette
mission — qu’elle lui soit proposée par quelque philosophe
idéaliste du siècle des Lumières ou par un théoricien de la Silicon
Valley ? Comment la presse indépendante joue-t-elle le rôle de
rempart de la liberté. Et ce rôle, le joue-t-elle vraiment ?

LA THÉORIE JOURNALISTIQUE
DE LA DÉMOCRATIE

Il est rare de voir les journalistes aborder ouvertement ces


questions. Il pourrait paraître légèrement ridicule de demander :
« À quelle théorie de la démocratie obéit votre journal télévisé ou
votre quotidien ? » Nous avons la presse la plus indépendante
qu’on puisse imaginer et, pourtant, depuis trente ans, moins de
trois Américains sur dix sont généralement capables de citer ne
serait-ce que le nom de leur représentant au Congrès 24. Moins de
la moitié des Américains votent — y compris aux élections
présidentielles —, proportion nettement inférieure à celle que l’on
trouve dans des pays dont la Constitution ne comporte pas de
disposition comparable à notre Premier amendement 25. La
plupart des gens ont comme seule source d’information leur
chaîne de télévision locale qui, le plus souvent, laisse totalement
de côté les questions de politique générale 26. Seulement 47 % des
Américains lisent un journal, et les gens n’en savent guère plus de
ce qui se passe dans le monde qu’il y a cinquante ans 27. Quand on
regarde les choses crûment, on en vient à se demander si l’idée
selon laquelle l’information est nécessaire au bon exercice de la
démocratie n’est pas une illusion. Peut-être les gens n’en ont-ils
que faire. Peut-être, en fin de compte, nous abstenons-nous
totalement d’exercer les pouvoirs que nous confère la démocratie.
Le gouvernement agit, et nous le regardons faire en spectateurs
passifs.
Cette question, durant un court moment, a agité les esprits
dans les années 1920, à l’occasion d’un débat d’idées entre le
journaliste Walter Lippmann et le philosophe John Dewey. C’était
une époque où planait un certain pessimisme quant à l’avenir de
la démocratie. On avait assisté à l’effondrement des régimes
démocratiques en Allemagne et en Italie. La révolution
bolchevique menaçait l’Occident et la crainte se faisait jour que
les États policiers n’en viennent à utiliser les nouvelles
technologies et les méthodes de la propagande pour maîtriser la
volonté populaire.
Lippmann, déjà l’un des journalistes les plus en vue des États-
Unis, soutint, dans un livre au succès retentissant intitulé Public
Opinion, que la démocratie était, dans son essence même,
profondément altérée. Les citoyens, disait-il, n’avaient du monde
qu’une connaissance indirecte, à travers « les images qu’ils s’en
forgeaient dans leur tête ». Et ces images mentales, c’était pour
une large part aux médias qu’ils les devaient. Or, ces images
étaient totalement déformées et incomplètes, par suite de
l’irrémédiable carence de la presse. Tout aussi grave était
l’incapacité du public à saisir la vérité, quand on la lui présentait,
tant l’esprit humain était encombré de préjugés et de stéréotypes,
inattentif et ignorant. Lippmann comparait finalement les
citoyens à des spectateurs qui « arrivent au théâtre au milieu du
troisième acte, et repartent avant le baisser de rideau, restant
juste le temps de décider qui, dans la pièce, est le bon et qui est le
méchant 28 ».
Le livre de Lippmann a connu un énorme succès et nombreux
sont ceux qui estiment qu’il a été le point de départ de l’étude
moderne de la communication 29. Il a également profondément
touché le plus éminent des philosophes américains, le professeur
John Dewey, de l’University of Columbia. Dans son compte rendu
critique de Public Opinion, publié dans les colonnes du propre
magazine de l’auteur, The New Republic, Dewey qualifie l’analyse
de Lippmann sur les limites de la perception humaine de
« condamnation la plus accablante de la démocratie […] jamais
écrite », et reconnaît que Lippmann a diagnostiqué quelques-unes
des plus graves carences de la presse et du public 30.
Mais Dewey, qui devait plus tard élargir sa critique en
consacrant lui-même un livre à cette question, estimait que la
définition que Lippmann donne de la démocratie était
fondamentalement incorrecte. L’objectif de la démocratie,
avançait Dewey, n’était pas de gérer efficacement les affaires
publiques, mais de permettre aux citoyens d’atteindre le plus haut
niveau possible de développement personnel. En d’autres termes,
la démocratie n’était pas une fin en soi, mais un moyen. Que le
public ne pût être pour le gouvernement qu’un « arbitre en
dernier recours », se contentant de fixer les grandes lignes du
débat, était une vérité indéniable. Mais n’était-ce pas là tout ce
que voulaient les Pères fondateurs, demandait Dewey, dans la
mesure où la vie démocratique comportait tant d’autres exigences
que la seule efficacité gouvernementale. La finalité véritable de la
démocratie était la liberté de l’homme. La solution des problèmes
de la démocratie n’était pas dans le renoncement à cet objectif,
mais dans l’amélioration de la presse et l’éducation du public.
Dewey pressentait quelque chose qu’il nous est plus facile de
percevoir aujourd’hui, après les chutes du fascisme et du
communisme. À partir du moment où les hommes auraient la
possibilité de communiquer librement les uns avec les autres,
cette interaction, était-il convaincu, engendrerait naturellement
la démocratie. Mais celle-ci ne constituait nullement une recette
pour améliorer l’efficacité gouvernementale.
Quatre-vingts ans plus tard, le débat reste ouvert. À chaque
fois qu’un éditeur conçoit une nouvelle page de journal ou un site
web, il a en tête ce que les lecteurs ont envie ou besoin de savoir.
Plus ou moins consciemment, tout journaliste se réfère à une
certaine idée de la démocratie. Notre objectif est de poser ici les
bases d’une théorie qui, nous en sommes convaincus, est
implicitement présente, sans qu’on s’en rende bien compte, dans
le type de journalisme qui sert au mieux nos intérêts en tant que
citoyens.
Aux yeux d’un certain nombre de critiques, les conceptions de
Lippmann pèsent trop lourdement sur la manière dont travaillent
aujourd’hui les journalistes 31. Les études qui ont été menées
tendent à montrer que les informations diffusées par la presse
écrite et la télévision ont pour cible essentielle les élites et ne se
préoccupent guère de la masse des citoyens 32. La politique et le
débat d’idées sont passés sous silence ou présentés comme des
joutes sportives, ou encore situés dans une perspective où le seul
enjeu est de savoir à qui profite telle ou telle politique en termes
de pouvoir 33. Même l’exercice journalistique consistant à
interroger les citoyens au cours d’une campagne électorale est, de
l’aveu même de ceux qui le pratiquent, en voie de disparition.
Nous avons donné naissance à « un journalisme qui prétend
trouver sa justification dans le public, mais dans lequel le public
ne joue plus aucun rôle, si ce n’est comme lecteur, auditeur ou
téléspectateur », écrit James Carey 34. Les citoyens sont devenus
une abstraction, une entité dont la presse parle mais à laquelle
elle ne s’adresse pas.
Mais, si nous regardons ce qui se passe ailleurs — sur de
nombreux sites Internet, dans des journaux s’adressant à des
communautés spécifiques ou même sur certaines chaînes de
télévision ouvertes au public — nous découvrons un mode de
fonctionnement beaucoup plus complexe et mouvant que nous
l’imaginions, aussi bien de la part du public que d’un grand
nombre de journalistes.

LA THÉORIE DE L’IMBRICATION
DU PUBLIC

Dave Burgin, qui a été rédacteur en chef de journaux de la


Floride à la Californie, a incarné cette vision dans la manière
dont il a enseigné à des légions de journalistes l’art et la manière
de répartir les informations dans les différentes pages d’un
journal. Imaginez, disait-il, que 15 % seulement des lecteurs aient
envie de lire chacun des articles présentés sur la page. Votre
travail consiste à faire en sorte que chaque page comporte des
articles suffisamment variés pour que tout lecteur ait envie de lire
au moins l’un d’entre eux 35.
Cette théorie prônant la diversification des sujets à l’intérieur
d’une même page est implicitement fondée sur la conviction que
tout lecteur a un domaine particulier d’intérêt dans lequel il est
même doté d’une certaine compétence. L’idée selon laquelle le
public est ou bien purement et simplement ignorant, ou bien
s’intéresse à tous les sujets, est un mythe. L’écoute attentive des
journalistes et des citoyens nous a montré que l’approche
précédente correspond à une vision beaucoup plus réaliste de la
manière dont les gens réagissent face à l’information pour former
ce qu’on appelle un public. Cette vision des choses, nous lui
donnons le nom de théorie de l’imbrication du public.
Pour clarifier et simplifier les choses, nous dirons qu’il existe
trois grands niveaux d’implication du public dans quelque
domaine que ce soit, avec, à chaque niveau, une certaine
gradation plus subtile. Il y a le public engagé, directement
impliqué dans un domaine donné dont il a une solide
connaissance. Il y a le public intéressé, qui n’est pas directement
impliqué mais que le sujet, dont il a une expérience personnelle,
ne laisse pas indifférent. Il y a enfin le public indifférent, que le
sujet traité n’intéresse guère et qui, éventuellement, finira par y
prêter une attention distraite après qu’il aura été largement
débattu. Selon le sujet, chacun de nous appartient
nécessairement à l’une de ces trois catégories.
Un ouvrier travailleur de l’industrie automobile dans la région
de Detroit, par exemple, ne prêtera peut-être que peu d’intérêt
aux questions agricoles ou de politique étrangère et ne lira
un journal ou ne regardera les informations à la télévision que
sporadiquement. Mais il aura connu beaucoup de négociations
collectives, sera très informé du mode de fonctionnement des
services administratifs de l’entreprise et des problèmes de
sécurité professionnelle. Il pourra avoir des enfants qui
fréquentent les écoles locales et des amis qui vivent de l’aide
sociale ; peut-être aussi connaît-il le problème de la pollution qui
affecte les rivières où il a l’habitude de pêcher. De toutes ces
questions, et de bien d’autres, il a une connaissance et une
expérience plus ou moins importantes. Pour certaines d’entre
elles, il fait partie du public engagé, pour d’autres, du public
intéressé, et pour d’autres encore du public indifférent.
Une femme membre d’un cabinet d’avocats de Washington
échappera de la même façon à toute généralisation. Grand-mère,
passionnée de jardinage et accro de l’information, elle examine
l’actualité avec un certain recul comme tout membre de « l’élite »
engagée. Spécialiste éminente en matière de droit
constitutionnel, souvent citée par la presse, elle est pleine de
défiance à l’égard de la technologie et n’est nullement intéressée
par la finance, dont elle ignore tout. Maintenant que ses enfants
ont grandi, elle ne prête plus guère attention aux informations
concernant les établissements locaux d’enseignement, ni même la
politique locale.
Imaginons encore une femme au foyer californienne, dotée
d’une éducation secondaire et s’intéressant à la carrière
professionnelle de son mari comme si c’était la sienne.
Travaillant bénévolement dans les écoles, elle est bien placée
pour juger avec sévérité la manière dont le journal local traite les
questions d’enseignement ; sa propre expérience lui permet de
porter intuitivement sur son entourage un regard plein de
lucidité.
Ces portraits sont évidemment préfabriqués, mais montrent
bien toute la complexité qui se cache derrière la notion de public.
C’est dans cette immense diversité que réside précisément toute
sa force. Le spécialiste totalement impliqué dans un certain
domaine fait partie, dans un autre domaine, de la catégorie des
ignorants ou des indifférents. Les trois catégories — qui ne
résultent elles-mêmes que d’une classification quelque peu
sommaire — exercent les unes sur les autres une sorte de
contrôle, si bien qu’aucun débat ne peut se transformer en une
joute enfiévrée entre groupes d’intérêts rivaux. Le mélange des
trois catégories donne en outre, généralement, un public
beaucoup plus sensé que le seul public directement engagé.
Vu sous cet angle, le public est beaucoup plus compétent que
l’avait imaginé Lippmann, et la tâche qui incombe à la presse de
délivrer « la vérité » à une population supposée passive est loin
d’être aussi accablante qu’il le pensait. La mission des médias
d’information, comme nous le verrons plus en détail au chapitre
suivant, est d’apporter à ce public plus complexe et plus
dynamique ce dont il a besoin pour faire lui-même le tri et
découvrir la vérité au fil du temps.
Cette vision plus complexe du public entraîne du même coup
une mise en accusation de la presse moderne. Un journalisme
dont l’information est avant tout destinée à une élite hautement
compétente risque d’être en partie responsable de la désillusion
du grand public. Une telle presse, en effet, ne reflète pas le monde
tel que le voient et le vivent la majorité des gens. Une couverture
de la vie politique qui met essentiellement l’accent sur la tactique
politicienne à l’intention des gens que passionne ce genre de
considérations, sans se préoccuper de ceux qui ne prêtent qu’un
relatif intérêt à la politique ni de ceux qu’elle laisse totalement
indifférents, ne fait pas face aux responsabilités propres au
journalisme. Un journal dont chaque article vise le public le plus
large possible laisse en fait la majeure partie des lecteurs sur leur
faim.
En résumé, cette vision pluraliste de l’imbrication du public
tend à montrer que l’obligation à laquelle répondait la presse
traditionnelle — servir les intérêts d’un public le plus large
possible — demeure aussi forte que par le passé. Ce faisant, la
théorie de l’imbrication du public jette aussi une ombre sur le
concept de niche cher au marketing journalistique. Nombre de
ces prétendues niches sont beaucoup plus difficiles à cerner que
ne le laissent croire les études de marché et les catégories
artificielles qu’elles définissent. Un programme de télévision ciblé
sur les femmes de 18 à 34 ans, ou sur la génération X, ou sur les
mordus du football, a toutes chances de s’aliéner une très large
partie de la catégorie de population qu’elle vise. Les catégories et
les stéréotypes dans lesquels nous prétendons l’enfermer ne
reflètent absolument pas toute la complexité du public.

LE NOUVEAU DÉFI

Si la théorie de l’imbrication du public renforce l’idée selon


laquelle le journalisme a pour mission de promouvoir la liberté et
la démocratie, alors la profession fait peut-être face, en ce début
du XXIe siècle, au défi le plus menaçant qu’elle ait jamais connu.
Nous assistons pour la première fois à l’émergence d’un
journalisme fondé sur le marché, en contradiction croissante
avec le concept de responsabilité citoyenne.
Écoutons le commentaire qu’a fait le baron des médias Rupert
Murdoch le jour où sa société a acquis les droits télévisuels à
Singapour :
« Singapour n’est pas un État libéral, mais il ne connaît pas la
toxicomanie. C’était encore, il n’y a pas si longtemps, une colonie
soumise à la pauvreté et à l’exploitation, en proie aux famines,
aux épidémies et à bien d’autres problèmes. Les gens vivent
aujourd’hui dans des trois-pièces, ils ont un emploi et les rues
sont propres. Le désir d’acquérir des biens matériels engendre
l’activité commerciale et favorise le développement de l’économie
de marché. Si les responsables politiques s’engageaient dans la
voie de la démocratisation, on aboutirait au modèle russe.
Quatre-vingt-dix pour cent des Chinois sont plus intéressés par
l’amélioration de leur situation matérielle que par l’obtention du
droit de vote 36. »
Le spectacle d’un éditeur de presse moderne se faisant l’avocat
d’un capitalisme sans démocratie est sans précédent dans
l’histoire du journalisme américain. Mais la liste s’allonge
désormais de propriétaires d’organes de presse subordonnant le
journalisme à d’autres intérêts d’ordre commercial. Le jour où
America Online, fournisseur de services sur Internet, a fait
l’acquisition de Time Inc., Gerard Levin, le président de Time
Warner, a exulté : « Cette opération achève la conversion
numérique de Time Warner. […] Ces deux sociétés se complètent
l’une l’autre naturellement 37. » Le fait que l’une des deux
entreprises était investie d’une mission journalistique et pas
l’autre, ou que les journalistes de Time, de CNN, de Fortune et
autres organes de presse puissent être soumis à des exigences
professionnelles contradictoires dans l’exercice de leur travail,
paraissait tout à fait accessoire. Steve Case, le PDG d’America
Online qui absorbait Time Warner, énuméra à l’intention du
public tous les immenses avantages qu’il pouvait attendre de cette
fusion. Alors que le nouveau groupe allait réunir en son sein
plusieurs des organes de presse les plus puissants du pays, Steve
Case se contenta de mentionner les divertissements, le commerce
en ligne et la communication de personne à personne.
Peu après avoir absorbé ABC News, Michael Eisner, PDG de
Disney, déclara qu’il ne lui paraissait pas souhaitable que
« Disney couvre Disney 38 ». En d’autres termes, dans l’esprit de
l’homme qui dirige le conglomérat dont ABC News fait désormais
partie, l’entreprise dont la vocation est l’information n’a pas
seulement perdu son identité, mais doit désormais se battre pour
savoir dans quelles conditions elle peut couvrir « le Monde
merveilleux de Disney », une société qui pèse 23 milliards de
dollars et dont les activités mondiales vont de la propriété de
clubs sportifs et de parcs d’attractions à celle de réseaux câblés et
de portails Internet 39.
Trois grands facteurs se conjuguent pour détourner le
journalisme de sa mission de formation à la citoyenneté. Le
premier tient à la nature même de la nouvelle technologie.
Internet libère le journalisme de toute attache géographique et le
dissocie du même coup de la collectivité — au sens politique ou
civique du terme — au sein de laquelle il s’exerce.
Le second facteur est la mondialisation. Dès lors que les
entreprises, notamment les entreprises de communication, se
transforment en sociétés commerciales sans frontières, la notion
même de citoyenneté et d’appartenance communautaire devient
pour elles totalement obsolète. Comme l’a dit Michael Sandel,
professeur de philosophie à Harvard, « il devrait y avoir en
chacun de nous une voix pour demander si la démocratie va être,
elle aussi, à vendre 40 ».
La mondialisation change la nature même de la production de
ces firmes. Que Hollywood produise aujourd’hui plus de films
d’action pour la simple raison que les effets pyrotechniques se
passent de traduction et assurent un meilleur rendement
financier à l’étranger est une chose. Que le choix des
informations à publier par un organe de presse obéisse à des
critères du même type en est une autre. Si des événements tels
que le procès pour meurtre de O.J. Simpson, la mort de la
princesse Diana ou l’accident d’avion de John F. Kennedy Jr.
occupent périodiquement une place dominante dans les médias,
c’est pour partie dû au fait que l’intérêt qu’ils suscitent
transgresse les frontières.
Le troisième facteur qui encourage le développement de cette
nouvelle forme commerciale de journalisme est la tendance de
plus en plus forte à la constitution de conglomérats. Cela fait
longtemps que l’émergence de chaînes de médias spécialisées
dans l’information, de sociétés de communication possédant des
moyens de diffusion auprès de diverses communautés, soulève de
violentes critiques. A.J. Liebling, journaliste au New Yorker, qui
fut le premier grand critique de la presse aux États-Unis, se
plaignait déjà de ce phénomène dans les années 1940.
L’émergence de firmes possédant des intérêts croisés dans
différents médias n’est pas un fait nouveau. La Tribune Company
de Chicago possède aujourd’hui encore chaînes de radio, de
télévision et journaux dans la même ville, cumul que le
gouvernement fédéral avait fini par interdire au milieu du
e
XX siècle et s’apprête probablement à autoriser de nouveau.
Mais, même lorsqu’il s’agissait de chaînes détenues par des
groupes financiers, ces médias avaient sans nul doute une
vocation d’information. La principale critique qui leur était
adressée était leur médiocrité ou leur uniformité. Gannett
contrôlait quelque quatre-vingt-dix journaux, mais c’était un
groupe de presse, dirigé par des journalistes qui affichaient en
matière d’information des valeurs communes à tous les médias
du groupe et se montrèrent même capables de rédiger et
d’imposer au secteur de la presse écrite un ensemble de
« principes d’éthique ». L’unique exception résidait dans les trois
réseaux traditionnels de télévision, qui produisaient à la fois des
programmes de divertissement et des programmes d’information.
Mais, au cours de la majeure partie de leur histoire, les divisions
regroupant les réseaux voués à l’information avaient pour
mission de satisfaire aux exigences posées par le gouvernement
en échange de l’utilisation des ondes publiques. La réalisation de
bénéfices financiers est une exigence plus récente.
En ce début du XXIe siècle, nous assistons à l’effondrement de
ce mode traditionnel de fonctionnement du journalisme dans la
mesure où la presse d’information tend à occuper une place de
plus en plus réduite au sein des conglomérats. ABC News
participe pour moins de 2 % au bénéfice de Disney. Si la presse
d’information représentait naguère la majeure partie des revenus
de Time Inc., elle n’intervient plus que pour une part réduite dans
ceux de AOL. Et NBC News participe pour moins de 2 % aux
bénéfices de General Electric 41.
Les dirigeants des filiales dont l’information constitue la
vocation première ne manqueront pas de se battre pour
conserver leur indépendance, mais l’histoire tend à montrer que
cette évolution risque fort de modifier la nature même du
journalisme tel qu’ils le pratiquent. « Quand nous regardons ce
qui s’est passé en Europe dans les années 1930, nous voyons les
industries sidérurgique et chimique racheter la presse
d’information », dit James Carey. Cela a modifié le regard que la
presse européenne a porté sur la montée du fascisme. Le
militarisme était bon pour les affaires. Aujourd’hui, poursuit
James Carey, le journalisme américain est en passe de « tomber
entre les mains de l’industrie du divertissement et du commerce
électronique. L’industrie du divertissement et le commerce en
ligne sont aujourd’hui ce qu’étaient les industries sidérurgique et
chimique dans les années 1930 42 ».
La notion de liberté de la presse a toujours été fortement liée à
celle de son indépendance. Seule une presse à l’abri de la censure
gouvernementale était en mesure de dire la vérité. Dans le
contexte moderne, cette liberté de la presse s’est trouvée associée
à son indépendance à l’égard non seulement du gouvernement,
mais aussi d’un certain nombre d’autres institutions, telles que les
partis politiques, le monde de la publicité, celui des affaires, et
d’autres encore. La fusion des médias d’information dans de
vastes conglomérats menace la survie de la presse en tant
qu’institution indépendante, le journalisme devenant une activité
subsidiaire au sein de groupes puissants plus fondamentalement
tournés vers d’autres projets commerciaux.
Cette « conglomération » et l’idée qui se cache derrière la
recherche de synergie en matière de communication — l’idée que
le journalisme n’est qu’un élément parmi d’autres, ou que tous les
médias se valent — ouvrent une autre perspective. Le Premier
amendement cesse désormais de signifier l’exercice d’une
certaine responsabilité vis-à-vis d’une collectivité humaine au
sens large. Il paraît plutôt autoriser une industrie à revendiquer
des droits exceptionnels, comparables à la possibilité d’échapper
à la loi antitrust accordée au base-ball. Le Premier amendement
se transforme en un droit de propriété établissant des règles en
faveur, non pas de la liberté d’expression, mais de la libre
concurrence économique. C’est là un changement fondamental,
qui entraîne d’énormes conséquences pour la démocratie.
Pouvons-nous, dans ces conditions, faire confiance à cette
presse nouvelle, reléguée au rang d’activité subsidiaire, pour
suivre et contrôler les puissants intérêts en compétition au sein
de la société ? Pouvons-nous faire confiance à une petite poignée
de groupes puissants pour assurer ce contrôle, même lorsqu’il va
à l’encontre de leurs propres intérêts ? La question est finalement
la suivante : le journalisme peut-il, au XXIe siècle, assumer la
mission qui lui a progressivement donné forme au cours des trois
siècles et demi précédents ?
Il nous faudra commencer par identifier cette mission puis,
dans un deuxième temps, comprendre les principes qui
permettent à ceux qui collectent l’information de l’assumer dans
l’intérêt de toute la société.
Chapitre II

LA VÉRITÉ : LE PREMIER
DES PRINCIPES
ET LE PLUS DIFFICILE À CERNER

Quelques jours après l’assassinat de John Kennedy, l’homme


appelé à lui succéder à la présidence, Lyndon Johnson, convoqua
le secrétaire d’État à la Défense.
Il voulait savoir ce qui se passait réellement de l’autre côté du
globe, à quelque 16 000 kilomètres de Washington, dans le petit
pays appelé Viêt-nam. Johnson n’avait pas confiance dans ce
qu’on lui avait dit quand il était vice-président. Il voulait être
personnellement informé. Robert McNamara, le secrétaire d’État
à la Défense, s’envola donc pour Saigon où il passa trois jours à
s’entretenir avec l’ensemble des généraux et à visiter les
différentes zones de combat.
Avant de reprendre l’avion pour Washington, McNamara
donna une conférence de presse à l’aéroport de Tan Son Nhut, au
cours de laquelle il se déclara largement satisfait de la situation.
Il avait constaté de notables progrès. Les forces sud-
vietnamiennes prenaient une part croissante aux opérations et le
Viêt-cong enregistrait des pertes de plus en plus lourdes. À son
arrivée, le lendemain, sur la base aérienne d’Andrews, il donna
une nouvelle conférence de presse où il tint sensiblement les
mêmes propos. Puis un hélicoptère le déposa à la Maison-
Blanche où il fit au président le rapport de sa visite. Après quoi,
plus personne n’entendit parler du voyage du secrétaire d’État ni
du rapport qu’il en avait fait au président Johnson.
Huit ans plus tard, le New York Times et le Washington Post
publièrent des documents secrets rédigés par les services
gouvernementaux et exposant ce que les dirigeants du pays
savaient et pensaient véritablement du conflit vietnamien. Enfoui
dans ces documents, connus par la suite sous le nom de Dossiers
du Pentagone, se trouvait la substance du rapport que McNamara
avait réellement fait au président. La situation au Viêt-nam
tournait à la catastrophe. Les renforts dont bénéficiait le Viêt-
cong compensaient largement les pertes qu’il subissait. Il allait
falloir envoyer des forces américaines supplémentaires au Viêt-
nam. C’était, globalement, le contraire de tout ce qu’il avait dit au
cours de ses deux conférences de presse.
« Qu’aurait-il pu se passer si l’on avait connu la vérité en 1963
et non pas en 1971 ? » devait demander vingt ans plus tard
Benjamin C. Bradlee, l’ex-directeur de la rédaction du
Washington Post 1.
Vérité ou mensonge, information exacte ou erronée, ce sont là
des mots que nous employons tous les jours, avec la conviction
qu’ils portent en eux une incontestable signification. McNamara
a menti au cours de ses conférences de presse et les Dossiers du
Pentagone ont révélé ce qu’il pensait véritablement de la situation
telle qu’il l’avait réellement décrite au président Johnson. Il y a
dans toute l’affaire telle que relatée par la presse un mélange de
vérité et d’erreur. Les médias ont rapporté avec exactitude les
propos tenus par McNamara dans ses conférences de presse,
mais n’ont pas su déceler ce qu’il savait et pensait réellement de
la situation.
Tout au long des trois cents dernières années, les
professionnels de l’information ont élaboré un code éthique,
largement implicite, incluant les principes et les valeurs que
devaient respecter ceux qui avaient pour mission d’apporter au
public les connaissances dont il avait besoin pour former son
opinion sur le monde.
Au premier rang de ces principes figure celui-ci :

La première obligation du journalisme est celle de vérité

Sur ce point règne la plus complète unanimité en même


temps que la plus extrême confusion. Tout le monde est
effectivement convaincu que les journalistes doivent dire la
vérité. Mais, lorsqu’il s’agit de définir ce qu’est « la vérité », les
choses sont beaucoup moins claires.
Lorsqu’on leur demande aujourd’hui quelles valeurs ils
considèrent comme primordiales, 100 % des journalistes
interrogés dans le cadre d’une enquête menée par le Pew
Research Center for the People and the Press répondent :
« Rendre correctement compte des faits 2. »
Au cours des longs entretiens qu’ils ont eus avec les
universitaires associés à notre projet, les journalistes, aussi bien
des nouveaux que des anciens médias, ont massivement placé le
respect de la vérité au rang d’obligation prioritaire 3.
Dans les forums, même les journalistes idéologiquement
engagés ont apporté une réponse identique. « Ce que nous disons,
c’est qu’on ne peut pas être objectif quand on a, au départ,
certaines idées préconçues, a déclaré Patty Calhoun, rédacteur en
chef de l’hebdomadaire anticonformiste Westword. Mais cela
n’interdit nullement de rechercher l’exactitude, l’honnêteté et la
vérité, et cette quête se poursuit 4. »
Ce puissant désir de vérité est essentiel. Dans la mesure où
l’information constitue le matériau de base à partir duquel le
public peut se faire une opinion sur le monde au-delà de son
expérience directe, la qualité la plus importante qu’il en attend
est qu’elle soit utilisable et fiable. Va-t-il pleuvoir demain ? Y a-t-il
des embouteillages sur la route ? Mon équipe favorite a-t-elle
gagné ? Qu’a dit le président ? La confiance en la véracité de
l’information engendre, en effet, le sentiment de sécurité que
procure le fait d’être au courant de ce qui se passe autour de soi.
Ce désir de véracité est si puissant qu’il paraît être inné. « Au
commencement était le Verbe », tels sont les premiers mots de
l’Évangile selon saint Jean. On attendait des journalistes primitifs
— les messagers au sein des sociétés qui ne connaissaient pas
l’écriture — qu’ils rapportent les choses avec exactitude, parce
que c’était souvent une question de vie ou de mort. Les chefs de la
tribu devaient savoir avec certitude si la tribu voisine, établie de
l’autre côté de la montagne, était susceptible de passer à l’attaque.
Il est intéressant de noter que les sociétés oppressives tendent
à dévaloriser le prix qu’il convient d’attacher à l’honnêteté et à
l’exactitude de l’information, tout comme le font aujourd’hui les
postmodernistes, bien que pour des raisons différentes. Au
Moyen Âge, les moines étaient convaincus qu’il existait une
hiérarchie dans la vérité. Au sommet se trouvaient les messages
qui nous parlaient du destin de l’univers, répondant, par exemple,
à nos interrogations sur l’existence du paradis. Venait ensuite la
vérité morale, qui nous enseignait la manière dont nous devions
vivre, puis la vérité allégorique, qui nous indiquait la morale à
tirer de la relation des événements. Enfin, au plus bas de l’échelle,
se trouvait la vérité littérale qui, selon les théoriciens, était
généralement vide de sens et dépourvue d’intérêt. Comme il est
écrit dans un manuel du XIVe siècle, se fondant sur une logique
que ne désavouerait pas aujourd’hui un maître à penser
postmoderne ou un producteur hollywoodien : « Savoir s’il s’agit
d’une vérité historique ou d’un produit de l’imagination n’a
aucune importance, parce que l’exemple n’est pas fourni pour lui-
même, mais pour ce qu’il signifie 5. »
Pour les penseurs du Moyen Âge, l’objectif n’était pas tant
d’éclairer les esprits que de les contrôler. Ils ne voulaient pas que
les faits bruts puissent interférer avec l’orthodoxie politico-
religieuse. Une bonne compréhension du monde et des
événements mettait en péril ce contrôle — tout comme elle est
aujourd’hui une arme contre l’oppression et la manipulation.
Quand, avec la naissance de la théorie démocratique, a
commencé à prendre forme la presse moderne, la promesse de
respecter rigoureusement la vérité est rapidement devenue un
argument commercial prépondérant. Le premier journal à
parution régulière identifiable en Angleterre s’engageait à
s’appuyer « sur l’intelligence la plus profonde et la plus sûre ».
L’éditeur du premier journal à avoir été publié en France, bien
que commandité par l’État, prenait, dans son premier numéro,
l’engagement suivant : « Il est un point sur lequel je ne céderai à
personne — je veux parler de ma détermination à découvrir la
vérité. » On trouve des engagements comparables dans les
premiers journaux publiés en Amérique, en Allemagne, en
Espagne et ailleurs 6.
Le journalisme primitif de l’époque coloniale était un étrange
mélange de relation concrète des faits et de commentaires.
L’information sur le trafic maritime était rigoureuse. Les
commentaires politiques, empreints de virulence, l’étaient
nettement moins. Même James Callender, le pire des colporteurs
de ragots de l’époque, qui gagna sa réputation en relatant les
aventures sexuelles d’Alexander Hamilton et de Thomas
Jefferson, n’inventait pas complètement ses histoires, mais, selon
les conclusions des historiens, les bâtissait à partir d’un mélange
de faits avérés et de rumeurs 7.
Tandis qu’il se libérait à grand-peine du contrôle de l’autorité
politique, le journalisme a cherché au XIXe siècle à attirer
massivement le public en se focalisant sur les crimes les plus
crapuleux, les scandales, le sensationnel et le culte des célébrités.
Ce fut la grande époque de William Randolph Hearst, de Joseph
Pulitzer et du yellow journalism (le « journalisme jaune » ainsi
dénommé en raison de la couleur des bandes dessinées qui
agrémentaient les journaux à sensation). Cela n’empêchait pas les
grands seigneurs de cette presse jaune d’assurer leurs lecteurs de
la véracité des informations qu’ils dispensaient, même si
l’engagement n’était pas toujours tenu. Le Herald de Hearst, plus
coupable de sensationnalisme que de diffusion de fausses
informations, se proclamait le plus fiable des journaux de New
York. Le Sun de Pulitzer, qui avait pour slogan « Accuracy,
Accuracy, Accuracy » (exactitude), était en fait plus fiable qu’on
ne le dit généralement 8.
Ce fut précisément pour assurer à ses lecteurs qu’ils pouvaient
ajouter foi à ce qu’ils lisaient que Pulitzer a créé, en 1913, au New
York World un « bureau de l’exactitude et du fair-play ». Dans un
article paru en 1984 dans la Columbia University Journalism
Review, Cassandra Tate a raconté comment le premier médiateur
(ombudsman) du New York World avait repéré un détail qui
revenait systématiquement dans tous les reportages ayant trait au
naufrage d’un navire : à chaque fois, il était fait mention d’un
chat qui avait survécu à la catastrophe. Quand le médiateur
interrogea le journaliste sur cette curieuse coïncidence, voici la
réponse qu’il obtint :
« Il y avait dans l’un de ces navires naufragés un chat, et
l’équipage est revenu pour le sauver. J’ai mentionné l’histoire de
ce chat dans mon article ; les autres journalistes, qui avaient omis
de le faire, furent convoqués par leur patron et sévèrement
réprimandés. Au naufrage suivant, il n’y avait pas de chat dans le
bateau, mais les autres journalistes, ne voulant pas prendre le
risque de se faire une nouvelle fois tancer, mentionnèrent
l’histoire du chat dans leur article. Cette fois, c’est moi qui,
n’ayant pas parlé du chat dans mon reportage, ai eu droit au
savon. Désormais, à chaque fois qu’un bateau fait naufrage,
aucun de nous ne manque de mentionner le sauvetage du chat 9. »
L’ironie de l’affaire tient naturellement au fait que ces
embellissements avaient pour seul but d’accentuer l’aspect
véridique des reportages.
Au début du XXe siècle, les journalistes ont pris peu à peu
conscience que réalisme et réalité — ou encore recherche du
détail et vérité — n’étaient pas des notions qu’il était toujours si
facile de faire coïncider. En 1920, Walter Lippmann, dans Liberty
and the News, utilisait les termes truth (vérité) et news
(information journalistique) de façon interchangeable. Mais, en
1921, il écrivait dans Public Opinion : « L’information
journalistique et la vérité ne sont pas la même chose. […] La
fonction du journalisme est de signaler un événement. Celle de la
vérité est de faire la lumière sur les faits cachés, d’établir les
relations qui les lient entre eux et de dresser un tableau de la
réalité à partir duquel les gens peuvent agir 10. » Dès 1938, les
manuels de journalisme commençaient à poser la question : dans
quelle mesure l’information peut-elle véritablement refléter la
réalité 11 ?
Après des décennies de discussions et de querelles, guidées
tantôt par l’idéologie politique et tantôt par la déconstruction à
l’honneur chez les intellectuels postmodernes, nous sommes
parvenus, quelque cinquante ans plus tard, à une situation où
certains nient la possibilité pour quiconque de rassembler les
faits en un ensemble signifiant qui permettrait de faire la vérité à
leur propos.
Un scepticisme épistémologique a envahi presque tous les
domaines de notre vie intellectuelle — art, littérature, droit,
sciences physiques et même historiques. L’historien Simon
Schama, professeur à la Columbia University, a avancé que « la
certitude qu’il est possible de faire finalement apparaître une
vérité observable et empiriquement vérifiable » était bel et bien
morte 12.
La vérité, semble-t-il, est trop difficile à cerner. Ou peut-être
même n’existe-t-elle pas, puisque nous sommes tous des êtres
subjectifs. Ce sont là, à n’en pas douter, des arguments
intéressants au niveau philosophique, et peut-être même
parfaitement fondés.
Dans ces conditions, qu’en est-il aujourd’hui du journalisme ?
Le mot vérité est-il simplement un terme que l’on utilise dans la
conversation, mais désignant une notion qui ne résiste pas à
l’examen ?
Il existe, de toute évidence, plusieurs niveaux. « Le journaliste
du New York Times a écrit l’autre jour que les New York Giants
avaient perdu un match de football américain à 20 contre 8 »,
nous a expliqué Richard Harwood, journaliste et critique de
presse, lors d’une réunion de notre groupe. « C’était un fragment
de vérité. Mais on peut expliquer la défaite des Giants de cent
manières différentes — chaque commentaire correspondant à
une vision particulière des choses, plus ou moins déformée par
les stéréotypes et les préférences personnelles 13. »
Que signifie alors l’obligation du journaliste à l’égard de la
vérité ? Les tentatives de réponse à cette question, dans les
colloques ou les manifestes philosophiques, sombrent
habituellement dans la confusion. L’une des raisons en est que la
discussion n’est généralement pas ancrée dans le monde réel. Le
débat philosophique sur l’existence de la « vérité » s’embourbe
dans la sémantique.
Une autre raison tient au fait que les journalistes eux-mêmes
n’ont jamais été très clairs sur ce qu’ils entendaient par véracité.
Le journalisme est, par nature, plutôt réactif et pratique que
philosophique et introspectif. La réflexion des journalistes sur le
sujet n’a pas donné naissance à une littérature très fournie, et le
peu qui existe leur demeure le plus souvent inconnu. L’étude
théorique du journalisme est laissée aux universitaires et la
plupart des gens de presse n’accordent guère de crédit à
l’enseignement professionnel, convaincus qu’ils sont que la seule
manière d’apprendre le métier est l’apprentissage sur le tas.
Comme l’a déclaré un jour l’éminent journaliste de télévision Ted
Koppel, « les écoles de journalisme sont une perte de temps totale
et absolue 14 ».
Les explications des journalistes sur ce qu’ils entendent par
vérité sont généralement des réponses toutes faites ou, pire
encore, inspirées de slogans publicitaires ; elles recourent souvent
à de grossières métaphores. La presse est « un miroir » de la
société, dit David Bartlett, ex-président de la Radio and
Television News Directors Association. Le journalisme est « un
reflet des passions du jour », déclare Tom Brokaw. Et, pour un
producteur de CNN, l’information journalistique, c’est « tout ce
qui mérite le plus d’être relaté un jour donné 15 ».
À entendre ces explications, on est tenté de taxer les
journalistes de passivité, de les considérer comme de simples
greffiers qui se contentent de consigner les événements, sans les
passer au crible ni accomplir un véritable travail éditorial 16. Tout
se passe comme s’ils pensaient que la vérité est quelque chose qui
apparaît spontanément, de la même façon que lève la pâte à pain.
Plutôt que de défendre les techniques et les méthodes qu’utilise la
profession pour traquer la vérité, les journalistes préfèrent laisser
entendre qu’elles n’existent pas.
Qu’elle soit due à la discrétion ou à la paralysie, l’incapacité
des journalistes à expliciter leur travail incite davantage encore
les citoyens à estimer soit que la presse se fait des illusions sur
elle-même, soit qu’elle cherche à cacher quelque chose.
C’est là l’une des raisons pour lesquelles le débat sur
l’objectivité est devenu un tel piège. La signification même du
mot est devenue si incertaine et problématique que la discussion
déraille et tourne court. Comme nous le verrons plus en détail
dans le chapitre sur la vérification de l’information, ce n’était pas
le journaliste qui, à l’origine, était censé être objectif, mais sa
méthode. Mais aujourd’hui, en partie du fait que les journalistes
n’ont pas su expliquer clairement en quoi consiste leur travail,
notre compréhension de la notion d’objectivité est pour le moins
confuse.
En dépit de tout cela, il ne fait cependant aucun doute que les
journalistes restent convaincus qu’ils sont engagés dans la
poursuite de la vérité. C’est pour nous une obligation, parce que
c’est ce que la société attend de nous.
Et, comme nous le verrons, cette « vérité journalistique » est
plus que la simple relation fidèle des faits. C’est l’aboutissement
d’un passage au crible du fait brut sous l’interaction du public et
des journalistes. Le premier principe du journalisme — la
poursuite désintéressée de la vérité — est en fin de compte ce qui
le distingue de toutes les autres formes de communication.
Pour bien comprendre cette notion de passage au crible, il est
important de se rappeler que le journalisme s’exerce dans un
certain contexte social au sein duquel les citoyens ont
absolument besoin de disposer d’une information rigoureuse et
fiable sur les événements qui les concernent. Pour répondre à ce
besoin d’une vérité que l’on pourrait qualifier de fonctionnelle, la
société met en place des procédures et des institutions. La police
traque et arrête les suspects en se fondant sur des faits avérés.
Les prévenus sont traduits devant des tribunaux où des jurys
décident de leur innocence ou de leur culpabilité. L’activité
industrielle est soumise à des règles, des impôts sont levés, des
lois sont votées. On enseigne aux enfants les règles à respecter,
l’histoire, les sciences physiques, la biologie. Toutes ces vérités —
y compris les lois scientifiques — sont soumises à révision, mais,
en attendant, nous nous y conformons, parce qu’elles sont
nécessaires et qu’elles se révèlent efficaces.
C’est de cela précisément que le journalisme est en quête —
d’une forme pratique ou fonctionnelle de vérité. Il ne s’agit pas de
la vérité au sens absolu ou philosophique du terme. Rien à voir
avec la vérité d’une équation chimique. Le journalisme peut — et
doit — poursuivre cette forme de vérité qui nous permet de vivre
jour après jour.
« Nous n’estimons pas déraisonnable d’attendre des jurés
qu’ils rendent des verdicts équitables, des professeurs qu’ils
dispensent un enseignement honnête, des historiens qu’ils
écrivent une histoire impartiale, des savants qu’ils poursuivent
une recherche dénuée de préjugés. Pourquoi devrions-nous fixer
des objectifs plus modestes aux malheureux journalistes ? » nous
a déclaré Bill Keller, directeur de la rédaction du New York
Times, lors de l’un de nos forums. Et d’ajouter : « Quant à savoir
si l’on peut jamais atteindre à l’objectivité véritable, je ne pense
pas que ce soit là l’objet du débat. […] Nous faisons tout ce qui
est en notre pouvoir pour rendre compte des événements d’une
manière telle qu’elle apporte au lecteur suffisamment
d’informations pour qu’il puisse se faire sa propre opinion. C’est
là notre idéal 17. »
Est-ce à dire que les journalistes doivent simplement
s’attacher à l’exactitude de l’information, à fournir les noms et les
dates avec rigueur et précision ? Cela est-il vraiment suffisant ?
À cette question, la nature de plus en plus interprétative dont
fait généralement preuve le journalisme contemporain, tout
comme les réactions des journalistes lors des forums, des
enquêtes et des interviews, apporte une réponse négative. Un
journalisme fondé sur la seule véracité des faits rapportés nous
laisse sur notre faim.
Tout d’abord, la simple véracité peut en soi présenter une
sorte de distorsion. En 1947 déjà, un groupe de chercheurs qui,
sous le nom de Hutchins Commission, avait passé plusieurs
années à élaborer un document sur les obligations du
journalisme, avait mis en garde contre les dangers que
représentait la publication d’informations « exactes au niveau des
faits, mais fausses dans leur substance 18 ». La commission citait
des articles sur des membres de groupes minoritaires qui, en
omettant de préciser le contexte ou en insistant de façon gratuite
sur des éléments raciaux ou ethniques, renforçaient des
stéréotypes non conformes à la réalité. « Il ne suffit plus de
rapporter le fait avec exactitude. Il est désormais nécessaire de
rapporter la vérité sur le fait. »
La seule exactitude de l’information n’est pas non plus ce que
réclame le public. Dans son livre News Values, le journaliste Jack
Fuller explique que, pour les philosophes, il est deux critères
d’appréciation de la vérité. Le premier est la correspondance à la
réalité, le second la cohérence. Transposés au journalisme, ces
deux critères sont d’une part l’exactitude des faits rapportés et,
d’autre part, le sens qui leur est donné. La cohérence doit être
l’ultime critère de la vérité journalistique, affirme Fuller. « En
dépit de ce que prétendent les sceptiques patentés, les gens sont
passionnément attachés au sens. Ils veulent qu’on leur dévoile
l’ensemble du tableau, et non un simple fragment. […] Ils en ont
assez de la polarisation des débats… 19. »
Le bon sens nous dit la même chose. Un article se contentant
de rapporter que le maire de la ville a fait l’éloge de la police lors
du déjeuner du Garden Club paraît aujourd’hui hors de propos —
voire ridicule — si la police est en fait impliquée dans une affaire
de corruption ; les commentaires du maire relèvent
manifestement de la rhétorique politique et ne font que répondre
à quelque récente attaque de ses opposants.
Cela ne signifie pas pour autant que l’exactitude est sans
importance. Elle constitue, bien au contraire, l’élément
fondamental sur lequel repose tout le reste : le contexte,
l’interprétation, le débat et l’ensemble de la communication. Si la
base est défectueuse, tout l’édifice est bancal. L’un des dangers de
la prolifération des sources d’information, des talk-shows et de la
relation interprétative des faits réside dans l’abandon du principe
de vérification. Un débat entre des opposants qui s’appuient sur
des chiffres inexacts ou des idées préconçues, loin de contribuer
à l’information, ne fait qu’exacerber les passions et ne mène nulle
part.
Il est finalement plus utile, et plus réaliste, de considérer la
vérité journalistique comme un processus — un voyage
permanent vers la compréhension des faits — qui commence
avec l’information brute et immédiate et se poursuit dans la
durée.
L’information immédiate signale un événement ou une
tendance. Elle peut éventuellement commencer par la relation
d’un simple fait — une réunion ou un accident de voiture par
exemple. Le lieu et l’heure de l’accident, les dégâts occasionnés, la
marque et le type des véhicules, les conditions météorologiques
exceptionnelles ou le mauvais état de la route — en fait, les
circonstances matérielles de l’accident — sont autant de faits qui
peuvent être attestés. Une fois les faits dûment vérifiés, les
journalistes s’emploient à en faire une relation honnête et fiable,
sous réserve d’une enquête ultérieure plus approfondie. Carl
Bernstein décrit cette étape comme celle où les journalistes
s’efforcent de fournir « la meilleure version accessible de la
vérité 20 ». Les principes du Washington Post, tels qu’ébauchés par
Eugene Meyer en 1933, prescrivent de « serrer la vérité d’aussi
près qu’elle peut être dûment constatée 21 ».
Obéissant à l’impératif d’exactitude, le journaliste isolé n’aura
peut-être pas, dans un premier temps, la possibilité d’aller au-
delà de la surface des choses. Mais le premier article sera suivi
d’un second, qui corrigera les insuffisances du premier et
apportera les nouveaux éléments communiqués par les sources
autorisées, le second d’un troisième, et ainsi de suite. Chaque
couche successive se trouve ainsi enrichie d’éléments contextuels
nouveaux. Les événements plus importants et plus complexes
bénéficieront de commentaires supplémentaires dans les pages
éditoriales, les talk-shows, le courrier des lecteurs ou les appels
des auditeurs au cours des libres discussions à la radio.
Cette vérité pratique est quelque chose de changeant qui,
comme le savoir, se développe telle une stalagmite dans une cave,
par lente accumulation au cours du temps.
Les exemples sont innombrables. Prenons le cas d’Abner
Louima, cet immigré haïtien arrêté en 1997 pour atteinte à
l’ordre public devant un night-club de Brooklyn. L’affaire
paraissait n’être, au départ, qu’un banal fait divers. Mais, trois
jours plus tard, Mike McAlary, échotier au Daily News de New
York, découvre Louima à l’hôpital et le presse de questions.
Louima lui révèle que la police l’a brutalisé et sodomisé avec le
manche d’une ventouse servant à déboucher les toilettes. Le jour
même, deux des fonctionnaires de police qui ont participé à
l’arrestation sont mis à pied. Deux jours plus tard, au cours d’une
seconde interview, Louima affirme que les policiers qui l’ont
arrêté lui ont déclaré : « Maintenant, le maire, c’est Giuliani.
L’époque Dinkins, c’est terminé [allusion au Noir américain
David Dinkins, prédécesseur de Rudolph Giuliani à la mairie de
New York]. » Nouvelle mise à pied de policiers et manifestations
de protestation à Brooklyn. Quelques jours plus tard, le New York
Times publie une grande enquête tendant à montrer que la chute
de la criminalité à New York est liée à une intensification
systématique de la brutalité policière. L’attention se focalise sur
la manière dont la police traite les suspects. Un an plus tard,
Louima se rétracte en partie : il renonce à ses allégations
concernant les propos qu’auraient tenus les policiers sur
« l’époque Giuliani », mais confirme avoir été brutalisé. Quelques
mois plus tard, le Manhattan Institute publie dans son City
Journal un article où il est démontré que, en dépit de quelques
affaires portées sur le devant de la scène, la police new-yorkaise
présente, dans l’ensemble, un bilan relativement satisfaisant en
matière de maintien de l’ordre 22.
On voit ainsi que la vérité est, en pareil cas, une entité
complexe et par moments contradictoire ; mais, à terme, on voit
aussi que le journalisme peut finir par l’atteindre. Dans un monde
livré à la confusion, le journalisme s’efforce de parvenir à la vérité
en commençant, dans un premier temps, par dégager des
informations fiables du fouillis des fausses informations,
accidentelles ou volontaires, puis en laissant ensuite le public
réagir, de sorte que le processus de décantation puisse se
produire. La quête de la vérité se transforme en un dialogue avec
le public.
Cette approche nous permet de concilier le sens que nous
donnons aux mots vrai et faux dans l’usage quotidien que nous en
faisons avec la déconstruction de ces mêmes mots à laquelle nous
nous livrons dans le cadre d’un débat philosophique. Elle
correspond aussi beaucoup mieux à la conception intuitive qu’ont
les journalistes de leur travail que bon nombre des métaphores
simplistes — le journalisme comme miroir de la société ou
comme reflet des passions du jour — qui nous sont généralement
proposées.
Nous considérons la vérité comme un objectif — au mieux
inatteignable — dont nous essayons cependant de nous
rapprocher. Cela est à l’image de la vie, faite de combats qui ne
sont jamais complètement gagnés. Comme l’a dit l’historien
Gordon Wood à propos de sa propre discipline : « On peut
accepter l’idée que la connaissance historique est fragmentaire et
incomplète […] et que les historiens divergeront toujours dans
leurs interprétations », tout en ayant foi « en l’existence, à propos
du passé, d’une vérité objective observable et empiriquement
vérifiable ». Il ne s’agit pas seulement d’un acte de foi. Dans la
réalité quotidienne, il est possible de dire si quelqu’un s’approche
de la vérité, s’il tient ses informations de sources autorisées, si
son enquête est exhaustive, si sa méthode d’investigation est
transparente. « Peut-être, dit encore Gordon Wood, les historiens
ne discerneront-ils jamais, ni ne présenteront, cette vérité dans
son intégralité, mais certains d’entre eux s’en approcheront plus
que d’autres, en donneront une version écrite moins incomplète,
plus objective, plus honnête, et nous en aurons conscience au
moment où nous la découvrirons 23. »
Tous ceux qui ont travaillé dans la presse d’information, ou
participé à la vie publique, expriment un point de vue largement
identique : donner des informations qui se rapprochent autant
que possible d’une version intégrale de la vérité est véritablement
important.
C’est peut-être dans les heures qui suivent un événement, au
moment où il est le plus difficile d’apporter des informations
précises, que cet objectif est le plus important. C’est au cours de
cette période que se forme l’attitude du public — attitude qui
parfois ne variera plus — en fonction du contexte dans lequel
l’information est présentée. Cet événement représente-t-il pour
moi un danger ? Est-il bon pour moi ? Mérite-t-il que je m’en
inquiète ? De ma réponse à ces questions dépendra l’attention
avec laquelle je suivrai l’information concernant cet événement et
mon exigence de rigueur quant à l’exactitude des faits rapportés.
S’appuyant sur son expérience, Hodding Carter, journaliste
chevronné qui accepta d’occuper les fonctions de sous-secrétaire
d’État en charge des affaires publiques au sein du département
d’État dans l’administration Carter, a déclaré que cette période
était celle au cours de laquelle le gouvernement était le plus à
même de peser sur l’opinion publique. « S’il n’essuie aucune
contradiction sérieuse dans les trois jours qui suivent un
événement, a-t-il expliqué, le gouvernement aura fixé le contexte
dans lequel se situe cet événement et aura barre sur la perception
qu’en aura le public 24. »
Certains journalistes ont, au cours des années, proposé
différents substituts à la notion de véracité. Les deux plus
courants sont sans doute l’honnêteté et l’impartialité. Mais, à
l’examen, tous deux se révèlent inadéquats. L’honnêteté est une
notion trop abstraite et, en fin de compte, plus subjective que la
véracité. Honnête par rapport à qui ? Comment tester
l’honnêteté ? La véracité, elle, peut au moins être testée.
L’impartialité est, elle aussi, une notion trop subjective.
Rapporter un événement de façon équilibrée en faisant preuve
d’impartialité à l’égard des deux parties peut aboutir à trahir la
vérité si les deux parties ne pèsent pas le même poids. Le
réchauffement de la planète est-il un fait avéré ? La majorité des
savants a depuis de nombreuses années répondu par l’affirmative,
mais la presse a continué, longtemps après la clôture du débat
scientifique, à traiter de façon équilibrée les défenseurs de cette
thèse et ses opposants. Et comment décider des parties
auxquelles donner la préséance dans le cas, très fréquent, où
l’événement en implique une multitude ?
Dans notre livre Warp Speed, nous avons évoqué les diverses
forces qui se conjuguent pour détourner les journalistes de la
poursuite de la vérité, en dépit de l’attachement à cette mission
que professent la majorité d’entre eux. Sans revenir en détail sur
notre argumentation, nous nous contenterons de rappeler que,
dans notre nouvelle culture médiatique, fondée sur la diffusion
d’informations 24 heures sur 24, l’information est devenue plus
fragmentaire ; les sources prennent le pas sur les journalistes ; de
nouveaux critères journalistiques rendent caduque la fonction de
surveillance et de contrôle naguère assumée par la presse ;
l’exposé d’arguments nettement tranchés et réunis à peu de frais
remplace l’enquête journalistique, et la presse court de plus en
plus derrière l’information de choc susceptible de rassembler
provisoirement un public aujourd’hui complètement morcelé. Ces
différents aspects de ce que nous avons appelé la « culture du
mixage médiatique » se conjuguent pour étouffer la fonction
classique du journalisme, qui était de s’efforcer de donner un
compte rendu fiable et véridique de l’actualité : un nouveau
journalisme de l’assertion balaie le vieux journalisme de la
vérification.
En dépit de ces tendances, les journalistes d’aujourd’hui
restent convaincus de l’importance de dire la vérité. Dans
l’enquête que nous avons menée, huit sur dix des journalistes
travaillant dans la presse nationale, et plus de sept sur dix de
ceux travaillant dans la presse locale, ont déclaré avoir le
sentiment que « rendre compte d’un événement dans un esprit de
vérité et de rigueur était un objectif valable ». On retrouve la
même proportion chez les journalistes travaillant dans les
nouveaux médias ou sur Internet, où sept sur dix ont déclaré
qu’ils estimaient possible d’atteindre un tel objectif 25.
Sept journalistes sur dix appartenant à des organes de presse
locaux et nationaux estiment être en mesure de travailler selon
une méthode leur permettant de « rendre compte des événements
d’une manière honnête et désintéressée ». Une proportion
presque aussi forte — six sur dix — de journalistes des nouveaux
médias partagent la même conviction. Apparaît cependant ici un
scepticisme notable. Un quart environ des journalistes, tous
médias confondus, ont des doutes quant à la possibilité de mettre
en pratique cette discipline professionnelle : 27 % des journalistes
des médias traditionnels et 31 % de ceux qui travaillent dans les
nouveaux médias 26.
En raison peut-être de cette incertitude, la réaction classique
de la presse dite sérieuse à la nouvelle culture médiatique a été de
dire que son propre rôle était d’introduire plus de référence au
contexte et d’interprétation dans le compte rendu des
événements, de façon à aider le public à faire un tri dans la
surabondance de l’information et à donner sens à cette dernière.
Cette réponse aux nouvelles technologies de l’information est,
à nos yeux, mauvaise. Il est tout d’abord irréaliste d’attendre des
gens qu’ils fassent eux-mêmes le travail du rédacteur en chef et
opèrent un tri dans un monceau d’informations incontrôlées. S’il
est indubitable que l’internaute du début du XXIe siècle dispose de
sources d’information plus nombreuses que n’en avait le citoyen
ordinaire des premières années du XXe, rien ne prouve qu’il
consacre plus de temps à s’informer. En dépit de l’augmentation
du volume des informations disponibles, les études tendent à
prouver que le temps que les gens consacrent à s’informer est
resté sensiblement le même 27.
Deuxièmement, le besoin instinctif de vérité n’est pas moins
puissant aujourd’hui — à l’âge des nouveaux médias et de la
prolifération des sources d’information — que par le passé. Plus
d’interprétation ne fait qu’ajouter à la cacophonie. C’est une
erreur que de se précipiter dans la phase interprétative avant
d’avoir clairement établi la nature réelle de l’événement.
Plutôt que d’ajouter en toute hâte contexte et interprétation, la
presse doit concentrer tous ses efforts sur la synthèse et la
vérification. Passer au crible la rumeur, l’insinuation,
l’insignifiant, l’anecdotique, et se concentrer sur ce qui est solide
et important dans une affaire. Soumis à un flot chaque jour plus
abondant de données, les citoyens ont encore plus besoin de
disposer de sources identifiables sur lesquelles ils puissent
compter pour vérifier l’information, éclairer ce qui est important
et écarter ce qui ne l’est pas. Plutôt que de passer toujours plus de
temps à tenter de faire eux-mêmes le tri dans le déluge des
informations, les gens ont besoin de sources fiables qui leur
diront ce qui est véridique et réellement important. « Que puis-je
tenir pour certain dans ce fatras ? » telle est la question à laquelle
les gens attendent une réponse. Et le rôle de la presse,
aujourd’hui, est de tout faire pour apporter une réponse à la
question : « Où est l’information solide ? » Vérification et
synthèse sont désormais les tâches essentielles du journaliste
dans son nouveau rôle de « pourvoyeur de sens », comme le
laissait entendre John Seeley Brown, de Xerox PARC, dans le
précédent chapitre. En résumé, le besoin de vérité est plus grand,
et non moindre, en ce nouvel âge, tant l’information fausse et
désordonnée est omniprésente.
Pour répondre à ce besoin, les journalistes doivent clairement
discerner quel maître ils doivent en premier lieu servir.
Chapitre III

POUR QUI TRAVAILLENT


LES JOURNALISTES ?

