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LA SAGESSE

INTERDITE
© 2022, éditions Véga, une marque du groupe Guy Trédaniel.
ISBN: 978-2-38135-173-5
Tous droits de reproduction, traduction ou adaptation réservés pour tous pays.
www.editions-tredaniel.com
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@ @vega_editions
Stephan Schillinger
Préface du Dr Olivier Chambon

LA SAGESSE
INTERDITE
Révélations sur les substances
à l'origine des traditions spirituelles

~DITIONS

al ,
VEGA
?('

19, rue Saint-Séverin


75005 Paris
Tu pourras manger de tous les arbres du jardin; mais tu ne
mangeras pas de l'arbre de la connaissance du bien et du mal
car le jour où tu en mangeras, tu mourras.
-Genèse 2:16-17
(Première injonction de Dieu à l'homme
dans l'Ancien Testament)
SOMMAIRE

Mise en garde . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 11
Préfàce....................................................................... 13
Avant-propos . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 17
Introduction . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 25

PREMIÈRE PARTIE
Les bases d'une spiritualité assistée par les enthéogènes....... . . . . 33
Un chemin devenu secret.................................... 35
L'expérience directe du secret . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 43
Médicament ou poison? . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 47
Enthéogène ou psychédélique?.... . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 49
La notion de dangerosité.. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 53
Conscience de la réalité et réalité de la conscience........ 57
Une conscience collective?................................... 65
Scientisme....... . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 67
Religionisme. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 73
Communier avec le vivant................... . . . . . . . . . . . . . . . . 77
Le chemin vers l'éveil et la résistance de l'ego . . . . . . . . . . . . . 81
Le chemin de la guérison..................................... 87

7
La Sagesse in te rd ite

DEUXIÈME PARTIE
Le r6le des enthéogènes dans !'Histoire... . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 97
Un rôle dans l'évolution...................................... 101
Le chamanisme et ses outils perdus......................... 105
La dimension spirituelle dans l'impact thérapeutique
des expériences psychédéliques.............................. 123
L'œuvre de Brian Muraresku:la clé de l'immortalité..... 131
Herboristes ou sorcières ?. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 139
Les trois guerres contre la conscience
et les révolutions psychédéliques............................ 143
Des cultes à mystères au christianisme . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 149
La Cène........................................................ 163
Le fruit défendu et la chute . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 167
Bouddhisme et hindouisme. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 191
Un état de conscience optimal:
les deux faces d'une même médaille . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 197
Islam et soufisme.............................................. 237
..
Judaisme, .
encens et onctions ............................... . 241
Conclusion de cette deuxième partie . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 245

TROISIÈME PARTIE
L'expérience directe du secret et ses implications................... 247
L'expérience interdite. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 249
DMT: la sagesse interdite........... . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 257
Le courage de l'expérience directe. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 279
Technologie ou nature ?. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 283
Le chemin de traverse et ses limites . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 297

8
Sommaire

Limites de l'intégration et des traditions................... 303


Un manifeste pour la conscience............................ 307

Conclusion...................................... . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 309
Annexe ....................................................................... 317
Remerciements............................................................. 327
MISE EN GARDE

Article L. 3421-4
Modifié par loi n° 2007-297 du 5 mars 2007 -an. 48 JORF du 7 mars 2007.
La provocation au délit prévu par l'article L. 3421-1 ou à l'une des
infractions prévues par les articles 222-34 à 222-39 du Code pénal,
alors même que cette provocation n'a pas été suivie d'effet, ou le fait de
présenter ces infractions sous un jour favorable sont punis de cinq ans
d'emprisonnement et de 75000 euros d'amende.
Est punie des mêmes peines la provocation, même non suivie d'effet,
à l'usage de substances présentées comme ayant les effets de substances
ou plantes classées comme stupéfiants.
Lorsque le délit prévu par le présent article constitue une provoca-
tion directe et est commis dans des établissements d'enseignement ou
d'éducation ou dans les locaux de l'administration, ainsi que, lors des
entrées ou sorties des élèves ou du public ou dans un temps très voisin
de celles-ci, aux abords de ces établissements ou locaux, les peines sont
portées à sept ans d'emprisonnement et à 100000 euros d'amende.
Lorsque le délit prévu par le présent article est commis par voie de la
presse écrite ou audiovisuelle, les dispositions particulières des lois qui
régissent ces matières sont applicables en ce qui concerne la détermina-
tion des personnes responsables.
Les personnes coupables des délits prévus par le présent article
encourent également la peine complémentaire d'obligation d'accom-
plir, le cas échéant à leurs frais, un stage de sensibilisation aux dangers
de l'usage de produits stupéfiants.

11
'
PREFACE
Par le Dr Olivier Chambon, psychiatre et psychothérapeute

Ce livre n'a pas d'équivalent en français, ni même dans la littérature anglo-


saxonne. Il est écrit par un passionné du «mystère de la vie» qui vous
propose d'entrer en sa compagnie dans la quête de cette «Conscience/
Intelligence universelle» qui anime et donne un sens à toute forme de
vie. Il vous invite à faire cette démarche par une expérience directe, sans
intermédiation, en explorant votre conscience librement, pour passer du
savoir à la connaissance, et de la religion à la spiritualité.
Je dirais bien que «j'aurais pu écrire ce livre» tant il s'approche de
ma pensée, mais, en réalité, je n'aurais pu délivrer un message aussi
profond spirituellement et aussi bien documenté historiquement. Je
considère Stephan comme mon successeur, la relève brillante dont j'avais
besoin pour me laisser couler doucement en bonne conscience dans une
«retraite» moins studieuse, moi qui ai maintenant dépassé la barrière
symbolique des soixante ans. J'avais commencé une chaîne de transmis-
sion du savoir en écrivant les premiers ouvrages français relativement
exhaustifs au sujet des enthéogènes 1, avec La Médecine psychédélique2,
plus centré sur la conception biologique des substances psychédéliques,

1. Terme qui désigne les psychédéliques lorsqu'ils sont pris dans un cadre sacré et avec une
intention spirituelle.
2. Olivier Chambon, La Mtdecine psychtdllique: le pouvoir thérapeutique des haliucinogtnes,
Les Arènes, 2009.

13
La Sagesse interdite

puis avec La Révolution psychédélique3 et L 'Éveilpsychédélique\ proposant


une vision plus spirituelle.
Mais Stephan remonte plus loin dans le temps en nous montrant,
de façon érudite et très documentée, comment la consommation de la
«médecine sacrée» remonte à la nuit des temps, depuis la période des
peintures rupestres des grottes préhistoriques jusqu'à nos jours, en passant
par le développement du chamanisme, les cultes à mystères grecs, le palé-
ochristianisme des trois premiers siècles de notre ère, le savoir des sorcières
du Moyen Âge., etc. Il illustre aussi comment la consommation de psyché-
déliques naturels (dans les plantes et animaux) est au cœur de l'évolution,
de l'agrandissement, et de la différenciation de la conscience humaine.
Stephan va aussi plus loin dans son analyse des liens profonds existant
entre les psychédéliques et les diverses spiritualités qui se sont déve-
loppés dans le monde. Il nous présente ainsi une conception intelligente
et élaborée de l'articulation fertile entre la spiritualité sans substances
psychédéliques et la spiritualité avec. Il nous montre comment les deux,
loin de s'opposer, se renforcent et se complémentent mutuellement.
Cet ouvrage est inclassable, car il met brillamment en interaction
dynamique des points de vue multiples. On pourrait ainsi se demander:
est-ce un ouvrage chamanique? Gnostique? Mystique? Poétique?
Thérapeutique? Je répondrais: «Tout cela à la fois, et plus encore»,
tant les innombrables manifestations de la Conscience cosmique dont
nous sommes tous issus5 ne s'enferment pas dans des boîtes et échappent
à toute classification définitive ... En tout cas, ce livre s'inscrit dans la
mouvance «postmatérialiste », qui dit que la conscience est première, et
la matière et l'énergie, secondaires. Pour ce que l'on peut aussi appeler

3. Olivier Chambon, Jocelin Morisson, La Révolution psychidllique: une mtdecine de la


conscience, Guy Trédaniel éditeur, 2020.
4. Olivier Chambon, L 'Éveil psychidllique: comprendre les états ilargis de la conscience, Leduc,
2021.
S. Olivier Chambon, Marie-Odile Riffard, La Conscience immortelle, auto-édition Amazon,
2019.

14
Préface

le courant «idéaliste moniste», tout est dans la conscience; la matière


n'est qu'un état particulier de la conscience.
Les psychédéliques (enthéogènes) sont des clefs permettant d'élargir
la petite conscience individuelle ou de la connecter aux innombrables
champs de V.LE. (vibration, information, énergie) provenant de la
grande Conscience source universelle. Ainsi, comme l'écrit Pierre Weil6,
on pourrait utiliser vis-à-vis de ces substances la même équation que vis-
à-vis de toute méthode spirituelle: VR =.fi.ÉC). Cette formule signifie:
la vision de la réalité est une fonction (au sens mathématique du terme)
de l'état de conscience de la personne. Dans notre état ordinaire (rétréci)
de conscience, au quotidien, nous ne percevons qu'une infime partie
(disons, par exemple, 0,1 %) de toute la réalité qui nous entoure. Alors
qu'en état élargi de la conscience, notamment sous psychédélique, nous
en percevons une plus grande partie (par exemple 4 %, comme le dit
Stephan Schillinger).
Je m'avancerai à proposer deux autres «formules». La première est
SR = .fi.ÉC), qui signifie que le sentiment de la réalité (aussi appelé
«caractère noétique», sentiment que ce que l'on vit en état modifié
de conscience est plus «vrai» que l'expérience vécue en état ordinaire
de conscience) est fonction de l'état de conscience du sujet. Plus la
conscience est élargie, plus le sujet sent qu'il contacte une réalité encore
plus fondamentale. Les sujets qui vivent des expériences transpersonnelles
(au-delà du petit moi) en état élargi de conscience (rencontre d'esprits,
d'autres mondes, expériences mystiques ... ) savent que ce qu'ils vivent
n'est ni un rêve, ni un fantasme, ni un délire personnel, mais représente,
au contraire, bel et bien l'expérience d'un ordre supérieur de réalité.
L'autre équation que je vous propose est IIL = .fi.ÉC): l'intensité de
l'interdiction par la loi est fonction de la largeur de l'état de conscience
potentiellement atteignable. Plus la conscience peut être élargie, plus
des lois sont mises en place pour l'interdire en présentant cette capacité
comme étant dangereuse et sans intérêt thérapeutique ou spirituel, ce qui

6. Pierre Weil, L'Homme sans frontières: ks états modifiés tk conscience, L'Espace bleu, 1988.

15
La Sagesse interdite

est contraire aux résultats des travaux de recherche scientifique concer-


nant l'utilité des psychédéliques. En effet, plus un sujet atteint un état
de conscience élargi, plus il se rend compte de sa véritable nature - allant
bien au-delà de sa petite identité habituelle et de son corps -, et plus
il va devenir autonome, indépendant, résilient et critique vis-à-vis du
monde qui l'entoure. Et moins on va pouvoir contrôler sa conscience, lui
imposer un monde de concurrence/compétition, de surconsommation
de biens et d'activités inutiles ou non-essentielles. Les psychédéliques
sont donc un danger pour ceux (religieux, politiques, lobbies de produits
commerciaux, etc.) qui veulent manipuler ou endormir la conscience des
autres à leur proflt. Les sociétés néolibérales modernes ont une phobie
des états élargis de la conscience, car elles sentent intuitivement que ce
sont des produits d'émancipation venant revivifier les valeurs «liberté-
égalité-fraternité » tant mises à mal dans le monde actuel.
L'ouvrage de Stephan nous relie au futur aussi. Notamment en
évoquant des thèmes avant-gardistes: la possibilité d'aboutir à la créa-
tion d'un « transhumanisme spirituel»; le passage de l'intelligence
artificielle à la conscience artificielle dans un avenir pas si lointain que
cela; l'examen d'une possible influence d'intelligences extraterrestres sur
le développement de la vie et de la conscience sur Terre; et, enfin, en
nous proposant l'idée que la réalité peut être modélisée comme une série
de programmes de simulation virtuelle informatique, imbriqués les uns
dans les autres façon poupées gigognes, dont notre réalité terrestre ordi-
naire ne serait qu'un des niveaux. Et tout cela de manière argumentée,
cohérente, rationnelle et, en même temps, « mind blowing », comme
disent les Anglo-Saxons - une véritable remise en cause explosive de nos
modèles actuels de compréhension de la réalité.
Je fais le pari sans risque que cet ouvrage va devenir une référence
incontournable dans le domaine de la spiritualité, et qu'il sera abon-
damment cité pour ses perles de sagesse, ses brillantes métaphores et ses
éclairs de conscience fulgurants. Selon moi, sa traduction et sa diffusion
en langue anglaise s'imposeront tout naturellement au cours du temps.
Mais c'est une autre histoire ...
AVANT -PROPOS

Bien au-delà des démarches spéculatives, je crois en une voie qui mène à
la connaissance possible de toute chose: l'expérience directe. Fleurit alors
lentement une intime connaissance de soi, dont émane une confiance
toute singulière dans le processus de «la vie». Elle est propre à ceux qui,
plutôt que cheminer à tâtons sur le chemin, semblent danser les yeux
fermés. C'est en adoptant cette position d'expérimentateur direct, qui
cesse alors de mentaliser et de spéculer en sautant à pieds joints dans sa
peur, que «quelque chose» de fondamentalement bienveillant semble
nous «répondre» et nous guider à la mesure de la confiance que nous
lui accordons, par de curieux hasards. Je crois que cette confiance, ce
courage et la pratique de la pleine conscience sont les ingrédients qui
contribuent à la survenance d'une forme de« magie», qui caresse notre
quotidien, et dont l'autre nom est «amour universel». Cet amour - qui
abonde alors et suinte de chaque instant de présence - nous pousse
à devenir l'instrument d'une «conscience universelle» plus large, et à
devenir soi-même ce que l'on cherche.
Cet ouvrage n'est pas scientifique et ne prétend en aucun cas incarner
cette posture qui n'est pas mienne.
Ma position est celle d'expérimentateur, de cherchant, de mystique,
de poète. Je façonne ma conception du monde à travers les expériences
directes, armé du scepticisme qui me caractérise, et qui vole en éclats
à chaque expérience avec les plantes enthéogènes. Après vingt ans
d'expérimentation, je suis bien obligé de m'avouer qu'il existe une
manière de connaître qui dépasse les livres et ce que nous pouvons

17
La Sagesse interdite

accumuler comme savoir scientifique. Il s'agit de l'expérience directe


de la conscience, au-delà des limites de l'ego, ce logiciel d'individuation
visant à limiter sélectivement nos perceptions afin de nous permettre
d'agir en tant qu'individu constructif. Ce paradigme est renforcé par la
société capitaliste et consumériste, dont il devient un membre d'autant
plus productif qu'il renforce l'illusion à son identité égotique. Au-delà
de ce paradigme réside l'accès à la conscience universelle, à laquelle nous
pouvons accéder timidement, et après des années d'ascèse et de travail,
ou bien plus franchement, beaucoup plus intensément à l'aide des outils
de la nature que sont les substances enthéogènes, en une à deux heures.
Cela ne nécessite pas de prière, d'incantation, de purification à la sauge
ou de rituels obscures. Simplement le courage de faire face à l'intensité
de l'expérience psychédélique à forte dose, sans aucune commune mesure
avec les prétentions des religieux, des ascétiques ou des pratiquants spiri-
tuels moralistes et superstitieux.
Il n'y a aucun texte, aucune formule magique, aucun rituel secret,
aucune position corporelle, aucune incantation sacrée qui permette d' ac-
céder à la même intensité et la même profondeur qu'une expérience
psychédélique menée avec humilité, courage, respect et engagement. Il y
a plus de spiritualité et d'enseignement dans une poignée de cactus ou de
champignons que dans toutes les églises, les temples et les livres du monde.
«Une grande partie de la littérature scientifique, sans doute la moitié,
pourrait être tout simplement fausse. Affligée d'études avec des échan-
tillons réduits, d'effets infimes, d'analyses préliminaires invalides et
de conflits d'intérêts flagrants, avec l'obsession de suivre les tendances
d'importance douteuse à la mode, la science a pris le mauvais tournant
vers les ténèbres 1 »,avoue le rédacteur en chef de The Lancet, référence
mondiale de la revue scientifique.
Les scientifiques les plus illustres de l'histoire sont tous animés
d'un doute commun quant à leur discipline: la conscience de ce qu'ils

1. Richard Horton, «Un aveu choquant de l'éditeur de Tht Lanctt!! », Criigen, 4 juillet
2016: https://criigen.org/un-aveu-choquant-de-lediteur-de-the-lancet/.

18
Avant-propos

ignorent. Nous constatons ainsi une formule mathématique simple:


la spiritualité, l'humilité et le doute s'accroissent à la mesure du génie
scientifique. Il me semble important de mettre cela en relief avec les
positions scientistes de nos chers athées, dont certains peuvent se sentir
pousser des auréoles à l'idée de venir déceler les contre-vérités scienti-
fiques de ce livre. Je n'accorde à la science que ce que nous devrions lui
accorder, la conscience que toute vérité est une question d'époque. Je
suis intimement persuadé que l'accès à la conscience universelle permet
l'acquisition d'informations bien supérieures aux instruments de mesures
actuels, dont notre cerveau à tous est un exemple concret de supériorité.
Pourtant, malgré cela, il n'est que le récepteur de la conscience, et en
aucun cas l'émetteur. Vous l'aurez compris, ce livre s'inscrit dans la lignée
du paradigme post-matérialiste émergent, soutenu par un manifeste de
2014, signé par plus de 400 scientifiques de dimension planétaire, que
vous pouvez retrouver en détail en annexe. Il déclare en substance:
«Nous croyons que les sciences sont contraintes par le dogmatisme,
et en particulier par un asservissement à la philosophie du matérialisme,
la doctrine selon laquelle la matière est la seule réalité et que l'esprit
n'est rien d'autre que l'activité physique du cerveau. Nous croyons
que les sciences seraient plus scientifiques si elles étaient libres d'étu-
dier le monde naturel d'une manière véritablement ouverte - sans les
contraintes du matérialisme et les préjugés du dogme - tout en adhérant
aux méthodes scientifiques de collecte de données, de test d'hypothèses
et de discussion critique2 • »
En somme, vous utiliserez cet ouvrage soit dans un esprit de curiosité
visant à vous ouvrir à une nouvelle perception de la réalité - qui servira
donc un désir d'expansion -, soit, dans le cas contraire, pour confirmer
vos points de vue-qu'ils soient en accord ou non avec mes mots-, vous
confortant, dans ce dernier cas, dans la conclusion que vous avez bien
raison de penser ce que vous pensez.

2. Beauregard et al,• Manifesto for a Post-Materialist Science», Opm Sciences, 2014: https://
opensciences.org/about/manifesto-for-a-post-materialist-science.

19
La Sagesse interdite

Les ambitions de ce livre sont multiples et forcément influencées par


l'immensité de ce qui a déjà été écrit sur le sujet qui nous concerne ici;
que ce soit donner un aperçu au néophyte, ou fournir d'autres angles
d'approche aux psychonautes expérimentés. Entendons-nous ici sur ce
dernier terme, qui nous fera penser aux spationautes, au détail près qu'ils
n'explorent pas l'espace extérieur, mais intérieur. Cela peut se faire avec
ou sans outils. Je plaide ici, entre autres, pour le rétablissement d'un
droit fondamental, au même titre que se déplacer, se nourrir, fonder
une famille ou avoir un travail: celui d'explorer sa conscience avec les
outils de son choix, tant que cela ne nuit pas à autrui.
De ce fait, ce livre s'adresse avant tout à celui ou celle qui cherche,
engagé dans une quête spirituelle ou sur le chemin du Soi. Celui ou
celle qui désire explorer sa conscience, examiner le tissu de la réalité,
redéfinir ce que nous percevons ou connaissons du monde. Celui ou
celle qui cherche des réponses aux fameuses questions restées en suspens
depuis des millénaires et auxquelles les religions ont souhaité mettre
un terme en appliquant à tous, pour tous, des réponses et des règles,
devenues dogmes, issues de l'expérience de quelques-uns, et surtout
interprétées par d'autres dont les préoccupations, les intentions et les
conclusions sont parfois très éloignées de l'expérience initiale. De cette
expérience directe nous voulons bien extraire ce qui nous arrange, et
dissimuler ce qui dérange: la possibilité pour chacun d'avoir accès à
quelque chose dont l'existence est sujette à débat depuis des millénaires;
ce à quoi certains aiment donner une forme vaguement humaine, jusqu'à
la nommer «Dieu», et lui prêter une attitude rédemptrice, curieusement
soucieuse de nos préoccupations humaines.
D'autres, moins dogmatiques et plus ouverts, affirment que nous
pouvons accéder à ce qui se cache derrière notre «réalité ordinaire»,
bien concrète, faite de tangible et de visible, par de longues méditations,
une ascèse stricte - dont nous avons bien voulu oublier les fondements
réels, et dont nous explorerons plus loin les raisons constitutives. Ceux-ci
prétendent, à juste titre, que tout ce que l'homme a toujours cherché est
là, à la fois sous nos yeux et en nous, et qu'il n'est besoin de rien, tout au

20
Avant-propos

plus d'appliquer quelques techniques millénaires, elles aussi. Comme le


yoga, par exemple. Non pas celui que l'on pratique le plus fréquemment,
de nos jours, pour se détendre après le travail et, enfin, s'offrir la possibilité
de se déclarer comme une personne spirituelle, et quel' on décline à loisir
pour l'adapter à une démarche toujours plus commerçante. Mais le yoga
dans sa pratique de chaque instant, en dehors des salles de ville, celui qui
commence dès que l'on quitte son tapis. Ce travail d'examen et d'observa-
tion de notre présence au monde, et dont les postures physiques ne sont
que la face visible du gigantesque iceberg qu'est cette voie profondément
liée à l'ingestion de plantes sacrées - psychédéliques ou enthéogènes -,
comme nous en explorerons les preuves plus tard.
Parmi ces pratiquants modernes, une écrasante majorité aura pour
position le refus catégorique de l'utilisation d'outils naturels pour
approfondir ou accélérer l'accession aux réalités et enseignements qui
se cachent sous la surface de notre perception quotidienne, au-delà de
notre niveau de conscience habituel. La méditation, sous ses infinies
déclinaisons, étant un moyen d'accès incroyablement élaboré, pour peu
qu'on s'y penche sérieusement.
Le but de ce livre n'est pas de réinventer ni de révolutionner quoi
que ce soit. Probablement, la majorité de ce qu'il contient a déjà été
dite, un jour; que ce soit dans un livre, autour d'une table, au détour
d'une conversation entre amoureux, très récemment en émergeant de
l'inconscient collectif, ou bien à une époque très lointaine, où les préoc-
cupations des humains étaient tout autres.
Une dernière ambition est de «rendre accessible» une connaissance
cachée, dont l'origine se trouve à la source même du sentiment spirituel
premier de l'humanité. De ce sentiment naîtront diverses spiritualités
anciennes, alors influencées et renforcées par ses traumatismes, d'où
naîtront des besoins impérieux de sécurité et de contrôle, précurseurs des
religions dogmatiques. Religions du Livre dont les intentions - présu-
mées de bonne foi - ont tenté d'imposer l'expérience d'un seul à tout
un peuple, et dont l'expansion a été favorisée par notre besoin naturel
de ... raconter! Récits de guerre, légendes, hauts faits, contes épiques

21
La Sagesse interdite

autour du feu, mythes devenus fondateurs sont autant de formes avec


autant de fonctions, remplissant autant de besoins, dont un: se relier.
De mes idées, enseignements et expériences rassemblés au cours de
vingt années de cheminement personnel résulte un amoncellement d'in-
formations, qu'il m'a semblé important de tenter de mettre en relation
cohérente, peut-être audacieuse, dans un seul et même livre, qui n'a pas
d'autre prétention que le partage. Il s'adresse donc aux cherchants, à
ceux qui arpentent le chemin de la conscience. Ce livre porte aussi à la
connaissance des francophones les brillants travaux outre-Atlantique, de
ceux qui se sont risqués à la dangereuse évocation publique, de ce qui
nous est purement et simplement interdit.
Ce livre, en s'écrivant, a cherché sa place dans le panorama et la
cartographie des autres rares ouvrages reconstruisant le pont brûlé entre
spiritualité et psychédéliques. Il n'est résolument aucunement scienti-
fique, encore moins scientiste, ce qui ne l'empêche pas de s'appuyer sur
des faits validés par la «vérité scientifique» qui, rappelons-le, n'est qu'une
affaire d'époque. Il fait appel à votre curiosité, à vos émotions, à ce qui
brûle en vous et qui se situe au-delà du mental.
Même si je suis profondément reconnaissant à tous les auteurs qui
s'accordent au sujet des substances psychédéliques ou enthéogènes - la
distinction vous sera présentée ci-après -, la place que je leur crois entière
et centrale, je ne peux m'empêcher de ressentir une profonde tristesse
quand leurs ouvrages sont dénués de considérations spirituelles. C'est
sur cette étagère-là que je souhaite que ce livre puisse trouver sa place.
C'est en partie à ces explorateurs, écrivains, scientifiques et journa-
listes que nous devrons un jour la légalisation des outils évoqués, pour
une utilisation présentée à juste - mais étroit - titre comme thérapeu-
tique. La charge de la preuve des bénéfices pour le traitement des troubles
psychologiques sera bientôt une affaire d'historien plus que de scienti-
fique, tant lesdites preuves fleurissent chaque jour à la mesure des études
toujours plus nombreuses. Et c'est fantastique. Mais le monde a-t-il
besoin de soigner sa dépression ou bien la cause de sa dépression? Sans
vouloir palabrer sur les hypothèses d'une telle cause, il me semble que la

22
Avant-propos

source de cout cela est une affaire de démarche spirituelle, dont l'absence
de clarté engendre une propension à vouloir apporter des réponses du
domaine du tangible. Celles-ci débouchent alors sur des préoccupations
toujours plus concrètes, comme la réussite matérielle, alors que si réussite
il y a, celle-ci se situerait peut-être sur un cout autre plan, plus pertur-
bant celui-ci, puisque n'étant pas expérimentable autrement que par
un sentiment intérieur. Un sentiment, non mesurable, non qualifiable,
dont l'acuité et l'intensité se réduisent à mesure que l'on s'éloigne du
domaine spirituel.
Il se peut que les mots qui vont suivre trouvent, à certains moments,
un écho cout particulièrement fort en vous. Soit parce qu'ils expriment
un ressenti que vous n'avez jamais pu mettre en mots, soit parce que vous
utilisez ces mêmes mots, et que vous souffrez de ne pas pouvoir les dire,
ou bien, parce qu'ils ne sont pas entendus. Il se peut également que ces
idées rencontrent votre scepticisme, voire, pire, votre hostilité. Si tel est le
cas, demandez-vous ce qui vient, à ce moment-là, d'être touché en vous,
et que vous ne souhaitez pas voir au point de lui fermer la porte, et d'y
apposer éventuellement le cadenas du scientisme, du mépris ou du rejet.
Ne sous-estimez pas le pouvoir d'une idée qui raisonne- ou résonne
- déjà avec une part de vous, pour la simple raison qu'elle n'aurait pas
rencontré de mots suffisants pour s'extérioriser, ou bien, ayant trouvé
vos mots, s'est extériorisée dans le monde matériel, mais n'a pas été
reçue, ni vue.
Vous vous tenez donc là, avec ce livre en main, car en vous germe
ou fleurit l'expression d'une recherche spirituelle. Vous cherchez. Nous
cherchons. Gardez à l'esprit que cette recherche, quand elle est profon-
dément sincère, ne s'arrête pas à la curiosité littéraire ou au tourisme
spirituel, et ne peut, selon moi, s'exonérer de l'expérience directe.
Au curieux qui cherche, voici quelques cailloux blancs semés derrière
moi. ..
INTRODUCTION

Très tôt, enfant, je spéculais déjà beaucoup. Un peu trop, parfois. Me


concernant, je me rappelle une chose en particulier, puisqu'elle ne m'a
jamais quitté: le même rêve étrange que je faisais souvent, dans lequel
je me levais de mon lit, la nuit, pour aller décrocher la carte du monde
que j'avais dans ma chambre, pour découvrir qu'il y avait, au verso, un
autre monde cartographié.
J'étais un enfant passionné par la chasse au trésor, le secret, le caché,
les légendes. Un enfant intimement persuadé, depuis toujours, que
quelque chose ici ne tourne pas rond, et que ce sentiment fascine, obsède
et ne quitte pas. Je le comprendrais beaucoup plus tard; mais, chez les
enfants, c'est sous cette forme que se manifeste l'attrait pour ce que nous,
adultes, nommons «spiritualité».
Littéralement obsédé par la notion de secret et par l'idée, devenue
intuition avec les années, que «quelque chose nous est caché», Que
l'humanité, la vie et l'existence représentent et recèlent un secret. Il
demeurait - pour l'enfant que j'étais, et qui vit encore en moi - une
énigme à élucider, et dont la clé nous est volontairement cachée.
Je m'étais mis en tête que la vie était comme une pièce - quatre murs
sans fenêtres - et qu'on passait cette vie dans cette seule pièce; que l'on
ne fait, finalement, que décorer - on change la moquette, la tapisserie,
on déplace les meubles, comme on changerait de métier, d'amis, de ville
ou de pays. Puis je me suis mis à spéculer sur l'existence hypothétique
d'autres pièces, d'autres mondes, qui pourraient expliquer la raison d'être
de ma pièce si étroite et vide de sens. Voyez-vous, il arrive parfois qu'en

25
La Sagesse interdite

arrachant la moquette, ou en changeant la tapisserie, on trouve une


trappe ou une porte cachée. Imaginez la surprise de la personne qui ne
connaît que sa pièce, depuis toujours. Et qui découvre qu'il existe autre
chose que cette pièce.
J'ai donc, depuis toujours, cherché des trappes, des sauf-conduits, des
souterrains, des passages secrets, des raccourcis, des chemins de traverse.
Dans les livres, dans les rencontres, dans les diverses pratiques, mythes
et légendes que nous proposent les mangas, et les films fantastiques
par lesquels j'étais tout particulièrement attiré. Sans doute parce qu'ils
nous proposent autre chose, un ailleurs, une autre dimension que celle
dans laquelle j'évoluais alors, privé de la capacité de faire sens quant aux
étranges interactions entre adultes qui m'entouraient. Faire sens quant
au programme scolaire qui m'accablait et dont, dès l'école primaire, je
ne comprenais déjà plus l'utilité pratique, étant focalisé sur un question-
nement existentiel toujours plus profond et présent, plutôt que sur des
considérations sur un avenir qui ne me préoccupait guère.
C'est ainsi que je n'ai trouvé - toujours et sans exception, jusqu'à
l'étrange découverte au centre de ce livre - que des impasses dans cette
recherche obsessionnelle, liée au sentiment profond que «quelque chose
ne tourne pas rond, ici». Avec le recul d'une vingtaine d'années supplé-
mentaires, j'en viens à penser que le sentiment inné de l'existence d'un
ailleurs était présent sans que je puisse le conscientiser, ni, par consé-
quent, le nommer. C'est donc ainsi que l'on se met à chercher quelque
chose que l'on ne peut décrire. Sans doute est-ce l'expression concrète
de ce que l'Histoire et la science ont nommé «sentiment mystique»,
qui donne donc naissance aux mystiques et aux poètes. Cette sensation
indéfinie, permanente, qu'un mystère est présent en ce moment même,
en nous, et juste en face de nous. Habité, en sorte, par le Mystère, sans
le comprendre, sans le toucher, tout au plus incliné vers un état de
constante interrogation, intuition d'un ailleurs, questionnement du réel,
agrémenté d'une inextinguible curiosité.
Plus tard, un jour, la science parlera peut-être de ce sentiment mysté-
rieux qui confine à l'obsession de l'élucidation du mystère existentiel,
dans les mêmes termes que l'autisme:

26
Introduction

Les données disponibles plaident pour une origine multifactorielle,


largement génétique, avec d'éventuelles influences environnementales et
épigénétiques, rapprochant l'autisme d'une variation neurologique natu-
rellement présente parmi la population humaine, dont seule l'extrémité
pathogène entraîne un niveau élevé de handicap 1•

Ce serait donc dans cet étrange monde, où se situe « l'extrémité


pathogène» du sentiment mystique dominant, que déambulent et se
complaisent en riant les bouddhas, prophètes, messies, maîtres spirituels,
gurus, et grands mystiques. Nous contemplons ce monde, depuis une
distance égale à l'épaisseur d'une vitre transparente, matérialisant notre
ego. Plus le verre est épais, plus les aspérités déforment la perception de la
nature et de son message. Très jeune, je me suis donc mis «en chemin»,
déterminé à attaquer le verre à la pioche, pour réaliser, très tard, que
plus on entame le verre, plus les éclats et les fissures troublent la vision.
Alors faudrait-il peut-être entamer une lente et méticuleuse abrasion de
la surface, jusqu'à se rapprocher, sans doute en une durée de plusieurs
vies, de la perception claire, fidèle et intelligible, des messages que ces
mystiques nous ont laissés.
Qui aurait pu penser qu'avant l'aube de la trentaine je tombe sur non
pas un seul, mais un grand nombre d'outils - nous développerons cette
notion d'outil plus tard - qui dépassent de loin mes attentes d'enfant
émerveillé par le mystère, d'adolescent à l'ego blessé, et d'adulte au scep-
ticisme à toute épreuve. Des outils qui ne sont plus des outils d'abrasion
de la surface du verre épais qu'est l'ego, mais des outils de perçage de ce
dernier, permettant l'écoulement d'une réalité plus grande, vers la nôtre
si étroite - du futur vers le présent.
Dans mon enfance, les films et séries fantastiques ont été une source
intarissable d'indices sur l'existence de pratiques occultes, magiques,
rituelles, destinées justement à percer le sentiment de mystère qui
m'habitait, m'électrifiait, et attisait ma curiosité de tout. J'étais alors
devenu boulimique de toute information que l'on nous aurait cachée et

1. Source: Wikipédia, ~causes de l'autisme~.

27
La Sagesse interdite

qui pourrait m'apporter un indice supplémentaire à la résolution d'un


problème dont je ne comprenais alors ni la nature, ni l'origine, ni, bien
sûr, l'issue. Puis ce furent les livres. Les rayons «ésotérisme et religion»
des librairies et de la bibliothèque municipale étaient devenus ma desti-
nation préférée, jusqu'à l'apparition d'Internet, où le sol craquant du
parquet ciré des librairies locales, et la lueur blafarde de leurs néons
- souvent défectueux - ont laissé la place au confort d'un fauteuil de
bureau pivotant en simili cuir et à la lumière bleue des premiers moni-
teurs cathodiques. Mon abonnement Internet a remplacé ma carte de
bibliothèque, Google a remplacé l'adresse des libraires, et leurs bien-
veillantes recommandations ont fait place aux forums de discussion en
ligne. Nous étions en 2001, et j'avais 18 ans.
Les perpétuelles impasses se sont vues confirmées, mais sur Internet.
Notre rapport avec la dimension numérique, qui s'est alors ouverte
avec ce saut de paradigme qu'est la mise en réseau du contenu de nos
cerveaux, est - avec une pertinence toute particulière - la métaphore de
notre rapport avec la dimension matérielle et notre réalité quotidienne:
on y trouve, voit, constate ce que l'on y cherche.
Devient réel et représentatif de la réalité ce vers quoi notre attention
se tourne. Ainsi, nous développons une vision du contenu d'Internet à
l'exacte image de nos sollicitations sur les moteurs de recherche. Ainsi
en va-t-il de même pour notre perception de la vie. Notre perception
change à la lumière de ce qui se joue à l'intérieur de nous, et - je le déve-
lopperai davantage plus loin - de ce que nous projetons sur le monde.
Jusqu'à ignorer le fait que le monde que nous voyons est le fruit de ce
qui se joue en nous, dans nos labyrinthes les plus intimes, et dont les
parois sont les programmes de préservation de l'illusion d'un Soi séparé
du monde, individuel et indépendant.
Mais, voyez-vous, certains êtres à travers les âges ont attesté l'existence
de ces mêmes ponts, ont décelé le fll qui dépassait de la trame, le défaut
dans le tissu de la réalité, le bug dans la matrice, dans l'enchevêtrement
pourtant très fluide de programmes informatiques qui constituent ce
que nous nommons «réalité», et qui pourtant ne trouve sa définition
que dans les limites des plages de perception de nos cinq sens.

28
Introduction

C'est, en partie, ce que nous essaierons de parcourir, élucider, décor-


tiquer, disséquer, éclaircir ensemble dans cet ouvrage. Dans lequel,
j'ouvrirai la porte sur ce qui se situe à la source primordiale de tout mysti-
cisme, magie, chamanisme, avant de devenir religion, puis dogme; une
évolution corrélée aux velléités de contrôle des institutions sur le peuple,
en distanciant ce dernier des pratiques et expériences concrètes donnant
un accès direct à une réalité transcendantale. C'est cette dernière, dont
l'accès nous a été barré et vendu comme possible uniquement après la
mort, qui a été associée à une imagerie religieuse et dogmatique si farfelue
qu'elle a perdu toute crédibilité. Une porte qui ne donne sur rien, donc
sur tout. Qui ouvre sur ce que nous sommes par essence, avant de nous
voir attribuer un prénom, puis une identité.

Coming out spirituel


Octobre 2020, je me retrouve sur scène devant mille personnes pour
faire un coming out. Il s'agit d'une conférence TEDx, dont voici un
court extrait:

Comme je n'avais rien d'autre à faire pendant ce qui devait être, au


départ, une année sabbatique, je suis donc allé au contact de ce que
j'appelle« l'expérience directe». L'expérience directe, c'est passer par cette
trappe que j'avais alors découverte dans ma pièce en arrachant cette
belle moquette épaisse qu'était ma carrière, c'est cesser de spéculer et de
mentaliser pour vivre et ressentir, passer du savoir à la connaissance (deux
choses très différentes): c'est comme passer de la religion à la spiritualité,
c'est passer de l'adhésion à la croyance en l'expérience d'un autre, à la
création et au plongeon, dans sa propre expérience directe.
j'ai donc pris un billet d'avion pour l'Amérique du Sud, à la rencontre de
ce que les chamans amazoniens appellent la «médecine». L'effet premier
de ce plongeon dans cette expérience, c'est la peur de la mort, viscérale.
Une expérience spirituelle extrême qui mène à la dissolution de l'illusion
dans laquelle nous vivons qui est notre réalité, à la mort de l'ego. Qui
permet l'entrée en relation avec une intelligence universelle qui englobe

29
La Sagesse interdite

tout le vivant, dont nous foisons partie intégrante, qui donne accès à une
dimension, une source d'information infinie, dont l'existence est dibatroe
depuis l'origine de l'homme. Les traditions orientales ont donné plusieurs
noms à cette expérience: «éveil», «samadhi », «satori »...
Après trois semaines de diète et une dizaine de cérémonies avec la plante
dans la jungle, je suis rentré en France etje me suis mis à écrire, à rendre
compte des enseignements que m'ont apportés ces expériences aux fron-
tières de la mort. j'ai d'abord publié anonymement ces écrits en ligne sur
une page Facebook que j'ai appelée «Par un Curieux Hasard» et dont le
nombre d'abonnés s'est emballé. Elle a donné naissance à quatre livres,
et à l'organisation de stages au cours desquels, en tant que praticien en
relation d'aide, j'ai souhaité ouvrir un espace de transformation et de
guérison par la parole.
Voilà donc cinq ans que j'ai décidé de déposer le masque, de vendre
mes biens. Abandonner ma carrière, pour suivre ce feu intérieur, dont
parfois la fumée nous aveugle, ou nous étouffe, a été l'occasion de foire
mes plus grands voyages, dont le plus grand voyage du monde. Il fait
50 centimètres et part du cerveau pour aller vers le cœur.
En somme, j'ai passé une partie de ma vie à vouloir une carrière, de
l'argent, des biens matériels pourfuir quelque chose au lieu de le rencon-
trer. Ces expériences directes ont consisté pour moi à prendre conscience
que nous sommes bien plus qu'un corps, et que la mort n'est qu'un
changement d'état.
Si vous ne l'avez pas déjà fait, je vous invite donc à entreprendre l'examen
de cette pièce qu'est notre Réalité, à la recherche de la trappe qui mène
vers ce qui brûle depuis toujours en Vous. Parce que, si vous regardez
bien, il y a un coin de la moquette qui est déjà dico/lé, et c'est pour cela
que vous tenez ce livre en main.
Certains ont peut-être déjà arraché la moquette et ont très peur de passer
par le passage secret vers la dimension spirituelle de l'existence, et l'explo-
ration du Grand Mystère qu'est notre passage sur Terre.
Quelle que soit votre situation, je vous invite à considérer la possibi-
lité qu'il émane de la nature une mystérieuse Intelligence universelle,
qui peuple notre monde, qui est partout, et qui habite tout le vivant.

30
Introduction

C'est la réalisation de cette conscience universelle, et la capacité à garder


un contact permanent avec elle, qui est une des définitions du mot
spiritualité: le vivant favorise par de Curieux Hasards les humains qui
permettent son expansion.
PREMIÈRE PARTIE

LES BASES I

D'UNE SPIRITUALITE
I

ASSISTEE PAR I \

LES ENTHEOGENES
UN CHEMIN DEVENU SECRET

You see, a secret is not something unto/,d.


lt's something which can 't be told 1•
- Terence McKenna

Pourquoi définir le chemin dont il est question ici comme secret? Une
chose peut être notamment secrète par son incommunicabilité. Il s'agit
donc, ici, de parler de la nature de ce secret, de la façon d'y accéder et
à quelles conditions. Dans ce livre, ce ne sont que des mots qui tentent
de définir ce qui se cache au-delà des mots. C'est donc impossible. De
même qu'il est impossible de faire vivre, avec des mots, la richesse des
émotions que vivrait celui qui atteint le sommet d'une haute montagne
dont il aurait préparé l'ascension pendant des années. Tout comme il
est impossible de comprendre le temps en démontant une horloge ou
d'aplanir la surface d'un lac avec sa main.
Ce que je tente de faire ici, c'est de décrire le chemin qui mène au
secret en tentant une approche cartographique du cheminement vers
ce que je nommerai souvent «l'expérience directe» - qui, elle, se passe
évidemment de nos mots. L'enseignement en question ici est donc d'au-
tant plus secret qu'il ne peut pas être transmis par autrui-il est dit qu'un
grain de sable ne peut apporter l'illumination à un autre grain de sable -
et consiste en la découverte d'une autre réalité. Si cet enseignement est un

1. « VoyC'L-vous, le secret n'est pas quelque chose qui n'est pas révélé. Mais quelque chose
qui ne peut être révélé. »

35
Les bases d'une spiritualité assistée par les enthéogènes

secret en lui-même du fait de son incommunicabilité, il l'est aussi dans le


fait que, très souvent, nous ne voulons pas le voir. Une chose si évidente,
si permanente, si présente dans notre quotidien, que de révéler sa vraie
nature laisserait celui qui écoute, incrédule, voire moqueur. Cela reste
donc encore un secret, puisque tourné en dérision. Le secret est tellement
là que plus personne ne le voit, tout le monde le survole, et le néglige.
Le secret est d'autant plus secret qu'il est propre à chacun; son
contenu et sa révélation sont fondamentalement imprégnés du niveau
de conscience de celui qui le reçoit.

Pourquoi le secret 1
Dans de nombreux textes historiques de l'hindouisme et du boud-
dhisme, il existe un niveau de sens plus profond qui s'exprime en
sandhabhasa, littéralement «langage crépusculaire», parfois interprété
en «langage intentionnel» ou «langage énigmatique», qui est utilisé pour
obscurcir le vrai sens aux non-initiés, tout en le déclarant aux initiés.
Nous assistons au même phénomène dans les écrits alchimiques qui
emploient la «langue des oiseaux»,
Les textes tantriques sont souvent écrits dans le langage du crépus-
cule. L' Hevajra tantra le décrit comme un «langage secret, cette grande
convention des yogis, que les sravakas (disciples et laïcs) et autres ne
peuvent déchiffrer».
Tout simplement, car, dans le cadre d'une tradition ésotérique d'ini-
tiation, les textes ne doivent pas être utilisés par des personnes sans guide
expérimenté, et l'utilisation de la langue crépusculaire garantit que les
non-initiés n'accèdent pas facilement aux connaissances contenues dans
ces ouvrages2•

***

2. Roderick Bucknell, Martin Stuart-Fox, Tht Twilight Languagt: Explorations in Buddhist


Mtditation and Symbolism, Routleclge, 2013.

36
Un chemin devenu secret

Ce qui est, ici, tenu secret a une raison de l'être, en ce sens que, s'il
était découvert, l'objet du secret serait menacé. Les pratiques secrètes
en question le sont au regard des institutions, car elles permettent de
s'affranchir du contrôle que celles-ci exercent. Le secret n'est valable
qu'au regard d'une autorité qui en réprimerait l'usage. Pourquoi le ferait-
elle? Parce que l'usage en question contrevient à la structure même de
l'autorité de contrôle, qui n'est autorité que parce qu'elle est reconnue
comme telle par la majorité, et se doit donc de contrôler cette majorité
pour sa propre survie.
Certains enseignements secrets sont donc logiquement devenus inter-
dits, car émancipatoires, au point de se libérer de l'illusion de la réalité
et de reconnaître que notre existence dans d'autres dimensions - à la
source de la nôtre - est tout aussi, sinon plus, «réelle» que notre réalité
matérielle. Les dimensions dites «inférieures» - métavers et autres réalités
virtuelles - sont, elles, acceptées, voire encouragées, tant qu'elles sont
contrôlées depuis notre plan de réalité, dont elles sont issues.
Les pratiques libératrices ont, de tout temps, été considérées comme
dangereuses. Car, permettant d'atteindre des niveaux de conscience origi-
nels considérés comme «supérieurs» à notre réalité, elles peuvent porter
atteinte à l'ordre public.
S'il existait un programme informatique qui permettrait de trans-
cender l'illusion de la réalité, de sortir de ce que certains décrivent
comme la matrice, il serait interdit par cette même matrice, dont l' exis-
tence et la légitimité dépendent justement de l'intégrité des éléments
qui la composent. Ce programme existe depuis toujours. Il n'est pas
informatique, car il ne procède pas d'un système informatique au sens
où nous l'entendons. Il existe donc plusieurs moyens de s'extraire de
l'illusion quotidienne que tout ceci - nos maisons, nos métiers, notre
corps - est réel.
Ces pratiques deviennent interdites, pour éviter qu'elles ne se
répandent comme un virus, et que nous sortions tous de la réalité, et
qu'un autre plan de réalité fasse consensus au-delà de celui reconnu
comme réel: le monde matériel.

37
Les bases d'une spiritualité assistée par les enthéogènes

Il existe, depuis des millénaires, des pratiques secrètes de consom-


mation de substances associées à la méditation, qui, si elles étaient
découvertes, seraient déclarées comme dangereuses par l'autorité arbi-
traire qui déclare illégal ce qui peut porter atteinte à sa structure, voire
échapper à son contrôle et à son pouvoir.
C'est l'histoire biblique du fruit défendu, sur laquelle je reviendrai
plus tard.
Lorsque le fruit est consommé, l'identification à l'ego est supplantée
par l'identification à «cela» - une entité plus grande faisant l'expérience
d'elle-même à travers des formes de vies fragmentaires. Quand il y a
découverte d'une réalité au-delà de l'illusion entretenue par l'ego (Miiyii,
chez les hindouistes), celle-ci prévaut sur l'illusion, et nous parlons alors
d' «éveil», Il y a alors compréhension que notre réalité illusoire procède
d'un consensus culturellement renforcé, et maintenu en place par des
institutions dont la survie dépend de l'adhésion générale à ce consensus.
Nous pouvons sortir de cette logique et de cette inertie. Comment?
En s'interrogeant sur les vraies raisons pour lesquelles le fruit est défendu.
L'accès instantané à la sagesse, permis par ces moyens/outils nous émanci-
pant d'un consumérisme et d'un conformisme, est donc devenu interdit.

L'épaisseur du secret
Au-delà de cette trappe existentielle, décrite plus haut, il y a une réalité
cachée derrière la nôtre; et celle-ci est bien plus réelle que celle que nous
connaissons. Nous ne sommes que de passage; et cette micro-visite tient
davantage du battement de cils que de tout autre processus d' établisse-
ment durable.
Le chemin vers la trappe? L'intériorité. Jung disait que celui qui
regarde à l'extérieur rêve, celui qui regarde à l'intérieur s'éveille. Le
chemin n'est pas dans la matière, ni à l'extérieur de nous. Le premier
pas se fait en fermant les yeux. La clé qui ouvre la trappe? Les outils de
la nature que sont les psychédéliques et les enthéogènes. Toutes les spiri-
tualités y ont eu accès, voire recours. C'est attesté par de très nombreux

38
Un chemin devenu secret

textes, par des traditions orales, et même, comme nous allons le décou-
vrir, par de nombreux chercheurs scientifiques.
Il convient, ensuite, d'accepter que tout ce que nous croyons savoir
est fondé sur la perception extrêmement biaisée de notre incarnation.
Limitée par nos plages sensorielles, au service d'un cerveau qui agit
comme un filtre qui ordonne et limite cette perception déjà tronquée, et
non l'inverse. Qui, afin de nous permettre d'agir avec notre environne-
ment matériel, classe, réduit et ordonne. C'est sur cette obsession à trier,
classer et ordonnancer que se fonde toute notre conception de la réalité.
Le secret est sous nos yeux, expérimenté par des millions de personnes
pendant des dizaines de millénaires. C'est uniquement sur la toute
dernière page du livre de l'humanité, qui commence en l'an 392 de
notre ère, puis sur la dernière ligne de cette page, qui s'écrit en 1971,
que le secret s'épaissit, se distancie.
392 est l'année au cours de laquelle l'empereur romain Théodose Ier
a fermé les sanctuaires d'Éleusis par décret. Les derniers vestiges
ayant été anéantis en 396. Éleusis - nous y reviendrons - était le
lieu où se déroulait, depuis au moins vingt-cinq siècles (!), une
initiation à l'aide d'ingestion de psychédéliques.
1971 marque le début de la war on drugs («guerre contre les
drogues») lancée par Richard Nixon, visant notamment à la prohi-
bition des psychédéliques.
C'est ainsi que nous pouvons remettre en perspective la période infi-
nitésimale de distanciation des psychédéliques et, par conséquent, d'un
accès direct à la dimension spirituelle, par rapport à plusieurs millé-
naires de consommation. Cette consommation de psychédéliques sur les
plateaux africains sous la forme de champignons à psilocybine - proba-
blement ininterrompue jusqu'aux échéances mentionnées ci-dessus- est
attestée dans les traces archéochimiques de nombreux sites historiques
des douze derniers millénaires.
Nous pouvons établir une corrélation évidente entre l'interdiction
d'usage des psychédéliques et la nécessité de structuration d'une société,
notamment par le biais du contrôle et, de ce fait, de la distanciation

39
Les bases d'une spiritualité assistée par les enthéogènes

de ces membres d'une spiritualité adogmatique et émancipatrice, non


intermédiée par une autorité. Plus récemment, cette dimension de
contrôle s'accentue avec la société capitaliste, assise sur la glorification
du consumérisme, favorisé et entretenu par un sentiment de peur et
d'insécurité grandissant, nourri par ces mêmes acteurs. Cette insécurité
même qui grandit à mesure que l'on s'éloigne de sa propre spiritualité.
Les psychédéliques sont dangereux. Vraiment dangereux pour la stabi-
lité d'une société de contrôle construite sur une surconsommation, fondée
elle-même sur le sentiment de manque - de lien, de paix, d'amour - que
les psychédéliques ne viennent non pas combler, mais dissoudre. Non pas
par un paradis artificiel ou un bonheur factice, mais, sous certaines condi-
tions, par l'accès plus ou moins durable à une réalité transcendantale,
plus grande, cachée et secrète pour le profane. Une réalité alternative dans
laquelle l'expérimentateur prend conscience de la possibilité d'un état de
félicité, de complétude, de plénitude, et d'unité à tout ce qui est. Cet état
d'éveil est décrit, à travers les millénaires, dans toutes les traditions spiri-
tuelles. Ces dernières, quasiment sans exception, ont toutes eu recours à
des substances psychédéliques et enthéogènes favorisant cet éveil.
Les religions millénaires nous parlent d'autres mondes, d'autres plans,
de paradis et d'enfer. Des mots bien adaptés à ramener l'incompréhen-
sible ici-bas. À ramener les aperçus de certains explorateurs téméraires
dans notre monde matériel, réduit, confiné et ordonné par le langage,
dans lequel surviennent ces battements de cils que sont nos vies, que
nous considérons volontiers comme immobiles.
Un langage qui exprime tant bien que mal tout ce que nous prenons
pour mythes, légendes et fantastique, qui n'ont d'ailleurs été que des
fuites de ces dimensions cachées vers la nôtre. Si cette dimension cachée
derrière la nôtre suinte à travers les clôtures cognitives des plus perchés
d'entre nous, elle explose celles des plus courageux qui, animés d'une soif
irrépressible de réponses, se sont laissés tenter par l'expérience psyché-
délique, par l'ingestion de substances enthéogènes.
Nombreuses sont les molécules, et nombreux sont leurs hôtes. La
psilocybine est présente dans au moins 200 espèces de champignons;

40
Un chemin devenu secret

la mescaline, dans au moins 300 cactus différents ; et nous soupçonnons


la DMT et ses dérivés d'être présents dans l'intégralité du vivant, incluant
le règne animal et, bien évidemment, les humains. Au total, ce sont plus
de 800 substances naturelles, présentes dans quasiment tout le vivant,
et un nombre potentiellement illimité de dérivés.

L'intention du vivant 1
L'être humain serait exceptionnel. À notre connaissance, il serait le
seul être doté de la conscience de sa conscience. Beaucoup spéculent
sur l'origine de nos particularités, et sur notre apparente supériorité sur
le vivant, en cherchant très loin, dans l'inaccessible, ou l'inacceptable.
Alors que la vérité est sous nos yeux. L'homme se nourrit du monde
végétal, animal et fongique. Et, de ce fait, il en absorbe les propriétés. Je
parle, ici, non pas de l'influence de ce que nous mangeons au quotidien
- pourtant bien réelle, et palpable pour celui qui jeûne-, mais d'une
influence tellement ancienne et permanente que nous ne pouvons pas
en prendre conscience, puisqu'il y a complète assimilation. Le règne
végétal et fongique communique avec nous. Je ne peux ni ne souhaite
me prononcer sur le règne animal.
Faut-il entendre que ces règnes ont une intention? À titre d'exemple,
l'intelligence artificielle, telle que nous la connaissons aujourd'hui,
communique, sinon interagit en quelque sorte avec nous sur la base des
intentions pour lesquelles elle a été programmée. Il en serait de même
pour la nature et ses différents règnes.
Comment se connecter à cette intention et collaborer avec elle plutôt
que nager en sens contraire? En manifestant cette intention - il existe
des techniques et des outils plurimillénaires - et en souscrivant à sa
puissance plutôt qu'au comblement des crevasses laissées par nos bles-
sures narcissiques, au niveau individuel, sociétal, mais aussi en tant que
civilisation et espèce. Ce livre porte l'ambition de nous en rapprocher,
du moins par la tentative de compréhension des mécanismes qui nous
dépassent et auxquels nous sommes pourtant soumis.

