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Comment le lobby financier condamne Bruxelles à

l’impuissance politique
1.700 lobbyistes, 120 millions d’euros par an, c’est ce que
mobilise l’industrie financière pour "influencer" les institutions
européennes et parfois dicter les directives. Une étude de
l’ONG Corporate Europe Observatory montre l’étendue d’un
système toléré en toute opacité.
Au moment où chacun put prendre conscience de l’ampleur de la crise financière et de ses
conséquences tragiques pour les économies européennes, l’évidence s’imposa qu’il fallait
imposer des moyens de régulation et de contrôle afin d’éviter que pareil désastre ne se
reproduise. Les gouvernants se multiplièrent alors en déclarations d’intentions affirmant leur
volonté de se saisir de la question, et divers plans furent envisagés. Mais, comme le constate
Kenneth Haar de l’ONG Corporate Europe Observatory (CEO), « la puissance de feu du lobby
financier pour résister à toute réforme a été manifeste chacune des batailles sur la régulation
financière depuis la faillite de Lehman Brothers ».
Banques, fonds d’investissement, compagnies d’assurance et autres sociétés du secteur ont agi
pour neutraliser la volonté politique en mobilisant des moyens aussi massifs que mal connus,
par exemple contre la taxation des transactions financières et toute tentative d’encadrer les
produits financiers dérivés, les agences de notation et les activités bancaires en général.

La société civile marginalisée


C’est à l’évaluation de ces moyens que s’est attaché Corporate Europe Observatory, associé à
la Chambre fédérale du travail autrichienne et à la Fédération des syndicats autrichiens (ÖGB),
dans un rapport publié il y a quelques jours. Le document met en évidence les mécanismes
d’influence constamment à l’œuvre auprès de toutes les institutions européennes – parlement,
commission, Banque centrale, autorité des marchés, mécanisme de stabilité, etc. – citant par
exemple, pour les seuls six premiers mois de 2013, la centaine de réunions entre trois
europarlementaires conservateurs britanniques et les représentants de la finance, ou encore les
74 organisations et entreprises du secteur rencontrées par vingt-cinq de leurs collègues.
Le "registre de transparence" publié par l’UE fait apparaître 208 organisations, mais
l’enregistrement est au bon vouloir de celles-ci. Au terme de ses recherches, Corporate Europe
en a identifié plus de 700… contre seulement 150 ONG, syndicats et organisations de
consommateurs, 200 institutions publiques. Et en se penchant sur le nombre de rencontres
effectives, le déséquilibre est encore plus flagrant. Relativement bien représentés dans les
consultations publiques, les contre-pouvoirs issus de la société civile sont complètement
minoritaires dans les "groupes d’experts" et autres rencontres privées.

Quatre lobbyistes pour un fonctionnaire


Poursuivant ses investigations, en ne retenant que des estimations basses, l’étude a abouti au
chiffre de 1.700 lobbyistes, employés directement par les organisations, mais aussi via les
agences de relations publiques, les consultants et les cabinets juridiques commanditées sur ces
missions. La plupart le sont à plein temps. En d’autres termes, pour chaque fonctionnaire de la
Commission travaillant sur ces questions, on dénombre quatre lobbyistes financiers… En
termes de budgets annuels, le ratio est de un à trente entre les 123 millions d’euros consacrés
par l’industrie au lobbying et les 4 millions dépensés par les ONG, syndicats et organisations
de consommateurs. Selon Corporate Europe, même des secteurs comme les industries
pharmaceutique et agroalimentaire sont très loin de présenter un tel déséquilibre. Pour exemple,
900 des 1.700 amendements à une directive sur les fonds d’investissements ont été directement
rédigés par des lobbyistes…
L’étude montre aussi le pouvoir des "groupes d’experts", dont la composition est largement
dominée par les représentants de l’industrie financière, qui pèsent pour 70% des personnes
sollicitées par la Commission, contre 0,8% pour les ONG et 0,5% pour les syndicats. Le constat
est analogue pour les "groupes de parties prenantes" (74% – 0,4% – 3%). Enfin, le rapport
établit une cartographie de la myriade d’entreprises et d’organisations actives à Bruxelles,
déployant un réseau d’influence terriblement efficace à tous les niveaux de réflexion et de
décision.
Transparence et régulation
« Nous pensons que [cette influence] pose un sérieux problème de démocratie, non seulement
dans le fait que l’argent achète de l’influence, mais aussi dans celui que l’industrie financière,
après avoir provoqué un désastre, soit encore en mesure de déterminer la législation destinée
à réformer le secteur », conclut l’étude, avant d’exhorter les politiques européens, non
seulement à établir des barrières entre eux et les groupes d’intérêts privés, ainsi que des règles
de transparence pour encadrer les activités de lobbying, mais aussi à s’engager dans la voie
d’une véritable régulation financière.
Si les électeurs français peinent à cerner les enjeux des élections européennes, l’objectif de
restaurer de véritables mécanismes démocratiques au sein des organes de l’UE devrait en soi
suffire à leur motivation. CEO rappelle que 1.600 milliards d’euros ont été dépensés par les
États européens pour sauver le secteur bancaire et financier, et convertir des dettes privées en
dettes publiques. Au prix d’une vague d’austérité, de coupes massives dans les dépenses
publiques et d’un démembrement des services publics à travers tout le continent.

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