Régulièrement, à la fin de chaque année, les hauts


responsables éditoriaux des organes de presse de toute
l’Amérique sont dans l’attente du verdict : quelle a été la qualité
de leur travail, et quel va être le montant de leur prime ? Celle-ci
représente souvent jusqu’à 20 % de leur rémunération.
Mais le verdict n’est plus aujourd’hui simplement fondé sur la
qualité de leur travail journalistique. Celle-ci n’intervient que
pour cinquante pour cent, ou même moins, dans la décision. Les
primes des directeurs éditoriaux dépendent désormais, pour une
large part, des bénéfices réalisés par l’entreprise 1.
Tout cela pourra paraître sans grande importance.
Nombreuses sont en effet les entreprises qui rémunèrent leurs
directeurs en fonction de leurs résultats, dans le souci de les
responsabiliser davantage. Il n’en reste pas moins que lier le
salaire d’un journaliste à un autre critère que la seule qualité de
son travail est quelque chose de nouveau qui a fait son apparition
il y a une vingtaine d’années. Les raisons en paraissent, à
première vue, fondées : le journalisme s’exerce dans le cadre
d’une entreprise dont les responsables sont tenus de veiller aux
équilibres financiers et d’attirer le plus grand nombre possible de
clients.
Ce système d’intéressement aux résultats marque néanmoins
une modification majeure de l’état d’esprit qui prévaut dans les
salles de rédaction. Ce changement formalise une conception
nouvelle de la responsabilité du journaliste et participe d’une
évolution plus large de la nature même de la profession
journalistique.
À la fin du XXe siècle, les chefs de file du journalisme
américain s’étaient transformés, implicitement sinon
explicitement, en entrepreneurs. La moitié d’entre eux
reconnaissent aujourd’hui consacrer au moins un tiers de leur
temps à des questions d’ordre commercial plutôt que
journalistique 2.
Les citoyens que nous sommes devraient s’en inquiéter et les
journalistes comprendre, quant à eux, que leur autorité
professionnelle a été quelque peu sapée.
On a fort peu noté la manière dont cette évolution avait
affaibli le lien entre les citoyens et ceux qui ont pour tâche de
collecter l’information et contredit le principe sur lequel est
fondée la presse moderne. Elle a engendré confusion et
problèmes moraux au sein des entreprises de presse et réduit le
pouvoir des journalistes de prodiguer l’information sans devoir se
préoccuper de savoir qui elle sert ou dessert. Elle constitue l’une
des raisons essentielles qui permettent de comprendre pourquoi
le public a perdu confiance en la presse, en même temps qu’elle
rend plus difficile aux responsables des services rédactionnels de
défendre les intérêts du public au sein de leurs propres
entreprises.
Une fois clairement reconnue la nécessité pour le journaliste
de chercher par tous les moyens à faire apparaître la vérité, il
reste à trouver les conditions qui lui permettront de la
communiquer au public de manière crédible. Nous touchons là à
la seconde grande question : pour qui travaille le journaliste ?
Personne ne conteste que les entreprises de presse sont tenues
de prendre en considération de nombreux intérêts. Institutions
représentatives de la société, groupes d’intérêt, entreprises
affiliées au même holding, actionnaires, annonceurs sont, avec
d’autres, autant d’entités qu’une entreprise de presse ne peut se
permettre de négliger. Il est cependant une obligation dont les
éditeurs de presse ont pris conscience au cours du XIXe siècle — et
qui s’est progressivement imposée à eux comme une contrainte
absolue. Il s’agit du fait que les journalistes qui travaillent au sein
de ces entreprises — tout comme leurs propriétaires — doivent
mettre l’un de ces intérêts au-dessus de tous les autres. C’est là le
second principe directeur du journalisme :

Le journalisme doit être en priorité au service des citoyens

Servir les citoyens, ce n’est pas simplement, pour la presse, se


soucier de son seul intérêt professionnel. Il s’agit du contrat
implicite qui garantit au public que la critique
cinématographique est franche, que la critique gastronomique est
indépendante de la présence ou de l’absence de tel restaurant
parmi les annonceurs, que le reportage est totalement
désintéressé et ne cherche pas à faire plaisir à qui que ce soit. La
certitude que ceux qui dispensent l’information ne sont
nullement empêchés de creuser en tous sens pour découvrir la
vérité et la dire — même si elle est contraire aux intérêts
financiers des propriétaires de l’entreprise de presse — est
indispensable non seulement à la rigueur de l’information, mais
aussi à sa crédibilité. La foi que nous, en tant que citoyens,
accordons à un organe de presse est fondée sur cette certitude.
Elle constitue, en bref, le capital de confiance dont bénéficient
l’entreprise et les journalistes qui y travaillent.
Ainsi les journalistes sont-ils différents des employés des
autres entreprises : ils ont vis-à-vis de la société une obligation
qui peut, occasionnellement, prévaloir sur les intérêts immédiats
de leur employeur ; et le respect de cette obligation est, dans le
même temps, la source même de la prospérité financière dudit
employeur.
Cette loyauté à l’égard des citoyens n’est autre que ce que nous
avons coutume d’appeler l’indépendance de la presse. Comme
nous le verrons, ce terme a souvent été utilisé pour désigner
d’autres concepts, tels que le non-engagement, l’impartialité,
l’objectivité. Cette confusion ne fait que refléter le manque de
clarté intellectuelle dont souffrent les gens de presse. Les
journalistes ont œuvré à leur propre malheur en insufflant cette
confusion dans l’esprit du public, suscitant du même coup le
scepticisme, et même la colère, des citoyens.
L’idée que les journalistes sont d’abord et avant tout au service
des citoyens demeure cependant profondément enracinée dans
l’esprit de ceux qui produisent l’information. La question « pour
qui travaillez-vous ? » a suscité une réponse particulièrement
vigoureuse de la part des journalistes que nous avons interrogés.
Lors d’une enquête menée conjointement en 1999 par le Pew
Research Center for the People and the Press et le Committee of
Concerned Journalists, plus de 80 % d’entre eux ont choisi « faire
du service du lecteur/auditeur/spectateur la première des
obligations », le « principe de base du journalisme 3 ». Dans de
libres entretiens individuels avec des psychologues, plus de 70 %
des journalistes ont de la même façon placé la loyauté à l’égard
du public au premier rang de leurs obligations, bien avant la
défense des intérêts de leur employeur, de leur profession ou
même de leur propre famille 4.
« J’ai toujours travaillé pour les gens qui allument leur poste
de télévision », déclare Nick Clooney, ancien présentateur des
informations télévisées à Los Angeles et ailleurs. « Toujours. À
chaque fois que je discutais avec un haut responsable de la
chaîne ou un membre du conseil de direction, ma position était
toujours la suivante : “Je ne travaille pas pour vous. Vous me
payez mon salaire, et j’en suis ravi. Mais, en vérité, ce n’est pas
pour vous que je travaille, et si la question vient à se poser de
savoir quels intérêts je défends, ce seront les intérêts de celui qui
allume son poste de télévision.” […] Et dès lors que j’exprimais
cette position sans ambiguïté, personne jamais ne la contestait 5. »
Cette manière de concevoir les choses ne s’est pas imposée
facilement. Il a fallu attendre la fin du XIXe siècle pour que les
éditeurs de journaux commencent à substituer l’indépendance
éditoriale à l’idéologie politique. C’est en 1896 que se fit entendre
la plus célèbre affirmation de cette indépendance intellectuelle et
financière. Elle émanait d’un jeune éditeur du Tennessee, du nom
d’Adolph Ochs, qui venait de racheter le New York Times, alors en
difficulté. Ochs était convaincu que bon nombre de New-Yorkais
étaient fatigués du sensationnalisme racoleur de William
Randolph Hearst et Joseph Pulitzer et apprécieraient un style de
journalisme à la fois plus raffiné et plus rigoureux. Dans son
premier article en qualité de propriétaire, publié sous le simple
titre de « Business Announcement », Ochs exprimait les idées qui
allaient rester liées à son nom. Son « plus ardent désir », écrivait-
il, était de « dispenser l’information en toute impartialité, sans se
soucier de plaire ou de déplaire, quels que puissent être le parti,
le clan ou les intérêts concernés ».
D’autres éditeurs avaient déjà fait des déclarations du même
ordre, mais, comme le disent Alex Jones et Susan Tifft, « Ochs,
lui, était vraiment convaincu de ce qu’il écrivait 6 ». Partout dans
le pays, les journaux reproduisirent intégralement l’article. Et,
tandis que le Times s’affirmait progressivement comme le journal
le plus influent de New York, puis du monde, d’autres suivirent
l’exemple d’Ochs, mus par la conviction que faire passer l’intérêt
du public avant les préoccupations politiques ou financières
immédiates était, à terme, la meilleure des stratégies
commerciales. C’est ainsi, par exemple, qu’après avoir acquis le
Washington Post en 1933, Eugene Meyer établit un ensemble de
principes parmi lesquels figurait, notamment, l’affirmation
suivante : « Dans sa poursuite de la vérité, le journal sera prêt à
sacrifier ses intérêts matériels si le bien public l’exige. »
Alors que les propriétaires de journaux claironnaient leur
indépendance éditoriale pour en faire un argument commercial,
les responsables rédactionnels en ont profité pour promouvoir
leur professionnalisme. Malcolm Bingay, chroniqueur au Detroit
Free Press, a retracé l’histoire de la création et du développement
de l’American Society of Newspaper Editors. Par une belle soirée
de l’été 1912, un groupe de directeurs éditoriaux s’était retrouvé
dans les Montagnes Rocheuses pour assister en avant-première à
l’ouverture du Glacier National Park.
« Tandis qu’ils étaient assis autour d’un feu de camp, ils
entendirent [Casper] Yost [directeur de la page éditoriale du St.
Louis Globe-Democrat] exposer une idée qui lui tenait à cœur. Il
rêvait de voir se créer une association à motivation éthique des
directeurs éditoriaux des journaux américains. […] Bien que
surnommé “Arsenic et Vieilles Dentelles” par ses contemporains,
le petit Casper devrait plutôt rester dans notre mémoire comme
le créateur du concept moderne de responsabilité de la presse,
concept souvent perdu de vue aujourd’hui au profit du débat,
plus spectaculaire, sur la liberté de la presse 7. »
Le code de déontologie de l’association plaçait la règle
suivante au-dessus de toutes les autres : « L’indépendance — la
liberté à l’égard de toute obligation à l’exception de la fidélité à
l’intérêt public — est primordiale. La promotion de tout intérêt
privé contraire au bien général, pour quelque raison que ce soit,
est incompatible avec la pratique d’un journalisme honnête. […]
La partialité, avec distorsion volontaire de la vérité dans les
commentaires, viole l’idéal journalistique américain ; dans les
articles visant à l’information, elle subvertit un principe
fondamental de la profession. »
Une entreprise de presse aussi prospère — et aussi avertie sur
le plan financier — que le Wall Street Journal, illustre la manière
dont s’est imposé le principe consistant à faire passer avant tout
autre l’intérêt du public. Quand, dans les années 1980, l’un de ses
chroniqueurs, Foster Winans, fut convaincu de délit d’initié, le
journal se crut obligé de réexaminer et réécrire son code de
bonne conduite. « Le principe de base de ce code est que la
réputation de qualité du groupe Dow Jones, et d’indépendance et
d’intégrité de ses publications, constitue le fondement même de
notre entreprise. » C’était là l’affirmation d’un principe d’ordre
financier et non purement journalistique, comme c’est d’ailleurs
le cas pour les autres entreprises de presse. « Le groupe Dow
Jones ne peut prospérer si nos clients n’ont pas l’assurance que
[…] nos analyses reflètent le jugement que nous portons en toute
impartialité, indépendamment de nos propres intérêts ou de ceux
de nos sources ou de nos annonceurs 8. »
Les journaux se sont transformés en monopoles au cours des
années 1960 et ont généralement cessé de faire de telles
déclarations, excepté en période de crise, comme ce fut le cas
pour le Wall Sreet Journal. Mais le journalisme télévisuel,
beaucoup plus marqué par l’esprit de concurrence, a continué de
faire du respect du public un argument commercial. Tout au long
des années 1990, par exemple, au moment même où croissait la
suspicion du public à l’égard de la presse, « On Your Side » (à vos
côtés) et « Working 4 You » (nous travaillons pour vous, en jouant
sur l’homonymie entre le chiffre 4 et la préposition for) furent
deux des slogans les plus populaires des journaux télévisés des
chaînes locales. Les études menées tant par les télévisions locales
que par le Project for Excellence in Journalism tendent à prouver
que c’étaient aussi les slogans les plus porteurs 9.

DE L’INDÉPENDANCE À L’ISOLEMENT

Le temps passant, l’indépendance éditoriale s’est parfois


durcie pour se transformer, dans certains journaux, en un
véritable isolement. Soucieux de respecter leur chère
indépendance et de la protéger de l’influence des partis et des
pressions commerciales, les journalistes en sont parfois venus à
faire de cette indépendance un but en soi. Il pouvait arriver que
la volonté d’échapper aux pressions extérieures débouche sur un
détachement du milieu environnant 10.
La professionnalisation croissante du journalisme a été pour
une part responsable de cette évolution. Avec l’amélioration du
niveau des journalistes et la création de grands groupes de presse,
ces derniers se sont mis en devoir d’utiliser leurs journaux locaux
et leurs chaînes régionales de télévision comme autant de
pépinières où ils formaient leurs journalistes avant de les
transplanter dans des organes de presse plus importants. Selon
une enquête menée en 1997, les deux tiers des journalistes de la
presse d’information n’avaient pas grandi au sein de la collectivité
dont ils couvraient les activités. La majorité d’entre eux se
sentaient « moins impliqués » dans la société que d’autres qui y
vivaient depuis plus longtemps 11. Les journalistes se
transformaient en nomades, en « Bédouins de l’information ».
Un deuxième facteur a contribué à l’isolement croissant de la
presse : le changement intervenu dans le ton même du
journalisme. Après la guerre du Viêt-nam et le Watergate, puis
l’arrivée de l’information par câble en continu, le journalisme
s’est fait sensiblement plus subjectif et critique 12. Il s’est
davantage attaché à interpréter les propos des hommes publics
qu’à simplement les rapporter. À la télévision, par exemple, une
étude particulièrement sérieuse a montré que le temps moyen
consacré à citer les déclarations, ou les « petites phrases », de
chaque candidat au cours des journaux télévisés du soir en
période électorale avait fortement diminué, passant de
43 secondes en 1968 à 9 secondes en 1988 13. Parallèlement, les
commentaires des journalistes sur les propos des candidats
avaient gagné en durée et s’étaient faits plus critiques 14. Pour ce
qui est de la presse écrite, différentes études ont montré que les
journalistes s’attachaient moins à citer les propos des candidats
qu’à expliquer leurs motivations stratégiques 15. Une étude des
unes du New York Times et du Washington Post a révélé que le
nombre des informations brutes et directes avait baissé tandis
que celui des commentaires et analyses augmentait. Souvent, ces
articles à caractère analytique n’étaient pas clairement présentés
comme tels 16. Un nouveau jargon journalistique a fait son
apparition pour décrire ce qui se passe sur la scène publique —
avec des expressions telles que spin doctors et photo op. Lequel
jargon a donné naissance à des termes tout aussi nouveaux et
imagés — tels que feeding frenzy et gotcha journalism — pour
désigner la conduite contestable des journalistes *1.
En certaines occasions, ce style plus interprétatif sert le
souhait du journaliste de camper un personnage sur la scène
publique. Quelque temps avant la campagne présidentielle de
2000, le chroniqueur politique Michael Kelly tourna en dérision
la tendance du démocrate Al Gore à monter en épingle ses
origines rurales. Son article, intitulé « Farmer Al » (Al le paysan),
rappelait férocement que Gore avait, au cours de sa jeunesse,
vécu plus longtemps à l’hôtel à Washington, où son père était
sénateur, que dans le Tennessee :
Al courait sans arrêt dans le vaste appartement. (La ferme des Gore
occupait six grandes pièces au dernier étage du Fairfax Hotel, ce dont le jeune
Al n’était pas peu fier : il n’y avait pas beaucoup de familles à Washington qui
pouvaient se vanter d’assister, depuis leur terrasse, aussi bien au lever qu’au
coucher du soleil.) […] Il mangeait tout en courant, ne s’arrêtant que pour
décrocher sa fidèle épée du porte-parapluies 17.

On loua Kelly pour avoir, dans cet article plein d’humour,


dénoncé l’hypocrisie supposée d’Al Gore. Le hic était que douze
ans plus tôt, alors qu’il n’était pas encore un chroniqueur
politique connu à Washington pour ses analyses acérées, mais
simple journaliste au Baltimore Sun, Kelly avait présenté la
jeunesse rurale d’Al Gore comme une réalité authentique :
Là-bas, à la ferme, sur l’insistance de son père et en dépit des objections de
sa mère, Al Gore menait une vie bien différente. « L’été, je devais me lever
avant l’aube et aider à nourrir les animaux, raconte-t-il. Après ça, je nettoyais
les étables à cochons. […] Et puis je vaquais tout le reste de la journée aux
travaux de la ferme ; le soir, avant le dîner, je nourrissais de nouveau les
animaux. » Tout le monde s’accorde à dire que Mr. Gore était, dès son plus
jeune âge, un garçon particulièrement sérieux et dur à la tâche 18.

Certains journalistes s’étaient inquiétés de ce que trop de leurs


confrères avaient franchi la frontière séparant le scepticisme du
cynisme et versaient même dans une sorte de nihilisme
journalistique, dans le refus d’ajouter foi à quoi que ce soit. Phil
Trounstein, à l’époque responsable du secteur politique au San
Jose Mercury News, a rédigé pour le CCJ une étude sur cette
question. « Il apparaît, écrit-il, que la pire chose dont puisse être
accusé un reporter ou un commentateur dans certains milieux
n’est pas le manque de rigueur ou d’honnêteté dans la relation
19
des faits, mais la crédulité . »
Dans The Spiral of Cynicism : The Press and the Public Good,
Joseph N. Cappella et Kathleen Hall Jamieson, professeurs à
l’université de Pennsylvanie, ont avancé que le problème
provenait pour une large part de ce que les journalistes
s’intéressaient de plus en plus aux motivations des personnalités
politiques plutôt qu’à leur action proprement dite. En délaissant
le fait brut au profit de son explication, les journalistes auraient
« intériorisé » la vie publique, privilégiant les ressorts
psychologiques et les intérêts personnels des hommes politiques
au détriment des effets réels de leurs décisions sur la vie des
citoyens. Cette approche cynique de la vie politique aurait
contribué à élargir davantage encore le fossé entre les journalistes
et les citoyens.
Dernier point enfin, la politique d’isolement des journalistes
est allée de pair, pour nombre de journaux et de chaînes de
télévision, avec une stratégie commerciale visant à améliorer les
résultats financiers en cherchant à attirer le public non pas le
plus large possible, mais le plus aisé et le plus influent en termes
de consommation. Pour les chaînes de télévision, cela a conduit à
sélectionner l’information susceptible d’intéresser les femmes
âgées de 18 à 49 ans, qui effectuent l’essentiel des achats
ménagers. Pour la presse écrite, cela a conduit à limiter la
diffusion aux secteurs postaux correspondant aux zones à
population relativement aisée. En ciblant son information, une
entreprise de presse pouvait, en théorie, augmenter ses profits
tout en réduisant sa diffusion — plus de rentrées publicitaires
pour un public plus restreint. Le quotidien ou la chaîne de
télévision pouvait ignorer dans ses informations certaines
catégories de population, ce qui lui permettait de réaliser des
économies. En d’autres termes, le détachement devint une
stratégie commerciale. Dans les années 1990, Joel Kramer,
l’éditeur du Minneapolis Star Tribune dont la diffusion avait
baissé de 4 % en trois ans, a déclaré au New York Times : « Notre
entreprise est en bien meilleure santé financière, parce que nous
avons augmenté notre prix de vente en même temps que nous
avons réduit notre tirage 20. » Rien n’illustre peut-être mieux cette
situation que la fameuse histoire de ce responsable de
Bloomingdale qui déclara à Rupert Murdoch que sa société ne
faisait pas de publicité dans le New York Post parce que les
lecteurs de ce dernier étaient « ceux-là même qui pratiquaient le
vol à l’étalage dans ses magasins ». Même si l’on peut mettre en
doute la véracité de cette anecdote elle est devenue légendaire
dans le milieu de la presse parce qu’elle illustre parfaitement la
manière de procéder qui prévaut dans la profession 21.

RÉACTION CONTRE LE DÉTACHEMENT

Bien que peu de gens en aient pris conscience à l’époque, une


évolution s’est fait jour dans les années 1990 qui déboucha sur
une remise en cause de l’indépendance des rédactions. La cause
initiale en fut l’effet négatif que commença à produire la stratégie
commerciale des médias visant à cibler trop étroitement leur
clientèle. Gagner de l’argent sans augmenter le tirage avait été
possible dans la mesure où l’industrie de la presse était structurée
de façon si monopolistique qu’elle pouvait considérer ses revenus
publicitaires comme intangibles. Aux alentours de l’année 1989,
l’évolution des pratiques d’achat des consommateurs américains
et le bouleversement des technologies de communication ont mis
à mal cette certitude. Le commerce alimentaire et les grands
magasins — les vaches à lait de la presse écrite — se sont trouvés
pris dans les remous de la faillite, des fusions et de l’endettement.
Les discompteurs qui les ont remplacés ne faisaient pas de
publicité dans les journaux : pratiquant le discompte
systématique à longueur d’année, ils n’éprouvaient pas le besoin
d’annoncer des promotions particulières. Selon Sanford
C. Bernstein, l’espace publicitaire des quotidiens publiés dans les
grandes villes américaines a connu une réduction de 8 % entre
1980 et 1991. Pour la seule année 1991, les annonces publicitaires
du commerce de détail ont chuté de 4,9 % — soit la baisse
annuelle la plus forte jamais enregistrée par la presse écrite au
cours de l’histoire. Un effondrement comparable a affecté la
télévision, dont le public se détournait au profit des pseudo-
programmes d’information, des rediffusions par les chaînes
câblées et, plus tard, d’Internet.
Les entreprises de presse se heurtant à des difficultés
croissantes, leurs dirigeants se sont attachés à repenser leur
stratégie. Pour la presse écrite, cela s’est traduit par une politique
de baisse des coûts et non d’amélioration de l’information en vue
de la rendre plus attractive. Entre 1992 et 1997, la part de leur
budget allouée à l’information s’est trouvée réduite de 11 % pour
les journaux de taille modeste, et de 14 % pour les plus
importants. En revanche, la part allouée au marketing a
augmenté très sensiblement 22.
En même temps qu’ils abaissaient les coûts, les éditeurs ont
exigé de leurs rédacteurs en chef qu’ils se montrent plus sensibles
aux impératifs financiers, et des journalistes qu’ils rendent
compte de leur travail. Les responsables financiers et
commerciaux menèrent des études de marché et mirent en œuvre
un tas de techniques nouvelles de contrôle — indices d’écoute en
temps réel pour la télévision, et même lunettes infrarouges
permettant de suivre les mouvements de l’œil du lecteur à mesure
qu’il parcourt une page du journal. L’idée était que les
journalistes, s’ils recouraient davantage à la technologie,
parviendraient à élargir la diffusion et remédieraient à leur
mauvaise image auprès du public.
Un fossé a alors commencé à se creuser au sein des médias
entre gestionnaires et membres des équipes rédactionnelles et —
pis encore — entre les journalistes et leurs rédacteurs en chef. Les
journalistes voyaient dans les préoccupations commerciales une
menace pour leur indépendance professionnelle et craignaient
que l’obligation de rendre compte de leur travail ne signifie en
fait une soumission de l’information aux intérêts des annonceurs.
Les commerciaux, de leur côté, constatant l’intransigeance avec
laquelle les journalistes s’opposaient au changement, se
demandaient si leur fameux détachement n’était pas la cause
essentielle de la stagnation des ventes.
« Beaucoup de journalistes estiment que leurs rédacteurs en
chef sont passés de l’autre côté de la barrière », a expliqué
Deborah Howell, directrice du bureau de Washington du groupe
Newhouse Newspapers lors d’une réunion de l’American Society
of Newspaper Editors.
Souvent, la scission entre les deux parties n’était pas aussi
marquée dans la réalité qu’elle l’était dans le discours théorique.
Le conflit ne portait pas en fait sur les valeurs, mais sur la nature
de l’évolution. Les partisans du changement considéraient qu’ils
se battaient pour la survie même de leur profession. Ceux qui s’y
opposaient étaient convaincus de défendre une éthique
professionnelle qui était le fondement même de la réussite dans
le domaine de la presse d’information.
Le schisme a eu néanmoins de funestes conséquences. La
première fut la mise à l’index des innovateurs. Quand, au début
des années 1990, Mike Francher, du Seattle Times, émit l’idée que
les responsables éditoriaux devraient, pour leur propre bien,
acquérir une meilleure connaissance des questions commerciales,
il se trouva carrément mis en quarantaine. Le mouvement en
faveur de ce qu’on a appelé le journalisme « public » ou
« civique » défendait un certain nombre d’idées intéressantes
concernant les techniques nouvelles qui permettraient de renouer
les liens avec le public : tenter, par exemple, de découvrir les
préoccupations essentielles des électeurs et inciter les candidats à
y répondre. Mais il comportait aussi des idées dommageables,
telles que donner aux sondages la préséance sur la couverture du
débat électoral, ou brandir abusivement la bannière du
journalisme civique à des fins purement publicitaires. Les grands
médias nationaux, mettant en doute le sérieux de telles idées,
sont généralement restés à l’écart du mouvement.
Une deuxième conséquence a été l’introduction dans la salle
de rédaction d’un certain nombre de pratiques commerciales
contraires aux intérêts et du journalisme et du public. L’une des
techniques de base visant à responsabiliser la rédaction était ce
qu’on a appelé le management par objectif (Management by
Objective ou MBO). Ce concept, introduit dans les années 1950
par le gourou du management Peter F. Drucker, est simple : en
fixant des objectifs assortis de récompenses pour ceux qui les
atteignent, une entreprise peut établir un système cohérent
permettant de coordonner et contrôler le travail de ses cadres.
Aujourd’hui, la grande majorité des directeurs de rédaction de
la presse écrite et télévisuelle sont soumis au système du MBO 23.
Bon nombre d’entre eux sont structurés d’une manière qui, quoi
qu’ils en aient, subvertit et sape le rôle des journalistes ou trahit
les attentes du public. Dans le cadre d’une enquête du State of the
American Newspaper Project, 71 % des rédacteurs en chef ont
déclaré que leurs sociétés appliquaient ce système. La moitié
d’entre eux ont reconnu que les primes afférentes représentaient
de 20 à 50 % de leur rémunération. Et la majorité des
responsables éditoriaux concernés ont dit que ces primes étaient
liées pour plus de la moitié aux résultats financiers du journal.
Qu’y a-t-il de dommageable dans de telles pratiques ? À quoi
servirait le journalisme, pourrait-on après tout demander, si les
journaux ne se vendaient pas.
Le problème réside dans le fait que lier la rémunération d’un
journaliste aux résultats financiers de son entreprise change
fondamentalement la nature de sa vocation et les intérêts qu’il est
censé servir. Son employeur lui déclare explicitement qu’il est
pour une large part au service des intérêts de sa société mère et
de ses actionnaires — lesquels passent avant ceux de ses lecteurs,
auditeurs ou téléspectateurs. Que se passe-t-il quand un
annonceur laisse clairement entendre qu’il est prêt à intensifier sa
publicité dans le journal si celui-ci tempère son ardeur à
commenter tel aspect de l’actualité, ou si le journaliste qui le
traite est congédié ou remplacé par un autre ? A-t-on déjà vu un
annonceur réclamer une plus large couverture d’une affaire de
pratique commerciale illicite le concernant ? Comment peut-on
prétendre informer en toute impartialité quand on déclare au
rédacteur en chef que son objectif essentiel est d’obtenir une
grosse prime à la fin du trimestre ?
Selon Sandra Rowe, rédactrice en chef du Portland Oregonian,
c’est une très bonne chose que d’enseigner à ses journalistes les
aspects commerciaux de la presse. La question qui se pose, c’est
de savoir quelle religion pratiquent les journalistes. Sont-ils des
journalistes qui ont une bonne compréhension des questions
commerciales ou des commerçants qui ont une bonne
connaissance du journalisme ? De la réponse dépend
l’identification des intérêts prioritaires. La culture de l’entreprise
est-elle fondée sur la conviction que sa bonne santé repose sur le
dévouement sans faille aux intérêts des citoyens, ou sur la
recherche d’un profit maximum, aux dépens s’il le faut des
attentes du public ?
Semer la confusion dans l’esprit des journalistes à propos des
intérêts qu’ils sont censés servir en priorité a toujours eu des
conséquences tangibles. Quand on découvrit qu’une chaîne
télévisuelle d’informations du Tennessee, filiale de la Fox,
promettait par écrit aux firmes qui faisaient de la publicité sur
son antenne une couverture de l’actualité favorable à leurs
intérêts, la nouvelle se répandit comme une traînée de poudre et
fut montée en épingle. Ce que l’on omit de dire, c’est que ce genre
de pratique était beaucoup plus répandu que la plupart des
journalistes le pensaient. « Ce genre d’accord intervient
constamment de façon implicite, […] notamment dans les médias
locaux où les recettes publicitaires sont plus problématiques », a
reconnu un ancien responsable de la Fox dont nous tairons le
nom. « Ce qui est encore plus courant, a-t-il ajouté, c’est que, quel
que soit le sujet que vous choisissez de traiter, il est entendu que
la première interview sera réalisée sous l’égide d’un sponsor. »
C’est là une manière de faire très classique, reconnaissent de
nombreux briscards de l’information. « Force nous est de
dialoguer avec quelqu’un ; alors autant que ce soit quelqu’un qui
finance nos programmes. » Une autre technique consiste à
couvrir les opérations promotionnelles des principaux
annonceurs — tels les magasins de vente d’automobiles —
comme s’il s’agissait d’événements publics, en utilisant les
services de journalistes d’information patentés, aussi bien que de
présentateurs spécialistes de la météorologie ou des sports.

LES CITOYENS NE SONT PAS


DES CONSOMMATEURS

Demander aux journalistes de se montrer commercialement


responsables impliquait l’introduction dans la salle de rédaction
du langage commercial. Dans plusieurs entreprises de presse,
cela s’est traduit par l’utilisation dans l’information de termes
propres au marketing. Ainsi, les lecteurs et téléspectateurs se
sont-ils trouvés transformés en « consommateurs » et
l’information en « conseils aux consommateurs ». « Les meilleurs
responsables éditoriaux sont des vendeurs », déclare Bob Ingle,
ex-rédacteur en chef du San Jose Mercury News, journal du
groupe Knight Ridder, et aujourd’hui président de la branche
médias de ce même groupe. « C’est ce que je me suis efforcé de
faire quand j’étais rédacteur en chef : obtenir de ces maudits
journalistes qu’ils soient à l’écoute du public. Je voulais qu’ils
disent de moi : “Bob Ingle est un formidable vendeur” 24. »
Rares sont ceux qui prétendront que les journalistes doivent
être des vendeurs, mais ici une précision s’impose. Le terme
customer (client, consommateur) est à la fois trop limitatif et
inapproprié. Un customer, selon The American Heritage Dictionary
of the English Language, est « une personne qui achète des biens
ou des services ». Or, l’information, le plus souvent, n’est pas un
service que l’on achète. Elle est fournie gratuitement — y compris
par les sites d’information sur Internet, par la plupart des
suppléments hebdomadaires des journaux nationaux, les chaînes
de radio et de télévision. Seuls les journaux et magazines dont la
diffusion est limitée à une zone métropolitaine sont vendus — et
encore à perte.
Plutôt que vendre l’information à des consommateurs, les
journalistes établissent avec le public une relation fondée sur
leurs valeurs, leur jugement, leur autorité, leur courage, leur
professionnalisme et leur responsabilité à l’égard de la société.
L’entreprise de presse met ensuite la relation ainsi créée au
service des annonceurs, moyennant finance.
En d’autres termes, la relation que le journalisme entretient
avec le public est différente de la relation commerciale
traditionnelle qui lie le fournisseur à son client, et à certains
égards plus complexe. C’est une relation triangulaire. Le public
n’est pas le client qui achète des biens et des services, ce qu’est,
en revanche, l’annonceur. Mais le client/annonceur est lui-même
subordonné à un troisième personnage, le citoyen.
Même des magnats de la presse comme Henry Luce ont
compris la nature triangulaire de cette relation. « S’il nous faut
chercher quelque soutien financier, je pense que l’annonceur
présente des possibilités extrêmement intéressantes », confiait-il
en 1938 à ses plus proches collaborateurs. Son ambition, disait-il,
était de ne jamais compromettre « plus d’une infime fraction de
l’âme journalistique » de l’entreprise 25. « Il n’est pas un seul
annonceur aux États-Unis qui ignore que Time Inc. est
farouchement indépendant », affirmait-il fièrement.

LE MUR

Si les journalistes se doivent en priorité au citoyen, qu’en est-il


de tous les autres qui travaillent dans les entreprises de presse —
ceux qui vendent l’espace publicitaire, ceux qui s’occupent de la
diffusion, les camionneurs, l’éditeur et le propriétaire ? Que
doivent attendre d’eux les citoyens ? Quels liens entretiennent-ils
avec la salle de rédaction ?
Beaucoup de gens évoquent l’existence d’un mur qui, dans les
entreprises de presse, séparerait les services rédactionnels des
services commerciaux. Les responsables éditoriaux de Time Inc.
ont souvent repris fièrement l’image qu’affectionnait Luce de la
séparation, au sein de leur société, de l’Église (la rédaction) et de
l’État (la gestion commerciale). Robert McCormick, le très
célèbre éditeur du Chicago Tribune, avait, au tout début du
e
XX siècle, créé deux cages d’ascenseur séparées à l’intérieur de sa

grandiose Tribune Tower surplombant Chicago River. Il ne


voulait pas que les gens chargés de vendre la publicité côtoient
les journalistes, ne serait-ce que le temps du trajet jusqu’à leurs
lieux respectifs de travail.
Mais cette vision du journaliste cloîtré derrière un mur et
entièrement voué au service du public, tandis que tous les autres
collaborateurs du journal auraient pour seule préoccupation la
rentabilité de l’entreprise, est incorrecte et malvenue.
Premièrement, elle encourage cet isolement du milieu social
évoqué précédemment. Deuxièmement, si les deux composantes
d’une entreprise vouée à l’information poursuivent réellement des
buts différents, le journalisme tend à se situer du côté de la
corruption.
Le scandale du Los Angeles Times et du complexe sportif
Staples Center illustre combien la métaphore du mur est
médiocre et hors de propos. En 1999, le quatrième journal des
États-Unis par ordre d’importance avait accepté de consacrer une
large part de son magazine du dimanche à l’inauguration du
complexe sportif, en échange de l’engagement des propriétaires
de ce dernier à mobiliser les annonceurs pour qu’ils fassent de la
publicité dans le journal. Les propriétaires adressèrent donc à
leurs sous-traitants des courriers les invitant sans ménagement à
acheter des espaces publicitaires dans le magazine. Les articles
relatifs au complexe, écrits d’avance, étaient tous des plus
flatteurs. Mais l’équipe rédactionnelle n’avait pas été mise au
courant de l’arrangement ; en d’autres termes, le fameux mur
avait parfaitement joué son rôle d’écran. Quand le pot aux roses
fut par la suite découvert, tant les journalistes que le public
s’estimèrent floués.
En moins d’une semaine, un déluge de plus de deux cents
lettres, courriels, fax et messages téléphoniques s’abattit sur le
bureau de Narda Zacchino, en charge du courrier des lecteurs.
Lorsque Sharon Waxman, journaliste au Washington Post, vint
interviewer Zacchino, elle découvrit sur son bureau un monceau
de messages téléphoniques, dont les éléments essentiels étaient
pour chacun soulignés en jaune.
« Pour l’essentiel, les lecteurs disent que cette affaire ruine la
confiance qu’ils avaient dans notre journal, déclara Narda
Zacchino à Sharon Waxman. Ils se posent des tas de questions.
Ils demandent si les annonceurs exercent une influence sur nos
articles. Ils mettent en doute notre intégrité. Ce qui m’inquiète, ce
sont ces interrogations sur l’honnêteté des informations que nous
diffusons : “Telle ou telle entreprise a-t-elle conclu un
arrangement avec vous ?” »
Le journaliste David Shaw, lui-même spécialiste des médias,
allait finir par découvrir la politique de plus en plus systématique
mise en œuvre par les dirigeants du Los Angeles Times pour
exploiter le lectorat au profit des annonceurs, sans que la
rédaction du journal soit le moins du monde au courant.
Autrement dit, le mur mythique ne protégeait pratiquement
personne. Les gens du business trahissaient ceux de
l’information, et étaient suffisamment puissants pour circonvenir
la salle de rédaction sans même que ses occupants s’en
aperçoivent.
Si le mur mythique se révèle incapable de garantir la fidélité
prioritaire des journalistes aux intérêts du citoyen, qui d’autre
pourra le faire ? Face à la liste toujours plus longue des pressions
auxquelles ils étaient soumis, ceux qui avaient pour mission de
dispenser l’information ont entrepris, à la fin du siècle, de
repenser plus clairement les relations entre le business et
l’information. De ce travail introspectif allaient émerger cinq
principes de base.

1. Le propriétaire de l’organe de presse doit avoir pour priorité


le service des citoyens

Rien ne sert de chercher à isoler la salle de rédaction du reste


de l’entreprise. Pour assurer la qualité du journalisme, il ne faut
pas, au sein de l’entreprise, deux catégories de collaborateurs
voués les uns au business et les autres au service du public, mais
que tous travaillent dans le respect des mêmes valeurs propres à
la profession. Or, l’expérience tend à montrer que les choses ne
peuvent fonctionner ainsi que lorsque le propriétaire de
l’entreprise de presse est lui-même profondément acquis à ces
valeurs essentielles du journalisme.
Quelques-uns des soi-disant partisans de la stratégie du mur
étaient en fait eux-mêmes des adeptes de cette philosophie, qu’ils
mettaient en œuvre dans la pratique en accordant la priorité au
journalisme. Contrairement à la légende, il n’est guère prouvé,
selon l’historien Tom Leonard, que Henry Luce ait réellement
évoqué le principe de la séparation de l’Église et de l’État. Luce
était en revanche convaincu que toute l’entreprise devait rester
« farouchement indépendante ».
Jetant un regard rétrospectif sur sa propre carrière, l’ex-
éditeur du Los Angeles Times, Tom Johnson, devenu par la suite
président de Cable News Network, est parvenu à la même
conclusion que Henry Luce une génération plus tôt, et Adolph
Ochs avant lui encore :
« Les propriétaires des médias ou, dans le cas de sociétés de
capitaux, les présidents-directeurs généraux élus par les conseils
d’administration, sont responsables en dernier ressort de la
qualité des informations diffusées par leurs services de rédaction.
C’est eux qui, le plus souvent, choisissent, embauchent, licencient
ou promeuvent les responsables éditoriaux, les éditeurs, les
directeurs des services d’information et les rédacteurs en chef —
les journalistes — qui assurent le fonctionnement de leurs salles
de rédaction. […] Le propriétaire fixe le budget de la rédaction,
les espaces alloués respectivement à l’information et à la
publicité. Il détermine le niveau qualitatif du média par celui des
collaborateurs qu’il recrute et par la politique d’information à
laquelle il se voue. Le propriétaire fixe la marge bénéficiaire qu’il
entend dégager de son entreprise de presse. Il détermine le niveau
de qualité auquel il prétend atteindre par le niveau de
rémunération qu’il est prêt à accorder à ses journalistes 26. »
En sa qualité d’éditeur du Los Angeles Times, rappelle Tom
Johnson, Otis Chandler a fait à maintes reprises la démonstration
de son indépendance. Il a constamment défendu ses journalistes
face à sa propre famille, à son conseil d’administration et aux
intérêts particuliers, qu’il s’agisse de sa propre mère qui exigeait
le départ du critique musical du journal, des foucades des
membres du conseil d’administration et autres pressions venues
de toutes parts.
Une telle position était plus facile à tenir à l’époque où les
journaux appartenaient à des propriétaires indépendants, un
modèle qui, à quelques rares exceptions près, a aujourd’hui
disparu. Si l’on admet que l’indépendance est la vertu essentielle
d’une entreprise de presse — et le fondement même du Premier
amendement — comment la garantir dans une culture
d’entreprise où, comme le note Johnson, prévaut l’autorité d’un
PDG désigné par le conseil d’administration.
Dans le courant de l’été 2000, l’Aspen Institute a interrogé
Peter C. Goldmark Jr., PDG de l’International Herald Tribune, sur
les moyens de préserver les valeurs du journalisme à l’heure de la
constitution des entreprises de presse en sociétés de capitaux. En
réponse, Goldmark a fait valoir que ces sociétés devaient
désormais prendre des mesures « pour instiller dans ces énormes
empires financiers le ciment des valeurs professionnelles du
journalisme. […] Tout PDG a conscience que ces groupes ont une
responsabilité fiduciaire vis-à-vis de leurs actionnaires. En termes
de journalisme, je fais davantage confiance à une direction qui a
conscience que sa société a une responsabilité fiduciaire tout
aussi solennelle découlant du fait qu’elle est propriétaire d’une
entreprise de presse — qu’elle a une obligation à l’égard du
public 27 ».
Goldmark avança quatre propositions : organisation d’une
réunion annuelle du PDG avec ses homologues placés à la tête
d’autres groupes similaires pour évaluer la santé de leurs sociétés
sur le plan journalistique ; désignation d’un membre du conseil
d’administration spécialement chargé de protéger l’indépendance
de l’entreprise de presse ; vérification annuelle, éventuellement
sous la forme d’un audit, de l’indépendance et de la solidité de la
fonction d’information du groupe ; création, conjointement avec
d’autres groupes similaires, d’un conseil indépendant chargé de
vérifier, promouvoir et défendre l’indépendance de la presse.
Les propositions de Goldmark constituent à tout le moins une
base de départ. Il faut savoir qu’il n’existe actuellement aucune
organisation de ce type ayant pour vocation de défendre les
intérêts des citoyens. Le patriarche bienveillant qui assurait
naguère la défense du journalisme a disparu sans que la nouvelle
culture capitalistique des entreprises de presse ait mis en place la
moindre structure susceptible d’assumer ce rôle protecteur. Un
groupe capitaliste, à partir du moment où il inclut dans son
portefeuille une entreprise de presse, n’est plus uniquement
responsable vis-à-vis de ses seuls actionnaires. Il doit
impérativement prendre conscience qu’il a des responsabilités à
l’égard des citoyens et prendre toutes mesures pour les assumer.
Il est tout aussi crucial que le public comprenne à quel point son
intérêt est en jeu dans cette affaire et qu’il exige que les droits que
lui confère la démocratie soient respectés non seulement par les
journalistes, mais aussi par les dirigeants des sociétés auxquels
ces derniers doivent désormais rendre des comptes. Faute d’une
telle prise de conscience, on assistera à la disparition d’un
journalisme indépendant des intérêts de l’entreprise au sein de
laquelle il s’exerce.

2. Recruter des directeurs commerciaux qui placent, eux aussi,


les intérêts des citoyens au premier plan

Si le propriétaire est bien celui qui, en dernier ressort,


détermine les valeurs que respecte l’entreprise, les responsables
commerciaux doivent eux aussi avoir à cœur de recruter des
cadres qui partagent le même idéal, même si la vente d’espaces
publicitaires ou l’élargissement de la diffusion ne relèvent pas de
la même démarche que la rédaction d’articles. Robert Dechard,
PDG du groupe de presse A. H. Belo, affirme que l’engagement et
la conscience doivent irriguer l’ensemble du groupe. « Il s’agit
simplement de choisir des collaborateurs qui ont une bonne
approche de l’information et du journalisme et sont sensibilisés
aux conflits susceptibles de se produire. Je choisirai de
préférence des gens qui ont cette saine vision des choses 28. »
Le New York Times a la même stratégie. C’est ainsi que son
service en charge de la publicité réduit l’espace dévolu à cette
dernière lorsque l’actualité réclame que soit accordé plus de place
à l’information — le jour où, par exemple, le président donne une
conférence de presse ou prononce un discours particulièrement
important. Les responsables de la publicité savent que les lecteurs
attendent un compte rendu complet de tels événements et que
leur satisfaction garantit sur le long terme la prospérité du
journal.

3. Établir et imposer des principes connus de tous

Même si leurs propriétaires sont acquis aux idéaux


journalistiques, de nombreuses entreprises de presse ressentent le
besoin d’imposer à tous les niveaux de la hiérarchie le respect de
principes clairs et d’établir une atmosphère dans laquelle services
commerciaux et rédaction peuvent, au moins à certains niveaux,
dialoguer afin de mieux comprendre et apprécier leurs rôles
respectifs.
« Il vous faut disposer de principes connus et compris de tous,
consignés par écrit », dit Jennie Buchner, rédacteur en chef du
Charlotte Observer, propriété du groupe Knight Ridder. Ce journal
a organisé en 1999 une série de réunions au cours desquelles a
été exposée aux membres de tous les services la manière de gérer
les conflits susceptibles de survenir entre la publicité et la
rédaction. Les responsables éditoriaux de l’Observer furent
conviés aux réunions du département de la publicité où ils
expliquèrent la manière de voir et de procéder des gens en charge
de l’information, en prenant soin de préciser, selon les termes de
Buckner, qu’ils étaient « ouverts aux idées sans accepter pour
autant les interférences 29 ».
Le Baltimore Sun a organisé des réunions du même ordre afin
de clarifier les relations entre la branche publicitaire et la
branche rédactionnelle et s’assurer de leur bonne compréhension
par l’ensemble des salariés. « Nous avons clairement posé que,
s’agissant des décisions d’ordre journalistique, la rédaction doit
pouvoir, en dernière instance, imposer ses choix », a déclaré
William Marimow, à l’époque directeur de la rédaction du
journal 30.

4. En matière d’information,
le dernier mot revient aux journalistes

À l’instar de celles qui ont couché par écrit de strictes règles


de fonctionnement, beaucoup d’autres entreprises de presse
posent comme principe de base que le dernier mot, en matière
d’information, revient toujours à la rédaction.
Telle est la règle en vigueur dans de nombreux journaux. Au
Washington Post, le directeur de la rédaction, Leonard Downie
Jr., insiste sur le fait que les articles à caractère publicitaire —
qualifiés de « publicité rédactionnelle » — sont « placés sous son
contrôle » et qu’il est arrivé à son service de « s’opposer à leur
publication lorsqu’il estimait qu’ils posaient un problème ; il
s’assurait aussi que leur caractère publicitaire fût clairement
affiché ».
5. Porter les principes régissant l’information à la connaissance
du public

La dernière grande règle est d’afficher clairement — plus


clairement que par le passé — les règles du jeu en matière
d’information.
Dans le discours qu’il a prononcé en 1999 devant l’American
Society of Newspaper Editors, dont il était à l’époque président,
Edward Seaton, rédacteur en chef du Manhattan Mercury —
journal publié à Manhattan, au Texas — a indiqué quel était,
selon lui, le meilleur moyen dont disposaient les journaux pour
regagner la confiance du public et retrouver leur crédibilité :
« Expliquez-vous. […] En tant que rédacteurs en chef, nous
devons montrer le chemin. Nous devons affirmer nos valeurs. Dès
lors que nous avons établi des règles de fonctionnement, nous
avons quelque chose à expliquer au public et aux gens qui
travaillent avec nous, quelque chose que tout le monde peut
entendre et comprendre. Nous devons en ce domaine faire plus et
mieux que par le passé. Notre souci prioritaire doit être le service
du citoyen, non le résultat financier de notre journal ou ses
progrès en matière de technologie 31. »
Certaines chaînes de télévision ont adopté des positions
comparables. À Tucson, le directeur de l’information de KGUN-
TV a créé et diffusé à de nombreuses reprises une « déclaration
des droits du téléspectateur » qui donne une liste précise des
services que les citoyens de Tucson sont en droit d’attendre de la
chaîne et de ses journalistes.
La déclaration énumère sept droits, parmi lesquels le « droit
de savoir » (la chaîne pose les questions qui fâchent et mène ses
enquêtes à leur propos), le « droit à une information respectueuse
des règles éthiques » (la chaîne se conformera scrupuleusement
au code déontologique de la Society of Professional Journalists),
et le « droit à un journalisme orienté vers la recherche de
solutions » (la chaîne ne se contentera pas de mettre en avant les
problèmes mais s’attachera à découvrir ou mettre en lumière des
solutions pour y remédier). La liste inclut également le « droit au
respect de la vie privée », avec l’explication suivante : « Notre
mission journalistique et le droit du public à l’information nous
conduisent souvent à citer des personnes ou des organisations
qui souhaiteraient ne pas voir mentionner leur nom. Nous nous
abstiendrons toujours de le faire de manière désinvolte ou
indélicate et nous limiterons dans ce domaine aux strictes
nécessités de l’enquête, eu égard à l’importance de la question
abordée. Nous nous refuserons toujours à traquer ou harceler les
victimes d’actes criminels. »
La liste inclut enfin le « droit à nous tenir responsables des
informations que nous diffusons » et explique comment les
téléspectateurs peuvent exercer ce droit par l’intermédiaire de
leur représentant auprès de la chaîne, laquelle n’hésitera pas à se
faire publiquement l’écho de leurs plaintes éventuelles.
Le recours au vocabulaire d’une charte des droits pourra
paraître à certains un peu ridicule. Pourtant, les observateurs qui
ont travaillé à Tucson dans le cadre du Project for Excellence in
Journalism au moment de l’introduction de ce programme ont
noté que la charte avait permis d’établir des liens plus étroits avec
le public. Lorsque le médiateur a demandé aux citoyens comment
il serait possible d’améliorer la qualité de l’information diffusée
par la télévision locale, les téléspectateurs ont aussitôt cité la
politique mise en place par KGUN. « Il faut peut-être tout
simplement que les chaînes se fixent quelques règles de conduite,
quelque chose comme une éthique de l’information, a dit
quelqu’un. Définir ces règles [et, ensuite], les appliquer avec
finesse. Ce qu’il faudrait peut-être, c’est qu’elles fassent appel à
une poignée de gens comme nous à qui elles demanderaient
comment ils voudraient voir les choses évoluer. » Or, c’était
précisément ce que KGUN avait fait.
Certains critiques ont qualifié de bassement démagogique
l’initiative de KGUN. Il n’empêche que la part d’audience de la
chaîne sur Tucson n’a cessé d’augmenter. Selon Forest Carr, le
directeur de l’information, la démarche a eu un autre avantage :
elle a permis à tous ses collaborateurs de prendre clairement
conscience des valeurs que défendait la chaîne. Aucune de ses
actions précédentes n’avait autant contribué à améliorer l’esprit
qui régnait dans la salle de rédaction. De toute évidence, les
engagements de KGUN ne valent que par la manière dont ils
seront tenus ; il n’en reste pas moins que la chaîne a offert aux
citoyens un moyen de contrôler son propre fonctionnement, ce
qui ne lui facilite évidemment pas les choses.
Quelle que soit la position qu’adopte une entreprise de presse,
la question des intérêts qu’elle entend servir en priorité, bien que
cruciale, est souvent négligée ou mal comprise. Elle tient
précisément son importance de l’impopularité dont souffre
aujourd’hui la presse. Ce que l’on oublie généralement de prendre
en considération, ce sont les motifs réels de la perte de confiance
du public et de la crise de crédibilité qui affecte les médias. En
tant que citoyens, nous n’attendons pas de nos journalistes qu’ils
atteignent à la perfection, ni même qu’ils s’expriment sans la
moindre faute de style. Le problème est plus profond.
Les journalistes aiment à se considérer comme les substituts
du peuple, témoignant dans l’intérêt même du public de ce qui se
passe sur la scène sociale. Mais le public est de moins en moins
porté à les croire. Ce qu’il voit chez les journalistes, c’est le
sensationnalisme, l’exploitation systématique de l’événement, la
recherche du profit, de la gloire personnelle ou, pis encore, un
plaisir morbide à évoquer les malheurs du monde. Pour rétablir
ses liens avec le public, le journalisme doit replacer le citoyen au
premier plan, lui redonner cette priorité que l’industrie de la
presse a bien à tort oubliée.
Mais cela ne suffira pas. Le respect de la vérité et la loyauté à
l’égard des citoyens ne sont que les deux premiers éléments qui
permettront de redonner toute sa vigueur au journalisme.
L’élément suivant est tout aussi important : comment les
journalistes mènent-ils leur recherche de la vérité, et comment
tiennent-ils les citoyens informés de leur méthode de travail ?

*1. Spin doctor : terme péjoratif désignant une personne chargée de filtrer et
manipuler les informations fournies à la presse. Photo op : abréviation de photo
opportunity, séance photo protocolaire. Feeding frenzy : appétit frénétique
d’informations. Gotcha Journalism : journalisme tourné vers la recherche de
l’information fracassante. (N.d.T.)
Chapitre IV

UN JOURNALISME FONDÉ
SUR LA VÉRIFICATION DES FAITS

Quand il a entrepris de rédiger son texte, le correspondant de


guerre grec a tenu à convaincre ses lecteurs qu’ils pouvaient lui
faire confiance. Il voulait que les gens sachent qu’il ne composait
pas une version officielle de la guerre, rédigée en toute hâte. Il
poursuivait un travail plus indépendant, plus solide, plus durable.
Il ne savait que trop que la mémoire, la perspective dans laquelle
on se place, l’allégeance politique influent sur la manière dont on
rapporte les faits. Il avait donc procédé à une vérification
minutieuse de ses informations.
Pour que les choses soient bien claires, il a donc décidé
d’exposer d’entrée de jeu la méthode de travail qui était la sienne.
On lira ci-après, dans l’introduction à son Histoire de la guerre du
Péloponnèse, l’exposé de la méthodologie de la vérité à laquelle
s’est voué Thucydide au Ve siècle av. J.-C :

En ce qui concerne les actions qui prirent place au cours de la guerre, je


n’ai pas cru devoir, pour les raconter, me fier aux informations du premier
venu, non plus qu’à mon avis personnel : ou bien j’y ai assisté moi-même, ou
bien j’ai enquêté sur chacun auprès d’autrui avec toute l’exactitude possible.
J’avais d’ailleurs de la peine à les établir, car les témoins de chaque fait en
présentaient des versions qui variaient selon leur sympathie à l’égard des uns
ou des autres, et selon leur mémoire 1.