41
Les bases d'une spiritualité assistée par les enthéogènes

Nous pourrions même trouver tout cela drôle en imaginant, avec


le sourire, que la seule raison pour laquelle l'humain est apparu est
que la planète avait besoin de déchets plastiques pour se débarrasser
de la vie dans les océans. À moins que nous échappions à ce cul-de-sac
évolutionnel dans lequel nous nous dirigeons fièrement au volant d'un
4x4, un Big Mac à la main, et des antidépresseurs dans la poche d'un
jean qui a parcouru dix mille kilomètres avant que nous le portions, en
participant à cette conscience universelle, à cette intelligence du vivant,
qui s'exprime à travers la nature, en la répandant à travers l'espace.
Car c'est peut-être là que réside la spéculation moins farfelue qui
consiste à reconnaître le besoin du vivant de se répandre, notamment
au-delà de la sphère terrestre. Et c'est peut-être là la seule raison d'être
de l'homme: servir le vivant qui conditionne sa survie. Ce qui viendrait,
enfin, justifier notre valeur ajoutée d'hominidés au pouce préhensile qui
consiste à développer des technologies complémentaires de celles que
mettent en place les règnes végétal et animal. Je n'ai volontairement
pas écrit qu'elles étaient plus avancées, car elles sont terriblement plus
primitives.
'
L'EXPERIENCE DIRECTE
DU SECRET

The path is known, the tools are here1•


- Terence McKenna

Il conviendrait de ne plus confondre croyance, savoir et connaissance. De


cesser de prétendre que nous savons, cesser de prendre nos croyances
pour l'ultime vérité. Mais de s'affairer à connaître, par la voie de l'ex-
périence directe, par l'acte de faire, de goûter, de toucher, de sauter
dans le feu, de prendre feu, et de cesser de venir s'en approcher pour se
réchauffer et espérer rallumer le pôle Sud avec des mots refroidis, avec
de grands gestes censés imiter les flammes, qui ne font que brasser du
vent. Car c'est là, précisément là, dans le feu, qu'intervient la valeur de
l'humilité - ce recul sur l'importance de notre existence et de notre ego -
qui pourrait alors nous inciter à accepter. Accepter la mort programmée
de nos croyances et la fragilité de nos connaissances scientifiques.
Quant à ces mots, ils ne valent même pas leur poids en octets, s'ils
ne vous incitent pas à prendre la voie de l'expérience directe, à fuir les
gourous, le scientisme et les religions. Fermez ce livre, quittez les réseaux
sociaux et enlacez un arbre, embrassez votre ennemi, le sans-abri en bas
de chez vous, ou une voie monastique, ouvrez votre diaphragme, lancez-
vous dans un jeûne, partez en voyage, vendez votre maison, et faites

1. «Le chemin est connu, les outils sont là. "

43
Les bases d'une spiritualité assistée par les enthéogènes

du présent votre demeure, et l'amour du vivant votre carburant, et


dissolvez-vous afin de réduire en poussière la prison dont la hauteur
et l'épaisseur des murs correspondent à la valeur que nous accordons à
notre ego.
Nous ne sommes rien; et cette rupture, et cette violence, et ce décès,
et ces traumas - autant de filtres venus distordre notre perception de
ce que nous voulons appeler «notre vie» - ne sont que des gouttes
d'eau tombant dans l'océan que nous finirons par rejoindre. Souriez,
vous tombez, et vous oubliez que cette chute est très provisoire. Et
qu'il n'existe aucune souffrance qui ne soit tentative de résistance. L'ego
gesticule dans sa chute.
Alors, que pouvons-nous faire? Il n'y a rien à faire. Sinon ne pas
résister au rythme universel. Nous souffrons à la mesure de notre igno-
rance. Et, si nous ignorons que nous sommes ignorants, nous souffrons
de notre souffrance même. C'est un aller simple vers la mort. Ce qui
n'est, au fond, absolument pas dramatique. C'est l'acceptation de nos
limites, par l'abandon de nos certitudes et de cette tendance à nous
agripper, à ce couple, à ce métier, à ce passé, à ce trauma, à cette vie, à
détenir, à vouloir circonscrire la réalité, et à posséder ce vivant qui nous
possède.
Il en est ainsi des symptômes de l'anthropocentrisme, et de la dérive
patriarcale de notre civilisation. Nous devons reféminiser le monde:
changer de polarité, rééquilibrer la tendance matérialiste, scientiste,
égotique et guerrière, consistant à valoriser l'adversité et la domination
sur ce qui nous entoure, en faveur de l'amour, de la sensorialité, et d'une
relation symbiotique avec tout le vivant, qui reste à créer.
L'expérience psychédélique, vécue assez intensément et de manière
préparée, prend souvent, à travers les âges, le nom de «magie».
L'expérience psychédélique est d'une telle puissance qu'elle dissout tout
ce qui fait de nous des individus limités, et a pour effet de nous faire passer
de la conscience individuelle à la conscience collective sans le truchement
de l'ego, qui se dissout, pour migrer vers un état de conscience illimité.
Ainsi, ce que nous nommons naïvement« magie» depuis des siècles n'est

44
L'expérience directe du secret

que le résultat de l'expérience psychédélique - chamanique, mystique,


religieuse - que nous tentons de reproduire sans sa substantifique moelle.
Ainsi, la magie - au sens premier du terme - existe bien, dans la mesure
où sa définition implique «la croyance en l'existence d'êtres, de pouvoirs
et de forces occultes et surnaturels permettant d'agir sur le monde maté-
riel par le biais de rituels spécifiques».

Toute technologie suffisamment avancée est indiscernable de la magie.


-Arthur C. Clarke

Nous avons là tous les ingrédients de l'expérience psychédélique - et


plus particulièrement enthéogène - pratiquée depuis toujours, même
avant l'homme, car les animaux se droguent; et c'est même une hypo-
thèse du développement de la conscience.
De l'expérience du microdosage développée par James Fadiman2 qui
n'offre aucune ou très peu d'altération des perceptions, pour un effet
bénéfique scientifiquement démontré sur le long terme, jusqu'à la« dose
héroïque» - décrite comme permettant la mort de l'ego -, l'expérience
psychédélique recouvre une infinité de nuances dans la gradation de son
intensité. La mort de l'ego - nous y reviendrons - peut être expliquée par
la dissolution du mode de perception par défaut de la réalité, consistant
à se considérer comme séparé du monde. L'ego est, par extension, la
représentation que l'on a de soi; ce qui nous différencie de la plupart
des animaux. Cette dissolution des limites du soi, que les traditions
spirituelles décrivent en des termes similaires à l'éveil, permet le déta-
chement progressif d'attitudes chevillées à l'ego, comme les addictions,
par exemple.

2. James Fadirnan est un écrivain américain, reconnu pour ses recherches sur le rnicrodosage
des psychédéliques. Il a cofondé l'Institut de psychologie transpersonnclle, qui est devenu,
plus tard, l'université de Sofia, où il a enseigné les études psychédéliques.
'
MEDICAMENT OU POISON?

Toutes les choses sont poison, et rien n'est sans poison;


seule /,a dose fait qu'une chose n'est pas poison.
- Paracelse

Il convient de redéfinir le mot «drogue», et son occultation des nuances.


Son utilisation comme mot fourre-tout trahit notre méconnaissance et
notre manque de granularité sur le sujet. Il revêt un caractère péjoratif,
employé à outrance par les gouvernements souhaitant faire des amalgames
- ici encore, on enferme dans des mots pour simplifier, et écarter la société
d'un savoir plus subtil et plus profond. Les Inuits disposent de plus de
vingt mots pour nommer ce que nous appelons la «neige». Concernant
les outils de la nature permettant l'éveil, nous disposons d'un seul mot
fourre-tout, là où nous en aurions besoin d'au moins une centaine.
Affirmer «Je n'ai pas besoin d'ingérer une drogue pour accéder à un
éveil ou à une compréhension accrue de l'existence et de son sens, de la
réalité et de sa nature» trahit un criant manque d'humilité et de curiosité.
Il est évident que celui qui souhaite s'enfoncer toujours plus profon-
dément dans une culture matérialiste et capitaliste, comme dans un
confortable canapé en cuir acheté à crédit, n'en a effectivement pas
besoin. Puisque l'ingestion des drogues/médicaments/psychédéliques
va radicalement desservir cet objectif.

Psychedelics are illegal not because a loving government is concerned


that you may jump out ofa third story window. Psychedelics are illegal

47
Les bases d'une spiritualité assistée par les enthéogènes

because they dissolve opinion stroctures and cultural/y laid down models
ofbehaviour and information processing. They open you up to the possi-
bility that everything you know, is wroni.
- Terence McKenna

Il convient donc de nuancer le mot «drogue» qui, par définition,


qualifie une substance qui modifie nos perceptions. Jusqu'ici, rien de
péjoratif, puisque nous pouvons y inclure, entre autres, le café, le tabac,
l'alcool et le sucre. Il convient maintenant d'éclaircir la notion de dépen-
dance, particulièrement forte dans les substances légales citées ci-dessus,
qui n'est absolument pas une généralité, mais plutôt une exception rare.
Le caractère addictif n'est donc pas un facteur d'illégalité. Il y a,
en réalité, une réelle décorrélation entre ces deux facteurs. Le facteur
principal d'illégalité est la préservation des intérêts de l'autorité qui
interdit lesdites substances. Nous pouvons trouver une corrélation bien
plus marquée entre illégalité et approfondissement de la conscience. Il
y a, évidemment, parallèlement à cela, une corrélation entre illégalité et
danger, principalement pour les substances addictives (cocaïne, héroïne,
méthamphétamine, etc.). Mais c'est, de loin, la moins évidente. C'est là
qu'intervient la nécessité de différencier les dimensions enthéogène et
psychédélique de certaines substances rentrant dans la boîte réductrice
et déformante qu'est le mot «drogue».

1. «Les psychédéliques ne sont pas illégaux parce qu'un gouvernement aimant craint que
vous sautiez par la fenêtre du troisième étage. Les psychédéliques sont illégaux parce qu'ils
dissolvent les structures d'opinion, les modèles de componement, et le traitement de l'in-
furmation culturellement établis. Ils vous ouvrent à la possibilité que tout ce que vous savez
soit faux.•
' '
ENTHEOGENE
' '
OU PSYCHEDELIQUE?

Selon le magazine Double Blind', sur lequel s'appuie ce court chapitre,


le terme «enthéogène » - évoquant le langage de la « médecine divine»
- serait en train de remplacer «psychédélique»,
En 2020, lorsque le conseil municipal d'Oakland a voté à l'unani-
mité la décriminalisation de quatre espèces de plantes psychoactives et
de champignons, un mot est entré dans le lexique de la jurisprudence
américaine: « enthéogène ». La résolution énumère des enthéogènes
spécifiques: les cactus peyotl et San Pedro, l'Ayahuasca, l'iboga, et les
champignons à psilocybine.
Alors, que sont les enthéogènes? Communément, les enthéogènes
sont des plantes qui procurent une expérience spirituelle. Le mot
provient des racines grecques en (dedans), theo (divin) et gen (créer), et
signifie littéralement «créer le divin à l'intérieur». Une définition élargie,
présentée dans les documents officiels fournis à la ville d'Oakland, expli-
quait que les enthéogènes étaient utilisés par les peuples autochtones
depuis des millénaires pour « la guérison, la connaissance, la créativité
et la connexion spirituelle».
Le mot «enthéogène », lui-même, exprime une idée sur qui utilise ces
substances, et comment et pourquoi ces personnes le font. Il représente

1. Joanna Steinhardt, ~ Entheogen: What does this word actually mean? », Double Blind,
mai 2020.

49
Les bases d'une spiritualité assistée par les enthéogènes

un écart important par rapport aux hypothèses courantes. Partagées en


communauté, parfois cultivées personnellement, utilisées à des fins spiri-
tuelles et thérapeutiques, ce ne sont pas les «drogues» des adolescents
ou l'évasion des hippies.
Le mot «enthéogène» porte un réseau d'associations qui le distingue
du mot «psychédélique» de manière significative. Son utilisation dans le
mouvement de décriminalisation reflète un changement marqué dans la
façon dont nous comprenons les plantes enthéogènes, les champignons et
les composés synthétiques plus communément appelés« psychédéliques».
Un regard sur l'histoire du mot donne un aperçu de l'importance de
ces distinctions. Le terme a été inventé dans un court article académique,
paru en 1979 dans journal ofPsychedelic Drugs. L'article s'ouvre sur une
brève histoire de la confusion moderne sur cette «catégorie unique de
drogues». Les auteurs écrivent: «Les mots sont fabriqués et, dans leur
fabrication, ils trahissent l'incompréhension ou les préjugés del' époque.»
Le mot «hallucinogène» impliquait une tromperie visuelle et un délire,
un jugement de valeur sur la perception et la réalité. «Psychotomimétique »
était un terme utilisé par les psychologues, signifiant littéralement «une
drogue qui induit la psychose». Cela a été rejeté pour d'évidentes raisons.
Quant à« psychédélique», le mot souffrait d'une parenté linguistique
avec «les psycho-mots» comme la «psyché» et la «psychologie», créant
une association avec la maladie et la pathologie. Il signifie « manifestant
ou révélant l'esprit», notamment popularisé par Timothy Leary et Ram
Dass. Les auteurs notent, comme raison de son rejet par la société,
que le mot était devenu entaché de connotations de la culture pop des
années 1960. Il fallait un nouveau mot.
« Enthéogène » est alors devenu une nouvelle version de « psychédé-
lique». Dans l'article de 1979, le mot était censé faire référence à des
substances ouvrant l'esprit et induire des «états chamaniques et exta-
tiques». Plus précisément, nous avions besoin d'un mot pour décrire le
type d'extase cérémonielle qui était essentielle à la théorie - à laquelle
j'adhère - selon laquelle les religions antiques ont pris naissance par la
consommation de plantes psychoactives ou de champignons.

50
Enthéogène ou psychédélique?

Aujourd'hui, le mot circule parmi un large éventail de personnes, des


chamans à la lignée transgénérationnelle aux festivaliers qui voient leurs
fêtes comme des formes modernes de rituel extatique. L'utilisation du
terme « enthéogène » place les cultures contemporaines dans la même
lignée que la divination préhistorique et les traditions chamaniques.
Contrairement aux psychédéliques, qui se tournaient vers le futur, les
enthéogènes se tournent vers le passé.
Si les psychédéliques sont liés à la contre-culture des années 1960,
les enthéogènes, eux, sont liés à des pratiques qui existent depuis des
millénaires. Decriminalize Nature affirme que les enthéogènes facilitent
une connexion spirituelle avec la nature, qui est à la fois ancienne et
universelle. Une médecine spirituelle ancienne qui relie les cultures
autochtones et la science moderne.
Il existe aussi une approche selon laquelle le mot «enthéogène » délé-
gitime implicitement l'usage récréatif - par des personnes en bonne
santé, pour le plaisir. Si les enthéogènes «génèrent le divin en nous»,
est-ce irrespectueux, voire profanant, de les utiliser pour des plaisirs insi-
gnifiants ? Puis il y a l'association conceptuelle du mot avec une idée de
naturalité qui exclut implicitement les drogues synthétiques comme la
MDMA, le LSD et la kétamine - des substances qui peuvent pourtant
induire de puissantes expériences de transcendance et de divinité.
Dès sa création, le mot « enthéogène » fut ancré dans cette idée d' uti-
lisation cérémonielle et religieuse, par opposition à l'usage récréatif. Le
terme est entrelacé avec des visions d'un passé où les gens communi-
quaient avec le divin à travers une relation accrue à la nature.
Que ces approches soient correctes ou non, une chose est claire:
le mot « enthéogène » exprime l'immense signification spirituelle et
politique que d'innombrables personnes trouvent aujourd'hui dans ces
plantes, champignons et composés chimiques. Les mots sont fabriqués,
et, dans leur fabrication, ils révèlent les espoirs et les rêves de leur temps.
,
lA NOTION DE DANGEROSITE

Cependant, tout interdit n'étant pas irraisonné, ou dénué d'argument, il


convient d'établir une distinction, dans les produits interdits, entre ceux
qui contribuent également au rétrécissement du champ de conscience,
ou à une anesthésie de nos perceptions et de notre discernement, et ceux
qui permettent justement l'inverse.
Des études 1 ont contribué à ce discernement en définissant, selon
quatre critères, le caractère« dangereux» d'une substance:
- son pouvoir addictif;
- le préjudice qu'il cause à son consommateur (physique et
psychologique);
le préjudice qu'il cause à la société;
et, enfin, un coefficient très simple, issu du rapport entre dose
efficiente et dose létale.
Ces études nous permettent de séparer le grain de l'ivraie au sein des
substances illégales les plus consommées. En tête des divers classements
issus de ces études, nous trouvons invariablement: l'alcool, l'héroïne, la
cocaïne, la méthamphétamine.

1. David N utt, Leslie King, Lawrence Phillips, « Drug harms in the UK: a multi-criteria
decision analysis •, au nom de The Independem Sciemific Committee on Drugs, The Lancet,
2010, n° 376.

53
Les bases d'une spiritualité assistée par les enthéogènes

Payer le prix fort


Grande-Bretagne, score de nocivité des drogues (sur 100), drogues sélectionnées, 2010

0 10 20 30 40 50 60 70 80
Alcool
Héroïne
Crack, cocaïne
Méthamphétamine
Cocaïne
Tabac
Amphétamine
Cannabis Préjudice pour les utilisateurs
Benzodiazépines - Atteinte à la santé, déficience mentale et dépendance
Kétamine -Mortalité
C==:J Perte de biens tangibles et de relations
Méthadone
Torts causés à autrui
Ecstasy
~ Impacts communautaires, économiques et environnementaux
LSD ~ Criminalité et blessures

Champignons ~ Problèmes familiaux

Drug harms in the UK: a multi-criteria decision analysis2•

En bas de classement, nous trouvons, avec la même régularité selon les


études, le LSD, la psilocybine (molécule présente dans les champignons
hallucinogènes). Ces derniers produits, selon la contre-culture mais aussi
le monde scientifique, trouvent, par coïncidence ou non, leur place dans
la catégorie dite des« psychédéliques» {qui délie ou révèle la psyché).
C'est ici - en témoigne leur consommation millénaire dans les
pratiques chamaniques - que nous rencontrons leur dimension spiri-
tuelle, et leur effet sur la conscience.
Les substances les moins «dangereuses» sont également celles qui
donnent accès aux expériences transcendantes, spirituelles ou mystiques.
Elles favorisent un élargissement ou approfondissement du champ

2. Ibid.

54
La notion de dangerosité

de conscience, et non un rétrécissement, comme les substances légales.


De même, elles ne sont peu - ou pas - addictives, comparativement aux
substances légales.
Beaucoup de substances présentes dans la nature ne font pas partie
de ces études, simplement délaissées, car moins connues ou moins acces-
sibles, et surtout innombrables. C'est le cas notamment de la DMT,
pourtant présente dans quasiment tout le vivant, dans chaque organisme,
des humains aux souris en passant par une grande majorité de plantes.
La quasi-omniprésence de cette molécule interroge encore à ce jour, tout
autant que sa fonction.
Mon avis personnel sur cette dernière question - partagé par beau-
coup d'explorateurs de la conscience - est que la fonction de la DMT est
étroitement liée à la spiritualité. Elle serait le catalyseur de l'expérience
spirituelle. Pour ainsi dire, des expériences visant à reconnaître la réalité
de ce que nous pouvons appeler «âme» et d'autres dimensions, comme
réels, et, selon la dose et l'intensité de l'expérience comme beaucoup
plus «réels» et tangibles que ce que nous considérons comme la réalité
ordinaire.
L'expérience de la DMT (que nous produisons naturellement dans
notre corps, au niveau de la glande pinéale et des poumons) permet de
pénétrer une réalité alternative - ou, pour le dire plus justement, une
réalité supérieure, en ce sens qu'elle englobe et contient la nôtre. Notre
réalité, ordinaire, apparaît alors comme une émanation, un rejeton, une
création de cette dimension originelle, du moins fondatrice de la nôtre.
La nature de cette dimension créatrice (car tout s'y crée constam-
ment) fait l'objet de nombreuses spéculations entre ses explorateurs. Le
terme «explorateur» peut faire sourire puisqu'il convoque spontanément,
dans notre esprit, des images du siècle dernier, aux couleurs de jungles
verdoyantes, dangereuses savanes, mers mystérieuses, paysages escarpés
et pays lointains. Il ne s'agit pas, ici, de partir loin, mais en dedans, et
au-delà, sans bouger de l'environnement propice à l'expérience. Il ne
s'agit pas ici d'aller affronter - un danger, l'inconnu, des autochtones
- mais bien de se dissoudre. Cette dimension est là, en ce moment

55
Les bases d'une spiritualité assistée par les enthéogènes

même, au moment où je vous parle, dans le millefeuille des secondes


qui s'écoulent.
Ce qui nous sépare de cette dimension est simplement l'interposition
de l'ego entre la conscience individuelle et la conscience universelle.
CONSCIENCE
, ,
DE LA
, REALITE
,
ETREALITE
DE LA CONSCIENCE

Dans son récent livre Les Nouvelles Thérapies psychédéliques: des experts
témoignent1, le Dr Olivier Chambon me pose la question suivante:
« La "conscience
. ", pour vous, c'est quoi.. ) D' ou' vient-e
. 11e.) Q ue11e est sa
nature? Quel est son rôle, son importance?»
La conscience est déjà un concept extrêmement complexe à délimiter,
à définir dans les limites du langage, dans la mesure où tout ce qui est
provient de cette conscience. La science, elle-même, peine à trouver un
consensus pour la définir. Cela reviendrait, pour un poisson, à décrire l'eau
dans laquelle il vit, sans référence possible à ce que l'eau n'est pas. Toute
tentative de définition nous éloigne du sujet. Cela est d'autant plus vrai
quand nous l'abordons dans sa dimension spirituelle, plutôt que scienti-
fique. Nous lui accordons par convention, dans ce cas, un C majuscule.
Les récentes découvertes en physique quantique révèlent que la
matière n'est qu'une forme d'énergie, qui émerge d'une source au-delà de
l'espace et du temps. Cette source est la conscience, appelez cela « Dieu»,
«l'esprit», «le champ quantique», «la Source»; nous parlons alors de la

1. Olivier Chambon, Les Nouvelles Thlrapits psychédlliquts: des experts témoignmt, Guy
Trédaniel éditeur, 2022.

57
Les bases d'une spiritualité assistée par les enthéogènes

même chose. La physique classique a mis l'accent sur la seule matière. Et


affirme, à partir de cette perception déterministe, que les interactions de
la matière représentent et expliquent tous les phénomènes, incluant ce
que nous expérimentons; elle nous fait arriver à la conclusion que nous
ne sommes que des machines, régies par des processus biochimiques. Ce
qui pourrait être vrai, si ce n'était pas très incomplet. Si nous n'étions
que des machines, nous ne ferions pas l'expérience de tout ce qui est
inexplicable par la physique classique.
Dans la dimension quantique, tout est simultané et interconnecté.
Il n'y a ni espace ni temps. Il n'y a qu'une seule énergie, et les travaux
d'Amit Goswami (The Self-Aware Universe), physicien quantique,
suggèrent qu'il pourrait s'agir de la conscience dont toute matière émane.

Tout le monde de l'expérience, incluant la matière, est la manifestation


matérielle d'une forme transcendante de la conscience. L'idée que la
conscience est le fondement de toute existence, et non la matière, est la
base de toutes les traditions spirituelles.
- Amit Goswami, physicien quantique

Je peux également, ici, par souci d'intelligibilité, évoquer la


Conscience en la décrivant comme «ce qui perçoit» le monde, au-delà
de notre identité, au-delà de l'illusion de notre individualité, au-delà de
l'ego. Certaines expériences psychédéliques intenses sont décrites comme
menant à la «mort de l'ego», perçue comme une dissolution des limites
du soi, voire une disparition du sens de ce soi, au profit d'une perception
de ce qui est, depuis un point de vue moins limité, universel, omniscient.
Ce nouveau point de vue, souvent inédit et révolutionnaire pour l'ex-
périmentateur, peut être envisagé comme étant celui de la Conscience
universelle, existant au-delà des limites de l'ego, conception étroite de ce
que nous sommes, au-delà de toute projection personnelle conditionnée
par l'accumulation de nos expériences.
Cette expérience de la Conscience non entravée par nos limites habi-
tuelles, et par les contraintes de la matière- conditionnées par l'étroitesse

58
Conscience de la réalité et réalité de la conscience

des plages de perception de nos sens - est décrite d'innombrables


manières depuis des milliers d'années, à travers les grandes traditions
spirituelles, comme un éveil spirituel: samadhi, satori, bodhi, nirvana,
épiphanie, etc.
La Conscience ne vient de nulle part, et ne va nulle part. Elle est,
indifféremment, ce qui perçoit et ce qui est perçu. Sa nature est la nature
elle-même, et toute tentative de définition ruisselle sur elle comme une
goutte d'eau sur l'imperméable duvet d'un canard. Seule la lumière
se reflète dessus, et nous permet d'en percevoir maladroitement les
contours. C'est, d'ailleurs, cette perception qui nous sépare des animaux:
la conscience de la conscience. Ce qui est, en soi, une singularité de la
nature qui nous place peut-être dans une responsabilité toute particu-
lière: répandre le vivant - et donc permettre à la Conscience d'enrichir
son expérience d'elle-même - d'une manière dont les règnes végétal et
animal ne sont pas capables.
Beaucoup d'expérimentateurs non familiers avec cette dimension
originelle, la confondant avec leur ego qu'ils ne discernent parfois pas,
ressortent de leur voyage avec beaucoup de questions sur la nature de
celle-ci. Une dissociation, un discernement, entre le «moi» habituel et le
«cela», que pourtant nous sommes aussi, laisse le psychonaute perplexe
et interrogatif quant à la nature de ce «moi», désormais expérimenté de
manière élargie, non physique, et non locale.
Il est possible, en étant immergé dans un état que décrivent certains
méditants aguerris, de reconnaître et de rencontrer le substrat fonda-
mental de la conscience. Dans certaines traditions bouddhistes (par
exemple, dans le mahamudra et le zen), cet état est même nommé «esprit
ordinaire», qui ne doit cependant pas être confondu avec l'esprit de tous
les jours, rempli d'incessants bavardages internes, mental. La Conscience,
c'est à la fois la base de ce niveau de conscience superficiel et ce qui
l'englobe. C'est pourquoi certains maîtres bouddhistes nous disent que
nous sommes, tous, déjà éveillés.
Nous pouvons comparer cet état d'esprit primordial à un écran sur
lequel nos pensées apparaissent. Quand nous regardons un film, notre

59
Les bases d'une spiritualité assistée par les enthéogènes

attention est portée sur le spectacle en constante évolution, et non sur


l'écran lui-même. Néanmoins, l'écran est toujours présent. Le fait de
ne pas voir l'écran est analogue à notre aveuglement habituel en ce
qui concerne la conscience de base non duelle, dans laquelle toutes les
pensées apparaissent. Dans la tradition bouddhiste, cette ignorance -
dans son sens originel qui la place comme cause fondamentale de toute
souffrance - s'appelle avidya, littéralement «non-connaissance». En ces
termes, s'éveiller serait donc simplement le fait de remarquer l'écran.

Nous avons à décrire un bâtiment et à l'expliquer,· son étage supérieur


a été construit au XIX siècle; le rez-de-chaussée date du xvf siècle, et
l'examen plus minutieux de la construction montre qu'elle a été faite
sur une tour du If siècle. Dans la cave, nous découvrons des fondations
romaines, et, sous la cave, il sy trouve une grotte comblée, sur le sol de
laquelle on découvre, dans les couches supérieures, des outils de silex, et,
dans les couches plus profondes, des restes de la faune glaciaire. Telle serait
à peu près la structure de notre âme: nous vivons à lëtage supérieur et
n'avons que vaguement conscience que lëtage inférieur est assez vieux.
Ce qui est au-dessous de la surface de la terre est, pour nous, tout à fait
inconscient.
- C. G. Jung, La Structure de l'âme2

Ici, pour servir le propos du livre, je tiens ces édifices et ces mécanismes
de défense psychologiques comme les métaphores de nos convictions sur
notre nature, la nature du monde qui nous entoure, et de la nature de
la réalité. Nous percevons le monde de la manière qui nous permettra
d'y survivre. Une perception del' ego donc, ce programme de survie aux
dérives scientistes, par opposition à une perception du cœur qui, bien
au-delà de toute tentative d'intellectualisation, pourrait nous mener à la
perception d'une réalité plus large, plus profonde, dont les paramètres

2. Carl Gustav Jung, La Structure de l'âme, L'Esprit du Temps, 2013.

60
Conscience de la réalité et réalité de la conscience

ne sont pas appréhendables par l'intellect, mais bien palpables par une
autre composante de ce que nous sommes: la Conscience.

Croire que l'âme réside dans le cerveau revient à croire que l'orchestre
qui joue se trouve dans le poste de radio. Ce n'est pas /,e cerveau qui crée
la conscience, mais l'inverse.
- Extrait des livres Par un Curieux Hasard

Notre perception de la réalité est conditionnée par les plages de


perception de nos cinq sens, incroyablement étroites. De plus, le condi-
tionnement de la perception de notre réalité est renforcé par notre
histoire et par notre culture. Nous vivons essentiellement sous l'influence
de deux histoires principales. L'une, matérialiste, nous raconte que nous
sommes des corps séparés dans un univers dénué d'intelligence, unique-
ment fait de matière, et que, par un improbable hasard, l'humain a vu
le jour. L'autre, religieuse, nous raconte que nous avons été créés par
une divinité toute-puissante, qui nous a créés à son image, et à laquelle
nous devons adoration et soumission.

Nous ne voyons pas le monde tel qu'il est,


nous le voyons tel que nous sommes.
- Emmanuel Kant

Ah, la réalité! Par convention, ici, nous allons entendre par réalité
la perception supposée qu'est celle de l'écrasante majorité de nos
congénères. Je suis personnellement régulièrement ébahi et stupé-
fait de l'absence totale de considérations spirituelles de la plupart des
Occidentaux.J'entends par« spiritualité» l'opposition à la matérialité qui
régit notre vie ordinaire, et n'y inclut pas le dogme religieux, car toute
aspiration spirituelle ne saurait souffrir d'aucun dogme, ni règle. Ainsi,
nous conviendrons que nombre d'entre nous n'ont pas eu la chance
d'avoir le loisir de s'exonérer des contingences matérielles suggérées
par une société capitaliste et, de fait, consumériste. La réalité de l'âme,

61
Les bases d'une spiritualité assistée par les enthéogènes

des autres dimensions, de notre origine extraterrestre, de l'intuition, de


la vie après la mort, du chamanisme, des anciens astronautes, n'étant
toujours pas au menu du journal télévisé, ni des grands médias, et encore
moins des programmes scolaires, nous aurions pu espérer, avec la nais-
sance d'Internet, que les contenus les plus consultés, générant le plus de
vues et de followers, puissent faire de ces sujets leur cheval de bataille.
Cette conception-là de la réalité - celle définie par la perception
classique et superficielle distillée par les médias qui la façonnent pour la
plus représentative part de nos concitoyens -, de ce qui est donc qualifié
de «réel et crédible», de ce qui ne l'est pas, est, depuis près d'un siècle, et
de manière croissante, mise à mal par la physique quantique, qui décrit
le comportement des atomes et des particules élémentaires. À titre de
simple exemple, nous savons qu'un atome est constitué de 99,99% de
vide. Ce fait ne devrait-il pas suggérer davantage d'interrogations et de
réactions?

lA réalité, c'est ce qui subsiste quand on a cessé d'y croire.


- Philip K. Dick

Il y a un certain prix à payer pour être considéré comme mentale-


ment sain, et intégré dans une société matérialiste: un certain niveau
d'ignorance sur la nature de la réalité, ou, au mieux, un léger doute sur
le fait que «notre» réalité matérielle est une absolue illusion, un complet
mirage (Màyà, dans l'hindouisme et le bouddhisme). Ce léger doute
pourrait être une des briques fondatrices d'un barrage retenant une quan-
tité inimaginable d'informations. Quand ce doute s'éteint, quand cette
brique est enlevée, commence lentement, pour les plus «solides» d'entre
nous, l'écoulement d'une réalité cachée vers notre monde tangible. Pour
les plus fragiles, les plus ignés, les plus perméables et habités, l'édifice
se fissure, et les deux réalités se confondent alors. Certains d'entre eux
perdent contact avec «notre» réalité matérialiste; ce que nous appelons
«psychose». Les autres auront appris à nager, à travers l'amour, la médi-
tation ou l'introspection.

62
Conscience de la réalité et réalité de la conscience

Le mystique nage dans les mêmes eaux


que celles dans lesquelles se noie le psychotique.
- Joseph Campbell

«La Conscience» coule à travers nous. Elle est cette chose qui anime
toute matière inerte en apparence pour en faire «la Nature». Elle est,
entre autres, cette chose qui nous sépare de notre cadavre. Certains
l'appellent «Dieu», et lui donnent une image de grand-père rédempteur
qui attend quelque chose de nous. Cette «Conscience» est cette chose
infiniment mystérieuse qui coule dans celui qui lit cette phrase, qui
murmure toute la journée d'aimer, aimer, aimer, car c'est ainsi que la
Vie se répand et prospère. «La Vie» possède une armure, et c'est pour
cela qu'elle est aussi écorce, épines, griffes et carapaces. L'armure de
l'humain est l'ego, et, par une utilisation excessive, il peut agir contre les
intérêts de la Vie en se comportant notamment de manière destructive
envers son environnement, que «le Vivant» constitue. La reconnexion
à la Conscience peut se faire à travers le corps, au-delà du mental, en
faisant l'amour, en dansant, en méditant, en jouant, en chantant. C'est la
profondeur de ces expériences directes - qui dissolvent tristesse, angoisse
et déprime - qui permet de prendre conscience de cette «intelligence du
Vivant», et d'y céder, avec un sourire que plus rien n'effacera.
UNE CONSCIENCE
COLLECTIVE?

L'université de Princeton mène, depuis 1998, une expérience de parapsy-


chologie visant à mesurer la corrélation entre des anomalies dans la
génération de nombres aléatoires et des émotions collectives au niveau
mondial. Il s'agit de la tentative de détecter les interactions possibles entre
une «conscience globale» et des éléments physiques comme les soixante-dix
générateurs de nombres aléatoires physiques placés sur la surface du globe.
Ce rigoureux projet, financé par l'Institut des sciences noétiques,
résulte de la collaboration internationale de cent chercheurs et ingé-
nieurs, et mesure une corrélation entre des événements d'importance
planétaire - attentats, tremblements de terre, méditations planétaires - et
la fluctuation de ces nombres aléatoires.
On peut lire, sur la page dédiée du site de l'université: «Lorsque la
conscience humaine devient cohérente, le comportement des systèmes aléa-
toires peut changer. Les générateurs de nombres aléatoires produisent des
séquences de zéros et de uns complètement imprévisibles. Mais, lorsqu'un
grand événement synchronise les sentiments de millions de personnes, notre
réseau de générateurs se structure subtilement. Nous calculons une probabilité
d'un sur mille milliards que l'effet soit dû au hasard. Les preuves sur,gèrent
une noosphère émergente, ou le champ de conscience unificateur décrit par
les sages de toutes les cultures. »
La noosphère, ici évoquée, désigne «la sphère de la pensée humaine»,
et nous pouvons en affiner la compréhension en parlant de« conscience

65
Les bases d'une spiritualité assistée par les enthéogènes

collective». Bien qu'il demeure des controverses quant à l'interprétation


des résultats quotidiens de cette étude encore en cours, nous constatons
ici un rapprochement entre science et spiritualité.
SCIENTISME

Notre existence propre est le cadre de la perception et de l'expérimenta-


tion d'une infinité d'informations, que la science ne pourra probablement
jamais circonscrire. La richesse d'une émotion, si elle peut être expliquée,
par des mots, ne pourra jamais être vécue pleinement à travers ceux-ci.
Se réfugier derrière la science - ou, pire, vouloir comprendre par la
science en la considérant comme la seule source fiable de savoir - revient
à vouloir goûter un fruit en le regardant au microscope.
L'approche scientifique, tout comme l'approche religieuse d'un
phénomène spirituel, est un réductionnisme. C'est le règne du mental et
del' ego au détriment du Soi, de la spiritualité et de l'expérience directe.
Même s'il est fort probable que la science parvienne, un jour- après avoir
découvert l'existence d'autres dimensions infiniment plus complexes et
plus riches que les nôtres, éventuellement peuplées de ce que certains
considèrent comme nos maîtres, voire nos créateurs, et dont toutes les
traditions spirituelles font état -, à expliquer ces expériences directes
par un aride langage scientifique, ce sera encore une fois une tentative
de mentaliser l'ineffable, et de renforcer le gouffre entre l'homme et
son âme, créé par notre civilisation et notre culture glorifiant l'ego et
le matérialisme.

La position scientiste est à l'expérience directe ce que l'ego est à lame.


Une tentative supplémentaire de contrôle menant à une distanciation
de la richesse infinie propre à la source de toute chose.
- Stephan Schillinger

67
Les bases d'une spiritualité assistée par les enthéogènes

Le scientisme - qui consiste à placer en dogme matéraliste l'applica-


bilité universelle de la méthode scientifique - est une névrose collective,
symptôme alarmant de l'éloignement de notre nature profonde, nouvelle
tentative désespérée de contrôle de la nature. Le scientisme est à la société
ce que le bétonnage est à la nature: une tentative d'agrément contre-intuitif
et artificiel trahissant un éloignement de l'essentiel. Comme autant de
parkings et d'autoroutes à travers forêts et plaines sauvages. Incapables de
saisir la perfection du vivant, nous en multiplions les tentatives de recouvre-
ment, de compartimentage ou de morcellement. C'est le bard-discount de
la conscience, les vestiges du fast-food spirituel similaire au dogme religieux.
Quand on cesse d'emprunter les autoroutes du dogme jetées à travers
la nature humaine, ou d'errer sur ses aires abandonnées, la nature reprend
lentement le dessus en recouvrant les concepts et en brisant les routes.
Nous invitant à nous perdre dans ce qui sait déjà, dans ce qui était déjà
là avant nos entreprises de construction de la pensée, à nous laisser porter
par la sagesse d'un règne qui possède des centaines de millions d'années
d'avance technologique.
Charles Tart, cofondateur de la psychologie transpersonnelle, profes-
seur émérite de psychologie à l'université de Californie, a étudié les
écrits des fondateurs de la recherche psychique, des instruits de la fin du
:XOC siècle qui ont également buté contre des questions sur la réalité de
la spiritualité. Si la position matérialiste tend à jeter le bébé avec l'eau
du bain, devant le corpus des superstitions religieuses, il est admis que
l'attitude fondamentale de la science est d'être ouverte sur tout et peut
être appliquée à tous domaines, y compris le spirituel.
Il déclare que la science n'a pas à être enfermée dans un système de
croyances qui suppose dogmatiquement que seul le monde matériel est
réel. Cette ligne de pensée a conduit à une grande partie de ses travaux
en parapsychologie. En utilisant les méthodes scientifiques les plus rigou-
reuses, il a démontré à maintes reprises qu'il existe un aspect de l'esprit
humain qui transcende le matériel connu, qui possède une dimension
scientifiquement mesurable et nous permet de considérer certaines idées
spirituelles comme une chose réelle.

68
Scientisme

Sa rencontre avec Swarni Vivekananda 1 a été particulièrement impor-


tante pour lui, car il prétendait que le yoga n'était pas un système de
croyances, ni une religion; le yoga était (ou du moins pouvait être) une
science. La pratique de diverses techniques de méditation nous amène
à certaines expériences et observations, et nous pouvons ainsi vérifier,
par nous-mêmes, les réalités sous-jacentes au yoga. Le bouddhisme fait
des déclarations similaires, comme dans le célèbre Kalarna Sutta où le
Bouddha insiste pour que les gens n'acceptent pas ses idées sur l'auto-
rité ou sur la foi, mais s'appuient sur l'expérience personnelle et nous
exhortent à «être une lampe pour nous-mêmes».
La vie de Charles Tart a radicalement changé, un samedi matin de
1961, alors qu'il était encore étudiant diplômé. Dans le laboratoire de
parapsychologie de l'université Duke, un psychologue européen invité,
lvo Kohler, lui tendit une tasse d'eau tiède dans laquelle 400 mg de
mescaline avaient été dissous. Beaucoup de ses idées sur le mental et
l'esprit sont alors devenues des expériences directes.

Tart décrit « une beauté incroyable» : «La salle de laboratoire simple et


terne de l'ancien laboratoire de parapsychologie de l'université Duke est
devenue la salle la plus riche que j'aie jamais vue, les gens sont devenus
des dieux, et les fleurs autour du bâtiment sont devenues des miracles de
forme. j'ai vu la nature mécanique et resserrée de mon esprit qui pouvait
fonctionner comme une machine: appuyez sur le bouton de démarrage,
et des tâches mentales pourraient être effectuées sans réelle conscience. j'ai
vu que cëtait la nature de mon esprit tel que je l'avais connu. 'Je" a vu
que, quelle que soit ma vraie nature, c ëtait ''quelque chose" au-delà de
mon moi normal et de mes idées. Bien que cette expérience de la mesca-
line remonte à plus de trente ans dans mon passé, elle m'influence encore
aujourd'hui. j'ai médité et fait d'autres travaux de pleine conscience
régulièrement pendant de nombreuses années grâce à cette inspiration.

1. Philosophe et maître spirituel qui a fait connaître l'hindouisme au monde occidental et


a inspiré le mouvement pour l'indépendance de l'Inde. C'est l'un des principaux disciples
de Râmakrishna.

69
Les bases d'une spiritualité assistée par les enthéogènes

Mais, lorsque la vie est oppressante et que la méditation échoue ou me


semble ennuyeuse, je peux paifois me ré-inspirer en me souvenant de la
beauté, de l'espace, de /'intelligence et de la divinité que j'ai vécues au
cours de ce voyage. »

Nous pourrions également décrire le scientisme comme la propen-


sion à tout vouloir expliquer par des études scientifiques au détriment
de la perception de chacun par le biais de son expérience directe.
La valeur de la perception personnelle, et sa capacité, chez certaines
personnes, à anticiper des conclusions scientifiques peuvent se révéler à
travers l'intuition, que Henry Bergson comparait à un excès de vitesse
de l'intelligence. L'effort conscient de sortir de l'impasse dans laquelle
l'humanité s'engouffre passe également par la revalorisation des expé-
riences personnelles, mystiques et poétiques, dont l'intuition est un
constituant actif. À titre d'exemple, le cerveau possède une puissance
de calcul de S petaflops, selon les sources les plus modestes (soit S X 10 15 ,
ou Smillions de milliards d'opérations par seconde). Nous ne sommes
pourtant conscients que d'une infinitésimale partie de ces processus.
C'est dans le gouffre immense entre ce qui est réellement traité et ce qui
est réellement perçu que cette intuition prend sa source. Elle proéède de
l'expérience directe de la réalité scientifiquement observable et mesu-
rable, mais également du traitement d'informations non observables,
ni mesurables.
Réduire les psychédéliques à des médicaments envisagés sous l'angle
strictement scientifique est un réductionnisme et un symptôme de
l'ignorance de notre société. Réduire les psychédéliques à leur aspect stric-
tement thérapeutique, et réduire cet aspect à l'interaction moléculaire,
est un déni du champ transpersonnel et une ignorance fondamentale
des constitutifs de la guérison psychologique. Cette approche scientiste
du milieu psychédélique n'est pas en vigueur dans tous les endroits de la
planète. À titre d'exemple, les villes américaines ayant légalisé les enthéo-
gènes l'ont fait à travers le prisme de la tradition, de la pratique spirituelle
et de la liberté fondamentale qui en découle. L'approche scientiste est
symptomatique de la dérive civilisationnelle, dont les limites révèlent

70
Scientisme

l'absurdité et 1'étroitesse de la direction globale que l'humanité prend


- confondant souvent religion et spiritualité. Ces deux paradigmes, illus-
trés par l'opposition matérialisme vs postmatérialisme, sont à mettre en
relief avec le gouffre qui sépare les soixante-dix années de science psyché-
délique tâtonnante aux milliers - sinon dizaine de milliers - d'années
d'empirisme. Loin de moi l'idée de renier la science, indispensable et
magnifique, mais je préfère m'éloigner d'un scientisme mortifère.
RELIGIONISME

La religion, cest croire en l'expérience de quelqu'un d'autre ...


La spiritualité, c est vivre sa propre expérience.
- Deepak Chopra

Je tente, ici, sans donner aucun crédit à une quelconque religion, de


faire la lumière sur ce qui est commun à chacune d'entre elles. Sur ce
qui les regroupe au-delà des libres interprétations, parfois loufoques, à
travers les âges.
Toute religion ou idéologie obéit à des impératifs davantage sociétaux
que spirituels. Toute idéologie-qui, par définition, ne nous appartient
pas personnellement - se mettra en travers du chemin vers l'éveil. La
religion est une tentative naïve d'atteinte collective de l'éveil. Une tenta-
tive d'application à la masse de recettes individuelles et propres - par la
négation de la divinité et de la souveraineté de l'individu-, et qui, de
fait, se distancie de sa propre essence.
Les religions sont des tentatives de reproduction du mystère dans
lequel le chamanisme originel baignait. Le religieux est comme un
aquaphobe qui flotte sur un océan, dans lequel plongent les chamans
depuis la nuit des temps. Le religieux spécule et se tient à distance du
mystère que contiendrait l'océan, quand le chaman danse et commu-
nique avec lui. Le scientifique, lui, observe les deux, sans jamais vivre,
ni danser, il se contente de rendre compte de ses observations sur la
base d'une perception, qui s'arrêtent là où commence sa subjectivité,
son indicible.

73
Les bases d'une spiritualité assistée par les enthéogènes

Les religions du livre n'ont plus rien du mysticisme qui les a engen-
drées. Ni de l'expérience fondatrice des prophètes qui, ayant fait
1'expérience d'états modifiés de conscience, ont compris la nature de la
Conscience et du divin.
Les textes sacrés sont fondés sur des expériences directes, qui désa-
grègent, par leur nature, leur propre message, leur substance même.
Interprétés, sans cesse réinterprétés, travestis et corrompus à des fins
de pouvoir et de contrôle des masses, les institutions religieuses qui
s'organisent perdent alors le lien avec 1'expérience spirituelle incommu-
nicable, en s'éloignant de 1'expérience directe. Car l'institutionnalisation
d'une tradition spirituelle se fait par une caste établissant des dogmes,
sur la base de libres interprétations au service de la velléité de contrôle
des institutions religieuses, qui n'a jamais eu accès à la réalité spirituelle
qu'elles professent.
Le message originel - incommunicable autrement que par l'expé-
rience directe - se retrouve vidé de toute substance, réduit à de pâles
simulacres, rituels dont plus aucun adepte, privé de 1' expérience elle-
même, ne comprend ni ne peut comprendre la signification.
Nous assistons, à travers l'histoire des religions, à notre propension
à une naïve reproduction factice de 1' expérience mystique. Cette incli-
nation est très bien illustrée dans la croyance relative au culte du cargo.
Où, initialement, des peuples indigènes de Mélanésie, en proie à la
colonisation par largage aérien, reproduisaient pistes d'atterrissages et
sculptures d'avions, imitant les soldats, afin, le pensaient-ils, de favoriser
leur survenance qu'ils prenaient pour divine. Certains, ayant constaté
que les opérateurs radio au sol commandaient l'arrivée de navires ou
le parachutage de vivres et de médicaments, construisirent de fausses
cabines de radiocommunication. Nous pouvons regarder du même œil,
amusé mais non moins compatissant, les messes et rituels de nos inter-
médiaires religieux en proie à la reproduction de simulacres dénués des
éléments biotechnologiques - les sacrements enthéogéniques naturels
- essentiels à une véritable communication mystique avec la Source de
tout, elle, bien réelle.

74
Religionisme

La religion tente d'établir une cartographie et des règles, là où, par


essence, il ne peut y en avoir. C'est intermédier entre l'entité qu'est
l'homme et la Conscience ou le divin, sa source. C'est institutionna-
liser ce qui, par essence, ne peut être que personnel et intime. Puisque
le rapport au tout ne peut être que déformé par ce que nous sommes.
Toute religion, ou idéologie, ne fera que se mettre en travers du chemin
entre l'humain et le transcendant, entre l'humain et son éveil spirituel.
Le religionisme est un des grands symptômes du manque de connexion,
d'absence de sentiment mystique, et donc d'amour. C'est l'expérience
d'une ou plusieurs personnes appliquée aux autres, qui les distancie
ainsi de la nécessité absolue de faire sa propre expérience sans influence
dogmatique, ou idéologique. C'est la sacralisation d'idoles au détriment
de la valeur de l'expérience propre. Le religieux va chercher, dans l'ex-
périence d'un autre, ou dans un livre, l'expérience qu'il ne peut ou ne
veut avoir lui-même. C'est la graine de la dépossession de sa propre
responsabilité spirituelle.
Ce sont ces questions mentalisées, émanant d'humains en manque
de sécurité intérieure, qui donnent lieu à d'autant plus de religions
et d'idéologies, au détriment de la valeur de l'expérience directe. Le
religieux a peur du mal. Le mystique est celui qui l'a intégré et trans-
cendé. La religion combat le mal, le mystique l'intègre, le transmute, le
transcende. Le religieux a peur de l'ombre, le mystique est celui qui est
descendu dans l'ombre pour y faire lumière.
L'expérience mystique directe se retrouve dépouillée de sa subs-
tance, il n'en reste que la carcasse conceptuelle, et donc religieuse. Nous
pouvons alors regarder les rituels religieux comme de vaines tentatives
de reproduction singée, tel un enfant qui tenterait, dans sa chambre, de
reproduire le formidable dîner de la veille avec sa dînette. Il y croit, il
joue, il jubile, mais il ne se nourrit pas. Tout au plus nourrit-il son ego
en pleine construction de l'idée de faire comme les grands. Sauf que les
institutions religieuses modernes qui ont plongé le monde dans l'obs-
curantisme spirituel pendant des millénaires n'ont, elles, pas connu les
grands, ni même jamais dîné à la table des entités qu'elles personnifient,
déforment, et réinventent à la mesure de leur soif de pouvoir.

75
Les bases d'une spiritualité assistée par les enthéogènes

Un mythe qui était solidement entretenu par l'adhésion de milliards


de fidèles, coupés de l'essentiel, coupés du secret, qu'on leur a interdit
de toucher. Quoi de plus dangereux, pour une institution qui souhaite
maintenir l'ordre, que d'autoriser chacun à accéder à la vérité de l' expé-
rience directe (la vérité de chacun) en se passant de tout prêtre, imam,
rabbin, pasteur, et à être le seul dépositaire et responsable de sa croyance
et de son «salut».
La religion est à l'expérience spirituelle ce que le jeu vidéo ou la
téléréalité sont à la réalité. Un simulacre orchestré favorisant la docilité,
permettant le contrôle, et distanciant le fidèle de sa propre liberté et
capacité d'accéder au transcendant.

Nous devons tous essayer de comprendre ce qu'il se passe, nous en avons


besoin. Personne ne comprend ce qu'il se passe, ni les bouddhistes, ni les
chrétiens, ni les scientifiques du gouvernement. Personne!
Alors, oubliez les idéologies. Elles trahissent, elles limitent, elles nous
égarent. Faites-vous confiance, personne n'est plus intelligent que vous.
Informez-vous. Transcendez et méfiez-vous des idéologies.
Allez vers l'expérience directe.
Qu 'est-ce que VOUS pensez, quand vous faites face à la chute d'eau?
Qu 'est-ce que VOUS pensez, quand vous êtes dans un acte sexuel?
Qu 'est-ce que VOUS pensez, quand vous prenez de la psilocybine?
Tout le reste n'est que rumeur non confirmable.
- Terence McKenna
COMMUNIER AVEC LE VIVANT

Quiconque est sérieusement impliqué dans la science devient convaincu


qu'un Esprit se manifeste dans les lois de l'Univers, et que celui-ci est très
supérieur à celui de l'humain.
- Albert Einstein

Tout a commencé par une rencontre ... D'ailleurs, toute histoire ne


commence-t-elle pas par une rencontre? Je suis né d'une rencontre. Ce
même je est mort d'une autre rencontre. Ce je est le je de l'individualité,
de l'ego, de la séparation, de cela, de tout ce qui est. Cette rencontre est
celle d'un humain avec la nature. Ce qui appelle à définir ce qu'est la
nature. Les plus éveillés, ici, auront sursauté à la lecture de cette phrase
en se disant: mais l'humain est déjà la nature! Certes, cependant, si nous
sommes d'accord avec cette affirmation, nous constatons que celle-ci
provient davantage d'une conception mentale que d'une expérience
quotidienne. Nous sommes enfermés dans des immeubles de béton,
qui sont autant de couches que nous mettons entre nous et la nature.
La nature est tout ce qui vit, tout ce qui est animé par cette énergie,
que personne n'explique. On n'explique pas de manière convaincante
l'origine, ni la destination après la «mort» de l'organisme en question,
de cette énergie qui caractérise le «vivant».
J'emploierai indifféremment les termes «le vivant» et «la nature»
pour déterminer la même et unique chose: tout ce qui vit et est animé
par ce qui semble être un étrange équilibre perpétuel, qui ne nous a pas
attendus. Le manque de recul sur le minuscule impact de l'humanité

77
Les bases d'une spiritualité assistée par les enthéogènes

sur l'univers ne nous dit pas si nous sommes en train de créer un nouvel
équilibre, ou simplement de déséquilibrer ce qui était.

Ingérer la nature
Notre société est en crise d'adolescence avec les psychédéliques.
Après la campagne de prohibition planétaire, menée par les États-Unis
dans les années 1970, faisant suite à l'innocence de l'enfance dans les
décennies de 1950 à 1960, nous assistions à la réintégration actuelle et
progressive des psychédéliques, tendant possiblement vers une réelle
maturité à l'égard des risques et des circonstances élémentaires liés à
leur consommation.
Comme tout adulte qui sort de l'adolescence, sous l'impulsion d'un
positionnement idéologique plus apaisé, il existe principalement deux
voies, l'une matérialiste, l'autre spirituelle. L'une verra les psychédéliques
comme utiles ou non à l'égard des considérations capitalistes et consumé-
ristes qui dirigent le monde occidental, l'autre comme une possibilité de
le transcender ce paradigme écocide, à travers la reconnexion profonde
et expérientielle à la nature, dont les plantes enthéogènes sont les cata-
lysatrices et ambassadrices.
Que ceux qui n'ont pas rencontré l'Ayahuasca dans toute sa puis-
sance - ce qui implique le respect de certaines traditions en tant que
vestige des protocoles visant à préserver la dimension spirituelle de ladite
expérience - se réclament psychonautes expérimentés me fait penser
à des touristes qui, grattant le ventre de la bête, en ramènent des poils
et disent qu'ils ont compris de quoi tout celas' agit: de la thérapie. Ils
nous vendent alors ces poils comme des trophées matérialistes issus de
la plus grande expédition scientifique, alors érigée au rang de religion
dogmatique, et vendent de la thérapie sans spiritualité. Alors que ce
dont nous parlons ici, c'est de se laisser dévorer vivant puis digérer par
la bête.
Je ne parle pas ici du courage nécessaire pour gravir des montagnes
ou conquérir des territoires. Je parle du courage de mourir avant la mort.

78
Communier avec le vivant

Pas de ce courage patriarcal de conquérir, convaincre, gagner, vaincre,


gravir, mais celui de se laisser dissoudre, écraser, conquérir, engloutir,
par une chose qui, quand nous la touchons, ne laisse plus aucune place
aux idées matérialistes.
Il ne s'agit pas ici d'une promenade en forêt, ni même d'une longue
randonnée. Affirmer rencontrer la nature en faisant ce que la plupart
imaginent comme un exploit - que ce soit un trek dans !'Himalaya,
ou l'ascension d'un sommet, ou un pèlerinage de quelques milliers de
kilomètres - revient à se considérer comme chef cuisinier après la visite,
aussi longue et éprouvante soit-elle, d'un restaurant étoilé. Si vivre la
marche et l'effort en nature permet bien des choses, prétendre qu'elle
permet une communion, ou une rencontre avec la nature aussi totale
et profonde qu'avec l'expérience psychédélique, relève d'une croyance
enfantine essentiellement entretenue par notre société moderne et notre
culture si distanciante.
Cette société et notre culture valident les nourritures pour le corps.
Quant aux nourritures de l'esprit, à l'ingestion de substances destinées à
explorer la réalité avec un angle différent, cela se limite principalement
aux produits dont l'effet est de réduire le champ de notre conscience.
Notre culture nourrit les corps, et l'industrie est portée par ce besoin:
plus de muscle, plus de force, moins de gras, une peau plus belle, moins
de rides ... Qu'en est-il du plus spirituel, plus aimant, plus tolérant,
plus conscient?
Le café, pour nous dynamiser, mais surtout pour nous rendre plus
productifs; l'alcool, pour nous détendre et nous socialiser, mais surtout
pour nous assommer et nous désensibiliser; la viande et le sucre, pour
nous apporter un plaisir momentané, dont l'effet sur la conscience et sur
nos perceptions spirituelles est des plus dramatiques.
Tous addictifs, ces produits sont légaux et acceptés dans la mesure
où, socialement intégrés et d'un usage banalisé, ils contribuent à une
plus grande productivité, et surtout à un asservissement, puisqu'ils favo-
risent une meilleure acceptation de la contrainte. Le café nous aidera à
travailler, l'alcool à nous détendre après le travail, et le sucre et la viande

79
Les bases d'une spiritualité assistée par les enthéogènes

à nous récompenser pour cet effort. Nous pourrions également ajouter


une dose quotidienne d'antidépresseurs et d'anxiolytiques pour les moins
dociles qui, au lieu de se rebeller, auront pris le chemin de la dépression
ou de l'angoisse, les rendant plus malléables et dépendants.
Qu'en est-il donc des nourritures dont il est fait état depuis des
millénaires dans des livres et témoignages, que notre culture consumé-
riste a eu grand soin de reléguer au rang d'archaïsmes, de pratiques de
sauvages, ou de superstitions? Cette censure morale - qui sévit depuis
seulement quelques siècles - est à mettre en relief avec les dizaines de
milliers d'années de chamanisme, de mysticisme et d'expérience directe
du« divin», permis par les psychédéliques, et donnant lieu à cette impor-
tante bibliographie. Un chamanisme loin de la définition en vogue, un
chamanisme qui, selon moi, ne peut en aucun cas s'exonérer de l'inges-
tion de nourritures «sacrées» ou «magiques» - interdites, évidemment,
dans la mesure où elles permettent un élargissement de la conscience,
plutôt que son rétrécissement. Son approfondissement plutôt que son
maintien à une couche superficielle consistant en l'acceptation d'une vie
faite de travail, famille et parfois même de sentiment patriotique. Un
patriotisme à l'égard de son pays, évidemment, à l'exclusion de consi-
dération pour notre patrie originelle à tous, au-delà des races, cultures,
frontières: le vivant.
,
LE CHEMIN
, VERS L'EVEIL
ET LA RESISTANCE DE L'EGO

Ce chemin, à le regarder de plus près, est devenu un chemin de dépouil-


lement, consistant à toujours posséder moins.
Sa première moitié- l'ascension d'une montagne sociale- a consisté
à construire un ego toujours plus grand, toujours plus fort, toujours
mieux défendu, plus écrasant, brillant, légitime, crédible et valable. Le
concept de réussite avait alors pris, pour moi, un aspect de moins en
moins appréhendable par l'intellect, non quantifiable par des euros ou
un CV. Abraham Maslow a hiérarchisé les besoins humains sous la
forme d'une pyramide, dont j'avais entrepris la redescente après avoir
mis douze ans - et quelques jours de contemplation béate du mensonge
y trônant repu - à parvenir au sommet. Il n'y a qu'à un certain niveau
de hauteur (relativisme, distance) sur ces besoins que l'on peut saisir la
composition du terrain fertile à cette exploration du soi, qui rend une
signification immensément plus profonde à l'existence.
La seconde moitié, elle, est affaire de redescente, et a été permise par
l'approche spirituelle des enthéogènes. Au début, brutale, partant de ce
trône d'opulence juché au sommet, où l'on est finalement ébloui par la
découverte de ce que nous ne sommes pas. S'entame alors une longue
descente de dépouillement; l'épluchage d'un oignon, au milieu duquel,
finalement, réside le vide dans lequel tout se crée, duquel tout émane. Il
reste aujourd'hui des couches -dont cet ouvrage, qui je l'espère favorise,
au fll de ses pages, la continuation de ce processus - de désagrégation
de l'illusion du Soi.

81
Les bases d'une spiritualité assistée par les enthéogènes

L'ego, parlons-en, justement. La préoccupation de celui qui l'aura


perçu comme une gangue, une coquille, sera de s'en débarrasser, pour
en sortir. Plus il aura contribué à renforcer l'épaisseur de cette carapace,
plus le travail sera long. C'est aussi pour cela que l'on constate parfois,
chez des personnes socialement - au sens que l'on se fait de la haute
société - ou matériellement très abouties, une relativisation extrême de
ce qu'ils ont obtenu. Le jouet qui a servi à s'élever est cassé, ou obsolète,
il ne sert plus à rien tout en haut de l'échelle sociale, si ce n'est qu'à se
maintenir sur cette fragile crête. C'est ainsi que tous ceux qui, «arrivés
en haut», continuent à persister relèvent d'une forme de pathologie. Une
forme de dépendance, d'attachement névrosé à paraître. Un attachement
frénétique à la carapace créée autour du sentiment déchirant de l'en-
fance de «ne pas être assez». Et le statut social, qui a pris la forme d'une
justification de l'existence, aveugle son porteur. L'analogie de l'anneau
dans la trilogie du même nom est d'ailleurs saisissante: le porteur perd
de son humanité, perd la tête au sens commun, alors qu'au fond il perd
contact avec le cœur.
Une fois arrivé «en haut» - que ce soit avoir dîné avec les plus
grands, ou bien avoir dormi avec leur femme, ou s'être enorgueilli de
ces positions à la symbolique à la fois très primale et guerrière -, celui
qui continue à chercher le sens de son ascension aura à cœur de faire le
chemin à l'envers pour découvrir ce qui l'aura poussé à un tel acharne-
ment dans la construction d'autant de couches, pour découvrir, au bout
du compte, la vacuité de ce qu'il croit être.
C'est ce chemin de redescente, de dissolution progressive de celui
qui gagne, gravit, remporte, écrase, conquiert, que nous explorons ici.
Mais aussi, et surtout - si vous ne vous sentez pas concerné par cette
rhétorique d'ascension sociale - la dissolution de celui qui résiste, se
bat, lutte, et insiste pour tenir bon, face à divers défis ou tourments -
qu'ils soient familiaux, relationnels, professionnels ou potentiellement
traumatiques. La déconstruction de tout ce qui entrave la canalisation,
ce laisser être - n'être finalement rien d'autre qu'un instrument au
service du vivant. En se défaisant des boucliers, des masques, des rôles,

82
Le chemin vers l'éveil et la résistance de l'ego

des aspirations, des remparts qui ne visent qu'à défendre et protéger


cet endroit sacré où, finalement, nous sommes tous profondément et
dramatiquement blessés. S'il est absolument essentiel de se départir de
ces constituants de l'ego pour l'acte d'écriture depuis le cœur- ce récep-
teur de tout ce qui est du domaine del' être-, il est tout aussi essentiel
de prendre conscience de sa nécessité absolue dans la vie de tous les
jours, en société.
L'ego de l'humain- me fût-il révélé dans une situation bien particu-
lière - est l'équivalent de la carapace pour la tortue, de l'épine pour la
rose, des griffes pour le tigre. En ce sens que, si la carapace de la tonue
est trop petite, elle ne peut plus se réfugier, se protéger, et donc survivre.
Si elle est trop grande, lourde, elle ne peut plus se déplacer pour remplir
ses fonctions vitales, et meurt également. Il faudrait donc, concernant
notre ego, qu'il soit justement dimensionné et, idéalement, au service de
la vie. Comme la carapace est au service de la tortue, l'épine au service
de la rose, et les griffes au service du tigre. L'ego à notre service, et non
l'inverse.
C'est fons de ce discernement sur la nature de l'ego que nous pouvons
entamer la longue redescente de la montagne qui nous a alors menés
à prendre conscience des limites d'un ego trop grand, trop lourd; les
limites de son emploi, et de sa fonction. Plus la blessure narcissique est
grande et profonde, plus l'épaisseur de la chape que nous coulons sur
les vestiges d'une enfance délabrée- du rempart que nous plaçons entre
nous et ces autres si menaçants, de ces murs que nous plaçons entre
l'humain et le vivant - est considérable.
Je parle, ici, de sommet de la montagne comme des limites d'une
ascension sociale, mais aussi comme de la limite de notre être le plus
profond- celui qui pleure, aime, jouit, ressent, rencontre lorsque porter
cette carapace et soutenir ces remparts n'est plus possible. Et c'est là que
commence la nécessité d'une redescente de l'escabeau de ce que nous
croyons être, et que nous entamons alors la suppression des couches de
l'oignon, le démantèlement des remparts, le perçage de la carapace qui
nous masquent, finalement, une réalité bien plus grande, révélant que

83
Les bases d'une spiritualité assistée par les enthéogènes

nous sommes tout autre chose que ce que nous avons poursuivi toute
notre vie. Il en est de même de ce que nous croyons être la réalité, avec
le travail permis par les enthéogènes.
Un travail de déconstruction donc. Pour trouver quoi? Déjà qu'il est
nécessaire de poursuivre le boursouflage de ce que nous sommes par la
défense de nos éternels arguments, d'avoir raison et de comprendre que
tous ces mécanismes d'érection d'armes, et de systèmes de défense, de
stratagèmes n'ont été là pour la seule raison qu'il y avait quelque chose
à protéger. Et qu'est-ce qui nécessite autant de protection si ce n'est un
endroit de nous-mêmes dramatiquement fragilisé?
C'est déjà une première prise de conscience, dans ce chemin de
dépouillement, de flssurage de cette armure rouillée, étroite, sclérosée,
dans ce chemin de déconstruction de tous les mécanismes. Ce nouveau
chantier ne s' entame pas à coups de masse, de pelles mécaniques, ou
à mesure d'efforts. Tout au plus par quelques bâtons de dynamite -
psychédéliques-, intelligemment placés, parfois proches, très proches,
des fondations. Mais, surtout, par la volonté d'abandon de toute pour-
suite, de toute défense, de toute protection, de toute identité factice.

Nous ne guérissons jamais vraiment de nos blessures, nous les enfer-


mons, ou au mieux nous les dépassons par l'atteinte d'un autre niveau
de conscience. Le surpassement de toute blessure nécessite l'atteinte d'un
niveau de conscience plus élevé que celui dans lequel nous avons été
blessés. L'atteinte de cette nouvelle conscience implique une introspection
que seuls ceux qui sont prêts à «aller au front», et à «toucher le fond»
pourront entamer. Et cela démarre souvent par l'atteinte d'un degré
inacceptable, insupportable, de souffeance.
C'est, enfin, décider d'attaquer à la pioche la chape qu'ils ont coulée sur
leurs traumatismes. C'est un parcours de guerrier fou, de sage malade.
Un truc dans lequel tu te jettes corps et âme, pour aller au combat avec
tes démons les plus enfouis, et avec ton soi. C'est entamer une destruction
de toutes les couches de protection, carapaces, boucliers, pour reprendre
contact avec «l'enfant intérieur», originel, en nous.

84
Le chemin vers l'éveil et la résistance de l'ego

À chaque âge se forme sa conviction rassurante, sécurisante, protectrice,


comme un parapluie ou un bouclier contre le vent. Alors on pense, année
après année, le renforcer de ses expériences, le solidifier. Vient alors le
jour où il nous est soudainement lourd, lourd, lourd de convictions et
de certitudes, où l'on apprend le poids du superflu. Et vient avec lui le
sentiment qu 'il faut s'alléger et se laisser porter par le vent, noyer par la
pluie, évaporer par le soleil.
- Extrait des livres Par un Curieux Hasard

A notre décharge, nous n'y pouvons rien, ou presque. Nous avons


été catapultés là, dans ce monde matériel, en totale innocence, et,· bien
que nous soyons tous volontaires dans ce laboratoire qu'est l'existence
humaine dans un monde matériel, la création d'une identité délimitée
et séparée du grand tout, dont nous venons, nous tombe dessus dès le
plus jeune âge.
Mais alors, que découvrons-nous en dessous de ces gravats? Sous ces
coups de pioche? Sous les fondations de ces remparts? A quel endroit
prennent racine les muscles qui relient la tortue à sa carapace? Réponse:
à l'endroit le plus fragile, le plus meurtri, le plus atteint. Les civilisations
ont construit leurs ouvrages de défense aux endroits de défaites mémo-
rables - on ne se fera plus avoir, à cet endroit! Je construis, moi humain,
mes défenses les plus infranchissables à l'endroit où l'épée a transpercé
mes croyances sur la valeur que je m'accorde. La carapace de la tortue
n'est pas orientée vers le sol, mais vers la direction d'où des milliards de
reptiles se sont vus enlever la vie. C'est donc bien à ces endroits, d'in-
consolable chagrin et de mémorable débâcle de celui ou celle que nous
pensions être, qu'il conviendra d'avoir le courage de regarder.
,
LE CHEMIN DE LA GUERISON

Tant que nous ne rendrons pas l'inconscient conscient,


il dirigera votre vie, et vous l'appellerez «destin».
-C. G. Jung

Si le traumatisme peut nous briser et changer notre vie, il est vrai-


semblable qu'un événement positif d'intensité égale - de l'ordre de
l'épiphanie, de l'extase mystique, ou de la rencontre - peut la sauver,
initier et impulser le chemin vers la guérison. Nous menons nos vies
autour de nos peurs, ce qui revient à éviter l'inconnu, ne laissant
aucune place à la survenance de curieux hasards. La curiosité est cette
attitude qui nous pousse à sortir de notre zone de confort, à passer la
tête par une trappe inexplorée, découverte derrière plusieurs couches
de tapisserie, comme autant d'années de tentative de redécoration de
notre intérieur. L'humain a survécu grâce à l'équilibre entre ces deux
forces contraires: la peur qui consiste à se prémunir du danger que
recèle l'inconnu ou l'inexploré, et la curiosité qui consiste à explorer
l'inconnu. Que sommes-nous prêts à perdre pour favoriser la surve-
nance d'événements hors du commun? Quel confort sommes-nous
prêts à abandonner pour cela? La curiosité ici évoquée, dont la source
est l'Amour, donne l'impulsion nécessaire à la transgression de la peur.
Que l'on appelle «courage». Si le but de la nature est de se répandre,
et si nous croyons en la nature collective de la conscience, nous ne
prenons pas grand risque à parier que celle-ci rétribuera nos actes de
courage.

87
Les bases d'une spiritualité assistée par les enthéogènes

Il n'est de conquête que d'inconnu.


Il n'est d'extraordinaire que ce qui se tapit dans l'inconnu.
- Extrait des livres Par un Curieux Hasard

Au cours de mon cheminement, j'ai pu reconnaître en moi un schéma


de libération des blocages. C'est celui que je transmets aujourd'hui
comme une approche disruptive, sans la moindre prétention, ni volonté
de substitution à toute approche médicale.
Je ne peux pas décider ou agir librement sur ce que je n'accepte pas
à mon sujet; je ne peux pas accepter ce dont je n'ai pas conscience à
mon sujet.J'évoque donc souvent la nécessité d'explorer «l'inacceptable
à notre sujet».
Ce qu'une personne n'accepte pas à son sujet la contraint à s'en
éloigner; et ce, de manière inconsciente. Que ce soit un comportement
(addictif, violent, dogmatique, destructeur, etc.) ou une idée («Je suis
nul», «Je suis insuffisant», «Je suis gros», etc.). Nous assistons alors à
des répressions inconscientes.
Le chemin proposé par Jung et les chercheurs de lumière qui lui ont
emboîté le pas (notamment à travers la psychologie transpersonnelle)
consiste à déplacer ce qui, réprimé ou fui, a été placé dans l'inconscient,
vers le conscient. C'est un chemin de conscientisation. L'exploration
des mécanismes de la personne en recherche, par un questionnement
que l'on souhaite pertinent, une introspection, la méditation, l'amène
à découvrir la nature constitutive de ses mécanismes de répression, de
fuite, de défense; et peut-être le faire rejoindre Jung dans sa citation
ci-dessus, fondatrice de mon cheminement personnel.
Une fois le voile levé sur ce qui lui était caché, l'étape suivante
convoque l'intéressé à reconnaître et à accepter ce qui a été découvert,
et qui fait donc partie intégrante de son champ de conscience.
La reconnaissance des blessures liées à ces mécanismes, par le biais
d'une observation neutre de ce qui se joue en nous, mène idéalement à
une acceptation progressive de ce qui s'y déroule.

88
Le chemin de la guérison

Cette reconnaissance, observation et acceptation libère le rapport


inconscient de dépendance face à notre blessure. Nous ne sommes plus
contraints à la réaction dont nous voulions nous séparer, mais ouverts
à la liberté de nous en éloigner ou non.
Les tentatives de classification de toute chose qui parvient à notre
conscience (événements de notre enfance, traumas, comportements des
autres, avis des autres, réflexions, etc.) enferment ces choses dans des
cases qui ne permettent plus la libre circulation de la conscience à leur
sujet.
Il est possible d'être son propre gourou, chaman, guérisseur, en
refusant l'intermédiation entre la connaissance et le soi. Ce refus se
matérialise par la volonté de procéder à une expérience directe, de sauter
nous-mêmes dans ce que nous croyons ne pouvoir détenir. Ce saut, c'est
l'acte de faire, d'aller au contact intime de ses traumas, ou au contact
direct avec le divin, le transcendant, et ne pas conférer le pouvoir à
un intermédiaire qui se réclame d'une quelconque idéologie ou d'un
savoir. Tout au plus, nous confierons la direction, ou la supervision,
d'un entretien avec soi-même à une personne qui n'a pour fonction
que de tirer sur le fil qui dépasse de cette pelote d'émotion que nous
construisons au cours de notre vie. Cela implique une grande conscience
de soi, ainsi que la volonté d'intervenir le moins possible dans la direction
que prend l'entretien. Pour ce faire, le thérapeute choisi doit avoir une
connaissance accrue de la cartographie et de l'architecture des édifices
destinés à circonscrire et à protéger les traumatismes et blessures du
«patient», avoir cartographié les siens et avoir entrepris ce travail de
constant démantèlement des structures du mental et de ces stratagèmes
visant à sauver les apparences et à préserver cette vérité toute particulière:
personne ne sait rien, ni ne comprend ce que nous faisons ici. Cet aveu
du thérapeute le place dans une position particulière qui permet de se
départir des habituelles structures propres à toute autorité religieuse ou
idéologique - le dogme et le savoir - et permet alors une certaine posture,
qui ne relève plus du savoir, du mental ou de l'ego, mais de l':Ëtre, de la
connexion avec l'interlocuteur au niveau énergétique, spirituel et intime,

89
Les bases d'une spiritualité assistée par les enthéogènes

sans le filtre de l'intellect. Cette posture permet une libre circulation de


ce qu'il convient d'appeler une «énergie» - ou «vibration», si le lecteur
préfère - qui permet une entrée en résonance de la part du thérapeute,
non pas dans un jeu de constructions mentales, mais dans une danse de
sentiments échangés, une mécanique vibratoire entre deux êtres. L'un
dont la volonté est l'introspection, l'autre dont la posture est celle du
serviteur, de l'outil d'exploration, motivé par la bienveillance. Et laisse
ainsi, au-delà de son mental, circuler entre lui et le patient l'intelligence
de la vie à travers lui. Ainsi que le thérapeute (celui qui prend soin) n'est
pas celui qui sait, qui est sanctionné par un quelconque diplôme décerné
par une société dont les fondements réfutent les considérations spiri-
tuelles dans lesquelles résident précisément les clés destinées aux portes
que cette société passe son temps à nous faire fermer. Il n'est pas celui qui
sait, mais celui qui s'autorise à être, au-delà du mental, de l'architecture
des pensées et de l'ego, et permet ainsi à une dimension plus grande
de s'exprimer à travers lui, et de le placer en instrument du vivant, au
profit du vivant. Pour cela, il aura fallu contacter en lui ce qui se cache
justement derrière les couches auxquelles il devra faire face avec ses clients
ou ses patients. Réaliser la nature protectrice de ces couches, remparts
et stratagèmes. Prendre conscience qu'au fond on ne protège pas grand-
chose. Si ce n'est, tout au plus en faisant cela, que l'on prive la blessure
d'entrer en contact avec l'intelligence du vivant dont notre conscience
est la fenêtre. En effet, la prise en contact entre la conscience pure et
nos endroits blessés et donc protégés par des structures de pensées justi-
ficatrices permet l'exposition de ces endroits (émotions) refoulés à cette
intelligence qui ne relève pas du mental, mais de l'être, de la conscience
universelle. Cela nécessite une prise de conscience bien particulière, qui
n'est autre qu'un secret bien gardé, et dont les meilleurs gardiens sont
ceux qui, asservis à leurs systèmes de défense intellectuels (le mental), ne
parviennent pas à l'utiliser, car incapables de lâcher leurs châteaux forts
intérieurs, tant ce qui y est protégé est sensible et douloureux.
J'invite à rencontrer ce que nous cherchons à protéger. Nous n'avons
pas un problème avec les autres, c'est un problème de nous à nous-mêmes,
une tension dans le rapport à nous-mêmes. Nous cherchons tous à nous

90
Le chemin de la guérison

tenir à distance de l'inacceptable à notre sujet. Ce dont nous avons vraiment


peur, ce n'est pas vraiment du regard de l'autre. C'est ce que le regard de
l'autre nous dira sur nous-mêmes. C'est voir, dans son regard, ou dans
son jugement, ce que nous ne voulons pas voir à notre propre sujet: être
creux, être inintéressant, fade ou insuffisant. Si nous ne sommes pas à
l'aise avec cette éventualité-là, nous entrons en réaction défensive avec la
possibilité qu'une personne nous le fasse ressentir. Nous ne voulons pas
nous rencontrer nous-mêmes, nous regarder et nous accueillir vraiment,
à cet endroit désagréable. Là où nous sentons mauvais.
L'autre face de la pièce implique qu'il est tout aussi inconfortable
de découvrir, et d'accepter, que nous sommes un génie, une héroïne ou
une prêtresse. Et endosser les responsabilités qui en découlent. Nous ne
voulons ni voir ni rencontrer aucun de ces deux extrêmes, et nous nous
confinons entre ces deux limites, que pourtant nous incarnons tous.
Nous essayons d'atteindre une «perfection» en fuyant l'incarnation de
ces deux extrêmes.
Cette quête est compréhensible, mais névrotique, car elle ne finit
jamais. J'invite plutôt, pour paraphraser Jung, à la quête de «totalité».
Nous sommes à la fois l'ombre et la lumière, la connasse et la prêtresse,
la pute et la sainte, le maître et l'élève, l'idiot du village et le savant, le
/oser et le héros ... Personne ne fait exception à cette réalité, mais nous
essayons tous de la fuir, au lieu de l'englober dans la définition de qui
nous sommes, et de nous asseoir dans cet infini ballet de nuances, dans
lequel la vie nous propose de danser et de respirer.
La qualité de la relation à l'autre est le symptôme de la relation à
soi. Le regard que nous portons sur nous-mêmes conditionne et nous
enferme dans notre rapport à l'autre. Il empêche l'autre de nous rencon-
trer là où nous refusons de nous rencontrer nous-mêmes. Le regard sur
soi d'une personne libre d'être englobe les deux insupportables extrêmes
à son sujet. Il permet de s'asseoir dans son ridicule, son pathétisme, son
génie et sa grandeur. De faire face à son entièreté, et de se présenter au
monde dans un état de nudité sur lequel aucun masque - la persona - ne
pourra demeurer inconscient.

91
Les bases d'une spiritualité assistée par les enthéogènes

Les peurs sont chevillées à l'ego. Chaque acte de courage, dans la vie,
signifie l'acceptation de la mort de quelque chose. La mort d'un couple,
d'un job, d'une part de soi, d'une illusion ... Cette vie-là est une illusion,
donc sa mort aussi, donc toute peur aussi. Toute peur est illusion (Miiyii,
chez les bouddhistes). Quand nous mourons, la seule chose qui dispa-
raît, en réalité, c'est notre illusion d'individualité, l'ego. Il faudrait que
nous puissions descendre de notre ego comme on saute du haut d'une
simple marche. L'ego de certains d'entre nous est cependant une marche
si haute qu'ils ne peuvent en sauter sans tuer une partie d'eux-mêmes.
J'ai toujours été stupéfait de la constance avec laquelle les gens qui
survivent au cancer décrivent que la source de leur maladie a pris naissance
dans leur psyché. Je pense qu'il n'y a pas de situation plus génératrice de
maladie que la contrainte, le fait d'être forcé à faire ce que l'on ne veut
pas, ou empêché de réaliser ce que l'on désire. La question épineuse de
la guérison se pose alors pour ceux qui ne s'en seront pas sortis. Sans
sombrer dans la pensée magique, la guérison - en plus du traitement
médical - dépend-elle impérativement de la résolution de nos conflits,
tensions, blessures psychologiques? Je suis non seulement personnelle-
ment convaincu de cela, mais je crois que ces résolutions ne peuvent se
passer de considérations spirituelles desquelles notre société matérialiste
aux dérives scientistes et consuméristes s'est dangereusement éloignée.

On ne peut pas résoudre un problème


avec le même niveau de pensée que celui qui l'a créé.
- Albert Einstein

Guérit-on, un jour, de ses blessures émotionnelles ou psychologiques?


C'est une vaste question que je souhaite, pour le moment, laisser encore
entrouverte.
Guérir en effaçant les souvenirs et les traces des traumatismes et
blessures ou guérir en continuant à évoluer en se rapprochant progres-
sivement du bonheur ou de l'éveil sont deux perceptions radicalement
différentes de la guérison.

92
Le chemin de la guérison

Si toutefois nous guérissons, c'est davantage à la manière d'un arbre,


qui conservera les coups de hache et les marques du temps - la question,
ici, est celle de la survie et de la croissance. Un arbre qui survit à un
accident majeur de parcours et développe un tronc fort et robuste, mais
de travers, peut-il être considéré comme guéri?
Si nous prenons un ruisseau comme métaphore, nos blessures sont
autant de pierres qui viennent en altérer, en dévier, le cours. L'intelligence
de la vie évoquée dans les chapitres précédents pourrait alors être repré-
sentée par la force de gravitation, qui fait que le ruisseau coulera toujours
vers le bas.
Guérir, selon moi, pour moi, et me concernant, a consisté à faire
confiance à l'intelligence de la vie qui coulait en moi. Comme le ruisseau
qui trouvera toujours son chemin vers la mer, d'une façon ou d'une
autre.
J'entends guérison comme la résolution d'une entrave au bonheur ou
à l'éveil, selon ce que nous poursuivons, chacun. Parfois, comme pour un
ruisseau jonché de pierres qui viennent dévier son parcours, il convient
de ne rien faire d'autre que de faire «confiance au processus de la vie».
C'est-à-dire de se fier à l'ordre naturel des choses.
Je constate qu'il est difficile-voire inacceptable - de concevoir cela,
pour une personne qui souffre, mais il ne s'agit pas de ne rien faire,
encore moins de se résigner. Il s'agit justement plutôt que de remuer ciel
et terre, et d'établir des défenses, remparts, boucliers, carapaces et épines,
de se connecter à l'intelligence du vivant. Je crois que la Conscience
guérit tout ce qu'elle touche. Qu'aucun comportement destructeur ou
malveillant ne résiste longtemps à la lumière de la conscience. Seul notre
ego s'interpose.
Plusieurs lecteurs me sont revenus sur les réseaux sociaux en évoquant
la perception d'un caractère, parfois perçu comme culpabilisant, de mon
approche. Nous lisons et vivons tous à travers le filtre de nos blessures.
Ce que nous lisons s'arrête là où notre désir n'est pas transformé ou
satisfait : là où nous sommes blessés. Ce qui s'arrête, s'arrête là où nous
sommes blessés. Ce qui s'arrête vraiment, c'est la compréhension et la

93
Les bases d'une spiritualité assistée par les enthéogènes

conscience de ce qui se joue à notre insu. Nous sommes blessés là où la


compréhension et la conscience se sont, un jour, arrêtées.
Pour l'un, ce sera la perte d'un enfant; pour l'autre, son cancer; pour
un autre, l'anorexie, le viol; et enfin pour un autre, le fait que j'écrive ce
livre au masculin non inclusif. Nous sommes tous blessés à un endroit.
Certains textes viennent irriter, toucher là où nous sommes déjà blessés:
la blessure s'auto-entretient quand l'ego la justifie pour se protéger d'une
remise en question trop douloureuse.
L'opposé de la culpabilité n'est pas l'innocence ou l'ignorance, mais
la responsabilité. C'est justement ici qu'intervient la notion de choix, de
prendre notamment la responsabilité de son sentiment de culpabilité.
Personne ne peut vous forcer à vous sentir coupable contre votre gré.
Dans des considérations plus spirituelles, je vous invite à explorer
la différence entre l'ego - qui choisit, consciemment ou non, se sent
coupable ou responsable - et l'âme - quel' on peut aussi appeler« esprit»
ou «maître intérieur» par exemple, qui a déjà tout choisi pour nous. Je
vous invite à explorer la possibilité qu'une part de nous, spirituelle et
universelle, nous pousse à faire les expériences de vie qui nous amèneront
à nous sortir de l'identification étroite à notre ego: celui qui souffre,
culpabilise et renvoie à l'autre la responsabilité de notre culpabilité. Celui
qui renvoie à «la vie» la responsabilité de nos traumatismes.
Dans cette courte expérience qu'est cette existence, des choix sont
faits. Le grand défi, pour l'ego, est d'accepter, quand il ne choisit pas
ce qu'il lui arrive, qu'une entité/énergie externe choisit pour lui. Cette
entité fait partie de nous. Nous en sommes à la fois l'entièreté et une
infinitésimale partie. Cette intelligence universelle - divine, omnisciente
et éternelle - a pleinement choisi d'expérimenter ce que l'ego vit, pour
faire l'expérience d'elle-même, à travers cette courte parenthèse qu'est
notre vie humaine. La plupart d'entre nous sommes privés du lien avec
cette dimension cachée, qui nous porte quand nous la servons. Qui nous
torture quand nous lui résistons.

L 'harmonie est une succession de haut et de bas, de sons et de silence, de


ce que nous définissons comme « bien» et « mal». Ainsi de tout procède

94
Le chemin de la guérison

un équilibre, ce qui monte finit par descendre et inversement, et nous


sommes soumis à cette fabuleuse et i'tTépressible impermanence comme une
fourmi flottant sur l'océan. L'approche de la non-dualité, c est réaliser que
le fait de se lamenter d'être au creux de la vague, na aucun sens, pas plus
que celui de craindre la fin d'un bonheur. Tout est fondamentalement
parfait, toujours, et il n y a que la temporalité de notre perception qui
vient altérer cette immuable vérité.
- Extrait des livres Par un Curieux Hasard

Rituels
Au début de ce chapitre, j'évoque la possibilité qu'un événement
positif d'intensité égale au traumatisme de l'ordre de l'épiphanie, de
l'extase mystique ou de la rencontre peut ouvrir et déclencher le chemi-
nement vers la guérison. Cette phrase ouvre, elle aussi, un chemin, où il
est question de rituels. Ces rituels conditionnent l'efficacité de pratiques
millénaires. Reproduits de nos jours sans substances enthéogènes, ils
sont souvent le fruit d'une tentative de reproduction de la forme sans
connaissance du fond. Cela pourrait être qualifié de «pathétique simu-
lacre», si les pratiques chamaniques ou rituelles n'avaient pas le même
impact sur notre conscient - vous savez, celui qui dirige notre vie - que
notre inconscient n'en a sur notre conscient par le biais des rêves. Or
cette porte entre les mondes est ouverte, et laisse passer l'information
dans les deux sens.
Dans son langage bien particulier et souvent incongru - les symboles
et les archétypes -, l'inconscient s'exprime dans nos rêves et impacte
même notre humeur au réveil, nous annonçant quelque chose, nous
interrogeant ou attirant notre attention sur ce qui demande à être vu ou
entendu. Et ce, sans pour autant lui prêter forcément un caractère inten-
tionnel. C'est peut-être simplement sa nature que de vouloir émerger,
se faire voir et se faire vivre.
De la même manière, il existe une manière de communiquer avec
notre inconscient par le biais d'un «rêve inversé», qui prend la forme

95
Les bases d'une spiritualité assistée par les enthéogènes

d'un rituel. Pratiqué à l'aide du symbole, par l'intermédiaire d'objets


et d'actes, qui se situe dans le conscient, à destination des couches
inconscientes de notre être.
De la même manière que l'inconscient communique avec notre
conscient par le rêve, nous communiquons avec lui par le rituel en utili-
sant son langage abstrait. Nous entrons alors dans un échange constructif
avec les strates archaïques qui nous composent et nous gouvernent, que
Jung appelle «l'ombre».
L'ombre n'est pas le mal. L'ombre est, entre autres, là où la lumière
de la conscience ne pénètre pas. Et qu'est-ce qu'un endroit sombre,
si ce n'est un endroit en nous dont nous n'avons pas conscience? Cet
endroit inconnu suscite de la peur et du rejet. Il est réprimé. C'est ainsi
que le connu, s'il est profondément compris et accepté, ne peut susciter
qu'amour. Ainsi, explorer notre ombre, c'est faire la lumière sur nos
parts aveugles - nos peurs, nos addictions, nos angoisses, nos colères,
nos tristesses-, c'est-à-dire y apporter de la conscience: c'est ainsi que
l'on soigne.
DEUXIÈME PARTIE
1\.

LE ROLE DES
' '
ENTHEOGENES
DANS L'HISTOIRE
Certains des nombreux motifs géométriques qui décorent les parois
des grottes préhistoriques seraient des dessins canalisés par le système
nerveux, après l'ingestion de psychédéliques 1• 2 • L'art rupestre africain
présente des similitudes remarquables avec l'imagerie des états altérés3•
On pense que les représentations universelles réalisées sous psychédé-
liques seraient la transformation du soi en animaux, comme le dessin
mi-bison mi-humain de la grotte Chauvet (-37000 à -28000), ainsi
que des hallucinations projetées sur des parois.
Le rêve entraînant une perte de mémoire à court terme, en raison de
la baisse des niveaux de noradrénaline et de sérotonine, il est probable
que l'art rupestre ait eu pour fonction de consigner l'expérience du sacré
avant qu'elle ne soit oubliée4 •
Dans le nord de !'Extrême-Orient russe, on a découvert des sculp-
tures d'humains-champignons qui remontent à l'àge du bronze, par
les peuples paléosibériens. Et l'on sait que l'ingestion d'amanite tue-
mouches (Amanita muscaria) était fréquente dans plusieurs traditions
chamaniques à travers l'Eurasie, tandis que les Samis - peuple autoch-
tone de Laponie - ont continué à utiliser l'amanite tue-mouches jusqu'au
XX" siècle5• L'usage répandu du cannabis se trouve via les sites archéolo-
giques. En Thaïlande, des tombes datant de 15 000 ans avant notre ère
ont été trouvées au milieu d'os d'animaux creux contenant des cendres
de cannabis.
Nous savons maintenant que la maîtrise de la pharmacopée paléo-
lithique dépasse même notre espèce. En 2012, les dents de cinq individus

1. David Lewis-Williams, Jean Oottes, Les Chamanes dt la prihistoirt, La Maison des Roches,
2001.
2. Geoffrey Blundell, «Ün Neuropsychology in Southern African Rock An Research»,
Anthropology ofConsciousness, 1998.
3. David Lewis-Williams, Jean Oottes, Lts Chamanes dt la prihistoirt, op. cit.
4. David S. Whitley, Readtr in Archatological Theory, Routledge, 1998, p. 31-32.
5. Terence McKenna, Food of the Gods: The Search for the Original Tree ofKnowltdge,
Bantam, 1993, p. 151.

99
Le rôle des enthéogènes dans !'Histoire

néandertaliens, découvertes dans la grotte d'El Sidr6n, dans le nord-


ouest de l'Espagne, ont été analysées. Les dents ont fourni des données
moléculaires pour la cuisson et l'inhalation de fumée au feu de bois,
ainsi que« la première preuve de l'utilisation de plantes médicinales par
un Néandertalien». Les signatures chimiques de plantes psychoactives,
comme l'achillée millefeuille et la camomille, datent de 56 000 ans avant
notre ère6.

6. Colin Barras, ~ Neanderthal dental tartar revcals evidence of medicine »,


NewScientist, 18 juillet 2012: www.newscientist.com/article/dn22075-neanderthal-
dental-tartar-rcveals-cvidence-of-médicarnent/.
1' I

UN ROLE DANS L'EVOLUTION

La preuve de l'influence des psychédéliques sur l'évolution humaine se


trouve dans la plus grande sensibilité de la liaison des psychédéliques
avec le système sérotoninergique humain qu'avec celui des chimpanzés 1•
Ces différences reflètent les avantages de survie qui ont résulté de leur
utilisation, et la sélection considérable des ancêtres avec une capacité accrue
d'utilisation de ces neurotransmetteurs sérotoninergiques. Les différences
entre les humains et les chimpanzés dans la sensibilité de la réponse du
système sérotoninergique impliquent l'idée d'une sélection naturelle des
hominidés ayant une capacité de liaison améliorée avec les psychédéliques.
Par conséquent, les ancêtres humains ont subi un processus de
plusieurs millions d'années d'acquisition et d'adaptations biologiques
pour distinguer les psychédéliques et leur utilisation appropriée. Ces
expériences pourraient avoir fonctionné comme des facteurs sélectifs
dans l'évolution de caractéristiques spécifiques du cerveau humain, de
nos neurotransmetteurs et de notre psychologie, en vue d'exploiter au
mieux l'assimilation de la sérotonine et de la dopamine 2 •

1. J.F. Pregenzer, G. L. Albens, J.H. Bock, J.L. Slightom, W. B. lm, ~Characterization


ofligand binding properties of the 5-HTl D receptors cloned from chimpanzee, gorilla
and rhesus monkey in comparison with those from the human and guinea pig receptors ~.
Nturoscimct Lettm, vol. 235, n° 3, 1997, p. 117-120.
2. Michael Winkelman, Thomas Robens, Psychtdelic Mtdicint, Greenwood Publishing,
2007.

101
Le rôle des enthéogènes dans l 'Histoire

Chez les animaux aussi


Des dauphins sont régulièrement observés jouant en groupe avec un
fugu - un poisson-globe qui sécrète une puissante neurotoxine, psyché-
délique à très faible dose. Dans un documentaire de la BBC, un groupe
de dauphins a été aperçu en train de se droguer en absorbant la toxine
relâchée par le poisson-globe3•
Les mouflons d'Amérique ont un faible pour le lichen psychédélique;
en Australie, les wallabies attaquent les fermes d' opium 4 ; et certains
chiens sauvages y développent un penchant pour le léchage de crapauds
psychédéliques, modulant même leur dose 5•
Les buffles d'eau vietnamiens ont commencé à s'introduire dans les
plantations d'opium lors des bombardements américains. Des jaguars
ont été filmés en train de mâcher de la liane d'Ayahuasca, puis en train
de se purger. Le nom folklorique de «médecine du jaguar», utilisé par
certaines tribus, peut être à la source de cette pratiqué.
Les gorilles mangent l'iboga, parfois dans le but de renverser l'ordre
hiérarchique en place, attendant que les effets se fassent sentir avant de
défler l'autorité du mâle dominant7.
Un autre exemple bien connu est le chat et l'herbe-aux-chats, qui
affecte la plupart des félins en raison de la népétalactone; tandis que
les lémuriens noirs ont été filmés en train d'enduire leurs corps avec
des résidus de mille-pattes. Bien que ces mille-pattes soit toxiques, les
lémuriens en raffolent. Ils les frottent contre leur fourrure pour faire fuir

3. Audrey Boehly, «Les dauphins sont-ils toxicomanes?•, Sciences et Avenir, 2014: https://
www.sciencesetavenir.fr/nature-environnement/les-dauphins-sont-ils-toxicomanes_l3462.
4. Reuters Staff, «Stoned wallabies make crop cirdes•, &uters, 25 juin 2009.
5. Sara Gates, « Dogs licking cane toads prompt vests ta warn pet owners •, Hu.f!Post,
17 décembre 2013.
6. Ronald K. Siegel, Intoxication: The Universal Drive for Mind-Altering Substances, Park
Street Press, 2005, p. 53.
7. Giorgio Samorini, Animais and Psychedelics: The Natural Worki and the Instinct to Alter
Consciousness, Park Street Press, 2000, p. 57.

102
Un rôle dans l'évolution

les insectes porteurs de maladies, et il semblerait que l'effet insecticide


ne soit pas le seul attrait pour les lémuriens. Au contact des mille-pattes,
les primates entrent dans une transe qui les fait abondamment saliver,
suggérant les symptômes d'un état psychotrope8 •

8. Peculiar Potions, BBC Weird Nature: https://www.youtube.com/watch?v=99_DRCürjE.


LE CHAMANISME
ET SES OUTILS PERDUS

Tout le cheminement de cette existence consiste à passer de l'inconscience


à la conscience; à rendre l'inconscient conscient.
- Extrait du livre Par un Curiewc Hasard, tome 1

L'humain est le point d'intersection, le carrefour, le point de rencontre,


le nexus entre matière et esprit. Une masse de chair et d'os, animée par
une énergie que l'on ne comprend ni ne peut expliquer, et doté du plus
grand mystère qui puisse être et sur lequel les scientifiques s'écharpent:
la conscience.
Depuis sa naissance, habituellement submergé par un environnement
vecteur d'une oppression culturelle et sociale ayant pour effet de réprimer
ce qui brûle en tout humain, l'humain est originellement animé par le
désir de retour à l'unité, d'élargir son champ de conscience, et de projeter
la lumière sur l'ombre. C'est l'enfant qui joue. C'est la quête incessante
des poètes et des mystiques, le discours millénaire des alchimistes, la
spiritualisation de la matière, qui, dans une dimension plurimillénaire,
prend le nom de «chamanisme».
Dans les sociétés primitives, le chaman endossait des fonctions qui
sont plus définies aujourd'hui - médecin, thérapeute, psychologue,
conseiller, prêtre, sage, guérisseur, voyant, médiateur, etc. - et couvrait
un très large spectre d'interventions au sein de sa société. La définition du
terme aujourd'hui s'est encore plus élargie à la mesure de réappropriation

105
Le rôle des enthéogènes dans !'Histoire

populaire du chamanisme, loin du sens premier, où l'ingestion d'en-


théogènes présents dans la nature était, selon moi, non seulement
indispensable mais fondamentale et constitutive de l'induction d'un état
de perception élargi, approfondi: transcendant et spirituel. Je confesse
le caractère volontairement subversif de mon point de vue, renforcé par
d'innombrables expériences personnelles au cours des vingt dernières
années, et dont la plupart avaient pourtant pour objet d'invalider ma
position. Je plaide pour l'articulation suivante du sujet: le chamanisme
originel est très difficilement accessible par notre degré d' occidentalisa-
tion, et de distanciation avec la nature.
Comme je le dis souvent à quiconque m'interroge sur ce sujet,
comprendre le chamanisme tel qu'il est, par exemple, encore pratiqué
par certains Indiens d'Amazonie revient à demander à un autochtone
ayant vécu dans la forêt toute sa vie, sans contact avec la civilisation, de
s'asseoir derrière un ordinateur dans une tour de bureaux de la Défense,
à Paris, et l'inviter à comprendre. Nous pourrions croire que les fossés
séparant l'un et l'autre sont du même ordre de grandeur. Alors que
le fossé de compréhension est beaucoup plus grand pour !'Occidental
assis sur une culture capitaliste, industrielle et informatique depuis
quelques décennies, que pour le chaman qui porte en lui les facteurs
transgénérationnels d'une filiation plurimillénaire qui ne s'est jamais
détournée de la communication avec le royaume des plantes et celui
des« esprits».
Nous assistons donc, aujourd'hui, à de nombreuses auto-
proclamations de chamans. Pour peu que l'un ou l'autre en reconversion
professionnelle soit allé boire d'étranges plantes vomitives amazoniennes,
ou soit entré en transe au son d'un tambour qu'il aura confectionné
lui-même avec une peau de cervidé d'élevage, lors d'un stage de trois
jours dans le Larzac, au cours duquel il n'aura pas manqué de faire une
«quête de vision».
Claudia Müller-Ebeling, historienne de l'art et anthropologue, a rédigé
sa thèse de doctorat sur l'art visionnaire dans la France du XIX' siècle.
Elle est également coautrice avec son célèbre époux, Christian Ratsch,

106
Le chamanisme et ses outils perdus

de Shamanism and Tantra in the Himalayas 1• Christian Ratsch est, lui,


anthropologue et ethnopharmacologue. Il fait autorité mondiale sur le sujet
des plantes chamaniques et de leur utilisation dans la guérison et les rituels.
Le couple explique que le chamanisme n'est pas une religion ou un
système de croyances codifié, mais un ensemble de techniques archaïques
pour entrer dans différents états de conscience afin d'aider et de guérir les
gens. Ils déclarent que, dans l'écrasante majorité des chamanismes origi-
nels, les techniques pour entrer en transe impliquaient systématiquement
l'utilisation de plantes psychoactives, ou enthéogènes. Cette percée vers
«l'autre monde» a été fermée, détruite ou diabolisée par les religions et
les systèmes politiques aujourd'hui établis à l'échelle mondiale.
Au cours de leurs dix-huit années de recherche au Népal, ils ont
enregistré 88 «plantes de voyage», comme les appellent les chamanes,
qui n'en déclarent pas moins de 108, utilisées comme offrandes, encens,
remèdes, fumées, appliquées sur la peau ou ingérées. Les chamans népa-
lais utilisent une grande variété de plantes vénéneuses et psychotropes, la
plupart n'ayant pas encore été identifiées par les botanistes occidentaux.
Certaines sont bien connues, comme le pavot, la belladone, ou l'harmal
(rue de Syrie, ou Peganum harma/a). Plusieurs sont difficiles à utiliser et
même dangereuses, comme !'aconit ou le datura.
Depuis la parution du livre Le Chamanisme: et les techniques archaïques
de l'extase 2, de Mircea Eliade en 1951, de nombreux anthropologues
pensent que le chamanisme psychédélique est une sorte de dégénéres-
cence. Son opinion était qu'un «vrai» chaman a une capacité naturelle
à entrer dans les états de transe sans utiliser d' enthéogènes. Les études
anthropologiques et ethnobotaniques des dernières décennies, publiées
dans de nombreux ouvrages, montrent qu'en termes de pratique réelle
Eliade se trompe. J'incarne aujourd'hui, ainsi que beaucoup d'autres,
une position parfaitement contraire.

1. Claudia Müller-Ebeling, Christian Rlitsch, Surendra Bahadur Shahi, Shamanism and


Tantra in tht Hima/ayas, Inner Traditions, 2002.
2. Mircea Eliade, Lt Chamanismt: tt les ttchniques archaiquts de l'txtast, Payot, 2015.

107
Le rôle des enthéogènes dans !'Histoire

La chercheuse Elisa Guerra-Doce3- 4 note que le modèle prédominant


de consommation enthéogène dans les sociétés de recherche de nour-
riture est associé aux pratiques chamaniques, où le chaman consomme
le sacrement pour renforcer la force spirituelle et la capacité divinatoire
du guérisseur à des fins de guérison. Ces pratiques enthéogéniques ont
lieu dans un contexte rituel communautaire avec la participation de
l'ensemble du groupe local, qui est souvent soumis au jeûne, ainsi qu'aux
expériences du tambour, du chant, des applaudissements et de la veillée
nocturne. Ces pratiques rituelles renforcent les effets de l' enthéogène en
produisant des expériences de communication avec le divin.
Dans son article «Preuves de l'utilisation des enthéogènes dans la
Préhistoire et les religions du monde», le chercheur Michael Winkelman
déclare que les contributions enthéogéniques aux origines et à l'évolution
des pratiques chamaniques sont prouvées par les parallèles substantiels
entre les principes de base du chamanisme et les expériences induites
par les psychédéliques. Les récits ethnographiques révèlent des carac-
téristiques répétitives associées à l'utilisation rituelle de psychédéliques
dans les cultures du monde entier5•
L'institutionnalisation des effets des enthéogènes dans les pratiques
rituelles chamaniques a été d'une influence fondamentale inévitable dans
l'évolution de la religiosité humaine, ainsi que des aspects importants
de notre psychologie moderné 7• Les substances enthéogènes étaient

3. Docteure et professeure titulaire de Préhistoire à l'université de Valladolid.


4. Elisa Guerra-Doce, ~ Psychoactive substances in prehistoric times: Examining the archaeo-
logical evidence~, Time & Mind, 2015, 8(1), 91-112. Doi :10.1080/1751696X.2014.99
3244.
5. Mariene Dobkin de Rios, Hallucinogens, Cross-Cultural Perspectives, University of New
Mexico Press, 1984; Winkelman, 2007.
6. Michael J. Winkelman, Advances in Psychedelic Medicine: Statt-ofthe-Art Therapeutic
Applications, Praeger Publishers, 2019.
7. Mariene Dobkin de Rios, Hallucinogens, Cross-Cultural Perspectives, op. cit. Christian
Rlitsch, Der heilige Hain: Germanische Zauberpflan:un, heilige Biiume und schamanische
/Utuale. AT, Baden, 2005. Richard Evans Schultes, Albert Hoffmann, Les Plantes des dieux,
Éditions Berger-Levrault, 1981; réédition Éditions du l..éLard, 1993.

108
Le chamanisme et ses outils perdus

inévitablement incorporées dans la dynamique centrale des rituels


chamaniques puis religieux, attestée dans les diverses espèces utilisées
comme sacrements dans quasiment toutes les cultures du monde.

Le chamanisme a donc fourni le contexte cosmologique et rituel dans


lequel les expériences induites par les psychédéliques ont été incorpo-
rées dans la culture humaine, et à travers leurs effets sélectifs, dans la
psychologie innée des humains. Ces influences ont également contribué
au développement de pratiques de guérison rituelles, exploitant des
principes qui faisaient partie de la formation de notre socialité et
de notre psychologie. Ces activités chamaniques ont joué un rôle clé
dans l'évolution des hominidés et l'évolution de la culture humaine
moderne au cours du Paléolithique moyen et supérieur il y a environ
50000 ans.
- Michael Winkelman

Tentatives de définition
Sous l'angle des défenseurs de l'hypothèse psychédélique que nous
sommes, un chaman est donc une personne qui établit un pont entre
les différents règnes et dimensions à l'aide indispensable de substances
enthéogènes. Il convient alors de définir ce que sont ces règnes et ces
dimensions, et c'est ici, précisément là, que l'approche scientifique trouve
ses limites. Si elle peut mesurer les états de transe, il en est autrement
pour l'analyse du contenu expérientiel de celle-ci, étroitement liée aux
capacités de restitution, et donc de communication de l'intéressé.
Définir l'expérience chamanique par une approche scientifique revient
à vouloir comprendre le temps en démontant une horloge. Le chama-
nisme, par essence, est l'accès, par l'expérience directe, à des choses qui ne
peuvent se définir en mots, qui ne sont pas accessibles par l'intellect. Ces
mondes, règnes et dimensions dépassent les notions de mesurabilité et de
reproductibilité sur lesquelles repose la démarche scientifique. Ce n'est
ni mesurable ni reproductible dans son essence, mais uniquement par la

109
le rôle des enthéogènes dans !'Histoire

capacité de l'expérimentateur à rapporter son expérience sous forme de


mots et d'actes, validés et perçus par les membres de sa communauté,
de son entourage. Le chaman n'est pas seulement celui qui expérimente,
mais celui qui ramène, transmute, et met à disposition - il y a une notion
d'utilité collective à sa position.
Au-delà de l'accession à l'autre monde se trouve l'étape consistant à
partager cette réalisation avec le monde, à utiliser son expérience pour
enseigner, servir, aider et guérir. Le mythologue Joseph Campbell décrit
cela comme le «retour du héros». Plusieurs religions du monde offrent
de nombreuses approches de cette étape. Dans la série de gravures des
dix taureaux, qui décrit les étapes de l'illumination du pratiquant, la
dernière est «le retour au monde», où il s'agit d'«entrer sur le marché
avec des mains aidantes ». Dans le christianisme, c'est «la fécondité de
l'esprit». Quant à Platon, qui a vu la lumière à Éleusis, il parle du
retour dans la caverne pour libérer les prisonniers pour qu'ils prennent
conscience que le monde dans lequel ils vivent est un monde d'illusions
et de mensonges, dans lequel le bonheur auquel ils espèrent accéder
n'est qu'une illusion destinée à les maintenir enchaînés8 • Le philosophe
de retour, dont les yeux se sont habitués à la lumière du soleil, serait
aveugle lorsqu'il rentrerait dans la grotte, tout comme il l'était lors de sa
première exposition au soleil. Les prisonniers, selon Platon, déduiraient
de la cécité de l'homme que le voyage hors de la grotte lui avait fait du
mal, et qu'ils ne devraient pas entreprendre un voyage similaire. Platon
conclut que les prisonniers, s'ils en étaient capables, tueraient quiconque
tenterait de les traîner hors de la grotte9•
La posture de chaman n'est pas binaire, il n'y a pas de bouton on/off,
ce n'est pas noir ou blanc, mais un constant processus d'expérimentation
et de transmutation, d'approfondissement d'un état dont le spectre est
extrêmement large. Nous assistons ainsi, par la création même du terme

8. Marie C., «Qu'est-cc que l'idée scion Platon?~, Wiki/ivre, 2021. https://wikilivre.org/
culture/reponsc-qucst-cc-quc-lidcc-sclon-platon/.
9. hrtps:/I stringftxer.com/fr/Plato%27s_Cave.

110
Le chamanisme et ses outils perdus

«chaman» qui englobe alors une infinité de nuances, à une perte de


granularité et de pertinence quand il s'agit d'approcher les pratiques de
l'accession au transcendant. Le phénomène d'approximation s'accentue
avec l'auto-appropriation habituelle du terme dans la spiritualité New
Age par quiconque pressent l'existence d'une intelligence du vivant ou
de la nature, et tente, avec un certain degré de naïveté, de reproduire des
états fortuits, malheureusement souvent à des fins égotiques ou mercan-
tiles. Il convient alors de ne pas confondre «Je suis chaman» avec «Je
tente de reproduire des états de conscience modifiés avec des techniques
ou une posture supposément inspirées de l'idée que je me fais du chama-
nisme». Se prétendre chaman est une des alertes principales sur le fait
que l'intéressé se perd dans les mots, l'intellect, les concepts et l'ego. Ce
n'est pas une posture que l'on déclare habituellement soi-même, mais
que les sociétés confèrent à l'un de leurs membres, puisque c'est bien
elles qui en ont besoin.
Nous sommes tentés de jouer sur les mots, comme une valise qui
sur laquelle serait écrit le mot «chaman», dans laquelle la société consi-
dèrerait qu'une personne entre ou non. Il n'y a pas de boîte, mais une
infinie gradation. ~tre chaman n'est pas dépendant d'un diplôme qui
est, ou non, obtenu, ce n'est pas un état binaire. Néanmoins, il me
semble ici important, sinon fondamental, de différencier le chamanisme
originel, indissociable de l'utilisation des enthéogènes, et le néochama-
nisme à l'émergence duquel nous assistons depuis quelques décennies
dans la société occidentale, n'ayant souvent aucune connaissance, sinon
un mépris, pour le sujet qui est au cœur de ce livre. D'après les cher-
cheurs, nombreuses sont les différences entre chamanisme traditionnel
et néochamanisme. Nous pouvons relever l'aspect mercantile souvent
indissociable des néochamans, absent du chamanisme traditionnel, où le
chaman ne choisissait d'ailleurs pas sa vocation, étant élu par sa commu-
nauté ou son prédécesseur, contrairement aux néochamans 10• Mais aussi

10. Robert J. Wallis, Shamans/Neo-shamans: Ecstasies, Alternative Archaeologies and


Contemporary Pagans, Routledge, 2003.

111
le rôle des enthéogènes dans !'Histoire

la place des émotions négatives, comme la peur, la colère, souvent éludées


par nos «guerriers de la lumière» actuels. Elles sont pourtant incon-
tournables dans les pratiques enthéogéniques et psychédéliques, que
nous considérons bien volontiers comme facteurs de bad trip, là où
les traditions chamaniques considèrent cette difficile traversée comme
indispensable à la guérison.
De nombreux Amérindiens ont réussi à surmonter la dépendance à
l'alcool et à ses causes sous-jacentes gràce à l'utilisation du peyotl dans
un contexte spirituel rituel et traditionnel. Cette dimension de sevrage
est souvent rapportée par les expérimentateurs d'Ayahuasca et de LSD, et
prouvée scientifiquement' 1• Dans les traditions chamaniques, le potentiel
thérapeutique et le potentiel d'éveil spirituel de ces substances ne sont
pas séparés. Le plus souvent, la guérison survient précisément grâce à une
expérience d'éveil spirituel survenant souvent à la suite de la traversée
d'un moment décrit comme ayant une polarité négative, difficile, voire
effrayante ou horrible, dans laquelle l'expérimentateur traverse toutes
les émotions négatives refoulées. Ces dernières, non vécues, réprimées
ou stockées, sont alors souvent la source de symptômes psychiques,
physiques, ou comportementaux, pouvant nous apparaître comme
décorrélés. Les enthéogènes offrent le potentiel de favoriser l'émergence
de royaumes spirituels, qui sont inhérents à la nature humaine, et ne
sont raisonnablement pas dissociables du chamanisme traditionnel. Y
accéder implique la traversée des émotions qui nous entravent, et à
laquelle l'expérience psychédélique profonde nous convoque souvent, et
que le mouvement New Age, ou néochamanique actuel, élude volontiers
en s'affranchissant fièrement de l'expérience fondamentale qu'offrent
les enthéogènes. Ils sont non seulement centraux, mais fondateurs et
indispensables au chamanisme traditionnel.
Chaman, mystique, poète, yogi, prêtre, prophète, gourou, éveillé,
autant de mots pour décrire un même état, colorié par tant de cultures

11. Teri S. Krebs, Pal-Orjan Johansen, ~ Lysergic acid diethylamide (LSD) for alcoholism:
mera-analysis of randomized controlled trials»,journal ofPsychopharmacology, 2012.