Pourquoi, plus de deux mille ans après leur rédaction, ces


propos nous paraissent-ils si contemporains ? Parce qu’ils
touchent au cœur même de la tâche de tout narrateur décidé à ne
rien inventer : comment fouiller et passer au crible les rumeurs,
les bavardages, les mémoires défaillantes, les manœuvres
manipulatrices, pour tenter d’en extraire quelque chose d’aussi
exact que possible, passible de révision à la lumière
d’informations et de points de vue nouveaux ? Comment dépasser
les limites de sa propre perception, de sa propre expérience, pour
donner une version des faits qui paraîtra fiable au plus grand
nombre ? Oubliez tous ces débats sur le journalisme, ces
différences entre les divers types de médias, entre les diverses
époques de l’histoire. Ces questions sont les vraies questions,
celles qui se posent chaque jour à tous ceux qui s’attachent à
collecter l’information, à la comprendre et à la diffuser auprès du
reste de la société.
Sans qu’il obéisse à quelque ensemble de règles dûment
codifiées, chaque journaliste s’appuie sur une méthode
personnelle de vérification de l’information. La recherche de
témoins multiples d’un même événement, la révélation de ses
sources pour autant qu’elle est possible, la quête de
commentaires en provenance d’horizons divers, sont autant de
pratiques qui entrent dans cette discipline de la vérification. Les
manières de procéder sont parfois essentiellement individuelles.
Rick Meyer, journaliste au Los Angeles Times, note les
informations et les interviews qu’il recueille par bribes dans un
petit calepin et les organise ensuite dans son bureau pour en faire
un article cohérent. Elles sont parfois institutionnalisées, comme
au New Yorker, où fonctionne un service séparé de vérification
systématique des informations. Mais, quel que soit le nom qu’on
leur donne, et quel que soit le média, ces méthodes sous-tendent
un troisième principe :

Le journalisme implique, par essence,


une exigence de vérification

En dernière analyse, cette exigence est ce qui sépare le


journalisme du divertissement, de la propagande, de la fiction
romanesque, ou de l’art. Le divertissement — et son cousin,
l’info-divertissement — se focalise sur ce qui est le plus
distrayant. La propagande sélectionne les faits — ou les invente
— au service de son objectif véritable : l’intoxication ou la
manipulation. La fiction invente des scénarios pour donner une
touche plus personnelle à ce qu’elle appelle vérité.
Seul le journalisme s’attache prioritairement à rendre compte
avec rigueur des événements tels qu’ils se sont produits.
C’est la raison pour laquelle les journalistes sont si consternés
quand ils voient les cinéastes de Hollywood s’aventurer dans la
relation de faits survenus dans la réalité. Mike Wallace,
journaliste de 60 Minutes, a blêmi de rage en 1999 quand le
réalisateur du film The Insider a mis dans sa bouche des mots
totalement inventés et modifié la chronologie des faits pour
laisser entendre que c’est par inquiétude pour son « héritage »
qu’il s’était incliné devant l’industrie du tabac. « M’a-t-on jamais
entendu prononcer le mot “héritage”, fulminait-il. C’est de la pure
connerie […] et je ressens cela comme un outrage 2. » Michael
Mann, le réalisateur, fit valoir que, si les choses avaient été
modifiées pour rendre l’histoire plus spectaculaire, le film était
« exact quant au fond », selon une définition plus large de la
vérité, puisque Wallace avait effectivement calé devant les
industriels du tabac. Peu importait que les propos prêtés à
Wallace fussent inventés ou ses motivations différentes. Dans une
telle perspective, l’efficacité devient prépondérante et la vérité, au
sens rigoureux du terme, est subordonnée aux nécessités de la
fiction.
Les deux hommes ne parlent pas le même langage. Mann dit
que Wallace se cache derrière la matérialité des faits afin
d’atténuer la portée réelle de ce qu’il a fait. Wallace prétend,
quant à lui, que la signification d’un acte ne peut en aucun cas
être séparée de la relation précise et détaillée des circonstances
dans lesquelles il a été commis. Les deux points de vue peuvent
en l’occurrence se défendre. Mais le processus de vérification
propre au journalisme doit les prendre tous les deux en compte.
Souvent les journalistes ne parviennent pas à lier leurs
convictions profondes quant à la manière d’exercer leur métier à
une interrogation de nature plus philosophique sur le rôle du
journalisme. Ils savent parfaitement comment s’assurer de la
véracité d’une affaire. Mais ils ne savent pas toujours apprécier le
rôle que ce travail de vérification joue dans la société. Comme l’a
écrit Walter Lippmann en 1920 : « Il n’est pas de liberté possible
pour une société qui ne dispose pas de l’information lui
permettant de détecter les mensonges 3. »

LE SENS PERDU DE L’OBJECTIVITÉ

Cette manière personnelle et quelque peu anarchique de


concevoir et mettre en œuvre la discipline de la vérification est
peut-être en partie responsable d’une des grandes confusions
dont souffre le journalisme : celle qui entoure le concept
d’objectivité, dont le sens originel est aujourd’hui mal interprété
et même largement perdu.
Le concept d’objectivité ne signifiait pas, à l’origine, que le
journaliste devait être dépourvu de toute conviction personnelle,
bien au contraire. Le terme a fait son apparition, dans son
acception journalistique, au tout début du siècle dernier,
notamment au cours des années 1920, quand l’évidence s’est fait
jour que les journalistes débordaient d’idées préconçues, souvent
inconsciemment. Le devoir d’objectivité demandait aux
journalistes de mettre au point une méthode cohérente de
vérification de l’information — une approche des preuves
matérielles dépourvue de toute ambiguïté — pour faire
précisément en sorte que leurs préjugés personnels et culturels ne
compromettent pas la rigueur de leur travail.
Dans les dernières années du XIXe siècle, les journalistes
parlaient plutôt de réalisme que d’objectivité 4. L’idée était alors la
suivante : si le journaliste tirait simplement au jour les faits et les
ordonnait de façon cohérente, alors la vérité s’imposerait d’elle-
même de façon quasi naturelle. Le concept de réalisme est
apparu à l’époque où le journalisme prenait du champ par
rapport aux partis politiques et se voulait plus rigoureux. Il a
coïncidé avec l’invention de ce que les spécialistes de
l’information appellent la pyramide inversée, c’est-à-dire la
méthode qui veut que le journaliste parte des faits les plus
importants pour remonter jusqu’aux détails secondaires, ce qui
irait, pour le public, dans le sens d’une compréhension naturelle
des choses.
e
Au début du XX siècle, cependant, quelques journalistes ont
été saisis d’inquiétude devant la naïveté du concept de réalisme.
Journalistes et rédacteurs prenaient conscience de l’emprise
croissante de la propagande et du rôle des attachés de presse.
Tandis que Freud développait ses théories de l’inconscient et que
des peintres comme Picasso se lançaient dans l’aventure cubiste,
les journalistes prêtaient, de leur côté, une attention croissante à
la subjectivité de l’être humain. En 1919, Walter Lippmann et
Charles Merz, rédacteur travaillant en collaboration avec le New
York World, publièrent un article cinglant, qui fit grand bruit, sur
la manière dont les journalistes du New York Times, aveuglés par
leurs œillères culturelles, avaient rendu compte de la révolution
russe 5. « D’une manière générale, écrivaient-ils, les informations
concernant la Russie décrivaient la situation non pas telle qu’elle
était, mais telle que les hommes souhaitaient la voir. » Lippmann
et d’autres se mirent en quête de méthodes qui permettraient à
tout journaliste « de rester parfaitement lucide et de se soustraire
à ses préjugés irrationnels et inconscients dans l’observation, la
compréhension et la présentation des faits 6 ».
Le journalisme, devait écrire Lippmann, est en fait pratiqué
par « des témoins fortuits et non formés à ce travail ». Les bonnes
intentions, les « efforts honnêtes » des journalistes, ne suffisaient
pas, non plus que l’individualisme forcené du reporter sur le
terrain — ce que Lippmann appelait « le cynisme du métier ».
Insuffisantes encore les innovations telles que la signature des
articles ou la présence de chroniqueurs réguliers 7.
La solution résidait, selon Lippmann, dans l’acquisition par
les journalistes « d’un véritable esprit scientifique ». Et de
poursuivre : « Il n’y a qu’un seul type d’unité possible dans un
monde aussi divers que le nôtre. C’est l’unité, non pas d’objectif,
mais de méthode ; l’unité qui naît d’une expérience dûment
disciplinée. » Lippmann entendait par là que le journalisme
devait rechercher « une méthode commune de raisonnement et
une méthode commune de validation des faits ». Et, pour
commencer, le système encore balbutiant de la « formation
professionnelle devait se transformer : il ne s’agissait pas
d’apporter aux apprentis journalistes les atouts qui leur
permettraient de gagner plus au sein des structures existantes »,
mais de leur inculquer les principes fondamentaux que sont la
recherche des preuves et la vérification des informations 8.
Bien que ce fût une époque où l’on avait foi en la science,
Lippmann, quant à lui, ne se faisait guère d’illusions. « Peu
importe que l’information ne puisse être mise en équations
mathématiques. C’est précisément parce que l’information est un
terrain complexe et glissant que le bon journalisme exige
l’exercice des plus hautes qualités scientifiques 9. »
En d’autres termes, dans le concept originel, c’est la méthode
qui est objective, et non le journaliste. L’élément crucial n’est pas
l’objectif que poursuit le journalisme, mais la discipline
professionnelle qu’il s’impose pour l’atteindre.
Cette position entraîne un certain nombre de conséquences
importantes. La première est que l’impartialité que revendiquent
de nombreux organes de presse — ce style prétendument neutre
qu’ils adoptent volontiers — ne répond nullement à un principe
fondamental du journalisme. C’est plutôt une sorte de stratagème
qu’utilisent les entreprises de presse pour bien montrer qu’elles
travaillent selon des méthodes objectives. La seconde
conséquence, c’est que ce style volontairement neutre, s’il ne
s’accompagne pas d’une discipline de vérification, constitue une
sorte de vernis qui ne fait que masquer un défaut. Le journaliste
qui sélectionne ses sources pour exprimer ce qui n’est en fait que
son propre point de vue, et recourt ensuite à ce style
volontairement neutre pour donner l’apparence de l’objectivité, se
livre à une sorte de tromperie. Une telle pratique nuit à la
crédibilité de l’ensemble de la profession ; elle est
particulièrement dommageable à une époque où la fiabilité de la
presse est tellement mise en doute.
Lippmann n’était pas le seul à exiger des journalistes un plus
grand professionnalisme, même si les arguments qu’il avançait
étaient intellectuellement plus élaborés que ceux de ses confrères.
Joseph Pulitzer, qui avait été, une génération plus tôt, le grand
promoteur du yellow journalism, venait juste de créer la Graduate
School of Journalism à la Columbia University, poussé par des
raisons largement identiques, bien que moins clairement
exposées. La Newspaper Guild fut, elle aussi, fondée en partie
pour promouvoir la formation professionnelle des journalistes.
Mais, les années passant, cette conception originelle et fine de
l’objectivité a sombré dans la confusion et l’on a perdu de vue sa
signification réelle. Des gens comme Leo Rosten, auteur d’une
importante enquête sociologique sur les journalistes, ont employé
le terme pour caractériser l’attitude objective du journaliste. Rien
d’étonnant à ce qu’ils aient trouvé cette idée inadéquate et que
certains aient même déclaré que l’objectivité était impossible à
atteindre. Nombreux sont les journalistes qui n’ont en fait jamais
compris ce que voulait dire Lippmann 10. Avec le temps, ils ont
fini par rejeter le terme d’objectivité comme recouvrant une
notion illusoire.
Parallèlement, les journalistes de terrain ont continué à
affiner le concept que Lippmann avait en tête, mais ils ne l’ont
fait le plus souvent qu’à titre individuel, sur le plan de la
technique du reportage plutôt que pour servir le journalisme au
sens large. Il existe bien une méthode objective de relation des
faits, mais elle est fragmentaire et ses éléments se transmettent
de bouche à oreille. William Damon, psychologue du
développement à Stanford, par exemple, a identifié un certain
nombre de « stratégies » que les journalistes ont progressivement
mises au point pour vérifier l’exactitude des informations qu’ils
diffusaient. Lorsqu’il leur demandait où et comment ils avaient
appris ces méthodes, la réponse était presque toujours la
suivante : par tâtonnements, par expérience personnelle ou par
l’intermédiaire d’un ami. Il était rare qu’un journaliste déclare
avoir appris la méthode dans une école de journalisme ou la tenir
d’un rédacteur en chef qu’il avait eu pour patron 11. Beaucoup de
livres fort utiles ont été consacrés à ce sujet. Le collectif
dénommé Investigative Reporters and Editors, par exemple, s’est
employé à développer une méthodologie pour l’utilisation des
archives publiques, la lecture des documents disponibles et leur
reproduction dans le cadre de la loi sur la liberté de
l’information.
Mais ces méthodes informelles n’ont jamais été rapprochées et
mises en ordre pour constituer cet ensemble cohérent de règles
que Lippmann et quelques autres appelaient de leurs vœux. Il
n’existe, chez les journalistes, rien de comparable au droit des
preuves en vigueur dans le domaine juridique, ou à la méthode
expérimentale reconnue et pratiquée par l’ensemble de la
communauté scientifique.
Rien non plus n’a été fait pour adapter les règles de
vérification traditionnelles aux formes nouvelles de journalisme.
Même s’il a mis au point un certain nombre de techniques et de
recettes pratiques pour établir la véracité des faits, le journalisme
n’a pas pour autant mis en place un système permettant de
contrôler la fiabilité de l’interprétation journalistique.

JOURNALISME D’ASSERTION
CONTRE JOURNALISME
DE VÉRIFICATION

Mais aujourd’hui, la culture dans laquelle baigne la presse


moderne ne fait qu’affaiblir la méthodologie de vérification
élaborée par les journalistes. La technologie y a sa part de
responsabilité. « Internet et Nexis [sans compter les services
développés au cours de ces dix dernières années pour le partage
et la diffusion des images vidéo] permettent aux journalistes
d’accéder sans la moindre peine à la relation des événements et
aux citations sans se livrer à un travail personnel
d’investigation », nous a déclaré Geneva Overholser lors d’un
forum du Committee of Concerned Journalists. Les informations
sont devenues une marchandise que l’on peut facilement
acquérir, habiller d’un nouvel emballage et réutiliser à d’autres
fins. À l’âge de l’information en continu 24 heures sur 24, les
journalistes passent plus de temps à rechercher quelque chose de
neuf — généralement sous forme d’interprétation — à ajouter aux
informations existantes qu’à s’employer à trouver
personnellement — et vérifier — des faits nouveaux. « Dès lors
qu’une information fait la une d’un journal, tous les autres
médias suivent comme des moutons. Toute l’affaire est
déclenchée par un organe de presse — journal ou chaîne de
télévision. […] En partie parce que les médias sont regroupés au
sein de grands ensembles, et en partie aussi à cause des nouvelles
technologies électroniques de l’information, nous puisons tous à
la même source », a encore déclaré Geneva Overholser 12.
La candidature d’Al Gore à l’élection présidentielle de l’an
2000 offre un exemple, parmi bien d’autres, de la manière dont la
technologie peut compromettre le processus de double contrôle
de l’information. Au cours de la campagne, la presse a commencé
à souligner l’apparente propension du candidat Al Gore à
exagérer l’importance de son action passée. Un article a évoqué le
« complexe de Pinocchio » dont souffrait Gore, un second l’a
traité de « menteur » et un troisième a évoqué son « imagination
délirante » 13. L’une des preuves à l’origine de ces accusations
résidait dans le fait qu’il avait, disait-on, revendiqué la découverte
de la décharge de produits toxiques de Love Canal, dans le nord
de l’État de New York. Le problème, c’est que Gore n’avait jamais
revendiqué cette découverte. Il avait en fait déclaré à un groupe
d’élèves d’un établissement du New Hampshire qu’il avait pour la
première fois entendu évoquer les dangers des décharges
incontrôlées quand l’un de ses électeurs lui avait parlé d’une ville
du Tennessee, du nom de Toone, qui souffrait d’une forte
pollution ; Gore avait alors décidé de procéder à une enquête et
d’entendre des témoins. « “J’ai cherché dans le pays d’autres sites
souffrant du même mal, expliqua-t-il aux étudiants, et j’en ai
découvert un dans le nord de l’État de New York, connu sous le
nom de Love Canal.” C’est sur lui qu’a porté la première enquête
et non pas sur la ville de Toone, dans le Tennessee, dont vous
n’avez jamais entendu parler. Mais c’est elle qui est à l’origine de
toute l’affaire 14. »
Mais, le lendemain, le Washington Post rapporta de façon
totalement erronée les propos du candidat, lui faisant dire :
« C’est moi qui suis à l’origine de toute l’affaire. » Dans un
communiqué de presse, le Parti républicain changea la citation
en : « C’est bien moi qui suis à l’origine de toute l’affaire. » Le
New York Times reprit la même citation erronée que le
Washington Post. La presse ne tarda pas à se déchaîner, en se
fondant sur les propos du candidat tels que publiés par les deux
journaux, lesquels étaient partis d’une citation erronée puisée
dans Nexis. Personne n’a prêté attention au fait qu’Associated
Press disposait de la citation exacte des propos en question. Il a
fallu attendre que les étudiants du New Hampshire émettent eux-
mêmes une protestation pour que la lumière soit enfin faite sur
l’affaire.
Passant désormais plus de temps à tenter d’établir une
synthèse des informations qui les assaillent de toutes parts, les
journalistes ne risquent-ils pas de se transformer en récepteurs
passifs plutôt qu’en collecteurs actifs de l’information ? Pour
combattre ce danger, une meilleure compréhension de la
signification originelle de l’objectivité pourrait être d’un grand
secours. Nous ne sommes pas les seuls à défendre cette idée. « Le
journalisme et la science ont les mêmes racines intellectuelles,
déclare Phil Meyer, professeur de journalisme à l’University of
North Carolina. Ils puisent tous deux dans les Lumières des XVIIe
e
et XVIII siècles. Celles-là même qui ont inspiré le Premier
amendement. » L’idée selon laquelle la diversité des vues rend
plus probable la découverte de la vérité, poursuit Phil Meyer,
« est également à l’origine de la méthode scientifique. […] Je
pense que nous devons, autant que faire se peut, restaurer ce lien
entre le journalisme et la science. […] Je pense que nous devons
mettre l’accent sur l’objectivité dans notre méthode de travail.
C’est cela, la méthode scientifique : mobiliser notre spécificité en
tant qu’êtres humains, notre subjectivité, pour décider de la
direction dans laquelle mener nos investigations par des moyens
objectifs 15 ».
Vus sous cet éclairage, équité et équilibre prennent un sens
nouveau. De nobles principes, ils se transforment en techniques
concrètes — en recettes pratiques — permettant aux journalistes
de mieux contrôler et vérifier leur compte rendu des faits. Ils ne
constituent pas des fins en soi, et ne doivent en aucun cas être
invoqués comme étant le but ultime du journalisme. Leur mérite
est de nous rapprocher, par une vérification systématique de
l’information, d’une version plus fiable des événements.
La recherche de l’équilibre, par exemple, peut conduire à une
distorsion des faits. Si une proportion écrasante de chercheurs
estime que le réchauffement de la planète est une réalité
scientifique, ou que tel traitement médical est le plus sûr pour
soigner telle maladie, c’est trahir l’intérêt des citoyens et la vérité
que de donner l’impression que la communauté scientifique est,
sur ces questions, divisée en deux camps égaux.
Malheureusement, l’équilibre en matière d’information n’est que
trop souvent envisagé sous cet angle quasi mathématique,
comme si un bon article devait nécessairement faire part égale
aux propos des deux parties. Les journalistes savent bien que
beaucoup de questions suscitent non pas deux, mais une
multiplicité de points de vue. Faire part égale entre chacun d’eux
n’est pas toujours le meilleur moyen de refléter fidèlement la
réalité.
Concevoir l’impartialité comme un but en soi est une autre
erreur dans laquelle on risque de tomber. L’impartialité, c’est
l’attachement du journaliste à présenter les faits sans parti pris ni
désir d’influencer le jugement du public. L’impartialité, ce n’est
en aucun cas chercher à satisfaire l’ensemble de ses sources, ni
chercher à donner l’apparence de l’impartialité. Ce sont là des
aspects subjectifs qui risquent de détourner le journaliste de son
impératif de vérification.
Se préserver de telles erreurs d’interprétation et améliorer
leurs méthodes de vérification constituent les mesures les plus
efficaces que puissent prendre les journalistes pour élever la
qualité de l’information et du débat public. La pratique de cette
discipline est finalement ce qui sépare le journalisme des autres
domaines d’activité et lui assure une survie sur le plan
économique. Pratiquer avec une conscience et une conviction
accrues la discipline de vérification est le moyen le plus sûr
d’éviter que le journalisme traditionnel de vérification ne soit
submergé par un nouveau journalisme d’assertion. C’est aussi
offrir aux citoyens une bonne raison de faire confiance à la
relation journalistique des faits.
À quoi ressemble un journalisme qui fait de l’objectivité non
pas une fin en soi, mais une méthode de travail ? Que doivent
attendre les citoyens d’une presse pratiquant une méthode
journalistique fondée sur la raison ?
Après avoir longuement écouté les journalistes, les citoyens et
tous ceux qui ont réfléchi aux problèmes de la presse, nous avons
fini par réunir un ensemble de règles qui nous paraissent
constituer la base de la discipline de vérification. Ce sont les
principes intellectuels de la science journalistique :
1. Ne jamais ajouter un élément étranger aux faits.
2. Ne jamais tromper le public.
3. Être aussi transparent que possible sur ses méthodes et ses
motivations.
4. S’appuyer sur son propre travail d’enquête.
5. Faire preuve d’humilité.
Examinons ces cinq règles l’une après l’autre.
Il est un phénomène qui accompagne le développement du
nouveau journalisme d’assertion : la relation de faits fictifs
comme s’il s’agissait de faits réels. Le nom de cette pratique varie
selon les domaines. Les producteurs de télévision lui ont donné
celui de docudrame. Ce mélange des genres mène parfois au
mensonge pur et simple. Curieusement, il est des journalistes
pour penser que le recours au style romanesque et littéraire pour
décrire la réalité fait nécessairement partie du travail de création.
Parmi ceux qui excellent dans cet art, beaucoup ne voient pas où
est le problème. Pourtant, le problème existe et se fait de plus en
plus menaçant. Et, paradoxalement, cette prétendue nécessité
n’en est pas une. La peinture de la réalité n’a nullement besoin
d’être enjolivée pour frapper le lecteur ou le téléspectateur. Mark
Kramer, professeur à la Boston University, propose un ensemble
cohérent de règles à l’usage des journalistes tenus de travailler
dans l’urgence. À propos, par exemple, des monologues
intérieurs : « Ne jamais attribuer à une source une pensée qu’elle
n’a pas expressément déclarée comme sienne. » Pour Steve
Lopez, journaliste chez Time Inc., les règles et les recettes
peuvent varier selon la nature de l’article, mais les principes, eux,
restent les mêmes : si un élément n’est pas dûment vérifié,
laissez-le de côté. C’est peut-être John McPhee, journaliste du
New Yorker connu pour la vigueur de son style narratif, qui a le
mieux résumé les impératifs du genre : « L’écrivain qui ne fait pas
œuvre d’imagination parle au lecteur de gens bien réels qui vivent
dans des lieux précis. Si ces gens parlent, vous relatez ce qu’ils
ont dit, et non ce que vous avez choisi de leur faire dire. […] Vous
ne fabriquez pas de dialogue. Vous ne fabriquez pas un
personnage composite. […] Et vous ne vous glissez pas dans la
tête des personnages pour penser à leur place. On ne fait pas
parler les morts. Le journaliste qui transgresse ces règles profite
abusivement du crédit dont bénéficient ceux qui les
respectent 16. »
En 1980, John Hersey, prix Pulitzer pour Hiroshima — la
relation des effets de la première bombe atomique lancée lors de
la Seconde Guerre mondiale — a tenté d’expliciter un principe
grâce auquel le journaliste peut écrire des articles passionnants
sans pour autant franchir la ligne séparant le réel de la fiction.
Dans « The Legend on the License », Hersey a défendu une règle
de base : ne jamais rien inventer. « Rien ici n’est inventé », tel est
le credo implicite du journalisme 17.
Nous estimons que la règle « ne jamais rien inventer »
énoncée par Hersey doit être aujourd’hui affinée et précisée. Dans
Minuit dans le jardin du bien et du mal, John Berndt a créé des
personnages composites et condensé plusieurs événements en un
seul pour parvenir à un effet plus dramatique. Dans sa biographie
de Ronald Reagan, Edmund Morris a pensé qu’il pourrait rendre
son ouvrage plus vivant si lui, le biographe, s’y introduisait en
tant que personnage. Mais reconstituer des dialogues
imaginaires, construire des personnages composites, comprimer
les événements et modifier le calendrier sont autant d’inventions.
Avec Roy Peter Clark, éminent professeur au Poynter Institute
de St. Petersburg, en Floride, nous avons élaboré un ensemble de
principes à l’usage du journaliste contemporain qui navigue sur
cette mer semée de hauts fonds qui sépare la réalité de la fiction.

Ne rien ajouter

Cela veut simplement dire ne pas ajouter le moindre fait qui


ne se soit pas réellement produit. Cette règle va plus loin que le
« ne jamais rien inventer », car elle interdit aussi de modifier les
lieux et les dates ou de colliger les personnages ou les
événements. Supposons qu’une sirène se mette à hurler au cours
d’un reportage télévisuel ; si, pour en accentuer l’effet
dramatique, le hurlement de la sirène est reporté sur une autre
scène du reportage, il y a addition de ce bruit à cette deuxième
scène. Ce qui était à l’origine un fait réel s’est transformé en
fiction.

Ne pas tromper

Cela veut dire : ne pas induire le public en erreur. Abuser le


public revient en quelque sorte à mentir et à oublier le principe
essentiel qui veut que le journalisme est voué à la vérité. Cette
règle est étroitement liée à la précédente, ne rien ajouter. Si vous
changez de place le hurlement de la sirène sans le dire, vous
trompez le public. Si le fait de reconnaître le changement que
vous avez apporté doit déplaire au public, c’est que ce
changement est de toute évidence mal venu. C’est là un moyen de
contrôle fort pratique. Que penserait le public s’il savait que vous
avez déplacé le bruit de la sirène pour rendre son effet plus
dramatique ? Très probablement que le procédé est nul.
Ne pas tromper, cela veut dire que si un journaliste recourt à
quelque technique narrative qui s’éloigne du témoignage, au sens
le plus strict du terme, de ce qu’il a vu et entendu, le public doit
en être informé. S’agissant de la citation des propos, une large
concordance de vues découle d’une enquête que nous avons
menée auprès des journalistes. À l’exception des corrections
d’ordre grammatical, l’immense majorité des journalistes estime
que le public doit être dûment informé par quelque signal —
ellipses ou crochets, par exemple — lorsque des mots ou phrases
à l’intérieur de la citation mise entre guillemets ont été modifiés
ou supprimés par souci de clarté 18.
Lorsqu’un journaliste reconstitue des citations ou des
événements dont il n’a pas été lui-même témoin, la règle ne pas
tromper signifie qu’il doit en informer le public et lui indiquer
comment ces informations de seconde main ont été vérifiées. Une
note imprécise de l’auteur, au début ou à la fin de son livre ou de
son article, se contentant de signaler que « certaines
conversations ont fait l’objet d’une reconstitution » est loin d’être
suffisante. De quelles conversations s’agit-il ? Comment ont-elles
été reconstituées ? Ces vagues indications n’indiquent rien et sont
plutôt des faux-fuyants.
Nous sommes convaincus que ces deux principes, ne rien
ajouter et ne pas tromper, sont comme deux balises qui
permettent aux journalistes naviguant entre réalité et fiction de se
repérer. Mais comment, en tant que citoyens, allons-nous pouvoir
identifier le journaliste auquel nous pouvons faire confiance ?
D’autres règles vont nous y aider.

La transparence

Si les journalistes sont à la recherche de la vérité, il doit


nécessairement s’ensuivre qu’ils sont honnêtes vis-à-vis de leur
public — qu’ils présentent la vérité. Cette responsabilité exige, à
tout le moins, qu’ils disent aussi clairement et franchement que
possible au public ce qu’ils savent et ce qu’ils ne savent pas.
Comment peut-on prétendre chercher à faire connaître la vérité si
l’on n’est pas, en premier lieu, honnête vis-à-vis du public ?
Le seul moyen qu’a le journaliste de jouer franc-jeu avec le
public est de lui révéler, dans toute la mesure du possible, ses
sources et ses méthodes. Comment sait-il ce qu’il sait ? Quelles
sont ses sources ? Tiennent-elles leurs informations de première
main ? Sont-elles susceptibles de partialité ? Existe-t-il des
versions différentes des faits ? Quels sont les éléments que nous
ignorons ? Nous appelons cela le principe de transparence. Il est
à nos yeux l’élément le plus important susceptible d’améliorer la
discipline de vérification.
La plupart des obstacles auxquels les journalistes se heurtent
quand ils s’attachent à passer de l’exactitude à la vérité sont
abordés, sinon levés, dès lors qu’ils exposent franchement la
nature de leur information, la raison qu’ils ont de lui faire
confiance et les efforts qu’ils déploient pour en savoir plus.
La transparence a une deuxième vertu importante : elle
manifeste le respect du journaliste pour son public. Elle permet à
celui-ci de juger de la solidité de l’information, de la manière
dont elle a été obtenue, ainsi que des motivations et des préjugés
du journaliste qui la présente. La transparence constitue de ce
fait la meilleure protection contre les erreurs et les tromperies
imputables aux sources. Si l’information que détient un
journaliste provient d’une source potentiellement tendancieuse, le
fait de révéler cette source mettra le public en garde et dissuadera
peut-être aussi ladite source de diffuser une information biaisée.
Parallèlement, la transparence montre que le journaliste a un
réel souci de l’intérêt public, fondement de sa crédibilité. Sa
volonté de ne rien cacher de la manière dont il a opéré apporte la
preuve qu’il poursuit la vérité.
Le mensonge, ou l’erreur, est de prétendre en savoir beaucoup
plus qu’on ne sait réellement.
Comment fonctionne la règle de transparence ? Elle s’applique
d’abord au sommet, où elle pourra se traduire par des réunions
publiques, des déclarations ou des articles signés des hauts
responsables de la rédaction, notamment en période de
controverse. Le jour où le Washington Post a officiellement fait
connaître le candidat à la présidence auquel il apportait son
soutien, le rédacteur en chef du journal, Leonard Downie, a
publié un article dans lequel il expliquait la séparation entre les
pages consacrées à l’information objective et les pages éditoriales
où s’exprimaient des opinions. La règle s’applique ensuite au
niveau des différents articles, où elle exige une plus grande
précision. Quand un journaliste écrit : « aux dires des experts », il
convient de savoir à combien d’experts il s’est réellement adressé.
La règle d’or de la transparence veut que le journaliste se pose,
pour chaque fait qu’il relate, la question suivante : « Que doit
savoir mon public pour être à même de juger par lui-même de la
valeur de cette information ? Y a-t-il, dans notre manière de la
traiter, quelque chose qui demande à être mieux expliqué ? »
C’est le même principe que celui qui régit la méthode
scientifique : expliquez comment vous avez appris quelque chose
et pourquoi vous y ajoutez foi, de sorte que le public puisse vous
suivre. Dans le domaine scientifique, une expérience sera réputée
fiable, ou objective, si elle peut être renouvelée à l’identique par
quelqu’un d’autre. Dans le domaine journalistique, ce n’est qu’en
expliquant comment nous avons appris ce que nous savons que
nous pouvons approcher une notion du même ordre : que le
public puisse, s’il en avait envie, relater après enquête une version
identique des faits. C’est ce qu’il faut entendre par méthode
objective aussi bien dans le domaine journalistique que
scientifique.
Même lorsqu’il a commencé à émettre des doutes sur la
capacité réelle des journalistes à cerner la vérité, Walter
Lippmann n’a jamais abandonné cette idée. « Il est inexcusable et
impardonnable d’affirmer et répéter que Lénine est mort quand
la seule information que l’on possède sur cet événement provient
d’une source dont la fiabilité s’est trouvée à de nombreuses
reprises mise en défaut. L’information, en ce cas, n’est pas
“Lénine est mort”, mais “Helsingfors dit que Lénine est mort.” Et
un journal se doit de ne pas considérer la mort de Lénine comme
plus certaine que la source de l’information n’est fiable. S’il est un
domaine dans lequel la responsabilité de la rédaction est totale,
c’est bien dans son appréciation de la fiabilité de la source 19. »
Le principe de transparence n’est, hélas, que trop souvent
transgressé. Trop de journalistes omettent de dire quoi que ce
soit de leurs méthodes de travail et de leurs sources. Les journaux
télévisés, par exemple, se contentent de dire : « selon nos
informations », formule dont la brièveté permet d’économiser un
temps précieux sur les ondes. Mais c’est aussi commettre une
erreur. Il est de la même façon de règle, dans la plupart des
bureaux de presse de Capitol Hill, que les rédacteurs soient cités
de façon anonyme. Alors que la défiance des citoyens à l’égard
tant des médias que du personnel politique ne fait que croître,
cette pratique dessert elle aussi le public et augmente la suspicion
dans laquelle est tenue la presse.

La franchise à l’égard des sources,


corollaire de la transparence

Le principe de transparence implique pour le journaliste une


obligation de franchise et de clarté vis-à-vis de ses sources.
Malheureusement, les journalistes, faute d’avoir suffisamment
réfléchi au problème, n’ont que trop souvent failli à cette
obligation. Le bluff à l’égard des sources, le refus de leur exposer
clairement et sans détours l’objet de l’enquête que l’on mène, sont
autant de procédés auxquels recourent certains journalistes sous
couvert de rechercher eux-mêmes la vérité. Bien que l’on puisse
penser, de prime abord, que la franchise risque d’être un
handicap pour le journaliste, ce n’est généralement pas le cas.
Nombre d’entre eux ont au contraire découvert qu’elle leur
conférait une influence considérable. « J’ai toujours trouvé
préférable d’avoir avec mes sources des rapports francs et directs,
de leur dire clairement ce que je fais et ce que je cherche », nous
a confié Jill Zuckman, à l’époque correspondant politique du
Boston Globe. Jay Matthews, du Washington Post, se fait un
devoir de soumettre à ses sources l’ébauche de ses articles. Il
estime que c’est un gage supplémentaire d’exactitude et de
précision 20.
Réciproquement, les journalistes doivent attendre la même
franchise de la part de leurs sources. De plus en plus de
journalistes estiment que si une source à laquelle ils ont promis
l’anonymat les a induits en erreur, ils sont autorisés à en dévoiler
l’identité. La franchise fait partie du contrat garantissant le
respect de l’anonymat.
Il existe une catégorie particulière de journalistes qui
cherchent à tromper leurs sources : ceux qui empruntent une
fausse identité pour obtenir des informations. La technique de
« l’agent secret » n’est nullement nouvelle. Les muckrackers *1 —
telle Nellie Bly qui, entre autres exploits, s’est fait interner dans
un asile de fous pour témoigner des mauvais traitements
auxquels étaient soumis les malades mentaux — ont recouru à
cette pratique au début du XXe siècle. La télévision utilise
fréquemment le déguisement et le système des caméras cachées
pour montrer certains comportements répréhensibles.
Que penser de cette pratique du déguisement au regard des
deux grands principes que sont l’interdiction de tromper le public
et l’obligation de transparence vis-à-vis du public et des sources ?
Nous estimons que ces deux principes n’excluent pas la pratique
du déguisement, mais plutôt qu’ils invitent le journaliste à
recourir à un test comparable à celui que l’on utilise pour justifier
la désobéissance civile. Les citoyens recourront à ce même test
pour savoir ce qu’ils doivent penser de la pratique du
déguisement.
Ce test comporte trois étapes :
1. L’information devra être suffisamment importante au regard
du bien public pour justifier la tromperie.
2. Le journaliste ne recourra au déguisement que si c’est le seul
moyen d’obtenir l’information désirée.
3. À chaque fois qu’il aura usé d’un stratagème pour tromper sa
source, le journaliste devra s’en ouvrir au public et expliquer
les raisons qui l’ont poussé à le faire, notamment l’importance
de l’information à obtenir et l’impossibilité de se la procurer
par d’autres moyens.
Ainsi les citoyens pourront-ils juger par eux-mêmes si le
comportement du journaliste est ou non fondé. Et le journaliste,
de son côté, aura agi en toute clarté vis-à-vis des citoyens dont il
doit en priorité servir les intérêts.
Si nous nous sommes longuement attardés sur ce principe de
la transparence, c’est parce que nous sommes convaincus que son
application favorisera, à long terme, l’émergence d’un public plus
avisé. Nous entendons par là un public susceptible de percevoir
immédiatement la différence entre un journalisme scrupuleux et
respectueux des grands principes de la profession et un
journalisme sans foi ni loi, seulement préoccupé de ses propres
intérêts. En se plaçant dans cette perspective, les journalistes
peuvent voir dans la loi du marché un atout en faveur d’un
journalisme de qualité.
La transparence revient à incorporer dans l’information une
explication quant à son origine et la manière dont elle est
présentée. C’est précisément ce qu’a fait le New York Times lors
de l’affaire Clinton-Lewinsky, en expliquant à ses lecteurs les
raisons pour lesquelles il s’était momentanément refusé à publier
une information concernant les allégations d’une femme nommée
Juanita Broaddrick avant de la présenter en page 16. Juanita
Broaddrick prétendait que le président Clinton avait voulu abuser
d’elle quelque vingt et un ans plus tôt en Arkansas, alors qu’elle
n’en avait nullement parlé à l’époque, ni même quand avait éclaté
l’affaire Lewinsky. Elle n’intentait d’ailleurs aucune action en
justice.
Les journalistes Felicity Barringer et David Firestone
interrogèrent leur propre directeur de rédaction, Bill Keller, et
firent figurer ses explications dans leur article : la véracité des
allégations de Madame Broaddrick, est, en fin de compte,
« probablement impossible à prouver. […] Juridiquement, elles
paraissent ne mener nulle part. […] Le Congrès ne va pas
entamer une nouvelle procédure d’impeachment […] et,
franchement, nous sommes tous un peu fatigués de ce climat de
scandale ». Certains lecteurs pouvaient ne pas être d’accord avec
ce point de vue, mais ils avaient au moins droit à quelques
explications à propos des informations qui leur étaient
prodiguées : elles ne correspondaient pas à une illusoire vérité
objective, mais étaient bien plutôt le produit du jugement
humain 21.
Deux éléments importants doivent être signalés à propos de
cet épisode. Premièrement, les journalistes ont estimé qu’il était
important de faire savoir aux lecteurs comment, et selon quels
critères, était prise la décision de publier une information.
Deuxièmement, il régnait au sein de la rédaction du New York
Times un climat qui permettait aux journalistes de demander en
toute quiétude à leur directeur de rédaction de justifier sa
décision, avec l’intention déclarée de citer ses explications dans
leur article.

L’originalité

Outre la transparence, il est un autre élément d’appréciation


auquel peuvent recourir le public et les journalistes pour juger de
la valeur d’une information. Michael Oreskes, directeur du
bureau de Washington du New York Times, propose cette recette
aussi simple qu’efficace pour traquer la vérité : ne vous fiez qu’à
vous-même.
Tout au long de l’affaire scabreuse mettant en cause le
président Clinton et Monica Lewinski, stagiaire à la Maison-
Blanche, les médias se sont souvent trouvés dans une position
inconfortable : que faire, face à des informations explosives
diffusées par d’autres organes de presse, mais qu’ils ne pouvaient
pas vérifier par eux-mêmes. Pour compliquer les choses, ces
informations émanaient habituellement d’informateurs
anonymes, ce qui impliquait que le journal engageait bien
davantage encore sa responsabilité que s’il avait pu citer ses
sources. Se fondant sur des sources de cette nature, trois organes
de presse rapportèrent qu’un témoin avait surpris le président et
Monica Lewinsky dans un commerce intime — informations qui
devaient par la suite se révéler inexactes. Un organe de presse
devait-il rapporter cette information, sous prétexte que d’autres
pourraient de toute façon le faire ?
Pour Oreske, la réponse est un non catégorique. « Les
journalistes qui ont agi correctement sont ceux qui ont fait leur
propre travail avec tout le soin nécessaire, qui ont suivi les
principes de base de l’enquête journalistique, ont puisé à
plusieurs sources d’information. Les autres, ceux qui ont agi dans
la précipitation de peur d’être devancés par leurs concurrents, ils
ont fait un travail de cochon 22. »
Le souci de faire œuvre personnelle est profondément ancré
dans l’esprit du journaliste. « Dans le doute, abstiens-toi » est un
vieil axiome du métier. La tradition qui veut que l’on vérifie la
véracité d’une information procède de la même idée. Plutôt que
de reprendre une information exclusive donnée par un confrère,
les journalistes avaient tendance à en chercher d’abord la
confirmation auprès d’une autre source. Cela évitait tout d’abord
d’avoir à en créditer un autre organe de presse. Mais cela avait
aussi une autre conséquence, plus importante : une information
dont on ne pouvait trouver ailleurs confirmation n’était pas
reprise en écho par le reste de la presse.

L’humilité

Cinquième et dernier principe : le journaliste doit faire preuve


d’humilité en ce qui concerne ses propres capacités. En d’autres
termes, il doit non seulement se défier systématiquement de ce
qu’il voit et entend, mais aussi mettre en doute sa capacité à en
comprendre le sens exact. Jack Fuller, encore lui, déclare que le
journaliste doit se montrer « modeste dans son appréciation » de
ce qu’il sait et de la manière dont il le sait 23. Le meilleur moyen
d’éviter les erreurs d’interprétation des faits et des événements est
de mesurer avec une rigoureuse honnêteté les limites de son
propre savoir et de ses facultés de perception.
Lors de notre forum sur la diversité des sources, Laurie
Goodstein, qui assurait à l’époque la chronique religieuse au New
York Times, a évoqué une affaire qui permettra de mieux
comprendre ce que nous voulons dire. Le point de départ était
une manifestation de pentecôtistes organisée sur les marches du
Capitole à Washington. Au programme de la manifestation
figuraient des guérisons par la foi, des appels à la prière dans les
établissements scolaires, la condamnation de l’avortement et de
l’homosexualité — bref, les éléments habituels de ce genre de
manifestation de ferveur évangélique. Un journaliste chargé de
couvrir l’événement pour le compte d’un journal, après avoir
rapporté fidèlement tout cela, ajouta la phrase suivante : « Une
certaine hostilité s’est par moments manifestée à l’égard des
législateurs au travail derrière les murs blancs du Capitole. » Puis
il cita le porte-parole d’une radio chrétienne qui aurait lancé au
micro : « Prions pour que Dieu fasse tomber sa foudre sur tous
ceux qu’abrite le Capitole 24. » Selon le journaliste, le porte-parole
de la radio assimilait « faire tomber sa foudre » à tuer.
Mais, a expliqué Laurie Goldstein, « tout pentecôtiste sait que
demander à Dieu de faire tomber sa foudre sur quelqu’un, c’est
lui demander d’éclairer de sa lumière l’esprit de cette personne,
de le remplir d’amour pour Dieu, pour Jésus, par l’intercession du
Saint-Esprit ».
Tout le problème venait du fait que le reporter envoyé pour
couvrir l’événement ignorait tout de ces choses, qu’il n’avait pas
auprès de lui à la rédaction une personne mieux informée de ces
questions, et peut-être aussi qu’il était un peu trop pressé de
« jeter un pavé dans la mare » pour s’assurer auprès d’une autre
source que le journaliste de la radio chrétienne avait bien appelé
de ses vœux la mort de tous les membres du Congrès.
Cette erreur s’est traduite par l’obligation pour le journal de
publier un rectificatif très embarrassant. Elle illustre aussi à
merveille la nécessité pour le journaliste de faire preuve
d’humilité.
Pris ensemble, ces cinq grands principes constituent le
fondement sur lequel s’appuie la discipline de la vérification. Ils
permettent aussi d’établir une relation plus étroite entre le
journaliste et le citoyen, à leur avantage mutuel. En recourant
aux puissants moyens que constituent la transparence et l’exacte
relation des faits, le journaliste incite le citoyen à s’arrêter sur
une information à côté de laquelle il aurait pu autrement passer,
et ce sans nuire à l’intégrité factuelle. En même temps, en se
montrant plus ouvert dans l’exécution de son travail, le
journaliste sera encouragé à réfléchir davantage sur la manière
d’acquérir l’information, de l’organiser et de la présenter.

LES TECHNIQUES DE VÉRIFICATION

Ces principes ne sont évidemment pas suffisamment


spécifiques pour constituer une « méthode scientifique »
applicable à la pratique du journalisme. Il appartient à chaque
journaliste de les affiner pour son propre compte, dès lors qu’il en
a reconnu l’intérêt. Nous aimerions cependant proposer un
certain nombre de méthodes concrètes émanant de divers
journalistes disséminés à travers les États-Unis. Sans nourrir de
prétention encyclopédique, nous pensons que tout journaliste
pourrait, en s’inspirant à son gré des quelques techniques
exposées ci-après, façonner pour son propre usage une excellente
méthode de collecte et de présentation de l’information.

La défiance

Sandra Rowe, rédactrice en chef de l’Oregonian, à Portland,


dans l’Oregon, utilise dans son journal une méthode à laquelle
elle donne, avec le directeur de la rédaction, Peter Bhatia, le nom
de prosecutorial editing, ce qui revient à dire qu’elle entend jouer
face à l’information le rôle du procureur (prosecutor) face à
l’accusé au tribunal. L’appellation pourra paraître fâcheuse. Reid
MacCluggage, rédacteur en chef et éditeur de The Day, à New
London, dans le Connecticut, en a suggéré une autre, plus
heureuse : skeptical editing, qui implique la défiance systématique
face à l’information 25. Indépendamment du nom qu’on lui donne,
le concept présente un grand intérêt aussi bien pour le journaliste
que pour le citoyen.
Il implique qu’un article, une information, soient
effectivement passés au crible, ligne après ligne, affirmation
après affirmation. Comment savons-nous tel élément ? Pourquoi
le lecteur devrait-il ajouter foi à tel autre ? Quelle supposition se
cache derrière telle phrase ? Si l’article laisse entendre que le
public est en droit de se poser des questions à propos de tel
événement, qui est à l’origine de cette allégation ? Le journaliste ?
Une source ? Un citoyen ?
Selon Amanda Bennett, directrice de rédaction à l’Oregonian,
cette approche — dont elle a fait l’apprentissage au Wall Street
Journal — a pour but de « débusquer non pas tant les erreurs
factuelles que les assertions inconscientes et injustifiées, ces
éléments que l’on inclut dans un article uniquement parce que
l’on est soi-même persuadé qu’ils correspondent à la réalité 26 ».
S’il est écrit dans un article que la majorité des Américains
possèdent aujourd’hui un ordinateur, le directeur de rédaction
exigera que l’information soit vérifiée. S’il est écrit : « selon
certaines sources », il demandera quelles sont ces sources et
s’assurera qu’il y en a bien plusieurs. S’il s’agit d’une source
unique, cela devra être mentionné dans l’article.
S’il est écrit dans un article que le fait que le candidat à la
présidence de 2000, Al Gore, ait fait volte-face en renvoyant à
Cuba le petit Elian Gonzalez, âgé de six ans, survivant du
naufrage dans lequel avait péri sa mère, soulève des questions
quant à sa cohérence idéologique, le directeur de rédaction
demandera quelles questions cela soulève, et dans l’esprit de qui.
S’il s’avère que cela soulève simplement des questions dans
l’esprit du journaliste et de ses amis, il faudra soit le préciser, soit
supprimer la phrase.
Pour Sandra Rowe, cette manière de travailler implique que le
journaliste et le directeur de rédaction soient aussi souvent que
possible assis côte à côte, le premier fournissant au second les
éléments d’information sur lesquels il se fonde. « Plus nous avons
travaillé de la sorte, et plus l’obsession de la vérité s’est répandue
dans la salle de rédaction », a déclaré Sandra Rowe 27. Amanda
Bennett a commencé à exposer cette méthode dans la salle de
rédaction face à des groupes de reporters et de rédacteurs. « Les
gens ne savaient pas que l’on pouvait poser ce genre de questions,
que cela était normal », dit-elle. Le but est, pour une large part,
de « faire en sorte que le fait de poser des questions soit
considéré comme normal et légitime ». Plutôt que de charger les
articles, on supprimait tout ce qui ne pouvait pas faire l’objet
d’une vérification rigoureuse 28.
Amanda Bennett et Sandra Rowe se disent convaincues que
cette technique a amélioré la qualité du travail des directeurs de
rédaction et des journalistes, les a rendus plus minutieux.
L’objectif de cette méthode du doute systématique par
l’Oregonian est de créer un climat dans lequel on peut poser des
questions à propos d’un article sans mettre en doute l’intégrité du
reporter. Le dialogue s’instaure dans la salle de rédaction, aussi
bien de bas en haut que de haut en bas.

La liste de vérification

David Yarnold, directeur de la rédaction du San Jose Mercury


News a mis au point ce qu’il appelle une accuracy checklist, une
liste des procédures à suivre pour vérifier l’exactitude des
informations publiées par le journal.
Les directeurs de rédaction, lorsqu’ils relisent les articles
avant publication, doivent se poser notamment les questions
suivantes :
Le titre de l’article est-il suffisamment justifié par son
contenu ?
Quelqu’un a-t-il vérifié, ou appelé, tous les numéros de
téléphone ou adresses électroniques, ou s’est-il rendu à toutes
les adresses mentionnées dans l’article ?
Les éléments de référence nécessaires à une bonne
compréhension de l’article figurent-ils au complet ?
Toutes les parties concernées par l’article ont-elles été
identifiées ? Leurs représentants ont-ils été contactés et leur a-
t-on donné la possibilité de s’exprimer ?
L’article penche-t-il en faveur de l’une ou l’autre des parties
concernées ou porte-t-il de subtils jugements de valeur ?
Certains apprécieront-ils cet article plus que de raison ?
Manque-t-il quelque élément d’information ?
Tous les propos sont-ils cités avec exactitude et correctement
attribués, et rendent-ils effectivement compte de ce que
voulaient dire ceux qui les ont tenus ?
La liste de vérification que Yarnold a fait imprimer et que
certains rédacteurs ont saisie dans leur ordinateur a été dans un
premier temps conçue à titre expérimental. Yarnold a sélectionné
une équipe de trente journalistes et responsables éditoriaux à qui
il a remis cette liste à utiliser pour la production de leurs articles.
Le groupe a pu la suivre environ 80 % du temps et ses articles ont
exigé 20 % de corrections en moins que ceux d’un autre groupe
qui ne l’utilisait pas.
Le nombre des corrections constitue un critère relativement
subjectif et certains responsables de rédaction considèrent la liste
établie par Yarnold par trop mécaniste. Mais qui contesterait le
bien-fondé des questions qu’elle pose ? C’est là une mesure simple
et efficace qui va dans le sens d’une méthode objective.

Ne jamais rien prendre pour argent comptant

David Protess, professeur à l’école Medill de journalisme de la


Northwestern University, s’est appuyé sur l’exemple de
prisonniers détenus dans le quartier des condamnés à mort pour
démontrer à ses élèves combien il était important de vérifier les
faits présentés comme acquis.
Au nombre de ses recommandations figure notamment celle-
ci : ne vous fiez pas aux rapports des autorités ou des médias.
Tenez-vous au plus près des sources originelles. Vérifiez
systématiquement l’information.
David Protess reçoit chaque année des milliers de lettres de
prisonniers détenus dans le quartier des condamnés à mort qui
clament leur innocence. Et chaque année il en sélectionne
quelques-unes qu’il demande à ses élèves d’examiner. En 1999, le
cas d’Anthony Porter fut l’un de ceux qu’utilisa Protess pour
convaincre ses aspirants journalistes des vertus du doute
systématique.
« Le meilleur moyen de comprendre ma méthode est peut-être
de regarder comment je procède avec mes nouveaux élèves, nous
a expliqué Protess lorsque nous lui avons rendu visite. Je trace
sur le tableau une série de cercles concentriques. Le cercle
extérieur figure les documents émanant de sources de seconde
main, tels les articles de presse. […] Le cercle suivant, quand on
se rapproche du centre, figure les documents émanant de sources
de première main, tels que témoignages et déclarations
enregistrés lors du procès. Le troisième cercle représente les gens
eux-mêmes, les témoins. Nous les interrogeons pour nous assurer
de la concordance de leurs déclarations avec celles qui figurent
dans les procès-verbaux. Enfin, dans le cercle intérieur se
trouvent ceux que j’appelle les cibles — policiers, juges, avocats,
les autres suspects, et le détenu lui-même. Vous seriez surpris de
voir quelle mine d’informations renferment ces sources
originelles, notamment les premiers suspects négligés par la
police. »
En ce qui concerne le cas d’Anthony Porter, Protess et ses
étudiants trouvèrent notamment dans ce cercle intérieur un
suspect du nom d’Altory Simon que la police avait rapidement
innocenté. En utilisant la méthode de rapprochement
systématique des documents et des sources, Protess et ses
étudiants tombèrent sur un neveu d’Altory Simon qui avait
surpris l’aveu du meurtre qu’avait fait son oncle le soir même où
le crime avait été commis. Simon fut finalement convaincu du
meurtre pour lequel Porter allait être exécuté. Le 19 mars 1999,
Anthony Porter fut le cinquième condamné pour meurtre en
Illinois à recouvrer la liberté grâce au travail de David Protess et
de ses étudiants.

Le crayon rouge de Tom French

Si la méthode de David Protess est exhaustive, celle de Tom


French est incroyablement simple. Ce journaliste du St.
Petersburg Times, en Floride, est spécialisé dans la rédaction de
longs articles très fouillés. Il a d’ailleurs obtenu en 1998 le prix
Pulitzer. Il doit également respecter des délais rigoureux pour la
remise de sa copie.
Tom French a un moyen bien à lui de vérifier l’exactitude de
tous les faits mentionnés dans ses articles. Avant de rendre sa
copie, il la relit ligne à ligne, un crayon rouge à la main, et
souligne chaque fait ou assertion pour s’assurer qu’il en a bien
vérifié la véracité.

Les sources anonymes

Les citoyens que nous sommes doivent l’essentiel de ce qu’ils


savent à des sources d’information qui leur sont étrangères. Les
journalistes qui suivent pour nous l’actualité mondiale tiennent
eux aussi le plus souvent les détails qu’ils nous fournissent de
sources extérieures. L’une des plus anciennes techniques à
laquelle ont recouru les journalistes pour assurer le public de la
fiabilité de leurs informations a été d’indiquer leurs sources.
M. Untel a tenu tel propos, dans telle intervention, à tel endroit,
lors du rapport annuel… Le fait de dépendre d’autrui pour leur
information exige depuis toujours que les journalistes fassent
preuve d’une défiance systématique. Ils ont très vite fait leur la
recommandation : « Si ta mère te dit qu’elle t’aime, demande-lui
de te le prouver. » Dès lors que la source de l’information est
dûment indiquée, le public peut juger par lui-même de sa
crédibilité. Au cours de ces dernières années, où la dépendance à
l’égard de sources anonymes pour des sujets importants —
comme l’affaire Clinton-Lewinsky — n’a fait que croître, les
journalistes ont découvert combien il était essentiel d’établir des
règles garantissant leur indépendance à l’égard des sources
anonymes à l’origine de leurs informations.
Joe Lelyveld, directeur de la rédaction du New York Times, a
exigé des reporters et des rédacteurs du journal qu’ils se posent
deux questions avant de recourir à une source anonyme :
1. Dans quelle mesure la source anonyme a-t-elle elle-même une
connaissance directe du fait concerné ?
2. Quelle raison pourrait avoir la source de nous induire en
erreur, d’embellir les choses, ou de cacher des éléments
importants qui pourraient modifier notre perception de
l’information ?
Ce n’est qu’après avoir pu répondre de façon satisfaisante à
ces deux questions que le journaliste pourra utiliser la source. Et,
dans la mesure du possible, il devra indiquer au public les
circonstances dans lesquelles la source a recueilli l’information
(en mentionnant, par exemple, « selon une source qui a
personnellement vu le document ») et le lien particulier qu’elle
peut avoir avec l’événement en question (« une source
appartenant au bureau chargé de mener une enquête
indépendante », par exemple). Les efforts ainsi déployés pour
assurer plus de transparence, tout en permettant au public de
juger par lui-même du crédit qu’il pouvait apporter à une
information, lui ont surtout donné l’occasion d’apprécier les
critères auxquels se conformait leur journal.
Deborah Howell, correspondante à Washington des journaux
du groupe Newhouse, applique aux sources anonymes deux
autres règles qui ne font que renforcer celles prônées par Joe
Lelyveld :
1. Ne jamais se fonder sur une source anonyme pour exposer
l’opinion d’une autre personne.
2. Ne jamais citer une source anonyme comme point de départ
d’un article.
Ce sont là deux règles pratiques qui peuvent guider le
journaliste dans la rédaction de son article une fois qu’il a pris le
parti d’utiliser l’information offerte par une source anonyme.

LES RACINES MULTIPLES


DE LA VÉRITÉ

Finalement, tous ceux qui interviennent dans le processus


journalistique ont un rôle à jouer dans la quête de la vérité. Les
éditeurs et les propriétaires des organes de presse doivent avoir à
cœur de faire prévaloir en permanence la mission de service
public propre au journalisme.
Les rédacteurs doivent servir de rempart contre la dévaluation
de la liberté d’expression — dont les mots sont en quelque sorte la
monnaie — en résistant aux efforts des gouvernements, des
groupes financiers, des parties en litige, des avocats et autres
gens d’influence, qui cherchent à les tromper ou à les manipuler
en faisant passer le mensonge pour la vérité et la guerre pour la
paix.
Les reporters doivent faire preuve de ténacité dans leur
poursuite de la vérité et s’attacher à ne pas se laisser égarer par
leur propre point de vue. Présentatrice chevronnée du journal à la
télévision de Chicago, Carol Marin a ainsi exposé cette idée à l’un
des forums de notre commission : « Toute votre famille est réunie
autour de la table pour fêter Thanksgiving et vous avez l’une de
ces discussions classiques en pareille occasion — qu’il s’agisse de
politique ou de questions relatives à la race, à la religion ou au
sexe. Vous avez alors conscience que ce que vous voyez de cette
dispute familiale, vous le voyez depuis votre chaise, depuis la
place que vous occupez autour de la table. Et cela va fausser
votre vision, parce que vous êtes à ce moment-là en train de
défendre votre propre position. […] Le journaliste est quelqu’un
qui quitte la table et prend le recul nécessaire pour la voir dans sa
totalité 29. »
Si le journalisme est une conversation, cette conversation
inclut aussi bien les propos entre citoyens que les échanges avec
ceux qui fournissent les informations. Les citoyens ont, eux aussi,
un rôle à jouer. Il leur faut, naturellement, se montrer attentifs ;
mais ils doivent en outre faire preuve d’autorité. S’ils ont une
question ou un problème à propos d’une information diffusée par
un organe de presse, ils doivent lui en faire part sans hésiter.
Comment savez-vous ceci ? Pourquoi avez-vous écrit cela ? Quels
sont vos principes journalistiques ? Ce sont là des questions
parfaitement légitimes, et les citoyens méritent qu’on y réponde.
Ainsi les journalistes doivent-ils faire de la quête de la vérité
leur principe fondamental et mettre la loyauté à l’égard des
citoyens au-dessus de toute autre, de façon à pouvoir chercher la
vérité en toute liberté. Et, pour engager les citoyens dans cette
quête, les journalistes doivent appliquer le principe de
transparence et des méthodes de vérification systématique.
L’étape suivante consistera à clarifier leurs relations avec ceux
à propos desquels ils diffusent des informations.

*1. Les muckrackers — littéralement les fouille-merde — ainsi baptisés par


Théodore Roosevelt, étaient des journalistes ou des écrivains qui cherchaient par tous
les moyens à dénoncer les scandales de la société américaine. (N.d.T.)
Chapitre V

L’INDÉPENDANCE
PAR RAPPORT AUX FACTIONS

Quand elle était étudiante à Yale, Maggie Gallagher décida,


avec quelques amis, de créer un journal alternatif. Le groupe en
avait assez des manières de penser du Yale Daily News, qu’il
assimilait aux positions de l’establishment et qui paraissaient
refléter celles de l’administration de l’université et de la majorité
des étudiants. Bien décidés à publier leur journal, ils n’hésitèrent
pas à défier l’autorité et à « subvertir le paradigme dominant 1 ».
Pour Maggie Gallagher, cependant, alternatif n’était pas
synonyme de libéral *1. Au début des années 1980, pensait-elle, la
véritable alternative émanait de la droite. Avec ses condisciples de
Yale, elle avait été profondément marquée par la révolution
conservatrice de Ronald Reagan et était convaincue que la pensée
conservatrice était désormais interdite de parole par une presse
très majoritairement libérale. Le nouveau journal consacra l’un
de ses numéros à un voyage que son rédacteur en chef avait fait
en Afghanistan en 1982, pour marquer son soutien actif à la
rébellion face à l’invasion soviétique. En première page s’étalait
une photo du rédacteur en chef coiffé d’un turban et brandissant
un fusil d’assaut AK-47, sous le titre : « Yale Free Press, un
journalisme avec un point de vue ».
C’était précisément, allait découvrir Maggie Gallagher au
cours des quinze années qui suivirent, le genre de journalisme en
lequel elle croyait. Tandis qu’elle s’élevait dans la hiérarchie de la
profession pour devenir chroniqueuse à l’Universal Press
Syndicate et au New York Post, nous a-t-elle dit lors d’un forum
du Committee of Concerned Journalists, elle n’a à aucun moment
cessé de se rappeler ces mots portés en bannière par son journal
à l’université — « un journalisme avec un point de vue ».
Elle s’est souvent demandé ce que cela voulait réellement dire.
Elle ne prétendait aucunement à l’impartialité. Qu’est-ce qui la
différenciait alors d’une simple propagandiste ? Ou d’une
militante politique ? En tant que chroniqueuse conservatrice,
dans quelle mesure pouvait-elle prétendre même au titre de
journaliste ?
La question se pose avec une acuité croissante à l’ensemble de
ceux qui ont pour mission de délivrer l’information. Alors que le
journalisme s’élargit et évolue pour répondre aux besoins d’un
public plus engagé, issu des mouvements qui ont agité la société
dans les années 1960 et de la démocratisation de la
communication liée au progrès technologique, qu’est-ce qui
permet de donner à quelque activité le nom de journalisme ? Le
respect de la vérité et l’ambition de servir les citoyens, pour une
part. L’observation vigilante de la société et de l’action de ceux
qui la dirigent et le fait d’offrir un forum au débat public jouent
également leur rôle. Mais où le journalisme d’opinion trouve-t-il
dans tout cela sa place ? La neutralité n’est-elle pas l’un des
principes de base du journalisme ?
À cette dernière question, on ne peut répondre par
l’affirmative. Ou bien alors il faudrait exclure chroniqueurs et
éditorialistes de la profession. Des lauréats du prix Pulitzer — tels
Paul Gigot du Wall Street Journal et Thomas Friedman du New
York Times — auraient dû renoncer à leur statut de journalistes
quand ils sont devenus éditorialistes. Et que faire de David
Broder, du Washington Post, ou de Ronald Brownstein, du Los
Angeles Times, journalistes tenus en haute estime qui travaillent
tantôt comme éditorialistes, tantôt comme reporters ? Ou de Tom
Brokaw et de Walter Cronkite qui, en tant que présentateurs du
journal télévisé, ont occasionnellement proposé leurs propres
commentaires ?
Chaque année, le jury Pulitzer décerne un prix du
commentaire, qu’il classe dans la rubrique « journalisme ». Et
nombreux sont ceux qui soutiendront que la presse alternative —
qui constitue une part très riche et très vivante du paysage
journalistique américain — est plus proche des racines
historiques du journalisme que les grands journaux appartenant
à des groupes de presse qui prétendent souvent apporter une
information neutre.
Il n’est pas inutile de revenir sur ce point afin de rendre les
choses parfaitement claires. L’impartialité ou la neutralité ne sont
pas des principes essentiels au journalisme. Comme nous l’avons
expliqué dans le précédent chapitre consacré à l’impératif de
vérification, l’impartialité ne s’est à aucun moment confondue
avec l’objectivité.
Si la neutralité n’est pas essentielle au journalisme, qu’est-ce
qui le différencie d’autres activités comme, par exemple, la
propagande ? Les propagandistes publient des informations. Les
militants politiques publient des informations. Jesse Jackson
anime un talk-show d’inspiration de gauche, Rush Limbaugh un
talk-show d’inspiration de droite. Sont-ils pour autant des
journalistes ? Quiconque diffuse des informations, par écrit ou
sur les ondes, mérite-t-il le nom de journaliste ?
« Ce sont là des questions auxquelles je suis quotidiennement
confrontée dans mon travail », dit Maggie Gallagher. La réponse
est liée « au type de relations que j’entretiens avec mes sources et
avec les événements, et […] aux relations que j’entretiens, en tant
que journaliste, avec mon public. […] Il y a trois critères que je
garde constamment en tête dans mon ambition de rester une
journaliste — une journaliste avec un point de vue. Le premier est
une fidélité sans concession à la vérité. […] Je n’apporte en aucun
cas à mes lecteurs une information que je ne crois pas exacte ».
On peut donc dire, tout d’abord, que Maggie Gallagher
souscrit à tous les principes relatifs à la recherche de la vérité et à
l’obligation de vérification qui guident n’importe quel autre
journaliste.
Elle estime ensuite « que l’on peut prendre parti, être un
journaliste d’opinion, tout en respectant l’obligation de faire
preuve d’honnêteté à l’égard de ceux avec lesquels on est en
désaccord. Cela est lié à l’obligation que l’on ressent à l’égard de
son public ». Cela exige que l’on soit « franc vis-à-vis des lecteurs,
que l’on dise clairement quelles sont nos vues et nos tendances ».
En d’autres termes, Maggie Gallagher croit en la nécessité
d’être en priorité au service des citoyens, d’offrir au public un
forum de discussion et de susciter le débat — ce qui n’a rien à
voir avec le désir de voir un parti écraser l’autre dans l’arène
publique. « C’est cela qui différencie le journaliste du
propagandiste, explique-t-elle. Je ne cherche pas à manipuler mes
lecteurs. Je cherche à leur montrer le monde tel que je le vois. »
Et, pour accomplir cette tâche, ajoute-t-elle, il est essentiel de
se maintenir à distance des factions :
« Je crois qu’il est possible d’être un journaliste honnête tout
en servant une cause. En revanche, il n’est pas possible d’être un
journaliste honnête en servant une personne, un parti politique
ou une faction. Pourquoi je dis cela ? Je crois que cela tient à ma
conviction profonde qu’il existe une certaine relation entre le
journalisme et la perception que l’on a de la vérité. On peut
penser que telles choses, telles idées, telles propositions seraient
bonnes pour [son pays], et le dire ouvertement. Mais servir un
parti politique, un homme ou une faction signifie que l’on ne se
fixe pas pour obligation première de dire la vérité à son public. Il
y a fondamentalement en ce cas conflit entre des obligations
contradictoires. »
Pour Maggie Gallagher, l’élément crucial dans la poursuite de
la vérité et l’information des citoyens n’est donc pas la neutralité,
mais l’indépendance :
« Plus le journaliste se considère comme partie prenante dans
les événements et ressent l’obligation de servir fidèlement ses
sources, moins il peut réellement se considérer comme un
journaliste. »
Ainsi apparaît le quatrième principe de base du journalisme :

Le journaliste doit rester indépendant de ceux dont il parle

Cette règle s’applique à tous, même à ceux qui pratiquent le


journalisme d’opinion, la critique, le commentaire. C’est cette
indépendance d’esprit, plutôt que la neutralité, que le journaliste
doit s’attacher à conserver.
Les éditorialistes et les journalistes d’opinion comme Maggie
Gallagher ne sont pas neutres. Leur crédibilité s’enracine dans ce
même souci de l’exactitude, de la vérification et de l’intérêt public
qui habite les autres journalistes. Ou, pour citer Maggie
Gallagher, c’est « chercher à parler comme si je pouvais
convaincre quelqu’un qui n’est pas d’accord avec moi ».
À certains égards, ce quatrième principe est davantage ancré
dans le pragmatisme que dans la théorie. On pourrait imaginer
qu’une même personne puisse à la fois relater des événements et
y participer ; mais la réalité montre que le fait de participer à
l’événement brouille les autres tâches qu’il appartient au
journaliste d’exécuter. Il devient difficile de voir les choses sous
d’autres perspectives. Il devient plus difficile de gagner la
confiance des sources et des protagonistes des différents camps.
Il devient alors difficile, sinon impossible, de convaincre votre
public que vous faites passer ses intérêts avant ceux de l’équipe
que vous défendez. En d’autres termes, on pourra penser que
vous êtes le conseiller occulte de ceux dont vous relatez l’action,
ou celui qui écrit leurs discours, ou encore que vous êtes
financièrement à leur solde. C’est faire preuve de suffisance, et
sans doute aussi de naïveté ou d’irréalisme, que d’imaginer que
cela ne se produira pas.

L’INDÉPENDANCE D’ESPRIT

Les conversations que nous avons eues avec des journalistes


en tous genres à travers le pays, en les interrogeant sur leurs
motivations et leurs objectifs, ont clairement montré que Maggie
Gallagher avait exprimé une idée subtile, mais essentielle et très
largement partagée. À l’autre bord du spectre idéologique, par
exemple, Anthony Lewis, éditorialiste de tendance libérale au
New York Times, dit que l’essentiel réside non seulement dans le
respect rigoureux de la vérité mais aussi dans une sorte de
conviction qu’implique ce respect. « Les journalistes qui finissent
par écrire des articles d’opinion ont certes un point de vue. […]
Mais cela ne les empêche pas de placer les faits au-dessus de tout.
Comme le dit C. P. Scott, l’éminent rédacteur en chef du
Manchester Guardian, “le commentaire est libre, mais les faits
sont sacrés”. Je pense que nous tendons à aller du particulier au
général. Nous trouvons d’abord les faits, et en tirons ensuite une
conclusion. » Et Lewis de poursuivre : « Les provocateurs que
l’on rencontre dans les médias, tels Ann Coulter ou John
McLaughlin, ont une conception complètement opposée. Tout ce
qui les intéresse, c’est de proférer leurs opinions, si possible en
vociférant. Les faits, quand ils existent, n’ont qu’une place
secondaire. Ils suivent le conseil de la Reine de Cœur : “La
condamnation d’abord, le jugement ensuite” 2. »
L’indépendance d’esprit est également importante dans des
domaines qui n’ont rien à voir avec l’idéologie, tels que la critique
d’art et la critique littéraire. John Martin, qui assura un temps la
critique de danse au New York Times, disait que quand venait le
moment d’émettre un jugement ou une opinion, il pensait
conserver quelque chose de l’indépendance propre au journaliste.
« J’ai le sentiment qu’il m’appartient en premier lieu de dire ce
qui s’est passé et, secondairement, d’exprimer mon opinion, ou,
disons, mon interprétation, ou, aussi brièvement que possible, de
situer cette représentation particulière à sa juste place. Et je
pense que cela, en un sens, est assimilable au reportage 3. »
Cette discussion dissipe, nous l’espérons, une confusion
fréquente. La question que l’on doit se poser n’est pas de savoir si
telle personne porte le titre de journaliste. La vraie question est
de savoir si elle fait du journalisme. Son travail est-il marqué par
le souci de fidélité à la vérité, le respect des intérêts des citoyens
et de la société, la volonté d’informer plutôt que manipuler —
autant de principes qui différencient le journalisme des autres
formes de communication ?
Le point important est le suivant : la liberté d’expression et la
liberté de la presse appartiennent à chacun. Mais communication
et journalisme ne sont pas des termes interchangeables.
N’importe qui peut être journaliste. Tout le monde ne l’est pas.
L’élément décisif n’est pas le fait que telle personne possède
ou non une carte de presse ; il réside dans la nature de son
travail.
Phil Donahue a avancé, lors de l’un de nos forums, que
l’homme qui est entré dans le bar à Tchernobyl et a lancé : « Le
truc a explosé » a fait à ce moment précis œuvre de
« rapporteur » (reporter). S’il ne rapportait pas une rumeur, mais
un événement dont il avait été témoin ou dont il avait vérifié la
véracité, il faisait œuvre de journaliste.

L’ÉVOLUTION DE LA NOTION D’INDÉPENDANCE

Les philosophes de la Grèce antique avaient compris que l’être


humain était politique par nature et que toute société organisée
exigeait quelque forme d’activité politique. C’est dans ce contexte
que sont nées les premières publications à parution périodique,
qui invitaient le peuple à s’impliquer dans les décisions politiques
affectant sa vie.
Comme nous l’avons souligné au chapitre III, consacré au
respect des intérêts du citoyen, l’histoire du journalisme au cours
des trois derniers siècles a été marquée par un affaiblissement
progressif de la mainmise du pouvoir politique et un plus grand
souci de l’intérêt public. « Sur le plan journalistique, le XXe siècle
peut être défini par le combat entre démocratie et propagande,
combat inévitablement soutenu par une presse “objective” et
“indépendante” », a écrit James Carey, professeur à la Columbia
University 4.
Pour l’essentiel, la presse a échangé la fidélité partisane contre
un nouveau type d’engagement : le journalisme se refuserait à
obéir à des motivations non avouées. Les éditoriaux et les articles
à tendance politique, qui auparavant étaient mêlés aux articles
d’information sur l’actualité, quand ils ne constituaient pas
l’essentiel de l’information en première page, seraient désormais
présentés séparément ou dûment signalés pour ce qu’ils étaient.
Ces règles fort simples — qui paraissent aujourd’hui évidentes —
ont largement contribué à la formation de l’éthique journalistique
moderne, notamment le respect des principes concernant le
positionnement politique des journalistes.

LA MISE EN PRATIQUE
DE L’INDÉPENDANCE

Le temps passant, les règles ont été modifiées et renforcées, à


tel point qu’il est souvent interdit aujourd’hui aux journalistes et
responsables éditoriaux de participer aux manifestations
publiques à caractère politique.
En 1989, par exemple, Linda Greenhouse, journaliste du New
York Times spécialisée dans le compte rendu des activités de la
Cour suprême, fut vivement critiquée pour avoir participé à une
manifestation en faveur du droit à l’avortement organisée sur le
thème « liberté de choix ». Sa participation relevait d’un
militantisme anonyme, déclara-t-elle, faisant valoir qu’elle n’avait
à aucun moment attiré l’attention sur sa propre personne :
« J’étais simplement une femme parmi les autres, en jean et
blouson. » Mais le Times, estimant que sa participation
compromettait l’apparence d’objectivité de son reportage, la
sanctionna 5.
Cet incident était intervenu à un moment où la presse se
faisait plus sensible à l’accusation d’être systématiquement
favorable aux idées libérales. La nature du débat politique avait
changé depuis les années 1960, en partie sous l’effet de la
création d’un réseau actif d’intellectuels conservateurs.
Encouragés par l’exemple du vice-président Spiro Agnew, qui
n’avait pas hésité à traiter les journalistes de Washington de
« verbeux nababs du négativisme », les législateurs républicains
mettaient plus ouvertement en cause l’esprit partisan de la presse.
Au tout début des années 1990, les journaux appliquèrent des
règles strictes interdisant aux membres de leur rédaction toute
participation active au militantisme politique. C’est ainsi qu’à
Tacoma, dans l’État de Washington, le Morning News Tribune
rétrograda Sandry Nelson, journaliste affectée aux questions
d’éducation, pour avoir participé à l’organisation d’un
référendum municipal visant à interdire la discrimination
sexuelle. À Fairfield, dans l’Iowa, deux rédacteurs du Daily Ledger
furent licenciés pour avoir fondé une association contre
l’avortement. Le Morning Tribune de Lewiston, dans l’Idaho, et le
Daily Hampshire Gazette de Nothampton, dans le Massachusetts,
interdirent à leur personnel de participer aux manifestations
pour ou contre la guerre du Golfe 6.

ÉÉ
LA RÉÉVALUATION
DE L’INDÉPENDANCE

Alors même que, dans les années 1970, 1980 et 1990, les règles
imposant l’indépendance se faisaient plus strictes, certains
journalistes continuaient de les contester — ou de les enfreindre.
En 1980, le chroniqueur conservateur George Will, fervent
partisan du candidat républicain à la présidence — en
l’occurrence Ronald Reagan — tenait en fait auprès de ce dernier
le rôle de conseiller en vue de son débat télévisé avec le président
démocrate Jimmy Carter. Après le débat, Will en fit un compte
rendu sur les ondes en sa qualité de journaliste de la chaîne ABC,
saluant la performance de Reagan, qu’il qualifia de « pur-sang »
sur la ligne de départ.
Qu’un journaliste tienne le rôle de conseiller occulte n’était
pas une nouveauté. Différents présidents, dont Lyndon Johnson,
avaient fait appel à Walter Lippmann pour la rédaction de leurs
discours. Mais la découverte tardive de ce rôle secret avait
quelque peu terni sa réputation.
Ce qui était nouveau dans le cas de George Will, c’est qu’il
déclara se moquer des commentaires que pouvait susciter son
comportement. Quand la nouvelle finit par se répandre du rôle
qu’il avait tenu auprès du candidat républicain, Will qualifia de
pures chicaneries les critiques que cela suscita. « Le journalisme
(comme le service public, avec tout ce discours sur “le conflit
d’intérêts”) est aujourd’hui infesté de gens qui se prennent pour
de “petits thermomètres de la morale”, qui n’ont de cesse de
prendre la température de leur entourage et répandent, comme
tous les moralistes égarés, des scrupules ridicules et autres
7
absurdités . »
Will n’ouvrait pas un débat idéologique, mais se plaçait sur un
autre plan, sous-entendant une idée à laquelle d’autres allaient
faire écho, quelle que fût leur sensibilité politique, à savoir que la
morale, ou l’éthique, du journalisme était une notion subjective et
infondée. Il n’y avait qu’un seul point faible dans la position de
Will : il avait tenu secret son rôle de conseiller auprès de Reagan.
Il ne voulait pas dire à ses lecteurs qu’il avait contribué à la
prestation télévisée du candidat Reagan dont il rendait compte en
termes si enthousiastes.
Ce type de comportement n’est certes pas nouveau, mais il ne
cesse de saper la crédibilité du journaliste dès lors qu’il est
politiquement engagé. Lors de l’élection présidentielle de 2000,
William Kristol, du Weekly Standard, a souvent été invité à la
télévision où il donnait son avis sur les positions, les stratégies et
les chances des différents candidats. Tout au long de la campagne
pour les primaires, il s’est présenté comme non engagé, alors qu’il
soutenait et conseillait officieusement John McCain. Tout comme
Will, il a essayé de se faire passer pour ce qu’il n’était pas.
D’autres ont présenté un argument plus solide pour contester
le concept d’indépendance d’esprit en matière de journalisme,
estimant que l’obligation d’indépendance risquait de déboucher
sur une sorte d’isolement volontaire, de coupure avec la société.
Elliot Diringer, qui fut journaliste au San Francisco Chronicle
avant de rejoindre l’équipe Clinton à la Maison-Blanche, a exposé
ce point de vue aux chercheurs associés à notre projet : « Il y a
cette idée que le journaliste devrait être à ce point détaché […]
qu’il devrait renoncer à se mêler à la vie publique. Et cette idée
me gêne quelque peu. Je ne vois pas pourquoi le fait d’être un
citoyen responsable serait contradictoire avec le métier de
journaliste 8. »
Le sentiment d’une telle coupure entre la salle de rédaction et
la société a entraîné deux grandes réactions. La première, que
nous avons évoquée dans notre troisième chapitre, a été le
mouvement en faveur d’un journalisme dit « public », qui affirme
que le journalisme ne doit pas seulement signaler les problèmes
mais aussi, dans la mesure du possible, examiner les solutions
susceptibles d’y être apportées. Les promoteurs de ce mouvement
ne voient pas dans une telle démarche, si elle est correctement
menée, le rejet du principe d’indépendance. Ceux qui s’y opposent
font valoir qu’elle risque de placer le journaliste dans une
position apparemment partisane.
L’autre réaction a été de prendre prétexte de la désaffection
des citoyens vis-à-vis du journalisme pour abandonner le principe
d’indépendance et attirer à soi le public en prenant le parti de l’un
ou l’autre camp. Sous ce nouvel habit, les militants jouent le rôle
de « gens de médias » — invités à intervenir dans des talk-shows
ou à commenter l’actualité à la radio ou à la télévision. Ils se
présentent généralement comme étant des experts indépendants
— anciens procureurs fédéraux, conseillers juridiques, ou autres
professionnels désintéressés — alors qu’ils sont, en réalité, les
porte-parole occultes d’un parti. Ils mériteraient plus justement
l’appellation de « militants de médias ». Comme nous
l’expliquerons plus en détail dans le chapitre sur le rôle de forum
que joue la presse, ces gens sont de moins en moins aussi experts
qu’ils le prétendent et se soucient souvent fort peu de rigueur et
d’exactitude. Au lieu de remédier à l’irritation du public à l’égard
de la presse, cette approche partisane essaie plutôt d’en tirer
profit.
La meilleure illustration de ce phénomène nous vient peut-
être de la droite, où le magnat de la presse conservatrice Rupert
Murdoch a créé un réseau complet de médias, Fox News,
poursuivant essentiellement des objectifs idéologiques. En privé,
les journalistes assurent qu’ils ne font que rétablir l’équilibre en
donnant un peu plus d’espace médiatique aux conservateurs, et
c’est là un argument qui mérite d’être pris en considération.
Mais Fox a adopté une position officielle nettement moins
honnête intellectuellement. Sous la direction de Roger Ailes,
ancien conseiller en communication de personnalités politiques
telles que Richard Nixon et George Bush, Fox prend le plus grand
soin d’envelopper ses programmes du manteau de
l’indépendance. Témoin son slogan : We report, you decide (nous
relatons les faits, et c’est vous qui jugez).
Il importe d’établir une distinction entre le journalisme
d’opinion — celui que pratiquent William Safire et Tony Lewis,
The Weekly Standard et The Nation — et le travail de gens engagés
dispensant l’information, comme c’est le cas pour certains
programmes de Fox News. Le premier affiche clairement ses
intentions et reste fidèle à tous les principes du journalisme.
L’autre se prétend neutre, mais utilise le langage et les
stratagèmes de la propagande.
Le succès de Fox, ou de la rhétorique de gens tels que Rush
Limbaugh, a eu un impact considérable sur le reste de la presse.
Il a ouvert la porte aux acteurs de la scène politique, qu’ils soient
masqués ou célèbres. CBS News a demandé à Susan Molinari, ex-
députée de New York au Congrès, d’animer l’une de ses émissions
matinales d’information. ABC News a engagé comme
chroniqueur George Stephanopoulos, ancien membre de
l’administration Clinton, en lui confiant la couverture de la
politique présidentielle, ce qui l’a conduit à commenter l’action
de personnalités avec lesquelles il avait travaillé à la Maison-
Blanche, notamment le vice-président Al Gore.
Cette confusion des genres et des identités a pris une autre
dimension : elle a modifié les relations personnelles
qu’entretenaient les journalistes avec ceux dont ils étaient censés
relater les activités. Le New York Times, par exemple, a permis à
Todd Purdum de continuer à couvrir les activités de
l’administration Clinton même après qu’eut été connue sa liaison
avec Dee Dee Myers, la porte-parole de la Maison-Blanche, qu’il a
finalement épousée. Une telle situation, qui n’aurait sans doute
pas été tolérée au Times quelques années auparavant, n’y a pas
même suscité grand commentaire. Une génération plus tôt, on
avait découvert que Laura Foreman, reporter au Times, avait
entretenu des relations amoureuses avec un politicien corrompu
dont elle relatait les activités. Quand l’affaire fut découverte,
après qu’elle eut été engagée par le Times, Abe Rosenthal,
directeur de la rédaction du journal, fit cette célèbre sortie : « Je
me fous que vous couchiez avec les éléphants, tant que vous ne
faites pas un reportage sur le cirque. » La liaison entre Dee Dee
Myers et Todd Purdum était si connue, et jugée apparemment
acceptable, qu’elle fut présentée comme une charmante intrigue
dans une dramatique sur la Maison-Blanche intitulée The West
Wing. De même, personne ne trouva à redire quand Christiane
Amanpour, grand reporter à CNN, se fiança à James Rubin,
porte-parole du Département d’État (qu’elle épousa par la suite),
alors qu’elle couvrait la guerre au Kosovo.
À la différence de ce qui s’était passé pour Laura Foreman, des
situations comme celles de Dee Dee Myers et Todd Purdum ou de
Christiane Amanpour et James Rubin sont sans doute
considérées aujourd’hui comme acceptables, dans la mesure où
elles sont exposées au grand jour. Mais est-ce réellement
satisfaisant ? Peut-on raisonnablement demander à un journaliste
de couvrir les activités d’une personne à laquelle il est étroitement
attaché par des liens personnels, voire intimes ? Comment est-ce
conciliable avec le principe qui veut que la première obligation
professionnelle du journaliste soit à l’égard du citoyen ?
La non-dissimulation est importante. En tant que citoyens,
nous avons le droit de savoir si un journaliste est étroitement
impliqué dans les affaires ou lié aux gens qu’il couvre. Mais,
après avoir attentivement écouté les journalistes et les citoyens,
nous sommes arrivés à la conclusion que la non-dissimulation
n’est pas suffisante. Comme le pensent Gallagher, Lewis et autres
journalistes d’opinion, il est essentiel de conserver une certaine
distance de façon à distinguer clairement les choses et formuler
des jugements indépendants.

L’INDÉPENDANCE PAR RAPPORT


AU STATUT SOCIAL OU ÉCONOMIQUE

L’indépendance ne se limite pas au domaine idéologique, où


elle est peut-être plus facile à atteindre que dans d’autres. Comme
nous l’avons dit dans le chapitre sur la vérification, la solution
pour échapper au parti pris réside dans la mise au point d’une
méthode plus rigoureuse pour rapporter les faits.
Pour comprendre dans son intégralité le rôle du journaliste, il
importe de considérer d’autres types de conflits et de
dépendances.
À mesure que s’est améliorée la formation professionnelle des
journalistes, leur éducation et, pour certains, leur rémunération,
la notion d’indépendance a pris une nouvelle dimension. Comme
nous l’a dit Juan Gonzalez, chroniqueur au Daily News de New
York, lors de l’un des forums du Committee for Concerned
Journalists, « le plus gros problème […] tient au fait que les
Américains pensent qu’il existe une division de classe entre ceux
qui produisent l’information et ceux qui la reçoivent. Que cette
division de classe traduit un préjugé de classe à l’égard de la
majorité des Américains, qu’ils soient conservateurs, centristes ou
libéraux : dès lors qu’ils appartiennent à la classe ouvrière et
qu’ils sont pauvres, ils sont considérés comme moins importants
dans la société. Je pense que c’est là le principal préjugé 9 ».
Lors du même forum, Richard Harwood, qui exerça les
fonctions de médiateur au Washington Post, est allé dans le même
sens : « Les journalistes, en tant que membres de l’élite
intellectuelle, tiennent leur vision du monde, leur façon de voir
les choses et leurs préjugés de leurs pairs. Ils modèlent leur
travail de façon à répondre aux goûts et aux demandes de cette
nouvelle classe supérieure. Je dois dire que beaucoup de choses
tendent à montrer que la grande presse mise son avenir sur cette
classe parce qu’elle constitue la classe montante […] et se
préoccupe de moins en moins des ouvriers, des gens à faible
revenu 10. »
Tom Minnery, ancien journaliste aujourd’hui vice-président
de l’association évangélique chrétienne Focus on the Family, dont
le siège est à Colorado Springs (Colorado), nous a déclaré, lors
d’un autre forum, que le préjugé de classe a contribué à accélérer
l’aspect commercial de l’information. « La manière dont est
orientée la couverture de l’actualité […] donne une vision
distordue de la vie réelle que mène une vaste portion de la
population moyenne des États-Unis », nous a-t-il dit. Et
d’expliquer : « Aux États-Unis, un pour cent de la population
possède 35 % des actions communément échangées en Bourse. À
regarder le journal télévisé ou à lire le journal, on serait tenté de
croire que nous sommes tous installés devant notre télévision à
regarder défiler les nouvelles de la Bourse sur le téléscripteur de
CNBC. » Ou bien encore, ajoute-t-il, regardez les émissions du
matin « qui nous abreuvent de merveilleux détails sur les derniers
gadgets et fanfreluches disponibles sur le Comdex, alors que
12,5 % seulement des ménages américains disposent d’un
ordinateur équipé d’un modem. La confluence du commerce et
de l’information est désormais si profonde qu’elle forme un fleuve
dont on ne distingue plus les rives 11 ».
Ce risque d’isolement dû à des considérations de classe se
trouve renforcé par la stratégie visant à prendre pour cible les
élites sociales, stratégie adoptée par de nombreuses entreprises
de presse. Cette politique pourrait constituer une menace pour
l’ensemble de la profession journalistique. Les gens considèrent
de plus en plus la presse comme une institution au service d’une
élite sociale à laquelle ils se sentent totalement étrangers, et non
comme une institution publique au service de leurs intérêts.
Le remède à ce type d’isolement n’est certes pas de rejeter le
concept d’indépendance. Il est dans un recrutement beaucoup
plus ouvert visant à faire entrer dans la salle de rédaction des
gens de toutes origines sociales afin de combattre la tendance à
l’insularité. Le journalisme produit en commun par des gens
venus d’horizons différents est meilleur que celui que pourraient
offrir séparément les gens appartenant à chacun de ces milieux.
Peut-être devrait-on imaginer un système qui permettrait de
recruter des gens ayant connu au cours de leur vie d’autres
expériences professionnelles, ont même suggéré certains
journalistes. « Si l’on décidait de modifier la composition du
personnel de la presse, il faudrait mettre au point un système qui
permette de recruter des gens travaillant dans d’autres secteurs
[…] afin de diversifier les origines de classe de la profession », a
avancé Juan Gonzalez 12.

L’INDÉPENDANCE PAR RAPPORT


À LA RACE, À L’ORIGINE ETHNIQUE,
À LA RELIGION ET AU SEXE

Les organes de presse ont pris de plus en plus conscience, au


cours des trente dernières années, de la nécessité de voir la
diversité de la société américaine se refléter au sein de leur
rédaction. Des organisations professionnelles, telle l’American
Society of Newspaper Editors, ont préconisé à l’ensemble de leurs
membres des mesures visant à la diversification du personnel.
Plusieurs sociétés de presse ont revu et corrigé leur protocole de
style pour en écarter les expressions à connotation raciste. Mais,
à ce jour, les éditeurs de journaux n’ont pas réussi, au niveau de
l’ensemble de la profession, à atteindre les objectifs recherchés.
Comme nous l’évoquerons dans notre exposé sur la notion de
conscience identitaire, le concept même de diversité pose
problème dès lors qu’on le réduit à des considérations ethniques
ou de parité entre les sexes ou autres critères numériques. Ce
sont certes là des moyens nécessaires, mais qui ne représentent
pas la finalité de la diversité.
Il est une autre question concernant la diversité qui demande
à être abordée de front : dans quelle mesure l’appartenance
ethnique ou le sexe peuvent-ils être assimilés à l’identité et à la
compétence. Estimons-nous que seuls des Noirs américains sont
susceptibles de couvrir correctement les questions concernant les
Noirs américains, des Américains d’origine asiatique celles
concernant les Américains d’origine asiatique, etc. ? Un bon
journaliste ne devrait-il pas être capable de couvrir n’importe
quel sujet ?
« L’argument en faveur d’une diversité fondée sur la
représentation des différentes composantes de la société […]
présuppose que des personnes de même race et de même sexe
pensent de la même façon parce qu’elles ont la même expérience
du racisme et du sexisme, dit Peter Bell, lui-même afro-américain
et directeur commercial d’une entreprise de presse. Or, selon
moi, cet argument ignore, ou minimise, l’influence de la classe
sociale, de l’éducation, de la région géographique, de la famille,
de la psychologie individuelle et de la religion dans la formation
de nos mentalités et de nos convictions. […] Des caractères
clairement visibles, tels que la race et le sexe […] tiennent lieu
d’indicateurs, à mes yeux fort sommaires, censés témoigner de la
manière de penser d’un individu. […] Quelle est la position des
Noirs sur telle question ? La réponse est, bien évidemment, qu’il
n’existe pas de position unique 13. »
Nombreux sont les journalistes, même parmi ceux
appartenant à des minorités ethniques, qui expriment des doutes
analogues. « Vous contenter d’annoncer […] que vous allez faire
entrer un Asiatique, un Noir, et un handicapé en fauteuil roulant
dans votre salle de rédaction, et croire que cela vous autorise à
proclamer que vous avez introduit la diversité, c’est entrer dans la
même catégorie que ceux qui déterminent le contenu de leur
journal en fonction de la répartition démographique du public »,
dit John Hockenberry, correspondant de NBC News, qui est lui-
même handicapé. Et d’expliquer : « Vous pouvez déterminer
votre marge bénéficiaire en fonction de la démographie, mais en
aucun cas le contenu de vos informations. […] Ce n’est pas le
recrutement des membres de votre rédaction qui constitue
l’indicateur de la diversité, mais la connaissance de votre public
et l’intérêt véritable que vous lui portez, quels que soient son
niveau social et économique et sa sensibilité politique 14. »
Ces critiques soulèvent une question importante : dans quelle
mesure son milieu d’origine influence-t-il le travail d’un
journaliste ? Quand un rédacteur en chef décide de qui va couvrir
quoi en se fondant uniquement sur l’origine ethnique ou la
couleur de peau du journaliste, ne tombe-t-il pas dans une autre
forme de stéréotype racial et ethnique ? Cette manière de faire
laisse entendre qu’il existe bien quelque chose comme une
mentalité noire ou une mentalité asiatique.
Entre l’application d’un strict système de quotas dans la
composition de l’équipe rédactionnelle et la crainte de voir
s’instituer une nouvelle orthodoxie du « politiquement correct »,
il existe des solutions beaucoup plus fertiles. L’évidence s’impose
d’ores et déjà que les salles de rédaction où ne règne pas une
diversité suffisante sont incapables de faire correctement leur
travail. Elles laissent passer des informations. Leur couverture de
l’actualité est incomplète. Clarence Page, du Chicago Tribune,
raconte : « Un éditeur du nord de l’Illinois a voulu faire l’impasse
sur la couverture de la population minoritaire de sa ville, en
affirmant qu’elle était fort peu importante, alors que je savais de
source sûre que cette ville comptait 17 % de Latinos — 17 % ! […]
Un éditeur d’une zone rurale du Wisconsin m’a dit qu’il n’avait
pas vraiment de populations minoritaires dans son secteur, alors
que son journal couvrait une zone située au débouché d’une route
desservant une importante réserve indienne 15. »
Les définitions traditionnelles de l’information prouvent
suffisamment, par leur étroitesse même, les préjugés personnels
qui colorent le journalisme. Les grands médias, conscients de ce
problème, ont sollicité le concours d’organismes spécialisés, tel le
Maynard Institute qui a mis en place un groupe de travail chargé
d’aider les médias à mieux percevoir les préoccupations et les
intérêts de l’ensemble de leur public et à élargir leurs sources
d’information.
Mais si l’on accepte de reconnaître que des éléments tels que
l’appartenance raciale ne peuvent être ignorés, comment concilier
l’indéniable influence de la perspective personnelle avec le
maintien de l’indépendance journalistique ?
Le concept d’indépendance par rapport aux factions tend à
montrer qu’il existe pour le journaliste un moyen permettant de
reconnaître l’influence de l’expérience personnelle de chacun sans
en être pour autant l’otage.
L’essentiel, comme l’a dit Maggie Gallagher, c’est de rester
fidèle aux principes fondamentaux du journalisme : recherche de
la vérité et volonté d’informer pleinement le public. Il en est de
cela comme de l’idéologie politique : la question n’est pas la
neutralité, mais l’objectif effectivement poursuivi. Cet appel à
l’indépendance par rapport aux factions doit, dans la pratique
professionnelle, se situer au-dessus de la culture et du parcours
personnels du journaliste. Quel que soit l’adjectif attaché à sa
personne — bouddhiste, afro-américain, handicapé, homosexuel,
hispanique, juif, wasp *2, ou même libéral ou conservateur — ce
qualificatif doit être descriptif, mais non limitatif. Il s’agit d’un
journaliste qui se trouve être, aussi, bouddhiste, afro-américain
ou conservateur, et non d’un homme ou d’une femme qui est
prioritairement bouddhiste et secondairement journaliste. Son
appartenance raciale, ethnique, religieuse, sociale ou idéologique
donne un certain éclairage à son travail, mais ne lui dicte pas sa
conduite professionnelle.
Le scepticisme du correspondant de la NBC John
Hockenberry quant à l’influence de son propre handicap est à cet
égard très instructif. Après s’être, dans un premier temps, refusé
à « écrire des papiers sur les handicapés », Hockenberry a
finalement pris conscience de ce qu’il pouvait apporter sur un tel
dossier. « Quand je suis arrivé à Dateline, un producteur est venu
me trouver. “Nous voulons faire une émission sur l’embauche et
la vie professionnelle des handicapés, en utilisant le système de la
caméra cachée”, m’a-t-il dit. […] Même si je n’avais pas envie
d’être catalogué comme le journaliste du handicap, j’ai dit que
mon expérience de la discrimination n’était pas concluante. Je
vois des gens qui me regardent un peu de travers, ou qui
prennent peut-être quelque décision sans que je comprenne
vraiment […] en quoi elle me concerne.
Cet homme [le producteur], un jeune Américain d’origine
coréenne nommé Joe Rhee, m’a dit : “John, la discrimination se
produit non pas en face de toi, mais une fois que tu as le dos
tourné. C’est pourquoi nous recourons à la caméra cachée” 16. »
Le résultat a été un reportage qui montrait comment les
entreprises écartaient systématiquement un paraplégique au
profit d’un candidat non handicapé. « C’est notre collaboration
au sein de cette salle de rédaction qui a permis de produire une
émission vraiment intéressante et riche », a commenté
Hockenberry.
L’expérience de John Hockenberry montre que l’objectif d’une
rédaction n’est pas de simplement créer une diversité numérique
— car on voit bien que, dans ce cas, l’émission sur les handicapés
n’aurait pas été réalisée si le reporter handicapé avait travaillé
seul. L’objectif ultime de la diversité au sein de la rédaction est de
créer un environnement intellectuel mélangé où chacun est
fermement attaché à la notion d’indépendance journalistique. Les
expériences différentes se combinent pour créer un compte rendu
de l’actualité plus riche que celui auquel on parviendrait si
chacun agissait seul. Et cela permet finalement de donner au
public une vision plus riche et plus complète du monde.
L’obligation du journaliste à l’égard de la société est celle que
décrit Maggie Gallagher. Elle n’implique ni objectivité, ni
cynisme, ni absence de convictions personnelles. Elle est fondée
sur un engagement bien particulier — celui de se consacrer
entièrement à l’information du public et non d’intervenir
directement en tant que militant. C’est ce qu’on pourrait appeler
une « indépendance dans l’engagement ».
Gil Thelan, directeur de la rédaction du Tampa Tribune, a
beaucoup réfléchi à ce rôle. Dubitatif quant aux idées prônées par
les promoteurs d’un journalisme citoyen pour reconnecter les
journalistes avec la société environnante, mais convaincu de la
nécessité de sauvegarder le principe de l’indépendance
journalistique, il a fini par quitter un journal du groupe Knight
Ridder à la suite d’un désaccord sur la question de la séparation
de l’information et des intérêts strictement commerciaux de
l’entreprise de presse.
Thelan a décrit le rôle du journaliste comme étant celui d’un
« observateur engagé ».
Il entend par là que le journaliste n’est pas détaché de la
société au sein de laquelle il vit, mais est lié à ses concitoyens par
une relation d’« interdépendance ». S’il se pose dans la ville une
question importante à laquelle les institutions locales tentent
d’apporter une réponse, « nous avons le devoir de rendre compte
de ce processus sur le long terme, en tant que simples
observateurs ». Il serait irresponsable de ne pas suivre l’affaire de
manière sérieuse ou de l’ignorer sous prétexte qu’elle paraît
ennuyeuse. Il est du devoir du journaliste de contribuer à la
solution du problème posé, affirme Thelan, en assumant sa
mission d’informateur responsable.
Les idées de Thelan trouvent un écho chez d’autres
journalistes qui évoquent le rôle de la presse dans la création d’un
langage commun, d’une vision commune des choses ; elle fait
partie du ciment social qui assure la cohésion d’une
communauté.
Telle est la conception que se font nombre de journalistes qui
combinent indépendance et engagement.
Le Herald Tribune de Sarasota, en Floride, a même mis au
point une méthode originale pour faire en sorte que ses
journalistes conservent leur indépendance sans pour autant se
couper de la société. Chaque membre de la rédaction assume
pendant une semaine les fonctions de correspondant des
lecteurs : il prend leurs appels téléphoniques, les met en relation
avec le reporter ou le rédacteur approprié, et rédige à chaque fois
une note relatant le motif de leur plainte ou leur suggestion.
Il faudra trois ans pour que tout le personnel de la rédaction
passe par cette expérience, mais Janet Weaver, rédactrice en chef
du journal, se dit convaincue que cela vaut la peine d’être fait.
Tous ses collaborateurs assurent que le seul fait d’entendre
comment les gens réagissent aux informations diffusées par le
journal les a rendus plus conscients de la relation qui les lie aux
membres de leur communauté.
« Je suis parfois saisie de frayeur quand vient le tour de tel ou
tel journaliste d’assumer les fonctions de correspondant du
public. Sachant le langage dont il use avec moi, je me demande
comment il va se comporter avec le public. Mais il y a toujours en
face de lui une personne pour observer ses réactions, et nous
organisons un programme de formation à l’usage des quatre
journalistes qui assumeront la tâche au cours du mois. »
En fin de compte, aucune mesure, aussi stricte soit-elle,
tendant à interdire au journaliste toute forme d’engagement
personnel ou intellectuel ne peut garantir qu’il reste indépendant
des factions, politiques ou autres. C’est finalement sa faculté de
discernement et son respect sans faille du principe d’allégeance
prioritaire au citoyen qui distinguent le journaliste du partisan.
Avoir une opinion n’est pas seulement normal et naturel ; c’est
aussi un atout précieux qui renforce l’esprit critique avec lequel
tout bon journaliste aborde l’actualité. Mais il faut que le
journaliste soit suffisamment loyal et honnête pour accepter
l’idée que son opinion doit être fondée sur quelque chose de plus
solide que ses convictions personnelles s’il veut s’appuyer sur elle
dans sa pratique journalistique. Il ne s’agit pas de l’idéologie qui
nous lie à des gens ou à des groupes. Il s’agit d’une conviction
fondée sur l’enquête, la connaissance, la compréhension et
l’éducation. Mettre des barrières à ce processus de découverte,
c’est être, en fin de compte, déloyal à l’égard du public.
L’importance d’une telle indépendance se fait plus évidente
encore quand on considère une autre obligation du journalisme
que nous évoquerons au chapitre suivant : sa mission de
surveillance.

É
*1. Libéral, aux États-Unis, qualifie la sensibilité de gauche. (N.d.T.)
*2. Wasp, pour White Anglo-Saxon Protestant : Blanc d’origine anglo-saxonne et
protestante. (N.d.T.)
Chapitre VI

CONTRÔLER LE POUVOIR
ET DONNER LA PAROLE
AUX SANS-VOIX

En 1964, le prix Pulitzer — la récompense la plus prestigieuse


dont rêvent les journalistes — fut attribué au Philadelphia Bulletin
pour une nouvelle catégorie de reportage. Il récompensait ce
journal pour avoir révélé que la police de la ville était impliquée
dans l’organisation d’une loterie clandestine. Cette révélation
était le signal de ce qui allait devenir une nouvelle vague de
dénonciation de la corruption de la police dans les villes
américaines. Cette récompense revêtait une signification
supplémentaire : elle marquait, de la part de l’establishment de la
presse écrite, la reconnaissance officielle de l’ouverture d’une
nouvelle ère dans l’histoire du journalisme.
« Journalisme d’investigation », tel était le nom donné à ce
nouveau genre par les directeurs de journaux de l’ensemble du
pays qui assuraient la continuité du Pulitzer sous les auspices de
la Columbia University. Elle remplaçait une catégorie plus
ancienne, qui, sous le nom de « journalisme local », n’avait plus à
leurs yeux sa raison d’être. Ils mettaient ainsi l’accent sur la
mission militante, réformatrice et dénonciatrice de la presse.
Ce faisant, l’institution journalistique prenait acte d’un type de
travail qu’avait de plus en plus largement assumé au cours des
dernières années une nouvelle génération de journalistes. Des
journalistes comme Wallace Turner et William Lambert à
Portland et George Bliss à Chicago redonnaient vie à une
tradition de traque et de dénonciation de la corruption qui avait
largement disparu au cours de la Seconde Guerre mondiale et des
années qui l’avaient immédiatement suivie. La guerre avait mis
en vedette des reporters tels qu’Ernie Pyle, de l’agence de presse
Scripps Howard, qui évoquaient l’héroïsme des troupes alliées, la
force morale de la population britannique, ou le courage sans
gloriole du soldat américain. À partir de 1964, la situation a
commencé à changer. Huit ans plus tard, après que Bob
Woodward et Carl Bernstein eurent contribué à la mise au jour
du scandale du Watergate sous l’administration Nixon, le
journalisme d’investigation a soudainement connu célébrité et
prestige et redessiné l’image de la profession.
Le changement a touché l’ensemble de la presse, et plus
particulièrement celle de Washington. A. M. Rosenthal, directeur
de la rédaction du New York Times, était si perturbé par la
manière dont le Washington Post avait dominé toute l’affaire du
Watergate qu’il décida de réorganiser complètement son bureau
de Washington dans l’intention d’y mettre en place une véritable
équipe de journalistes d’investigation. CBS News lança sa propre
émission consacrée au journalisme d’investigation, 60 Minutes,
qui allait rencontrer le plus grand succès qu’ait jamais connu un
programme d’information télévisée. Les télévisions locales,
soucieuses de ne pas être en reste, furent bientôt envahies
d’équipes de journalistes d’investigation, dites « I-Teams ».
Quelques vétérans du journalisme ne manquèrent pas de
ronchonner. Le journalisme dit « d’investigation », grognaient-ils,
n’était rien d’autre, en fait, que ce qu’avait toujours été le vrai
journalisme. Tout reportage suppose l’investigation. Ce que le
jury du prix Pulitzer avait officiellement reconnu en 1964 était en
fait une pratique en usage depuis plus de deux siècles.
Le journalisme d’investigation plonge ses racines dans les
toutes premières publications périodiques, dans la notion
primitive de liberté de la presse et dans le texte du Premier
amendement. Ces racines sont si profondes et solides qu’elles
constituent un principe fondamental :

Les journalistes doivent exercer sur le pouvoir un contrôle


indépendant

Beaucoup, même parmi les journalistes, se méprennent sur le


sens véritable de ce principe, imaginant qu’il implique
l’obligation de contrer systématiquement le pouvoir en place. Ce
rôle est en outre compromis par l’usage abusif qu’en fait le
journalisme contemporain et par son détournement de la part de
certains, plus soucieux de flatter le public que de servir
véritablement ses intérêts. Plus grave encore, peut-être, est la
menace que fait planer un nouveau type de regroupement
d’intérêts financiers susceptible de tuer l’indépendance dont la
presse a besoin pour accomplir sa mission de contrôle du
pouvoir.
Quand les premiers bulletins périodiques sont nés dans les
cafés anglais au XVIIe siècle, ils se donnaient un rôle
d’investigation. The Parliament Scout, dont la publication a
commencé en 1643, « avançait une notion neuve dans le
journalisme — la nécessité de déployer des efforts pour
rechercher et découvrir les informations sur l’actualité 1 ».
L’année suivante, une publication qui avait pris pour nom The
Spie (l’espion) s’engageait auprès de ses lecteurs à faire en sorte
de « découvrir les tricheries courantes dans le grand jeu du
Royaume. Pour y parvenir, nous devrons avancer masqués ».
Ce travail d’investigation que la presse s’est très tôt efforcée
d’accomplir est pour une part à l’origine de la liberté que lui
garantit la constitution. Pour la première fois dans l’histoire,
grâce à des périodiques comme The Parliament Scout et The Spie,
les activités du gouvernement se faisaient plus transparentes.
Jusqu’à l’apparition des journaux, seuls quelques privilégiés —
ceux qui entretenaient des relations commerciales avec l’État ou
étaient directement impliqués dans sa gestion — étaient vraiment
informés des affaires internes du gouvernement. La masse de la
population n’était au courant que par ouï-dire ou par les
messages officiels que diffusait le gouvernement. Mais, à la
différence des proclamations officielles ou des annonces faites
par le biais des crieurs des rues, qui ne donnaient que les seules
informations que les dirigeants souhaitaient porter à la
connaissance du public, ces nouveaux périodiques rendaient
compte de l’action réelle du gouvernement. Ils ont ainsi fait de
l’investigation l’un des principes originels qui allaient distinguer
le journalisme des autres moyens de communication avec le
public. C’est cette mission de « chien de garde » (watchdog) — on
pourrait dire de sentinelle — qui a fait du journalisme, selon
l’expression de James Madison, « un rempart de la liberté », tout
comme la vérité est devenue, pour John Peter Zenger, l’ultime
arme défensive de la presse *1.
Dans les années qui suivirent, alors que le conflit entre une
presse protégée et les institutions gouvernementales allait
s’envenimant, c’est cette fonction de contrôle que la Cour
suprême invoqua à plusieurs reprises pour réaffirmer le rôle
central de la presse dans la société américaine. À commencer par
sa décision dans l’affaire Near v. Minnesota, qui interdit au
gouvernement d’empêcher la publication de quelque journal que
ce soit, sauf si son contenu présente « un danger grave et
immédiat pour la sécurité des États-Unis », la Cour s’est
méthodiquement employée à construire à l’usage des journalistes
un rempart derrière lequel ils pouvaient sans la moindre réserve
apporter au public toutes informations dès lors qu’était en cause
l’intérêt général 2. Deux siècles après la révolution, le juge Hugo
Black, membre de la Cour suprême, insistait encore sur la
mission de contrôle dévolue à la presse lorsqu’il écrivait : « Une
protection a été accordée à la presse de façon à lui permettre de
percer à jour les secrets du gouvernement et de les dévoiler au
public. Seule une presse libre et sans entraves peut efficacement
démasquer les tromperies de l’action gouvernementale 3. »
Bénéficiant du soutien des appareils législatifs au niveau tant des
États que fédéral, la presse a obtenu d’accéder plus librement à
de nombreux documents et d’être plus largement informée de
l’action gouvernementale en vertu de la loi sur la liberté de
l’information (Freedom of Information Act).
La mission de contrôle dévolue à la presse ne concerne pas
seulement l’action gouvernementale, mais s’étend à toutes les
institutions investies d’un certain pouvoir sur la société. Et il en a
été très tôt ainsi. Tout comme le Spie avançait « masqué » afin de
découvrir « les tricheries courantes dans le grand jeu du
Royaume », le journaliste Henry Mayhew, au XIXe siècle, se mêlait
anonymement à la foule pour enquêter sur la situation
désespérée de certains habitants de ce même royaume. Il
arpentait les rues du Londres de l’époque victorienne afin de
rendre compte dans le London Morning Chronicle de la vie du
petit peuple 4. Il donnait ainsi un visage et une voix à la vendeuse
de cresson et au petit ramoneur et révélait leur humanité à une
population qui passait à côté d’eux sans les voir.
Donnant à la fois la parole aux sans-voix et démasquant les
escrocs bien cachés, les premiers journalistes ont clairement
affirmé que l’exploration des recoins invisibles de la société
constituait un aspect essentiel de leur mission. Le monde dont ils
offraient la chronique enflammait l’imagination d’une société
largement ignorante des réalités, ce qui leur valut l’adhésion
rapide et enthousiaste de la population.
Les journalistes considèrent aujourd’hui encore leur rôle de
chiens de garde comme essentiel. Près de neuf journalistes sur
dix estiment en effet que la presse « dissuade les dirigeants
politiques de faire des choses répréhensibles ». Ce rôle vient en
seconde position, après l’information du public, dans les réponses
que nous ont spontanément faites les journalistes quand on leur
demandait ce qui distinguait leur profession des autres formes de
communication 5.
Ce principe, auquel les journalistes sont si attachés, est en
même temps souvent mal compris. Au tournant du siècle, Finley
Peter Dunne, journaliste et humoriste de Chicago, a traduit en
ces termes le principe du « chien de garde » : « réconforter les
affligés et affliger les nantis 6 ». Dunne plaisantait à moitié, mais
la formule a fait mouche. Quand, en l’an 2000, le St. Paul Pioneer
Press a obtenu le prix Pulitzer pour avoir révélé les manœuvres
frauduleuses auxquelles se livrait l’équipe de basket de
l’université du Minnesota, le directeur de la rubrique sportive,
dans une allocution, a souligné combien son patron aimait à
reprendre la formule 7.
Malheureusement, l’idée selon laquelle la presse est là pour
contrarier les puissants et soutenir les malheureux donne une
mauvaise interprétation de la mission de contrôle du journaliste
en lui donnant une coloration libérale ou progressiste quelque
peu abusive. Comme en témoigne l’histoire, il s’agit plus
exactement de surveiller la minorité des puissants au nom de
l’immense majorité de la population, et ce pour éviter que
s’instaure la tyrannie.
La mission de contrôle ne se limite pas à mettre de la
transparence dans la manière dont agit le pouvoir, mais doit
aussi montrer et faire comprendre les conséquences de son
action. Cela implique que la presse reconnaisse aussi bien les
domaines où le pouvoir agit de façon efficace que ceux où son
action est critiquable. Comment la presse peut-elle prétendre
surveiller les puissants si elle ne met pas en lumière aussi bien les
réussites que les échecs ? La critique systématique perd toute
signification et le public n’a plus de point de repère pour
distinguer le bien du mal.
Tout comme un motif musical dans une fugue de Bach, le
thème de l’investigation a couru de façon plus ou moins
perceptible tout au long de l’histoire du journalisme, sans jamais
totalement disparaître. Il a marqué quelques-uns des épisodes les
plus importants et les plus mémorables de l’histoire des États-
Unis.
— Dans l’Amérique coloniale, la presse se pose en tribune d’un
peuple en ébullition supportant mal le joug d’un gouvernement
lointain qui tente de canaliser son énergie et de maîtriser son
développement. Le New England Courant de James Franklin
affirme son rôle de contrôleur des institutions tant
gouvernementales que religieuses, tandis que les colonies se
dotent de leur propre « espion » avec le Massachusetts Spy
d’Isaiah Thomas qui dénonce ceux qui trafiquent avec l’ennemi.
— La presse révolutionnaire cède la place à une presse
attachée à la construction de la nation, qui rend compte de toutes
les questions ayant trait à la forme et à la nature du nouveau
gouvernement. Fédéralistes et antifédéralistes créent chacun
leurs propres journaux dans le souci d’informer le peuple et
d’encourager le débat public sur les grands principes qui
serviront de base au nouvel État. L’un des rôles essentiels de cette
presse partisane est de surveiller et dénoncer les agissements du
camp opposé — dénonciation qui atteint parfois une telle
virulence que le gouvernement tente, sans grand succès, de
légiférer contre cette pratique 8.
— À l’aube du XXe siècle, une nouvelle génération de
journalistes, surnommés muckrakers (fouille-merde), appelle à la
réforme aux niveaux local, des États, et fédéral. Leurs enquêtes
méticuleuses et leur dénonciation de la corruption des sphères
dirigeantes — de l’exploitation des enfants à la mise en coupe
réglée des villes par le pouvoir politique et aux trusts ferroviaires
et pétroliers — ont déclenché un mouvement d’ensemble en
faveur du progrès social.

Le temps aidant, la pratique du journalisme d’investigation


s’est progressivement diversifiée. Elle revêt aujourd’hui trois
formes essentielles : l’enquête originale, l’interprétation de faits
déjà connus, et la relation d’enquêtes menées par d’autres.
Chacune de ces formes mérite d’être examinée séparément.

L’ENQUÊTE JOURNALISTIQUE ORIGINALE

Des journalistes découvrent eux-mêmes et dénoncent des faits


et des actes dont le public n’avait pas jusque-là connaissance.
Cette forme de journalisme d’investigation aboutit souvent à
l’ouverture par l’autorité publique d’une enquête officielle et
illustre le rôle d’aiguillon que joue la presse sur le pouvoir au
nom de l’intérêt public. Elle peut entraîner le recours à des
tactiques comparables à celles qu’emploie la police, comme la
fouille méticuleuse des archives, l’utilisation d’informateurs et
même, dans certaines circonstances, l’infiltration et la
surveillance clandestine des activités sur lesquelles pèsent des
soupçons.
L’enquête journalistique originale inclut le travail de
muckrakers comme Lincoln Steffens dont la série de reportages
Shame of the Cities (la honte des villes), publiée en 1904, a
entraîné de vastes réformes au niveau de l’administration locale,
ou comme Rachel Carson, dont le livre Le Printemps silencieux, et
ses révélations sur les effets dévastateurs des pesticides, a
déclenché en 1962 un mouvement international pour la
protection de l’environnement.
Il inclut aussi le reportage de Jerry Thompson, journaliste du
Nashville Tennessean qui, en 1980, a dévoilé la vraie nature du Ku
Klux Klan alors que cette organisation était en pleine
renaissance. Pour mener son enquête, Thompson a caché
pendant dix-huit mois son identité de journaliste et s’est fait
passer pour un sympathisant du Ku Klux Klan. Comme l’a noté
Edmund Lambeth dans Committed Journalism, « le Tennessean a
ouvertement reconnu pourquoi il estimait devoir utiliser des
subterfuges pour réunir ses informations et les livrer au public :
“Vous dites toute la vérité au moment de la publication et vous
voyez alors si votre crédibilité sort victorieuse de l’épreuve”, a
déclaré [John] Seigenthaler [l’éditeur du Tennessean] 9 ».
Dans l’enquête journalistique originale, l’ordinateur supplée
souvent aujourd’hui au travail d’enquête du reporter sur le
terrain. The Color of Money (la couleur de l’argent) — la série de
reportages de Bill Dedman qui a valu le prix Pulitzer à l’Atlanta
Journal and Constitution — offre l’un des premiers exemples de
cette évolution. Dénonçant la discrimination raciale pratiquée
par les établissements de crédit d’Atlanta, elle a entraîné
d’importantes réformes des politiques de crédit des banques sur
l’ensemble du territoire américain. À propos de cette série de
reportages, un ouvrage sur le journalisme d’investigation précise :
« La preuve la plus indiscutable des considérations d’ordre racial
intervenant dans l’octroi des prêts immobiliers à Atlanta a été
l’analyse informatique des documents que les prêteurs devaient
établir et fournir aux organismes de contrôle 10. » Quand elle est
correctement employée, l’informatique peut alléger le travail
d’investigation du journaliste car elle lui permet d’accumuler des
preuves indiscutables sans recourir aux entretiens et comptes
rendus détaillés de faits d’importance secondaire.

L’INVESTIGATION INTERPRÉTATIVE

La deuxième forme de journalisme d’investigation est le


journalisme interprétatif. Elle demande souvent les mêmes
qualités que la précédente mais ne place pas l’interprétation au
même niveau. La différence essentielle entre les deux pratiques
tient au fait que le journaliste d’investigation recueille des
informations que nul n’avait découvertes avant lui, dans
l’intention de mettre les gens au courant d’événements ou de faits
susceptibles d’affecter leur vie. Le journalisme d’interprétation
examine et analyse en profondeur une idée ou un enchaînement
de faits connus afin d’en éclairer le sens et d’en permettre une
meilleure compréhension. Il apporte un point de vue novateur et
enrichissant sur une question donnée.
On en trouve l’une des premières illustrations dans la
publication par le New York Times des « dossiers du Pentagone »,
en 1971. Ces dossiers constituaient une étude secrète de
l’engagement américain au Viêtnam, rédigée par le
gouvernement. Le journaliste Neil Sheehan, après de longs et
patients efforts, parvint à s’en procurer un exemplaire. Après quoi
une équipe de journalistes et de rédacteurs du New York Times,
spécialistes de la politique étrangère et de la guerre du Viêt-nam,
se mit en devoir d’interpréter ces documents et de les présenter
comme un témoignage spectaculaire de la tromperie dont avait
été victime le peuple américain. Sans ce travail de synthèse et
d’interprétation, la véritable signification des dossiers du
Pentagone aurait échappé à la majorité des citoyens.
Certains reportages font aujourd’hui reculer les frontières de
l’investigation interprétative. Donald Bartlett et James Steele se
sont rendus célèbres au Philadelphia Inquirer, puis au magazine
Time, en explorant ambitieusement des domaines complexes à
travers des séries d’articles comme « America : What Went
Wrong » et « America : Who Stole the Dream ». Toutes deux ont
montré comment le système économico-politique américain avait
délaissé les citoyens à faibles revenus. Toutes deux étaient le fruit
de plusieurs années d’enquête sur le terrain, d’un examen
approfondi des statistiques économiques et de centaines
d’interviews. Toutes deux partaient de l’hypothèse que le pays
laissait au bord de la route les membres les plus déshérités de sa
population.
Les articles étaient si interprétatifs que certains professionnels
de la presse les ont condamnés, estimant qu’ils relevaient plus de
la polémique que du journalisme : leurs auteurs avaient
abandonné le rôle d’observateurs engagés, mais indépendants,
pour se transformer en militants. Dans Newsweek, Bob
Samuelson a qualifié « America : Who Stole the Dream » de
« journalisme de pacotille », parce que l’enquête « ne cherche pas
à donner une image équilibrée de l’économie — de ses points
forts comme de ses faiblesses 11 ».
Les critiques qui dénonçaient le manque d’équilibre de ces
enquêtes étaient justifiées dans la mesure où elles n’accordaient
pas des places égales aux deux points de vue. Leurs auteurs
s’étaient attachés à mettre en évidence un aspect de l’évolution
économique qu’avaient largement négligé les autres journalistes,
essentiellement intéressés par les conséquences de cette évolution
sur ceux qui se situaient aux niveaux supérieurs de l’échelle
sociale et jouaient un rôle actif dans le boom économique. Les
journalistes qui apprécient le travail accompli par Bartlett et
Steele estiment eux aussi que la première série de reportages —
« America : What Went Wrong » — était plus solidement étayée
par des faits concrets que la seconde. Les gens qui s’entassaient
dans le hall du Philadelphia Inquirer dans l’attente d’une
réimpression et les 90 000 appels téléphoniques reçus par le
journal dans la semaine qui a suivi la publication de cette
première série montrent à l’évidence que son contenu constituait
une révélation pour un large public. « Nous n’avons jamais rien
vu de semblable », a déclaré Arlene Morgan, directeur du journal
à cette époque. La seconde série souleva davantage de critiques et
le rédacteur en chef de l’Inquirer décida de transformer les pages
éditoriales du journal en un forum où s’exprimeraient les
commentaires de tous bords. Même si la première série de
reportages était de meilleure qualité que la seconde, parce que
mieux documentée, les deux séries ont en fin de compte réussi à
mobiliser l’attention du public sur des sujets extrêmement
importants. Les critiques qu’elles ont suscitées montrent par
ailleurs combien il est essentiel que des journalistes aussi
profondément engagés dans l’interprétation permettent aux
points de vue divergents de s’exprimer 12.