112
Le chamanisme et ses outils perdus

différentes. Il est désuet d'être poète, bien plus à la mode d'être chaman.
Quant au mot «mystique», beaucoup ne connaissent même plus sa
définition.

La mystique, ou le mysticisme, est ce qui a trait aux mystères, aux choses


cachées ou secrètes. Le terme relève principalement du domaine religieux,
et sert à qualifier ou à désigner des expériences spirituelles de l'ordre du
contact ou de la communication avec une réalité transcendante non
discernable par le sens commun 12 •

William James 13 , qui a enquêté sur des expériences mystiques tout


au long de sa vie - le conduisant à expérimenter plusieurs substances,
dont le peyotl -, a proposé une description de l'expérience mystique,
dans sa célèbre collection de conférences, publiée en 1902. Ces critères
sont les suivants 14 :
- Passivité: un sentiment d'être saisi et détenu par une puissance
supérieure qui n'est pas sous votre propre contrôle.
- Ineffabilité: aucun moyen adéquat d'utiliser le langage humain
pour décrire l'expérience.
- Noétique: vérités universelles révélées qui ne peuvent être acquises
nulle part ailleurs.
- Transitoire: l'expérience mystique n'est qu'une expérience
temporaire.
C'est effectivement très proche du chaman ... Et du poète, et du saint,
de !'éveillé, du prophète et de l'alchimiste qui, justement ... , transmute.
Le mot «chaman», aujourd'hui, est devenu le symptôme d'une société
en recherche de transcendance. Quelque chose s'éveille au niveau indi-
viduel, et donc collectif, et comme nous ne sommes pas en contact avec
cette «chose» qui émerge en nous - cet appel-, nous essayons de le
nommer. Le chaman est la plus ancienne forme d'intermédiation entre

12.Source:Wikipédi~

13. Psychologue et philosophe américain (1842-1910), neveu de Ralph Waldo Emerson.


14. https:// upwiki&. top/wiki/Williarn_J arnes_MacN even.

113
Le rôle des enthéogènes dans !'Histoire

l'homme et le transcendant, et, par extension, la nature, les esprits, ou


l'idée primitive, dogmatique ou non, que l'on se fait de Dieu. Cette
obsession à nommer une chose aussi large et diffuse est représentative
de notre degré d'incompréhension de ce dont il s'agit réellement.
L' œuvre phare de Mircea Eliade a fourni la synthèse de nombreuses
études sur les pratiques chamaniques. L'un des aspects centraux de l'ap-
proche d'Eliade réside dans le concept d'un chamanisme interculturel,
soulignant qu'il ne s'agissait pas seulement de pratiques sibériennes et
eurasiennes, mais planétaires.
Il souligne qu'un aspect central du chamanisme implique les états
modifiés de conscience (EMC) utilisés pour entrer dans le monde des
esprits, et qui se manifestent dans les expériences visionnaires du chaman.
Les EMC sont induits par de multiples méthodes, en particulier par le
tambour, le chant, la danse et, dans la plupart des cultures, l'utilisation
de substances psychoactives. Les chamans se préparent généralement
aux EMC par des ascèses telles que le jeûne et la privation d'eau, l'ex-
position à des températures extrêmes, la douleur, le célibat, la privation
de sommeil, la distanciation sociale ; et ce, pour améliorer leurs expé-
riences. Ce que nous retrouvons à travers de très nombreuses traditions
spirituelles, notamment orientales, mêmes quand celles-ci ne sont pas
qualifiées de «chamaniques».
Les recherches sur les caractéristiques universelles du chamanisme ont
donc validé le terme «chaman» en tant que concept transculturel réel.
Elles établissent que le terme devrait se fonder sur des caractéristiques
partagées plutôt que sur des définitions arbitraires 15 •
Le caractère universel et transculturel du chamanisme, conféré par
les premiers travaux d'Eliade et confirmé par de nombreux autres par
la suite, malgré quelques contestataires, n'empêche pourtant en rien
la nuance importante suivante: il y a autant de chamanismes que de
cultures, de tribus, voire de pratiquants.

15. M. Winkdman, ~shamanism in Cross-Cultural Ptrsptctivt~, International journal of


Transpmonal Studits, vol. 31, 2012.

114
Le chamanisme et ses outils perdus

Je pense que la seule erreur possible serait alors d'enfermer le chama-


nisme dans une définition propre à une culture, à une pratique. De ce
fait, tout ce que nous pouvons entendre sous le terme «chamanisme» est
extrêmement large. Tout au plus, nous pouvons nous risquer à esquisser
de grandes tendances issues de l'observation des nombreuses formes de
chamanisme à travers les époques et les cultures. Cela n'empêche pas,
non plus, la déclaration suivante: une écrasante majorité des pratiques
chamaniques fait état d'utilisation de plantes psychoactives.
La perte de la régulation inhibitrice de sérotonine entraîne une réduc-
tion - ou une perte - du contrôle de la réponse émotionnelle et une
amélioration des circuits de la dopamine, qui se traduit par une inon-
dation émotionnelle ou de l'extase 16 • Toutes ces fonctions cognitives
«supérieures» sont caractérisées par 1' accès à des dimensions transper-
sonnelles, dont le traitement d'informations concernant des événements
dans l'espace et le temps distants 17 • Il semblerait que ces considérations
transpersonnelles, liées à une perte de la régulation inhibitrice de la
sérotonine, soient essentielles pour comprendre les aspects essentiels du
«vol chamanique» ou des «sorties hors du corps», illustrant la capacité
d'avoir une conscience indépendante du cadre socioculturel dans lequel
ces pratiques ont lieu 18 •
Selon Eliade, l'entrée dans le monde des esprits est la clé de
nombreuses activités du chaman qui comprenaient la divination, la clair-
voyance, l'acquisition d'informations transpersonnelles sur les membres
du groupe, la chasse, la guérison, la récupération des âmes perdues, la
communication avec les esprits des morts, l'escorte des âmes des morts
et la protection contre les esprits.

16. Arnold J. Mandel!, «Toward a Psychobiology ofTranscendence: Godin the Brain•,


Pschology o/Consciousness, Springer, 1980.
17. F.H. Previc, «The Role of the Extrapersonal Brain Systems in Religious Activity»,
Consciousness and Cognition, 2006.
18. Voir aussi Arzy, Molnar-Szakacs, Blanke, 2008; Blanke, Mohr, 2005; Metzinger, 2009.

115
Le rôle des enthéogènes dans !'Histoire

Le voyage du chaman, dans ce que la position animiste considère


comme «le monde des esprits», est décrit comme un univers multidi-
mensionnel, avec une division souvent tripartite en mondes inférieurs,
moyens et supérieurs, soumis à d'autres subdivisions impliquant
souvent sept ou neuf niveaux. Une architecture étonnamment similaire
à plusieurs approches hindouistes et bouddhistes. Se déplacer à travers
ces mondes impliquerait d'accéder à un axis mundi, un «arbre», ou une
«échelle», qui ne manquera pas d'attirer l'attention des lecteurs familiers
de l'épisode biblique de Jacob.

La controverse sur le chamanisme


Avec la parution de La Voie du chamane, de Michael Harner en 1980,
et l'apparition des ateliers de formation de la Fundation for Shamanic
Studies (FSS), le concept académique de «chaman» a élargi ce que
recouvrent le terme et le concept. Le plein essor du néochamanisme a
également généré de vives réactions académiques qui alléguaient que la
notion d'une spiritualité universelle manifestée de manière intercultu-
relle était une invention occidentale, et constituait une appropriation
intellectuelle de l'impérialisme occidental 19 • Alors que les anthropologues
ont commencé à remettre en question et à critiquer l'utilisation du terme
«chaman», les critiques se sont concentrées sur la notion qu'il n'existe-
rait pas de similitude dans les pratiques de guérison spirituelle à travers
le monde, soutenant que le concept de chaman était une fabrication
de l'imagination occidentale. Contrairement au phénomène universel
proposé par Eliade, les opposants ont affirmé que les pratiques de
guérison spirituelles trouvées d'une culture à l'autre reflètent les concepts
socioculturels locaux. Cette position, propre au paradigme matérialiste,
s'effrite progressivement sous le poids croissant des études mettant en
lumière le caractère transculturel et universel du contenu des expériences
psychédéliques.

19. M. Winkdman, «Shamanism in Cross-Cultural Perspective•, op. cit.

116
Le chamanisme et ses outils perdus

Les agents sérotoninergiques des champignons à psilocybine présents


sur quasiment tous les endroits du globe produisent de profondes alté-
rations de la conscience, interprétées comme impliquant l'âme et le
surnaturel.
Les différences dans l'assimilation des psychédéliques entre les
humains et les chimpanzés 20 fournissent des preuves directes que le
système sérotoninergique humain a évolué en assimilant plus effica-
cement ces médecines naturelles. Plusieurs études ont souligné le large
éventail de preuves indiquant que le rôle de la sérotonine dans le soutien
des fonctions cognitives supérieures a été modifié au cours de l' évolu-
tion humaine, et a contribué à nos spécialisations cognitives21 • Celles-ci
comprennent incidemment le développement de capacités directement
liées au chamanisme, très étroitement corrélées - voire parfaitement
superposables - aux caractéristiques des expériences induites par les
psychédéliques.

Les traditiom spirituelles du monde entier comidèrent ces sources exogènes


de neurotransmetteurs comme étant l'origine des divinités et la raison
de leurs pratiques spirituelles et de transformation de la conscience. Ces
principes de conscience altérée sont au cœur de nombreuses traditions
spirituelles, peut-être de toutes22•
- Michael Winkelman

Si déclarer- comme j'aime le faire publiquement en souriant - qu'il


n'y a pas de chamanisme sans ingestion de plantes psychoactives est, je
le concède, volontairement provocateur et subversif, j'affirme avec un
peu plus de sérieux que se déclarer chaman en éludant cette pratique,

20. JF Pregenzer, GL Albens, JH Bock, et al, • Characterfaation ofligand binding proptrties


ofthe 5-HTID rectptors clonedftom chimpanzee, gorilla and rhesus monkey in comparison with
those ftom the human and guinea pig rectptors•, Neuroscience Leners, oct. 1997.
21. M. Winkelman, •Shamanism in Cross-Cultural Perspective•, op. cit.
22. Michael Winkelman,Journal ofPsychoactive Drugs, janvier 1989.

117
Le rôle des enthéogènes dans !'Histoire

ou en reléguant son expérience des psychédéliques à une vague visite


touristique, a toutes les chances de nous éloigner de l'essence d'un chama-
nisme originel, assis sur des pratiques alimentaires - inévitablement et
partiellement psychédéliques, de fait - antérieures et autrement plus
vitales et centrales que les activités sociales comme la danse ou le tambour.
Si les EMC et les moyens d'y accéder sont nombreux, rien ne permet
d'affirmer que les techniques sans psychédéliques permettent d'atteindre
les mêmes états qu'avec. Quand j'évoque publiquement ma position
subversive consistant à qualifier les EMC générés par psychédéliques
comme non seulement constitutifs du chamanisme originel, mais aussi
plus intenses, plus révélateurs, il n'est pas rare que plusieurs personnes
répondent: «Oui, mais nous pouvons y arriver sans psychédéliques!»
Cela reviendrait à proposer à une personne de se déplacer de Paris à
Berlin en voiture, et que celle-ci réponde: «Oui, mais moi aussi je peux
aller à Londres, et à pied! » Sous cet angle, nous pouvons mieux voir le
manque de pertinence persistant des oppositions aux pratiques chama-
niques induites par psychédéliques.
Je soutiens que, malgré les nombreuses techniques impliquant une
perte d'inhibition de la sérotonine (le sport d'endurance, la faim, la
soif, la perte de sommeil, les vibrations sonores telles que les tambours
et les chants, la privation sensorielle, les états de rêve, la méditation et
une variété de déséquilibres psychologiques ou de sensibilités résultant
d'une blessure, d'un traumatisme, d'une maladie ou d'affections du
système nerveux transmises héréditairement), les expériences psychédé-
liques combinées avec les savoirs ancestraux et empiriques permettent
d'accéder à une intensité et une universalité nettement plus marquée. Il
conviendrait peut-être, afin de donner ou non une validité scientifique
à cette conviction, de mener des travaux consistant à recueillir l' expé-
rience de participants ayant expérimenté les deux voies: avec et sans
psychédéliques. C'est, pour ma part, une question systématique adressée
aux personnes que je rencontre, quand elles se déclarent sérieusement
engagées sur une voie spirituelle. Les réponses que je recueille penchent
invariablement en faveur d'une supériorité de l'expérience psychédélique

118
Le chamanisme et ses outils perdus

en termes d'intensité, d'accès à l'information transpersonnelle souhaitée,


et d'approfondissement ou d'élargissement de conscience. À ceci près que
cette position s'assortit indispensablement de la complémentarité d'une
pratique spirituelle, telle que la méditation ou le yoga, par exemple.
Aspect crucial que je développerai plus tard.

Le chamanisme comme source


Par convention, le temps de cet ouvrage, j'emploierai donc et
entendrai les termes «chaman» et «chamanisme» exclusivement
comme indissociables de la consommation (par ingestion, inhalation
ou application cutanée) de psychédéliques. Je défends ici l'idée qu'il
n'est de chamanisme - et donc d'accès suffisamment manifeste aux
autres dimensions - sans cette aide extérieure. Loin de moi l'idée de
rajouter une couche au millefeuille de nuances qu'englobe aujourd'hui
le terme, mais de les supprimer toutes, pour n'en garder que l' extré-
mité du spectre: l'intensité inégalable de l'expérience spirituelle permise
par la consommation de vecteurs de la nature - les psychédéliques et
enthéogènes.
Même si les définitions du chamanisme sont nombreuses et ont
du mal à trouver un consensus, certaines constantes sont observées
à travers les sociétés, à travers le monde et l'Histoire. En 2013, l'an-
thropologue Michael Winkelman proposa une grille d'approche
scientifique, et enquêta auprès de «praticiens chamans reconnus» au
sein de 47 sociétés traditionnelles, pour en extraire une liste d'aspects
culturels communs caractérisant leur pratique. Les 14 aspects iden-
tiques dans toutes les cultures sont communs à l'expérience de Moïse
et de ses compagnons 23 •
Ce que le chaman fait avec les enthéogènes n'est pas différent de ce
que Moïse fit sur le Sinaï à proximité d'un buisson - pourquoi pas un

23. Danny Nemu, «Getting high with the most high: Entheogens in the Old Testament•,
journal ofPsycht~lic Studits, 2019.

119
Le rôle des enthéogènes dans !'Histoire

buisson de Peganum harmala, ou d'une variété de mimosacée comme


l'acacia à haute teneur en DMT? Et cela n'a pas moins de valeur que
cet événement biblique et fondateur, bien au contraire, cet acte-là du
chaman, est imprégné des 3 000 ans d'Histoire que nous avons en plus,
et de notre compréhension supplémentaire sur la nature de la réalité
et de l'aventure humaine. Quand bien même ce chaman ne serait pas
instruit, il baigne dans l'inconscient collectif; et cela lui confère autant
de valeur que tous les prophètes des livres saints. Si nous avons envie de
considérer que des pratiques sans psychédéliques peuvent être chama-
niques, nous devons en souligner le caractère partiel et amputé, sinon
factice.
Il est un fait que, depuis le chamanisme originel qui a donné lieu
dans un premier temps aux cultes à mystères, remplacés par des reli-
gions dogmatiques qui s'en sont inspirées en supprimant le sacrement
enthéogène, nous n'avons fait que nous éloigner de l'essentiel: l'ex-
périmentation directe. L'évolution spirituelle de l'homme, depuis les
premières expérimentations psychédéliques, n'est qu'un lent éloigne-
ment de l'essentiel, par la distanciation du catalyseur réel: l' enthéogène
qui propulse le pratiquant dans des dimensions qui ne sont à la portée
d'aucun réfractaire à ces outils naturels. Une lente descente dans la
matière, dans les concepts, dans l'enfermement que sont les mots, à la
mesure de la volonté de l'homme de prendre le pouvoir à travers l'inter-
médiation del' expérience spirituelle. Chacun de nous, sans exception, a
accès à la dimension qui englobe la nôtre. Chacun de nous dispose de la
ligne directe avec ce dont nous émanons, que nous l'appelions «Dieu»,
«Source» ou «guide», peu importe. Cela est en nous et ne nécessite
aucune religion, aucun dogme. Tout au plus quelques «règles», qui ont
tendance à prendre la forme de« rituels» dans le chamanisme. Rituels qui
ne sont en réalité qu'une forme élaborée et codifiée de règles destinées
à la survie, et à la réduction des risques de l'expérience psychédélique
initiale. Ces rituels, avec la dérive des religions, ont perdu leur substance
sacrée, remplacée par exemple par du vin de messe et une hostie. Ne
demeure que le naïf simulacre d'une expérience psychédélique vidée de
sa substantifique moelle.

120
Le chamanisme et ses outils perdus

Si vous allez à Paris, vous en saurez plus sur la réalité que ceux qui n y
sont pas allés. Si vous faites l'expérience de la DMT, vous en saurez plus
sur la réalité que ceux qui ne l'ont pas fait. [... ] Mourir sans avoir eu
une expérience psychédélique est comme mourir sans jamais avoir fait
l'amour. Cela signifie que vous n'aurez jamais compris de quoi il est
question ici-bas.
- Terence McKenna
LA DIMENSION
SPIRITUELLE
DANS L'IMPACT
'
THERAPEUTIQUE
'
DES EXPERIENCES
' '
PSYCHEDELIQUES

J'ai pris conscience que la nature nous parle sans cesse, et qu'il n'y a que
notre perception qui fluctue et entrave potentiellement ce dialogue. Cette
dimension s'est effectivement progressivement révélée à moi au cours
d'expériences chamaniques. Le terme est actuellement très tendance et
galvaudé, et consiste à récréer des simulacres de traditions sacrées et de
connexion à la nature sans les ingrédients essentiels, indispensables, et
catalytiques de l'expérience de connexion, de soin, ou de divination
recherchée. Je vois le lien avec la nature comme initiatique, en ce sens
que, pour en comprendre toute la dimension, et interagir avec elle, il ne
suffit pas de la contempler, de s'y promener, ou de taper sur un tambour
dans une hutte de sudation en se déclarant chaman, mais de la rencon-
trer pleinement par le biais des innombrables outils enthéogènes qu'elle
nous propose. Cette émergence de bonnes volontés est, cependant, le
symptôme d'un appel de la nature ou, du moins, d'une sensibilisation
grandissante à celle-ci. Ces pratiques actuelles ont toutefois pour effet
positif d'éveiller cette sensibilisation auprès des participants. L'effet
pervers, lui, est que nous constatons un nombre grandissant de chamans

123
Le rôle des enthéogènes dans !'Histoire

autoproclamés, dont le jeu, souvent monnayé, nous éloigne encore


davantage des pratiques originelles et authentiques, et des outils de la
nature dont notre société souffre déjà de l'interdiction infondée.
Entre ces pratiques néochamaniques, dénuées de toute ingestion de
plantes sacrées, et le chamanisme originel, indissociable des enthéo-
gènes, il est question du même gouffre qu'entre un chef étoilé et un
enfant qui joue à la dînette. Les références historiques d'utilisation
de plantes psychédéliques endémiques sont innombrables {ergot du
seigle, amanites, peyotl, iboga, cannabis, acacia, harmal, pavot, lotus
bleu, mandragore, datura, etc.); et l'on constate leur utilisation dans les
circonstances constitutives de toutes les religions, elles-mêmes souchées
sur des pratiques chamaniques dont on aura préalablement supprimé
tout ce qui empêche le contrôle du peuple. On assiste ici exactement
aux mêmes mécanismes et ressorts que dans le «culte du cargo», dont les
grandes religions sont l'expression parfaite. C'est un gouffre du même
ordre qui sépare les religions du Livre des cultes à mystères (Éleusis,
Mithra, Isis, etc.). Le chamanisme est aux cultes à mystères ce que ces
cultes à mystères sont aux religions: une source précieuse d'inspiration
de laquelle ont été exclus tout ce qui favorise la liberté de l'individu
par l'expérience directe, non intermédiée, ainsi que tout ce qui entrave
le confort des conceptions matérialistes. Tout cela résulte du travers
égotique de l'humain consistant à vouloir contrôler, verbaliser, concep-
tualiser et, surtout, simplifier ce qui le dépasse, quitte à en perdre le goût
de sa moelle. Quand vous approchez cette compréhension du bout des
doigts, et que vous désirez sincèrement et entièrement franchir le cap
avec la juste intention de comprendre ce qui se joue dans notre dimen-
sion, vous prenez conscience qu'il y a plus de spiritualité dans un seul
cactus, liane ou champignon sacrés que dans tous les temples et églises
du monde. Ils sont des décodeurs élargissant notre conscience, et non
l'inverse. L'information la plus significative qu'une personne peut me
confier à son sujet, c'est l'expérience qu'elle a, ou qu'elle n'a pas, des
outils que sont les plantes sacrées et, donc, de la nature.
La vraie question est de savoir si les enthéogènes sont utilisés et
si leurs incidences et conséquences sont intégrées. Savoir dans quelle

124
La dimension spirituelle dans l'impactthérapeutique des expériences psychédéliques

mesure notre praticien est en mesure de se distancier de sa conception


de la réalité pour en distiller à son «client» une interprétation assez
libre de prétentions, de certitudes, de contre-transferts, de projections
et d'anthropocentrisme.
Vous l'aurez compris, jouer avec ces termes ne nous amènera pas
bien plus loin que d'attirer votre attention sur toutes les petites lumières
rouges qui devraient s'allumer face à quiconque se proclame de l'une ou
l'autre appartenance. Mais plutôt à nous demander s'il est possible de
pratiquer un quelconque chamanisme en étant aussi éloigné des consti-
tutifs même de cette pratique, que nous avons enfermés dans un vocable
au XI:x<' siècle, loin des pratiques dont nous avons perdu la moelle, jetée
par les religions.
Ces constitutifs fondamentaux de l'intermédiation avec d'autres
dimensions étaient employés quand l'homme ne partageait pas notre
mépris actuel pour les substances élargissant ou approfondissant la
conscience. C'est pourquoi, d'ailleurs, nous parlons aujourd'hui volon-
tiers de «drogues» - une catégorisation outrageusement large, péjorative
et imprécise, dans laquelle nous plaçons toute substance que nous décla-
rons altérer la conscience (dans le sens de« dégrader», et non seulement
de « dénaturer»), sans aucun égard, ni considération, pour celles qui
l'élargissent, l'aiguisent, l'approfondissent.
Ainsi donc, nous trouvons sous ce vocable de «drogues» tout un
éventail de substances, connues ou moins connues, légales ou non. Dans
cette catégorie amalgamante et péjorative, le café, le sucre et l'alcool
côtoient aussi bien la cocaïne que l'héroïne, qui côtoient joyeusement
- et sans aucune honte dans la bouche des détracteurs de l'exploration
de la conscience - l'Ayahuasca, le peyotl, le LSD, la MDMA, la psilo-
cybine, etc.
Ce sont ces toutes dernières, entre beaucoup d'autres, qui trouvent
leur place dans des sous-catégories bien plus pertinentes - les enthéo-
gènes et les psychédéliques -, qui nous aident donc à séparer le grain de
l'ivraie. À discerner ce qui va nous aider de ce qui va nous entraver, dans
l'expérience d'expansion de conscience et de dissolution de l'illusion,

125
Le rôle des enthéogènes dans !'Histoire

recherchée et maîtrisée par les chamans originels. Ainsi, nous explorerons


ensemble les origines de la consommation de LSD à travers l'ergot du
seigle, de MDMA à travers l'ingestion des parties huileuses du sassa-
fras, de mescaline à travers plusieurs cactées, de psilocybine à travers
de nombreux champignons, de divers dérivés du DMT à travers de
nombreux végétaux, et même d'animaux.
Ces molécules ont été les ancêtres- et seront l'avenir-d'une méde-
cine de l'esprit. Aujourd'hui, d'innombrables études sont publiées, à un
rythme exponentiel, sur leurs applications thérapeutiques. Nous assis-
tons à ce qui a pris le nom de «troisième révolution psychédélique». La
première, qui nous intéresse davantage ici, ayant sa place, pour ne pas
dire son rôle, à l'origine de l'humain tel que nous le connaissons.
J'entends par «humain» le primate bipède ayant conscience de sa
conscience, ce qui le différencie de ses colocataires animaliers, n'ayant
que la conscience sans être conscients de celle-ci.
J'entends par« rôle» le déclencheur cataclysmique qu'ont été ces
molécules dans l'émergence d'une conscience de la conscience, dans
l'incendie cérébral qui nous a conféré une supériorité technologique et
matérielle sur le vivant - si supérieure qu'elle le détruit- et dont l'étin-
celle fut notre curiosité originelle.
Je ne peux, dans cet ouvrage, explorer aussi bien les applications
thérapeutiques de ces molécules que les nombreux auteurs médecins,
chimistes, prix Nobel, et autres bien-aimés téméraires sur le même
sujet. J'ai, ici, à cœur de recentrer l'impact des psychédéliques et des
enthéogènes sur la spiritualité. J'emploie ici le terme «spiritualité» pour
délimiter ce qui va conditionner un changement de paradigme dans
notre appréciation du monde et de la réalité, et notre interaction avec
ces substances. Je ne peux me résoudre à l'idée que ces transforma-
tions personnelles trouvent uniquement leur source et leur explication
dans des contingences exclusivement psychologiques, délimitées par les
nomenclatures de la bienveillante institution psychiatrique.
Je crois que, si un événement traumatique peut détruire notre vie,
un événement positif d'intensité égale peut impulser un chemin vers la

126
La dimension spirituelle dans l'impactthérapeutique des expériences psychédéliques

guérison. Et c'est ici qu'interviennent les psychédéliques et les enthéo-


gènes à travers les plantes sacrées.
Il y a, à l'origine de ma vocation de consultant, le constat que
toute transformation ou guérison, quel que soit son domaine, ne peut
s'exonérer de considérations spirituelles. Bien au-delà, d'ailleurs, des
indispensables considérations médicales.
«Culture is not your friend », me martèle celui qui me parle dans
mes rêves, avec qui j'y bois des bières très spéciales - on reviendra aussi
sur la définition et l'origine des bières. Terence McKenna, ethnobota-
niste, joue, pour moi, dans la même cour que les génies que sont Jung,
Campbell, Hawkins, Socrate, Planck, Bach, ou de Vinci.
Mais pourquoi la culture n'est-elle donc pas mon amie? Plus je
serai court à répondre, moins j'aurai de chances de citer McKenna.
La culture 1, dans son acception sociologique, et plus particulièrement
occidentale, est caractérisée par son inertie. Elle est un mouvement lent,
lourdement défini par le passé, dans lequel chacun de nous s'immerge de
manière plus ou moins consciente, à divers degrés. Cette culture, dans
le sens que je donne au leitmotiv de McKenna, nous emmène dans une
direction opposée à la nature, au vivant, à la spiritualité. Nous empêche
de nous questionner, puisqu'elle nous sert autant de réponses tièdes qu'il
y a de partisans inconscients de notre culture. C'est, pour ainsi dire, une
courte phrase permettant d'exprimer l'intérêt fondamental des contre-
cultures, dans notre tentative de détourner le monde de cette pente qui
mène au précipice dans lequel notre civilisation se jette gaiement.
Une «contre-culture», ainsi pourrait être qualifiée cette troisième
renaissance psychédélique. Portée par des humains déclarant leur souve-
raineté en déclarant la liberté d'ingérer ce qu'ils souhaitent, déclarant
de fait leur droit d'explorer leur conscience avec les outils de la nature
comme un droit inaliénable tel que respirer, se nourrir ou se vêtir,

1. ~Ensemble des phénomènes matérids et idéologiques qui caractérisent un groupe ethnique


ou une nation, une civilisation, par opposition à un autre groupe ou à une autre nation : la
culture occidentale.•

127
Le rôle des enthéogènes dans !'Histoire

et comme ayant sa place pleine et entière dans la Déclaration des droits


de l'homme et du citoyen. Nous noterons, ici, qu'il est possible d'ob-
server notre propre amusement, si nous réfléchissons un tant soit peu au
fait que l'homme a réussi à déclarer la nature comme illégale.

We can begin the restructuring ofthought by declaring legitimate what


we have denied for so long. Les us declare Nature to be legitimate. The
notion ofiilegal plants is obnoxious and ridiculous in the first place2.
- Terence McKenna

Ainsi, c'est en grande partie gràce au concours de Decriminalize


Nature que l'Amérique du Nord voit naître, depuis une décennie, un
mouvement historique de décriminalisation et de légalisation de subs-
tances psychédéliques naturelles. Les cliniques où l'on administre ces
substances se multiplient, arrosées de milliards de dollars levés par les
biotechs en passe de faire légaliser la plupart de ces molécules au niveau
fédéral, tant leur utilisation encadrée s'annonce comme révolutionnaire
pour la santé mentale de l'humain.
Nous sommes loin des mythes urbains qui collent à la peau du
LSD, qui ont pris leur source dans un mouvement massif de désinfor-
mation dès 1971, démarrage de la War on Drugs (<da guerre contre les
drogues»), associant les consommateurs à des junkies addicts, sautant
du cinquième étage, croyant qu'ils peuvent voler après avoir enfermé
leur bébé dans le micro-ondes. En réalité, ce que nous constatons, au
fur et à mesure des publications scientifiques actuelles, c'est que la
plupart des psychédéliques ont un effet thérapeutique sur les addic-
tions en place. Il est d'ailleurs, avec certaines d'entre elles, impossible
de développer une addiction, tant l'expérience est transformative, et
souvent bouleversante.

2. «Nous pouvons commencer la restructuration de la pensée en déclarant légitime ce que


nous avons nié pendant si longtemps. Déclarons que la nature est légitime. La notion de
plantes illégales est odieuse et ridicule. »

128
La dimension spirituelle dans l'impact thérapeutique des expériences psychédéliques

Il est temps, à présent, de clore ce passage sur l'intérêt thérapeutique


des psychédéliques, dont beaucoup de livres, même en français, parlent
déjà bien plus en détail.

Une étude scientifique parmi tant d'autres


Dans une étude du NYU Langone Medical Center (New York), avec
29 participants - en majorité des femmes âgées de 22 à 75 ans atteintes
de cancer, diagnostiquées avec des troubles anxiodépressifs sévères-, la
principale constatation est l'amélioration significative des scores d'éva-
luation clinique de l'anxiété et de la dépression, avec la psilocybine (la
molécule psychoactive des champignons «magiques» )3. Cet effet positif
perdure jusqu'à huit mois après la prise de psilocybine.
Les patients signalent également des améliorations dans leur qualité
de vie: ils sortent plus, ont plus d'énergie et de meilleures relations avec
les membres de leur famille et/ou leurs contacts professionnels4 • Plusieurs
rapportent également une vie spirituelle plus intense, une tranquillité
inhabituelle et des sentiments accrus d'altruisme.
Dans une étude indépendante de 2008, 42 % des participants à qui
l'on a administré de la psilocybine l'ont décrite comme faisant partie
des cinq expériences les plus significatives de leur vie; 22 % la décrivent
comme la plus significative de toute leur vie.
Que nous disent donc ces gens, quatorze mois après l'expérience?
Comment traduisent-ils en mots ce qu'il reste de cette expérience?
- «Le sentiment que tout est Un, que j'ai expérimenté l'essence de
l'Univers et le fait de savoir que Dieu ne nous demande rien d'autre
que de recevoir de l'amour.»

3. Stephen Ross, Anthony Bossis, Jeffrey Guss et al., ~ Rapid and sustained symptom
reduction following psilocybin treatmcnt for anxiety and depression in patients with life-
threatening cancer: a randomized controlled trial»,journal ofPsychopharmacology, 2016.
4. Ibid.

129
Le rôle des enthéogènes dans !'Histoire

«Le sentiment d'absence de frontières. Je ne savais pas où je me


terminais et où mon environnement commençait. D'une manière
ou d'une autre, j'ai pu comprendre ce qu'est l'unité.»
«Cela a ouvert mon troisième œil : je pouvais voir de nombreuses
croyances spirituelles que je détenais/tenais et les liais. Un paysage
spirituel plus cohérent et plus complet m'est apparu.»
«L'expérience a élargi ma conscience de façon permanente.»
«J'avais l'impression que des tonnes d'informations sur "ce qui
est" étaient téléchargées rapidement dans ma connaissance/
compréhension.»
«Expérimenter, avec chaque fibre de mon être, que toutes choses
sont liées. »
«La perte totale de soi. .. Le sentiment d'unité était impression-
nant ... Je crois maintenant vraiment en Dieu comme une réalité
ultime.»
Sans nous perdre, ici, dans le terme «Dieu», il me semble intéressant
de s'interroger si un tel accès mystique et une telle amélioration de la
perception du monde servent au capitalisme, et aux sociétés pharma-
ceutiques. Tout particulièrement parce que cette expérience porte sur ...
une seule dose, non renouvelée.
L'ŒUVRE
DE BRIAN MURARESKU:
, '
LA CLE DE L'IMMORTALITE

Si Dieu reste une hypothèse non prouvée, les expériences dont je parle
m'ontpersuadé de l'existence de royaumes et de réalités autres que le nôtre
qui coexistent avec les nôtres, et exercent une influence sur chacun de
nous, mais qui restent largement invisibles et méconnus da,ns les sociétés
technologi.ques modernes - en particulier celles qui ont subi une longue
exposition aux enseignements chrétiens.
- Brian C. Muraresku

Sur ce chemin, parmi tous les sujets qui ont capté mon attention, l'un
d'entre eux me passionne particulièrement. C'est la propension de
l'homme à adhérer à une religion toute faite, et ainsi cesser l' expéri-
mentation directe de la promesse de la religion: accéder au «divin», se
relier au transcendant.
Il est un paradoxe, résidant en l'inclination de l'homme à vouloir se
relier - et quand je dis «homme», je parle de sa représentation globale
dans !'Histoire et à l'échelle planétaire - sans prendre la responsabilité
entière de cette reliance. En adhérant à un dogme religieux, il se tient
à l'écart de l'expérience même. Adhérer à une religion du Livre revient
à lire un livre sur la cuisine afin d'éviter de cuisiner. Une religion est
une spiritualité souvent dogmatique, intermédiée à des fins de contrôle,
et d'éloignement de la substantifique moelle en substituant un récit

131
Le rôle des enthéogènes dans !'Histoire

historique et des règles à une expérience qui, par définition, ne peut être
que propre, et qui perd tout son sens lorsqu'elle est vécue par procura-
tion, à travers un livre, ou un intermédiaire humain.
Il y a donc bien ce désir dans l'homme, qui réside peut-être dans
le fait que le besoin de croyance est plus fort que le désir d'expérience.
Vouloir croire et être rassuré, plutôt que d'être confronté à la peur de
l'inconnu, qui se tapit dans l'expérience elle-même. Et si l'expérience
directe remplaçait la croyance par la connaissance?
Ainsi, depuis longtemps, mon attention est captée par cette frénésie
religieuse, et mon interrogation subsiste quant à ce qui, dans la religion,
rassemble et convainc autant. Si les tendances semblent changer - montée
du mouvement Spiritual But Not Religious {SBNR), aux États-Unis-,
mon interrogation porte sur les siècles de dogmes, de guerres, d' obscu-
rantisme. Et je pense, comme d'autres, que cette ferveur existe, car dans
le discours religieux réside un sujet qui touche l'homme à un endroit
«archaïque» et «primai», qui convoque en lui un mécanisme déclen-
chant des ressources insoupçonnées, au-delà de son intérêt personnel.
Cependant, l'expérience directe - du divin, du transcendant ... -,
depuis l'origine de la vie jusqu'à seulement quelques siècles, était l'ap-
proche par défaut. Le vivant ingère ce qui lui permet de s' expérimenter
dans son plus large spectre, pour ainsi évoluer et croître en cohérence
avec son environnement. Cohérence que nous avons cessé d'observer,
avec la décorrélation entre consommation et disponibilité des ressources
naturelles; ce qui mènera, d'ici quelques décennies, comme l'affirment
la Nasa et plusieurs institutions, à la fln de la civilisation telle que nous
la connaissons.
La fln de la pratique qu'est l'ingestion régulière, et plus ou moins
rituelle, des molécules enthéogènes et psychédéliques présentes dans la
nature - qui permettent une compréhension et une conscience accrue
de notre place et de notre symbiose potentielle avec l'environnement -,
marque le commencement d'une distanciation de l'homme de la spiri-
tualité. Ce déclin est engendré par la volonté de présenter une institution
intermédiaire structurée entre l'homme et le transcendant - le divin,

132
L'œuvre de Brian Muraresku: la clé de l'immortalité

l'âme, l'esprit, etc. Cette institution ne facilite pas l'accès à l'expérience


directe de l'ingestion d'enthéogènes, mais l'empêche, s'appropriant un
pouvoir et un contrôle, en établissant un dogme sur la nature de ce qui
nous dépasse, et la manière d'y accéder. C'est le propre des grandes reli-
gions, nous enjoignant désormais à la prière et à la soumission, au mieux
à la méditation. Certaines de leurs branches ésotériques et discrètes
(soufisme, tantra, gnose, Dzogchen, bon, aghori, etc.) ont pourtant
conservé le lien avec des substances facilitantes, par l'intermédiaire de
la notion de secret initiatique.
Dans son best-seller de plus 800 pages The lmmortality Key1, Brian
Muraresku, diplômé en latin, grec et sanskrit, relate sa longue décennie
de recherche, sous la forme d'une véritable enquête qui l'a mené à travers
le monde, jusque dans les sous-sols du Vatican. Cela pourrait prendre
l'allure d'un nouveau Da Vinci Code, si ce chef-d'œuvre époustouflant
n'était pas truffé de sources scientifiques et universitaires en linguis-
tique, chimie, botanique, histoire de l'art, théologie, archéologie, etc.
Ce chapitre relate ses brillantes recherches.
L'essayiste américain s'emploie principalement à répondre à deux
questions:
- Avant la montée du christianisme, les Grecs de !'Antiquité consom-
maient-ils un sacrement psychédélique secret lors de leurs rituels
religieux les plus célèbres et les plus fréquentés?
- Les Grecs de !'Antiquité ont-ils transmis une version de leur
sacrement aux premiers chrétiens de langue grecque, pour qui la
communion ou !'Eucharistie originelle était, en réalité, une eucha-
ristie psychédélique?
Son enquête - menée avec une telle rigueur qu'elle dessert parfois la
fluidité du récit - démontre que l'utilisation des psychédéliques couvre
une période égale à tout ce que nous sommes capables d'analyser dans
un cadre anthropologique. L'ouvrage rassemble les preuves fournies par

1. Brian C. Muraresku, The Immortality Key: The Secm History of the Religion With No
Name, St. Martin's Press, 2020.

133
Le rôle des enthéogènes dans !'Histoire

des disciplines scientifiques qui ont maintenant démontré l'existence


de breuvages psychédéliques dans le bassin méditerranéen depuis des
millénaires. Il relate leur consommation à des fins rituelles au cœur
des cultes à mystères grecs et chrétiens, ainsi que leur suppression par
les autorités religieuses. Dans un passé lointain, les Cananéens et les
Phéniciens qui occupaient la Terre sainte ajoutaient rituellement des
plantes psychoactives au vin. Lorsque les Grecs ont pris le contrôle de la
région plusieurs siècles plus tard, ces anciennes connaissances en herbo-
risterie enthéogénique probablement obtenues du chamanisme indien
avaient encore bien cours.
Ces dernières années, 1' archéochimie a réécrit l'histoire de la bière et
du vin de !'Antiquité. Tout comme les bières préhistoriques, le vin de
l'époque était une boisson beaucoup plus complexe et mystérieuse qu'on
ne le pensait auparavant. De Gobekli Tepe, site préhistorique du dixième
millénaire avant J.-C., en passant par la Grèce et la Rome antique,
l'auteur déterre les innombrables preuves d'utilisation des psychédéli-
ques comme constituants fondamentaux, incontournables et centraux
dans 1'expérience spirituelle, mystique et religieuse. Son sujet principal
n'est, selon moi, pas de prouver l'usage du LSD (sous sa forme naturelle
dans l'ergot du seigle) et de la psilocybine (dans les champignons dits
«hallucinogènes»), qui ne font plus aucun débat, mais bien la volonté
du catholicisme romain, tel qu'il se développe à partir du w siècle, de
couper le lien avec leur utilisation, pourtant fondatrice et centrale dans
la pratique du christianisme pendant les trois premiers siècles après J.-C.
Pour faire suite au travail de fond de l'auteur, comme nous l'avons
vu plus haut, l'idée que les premiers chrétiens et une chaîne secrète
d'hérétiques ont hérité d'une eucharistie psychédélique de leurs ancêtres
grecs et préhistoriques est devenue plus qu'une simple hypothèse. Grâce
aux récents progrès en archéobotanique et en archéochimie, l'usage de
psychédéliques parmi les Indo-Européens, les Grecs de !'Antiquité, les
paléochrétiens et même les sorcières de la Renaissance est désormais
prouvé, observable et mesurable: le vin de 1' époque n'était pas le vin
d'aujourd'hui.

134
L'œuvre de Brian Muraresku: la clé de l'immortalité

Le vin de la Grèce antique était décrit comme un pharmakon: une


potion inhabituellement enivrante - et ce terme n'était pas réservé aux
effets de l'alcool - altérant l'esprit, hallucinogène et potentiellement
mortelle. Le rituel eucharistique de vin psychédélique a pu être vécu
par une partie importante de la population chrétienne de tout le bassin
méditerranéen. Certains historiens ont estimé le nombre d'initiés à des
«centaines de milliers», peut-être des millions, sur plusieurs siècles. Ce
sont précisément ces sacrements qui pourraient, enfin, aider à expliquer
le secret de la réussite du christianisme dans les trois premiers siècles
après Jésus-Christ.
Dans « Mushroom ritual versus christianity », publié dans la revue
Practica/Anthropology, Eunice Pike et Florence Cowan ont écrit la confes-
sion que Muraresku essaye d'obtenir du Vatican depuis des années:

Il semblerait que la consommation du champignon ait des caractéristiques


communes avec /'eucharistie chrétienne, qui sont une source potentielle
de confusion2•

Durant les trois premiers siècles après la mort de Jésus, le christia-


nisme - avant qu'il ne devienne légal sous Constantin - était une religion
mystérieuse illégale luttant pour sa survie dans un monde hostile. Ses
réunions secrètes et ses sacrements magiques ont suscité autant de suspi-
cion que les mystères dionysiaques qui étaient systématiquement visés
par le Sénat romain en 186 av. J.-C3• L'idée d'une extase mystique si
puissante qu'elle anéantissait toute loyauté envers la famille et le pays
n'était pas la bienvenue dans un Empire romain en pleine édification.
De même, l'idée de mettre du vin psychédélique à la disposition des
pauvres et des femmes était tout aussi offensante pour le 1 o/o de l' esta-
blishment religieux qui jouissait de son monopole sur l'extase religieuse

2. Eunice V. Pike, Florence H. Cowan, ~Mushroom ritual versus Christianity», Practica/


Anthropology, vol. 6, 1959, p. 145-50.
3. Brian Muraresku, Tht Immortality .&y, op. dt.

135
Le rôle des enthéogènes dans !'Histoire

depuis des millénaires. Au fond, Dionysos et Jésus étaient, tous deux,


des révolutionnaires absolus. Écaner le danger réel et actuel de leur vin,
c'est méconnaître le monde dans lequel les fils de Dieu sont nés, et la
nature radicale de leurs potions d'immortalité4• Largement inspiré des
cultes à Dionysos (dieu de la vigne, du vin et de ses excès, de la folie et
de la démesure), le personnage de Jésus présente de troublantes coïnci-
dences avec son homologue grec dans la description qu'en fait la Bible.
La seule raison pour laquelle les religions trouvent un public est la
promesse d'une vie après la mort: l'immortalité spirituelle. Il y a ceux
qui en parlent ou lisent à ce sujet, et il y a ceux qui le vivent. Y aller de
son vivant, préparé et en connaissance de cause, puis apprendre de cette
expérience directe est tout autre chose. Les cultes à mystères de la Grèce
antique n'étaient pas seulement le secret le mieux gardé de Grèce, mais
le secret le mieux gardé du christianisme, qui pouvait rendre toute la
doctrine, le dogme et la bureaucratie du Vatican complètement superflus.
Au fil des siècles, par conséquent, des forces colossales - avec le
pouvoir, par exemple, de brûler les gens sur le bûcher ou de les empri-
sonner à vie - ont été mobilisées à plusieurs reprises pour empêcher
les gens d'avoir un contact direct avec des réalités et des royaumes
alternatifs5•
Les mystiques - adeptes del' expérience directe - sont toujours embar-
rassants pour les détenteurs autoproclamés des règles et des dogmes.
Lorsqu'il s'agit de Dieu - un mot rarement utilisé par les mystiques-,
il y a unanimité quant à la réponse à une question d'une importance
capitale: Dieu ne réside pas dans un livre ni dans aucun écrit.

Que ce soit la Bible ou le Coran, les mystiques n'ont jamais trouvé Dieu
en lisant sur Dieu. Il n ya pas de cours, pas de conférence, pas d'homélie
qui vous rapprochera de Dieu. [... ] Pour les mystiques, la seule façon
de connaître Dieu est de faire l'expérience de Dieu. Et la seule façon de

4. Ibid.
S. Ibid.

136
L'œuvre de Brian Muraresku: la clé de l'immortalité

faire l'expérience de Dieu est de désapprendre tout ce que l'ego a essayé si


vigoureusement de fabriquer depuis notre enfance. [... ] La méthode la
plus simple et la plus efficace est de mourir avant de mourir.
C'est pourquoi les sou.fis ont été appelés «les impatients». Plutôt que
d'attendre leur mort réelle, les experts spirituels de la deuxième plus
grande religion du monde classent une tâche plus urgente que toute
autre: retrouver la «conscience de sa pleine identité» dans cette vie. Le
pharmacien persan du XI! siècle Attar a dit un jour: « Tant que nous
ne mourrons pas pour nous-mêmes, et tant que nous nous identifions à
quelqu'un ou à quelque chose, nous ne serons jamais libres. » Son protégé,
Rumi- le maitre sou.fi- était totalement d'accord: «Si vous pouviez vous
débarrasser une seule fois de vous-même, le secret des secrets s'ouvrirait
à vous. Le visage de l'inconnu, caché au-delà de l'univers, apparaitrait
sur le miroir de votre perception. »
- Brian Muraresku, The Immortality Key
HERBORISTES
'
OU SORCIERES?

Quand nous pensons au mot «chaman», notre esprits' évade immanqua-


blement vers des contrées lointaines. La jungle d'Amazonie, les steppes
de Sibérie, les vastes plaines mongoles ou les déserts d'Amérique, et
peut-être même certains paysages africains. Mais, là, on pense plutôt à
un sorcier, n'est-ce pas? Et pourtant ...
C'est ici que je propose de survoler l'histoire européenne d'une
pratique que notre culture ne décrit pas comme chamanique, mais
comme relative à la sorcellerie. Pour la plupart d'entre nous, le lien n'est
pas flagrant, et pourtant. Il s'agit d'un même corpus de pratiques, dont
la connotation péjorative - ici, sorcellerie - a été priorisée là où l'église,
et plus généralement les dogmes, régnait. Il est intéressant de relever que,
lorsqu'on pense à l'Afrique, la plupart d'entre nous pensent davantage
au sorcier qu'au chaman. Nous pouvons voir dans ce trait - amusant,
s'il en est - la tendance occidentale à mépriser la dimension archaïque
des pratiques divinatoires de chamanisme en sorcellerie.
L'année 789 marque le départ de la «sorcellerie européenne» où
Charlemagne, dans son capitulaire Admonitio generalis, déclare l'inter-
diction de tout recours aux «devins, magiciens, enchanteurs, tempesteurs,
ou stryges», qui deviendront sorcières, trois siècles plus tard. En 829,
à Paris, un programme de réforme déclare l'interdiction des philtres
- notamment d'amour -, potions et phylactères, et condamne les herbo-
ristes. La tendance se répand dans les royaumes, puis en 850 où Louis II
déclare les femmes comme «auxiliaires du diable», et, entre bien d'autres

139
Le rôle des enthéogènes dans !'Histoire

fantaisies, condamne l'usage du fenouil à sept ans de pénitence. S'ensuit


une contamination générale par l'obscurantisme religieux, où l'Église
combat le paganisme. Dans presque tous les royaumes européens, de
manière très large, tout ce qui permet d'empiéter sur le royaume de Dieu
est mortellement condamné.
Comme évoqué plus haut, les enthéogènes sont constitutifs du
chamanisme originel. Si les plantes issues de pratiques que nous recon-
naissons bien volontiers comme chamaniques sont connues, celles issues
de pratiques de même nature, renommées sorcellerie, par leurs détrac-
teurs le sont moins. De ce fait, nous pouvons trouver amusant qu'elles
ne soient, elles, même pas illégales en France, un pays particulièrement
répressif en la matière, tant leur méconnaissance nous distancie de leur
consommation. Un exemple supplémentaire confirmant la décorrélation
totale entre illégalité et dangerosité.
L'historien Tom Hatsis 1 documente et analyse les aspects de l'his-
toire enthéogénique de l'Europe occidentale, à travers les «onguents de
vol». Il passe en revue les preuves que ces pommades historiquement
documentées dérivant des traditions folkloriques médiévales étaient la
base de la sorcellerie. L'historien conclut «qu'il y a tout lieu de croire
que les onguents contenaient des psychoactifs » - particulièrement, diffé-
rentes espèces de mandragore. Il est aujourd'hui admis que, parmi les
autres enthéogènes inclus dans ces onguents, figuraient la jusquiame
(Hyoscyamus niger), la belladone (Atropa bel/adonna) et le datura, tous
trois réputés dans le monde entier en tant que potions magiques.
L'inclusion d'agents aussi puissants altérant la conscience témoigne de
l'origine chamanique de ces pratiques, où de profondes altérations de
conscience faisaient partie intégrante des pratiques de guérison rituelles.
Bien que la composition exacte des breuvages des sorcières puisse rester à
jamais imprécise, le spécialiste mondial qu'est l'anthropologue Christian
Ratsch détaille également les preuves historiques de l'utilisation centrale

1. Thomas Hatsis, The Witches' Ointment: The Secret History ofPsychedelic Magic, Park
Street Press, 2015.

140
Herboristes ou sorcières?

de plantes enthéogènes dans la sorcellerie, notamment Valeriana offi-


cinalis, Mandragora officinarum, H. niger, Papaver spp., A. belladone,
Datura spp. L'utilisation de ces puissantes plantes psychoactives pour
induire des états révélateurs semblables à la mort - également décrits
dans toutes les autres traditions spirituelles du bassin méditerranéen
à l'Extrême-Orient, en passant par l'Inde et les pays nordiques - est
à la source des expériences étranges et extraordinaires relatées dans de
nombreuses spiritualités du monde entier.
Ce corpus de pratiques - loin de l'écrasante majorité des naïfs simu-
lacres à la mode de celles qui se prétendent sorcières aujourd'hui - prend
le nom de veneficium, ou veneficum, et plus récemment de poison path, la
«voie du poison». C'est dans ces appellations que les cherchants engagés
dans une volonté sincère de pratiquer une sorcellerie historiquement
authentique et autrement plus réelle, loin de l'influence moderne visant,
une nouvelle fois, à nous séparer de l'expérience directe, auront à cœur
de chercher. Les ouvrages et sites sont nombreux; le chemin, réellement
périlleux.
Ainsi, mandragore, belladone, datura, absinthe, jusquiame, amanite
tue-mouches et champignons hallucinogènes furent, parmi de nombreux
autres, les outils des chamanes européennes, brûlées sur les bûchers. Ils
sont - à l'exception des champignons à psilocybine - tous légaux, et
mortellement dangereux, eux.

La chasse aux sorcières


Muraresku soulève donc plusieurs questions:
- Tout cela pourrait-il être la raison, peu étudiée par les historiens
modernes, pour laquelle les sorcières «représentaient le plus
dangereux de tous les ennemis de la race humaine et de l'Église
chrétienne » ?
- Quoi de plus menaçant pour l'intégrité institutionnelle du Vatican
qu'une Eucharistie qui donne une véritable vision béatifique?
- Si les sorcières pouvaient convenablement procéder à une eucha-
ristie, elles-mêmes, quel était l'intérêt du prêtre?

141
Le rôle des enthéogènes dans !'Histoire

Et si elles pouvaient établir un contact direct avec Dieu, quelle


était la raison d'être de l'Église?
Serait-ce trop demander au Vatican d'admettre simplement
que son Eucharistie placebo ne pourrait jamais rivaliser avec un
enthéogène?
Une par une, il expose les preuves d'une campagne prolongée qui
aurait exécuté au moins 45 000 sorcières et qui allait en torturer, empri-
sonner ou exiler d'innombrables autres à travers le monde. Il ne s'agissait
pas simplement de débarrasser la chrétienté des guérisseurs populaires,
mais d'effacer des connaissances qui avaient survécu pendant des siècles
dans l'ombre. C'est ce que le professeur Carl Ruck appelait cde Secret
des secrets»: une tradition d'expertise pharmacologique, menant à une
eucharistie psychédélique. Selon lui, les secrets ont été «transmis de
bouche-à-oreille d'herboriste à apprenti». Plus précisément, ils étaient
souvent confiés par des femmes plus âgées à des femmes plus jeunes.
En 1320, une lettre aux inquisiteurs en France, d'un certain cardinal
William, donne la pleine permission papale de traquer les pratiquants des
arts sombres «qui abusent du sacrement de l'Eucharistie ou de l'hostie consa-
crée et d'autres sacrements de l'Église en les utilisant dans leur sorcellerie».
À la Renaissance, le terme latin que Giordano Bruno2 utilisait pour
le pharmakon grec était particulièrement associé au terme de «sorcière»
ou de «femme-médecine» que l'inquisition ciblait en raison de leur
connaissance interdite des substances psychotropes.
À la même époque, dans Religion and the Decline ofMagic, l'historien
Keith Thomas note comment l'Eucharistie est devenue «un objet de
puissance surnaturelle». Selon un commentateur du XYI 0 siècle, l'Eucha-
ristie était tombée non seulement entre les mains de sorcières célèbres,
mais aussi de «sorciers, charmeurs, enchanteurs, rêveurs, devins, nécro-
manciens, con jureurs, leveurs de diable, faiseurs de miracles»,

2. Giordano Bruno (1548-1600) est un frère dominicain et philosophe napolitain. Il déve-


loppe la théorie de l'héliocentrisme et montre, de manière philosophique, la pertinence
d'un univers infini, qui n'a ni centre ni circonférence, peuplé d'une~ quantité innombrable
d'astres et de mondes identiques au nôtre~. (Source: Wikipédia.)
LES TROIS GUERRES
CONTRE LA CONSCIENCE
'
ET LES REVOLUTIONS
PSYCHÉDÉLIQUES

je considère le LSD comme un médicament sérieux, assez puissant pour


que certaines personnes voient Dieu ou le Dharma. C'est de la médecine
sérieuse. [... ] Le LSD n'est pas illégal parce qu'il met en danger votre
santé mentale. Le LSD est illégal parce qu'il met en danger le contrôle.
Pire, cela rend l'autorité drôle. Le LSD est illégal principalement parce
qu'il menace la culture américaine dominante, la culture du contrôle.
- John Perry Barlow, poète, essayiste et conférencier

De la répression violente des cultes à mystères au ive siècle par les


Romains, aux lois liberticides actuelles entravant notre droit d' explora-
tion de la conscience à l'aide d'outils naturels que sont les enthéogènes, en
passant par la chasse aux sorcières du Moyen Âf,e par l'Église chrétienne
- condamnant, de fait, l'utilisation d'enthéogènes -, nous assistons au
même combat.
Il semblerait que la prohibition, selon les époques, ait eu d'autres
motivations que de protéger le peuple de la «dangerosité» des psyché-
déliques. Que faire face aux qualités émancipatrices et spirituelles de
substances qui permettent potentiellement d'accéder à des états de
compréhension et de lucidité élargis, impliquant une distanciation
naturelle des attitudes addictives, consuméristes et aliénantes? La bonne

143
Le rôle des enthéogènes dans !'Histoire

réponse coercitive d'un système capitaliste assis sur un consumérisme


effréné, irrigué par une peur latente (de l'autre, du manque, du danger)
et entretenue par des médias serviles, est bien la prohibition soutenue
par une campagne active de diabolisation.
En 1971, alors que nous semblions nous libérer de l'emprise d'une
Église chrétienne brûleuse de chamans et d'herboristes, et nous ouvrir à
de nouvelles possibilités spirituelles, les gouvernements du monde entier
se sont lancés dans la War on Drugs («la guerre contre les drogues»).
C'est le terme désignant les efforts entrepris par les gouvernements
pour lutter contre les substances qui ne servent pas leur intérêt. Dans
sa conférence TED censurée de 2013, Graham Hancock qualifie ces
mesures à juste titre de « War on Consciousness » («guerre contre la
conscience»).
Cette gu.erre contre la conscience, nous le devinons, est l'apanage de
tout organisme de contrôle, autorité, Église ou gouvernement visant
à maintenir sa suprématie face à des pratiques révélant l'existence et
la possibilité de contact avec d'autres plans de réalité, auxquelles les
institutions répréhensives en question ne peuvent étendre leur pouvoir
- s'agissant du territoire infini de la Conscience, de laquelle émane
justement le plan matériel dans lequel ces institutions évoluent.
Je souhaite apporter, ici, un nouvel éclairage, différent de l'histoire
consensuelle, contribuant à renommer ce mouvement répressif cristallisé
en 1971 par: la troisième gu.erre contre ks psychédéliques (jetés avec l'eau
du bain dans le vocable des «drogues»), et donc contre la Conscience.
Nous devinons aisément la seconde, décrite plus haut, qui a pris la
forme d'une chasse aux sorcières pendant près de huit cents ans. Il s'agit,
en réalité, d'une chasse aux chamans et herboristes - appelés «sorciers» et
«sorcières» - évoluant à contre-courant des dogmes chrétiens, emprun-
tant la voie de l'expérience directe du divin, et dont les qualités ne
peuvent plus être décorrélées de l'usage des enthéogènes, comme le
mentionnent de nombreux ouvrages d'époque.
La première guerre contre la conscience, elle, trouve sa source dans le
livre le plus célèbre de l'humanité. Qui sait, aujourd'hui, si l'histoire du

144
Les trois guerres contre la conscience et les révolutions psychédéliques

jardin d'Éden de l'Ancien Testament ne mentionne pas une première


répression? Les indices sont pourtant éloquents:

L'Éternel Dieu donna cet ordre à l'homme: Tu pourras manger de tous


les arbres du jardin; mais tu ne mangeras pas de l'arbre de la connais-
sance du bien et du mal car le jour où tu en mangeras, tu mourras.
-Genèse 2:16-17

Alors le serpent dit à la femme: Vous ne mourrez point; mais Dieu sait
que, le jour où vous en mangerez, vos yeux s'ouvriront, et que vous serez
comme des dieux, connaissant le bien et le mal. La femme vit que l'arbre
était bon à manger et agréable à la vue, et qu'il était précieux pour ouvrir
l'intelligence; elle prit de son fruit, et en mangea; elle en donna aussi à
son mari, qui était auprès d'elle, et il en mangea.
- Genèse 3:4-6

Le fruit de la connaissance était-il interdit pour une raison précise?