L’ENQUÊTE SUR LES ENQUÊTES

Le troisième type de journalisme d’investigation, c’est


l’enquête sur les enquêtes. Plus récent que les précédents, il ne
cesse de se développer. Son point de départ est la découverte, due
parfois à une fuite, d’une enquête en cours, ou sur le point d’être
lancée, par tel ou tel organisme dépendant généralement du
gouvernement. C’est le pain quotidien du journalisme à
Washington, où le gouvernement assure souvent sa
communication interne par l’entremise de la presse. Mais
l’enquête sur les enquêtes se pratique partout où des enquêteurs
officiels sont au travail. Ces derniers coopèrent généralement de
façon active avec les journalistes, et ce, pour plusieurs raisons :
pour peser sur l’allocation de crédits budgétaires, pour influencer
d’éventuels témoins ou pour façonner l’opinion publique. La
majeure partie des articles publiés dans la presse concernant la
liaison entre le président Clinton et Monica Lewinsky ne faisaient
rien d’autre que suivre la progression de l’enquête menée par le
procureur indépendant Kenneth Starr, informations enrichies
des contre-informations que laissait filtrer la Maison-Blanche. Un
autre exemple est l’information selon laquelle Richard Jewell
avait placé la bombe à Atlanta lors des Jeux olympiques de 1996,
information fondée sur des fuites émanant de la police et du FBI
et qui se révéla fausse. En revanche, dans l’affaire du Watergate,
notamment au cours des premiers mois, l’enquête fut menée de
façon autonome par les journalistes qui interrogèrent
directement les sources pour savoir ce qui s’était réellement
passé, et non les enquêteurs officiels qui leur auraient livré leur
propre version des faits.
L’enquête sur les enquêtes est un type de journalisme qui s’est
considérablement répandu depuis les années 1970. Cela résulte
pour une part de l’augmentation du nombre des enquêtes
diligentées par les services officiels et aussi du fait que, à la suite
du scandale du Watergate, les législateurs, tant au niveau fédéral
que des États, ont adopté de nouvelles lois visant à la
moralisation de la vie publique et créé des organismes chargés de
contrôler le comportement du gouvernement. Mais la
prolifération de ce type de journalisme s’explique aussi par le fait
que les journalistes sont devenus de plus en plus dépendants de
sources d’information non identifiées, à tel point que cela a fini
par inquiéter les journalistes et renforcer la méfiance du public.
Dans un article paru dans The New Yorker — sur la très
secrète NSA — la National Security Agency, principal collecteur
de renseignements électroniques pour le compte du
gouvernement américain — le journaliste Seymour Hersh, citant
les déclarations de membres anonymes des services de sécurité, a
écrit que la baisse de qualité du travail effectué par la NSA la
rendait incapable de faire face à la menace de groupes terroristes
sophistiqués ou d’États voyous. Whitfield Diffie, spécialiste du
codage chez Sun Microsystems, fut prompt à dénoncer la
faiblesse de la méthode journalistique fondée sur des
témoignages anonymes à laquelle recourait Hersh : « Ce qui me
chiffonne, c’est que vous dites ce que la NSA veut nous faire
croire : oui, elle était naguère performante, mais elle a
aujourd’hui du mal à lire la presse, Internet est trop compliqué
pour elle, les réseaux sont trop encombrés et elle ne parvient pas
à trouver ce qu’elle cherche. C’est peut-être vrai, mais c’est ce
qu’ils ne cessent de dire depuis des années. Cela arrange la NSA
de faire croire à ceux qu’elle surveille qu’elle connaît des
difficultés. Cela ne signifie pas qu’elle ne connaît pas de
difficultés, mais c’est une bonne raison de considérer avec
scepticisme les propos alarmistes d’informateurs internes à
l’agence 13. »
Le danger de ce type de reportage, comme le souligne Diffie,
tient au fait que sa valeur dépend pour une large part de la
rigueur et de l’esprit critique du journaliste. Celui-ci permet à une
idée ou une information de se répandre sans que le public soit en
mesure d’en peser le bien-fondé. Cela ne veut pas dire que
l’enquête sur l’enquête est systématiquement entachée d’erreur,
mais qu’elle est exposée à des risques généralement méconnus. Le
journaliste n’est en ce cas directement impliqué que dans une
partie de l’enquête, au lieu de la mener personnellement d’un
bout à l’autre. Le risque de manipulation par les sources
d’information est alors élevé. Au lieu d’assumer son rôle de
surveillance des institutions, la presse court le danger de devenir
un outil entre leurs mains. Le journalisme d’investigation
s’appuyant sur les conclusions d’enquêtes officielles exige
d’immenses précautions. Paradoxalement, les organes de presse
sont souvent persuadés du contraire : ils estiment pouvoir se faire
plus librement l’écho de doutes ou d’allégations à partir du
moment où ils citent des sources officielles au lieu de mener eux-
mêmes leur propre enquête.
Tom Patterson, professeur à la John F. Kennedy School of
Government à Harvard décrit de façon détaillée l’évolution des
critères qui a donné naissance à cette nouvelle catégorie de
journalisme d’investigation. « Ce qui ressort de nos études, nous
a-t-il confié lors d’un forum du Committee of Concerned
Journalists, c’est l’apparition, à la fin des années 1970, d’une
pratique nouvelle qui se substitue à l’enquête journalistique
rigoureuse — la diffusion d’informations fondées sur les
allégations de sources, mais non associées à un travail de
recherche et de vérification des faits mené personnellement par le
journaliste. Cette tendance s’est affirmée dans les années 1980,
puis de nouveau dans les années 1990, et l’équilibre a commencé
à se modifier. Le recours à des sources anonymes a pris une place
prépondérante, pour exploser dans l’affaire Lewinsky 14. »
Pour Jim Risen, du New York Times, la majeure partie du
journalisme d’investigation emprunte à ces trois catégories.
Woodward et Bernstein, par exemple, ont gardé un contact
régulier avec les enquêteurs officiels tandis qu’ils menaient leur
propre enquête. Il faut cependant établir une distinction selon
que le travail du journaliste consiste à mener une enquête
fondamentalement originale, à interpréter des données ou à
rendre compte d’une enquête menée par d’autres que lui. Chaque
type de journalisme comporte des responsabilités et des risques
qui lui sont propres. Or, trop souvent, les journalistes ne se sont
pas montrés suffisamment attentifs aux différences entre ces trois
catégories.

L’AFFAIBLISSEMENT DU RÔLE
DE SURVEILLANCE DE LA PRESSE

Dans l’incessant mouvement de flux et de reflux qu’a connu le


rôle de surveillance assumé par la presse au cours des deux
derniers siècles, nous arrivons aujourd’hui à une phase de
diminution par dilution. Dans le sillage de la gloire dont ont
bénéficié Woodward et Bernstein, on a assisté à l’immense succès
de l’émission 60 Minutes, où les journalistes Mike Wallace,
Morley Safer, Harry Reasoner et Ed Bradley se sont érigés en
vedettes de leurs propres reportages. Le public suivait, désireux
de savoir chaque semaine qui les journalistes allaient piéger cette
fois. Le journalisme d’investigation, notamment à la télévision,
est ainsi devenu un bon moyen à la fois de servir l’intérêt public
et de faire de l’audience. Au cours des trente années qui se sont
écoulées depuis lors, la prolifération des organes d’information
s’est accompagnée d’une avalanche de reportages d’investigation.
La plupart des chaînes locales disposant désormais de leur
équipe d’enquêteurs et offrant aux heures de grande écoute des
magazines d’information, nous disposons aujourd’hui d’une
infrastructure permanente vouée à la mise en évidence des
problèmes menaçant notre société.
Une grande partie de ces informations ont les caractéristiques
du journalisme de surveillance et de contrôle, à une différence
près : la plupart ne s’attachent pas à contrôler le comportement
des puissants ni à mettre en garde contre les risques d’abus de
pouvoir. Ils s’intéressent bien plutôt aux dangers qui menacent
notre sécurité personnelle ou notre portefeuille. Citons, parmi les
sujets les plus volontiers traités : les défauts mécaniques des
automobiles, les insuffisances de protection autour des piscines,
les arnaques aux produits ménagers ou les dangers liés à
l’imprudence des jeunes conducteurs.
Une étude des magazines d’actualité diffusés aux heures de
grande écoute en 1997, par exemple, révèle une catégorie de
journalisme d’investigation qui ignore la plupart des domaines
généralement associés au rôle de « chien de garde » de la presse.
Moins d’un sujet sur dix abordé dans ces programmes touche à
l’éducation, l’économie, les affaires étrangères, l’armée, la
sécurité nationale, la politique, la protection sociale ou l’un
quelconque des autres domaines auxquels est consacrée la
majeure partie du financement public. Plus de la moitié des
reportages traitent des modes de vie, de la consommation, de la
santé ou des faits et gestes des vedettes du spectacle 15. Victor
Neufeld, à l’époque producteur de l’émission 20/20 sur ABC, a
déclaré devant la commission : « Notre obligation n’est pas de
dispenser l’information. Notre obligation est de faire de bonnes
émissions 16. »
La sécurité peut constituer un sujet important justifiant des
enquêtes et reportages fouillés. Or, trop de ces reportages dits
« d’investigation » sont consacrés à des thèmes racoleurs sans
véritable intérêt. Telle chaîne locale mobilise son équipe de
reporters pour réaliser une enquête sur les dangers que peut
présenter une porte quand on l’ouvre ou la ferme ou sur la
manière dont la saleté et les bactéries se propagent d’un vêtement
à un autre dans le tambour d’une machine à laver. Rappelons-
nous cette chaîne de télévision de Los Angeles, qui avait loué une
maison pendant deux mois et l’avait truffée de caméras cachées
dans le seul but de démontrer qu’il vous était totalement
impossible de faire nettoyer l’ensemble des moquettes de votre
maison pour 7,95 dollars.
Ce type de reportage n’a souvent que les apparences d’une
enquête originale. C’est, la plupart du temps, ce que la journaliste
Liz Leamy appelle « du prêt à délayer ». Des consultants
proposent aux chaînes les scripts, les plans et les spécialistes à
interviewer, quand ce ne sont pas les interviews d’ores et déjà
enregistrées sur bande magnétique. Ces programmes sont
spécialement conçus pour faire de l’audience à des périodes
précises de l’année. Certains producteurs d’émissions d’actualité
qualifient ce type de reportage de « truquage » (stunting),
reconnaissant ainsi qu’ils font abusivement croire au
téléspectateur qu’il s’agit d’un véritable travail d’enquête sur le
terrain. Par ailleurs, prétendre révéler ainsi au public des vérités
qui découlent du simple bon sens aboutit à rabaisser le
journalisme d’investigation. La presse se comporte comme
l’enfant qui ne cesse de crier au loup : elle perd toute capacité
d’attirer l’attention du public sur les sujets véritablement
importants à force de l’avoir sollicitée sur des questions
insignifiantes. Cela revient à transformer le rôle de sentinelle de
la presse en simple divertissement.
L’importance d’une telle évolution ne doit pas être sous-
estimée. À la télévision, principal véhicule d’information sur
l’actualité, le magazine diffusé en début de soirée a en fait
remplacé le documentaire ou toute autre forme de reportage
d’investigation étendu sur la durée. Conséquence : certains
journalistes commencent à mettre en question le rôle élargi
dévolu au journalisme d’investigation. Patty Calhoun, rédactrice
en chef du journal alternatif Westword, à Denver, dans le
Colorado, s’est interrogée sur l’impact que pouvait avoir ce
phénomène sur un public qui n’a aucun moyen de faire la
différence entre simple bavardage et information rigoureuse sur
des faits. « Certaines émissions radio se contentent de reprendre
des rumeurs tout en prétendant faire un véritable et original
travail d’investigation ; malheureusement, leurs auditeurs ne sont
pas plus capables de faire la différence que les disc-jockeys de la
station 17. »
Même le large engagement du public en faveur du rôle de
sentinelle de la presse commence à faiblir, bien qu’il soit difficile
d’en attribuer explicitement la cause à cette banalisation des
sujets traités. Les reproches du public semblent surtout porter
sur les moyens et les techniques auxquels recourent certains
journalistes d’investigation. Des années durant, le travail
d’enquête mené par Andrew Kohut pour le Pew Research Center
for the People and the Press a montré que l’adhésion du public au
rôle de sentinelle de la presse n’a pas faibli, alors que la
désaffection générale à l’égard des médias a commencé à se
manifester dans le courant des années 1990. Mais sur ce point
aussi le vent a tourné à la fin de la décennie. En 1997, Kohut a vu
s’élever des objections sur certaines manières de procéder :
journalistes omettant volontairement de se présenter comme tels,
rétribution des témoins pour obtenir des informations, ou encore
utilisation de caméras ou de micros cachés 18. Le même sondage a
fait apparaître une forte majorité de gens (80 %) qui « d’une
manière générale, approuvent la pratique des médias consistant à
démasquer et dénoncer la corruption et la fraude dans les
affaires, les agences gouvernementales et autres organismes et
institutions ». Mais, en 1999, l’enquête de Kohut a révélé que
38 % des Américains estimaient que les organes de presse
« portaient tort à la démocratie ». La même proportion affirmait
que les entreprises de presse « manquaient de moralité 19 ».

LE RÔLE DE PROCUREUR
DU JOURNALISME D’INVESTIGATION

Si tout reportage implique un travail d’enquête, il s’y ajoute,


dans ce que nous appelons journalisme d’investigation, une
certaine dimension morale. Ce type de journalisme conduit le
public à mettre en procès le fait ou le comportement dénoncés et
suppose que l’organe de presse considère cet aspect de son travail
comme important et justifiant des efforts particuliers. En ce sens,
le journalisme d’investigation ne consiste pas seulement à faire la
lumière sur une question donnée, mais aussi à faire, en quelque
sorte, œuvre d’accusateur public. Mais les journalistes doivent
alors s’assurer qu’ils disposent de suffisamment de preuves pour
s’engager dans ce processus, d’autant plus que les éléments qu’ils
soumettent à l’examen peuvent se présenter sous la forme soit de
révélations accusatrices, soit de simples informations. Quand est
survenue l’affaire mettant en cause l’expert médical, commis par
l’État d’Arkansas, qui avait négligé de mener une enquête
approfondie sur la conduite de la mère du président Clinton (elle
était infirmière) dans le décès injustifié d’un patient, le Los
Angeles Times a présenté l’information comme une révélation
accusatrice. L’article mentionnait que, lorsqu’il était gouverneur
de l’Arkansas, Clinton « avait refusé, plusieurs années durant, de
révoquer un expert médical de l’État dont les décisions
controversées avaient notamment permis à la mère de Clinton
[…] de ne pas être mise en examen à propos du décès d’un
patient ». Le problème résidait dans le caractère confus et
technique de l’article, qui ne permettait pas de parvenir à une
conclusion indiscutable. Clinton, par exemple, n’ayant pas été
réélu au poste de gouverneur, n’était pas en fonction à l’époque
où avait eu lieu l’incident dans lequel sa mère était impliquée.
Nombre de journalistes du Los Angeles Times, y compris parmi
ceux qui avaient contribué à la rédaction de l’article, mirent en
cause son impartialité et estimèrent qu’il aurait dû être présenté
comme une enquête, non comme une dénonciation. Toute cette
controverse aurait pu être évitée si le journal avait présenté
l’information sous une autre forme. Le Los Angeles Times avait
oublié qu’une dénonciation est en fait une mise en accusation et
que l’affaire exposée doit être dépourvue de toute ambiguïté ; si
elle ne répond pas à ces conditions, il faut la présenter sous une
autre forme.
Cet épisode met en évidence un élément important du
journalisme d’investigation : sa pratique sous-entend que le
journal est convaincu que quelque chose de condamnable s’est
produit. Ainsi s’explique le fait que le journalisme d’investigation
ait été appelé « reportage plaidoyer », ou, selon la formule du
journaliste Les Whitten, « reportage porté par l’indignation », et
que l’acronyme de l’association professionnelle Investigative
Reporters and Editors ne soit autre que le mot IRE (colère).
Parce que les révélations auxquelles aboutit le journalisme
d’investigation peuvent ruiner une réputation ou modifier le
cours de la vie publique, il implique de plus lourdes exigences,
non seulement dans la vérification des faits, mais aussi dans la
transparence et la clarté en ce qui concerne les sources
d’information.
Pour remplir de façon responsable le rôle de « sentinelle »,
Bob Woodward dit qu’il s’attache à conserver un esprit ouvert.
« On peut se lancer dans une enquête avec l’intention de vérifier
comment fonctionne le service de santé publique de la ville en
matière de vaccination et […] s’apercevoir qu’on met finalement
le doigt sur la mauvaise gestion de l’ensemble des services
municipaux. […] Il faut regarder, autant qu’on le peut, dans
toutes les directions. Pour cela, je m’attache, entre autres, à
respecter une certaine chronologie, à parler avec tous les gens
concernés et à les interroger à plusieurs reprises. »
Loretta Tofani, journaliste au Philadelphia Inquirer, accorde
une grande importance aux entretiens personnels avec les
sources potentielles auxquelles elle estime nécessaire de
consacrer beaucoup de temps. Dans un reportage qu’elle a réalisé
quand elle était au Washington Post, à propos d’une affaire de viol
à grande échelle dans une prison du Maryland, elle a révélé des
crimes qui étaient commis littéralement sous le nez des gardiens
— crimes largement connus de la police et de la justice. Pour
arriver à cette découverte, elle a, des mois durant, passé des
soirées entières à aller frapper à la porte des témoins éventuels
qui refusaient le plus obstinément de lui parler. C’est ainsi qu’elle
a pu rédiger une série d’articles qui apportaient la preuve de la
pratique courante du viol dans le centre de détention de Prince
George, dans le Maryland, allant jusqu’à citer — ce que les
responsables éditoriaux du journal n’auraient jamais cru possible
— les noms des auteurs de ces crimes, des victimes ainsi que des
fonctionnaires qui auraient dû prendre les mesures nécessaires
pour éviter que de tels actes puissent être commis.
Comme l’a déclaré Loretta Tofani au moment de la
publication de ses articles, toutes les preuves nécessaires « étaient
apportées au gouvernement sur un plateau d’argent. […] Il avait
tout : les rapports médicaux, les noms des victimes et ceux des
violeurs 20 ».
La divulgation de ces informations contraignit le
gouvernement à agir pour tenter de faire régner le droit dans une
institution sur laquelle il avait la haute main. Il finit par
reconnaître la culpabilité de tous les violeurs.
Une autre praticienne du reportage d’investigation, Susan
Kelleher, journaliste à l’Orange County Register, en Californie, dit
qu’elle commence par discuter longuement avec ses sources de
tout ce qui est impliqué dans son enquête. Elles peuvent ainsi se
rendre compte et de son honnêteté et de ce à quoi elles
s’engagent. « Avant qu’elles n’acceptent de participer à mon
enquête en qualité de sources, j’expose à toutes les personnes que
je souhaite interroger ma manière de travailler. Je leur dis que je
vais enregistrer leurs déclarations. Je leur dis que je vais
interroger d’autres personnes à leur sujet et que, même si je les
trouve a priori très sympathiques, je serai dans l’obligation de
vérifier leurs dires. […] “À partir du moment où vous acceptez de
me parler, leur dis-je, vous ne pouvez plus faire marche arrière.
Vous n’êtes plus maître du jeu, mais, en revanche, vous êtes
toujours libre de décider jusqu’à quel point vous voulez
participer. Et, une fois que l’enregistrement est lancé, s’il y a
quelque chose que vous ne voulez pas que je sache, ne me le dites
pas, parce que cela sera définitivement consigné” 21. »
Cette loyauté à l’égard des sources à permis à Susan Kelleher
de découvrir et révéler quelques affaires remarquables. L’une
concernait une clinique accueillant des femmes souffrant de
stérilité, où certains médecins prélevaient clandestinement, en
toute illégalité, des ovules sur des patientes pour les vendre à
d’autres. Comme le reportage de Loretta Tofani sur les viols en
prison, celui de Susan Kelleher s’appuyait sur des preuves
méticuleusement réunies — rapports médicaux et témoignages
dûment enregistrés de personnes impliquées dans l’affaire. L’une
et l’autre furent, à ce titre, lauréates du prix Pulitzer.
Michael Hiltzik, journaliste d’investigation, spécialiste du
monde des affaires au Los Angeles Times — lui aussi lauréat du
prix Pulitzer — dit que la seule chose qui importe, dans son
domaine, est de « recueillir les preuves écrites ». Tout le reste est
certes intéressant — les sources confidentielles, les rencontres
secrètes, « tout le décor du reportage d’investigation tel qu’on le
conçoit à Hollywood. Mais ce qui compte, c’est de pouvoir
prouver tout ce qu’on avance. Tout le problème, avec les sources,
c’est d’obtenir qu’elles vous mènent vers des documents que l’on
peut visualiser ». Hiltzik et son associé, Chuck Phillips, ont
obtenu le prix Pulitzer en partie pour un reportage mettant en
évidence que la fondation des Grammy Awards, censée répondre
à des fins charitables, générait d’énormes profits qui
n’alimentaient que très faiblement des œuvres caritatives. Les
promoteurs de l’institution menacèrent d’attaquer les journalistes
en justice. « Ils n’ont rien pu faire contre nous, parce que tout ce
que nous avancions reposait sur des documents écrits. Quand
votre enquête s’appuie sur des preuves écrites, toutes les menaces
et tentatives d’intimidation sont sans effet. Vous avancez sur un
terrain solide 22. »
En ce début du XXIe siècle, la révolution technologique et le
mode d’organisation économique qu’elle induit offrent à la presse
des possibilités nouvelles tout en menaçant son rôle de sentinelle
indépendante. La communication numérique facilite et accélère
la circulation de l’information, mais conduit à la création de
groupes internationaux de communication qui remettent en
cause la notion même d’État-nation. Bien souvent, comme nous
l’avons vu précédemment, ces nouveaux conglomérats — tels
General Electric, Walt Disney ou AOL-Time Warner Inc. — ont
subsumé le journalisme dans leur culture d’entreprise. Les
interdépendances au sein d’un groupe comme AOL-Time Warner
sont si multiples que toute revendication d’indépendance de ses
journalistes a perdu la moindre chance d’être entendue. Il est
désormais plus difficile pour un journaliste du magazine Time de
couvrir non seulement AOL, mais l’ensemble du Web, du
commerce en ligne, de l’industrie du divertissement, du câble et
des télécommunications. À terme, à mesure que de nouveaux
responsables issus de cet environnement accèdent à des positions
de leadership, l’expérience tend à montrer qu’il est préférable de
renoncer à dénoncer ce qui se passe dans votre propre maison
mère.
La grande idée, issue du siècle des Lumières, selon laquelle
une presse libre et indépendante serait à même de contrôler les
institutions qui gouvernent la société, est aujourd’hui remise en
question.
« Les fusions dans le monde des médias ont des conséquences
que n’entraînent pas les prises de contrôle dans d’autres
domaines d’activité », écrit Rifka Rosenswein dans un article du
Brill’s Content consacré aux regroupements dans les médias. « Le
fait que, dans un secteur quelconque d’activité, coexistent cinq ou
six grands groupes peut suffire à préserver la compétition en
matière de prix et de produits sur laquelle est fondée la théorie
économique traditionnelle et que protège la législation antitrust.
Mais la concentration de la création et de la diffusion des
informations et des idées entre les mains de cinq ou six grands
groupes de médias, investis dans un vaste réseau d’intérêts très
divers, soulève des problèmes d’une tout autre nature 23. »
L’histoire tend à prouver que l’économie de marché au sein
d’une société ouverte a la capacité de se régénérer spontanément.
Et des signes apparaissent qui montrent que le marché réagit au
problème de la perte d’indépendance du journalisme américain.
On a constaté, au cours des années 1990, une amélioration
notable du contenu et du sérieux des publications à but non
lucratif qui rendent compte du travail de la presse, notamment le
Nieman Reports, la Columbia Journalism Review et l’American
Journalism Review. En 1998, l’éditeur de presse Steven Brill a
estimé qu’une place existait sur le marché pour une publication
rentable qui se donnerait pour mission de rendre compte du
comportement des médias 24.
Plus important peut-être que la vigilance accrue de ces
organes de surveillance est le fait que les nouvelles technologies
de la communication offrent pratiquement à tout un chacun la
possibilité de contrôler les médias établis, voire de les
concurrencer.
Citons à titre d’exemple le Center for Public Integrity, fondé à
Washington en 1990 par Charles Lewis qui, à trente-quatre ans,
était producteur de l’émission 60 Minutes sur CBS. Supportant
mal les pressions pour produire des émissions « plus
divertissantes » et abandonner les enquêtes réclamant plus de
temps et de travail, Lewis a démissionné de ses fonctions pour
fonder un nouveau type d’organe de communication qui « ne
serait pas contraint de s’inquiéter de l’évolution au jour le jour de
son indice d’écoute ou du nombre de ses abonnés 25 ». Avec le
soutien financier d’organismes philanthropiques, Lewis, en
coopération avec des journalistes qui partageaient sa vision des
choses, a créé un atelier dans le but de mettre un frein à la toute-
puissance de l’ordinateur et d’Internet. En 1999, quarante des
principales enquêtes réalisées par le centre avaient été
rapidement reprises par les organes de presse traditionnels qui ne
disposaient plus du personnel nécessaire pour assurer eux-
mêmes un tel travail.
Si le Center for Public Integrity est l’initiative la plus connue
en matière de journalisme indépendant, il en existe d’autres :
Le Fund for Investigative Journalism, Inc., offre des bourses
aux journalistes indépendants qui travaillent « sans bénéficier de
la protection ni du soutien des grands groupes de presse 26 ».
L’Alicia Patterson Foundation apporte une aide financière aux
reporters et rédacteurs travaillant dans les organes de presse
traditionnels 27. L’Open Society Institute de la Soros Foundation a
récemment lancé un programme comparable de bourses au profit
des journalistes enquêtant sur les affaires judiciaires. Le
journaliste David Burnham, grâce au mécénat et au concours des
universités, a créé un logiciel permettant aux journalistes de
mener des enquêtes assistées par ordinateur à partir des archives
gouvernementales. Morton Mintz, qui pratique depuis longtemps
le journalisme d’investigation au Washington Post, apporte son
concours à TomPaine.com, site à but non lucratif qui offre des
analyses sur des sujets que la grande presse néglige souvent de
traiter. Au cours des primaires pour l’élection présidentielle de
2000, Mintz a régulièrement traité des questions que n’abordaient
pas les journalistes chargés de suivre la campagne.
Aussi intéressantes que soient ces initiatives, elles restent
fragiles et embryonnaires. Le soutien des associations
philanthropiques ne leur est jamais définitivement acquis et leur
capacité à mobiliser l’attention du public dépend, en fait, du désir
des entreprises de presse de faire écho à leur travail de recherche.
Il existe un deuxième type d’initiatives. Le Campaign Study
Group, fondé en 1996 par Dwight Morris, est une entreprise de
conseil qui, moyennant finance, apporte son concours aux
médias dans la couverture du domaine particulier qu’est le
financement des partis politiques et des campagnes électorales.
Morris produit des enquêtes et des analyses qu’il vend aux médias
traditionnels, au nombre desquels ABC News, CNN, Reuters, le
New York Times, le Washington Post, le Los Angeles Times et USA
Today.
« Il m’était simplement impossible d’envisager de mettre
gratuitement mon travail à la disposition de tous, a expliqué
Dwight Morris. J’aime l’aspect compétitif de notre travail, et rien
n’est plus amusant que de trouver un article dans un journal ou
de voir un reportage à la télévision qui reprend notre propre
travail et de voir que l’un de nos clients a réussi à devancer ses
concurrents 28. »
Les centres de journalisme indépendants montrent comment
les nouvelles technologies pourraient permettre de réorganiser la
production et la diffusion de l’information. Ils constituent un
avertissement : au cas où les médias traditionnels en viendraient
à abandonner réellement leur rôle de sentinelle, d’autres
pourraient prendre le relais. Même un pirate informatique isolé
fouillant dans les banques de données et les forums de discussion
a aujourd’hui la possibilité de contrôler et modeler à son gré le
flot de l’information, comme Matt Drudge en a fait la
démonstration.
Au-delà des perspectives futuristes ouvertes par la
technologie, il est des questions économiques d’ordre plus
immédiat auxquelles il n’a pas encore été apporté de réponse.
Tous ces organes de presse d’un nouveau type pourront-ils retenir
l’attention d’un nombre suffisant de gens sur les sujets qu’ils sont
susceptibles d’aborder ? Et, s’ils y parviennent, ne finiront-ils pas
par être absorbés et noyés dans la culture du conglomérat à
laquelle leurs fondateurs voulaient échapper ? La réponse est
pour l’instant incertaine.
On a quelques raisons de se montrer sceptique. Les branches
vouées à l’information au sein des grands réseaux de télévision
offrent le modèle le plus patent dont nous disposions de la
nouvelle organisation économique de ce secteur. Elles ont été les
premières des grandes institutions journalistiques à être fondues
dans de larges groupes auxquels le journalisme était totalement
étranger. Souffrant alors d’une perte d’audience liée à
l’introduction de technologies nouvelles, elles se sont détournées
de leur véritable rôle de surveillance et de contrôle des
institutions pour se lancer dans un nouveau style de journalisme,
assimilant l’information au divertissement, même lorsqu’il
s’agissait d’investigation. Ce modèle, seul témoignage visible dont
nous disposions pour l’instant des effets de la constitution
d’immenses conglomérats dans le domaine de l’information, nous
conduit à douter sérieusement que le journalisme d’investigation
puisse se perpétuer au niveau qu’il avait atteint au cours du
dernier demi-siècle.
Le rôle de sentinelle est différent de tous les autres. Il requiert
des compétences, une disposition d’esprit et des motivations
particulières. Il exige également un engagement sans faille, la
volonté de traiter des sujets sérieux et importants, et
l’indépendance à l’égard de tout intérêt, excepté celui du public
qui sera l’ultime bénéficiaire de l’information. En dépit de tous
les beaux discours, le principe qui assigne à la presse le rôle de
sentinelle, comme tous les autres évoqués ici, est plus menacé
aujourd’hui que jamais par le passé. Et pourtant, comme nous le
verrons au chapitre suivant, la tendance de plus en plus marquée
du journalisme à se transformer en forum de discussion a
engendré une nouvelle vague de journalisme de l’assertion, qui
rend d’autant plus urgent le besoin d’un journalisme assumant
pleinement sa mission de sentinelle. Dans ce siècle qui
commence, la presse doit exercer son rôle de chien de garde, non
seulement sur le gouvernement, mais aussi sur un monde
associatif de plus en plus important, sur le monde de l’entreprise,
et sur le débat public toujours plus large que génèrent les
nouvelles technologies.

*1. John Peter Zenger était le directeur du New York Weekly Journal. Il publia, en
1735, des articles hostiles au gouverneur de la colonie qui suscitèrent un procès. Tout
en se refusant à juger l’affaire sur le fond, le tribunal acquitta Zenger. On considère ce
verdict comme une étape décisive dans l’histoire de la liberté de la presse. (N.d.T.)
Chapitre VII

LE JOURNALISME :
UN FORUM DE DISCUSSION

Cody Shearer rentrait tout juste d’un voyage en Europe quand


il s’est installé, un mardi soir, devant la télévision. Le journaliste
free lance de Washington, après avoir navigué de chaîne en
chaîne, s’arrêta sur CNBC afin de suivre pendant quelques
minutes le talk-show Hardball animé par Chris Matthews.
L’invitée de l’émission était ce soir-là Kathleen Willey, une
femme qui affirmait que le président Clinton l’avait sexuellement
agressée à la Maison-Blanche, et Chris Matthews essayait de lui
faire dire si quelqu’un avait, par la menace, tenté d’obtenir son
silence. Or, il apparut bientôt que le véritable sujet de l’interview
n’était pas le président ni les affirmations de Kathleen Willey,
mais bien Cody Shearer en personne 1.

CHRIS MATTHEWS : Cet homme qui est venu vous voir ce matin-là, à
l’aube, cinq ans après l’incident, qui était-ce ? Je vous pose de nouveau la
question, parce que je pense que vous savez qui c’était.
KATHLEEN WILLEY : Oui, je le sais. Je crois le savoir.
C. MATTHEWS : Pourquoi ne me le dites-vous pas ? C’est un élément
important dans cette affaire. Pourquoi accepter de vous prêter ce soir à cet
entretien en direct à la télévision et refuser de nous dire qui était cette
personne ? […] Laissez-moi vous poser la question de façon moins directe.
Avez-vous été un jour amenée à savoir qui ce pouvait être et, en ce cas, qui
vous a informée et que vous a-t-on dit exactement ?
K. WILLEY : On m’a montré une photo et…
C. MATTHEWS : Et qui était sur la photo ?
K. WILLEY : Je ne peux pas vous le dire. Ce n’est pas par coquetterie…
C. MATTHEWS : Est-ce que je pourrais reconnaître la personne sur la
photo ?
K. WILLEY : Oui.
C. MATTHEWS : Est-ce quelqu’un de la famille du président, de ses amis ?
Est-ce quelqu’un lié à Strobe Talbott ? Est-ce Shearer ?
K. WILLEY : On m’a demandé de ne pas div…
C. MATTHEWS : On vous a demandé de ne pas parler ?
K. WILLEY : Oui, c’est…
C. MATTHEWS : D’accord.

L’estomac noué, Shearer savait parfaitement où Matthews


voulait en venir. La rumeur s’était répandue dans Washington
que c’était lui, Shearer, qui avait abordé Kathleen Willey alors
qu’elle faisait son jogging et l’avait menacée au cas où elle ne
renoncerait pas à porter plainte contre le président. La rumeur ne
reposait sur aucune base solide. De surcroît, elle était fausse.
Shearer se trouvait en Californie au moment où la supposée
rencontre avait eu lieu, mais personne n’avait pris la peine de
vérifier ce détail. Et maintenant, il ne pouvait rien faire d’autre
que regarder comment Matthews transformait devant le public
cette fausse rumeur en vérité factuelle.

C. MATTHEWS : Revenons à ce type qui faisait du jogging, l’un des


éléments les plus pittoresques et les plus effrayants de cette histoire. Vous vous
êtes trouvés face à face alors que vous faisiez de l’exercice. Vous n’arriviez pas
à dormir, vous aviez mal au cou — et ce type que vous n’aviez jamais vu est
venu vers vous. Vous ne l’aviez jamais rencontré auparavant.
K. WILLEY : Non.
C. MATTHEWS : Et dites-moi, maintenant : que vous a-t-il dit ? Finissons-
en avec toute cette histoire.
K. WILLEY : Bon, il a évoqué mes enfants en les appelant par leur nom. Il
m’a demandé comment ils allaient — et, à ce moment-là, j’ai commencé à lui
demander qui il était et ce qu’il voulait. Il m’a simplement regardée droit dans
les yeux et m’a dit : « Vous ne saisissez pas le message, n’est-ce pas ? » Alors
j’ai fait demi-tour et — et je suis partie en courant. J’ai couru sans trop savoir
pourquoi, j’ai couru une centaine de mètres, j’avais tellement peur, et puis je
me suis retournée et il était parti.
C. MATTHEWS : Qui vous a montré la photo du type dont vous pensez que
ça aurait pu être lui ?
K. WILLEY : Jackie Judd.
C. MATTHEWS : De la chaîne ABC ?
K. WILLEY : Oui.
C. MATTHEWS : Et l’avez-vous positivement identifié ?
K. WILLEY : Oui.
C. MATTHEWS : C’est donc bien Cody Shearer.
K. WILLEY : Je ne peux pas vous le dire.
C. MATTHEWS : Okay. Mais vous l’avez identifié… Parlons de deux ou
trois autres choses, juste pour préciser quelques points de détail.

Quelques minutes à peine s’étaient écoulées depuis la fin de


l’émission que le téléphone sonnait une première fois. Une voix
anonyme et profonde proférait des menaces de mort. Shearer,
déconcerté, pensa qu’il s’agissait de quelque cinglé que l’émission
avait mis hors de lui. Mais il y eut un deuxième appel, puis un
troisième. Shearer commença alors à s’inquiéter.
Le lendemain, Rush Limbaugh, animateur de tendance
conservatrice d’une émission de radio interactive (où les
auditeurs peuvent intervenir), diffusa la rumeur : « Elle déclare
que Ken Starr lui a demandé de ne pas révéler l’identité de
l’homme qui, dit-elle, l’a menacée deux jours avant qu’elle n’aille
témoigner dans l’affaire Paula Jones. […] Eh bien, voici de qui il
s’agit : Cody Shearer, S-H-E-A-R-E-R 2. »
L’information lancée par Limbaugh eut un impact encore plus
fort. Les appels se succédèrent ce jour-là au domicile de Shearer
— près d’une centaine — presque tous le menaçant de mort ou de
représailles physiques.
Alors qu’il était possible de prouver la fausseté de toute
l’affaire, Matthews rediffusa ce soir-là une partie de son entretien
avec Kathleen Willey et réalisa un résumé de son « scoop » pour
Michael Isikoff, de Newsweek, Michael Barone, de U.S. News and
World Report et pour Patricia Ireland, présidente de la National
Organisation for Women.
Shearer quitta la capitale pour quelques jours, en se disant
que Washington était une ville où l’on avait la mémoire courte.
Bientôt tout cela serait oublié.
Il se trompait. Le dimanche matin, de retour à Washington,
Shearer prenait sa douche quand un invité fit irruption dans sa
salle de bains et lui annonça qu’il y avait dans le jardin un
homme armé d’un fusil qui se disait déterminé à l’abattre. Le
journaliste crut à une plaisanterie, jusqu’au moment où, mettant
le nez dehors, il vit l’homme qui pointait son fusil sur un autre de
ses amis en exigeant de voir Shearer.
Puis, brusquement, et de façon inexplicable, l’homme courut
vers sa voiture et disparut. Shearer et ses amis notèrent le
numéro d’immatriculation du véhicule et appelèrent la police.
Une heure plus tard, la police apportait à cet étrange incident
une conclusion encore plus étrange. L’homme au fusil était Hank
Buchanan, le frère de Patrick Buchanan, ancien animateur de
talk-show et ex-candidat présidentiel du parti républicain et du
parti réformateur. Hank Buchanan était connu pour souffrir de
maladie mentale.
Shearer fut surtout scandalisé du comportement de Chris
Matthews.
« Si j’avais commis une erreur comme celle-là, dit-il, j’aurais
immédiatement écrit une lettre d’excuse en expliquant que je
n’avais pas eu le temps de tout vérifier. Mais pas un mot, même
du producteur. […] Et le plus incroyable, c’est qu’il est sorti
totalement indemne de l’affaire. Le lendemain soir, il était de
retour à l’antenne 3. »
Les deux hommes se rencontrèrent dans le train quelques
jours après l’émission, mais avant l’incident avec Buchanan.
Matthews à aucun moment ne s’est excusé.
Après avoir reçu des courriers de l’avocat de Shearer,
Matthews présenta des excuses à l’antenne, en citant notamment
l’avocat qui affirmait que Shearer « n’avait rigoureusement rien à
voir avec les événements évoqués par Ms. Willey ».
« Je regrette aujourd’hui de ne m’être pas d’abord entretenu
avec lui avant de mentionner son nom à l’antenne. Je n’aurais
jamais dû citer son nom avant d’avoir soigneusement vérifié
l’information », a reconnu Matthews un soir au cours de son
émission.
Pour autant, il n’avait toujours pas tenté de vérifier la véracité
de l’histoire, et sa remarque ne constituait en rien un rectificatif.
Cette affaire nous invite à réfléchir sur un autre aspect
essentiel du journalisme. Depuis ses origines sur les marchés de
la Grèce ancienne jusqu’aux tavernes de l’Amérique coloniale, le
journalisme a toujours constitué un forum de discussion ouvert
au public. En 1947, la commission Hutchinson a fait de cette
mission une obligation essentielle de la profession, qu’elle a
placée juste après le respect de la vérité. « Les grandes agences de
communication de masse doivent se considérer comme étant les
rouages normaux du débat public », a-t-elle précisé 4.
C’est là le sixième principe directeur de la presse, ou sa
sixième obligation :

Le journalisme doit offrir un forum où puissent s’exprimer


les critiques et les commentaires du public

Mais l’incident à propos de Cody Shearer montre que, si les


nouvelles technologies ont donné plus de vigueur au forum, la
rapidité qu’elles permettent dans la diffusion et la circulation de
l’information a accru le pouvoir de distorsion et de tromperie des
médias et étouffé les autres fonctions que doit assumer une
presse libre.
Dans notre chapitre sur l’obligation de vérité, nous avons déjà
évoqué le forum naturel qu’ont offert les premiers périodiques et
la naissance induite d’une opinion publique. Cette capacité
d’offrir un lieu de débat est à ce point inhérente à la presse qu’elle
marque pratiquement tous les aspects du travail du journaliste, à
commencer par l’information initiale par laquelle il alerte le
public sur tel événement ou telle situation affectant la
communauté. Cette information peut inclure une analyse mettant
en évidence les conséquences potentielles de l’événement ou de la
situation en question. Des analyses parallèles peuvent offrir des
possibilités de comparer et mettre en balance différentes
appréciations de ces conséquences, tandis que la direction peut
porter un jugement sur la valeur de l’information. Les
chroniqueurs peuvent, de leur côté, apporter leurs commentaires
personnels sur le sujet.
Toutes les formes d’expression auxquelles recourent
quotidiennement les journalistes peuvent contribuer à la création
d’un espace de discussion en attirant sur une question donnée
l’attention du public d’une manière qui suscite la réflexion.
Compte tenu de la curiosité naturelle de l’être humain, le
journaliste, en relatant certains détails concernant un événement
à venir, en dénonçant des agissements répréhensibles, ou en
signalant telle évolution en cours dans la société, conduit le
public à se poser des questions. Dès lors que le public réagit
devant ces révélations, la société tout entière entre en résonance
et fait entendre sa voix — dans les émissions radiophoniques qui
donnent la parole au public, dans les talk-shows télévisés, dans
les pages des journaux réservées au courrier des lecteurs.
Lorsqu’ils entendent s’exprimer ces voix, les détenteurs du
pouvoir se préoccupent de comprendre comment réagit l’opinion
publique sur tel ou tel sujet. C’est par ce processus que la société
moderne recrée, chaque jour, les antiques forums où sont nées
les premières démocraties de l’histoire.
Ce rôle de forum assumé par la presse allait permettre
d’instaurer la démocratie dans un pays, aussi immense et divers
fût-il, en encourageant ce que James Madison et d’autres avec lui
estimaient être le fondement même de la démocratie — le
compromis.
De tout cela, les groupes de pression et les partis politiques
n’ont rien oublié. Des millions de dollars sont dépensés chaque
année pour tenter d’influencer l’opinion publique, souvent en
usant de demi-vérités et parfois même de mensonges purs et
simples. En conséquence, il est crucial que l’organe de presse
joue le rôle d’un médiateur et d’un arbitre honnête et digne de foi.
Dans cet âge nouveau où sont entrés les médias, il incombe plus
que jamais aux journalistes de démonter les arrière-pensées et les
mensonges de la publicité commerciale, du lobbying et de la
propagande politique. Il est parfaitement justifié que les pages
éditoriales du journal, l’article du chroniqueur, le talk-show
exposent des opinions et des points de vue : telle est leur
vocation. Mais si leurs auteurs veulent mériter le nom de
journalistes, il leur est interdit de déformer les faits et ils se
doivent de respecter les mêmes critères de véracité et d’allégeance
au public que les autres membres de la profession.
Ainsi le journalisme doit-il offrir un forum public ouvert à la
critique et au compromis. Et, en ce nouvel âge, il importe
davantage encore — et non pas moins — que cette discussion
publique se fonde sur les mêmes principes que les autres aspects
du journalisme — la véracité, le respect des faits et la vérification.
Car un forum qui ne tient pas compte des faits faillit à sa mission
d’information. Un débat qui baigne dans les idées préconçues et
les hypothèses sans fondement ne fait qu’exacerber les passions.
Autre élément important, ce forum doit être ouvert à toutes
les composantes de la société, et non pas seulement aux
catégories les plus aisées ou les plus intéressantes sur le plan
démographique.
Il est enfin un dernier élément dont il faut bien prendre la
mesure concernant le débat public porté par les médias : un
forum où ne s’expriment que des arguments extrémistes ne sert
pas les intérêts du public, mais laisse la majorité des citoyens en
dehors de la discussion. Même s’ils permettent de s’exprimer à un
large éventail d’opinions qui reflètent le pluralisme de la société,
les médias ne doivent pas perdre de vue le fait que les
démocraties reposent, en fin de compte, sur le compromis. Le
débat public doit inclure les larges domaines consensuels où la
majorité des citoyens se retrouvent et où résident les solutions
aux problèmes que connaît la société.
Certains considéreront cet argument comme anachronique et
passablement élitiste — comme le vestige d’une époque où seul
un petit nombre d’organes de presse permettait au public
d’accéder à l’information. En ce nouvel âge, riche de ses nouvelles
technologies, ne suffit-il pas que Matthews donne la parole à
Willey et permette ensuite à Shearer de répondre ? Avons-nous
encore besoin du journaliste-médiateur et ne pouvons-nous pas
laisser le débat se dérouler dans le véritable espace public, plutôt
que dans cet espace artificiel défini par NBC ou CBS News ?
C’est ici qu’apparaît en pleine lumière le véritable enjeu
philosophique du grand débat opposant technologie et
journalisme.
Il est exact que nous disposons aujourd’hui des moyens
permettant d’ouvrir plus largement l’espace de débat. Et l’on peut
être séduit par l’idée que la technologie va libérer ceux qui
produisent l’information de l’obligation d’exercer leur jugement
et leur responsabilité. La prolifération des débats créés de toutes
pièces par la technique va réduire la faillibilité de l’être humain et
profitera à tous. Nous pouvons compter sur le libre marché des
faits et des idées, et non sur les journalistes, pour passer
l’information au crible et mettre la vérité en lumière.
La question est en fait la suivante : quels sont les critères qui
affranchissent Chris Matthews de toute obligation de pratiquer la
discipline de la vérification ou de se préoccuper des intérêts
véritables du public ? La multiplication du nombre des chaînes ?
L’interactivité ? Bien que pouvant paraître justifié d’un point de
vue purement technologique, cela crée en fait, dans le monde
concret de la communication et de la culture politique, un espace
public où l’on attache beaucoup moins d’importance à la réalité
des faits, à l’honnêteté et à la responsabilité. On remplace les faits
par tout ce qui est vendeur — ou vendable. L’improvisation
remplace la vérification. Seul prévaut le droit du plus fort — en
termes d’audience ou de rhétorique.
Dans la pratique, malheureusement, l’argument technologique
est l’équivalent numérique de la tyrannie, non de la liberté. Nous
ne sommes pas libérés par la tyrannie, mais devenons bien plutôt
ses prisonniers. Le travail du journaliste se réduit désormais à
s’assurer du bon fonctionnement de la technologie. C’est le
cauchemar de l’ordinateur HAL 9000 dans le film 2001 : l’Odyssée
de l’espace.
Le débat public est au cœur du journalisme américain et l’a
même, en fait, précédé. Avant que n’apparaisse la presse écrite,
les « nouvelles » s’échangeaient autour d’une pinte de bière dans
les publick houses. Les informations sur l’actualité ne revêtaient
pas une forme imprimée et statique, et ne circulaient pas dans le
vide : elles faisaient partie de la conversation. Et, si la
conversation impliquait, bien évidemment, l’échange
d’informations, ce qui importait le plus était l’échange d’idées et
d’opinions.
Cette tradition n’a pas disparu avec l’arrivée de la presse
écrite, mais s’est au contraire affirmée dans les textes qui
emplissaient les pages des premiers journaux. Noah Webster
(dont le dictionnaire a été le premier à définir le sens du mot
éditorial) a décrit cette fonction dans une ADDRESS to the
PUBLIC, publiée dans le premier numéro de son American
Minerva, en date du 9 décembre 1793 : « Les journaux ne sont pas
seulement les véhicules de ce que l’on appelle les nouvelles ; ils
sont les instruments collectifs de la communication sociale, par
l’intermédiaire desquels les Citoyens de cette vaste République
discutent et débattent en permanence les uns avec les autres des
sujets d’intérêt public 5. »
Dans les décennies qui suivirent, le journalisme s’efforça de
maintenir vivante l’idée d’un forum de discussion avec le public.
Quand arriva enfin le moment où les journaux eurent des
« nouvelles » à annoncer, la page éditoriale se transforma en un
lieu de débat avec la publication du courrier des lecteurs et, plus
tard, la page opposée à celle des éditoriaux entièrement rédigée
par les lecteurs.
Les éditeurs de presse ont également usé de moyens plus
simples pour maintenir vivant le concept de forum. Le Houston
Star fut, dans les années 1840, l’un des premiers à faire de son
hall d’entrée plus qu’un simple accès à la salle de rédaction en le
transformant en un salon largement ouvert au public. Les
habitants de la ville étaient conviés non pas seulement à venir
jeter un coup d’œil, mais « à boire un bon verre, lire un article
intéressant et fumer un savoureux cigare ». Dans de nombreuses
cités, la tradition qui voulait que le hall du journal fût aussi une
salle de lecture et un lieu d’accueil ouverts au public s’est
perpétuée durant plus d’un siècle. Le journal n’était pas
seulement une composante de la société locale, mais aussi, très
concrètement, un lieu de réunion et de discussion 6.
Tom Winship a estimé que son journal avait failli à sa mission
après qu’il eut réexaminé la manière dont il avait couvert l’affaire
concernant la crise du transport scolaire à Boston, qui lui avait
valu le prix Pulitzer en 1975 pour son action au service de
l’intérêt public. Winship, le rédacteur en chef du journal, a pensé
qu’il avait commis une erreur en demandant à ses chroniqueurs
d’éviter pendant deux semaines d’alimenter la controverse.
Rétrospectivement, il pense que les chroniqueurs du Globe
auraient pu faire des suggestions constructives concernant les
détails de la mise en application du plan. « Pourquoi, s’interroge-
t-il, ne pas avoir discuté plus vigoureusement des détails du plan
de transport par bus des élèves ? Je pense que nous avons été
débordés par les manifestations de rue et les attaques contre le
journal. […] Je me suis cru, à tort, tenu d’exercer une censure sur
les chroniqueurs du journal 7. »
La difficulté tient au fait que la vision de la presse comme
forum de discussion publique prend aujourd’hui des proportions
extraordinaires. En 2000, la télévision consacrait en moyenne
178 heures par jour à des émissions d’information sur l’actualité,
dont 40 % de talk-shows 8. Internet, notamment avec la
technologie du haut débit, accélère considérablement cette
évolution.
Larry Klayman, président de Judicial Watch, cabinet juridique
conservateur qui s’est donné pour mission de contrer les
membres de l’administration démocrate, invité de l’émission
Crossfire sur CNN, soutient que le président Clinton devrait être
de nouveau soumis à la procédure d’impeachment pour n’avoir
pas communiqué au département de la Justice les courriels de la
Maison-Blanche en rapport avec l’affaire du « Filegate » et avoir
rendu publique sa correspondance personnelle avec Kathleen
Willey 9. Klayman est sur le plateau face aux deux animateurs de
Crossfire, le démocrate libéral Bill Press et le conservateur Robert
Novak.

KLAYMAN : C’est la première fois dans l’histoire américaine qu’un


président s’est rendu coupable d’un crime, et je suggérerais, Bill, que vous me
permettiez de m’en tenir là. […] Le moment est venu d’une autre procédure
d’impeachment.
PRESS : Je pense que nous avons la possibilité, tout d’abord, de nous
pourvoir en appel. Et, deuxièmement, j’aimerais rappeler que votre copain, [le
juge à la Cour suprême] Antonin Scalia a statué en 1975 que le Privacy Act ne
s’appliquait pas.
KLAYMAN : Il n’a pas statué. Il n’a pas statué. Il n’a pas statué.
PRESS : En fait, c’était son opinion à l’époque, et elle a toujours été suivie
depuis lors par les administrations aussi bien républicaines que démocrates.
KLAYMAN : Bill, les arguments que la Maison-Blanche vous a donnés ce
soir étaient incomplets.
PRESS : Non, non.
KLAYMAN : Ils ne vous ont pas dit qu’il y avait à la Maison-Blanche des
notes internes qui reconnaissent — la Maison-Blanche de l’administration
Clinton — qui reconnaissent que le Privacy Act s’applique. Il n’y a absolument
aucun doute là-dessus.
PRESS : Si, si, il y a doute !
KLAYMAN : Il est clairement écrit dans la loi qu’elle s’applique au bureau
exécutif du président.
PRESS : Permettez-moi d’en venir aux lettres elles-mêmes. J’en ai toute
une pile là-haut. Ce sont des lettres personnelles, des copies de ces lettres, […]
des lettres écrites de la main de Kathleen Willey…
KLAYMAN : Comment vous les êtes-vous procurées, Bill ?
PRESS : Cela ne vous regarde pas.
KLAYMAN : Pourquoi ?
PRESS : « Cher Monsieur le Président… »
NOVAK : Vous pouvez être cité à comparaître, Press.
PRESS : « Le 13 novembre 1996. Cher… »
NOVAK : Je vous vois déjà devant le tribunal.
PRESS : Puis-je lire cette lettre, Bob, si vous voulez bien cesser de
m’interrompre ?