Effectivement, nous n'avons pas besoin de temple, d'église, de prêtre ni
même de Bible, quand tout se trouve encodé dans une plante.
Au cours des quatre premiers siècles de notre ère, la persécution, par
les Romains, des chrétiens «primitifs» et l'interdiction de leur vin de
communion psychédélique 1 - et par extension de l'ensemble de leurs
pratiques enthéogènes - pourraient être décrites comme le premier acte
de guerre contre les drogues en général, et les enthéogènes en particulier.
Pendant cette période, Ignace d'Antioche, un évêque du Ier siècle, se
réfère sans ambiguïté à l'Eucharistie comme la «drogue de l'immorta-
lité'' (pharmakon athanasias), un «antidote» ou «remède>> (antidotos)
pour la mort, capable de faire accéder à la «vie éternelle», Ce qui allait
devenir l'Église catholique a donc déclaré la deuxième guerre contre

1. Brian Muraresku, The Immortality Key, op.cit.

145
Le rôle des enthéogènes dans !'Histoire

les psychédéliques, qui sont l'essence du christianisme même, et, selon


moi, non seulement de toute religion, mais aussi de toute expérience
spirituelle authentique et directe.
L'Histoire nous en raconte l'étincelle quand, aux noces de Cana -
quelques décennies avant qu'Ignace d'Antioche fasse son coming out
psychédélique-, un homme étrange et contestataire du nom de «Jésus»
changeait l'eau en vin. Un terme générique pour une boisson dont l'état
modifié de conscience qu'elle provoquait ne devait que très peu à l'alcool
- un mot qui ne signifiait rien pour les Grecs ou les Romains de langue
grecque2 - dans un bassin méditerranéen où Dionysos et Bacchus étaient
les dieux de l'ivresse. Une ivresse qui, non plus, n'avait qu'un rapport très
modéré avec l'alcoolisation, à une époque où toute boisson «enivrante»
accueillait, comme depuis des milliers d'années, n'importe quelle plante
ou champignon psychédélique potentialisant le vin qu'Euripide appelait
déjà « pharmakon » en 405 av. J .-C.
«Jésus, l'homme-drogue». Tel est le nom d'un chapitre du livre de
Carl Ruck The Apples ofApollo: Pagan and Christian Mysteries of the
Eucharist3 (Les Pommes d'Apollon: Mystères païens et chrétiens de
!'Eucharistie), publié en 2000. Le professeur de l'université de Boston
consacre près d'une centaine de pages à ce sujet. Les Grecs le connais-
saient comme « lesous », une adaptation de lesoue qui est le nom grec
pour Josué, le chef des Israélites après la mort de Moïse. Selon lui, la
véritable origine du nom grec de Jésus est ios, la racine de «venin»,
«poison» ou «drogue», dont découle le mot grec pour «médecin» qui
est iatros- un terme que Jésus utilise lui-même à plusieurs reprises pour
se définir4 !
Selon Brian Muraresku, il apparaît peu probable qu'un locuteur grec
du premier siècle de notre ère ait pu entendre le nom /esous et n'ait

2. Ibid.
3. Carl Rude, Clark Heinrich, Blaise D. Staples, The Appks ofApollo: Pagan and Christian
Mysteries ofthe Eucharist, Carolina Academic Press, 2000.
4. Matthieu 9:12, Marc 2:17, Luc 4:23.

146
Les trois guerres contre la conscience et les révolutions psychédéliques

pas pensé à laso, la déesse grecque de la guérison, patronne de tous les


candidats à l'initiation au temple d'Esculape - son père, qui a appris
l'art de la drogue, des incantations et de l'amour. Une association avec
laquelle les écrivains de l'Évangile semblent jouer: chacun d'eux utilisant
le verbe iaomai pour décrire les miracles de guérison de Jésus, dont la
traduction littérale serait «guérir au moyen de médicaments5 ». Et quels
autres médicaments, en ces temps, que les plantes, dont il est mention
sous la forme de 206 spécimens différents dans la Bible.

5. Carl Ruclc, Clark Heinrich, Blaise D. Staples, Tht Appks ofApollo: Pagan and Christian
Mys~rits oftht Eucharist, op. cit., p. 146.
'
DES CULTES A' MYSTERES
AU CHRISTIANISME

La religion est à la nature


ce que l'ego est à la conscience universelle.

Pendant plusieurs millénaires, de nombreuses institutions facilitant


l'accès à l'expérience directe parsemaient l'Europe - de la Conscience,
de la Source, du divin, de l'âme, etc. Ce fut notamment le cas des cultes
à mystères et de leurs nombreuses origines et déclinaisons présentes sur
tous les continents, du bassin méditerranéen et de l'Europe du Nord,
à une partie de l'Afrique et de l'Asie, incluant évidemment le Moyen-
Orient, pendant de nombreux millénaires précédant les événements
du Iv" siècle de notre ère. Les cultes à mystères grecs étant les plus
récents et les mieux documentés, nous en soupçonnons aujourd'hui
une origine perse, qui en tant que supposé berceau de la civilisation a
vu ses pratiques psychédéliques rayonner à travers les continents, chaque
civilisation s'adaptant au mieux à ce que nous pouvons nommer comme
un «chamanisme institutionnalisé et structuré».
En 1978, ce que l'historien des religions Huston Smith appelait
le «secret le mieux gardé de !'Histoire» n'était plus un secret. Après
des siècles de fausses pistes et d'impasses, une équipe de scientifiques a
percé le sanctuaire intérieur des mystères d'Éleusis. Ils avaient décou-
vert à quoi tournaient les Grecs de !'Antiquité, dénichant la véritable
source de la poésie et de la philosophie de nos ancêtres, l'inspiration
cachée derrière le monde tel que nous le connaissons. La réponse est

149
Le rôle des enthéogènes dans !'Histoire

une «potion magique» au centre des cultes à mystères, dont Éleusis


était La Mecque. Un secret qui rendrait pratiquement obsolète toute
l'infrastructure du christianisme d'aujourd'hui, et qui perturberait deux
milliards et demi de fidèles dans le monde.
Pendant plus de deux mille ans, jusqu'au w siècle, le vaste territoire
que forment le bassin méditerranéen et l'Asie Mineure fut le théâtre de
cultes divers. Certains, devenus si populaires au point qu'ils devenaient
problématiques à l'ordre de l'Empire romain qui tentait d'instaurer une
uniformité du christianisme, avaient en leur centre une initiation psyché-
délique. Le Kykeon, ou cyceon, servi aux participants, est la version
concrète et probablement étroitement reliée au breuvage mythologique
qu'est l'ambroisie.
Malgré l'exhaustivité du brillant ouvrage, je note qu'un détail singu-
lier échappe à l'auteur dans l'inventaire de ses preuves et indices quant à
l'emploi de psychédéliques à Éleusis. Dans l' Etymologicum Gaudianum
(une encyclopédie grammaticale rédigée à Constantinople au oc siècle),
Demeter est associée à l'adjectif erysibe, le terme grec pour «ergot».
Depuis quelques décennies déjà, selon Robert Gordon Wasson 1, et bien
d'autres universitaires, l'ergot du seigle (Claviceps purpurea) - cham-
pignon parasite poussant sur la plupart des céréales - a joué un «rôle
fondamental» dans les rites de la Grèce antique comme Éleusis, mais
aussi bien d'autres. Purpurea signifiant «violet» à cause de la couleur de
l'ergot à certaines étapes de sa vie. Il contient l'acide lysergique -duquel
fut synthétisé le LSD en 1938, puis expérimenté par accident en 1943
par Albert Hoffmann à Bâle-, molécule hautement psychédélique qui a
marqué toute la génération hippie et fut interdite en 1971. Ce dernier,
décédé à 102 ans, a expliqué comment les «alcaloïdes enthéogènes »
de l'ergot, comme l'ergine et l'ergonovine hydrosolubles, ont pu être
facilement séparés des alcaloïdes toxiques.

1. Roben Gordon Wasson (1898-1986) était un auteur américain, ethnomycologue et vice-


président des relations publiques cheL] .P. Morgan & Co.

150
Des cultes à mystères au christianisme

Muraresku enfonce le clou, ne laissant plus le moindre doute scien-


tifique quant au caractère central des substances enthéogènes au sein
des traditions spirituelles proto-chrétiennes. Il soulève également de
nouvelles hypothèses, dont l'incertitude devient de plus en plus étroite
à la mesure des études toujours plus nombreuses, dans des disciplines
comme l' archéochimie et l' archéobotanique. Il y explore, dans un travail
exceptionnel, la définition de vin et de bière, telle qu'elle était entendue
dans toute l'Antiquité, jusqu'il y a plus de dix mille ans. Ces définitions,
dans leurs acceptions de l'époque, étaient alors immensément plus larges
qu'aujourd'hui. Le vin et la bière ne s'arrêtaient pas au raisin et au
houblon, mais incluaient alors toutes sortes de plantes, pour la plupart
psychoactives et psychédéliques. Notons, à titre de simple exemple,
le gruit, issu de pratiques bien plus anciennes, qui est un mélange de
plantes adjoint à la bière jusqu'au Moyen Âge avant la généralisation
du houblon, notamment induite par le Reinheitsgebot - un décret de
pureté de la bière de 1516 d'un intérêt tout particulier. Plus célèbre que
ses versions antérieures de 1453, 1487 et 1493, il est considéré comme
l'un des plus vieux décrets alimentaires européens, et eut pour objet non
dissimulé d'imposer le houblon comme épice de la bière au détriment du
gruit. La motivation principale était d'imposer une plante exempte de
propriétés psychédéliques, là où certains gruits contenaient des plantes
aussi puissantes que la jusquiame, centrale au chamanisme occidental
de l'époque, que l'Église nommait «sorcellerie», Mais aussi des plantes
comme le lédon des marais, la belladone, le pavot à opium, la muscade,
l' absinthe, le daphné - toutes psychédéliques ou psychoactives.
Il s'agissait également de reprendre un contrôle total de l'imposition
de la bière, qui était souvent le monopole des monastères et abbayes,
auprès desquels l'Église percevait son impôt, tout en laissant les moines
s'imprégner de plantes enthéogènes au sein de ces véritables fabriques
à textes religieux. La plupart des enluminures relatent des visions plus
que suspectes. Plusieurs ouvrages à grande valeur historique regorgent de
motifs psychédéliques, d'animaux légendaires, d'anges et de démons, sur
lesquels nous reviendrons plus tard. Ces livres étant aux moines ce que
les parois des grottes étaient à nos ancêtres préhistoriques: des supports

151
Le rôle des enthéogènes dans !'Histoire

de consignation d'expériences mystiques, engendrés par la consommation


de plantes «magiques», dont plusieurs décrets alimentaires européens
sont une preuve irréfutable, et un signe clair du caractère très répandu
de ces pratiques jusqu'au XVI 0 siècle au moins.
Parmi les fonctions des breuvages antiques, nous noterons que les
états modifiés de conscience permettent, selon de nombreuses sources
historiques, d'augmenter la force physique, de diminuer la peur, d'ob-
tenir des révélations spirituelles, et tout particulièrement: mourir avant
la mort. Tout cela, joyeusement jeté dans le sac linguistiquement limité
de l'ivresse, terme associé à l'alcool. Si la fermentation alcoolique consti-
tutive de ces boissons millénaires demeure aujourd'hui, leur dimension
psychédélique a été, au fll de !'Histoire, supprimée, voire interdite.
Cela, principalement en raison des troubles qu'elle pouvait causer à
ceux qui souhaitaient un pouvoir plus grand que celui que conféraient
les vérités alors découvertes en consommant ces «potions magiques»,
Nous pouvons, à présent, esquisser ensemble un sourire, en imaginant
les circonstances bibliques dans lesquelles un guérisseur bien connu sur
lequel nous reviendrons, Jésus de Nazareth, changea l'eau en «vin», pour
obtenir une boisson autrement enivrante que l'alcool, bien éloignée de
l'idée que l'on se fait du vin aujourd'hui.
Les dernières données archéochimiques montrent que les herbes, les
résines et d'autres additifs végétaux ont été mélangés au vin pendant au
moins trois mille ans avant la naissance du christianisme pour augmenter
sa psychoactivité2• Il apparaît raisonnable de penser que cette coutume
est bien plus ancienne, et a continué de phis en plus secrètement de
manière organisée au sein de diverses branches ésotériques et initiatiques.
Mais revenons à Éleusis. Les cités-États qui constituaient la Grèce
rivalisaient chacune de leur culte à mystères, dont un des plus célèbres,
avec le mithraïsme, fut Éleusis dont l'influence a perduré plus de
2 500 ans, rendez-vous compte! Consacrés à plusieurs divinités, dont
Dionysos, dieu de la vigne et des excès, duquel Muraresku rappelle

2. Brian Muraresku, Tht Immortality Key, op.cit.

152
Des cultes à mystères au christianisme

la comparaison évidente avec Jésus dont l'apôtre Jean nous rapporte


les propos dans son Évangile: «Moi, je suis la vigne, mon Père est le
vigneron» Oean 15:1).

Aujourd'hui, la chose la plus importante que quelqu'un pourrait me


con.fier sur lui-même, c'est l'expérience qu 'il possède, ou qu 'il ne possède
pas, du LSD.
- Oscar Janiger, psychiatre

Avant Jérusalem, avant Rome, avant La Mecque, il y avait Éleusis. Les


mystères d'Éleusis consistaient en une initiation d'une efficacité inéga-
lable qui a fonctionné sans interruption d'environ 1500 av. J.-C. jusqu'à
la fln du w siècle apr. J.-C., quand les festivités annuelles ont été inter-
dites par l'empereur romain Théodose qui avait déjà fait du christianisme
la religion officielle de l'Empire romain en 380. Douze ans plus tard, il
déclara illégales3 ces initiations psychédéliques de masse.
Le mot «mystère» vient du grec muo, qui signifie littéralement
«fermer les yeux». Sous peine de mort, il était expressément interdit de
révéler ce qu'on y vivait. Les mystères d'Éleusis ont été, pendant près de
vingt siècles, une manière rituelle d'assurer les chances de vivre l'éveil
spirituel, à travers la mort de l'ego: différentes étapes d'initiation, une
préparation psychologique intense, une communauté de mentors, puis
enfin une réintégration dans la vie quotidienne.
Le culte attirait les esprits les plus brillants de l'époque, y compris
Platon et la plupart des empereurs romains, dont Marc Aurèle. Pour
garder son expérience secrète, et contourner la peine de mort qu'il
risquait à en révéler les détails, Platon a utilisé un langage vague et
cryptique pour décrire son initiation psychédélique. Comme tous les
visiteurs, Platon a été définitivement transformé par ce qu'il a vécu à
Éleusis: un accès aux vérités cosmiques, au transcendant, au divin.

3. Ibid.

153
Le rôle des enthéogènes dans !'Histoire

Après leur gorgée d'élixir, chaque initié recevait le titre honorifique


d' epoptês, dont la signification s'approche de «celui qui a vu, observé,
qui a été témoin». Au cœur de ces mystères se trouvait «une rencontre
immédiate ou mystique avec le divin», impliquant «une approche de la
mort et un retour à la vie4 ».
Des personnalités comme Socrate, Platon, Sophocle, Aristote,
Épicure, Plutarque et Cicéron y ont été initiées 5• Ce dernier rapporte
qu'à son époque les mystères d'Éleusis exerçaient leur attrait« jusqu'aux
confins les plus reculés du monde». Au vu de l'aura de ces figures, que
penser de l'influence qu'a pu avoir cette expérience de «mort avant la
mort», à l'aide notamment d'un des psychédéliques les plus puissants
connus, sur la civilisation gréco-romaine sur laquelle la nôtre s'appuie?
Il ne s'agissait pas d'une promesse d'immortalité, mais de la promesse
d'une nouvelle vie après la mort, qui était bien vécue à Éleusis, à l'aide
de breuvages« magiques». Pour Sophocle-l'un des dramaturges les plus
connus de l'époque-, le monde se divisait entre ceux qui avaient mis les
pieds à Éleusis et les autres. Cicéron - le grand orateur et homme d'État
du 1•' siècle avant Jésus-Christ - déclare dans Traité des lois, livre II:

Car il me semble que, parmi les nombreuses choses exceptionnelles et


divines que votre Athènes a produites et contribué à la vie humaine, il
n y a rien de mieux que ces Mystères. Car, grâce à eux, nous avons été
transformés d'un mode de vie rude et sauvage à l'état d'humanité, et
avons été civilisés. Tout comme on les appelle des initiations, nous en
avons en fait appris les fondements de la vie et en avons saisi les bases
non seulement pour vivre dans la joie, mais aussi pour mourir avec une
meilleure espérance.

4. Marvin Meyer, Tht Ancitnt Mysttrits: A Sourctboolr of Sacred Texts, University of


Pennsylvania Press, 1999.
5. Katherine G. Kanta, Eleusis: Myths, Mysteries, History, Museum, Athènes, 1979, p. 11.
Philodemus, On Piety, Clarendon Press, 1996, p. 145. JoshuaJ. Mark, ~The Eleusinian
Mysteries: The Rites of Demeter •, World History Encyc/opedia, 18 janvier 2012.

154
Des cultes à mystères au christianisme

En conclusion, plusieurs scientifiques et universitaires exposent le


fait indéniable que le christianisme est né d'une pratique mystique qui
a duré 2 500 ans, qui avait pour centre l'absorption d'une boisson à base
notamment d'ergot de seigle, à partir duquel est synthétisé ce que nous
connaissons aujourd'hui sous le nom de «LSD».
C'est de cela qu'il s'agit lorsque les plus grandes religions et leurs
branches ésotériques parlent de «secret», et de tout le champ lexical qui s'en
rapproche quand il s'agit de Dieu. Impénétrable, ineffable, tout simple-
ment parce qu'il s'agit d'écrits, déformés depuis deux mille ans, alors que,
pour« comprendre», nous ne pouvons que passer par l'expérience directe.

Heureux celui qui a vu cela avant de sombrer dans la tombe : il connaît


la fin de la vie et il connaît son commencement divin.
- Pindare, au sujet des Mystères d'Eleusis

Christianisme, Jésus et Dyonisos


La langue grecque fait la distinction entre la connaissance scientifique,
ou réflexive («Il connaît les mathématiques»), et la connaissance par
l'observation ou l'expérience («Il me connaît»), qui est la gnose. Comme
les gnostiques utilisent le terme, nous pourrions le traduire par «perspi-
cacité», car la gnose implique un processus intuitif de connaissance de
soi. Et se connaître, affirmaient les gnostiques, c'est connaître la nature
humaine et la destinée humaine ... Se connaître, au niveau le plus
profond, c'est simultanément connaître Dieu; c'est le secret de la gnose.
- Elaine Pagels

Les érudits reconnaissent jusqu'à 206 plantes distinctes dans la


Bible, avec un consensus sur l'identification de 96 plantes au total6• 7•

6. Anna Wilcox, • Were there psychoactive plants in the Bible?•, Duubk Blind, 1S mai 2020.
7. Danny N emu, • Getting high with the most high: Entheogens in the Old Testament•,
op. cit.

155
Le rôle des enthéogènes dans !'Histoire

Si mandragore, pavot, bois d'agar, galbanum, costus, rue, cannabis,


safran, acacia, nard, oliban, myrrhe, genévrier, lotus ne sont pas tous
psychédéliques ou enthéogènes, ils sont tous psychotropes ou potentia-
lisateurs d' enthéogènes, et tous cités dans la Bible.
Ce qui explique la propension humaine à adhérer aux grandes religions
monothéistes est la profondeur de leur message, malgré sa déformation
et sa distanciation de l'expérience réelle d'éveil qu'elle promet. Profond
puisqu'il provient originellement de la nature dans son essence la plus
pure, par le biais de l'absorption de la nature elle-même, donnant une
expérience psychédélique, mais surtout enthéogène, désormais interdite
et reléguée au rang d'anecdote; alors que tout prouve que ces pratiques
étaient centrales à la vie quotidienne pendant au moins douze mille ans,
et probablement depuis toujours. Ce qui explique, entre autres, la place
fondamentale de la spiritualité à ces époques, dont nous nous distançons
dramatiquement.
Les textes religieux en question sont les vestiges d'une saveur qui
parle à une dimension de notre être, à laquelle l'ego ne fait que croire
maladroitement, faute de mieux. Ces messages, bien que déformés
par des siècles d'interprétation et de traduction biaisée par une soif de
pouvoir, convoquent en nous, à un niveau subconscient, une adhésion
qui trouve sa source dans nos instincts les plus profonds, archaïques: le
retour à la nature.
Les récits des initiés aux mystères d'Éleusis décrivent des réalités plus
tangibles et plus réelles, qui ne sont pas sans rappeler les récits de comptes
rendus d'expériences, des prophéties8 et rencontres mystiques relatées
dans la Bible. Mais aussi d'innombrables trip reports de psychonautes
contemporains sur Internet, ou encore des récits d'expérimentateurs de
l'Ayahuasca, recueillis, compilés et étudiés par des institutions scienti-
fiques sérieuses.

8. Une relation longuement et minutieusement détaillée par Rick Strassman dans son dernier
livre DMT and the Soul Prophecy (Park Street Press, 2014).

156
Des cultes à mystères au christianisme

Muraresku précise: «Il est impossible de comprendre les racines du


christianisme sans comprendre le monde dans lequel il est apparu. Pendant
environ les trois premiers siècles de son existence, le christianisme était
un culte illégal, tout comme le culte de Dionysos. En faisant appel aux
pauvres, et en particulier aux femmes, jésus reprenait simplement là où
les mystères dionysiaques s'étaient arrêtés. Il représentait la même menace
politique à l'establishment romain que Dionysos. Tout ce qui détournait
l'attention du culte public des empereurs et des dieux romains tradition-
nels était considéré comme dangereux - ce qui n 'est pas sans rappeler la
situation actuelle, où tout ce qui ne va pas dans le sens du discours officiel
servi par l'autorité estfacilement considéré comme conspirationniste. Car,
à l'époque, distraire les jeunes hommes éligi.bles au service militaire et les
mères occupées par leurs obligations familiales bouleversait l'ordre social.
L'apôtre jean rend la paranoïa générale assez explicite quand il enregistre
la réaction des grands prêtres juifs à la série d'actes magiques de jésus
après Cana: "Si nous le laissons continuer ainsi, tout le monde croira en
lui, et les Romains viendront et emporteront à la fois notre place et notre
nation. "(Jean 11 :48.) »
Les noces de Cana ont sans doute fait couler une boisson enthéogène
dans les rues de Galilée. Mais la Sainte Cène, elle, a apporté l'Eucharistie
chrétienne dans les foyers, ce que Dionysos, lui-même, n'avait jamais
réussi à réaliser. Il n'y a pas de meilleur exemple que l'Évangile de Jean
nous servant sa vision étrange de l'Eucharistie. C'est la référence diony-
siaque la plus explicite et la plus intentionnelle de tout l'Évangile:

jésus leur dit: En vérité, en vérité, je vous le dis, si vous ne mangez la


chair du Fils de l'homme, et si vous ne buvez son sang, vous n'avez point
la vie en vous-mêmes. Celui qui mange ma chair et qui boit mon sang
a la vie éternelle; et je le ressusciterai au dernier jour. Car ma chair
est vraiment une nourriture, et mon sang est vraiment un breuvage.
Celui qui mange ma chair et qui boit mon sang demeure en moi, et je
demeure en lui.
- Jean 6:53-56

157
Le rôle des enthéogènes dans !'Histoire

Aucun Grec de l'époque n'aurait pu entendre ce passage sans penser


à Dionysos. L'auditoire de Jean trouverait immédiatement la clé des
mystères chrétiens qui était la même que celle des mystères dionysiaques:
la communion avec le divin, au moyen de ce que Jean appelle la «vraie
nourriture» et la «vraie boisson» qui promettent «la vie éternelle», Le
personnage historique de Jésus n'est pas venu pour fonder une nouvelle
religion, mais pour répandre les cultes à mystères, apporter un breuvage
enthéogène pour le peuple, scandaleusement réduit par les textes à du
simple vin de table, à l'extérieur des temples initiatiques, et dont la Cène
est une des nombreuses illustrations. En bon anarchiste, il rétablit l'ac-
cessibilité au caractère émancipatoire et libérateur, presque chamanique,
des enthéogènes comme ils l'étaient avant l'institutionnalisation de l'éveil
par les cultes à mystères.
Comme aujourd'hui, l'enjeu était le maintien d'un relatif ordre social.
Jésus et Dionysos défendaient, tous deux, le principe révolutionnaire
selon lequel chacun mérite d'accéder directement à Dieu, quel que soit
son niveau social. Dionysos fut le premier anarchiste du Proche-Orient;
Jésus s'est présenté, quelques siècles plus tard, avec une solution encore
plus prosaïque.
Aux yeux de la classe dirigeante romaine, la continuité entre les
mystères grecs et chrétiens était indéniable, et les premiers Pères de
l'Église étaient très conscients de la relation déconcertante entre Dionysos
et Jésus, précise Muraresku. Ils offraient, tous deux, un accès direct aux
vérités universelles, suite à la consommation de Dieu lui-même sous
forme de vin psychédélique. Nous explorerons, d'ailleurs, le fait que cette
idée de consommer Dieu lui-même - la théophagie - est très antérieure à
cette époque, notamment à travers les textes fondateurs de l'hindouisme
et du bouddhisme, gr:ke aux breuvages primordiaux qu'étaient le Soma
et l'amrita.
Dans un mouvement populaire, Jésus invite le peuple à faire exac-
tement ce qui fera arrêter le philosophe et théologien du XVC siècle, Pic
de la Mirandole, par le pape, des siècles plus tard: rejoindre «la table
des dieux» et recevoir «le don de l'immortalité» en buvant «le nectar

158
Des cultes à mystères au christianisme

de l' éternité9 ». Le théologien italien est allé bien au-delà des mystères
chrétiens, en accordant une filiation païenne à Éleusis:

Qui ne tarderait pas à être admis à de tels mystères? Qui ne désirerait


pas, laissant derrière lui toutes les préoccupations humaines, méprisant
les biens de la fortune et se souciant peu des biens des corps, devenir
ainsi, tout en étant encore un habitant de la Terre, un invité à la table
des dieux, et, ivre du nectar de lëternité, recevoir, tout en étant encore
mortel, le don de l'immortalité?

L'eucharistie psychédélique, qui était le chemin des Grecs et des


premiers chrétiens vers l'éveil - par la« dissolution du soi» que rapportent
les mystiques juifs, bouddhistes, chrétiens et islamiques à travers }'His-
toire-, est-elle comparable aux expériences rapportées par les participants
aux études scientifiques sur la psilocybine et la DMT? C'est ce que
pensent un nombre grandissant d'universitaires et de scientifiques, dont
le Dr Rick Strassman, pionnier et référence scientifique mondiale sur la
DMT, sur les travaux duquel je reviendrai dans un chapitre ultérieur.
James George Frazer (anthropologue écossais connu pour être le
premier à avoir dressé un inventaire planétaire des mythes et des rites) a
conclu que «les coïncidences du calendrier chrétien avec les fêtes païennes
étaient trop proches et trop nombreuses pour être accidentelles». La
controverse enflant entre les autorités de l'Église et les érudits laïques dans
des échanges souvent houleux incluaient le révérend Dr Martin Luther
King Jr., ministre baptiste et futur leader du mouvement des droits
civiques s'exprimant clairement dans son article de 1950 «L'influence
des religions à mystère sur le christianisme»: pour le Dr King, il était
inutile de nier que le christianisme « a été grandement influencé par les
religions des mystères, à la fois d'un point de vue rituel et doctrinal».
L'apôtre Jean fait de son Évangile le plus grand discours de recru-
tement de l'histoire des religions avec, en point d'orgue, le sentiment,

9. Ibid.

159
Le rôle des enthéogènes dans !'Histoire

pour celui qui cherche, que le sacrement psychédélique de Dionysos et


de Jésus sont une seule et même chose. Tous deux sont imprégnés des
mêmes rites primitifs de théophagie qui transforment les humains en
dieux depuis des temps immémoriaux 10• Comme le dit l'historien Philip
Mayerson: «Une fois que la divinité est entrée dans le célébrant, la divi-
nité et le dévot sont devenus un, Dieu et l'homme sont devenus un.»
Pour que le christianisme puisse susciter l'adhésion, l'eucharistie
devait impliquer une expérience mystique réelle, telle que documentée
dans la tradition dionysiaque. Contrairement à l'hostie et au vin bon
marché de la messe d'aujourd'hui, elle devait réellement apporter une
révélation, une expérience mystique directe.

Une eucharistie mortelle


Ces trois siècles de paléochristianisme psychédélique sont l'essence
même de la foi qui rassemble aujourd'hui deux milliards de chrétiens. La
Grèce et la Rome antiques furent le lieu où plusieurs cultes à mystères
se sont rencontrés et ont donné lieu à un rituel syncrétique de réunions
psychédéliques et de sacrements par conséquent « magiques 11 », Où
Dionysos et Bacchus n'étaient pas craints comme les dieux de l' «alcool»
- un mot qui ne signifiait rien pour les Grecs ou les Romains de langue
grecque-, mais comme les dieux de l'extase évoquant l'utilisation de
toute plante, herbe ou champignon qui composaient le vin qu'Euripide
appelait, en 405 av. J.-C., un pharmakon.
Avant d'être chrétienne, l'eucharistie originelle était consommée
dans le cadre d'un repas plus important, un banquet païen d'inspiration
grecque appelé agapè, ou« fête de l'amour», qui était «souvent marquée
par une consommation excessive de boisson conviviale».
L'apôtre Paul se plaint que le repas commun dans l'église ressemble
plus à une agape où certains semblent abuser:

10. Ibid.
11. Brian Muraresku, The Immortality Key, op. cit.

160
Des cultes à mystères au christianisme

Que chacun donc s'éprouve soi-même, et qu 'ainsi il mange du pain et


boive de la coupe. Car celui qui mange et boit sans discerner le corys du
Seigneur, mange et boit un jugement contre lui-même.
C'est pour cela qu'il y a parmi vous beaucoup d'infirmes et de malades,
et qu'un grand nombre sont morts.
- Corinthiens 11:28-30

Cette parole ci-dessus n'est autre qu'une injonction à une pratique


spirituelle des psychédéliques et non festive:

Ainsi, mes frères, lorsque vous vous réunissez pour le repas, attendez-vous
les uns les autres.
Si quelqu'un a faim, qu'il mange chez lui.
- Corinthiens 11 :33-34

Apparemment, il y a deux mille ans, « un nombre considérable» de


Corinthiens mourraient ou tombaient malades pendant l'eucharistie
chrétienne. Nous sommes loin de la gaufrette au goût de carton et du
vin de messe.

Paul les réprimande de faire le repas ordinaire à la maison et leur rappelle


!'Eucharistie que jésus a instituée, la communion à table du pain et
de la coupe: quiconque participera indignement sera coupable d'avoir
péché contre le corys et le sang du Seigneur. Ce n'est clairement pas une
alimentation ordinaire, car beaucoup d'entre eux sont tombés malades
en prenant la Sainte-Cène de manière incorrecte, et certains sont même
morts, comme si cela pouvait être un poison.
- Carl AP. Ruck' 2

12. Carl Ruck, Clark Heinrich, Blaise O. Staples, The Apples ofApollo: Pagan and Christian
Mysteries ofthe Eucharist, op. cit., p. 191.
'
LA CENE

Les noces de Cana n'étaient que l'apéritif métaphorique du vrai dîner,


trois ans plus tard, qui changerait à jamais le cours de !'Histoire, confé-
rant deux milliards et demi de followers à notre influenceur favori,
constituant la plus grande religion de la planète. Tout a commencé à la
Cène, une affaire plus intime entre amis.
Dans le traitement poétique de cette agape entre amis par l'apôtre
Jean, la combinaison du pain et du vin, de la chair et du sang, est en
réalité la biotechnologie la plus avancée de toute !'Antiquité. Autrefois
propriété exclusive des pharaons et de l'élite du Proche-Orient, le sacre-
ment psychédélique était désormais au centre des dîners entre amis. Ce
rituel «magique» qu'est l'eucharistie psychédélique était connu par les
Grecs sous le nom d' «apothéose» ou de «déification». Quiconque a
mangé et bu le dieu devient dieu - un sentiment qui ne manquera pas
d'émouvoir les lecteurs psychonautes ayant déjà vécu la mort de l'ego.
Dans les nombreuses approches de la Cène en tant que cérémonie
psychédélique par divers universitaires, il est un détail qu'à ma grande
surprise personne n'a relevé. Dans la célèbre fresque qu'est la représen-
tation de la Cène par Léonard de Vinci, un détail qui attire toute mon
attention ne fait l'objet d'aucune mention. Prenez le temps de poser ce
livre, de trouver l'image de l'œuvre en haute déflnition 1, et de chercher
le détail. Demandez-vous d'où vient la lumière dans cette représentation.

1. La version haute définition fournie par !'article dédié sur Wikipédia est idéale: https://
&.wikipedia.org/wiki/La_Cène_(Léonard_de_Vinci).

163
Le rôle des enthéogènes dans !'Histoire

La première et évidente réponse est que la source principale de lumière


provient des ouvertures vers l'extérieur qui se trouvent en arrière-plan.
Cependant, si cela était la seule source, le premier plan de la fresque
serait dans l'ombre, à contre-jour. Un agrandissement des objets posés
sur la table nous permet d'affiner notre réponse. On constate clairement
que tous les objets possèdent une ombre projetée à droite (quand on
regarde la fresque), impliquant une source lumineuse venant de gauche.
Prenez le temps de chercher cette source, avant de continuer la lecture.
Jouez le jeu ...
Nous pouvons clairement distinguer sur la fresque murale la plus
à gauche de l'œuvre une partie plus colorée, et plus lumineuse. Une
zone de la fresque est clairement mise en lumière, en alignement parfait
avec les ouvertures de ce mur. La précision des peintres, à l'époque où
la peinture était le principal medium d'expression - car la plus grande
part de la population ne savait ni lire ni écrire - doit nous rappeler que
rien, aucun détail, dans ces œuvres majeures, n'est imputable au hasard.
Avez-vous trouvé cette zone murale en surbrillance dans le coin supérieur
gauche, où l'artiste semble avoir apporté une attention accrue à faire
une représentation détaillée? Que voyez-vous en agrandissant la zone
légèrement plus claire et colorée?
Sans sombrer dans la surinterprétation, ni le conspirationnisme, la
zone en question montre clairement des champignons rouges. Quel autre
champignon rouge que l'amanite tue-mouches (Amanita muscaria)?
Nous y reviendrons copieusement au long du livre.
Pour peu que l'on prenne du recul sur l'œuvre, en nous interrogeant
objectivement sur la source de la lumière, en observant les ombres des
objets sur la table, nous pouvons discerner un cône de lumière partant
des champignons, qui illumine subtilement le tableau. Si nous traçons
une ligne entre les yeux de Jésus et les champignons, nous constatons un
alignement parfait avec le haut des ouvertures du mur de droite, laissant
encore moins de place au hasard. Ce dernier s'apprête, très consciem-
ment, à vivre la crucifixion, la mort, puis une résurrection au terme du
plus célèbre bad trip de l'Histoire qui durera trois jours. Une métaphore

164
La Cène

intéressante sur la mort de l'ego que décrivent les expérimentateurs de


hautes doses de psychédéliques, dont l'amanite tue-mouches est un
membre qui possède une valeur historique centrale et fondatrice dans
plusieurs traditions chamaniques, hindouistes et bouddhistes - nous le
verrons plus tard.
,
LE FRUIT DEFENDU
ET LA CHUTE

Nous possédons un outil supplémentaire que n'avaient pas les grandes


traditions spirituelles pour nous transmettre leur compréhension de
notre réalité - et des dimensions dont elle émane - à laquelle elles accé-
daient par une pratique combinée de la méditation et des psychédéliques.
Cet outil est l'informatique, qui, à l'heure où nous évoquons l'émergence
du métavers 1, est encore une technologie terriblement archaïque face à la
complexité infinie de la technologie qu'est la nature elle-même. Utiliser
la métaphore informatique comme outil de compréhension de l'archi-
tecture des dimensions nous permet de mieux appréhender le message
transmis par les psychédéliques - ou plutôt les dimensions visitées. Cet
outil de création de mondes alternatifs, vinuels et de plus en plus immer-
sifs, où nos sens sont paniellement amputés, nous permet de comprendre
comment les différentes dimensions interagissent entre elles. Cela peut
nous inviter à percevoir l'implication, pour notre compréhension du
monde «réel», de la création des dimensions alternatives à venir, des
jeux de réalité virtuelle, si immersifs que les «joueurs» auront la possi-
bilité de perdre tout sens de notre réalité actuelle. Une étape de plus
dans la distanciation avec ce que nous appelons «l'àme», «l'esprit» ou

1. Un métavers (de l'anglais metavtrst) est un monde virtuel. Le terme est régulièrement
utilisé pour décrire une future version d'Internet où des espaces vinuels, persistants et
partagés, sont accessibles via une interaction 3D. Dinah Galligo, « Métavers, utopie
ultime ou transformation des plateformes'" Prosptctibles, 2022 : http://blogs.sciences-po.
fr/prospectibles/2022/01/23/metavers-utopie-ultime-ou-transformation-des-plateformes/.

167
Le rôle des enthéogènes dans !'Histoire

«le divin», et qui, de fait, n'est que la dimension créatrice originelle


dont la nôtre est issue. Il est intéressant d'observer les raisons ou les
motivations possibles de la création de notre dimension-univers, à la
lumière des raisons potentielles pour lesquelles nous sommes en train
de créer des sous-dimensions alternatives: l'évasion, le jeu, l' expérimen-
tation de choses nouvelles ou inaccessibles dans notre réalité, mais aussi
l'enrichissement financier par le biais de l'accumulation d'argent (cryp-
tomonnaies) par nos activités dans le métavers, ou certains jeux vidéo
dits «massivement multijoueurs» (MMORPG).
Nous pouvons légitimement parler de «chute» de notre dimension
dans des dimensions virtuelles, tronquées, où nos cinq sens sont moins
sollicités, et notre perception du «réel» altérée, voire amputée. Une
expérience partielle de la réalité, enfermée dans une dimension sous-
jacente, aux allures ludiques. Cela peut nous rappeler l'histoire de la
chute, évoquée dans la Bible. Le parallèle m'est évidemment très tentant,
s'agissant ici d'une approche de mythologie comparative entre le récit
biblique et l'inévitable mythologie personnelle du psychonaute péné-
trant d'autres dimensions, ascensionnelles, unanimement perçue par
les explorateurs de la conscience comme plus réelles que notre réalité.
Nous pouvons, ici, aisément comprendre la notion d' «ascension spiri-
tuelle» opposée à la «chute» évoquée dans la Bible. Toute personne
ayant vécu l'expérience psychédélique jusqu'à la mon de son ego lira le
troisième chapitre de la Genèse avec un œil très différent, non plus éclairé
par d'innombrables interprétations scolastiques, mais par le sentiment
profond, intime et expérientiel d'être en train de lire une des nombreuses
descriptions d'expérience psychédélique présentes dans la Bible. Dont
voici un des extraits fondateurs (Genèse 3: 1-24):

Le serpent était le plus rusé de tous les animaux sauvages que le Seigneur
avait faits. Il demanda à la femme: «Est-ce vrai que Dieu vous a dit:
"Vous ne devez manger aucun fru,it du jardin"?» La femme répondit
au serpent: «Nous pouvons manger les fru,its du jardin. Mais quant
aux fru,its de l'arbre qui est au centre du jardin, Dieu nous a dit: "Vous
ne devez pas en manger, pas même y toucher, de peur d'en mourir. "»

168
Le fruit défendu et la chute

Le serpent répliqua: «Pas du tout, vous ne mourrez pas. Mais Dieu le


sait bien: dès que vous en aurez mangé, vous verrez les choses telles qu'elles
sont, vous serez comme lui, capables de savoir ce qui est bon ou mauvais. »
La femme vit que les fru.its de l'arbre étaient agréables à regarder, qu'ils
devaient être bons et qu'ils donnaient envie d'en manger pour acquérir
un savoir plus étendu. Elle en prit un et en mangea. Puis elle en donna
à son mari, qui était avec elle, et il en mangea, lui aussi. Alors, ils se
virent tous deux tels qu'ils étaient, ils se rendirent compte qu'ils étaient
nus. Ils attachèrent ensemble des fouilles de figuier et ils s'en firent chacun
une sone de pagne. Le soir, quand souffle la brise, l'homme et la femme
entendirent le Seigneur se promener dans le jardin. Ils se cachèrent de
lui parmi les arbres. Le Seigneur Dieu appela l'homme et lui demanda:
«Où es-tu?» L'homme répondit: «je t'ai entendu dans le jardin. j'ai eu
peur, car je suis nu, et je me suis caché. » «Qui t'a appris que tu étais nu,
demanda le Seigneur Dieu; aurais-tu goûté au fru.it que je t'avais défendu
de manger?» L'homme répliqua: « C'est la femme que tu m'as donnée
pour compagne,· c'est elle qui m'a donné ce fru.it, et j'en ai mangé. » Le
Seigneur Dieu dit alors à la femme: «Pourquoi as-tu fait cela?» Elle
répondit: «Le serpent m'a trompée, et j'ai mangé du fru.it. » Alors, le
Seigneur Dieu dit au serpent: «Puisque tu as fait cela, je te maudis.
Seul de tous les animaux tu devras ramper sur ton ventre et manger de la
poussière tous les jours de ta vie. je mettrai l'hostilité entre la femme et toi,
entre sa descendance et la tienne. La sienne tëcrasera la tête, tandis que
tu la mordras au talon. » Le Seigneur dit ensuite à la femme: «je rendrai
tes grossesses pénibles, tu souffriras pour mettre au monde tes enfants. Tu
te sentiras attirée par ton mari, mais il dominera sur toi. » Il dit enfin
à l'homme: « Tu as écouté la suggestion de ta femme et tu as mangé le
fru.it que je t'avais défendu. Eh bien, par ta faute, le sol est maintenant
maudit. Tu auras beaucoup de peine à en tirer ta nourriture pendant
toute ta vie; ilproduira pour toi épines et chardons. Tu devras manger ce
qui pousse dans les champs,· tu gagneras ton pain à la sueur de ton front,
jusqu ace que tu retournes à la terre dont tu as été tiré. Car tu es fait de
poussière, et tu retourneras à la poussière. » L'homme, Adam, nomma
sa femme Ève, c'est-à-dire Vie, car elle est la mère de tous les vivants.

169
Le rôle des enthéogènes dans !'Histoire

Le Seigneur fit à l'homme et à sa femme des vêtements de peaux de bête


et les en habilla. Puis il se dit: «Voilà que l'homme est devenu comme un
dieu, pour ce qui est de savoir ce qui est bon ou mauvais. Ilfaut l'empêcher
maintenant d'atteindre aussi l'arbre de la vie; s'il en mangeait les.fruits, il
vivrait indéfiniment. »Le Seigneur Dieu renvoya donc l'homme du jardin
d'Éden, pour qu'il aille cultiver le sol dont il avait été tiré. Puis, après
l'en avoir expulsé, le Seigneur plaça des chérubins en sentinelle devant le
jardin d'Éden. Ceux-ci, armés de l'épée flamboyante et tourbillonnante,
devaient garder l'accès de l'arbre de la vie.

Sans accorder plus de place à ce long passage, nous noterons la


présence du serpent, particulièrement familier aux expérimentateurs de
l'Ayahuasca (DMT) dans l'expérience de laquelle sa rencontre est plus
que fréquente, et souvent décisive dans le passage entre les dimensions,
ressentie comme une mort de l'ego. Notons les divergences de traduc-
tion dans les différentes versions de la Bible quant au fait que le serpent
soit qualifié de tantôt rusé, malicieux, malin, intelligent, nu, subtil ou
prudent (arum, en hébreu). Les versions récentes et chrétiennes lui accor-
deront, de toute évidence, une polarité plutôt négative. Dans tous les
cas, c'est bien lui qui tente Ève.
On assiste également, dans ce passage, à l'expression claire de la
première prohibition de la consommation de plantes, que Dieu aurait
alors interdit. Il est intéressant de constater que nos protagonistes
n'entrent en contact avec Dieu qu'une fois le fruit défendu consommé,
ayant accès à une «intelligence» plus grande: «Dieu sait qu'au jour où
vous en mangerez, vos yeux s'ouvriront et vous serez comme Dieu, connaissant
le bien et le mal. Et la femme vit que l'arbre était bon à manger et qu'il était
agréable aux yeux et que l'arbre était désirable pour devenir intelligent. »
Un passage très explicite, pour quiconque ayant, par exemple, ingéré
une dose suffisante de champignons à psilocybine ou d'Ayahuasca dans
un cadre approprié, se rendant compte de ce qui se cache au-delà de
la perception du monde lorsque cesse notre mode de fonctionnement
par défaut.

170
Le fruit défendu et la chute

Le Dr Anil Seth, neuroscientifique, chercheur et professeur à l'uni-


versité du Sussex, nous explique dans une conférence TED - l'une des
plus visionnées au monde - pourquoi il est scientifiquement considéré
que nous «hallucinons notre réalité». Je plaide en faveur de la non-
hiérarchisation des réalités hallucinées, et que la nôtre ne prévaut que
parce que la société dans laquelle nous vivons est régie par des institutions
qui nécessitent que nous n'en sortions pas, pour qu'elle survive, et qu'elle
demeure dans une relative stabilité. Terence McKenna décrit la réalité
comme« une hallucination renforcée culturellement et collectivement».
L'expérience psychédélique suffisamment intense n'est que le rempla-
cement de la grille de lecture de cette hallucination culturellement et
collectivement renforcée, pour une réalité autre, infiniment plus vaste,
plus complexe et, selon les anciennes traditions spirituelles, originelle.
C'est ainsi que ces dimensions, que nos sceptiques réductionnistes d'au-
jourd'hui prennent pour des hallucinations, étaient considérées il y a
des milliers d'années, bien avant que les religions l'enferment dans des
concepts étriqués - «paradis», «Éden», etc. -, comme la dimension
originelle et spirituelle de l'homme.
Nous pouvons ainsi nous amuser à relire la Bible sous l'angle plus
pragmatique et moins prosélyte de l'expérience psychédélique, très
commune à l'époque, où nos congénères ne partageaient pas encore
notre mépris actuel pour les substances qui «délient l'esprit». Nombreux
sont les passages suggérant l'ingestion de plantes, ou d'inhalations
telles que celles de Moïse sur le mont Sinaï, au moment où il reçoit les
Commandements dans un voyage psychédélique manifeste au-dessus
d'un buisson-ardent qui, pourtant, ne se consume pas, et de visions
flamboyantes (Exode 3:2, 20: 18, 24: 17). Visions que nous pouvons
interpréter comme une description caractéristique des motifs colorés
et flamboyants propres aux états psychédéliques intenses, également
longuement décrits dans de nombreux textes bouddhistes et hindouistes
- nous parlons alors de «prophéties».

Et j'allai vers l'ange, en lui disant de me donner le petit livre. Et il me


dit: Prends-le, et avale-le; il sera amer à tes entrailles, mais dans ta

171
Le rôle des enthéogènes dans !'Histoire

bouche il sera doux comme du miel. je pris le petit livre de la main de


l'ange, et je l'avalai,· il fut dans ma bouche doux comme du miel, mais
quandje l'eus avalé, mes entrailles forent remplies d'amertume. Puis on
me dit: Il fout que tu prophétises de nouveau sur beaucoup de peuples,
de nations, de langues, et de rois.
- Apocalypse 10:9-11

Sous cet angle plus rationnel, le plus grand best-seller de }'Histoire


apparaît comme la consignation d'expériences psychédéliques, où tout le
monde voit des anges, et parfois même des créatures étranges descendant
de roues de métal célestes décrites clairement dans le premier chapitre
d'Ezekiel, où ce dernier, encore, est appelé à ingérer quelque chose dès
le troisième chapitre. Pauvre Ezekiel !
Nous pouvons, bien sûr, continuer à arguer, comme le font les auto-
rités de multiples dogmes depuis des siècles, que la Bible est écrite dans
un langage imagé, de sorte à pouvoir s'accorder l'interprétation qui
servira au mieux leurs intérêts et velléités de contrôle. N'est-ce pas ce
que je fais ici, emboîtant le pas à mes plus sérieux prédécesseurs démon-
trant la dimension ostensiblement psychédélique des livres anciens? Je
garde la porte ouvene à cette possibilité en pariant toutefois que celui
qui me jettera la pierre en m'accusant - à juste titre - de spéculation
excessive a toutes les chances d'être vierge del' expérience psychédélique
dissolutive de l'ego, qu'apponent la DMT sous ses diverses formes, le
LSD, la psilocybine, la mescaline, l'ibogaïne et bien d'autres.

Les évangiles psychédéliques


L'auteur Jerry B. Brown, professeur d'anthropologie à l'université
de Floride et son épouse, Julie M. Brown, sont les auteurs du livre The
Psychedelic Gospels 2 , dans lequel ils développent une théorie s'appuyant

2. Jerry B. Brown, Julie M. Brown, The Psychedelic Gospels: The Secret History ofHaUucinogens
in Christianity, Park Street Press, 2016.

172
Le fruit défendu et la chute

sur une quinzaine de sites chrétiens en Europe, où le champignon dit


«magique» tient une place étonnante. L'ouvrage explore la querelle entre
Wasson et Allegro concernant l'influence du champignon enthéogène
dans le christianisme, et comprend un examen détaillé des preuves de
l'identification de champignons «magiques» dans l'art chrétien.
Alors que le point de vue de Wasson a pesé sur la perception d'une
influence présente mais limitée des enthéogènes dans le christianisme,
une nouvelle génération de chercheurs, portés par la nouvelle révolu-
tion psychédélique, documente des preuves croissantes et irréfutables en
faveur de l'utilisation des champignons sacrés, en particulier l'amanite
tue-mouches et les psilocybes. Ils montrent qu'à maintes reprises les
représentations d'événements bibliques ont des représentations claires de
champignons qui ressemblent à des espèces contenant de la psilocybine,
et que le placement surdimensionné et central de ces objets indique qu'ils
sont au cœur des messages de ces représentations.
L'ouvrage présente des photographies originales, prises lors d'un travail
de terrain dans les églises et les cathédrales à travers l'Europe et le Moyen-
Orient, qui confirme la présence de champignons enthéogènes dans l'art
chrétien: dans les fresques, les manuscrits enluminés, les mosaïques, les
sculptures et les vitraux. Sur la base de ces preuves, The Psychedelic Gospels
propose une théorie des évangiles psychédéliques et aborde les critiques
de cette théorie par les historiens de l'art, les historiens médiévaux et les
catholiques conservateurs. Il appelle à la création d'un comité interdisci-
plinaire sur les évangiles psychédéliques pour évaluer indépendamment le
nombre croissant de preuves de la présence des champignons enthéogènes
dans l'art chrétien, afin de résoudre la question controversée concernant
le rôle possible des enthéogènes dans l'Histoire et les origines du christia-
nisme. Le silence de l'Église catholique et des autorités artistiques reste une
énigme, à moins qu'on approuve la théorie d'une conspiration du silence
pour supprimer le passé enthéogène du christianisme.
Wasson a développé une théorie des enthéogènes pour expliquer les
origines et la diffusion de la religion. À l'inverse, le livre qui a détruit
la crédibilité académique d'Allegro suggère que Jésus n'a pas existé

173
Le rôle des enthéogènes dans !'Histoire

et soutient que le christianisme primitif était un culte de fertilité basé sur


l'ingestion de champignons hallucinogènes, et que Jésus n'était qu'une
métaphore du champignon sacré3.
Le meilleur exemple se trouve, bien sûr, dans le chapitre précédent,
dans la scène du fruit défendu de l'Ancien Testament. Les lecteurs dont
j'ai retenu l'attention jusqu'ici, qui connaissent l'Ayahuasca et l'imagerie
à laquelle elle donne accès, ne manqueront pas de sourire à l'idée que
c'est bien un serpent qui tente le couple ...
Le mythologue renommé Joseph Campbell nous rappelle que« tout
mythe, intentionnel ou non, est psychologiquement symbolique. Ses
récits et ses images doivent donc être lus non pas littéralement, mais
comme des métaphores». Par conséquent, il est important de laisser le
mythe parler de lui-même, métaphoriquement. Tout particulièrement
lorsqu'un mythe fondateur tente de réconcilier des opposés ...
En passant notamment par les cathédrales de Chartres et de
Canterbury, où le champignon sacré est clairement représenté, les auteurs
s'appuient notamment sur une fresque de la Genèse, à l'abbaye de Saint-
Savin, où le champignon est ostensiblement peint en même temps que
la création des étoiles, surplombant la tentation d'Adam et Ève.
De la même manière, la fresque L 'Entrée du Christ à Jérusalem décri-
vant la purification d'Esaïe, dans l'église de Saint-Martin de Vic où
le champignon fait l'objet d'une mise en valeur toute particulière. Le
Christ y chevauche un âne avec les bras tendus pour recevoir un végétal
(dont seules les tiges sont visibles), offert par l'un des protagonistes qui,
de l'autre main, tient des champignons. Le lecteur qui souhaite appro-
fondir pourra se renseigner sur la purification d'Esaïe, et être frappé
- voire choqué - quant à la ressemblance de la scène avec une expérience
psychédélique, où des anges posent un charbon ardent sur les lèvres
du prophète Esaïe, le tout dans une maison enfumée. Les interpréta-
tions de ces prophéties bibliques par les prophètes, eux-mêmes, sont

3. Jerry B. Brown, Julie M. Brown,« Entheogens in Christian Art: Wasson, Allegro and the
Psychedelic Gospds»,]ournal ofPsychtdelic Studits 3 (2):142-163 (2019).

174
Le fruit défendu et la chute

rigoureusement et exhaustivement comparées, par le Dr Rick Strassman4,


aux expériences - prophétiques? - des participants à ses études scienti-
fiques sur l'administration de la DMT.
Dans cette même église, la Cène est représentée, une fois encore,
avec d'évidentes allusions aux champignons, cette fois de type psilocybe.
Les ourlets des robes des apôtres que nous apercevons forment tous un
champignon rigoureusement identique chez chaque apôtre. Le débat
reste encore ouvert entre les spécialistes concernant la représentation de
chapeaux de champignons sur la table de la Cène, en guise de dernier
souper, en lieu et place du pain symbolique.
Enfin, dans l'église Saint-Michel d'Hildesheim (.Allemagne, 1015), le
psilocybe est représenté, également de manière très claire sur un panneau
en bronze de la porte du salut, comme le fruit défendu proposé à Adam
et Ève. Mais aussi, sans la moindre équivoque possible, sur la colonne
du Christ dépeignant la Transfiguration de Jésus, surplombé par des
champignons. La Transfiguration est un moment charnière du Nouveau
Testament où l'humanité croise Dieu. Comme Bernward de Hildesheim
l'implique artistiquement ici, sur sa colonne sculptée en l'an 1020, l'accès
au divin est facilité par le sacrement des champignons psychoactifs.
D'autres exemples de représentations d'enthéogènes sont exposés et
explorés tout au long du livre, comme la cathédrale de Chartres, Rennes-
le-Château, la chapelle de Plaincourault, la chapelle de Rosslyn en Écosse,
la cathédrale de Canterbury en Angleterre, la basilique d'Aquilée et les
musées du Vatican en Italie, la Dark Church de Goreme et la Vallée
d'Ihlara en Turquie.

Si notre théorie des évangiles psychédéliques est vraie, elle conduit à


la conclusion controversée que les chrétiens primitifs et médiéva-ux ont
connu purification, gu.érison, divinité et même immortalité symbolique
au moyen de plantes sacrées. De toute évidence, nous ne sommes pas les

4. Rick Strassman, DMT and tht Soul Prophtcy: A Ntw Science ofSpiritual Revtlation in the
Htbrtw Bible, op. cit.

175
Le rôle des enthéogènes dans !'Histoire

premiers chercheurs à documenter les champignons psychoactifi dans l'art


chrétien.
- Jerry B. Brown, Julie M. Brown, The Psychedelic Gospels

Dans un passage intrigant de l'Évangile gnostique de Thomas (qui


ne fait pas partie de la Bible), Jésus dit à Thomas qu'ils ont tous deux
reçu la connaissance de la même source:

jésus dit à ses disciples: Comparez-moi, et dites-moi à qui je ressemble.


Thomas lui dit: Maitre, ma bouche n'acceptera absolument pas que je
dise à qui tu ressembles. jésus répond: je ne suis pas ton maitre puisque
tu as bu, tu t'es enivré à la source bouillonnante que moi j'ai mesurée
(log. 13). jésus a dit: Celui qui boira à ma bouche deviendra comme
moi; moi aussi je deviendrai lui et les choses cachées se dévoileront à lui
(log. 108).

En matière de doses, alors que l'élixir psychoactif n'est pas identifié, le


fait que Jésus ait<< mesuré» la boisson suggère qu'il connaissait la quantité
qui devait être ingérée. Quant aux effets, il semble que Jésus et Thomas
aient participé à une expérience transpersonnelle puissante, au-delà des
mots, dans laquelle ils partagèrent littéralement la conscience.
Sans aller jusqu'à interpréter le fait que les champignons sacrés soient
présents sur une quinzaine de sites chrétiens soit suffisant pour effacer
les milliers d'exemples où il est absent, il est intéressant de s'interroger
sur le rôle des psychédéliques dans le christianisme. En nous appuyant
sur l'emprunt de celui-ci aux cultes à mystères, où, là, les psychédéliques
avaient un rôle central, s'appuyant eux-mêmes sur l'expérience chama-
nique, où les psychédéliques étaient fondateurs, auxquels ils ont rajouté
une dimension rituelle et symbolique pour pénétrer une psyché plus
occidentalisée, intellectualisée et verbalisée. Les religions, elles, ayant
supprimé l'élément constitutif même de l'expérience mystique et trans-
cendantale: les plantes sacrées.
Bien que de nombreux aspects de la connaissance enthéogénique
aient disparu des cultures européennes, cette connaissance rituelle et ces

176
Le fruit défendu et la chute

messages concernant les champignons enthéogènes sont restés manifeste-


ment affichés - pour l'initié - dans les artefacts chrétiens; des éléments
architecturaux tels que les cadres de porte fongiformes à l'élaboration
d' œuvres d'art commandées avec des champignons ostensiblement
exposés.
La preuve que de telles pratiques ont persisté par transmission
directe se trouve dans l'ordre de Saint-Antoine et les groupes chrétiens
ésotériques tels que les Cathares, et de nombreuses peintures de sainte
Hildegarde de Bingen5•
Le retable d'Issenheim (exposé à Colmar, ma ville natale), peint par
Matthias Grünewald, contient plusieurs amusantes et discrètes allusions
à l'Amanita muscaria, dont l'une aux pieds de saint Antoine visitant Paul
l'Ermite, une autre sous sa main gauche, et plusieurs dans les auréoles
des anges.

Le christianisme avait absolument des traditions de mystères psyché-


déliques tout au long de son histoire - presque jusqu il nos jours. Des
apocalyptiques nazaréens ayant des visions de la fin des temps, aux
diverses traditions gnostiques de magie et de mystère, à l'appropriation
orthodoxe de diverses expériences théogéniques païennes. Le psychédélisme
fait partie du christianisme depuis ses débuts.
- Thomas Hatsis, 2018

La manne
Le parallèle avec la manne de la Bible est plus que tentant. Cette
dernière, tout comme le Soma du Rig-Véda (développé plus tard), n'a
jamais été formellement identifiée, mais joue pourtant un rôle central
dans la Bible. Étrange incohérence entre son importance capitale dans
l'exode et la perte de son identité qui peut apparaître comme suspicieuse:

5. Gerrit Jan Keizer, Dt gthtimm van Hildegard Von Bingm, A3 boeken, 2012.

177
Le rôle des enthéogènes dans !'Histoire

Il se répandit un brouillard ou une rosée; lorsqu'elle se fut évaporée,


apparut sur la suiface du désert quelque chose de menu, de granuleux,
de fin comme du givre sur le sol (Exode 16:14). Moïse leur dit: «C'est
le pain que l'Éternel vous donne pour nourriture (16: 15) ». La manne
tombait du ciel tous les jours.

Le mot «mana» apparaît trois fois dans le Coran. Il est rapporté,


dans le Sahih Muslim, les paroles du prophète: «Les truffes font partie
de la "manne" qu'Allah a envoyée au peuple d'Israël par Moïse, et son
jus est un médicament pour les yeux.» Une métaphore potentiellement
intéressante, si les truffes en question ne faisaient pas consensus comme
étant des terfesses (truffes du désert, ou Teifeziaceae). Aucune des sept
espèces de ce genre n'est reconnue pour être psychoactive, à ce jour.
Rabbeinu Be'cha'yei ben Asher (1255-1340), célèbre rabbin et érudit
du judaïsme, était un commentateur de la Bible hébraïque, et considéré
par les érudits juifs comme l'un des exégètes bibliques les plus distingués
d'Espagne. Célèbre pour ses interprétations de la Torah, il écrit que
les aliments les plus purs ont été créés au début de la Création afin de
permettre l'acquisition de connaissances supérieures. Il relie explicite-
ment cela à l'arbre biblique de la connaissance, et commente en outre
qu'une telle connaissance plus élevée peut également être acquise grâce
à l'utilisation de drogues et de médicaments disponibles à son époque.
De plus, il note que la Manne avait également de telles qualités 6 , rappe-
lant le travail contemporain de Daniel Merkur en 2005 sur la même
«plante».
Il est intéressant de souligner, ici, le rapprochement évident de la
manne avec la notion de mana, qui fait l'objet de nombreuses discus-
sions. Dans la culture mélanésienne et polynésienne, le mana est l'énergie
de la force vitale spirituelle ou le pouvoir de guérison qui imprègne

6. Chris Bennett, Liber 420: Cannabis, Magicka/ Herbs and the Occult, Keneh Press, 2018.

178
Le fruit défendu et la chute

l'univers. En 1881, Robert Henry Codrington7 définit le mana comme


un «vecteur diffus de pouvoir spirituel ou d'efficacité symbolique
supposé habiter certains objets et personnes». Au cours du même siècle,
les érudits ont comparé ce portrait du mana à d'autres phénomènes
religieux qu'ils croyaient être parallèles, en particulier wakan et orenda
chez les Indiens Dakota et les Iroquois. Certains ont tenté de théo-
riser le mantf comme un phénomène universel qui se cache derrière
toutes les religions, supplanté, par la suite, par des forces et des divinités
personnifiées.
Pour clore ce court chapitre sur la manne, de nombreuses enquêtes
pointent dans plusieurs directions, allant du bdellium (une gomme-
résine à l'origine débattue) à l'oliban, qui est un encens issu d'un arbre
de la même famille que le palo santo, en passant par tous les suintements
de végétaux de la région, plus ou moins psychoactifs, comme l'ergot
du seigle9 , utilisés dans les cultes à mystères. Un consensus semble se
dégager au profit de l'exsudat du Tamarix, un arbuste endémique à
fleurs roses, survenant suite à une piqûre de cochenille, dont aucune
molécule psychoactive n'a pu, à ce jour, être isolée. Dans la mythologie
égyptienne, le Tamarix est l'arbre dans lequel s'encastre le cercueil du
dieu Osiris, à la dérive sur le Nil.

Moïse, perché sur le mont Sinaï


Benny Shanon 10 est professeur émérite de psychologie à l'université
hébraïque de Jérusalem et titulaire de la chaire Mandel en psychologie

7. Roben H. Codrington, The Melanesians: Studies in Their Anthripology and Folklore, Nabu
Press, 2013, p. 119sq, p. 19lsq.
8. Source: Britannica: https ://www.britannica.com/topic/mana-Polynesian-
and-Mdanesian-religion.
9. Dan Merkur, The Mystery ofManna: The Psychedelic Sacrament ofthe Bible, Park Street
Press, 1999.
1O. Né à T d-Aviv, Shanon a étudié la philosophie et la linguistique, et a obtenu son doctorat
en psychologie expérimentale à l'université de Stanford.

179
Le rôle des enthéogènes dans !'Histoire

cognitive. Il est surtout connu pour l'hypothèse enthéogène biblique,


selon laquelle l'idée que l'utilisation de psychédéliques et d'enthéogènes
a non seulement influencé la religion, mais que ces derniers en sont à
l'origine.
Il présente, en 2008, une hypothèse - se renforçant sans cesse à
mesure de nos découvertes - selon laquelle l'ancienne religion israélite
était associée à l'utilisation d'enthéogènes. Fondées sur un nouveau
regard sur les textes de l'Ancien Testament relatifs à la vie de Moïse,
les idées exposées s'appuient sur la présence de deux plantes conte-
nant les mêmes molécules psychoactives que l'Ayahuasca, présentes
dans les zones arides de la péninsule du Sinaï et du sud d'Israël.
Son hypothèse est corroborée par une comparaison expérientielle et
phénoménologique.
Benny Shanon écrit que, dans les régions méridionales de la Terre
sainte et dans la péninsule du Sinaï, poussent deux plantes contenant
les molécules qui, ensemble, constituent les ingrédients clés de l'une des
substances psychédéliques les plus puissantes existantes: l'Ayahuasca. La
plante Peganum harmala (harmal en arabe) et l'acacia (shita, en hébreu)
contiennent respectivement ces substances très complémentaires. Dans
la Bible, il n'y a aucune indication de l'utilisation de la première plante,
mais il existe des preuves claires que la seconde plante était très appréciée.
De là ont été faits le tabernacle et l'arche dans lesquels étaient gardées
les Tables mosaïques de la Loi. Il compare donc l'Ayahuasca et celui
suggéré par son étude de la Bible - contenant Peganum harmala et
acacia et reproduisant la même interaction moléculaire enthéogène -,
et avance judicieusement que leurs différences sont du même ordre que
les différences séparant divers vins rouges.
Benny Shanon déclare avoir été frappé par la similitude entre les
expériences et visions qu'il a eues au cours de centaines de cérémonies
d'Ayahuasca et celles rapportées dans les textes bibliques dont il a une
connaissance extrêmement approfondie, où le serpent, caractéristique
de cette expérience, est mentionné métaphoriquement ou non plus
de cent vingt fois sous divers noms. L'une des principales conclusions

180
Le fruit défendu et la chute

de sa recherche est que, en effet, les visions de l'Ayahuasca présentent


des points communs interpersonnels significatifs qui transcendent les
variations socioculturelles.
Des suggestions similaires ont également été faites concernant l'islam.
En étudiant le folklore arabe et bédouin dans le sud de la Jordanie,
l'enquêteur indépendant Rami Sadji a émis l'hypothèse que l'islam et la
religion arabe préislamique reposent également sur l'utilisation d'enthéo-
gènes. Plusieurs sources relatent l'utilisation du roseau Arundo donnax,
comme enthéogène en combinaison avec le buisson Peganum harmala
(rue de Syrie, ou esphand en arabe) 11 • C'est dans les feuilles de ce roseau
psychédélique, dans lequel des quantités non négligeables de DMT et de
bufoténine sont présentes, que les Égyptiens enveloppaient leurs morts.
Les Bédouins, eux, ont la coutume de mener des rituels de prestation
de serment sous ces arbres. Enfin, directement liée aux vieux mythes
égyptiens, l'utilisation de branches d'acacia comme symbole central de
la franc-maçonnerie.
Le premier chapitre du Livre d'Ézéchiel, connu sous le nom de la
«vision du char», fait l'objet d'une analyse indépendante de Shanon
qui compare ce célèbre récit biblique avec de puissantes visions sous
Ayahuasca relevant d'évidentes similitudes. Il note que ces derniers
rappellent aussi les descriptions des royaumes célestes dans la tradition
mystique connue sous le nom de littérature du Merkava (chariot) ou
Heikhalot (palais), qui s'étend du 11• au V° siècle.
L'acacia était considéré comme sacré par les anciens Égyptiens. Dans
leurs mythologies, l'arbre jouit d'un statut très particulier, étant associé
à la naissance du dieu Osiris et à celle des pharaons 12• 13 • Osiris aurait

11. S. Ghosal, S. K. Outra, A. K. Sanyal, et al, «Acundo donax L. (Gramineae), évaluation


phytochimique et pharmacologique•,fouma/ ofMedical Chemistry, vol. 12, 1969, p. 480.
12. Eberhard Ono, Wolfharr Westendorf, Wolfgang Helck, Lexikon tin Àgyptologie, A-
Emte, n° l, Harrassowirz, 1975.
13. Pierre Koemoth, Osiris et les arbres: contribution à l'itude des arbres sacrés de l'Égypte
ancienne, AegLeod 3, 1994.

181
Le rôle des enthéogènes dans !'Histoire

été tué en étant enfermé dans un cercueil d'où germait un acacia; de


cet arbre, Osiris (dans d'autres versions, Horus) est sorti de la vie. En
effet, les anciens Égyptiens considéraient l'acacia comme <d'arbre de
vie» ainsi que comme une hypostase divine 14 • Des légendes ultérieures
lient l'acacia à la mort et à l'au-delà. Selon le Livre des morts des anciens
Égyptiens, certains enfants conduisent le défunt à l'arbre; et les textes
sur les cercueils décrivent que des parties de celui-ci ont été écrasées
puis utilisées avec des effets de guérison magiques. En effet, l'acacia
servait aux anciens Égyptiens pour une variété d'usages médicinaux, et
ils l'utilisaient également pour la construction de sarcophages. Moïse,
rappelons-le, venait d'Égypte, et certains ont même émis l'hypothèse
qu'il était un prince égyptien.
La ressemblance entre l'arbre de vie des Égyptiens qui est l'acacia -
celui de la Bible - et celui mentionné par plusieurs tribus pour décrire
Mimosa tenuiflora - le tepescohuite, également cher aux Mayas - doit
nous ouvrir les yeux sur le rôle fondateur et constitutif de leur molécule
principale, la DMT, dans toute expérience mystique et spirituelle à
l'origine des religions.
Pour Shanon, les épisodes clés de la vie de Moïse présentent des
caractéristiques qui sont des symptômes importants de l'expérience de
l'Ayahuasca. Ces épisodes incluent la première rencontre de Moïse avec
ce qu'il prend pour Dieu, lors de sa théophanie au mont Sinaï, tradi-
tionnellement considérée comme l'événement le plus important de toute
l'histoire juive. Plusieurs textes rabbiniques et mystiques juifs ultérieurs
appuyant encore davantage l'hypothèse enthéogénique actuelle.
Prises ensemble, les données botaniques et anthropologiques d'une
part, et les descriptions bibliques ainsi que l'herméneutique juive ulté-
rieure d'autre part, suggèrent une connexion enthéogénique évidente et
indéniable tout au long de la Bible.

14. Nissim Krispil, A Bag ofPlant.r: The Use.fol Plants ofIsrae~ Cana Publishing House, 1985.

182
Le fruit défendu et la chute

Les prophéties bibliques


Dans son ouvrage DMT and the Soul Prophecy, le Dr Rick Strassman15
se livre à une comparaison extrêmement exhaustive des similitudes entre
les récits prophétiques de la Bible et les comptes rendus d'expériences
des participants aux études sur la DMT. L'universitaire y utilise sa
connaissance approfondie des religions bouddhiste et juive, et relève
des similitudes frappantes entre les états prophétiques et les états induits
par la DMT qu'il étudie depuis plus de trente ans, et dont il est le
spécialiste mondial.
Rick Strassman décrit la DMT (ou diméthyltryptamine) comme
une molécule étonnamment petite et simple. Son poids moléculaire,
la somme des poids de tous ses atomes individuels, n'est que légère-
ment supérieur à celui du glucose, ou sucre dans le sang. La DMT
est le produit de plusieurs modifications biologiques du tryptophane
alimentaire, le même bloc de construction d'acides aminés avec lequel
commence la synthèse de la mélatonine et de la sérotonine. Alors que les
scientifiques connaissaient sa présence dans de nombreuses plantes dès
les années 1940, ce n'est qu'au milieu des années 1950 que nous avons
appris que la DMT était profondément psychédélique.
La DMT est répandue dans tout le règne végétal. Des milliers d'es-
pèces en possèdent. De nombreuses cultures indigènes utilisent des
plantes contenant de la DMT pour leurs propriétés psychédéliques
dans la guérison, les loisirs, la chasse et la pratique spirituelle. Elle est
également présente chez tous les mammifères étudiés par les scienti-
fiques, y compris les humains. La découverte de la DMT endogène chez
l'homme dans les années 1960 a lancé une vague de recherches tentant
de déterminer une association entre la DMT et les maladies psychotiques
comme la schizophrénie, en utilisant le modèle psychotomimétique.

15. Rick Strassman est professeur agrégé de psychiatrie clinique à la faculté de médecine
de l'université du Nouveau-Mexique. Il a été chercheur en psychopharmacologie clinique
à l'université de Californie à San Diego et professeur de psychiatrie pendant onze ans à
l'université du Nouveau-Mexique.

183
Le rôle des enthéogènes dans !'Histoire

Bien que les résultats n'aient pas été concluants, ils ont confirmé les
propriétés psychédéliques de la DMT et établi qu'elle était physiquement
et psychologiquement sûre lorsqu'elle était administrée à des volontaires
sains. Plus récemment, nous avons appris comment les mammifères
synthétisent la DMT endogène, et il semble que le tissu pulmonaire soit
le site principal de sa production chez le lapin et l'homme.
Certaines études démontrent le transport actif de la DMT à travers
la barrière hémato-encéphalique et suggèrent que la DMT est probable-
ment nécessaire au fonctionnement normal du cerveau, impliquant une
activité normale de la conscience. En d'autres termes, le cerveau semble
avoir besoin d'une substance psychédélique endogène pour maintenir
une conscience normale. Des études récentes se penchent sur les rôles
supplémentaires de la DMT endogène dans la médiation de notre expé-
rience du monde. Des expériences chez les primates ont démontré que
le gène qui produit l'enzyme de synthèse du DMT est très actif dans la
rétine, et que les niveaux de l'enzyme, elle-même, sont proportionnel-
lement élevés dans cet organe visuel. Cela suggère que notre perception
visuelle du monde peut également être sous l'influence d'une substance
psychédélique endogène. Il devient maintenant évident que la recherche
examinant la relation entre la DMT endogène et la conscience altérée et
normale est une question de la plus haute importance pour les domaines
des neurosciences, de la conscience, de l'épistémologie, de la philosophie
et de la spiritualité.

Une phénoménologie commune


Son travail de rapprochement entre la Bible et le substrat conséquent
des résultats scientifiques des études qu'il a menées est colossal. Les
similitudes déroutantes, sinon époustouflantes, sont exprimées à tous
les niveaux - mentaux, sensoriels et émotionnels - possibles.
Que ce soit dans les états prophétiques de la Bible ou dans les comptes
rendus extrêmement détaillés de sujets d'expériences scientifiques sur les
psychédéliques, il est toujours question d'un début tumultueux, d'effets

184
Le fruit défendu et la chute

physiques, de mouvement dans l'espace, de tremblements, d'altérations


de température, de symptômes gastro-intestinaux et respiratoires-
cardiaques, un sentiment de lutte et un effort physique notable pour
revenir à une conscience normale.
Les effets émotionnels sont également courants dans les deux états, et
démontrent des similitudes convaincantes. Crainte, peur et respect, ainsi
que paix, sécurité et réconfort font partie intégrante des états prophé-
tiques décrits dans la Bible et de l'expérience de la DMT scientifiquement
délimitée. En ce qui concerne les phénomènes auditifs, les deux états
incluent des bruissements, des rugissements, des battements et des sons
flottants qui peuvent augmenter en intensité et menacer de submerger
ceux qui les perçoivent. Une voix, avec ou sans locuteur visible, est
perçue dans les deux états. Les phénomènes visuels reflètent bien plus
de caractéristiques communes aux états prophétiques et à l'univers visité
sous DMT. Ceux-ci incluent l'obscurité, de vastes perspectives visuelles,
des nuages, des couleurs de feu, intensément saturées et fondantes ou
fluides, et la récursivité des images. Lors de l'examen des formes réelles
que contiennent les deux expériences, les objets ronds, la végétation, les
éléments fonctionnels tels que les meubles et les armes, l'architecture et
les symboles contenant des informations sont très courants. Enfin, la
présence d'êtres, ou d'entités, intelligents et conscients est une caracté-
ristique déterminante commune aux deux états comparés ici. Tels que
la présence d'yeux, de mains et d'ailes, et de créatures plus ou moins
vivantes, ayant des caractéristiques humaines ou non. Certaines de
ces figures sont décrites comme «bizarres»: des chimères, des thérian-
thropes, ou ... des machines. Décrites comme des elfes-machines ou des
extraterrestres par les expérimentateurs contemporains qui tentent une
interprétation en rapport avec leur cadre référentiel; les récits bibliques
parlent, eux, d'anges, de démons et d'intermédiaires divins.

je m'étais immergé pendant cinq ans dans l'écoute des volontaires de


mes études sur la DMT décrire à quel point leurs expériences avec cette
molécule étaient réelles. Et, dans le but d'obtenir des comptes rendus
aussi complets que possible lors des entretiens avec les sujets après leurs

185
Le rôle des enthéogènes dans !'Histoire

séances, j'ai envisagé la possibilité qu 'ils soient effectivement entrés dans


un niveau parallèle de réalité. [... ] Cela suggère que le cerveau n'est pas
la source de l'expérience spirituelle, mais est plutôt l'organe par lequel les
volontaires ont appréhendé un niveau d'existence auparavant invisible,
que les changements induits par la DMT dans la chimie du cerveau ont
rendu possible.
- Dr Rick Strassman

Le Dr Strassman relate, tout au long de sa minutieuse étude, un


décalage du degré de ressemblance entre la phénoménologie des deux
états et leur contenu informationnel. Autrement dit, les expériences
décrites sont extrêmement similaires en matière de phénomènes, mais
leur interprétation est radicalement différente. Cela peut s'expliquer par
la différence de culture, ainsi que par le poids des croyances religieuses
de l'époque; au même titre que notre proximité quasi permanente avec
les outils informatiques influence notre interprétation del' expérience de
la DMT - celle-ci étant régulièrement décrite comme révélant la nature
informatique et simulatoire de notre réalité.
Si Rick Strassman plaide en faveur de l'utilisation de psychédéliques
comme la DMT pour approfondir notre compréhension des messages
bibliques, il reste, selon moi, dommageable que ce dernier tende à
hiérarchiser les religions dans son approche. Malgré une approche
rigoureusement scientifique, ses conclusions personnelles se retrouvent
largement influencées par un libre rapprochement entre les conclusions
scientifiques et rationnelles de ses études et l'interprétation de la Bible
hébraïque par les philosophes juifs médiévaux, plutôt qu'avec le boudd-
hisme ou d'autres traditions, notamment chamaniques.
Il déclare que la qualité hautement interactive et relationnelle des
expériences de la DMT contraste avec la nature unitive de l'illumination
zen, dans laquelle l'individualité s'effondre dans un état sans concept
et sans image.
Si l'ouvrage s'appuie principalement sur une rigueur scientifique, il
évolue, au fil des pages, vers la pente glissante de la pensée dogmatique

186
Le fruit défendu et la chute

relative aux religions du livre. Strassman écarte le bouddhisme d'un


revers de main, sous prétexte que le bouddhisme traditionnel enseigne
qu'il n'y a pas de Dieu extérieur à nous. Proposant l'illumination, ou
l'éveil, en déconstruisant ce soi, et en faisant ainsi l'expérience d'une
identification absolue avec un état de vacuité sans image, sans forme et
sans concept. La vacuité de l'illumination, étant dépourvue d'attributs,
n'enseigne aucun précepte et ne possède ni personnalité, ni attentes, ni
sentiments. Il est donc clair que cette approche ne sen pas la tentative
de l'auteur de rapprocher les expériences spirituelles fondatrices à celles
de la DMT. Une approche partielle - qui ne doit pas induire le lecteur
en confusion, mais non moins intéressante - puisqu'elle n'étudie pas
les molécules «voisines» de la DMT, comme la 5-MeO-DMT et la
5-HO-DMT, également présentes à l'état naturel dans le corps humain,
et dont l'expérience est bien plus proche de l'illumination bouddhiste.
Strassman déclare notamment:

Pour ceux qui ont l'intention d'acquérir une compréhension plus profonde
de la Bible hébraïque, l'étudier avec l'aide judicieuse de l'état de drogue
psychédélique peut fournir une plus grande résonance avec l'esprit d'où
le texte a émergé; c'est-à-dire l'esprit de prophétie. Et, pour ceux qui
recherchent un fondement intellectuel et religieux sur lequel interpréter
et appliquer l'expérience contemporaine des drogues psychédéliques
occidentales, la prophétie biblique hébraïque, partageant autant de carac-
téristiques qu'avec l'état DMT, peut fournir précisément ce fondement.

Ce qui n'enlève rien aux idées intéressantes de l'auteur qui préconise


des doses plus faibles d'une substance psychédélique pour permettre à
quelqu'un de s'asseoir sur une chaise, de lire le texte, de lui associer de
nouvelles significations et de converser avec des partenaires d'étude.
Des doses plus élevées permettraient de fixer le texte et de s'occuper des
visions qu'il a suscitées d'une manière plus privée et intériorisée.
Dans le nouveau modèle qu'il propose - la théoneurologie -, les
visions du monde scientifique contemporain et la métaphysique reli-
gieuse médiévale se rencontrent sur un pied d'égalité. Il fournit un cadre

187
Le rôle des enthéogènes dans !'Histoire

théorique pour certaines applications pratiques pour les étudiants de la


Bible hébraïque et pour ceux qui utilisent des drogues psychédéliques
à des fins spirituelles.
Il conclut son ouvrage en précisant que les effets de l'administration
de DMT dans un cadre de recherche clinique contrôlé reproduisent de
nombreuses caractéristiques des récits d'expériences prophétiques de la
Bible hébraïque. Si ces ressemblances sont particulièrement pronon-
cées dans la sphère perceptive, les similitudes émotionnelles, physiques,
cognitives et volitives sont également frappantes. Les propriétés inte-
ractives et relationnelles des deux états - prophétique et psychédélique
- sont également très congruentes.

Rencontres avec des entités


Une majorité des volontaires participant aux recherches scientifiques
sur la DMT perçoivent ce qu'ils décrivent comme des «êtres» vivants
et sensibles, avec lesquels ils interagissent de diverses manières. Il s'agit
d'intelligences ayant une conscience de leur présence, les attendant
souvent. Les êtres décrits par la quasi-totalité des volontaires les ayant
rencontrés possèdent des caractéristiques spécifiques, telles que l' émo-
tion, la couleur, la forme, le mouvement et l'intelligence. Ils provoquent
des effets particuliers chez les volontaires, tels que les amener à voir
des images, à ressentir des émotions ou à concevoir des pensées. Ils
sont généralement occupés, travaillant activement ou faisant des choses,
parfois pour le volontaire ou bien poursuivant leurs propres fins. Les
êtres sont décrits comme puissants, aux commandes de leur monde,
et il est possible d'interagir et de négocier avec eux. Ce dernier détail
est d'ailleurs tout particulièrement rapporté suite aux expériences sous
Ayahuasca, qui contient également de la DMT.
Les êtres en question transmettent généralement des messages oraux
ou télépathiques impliquant presque toujours des problèmes psycholo-
giques personnels, plutôt que ceux d'une nature sociale ou spirituelle plus
large. Parfois, d'autres éléments de l'expérience jouent ce rôle comme
des symboles visuels ou un document, souvent incompréhensibles pour

188
Le fruit défendu et la chute

l'expérimentateur, rapportés comme bien trop complexe à décrire. Ces


échanges verbaux sont plus ou moins compréhensibles, présentent des
niveaux de réciprocité variables, et suivent parfois des schémas de type
question-réponse. Les effets de ces diverses interactions s'étendent à un
certain nombre de domaines: bénir, superviser, guérir, protéger, guider
et informer.
Ces entités exercent des effets énormes, aussi réels, profonds et signi-
ficatifs que tout ce que nous pouvons rencontrer dans nos vies. Nous les
voyons et les entendons, et elles nous voient et nous entendent. Dans
le cas de la Bible hébraïque, les messages que les êtres ont rapportés ont
résonné pendant des millénaires et sous-tendent la moitié des croyances
et des pratiques religieuses de la population mondiale, laissant leur
empreinte indélébile sur presque toutes les institutions sociales, scienti-
fiques, politiques et artistiques occidentales.
Afin de ne pas céder aux mêmes travers que ceux du religionisme, il
semble important de considérer les diverses interprétations de la nature
de ces êtres - dont, rappelons-le, la perception est scientifiquement
attestée, et bibliquement et historiquement abondamment relatée-,
sous la forme notamment d'anges ou de démons.
Première hypothèse: ces entités pourraient représenter notre propre
psychologie, auquel cas leur nature serait onirique. Représentant des
sentiments ou pensées résiduels, ou des interprétations symboliques de
dynamiques émotionnelles plus importantes émanant ou non de notre
subconscient. Ces notions psychologiques s'appuient sur l'hypothèse
implicite du terme« psychédélique» défini comme« manifestant l'es-
prit». Cette première hypothèse étant donc que notre appréhension
des êtres refléterait éventuellement le fonctionnement de notre esprit.
Seconde hypothèse: la physique moderne émet l'hypothèse qu'au
moins 95 % 16 de la masse de l'univers est constituée de matière noire et
d'énergie sombre (respectivement 26,8 % et 68,3 %), qui ne génèrent ni

16. WMAP Produces New Resulcs [archive], Nasa, mai 2015.

189
Le rôle des enthéogènes dans !'Histoire

ne reflètent la lumière - c'est-à-dire invisible. D'autres théories supposent


qu'il existe un nombre infini d'univers parallèles17• Cette seconde hypo-
thèse place les entités rencontrées comme résidant dans des niveaux
alternatifs de réalité tels que la matière noire ou les univers parallèles.
La conscience modifiée résultant de niveaux cérébraux élevés de DMT
permet à quelqu'un de scruter directement ces dimensions, et ainsi de
voir leurs habitants.
Quelle que soit l'hypothèse vers laquelle le cœur du lecteur penche
ici, il me semble important de prendre en compte une caractéristique
presque systématiquement rapportée de l'expérience de la DMT: ce qui
y est vécu apparaît comme «plus réel que la réalité». La conscience, en
tant que faculté d'appréhension, percevrait gràce à la DMT des choses
qu'elle ne pouvait pas percevoir auparavant, comparablement à ce qu'il se
passe lorsque nous utilisons n'importe quelle autre technologie, comme
le microscope ou le télescope.

17. Andrei Llnde, «L'inflation éternelle de l'Univers-bulles• et •Brève histoire du multi-


vers •, 2006 et 2015.
BOUDDHISME
ET HINDOUISME

2014, festival Burning Man, Robert Thurman, écrivain et universitaire


américain bouddhiste influent et prolifique, professeur d'études boudd-
histes indo-tibétaines à l'université Columbia, s'adresse à une foule de
participants:

Alors que nous avons tous en nous les produits chimiques qui nous
permettent de faire l'expérience de la perspicacité, de la clarté et du
bonheur, à une époque de crise mondiale à tant de niveaux, l'utilisation
prudente des enthéogènes pour accélérer nos progrès peut être un moyen
habile, et compatible avec la pratique du Dharma.

Nombreux sont les bouddhistes- parmi lesquels des maîtres, moines,


enseignants, méditants, chercheurs, etc. - déclarant non seulement la
compatibilité, mais la complémentarité des psychédéliques avec leur
pratique spirituelle.
C'est notoirement le cas de Sensei Dokushô Villalba, maître zen,
fondateur et directeur spirituel de la communauté bouddhiste soto-zen
espagnole et du monastère Luz Serena à Valence, en Espagne. Il évoque
explicitement ses positions dans le livre Zig Zag Zen: Buddhism and
Psychedelics1 dans lequel 1' auteur Allan Hunt Badiner recueille les propos

1. Alex Gray, Allan Hunt Badiner, Zig Zag Ztn: Buddhism and Psychtdelics, Synergetic
Press, 2015.

191
Le rôle des enthéogènes dans !'Histoire

de plusieurs autorités spirituelles bouddhistes. Ce chapitre y puise


plusieurs références édifiantes.
Les enthéogènes, utilisés dans un contexte approprié, accompagné
par des personnes qualifiées, avec une intention définie, à doses appro-
priées et avec l'état intérieur adéquat, font preuve d'un grand potentiel
pour soulager les différents types de souffrance générés au cours de la vie
humaine. Étant donné que les buts de la psychothérapie se rapportent à
l'intention bouddhiste que «tous les êtres soient libérés de la souffrance
et des causes de la souffrance», Dokushô Villalba déclare qu'il n'y a pas
de contradiction entre l'utilisation des enthéogènes en psychothérapie
et l'enseignement et la pratique du bouddhisme zen:

À tout moment, les enthéogènes doivent être utilisés avec sagesse (prajna)
et avec des moyens habiles (upaya), dans le contexte approprié {setting),
avec un objectifapproprié (bodaishin) et dans un état interne approprié
(set). Les enthéogènes facilitent l'émergence d'états de conscience supé-
rieurs, états qui doivent ensuite être intégrés à la totalité de la personne
qui les vit et dans sa vie quotidienne. [... ]Je pense que l'interdiction
des enthéogènes est une atteinte à la liberté de conscience et à la liberté
religieuse. Les enthéogènes m 'aident, entre autres, à clarifier le but de
mon existence, à découvrir et intégrer les côtés les plus sombres de mon
ombre, et à libérer ma créativité.

D'aucuns objectent que parmi les cinq préceptes de base que les
bouddhistes laïcs doivent chercher à observer afin de bien progresser sur
la voie indiquée par le Bouddha figure en dernière position l' encoura-
gement à ne pas enivrer l'esprit, ou à l'abstinence de l'intoxication. Une
lecture superficielle peut nous conduire à la conclusion prématurée que
l'usage des enthéogènes est interdit aux bouddhistes sérieux, mais nous
pouvons approfondir la question et clarifier le sens des termes employés.
Le maître zen Dokushô Villalba explique qu'un verre de vin est
toxique ou qu'un bon repas peut être considéré comme toxique,
engendrant des toxines dans l'organisme et provoquant une somno-
lence. L'air que nous respirons est devenu toxique. Nos médicaments

192
Bouddhisme et hindouisme

sont toxiques. Les remèdes naturels peuvent également être toxiques.


Rappelons l'expression fondamentale de Paracelse, un des pères de la
médecine occidentale: «Tout est poison, rien n'est poison. C'est la dose
qui fait le poison.»
Dans les «Commentaires de Bodhidharma », transmis par Dogen
comme quintessence des préceptes de Bouddha, nous trouvons en
commentaire sur ce dernier précepte: «Le Dharma est intrinsèquement
pur. Quand l'aveuglement de l'ignorance ne survient pas, le précepte de
la non-intoxication est pratiqué.»
Sensei Dokushô Villalba explique l'essence du cinquième précepte:
la plus grande toxine de toutes est l'ignorance. Lorsque la conscience
est libérée de l'ignorance, le précepte de non-intoxication est pratiqué.
Il précise que:
- Les enthéogènes, à doses appropriées, ne sont pas des poisons qui
contaminent le corps et abrutissent la conscience, mais des médi-
caments qui dissolvent certains poisons de la conscience.
- La posologie est importante, ainsi que l'état d'attention de chaque
individu.
- L'utilisation correcte des enthéogènes permet d'accéder à des états
de conscience supérieurs, caractérisés par une plus grande lucidité,
une meilleure compréhension et des changements spirituels impor-
tants et quantifiables. Ils facilitent la dissolution de l'ignorance,
qu'est notre perception limitée de la réalité.

Échapper à la réalité
Une objection fréquente consistant à avancer un désir d' «échapper à
la réalité» est fondée sur une incompréhension des psychédéliques. Ces
derniers ne transportent pas l'expérimentateur dans des délires hallucina-
toires, ou des féeries fantastiques et divertissantes. Au contraire, comme
le suggère leur usage ancestral et central dans les fondations de l'hin-
douisme et du bouddhisme, ils permettent - dans un cadre approprié
- d'accéder à une perception de la réalité plus claire et moins illusoire.

193
Le rôle des enthéogènes dans !'Histoire

À la lecture des préceptes tibétains préparant l'accès à ces méde-


cines, nous pouvons déduire qu'un méditant préparé, ayant exploré à
travers une pratique sincère et confrontante ses propres wnes d'ombre,
pourrait vivre par ce biais une libération de ses illusions quotidiennes.
En revanche, une approche inappropriée, trop précoce, insouciante,
voire irrespectueuse, aura pour effet de souligner ces traits avec une
clarté impitoyable et de plonger l'utilisateur dans une expérience terri-
fiante, souvent qualifiée aujourd'hui de « bad trip». Cependant, même
un voyage inconfortable ou pénible dans lequel l'utilisateur affronte ses
propres «démons» pourrait être considéré comme un «bon voyage», s'il
conduit finalement à une croissance personnelle et à une maturité accrue.
De telles expériences épuisantes, parfois traumatisantes, ne constituent
guère une «évasion de la réalité».
Certains utilisateurs de psychédéliques (en particulier sous DMT)
rapportent des rencontres avec des «entités extraterrestres» dans leurs
visions. Il n'est pas rare de lire des rapports d'expériences mentionnant
des «téléchargements d'informations» de leur part. Dans son livre Secret
Drugs of Buddhism2 , qui ne mentionne pas moins d'une trentaine de
plantes psychédéliques évoquées dans les textes anciens de l'hindouisme
et du bouddhisme, Michael Crawley (ordonné upasaka de la lignée
Kagyud depuis 1970, essayiste et conférencier) interroge la possibilité
que les anciens recevaient des enseignements de la même manière, mais
de la part de dieux et déesses bouddhistes. Il existe plusieurs façons
d'interpréter ce phénomène, l'une étant qu'il s'agit d'habitants de notre
subconscient, rappelant les archétypes jungiens. L'autre étant que ce
que les explorateurs de la conscience contemporains décrivent comme
des entités extraterrestres ne soit qu'une réinterprétation culturellement
influencée de ces entités rencontrées, qui sont probablement les mêmes
depuis que l'homme utilise ces outils.

2. Michael Crowley, Stcrtt Drugs ofBuddhism: Psychtdtlic Sacrammts and tht Origim ofthe
Vajrayana, Synergetic Press Inc., 2019.

194
Bouddhisme et hindouisme

D'un point de vue yogique, une propriété vraiment précieuse de ces


plantes psychédéliques est qu'elles fournissent un moyen relativement
facile d'expérimenter l'état de non-dualité décrit par plusieurs tradi-
tions, telles que l'hindouisme, le bouddhisme, le taoïsme, le soufisme,
qui offrirait à l'homme de réaliser sa vraie nature par la compréhension
intime qu'il ne fait qu'un avec tout.

Dire que l'expérience de la drogue est irréelle, et ne peut donc pas fournir
une expérience de la réalité, est un non-sens. Des substances psychotropes
ont été utilisées à travers /'Histoire par des hommes et des femmes saints,
des chamanes et des chercheurs spirituels. Dans des rites et des rituels
remontant à des milliers d'années, l1nde connaissait le Soma, le dieu-
médecine magique, et l'amrita, l'élixir d'immortalité.
- Lama Surya Das
,
UN ETAT DE CONSCIENCE
OPTIMAL: LES DEUX FACES
" ,
D'UNE MEME MEDAILLE

Le désir de modifier périodiquement la conscience est une pulsion normale


innée analogue à la faim ou au désir sexuel.
- Andrew Weil, The Natural Mind, 1972

Quelle que soit la culture, le désir de modifier la conscience est clai-


rement fondamental et constitutif de l'homme. Dans une enquête
interculturelle, l'anthropologue Erika Bourguignon a découvert que
90 % des centaines de sociétés qu'elle a étudiées possédaient des moyens
institutionnalisés pour modifier les états de conscience. De plus, elle
a découvert que, quasiment sans exception, ces états modifiés étaient
considérés comme sacrés dans les sociétés traditionnelles.
Roger Walsh, professeur de psychiatrie, de philosophie et d' anthro-
pologie à l'université de Californie, interroge l'idée d'un état de conscience
optimal. Si l'Occident pense que l'état optimal est notre état de veille
habituel, de nombreuses traditions religieuses et spirituelles reposent sur
des positions radicalement opposées :
- Notre état de conscience habituel est gravement sous-optimal ou
déficient.
De multiples états de conscience -y compris «supérieurs» - existent.
- Ces états peuvent être atteints par la pratique méditative.
- La communication verbale à leur sujet est, par définition, limitée.

197
Le rôle des enthéogènes dans !'Histoire

Les enseignements des traditions mystiques nous apprennent que cet


état de conscience habituel procède d'une illusion. Ils affirment que nous
sommes prisonniers de nos propres esprits, piégés involontairement par
un dialogue intérieur continu qui crée une distorsion de la perception;
et ils suggèrent que nous vivons dans un rêve collectif connu sous le
nom de Miiyii, «illusion».
Selon Roger Walsh, l'utilisateur de psychédéliques peut vivre une
expérience dramatique - peut-être la plus dramatique de sa vie-, mais
une seule expérience, aussi puissante soit-elle, peut ne pas suffire à
surmonter définitivement des habitudes psychologiques conditionnées
au fil des décennies. Le méditant pratiquant, d'un autre côté, peut passer
des décennies à travailler délibérément pour recycler ses habitudes selon
des préceptes plus spirituels. Ainsi, lorsque l'éveil se produit enfin, l'esprit
est préparé. Le méditant pratiquant acquiert un système de croyances
qui fournit une explication de l'expérience, une discipline qui peut la
cultiver, une tradition et un groupe social qui la soutiennent. On se
souvient de la déclaration de Louis Pasteur selon laquelle «le hasard ne
favorise quel' esprit préparé». L'esprit du contemplatif peut être préparé,
mais il n'y a aucune garantie que celui de l'usager de psychédéliques le
soit. D'un autre côté, il n'y a aucune garantie que le pratiquant assidu
parvienne à percer le secret de la réalité et del' existence qu'est l'éveil spiri-
tuel, alors qu'une expérience suffisamment intense de DMT, de LSD,
de mescaline ou de psilocybine - pardon pour les dizaines de substances
oubliées dans cette énumération - ne laisse plus aucun doute à ce sujet.
Cela ne veut pas dire que le méditant qui atteint l'éveil sera toujours
transformé spirituellement, et que le psychonaute qui assiste à la mort
de son ego ne le sera jamais. Certains utilisateurs de psychédéliques
peuvent être suffisamment mûrs psychologiquement et spirituellement
pour être définitivement transformés par leur expérience, de même que
certains pratiquants peuvent ne pas l'être.
J'évoque souvent la métaphore de l'Everest qui me semble simple et
évocatrice. Certains passent leur vie à poursuivre le rêve de la conquête de
ce sommet himalayen, le plus haut du monde. Beaucoup n'y arriveront

198
Un état de conscience optimal: les deux faces d'une même médaille

jamais, disparus dans l'ascension. Même s'ils n'ont pas foulé le toit
du monde, leur chemin n'en est pas pour autant inutile, ni dépourvu
d'enseignement, loin de là. Prenons maintenant un enfant de 3 ans, et
téléportons-le instantanément au sommet. Non préparé - ni aux condi-
tions climatiques, ni à la portée symbolique énorme de l'atteinte de cet
endroit -, sa seule envie sera de retourner instantanément dans le confort
de sa chambre, si toutefois il survit à l'exposition du froid extrême. Cet
enfant aura pourtant «vu la lumière», sans rien en comprendre, n'ayant
ni souhaité ni préparé l'expérience. Il en est de même du rapport entre
le pratiquant de méditation sceptique et présomptueux à l'égard des
enthéogènes, et du psychonaute désintéressé de la dimension spirituelle:
l'un est en chemin, les yeux bandés; l'autre est au sommet, les yeux
brûlés.
Le chemin est la destination, la destination est le chemin. Mon
chemin personnel croise tantôt ceux qui prétendent que seule la médi-
tation suffit et qu'ils n'ont pas besoin de «drogues» - on observe chez
eux souve~t un manque total de discernement dans l'articulation de
ce mot -, tantôt ceux qui ne perçoivent aucune spiritualité dans les
psychédéliques, en qualifiant volontiers l'approche spirituelle de «chama-
nolâtrie »(sic), de superstitions religieuses ou moyenâgeuses. Cependant,
quand mon chemin croise des personnes ayant expérimenté les deux faces
de cette même médaille, je constate qu'il existe un troisième camp, où
l'on considère l'indissociabilité de ces deux pratiques. Il est important de
souligner que la pratique de la méditation est employée, ici, par conven-
tion en tant que large véhicule d'autres pratiques spirituelles, telles que
peuvent l'être le yoga, l'étude de l'alchimie, les arts martiaux, etc. ou
toute autre pratique dont la recherche d'excellence poussée à son extrême
mène invariablement le pratiquant à des considérations profondes sur
la nature de la réalité et de l'existence.
En résumé, ces idées suggèrent une équivalence - sinon, une indisso-
ciabilité ontologique - entre le mysticisme contemplatif et le mysticisme
assisté par psychédéliques, pour lequel certaines substances ouvrent la
voie - si elles sont consommées de manière appropriée - vers de véritables

199
Le rôle des enthéogènes dans !'Histoire

expériences mystiques, voire d'éveil, chez certaines personnes, à certaines


occasions. Ces dernières semblent cependant plus susceptibles de le vivre
avec un esprit préparé, animé d'un réel désir d'en faire l'expérience.

Les effets de la méditation et des drogues psychédéliques ont un certain


nombre de parallèles, notamment l'augmentation de la valeur du moment
présent, l'approfondissement des niveaux de conscience et l'augmentation
de la compassion et de la bienveillance.
- Tara Brach, psychologue clinicienne, enseignante de vipassana

Je constate - et je ne suis pas le seul- que, quand «cela» est expéri-


menté, le sujet n'est plus en mesure d'attribuer ce dont il est témoin à un
simple jeu de molécules et de circulation d'électricité dans son cerveau.
Pour les personnes vivant cette expérience mystique, la question qui peut
émerger est de savoir qu'en faire. La révélation peut s'estomper, peut
être ignorée ou même rejetée, ou servir de trophée. Ou bien elle peut
être consciemment utilisée comme source d'inspiration pour orienter
sa vie dans des directions perçues comme plus bénéfiques. L'une de ces
directions, recommandée par les grands mystiques, consiste à entre-
prendre l'entraînement contemplatif nécessaire de la vie et de l'esprit,
afin de pouvoir étendre l'état mystique, ou «de transformer des éclairs
d'illumination en lumière permanente» (Smith, 1964).

Pratique spirituelle des psychédéliques


Jack Kornfield est docteur en psychologie et moine bouddhiste,
cofondateur de l'Insight Meditation Society. Il explique que les psyché-
déliques ont éveillé, chez les gens, non seulement une soif, mais un sens
des possibilités d'explorer l'esprit et le corps. Ces expérimentateurs ayant
commencé à développer ces sensibilités et ces visions, sans pour autant
consommer à plusieurs reprises des psychédéliques, et en entreprenant
une discipline spirituelle, comme le yoga ou la méditation.

200
Un état de conscience optimal: les deux faces d'une même médaille

j'ai le plus grand respect pour le pouvoir des psychédéliques. Ils ont inspiré
et éveillé des possibilités chez de nombreuses personnes de manière très
importante. Ils ontfourni des expériences transformatrices. En les tempé-
rant, cela ne veut pas dire que je n'ai pas beaucoup de respect pour eux,
et pour le travail que certains courageux chercheurs ont fait avec eux.
Beaucoup de gens les utilisent de manière inconsidérée ou malavisée, sans
grande compréhension. Le contexte spirituel se perd. C'est comme prendre
une pilule de mescaline synthétique et oublier la marche de deux cents
kilomètres dans le désert et les mois de prière et de purification que les
Huichols utilisent pour se préparer à leur cérémonie du peyotl.
- Jack Kornfield

Il existe, dans presque toutes les traditions du monde dont l'évolution


spirituelle est assistée par des enthéogènes, une notion de purification. De
la purification des actions à celle du corps à travers le yoga, la respiration,
le jeûne et d'autres pratiques permettent au corps d'être suffisamment
réceptif à ces expériences d'une profondeur inégalable, et de les intégrer.
Kornfield, qui enseigne la méditation à l'échelle internationale depuis
1974, précise que vous pouvez prendre une substance très puissante et
que, même si vous avez une mauvaise condition physique, il est possible
de toucher ces endroits profonds, mais qu'il y aura un prix physique à
payer pour cela. Il évoque le risque d'une «brûlure de la kundalini »,
C'est ici que le corps scientifique parlera plutôt d'«événement psycho-
tique», Les nombreuses guérisons de ces états, rapportées par ceux qui
sont allés visiter les chamans d'Amérique du Sud- ou d'autres maîtres
spirituels-, doivent nous inciter à davantage d'humilité quant à l'inter-
prétation d'une cause purement chimique, et médicalement délimitable,
de ces accidents.
J'aime régulièrement faire le parallèle entre la diète alimentaire tradi-
tionnelle recommandée par les ayahuasqueros transmettant une tradition
millénaire et les explications médicales sur les interactions dangereuses de
certaines molécules comme la tyramine, présente dans une alimentation
«riche», et l'harmaline présente dans l'Ayahuasca. On constate, dans

201
Le rôle des enthéogènes dans !'Histoire

ces deux approches, une similarité étonnante, à quelques exceptions


alimentaires près. L'une étant empirique et assise sur plusieurs millé-
naires d'essais périlleux; l'autre, sur une analyse scientifique à l'aide
d'outils comme les microscopes. Personne n'explique encore pourquoi
certaines interdictions alimentaires spécifiées par les Indiens d'Amazonie
n'ont (encore) aucun fondement scientifique, mais génèrent pourtant
des effets désagréables, voire dangereux, lors de l'ingestion du breuvage
sacré. C'est justement, ici, que deux citations mythiques prennent alors
toute leur mesure :

Le cheminement spirituel sans l'expérience des psychédéliques est compa-


rabk à l'étude de l'astronomie à l'œil nu ou à lëtude de la microbiologie
sans microscope. En prétextant [... ] qu'après tout un télescope ou un
microscope ne sont pas naturels.
- Timothy Leary

Les psychédéliques seraient, pour la psychiatrie, ce que /,e microscope est à


la biologie, ou le tékscope à l'astronomie. Ces outils permettent dëtudier
des procédés essentiels qui, dans des conditions normaks, ne peuvent être
observés directement.
- Stanislav Grof

Enfin, Kornfield évoque les purifications du cœur et de l'esprit; c'est-


à-dire les émotions et les pensées. Pour beaucoup, cela implique une
transformation émotionnelle qui se produit en pratiquant le pardon et en
ouvrant le cœur, en observant ses peurs, les colères et les souvenirs qui ont
été réprimés, et en les traversant à nouveau. Enfin, la purification dans
le domaine de la pensée permet d'apaiser l'incessant bavardage mental
et d'approcher une stabilité d'esprit. Cela peut se faire, par exemple,
avec la méditation de pleine conscience (mindfulness). Une fois que le
mental est stabilisé, cette clarté ouvre la voie à la compréhension des lois
de l'esprit et de la conscience.

202
Un état de conscience optimal: les deux faces d'une même médaille

Selon le moine bouddhiste, la guérison assistée par des psychédéli-


ques survient lorsque, dans une situation appropriée et prudente, notre
inconscient est rendu accessible. Nous pouvons revivre un traumatisme
passé, ou expérimenter la douleur contenue dans notre corps à la suite
d'un accident ou d'une opération, d'une colère ou d'une tristesse profon-
dément stockée. La possibilité de guérison provient de notre pouvoir de
ramener à la conscience ce qui a été refoulé sous le seuil de la conscience.
Une partie de la difficulté rencontrée sur le chemin des psychédéli-
ques est la rapidité et l'intensité avec laquelle ces prises de conscience
surviennent, jusqu'à causer une submersion de l'expérimentateur non
préparé, qui s'éloignera peut-être ensuite de cette pratique millénaire.

L'ouverture de la porte
Le bouddhisme en Amérique a d'abord fait son chemin dans le contexte
de la spiritualité contre-culturelle, et il est tout simplement impossible
de comprendre la spiritualité contre-culturelle sans prendre en compte
les psychédéliques. En effet, une telle compréhension est probablement
impossible sans prendre des psychédéliques, point final
- Erik Davis

Erik Davis est historien, chercheur, écrivain, podcasteur, enseignant et


journaliste primé. Il anime le podcast Expanding Mind et est docteur en
études religieuses à l'université Rice. Il se positionne, lors d'une interview,
en déclarant que les psychédéliques peuvent briser la réalité consensuelle,
étendre l'identité au-delà des limites du soi conventionnel, induire la
mort de l'ego et dévoiler le lien entre l'esprit et la totalité du réel. Et
qu'aussi «inauthentiques» que ces expériences puissent être jugées, de
nombreuses personnes y répondent en se tournant vers une pratique
bouddhiste afln d'étendre, de comprendre et d'approfondir ce qu'elles
y ont perçu. Il compare les psychédéliques aux propulseurs d'une fusée
à destination de l'espace. Selon la dose, ces derniers nous éloignent plus
ou moins violemment de la gravitation de la réalité consensuelle. Ils
peuvent ensuite être abandonnés comme les premiers étages de la fusée,

203
Le rôle des enthéogènes dans !'Histoire

comme le rappelle le grand Alan Watts:« Une fois que vous avez reçu
le message, raccrochez le téléphone. »
De la même manière qu'une personne qui s'approche des étoiles
en sait expérientiellement plus qu'une personne sur Terre, ou qu'une
personne qui mord dans une pomme en apprend plus que celle qui la
tient dans sa main, une personne ayant fait l'expérience des psychédé-
liques dans un cadre propice à l'expérience spirituelle qu'ils procurent
en sait simplement davantage sur la nature profonde de cette existence
qu'une personne qui n'en fait pas l'expérience. Point.