C’est là un extrait de l’émission choisi au hasard. Mais cette


manière d’interrompre l’interlocuteur, de le contrer
systématiquement, ce ton polémique, cette transformation des
faits en vitriol, sont caractéristiques d’un grand nombre de débats
de ce genre.
Il existe une différence entre un forum et une bagarre à
couteaux tirés, entre un journalisme qui s’attache à arbitrer le
débat et un pseudo-journalisme qui met en scène des débats
artificiels pour attirer et provoquer le public. Le second
appartient à ce que l’écrivain Deborah Tannen nomme « la
culture de la polémique » que les entreprises de communication
utilisent comme un aphrodisiaque dans leur quête d’audience et
de rentabilité.
L’un des grands moteurs de la culture de la polémique n’est
pas tant le désir qu’en a le public que le fait que les échanges
verbaux ne coûtent pas cher. Le coût de production d’un talk-
show n’est qu’une fraction de celui d’une émission d’information
construite à partir d’un véritable reportage. En conséquence, ce
que nous avons appelé ailleurs la nouvelle culture polymédiatique
— dans laquelle se mêlent talk-shows à la radio et à la télévision,
sites Web, forums de discussion sur Internet, tableaux d’affichage
et tout ce qui domine aujourd’hui le monde de la communication
— a vu l’irrépressible et urgent besoin de commenter
l’information remplacer la nécessité de la vérifier et parfois même
de simplement la rapporter. La révolution de la communication
touche bien souvent davantage la manière de dispenser les
informations que de les collecter.
Deuxième conséquence, comme nous l’avons montré dans
notre précédent ouvrage Warp Speed, le nouveau forum offert par
les médias tend à faire peu de cas de la compétence. Essayant par
tous les moyens de regagner un public de moins en moins
nombreux à la télévision, ou d’en créer un nouveau sur le Web, la
culture de la polémique privilégie plutôt la nouveauté. Écoutons
Bill Shine, producteur exécutif des programmes de Fox News aux
heures de grande écoute, expliquer les raisons qui l’ont conduit à
embaucher Heather Nauert, laquelle appartient à la catégorie de
plus en plus nombreuse de ces pseudo-experts, souvent jeunes, et
sans véritable qualification, dont regorge la nouvelle culture
médiatique. « La première fois que je l’ai vue, j’ai aussitôt pensé
que Heather avait le bon profil, qu’elle pourrait attirer un public
plus jeune », a-t-il déclaré au Washington Post 10. En outre, ces
jeunes experts « débordent davantage d’énergie. Les hommes et
les femmes d’un âge plus avancé ont tendance à […] s’installer
confortablement et à se reposer. Pour animer un débat, on a
besoin de cette énergie ». Bien que la jeune Heather Nauert, à
l’époque âgée de vingt-neuf ans, n’eût aucune expérience, pas plus
dans le domaine de la politique que dans ceux de la télévision ou
de la presse écrite, et qu’elle n’eût jamais travaillé pour le parti
républicain, la chaîne Fox la présentait abusivement comme
« conseillère du GOP » ou « stratège du GOP *1 ». « Je suppose que
ça les arrangeait de me coller cette étiquette », a expliqué
Heather. Malheureusement, ces nouveaux experts ignorent le
plus souvent les règles et les responsabilités de la profession et ne
sont animés que du seul désir de se maintenir à la télévision.
Ainsi les nouveaux combattants ont-ils essentiellement pour
mission d’offrir aux producteurs de télévision cette énergie, cette
attitude belliqueuse et outrancière qui convient à leurs émissions.
En imposant des « experts », les médias ne traitent pas des
questions qui intéressent réellement le public, mais créent
artificiellement des débats sur mesure à l’usage de la télévision.
Troisième caractéristique du nouveau forum médiatique : il
n’élargit nullement le champ du débat public. Les forums de
discussion les plus importants offerts par les médias — les talk-
shows sur les chaînes câblées, les émissions radiophoniques et les
grands sites Internet — tendent à se focaliser sur un éventail de
sujets étonnamment restreint. Sans s’appuyer sur le moindre
appareil journalistique, ces chats — ces bavardages en temps réel
— doivent se contenter de ressasser les mêmes questions que le
public peut facilement suivre, abandonner puis reprendre à tout
moment, comme des soap operas : O.J. Simpson, la mort de la
princesse Diana, celle de John F. Kennedy Jr., la bataille pour
obtenir la garde du petit Elian Gonzalez, ou l’affaire Monica
Lewinsky.
Le paradoxe, c’est que les organes de presse recourent à des
technologies de plus en plus sophistiquées pour traiter non pas
plus, mais moins de sujets.
Les conséquences en termes de société sont évidentes.
Beaucoup de problèmes importants auxquels est confrontée la
nation sont absents du débat public au sens large et sont relégués
dans des médias de plus faible audience. Le manque
d’empressement des chaînes de télévision hertzienne à
retransmettre des moments essentiels de la vie publique tels que
les conventions politiques, préférant en laisser le soin aux chaînes
câblées, n’est qu’un signe parmi d’autres. Avec pour résultat que
les mass media ne permettent plus d’identifier les problèmes qui
se posent à l’ensemble de la collectivité. L’un des traits les plus
distinctifs de la culture américaine — la capacité de la nation à se
rassembler pour relever les grands défis, comme elle l’a fait face
au fascisme ou à la grande dépression — tend à s’estomper.
Enfin, il y a la nature même du débat. Le penchant des médias
pour l’échange verbal s’est progressivement transformé en
penchant pour la polarisation. Les « discussions » n’ont que trop
souvent peu ou rien à voir avec la mission didactique du
journalisme. Partant du principe que tout le monde apprécie une
bonne bagarre, il n’est plus un seul problème qui paraisse devoir
trouver de solution. Le compromis n’est plus présenté comme
une option normale et légitime. C’est ce que Michael Crichton a
appelé « le syndrome Crossfire » [du nom de l’émission évoquée
plus haut]. Il est paradoxal de constater que si ces débats
vociférants enflamment des partisans peu nombreux, mais
passionnés, ils finissent à la longue par lasser la majorité du
public qui ne se reconnaît pas dans la discussion.
Crichton a démonté le discours propre à la culture du débat :
« Êtes-vous protectionniste ? Estimez-vous que votre voyage au
Moyen-Orient a été une perte de temps ? La structure même de la
question dicte la réponse. » Plus grave encore, « de telles
questions supposent une version simplifiée de la réalité, en noir
ou blanc, à laquelle personne ne peut réellement souscrire 11 ».
« Nous sommes tous supposés nous situer à l’une ou l’autre
extrémité du spectre de l’opinion. On est pour l’avortement ou
contre l’avortement. On est libre-échangiste ou protectionniste.
On est partisan du tout-privé ou du tout-État. On est féministe ou
machiste. Mais, dans la réalité, peu d’entre nous ont des positions
aussi extrêmes. Les opinions sont beaucoup plus nuancées. »
Le problème, c’est que ces traits caractéristiques de la culture
de la polémique — moindre place accordée au reportage,
dévaluation de la compétence, accent mis sur une frange étroite
de questions racoleuses, hypersimplification et polarisation du
débat — tendent à tenir les citoyens à l’écart du débat que les
médias sont non seulement censés alimenter, mais qui est aussi
nécessaire à leur survie. Transformer le débat politique en
vociférations aboutit à éloigner les citoyens des médias.
« La démocratie est basée sur un compromis fondamental
entre la majorité et la minorité, a déclaré en 1998 Robert
Berdahl, président de l’université de Californie de Berkeley,
devant une assemblée de journalistes. Mais le compromis devient
impossible dès lors que chaque sujet est élevé au statut
d’impératif moral, simplifié pour entrer dans un cadre stéréotypé
d’idées préconçues, ou présenté de telle sorte qu’il suscite un choc
frontal et spectaculaire 12. » Or, c’est précisément ce que la presse
s’attache à faire.
« Loin de moi l’idée que les médias et les journaux sont
l’unique source du cynisme qui prévaut dans notre société, ajoute
Berdahl. Mais une onde de cynisme plane au-dessus de nos têtes
et elle est tout à fait dommageable pour les institutions de la
société civile. […] Car le genre de cynisme corrosif dont nous
sommes témoins conduit à l’apathie et à l’indifférence. Il conduit
au repli sur soi. Il conduit à se préoccuper de sa seule personne
sans se soucier des intérêts de la collectivité. […] Le cynisme, j’en
suis convaincu, exerce un effet corrosif sur le discours citoyen en
Amérique et menace le fondement des institutions
démocratiques. »
La presse, affirmait Berdahl, doit comprendre que
l’indépendance ne signifie pas le détachement. Les journalistes ne
sont pas « des observateurs sans le moindre lien avec les
questions débattues ». Indépendants, oui, mais étroitement
concernés.
Cela ne signifie nullement qu’on ne puisse animer un forum
de discussion sans jouer soi-même le rôle d’aiguillon ; cela
signifie simplement que les échanges doivent être plus réfléchis,
davantage portés à faire progresser le débat et à déboucher sur
une conclusion positive.
« J’aime beaucoup cette idée développée par certains selon
laquelle le journalisme est là pour titiller les gens et réveiller
l’opinion, mais de façon intelligente », a déclaré Jon Katz,
spécialiste des médias, devant les universitaires associés à notre
projet. « Mais ça ne veut pas dire que je trouve bien qu’on jette un
pavé à la tête de l’interlocuteur en le traitant de taré. Ce qu’il faut,
c’est provoquer les gens, les forcer à défendre leurs idées, tout
comme je dois défendre les miennes 13. »
Bref, le débat public ne doit pas être un pugilat furieux — des
échanges de coups pour amuser le spectateur. Il est dans la
mission et dans l’intérêt de la presse de faire en sorte que la
discussion soit aussi poussée et nuancée que possible, et de bien
voir quelles sont les vraies questions qui se posent à la société et
où se situent les points d’accord.
L’une des raisons de cette enflure du forum médiatique tient
au fait que les médias voient dans la libre discussion un moyen
de rétablir avec la société des liens qui s’étaient considérablement
relâchés. Mais la politique du micro ouvert à tous ne constitue
pas à elle seule une réponse adéquate et ne fait même qu’aggraver
le problème.
Jack Fuller, président de la Tribune Publishing Company, en
expose succinctement les raisons. S’il parle plus particulièrement
de la presse écrite, ses propos peuvent néanmoins s’appliquer à
l’ensemble des médias.
« Là est la difficulté, nous a déclaré Fuller lors d’un forum du
Committee of Concerned Journalists. Un journal qui ne reflète
pas les préoccupations profondes de la société est voué à l’échec.
Mais un journal qui ne met pas en question les valeurs et les
préjugés de cette même société perdra le respect du public pour
ne pas avoir fait preuve d’honnêteté et avoir renoncé au rôle
d’éclaireur que l’on attend de la presse 14. »
Jouer à la fois le rôle de ressort et d’aiguillon de l’action
collective est une grande et difficile mission, mais que le
journalisme a toujours revendiquée comme sienne. C’est un défi
qu’il peut relever dans la mesure où il reconnaît l’obligation
d’apporter au citoyen l’information dont ce dernier a besoin, mais
dans le cadre d’un débat général de nature à favoriser l’éclosion
d’une véritable communauté citoyenne.
Loin de rendre moins nécessaire l’existence d’une presse qui
se veut responsable, Internet — avec ses tableaux d’affichage, ses
échanges en temps réel et autres forums de discussion qui ont
transformé en débat public ce qui était naguère du domaine de la
conversation privée — en a renforcé le besoin.
Le site Internet s’intitule Free Republic. Se qualifiant lui-
même de « lieu de réunion en ligne du conservatisme populaire »,
il se donne pour objectif de faire reculer « des décennies de
largesses gouvernementales, d’extirper la fraude et la corruption
et […] de le faire dans la joie ». La discussion, le 10 juillet 2000,
porte sur la mort des membres de la secte des Davidiens à Waco,
au Texas, en 1993. Trois personnes, se donnant respectivement
pour noms Prodigal Daughter (fille prodigue), Free Speech (libre
parole) et T40 échangent leurs vues.
PRODIGAL DAUGHTER : J’aimerais connaître les motifs qu’avait le
gouvernement d’assassiner ces gens [les membres de la secte des Davidiens].
Peut-être était-ce juste pour créer un précédent en prenant pour cible les gens
armés et animés de convictions religieuses, et voir jusqu’à quel point il pouvait
manipuler la presse et sur combien d’imbéciles il pouvait compter au sein de la
police et des forces armées.
T40 : La question angoissante que j’ai constamment présente à l’esprit est
la suivante : quand le vrai témoin vivant va-t-il se manifester ? Les Américains,
depuis l’époque coloniale, ont manifesté leur courage et leur détermination
lorsqu’il s’agissait de préserver la liberté du pays. Où sont les témoins qui
pourraient se lever et dire : « J’ai tiré sur ceux qui essayaient de s’échapper sur
ordre de mon commandant. » Ou bien : « Oui, j’étais à bord de l’hélicoptère et
j’ai reçu l’ordre de tirer. » Ou encore, « j’ai aidé à charger le cadavre de Vince
Foster dans le coffre d’une voiture, ou j’ai vu Ron Brown se faire abattre d’une
balle dans la nuque. Ce n’était pas bien, j’ai été stupide, mais ma conscience ne
me laissera pas en paix tant que je n’aurai pas parlé. Je ne peux supporter de
vivre avec cette faute sur la conscience. Je suis prêt à tout risquer pour dire la
vérité. »
FREE SPEECH : Sapristi, je pense que vous avez tapé dans le mille ! Oui,
vraiment.
T40 : Il y a des choses dont je n’aime pas trop parler dans un forum ouvert
à tous, mais je suis sûr qu’il y a des millions de « patriotes » américains qui
mènent des vies normales. Ils sont disséminés dans la masse, mais sont prêts à
tout sacrifier pour préserver les droits et les libertés de ceux qui les
considèrent comme acquis. Leur nom ? Bill, John ou Mary. Rien que des gens
ordinaires qui se lèveront quand sonnera l’appel. Prions Dieu pour que le
changement se fasse dans la paix.

Les nouveaux forums de discussion et tableaux d’affichage


peuvent susciter un large éventail de sentiments, mais ce n’est pas
le caractère des groupes de discussion sur Internet qui est en
cause. La technologie n’a pas créé de toutes pièces les attitudes de
ceux qui y participent. La machine ne modifie pas la nature de
l’être humain.
La vraie question, c’est ce qui se passe dans tout le reste du
paysage médiatique. Aussi riches ou vides que puissent être les
nouveaux forums de discussion, ils ne peuvent remplacer la
recherche minutieuse des faits et du contexte qu’offre le
journalisme traditionnel fondé sur la vérification de
l’information. Si ceux qui collectent et dispensent l’information
ne veulent plus consacrer ni le temps ni l’argent que réclament la
recherche des faits, puis le travail de vérification et de synthèse —
s’ils craignent que le seul fait d’exercer leur jugement soit une
marque d’élitisme, ou s’ils estiment que la nouvelle technologie
les affranchit désormais de ces tâches anciennes — alors le site
Free Republic est tout ce qui nous reste. Qui sera encore là pour
vérifier la véracité des assertions assenées dans ces forums de
discussion ? Qui explorera les antécédents et les motivations des
différentes factions ? Qui répondra aux questions auxquelles
même les polémistes les plus enragés attendent une réponse ? Si
la discussion n’est pas fondée sur les faits et sur le contexte, les
questions des citoyens resteront du domaine de la simple
rhétorique. Le débat perdra toute valeur éducative ; il ne fera que
renforcer les préjugés. Le public sera de moins en moins en
mesure de participer à la solution des problèmes. Le discours
public n’enrichira plus notre savoir. Il se dissoudra dans un
vacarme dont la majorité des citoyens préférera s’éloigner.
Le forum journalistique doit donc, premièrement, adhérer à
tous les autres principes qui gouvernent le journalisme et,
deuxièmement, contribuer à la recherche du compromis qui,
comme l’a reconnu Madison, joue un rôle crucial dans la société
démocratique. Mais si le forum de discussion a pour rôle
essentiel d’éclairer plutôt qu’agiter les esprits, comment les
journalistes vont-ils pouvoir mobiliser leur public ? Telle est la
prochaine question que nous aborderons.

*1. GOP pour Grand Old Party : désigne le parti républicain. (N.d.T.)
Chapitre VIII

MOBILISER L’INTÉRÊT
DU PUBLIC SUR LES SUJETS
QUI LE MÉRITENT

À première vue, l’histoire d’un bureaucrate comme Robert


Moses n’est pas vraiment passionnante. Pendant plus de quarante
ans, il a occupé divers postes, tels que commissaire aux parcs et
jardins et chef de la Triborough Bridge and Tunnel Authority au
sein de l’administration municipale de New York. Il a participé à
l’aménagement d’espaces verts et à la construction de routes et
collaboré à la réalisation d’un projet de foire internationale. Mais
il n’a jamais exercé de fonctions électives ni fait de politique au
niveau national.
Écrivains et journalistes new-yorkais reconnaissaient le rôle
joué par Moses au milieu du XXe siècle dans le développement de
leur cité. Journaux et magazines avaient publié des portraits de
cet homme, décrivant sa personnalité et son action. Mais, d’une
manière générale, on voyait plutôt en Robert Moses un acteur de
second plan dans l’histoire d’une ville marquée par des géants —
tels Morgan et Rockefeller, La Guardia et Roosevelt. Et puis, à la
fin des années 1960, un jeune journaliste de Newsday a posé sur
cet homme un regard nouveau. Peut-être son itinéraire était-il
plus que celui d’un simple bureaucrate travaillant dans l’ombre
de personnalités d’une plus grande envergure. Après sept années
d’enquête et de recherche, Robert Caro a publié The Power
Broker : Robert Moses and the Fall of New York, un essai de
1 100 pages qui, en dépit de sa longueur, a été salué par la
critique et qualifié de « fascinant », « passionnant » et de
« captivante œuvre d’art ». L’ouvrage a obtenu le prix Pulitzer en
1975 ainsi que le prix Francis Parkman qui récompense un livre
« illustrant la symbiose de l’historien et de l’artiste ».
L’ouvrage, naturellement, ne se réduisait pas à la seule
évocation du parcours de Robert Moses. Il montrait comment un
homme qui n’avait jamais exercé la moindre responsabilité
élective avait transformé la plus grande ville d’Amérique. Il
montrait comment la planification urbaine avait modelé New
York au XXe siècle. Il montrait les forces cachées qui déterminent
les grandes décisions politiques et stratégiques. Et, plus
généralement, il démontait le processus d’acquisition,
d’utilisation et d’abus du pouvoir. Au fil des 1 100 pages du livre
de Caro, Moses se transforme en héros d’opéra et New York en
décor de théâtre pour drame shakespearien. L’idée, explique
l’auteur, était d’utiliser Moses pour exposer une réalité beaucoup
plus large. Comme nous allons le voir, ce procédé est souvent
utile pour accrocher l’attention sur un sujet important.
« Ce que je voulais, c’était expliquer la manière dont
fonctionnait le pouvoir politique, parce que j’étais journaliste
spécialisé dans la couverture de l’activité politique et que j’avais le
sentiment que je ne parvenais pas vraiment à apporter les
explications que je me devais de donner en ma qualité de
journaliste, à savoir comment fonctionnait le pouvoir politique.
Or, nombre de mes enquêtes me conduisaient à cet homme,
Robert Moses, sans que je comprenne bien par quel
cheminement. Alors qu’il n’avait jamais eu de mandat électif, je
me rendais compte que ce type avait plus de pouvoir que
n’importe quelle personnalité élue, gouverneur ou maire 1. »
Le travail que Caro a accompli sur la longue carrière de ce
bureaucrate, les journalistes s’emploient à le faire
quotidiennement à une échelle plus réduite.
Cela nous conduit à énoncer le septième principe :

Le journaliste doit rendre les sujets importants intéressants


et pertinents

Malheureusement, dès lors que l’on parle de rendre


l’information à la fois intéressante et pertinente, la discussion
tourne à la dialectique : intérêt contre pertinence. Faut-il mettre
l’accent sur l’information amusante et accrocheuse, ou s’en tenir
à celle qui est la plus importante ?
Cette manière traditionnelle de poser la question —
information brute ou récit enrobé ? Répondre aux besoins du
public ou bien à ses désirs ? — est fallacieuse. Ce n’est pas celle
que nous nous posons dans la pratique de notre métier, nous ont
dit les journalistes. Et ce n’est pas non plus, croyons-nous, en ces
termes que le public aborde l’information. L’expérience tend à
montrer que la plupart des gens réclament et la distraction et le
sérieux : ils lisent et les pages sportives et les pages économiques,
The New Yorker et les bandes dessinées, la critique littéraire et les
mots croisés. Le New York Times entretient une bonne vingtaine
d’agences à l’étranger, son bureau de Washington compte plus de
cinquante personnes, et le journal couvre les réunions du conseil
municipal ; mais cela ne l’empêche pas d’avoir une rubrique de
bridge, un guide critique des restaurants, des pages consacrées à
la gastronomie et aux arts ménagers. Le Daily News excelle dans
le reportage sportif, la photo et les échos mondains ; mais cela ne
l’empêche pas de se mettre en quatre pour informer ses lecteurs
des dérapages de la justice ou des programmes et des échecs du
gouvernement.
Le récit et l’information brute ne sont pas contradictoires. Ils
sont plutôt deux éléments du continuum de la communication. À
l’un des bouts se trouve, peut-être, l’histoire que vous racontez le
soir, à vos enfants, qui n’a pas d’autre but que de créer un instant
d’intimité et de bien-être. À l’autre bout sont les données brutes
— les résultats sportifs, les annonces concernant la vie de la
communauté, ou les cours de la Bourse — qui n’incluent, eux,
aucun élément narratif.
La place du journalisme, comme celle d’ailleurs de la
communication, est pour l’essentiel quelque part entre les deux.
Le travail du journaliste consiste à trouver, pour chaque sujet, le
moyen de capter l’intérêt sur ce qui est important, et le bon
mélange de sérieux et de moins sérieux qui rend compte des
événements de la journée. Peut-être nous ferons-nous mieux
comprendre en tournant les choses autrement :
Le journalisme consiste à raconter une histoire tout en
poursuivant un but précis. Ce but est d’apporter au public
l’information dont il a besoin pour comprendre le monde. La
première étape est de mettre le doigt sur l’information ; la
seconde est de la rendre compréhensible, pertinente et
intéressante.
Cette volonté de susciter l’intérêt du public fait réellement
partie des devoirs du journaliste à l’égard des citoyens. Écoutons
ce qu’un journaliste a déclaré à l’équipe de chercheurs associée à
notre travail : « Si vous êtes le genre de personne qui, une fois
qu’elle a appris quelque chose, n’est pas satisfaite tant qu’elle n’a
pas trouvé le moyen de faire profiter quelqu’un d’autre de sa
découverte, alors, oui, vous êtes un journaliste 2. »
Autrement dit, le journaliste n’a pas seulement pour mission
de fournir l’information, mais aussi de la présenter de manière
telle que les gens aient envie d’y prêter attention. « L’une des
grandes difficultés de notre métier est de choisir ce qui va retenir
l’attention des lecteurs — de lecteurs nombreux et très divers, dit
Howard Rheingold, ex-rédacteur en chef du magazine en ligne
HotWired. À l’une des extrémités du spectre figure ce qui est
vraiment important — va-t-on vers la guerre ou vers la paix, vers
une augmentation ou une baisse des impôts ? À l’autre extrémité
figure ce qui est simplement intéressant. […] Et la plupart des
sujets sont plus ou moins un mélange des deux 3. »
Dans ces conditions, comment se fait-il que la question
relative à l’intérêt que doit susciter l’information chez le lecteur
soit si faussement posée ? Si le journalisme peut traiter de
questions importantes tout en retenant l’intérêt du public, si les
gens ne réclament pas systématiquement ou le sérieux, ou la
distraction, comment se fait-il que l’information tombe si souvent
à côté de la plaque ?
Une multitude de raisons peuvent expliquer pourquoi
l’information est dispensée de façon si peu engageante : la
précipitation, l’ignorance, la paresse, le recours aux formules
toutes faites, les œillères culturelles. S’appliquer à la rédaction
d’un article, en échappant à la structure de la pyramide inversée,
demande du temps. C’est un exercice de haute école qui demande
plus que simplement présenter les faits en phrases brèves et
assertives. Or, le temps est un luxe auquel les journalistes ont le
sentiment d’avoir de moins en moins accès.
À une époque où le public est sollicité par des occupations
alternatives autrement plus excitantes que de suivre les
informations et fait preuve d’un scepticisme grandissant à l’égard
du journalisme, on assiste malheureusement à des compressions
de personnel au sein des équipes de rédaction où l’on se
préoccupe souvent davantage de la quantité que de la qualité des
articles produits.
Intervient également le temps qu’exigent le développement et
la compréhension d’un sujet. Un bon article est toujours
l’aboutissement d’une solide enquête dans laquelle le journaliste
puise les détails et le contexte qui assurent la cohésion de son
article. Tous les sujets ne requièrent pas les sept années de
recherches que Caro a consacrées au sien, mais un bon travail
journalistique demande plus que de simplement assister à un
événement puis de s’asseoir devant son clavier pour en rendre
compte.
Et même si le journaliste dispose du temps nécessaire pour
enquêter et rédiger son article, il reste le problème de l’espace
dans le journal ou du temps d’antenne qui lui sont alloués. Quand
les entreprises de presse sont convaincues que l’attention
toujours plus courte que le public consacre à l’information exige
que celle-ci soit de plus en plus condensée, il devient difficile
pour un journaliste d’obtenir l’espace ou le temps nécessaires
pour traiter correctement son sujet.
Paradoxalement, l’expérience tend à montrer que certaines
des idées reçues concernant la capacité d’attention du public sont
erronées et ont nui au journalisme. C’est ainsi qu’une étude
menée pendant plusieurs années par le Project for Excellence in
Journalism sur les journaux télévisés des chaînes locales a
montré que les chaînes qui diffusent le plus grand nombre de
bulletins d’informations très ramassés — d’une durée inférieure à
45 secondes — tendent à perdre de l’audience. En revanche, les
chaînes qui privilégient des bulletins d’une durée supérieure à
deux minutes tendent à en gagner 4.
Ce n’est pas là le seul exemple où l’on voit comment les idées
couramment admises sur ce que les citoyens attendent du
journalisme nous conduisent à des pratiques autodestructrices.

LES CHARMES
DE L’INFO-DIVERTISSEMENT

Barbara Walters, figure marquante d’ABC News, pose sur la


jeune femme un regard empreint d’une sympathie étudiée.
« Vous a-t-il embrassée ?
— Oui, répond Monica Lewinsky.
— Et qu’avez-vous pensé ? demande Barbara Walters avec
l’expression d’une bonne tante pleine d’attention qui ne parvient
pas à cacher totalement son excitation.
— Qu’il embrasse bien.
— Vous êtes une jeune femme très sensuelle ?
— Mm-hmm.
— Passionnée ?
— Oui.
— Bill Clinton est-il un homme passionné ? »
Monica rougit, tandis que Barbara la taquine un instant, puis
finit par répondre :
« Je pense que c’est un homme très sensuel. Et je pense qu’il a
aussi une très forte éducation religieuse. Je pense qu’il lutte
contre sa sensualité parce que je crois qu’il pense que ce n’est pas
bien. Je pense qu’il essaie de résister, mais qu’il n’y parvient pas.
— Lors de cette première rencontre, poursuit la présentatrice,
elle-même âgée de trente-sept ans, le président a pris l’appel
téléphonique d’un membre du Congrès, alors que vous étiez tous
deux en étroit contact physique. Quel effet cela a-t-il produit sur
vous ?
— C’est une affaire très personnelle, a commencé Monica
Lewinsky, vingt-cinq ans. Cela avait quelque chose d’excitant,
avec aussi un certain sentiment du danger que comportait cette
relation ; prétendre le contraire serait un mensonge. »
L’interview de Monica Lewinsky sur ABC News, annoncée à
grand renfort de publicité, se poursuit ainsi :
« Est-ce que vous, ou le président, vous êtes inquiétés de ce
que quelqu’un pouvait entrer et vous surprendre ? Est-ce que cela
faisait partie du côté excitant de l’aventure ? »
Et Barbara Walters de commenter peu après : « L’impression
que donnait le président était que cette aventure était à sens
unique, qu’il prenait du plaisir et pas vous. Mais, la vérité, c’est
que vous aussi vous preniez du plaisir. »
Autre question de Barbara Walters : « Durant la plus grande
partie de votre liaison, la fellation n’a pas été menée jusqu’à son
terme. Pourquoi ? Qu’a dit le président ? »
Sur les deux heures qu’a duré l’interview de Monica Lewinsky
sur ABC, près de la moitié furent consacrées à des questions de ce
genre. Ce n’est qu’au cours de la deuxième partie de l’interview
qu’ont été abordées les questions factuelles — intéressantes du
point de vue constitutionnel — telles que savoir si Monica
Lewinsky avait menti lors de sa déclaration sous serment afin de
protéger le président, et si celui-ci lui avait procuré un emploi
pour la remercier.
Cette interview sensationnelle, largement annoncée et
attendue, avait été programmée sous le titre « Monica’s Story »,
qui était aussi, comme par coïncidence, le titre de l’ouvrage que
Monica Lewinsky venait de publier. Ainsi l’information ne se
contentait-elle pas de mettre l’accent sur l’aspect sexuel et
sentimental de l’affaire ; elle constituait une sorte de publicité
commerciale croisée : ABC s’appuyait sur Monica pour faire de
l’audience et Monica s’appuyait sur ABC pour promouvoir son
livre.
Leo Braudy, professeur d’anglais à l’University of Southern
California, auteur de l’ouvrage The Frenzy of Renown et autorité
incontestée dans le domaine de l’industrie du divertissement,
explique que l’une des caractéristiques du journalisme d’info-
divertissement est de « présenter l’affaire dont il traite comme
confidentielle. Le journaliste est celui qui sait et qui met le public
dans le secret. Malheureusement, à mesure que le temps passe, le
secret touche à des affaires de plus en plus scandaleuses ou
salaces ». Et ceci aboutit à constituer « un public qui aime à se
considérer comme étant lui-même dans la confidence » — un
public qui a besoin de sa dose régulière d’obscénité 5.
Ce sont là les recettes classiques de la presse à sensation — la
révélation d’informations confidentielles, le sexe ou les scandales
affectant le monde des célébrités. Un examen du contenu des
médias confirme l’idée de Braudy selon laquelle il s’agit là d’une
stratégie éprouvée : convertir l’information en divertissement et le
divertissement en information. On trouve l’un des aspects les plus
intéressants du phénomène dans la manière dont des organes de
presse supposés sérieux traitent le problème, manière fort proche
de celle adoptée par ABC pour son interview de Monica Lewinski.
Considérons la couverture du magazine Newsweek au cours des
six premiers mois du siècle nouveau. On voit que dix-sept des
vingt-deux couvertures représentaient soit des figures du monde
du divertissement, soit évoquaient des questions d’ordre sexuel,
soit empruntaient un langage qui laissait croire à la révélation
d’un secret, comme : « Elian : ce qui se cache derrière la bataille
pour la garde de l’enfant » ; ou : « Les dessous de l’affaire », ou
encore : « Toute la vérité sur le sujet ». Sur ces vingt-deux
couvertures, deux seulement évoquaient la politique, bien que
l’on fût dans une année de primaires pour l’élection
présidentielle. Deux étaient consacrées à la sexualité, trois à la
santé, deux à la technologie, deux au monde des affaires et deux
au cas d’Elian Gonzalez, le petit garçon cubain rescapé du
naufrage où avait péri sa mère. Pas une seule couverture
n’évoquait la situation internationale.
Cet état de fait traduit un profond changement, aussi bien
pour les hebdomadaires que pour la culture en général. En 1977,
selon une étude du Project for Excellence in Journalism, 31 % des
couvertures des magazines Time et Newsweek présentaient une
personnalité de la scène politique nationale ou internationale, et
15 %, soit la moitié, étaient consacrées à des célébrités ou à des
figures du monde du spectacle. En 1997, la proportion s’était
inversée. Le nombre des couvertures consacrées à des
personnalités de la scène politique nationale ou internationale
avait chuté de plus de 60 %, pour ne représenter plus qu’une
couverture sur dix, tandis que le nombre de celles consacrées aux
célébrités du moment avait augmenté de 40 % — soit plus de
deux sur dix 6.
D’autres chiffres rendent cette évolution encore plus
perceptible : les deux grands hebdomadaires d’information Time
et Newsweek avaient, en 1997, sept fois plus de chances qu’en
1977 de traiter en couverture le même thème que le magazine
People 7.
Comme nous l’avons dit précédemment, la presse qui ne traite
que de sujets graves et importants est aussi peu engageante que
celle qui laisse systématiquement de côté tous les sujets sérieux.
Et réciproquement.
On peut, à tout moment, trouver des exemples prouvant le
bon accueil que le public réserve au sensationnalisme. C’est ainsi
que l’interview de Monica Lewinsky par Barbara Walters a été la
plus regardée des émissions diffusées par la chaîne ABC à cette
époque.
L’expérience à long terme tend cependant à montrer que les
organes de presse qui privilégient l’information finissent par
l’emporter sur celles qui se cantonnent dans le divertissement.
Alors que la part belle faite au scandale et au culte de la célébrité
qui caractérise l’interview de Monica Lewinsky était à l’époque de
plus en plus courante, ce penchant pour l’info-divertissement n’a
guère freiné la baisse d’audience des programmes d’information
télévisée, et l’a peut-être même accélérée 8. Et il en a toujours été
ainsi.
Lorsque les immigrés des années 1890 ont, au cours du
e
XX siècle, rejoint les rangs de la classe moyenne, le
sensationnalisme du yellow journalism a laissé place à la
conception plus sobre de l’information symbolisée par le New
York Times. Dans les années 1920, par exemple, le New York Sun
de Joseph Pulitzer était presque devenu un journal littéraire.
Tandis qu’au délire des années folles succédaient les rigueurs de
la grande dépression, la vogue des tabloïds et des échotiers
mondains comme le chroniqueur de la presse écrite et
radiophonique Walter Wintchell a cédé la place à un traitement
plus sérieux de l’information qui allait durer tout au long de la
guerre froide. Les survivants de la grande guerre que se sont
livrée les journaux au cours des années 1960 — à l’issue de
laquelle n’est plus resté qu’un seul quotidien dans pratiquement
chacune des grandes villes des États-Unis — n’ont pas été les
tabloïds à grand tirage mais les journaux sérieux : le Washington
Post, le New York Times, le Los Angeles Times, le Philadelphia
Inquirer, le Boston Globe et bien d’autres. Ce fut également le cas
pour la télévision. Les chaînes dominantes en matière de journal
télévisé ont toujours été celles dotées du plus grand réseau de
correspondants et ne ménageant pas leurs efforts pour apporter
une information solide et sérieuse, comme ce fut le cas de The
Huntley-Brinkley Report dans les années 1960, de The CBS
Evening News with Walter Cronkite dans les années 1970 ou de
World News Tonight avec Peter Jennings du milieu des années
1980 au milieu des années 1990.
Une étude du Project for Excellence in Journalism menée
entre 1998 et 2000 a observé un schéma comparable aussi bien
pour les journaux télévisés des chaînes locales. L’étude a révélé
que les chaînes qui diffusent des informations à caractère local
de bonne qualité ont deux fois plus de chances de constater une
augmentation et non pas une diminution de leur audience et
beaucoup plus de chances de prospérer que celles qui produisent
des journaux télévisés de médiocre qualité 9.
L’expérience tend à montrer que chercher à attirer le public
en pratiquant un journalisme racoleur ne constitue pas à long
terme une bonne stratégie, et cela pour trois raisons simples.
La première tient au fait que si vous n’offrez au public que des
futilités, vous atrophiez son appétit pour quelque chose de plus
consistant. Cela est particulièrement vrai pour des gens qui, par
inclination, par manque de temps ou de moyens, sont peu portés
à chercher d’autres sources d’information. Tel est le dilemme
auquel sont aujourd’hui confrontés tant de journaux télévisés
locaux. « Parmi celles qui suivent effectivement les informations
locales à la télévision, plus de la moitié des personnes interrogées
ne se soucient plus de savoir quelle chaîne ils regardent », conclut
Insite Research, éminent institut californien spécialisé dans
l’étude des audiences des chaînes de télévision 10.
La seconde raison tient au fait que la stratégie de l’info-
divertissement finit par ruiner la crédibilité de l’organe de presse
qui la pratique : ce dernier est jugé incapable de dispenser
l’information plus sérieuse que réclame un certain public, lequel
se détourne de lui. Ce phénomène a, lui aussi, touché les chaînes
de télévision locales. Selon une enquête menée par l’Indiana
University pour News Lab, par exemple, parmi les grandes
raisons invoquées par les téléspectateurs pour expliquer leur
abandon des informations diffusées par les chaînes locales
figurent cinq fois sur sept leur manque de substance (les deux
autres grandes raisons invoquées étant soit un problème
d’horaire, soit un manque de temps 11).
Cette conclusion, qui correspond au sentiment de nombreux
journalistes travaillant dans les médias locaux, est également
confortée par les résultats d’autres enquêtes. « Le nombre de
personnes qui renoncent à suivre les journaux télévisés des
chaînes locales a doublé au cours des dix dernières années »,
indique Insite Research. Explication : « Plus de la moitié des
personnes interrogées estiment que la plupart des chaînes
passent trop de temps à rabâcher toujours les mêmes sujets. »
Troisième et dernier défaut de l’info-divertissement : c’est une
mauvaise stratégie sur le plan commercial. Quand on prétend
transformer l’information en divertissement, on entre en
concurrence avec des médias spécialisés dans le divertissement et
donc mieux armés pour la compétition dans ce domaine. Le
combat est perdu d’avance. L’information n’est pas fondée sur les
mêmes valeurs que le divertissement et n’emprunte pas le même
ton. Bien qu’elle puisse, à court terme, attirer un certain auditoire
et soit moins coûteuse, la stratégie de l’info-divertissement, parce
qu’elle est fondée sur la forme et non sur le fond, n’intéressera
qu’un public futile et volage, prêt à se porter à la première
occasion sur une autre réalisation qu’il jugera encore plus
« formidable ».
Ces obstacles n’ont pas pour effet de rendre la pratique du
journalisme impossible, mais seulement plus difficile. Ils
permettent de faire la différence entre le vrai journalisme, fondé
sur la rigueur, et le journalisme du moindre effort, fondé sur le
sensationnalisme.
Pourquoi cette réalité échappe-t-elle aux journalistes ?
Première explication : le défaut de communication. L’une des
conclusions les plus saisissantes qui ressort de l’étude que les
psychopédagogues William Damon et Howard Gardner ont
consacrée aux journalistes est leur incapacité, relativement
importante par rapport à d’autres professions, de transmettre
d’une génération à l’autre les leçons de l’expérience. En outre, le
système d’apprentissage s’est effondré, sans que rien, ou presque,
ne soit venu le remplacer. L’enseignement du journalisme tel qu’il
est pratiqué aujourd’hui est peu apprécié, ou pour le moins
largement contesté, par les journalistes en activité 12. Les coiffeurs
bénéficient d’une meilleure formation continue que les
journalistes 13.
Peut-être plus grave encore, regagner son public par
l’amélioration de la qualité des articles est difficile, long et
coûteux. C’est pourquoi l’industrie de la presse, face à une perte
d’audience, privilégie des stratégies d’une application plus facile :
augmentation du budget marketing, abaissement des coûts de
production, changement de présentateurs ou nouvelle maquette.
Quand, dans les années 1980, la presse écrite a entrepris de
remédier à la chute de son lectorat, elle a fait porter tous ses
efforts sur la mise en page, le graphisme et la couleur. Mais
personne n’a songé un seul instant à repenser la manière de
concevoir l’information.
Il est des journalistes qui, à titre individuel, parviennent à
rendre l’information à la fois engageante et pertinente, à rendre
intéressant ce qui est important et réciproquement. Mais, comme
l’a découvert William Damon, ce sont généralement des gens qui
ont appris tout seuls leur métier, en tâtonnant et au prix
d’erreurs, ou en empruntant les recettes mises au point par
d’autres. Les bonnes idées ne courent pas les rues.

QUELQUES CONCEPTS NOVATEURS

Si l’industrie journalistique s’en donnait vraiment la peine,


s’inspirait de l’exemple des meilleurs et se mettait en quête de
concepts originaux, nul doute qu’elle découvrirait quelques idées
neuves et attrayantes.
Une redéfinition des questions de base :
Qui ? Quoi ? Où ? Quand ?
Comment ? Pourquoi ?

Les journalistes peuvent repenser les éléments de base de


l’information. C’est précisément ce qu’a fait Roy Peter Clark, qui
dirige un atelier d’écriture au Poynter Institute, en Floride. Il y a
plusieurs années, Clark a été frappé par les arguments d’un
journaliste et rédacteur de Seattle, Rick Zahler, selon lequel le
journalisme s’emparait d’événements dynamiques et les réduisait
en glaçons. La localisation des faits dans le temps se réduisait à
« hier » et leur localisation dans l’espace à un lieu de rédaction.
Zahler voulait « décongeler » l’information et mettre les choses en
mouvement. Se fondant sur les idées de Zahler, Clark évoque
aujourd’hui volontiers la manière de parvenir à ce résultat :
« Qui devient un personnage. Quoi, une intrigue. Où, une
scène ou un décor. Pourquoi, une motivation ou une relation de
cause à effet. » Et, enfin, « comment l’action se transforme en un
récit cohérent », où tous les éléments s’imbriquent les uns dans
les autres 14.
Au début de Roméo et Juliette, Shakespeare indique dans les
huit premiers vers d’un sonnet tous les éléments du drame, y
compris son dénouement, aime à souligner Clark. Dans ces
conditions, que reste-t-il à dire ? Eh bien, explique Clark, les deux
heures suivantes servent à exposer tous les détails manquants.
« Souvent, nous dispensons l’information, mais le public aimerait
savoir comment les choses sont arrivées. Comment Monica
Lewinsky a-t-elle été engagée à la Maison-Blanche ? Le récit offre
précisément la possibilité de répondre à la question : « Comment
les choses se sont-elles produites ? »
Dès lors que nous concevons qui comme un personnage, quoi
comme une intrigue, où comme un décor et comment comme un
récit, nous pouvons offrir un mélange d’information et de
narration. L’information ne se résume plus au simple exposé de
faits bruts et peut gagner en sens. Mais cette pratique exige plus
d’enquête sur le terrain, et plus de curiosité de la part du
journaliste.

Expérimenter de nouvelles techniques narratives

La structure narrative le plus communément utilisée en


journalisme est très limitée. Le journalisme gagnant en
complexité et le champ de l’information se faisant de plus en plus
vaste, beaucoup, parmi les meilleurs professionnels, l’ont trouvée
insuffisante. « Se contenter de partir de A pour aboutir à Z selon
un parcours linéaire n’est pas toujours la meilleure manière de
décliner l’information, a confié William Whitaker, de CBS News,
à nos chercheurs associés. Il arrive parfois que l’on s’empare de la
séquence du milieu pour la mettre en tête, parce que c’est elle qui
donne le plus de sens à l’ensemble, met l’information en
perspective et la rend plus intelligible 15. » Todd Hanson, l’une des
meilleures plumes de l’hebdomadaire satirique The Onion, a
déclaré à la Online Journalism Review qu’une grande partie de
l’humour qui se dégage de son magazine provient du caractère
anachronique dont font preuve de nombreux journaux. Le
magazine épingle des titres d’articles tels que : Le Congrès
approuve l’octroi de 4 milliards de dollars pour le pain et les jeux du
cirque, ou encore : Le statut de princesse de contes de fées perd de
son prestige depuis que les filles rêvent de devenir médecins ou
avocates 16.
Le sablier

Au début des années 1990, Roy Peter Clark s’est également


intéressé à ce qu’il a appelé la structure du « sablier ». « Ce n’est
pas du récit pur ; ce n’est pas non plus simplement la pyramide
inversée. […] C’est une forme de journalisme dans laquelle vous
commencez par énoncer les nouvelles, en disant ce qui s’est
passé ; et puis il y a une rupture dans la pyramide, avec une
phrase qui marque le début du récit, souvent de manière
chronologique, comme, par exemple : “L’incident s’est produit
quand…” » À ce moment, l’information se « décongèle » pour
prendre une forme plus vivante et plus naturelle.

L’avenir de la formule des questions et réponses

Lors d’une conférence dont le thème était la recherche de


moyens nouveaux pour établir le contact avec les citoyens, Jay
Rosen, professeur de journalisme à la New York University et
critique perspicace de la culture médiatique, a déclaré que la
formule des « questions et réponses » constituait une méthode
efficace mais sous-utilisée. Elle contraint le journaliste à cerner
les questions qu’auraient envie de poser les citoyens. Elle permet
aussi au public de parcourir un article de manière cursive et d’y
trouver rapidement les sujets qui l’intéressent et sur lesquels il
souhaite s’arrêter plus longuement, plutôt que de devoir le lire
d’un bout à l’autre. Il est intéressant de noter que ce système est
aujourd’hui très prisé sur les sites Internet où il se matérialise
sous la forme de « questions fréquemment posées » (frequently
asked questions ou FAQ).

Le journalisme comme relation de l’expérience vécue


Michael Herr, dont le livre Dispatches est considéré comme
l’un des meilleurs sur la guerre du Viêt-nam, a ajouté une
dimension nouvelle au reportage sur les opérations militaires en
poussant encore plus loin la technique de « la mouche sur le
mur » chère à Gay Talese. Il a non seulement rassemblé
l’abondance de détails propre à ce genre de reportage, mais
également laissé les soldats s’exprimer directement, non
seulement pour leur permettre de raconter leur propre
expérience, mais aussi pour saisir leur état d’esprit, leurs pensées
et leurs sentiments. Comme l’a noté Alfred Kazin dans le compte
rendu qu’il a fait pour Esquire, « Herr a saisi mieux que
quiconque le […] langage désespéré à travers lequel les hommes
sur le terrain exprimaient le sentiment qu’ils étaient à
proprement parler de la merde 17. »

Le radotage

Doug Marlette, caricaturiste et humoriste hautement prisé, est


également l’auteur de pièces de théâtre, de scénarios et d’un
roman. À ses yeux, le plus gros problème de l’information
journalistique tient au fait qu’elle est trop souvent « ennuyeuse ».
« À partir du moment où vous êtes saisi par l’ennui, vous
cessez d’apprendre et la communication est interrompue 18. » La
principale raison en est que « tout effet de surprise a disparu ».
Au théâtre, ce genre d’ennui a un nom : le radotage (being on the
nose), autrement dit « raconter au public ce qu’il sait déjà ».
Dans le domaine de l’information, cela revient à « dire les
choses sans les montrer ; c’est la leçon, le didactisme ». Et
Marlette de préciser : « À la télévision, cela se produit quand le
correspondant rapporte ce que le public sait déjà par l’image qu’il
a sous les yeux. » Dans la presse écrite, cela se produit quand le
journaliste ressasse éternellement le même sujet au lieu de passer
à autre chose.
Comment éviter le radotage ?

L’image mentale

L’un des moyens est d’aider le public à se forger sa propre


image des choses, plutôt que de la lui imposer. Annie Lang, qui
enseigne les techniques de télécommunication et dirige l’Institute
for Communications Research à l’Indiana University, affirme que
les chercheurs ont clairement établi la puissance des images
mentales, en particulier de la métaphore. « Il n’y a rien de plus
effrayant que de dire à quelqu’un : “Il y a un serpent derrière
vous.” C’est beaucoup plus efficace que de lui montrer le
serpent 19. »

Révéler les liens existant entre le sujet traité et d’autres


thèmes plus importants

Pour John Larson, correspondant de NBC News, l’effet de


surprise est fondamental dans la présentation de l’information.
Mais, précise-t-il, « il faut surprendre le public de manière
intelligente. Il ne s’agit pas simplement de le choquer ou de le
stupéfier 20 ». Dans l’émission de Larson, intitulée Dateline, on
appelle cela la « révélation ». Pour Larson, le meilleur type de
révélation est l’effet que l’on obtient quand on met en évidence le
lien inattendu entre le sujet traité et d’autres thèmes plus
importants et plus profonds. C’est quand un sujet « nous touche à
quelque niveau élémentaire, lorsqu’il évoque l’amour d’une mère
pour ses enfants, l’amour-propre d’un mari, l’ambition, l’avarice,
l’âpreté. Il y a toujours, dans les bons articles, quelque chose de
très important qui s’exprime de façon extrêmement simple ».
Ces thèmes ne sont pas énoncés en clair par le journaliste,
mais suggérés, ou révélés, par la manière dont il présente les
éléments d’information dont il dispose — la citation bien choisie,
l’image qui frappe. « Une information bien présentée ne vous
assène pas la vérité, mais vous conduit à elle », dit Larson.
Cet art de relier la matière brute de l’information à des thèmes
plus généraux, c’est celui dont ont fait preuve Caro dans The
Power Broker, David Halberstam dans The Powers That Be, H.G.
Bissinger dans Friday Night Lights, ou Tom Wolfe dans The Right
Stuff (L’Étoffe des héros).

Décrire en détail les personnages et les circonstances


des faits d’actualité

D’autres journalistes nous ont dit que les précisions sur la


personnalité des gens qui font l’actualité constituaient un élément
essentiel pour accrocher l’intérêt du public. Il s’agit souvent de
détails minimes qui confèrent au personnage humanité et réalité.
Quand le père du petit naufragé cubain Elian Gonzalez est venu
aux États-Unis pour récupérer son fils et le ramener à Cuba, le
correspondant de la chaîne de télévision KARE-TV, Boyd
Huppert, a été particulièrement frappé de voir que, lors de son
interrogatoire par les services d’immigration, « le père
connaissait la pointure des chaussures de son fils ». Aux yeux de
Huppert, ce détail « projetait une lumière complètement nouvelle
sur cet homme » et était révélateur des relations qu’entretenait le
père avec l’enfant, de son implication et de sa personnalité 21.
Les journalistes négligent trop souvent de s’attarder sur la
personnalité des gens, présentés comme des silhouettes en
carton-pâte — le juge en charge de l’enquête, le militant anti-
avortement, le porte-parole d’un groupe minoritaire en colère, la
mère éplorée.
L’une des principales raisons de cette situation tient au fait
qu’on ne permet pas à ces personnes de s’exprimer comme le font
ordinairement les gens. Leurs propos sont trop souvent utilisés
davantage comme des éléments propres à nourrir le commentaire
que comme les répliques d’un dialogue plus profond engagé avec
le public. La manière dont sont filmés les entretiens télévisés est
également en cause. Souvent, les personnes interrogées,
présentées dans un décor artificiel et sous un éclairage parfait, ne
semblent même pas appartenir au monde réel. Leur existence se
situe dans un monde artificiel — le monde de l’information — où
elles font plus figure de caricatures que de personnages vivants.
David Turecamo, qui réalise des films pour le programme
Nightline de la chaîne ABC — il assure lui-même les prises de vue,
les interviews et la rédaction de ses pièces — s’attache toujours à
filmer en longues séquences ses personnages dans le cadre de
leur vie réelle : le commerçant derrière sa caisse, le représentant
au volant de sa voiture, l’homme d’affaires se rendant à une
réunion. Ses films constituent de petites études de personnages,
et la vision qu’a le public du sujet traité se trouve modifiée du
simple fait qu’on lui présente des gens ordinaires, des gens qui
travaillent, et non plus les militants d’une cause ou les membres
d’un groupe de pression.

Trouver, derrière chaque sujet,


la métaphore ou la structure cachée

Nul journaliste américain n’a peut-être fait preuve de plus


d’ingéniosité dans l’art de rendre intéressants les sujets
importants que le correspondant d’ABC News Robert Krulwich.
Sa méthode, explique-t-il, consiste à trouver, derrière chaque
sujet, les éléments cachés qui lui confèrent relief et originalité.
Cela implique l’abandon des formules toutes faites et l’obligation
de traiter chaque sujet de manière unique, selon une structure
originale qui s’imposera d’elle-même. Les métaphores de
Krulwich sont souvent on ne peut plus inattendues. Pour mieux
rendre compte du ralentissement de l’économie japonaise, il
ralentit le défilement de la bande vidéo. Pour montrer les
difficultés qu’ont les gens à orthographier correctement le mot
millennium, il montre un instituteur l’épelant avec lenteur et
gravité.
Les idées que nous venons d’indiquer ne sont mentionnées
qu’à titre d’exemples. Le but est simplement de montrer aux
journalistes qu’ils peuvent innover, traiter chaque sujet de façon
originale et résister à la tentation de recourir aux formules toutes
faites. L’essentiel est de prendre conscience que rendre
intéressants les sujets importants est un principe fondamental du
journalisme qui requiert un supplément de réflexion.

La relation narrative au service de la vérité

Et, pour terminer, une mise en garde. Au cours de ces


dernières années, les responsables éditoriaux en sont venus à
considérer que la relation narrative constituait une forme de
journalisme marquée par une vision personnelle des faits et
événements, une forme de journalisme dans laquelle celui qui
donne l’information fait entendre ses propres sentiments et ses
propres opinions, comme en aparté. C’est ce qui apparaît avec
évidence dans un commentaire autoréférentiel tel que celui-ci :
« Il y eut un grognement parfaitement audible chez les
journalistes lorsque le candidat a pris la parole… »
Il arrive parfois que cette opinion personnelle se manifeste de
façon permanente, article après article, dans des publications
différentes — comme une sorte de métalangage commun aux
journalistes. La classe politique est seulement assoiffée de
pouvoir. Newt Gingrich est un peu cinglé. Bill Clinton ne tient
jamais ses promesses. George W. Bush est un frimeur. Le
métalangage peut s’imposer avec une telle vigueur qu’il finit par
obscurcir la vérité.
Quand on discute de technique journalistique, il est essentiel
de se rappeler que la forme ne saurait en aucun cas déterminer le
fond — que la technique ne doit jamais altérer les faits. Le
recours à la forme narrative doit toujours obéir aux principes de
rigueur et de vérité évoqués précédemment. Indépendamment de
la forme, il ne faut jamais oublier que l’élément le plus motivant
pour le public, c’est l’exactitude de l’information.
Dans cet exposé, nous avons mis l’accent sur l’information en
matière de vie publique, mais aucun sujet n’échappe à la
nécessité de pratiquer un journalisme qui soit à la fois captivant
et pertinent. Un article qui permet au public de mieux
comprendre en quoi la stratégie commerciale de Bill Gates
affecte sa vie est tout aussi important qu’un article commentant
la position d’un candidat présidentiel sur Internet. Le citoyen
peut recourir à ce principe pour juger de la valeur de n’importe
quel article ou émission. Retire-t-il quelque chose de significatif
de la manière dont le sujet est traité ? Un article sur une vedette
de l’écran qui nous explique pourquoi Hollywood produit un
certain genre de films est plus pertinent qu’un portrait qui ne
serait qu’une succession de détails plus ou moins croustillants
concernant la même vedette.
Ainsi, le principe selon lequel le journalisme doit concilier
intérêt et pertinence nous guide-t-il dans la manière de traiter
chaque information. Le principe qui sera exposé au chapitre
suivant situera cette question dans un contexte plus large :
comment décider des informations à traiter en priorité ?
Chapitre IX

TRAITER TOUS LES SUJETS,


EN ACCORDANT À CHACUN
LA PLACE QUI LUI REVIENT

Valerie Crane, directrice de Research Communications


Limited, dans le Massachusetts, aime à rapporter l’anecdote
suivante pour illustrer combien certaines études d’audience
peuvent manquer totalement d’intérêt. On demanda un jour au
directeur du marketing d’un grand réseau de télévision câblée
d’inclure la question suivante dans une série de discussions avec
des groupes témoins (focus groups) de jeunes téléspectateurs :
« Quel va être le prochain grand sujet d’intérêt pour les jeunes ? »
Aux yeux du directeur, il était possible d’utiliser des outils tels
que sondages, psychographiques et groupes témoins pour étudier
les réactions du public. On pouvait même recourir à ces outils
pour en savoir plus sur le style de vie des différentes catégories de
public et la manière dont elles utilisaient les médias. Mais on ne
pouvait pas, ou tout au moins on ne devait pas, y recourir pour
remplacer le jugement des professionnels.
Comme ses patrons tenaient à ce que la question fût
néanmoins posée, le responsable des études de marché regardait
d’un œil morose le meneur du groupe témoin poser la question
aux adolescents assis autour d’une table de l’autre côté de la glace
sans tain : « Quel sera, selon vous, le prochain grand sujet
d’intérêt ? »
Et la réponse vint, qui ne manqua pas de combler d’aise le
directeur du marketing : « À quoi rime cette question ? C’est à
vous de nous dire quelle sera la prochaine grande affaire qui nous
mobilisera 1. »
Si le principe de l’intérêt et de la pertinence peut permettre
aux journalistes de découvrir des manières plus efficaces de
présenter l’information, le principe que nous allons maintenant
exposer les aidera à choisir les sujets à traiter.
Qu’est-ce qui fait l’actualité ? Compte tenu de l’espace, du
temps et des moyens limités dont on dispose, qu’est-ce qui est
important et qu’est-ce qui ne l’est pas, que faut-il conserver et que
faut-il rejeter ?
Ces questions conduisent à l’énoncé du huitième principe que
doivent suivre les journalistes s’ils veulent offrir aux citoyens la
presse qu’ils attendent :

Les journalistes doivent offrir une information exhaustive


et donner aux différents sujets la part qui leur revient

Oui, mais comment y parvenir ?


À l’âge des grandes explorations, la cartographie était tout
autant un art qu’une science. Les hommes qui s’appliquaient à
fixer sur le parchemin les formes d’un monde en expansion
pouvaient tracer avec une assez bonne précision les contours de
l’Europe et même des mers qui l’entouraient. Mais, à mesure
qu’ils s’éloignaient vers l’ouest, en direction de ce Nouveau
Monde qui enflammait tant les imaginations, ils en étaient
réduits aux conjectures. Qu’y avait-il là-bas ? De l’or ? Des
fontaines de jouvence ? La fin du continent terrestre ? Le séjour
des démons ? La dimension des terres lointaines dont ils
traçaient les contours variait selon les gens auxquels ils
espéraient vendre leurs cartes. Ils peuplaient le lointain Pacifique
de monstres marins, de dragons ou de baleines géantes, faute de
savoir ce qui s’y trouvait réellement. Plus étranges et terrifiants
étaient les monstres qu’ils peignaient, plus exotiques leurs mines
d’or et leurs Indiens, mieux leurs cartes se vendaient et plus
grandissait leur réputation de cartographes. Leur côté
spectaculaire contribuait au succès des cartes, bien qu’elles
fussent de piètres guides pour l’exploration ou la compréhension
du monde.
Le journalisme est la cartographie des temps modernes. Il
élabore des cartes qui permettent aux citoyens de naviguer dans
la société. C’est là son rôle et sa raison d’être sur le plan
économique.
Cette métaphore de la cartographie permet d’y voir plus clair
quand on se pose la question de savoir quels sujets le journalisme
a pour responsabilité de traiter. Comme pour toute carte, la
valeur du journalisme dépend de sa capacité à rendre compte de
tous les éléments d’un ensemble en en respectant les justes
proportions. Le journaliste qui, sciemment, consacre à un procès
sensationnel ou à quelque épisode scandaleux de la vie d’une
vedette beaucoup plus de temps et d’espace qu’ils ne le méritent
— parce qu’il sait que ce sont des sujets vendeurs — est comme le
cartographe qui donnait à l’Angleterre ou à l’Espagne la taille du
Groenland parce que cela flattait les goûts du public. Cela peut
certes présenter un intérêt économique à court terme, mais
trompe le voyageur et ruine en fin de compte la crédibilité du
cartographe. Le journaliste qui écrit « ce qu’il sait être vrai », sans
réellement vérifier préalablement l’exactitude de l’information,
est comme l’artiste qui dessinait des monstres marins dans les
parties les plus lointaines du Nouveau Monde. Un journalisme
qui, du même coup, laisse de côté bien d’autres sujets d’actualité
est comme la carte qui omet de présenter un certain nombre de
routes.
Rapprocher le journalisme de la cartographie nous permet de
mieux voir en quoi le respect des proportions et l’exhaustivité
sont essentiels à l’exactitude de l’information. Et cela va bien au-
delà du simple choix des sujets traités. Les manchettes d’un
journal ou les grands titres d’un bulletin d’information, aussi
drôles et accrocheurs soient-ils, qui ne concernent aucun sujet
véritablement important, constituent une distorsion de la réalité.
Parallèlement, un compte rendu de la journée qui se limiterait
aux seuls événements sérieux et importants, sans citer le moindre
fait léger ou simplement humain, serait tout aussi déséquilibré.
De toute évidence, le fait qu’ils disposent d’un espace et de
ressources limités interdit aux journalistes de traiter tous les
sujets. Il n’empêche que nous pouvons, en tant que citoyens, nous
poser les questions suivantes : le quotidien ou le journal télévisé
donnent-ils un aperçu de l’ensemble de notre communauté ? Les
sujets traités me concernent-ils personnellement ? La une de mon
quotidien ou les points forts de l’actualité cités en ouverture du
journal télévisé offrent-ils un mélange équilibré de ce que la
majorité du public estime ou intéressant, ou important ?