Il est dangerewc de prendre des psychédéliques: ils peuvent changer toute


votre orientation vers la réalité de manière imprévisible - et parfois
pathologique. Il est également dangerewc de ne pas prendre de psychédé-
liques: votre vie peut rester coincée dans la stérilité et la souffrance du
samsara quotidien.
- Charles T. Tart

Charles T. Tart, cofondateur de la psychologie transpersonnelle, cher-


cheur et professeur émérite de psychologie à l'université de Californie,
étudie, en 1990, la prévalence des expériences psychédéliques dans
quelques centaines de milieux de praticiens bouddhistes, grâce à la
coopération de Sogyal Rinpoché, auteur du fameux Livre tibétain de la
vie et de la mort1.
Sur un échantillon d'une centaine de retraitants interrogés, 64% ont
retourné des questionnaires anonymes remplis, dont 75 % de femmes.
83 % des sondés ont estimé une moyenne d'une heure par jour dans
la pratique formelle, allant de trente minutes à plus de deux heures
par jour. Comparativement à de nombreux autres groupes divers inter-
rogés au fil des ans, ces praticiens étaient extrêmement compétents en
matière de substances interdites. 94 % des personnes interrogées ont
déclaré avoir déjà consommé du cannabis, et 70 % ont déclaré avoir déjà

1. Sogyal Rinpoché, Le Livre tibétain de la vit et de la mort, Le Livre de Poche, 2005.

204
Un état de conscience optimal: les deux faces d'une même médaille

utilisé des psychédéliques majeurs tels que le LSD ou la mescaline. Ces


étudiants bouddhistes avaient, en grande partie, abandonné les psyché-
déliques, dont 76% n'utilisant plus de marijuana, et 90% n'utilisant
plus de substances psychédéliques. Un peu plus de la moitié de ceux
qui en avaient déjà consommé ont indiqué qu'ils pourraient vouloir
consommer du cannabis ou des psychédéliques à l'avenir.
Les expériences de marijuana ont été signalées, en moyenne, comme
modérément importantes pour la vie spirituelle des étudiants en général.
Comme on pouvait s'y attendre, 75 % des utilisateurs ont signalé les
psychédéliques comme «quelque peu» à «très importants» pour leur vie
spirituelle; environ un cinquième a signalé que les psychédéliques étaient
«importants» dans leur attrait pour le bouddhisme tibétain en particulier.
Concernant la question: «Veuillez décrire brièvement deux ou trois
des expériences les plus importantes liées à la drogue que vous avez eues
et qui ont affecté votre perspective spirituelle ... , et indiquez à quel aspect
spécifique des idées bouddhistes vous les associez», les réponses peuvent
être rassemblées comme suit:

Toute ma petite perspective étroite de moi-même et de la vie telle que je


la percevais s'est soudainement ouverte.
j'ai pris conscience de l'énergie consciente de l'esprit, qui n'était pas la
même que la pensée ou une partie pensante de l'esprit.
Le sentiment du moi et de mon identité s'est relâché.

Selon le Bouddha, l'ignorance est une cause fondamentale de la souf-


france. Nous pouvons considérer l'ignorance comme consistant en un
état d'esprit préjugé et trop étroit, un biais habituel de perception, de
pensée et d'action motivé par des attachements, des désirs et aversions
conscients et inconscients. De tels états d'esprit restreints ont un pouvoir
accru sur nous lorsque nous n'en sommes pas conscients. L'existence de
ces limitations peut être conscientisée progressivement par la pratique,
mais peut également être conscientisée plus soudainement dans une
expérience psychédélique.

205
Le rôle des enthéogènes dans !'Histoire

Plusieurs personnes interrogées ont déclaré que leurs expériences


psychédéliques leur avaient donné une connaissance directe, parfois
douloureuse, de la nature «illusoire» et samsarique des phénomènes. Une
femme a rapporté: «L'exposition de la vacuité au point de dissolution de
tous les phénomènes concrets était effrayante plutôt qu' éclairante, il existe
probablement une raison de ne pas s'y ouvrir plutôt que de s'y ouvrir.»
Une autre femme a déclaré: «La façon dont l'esprit influence tout lors
d'un voyage m'a aidée à comprendre comment nous déterminons notre
réalité par l'attitude ou la vision que nous en avons.» Une femme plus
âgée, décrivant une expérience avec la MDMA, a déclaré:« Il est devenu
clair que l'on crée sa propre vie. Tout est dans notre esprit. Il est devenu
clair que nos parents et nos éducateurs ne sont qu'une excuse ... » Un
homme, décrivant une expérience au peyotl avec des Indiens d'Amérique,
rapporte avoir eu «une expérience de clarté pendant environ deux heures.
Vu chaque feuille, arbre, plante, animal local, personnes parfaitement en
harmonie dans leur espace physique, leur emplacement et leur relation à
tous. La beauté de l'être de toutes choses ... , l'esprit était clair, présent,
vide et complètement conscient». Enfin, une méditante a répondu: «J'ai
pleinement perçu tous les phénomènes comme transitoires et transpa-
rents, mais beaux et lumineux. Tout comme les compréhensions peuvent
atteindre une nouvelle profondeur et clarté au-delà de l'ordinaire, la
perception sensorielle peut être expérimentée avec une nouvelle clarté
qui semble être une sorte de connaissance en soi.»
Le fondateur de la psychologie transpersonnelle souligne le problème
particulièrement courant dans la culture occidentale, étant donné notre
haute valorisation de l'individualisme, qu'est le sentiment d'isolement.
Outre le sentiment d'isolement par rapport aux autres individus, cela
inclut un sentiment de manque de connexion avec l'univers, associé à
celui d'une vie dénuée de sens dans un univers intrinsèquement dénué
de sens. Le bouddhisme considère le sentiment de séparation comme
une illusion résultant de l'illusion collective d'avoir un soi séparé. C'est
ce qu'il nomme la «transe consensuelle».
Les psychédéliques peuvent parfois changer ce sentiment de manière
drastique et rapide. Une femme lui écrit: «L'utilisation du peyotl

206
Un état de conscience optimal: les deux faces d'une même médaille

m'a permis de faire l'expérience d'une interconnexion plus profonde avec


tous les êtres et tous les phénomènes, ainsi qu'une certaine préparation
à la foi - la foi inconditionnelle dans le bouddhisme tibétain qui peut
naître lorsque vous avez une connaissance expérientielle. »
Un homme a écrit à propos de ses expériences du peyotl: «Nous
sommes tous dans le même bateau, faisant partie les uns des autres. » Le
développement de la compassion, parallèlement au développement de la
sagesse et de la perspicacité, est central dans la pensée bouddhiste. Une
autre participante a déclaré: «J'ai également eu une expérience cardiaque
profonde qui ressemblait davantage à une expérience d'amour universel
que tout ce que je peux décrire d'autre.»
Le scientifique précise que, pour les étudiants du bouddhisme
naturellement doués pour la pratique méditative, la relation entre les
psychédéliques et le bouddhisme peut être d'un intérêt intellectuel
passager. Mais, pour ceux qui se sentent frustrés par leur pratique, le
sujet des psychédéliques est d'un bien plus grand intérêt. La théorie de
la conscience de Tart pourrait expliquer la supposition que le mysticisme
chimique et le mysticisme naturel peuvent être biochimiquement et
expérientiellement identiques.

Chaque fais que les enseignants du Dharma occidental se réunissent, ily a


un lapin blanc dans la pièce, un sujet non mentionné dont nous sommes
tous conscients. C'est la porte d'entrée inattendue de notre génération
vers le Dharma, ou la sagesse bouddhiste, en ouvrant les portes de la
perception avec des médicaments altérant la conscience. Pour beaucoup
d'entre nous, ils ontfacilité notre première expérience de transcendance, à
propos de laquelle nous n'avions entendu que des rumeurs provenant des
écritures et des mystiques. L'expérience des psychédéliques nous a aidés à
découvrir que les choses ne sont pas ce qu'elles semblent être, et que nous
ne sommes pas non plus ce que nous pensions être.
- Lama Surya Das

Lama Surya Das (né Jeffrey Miller) est auteur et professeur de médi-
tation bouddhiste, érudit et directeur de la Fondation Dwgchen dans

207
Le rôle des enthéogènes dans !'Histoire

le Massachusetts. Il enseigne, donne des conférences et organise des


retraites et des ateliers dans le monde entier.
Dans une interview accordée dans le cadre de l'ouvrage Zig Zag Zen:
Buddhism and Psychedelics, il déclare que l'intensité des expériences enri-
chies par la drogue peut également freiner notre capacité à apprécier la
spiritualité quotidienne, nous faisant négliger la luminosité subtile au
milieu des détails moins vifs, mais tout aussi sacrés et significatifs de la
vie quotidienne. Les ouvertures intenses induites par les psychédéliques
peuvent, dans certains cas, aider à ouvrir temporairement la coquille
de 1' ego et à percer un personnage rigide et fortement gardé, offrant
une expérience mystique non conceptuelle, sensuelle, émotionnelle,
visionnaire, d'ouverture du cœur et d'expansion de l'esprit, autrement
indisponible à la conscience ordinaire.
Pour lui, le LSD est une puissante médecine yogi; une quantité
presque infinitésimale peut vous transporter vers d'autres mondes, et
propulser une profonde introspection et une expérience gnostique.
Il décrit comment l'expérience psychédélique lui a donné un aperçu
d'autres domaines d'existence, de manières de percevoir, d'autres vies,
et un aperçu du passage de la mort à la renaissance bien connue dans
le bouddhisme tibétain sous le nom de Bardo, précisant que les expé-
riences induites par des psychédéliques produisent plus de changement
personnel et de croissance intérieure, si elles sont effectuées dans un
contexte relatif à une pratique spirituelle.
Il relate son premier voyage sous mescaline comme ayant bouleversé
sa réalité, prenant conscience que les choses n'étaient pas seulement ce
qu'elles semblaient être, ni ce qu'il pensait être. Lors de son premier trip
au LSD, il relate son premier aperçu de Dieu, de ce que maître Eckhart
appelle «le Grand Vide», la via negativa. Découvrant ce que voulait
dire le mystique chrétien par: « L' œil par lequel je vois Dieu est l' œil
par lequel il me voit.» S'étant senti, pendant quelques heures, «totale-
ment aimé et connecté à tout et à tout le monde, avec un sens profond
d'appartenance, d'acceptation et de compassion inconditionnelle pour
tous les êtres vivants».

208
Un état de conscience optimal: les deux faces d'une même médaille

Surya Das décrit, ici, un état bien connu à la fois des mystiques et
des expérimentateurs conscients de psychédéliques, quand ceux-ci sont
consommés dans un cadre spirituel. Mon propre apport se traduit dans
cette phrase que je répète souvent en souriant à quiconque me demande
«Que dois-je faire?»: «Il n'y a rien à faire.» Tout est là, à chaque seconde
qui s'écoule. Et le comprendre peut commencer par un questionnement
conscient: «Que puis-je faire maintenant pour devenir un tout petit peu
plus conscient de ce qui est en train de se passer, de la nature de cette
réalité ?» Comme il est dit dans le Dzogchen, «la bouddhéité tient dans
la paume de votre main».
Les vestiges spirituels de notre civilisation sont un produit indirect
des psychédéliques, qui sont à l'origine de l'expérience mystique ayant
généré les religions, et de leurs valeurs. Plus de 80 % de la population
mondiale actuelle adhère à des principes et valeurs religieux. Expériences
mystiques plurimillénaires déformées en dogmes, complètement vidées
de leur substance même: l'expérience enthéogène, en tant que telle.
Notamment, comme nous l'avons vu plus haut, parodiée par l'eucha-
ristie, directement inspirée des cultes à mystères, où l'hostie et le vin
remplacent depuis mille six cents ans les outils sacrés de la nature que
sont les enthéogènes.
L'expérience psychédélique, et donc indissociablement chamanique,
est tellement puissante, tellement réelle - apparaissant comme plus réelle
que notre réalité -, tellement intense que, quand elle est vécue dans une
intensité suffisante et qu'elle donne lieu à une dissolution de l'ego, elle
révèle les messages des diverses religions comme une vérité universelle,
ineffable, habituellement cachée derrière le voile opaque et insidieux
des dogmes - qu'ils soient religieux ou scientifiques. À tel point qu'elle
donne lieu aux livres les plus vendus de l'humanité, qui, une fois inter-
prétés par des assoiffés de pouvoir, totalement privés de l'expérience
primaire, psychédélique et enthéogène - qui, faut-il le rappeler, n'est
qu' amour -, rendent des millions d'humains prêts à tuer en leur nom.
L'expérience psychédélique n'est pas une altération de la réalité, elle
est l'entrée en contact avec une réalité plus réelle, plus dense, plus grande,

209
Le rôle des enthéogènes dans !'Histoire

qui englobe la nôtre. Dans laquelle la nôtre est enfermée, et au regard de


laquelle elle se révèle - et non paraît - inimaginablement factice pour tout
néophyte vierge del' expérience psychédélique menant à la mort del' ego.
Les plus anciennes religions considèrent que notre réalité consen-
suelle est de nature illusoire. C'est évoqué dans les textes fondateurs des
religions hindouistes, sous le nom de Miiyii (<<illusion») et se propage
dans les religions qui en ont découlé.

Ayahuasca, Soma, Haoma et Kykeon


Si L Wade et L'Odyssée sont les textes mères de la civilisation occi-
dentale, le Rig-Véda et }'Avesta en sont les grands-parents. Et là, nous
trouvons la «potion» originale: une boisson sacramentelle appelée
«Soma». Dans le Rig-Véda, le Soma est à la fois une plante et le dieu
résidant dans la plante. Dans I'Avesta, c'est l'Haoma. Où Zarathushtra
s'adresse à cette plante-divinité. Un aspect qui fera sourire de nombreux
expérimentateurs de l'Ayahuasca, qui rapportent des conversations avec
la plante ingérée.
De nombreux chercheurs se sont penchés sur les plus anciennes
mentions de plantes psychédéliques et enthéogènes, comme potentielle
preuve principale de leur rôle central, fondamental et constitutif dans
la création des grandes religions. Si le Rig-Véda (védisme qui donnera
ensuite naissance au brahmanisme puis à l'hindouisme) attire prin-
cipalement l'attention des chercheurs, c'est moins le cas de I'Avesta
(zoroastrisme), bien plus ancien, donc précurseur, qui accorde une place
plus importante aux plantes maîtresses. Mais commençons par le plus
connu: le Rig-Véda.
Cette collection d'hymnes sacrés - comprenant 1 028 ensembles de
vers organisés en 10 recueils - implique la pratique de rites complexes
qui intègrent paroles et gestes «magiques». La parole y exerce toute sa
force sous la forme d'hymnes transmis oralement de maître à disciple 2•

2. https://fr. wikipedia.org/wikiN%C3%A9disme.

210
Un état de conscience optimal: les deux faces d'une même médaille

Véda signifie simultanément «connaissance intuitive des puissances


agissantes lumineuses qui régissent l'existence de la société des aryas» et
«pratique des méthodes aptes à les influencer».
Le Rig-Véda nous dit: «Nous avons bu du Soma et sommes devenus
immortels; nous sommes arrivés à la lumière, nous avons atteint les
dieux.» Il mentionne le Soma dans pas moins de 120 bénédictions3 • Les
hymnes zoroastriens à Homa ou Haoma sont similaires: un breuvage
sacré dont la nature et la composition font encore débat aujourd'hui
et déchaînent les passionnés, qui semblent cependant tous s'accorder
sur la nature enthéogène de celui-ci. Des champignons à psilocybine
à l'amanite tue-mouches, en passant par l' éphédra, le lotus, l'ergot du
seigle, et des analogues à l'Ayahuasca, d'innombrables hypothèses ont été
explorées4• Bien que cette élucidation ne soit pas le sujet du livre, j'aime
m'étonner de la sur-représentation du lotus dans la tradition bouddhiste.
Le traducteur - et la plus grande autorité sur le Rig-Véda,
T.Y. Yelizarenkova - écrit: «À en juger par les hymnes du Rig-Véda,
le Soma n'était pas seulement une boisson stimulante mais aussi une
boisson hallucinante.» Il est difficile d'être plus précis, non seulement
parce qu'aucun des candidats ne satisfait toutes les propriétés décrites
du Soma et ne correspond que partiellement aux descriptions trouvées
dans les hymnes, mais principalement parce que la langue et le style du
Rig-Véda en tant que monument culte archaïque reflétant les caractéris-
tiques poétiques du discours poétique indo-européen sont un formidable
obstacle à l'identification du Soma. La réponse peut être fournie par
les archéologues et leurs découvertes dans le nord-ouest de l'Inde, en
Afghanistan et au Pakistan.
Allegro (1970), Wasson (1972) et Teeter (2005) pensent tous que la
réponse est l'amanite tue-mouches (Amanita muscaria). Allegro a fait des

3. Des textes comme l'Atharva Véda (et aussi des textes de la classe Brahmana) vantent les
propriétés médicinales du Soma.
4. Pour une liste plus complète, mais non exhaustive, voir: https://en.wikipedia.org/wiki/
Botanical_identity_of_Soma-Haoma.

211
Le rôle des enthéogènes dans !'Histoire

recherches sur les langues sémitiques pour lier des mythes au champi-
gnon rouge orange. Il soutient son argument en disant que le Rig- Véda
ne mentionne rien sur les racines, les feuilles, les fleurs, les fruits ou
les graines, laissant le royaume fongique comme seule option, et plus
particulièrement l'Amanita muscaria, en raison des liens et des subtiles
passerelles entre le Rig- Véda et le chamanisme eurasien.
Les tribus de Chukotka et du Kamtchatka dans le nord-est de la
Sibérie, ainsi que les Parsis, consomment encore aujourd'hui de l'urine
dans des dévotions religieuses. Wasson prétend que c'est un indice
important que le Soma est l'amanite tue-mouches, puisque boire l'urine
de ceux qui ont ingéré l'amanite (comme les rennes) fut une pratique
centrale dans le chamanisme sibérien, s'étant ensuite répandue à l'in-
tégralité de l'Asie. Leur culture est saturée de références au renne et au
bouleau. Le bouleau étant l'hôte préféré de l'amanite tue-mouches, avant
le pin autour duquel le champignon rouge apparaît fréquemment. En
2005, !'écrivain Donald E. Teeter rassemble les idées d'Allegro et de
Wasson. Teeter soutient que Soma était Amanita muscaria, et que son
usage se poursuivit dans la Bible.
Le culte du Soma a survécu parmi les siddhas56 bouddhistes tantriques
ayant vécu en Inde du vm• au x< siècle. Leurs biographies sont rappor-
tées dans un texte tibétain du xu• siècle: Mahasiddhas: la vie de 84 sages
de l1nde7• L'histoire du siddha Karnaripa retiendra, ici, notre attention.
Son gourou lui ayant demandé de foire preuve d'austérité en ne rapportant
uniquement de son aumône qu'une quantité de nourriture pouvant tenir en
équilibre sur la tête d'une aiguille. Karnaripa revint avec une grande crêpe

5. Siddha (devanagari: ~) est un terme sanskrit qui signiflc •accompli, réalisé, obtenu
ou parfait~. en tibétain druptob (tibétain: ~•:rl'cr, Wylie: Sgrub thob). Scion la philosophie
indienne, et plus particulièrement le yoga mais aussi le jai'nismc, le siddha est celui qui a
atteint le but suprême ou la perfection, et qui a alors atteint léveil, le mo!tsha. (Source:
Wikipédia.)
6. Scott Hajicek-Dobberstein, •Soma siddhas and alchcmical enlightcnmcnt: psychedelic
mushrooms in Buddhist tradition~. Journal ofEthnopharmacology, 1995.
7. Abhayadatta, Mahasiddhas: la vit dt 84sagesdt11ndt, Padmakara éditions, 2003.

212
Un état de conscience optimal: les deux faces d'une même médaille

en équilibre sur l'aiguille. Un symbole possible du champignon Amanita


muscaria, dont la nature est ostensiblement suggérée plus loin, dans
lequel son gourou lui dit: «Nous devons manger la médecine alchi-
mique. » Karnaripa obéit, puis répand sa salive sur un arbre mort qui
éclate en fleurs, avant d'uriner dans un pot. Son action est alors consi-
dérée comme un signe de réalisation par son maître.
Il existe également des biographies légendaires de certains adeptes
bouddhistes des 11• et 1x• siècles, dans lesquelles figurent des indices
forts de consommation d'enthéogènes par les adeptes en question.
L'amanite tue-mouches est décrite par plusieurs chercheurs comme
l'ingrédient secret de 1'élixir alchimique qu'ils utilisaient pour atteindre
la «réalisation», en toute discrétion, conformément à leurs vœux de
maintenir le secret de leurs pratiques. Son identité était cachée derrière
un ensemble de symboles, dont certains apparaissaient dans le système
de symboles du Soma dans le Rig-Véda; d'autres étant issus d'une
époque antérieure, lors de l'utilisation chamanique du même cham-
pignon dans les forêts du nord de l'Eurasie. La congruence de ces
ensembles de symboles issus des traditions de l'Asie du Nord et du Sud
se reflétera, notamment dans la tradition germanique, dans certaines
caractéristiques du dieu le plus ancien, Odin, donnant ses couleurs à
notre cher père Noël.
Une autre approche place le champignon Stropharia cubensis (petit
champignon à chapeau pointu poussant dans les pâtures, en raison de
la présence d'excréments bovins) comme candidat principal à la compo-
sition du Soma, en raison de références continuelles au bétail et au
pastoralisme dans le Rig-Véda. Cependant, on pense qu'à mesure des
changements climatiques les Indo-Européens ont migré plus à l'est; les
températures douces et des conditions idéales pour Stropharia cubensis
ayant cessé, l'amanite rouge à points blancs l'aurait progressivement
remplacé. L'une des raisons pour lesquelles Amanita muscaria en tant
que Soma reste, cependant, toujours un candidat contesté est que le
sol, les facteurs géographiques et saisonniers, ainsi que la diversité de
ses sous-espèces affectent ses propriétés psychédéliques - ce qui donne

213
Le rôle des enthéogènes dans !'Histoire

un pourcentage plus faible d'atteinte d'expérience psychédélique


(McKenna, 1992).
Même si ce dernier remporte, à ce jour, une forme de consensus,
l'hypothèse qui me séduit le plus est celle de la combinaison d'harma-
line contenue dans la rue de Syrie (Peganum harmala), avec la DMT et
ses dérivés contenue dans de nombreuses plantes endémiques de cette
région du monde, dont plusieurs espèces de roseaux du Moyen-Orient,
et plusieurs espèces de mimosacées, dont des variétés d'acacia - arbre
qui tient d'ailleurs une place très particulière dans la Bible, dans laquelle
il est cité pas moins de vingt-huit fois.
Plusieurs spécialistes déclarent que le Soma hindou et l'Haoma iranien
sont le Peganum harmala, ou harmal. Cette plante (communément
appelée «rue de Syrie») est associée à une longue tradition médicinale au
Proche-Orient, cela également en raison de son abondance dans la région
indo-iranienne; alors quel' amanite tue-mouches était limitée à quelques
régions de montagne, difficilement accessibles depuis les vallées peuplées
par les Indo-Européens8• 9 • Un texte semblable à une encyclopédie juive
du XIf siècle décrit l'harmal comme une plante médicinale. Des enquêtes
faites en Israël auprès de juifs d'Iran et du Maroc ont confirmé que
l'harmal était traditionnellement associé à divers pouvoirs magiques et
curatifs. En Iran, où il est appelé asphan ou esphand, l'harmal1° était
utilisé sous forme d'encens pour exorciser les mauvais esprits, tandis que

8. Paul Devereux, Tht Long Trip: A Prthistory ofPsychedtlia, Daily Grail, 2008.
David Stophlet Flattery, Manin Schwanz, Haoma and Harmalint: Tht Botanical Idtntity
of the Indo-Iranian Sacrtd Hallucinogm "Soma" and its Ltgacy in &ligion, Language, and
Middlt Easttrn Folklort, University of California Press, 1989.
9. Yehuda Feliks, Trtes: Aromatic, Ornammtal, and oftht Fortst in tht Bihit and Rabbinic
Literaturt (Htbrew), Rubin Mass Press, 1997.
1O. William Emboden, Narcotic Plants: Hallucinogms, Stimulants, Inebriants and Hypnotics,
Their Origins and Usts, Llttlehampton Book Services, 1972.
Avinoam Danin, Dtstrt Vtgetation ofIsrael and Sinai, Cana Publishing House, 1983.
Dan Palevitch, Zohara Yaniv, Medidna/Plants ofthe Ho/y Land, Modan Publishing House,
2000.

214
Un état de conscience optimal: les deux faces d'une même médaille

les juifs marocains l'utilisaient dans divers traitements médicaux, ainsi


que pour l'induction de l'avortement. De plus, les juifs yéménites se
servaient de la plante pour élever l'esprit, ainsi que dans des traitements
contre la dépression; alors qu'en Égypte elle était déjà connue pour
avoir des propriétés hallucinogènes. Rami Sajdi, chercheur jordanien, a
découvert que les guérisseurs bédouins utilisaient l'harmal à la fois pour
la médecine et pour la sorcellerie, rapportant également de nombreux
contes mythologiques et folkloriques associés à la plante.
Cette conviction personnelle sur la nature du Soma s'exprime
également sans autre argument supplémentaire que mon expérience
personnelle. Ce mélange représenterait donc l'analogue oriental de
l'Ayahuasca, combinant les mêmes molécules. L'hypothèse de l'harma-
line seule me séduisant également, car, agissant comme un inhibiteur de
monoamine-oxydase, elle potentialise la DMT qui-les études récentes
le démontrent - est présente à l'état naturel dans notre corps. Elle est
notamment produite par notre glande pinéale au moment de la mort,
mais aussi dans nos poumons lors de certains exercices respiratoires
développés dans de nombreux exercices propres à certains yogas. Ce qui
apparaît comme parfaitement compatible avec les pratiques ascétiques
ancestrales du yoga, qui était au centre des préoccupations du peuple
en question.

ô, roi Soma, prolonge nos vies.


Comme le soleil qui nourrit les jours tous les matins.
Le Soma est plein d'intelligence, Il inspire l'enthousiasme à l'homme, Il
fait chanter les poètes.
Nous avons bu le Soma: nous sommes devenus immortels, nous sommes
arrivés à la Lumière, nous avons atteint les Dieux.
La moitié de moi est dans les cieux, et l'autre s ëtend jusqu'aux basses
profondeurs. Ai-je bu du Soma?
Je suis grand, mon altitude atteint les nuages. Ai-je bu du Soma?
- Extraits du Rig-Véda

215
Le rôle des enthéogènes dans !'Histoire

Quant à Haoma, elle est déjà une plante qui fait l'objet d'hymnes
plus abondants dans l'Avesta 11 dont l'origine est plus ancienne de cinq cents
à mille ans que le Rig-Véda. Ce qui en fait le parent probable du Soma.
Le védisme est une religion apportée en Inde antique par un peuple
descendu des plateaux de l'Iran 12 •

Rassembler ce qui est épars


Afin de comprendre l'étendue des implications des pratiques psyché-
déliques du second millénaire avant notre ère (nous manquons de sources
pour aller au-delà), il convient de s'imaginer une région allant du centre
de l'Iran (berceau de l'Haoma) au nord-ouest de l'Inde (berceau du
Soma), où s'étendait le creuset des civilisations les plus avancées de
la planète à cette époque, comme un carrefour civilisationnel où se
rencontrent de nombreuses cultures, dont principalement quatre ethnies,
quatre cultures: indienne, iranienne, tibétaine et grecque. Chacune
d'elles avait ses propres dieux. La tolérance et l'adoration non seule-
ment des siens mais aussi des dieux étrangers étaient monnaie courante.
Chacune d'elles avait ses rituels d'initiations psychédéliques; et elles se
sont vraisemblablement influencées les unes les autres.
A titre d'exemple, les Thraces et les Phrygiens, après s'être installés
en Europe et en Asie Mineure, ont abandonné leur culte psychédélique
ancestral en l'honneur de Sabazios, remplacé par Dionysos qu'il aura
très largement inspiré. Sabazios est un dieu de la végétation, et l'on fêtait
sa renaissance annuelle par de bruyantes orgies. On s'enivrait d'une
mystérieuse boisson en l'honneur de ce génie du blé, devenu par une
transition naturelle celui de la liqueur capiteuse qui se fabrique ex ordeo

11. Ensemble des textes sacrés de la religion mazdéenne, formant le livre sacré, le code
sacerdotal des wroastriens
12. Kreith Crim, The Pmnnial Dictionary ofWorld &/igions, Haper One, 1990; Abingdon
Dictionary ofLiving &/igions, 1981.
Alexandre Langlois, Rig Véda ou Livre des hymnes, FB Editions, 2015.

216
Un état de conscience optimal: les deux faces d'une même médaille

ve/ frumento (« à partir de grains») 13 • Ces adorateurs ont conservé des


traces du culte Soma originel dans les rituels dionysiaques. Ce culte
modifié s'est répandu par la suite dans tout le monde occidental.
Plusieurs critères formels peuvent être avancés pour établir la filiation
de Soma avec Dionysos-Sabazios. Ils avaient le même but - provoquer
un état modifié de conscience -, avaient en commun un mythe idio-
syncrasique, et possédaient des associations zoologiques et botaniques
semblables à leur dieu. Enfin, le culte de Dionysos était décrit comme
ayant les mêmes effets physiques sur les êtres humains que celui de
l'ancien dieu Soma.
Tout comme la préparation du Kykeon - ou cycéon d'Éleusis -, le
vin dionysiaque, avant lui, et l'eucharistie chrétienne ont fait appel aux
femmes du pourtour méditerranéen - le Soma ne fait pas exception 14 •
Calvert Watkins (professeur de linguistique et d'études classiques à l'uni-
versité d'Harvard) conclut que le rituel du Soma et «l'acte rituel de
communion des mystères éleusiniens, par les femmes pour les femmes»
étaient une seule et même chose. Dans le passage d'Homère sur le
Kykeon, Watkins extrait le langage sacré du rituel religieux qu'il décrit
comme un «acte liturgique» remontant à des milliers d'années, jusqu'aux
Proto-lndo-Européens dont les bières psychédéliques ont conquis l'Eu-
rope à l'âge de pierre. Il rapporte un «rituel pour contacter les morts»
et déclare que, derrière tous ces élixirs indo-européens, se trouvaient
des plantes psychédéliques 15 • Il est intéressant de rappeler, ici, que la
traduction littérale du motAyahuasca (ce puissant breuvage enthéogène
d'Amazonie) est «liane des morts», et que la diète associée est à rappro-
cher du jeûne imposé avant d'être initié à Éleusis ...
L'Ayahuasca et, par extension, le vin de Jurema 16 ne sont que des
versions sud-américaines du Soma des aryens, du Haoma des zoroastriens,

13. Franz Cumont, Lts Religions orientales dans le paganisme romain, 1929.
14. Brian Muraresku, Tht Immortality Key, op. cit.
15. Io., ibid.
16. Breuvage analogue de plusieurs tribus brésiliennes, à base de Mimosa hosti/is ou tmuif/ora.

217
Le rôle des enthéogènes dans !'Histoire

qui ont influencé le Kykeon d'Éleusis, indirectement lié à l'ambroisie


mythique, et peut-être de l'amrita des bouddhistes.
L'Ayahuasca et le vin de Jurema pourraient être, aujourd'hui, les
seuls breuvages enthéogènes ayant survécu dans leur forme originelle et
traditionnelle. Ayant mieux résisté que les cultes européens à l'Inquisi-
tion chrétienne qui, au XVI• siècle, punissait de mort les consommateurs
de peyotl d'Amérique centrale. Nombreux sont les expérimentateurs
sacralisant à l'extrême et publiquement l'Ayahuasca, jusqu'à dériver
vers un nouveau dogmatisme - voire fondamentalisme - concernant
cette pratique, et surtout ses traditions associées. L'Histoire et la science
montrent que les cultes psychédéliques se sont influencés les uns les
autres, en migrant et en se mélangeant depuis toujours, adaptant leur
composition aux conditions climatiques, et s'éteignant selon les condi-
tions politico-religieuses.
Cependant, le travail de nombreux chercheurs expérimentateurs a
permis de redécouvrir de très nombreux analogues à ce breuvage consis-
tant à mélanger un IMA0 17 avec une plante source de DMT. Il est
d'ailleurs amusant de noter que, dans la cosmogonie de plusieurs tribus
d'Amérique du Sud, la recette de l'Ayahuasca aurait été donnée lors
de temps immémoriaux par un couple de personnes à la peau blanche
arrivées en bateau ... (L'atteinte des Amériques par des peuples indo-eu-
ropéens depuis des temps extrêmement reculés n'est cependant pas le
sujet de ce livre.) Ce qui permettrait à nos nouveaux intégristes des
traditions autoproclamés d'entrevoir une position plus modeste, sous
l'éclairage de ces très nombreux analogues.
Mais les candidats au Soma ne s'arrêtent aux analogues de l'Ayahuasca,
loin de là! Et la réponse à l'insoluble mystère de sa nature originelle
pourrait bien être que le Soma soit l'appellation générique de plusieurs
breuvages enthéogènes dont le Rig-Véda ne mentionnerait qu'une

17. La MonoAmine Oxydase (IMAO) est un processus inhibant notamment la dégradation


de la DMT dans l'organisme, permettant d'en faire l'expérience de manière plus intense
et durable.

218
Un état de conscience optimal: les deux faces d'une même médaille

seule version scripturale subsistante à nos yeux. Nous ne pouvons que


constater, dans les faits, que chaque culture possède son propre breuvage
enthéogène, adapté selon les plantes auxquelles elle a immédiatement
accès; et qu'il ne fait aucun sens de les hiérarchiser en tentant de placer
le Soma ou l'Haoma en haut d'une pyramide, comme certains le font
avec l'Ayahuasca. Bien que les descriptions de l'identité de la plante en
question soient multiples, elles sont incohérentes, dans la mesure où le
candidat n'a jamais pu être formellement identifié. L'idée directrice, ici,
étant qu'il n'existe pas UNE plante ou combinaison de plantes permet-
tant d'atteindre le divin, mais des milliers; et que le sujet du cherchant
n'est pas de trouver ladite plante, ou le champignon, ou ledit breuvage,
mais bien d'accéder à l'élargissement de conscience que des milliers de
plantes permettent potentiellement. Il est donc vain de chercher une
seule identité pour le Soma ou l'Haoma.
Afin de se rendre compte du nombre potentiel d'analogues enthéo-
gènes à l'Ayahuasca, il suffit de multiplier le nombre de plantes contenant
de la DMT (au moins plus d'une centaine en contiennent en quantité
significative) par celui contenant des IMAO, comme l'harmaline (au
moins plus d'une centaine). Ce qui donne potentiellement plusieurs
milliers de combinaisons enthéogènes viables similaires à l'Ayahuasca.
Nous pouvons cependant raisonnablement estimer que, à travers les
milliers d'années de libre expérimentation directe et sauvage des plantes
qui constituaient le fondement de toute médecine, plusieurs dizaines
d'analogues ont été découverts et érigés au rang de «divin breuvage»
permettant l'accès direct au transcendant, et aux autres dimensions,
royaumes spirituels, évoqués dans la plupart les traditions spirituelles.
Tous ces breuvages-là auraient, dans ce cas, une molécule commune:
la DMT. Mais il est également possible que, parallèlement aux innom-
brables et incessantes spéculations sur la nature et la composition de ces
breuvages, chacun contienne sa molécule ou ses interactions moléculaires
propres. Il conviendrait alors d'ajouter l'urine des rennes sibériens ingé-
rant les amanites tue-mouches, les décoctions de peyotl et de San Pedro,
les soupes de champignons psychédéliques à l'interminable liste des breu-
vages traditionnels enthéogènes. Et, dans ce cas, elles amèneraient toutes

219
Le rôle des enthéogènes dans !'Histoire

à une perception commune de la transcendance, rapportant le carac-


tère transculturel et universel de ces expériences enthéogènes, et donc
du chamanisme : il existe une intelligence supérieure, un créateur ou
une créatrice, un principe, et nous faisons un avec ce principe «divin»,
Tou tes les religions portent donc un message universel, sous diverses
formes influencées culturellement.
Qui donc se met à «chercher» trouve un sentiment similaire à travers
les écrits de toutes les traditions spirituelles. Si cette recherche se fait à
travers les livres, il restera «cherchant». Si cette recherche se fait plus
courageuse et surtout sérieuse et disciplinée, à travers l'expérience directe
- notamment des plantes enthéogènes -, il vivra ce que des milliers de
prophètes ont rapporté, et deviendra un authentique mystique, ne serait-ce
que le temps de l'expérience, si celle-ci est bien conduite. Le cherchant
qui a trouvé cela ne cherche plus, il danse avec la vie qui coule en lui.

L'origine psychédélique du yoga

No exploration into yoga and meditation would be complete without a


look at the ancient lineage ofsacred plants and herbs that many assert
are at the origins ofreligious experience and spirituality18 •
- Ganga White, Soma, nectar ofthe gods.

De nouvelles recherches universitaires révèlent que l'ancienne pratique


du yoga n'est pas seulement liée à l'utilisation de psychédéliques et
d'herbes, mais qu'il existe des preuves que ses origines peuvent, en réalité,
provenir del' absence des substances psychoactives elles-mêmes 19 • 20 •

18. •Aucune exploration du yoga et de la méditation ne serait complète sans un regard


sur l'ancienne lignée de plantes et d'herbes sacrées qui, selon beaucoup, sont à l'origine de
!'expérience religieuse et de la spiritualité. •
19. Wendy Doniger, The Hindus: An alternative history, Penguin Books, 2010.
20. Robert Gordon Wasson, •The Soma of the Rig Veda: What was it?•, journal of the
American Orienta/Society, 1971, 91(2), p. 169-187.

220
Un état de conscience optimal: les deux faces d'une même médaille

Le Rig- Véda n'est pas le seul texte ancien qui fait allusion à l'ingestion
de substances psychoactives. Les Yoga sutra - textes vieux de mille six
cents ans, sur la théorie et la pratique du yoga- contiennent des informa-
tions sur l'obtention d'autres niveaux de conscience: «Les réalisations les
plus subtiles viennent avec la naissance ou sont atteintes par les herbes,
les mantras, les austérités ou la concentration.»
Quiconque s'intéresse sérieusement au yoga ne peut faire l'économie
de la lecture des Yoga sutra de Patanjali, qui sont la base du système
philosophique que l'on appelle «yoga». Les écrits de Patanjali ont inspiré
et normalisé ce qui est maintenant le yoga moderne. Fait intéressant, les
Yoga sutra comprennent une section entière sur ce que vous pouvez faire
lorsque vous réorganisez votre conscience de manière particulière - avec
et sans l'utilisation de substances psychotropes.
Le premier sutra de Patanjali du quatrième et dernier chapitre affirme:
«Les pouvoirs (siddhi) proviennent (ja) de la naissance {janma), des
drogues {osadhi), de la parole (mantra), de l'ascèse {tapas), de la médi-
tation {samadhi) 2 1. 22 • »
B.K.S. Iyengar - sans doute le plus célèbre professeur de yoga au
monde - considère qu'il existe cinq types de yogi accomplis. L'un d'entre
eux étant celui qui fait des expériences spirituelles grâce à l'usage de
plantes, de drogue ou d'élixir.

21. Osadhi, ou ausadhi, dans le texte, et traduction littérale de Philippe Geenens, profes-
seur de philosophie orientale et chargé de cours pour la Fédération belge d'hébertisme et yoga
d'expression française, est traduit par• drogue». Dans de nombreux ouvrages académiques,
sa traduction va de •plante médicinale» à •plante utile pour les humains»,
22. Dérivé de oshadhi (•herbe médicinale»), le mot est généralement employé pour tous les
médicaments, en particulier d'origine végétale. Selon Charaka-Samhita (sutra, 26, 12), il n'y
a pas de substance au monde qui n'ait un usage médicinal, mais il faut considérer la méthode
d'utilisation (yukti, Chkp. updya) et le but (artha, Chkp. pritojana) ou l'état pathologique
avant d'employer une substance comme drogue; une sélection soigneuse des substances doit
être traitée avant qu'elles puissent être saines; sinon leur effet serait indésirable. (Encyclopédie
~la mé~cint inditnnt, vol. 2.)

221
Le rôle des enthéogènes dans !'Histoire

Dans son livre The Hindus: An Alternative History, l'indologue


Wendy Doniger suggère que les premiers Indiens védiques vivaient dans
les montagnes où poussaient beaucoup de champignons enthéogènes.
Cependant, lorsque leur société s'est installée autour du Gange, le Soma
a disparu et a été remplacé par les kriyas, un ensemble spécifique d' exer-
cices de respiration profonde. On pense que ces exercices sont à l'origine
du yoga. Sans enthéogènes, les adeptes auraient commencé à vouloir les
remplacer en créant des exercices de respiration intenses pour reproduire
les réponses physiologiques et psychologiques transcendantes. Au fur et
à mesure que leur environnement changeait, leurs rituels changeaient
également, mais la vénération des plantes et des rivières himalayennes
est restée une caractéristique de la religion hindoue.
Je plaide personnellement pour une autre interprétation de !'Histoire:
le yoga ayant été transmis par l'intelligence du vivant, qui imprègne
alors l'humain lors de l'ingestion d'enthéogènes. Malgré la raréfaction
des psychédéliques due aux migrations climatiques de l'époque, le yoga
demeure alors comme le symptôme d'une sagesse transmise par la nature
et le vivant - caractéristiques des états psychédéliques extrêmes.
Le yoga ne s'arrête pas à l'enchaînement de postures destinées à
accroître la souplesse ou à favoriser un renforcement musculaire. Cette
approche superficielle, dominante aujourd'hui, n'est que le symptôme
d'une société confinée à la surface de toute chose. Les avantages du yoga
ne s'arrêtent pas au corps, mais sont principalement dirigés vers l'esprit,
ainsi que vers l'alignement des deux. Bien que l'utilisation du Soma
psychédélique à l'origine du yoga puisse s'être évanouie en apparence,
la conclusion générale d'un nombre croissant de pratiquants de yoga23
est que l'utilisation du LSD peut améliorer la capacité d'explorer le
plein potentiel de l'esprit et du corps. Bien que le dosage du LSD pour
le yoga et la méditation se fonde sur l'expérience personnelle, beaucoup

23. Karina Morgan, • Psychedelic yoga: New twist on anclent practice •, The Third Wave,
22 juin 2019.

222
Un état de conscience optimal: les deux faces d'une même médaille

recommandent une dose inférieure à une dose récréative, mais supérieure


à une micro-dose (20 à 50 µg) 24 •
Philippe Djoharikian 25 nous éclaire sur la transversalité de ces
pratiques, en soulignant qu'il existe, en Inde, plusieurs possibilités de
vivre le samadhi par l'utilisation des plantes sacrées. Cela nécessite le
même protocole que celui de la pratique du yoga - respecter Yama
et Niyama 26 - pour que les plantes ne génèrent pas de traumatisme.
Elles sont utilisées comme un miroir grossissant. Si les tourments vous
habitent, vous vivrez un cauchemar; si vous êtes rempli de lumière, ce
sera le samadhi, la mise en symphonie de chaque atome de votre corps
avec le tout. Cette connaissance, souvent hermétique et secrète, n'est
accessible qu'à ceux qui fréquentent les cercles d'initiés, pandits et sadhus.
Il ne suffit pas d'étudier et de traduire le sanskrit pour connaître le sens
profond des rites qu'il exprime. Comme dans la musique, cette langue a
plusieurs degrés d'interprétation qui sont en relation avec le raffinement
de la conscience du traducteur. Bacchus est, comme Shiva, le dieu de
l'ivresse du vin et des extases orgiastiques. Nous ne pouvons absolument
pas aborder les intoxications codées et circonscrites par les représentations
d'une culture traditionnelle de la même façon que celle de notre époque.

Toutes les religions ont reconnu l'existence de ces forces subtiles et ont
cherché à les amadouer; il n 'existe pas de religi.on dont les rites n 'utilisent
pas une substance enivrante.
- Philippe Djoharikian

Le yogi Philippe Djoharikian explique que l'expérience rituelle des


plantes sacrées donne toujours l'intuition qu'il existe d'autres territoires

24. Ibid.
25. Docteur en sociologie et anthropologie, yogi, himalayiste, ancien sponif de haut niveau.
26. Yama est un terme sanskrit qui signifie: contrôle de soi, devoir moral, règle, observance,
austérité, réfi:ènement, et il est la première étape du yoga intégral (ràjayoga). Niyama signifie:
répression, restriction, limitation, abstinence, retenue, réserve, discipline, observance, austé-
rité, pratique résultant d'un vœu (dictionnaire Héritage du sanskrit, de Gérard Huet).

223
Le rôle des enthéogènes dans !'Histoire

que ceux que l'on peut parcourir normalement. L'exploration de cet état
de conscience élargi donne au monde des dimensions sans commune
mesure avec la réalité ordinaire. C'est dans cette perception alternative du
réel que s'enracine l'intuition profonde qu'il existe bien d'autres espaces
que le seul espace profane. Toutes les mémoires des yogis intègrent
cette conscience et cette expérience de la sadhana27 que le sage Patanjali
présente dans le quatrième chapitre des Yoga sutra.
Même Mircea Eliade, pourtant hostile à la place fondamentale que
ce livre accorde aux enthéogènes, écrit en 1951:
«En outre, une allusion du Yoga sutra aux plantes médicinales qui, à
l'égal du samâdhi, peuvent accorder les "pouvoirs merveilleux" au yogin,
atteste l'utilisation des narcotiques dans les milieux yogiques dans le but,
justement, d'obtenir des expériences extatiques 28 • »
Même Alyette Degrâces, sanskritiste et philosophe indianiste,
commente les Yoga sutra en écrivant: «Les herbes, les jus de certaines herbes
préparées de façon traditionnelle font connaître des états de transformation
mentale qui mettent en contact avec la lumière de la conscience. »

Aucune exploration du yoga et de la méditation ne serait complète sans


un regard sur /'ancienne lignée de plantes et d'herbes sacrées qui, selon
beaucoup, sont à /'origine de /'expérience religieuse et de la spiritualité.
[... ] Toute personne désireuse et sérieuse d'explorer la vie, la conscience
et son propre esprit voudrait être ouverte à toutes les avenues disponibles.
Les disciplines du yoga et de la méditation offrent des voies puissantes. Les
enthéogènes contribuent à certains des moyens les plus puissants dont nous
disposons et offrent la possibilité d'ouvrir les niveaux les plus profonds
de la conscience humaine. [... ] Que les potions de plantes soient un

27. Dans le bouddhisme vajrayàna, c'est une technique, ou «moyen d'accomplissement•,


qui constitue «à la fois le noyau central et la trame structurelle de tout ritud tantrique•, et
a pour but de recevoir les siddhi d'une divinité (Philippe Cornu, Dictionnaire mcyclopédiqut
du bouddhisme, Seuil, 2006).
28. Mircea Eliade, Lt Chamanisme, op. cit.

224
Un état de conscience optimal: les deux faces d'une même, médaille

médicament ou un poison dépend du discernement personnel d'une utili-


sation intelligente et prudente, d'un cadre et d'un conseil avisé.
- Ganga White, Yoga Beyond Belief

Amrita et mendrup
Dans le journal scientifique History of Science in South Asia, l'ar-
ticle scientifique « Tibetan Bonpo Mendrup: the Precious Formula's
Transmission», d'Anna Sehnalova de l'université d'Oxford, nous donne
des informations précises sur les pratiques de la religion tibétaine bon,
antérieure au bouddhisme.
Les traditions tibétaines comme le bon regorgent de pratiques -
rituels de bénédiction et de guérison - ayant recours à l'ingestion de
substances sous forme d'une large variété de pilules, considérées comme
précieuses, ingérées après la naissance ou en cas de maladie. Pour les
Tibétains, ces pilules sont considérées à la fois comme des médicaments
et des bénédictions.
Certains types de pilules sont également consommées juste avant
la mort pour éviter «la renaissance dans les royaumes inférieurs de
l'existence». Certaines substances dites «consacrées», utilisées dans les
différentes traditions de fabrication de pilules sont appelées da.mdzé.
Elles comprennent souvent des reliques - des cendres humaines, ou
restes humains, provenant de maîtres tibétains. Les pilules résultantes
sont nommées de plusieurs manières, dans un champ lexical qui n'est pas
sans rappeler les qualificatifs employés pour décrire les breuvages psyché-
déliques proto-religieux comme Kykeon d'Éleusis, l'amrita ou le Soma:
nectar de l'immortalité, grand nectar, nectar secret, nectar de sagesse,
médecine du Dharma, médecine du nectar, ou mendrup29 • Ce dernier

29. Robert Mayer, Cathy Cantwell, «Reflections on rasâyana, bcud len and rdated practices
in nyingma (rnying ma) tantric rituah, History ofScitnct in SouthAsia, University of Oxford,
2017, 5(2):181-203; Frances Garrett« lnterpreting visual representations of tibetan ritual•,
Research, 2021; Anna Sehnalova, «The Bonpo mendrup (sman sgrub) ritual: lts medicine,
texts, traceablehistory, andcurrent practice•, Rrvutd'Etudes Tibétaines, n• 52, 2019, p. 5-45.

225
Le rôle des enthéogènes dans !'Histoire

terme est un composé de deux mots: men désignant «médicament» -


une substance cicatrisante ou, en général, quelque chose de bénéfique
- et drup signifiant «atteindre, accomplir» - qui est aussi un terme
relatif à la pratique yogique et tantrique. Le nom du rituel peut ainsi
être traduit par «accomplissement médicinal», ou «accomplissement
de/par la médecine».
La pratique du mendrup est décrite depuis des siècles comme permet-
tant à un adepte d'atteindre une réelle transformation intérieure et un
réel progrès spirituel. De telles substances détiendraient des vertus, des
pouvoirs et des qualités d'éveil particuliers, et sont considérées comme
extrêmement efficaces pour la guérison, le rajeunissement et la longévité,
ainsi que pour l'évolution spirituelle. Le rituel est centré sur la trans-
formation intérieure personnelle à travers la méditation, accompagnée
de la consommation de ces pilules fabriquées selon les règles anciennes
de recettes tibétaines et de connaissance rituelles, conservées dans les
monastères et les familles pendant des décennies, comme une bénédic-
tion unique aidant à atteindre l'éveil.
Dans son immense complexité, le rituel illustre le milieu intellectuel
riche et diversifié du Tibet central du :xrn< siècle, époque dans laquelle il
puise son origine. Il combine tantrisme indien, bouddhisme, sotériologie,
médecine tibétaine, alchimie et notions chamaniques indigènes du Tibet
- le tout fusionnant pour produire de nouvelles structures complexes. Il
existe des moments clés où des orientations distinctives sont apparues,
suggérant les façons dont la médecine constituait toujours un système de
connaissances distinct non réductible aux formations du bouddhisme. Les
chercheurs soutiennent que les parallèles dans l'utilisation de substances
puissantes démontrent que les approches médicales, alchimiques et reli-
gieuses sont fortement enchevêtrées en ce qui concerne les pratiques de
guérison qui incluent les bénédictions, la protection, le soutien spirituel.
Les multiples références au rituel mendrup au sein de sources
textuelles éparses indiquent qu'il a été principalement transmis par
les lignées d'enseignants-étudiants bonpo au Tibet central, où il a été
conservé depuis son origine. La tradition orale est fondamentale pour

226
Un état de conscience optimal: les deux faces d'une même médaille

la transmission du rituel. Cependant, la tradition textuelle présente


également des détails remarquables sur la consommation des mendrup,
prouvant la compréhension accrue des auteurs et leur propre expérience
du rituel en tant que pratique de guérison importante au sein de la
tradition bonpo durant les huits derniers siècles au moins.
Alors que certaines traditions de fabrication et de consommation
de pilules provenant d'écoles bouddhistes spécifiques sont aujourd'hui
confrontées à des défis de continuité en raison de circonstances politiques.
La production de pilules précieuses au sein de l'École traditionnelle de
médecine tibétaine a subi des reformulations en raison de nouvelles
réglementations et de l'industrialisation de leur fabrication, ainsi que des
difficultés à se procurer ou à utiliser des ingrédients interdits ou contro-
versés (mercure, psychédéliques, substances d'animaux protégés ... )3°.
Wasson 31 donne des exemples des nombreuses similitudes entre le
chamanisme sibérien et les «traditions et rites qui semblent être des
survivances d'un chamanisme tibétain ancien». Si, dans un passé loin-
tain, des échanges de pratiques chamaniques ont eu lieu entre Sibériens,
Mongols et Tibétains, il est peu probable qu'un élément aussi central et
important quel' amanite tue-mouches ne fasse pas partie de cet échange.

Le mystère de la composition des pilules


S'il est actuellement impossible d'obtenir une liste complète des ingré-
dients utilisés dans les pilules, certains travaux scientifiques illustrent
une utilisation partagée de substances précieuses dans différentes
traditions de pilules, en particulier par des lamas vénérés qui étaient
également des grands médecins tibétains (dont Khyentsé Wangpo et
Trogawa Rinpoché). Les approches tibétaines des substances considérées
comme particulièrement puissantes franchissent les frontières que nous

30. Barbara Gerke, •The buddhist-medical interface in tibet: black pill traditions in transfor-
mation•, &ligions, Department of South Asian, Tibetan and Buddist Studies (ISTB), 2019.
31. Roben Gordon Wasson, Soma: Divine Mushroom ofImmortality, Parlux, 2005.

227
Le rôle des enthéogènes dans !'Histoire

construisons habituellement entre la médecine et la religion, et mettent


en évidence les avantages spirituels et physiques combinés et attribués à
de telles pilules. Leur composition est, en grande partie, secrète; et leurs
recettes se transmettent oralement depuis des siècles. En règle générale,
ils contiennent des substances rituellement bénies. Pendant des siècles,
les pilules précieuses ont occupé une place particulière dans les sociétés
tibétaines. Elles ont été considérées comme offrant une protection contre
les épidémies, et ont été utilisées pour traiter les empoisonnements, les
fièvres, les tumeurs malignes, les infections, les troubles neuronaux, les
accidents vasculaires cérébraux et l'épilepsie32 •
Pour citer quelques pilules traditionnelles: les « Rainbow Pills » de
l'école Drukpa Kagyü sont fabriquées par les maîtres en question à partir
de l'herbe sacrée appelée ludü, identifiée comme une espèce de Codonopsis
(campanulacées) que l'on trouve dans tout le Tibet. Les Karmapas sont
célèbres pour leurs pilules noires, ou rilnak. Dans l'école Sakya, la« Pilule
de Nectar» est très populaire et contient les bénédictions de nombreux
précédents lamas. Le Dalaï-lama est célèbre pour ses «pilules mani »,
qui sont consacrées avec le mantra du bouddha de la compassion,
Avalokitesvara, et régulièrement préparé dans son monastère en Inde.
Les pilules de Domo Guéshé Rinpoché contiendraient du lait de lionne
des neiges, et sont toujours conservées dans un musée de Kalimpong, dans
le nord-est de l'Inde. Toutes ces pilules sont fabriquées par les lamas, et
étaient généralement parrainées par des sections influentes de la société
tibétaine33. Même leur récente production, institutionnalisée dans les plus
grandes pharmacies, est toujours liée aux lignées bouddhistes.
Des travaux de recherche34 démontrent que l'utilisation de mercure et
d'autres métaux comme ingrédients clés des pilules noires est étroitement

32. Yothok Yonten Gonpo, Tht Root Tantra and tht Explanatory Tantra (Men-Tsec-Khang,
2008) et Men Tsee Khang, TheSubstqumt Tantra (Men-Tsee-Khang, 2012), textes fonda-
mentaux de la médecine tibétaine, traduits par Sonam Dolma.
33. Barbara Gerke, «The buddhist-medical interface in tibct: black pill traditions in trans-
formation», op. cit.
34. Ibid.