É
FONDER LA POLITIQUE ÉDITORIALE SUR LA STRUCTURE
DÉMOGRAPHIQUE DU PUBLIC EST UNE ERREUR

La métaphore du cartographe nous aide aussi à mieux


comprendre le concept de diversité en matière d’information. Dès
lors qu’on envisage le journalisme comme une cartographie
sociale, on voit que la carte doit inclure des informations sur
toutes les composantes de la société, et non pas seulement sur
celles qui présentent le plus d’intérêt sur le plan démographique
ou aux yeux des annonceurs. Faute de quoi, la carte comportera
de grands vides.
C’est là, malheureusement, un principe qu’il est difficile de
faire admettre. Comme nous l’avons indiqué au chapitre sur la
loyauté à l’égard des citoyens, les journaux, tout au long des
années 1980, ont porté l’essentiel de leur attention sur les
catégories de lecteurs les plus aisées. Cette question mérite d’être
regardée d’un peu plus près dans le contexte de la proportion à
respecter dans le traitement de l’information. La stratégie
adoptée par la presse écrite s’explique par plusieurs raisons.
Après avoir, vingt-cinq ans durant, perdu une partie de leur
public et de leurs recettes publicitaires au profit de la télévision et
des autres médias, les journaux ont estimé que l’âge de la vidéo
imposait des limites structurelles à leur diffusion : c’était dans les
catégories bénéficiant du plus haut niveau d’éducation que se
trouvait leur public naturel. À cette première raison s’en ajoute
une seconde : le problème du coût. Chaque exemplaire d’un
journal est vendu à perte. Son prix de vente ne couvre, en effet,
qu’une fraction de ce que coûtent, au total, sa rédaction, son
impression et sa diffusion. Le complément est financé par la
publicité. Chaque exemplaire vendu à un lecteur ne présentant
pas d’intérêt pour les annonceurs coûte donc de l’argent. Les
publicitaires, de leur côté, choisirent d’utiliser la presse écrite
pour atteindre les classes supérieures de la société, et les autres
médias, notamment la radio et la télévision, pour le public plus
ordinaire. Tous calculs faits, les responsables de la stratégie
commerciale et financière des entreprises de presse se sont
aperçus que cibler leur diffusion sur les catégories aisées était
hautement rentable. Si l’on tenait compte du coût de l’exemplaire
et de ce que rapportait chaque souscripteur, il était parfaitement
justifié de ne pas chercher à toucher l’ensemble de la société.
Faire l’impasse sur certains groupes sociaux évitait d’avoir à
investir lourdement pour couvrir leur vie et leurs activités.
Il était difficile d’aller contre les arguments économiques, ou
même contre l’idée que les lecteurs perdus ne reviendraient pas,
compte tenu de l’attrait supérieur que présentait pour eux la
télévision. Prétendre s’opposer à cette évolution, ç’aurait été
mettre en œuvre une stratégie que désapprouvait aussi bien Wall
Street que l’opinion la plus largement répandue.
La télévision, de son côté, s’est engagée dans une démarche
parallèle, notamment après qu’un nombre croissant de chaînes
eurent décidé d’inclure des bulletins d’information dans leurs
programmes, réduisant d’autant la part du gâteau à laquelle
chacun pouvait prétendre. La pression était d’autant plus forte
que les chaînes — et donc Wall Street — étaient habituées à tirer
des profits gigantesques de leurs émissions d’information — avec
une marge bénéficiaire dépassant généralement 40 %. Pour
assurer leur profit, les chaînes fonctionnaient avec un nombre
incroyablement réduit de journalistes, dont elles exigeaient qu’ils
produisent au moins un reportage par jour 2. Couvrir l’ensemble
de la collectivité était dans ces conditions impossible ; mieux
valait viser le segment le plus intéressant : les femmes
relativement jeunes. On perçoit mieux, avec le recul du temps, les
graves problèmes générés par cette logique économique fondée
sur des considérations démographiques. Le premier d’entre eux
réside dans le fait que les catégories laissées de côté à partir de la
fin des années 1970 étaient les nouvelles communautés
d’immigrants qui modifiaient le visage des villes américaines. Or,
c’était précisément sur cette catégorie de population que le
journalisme avait assis sa réussite quelque cent ans plus tôt.
Pulitzer, Scripps, et les autres barons de la presse bon marché
avaient fait des immigrants la base de leur public. Leur prose
était simple, donc aisément compréhensible à ces personnes
fraîchement débarquées. Les pages éditoriales leur apprenaient
comment exercer leur citoyenneté. Les nouveaux Américains se
retrouvaient le soir, après le travail, pour discuter de ce que
disaient les journaux, ou pour se faire la lecture et commenter les
nouvelles du jour.
Les journaux suivirent l’américanisation croissante des
immigrants des années 1880 et 1890, s’adressant davantage aux
classes moyennes et adoptant un style plus littéraire. Le New York
World de 1910 était un journal beaucoup plus sobre que le World
édité vingt ans plus tôt.
Quatre-vingts ans plus tard, l’industrie de la presse, désormais
si soucieuse d’efficacité économique, n’a pas investi de la même
façon afin de nouer des liens avec les nouveaux Américains,
comme elle avait su le faire un siècle plus tôt.
Pas plus que le journalisme, cherchant uniquement à
s’adresser aux catégories sociales les plus rentables, ne s’est
investi pour atteindre les classes les plus jeunes. Il s’est complu
dans de longs articles, d’accès difficile, dont la compréhension
exigeait souvent une culture universitaire. Des critiques comme
Stephen Hess, de la Brookings Institution, ont parlé de
journalistes rédigeant leurs articles à l’usage de leurs propres
sources 3. À la télévision, l’accent mis sur les affaires criminelles et
tout ce qui titille les sens a transformé le journal télévisé, que l’on
aurait pu regarder en famille, en quelque chose dont les parents
souhaitent protéger leurs enfants 4. Au nom de l’efficacité et du
profit, nous n’avons rien fait pour donner naissance à une
génération qui soit attirée par la presse d’information. Les jeunes
ont manifestement aujourd’hui un besoin d’information moindre
que les générations précédentes 5. Si l’industrie de la presse n’en
porte pas toute la responsabilité, elle n’en a pas moins mis en
œuvre une stratégie commerciale qui a contribué à générer une
population non consommatrice d’information.
Atteindre toutes les composantes de la société américaine était
sans aucun doute plus difficile en 1990 qu’en 1890. L’attention
des gens était beaucoup plus sollicitée par d’autres sujets et leur
diversité culturelle beaucoup plus large qu’un siècle auparavant,
quand l’immigration était essentiellement d’origine européenne.
Il y avait aussi un choix beaucoup plus étendu de sources
d’information, et les entreprises de presse ont cru, à tort, que ces
catégories nouvelles de population seraient attirées par la presse
écrite à mesure qu’elles « s’américaniseraient ». À Miami, le
Herald a mis du temps à comprendre que les lecteurs ne
viendraient pas à lui et que c’était à lui d’aller vers eux.
Conséquence, une chute dramatique de la diffusion, jusqu’à ce
que le journal prenne clairement conscience de l’évolution de la
structure démographique et de la nécessité de s’y adapter. De plus
de 435 000 en 1984, la diffusion du journal était tombée à
357 000 en 1999. Des innovations, telles que la création de
plusieurs journaux, dont El Nuevo Herald, Jewish Herald et Yo !
(hebdomadaire destiné aux jeunes) ont été lancées. Il est
intéressant de noter qu’à la fin du siècle, le tirage combiné du
Herald et du Nuevo Herald était de 437 809, soit supérieur au
meilleur chiffre jamais atteint par le seul Herald.
Aurait-il pu en être autrement ? Le journalisme aurait-il pu
éviter de se déconnecter ainsi de la population et réussir à
toucher un public plus diversifié et plus large ? Il est difficile
d’apporter à cette question une réponse définitive. Mais, dans la
mesure où les entreprises de presse ont visé les élites et cherché à
obtenir la meilleure rentabilité financière, on peut dire qu’elles
n’ont généralement rien tenté dans ce sens. Ou, quand elles l’ont
fait, ce ne fut que très tardivement, comme à Miami. La
métaphore de la cartographie met en évidence l’erreur commise :
nous avons établi une carte où figuraient certains quartiers et pas
d’autres. Ceux qui ne pouvaient l’utiliser pour circuler là où ils
habitaient ont renoncé à la consulter.
Les journaux, les chaînes de télévision et les stations de radio
qui ont ignoré des pans entiers de la population ont également
créé des problèmes aux catégories qu’ils entendaient servir. Tout
d’abord, ils ont mal informé leur public à force d’ignorer tant de
facettes de l’actualité. Ils laissaient ainsi les citoyens prendre le
risque de décisions malencontreuses par ignorance de l’évolution
de leur environnement et de l’époque dans laquelle ils vivaient. À
terme, cette stratégie menaçait la survie même de la presse,
institution pour laquelle l’existence d’une population citoyenne
qui soit partie prenante de l’actualité est plus que pour toute
autre vitale. Selon le mot mémorable de John Morton, analyste à
Wall Street, nous avions « mangé notre blé en herbe 6 ».
En laissant de côté des pans entiers de la société, le
journalisme courait aussi l’inconvénient d’offrir une information
trop détaillée aux catégories qu’il entendait servir. Les articles se
faisaient plus longs et plus fournis, bien que destinés à un
segment plus étroit de la population. Les quotidiens
comportaient parfois plus de cent pages, de sorte que leur lecture
exigeait une journée entière. La télévision connaissait le même
problème. Les émissions que les chaînes locales consacrent
quotidiennement à la santé, par exemple, qui présentent toutes
les recherches médicales en cours, aussi peu avancées soient-
elles, ont davantage tendance à semer la confusion dans l’esprit
des citoyens qu’à les informer véritablement.
Peut-être l’erreur peut-elle encore être corrigée. Mais les
journalistes doivent agir rapidement pour trouver les moyens de
servir la société dans toute sa diversité, tout en la considérant
comme formant un seul et même ensemble.
Tout tend à prouver que les citoyens partagent ce point de
vue. Depuis 1998, le Project for Excellence in Journalism examine
avec attention quels types de journaux télévisés produits par les
chaînes locales gagnent en audience. Un groupe d’étude composé
de professionnels de l’information télévisée locale a estimé que la
couverture de l’ensemble de la collectivité constituait la
responsabilité la plus importante d’une chaîne de télévision
prétendant rendre compte de l’actualité ; il est apparu que les
téléspectateurs eux-mêmes partageaient ce point de vue. Les
chaînes qui couvraient un large éventail de sujets avaient plus de
chance de conserver ou même d’accroître leur audience que celles
qui ne le faisaient pas 7.

LES LIMITES DE LA MÉTAPHORE


Comme toutes les métaphores, celle de la cartographie a ses
limites. La cartographie est une activité scientifique, pas le
journalisme. Il est possible de reporter le tracé exact d’une route
et de mesurer la superficie d’un pays ou même d’un océan.
Déterminer les justes proportions d’une information est une autre
affaire. Un sujet important aux yeux de certains apparaîtra
secondaire à d’autres.
Juger de la place à accorder aux différents sujets avec le souci
de n’en négliger aucun relève de la subjectivité de chacun. Cela ne
signifie nullement qu’ils revêtent moins d’importance que le tracé
des routes et des rivières figurant sur la carte. Bien au contraire,
se battre en leur faveur est essentiel pour assurer à la presse la
considération du public — et la prospérité financière. Il est
également possible de poursuivre ces deux objectifs — respect
des proportions et exhaustivité — de manière concrète en dépit
de leur caractère subjectif. Le citoyen peut ne pas être d’accord
avec le journaliste sur le choix des sujets que ce dernier a retenus
comme importants. Mais le citoyen peut s’accommoder de cette
divergence à partir du moment où il sait que le journaliste essaie
de livrer à ses lecteurs les informations dont ils ont envie et
besoin. L’essentiel est que les citoyens aient la certitude que les
choix du journaliste ne relèvent pas du calcul, qu’il ne se contente
pas d’exploiter les sujets vendeurs et de flatter son public.
Répétons-le : les gens ne se soucient pas tant de savoir si les
journalistes commettent des erreurs, s’ils savent au besoin les
corriger, ou s’ils traitent toujours les bons sujets. Le fondement
de la crédibilité du journaliste est la motivation que le public lui
reconnaît. Celui-ci ne réclame pas la perfection, mais la pureté
des intentions, comme nous l’avons expliqué dans le chapitre sur
la dévotion du journaliste aux intérêts du citoyen. S’attacher à
accorder à tous les sujets leur juste place est un moyen essentiel
de prouver son désir de servir l’intérêt public.
Des gens de bonne foi peuvent avoir des avis divergents quant
à l’importance d’un sujet, mais le citoyen, comme le journaliste,
sait parfaitement quand une affaire est artificiellement montée en
épingle. Ils peuvent ne pas être d’accord de manière concrète sur
le point précis où la ligne rouge a été franchie, mais ils savent l’un
et l’autre qu’elle l’a été à un certain moment. Ces derniers temps,
la ligne a été franchie avec une inquiétante régularité.

LA TENTATION
DU BATTAGE PUBLICITAIRE

Au moment où la culture médiatique, en proie à de rapides


changements, se trouve quelque peu désorientée, la tentation du
battage publicitaire et du sensationnalisme paraît de plus en plus
forte. On pourrait appeler cela le principe du « strip-tease et de la
guitare ».
Si vous voulez attirer le public, vous pouvez vous mettre à un
carrefour et entreprendre une séance de strip-tease. La foule va
sûrement rappliquer. La question qui se pose alors, c’est
comment faire pour qu’elle ne se disperse pas au bout d’un
certain temps. Il existe une autre manière de procéder. Vous vous
installez au même carrefour et commencez à jouer de la guitare.
Le premier jour, quelques personnes s’arrêteront pour vous
écouter ; un peu plus peut-être le lendemain. Selon vos talents de
guitariste, la diversité et la richesse de votre répertoire, le public
pourra grossir chaque jour. Inutile alors de chauffer
artificiellement la foule et d’attirer par tous les moyens un public
nouveau pour remplacer celui qui s’en va, lassé par la répétition
du spectacle.
Tel est en effet le choix offert aux médias en une époque où le
progrès technologique multiplie le nombre des sources
d’information et où chaque organe de presse voit fondre son
public. Dès lors que l’avenir est incertain et que vous vous
demandez combien de temps vous allez pouvoir tenir si vous
n’élargissez pas rapidement votre audience, quelle stratégie allez-
vous adopter ? Une entreprise de presse est, en fait, conduite à se
déterminer en fonction d’une certaine foi ou d’une certaine
philosophie, puisque les modèles empiriques du passé risquent
d’être désormais inopérants.
Certaines entreprises de presse, y compris celles qui
bénéficient d’une solide tradition de sérieux, ont opté pour la voie
du strip-tease. Cette décision est en partie sous-tendue par l’idée
que l’information est devenue un produit de consommation dont
l’offre est excédentaire. Comme l’a déclaré un analyste boursier,
James M. Marsh Jr., de Prudential Securities, devant le
Committee of Concerned Journalists, « il y a aujourd’hui
surabondance de programmes d’information, et l’offre dépasse
largement la demande 8 ». Autre explication : la réalisation
d’enquêtes et de reportages originaux est coûteuse ; elle exige tout
un réseau de correspondants, d’équipes de cameramen et de
bureaux dans le monde entier.
Les médias se sont donc largement détachés de l’information
impliquant un travail de recherche sur le terrain. Une étude
menée à l’automne 1997 par le Project for Excellence in
Journalism confirme les conclusions auxquelles ont abouti
d’autres recherches : les magazines d’information diffusés aux
heures de grande écoute — le fer de lance des chaînes de
télévision, leur moteur économique — laissent largement de côté
les informations proprement dites. Ces programmes n’obéissent
pas aux critères de l’information au sens traditionnel du terme 9.
Les journaux télévisés du soir ont eux aussi évolué : ils
diffusent moins de reportages sur les activités des institutions
publiques et consacrent plus de place aux divertissements et au
monde du spectacle 10. En 1999, par exemple, la chaîne ABC a
réduit de 10 % le nombre de ses correspondants. La plupart de
ceux qui sont partis étaient des journalistes hautement
compétents dans certains domaines bien particuliers, tels George
Strait pour la santé, Jim Laurie pour les affaires étrangères, Beth
Nissen pour l’éducation, et le chroniqueur judiciaire Tim O’Brien
qui suivait les activités de la Cour suprême. Parallèlement, la
chaîne a négocié un nouveau contrat avec George
Stephanopoulos, ex-assistant du président converti en expert qui,
selon les termes de David Westin, président d’ABC News, avait
désormais décidé de coiffer la casquette du journaliste 11.
Autrement dit, les journalistes qui passaient leur temps sur le
terrain à essayer de découvrir ce qui se passait réellement dans
les services gouvernementaux étaient remplacés par un ancien
responsable gouvernemental en mesure de spéculer sur ce qui
pourrait éventuellement se passer.
Un certain nombre de professionnels de la télévision pointent
du doigt le phénomène suivant : tandis que les sections
d’information ont renoncé à couvrir les grands événements qui
surviennent à travers le monde, les sections de divertissement ont
opté pour des programmes « fondés sur la réalité ». Des séries
telles que Homicide, Law and Order, et autres du même genre,
s’emploient à présenter des sujets nuancés et complexes « tirés de
l’actualité la plus brûlante ».
« Nous en sommes arrivés au point où les programmes de
divertissement assurent l’information et les programmes
d’information le divertissement », relevait Robert Krulwich,
journaliste d’ABC News, au printemps 2000 12.
En l’espace de quelques mois, nous en étions arrivés à ce que
les responsables de la programmation proposent des émissions
de divertissement « fondées sur la réalité » — tel l’immense
succès que fut Survivor au cours de l’été 2000 — puis à en convier
les vedettes à intervenir, en qualité d’« invités », dans leurs
émissions d’information, tout cela dans le seul but d’augmenter
l’audience des programmes tant de divertissement que
d’information. La chaîne CBS, par exemple, a modifié de larges
segments de son programme du matin, produit par son service
d’information, afin d’assurer la promotion de Survivor, n’hésitant
pas à y inclure des interviews du personnage contraint de quitter
l’île le soir précédent. Ainsi l’information est-elle prise en charge
par la division divertissement, elle-même couverte par la division
information.
En dépit de la compétence et du sérieux de journalistes tels
que les présentateurs du journal télévisé Nightline sur ABC et de
la présence de remarquables correspondants sur les trois grandes
chaînes nationales de télévision, il apparaît de plus en plus
clairement que les propos de Robert Krulwich recèlent plus
qu’une ombre de vérité.
Quand, au printemps 2000, ABC News a fait appel à la vedette
de cinéma Leonardo DiCaprio pour interroger le président
Clinton sur les questions d’environnement, puis, face aux
protestations de son personnel, a prétendu ne pas avoir fait cette
démarche, ce qui a finalement prévalu ne fut pas un sentiment
d’outrage devant l’abandon de ses critères de la part d’une chaîne
réputée sérieuse, mais le rire et la dérision devant le chaos
manifeste qui régnait au sein des services d’information de la
chaîne. L’un des journalistes qui en faisait partie adressa au
Washington Post une lettre anonyme où l’on pouvait lire : « Il
n’est pas nécessaire d’être journaliste pour mériter ce titre à la
télévision. Ces présentateurs fiables et réputés qui nous servent
notre ration quotidienne de nouvelles ne sont rien d’autre que
des vedettes qui gagnent plusieurs millions de dollars par an. […]
Le type de journalisme que l’on pratique ici semble moins
préoccupé d’assumer sa noble mission d’information du citoyen
et sa responsabilité à l’égard du public que d’offrir le moyen le
plus adéquat de faire étalage de talent 13. »
« Peut-être est-il temps pour les gens de la radio et de la
télévision d’abandonner l’information et de la laisser aux
véritables professionnels — câble et presse écrite — qui ont à
cœur de l’assurer correctement », a écrit Randall Rothenberg
dans Advertising Age. Et William Powers avançait dans le
National Journal que « le public a depuis longtemps compris que
l’information à la radio et à la télévision n’est pas une affaire
sérieuse et a cessé de s’en inquiéter ».

LE MARKETING
CONTRE LE MARKETING

Comment résister au sensationnalisme et donner à chaque


information sa juste place ? Nous ne pensons pas, nous l’avons
déjà dit, que la solution consiste à isoler le journaliste derrière on
ne sait quel mur qui lui ferait perdre le contact avec les réalités
du marché. Elle consiste plutôt, pour une large part, à mieux
comprendre l’évolution des goûts et des besoins de la société au
sein de laquelle on vit.
Mais la conception actuelle du marché, fondée sur les formes
les plus populaires du marketing, risque de se montrer
inopérante. L’étude de marché traditionnelle propose au
consommateur un choix fermé entre un nombre limité de
solutions. Préférez-vous ces baskets en orange ou en bleu ? Votre
dentifrice en tube ou en bombe ? Sous forme de pâte ou de gel ?
« Le choix offert aux gens est généralement limité. Vous avez
d’avance défini l’éventail des options qui leur seront proposées,
déclare Lee Ann Bradley, de Princeton Survey Research
Associates. De sorte qu’ils ne vous disent pas ce qu’ils aiment. Ils
réagissent au choix limité que vous leur proposez, dans lequel ils
établissent une hiérarchie 14. »
Prenons une enquête classique, qui dure une vingtaine de
minutes et comporte de 15 à 18 questions. Généralement, deux
seulement de ces questions permettent à la personne interrogée
d’apporter une réponse indépendante. Les autres lui demandent
soit d’indiquer sa préférence entre plusieurs options, soit de dire
si elle est ou non d’accord avec telle ou telle proposition.
L’information ne peut en aucun cas se prêter à ce type
traditionnel d’étude de marché — qui porte sur un éventail
d’options statique — pour la bonne raison qu’elle change chaque
jour.
Les groupes témoins (focus groups) — l’un des systèmes les
plus courants et les moins coûteux auxquels recourent les études
de marché — permettent une plus grande souplesse dans les
questions. Ils offrent aussi aux journalistes la possibilité
d’entendre les commentaires du public sur leur travail. Mais leur
portée est extrêmement limitée. « Vous obtiendrez de temps à
autre d’un de ces groupes une réflexion ou un avis novateurs, dit
Lee Ann Brady. Ils peuvent donc se révéler utiles si vous êtes à
court d’idées 15. »
Quiconque a eu l’occasion d’assister à une session d’échanges
avec un groupe témoin voit immédiatement les limites d’un tel
système lorsqu’il s’agit de contrôler la manière dont est perçue
l’information. Pour commencer, le principe même des groupes
témoins n’est pas très scientifique. Il est extrêmement difficile de
constituer des groupes représentatifs, ou d’en avoir deux qui
soient parfaitement interchangeables, condition essentielle de
l’objectivité. Un ou deux membres du groupe peuvent influencer
la discussion, tandis que son meneur peut inconsciemment
l’entraîner vers une réponse prédéterminée.
Plus important sans doute, il est rare que l’on fasse appel aux
groupes témoins pour faire jaillir des idées nouvelles. On les
utilise plutôt pour tester des hypothèses ou des solutions que l’on
a d’ores et déjà élaborées. « Les focus groups constituaient à
l’origine un moyen de susciter des idées qui pourraient ensuite
être testées dans le cadre d’un sondage correctement mené, puis
étendues à une population plus large, a déclaré Leo Bogart, qui
pratique depuis longtemps l’étude des médias. Personne
n’envisageait que l’on puisse tirer des conclusions ou faire des
projections à partir de ce qu’avait pu dire une poignée
d’individus. On a tendance à les utiliser aujourd’hui à tort et à
travers 16. »
Au-delà de ces limites structurelles des méthodes
traditionnelles d’étude de marché, les spécialistes avancent que le
public n’est pas toujours capable de dire avec précision pourquoi
il préfère telle forme de journalisme à telle autre. « Demander
aux gens de comparer le dentifrice en pâte au dentifrice en gel,
dit Larry McGill, ex-directeur des études d’audience à NBC News,
est nettement plus concret que de leur demander où se situe la
différence essentielle entre Tom Brokaw et Peter Jennings. » Ses
collègues de NBC et lui-même avaient appris à se montrer
sceptiques quant à la pertinence de telles comparaisons. « Il y
avait, dit-il, une salutaire défiance à l’égard des résultats chiffrés
de ce genre d’enquête 17. »
Les études de marché ont révélé avec une particulière netteté
la meilleure manière de structurer les programmes aux heures de
grande écoute. NBC a découvert que le seul moyen réellement
efficace d’offrir de l’audience pour les chaînes de son réseau à
23 heures consistait à diffuser le résumé des principales nouvelles
du jour ou de la semaine en fin de programme. Dateline a appris
à organiser ses informations de telle sorte qu’elles arrivaient au
moment où les autres chaînes passent leurs séquences
publicitaires. « Cela permettait souvent d’améliorer de 2 points le
taux d’audience, ce qui représentait plus de 1,8 million de foyers.
Nous faisions 12 % d’audience pendant la majeure partie de notre
programme et assurions 14 % aux autres chaînes du réseau »,
explique McGill.
Mais quand on en vient au contenu de l’information,
comment mesurer la réaction du public à un sujet que l’on n’a
pas prévu ni testé ? Tel est le problème auquel sont confrontés les
journaux télévisés. Les chaînes ont beaucoup progressé dans la
connaissance de ce que les gens regardent grâce aux taux
d’écoute minute par minute qui leur sont communiqués dès le
lendemain des émissions. Elles peuvent même savoir à quel
moment les gens ont commencé à décrocher du programme.
Elles ont donc conçu leurs émissions d’information de façon à
assurer à chaque sujet traité un nombre élevé de téléspectateurs.
Mais cette stratégie n’a guère réussi à freiner la baisse
d’audience. La proportion des foyers regardant le journal télévisé
du soir a chuté de 75 % en 1980 à 47 % en 1998. L’audience des
informations diffusées par les chaînes locales a elle aussi
commencé à baisser à la fin des années 1990, bien qu’il soit
impossible de donner des chiffres précis.
C’est là, pourrait-on dire, le résultat paradoxal d’une stratégie
consistant à n’offrir aux gens que les seules informations dont ils
ont envie.
« Les médias ont été pris à leur propre piège, dit John Carey,
spécialiste des études de marché et qui a travaillé pour NBC et
pour le compte d’autres médias 18. Ils se sont attachés à suivre ces
fameux indices d’écoute, multipliant ce genre d’émissions qui
assurent des taux d’audience élevés, et ont fini par se trouver
englués dans le système. […] Résultat : les magazines
d’information doivent s’efforcer de complaire à un public
relativement âgé, plutôt sentimental et porté au
sensationnalisme. » Mais les téléspectateurs ont en grande partie
déserté. « Les gens de la profession en ont conscience, mais ils ne
savent pas comment sortir de cette situation 19. »
Alors, pourquoi ne pas revenir au concept du « public
imbriqué », à ce mode d’information auquel A.M. Rosenthal a
donné le nom de « buffet scandinave » à l’époque où il était
directeur de la rédaction du New York Times ? Ou à la formule
qu’affectionnait Dave Burgin quand il expliquait comment devait
être conçue une page de journal : si aucun article n’est
susceptible d’attirer plus de 15 % des lecteurs, faites en sorte qu’il
y ait suffisamment d’articles pour que chacun ait envie de lire au
moins l’un d’entre eux. En établissant son contenu selon ce
critère, un organe de presse est davantage assuré de respecter une
juste proportion entre les différents sujets de l’actualité.
Ou bien encore, reprenons l’analogie avec la cartographie. Si
le journalisme se contente d’apporter aux gens l’information
qu’ils disent d’avance désirer, il ne leur parle que de cette partie
de la collectivité qu’ils connaissent déjà.
Dans ces conditions, quelle sorte d’étude de marché pourrait
présenter quelque intérêt ? Les journalistes, les citoyens et les
professionnels du marketing proposent ensemble cette réponse :
une étude de marché qui aide les journalistes à faire preuve de
discernement, et non qui se substitue à leur faculté de
discernement. En d’autres termes, nous devons, nous, gens de la
presse, renoncer à recourir à des méthodes de marketing qui
traitent notre public comme de simples consommateurs, lui
demandant quels produits il préfère. Nous devons inventer un
marketing journalistique qui voie dans les gens des citoyens et
nous en apprenne davantage sur leur vie. À quoi passez-vous
votre temps ? Laissez-nous vous accompagner tout au long d’une
de vos journées. Quelle est la durée de votre trajet quotidien ?
Quels sont vos sujets d’inquiétude ? Quels sont vos espoirs et vos
craintes en ce qui concerne vos enfants ? Ouvrons notre enquête
aux grands sujets qui mobilisent véritablement la société. Posons
les questions qui permettront aux rédacteurs en chef de concevoir
un sommaire qui reflète de façon à la fois globale et équilibrée la
structure de la collectivité et réponde à ses besoins.
C’est ce type d’étude de marché que pratique Valerie Crane au
sein de Research Communications Limited au Massachusetts.
Son travail fait appel à deux démarches qui échappent l’une et
l’autre au schéma traditionnel.
La première démarche s’attache à identifier, à travers des
discussions approfondies, puis des enquêtes menées sur des
échantillons plus larges de la population, les besoins
fondamentaux auxquels répondent les informations dont les gens
sont nourris quotidiennement, ce qui constitue un retour à la
fonction primitive de la presse. « Pour certains, le besoin est
d’établir un lien avec l’ensemble de la collectivité au sein de
laquelle ils vivent. Pour d’autres, il concerne l’amélioration de
leurs conditions de vie [sur le plan de la sécurité, de la santé, du
confort]. Pour d’autres, il s’agit de les aider à prendre leurs
décisions. Pour d’autres encore, la grande question est la
reconnaissance sociale. » Valerie Crane a ainsi identifié douze
besoins différents, dont la priorité diffère selon les communautés
et aussi selon le type de journalisme dont avaient localement
bénéficié les personnes interrogées 20.
Pour Valerie Crane, identifier et hiérarchiser les raisons qui
poussent les gens à s’informer, plutôt que leur demander
d’indiquer les sujets qui les intéressent, est une démarche
importante pour permettre aux entreprises de presse de cerner
correctement le problème. « Elles ne pensent que trop rarement
aux véritables besoins des citoyens », dit-elle à propos de ses
clients.
La seconde démarche consiste à étudier la manière dont les
gens vivent leur vie au sein d’une collectivité donnée. Pour cela,
Valerie Crane recourt à une version de ce que certains appellent
l’identification des modes de vie et des motivations. Ce type de
recherche vise à répartir les populations en catégories fondées
non pas simplement sur les données démographiques, mais sur
les attitudes et le comportement. Valerie Crane s’intéresse à
quinze différents domaines — incluant notamment la santé, la
religion, le travail, la consommation, les relations familiales et
l’éducation — et identifie les préoccupations majeures et les
comportements dans un groupe de population donné.
Sa recherche d’ensemble visant à identifier les raisons qui
poussent les gens à s’informer et leurs motivations profondes
éclaire les journalistes et leur permet d’appliquer de façon plus
pertinente leur jugement professionnel. Mais son travail, dit-elle,
a pour objet d’améliorer l’acuité de ce jugement, non de le
remplacer.
Al Tompkins, qui a exercé les fonctions de directeur des
informations et enseigne aujourd’hui le journalisme télévisuel au
Poynter Institute, estime que le type de recherche que mène
Valerie Crane permet aux journalistes de savoir « comment vivent
les différentes collectivités, ce à quoi elles sont attachées, et non
pas seulement les émissions qu’elles regardent, mais les raisons
pour lesquelles elles les regardent 21 ». Son travail, dit encore
Tomkins, « donne des indications sur la manière de présenter les
informations, mais ne détermine pas les sujets à traiter ».
Bien que beaucoup d’études de marché tendent à montrer que
les gens ne sont pas intéressés par la politique, Tomkins dit que
« les travaux de Valerie Crane démontrent qu’ils portent, en fait,
un intérêt bien réel à ce qui se passe au sein de leur communauté,
mais qu’ils ne font pas confiance aux institutions politiques. […]
Ce n’était pas le sujet qui les hérissait, mais la manière dont il
était traité ».
Scott Tallal, de l’Insite Research, en Californie, a mis au point
une technologie qui lui permet de mener des enquêtes par
téléphone avec des questions plus ouvertes et d’enregistrer
directement les libres discussions qu’elles suscitent, plutôt que de
demander à l’enquêteur de transcrire sur le papier les réponses
qu’il a obtenues.
Au Greystone Communication, John Carey mène des études
de marché à caractère ethnographique. L’ethnographie, qui est
un prolongement de l’ethnologie, travaille à partir des
observations directes faites sur le terrain. Carey s’installe
littéralement chez les gens et observe la manière dont ils se
comportent face aux médias et à la technologie. C’est ainsi qu’il a
observé la vie des gens, chez eux, pendant les repas, au petit
déjeuner, au dîner, au tout début de la matinée et parfois même
jusque tard le soir.
Les conclusions de Carey vont à l’encontre de beaucoup
d’idées reçues sur la télévision. Nombre d’études sociologiques,
par exemple, tendent à affirmer ce que l’on a parfois appelé la
« force de l’image » — l’idée que l’image est plus puissante que les
mots à la télévision. Or Carey a observé que « très souvent, les
gens ne regardent pas, mais écoutent, les informations dispensées
par la télévision. Beaucoup de gens lisent en fait le journal
pendant les informations télévisées. Ils lèvent les yeux vers l’écran
lorsqu’ils entendent une information dont ils pensent qu’elle sera
accompagnée d’images intéressantes ». Insister sur l’image sans
donner plus de poids aux mots peut donc constituer une grave
erreur.
Les études menées par Carey tendent aussi à montrer que le
recours à des bandes-annonces aguicheuses (teasers) qui tentent
de tenir les téléspectateurs en haleine en attendant la diffusion
d’un reportage important, ne constitue pas forcément un bon
système. « C’est une grossière erreur que de croire que les gens
restent longtemps les yeux accrochés à l’écran. Les gens
n’attendent pas. » Le remplissage, du genre : « Va-t-il pleuvoir
demain ? Bon, en tout cas, il va faire froid cette nuit, et Jim sera
de retour dans sept minutes pour vous donner les prévisions
météorologiques complètes », aura plutôt pour effet d’inciter les
gens à changer de chaîne. Les observations de Carey tendent en
fait à montrer que la plupart des téléspectateurs zappent dès
qu’arrive une séquence publicitaire 22. Il est préférable, estime-t-il,
de dispenser en permanence les informations essentielles, telles
que les prévisions météorologiques, de répartir les nouvelles tout
au long du journal télévisé, et même de les faire défiler pendant
les séquences publicitaires. « Vous retiendrez les gens en leur
offrant une information continue », dit Carey.
La regrettée Carole Kneeland, qui fut directrice de
l’information télévisée à Austin, au Texas, bien connue pour son
refus des idées reçues, a suivi cette méthode. Elle diffusait le
bulletin météorologique à plusieurs reprises au cours des
informations, persuadée qu’elle était que les téléspectateurs ne
restaient pas devant leur écran pendant la pleine demi-heure que
durait le journal télévisé. C’était donc en informant rapidement
un nombre plus important de gens que l’on parviendrait, à terme,
à élargir et fidéliser son public.
« Je pense qu’il nous faudra à l’avenir abandonner les
journaux télévisés étalés sur une demi-heure ou une heure,
estime Carey. On peut avoir des séquences d’informations de cinq
minutes que l’on reprend en boucle, avec, à certains moments,
des bulletins plus nourris, comme cela se fait à la radio, où les
informations et la météo sont reprises toutes les huit ou douze
minutes, ou dans les programmes de la National Public Radio, où
les grands titres de l’actualité sont insérés dans des émissions de
plus longue durée. »
Ces idées sont cependant si éloignées des conceptions
traditionnelles en matière de marketing, ou même des données
habituellement prises en compte dans le calcul des taux d’écoute
ou des chiffres de diffusion, qu’elles demandent une remise en
cause de la nature même de l’étude de marché et de l’information
telle que la conçoivent les journalistes.
Beaucoup de journalistes s’opposent à l’idée même d’étude de
marché. Paradoxalement, ils possèdent plus que largement les
compétences et qualités nécessaires pour mener les observations
sur le comportement du public qui pourraient leur être
professionnellement utiles. Mais ils n’ont aucune tradition en ce
domaine et ne paraissent nullement prêts à s’y engager.
Si le journalisme s’est quelque peu fourvoyé, c’est en grande
partie parce qu’il n’a pas su conserver le rôle qu’il jouait naguère
dans la vie des gens ; il est devenu indifférent, aussi bien à son
public traditionnel qu’aux générations nouvelles. Nous avons
tenté de montrer qu’une des raisons essentielles de cet échec tient
au fait que les journalistes ont renoncé à donner une information
tout à la fois complète et équilibrée. Comme les cartes anciennes
pour lesquelles une grande partie de la planète restait terra
incognita, le journalisme contemporain laisse de vastes espaces
vides, sous prétexte qu’ils sont occupés par des groupes sociaux
inintéressants ou que les remplir l’obligerait à aborder des sujets
trop difficiles à traiter.
La solution n’est pas de revenir à l’époque où les journalistes
se contentaient de suivre simplement leur instinct. Nous espérons
avoir montré qu’il existe des cartographes d’un nouveau style qui
mettent au point des outils permettant de rendre compte de la vie
que mènent les gens d’aujourd’hui et de répondre au besoin
d’information que crée cette forme nouvelle de vie. Ces
cartographes novateurs proposent l’un des outils les plus
essentiels dont ait besoin une entreprise de presse pour offrir une
information à la fois plus complète et plus équilibrée, qui attire le
public plutôt qu’elle ne l’éloigne. C’est aux journalistes qu’il
revient maintenant de décider s’ils veulent s’engager sur cette
voie.
Il reste cependant un élément qui assure la cohésion de tous
les autres. Il est lié à la manière dont les choses se passent au sein
même de la salle de rédaction.
Chapitre X

LES JOURNALISTES
ONT UN DEVOIR DE CONSCIENCE

Matt Storin avait un problème. Les gens adoraient la nouvelle


et jeune journaliste qui faisait la chronique urbaine de son
journal. Elle s’adressait à une communauté que le Boston Globe
avait toujours eu des difficultés à toucher : la classe moyenne
noire des zones urbaines. Elle écrivait magnifiquement. Ses
poèmes étaient disponibles en librairie. Elle était intrépide et
idéaliste. Elle attirait les lecteurs et renforçait leur fidélité au
journal.
Le problème, c’était que les articles de Patricia Smith
paraissaient parfois un peu trop bons.
Certains de ses personnages parvenaient toujours à dire
exactement ce qu’il fallait, juste comme il le fallait. Ils semblaient
être davantage des oracles de la rue que des gens appartenant au
monde réel. Storin, le rédacteur en chef du Globe, en était venu à
soupçonner ses écrits de relever en partie de la fiction. Et certains
de ses rédacteurs et reporters partageaient cette impression.
La situation était vraiment compliquée. Patricia Smith était
une figure montante du journalisme américain ; elle avait obtenu
de nombreux prix et était une voix afro-américaine de plus en
plus connue et écoutée. Pour aggraver les choses, beaucoup de
membres de la rédaction soupçonnaient, depuis plusieurs années,
un autre chroniqueur du journal, Mike Barnicle, encore plus
populaire, d’écrire des papiers qui, selon le vieux vocabulaire de
la presse, étaient trop beaux pour refléter la réalité. Ce n’était
cependant pas là un phénomène nouveau. Cela faisait des
décennies que les chroniqueurs de la vie urbaine — ces
journalistes qui trouvaient leurs sources d’inspiration dans les
bars, les taxis ou les devantures de magasins — donnaient à ces
lieux une puissance d’expression qui, pour beaucoup de leurs
collègues, relevait largement de la fiction. Certains allaient
jusqu’à penser que ces chroniqueurs qui dépeignaient la vie dans
les villes américaines constituaient une catégorie à part, une
nébuleuse qui se situait quelque part entre journalistes et
nouvellistes.
Storin avait le sentiment qu’il fallait clarifier la situation. S’il
était au moins une chose que revendiquait le journal, c’était
d’imprimer des faits avérés. Storin institua donc des règles
précisant que les articles de tous les membres de la rédaction,
notamment les chroniqueurs, pouvaient être soumis à un
contrôle d’exactitude. À chacun d’en tenir compte. Puis, quand il
eut accumulé suffisamment de preuves, il informa Patricia Smith
qu’elle faisait l’objet d’un contrôle. Ses pires craintes se
trouvèrent confirmées : Patricia reconnut qu’elle inventait pas
mal de choses. Elle écrivit peu après dans une chronique qu’elle
pensait rendre compte de la réalité, mais à un autre niveau, plus
profond. La fiction romanesque était simplement un moyen
différent de le faire.
C’est alors que les choses se gâtèrent. Des accusations de
racisme ne tardèrent pas à se faire jour, comme Storin et ses
collaborateurs l’avaient d’ailleurs un peu prévu. Et Barnicle ?
s’empressèrent de demander les gens. Est-ce qu’il échappait à la
même sanction uniquement parce qu’il était blanc ? Les mois qui
suivirent allaient mettre à l’épreuve tous les principes auxquels
adhérait Storin : respect des règles professionnelles, autorité et
profit. La mauvaise publicité qui découlait de l’affaire risquait de
faire perdre au journal de nombreux lecteurs et susciter la colère
des annonceurs, ce qui pourrait se traduire par une perte de
plusieurs millions de dollars. Cela pouvait même coûter à Storin
sa place. Cela dit, s’il faisait foin de ses principes, que lui restait-
il ?
Le Globe, après bien des tergiversations, finit par licencier et
Mike Barnicle et Patricia Smith. Prendre une décision, même
après de longues hésitations, demandait plus de courage que de
ne rien faire. La route peu fréquentée est toujours plus
caillouteuse.
La pratique du journalisme exige en fin de compte du
caractère.
Dans la mesure où le journalisme n’est soumis à aucune loi,
aucune règle officielle, où son exercice ne requiert aucune
habilitation professionnelle, on comprend qu’une lourde
responsabilité, en matière d’éthique et de jugement, pèse sur le
journaliste et sur l’organe de presse pour lequel il travaille. Cette
responsabilité serait un défi difficile pour n’importe quelle
profession. Mais s’y ajoute, dans le cas du journalisme,
l’inévitable tension entre, d’une part, le service de l’intérêt public
— cet aspect du travail qui justifie la curiosité tous azimuts du
journaliste — et, d’autre part, l’impératif commercial qui assure
la viabilité financière de l’entreprise. Pour compliquer les choses,
la plupart des journalistes sont encore pris, même à l’âge
d’Internet, dans des structures oligarchiques, en raison des coûts
prohibitifs qu’entraîne la constitution d’une entreprise de presse
intégrée couvrant tous les domaines de l’information. La
structure fortement hiérarchisée propre aux oligarchies accroît la
difficulté qu’ont les individus à faire entendre leur voix sur les
sujets abstraits, tels que les problèmes d’éthique ou de
conscience. Tant que l’information, dans la plupart des grandes
villes, ne sera assurée que par un seul quotidien et trois ou quatre
chaînes, il sera impossible de faire confiance au seul marché pour
protéger l’éthique du journalisme.
Que l’on soit ou non conscient de l’importance de cette
caractéristique, et quoi que l’on fasse et que l’on dise, ce qui
détermine notre choix lorsque nous optons pour un magazine, un
programme télévisé, un site Internet ou un quotidien, c’est
finalement l’autorité, l’honnêteté et le discernement des
journalistes qui le produisent.
Il est, en conséquence, un dernier principe qui doit guider les
journalistes dans leur travail, et que nous, en notre qualité de
citoyens, suivons intuitivement lorsque nous choisissons notre
moyen d’information. C’est le plus insaisissable des principes,
mais c’est aussi celui qui assure la cohérence de tous les autres :

Les journalistes ont un devoir de conscience

Tout journaliste — depuis le simple rédacteur jusqu’au


responsable éditorial — doit avoir un sens personnel de l’éthique
et de la responsabilité, une boussole morale. Il a, de plus,
l’obligation de faire entendre haut et fort la voix de sa conscience
et de permettre à ceux qui l’entourent de faire de même.
Pour que cela soit possible, et que puissent être mis en œuvre
tous les autres principes évoqués dans ce livre, une condition
essentielle doit être remplie : l’ouverture de la salle de rédaction.
D’innombrables obstacles s’opposent à la production d’une
information qui soit à la fois exacte, honnête, équilibrée,
soucieuse de l’intérêt des citoyens, indépendante et courageuse.
Mais tout effort en ce sens est condamné d’avance en l’absence
d’une atmosphère ouverte dans laquelle les journalistes peuvent
confronter leurs certitudes, leurs sentiments et leurs préjugés.
Nos journalistes doivent se sentir libres, et même encouragés à
exprimer à haute voix leur opinion. Par exemple : « Cette idée
d’article me choque par son aspect raciste » ; ou : « Patron, vous
faites le mauvais choix. » Ce n’est qu’au sein d’une salle de
rédaction où chacun peut librement faire connaître son point de
vue que les informations auront quelque chance de refléter la
diversité croissante de la culture américaine et de répondre aux
besoins de toutes ses composantes.
Pour dire simplement les choses, tout membre d’une
entreprise de presse doit avoir pleinement conscience de
l’obligation dans laquelle il est d’exprimer ses divergences avec le
rédacteur en chef, le propriétaire, l’annonceur, et même les
citoyens et l’autorité établie, dès lors que l’honnêteté et le respect
de la vérité le lui commandent.
Carol Marin, directrice d’une chaîne de télévision de Chicago
a déclaré devant le Committee of Concerned Journalists lors de
son premier forum : « Je pense qu’un journaliste est quelqu’un
qui a des convictions pour lesquelles il serait prêt à risquer sa
place 1. »
Mais cela exige également beaucoup des propriétaires de
l’entreprise de presse. Ceux-ci, et plus encore dans le système de
conglomérats qui prévaut aujourd’hui dans les médias, doivent
promouvoir une culture qui encourage la responsabilité
individuelle.
Les directeurs des organes de presse, de leur côté, doivent être
disposés à écouter leurs journalistes, au lieu de simplement se
contenter d’esquiver les problèmes.
En 1993, alors que NBC préparait pour son émission Dateline
un reportage intitulé « Waiting to Explode ? » (faut-il attendre
que ça explose ?), fondée sur l’allégation que les réservoirs de
carburant des camions fabriqués par General Motors avaient
tendance à se rompre et à occasionner des incendies en cas
d’accident, la journaliste en charge du reportage, Michele Gillen,
exprima son inquiétude. Bien qu’elle eût effectivement réuni des
séquences de films montrant des conducteurs brûlés vifs dans
leur cabine à la suite d’accidents, elle savait que les tests effectués
par la chaîne n’avaient pas abouti au même résultat. Un petit
incendie éclatait effectivement, mais il s’éteignait de lui-même au
bout d’une quinzaine de secondes. Donc, quand elle apprit que la
chaîne montait des tests supplémentaires, volontairement
truqués de façon à donner des résultats plus spectaculaires, elle
fit une chose qu’elle n’avait encore jamais faite au cours des sept
mois pendant lesquels elle avait travaillé à l’émission : elle appela
son patron, Jeff Diamond, chez lui, et lui fit part de son
problème. Elle voulait que l’on mette fin aux nouveaux tests.
Diamond lui dit que la séquence aurait un effet saisissant et
donnerait plus de force au reportage. Ils discutèrent tous deux
pendant plusieurs jours de la question, chacun défendant son
point de vue, jusqu’à ce que Diamond finisse par l’emporter après
que les producteurs eurent assuré à la journaliste qu’il serait fait
état de ses réserves à la fin du reportage. Le test serait qualifié de
« non scientifique » et on laisserait aux experts le soin d’en tirer
les conclusions.
Le reportage ne faisait cependant pas mention de toutes les
réserves formulées par Michele Gillen. Il ne faisait pas état de la
courte durée de l’incendie ni du fait qu’il s’éteignait de lui-même.
La journaliste finit cependant par accepter sa diffusion, malgré sa
réticence instinctive. « Il arrive un moment, expliqua-t-elle, où
l’on doit faire confiance à son producteur ; s’il me dit que tout va
bien, et dans la mesure où il veille au mieux à mes intérêts et à
ceux de l’émission, je lui fais confiance 2. » Michele Gillen avait
tort, et les problèmes que suscitèrent les explosions truquées
marquèrent la phase la moins glorieuse de l’histoire de NBC
News.
Cet incident montre combien peut être délicate la question de
la boussole morale. On ne laisse pas s’endormir sa conscience,
comme ce fut le cas dans l’épisode de Dateline. La conscience doit
être hautement respectée. Sa protection ne peut être laissée à la
seule charge de l’individu, car elle risque alors d’être étouffée,
comme Michele Gillen en a fait l’expérience. Si ses objections
avaient été prises en compte, NBC News n’aurait pas connu tous
les problèmes qui ont finalement contraint Michael Gartner à
démissionner de ses fonctions de président de la division
informations.
L’introduction de la conscience dans le processus
journalistique engendre un autre type de tension. La salle de
rédaction, par nature, ne fonctionne pas selon les règles de la
démocratie, mais plutôt de la dictature. Quelqu’un, au sommet de
la chaîne de commandement, doit prendre la décision finale : on
publie l’article ou on ne le publie pas, on conserve cette maudite
citation ou on la fait sauter. Des structures aussi lourdes que la
plupart des quotidiens ou chaînes de télévision seraient
autrement dans l’incapacité de « boucler » leur édition en temps
voulu. Ajoutez à cela la tendance, dans les salles de rédaction
modernes, à créer une culture d’entreprise unique, encouragée
par l’étroite coopération entre rédaction et services commerciaux
dont les membres travaillent en équipe. Cela facilite peut-être la
gestion, mais cette cohésion culturelle est l’antithèse du principe
de la conscience individuelle dont découlent toutes les autres
valeurs telles que le souci de l’exactitude, le dévouement aux
intérêts des citoyens et la diversité intellectuelle indispensable
pour couvrir toutes les composantes de notre population. Il faut
que les directeurs des organes de presse comprennent que, même
si c’est à eux que revient le dernier mot, leur porte doit rester
ouverte à tous tout au long du processus de décision. Bob
Woodward dit que son expérience professionnelle lui a appris
une chose : « Le meilleur journalisme se fait souvent dans la
défiance à l’égard de la direction 3. »
En un sens, il s’agit, pour les patrons de presse, de faire la
distinction entre leurs intérêts à long et à court termes. S’il est
sans doute plus facile de tenir en main une salle de rédaction
paisible et homogène, l’intérêt supérieur d’une entreprise de
presse est d’encourager une culture plus complexe et diversifiée.
Permettre à tous ceux qui travaillent au sein de la salle de
rédaction de faire entendre la voix de leur conscience rend sans
doute la gestion du journal plus difficile. Mais cela permet aussi
de dispenser une information plus rigoureuse.
Cette notion de conscience morale est une chose à laquelle
beaucoup, pour ne pas dire l’immense majorité, des journalistes
que nous avons rencontrés accordent la plus grande importance.
« Chaque journaliste doit établir ses propres règles, ses
propres critères, et suivre sa propre voie », a déclaré Bill Kurtis à
nos chercheurs associés 4.
Quand il a commencé à pratiquer l’étude critique des médias,
Jon Katz a lui-même ressenti cette obligation qui pèse sur les
journalistes et, a fortiori, sur celui qui prétend les critiquer. Il
s’est donc senti contraint de s’asseoir à son bureau pour rédiger
son propre code moral. « Je pense qu’on doit situer son travail
dans un certain contexte moral si l’on veut réellement lui donner
sens. Quoi que vous fassiez, je pense que vous devez le faire d’une
manière qui vous soit moralement satisfaisante », a-t-il déclaré à
nos chercheurs associés 5.
La plupart des journalistes ne formalisent pas les choses de
manière aussi rigoureuse. Ils ont simplement le sentiment que le
journalisme est un acte moral et que l’ensemble des valeurs
auxquelles ils se réfèrent au plus profond d’eux-mêmes détermine
ce qu’ils feront, ou ne feront pas, dans l’exercice de leur
profession. « Mon instinct personnel, mon éducation […] et je
suppose aussi mon propre développement affectif et intellectuel,
ont ancré en moi quelques convictions fortes que je garde
constamment présentes à l’esprit », a déclaré Tom Brokaw à nos
chercheurs associés 6.
Pour de nombreux journalistes, cette dimension morale revêt
une importance particulière en raison des motivations qui les ont
conduits à embrasser la profession. Lorsqu’ils ont commencé à
s’intéresser au journalisme, alors qu’ils étaient, pour beaucoup
d’entre eux, encore adolescents, ce sont souvent les éléments les
plus fondamentaux du métier qui les ont attirés — la
dénonciation des injustices, la communication entre les gens, la
création d’une communauté humaine. Dans l’enquête que nous
avons menée auprès des journalistes avec le Pew Research Center
for the People and the Press, ces éléments, dans un cas sur deux,
l’ont emporté sur tous les autres dans la hiérarchie des traits
caractéristiques du journalisme 7. En bref, pour ceux qui le
pratiquent, ce métier revêt un aspect moral.
Si les journalistes accordent une telle importance à la
dimension morale de leur profession, c’est parce qu’elle est leur
seule boussole dans ces eaux grises où il leur faut décider du
chemin à suivre. Comme nous l’a expliqué Carol Marin, dans la
mesure où « l’information n’est soumise à aucune loi […] c’est
finalement votre boussole personnelle qui vous conduira à
décider de ce que vous ferez ou ne ferez pas 8 ».
En tant que public, nous sommes soumis aux décisions que
prennent les journalistes quant au choix des sujets à traiter et de
la manière de les traiter ; mais nous choisissons aussi nos sources
d’information en fonction d’une subtile combinaison de critères,
au nombre desquels figure ce sens moral que nous venons
d’évoquer. Nous sommes en quête d’informations, mais nous
sommes aussi en quête de vérité, de compétence, d’honnêteté ;
nous voulons être sûrs que les journalistes ont nos intérêts à
cœur.
Arrêtons-nous un instant sur l’expérience que Carol Marin a
elle-même connue à Chicago.
Elle était, début 1997, présentatrice vedette de WMAQ, la
station locale de la chaîne NBC. Le directeur des informations,
Joel Cheatwood, eut alors une idée pour améliorer l’indice
d’écoute du journal de 18 heures, objet d’une dure compétition
entre les différentes chaînes. Cheatwood, qui s’était fait une
certaine réputation à Miami pour avoir fait d’une station de la
chaîne Fox le numéro un local en adoptant la formule “All Crime
All the Time” (du crime, rien que du crime), résolut de pousser
les choses un cran plus loin à Chicago. Il recruta donc Jerry
Springer, le maire de Cincinnati qui s’était couvert de honte, à
qui il confia la charge de commenter l’actualité à la fin du
journal. Springer était une personnalité du cru, au courant de
tous les potins locaux. Il enregistrait dans les studios de WMAQ
ses émissions sur de bizarres relations amoureuses triangulaires
et autres violentes confrontations, qui étaient ensuite revendues à
d’autres chaînes.
L’annonce du projet de Cheatwood mit les journalistes de la
station dans tous leurs états. Travaillaient-ils dans la presse à
scandale ? Ils croyaient faire quelque chose d’important, quelque
chose qui avait à voir avec l’intérêt public. Carol Marin estima
finalement que les bornes étaient dépassées, que la station
sombrait dans le sordide. La direction lui avait déjà adressé un
avertissement parce qu’elle avait refusé de relater des
informations médicales contrôlées et diffusées par un hôpital
local. Et voilà qu’arrivait Springer. Carol Marin ne se faisait pas
d’illusions sur elle-même. Elle ne se prenait pas pour une sainte.
Mais les journalistes jouent leur vie sur leur réputation morale :
c’est leur seul bien. Elle décida donc de donner sa démission.
Ses collègues l’applaudirent bruyamment quand elle annonça
sa décision sur le petit écran ; on pouvait les voir, en direct.
Beaucoup pleuraient. Il n’était pas indifférent qu’une
personnalité publique adopte une telle posture éthique à propos
de son propre travail. Carol Marin partit pour une autre station,
entraînant à sa suite un certain nombre de téléspectateurs qui
abandonnèrent WMAQ.
Elle se dit par la suite « impressionnée » par les réactions du
public, notamment par « la quantité et la qualité des lettres et des
messages électroniques qu’elle reçut. […] Les gens écrivaient
longuement, et beaucoup abordaient trois sujets. Ils expliquaient
leur rapport à l’information. […] Ils s’identifiaient en termes
démographiques.[…] Ils exposaient un problème éthique auquel
ils avaient été eux-mêmes confrontés.
« En fait — et un avocat que je connais à Chicago me l’a lui-
même écrit — chacun de nous est au moins une fois dans sa vie
confronté à une “décision Springer”. Cet avocat avait connu des
bouchers qui refusaient de tricher sur le poids de la viande, ce qui
avait valu à l’un d’eux d’être licencié ; un agent immobilier qui
refusait de tricher sur l’estimation de parcelles et avait ainsi
perdu la clientèle, pour lui essentielle, de deux banques de
Chicago 9 ».
Le caractère dont les journalistes sont amenés à faire preuve
est loin « d’être indifférent aux consommateurs d’information que
nous sommes, et intervient dès lors qu’il s’agit de juger qui est
crédible et qui ne l’est pas ».

UNE CULTURE D’HONNÊTETÉ

« La capacité d’un journaliste à laisser parler sa conscience est


beaucoup plus importante que toute conviction ou tout principe
qui le guide dans son travail », nous a déclaré Linda Foley,
présidente de la Newspaper Guild, lors d’un forum du CCJ.
« C’est la crédibilité, plus que l’objectivité, qui est importante
dans notre profession, a-t-elle ajouté. […] Il doit régner au sein de
la salle de rédaction une culture qui permette à tout journaliste
d’exprimer franchement et librement son point de vue 10. »
Il n’y a pas très longtemps, Donald Shriver, président émérite
de l’Union Theological Seminary de New York, après avoir passé
en revue quatre ouvrages sur l’éthique journalistique, a fait la
remarque suivante à propos du manuel que le Poynter Institute
de Floride a consacré à ce sujet : « L’élément le plus utile de la
brève étude du Poynter Institute sur l’éthique journalistique est
l’illustration qu’elle offre de la manière dont on passe
successivement de la réaction purement instinctive à
l’observation de règles, puis à la réflexion et au raisonnement. Au
sommet de cette hiérarchie, se situe l’affirmation selon laquelle
“la collaboration est essentielle”. Autrement dit, il faut vérifier
l’information auprès de ses collègues. Compte tenu de la
précipitation qu’impose la tenue des délais et de la compétition à
laquelle se livrent généralement les journalistes au sein de la salle
de rédaction, c’est là un conseil aussi précieux que rare. Et
pourtant, si l’on admet que le journalisme est un instrument de
dialogue entre les citoyens, il paraît normal que le dialogue
commence dans la salle de rédaction 11. »
Il est intéressant de noter que quelques-unes des plus grandes
et plus difficiles décisions qui jalonnent l’histoire du journalisme
ont été l’aboutissement de cette délicate collaboration dont parle
Donald Shriver. Quand Katharine Graham, en 1971, a pris la
décision de publier les dossiers du Pentagone, ce fut au terme
d’un processus extraordinairement ouvert. Il lui fallait trancher si
le Washington Post devait, en publiant les documents secrets du
Pentagone, prendre le risque d’une sanction judiciaire alors que
le département de la Justice venait d’ouvrir une action pour
empêcher le New York Times de les rendre publics. Voici
comment Katharine Graham rapporte elle-même l’épisode dans
son autobiographie :
Ben [Bradlee] se sentait pris en étau entre les responsables éditoriaux et
les journalistes, fermement partisans de publier les documents et de soutenir
le Times au nom de la liberté de la presse, et les conseillers juridiques,
favorables à un compromis aux termes duquel le Post ne publierait pas les
documents le vendredi, mais notifierait à l’attorney general (garde des Sceaux)
son intention de les publier le dimanche. Howard Simons, qui était à cent pour
cent favorable à leur publication, demanda aux journalistes d’aller discuter
eux-mêmes avec les avocats.
[Don] Oberdorfer déclara que le compromis était « l’idée la plus merdique
qu’il ait jamais entendue » ; [Chalmers] Roberts, que le Post allait « ramper »
devant l’attorney general, ajoutant que si le journal renonçait à la publication, il
avancerait sa retraite de quinze jours, la transformerait en démission et
accuserait publiquement le Post de lâcheté. Murrey Marder se rappelle avoir
dit : « Si le Post ne publie pas les documents, il sera, en tant qu’institution, en
bien plus mauvaise posture que s’il les publie, car il perdra toute crédibilité sur
le plan journalistique pour s’être complètement dégonflé. » [Ben] Bagdikian
rappela aux avocats l’engagement pris auprès de [Daniel] Ellenberg de publier
les documents et lança : « Le seul moyen d’affirmer la liberté de publier est de
l’exercer. » […] Gene Patterson […] m’a donné le premier signal de ce qui allait
se passer, me disant qu’il pensait que ce serait à moi de prendre la décision et
qu’il savait que j’avais pleinement conscience que c’était l’âme même du
journal qui était en jeu.
« Ciel, vous pensez vraiment que ça va finir comme ça », lui ai-je demandé.
« Oui », m’a-t-il répondu, et il le pensait vraiment.
[…] Effrayée et tendue, j’ai aspiré une bouffée d’air, avant de lancer :
« Allez-y, allez-y. Oui, publions les dossiers 12. »

Anthony Lewis, éditorialiste au New York Times, note, quelque


dix-sept ans plus tard :
Revenant après coup sur cet épisode, Harold Edgar et Benne Schmidt Jr.,
professeurs de droit à la Columbia University, ont écrit dans une revue
juridique qu’il marquait pour la presse américaine la fin d’une époque. C’était
une époque, disaient-ils, où il existait « une symbiose entre le monde politique
et la presse ». Mais, en livrant au public l’histoire secrète de la guerre du Viêt-
nam, en dépit d’une vigoureuse opposition, la grande presse avait « démontré
qu’elle ne voulait plus être une simple complice [du gouvernement], parfois
critique, au service d’objectifs communs, mais entendait se poser en
adversaire ».
Un an après la publication des dossiers du Pentagone, le Washington Post a
commencé à mettre son nez dans le Watergate 13.

UNE VRAIE DIVERSITÉ INTELLECTUELLE,


ET NON UNE DIVERSITÉ DE FAÇADE

Cette ouverture totale du dialogue au sein de la salle de


rédaction est au cœur de ce qu’un nombre croissant de gens qui
réfléchissent au problème de l’information considèrent comme
l’élément clé dans la question de la diversité et la recherche d’un
journalisme équilibré.
« Existe-t-il une culture de la salle de rédaction ? a demandé
Charles Gibson, journaliste de la chaîne ABC, lors d’un des
forums du CCJ. Est-ce que vous vous opposez les uns aux autres,
est-ce vous discutez, est-ce que vous vous contraignez les uns les
autres à approfondir votre vision des choses 14 ? »
« Je vais vous dire comment les choses se passent pour les
chrétiens dans ma salle de rédaction », a répondu David
Ashenfelder, du Detroit Free Press, lauréat du prix Pulitzer,
chrétien lui-même et membre d’un important groupe d’étude
biblique qui se réunit chaque semaine dans la banlieue de
Detroit. « Ils ne parlent pas. Ils ont peur d’être tournés en
ridicule. Ils sont simplement présents. Je connais une bonne
poignée d’entre eux. Nous formons une sorte de groupe
clandestin, nous discutons entre nous, et seulement entre nous.
Nous nous sommes récemment posé la question : “Pourquoi ne
parlons-nous qu’entre nous 15 ?” »
La notion de diversité au sein de la rédaction a été
traditionnellement envisagée en termes de répartition numérique
entre les origines ethniques, les races et les sexes. L’industrie de
la presse n’a que tardivement pris conscience que la salle de
rédaction devait plus fidèlement refléter la diversité culturelle au
sens large. L’American Society of Newspaper Editors, par
exemple, a formellement posé pour objectif que l’ensemble des
groupes minoritaires devraient, en 2001, représenter 13,5 % du
personnel travaillant dans les journaux américains. La directive
prévoyait également que 32,6 % des stagiaires et 11 % de leurs
« tuteurs » devaient appartenir à des groupes minoritaires 16.
Si on l’envisage dans le contexte plus large de la conscience
individuelle, cette définition classique de la diversité, aussi
importante soit-elle, reste trop limitée. Elle risque d’entraîner une
confusion entre les fins et les moyens. Donner plus de place aux
minorités dans la salle de rédaction introduit certes un élément
de diversité, mais ne suffit pas à répondre à la finalité profonde
de la diversité. Cette finalité, c’est la création d’entreprises de
presse capables de dispenser une information plus juste et plus
fidèle. Les quotas en matière d’appartenance ethnique, de race ou
de sexe ne sont qu’un moyen de tendre vers cet objectif. Mais ils
n’aboutiront à rien si la culture qui prévaut dans la salle de
rédaction exige que tous ses membres, bien qu’issus d’origines
diverses, adhèrent à une seule et unique mentalité. Peut-être que
le journal ou la chaîne de télévision locaux « ressembleront à
l’Amérique », selon l’expression chère au président Clinton, mais
ils ne refléteront pas la manière de penser de l’ensemble de la
communauté, ils ne seront pas capables de la comprendre ni de
rendre compte de ce qui se passe réellement en son sein.
L’objectif de la diversité devrait être de constituer une salle de
rédaction qui non seulement reflète l’ensemble de la
communauté, mais soit également suffisamment ouverte et
honnête pour permettre à cette diversité de s’exprimer. Il ne s’agit
pas de diversité en matière de race ou de sexe. Il ne s’agit pas de
diversité idéologique. Il ne s’agit pas de diversité numérique. Il
s’agit de ce que nous appelons la diversité intellectuelle, celle qui
englobe toutes les autres et leur donne sens.
De plus en plus, les gens qui se sont battus en faveur de la
diversité en arrivent précisément à cette conclusion. « Nous
avons trop souvent défini […] la diversité en fonction du sexe et
des caractères génétiques, alors que nous sommes en face de gens
qui, sous une apparence physique légèrement différente, ont
fondamentalement la même forme de pensée », nous a dit
Mercedes de Uriarte, qui enseigne le journalisme à l’University of
Texas, lors d’un autre forum du CCJ. « Nous étendons trop
souvent cette conception de la diversité à nos sources, qui nous
renvoient l’information que nous souhaitons entendre, celle qui
nous dérange le moins possible, où que nous nous situions dans
l’éventail fort étroit de nos opinions. »
Mais, a ajouté Mercedes de Uriarte, « c’est la diversité
intellectuelle que nous avons encore le plus de difficulté à
introduire dans le journalisme. La diversité intellectuelle est, aux
dires des spécialistes de la culture américaine, la forme de
diversité que les Américains ont le plus de mal à accepter 17 ».
Cette notion de diversité intellectuelle est aussi,
malheureusement, difficile à concevoir pour ceux qui dirigent les
entreprises de presse. La tendance est, pour de nombreuses
raisons, à constituer des rédactions qui pensent comme le patron.

LES PRESSIONS À L’ENCONTRE


DE LA CONSCIENCE INDIVIDUELLE DES JOURNALISTES
Plusieurs facteurs poussent à la constitution de salles de
rédaction homogènes. L’un est simplement lié à la nature
humaine. « Les rédacteurs en chef ont tendance à modeler les
gens à leur propre image, nous a déclaré Juan Gonzalez,
chroniqueur au Daily News de New York, lors d’un forum du CCJ.
Si, pour quelque raison, le rédacteur en chef ne vous aime pas,
vous n’avez aucune chance de progresser dans la carrière. Il
existe donc dans la profession un processus d’autosélection 18. »
« Nous avons dans ce pays un système de recrutement qui
rend très difficile la prise de risques sur les gens que l’on
embauche. Les gens qui se démarquent quelque peu de ce qui
nous paraît être la norme […] sont justement ceux qui ont le plus
de chances de rester à l’écart », nous a déclaré Tom Bray, à
l’époque chroniqueur conservateur au Detroit News 19.
Un autre problème découle de cette espèce d’inertie
bureaucratique qui règne dans toute organisation. Elle pousse les
gens à se conformer en toutes circonstances à la norme. La
routine devient un havre de sécurité. Cela provient du fait que les
entreprises de presse — avec leurs impératifs commerciaux, leur
environnement, leur mode de production, etc. — sont des
organisations complexes et fortement hiérarchisées. Il est alors
facile de sombrer dans ce qu’on pourrait appeler un
enchaînement rationnel qui sape et décourage toute
manifestation de conscience individuelle. Exemples : l’article
« doit » partir à l’impression, même si son contenu n’est pas
entièrement vérifié, sinon on sera hors délai ; peut-être vaut-il
mieux ne pas insister sur ce sujet à un moment aussi délicat du
débat ; notre capacité de production ne nous permet pas d’inclure
un article de cette importance dans cette édition. Et ainsi de
suite.
Il est des journalistes qui n’ont jamais été formellement
attachés à une entreprise de presse particulière. Se laissant
uniquement guider par leur sens de la responsabilité, ils abordent
et traitent leurs sujets avec passion et acharnement et révèlent
régulièrement des vérités qui ne sont pas celles que le public
attend et que d’autres ont préféré ignorer ou n’ont simplement
pas su voir. Parmi eux se situent des gens comme Thomas Paine,
George Seldes, I.F. Stone, ou, plus récemment, David Burnham et
Charles Lewis.
Il est également plus simple, comme nous l’avons dit plus
haut, de diriger une salle de rédaction dont tous les membres
fonctionnent et pensent de façon identique. Les salles de
rédaction obéissent, en fin de compte, à la nécessité de produire
dans les meilleures conditions. Il leur faut emplir un certain
espace de temps, ou de papier. Vu sous cet angle, un bon article
est un article qui est achevé. Dans la mesure où le travail
quotidien de sortie d’un journal ou de préparation d’une émission
est un travail de montage et d’assemblage, tout pousse à faire en
sorte que le processus soit aussi bien huilé et efficace que
possible.

CONSTITUER UNE SALLE


DE RÉDACTION AU SEIN DE LAQUELLE LA CONSCIENCE
INDIVIDUELLE
ET LA DIVERSITÉ
PUISSENT S’ÉPANOUIR

Le plus grand défi que doivent relever ceux qui produisent


l’information est peut-être d’accepter l’idée que leur prospérité à
long terme dépend de la qualité de leur salle de rédaction, et non
pas seulement de son efficacité. Il est de leur intérêt à long terme
que la salle de rédaction accède à une culture à la fois plus
complexe et plus exigeante. La qualité personnelle du
propriétaire d’une entreprise de presse, de son rédacteur en chef
ou de son directeur est dans une large mesure fonction des efforts
de longue haleine qu’il déploie pour atteindre cet objectif.
Aussi difficiles que soient les obstacles, l’histoire du
journalisme est jalonnée d’exemples où un organe de presse a
puisé une vigueur nouvelle dans la collaboration, et même la
confrontation, apparue au sein de sa rédaction. Il est, dans le
monde de la presse, quelques personnalités qui paraissent
naturellement portées à promouvoir une culture journalistique
où chacun se sente libre et encouragé à exercer son métier selon
sa conscience.
L’un des meilleurs exemples dont nous disposions est peut-
être celui que nous donne David Halberstam dans la relation qu’il
nous fait de sa première rencontre avec Orvil Dryfoos, qui avait
tout récemment accédé aux responsabilités d’éditeur du New
York Times :
« C’était au début de l’année 1962, en février peut-être. Je
n’étais au Congo que depuis le mois de juillet précédent et avais
été rappelé à New York pour y recevoir un prix. Un homme s’est
avancé vers la table où j’étais assis et s’est présenté sous le nom
d’Orvil Dryfoos. “J’ai appris que vous étiez ici, m’a-t-il dit, et j’ai
tenu à vous faire savoir toute l’admiration que je porte à votre
action, combien nous sommes tous conscients des risques que
vous prenez. C’est à cela que le journal doit d’être ce qu’il est.”
Plus que toute autre chose, ce fut cette attitude et la facilité avec
laquelle la conversation a pu se nouer entre l’éditeur du journal et
l’un de ses reporters qui a donné à cette salle de rédaction un
caractère totalement nouveau 20. »

Ô
LE RÔLE DES CITOYENS

Le dernier paramètre de l’équation, c’est la manière dont les


membres de la communauté — les citoyens — deviennent partie
prenante dans le processus. Quelles sont leurs responsabilités ?
L’une des réponses que les journalistes apportent fréquemment à
cette question est la suivante : si la presse n’est pas à la hauteur
de sa mission — si elle verse dans le sensationnalisme ou dans
l’info-divertissement — c’est finalement la faute des citoyens. Si
les gens voulaient un journalisme de meilleure qualité, disent-ils,
le marché le leur apporterait. Le problème avec ce genre de
raisonnement, c’est, comme nous l’avons vu, que le marché
auquel est soumis le journalisme est loin d’être parfait. Le choix
des nouvelles locales que nous dispense la télévision, par
exemple, est largement dicté par l’obligation de maintenir le
niveau de rentabilité que réclame Wall Street. La nature d’un
journal, nous le tenons de la bouche même des responsables des
informations, est lourdement influencée par les valeurs
auxquelles son propriétaire est acquis. La qualité des décisions
que prennent quotidiennement les journalistes est lourdement
influencée par les rédacteurs en chef et la culture qui prévaut
dans la salle de rédaction. La manière dont est organisée
l’industrie de l’information joue également son rôle. Les journaux
constituent, dans l’ensemble, des monopoles. Les chaînes stations
de télévision qui sont autorisées à émettre sur les ondes
publiques fonctionnent largement sur le mode oligarchique.
Internet est trop jeune, et mobilise une audience trop restreinte,
pour mettre en question de manière significative ces réalités du
marché de l’information.
Contrairement à ce qu’on entend souvent dire, le marché ne
fournit pas aux citoyens les seules informations qu’ils attendent.
Ils ont aussi droit aux informations que Wall Street, les
propriétaires des médias, la formation propre aux journalistes et
les usages estiment nécessaire de mettre à leur disposition.
Si l’on veut que cela change et que le principe selon lequel le
journaliste est avant tout au service du citoyen ait un sens, il faut
que s’instaure un nouveau type de relations entre le journaliste et
le citoyen. Les journalistes doivent convier le public à participer
au processus de production de l’information. Comme nous
l’avons exposé en détail au chapitre sur le principe de
vérification, ils ne doivent pas ménager leurs efforts pour mener
leur travail dans la plus totale transparence.
Cette approche est, en fait, l’amorce d’un nouveau type de
relation entre le journaliste et le citoyen. C’est une approche qui
donne à chacun la possibilité de juger des principes qui guident
les journalistes dans leur travail et des choix qui les sous-tendent.
Et, surtout, elle offre au lecteur des éléments d’appréciation qui
lui permettent de décider si c’est bien là le style de journalisme
qu’il veut encourager.
En ce sens, les citoyens assument une certaine responsabilité.
Ils doivent laisser de côté leurs préjugés et apprécier le travail des
journalistes sur ce seul critère : contribue-t-il à les informer de
telle sorte qu’ils puissent valablement participer au modelage de
la société ? Mais, pour inciter le public à s’engager dans le
processus, les journalistes ne doivent pas seulement lui prodiguer
l’information dont il a besoin, mais aussi lui exposer clairement
les principes qui les guident dans leur travail. C’est en suivant
cette voie que les journalistes permettront de dire si le public
peut ou non tirer le journalisme vers le haut.
Le marché est sans nul doute la force la plus puissante qui,
aujourd’hui, modèle la société. Il apparaît avec évidence qu’il est
de l’intérêt des journalistes de faire tout ce qu’ils peuvent pour
créer une demande pour le type de journalisme que ce livre
s’attache à décrire : un journalisme qui reconnaît et applique les
principes permettant d’offrir une information fiable, ponctuelle,
équilibrée et exhaustive — une information qui nous permette de
comprendre le monde dans lequel nous vivons et la place que
nous y occupons. Le premier pas dans cette direction consistera
nécessairement à mettre au point un moyen de faire comprendre
à ceux qui commandent ce marché la manière dont fonctionnent
réellement les choses — la manière dont nous faisons notre
travail et ce qui nous guide dans notre action.
En fin de compte, il est possible que Carol Marin ait raison
quand elle dit que « l’information n’obéit à aucune loi ».
Mais, de l’enquête que nous avons menée, des conversations
que nous avons eues avec des journalistes et des citoyens, il
ressort qu’il existe un certain nombre d’idées solidement ancrées
sur le rôle du journalisme dans la circulation de l’information.
Ces idées ont été tour à tour honorées et abandonnées, mal
comprises ou maltraitées — le plus souvent par ceux-là même qui
travaillaient en leur nom. Il n’en demeure pas moins qu’elles
n’ont rien d’artificiel. Les principes du journalisme sont le fruit de
trois siècles d’expérience et de la compétition entre différentes
manières de prodiguer l’information. Ils découlent du rôle que
tient l’information dans la vie des gens.
Ceux qui produisent l’information doivent s’appuyer sur ces
principes pour s’engager sur la voie de l’éthique professionnelle.
L’expérience tend à montrer qu’on ne s’en écarte qu’à ses risques
et périls.
Les principes du journalisme que nous avons exposés au long
de ce livre, la théorie du journalisme dont nous avons hérité,
e
constituent la base du journalisme du XXI siècle, un journalisme
pourvoyeur de sens, fondé sur la synthèse, la vérification et une
indépendance sans concession.
Ils constituent aussi l’unique protection contre les forces qui
menacent de détruire le journalisme et, par là même, de saper les
bases de la démocratie. Cette menace, c’est de voir la presse se
dissoudre dans le royaume du discours commercial.
L’histoire nous a douloureusement appris ce qui arrive aux
sociétés où les citoyens agissent sur la foi d’informations
tendancieuses — qu’elles aient pour origine la propagande d’un
État despotique ou le diktat d’une classe de sybarites substituant
le pain et les jeux à la souveraineté du peuple.
On notera avec intérêt que rien moins qu’un économiste aussi
éminent que le président de la Banque mondiale, James
D. Wolfensohn, partage cette vision des choses. La corruption est
aujourd’hui le plus grand inhibiteur qui s’oppose à un
développement économique équitable dans le monde, a-t-il
déclaré dans une allocution prononcée devant le World Press
Council en 1999, ajoutant qu’une presse libre « était absolument
essentielle à un développement équitable ». Il a aussi souligné,
non sans une note de désespoir, que six milliards d’hommes et de
femmes n’ont pas accès à une presse libre et que les 1,2 milliard
qui ont ce privilège sont de plus en plus servis par une presse
davantage tournée vers le profit privé que vers l’intérêt public.
La civilisation a donné naissance à une idée d’une force
inégalable — l’idée que le peuple peut se gouverner lui-même. Et,
à l’appui de cette idée, elle a donné naissance à une théorie de
l’information, largement informelle, appelée journalisme. Ce livre
tente précisément de formaliser cette théorie.
Notre espoir ne réside pas dans un retour au passé, qui n’a
jamais été aussi plaisant que le souvenir qu’on en garde. Mais,
notre liberté, en ce siècle marqué par la toute-puissance du
numérique, exige que nous n’oubliions pas ce passé, ni la théorie
de l’information qu’il a engendrée, dans un nouvel accès de foi
aveugle dans les pouvoirs de la technologie et de l’entreprise.
Nous avons mené au cours du siècle écoulé deux guerres
conventionnelles, et connu le conflit larvé de la guerre froide,
contre cette utopie technologique. Nous risquons de ne pas
survivre à un autre combat de même nature.
NOTES

INTRODUCTION

1. Mitchell Stephens, History of News : From the Drum to the Satellite, New York,
Viking Press, 1988, p. 34.
2. Harvey Molotch et Marilyn Lester, « News as Purposive Behavior : On the
Strategic Use of Routine Events, Accidents and Scandal », American Sociological
Review, 39, février 1974, p. 101-112.
3. Mitchell Stephens, History of News, p. 18.
4. Ibid.
5. John McCain, en collaboration avec Mark Salter, Faith of My Fathers, New York,
Random House, 1999, p. 221.
6. Thomas Cahill, The Gift of the Jews : How a Tribe of Desert Nomads Changed the
Way Everyone Thinks and Feels, New York, Nan A. Talese/Anchor Books, 1998, p. 17.
7. Committee of Concerned Journalists (CCJ) et Pew Research Center for the
People and the Press, « Striking the Balance : Audience, Interests, Business Pressures
and Journalists’ Values », mars 1999, p. 79.
8. Ibid.

I
À QUOI SERT LE JOURNALISME ?

1. Anna Semborska, entretien avec Dante Chinni, janvier 2000.


2. Thomas Rosenstiel, « TV, VCR’s, Fan Fire of Revolution : Technology Served the
Cause of Liberation in East Europe », Los Angeles Times, 18 janvier 1990.
3. Maxwell King, lors du congrès fondateur du Committee of Concerned
Journalists (CCJ), le 21 juin 1997.
4. Tom Brokaw, entretien avec William Damon, Howard Gardner et Mihaly
Csikszentmihalyi.
5. Yuen Ying Chan, entretien avec Damon et al.
6. James Carey, James Carey : A Critical Reader, Eve Stryker Munson et Catherine
A. Warren, éd., Minneapolis et Londres, University of Minnesota Press, 1997, p. 235.
7. Jack Fuller, au forum du CCJ de Chicago, 6 novembre 1997.
8. Omar Wasow, au forum du CCJ d’Ann Arbor (Michigan), 2 février 1998.
9. CCJ et Pew Research Center for the People and the Press, « Striking the
Balance : Audience Interests, Business Pressures and Journalists’ Values », mars 1999,
p. 79.
10. William Damon et Howard Gardner, « Reporting the News in an Age of
Accelerating Power and Pressure : The Private Quest to Preserve the Public Trust »,
communication universitaire, 6 novembre 1997, p. 10.
11. Au total, les 12 codes déontologiques figurant dans les dossiers de l’American
Society of Newspaper Editors et mentionnant la finalité du journalisme considèrent cet
objectif comme prioritaire. Sur les 24 qui ne font pas référence à la finalité du
journalisme, 4 mentionnent néanmoins cet objectif.
12. Associated Press, compte rendu du message du pape Jean Paul II aux
journalistes lors de la journée qui leur était consacrée dans le cadre de l’Année sainte, le
4 juin 2000.
13. Mitchell Stephens, History of News : From the Drum to the Satellite, New York,
Viking Press, 1988, p. 34.
14. John Hohenberg, Free Press, Free People : The Best Cause, New York, Free Press,
1971, p. 2.
15. Mitchell Stephens, History of News, p. 64-68. La création de ce journal
quotidien sous l’égide du gouvernement fut la première mesure officielle que prit Jules
César après son accession au poste de consul de Rome, quelque 60 ans avant la
naissance du Christ.
16. John Hohenberg, Free Press, p. 38. Les auteurs étaient John Trenchard et
William Gordon.
17. Thomas Jefferson, lettre adressée à George Washington, 9 septembre 1792.
18. New York Times Co. v. United States, 439 US 713, 1971.
19. Lee Bollinger, allocution prononcée au forum du CCJ d’Ann Arbor, 2 février
1998.
20. Opinion exprimée par John Seeley Brown au cours d’un entretien avec Tom
Rosenstiel, lors d’une réunion organisée pour discuter du programme de formation des
journalistes, sous l’égide de l’École supérieure de journalisme de la Columbia
University, à Menlo Park, en Californie, les 15 et 16 juin 2000.
21. Propos tenus par Paul Saffo à Tom Rosenstiel, lors de la même réunion.
22. Propos tenus par John Seeley Brown à Tom Rosenstiel lors de la même
réunion.
23. A.O. Scott, « Cody Shearer : If He Didn’t Exist, the Vast Right-Wing Conspiracy
Would Have Invented Him », magazine en ligne Slate, 21 mai 1999.
24. Princeton Survey Research, Gallup Organization et Roper Center for Public
Opinion Research. Les sondages ont montré que, de 1965 à 1998, le nombre des
personnes capables de donner le nom de leur représentant au Congrès fluctuait entre
32 % et 63 %.
25. Ce chiffre se réfère à l’élection présidentielle de 1996. Pour les élections
intermédiaires de 1998, la participation n’a pas dépassé 36 %.
26. L’idée selon laquelle la plupart des gens ont pour seule source d’information la
télévision locale est tirée des données réunies par Nielsen Media Research ; l’opinion
selon laquelle la télévision locale se désintéresse de la politique gouvernementale figure
dans « Project for Excellence in Journalism Local TV Project », in Columbia Journalism
Review, janvier 1999, novembre 1999, novembre 2000.
27. Le pourcentage des personnes qui lisent les journaux est tiré de l’enquête
bisannuelle sur la consommation de médias du Pew Research Center for the People and
the Press, printemps 2000. L’évaluation du niveau de connaissance des affaires
publiques découle du travail effectué par Scott Keeter pour la rédaction de son article
« Stability and Change in the U.S. Public’s Knowledge of Politics », Public Opinion
Quarterly, hiver 1991.
28. Walter Lippmann, The Essential Lippmann, Clinton Rossiter et James Lare, éd.,
New York, Random House, 1963, p. 108.
29. James Carey, A Critical Reader, p. 22.
30. John Dewey, compte rendu critique de Public Opinion, de Walter Lippmann,
The New Republic, 3 mai 1922, p. 286.
31. Deux auteurs ont notamment défendu cet argument : James Carey dans A
Critical Reader, et Christopher Lasch, dans The Revolt of the Elites and the Betrayal of
Democracy, New York/Londres, W.W. Norton, 1995.
32. Lou Urenick, « Newspapers Arrive at Economic Crossroads », Nieman Reports,
numéro spécial, été 1999.
33. Plusieurs chercheurs ont décelé cette tendance dans la couverture de la vie
politique au cours des années. Citons, parmi les plus récents : Joseph N. Cappella et
Kathleen Hall Jamieson, Spiral of Cynicism : The Press and the Public Good ; Thomas
E. Patterson, Out of Order : How the Decline of Political Parties and the Growing Power
of the News Media Undermine the American Way of Electing Presidents ; Project for
Excellence in Journalism, « In the Public Interest : A Content Study of Early Press
Coverage of the 2000 Presidential Campaign », 2 février 2000.
34. James Carey, A Critical Reader, p. 247.
35. David Burgin était, en 1980 et 1982, le rédacteur en chef de Tom Rosenstiel au
Peninsula Times Tribune à Palo Alto (Californie), où il enseigna à ce dernier sa manière
de concevoir la présentation des pages du journal.
36. Ralf Dahrendorf, After 1989 : Morals Revolution and Civil Society, Londres,
Macmillan, en association avec St. Antony’s College, Oxford, 1997, p. 98.
37. Seth Sutel, « AOL to Buy Time Warner for About $ 166 Billion », Associated
Press, 10 janvier 2000.
38. Rico Gagliano, « Lockout Blackout », L.A. Weekly, 18 décembre 1998.
39. Walt Disney Company, rapport annuel 1999. Revenus pour l’année fiscale 1999.
40. Thomas Friedman, « Corporations on Steroids », New York Times, 4 février
2000.
41. L’estimation des bénéfices de ABC et NBC News est extraite de Marc Gunther,
« The Transformation of Network News : How Profitability Has Moved Networks Out
of Hard News », Nieman Reports, numéro spécial, été 1999, p. 28-29. ABC News a
enregistré, en 1998, un bénéfice avant impôt de 55 millions de dollars, contre
4 milliards pour Disney. En 1998 toujours, le bénéfice avant impôt de NBC News était
de 200 millions de dollars et celui de General Electric de 13,5 milliards.
42. James Carey a émis cette remarque lors d’un comité directeur du CCJ à
Washington, le 19 juin 2000.

II
LA VÉRITÉ : LE PREMIER DES PRINCIPES
ET LE PLUS DIFFICILE À CERNER

1. Benjamin C. Bradlee, Nieman Reports, numéro spécial, hiver 1990.


2. CCJ et Pew Research Center for the People and the Press, « Striking the
Balance : Audience Interests, Business Pressures and Journalists’ Values », mars 1999,
p. 79.
3. Entretiens de William Damon, Howard Gardner et Mihaly Csikszentmihalyi avec
un certain nombre de journalistes.
4. Patty Calhoun, au forum du CCJ de Chicago.
5. Peter Levine, Living Without Philosophy : On Narrative, Rhetoric, and Morality,
Albany, State University of New York Press, 1998, p. 69.
6. John Hohenberg, Free Press, Free People, New York, Free Press, 1998, p. 169.
7. Joseph Ellis, American Sphinx : The Character of Thomas Jefferson, New York,
Alfred A. Knopf, 1997, p. 303.
e
8. Edwin Emery, The Press in America, 2 édition, Englewood Cliffs, N.J., Prentice-
Hall, 1962, p. 374.
9. Cassandra Tate, « What do Ombudsmen Do », Columbia Journalism Review,
mai/juin 1984, p. 37.
10. Walter Lippmann, Public Opinion, chap. XXIV, « News, truth and a
conclusion ».
11. David T.Z. Mindich, Just the Facts : How « Objectivity » Came to Define
American Journalism, New York et Londres, New York University Press, 1998, p. 115.
Selon Mindich, le premier manuel à avoir mis en question l’objectivité était celui de
e
Curtis MacDougall, Interpretative Reporting, 8 édition, New York, Macmillan, 1982.
12. Gordon Wood, « Novel History », New York Review of Books, 27 juin 1991,
p. 16.
13. Richard Harwood, au forum du CCJ de New York, 4 décembre 1997.
14. Everette E. Dennis, « Whatever Happened to Marse Robert’s Dream ? The
Dilemma of American Journalism Education », Gannett Center Journal, printemps
1998.
15. Mindich, Just the Facts, p. 6-7. Ces trois exemples sont tirés de cet ouvrage,
mais ils sont représentatifs des propos que nous avons entendus dans la bouche de
nombreux journalistes au cours des années.
16. Mindich fait la même remarque dans Just the Facts, p. 141.
17. Bill Keller, au forum du CCJ de New York, 4 décembre 1997.
18. Robert D. Leigh, éd., A Free and Responsible Press, Chicago, University of
Chicago Press, 1996, p. 194.
19. Jack Fuller, News Values : Ideas for an Information Age, Chicago et Londres,
University of Chicago Press, 1996, p. 194.
20. Carl Bernstein a fait cette remarque en plusieurs occasions, dans des
allocutions, des interviews et lors de conversations avec les auteurs du présent ouvrage.
21. Eugene Meyer, « The Post’s Principles », in The Washington Post Deskbook on
e
Style, 2 édition, New York, McGraw-Hill, 1989, p. 7.
22. Heather MacDonald, « America’s Best Urban Police Force », City Journal,
publication du Manhattan Institute, été 2000.
23. Gordon Wood, « Novel History », p. 16.
24. Hodding Carter, entretien avec Bill Kovach, avril 1998.
25. « Striking the Balance », p. 53.
26. Ibid., p. 54.
27. John Robinson et Geoffrey Godbey, Time for Life : The Surprising Ways
e
Americans Use Their Time, 2 édition, University Park, Pennsylvania State University
Press, 1999, p. 143. Dans Public Opinion, Lippmann se fondait sur les recherches
menées de 1900 à 1920 pour montrer que le temps que les gens consacraient à la
lecture du journal était demeuré constant et se situait légèrement au-dessus de 15
minutes. En 1965, les études menées par le sociologue John Robinson, de l’université
du Maryland, ont montré que les gens continuaient à consacrer une quinzaine de
minutes à la lecture de leur quotidien. Quand il a repris son enquête dix ans plus tard,
Robinson est en outre parvenu à la conclusion que la place accrue prise par
l’information télévisée n’avait pas entraîné une augmentation du temps globalement
consacré à l’information, mais plutôt « qu’il existait un lien quasi direct entre la
diminution du temps consacré à la lecture de la presse et l’augmentation de celui passé
à regarder les programmes d’information des chaînes locales de télévision ». Ces
résultats sont encore plus éloquents si l’on tient compte de l’augmentation du temps de
loisir qu’ont connue les Américains au cours des cent dernières années.

III
POUR QUI TRAVAILLENT LES JOURNALISTES ?

1. Geneva Overholser, « Editor Inc. », American Journalism Review,


décembre 1998, p. 58.
2. Ibid., p. 57. Dans une enquête intitulée « A Project on the State of the American
Newspaper », menée auprès de 77 responsables éditoriaux de premier plan de la presse
quotidienne, 14 % d’entre eux ont déclaré consacrer plus de la moitié de leur temps à
des questions d’ordre commercial, et 35 % entre le tiers et la moitié de leur temps à ce
même genre de questions.
3. CCJ et Pew Research Center for the People and the Press, « Striking the
Balance : Audience Interests, Business Pressures and Journalists’ Values », mars 1999,
p. 79.
4. Résultats des recherches menées par William Damon, Howard Gardner et
Mihaly Csikszentmihalyi, universitaires associés à notre travail.
5. Nick Clooney, entretien avec Damon et al.
6. Alex Jones et Susan Tifft, The Trust : The Private and Powerful Family Behind the
New York Times, Boston, New York, Londres, Little, Brown, 1999, p. 43.
7. Paul Alfred Pratte, Gods Within the Machine : A History of the American Society of
Newspaper Editors, 1923-1993, Westport, Conn., Praeger, 1995, p. 3.
8. Dow Jones Company, Dow Jones Code of Conduct, New York City, 2000.
9. Project for Excellence in Journalism, groupes d’études sur les télévisions locales,
26 janvier 1999 à Atlanta et 28 janvier 1999 à Tucson.
10. American Society of Newspaper Editors, « The Newspaper Journalists of the
‘90s », 1997.
11. Ibid. En 1988, 41 % déclaraient être moins impliqués que les autres. En 1996, la
proportion était montée à 55 %.
12. Tom Rosenstiel, « The Beat Goes On : Clinton’s First Year With the Media »,
travail rédigé dans le cadre du Twentieth-Century Fund, p. 30. En 1993, l’examen
minutieux pendant deux mois des unes du New York Times, du Los Angeles Times et du
Washington Post a montré qu’à peine plus de la moitié des articles pouvaient être
considérés comme relevant de l’information proprement dite, tandis que près de 40 %
étaient consacrés à des analyses ou des à interprétations des événements ou des
tendances.
13. Daniel Hallin, « Sound Bite News : Television Coverage of Elections, 1968-
1988 », Journal of Communications 42, printemps 1992, p. 6.
14. Ibid., p. 11.
15. Joseph N. Cappella et Kathleen Hall Jamieson, Spiral of Cynicism : The Press
and the Public Good, New York, Oxford University Press, 1997, p. 31.
16. Rosenstiel, « The Beat Goes On », p. 30.
17. Michael Kelly, « Farmer Al », Washington Post, 24 mars 1999.
18. Michael Kelly, « Gore : “His wife, his public life, it’s all been too perfect” »,
Baltimore Sun, 13 décembre 1987.
19. Philip J. Trounstein, « Cynicism and Skepticism », allocution prononcée au
forum du CCJ de Washington 27 mars 1998.
20. Lou Urenick, « Newspapers Arrive at Economic Cross-roads », Nieman Reports,
numéro spécial, été 1999.
21. Ibid., p. 6.
22. Ibid., p. 5. Selon les chiffres de l’Inland Press Association, ces pourcentages
concernent les cinq années 1988-1992 et les cinq années 1993-1997. Étaient comptés
comme journaux de modeste importance ceux dont le tirage avoisinait les
50 000 exemplaires, et comme journaux importants ceux dont le tirage avoisinait les
500 000 exemplaires. Les réductions de personnel ont atteint 8 % et 15 % et les coûts de
production ont été abaissés de 21 % et de 12 %. Plutôt que d’investir dans les moyens
d’information, l’industrie de la presse a préféré investir dans le secteur commercial et
les techniques de marketing, embauchant davantage de personnel de vente et
augmentant l’espace publicitaire.
23. En nous fondant sur les entretiens que nous avons eus avec des responsables de
l’information télévisée, nous pensons que cette pratique est tout aussi répandue dans
l’audiovisuel.
24. Overholser, « Editor Inc. », p. 54.
25. Thomas Leonard, « The Wall, a Long History », Columbia Journalism Review,
janvier 2000, p. 28.
26. Tom Johnson, « Excellence in the News : Who Really Decides », allocution
prononcée le 2 octobre 1999, à l’occasion de la remise du prix Paul White ; discours de
réception du prix Walter Cronkite, 12 novembre 1999.
27. Peter Goldmark, « Setting the Testbed for Journalistic Values », quatrième
conférence annuelle de 1’Aspen Institue sur le thème « journalisme et société », 23 août
2000.
28. Joe Strupp, « Where There’s a Wall There’s a Way », Editor and Publisher,
11 décembre 1999, p. 23.
29. Ibid., p. 22.
30. Ibid.
31. Edward Seaton, lors de la convention de l’American Society of Newspaper
Editors, en 1999. Extrait du procès-verbal publié sur le site Internet de l’ASNE, p. 46.

IV
UN JOURNALISME FONDÉ
SUR LA VÉRIFICATION DES FAITS

1. Thucydide, Histoire de la guerre du Péloponnèse, Livre I, XXII, traduction de


Jacqueline de Romilly, Paris, Les Belles Lettres, 1953.
2. Claudia Puig, « Getting Inside the Truth, Filmmakers Accused of Fiddling with
Facts Cite Dramatic Accuracy », USA Today, 3 novembre 1999.
3. Walter Lippmann, Liberty and the News, New Brunswick, N.J. et Londres,
Transaction Publishers, 1995, p. 58.
4. Michael Schudson, Discovering the News, New York, Basic Books, 1978, p. 6. Le
livre de Schudson offre une analyse particulièrement intéressante de l’abandon de
e
l’empirisme naïf du XIX siècle en faveur de la définition originelle, plus sophistiquée,
du concept d’objectivité.
5. Walter Lippmann et Charles Merz, « A Test of the News », New Republic, 4 août
1920.
6. Walter Lippmann, « The Press and Public Opinion », Political Science Quarterly,
46, juin 1931, p. 170. Le fait que Lippmann ait écrit ces lignes en 1931, soit douze ans
après son étude sur la Révolution russe, montre à quel point le problème continuait de
le préoccuper.
7. Lippmann, Liberty and the News, p. 74.
8. Ibid., p. 60.
9. Ibid., p. 74.
10. Schudson, Discovering the News, p. 155-156.
11. William Damon, devant le comité directeur du Committee of Concerned
Journalists, 12 février 1999.
12. Geneva Overhoser, lors du Forum du CCJ de Minneapolis, 22 octobre 1998.
13. Robert Parry, « He’s No Pinocchio », Washington Monthly, avril 2000.
Disponible sur www.washingtonmonthly.com.
14. Ibid.
15. Phil Meyer, au forum du CCJ de St. Petersburg, en Floride, 26 février 1998.
16. Norman Sims, éd., The Literary Journalists, New York, Ballantine Books, 1984,
p. 15.
17. Tom Goldstein, éd., Killing the Messenger, New York, Columbia University
Press, 1989, p. 247.
18. CCJ et Pew Research Center for the People and the Press, « Striking the
Balance : Audience Interests, Business Pressures and Journalists’ Values », mars 1999 ;
Amy Mitchell et Tom Rosenstiel, « Don’t Touch That Quote », Columbia Journalism
Review, janvier 2000, p. 34-36.
19. Walter Lippmann, Public Opinion, New York, The Free Press, 1965, p. 226.
20. Jay Matthews, entretien avec Dante Chinni, 12 septembre 2000.
21. Felicity Barringer et David Firestone, « On Torturous Route, Sexual Assault
Accusation Against Clinton Resurfaces », New York Times, 24 février 1999.
22. Michael Oreskes, allocution prononcée lors du forum du CCJ de Washington,
20 octobre 1998.
23. Jack Fuller, News Values : Ideas from an Information Age, Chicago et Londres,
University of Chicago Press, 1996, p. 350.
24. Laurie Goodstein, allocution prononcée lors du forum du CCJ de Detroit,
2 février 1998.
25. MacCluggage a déclaré, dans une allocution devant les rédacteurs en chef de la
presse régionale : « Faites preuve de plus de méfiance dans les informations que vous
publiez. Si la méfiance n’est pas présente dès le début du processus, les informations
finiront par être publiées à la une sans avoir fait l’objet du contrôle adéquat. »
Associated Press, « APME President Urges Editors to Challenge Stories for Accuracy »,
15 octobre 1998.
26. Amanda Bennett, entretien avec Tom Rosenstiel, 13 avril 2000.
27. Sandra Rowe, entretien avec Tom Rosenstiel, 13 avril 2000.
28. Amanda Bennett, entretien avec Tom Rosenstiel, 13 avril 2000.
29. Carol Marin, allocution prononcée lors du forum du CCJ de Chicago,
6 novembre 1997.

V
L’INDÉPENDANCE PAR RAPPORT AUX FACTIONS

1. Maggie Gallagher, propos tenus au forum du CCJ de New York, le 4 décembre


1997. Les autres citations qui lui sont attribuées proviennent de déclarations faites à la
même occasion.
2. Anthony Lewis, dans une note adressée aux auteurs, 10 octobre 1999.
3. John Martin, in William L. Rivers, Writing Opinion : Review, Ames, Iowa, Iowa
State University Press, 1988, p. 118.
4. James Carey, James Carey : A Critical Reader, Eve Stryker Munson et Catherine
A. Warren, éd., Minneapolis et Londres, University of Minnesota Press, 1997, p. 233.
5. Carol Emert, « Abortion Rights Dilemma : Why I Didn’t March — A Reporter’s
Struggle with Job and Conscience », Washington Post, 12 avril 1992.
6. Cassandra Tate, « Outside Activities : When Does a Journalist’s Personal Opinion
Become a Public Issue ? », Columbia Journalism Review, mars/avril 1991, p. 13-15.
7. Mary McGrory, « Casualty : George Will Finds Being a “Stablemate to
Statesmen” Can Cost », Washington Post, 12 juillet 1983.
8. Elliot Diringer, entretien avec William Damon, Howard Gardner et Mihaly
Csikszentmihalyi.
9. Juan Gonzalez, forum du CCJ de New York, 4 décembre 1997.
10. Richard Harwood, forum du CCJ de New York, 4 décembre 1997.
11. Tom Minnery, forum du CCJ d’Ann Arbor, 2 février 1998.
12. Juan Gonzalez, forum du CCJ de New York, 4 décembre 1997.
13. Peter Bell, forum du CCJ d’Ann Arbor, 2 février 1998.
14. John Hockenberry, forum du CCJ d’Ann Arbor, 2 février 1998.
15. Clarence Page, forum du CCJ d’Ann Arbor, 2 février 1998.
16. John Hockenberry, forum du CCJ d’Ann Arbor, 2 février 1998.

VI
CONTRÔLER LE POUVOIR
ET DONNER LA PAROLE AUX SANS-VOIX

1. John C. Sommerville, The News Revolution in England : Cultural Dynamics of


Daily Information, New York, Oxford University Press, 1996, p. 65.
2. Near v. Minnesota 283 US 697, 1931.
3. New York Times Co. v. United States 403 US 713, 1971.
4. Pour un examen détaillé de l’œuvre de Henry Mayhew, voir Anne Humphreys,
Travels into the Poor Man’s Country : The Works of Henry Mayhew, Athens (Georgie),
University of Georgia Press, 1977.
5. CCJ et Pew Research Center for the People and the Press, « Striking the
Balance : Audience, Interests, Business Pressures and Journalists’ Values », mars 1999,
p. 79.
6. Finley Peter Dunne, in Bartlett’s Familiar Quotations. Dunne met en fait ces mots
dans la bouche d’un humoriste sorti de sa propre imagination, nommé Mr. Dooley. La
citation in extenso indique le ton satirique de Dunne : « Le journal fait tout pour nous.
Il dirige la police et les banques, commande la milice, contrôle le pouvoir législatif,
baptise les jeunes, marie les insensés, réconforte les affligés et afflige ceux qui vivent
dans le confort, enterre les morts et les fait ensuite rôtir. »
7. Emilio Garcia-Ruiz, responsable de la rubrique sportive du St. Paul Pioneer
Press, a cité son directeur de rédaction, Walker Lundy, lors de la remise annuelle du
Premack Journalism Award, à Minneapolis, le 10 avril 2000.
8. Signé en 1798, l’Act for the Punishment of Certain Crimes, interdisait sous peine
de sanctions légales d’« écrire, imprimer, prononcer ou publier […] toute information
inexacte, scandaleuse ou malveillante concernant le gouvernement des États-Unis ou le
président des États-Unis ». Cette loi était essentiellement une mesure partisane visant à
réduire au silence l’opposition au parti fédéraliste aux élections de 1800. La loi entraîna
au total 25 arrestations, 12 procès et 11 condamnations.
9. Edmund B. Lambeth, Committed Journalism : An Ethic for the Profession,
e
2 édition, Bloomington et Indianapolis, Indiana University Press, 1992, p. 151.
10. James S. Ettema et Theodore L. Glasser, Custodians of Conscience :
Investigative Journalism and Public Virtue, New York, Columbia University Press, 1998,
p. 36 et 42.
11. Robert Samuelson, « Confederacy of Dunces », Newsweek, 23 septembre 1996.
Jack Fuller émet des critiques pratiquement identiques à l’encontre d’« America : What
Went Wrong » dans News Values : Ideas for an Information Age, Chicago et Londres,
University of Chicago Press, 1996.
12. Arlene Morgan, entretien avec Tom Rosenstiel, mars 2000.
13. Seymour Hersh, « The Intelligence Gap », The New Yorker, 6 décembre 1999,
p. 76.
14. Thomas Patterson, au forum du CCJ de Washington, 27 mars 1998.
15. Project for Excellence in Journalism, « Changing Definition of News : A look at
the Mainstream Press over 20 Years », 6 mars 1998, p. 3.
16. Marc Gunther, « The Transformation of Network News : How Profitability Has
Moved Networks Out of Hard News », Nieman Reports, édition spéciale, été 1999, p. 27.
17. Patty Calhoun, au forum du CCJ de Chicago, 6 novembre 1997.
18. Pew Research Center for the People and the Press, « Press “Unfair, Inaccurate
and Pushy” : Fewer Favor Media Scrutiny of Political Leaders », 21 mars 1997.
19. Pew Research Center for the People and the Press, « Big Doubts About the
Media’s Values », 25 février 1999.
20. « Watchdog Conference : Reporters Wrestle with How to Use Sources »,
Nieman Reports, automne 1999, p. 7.
21. Ibid., p. 8.
22. Michael Hiltzik, entretien avec Tom Rosenstiel, mai 2000.
23. Rifka Rosenswein, « Why Media Mergers Matter », Brill’s Content,
décembre 1999 - janvier 2000, p. 93.
24. Bill Kovach a été l’éditeur de Nieman Reports de 1990 au 30 juin 2000, et
médiateur indépendant au Brill’s Content de la création de cette publication jusqu’en
août 2000.
25. Center for Public Integrity, Washington, 1999.
26. Ces journalistes ont enquêté sur la corruption, la malversation, l’incompétence,
les malaises sociaux et le comportement des médias. Des journalistes bénéficiant d’une
assistance financière ont, au cours de ces dernières années, produit des reportages de
premier plan sur des sujets tels que la maltraitance dans les prisons, les préjugés
raciaux dans le compte rendu des événements par la presse américaine, le rôle des
services de renseignements dans les médias, les effets de la législation sur les Indiens
d’Amérique, les dégâts sur l’environnement causés par les sociétés américaines
d’exploitation forestière au Mexique (une série d’émissions radiophoniques), la
pollution de l’environnement et le taux anormal de cancers dans une communauté du
New Jersey, et, enfin, sur la question de savoir si Kenneth Starr avait eu recours à des
journalistes pour élargir son champ d’investigation.
27. Ce programme offre à l’entreprise de presse à laquelle appartiennent les
journalistes la possibilité de publier le travail réalisé grâce à son aide. Citons, parmi les
domaines abordés : la nouvelle législation sur l’immigration, la violence organisée chez
les jeunes, le monde du travail à une époque où la tendance est à la réduction des
effectifs et à la dérégulation, l’assistance médicale obligatoire, la lutte contre
l’illettrisme, l’accueil des enfants déshérités et la politique d’aide à la pauvreté, et le
détournement de la loi.
28. Dwight Morris, entretien avec Bill Kovach, avril 1998.

VII
LE JOURNALISME : UN FORUM DE DISCUSSION

1. Hardball with Chris Matthews, CNBC News, 11 mai 1999, transcription.


2. Gene Lyons, « Long-Running Farce Plays On », Arkansas Gazette, 26 mai 1999.
3. Cody Shearer, entretien avec Dante Chinni, juin 2000.
4. Robert D. Leigh, A Free and Responsible Press, Chicago, University of Chicago
Press, 1947, p. 23.
5. Warren G. Bovée, Discovering Journalism, Westport, Conn., Greenwood Press,
1999, p. 154-155.
6. Tom Leonard, News for All, New York, Oxford University Press, 1995, p. 152.
7. Tom Winship, « Obvious Lessons in Hindsight », Media Studies Journal,
printemps/été 1998, p. 4.
8. Ces estimations ont pour base la télévision à Washington, le 10 juillet 2000. Le
pourcentage de discussions en direct est fondé sur le fait qu’il y avait, sur les chaînes
hertziennes, 39,5 heures d’informations, 27 heures de discussions et 3 heures de
pseudo-informations (Access Hollywood, Inside Edition), plus, sur les chaînes câblées,
108 heures d’informations constituées d’un mélange de discussions et d’information
proprement dite.
9. Crossfire, CNN, 30 mars 2000, transcription.
10. Paul Farhi, « The New Face of the Talking Head », Washington Post, 25 mai
2000.
11. Michael Crichton, « Mediasaurus », discours prononcé devant le National Press
Club, 7 avril 1993.
12. Robert Berdahl, discours prononcé devant l’American Society of Newspaper
Editors Credibility Think Tank, San Francisco, 8 octobre 1998.
13. Jon Katz, entretien avec William Damon, Howard Gardner et Mihaly
Csikszentmihalyi.
14. Jack Fuller, au forum du CCJ de Chicago, 6 novembre 1997.
VIII
MOBILISER L’INTÉRÊT DU PUBLIC
SUR LES SUJETS QUI LE MÉRITENT

1. Booknotes, C-Span, 29 avril 1990.


2. Ray Suarez, entretien avec William Damon, Howard Gardner et Mihaly
Csikszentmihalyi.
3. Howard Rheingold, entretien avec W. Damon et al.
4. Project for Excellence in Journalism, programme d’étude des informations sur
les chaînes de télévision locales, Columbia Journalism Review, « Local TV News : What
Works, What Flops, and Why », janvier 1999 ; « Quality Brings Higher Ratings, But
Enterprise Is Disappearing », novembre 1999 ; « Time of Peril for TV News »,
novembre 2000.
5. Leo Braudy, allocution prononcée lors du forum du CCJ de Los Angeles, 4 mars
1998.
6. Project for Excellence in Journalism, « Changing Definitions of News », 6 mars
1998, p. 4.
7. Ibid., p. 5.
8. Pew Research Center for the People and the Press, « Internet Sapping Broadcast
New Audience, Investors Now Go Online for Quotes, Advice », 11 juin 2000. Entre 1987
et 2000, la proportion d’Américains déclarant regarder régulièrement le journal télévisé
a chuté de 71 % à 50 %. Entre 1990 et 2000, le pourcentage d’Américains déclarant
regarder régulièrement les magazines d’information à la télévision a chuté de 43 % à
31 %.
9. Project for Excellence in Journalism, programme d’étude des informations sur
les chaînes de télévision locales.
10. Insite Research, Television Audience Survey, octobre 1999. Enquête disponible
auprès d’Insite Research, 2156 Rambla Vista, Malibu, CA 90265.
11. News Lab Survey, « Bringing Viewers Back to Local TV News : What Could
Reverse Ratings Slide ? », 14 septembre 2000. Les personnes interrogées ont répondu
de manière précise qu’elles « trouvaient ailleurs les informations sur l’actualité locale »,
qu’il y avait « trop de crimes », que « les informations locales débitaient toujours la
même salade », qu’il y avait « trop de mousse autour d’histoires sans intérêt au lieu
d’informations véritables » et que « les informations télévisées présentent rarement les
choses concrètes et positives qui se passent au sein de la communauté ».
12. Everette E. Dennis, « Whatever Happened to Marse Robert’s Dream ? The
Dilemma of American Journalism Education », Gannett Center Journal, printemps
1988, p. 3.
13. Betty Medsger, « Winds of Change : Wither Journalism Education », étude du
Freedom Forum, juillet 1996.
14. Roy Peter Clark, entretien avec Tom Rosenstiel, juin 2000.
15. William Whitaker, entretien avec Damon et al.
16. Jim Benning, « Why Journalists Eat Up the Onion : World Media Shedding
Tears of Joy Over the Onion », Online Journalism Review, 2 mai 2000.
17. Alfred Kazin, « Vietnam : It Was Us vs. Us : Michael Herr’s Dispatches : More
er
Than Just the Best Vietnam Book », Esquire, 1 mars 1978, p. 120.
18. Doug Marlette, séminaire du News Lab sur la narration, Washington, 12 et
14 avril 2000.
19. Annie Lang, séminaire du News Lab.
20. John Larson, séminaire du News Lab.
21. Boyd Huppert, séminaire du News Lab.

IX
TRAITER TOUS LES SUJETS, EN ACCORDANT
À CHACUN LA PLACE QUI LUI REVIENT

1. Valerie Crane, entretien avec Tom Rosenstiel, juin 2000.


2. Project for Excellence in Journalism, étude sur la télévision locale, 1999, in
Columbia Journalism Review, « Quality Brings Higher Ratings, But Enterprise Is
Disappearing », novembre 1999.
3. D’autres ont également noté ce phénomène. Hess a été l’un des premiers, dans
The Washington Reporters, Washington, Brookings Institution, 1981.
4. Des gens de tout bord ont attiré l’attention sur ce point, notamment les auteurs
du présent ouvrage, des présentateurs de journaux télévisés locaux, et des
téléspectateurs au cours de réunions avec les responsables des télévisions locales.
5. Pew Research Center for the People and the Press, « Internet Sapping Broadcast
News Audience, Investors Now Go Online for Quotes, Advice », 11 juin 2000.
6. John Morton, « When Newspapers Eat their Seed Corn », American Journalism
Review, novembre 1995, p. 52.
7. Project for Excellence in Journalism, projet local concernant la télévision.
8. « Transformation of Network News », Nieman Reports, numéro spécial, été 1999.
9. Project for Excellence in Journalism, « Changing Definitions of News : A Look at
the Mainstream Press over 20 Years », 6 mars 1998, p. 5.
10. Ibid.
11. Lloyd Grove, « The Reliable Source », Washington Post, 17 juin 1999.
12. Krulwich a émis cette remarque lors d’une réunion sur le contenu et la
présentation de l’information, organisée le 14 avril 2000 à Washington par News Lab,
un groupe de réflexion sur la télévision.
13. Howard Kurz, « The Leo Interview : Why Hardly Anyone Cares », Washington
er
Post, 1 mai 2000.
14. Lee Ann Brady, entretien avec Tom Rosenstiel, juin 2000
15. Ibid.
16. Leo Bogart, entretien avec Tom Rosenstiel, juin 2000.
17. Larry McGill, entretien avec Tom Rosenstiel, juin 2000.
18. John Carey, entretien avec Tom Rosenstiel, juin 2000.
19. Ibid.
20. Valerie Crane, entretien.
21. Al Tompkins, entretien avec Tom Rosenstiel, juin 2000.
22. John Carey, entretien.

X
LES JOURNALISTES ONT UN DEVOIR
DE CONSCIENCE

1. Carol Marin, forum du CCJ de Chicago, 6 novembre 1997.


2. Benjamin Weiser, « Does TV News Go Too Far ? A Look Behind the Scenes at
NBC’s Truck Crash Test », Washington Post, 28 février 1993.
3. Bob Woodward, séminaire des Nieman Fellows, Harvard University, automne
1998.
4. Bill Kurtis, entretien avec William Damon, Howard Gardner et Mihaly
Csikszentmihalyi.
5. Jon Katz, entretien avec William Damon, Howard Gardner et Mihaly
Csikszentmihalyi.
6. Tom Brokaw, entretien avec William Damon, Howard Gardner et Mihaly
Csikszentmihalyi.
7. CCJ et Pew Research Center for the People and the Press, « Striking the
Balance : Audience Interests, Business Pressures and Journalists’ Values », mars 1999,
p. 6.
8. Carol Marin, forum du CCJ de Chicago.
9. Ibid.
10. Linda Foley, forum du CCJ d’Ann Arbor, 2 février 1998.
11. Donald W. Shriver Jr., « Meaning from the Muddle », Media Studies Journal,
printemps/été 1998, p. 138.
12. Katharine Graham, Personal History, New York, Alfred A. Knopf, 1997, p. 449.
13. Anthony Lewis, onzième conférence annuelle autour de Frank E. Gannett,
Capitol Hilton Hotel, Washington, 28 novembre 1988.
14. Charles Gibson, forum du CCJ d’Ann Arbor, 2 février 1998.
15. David Ashenfelder, forum du CCJ d’Ann Arbor, 2 février 1998.
16. American Society of Newspaper Editors, « 1999 Newsroom Census : Minority
Employment Inches Up at Daily News-papers ».
17. Mercedes de Uriarte, forum du CCJ de St. Petersburg, 26 février 1998.
18. Juan Gonzalez, forum du CCJ de New York, 4 décembre 1997.
19. Tom Bray, forum du CCJ d’Ann Arbor, 2 février 1998.
20. David Halberstam, entretien avec Bill Kovach, 10 juin 2000.
Titre original :
THE ELEMENTS OF JOURNALISM :
WHAT NEWSPEOPLE SHOULD KNOW
AND THE PUBLIC SHOULD EXPECT

Éditeur original : Crown Publishers, New York.

© Bill Kovach et Tom Rosenstiel, 2001.


© Nouveaux Horizons-ARS, Paris, 2004,
pour la traduction française.

Couverture : © Photo Gallimard.

Éditions Gallimard
5 rue Gaston-Gallimard
75328 Paris
http://www.gallimard.fr
Bill Kovach
Tom Rosenstiel
Principes du journalisme
Ce que les journalistes doivent savoir,
ce que le public doit exiger
Traduit de l’américain par Monique Berry

Quels sont les principes clairs au fondement du journalisme et dont les citoyens
sont en droit d’attendre le respect, pour vivre en êtres libres et autonomes ?
1. S’astreindre au respect de la vérité.
2. Servir en priorité les intérêts du citoyen.
3. Par essence, vérifier ses informations.
4. Conserver son indépendance à l’égard de ceux dont on relate l’action.
5. Exercer sur le pouvoir un contrôle indépendant.
6. Offrir au public une tribune pour exprimer ses critiques et proposer des
compromis.
7. Donner intérêt et pertinence à ce qui est réellement important.
8. Fournir une information complète et équilibrée.
9. Obéir aux impératifs de sa propre conscience
Cette édition électronique du livre
Principes du journalisme de Bill Kovach et Tom Rosenstiel
a été réalisée le 19 janvier 2015 par les Éditions Gallimard.
Elle repose sur l’édition papier du même ouvrage
(ISBN : 9782070462575 - Numéro d’édition : 276229).
Code Sodis : N68227 - ISBN : 9782072576492.
Numéro d’édition : 276231.

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