228
Un état de conscience optimal: les deux faces d'une même médaille

liée aux domaines médicaux et religieux au Tibet depuis le XVC siècle


au moins, laissant transparaître l'entrelacement de la médecine et de
l'alchimie, tout comme ce fut le cas en Europe et au Moyen-Orient à
la même époque.
Les divers ingrédients des pilules tibétaines sont appelés «ingrédients
de racine et de branche», majeurs et mineurs. La structure de la recette
est divisée en deux groupes, dont un groupe principal quintuple orga-
nisé selon les cinq éléments, et un second groupe mineur d'un modèle
octuple reflétant les huit niveaux de conscience. Notons, ici, un parallèle
intéressant avec les 8 circuits de conscience - théorie de la structure de la
conscience popularisée par Timothy Leary, qui d'ailleurs écrira plus tard
son interprétation psychédélique du Livre tibétain de la vie et de la mort.
Les pilules contiennent parfois jusqu'à 250 plantes et minéraux, ainsi
que des ingrédients précieux tels que l'or, l'argent, les rubis, les diamants,
les coraux, la turquoise, les perles, l'agate et les saphirs. Beaucoup d'entre
eux contiennent du cinabre (sulfure de mercure), qui était au centre de
l'attention de l'alchimie taoïste. Les taoïstes chinois l'utilisaient comme
drogue de l'immortalité35 - ce qui n'est pas sans rappeler les qualificatifs
du psychédélique Kykeon éleusinien, de l' arnrita ou du Soma-, source
d'empoisonnements mercuriels comme celui de l'empereur Qin Shi
Huang en 210 avant notre ère.
La formule principale de la pilule noire de Nyarnnyi Dorjé (célèbre
médecin tibétain du XVC siècle) contient plusieurs substances d'origine
métallique, minérale, humaine et animale, et représente une première
interface médico-religieuse. Les 83 ingrédients de la pilule noire de
Nyarnnyi Dorjé sont classés en plusieurs groupes:
- mercure, soufre, et autres substances précieuses,
- médicaments de roche,
- plantes médicinales,
- cornes, plumes, poils
- indispensables médicaments secrets.

35. Jean de Miribel, Léon Vandermeersch, •La pensée traditionnelle chinoise~, Sagesses
chinoises, Flammarion, 1997, p. 51-77.

229
Le rôle des enthéogènes dans !'Histoire

Nyamnyi Dorjé écrit: «Mélangez la pulpe finement pulvérisée de


21 fruits non pourris et non odorants de Terminalia chebuia (myrobalan)
avec l'urine d'un enfant de huit ans, et mettez-la dans un nouvel ustensile
en fer, et couvrez avec un chiffon propre et quand [le chiffon] noircit
et s'assèche, appliquez du beurre sur la poudre précieuse (la poudre de
mercure purifiée), et faites cuire.» Il existe de nombreuses autres descrip-
tions de la façon de fabriquer cette pilule noire, mentionnées dans les
textes médicaux fondateurs, qui ne peuvent être explorées ici en détail.
Nous pouvons, cependant, conclure que la formule de base consistant
à tremper le fer avec du myrobalan et à utiliser l'eau noirâtre pour la
coloration des pilules est le même principe qui est commun à toutes les
traditions médicales et rituelles de la pilule noire36 •
Les «ingrédients à base de roche» comprennent, par exemple, la
calcite, le minerai de fer et la magnétite. Les «médicaments distingués»
comprennent les herbes, mais aussi la bile d'ours, le musc et <<le foie
non pourri d'une fillette de 12 ans décédée subitement», ainsi que le
«muscle de l'avant-bras d'un homme d'âge moyen qui a été tué avec
une épée», les premières selles d'un bébé humain, d'un cheval et d'un
chien. La section sur les <<cornes, plumes et poils» comprend des cornes
de rhinocéros, des plumes de paon, des épines de porc-épic, un ensemble
de moustaches de tigre et «les poils de l'aisselle et les cheveux d'une fille
propre née l'année du Tigre calcinés par la chaleur du soleil à travers
un verre convexe». Les indispensables ingrédients secrets comprennent la
graisse humaine et de cerf, et font référence au traitement alchimique
ultérieur du mica noir, du soufre doré, du mercure et du fer.
Les «herbes» comprennent notamment différentes plantes aux effets
psychédéliques notoires tels }'aconit, le datura, la belladone, le myro-
balan. Le livre Dictionary of Tibetan Materia Medica, compilé par le
Dr Pasang Yonten Arya, mentionne la présence de nombreux psychédé-
liques dans la médecine ancestrale tibétaine, enchevêtrée avec l'alchimie

36. Barbara Gerke, •The buddhist-medical interface in tibet: black pill traditions in trans-
formation», op. cit.

230
Un état de conscience optimal: les deux faces d'une même médaille

et la religion. Sans avoir pris le temps d'éplucher en détail le caractère


psychédélique des nombreuses plantes mentionnées, le datura y flgure à
4 reprises ; le pavot à opium, à 9 reprises; le myrobalan, à 46 reprises. Ce
dernier, décrit comme «hallucinogène et sédatiP7 », flgure de nombreuses
fois dans la composition de l'amrita. Bien que mes recherches n'aient pu
donner lieu à aucune preuve au sujet de la présence de l'harmal (Peganum
harmala), étant donné l'étendue du savoir de la médecine tibétaine, et
l'abondance attestée de cette plante au Moyen-Orient de la Turquie à
la Sibérie orientale en passant par le Tibet, je ne peux personnellement
imaginer qu'elle n'entre pas dans la composition de puissants médica-
ments visionnaires «procurant l'éveil»,

L'amrita
Dans son livre Secret Drug.r ofBuddhism, Michael Crowley mentionne
et détaille les écrits saints selon lesquels certaines divinités féminines
trouvées dans le Vajrayâna représentent non seulement des plantes
psychoactives spécifiques, mais aussi l'expérience qui résulte de l'inges-
tion de la plante.
Michael Crowley fait une analyse de textes anciens et détaille les
preuves de substances enthéogènes dans le bouddhisme. Crowley fournit
une analyse approfondie d'une idée qui a gagné en popularité, selon
laquelle les anciennes pratiques bouddhistes impliquaient l'utilisation
d' enthéogènes. Il fournit des analyses de mythes et de pratiques rituelles
qui révèlent des informations sur l'identité des sacrements enthéogènes
du bouddhisme et de l'hindouisme.
En se concentrant sur les mythes centraux d'une phase plus récente
(depuis 500 avant notre ère), il relève de troublantes similitudes entre
les divinités hindoues et Vajrayâna, ce qui établit la base de son argu-
mentation: l'amrita bouddhiste est le Soma védique.

37. Christian Ratsch, The Encyclopedia ofPsychoactive Plants: Ethnopharmacology and Its
Applications, Park Street Press, 2005.

231
Le rôle des enthéogènes dans !'Histoire

Crawley relie les descriptions des expériences d' amrita de la part


des moines bouddhistes Vajrayana aux effets connus des enthéogènes.
Dans son analyse approfondie des preuves enthéogènes, il constate une
certaine répétition de consommation d'urine ou de remplacement de
Soma/amrita par de l'urine, qui fournit un indice de taille sur la nature
dudit sacrement. Le remplacement de l'amrita par l'urine du dieu chas-
seur trouve des parallèles évidents dans les pratiques sibériennes liées à
la consommation d'Amanita muscaria. Cette étrange habitude est un
signe clé de cette consommation, attestée dans les groupes sibériens qui
profitent des effets psychoactifs accrus par la conversion par le foie de
l'acide iboténique du champignon en muscimol moins toxique mais
hautement psychoactif, excrété dans l'urine des humains ou des rennes 38 •
L'auteur apporte une attention particulière aux parasols ou parapluies
dans la symbolique et leurs deux fonctions principales dans l'art boudd-
hique. Le plus courant par son placement sur la tête d'un bouddha, pour
symboliser le statut royal. L'autre, quand il est tenu par une divinité,
révèle les attributs qui la définissent.
Il soutient que ces symboles comme étroitement liés aux champi-
gnons psychédéliques, en soulignant notamment l'ug1i~a, une bosse de
couronne trouvée sur la tête de nombreuses représentations de Bouddha,
tout comme de nombreuses espèces montrent cette petite bosse au centre
du chapeau, que les mycologues appellent un « umbo ».
Des passages de textes Dzogchen décrivent des expériences ressem-
blant à des caractéristiques typiques d'expériences psychédéliques
(chaleur, félicité, dissolution de soi, transformation intérieure). Les tradi-
tions bouddhistes sont caractérisées par des symptômes qui indiquent
selon lui l'influence indéniable de la psilocybine39 •
Crawley conclut ses arguments en soulignant que de nombreuses
divinités bouddhistes et védiques représentent clairement les propriétés

38. Michael Winkelman, journal ofPsychedelic Studies, janvier 2021.


39. Ibid.

232
Un état de conscience optimal: les deux faces d'une même médaille

des plantes et des champignons psychédéliques. Parfois, ils sont


symboliques, mais dans de nombreux cas, ils sont littéraux, comme les
conditions physiques de la transpiration excessive, un effet caractéristique
du muscimol, l'un des principes actifs de l'amanite-tue-mouches.
Nul ne peut raisonnablement douter que des substances psychoactives
aient été utilisées dans les religions indiennes, notamment le cannabis et
le datura, qui ne laissent aucun doute sur l'acceptabilité des substances
psychotropes dans les traditions spirituelles indiennes. Les psychédé-
liques étaient au cœur de l'initiation et des expériences bouddhistes
précoces.
On sait, depuis un certain temps, que plusieurs drogues étaient utili-
sées dans les religions indiennes. Les pura11as mentionnent l'utilisation
par Shiva de cannabis, de datura et de Nux vomica (source de strychnine,
utilisée notamment au cours du XX" siècle par les sponifs comme produit
dopant). De plus, divers tantras mentionnent le cannabis, le camphre
et le bétel. Ces trois derniers sont considérés comme aphrodisiaques,
et sont utilisés dans le «sexe tantrique4°· 41 », Le datura est également
mentionné très fréquemment. Il s'agissait, cependant, de drogues dites
«exotériques», dont on parlait ouvertement, n'ayant pas besoin d'être
dissimulées dans le secret. Cette consommation sacramentelle de psyché-
déliques peut fournir un indice sur la raison pour laquelle toutes les
traditions tantriques sont, plus ou moins, secrètes. Cette importance
accordée au secret portant sur la consommation d' enthéogènes étant
variable selon les branches et les lignées bouddhistes.
Dans son ouvrage exhaustif, l'auteur explore l'utilisation védique du
Soma comme précurseur de l'amrita bouddhiste. Son intérêt se situe
au début du bouddhisme Vajrayana et, en particulier, l'utilisation d'un
sacrement psychoactif connu sous le nom d' amrita. Les données présen-
tées dans son livre montrent clairement qu'il s'agissait, au moins dans

40. Agehananda Bharaci, The Tantric Tradition, Weiser Books, 1979.


41. R. C. Parker, ~ Psychoactive plants in tantric buddhism •, Erowid Extracts, juin 2008,
n° 14.

233
Le rôle des enthéogènes dans !'Histoire

la plupart des cas, d'un champignon enthéogène. Très probablement,


l'espèce indienne originale était Psilocybe cubensis bien qu'il soit probable
que d'autres espèces similaires aient également été utilisées, d'autant plus
que le bouddhisme Vajrayana est devenu populaire dans les pays plus
éloignés des tropiques. Il avance également la probabilité qu'un analogue
de l'Ayahuasca ait été utilisé, en particulier dans le culte de Tara dont
les textes tantriques relatifs regorgent de références aux psychédéliques.
Les nombreuses études en double aveugle qui montrent la capacité
empirique des psychédéliques à induire des expériences mystiques valides
sont des preuves modernes qui appuient fortement l'argument central de
Crowley: les enthéogènes ont eu, et continuent d'avoir, un rôle impor-
tant dans le soutien du développement spirituel42 •
Le travail de Crowley est à la fois critiqué et étayé par Michael
Winkelman qui dans un essai particulièrement documenté répertorie de
nombreuses représentations sculpturales de champignons sur les temples
de Khajuraho en Inde (oc au xi• siècle). Il étaye l'argument selon lequel
Amanita muscaria, le dieu hindou Vishnu, Jain Mahaveera et le Bouddha
(et peut-être d'autres dieux et déesses du panthéon védique, jain, hindou,
bouddhiste) sont interconnectés43 •
Carmen Simioli, chercheuse en langues et littérature tibétaine à l'uni-
versité de Naples, a découvert, en 2016, des parallèles notables entre
les neuf étapes de traitement du mercure et une révélation du trésor de
Nyingma intitulé Le Vase d'Amrita de l'immortalité. Selon la chercheuse,
les médicaments contenant du mercure, utilisés lors de certains rituels
mendrup, <<absorbent les pouvoirs de neuf substances spéciales», qui
semblent être parallèles aux neuf méthodes de traitement du mercure
dans les quatre tantras. Pendant le rituel mendrup, les neuf étapes font

42. Thomas Robens, Psychtdelics and spirituality: Tht sacrtd ust of LSD, psilocybin, and
MDMAfor human transformation, Park Street Press, 2020.
43. Meena Maillart-Garg et Michael Winkclman, «The "Kamasutra" temples of India: A
case for the encoding of psychedclically induced spirituality ~.journal ofPsychtdelic Studits,
juin 2019.

234
Un état de conscience optimal: les deux faces d'une même médaille

partie d'une visualisation alchimique interne. Deux des neuf étapes font
référence à des pratiques internes de yoga pour ouvrir et fermer les
canaux lors de la prise de mercure. La chercheuse suggère qu' «il pourrait
être plausible que le rituel tantrique associé au traitement du mercure
ait été omis dans les écrits médicaux afin d'être gardé secret et d'être
enseigné oralement». Cela correspondrait à la nature de la formation
médicale et rituelle de Sowa Rigpa (École traditonnelle de médecine
tibétaine), qui est tenue secrète et transmise uniquement oralement.

Dans le tantrisme
Au cours de ces dernières décennies plusieurs départements d'études
universitaires ont produit traductions de textes tantriques de qualité
sans précédent, fournissant suffisamment de sources pour un réexamen
de l'utilisation des plantes psychoactives par les bouddhistes en Asie.
Une approche en lien avec les écritures bouddhistes prétantriques, qui
décrivent parfois Bouddha comme un médecin44 •
Le bouddhisme tantrique autorise des transgressions comme signe
que le yogi a transcendé les schémas ordinaires du comportement
dogmatique. Alors que la pratique bouddhique non tantrique était essen-
tiellement du ressort des moines et des nonnes ordonnés dans l'Inde
médiévale, la tantrika, ou praticien du tantra, était souvent un laïc.
Certains tantras bouddhistes incluent des informations concises sur
les plantes médicinales, y compris le cannabis et le datura. Ce dernier est
associé à plusieurs divinités hindoues et bouddhistes. Vamana Puraëa, un
texte de dévotion prémoderne dédié à Vishnu (date inconnue), raconte
que la datura a germé de la poitrine du dieu Shiiva45 •
Les effets psychoactifs du datura sont reconnus depuis longtemps
au Tibet. L'auteur religieux Sachen Kunga Nyingpo (1092-1158)

44. William George Stablein, Tht Mahiikiilatantra: A Thtory ofRitual Bltssings and Tantric
Mtdicint, Doctoral Dissertation, Columbia University, 1976.
4 5. Christian Ratsch, Tht Encycioptdia ofPsychoactivt Plants, op. cit.

235
Le rôle des enthéogènes dans !'Histoire

a utilisé les effets du datura pour illustrer comment nos sens peuvent être
déformés. Le troisième Dodrup Chen Rinpoché (1865-1926), un érudit-
yogi tibétain, compare la plante à un «nectar rendant la libération».
L'utilisation de la datura dans divers rites est prescrite par un certain
nombre de tantras fondateurs qui ont exercé une profonde influence sur
la culture religieuse indienne et tibétaine. On trouve également dans le
Mahlikala Tantra des instructions pour trouver un trésor perdu en créant
une pilule magique qui comprend du datura.
Comme le datura, le cannabis a été associé de manière proéminente
à Shiva. Le cannabis joue un rôle important dans certaines lignées tantra
hindoues, où il a été utilisé lors de rites tantriques aider les adeptes à
surmonter leur aversion pour les pratiques religieuses brisant les tabous 46•
Dans la tradition Mahayana, on dit que Bouddha a subsisté pendant
six ans de pratique ascétique rien qu'en ingérant des graines de chanvre47•
William George Stablein soutient que l'utilisation de plantes psycho-
actives dans le bouddhisme peut constituer une tradition enthéogène,
écrivant: «Dans la mesure où le [Mahlikala Tantra] parle de lui-même,
il est clair que ce que nous appelons la médecine tantrique comprend
des expériences pharmacologiquement induites qui pourraient en effet
être qualifiées de religieuses. Cela peut indiquer une transmission unique
du tantra bouddhiste qui n'est pas sans rappeler le phénomène psyché-
délique dans le chamanisme du Nouveau Monde et le rite védique48 • »

46. Dominik Wujastyk, •Cannabis in traditional indian herba! medicine ~.Ayurveda at tht
Crossroads of Cart and Curt: Procttdings oftht Jndo-Europtan Smiinar on Ayurveda heki at
Arrdbida, Portugal, Centra De Historia de Alem-Mar, 2002.
47. Christian Ratsch, Marijuana Medicine: A Worki Tour ofthe Htaling and Visionary Powm
ofCannabis, Healing Ans Press, 2001.
48. William George Stablein, Tht Mahiikiilatantra, op. cit.
ISLAM ET SOUFISME

Du côté du Moyen-Orient, plusieurs sources mentionnent une utilisa-


tion conjointe de l'harmal (Peganum harmala) et de canne de Provence
(firundo donnax), notamment, entre autres, dans les degrés les plus élevés
de la tradition soufie naqshbandi. L'utilisation de cette potion enthéo-
génique est cependant entourée de secret, et est limitée aux échelons
supérieurs de la secte. Cette combinaison de deux plantes -l'une conte-
nant une quantité non négligeable de DMT, rendue psychédélique par
l'harmaline dans l'autre- est exactement la même que dans l'Ayahuasca.
L'utilisation d'harmal, sous forme de graines, comme enthéogène
fait également l'objet de plusieurs mentions dans le monde islamique.
Avicenne, le philosophe et physicien perse, était lui-même au courant
de ces propriétés psychédéliques. Dans le folklore marocain, la consom-
mation d'harmal est également réputée éloigner les djinns 1•
Les tiges du roseau Arundo donnax sont également largement utilisées
au Moyen-Orient dans la fabrication de la flûte connue sous le nom
de« nay». La tradition naqshbandi comprend de nombreux chants et
poèmes qui vantent la capacité de cette flûte à transporter l'auditeur
vers d'autres royaumes. Le fait que le mot designant la flûte est aussi le
nom de la plante à partir de laquelle il est fabriqué permet à ces chants

1. Radia El Barkaoui, ~Le traitement de la maladie mentale par la médecine traditionnelle


au Maroc: rituels et pouvoir de guérison», thèse de doctorat en linguistique, université de
Lyon, 2020.

237
Le rôle des enthéogènes dans !'Histoire

d'être chargés de doubles sens qui reflètent l'utilisation du roseau à la


fois comme flûte et comme sacrement.
L'ordre soufl de Fatimiya, créé en 2005 2, utilise, lui, l'Ayahuasca
comme sacrement central. C'est la première école de mystère qui utilise
l' Ayahuasca conformément aux métaphores religieuses islamiques et
préislamiques. Le fondateur de cet ordre ésotérique syncrétique, qui
glorifie les archétypes de l'islam comme le Santo Daime le fait du
christianisme, prévoit de ramener le médicament dans son pays natal,
l'Iran. Depuis 2009, l'ordre utilise cependant l'harmal en lieu et place
de la liane d'Ayahuasca, pour des effets décrits comme similaires par de
nombreux expérimentateurs, et utilise l'appellation « Haoma » plutôt
qu'«Ayahuasca», afin de se rapprocher de la tradition zoroastrienne. Les
zoroastriens la considèrent à juste titre comme la plus sacrée de leurs
herbes, qu'ils brûlent constamment dans leurs salles de prière.
L'historien Alan Piper3 présente des preuves de racines enthéogéniques
dans les traditions islamiques originaires de Turquie et d'Afghanistan.
Ces influences sont exprimées dans le manuscrit de Herat, qui fournit
des descriptions des expériences formatrices du prophète Mahomet.
Notamment les épisodes du Mira} (l'ascension miraculeuse du prophète
Mahomet à travers les sept cieux pour recevoir les instructions de Dieu)
et de l' lsra (un intrigant voyage nocturne au cours duquel Mahomet a
voyagé de La Mecque à Jérusalem au moyen d'une monture fabuleuse
appelée Buraq). Alan Piper analyse les illustrations de ce manuscrit, qui
présente une tradition islamique largement inspirée du chamanisme
turco-mongol en relevant les similitudes symboliques entre la fabuleuse
monture du prophète et l'amanite tue-mouches, dont une peau tachetée
rouge et blanche. L'historien argumente en faveur des interprétations
chamaniques et enthéogéniques basées sur plusieurs éléments, comme

2. Anonyme, «The Fatimiya Sufi Order and Ayahuasca », Reality Sandwich, janvier 2011 :
https ://realitysandwich.com/ fatimiya_sufi...Ayahuasca/.
3. Alan Piper, « Buraq depicted as Amanita muscaria in a l Sth century Timurid-illuminated
manuscript? •.Journal ofPsychedelic Studies, 2019.

238
Islam et soufisme

la similitude entre le Mira} et le voyage chamanique. Le Mira} faisant


référence à une échelle qui va de la terre au ciel pour l'ascension et la
descente des anges de Dieu, identique au mât de tente cranté que les
chamans sibériens utilisent comme axis mundi.
JUDAÏSME, ENCENS
ET ONCTIONS

Des recherches récentes révèlent d'autres synergies enthéogéniques


et psychédéliques entre plantes, notamment à travers l'utilisation
combinée d'huiles essentielles légales et communes. Les effets décrits
comme proches du LSD, de la mescaline et de la MDMA, pour la
plupart des synergies découvertes, peuvent être décuplés en cas d'appli-
cation cutanée, sous forme d'onguents. Ce qui nous rappelle le mode
d'administration largement privilégié des sorcières - nom que donnait
l'église aux herboristes et chamans occidentaux du Moyen Âge. Ce
champ de recherche récent se nomme populairement oilahuasca sur
Internet, en référence aux synergies moléculaires propres à l'Ayahuasca,
qui, à la lumière de nos très récentes découvertes, ouvre des portes
nouvelles quant au caractère psychédélique insoupçonné de certains
onguents, rendu possible par des combinaisons de plantes apparemment
innocentes.
Un passage de la Bible sur l'onction sainte retiendra également notre
attention:

L'Éternelparla à Moïse, et dit: Prends des meilleurs aromates, cinq cents


sicles de myrrhe, de celle qui coule d'elle-même; la moitié, soit deux cent
cinquante sicles, de cinnamome aromatique, deux cent cinquante sicles de
roseau aromatique, cinq cents sicles de casse, selon le sicle du sanctuaire,
et un hin d'huile d'olive. Tu feras avec cela une huile pour l'onction

241
Le rôle des enthéogènes dans !'Histoire

sainte, composition de paifums selon l'art du paifumeur; ce sera l'huile


pour l'onction sainte.
- Exode 30:22-25

La description de la sainte onction révèle enfin la présence d' élémicine,


d' eugenol, et de safrole, ayant une étroite relation pharmacologique avec
la MDMA, extraite de l'huile essentielle de sassafras 1• 2 • Cette recette était
déjà connue des apothicaires égyptiens qui commencèrent à l'exporter
dès le milieu de l'âge de bronze, soit plusieurs siècles avant la rédac-
tion du passage ci-dessus. Si la cannelle mentionnée dans cette recette
transmise par l'Éternel à Moïse n'est pas particulièrement connue pour
être psychédélique, nous en découvrons progressivement les molécules
particulières permettant l'activation d'autres plantes, faiblement actives
dans leur état naturel, comme la myrrhe et la casse3 (Cassia fistukt· 5). Elle
est employée dans l'herboristerie chinoise et en ayurvéda, tout comme
en médecine ancestrale perse pour potentialiser le caractère enthéogène
d'autres plantes6, inhibant notamment quatre enzymes, une cinquième
nécessaire étant inhibée à 90 % par la casse, ce qui expliquerait pourquoi
la recette mentionne deux fois plus de casse que de cannelle.

1. Julia Nowak, Michal Wotniakiewicz, Marta Gladysz, Anna Sowa et Pawd Koscielniak,
• Devdopment of advance extraction methods for the extraction of myristicin from myristica
fragrans •, Food Analytical Methods, 2016.
2. Aegineta Paulus, The Seven Books Of Paulus Aegineta: translated from the Greek: with a
commentary embracing a complete view ofthe knowledge possessed by the Gree/es, Romans, and
Arabians on ail subjects connected with medicine and surgery, N abu Press, 2012.
3. Amare Getahun, Some Common Medicinal and Poisonous Plants Used in Ethiopian Folk
Medicine, Addis Abeba University, 1976.
4. Utilisation de données in vitro et in vivo pour estimer la probabilité d'interactions phar-
macocinétiques métaboliques (Bertz & Granneman, 1997).
5. Yuka Kimura, Hideyuki lto, Ryoko Ohnishi et Tsutomu Hatano, • lnhibitory effects of
polyphenols on human cytochrome P450 3A4 and 2C9 activiry», Food Chem Toxicol, 2009.
6. Ranasinghe et al., • Response to Akilen et al. Efficacy and safery of "true" cinnamon
(Cinnamomum zeylanicum) as a pharmaceutical agent in diabetes: a systematic review and
meta-analysis•, Diabetic Medicine, 2013.

242
Judaïsme. encens et onctions

Ce qui est traduit ici dans la version française de la Bible par « roseau
aromatique» est initialement mentionné comme kaneh bosm en hébreu,
communément reconnue par les chercheurs comme étant le cannabis7· 8,
dont les recherches prouvent aujourd'hui qu'il a été domestiqué il y
a plus de douze mille ans en Asie du Sud-Est. Considérées comme
magiques par toutes les civilisations en faisant usage, ce dernier quali-
ficatif doit nous alerter sur les propriétés psychédéliques des plantes
quand il est employé. Il a également été retrouvé dans la tombe de
Ramsès 119 , les Égyptiens accordant également une place centrale aux
plantes magiques comme le lotus bleu et la mandragore. Enveloppant
leurs momies dans des feuilles de canne de Provence (Arundo donnax)
contenant de la DMT, l'apparence de leurs dieux ne manquera pas
de faire sourire les expérimentateurs de la molécule endogène que l'on
nomme «molécule de l'esprit».
Quant à la myrrhe, cet encens très présent dans la Bible correspond
au mode le plus primaire d'altération de la conscience dans le monde
antique: la combustion de substances à inhaler dans des espaces clos.
Des tentes des tribus nomades aux petites salles de méditation des
adeptes taoïstes, les fumées de plantes et de résines ont été utilisées
pour invoquer et favoriser les voyages chamaniques depuis que l'huma-
nité a maîtrisé le feu' 0 • "·Une puissante synergie entre la muscade et la

7. Sula Benet, • Early diffusion and folle uses of hemp •, Cannabis and Culture, Lambros,
1975.
8. AG. Nerlich, F. Parsche, I. Wiest, P. Schramel, U. Llihrs, •Extensive pulmonary haemor-
rhage in an Egyptian mummy-, Virch<JWs Arch, 1995.
9. William Emboden, •The sacred journey in dynastie Egypt: shamanistic trance in the
context of the narcotic water lily and the mandrake •,Journal ofPsychoactive Drugs, 1989,
21(1):61-75.
10. Frederick R Dannaway, •Strange fires, weird smokes and psychoactive combustibles:
entheogens and incense in ancient traditions•, Journal ofPsychoactive Drugs, 2010, 42,
p. 485-497.
11. Danny Nemu, «Getting high with the most high: Entheogens in the Old Testament•,
op. cit.

243
Le rôle des enthéogènes dans !'Histoire

myrrhe a été rapportée par la communauté de chercheurs indépendants


sur l' oilahuasca.
Le tantra du Kalachakra décrit cette combinaison comme l'union du
masculin et du féminin, de laquelle émane «une pure connaissance qui
explique la nature de toute chose 12 ». Tout comme les prêtres israélites,
l'oracle de Delphes prophétisait dans un endroit copieusement fumigé
avec de la myrrhe, de l'oliban, du laurier et de la jusquiame, connue
pour être hautement psychoactive.

En Égypte aussi
La référence contemporaine au rôle des nénuphars (Nymphaea
caerulea ou lotus bleu) et des mandragores dans la guérison égyptienne
antique (et les recherches ultérieures sur l'iconographie du nénuphar
dans le rituel chamanique maya) suggèrent l'importance de ces plantes
comme compléments à la guérison chamanique dans l'Égypte dynas-
tique. Sur la base d'un examen approfondi de ces deux puissantes plantes
psychédéliques et enthéogènes dans l'iconographie et les rituels, il est
avancé que les Égyptiens dynastiques avaient développé une forme de
transe chamanique induite par ces deux plantes et l'utilisaient en méde-
cine ainsi que dans des rituels de guérison. L'analyse de l'iconographie
rituelle et sacrée de l'Égypte antique (stèles, papyrus, récipients) indique
que cette civilisation possédait une connaissance approfondie des états
de conscience altérés induits par les plantes. Les données abondantes
indiquent que le prêtre, ou chaman, qui était haut placé dans la société,
guidait les âmes des vivants et des morts, prévoyait la transmutation des
âmes en d'autres corps et la personnification des plantes 13 •

12. Nik Douglas et Penny Slinger, Das grofe Buch des Tantra, Ariston, 1999.
13. William Emboden, ~The sacred journey in dynastie Egypt: shamanistic trance in the
context of the narcotic water lily and the mandrake •, op. cit.
CONCLUSION
'
DE CETTE DEUXIEME PARTIE

Que le Kykeon, le Soma, l'Haoma, la manne, l' amrita aient été des breu-
vages aux compositions similaires ou non importe peu. Tout converge
vers deux points essentiels. Tout d'abord, une nature psychédélique et
enthéogène des sacrements religieux et spirituels, procurant l'accès à des
dimensions spirituelles transcendantales dans lesquelles des messages
qualifiés de «divins» sont transmis aux expérimentateurs. Ensuite, le
caractère fondamental et constitutif del' emploi de ces outils naturels dans
la survenance d'états élargis de conscience, à l'origine de toute spiritualité.
En conclusion de cette partie, les étonnantes similitudes transcultu-
relles, que ces mots soient les qualificatifs employés par les Tibétains au
sujet de leurs pilules, les visions décrites par les guerriers ayant ingéré le
Soma, et ceux employés depuis des millénaires dans les traditions utilisant
des psychédéliques, doivent nous interpeller. Il en est de même pour le
cinabre des alchimistes taoïstes. Le concept d'immortalité, étroitement lié
à l'utilisation des psychédéliques, doit également nous interroger. Depuis
toujours, les traditions spirituelles devenues religions sont souchées sur le
chamanisme dont la pratique primordiale est indissociable de l'utilisation de
psychédéliques; et nous constatons, aujourd'hui, à la mesure des avancées
scientifiques dans des disciplines comme l'archéochimie et l'archéobota-
nique, une transmission, souvent secrète, de ces traditions enthéogènes.
Le lien fondamental entre les expériences mystiques ou prophétiques
à l'origine des religions et des traditions spirituelles et l'expérimentation
de substances enthéogènes ne peut raisonnablement pas être nié.

245
TROISIÈME PARTIE
'
L'EXPERIENCE
DIRECTE
DU SECRET ET
SES IMPLICATIONS
I

L'EXPERIENCE INTERDITE

À ceux qui ont rencontré la plante, les propos qui vont suivre déclenche-
ront un sourire rêveur, peut-être des larmes de nostalgie ... À ceux qui
n'ont pas fait sa connaissance, j'invite à la plus grande ouvenure possible,
l'espace de quelques lignes. J'appelle à l'ouvenure en eux de la possibilité
que le monde tel que n~us le connaissons soit une infinitésimale partie
de la réalité qui se déploie juste sous nos yeux.
En matière d'intensité, il y a eu la cérémonie numéro l, la 5, la 19,
la 53 ... , curieusement tous des nombres premiers. Et puis, j'ai arrêté de
compter jusqu'à 1OO. C'est pourquoi je vais appeler celle-ci symbolique-
ment la «cérémonie 101 ».Elle s'est déroulée une nuit de janvier 2020,
dans la jungle du Pérou, à trois heures de bus de Tarapoto, en compagnie
de trois chamanes shipibos. Le chamanisme shipibo - qu'il convien-
drait peut-être de renommer cc végétalisme» - est d'une austérité toute
particulière. Son approche nécessite une diète extrêmement restrictive,
alimentaire, spirituelle et physique. Le chaman, lui - que l'on appelle
curandero ou maestro -, vit à cheval entre deux réalités: l'une est très
concrète et tangible; l'autre, plus contestable, c'est la nôtre, cette réalité
que nous vivons tous les jours (je me sens, ici, obligé d'ouvrir une paren-
thèse à propos du terme «chaman», la tendance actuelle déclinant le sens
de ce mot à toutes les interprétations possibles).
La ma/oca est une grande hutte de dix mètres de diamètre, avec un
grand toit pointu de dix mètres de haut. Son mur d'enceinte circulaire est
ouven sur sa moitié supérieure, si bien qu'assis en cercle, dos contre lui,
chacun de nous voit la jungle et les étoiles en face de lui. Cette nuit sans

249
L'expérience directe du secret et ses implications

nuage est éclairée par une lune pleine, qui lui confère une clarté irréelle.
Les bruits de la jungle nous baignent dans une symphonie éternelle, qui
prend sa source avant l'apparition de l'homme et n'a jamais cessé depuis.
Le chaman remue la bouteille qui contient l'Ayahuasca, lequel, à
ce moment de la retraite, a été réduit quatre fois, avec adjonction de
chacruna à chaque fois. Ce qui signifie qu'un verre ce soir (environ 3 cl)
sera au moins quatre fois plus fort que le verre du premier soir.
Il règne une atmosphère inconnue, mêlée de joie d'être ici et de
crainte de ce qui va advenir. Cette peur, viscérale, nous sommes tous
venus la rencontrer, nous sommes venus nous y plonger. C'est la peur
de la rencontre avec une entité, et sa «dimension», dont l'existence est
débattue depuis des millénaires. C'est la peur des hommes primitifs
devant la première éclipse. Nous sommes pétrifiés, et pourtant demeure
en nous une pulsion, probablement un appel de l'âme à retrouver l'unité,
qui nous soulève de notre matelas de paille et nous pousse, tour à tour,
pas à pas, jusqu'au chaman, assis, bouteille en main, qui nous tend un
verre après avoir longuement sifflé un icaro en sa direction. Dehors, le
vent souffle fort, et la circularité de notre abri donne l'impression qu'il
nous tourne autour, qu'il voudrait entrer. Qui sait, finalement, ce qui
rôde à l'extérieur? Après que tout le monde a bu son verre, le maestro
boit trois grosses gorgées à même la bouteille. Déjà, des vomissements
se déclenchent chez ma voisine. Léna, 29 ans, est moscovite. Léna est un
accident de bagnole, un pirate, un samouraï, trancheur de métastases.
Son œil droit a été détruit par une erreur chirurgicale visant à guérir
son cancer, qui lui a aussi laissé une tranchée de chéloïdes au milieu
du thorax. Il y a deux ans, Léna était condamnée, mais elle a arrêté les
traitements pour venir au Pérou. Les médecins parlent aujourd'hui de
«miracle». Léna explose de rire en vomissant. La bougie est soufflée, et
la pénombre révèle la clarté de la nuit sur la jungle, bleue et blanche à
présent. Je lève mon regard vers le faîtage de la maloca, espace sombre
et immense, conique, ascendant, convergeant vers une charpente tordue
d'où Dieu seul sait ce qui nous observe, perché, perplexe, conspirant
ou admiratif.

250
L'expérience interdite

Au bout de trente minutes, je ne peux que traduire les sensations


qui traversent mon corps par le mot énergie. Quelque chose s'y déplace,
lentement, visitant un à un mes organes, avec sa lenteur caractéristique,
sa signature. Ma peur est, au cours des minutes qui suivent, dissoute
sous l'écrasante bienveillance de mon passager interne qui commence
à travailler en moi et m'invite à entrouvrir l'espace conversationnel, à
m'exprimer sur mes besoins.
«Te revoilà. Merci. Merci pour tout ce que tu m'apportes depuis
trois ans; merci, merci, merci d'avoir détruit mes illusions sur ce qu'est
la vie, merci d'avoir ouvert ces espaces de conscience; merci, merci,
merci, tellement merci. »
A ces mots, la forme qu'elle a prise devant mes yeux, gigantesque
ectoplasme énergétique de trois mètres de long, pulsant d'amour et
pétillant, sourit. Jusqu'à ne devenir que sourire; le sourire de la mère au
nouveau-né, ce sourire qui contient l'univers. Et je deviens ce sourire,
puisque je suis elle, et elle est moi. «Je t'aime», lui dis-je. Plusieurs fois
de suite, lentement. Et à chaque répétition, l'entité descend petit à petit
dans mon plexus, se flétrissant de plus en plus, comme un fruit qui se
dessèche, noircit, se tord, se rétracte, me montrant que derrière cette
volonté d'amour qui me lie à chaque personne se cache une blessure
originelle - celle de l'enfermement, de l'arrachement au soi, de la déchi-
rure, du rejet. L'amour rejeté, l'amour déçu, l'amour contenu, l'amour
emprisonné, encore déçu, puis piétiné, puis humilié, puis incompris,
puis ignoré, puis déçu à nouveau. Elle est, à présent, une boule noire,
d'une texture d'écorce desséchée, concrétion de douleur au sein de mon
ventre, qui crispe tout mon corps vers cet espace de stockage émotionnel.
Vide de souffie, flétri, je prends conscience que ma respiration s'est
arrêtée. J'inspire en un râle primai, c'est la première respiration du
monde. Et cette pelote de souffrance se détend, la plante entame l' aspi-
ration de sa noire substance. Circule en moi, de la tête aux pieds, une
rivière de formes archétypales, d'informations cristallines. Ce qui était
un puits sans fond au milieu de mon ventre est, à présent, un geyser
de lumière.

251
L'expérience directe du secret et ses implications

Bien qu'ayant été parfaitement conscient et présent, je suis inca-


pable de dire si je suis à l'intérieur ou à l'extérieur de la maloca. Si je
suis davantage le vent qui tourne autour ou les arbres qui dansent. À
présent, lentement, la plante m'emmène dans son monde, végétal, d'une
incommensurable beauté. La grande difficulté pour le non-initié consiste
à comprendre la différence entre une hallucination - principalement
monosensorielle - et une vision; soit une expérience qui ne trouve rien
d'approchant dans notre cadre référentiel commun. La vision - expé-
rience qui souvent nous transforme à jamais - utilise non seulement les
cinq sens, mais en fait intervenir de nouveaux, bien réels, qui demeurent
en arrière-plan de notre quotidien et que nous développons peu. Nous
pourrions essayer de les nommer «conscience universelle», ou «commu-
nication perpétuelle avec l'intelligence du Vivant».
Le plus troublant, à ce stade de l'expérience, reste qu'il s'agit de la
rencontre indéniablement concrète avec un être vivant. De la même
manière que nous, dans notre monde, nous ne connaissons pas les
visions, nous ne connaissons rien de l'expérience qui consiste à ingérer
un être vivant, qui se déploie en nous et prend possession de nous,
tout en nous laissant conscients de l'expérience pour nous permettre
d'en ramener les enseignements. S' entame alors une communication
avec cette entité végétale d'une complexité indescriptible, ce qui place
l'Ayahuasca dans une position quasiment unique au monde face à tous
les autres enthéogènes connus. Nous ne pouvons plus, décemment, parler
de «drogue» quand il s'agit d'établir un contact intelligent symbiotique
et total avec un autre règne. Tout au plus un outil. Cette expérience a
tendance à nous faire redéfinir le réel, dans la mesure où elle apparaît à
son expérimentateur comme plus réelle que notre quotidien.
A ce moment, la plante fait absolument ce qu'elle veut de son hôte.
Son rythme est d'une lenteur peu commune, d'une douceur dont seules
les mères sont capables envers leur nouveau-né. S'ouvre alors une période
d'observation où cette entité polymorphe plane et se promène dans
notre corps à la recherche de ce qui semble être des maux physiques,
ou des nœuds émotionnels, avec une appétence toute particulière pour
les traumatismes enfouis. Quand bien même nous ne sommes plus en

252
L'expérience interdite

entier contrôle, il est d'une indéniable évidence qu'elle prend soin de


nous et incarne cette énergie à la source de toute création: l'amour.
Elle montre son univers, comment elle vit. Comme les plantes n'ont
ni yeux ni oreilles, leur langage est de l'ordre du ressenti. Par consé-
quent, elle fait ressentir à son hôte, dans tout son corps, sa réalité de
plante, établissant des partenariats vitaux, des alliances bénéfiques, et
démontrant une conscience nettement plus élargie que la nôtre. C'est
ainsi, notamment, que beaucoup ressortent de cette expérience avec une
conscience écologique décuplée; car, n'ayant formé qu'UN avec un autre
règne, ils reviennent avec l'irrépressible connaissance cellulaire de leur
unité avec tout ce qui vit. Si l'expérimentateur pose des questions, elle y
répond en transmettant des ressentis dont les détails et les subtilités sont
si fins et ciselés que je n'arrive pas, moi poseur de mots, à les décrire. La
précision et le niveau de définition des visions dépassent de loin tout
ce que nous pouvons créer avec notre technologie, dans la mesure où il
est, simplement, infini. Si l'expérimentateur ne pose pas de questions,
elle l'emmène dans son enseignement. Mais c'est quand le participant
chante que la chose prend une proportion inimaginable. Le monde
végétal réagit aux sons, c'est même un euphémisme. Le chant devient
alors le révélateur de réactions inattendues de notre passager corporel, à
moins que nous ne soyons son passager.
Au bout de quelques minutes, elle m'amène dans un endroit sombre
et racinaire où s'ouvrent, dans la pénombre scintillante, des milliers
d'yeux qui me regardent, me scrutent. J'appelle le chaman, qui ne vient
pas ... A l'intérieur, quelque chose sombre, avec une incroyable lenteur,
sous la surface du connu. La visite de l'ombre commence, pas cette
ombre que l'on aime explorer, mais celle que la plante voit en nous et
qu'on ne veut pas voir. Le souterrain du conscient à son endroit le plus
nauséabond, le genre d'endroit que l'on n'a jamais voulu explorer, ni
nettoyer. Un endroit où sont, sans doute, entreposées des poubelles
qui ne nous appartiennent pas, mais qui, pourtant, demeurent en nous
comme un marécage de fange. A ce moment me vient une question, afin
de comprendre ce qu'elle est en train de faire: «Mais où est donc ton
amour à ce moment précis?» La réponse vient en quelques secondes:

253
L'expérience directe du secret et ses implications

«Là, regarde!» Du marécage dans lequel elle m'emmenait sortent des


milliers de fleurs roses, desquelles jaillissent des lianes ou des tentacules
qui enlacent mon corps et disent «je t'aime» à chaque cellule qu'elles
touchent: «Tu viens avec moi, maintenant?» Le chaman arrive - sans
doute a-t-il mis dix interminables secondes à venir -, et la plante sourit
et se tourne, donc me tourne, vers lui, assis en tailleur en face de moi.
J'ai les yeux fermés et pourtant je le vois, car la plante le ressent, et je
ressens ce que la plante vit. Je suis elle, et elle est moi. C'est ce que les
grands mystiques, psychonautes et théoriciens de l'extase ont appelé
«une expérience de dissolution des frontières entre l'illusion du soi et
tout ce qui vit». J'ouvre les yeux et je suis émerveillé par sa silhouette
que découpe la lune. Le foyer de sa pipe de tabac éclaire l'espace qui
nous sépare, de même que la fumée qui en sort et qui m'enveloppe. Du
chaman naît un son; et la plante qui m'habite, et que j'habite à la fois,
s'ouvre en deux comme une figue mûre que l'on presse dans sa main, une
figue qui jouit et pétille de plaisir. De ce fruit extasié émergent des vers
luisants que le chaman extrait avec sa voix, et pulvérise avec son souille.
Les sons deviennent chant, et je m'effondre, tête en avant, sur mon
matelas. J'avais pourtant la naïve intention de rester droit pour mieux
recevoir. Je suis un jouet, et l'amour s'en amuse et me soigne. Chaque
note est un scalpel qui taille et sculpte un nouveau moi. S'opère avec plus
de clarté que jamais le découplage entre l'ego et la conscience, entre ce
que nous croyons être au quotidien et ce que nous sommes au-delà de
l'incessant bavardage mental. Mon mental bavarde, juge, classe, et ma
conscience lui sourit. Ici s'ouvre alors un espace nouveau, et la grande
dinguerie commence. Un dialogue lyrique se met en place entre lui et
cette entité végétale universelle qui m'habite, qui commence à danser
et dont mon corps n'est que le véhicule temporaire. Le monde qui
s'est ouvert en moi renvoie le fllm Avatar au rang de pâle copie. Les
chants s'adressent à la plante, qui semble obéir à cette voix si puissante
et transperçante, éclatante d'autorité; et cet univers d'une incroyable
complexité se met à rentrer en ordre, du moins en harmonie avec mon
organisme. Quand bien même il chante en shipibo, je perçois l'intention
de ses paroles, traduites par des images dans mon corps aux endroits

254
L'expérience interdite

qu'il décide de travailler. Il sculpte, avec sa voix, le chemin dans lequel


la plante s'engouffre en m'emportant. Chaque note me transperce à un
endroit décidé, organe ou chakra. Je deviens le troisième élément d'un
ternaire sacré. Le chant terminé, la présence étrangère dans mon corps
emplit tout l'espace, et au-delà. Commence alors un jeu de questions-
réponses, et les réponses qui me sont données sont très loin de ce que
je suis en mesure de produire intellectuellement. La plante possède sa
personnalité et peut être amenée à évoquer des personnes, plus ou moins
proches, qu'elle aimerait rencontrer. J'ai accès à un espace illimité de
créativité dans lequel je puise comme dans une archive infinie. Je suis,
au-delà de toute identité, de tout concept, de toute construction mentale,
je suis, le réceptacle infini de la courte aventure de mon corps et de mon
ego.
Face à l'étrangeté suprême de cette expérience et des visions qu'elle
me propose, je soumets forcément la question de sa nature et de son
origine, et j'obtiens en réponse: «Le monde végétal est une technologie. »
DMT: LA SAGESSE INTERDITE

En dehors du cadre sérieux des nombreuses études, un peu d' expérimen-


tation ou de recherche personnelle nous fait découvrir une autre facette
de l'expérience psychédélique, principalement avec la psilocybine et la
DMT. C'est sur ce dernier outil - structurellement très proche de la
psilocybine - que mon intérêt personnel penche davantage, notamment à
travers l'Ayahuasca, ce breuvage contenant la mystérieuse molécule. Dans
le colossal substrat des trip reports que l'on trouve sur Internet se dégage
une surprenante tendance à qualifier l'expérience de «divine», «extra-
terrestre», ou «cosmique», et à décrire d'autres dimensions, parallèles,
imbriquées, apparaissant comme beaucoup plus réelles que notre réalité.
La perception de notre quotidien est ainsi imprégnée de ce «trauma-
tisme positif», impliquant la découverte d'une réalité derrière la réalité,
d'un envers du décor, relayant notre perception quotidienne au rang de
simulation informatique, ou de pâle rêve, sans pour autant que nous y
perdions de l'intérêt à la vivre. Bien au contraire en réalité, car l'ensemble
de la communauté psychédélique s'accorde pour décrire une vie plus
spirituelle, plus reliée et plus significative, imprégnée d'une plus grande
sagesse et d'une conscience écologique fortement accrue ...
Quelle peut donc être la nature d'une molécule pour induire de
tels effets? Comment un simple assemblage d'atomes peut-il induire
un sentiment, ou une prise de conscience, qui vient remplacer - ou
sinon réviser - notre perception de la réalité ? Et surtout comment est-il
possible qu'une molécule induise une telle uniformité dans la perception
du transcendant?

257
L'expérience directe du secret et ses implications

Le monde sur lequel nous ouvre la DMT est un monde que personne
n'a pu prévoir, ni imaginer. Ce monde est del' ordre de l'imprononçable,
de l'ineffable. Cette molécule apparaît comme le lien entre la matière
et l'esprit, là où la science et la spiritualité se rencontrent. La clé qui
contient le secret de la conscience humaine.
Si l'existence humaine était un site web, la DMT se trouverait dans
la rubrique «aide», ou « help », dans laquelle elle serait le lien qui nous
mettrait en contact avec le webmaster en personne. Les lecteurs familiers
des jeux vidéo, ou de la programmation informatique, souriront à ma
comparaison pas si métaphorique que cela de la DMT avec un Easter egg
(terme anglais pour« œuf de Pâques»). Un Easter egg est une fonction
cachée et secrète, dans un jeu, un site ou un logiciel, permettant l'accès
à des niveaux ou des fonctionnalités cachés, et parfois de continuer
l'expérience - dans le cas des jeux vidéo - avec des avantages décisifs.
Pour les gamers, la DMT est le cheat code ultime, permettant de finir le
jeu, en transcendant la perception avec le point de vue du développeur
lui-même. La DMT est l'Easter egg ou le cheat code de notre réalité.
Ce secret est partout, dans toutes les plantes, dans tout le vivant, sous
la forme d'une simple molécule. Elle est même produite par notre glande
pinéale, notamment au moment du décès en quantité importante, telle
une décharge. Nous connaissons aujourd'hui son rôle neuroprotecteur,
neurogénérateur (favorisant la croissance des neurones). Certaines
théories naissantes envisagent la possibilité que la production de cette
dernière conditionnerait l'expérience spirituelle, et que certains exercices
respiratoires périphériques au yoga, et donc très anciens, en favoriseraient
la production. Son extraction est facile, et les espèces végétales qui en
contiennent en grande quantité sont connues et accessibles sur chaque
continent, parfois, et ce n'est pas rare, en plein cœur de nos villes et le
long de nos cours d'eau.
L'expérience de la DMT peut se faire de plusieurs manières. Ingérée
par le biais du breuvage qu'est l'Ayahuasca, composé traditionnelle-
ment de chakruna (Psychotria viridis, comme source de DMT) et de
la liane du même nom (Banisteriopsis caapl) empêchant la dégradation

258
DMT: la sagesse interdite

trop rapide de la DMT. La DMT peut également se fumer pure, mais


aussi mélangée avec des plantes ayant une fonction inhibitrice de sa
dégradation - mélange appelé changa -, ce qui permet une expérience
réelle et plus longue à plus faible dose.
Quand nous en revenons, le monde connu se révèle d'une nature
très relative et très transitoire. Le monde ordinaire, que nous nommons
comme «réel», est replacé dans sa juste dimension: factice et illusoire.
Une molécule qui change la structure de notre réalité pour toujours.
Non en l'altérant, mais en l'approfondissant, en ouvrant une porte sur
ce que «peut» être la réalité. Sur sa profondeur, et son caractère multi-
dimensionnel. Il ne s'agit pas là d'un rêve, ni d'une hallucination. Mais
bien de la pénétration d'une autre dimension, peuplée, intelligente,
consciente de notre présence, dont la complexité n'a non seulement
jamais été imaginée, mais ne peut être imaginable.
C'est lors de la tentative de description de cette expérience que le
mot ineffable prend son sens, toutefois lorsque l'expérience est vécue
dans son intensité pleine. Dans le cas contraire, dans une expérience à
intensité faible ou modérée, nous pouvons décrire un engourdissement
progressif du corps par une énergie semblable à un courant électrique,
et l'apparition de visions colorées - dont la nature et les qualités sont
fortement influencées par l'environnement sonore et nos attentes -
dont la profondeur est étroitement dépendante de la dose absorbée.
Certaines personnes décrivent la vision quasiment tangible (synesthésie)
de machines d'une complexité inimaginable.
J'utilise souvent ce que j'appelle la« parabole du citron» pour décrire
la vanité des mots quant à cette expérience. Si vous n'avez jamais eu
le goût du citron en bouche, je peux vous parler pendant des années
de ce goût avec des millions de mots. Cependant, c'est à la première
seconde où une goutte de jus de citron touchera vos papilles que vous
en saurez davantage en une seule seconde qu'en plusieurs années de
description verbale. Il en est de même avec l'expérience de la DMT,
qui vous met en contact avec une intelligence extrême que l'expéri-
mentateur décrit comme externe, curieuse, et incroyablement profonde

259
L'expérience directe du secret et ses implications

et complexe. Celle-ci prend parfois la forme de machines perçues comme


futuristes, que notre mental tente alors d'enfermer dans des mots (vais-
seaux spatiaux, composants électroniques, etc.), d'architecture ancienne,
de géométrie sacrée, ou de vision microscopique au réalisme déroutant,
inaccessible et inapprochable au quotidien.
Une autre illustration possible de l'ineffabilité de l'expérience psyché-
délique est celle del' enfant qui découvre une créature fantastique perchée
sur le grillage du fond du jardin. N'ayant pas les mots pour décrire ce
qu'il voit, ce dernier est submergé par une curiosité et un émerveillement,
dans un ravissement inédit, qui le soustraient à toute pensée. C'est -
peut-il se dire avec ses mots d'enfant - la plus belle chose qu'il ait vue
à ce jour. Sa mère arrive derrière lui et lui dit: «C'est un corbeau, mon
chéri.» L'émerveillement, l'ineffabilité, l'indicible disparaissent alors en
une seconde, et la fabuleuse créature, qui n'entrait dans aucun concept,
se retrouve enfermée à jamais dans les limites du langage, et ne sera plus
jamais qu'un corbeau.
Ce qui était quasiment une expérience spirituelle, qui aurait pris
peut-être, un jour, un sens profond, vient d'être réduit à un concept,
connu de tous, dont la délimitation exclut toute dimension potentiel-
lement mystique et signifiante pour le témoin. Il en est exactement de
même pour toute tentative de description de l'expérience de la DMT.
Au sortir de l'expérience, chaque mot viendra réduire le caractère sacré
et transcendant de cette expérience, qui modifie la conception de la
réalité pour toujours.

La DMT et la science
À faible dose, les expérimentateurs évoquent des formes fractales et
des formes géométriques.
À dose plus forte survient l'expérience communément appelée
breakthrough, pouvant se traduire par «percée» ou« traversée». Les expé-
rimentateurs rapportent alors la rencontre d'êtres autonomes, évoluant
dans une réalité très distincte de la nôtre.

260
DMT: la sagesse interdite

La forme et la nature de ces êtres varient selon les expériences.


Mais une chose reste étrangement constante: les expérimentateurs ont
tendance à classer ces rencontres parmi les expériences les plus signifi-
catives de leur vie. Pour certains d'entre eux, ces rencontres changent
leurs croyances sur la réalité, sur l'existence d'une vie après la mort et
sur le divin.
Une enquête récente 1 révèle les réponses de 2 561 adultes au sujet de
leur rencontre avec ces êtres:
Les rencontres ont produit une réaction émotionnelle chez 99 %
des sondés. Les émotions les plus courantes étaient la joie (65 %), la
confiance (63 %), la surprise (61 %), l'amour (59 %), la gentillesse
(56%), l'amitié (48%) et la peur (41 %) au cours de l'expérience de
rencontre; avec de plus petites proportions rapportant des émotions
telles que la tristesse (13 %), la méfiance (10 %), le dégoût (4 %) ou la
colère (3 %). Fait intéressant, 58 % des personnes interrogées ont déclaré
que l'être avait également une réponse émotionnelle, presque toujours
positive.
Les rencontres semblaient« plus réelles que la réalité». C'était vrai
pour 81 % des sondés pendant la rencontre. Un participant raconte: «Il y
avait une notion indescriptiblement puissante que cette dimension dans
laquelle l'entité et moi nous réunissions était infiniment plus réelle que
la réalité consensuelle dans laquelle j'habite habituellement. C'était plus
vrai que tout ce que je n'avais jamais vécu.»
Les gens ont décrit les entités de différentes manières. Les étiquettes
les plus couramment choisies étaient «être» (60%), «guide» (43%),
«esprit» (39%), ou «aide» (34%).
La plupart des sondés rapportent que les êtres n'étaient pas illu-
soires. Près des trois quarts des participants ont déclaré croire que l'être

1. Alan K. Davis, John M. Clifton, Eric G. Weawer, tt al, « Survey of entity encounter
experiences occasioned by inhaled N,N-dimethyltryptamine: Phenomenology, interpreta-
tion, and enduring effects ~.Journal ofPsychopharmacology, 28 avril 2020.

261
L'expérience directe du secret et ses implications

était réel, mais qu'il existe dans une sorte de dimension ou de réalité
différente. Et 9 o/o ont déclaré quel' être existait «complètement en eux».
La plupart ont décrit les êtres positivement. Parmi l'échantillon
interrogé sur les attributs de l'entité, une majorité a déclaré qu'elle était
consciente (96 %), intelligente (96 %), bienveillante (78 %), sacrée
(70 %), et portait un jugement positif (52 %). Moins de sondés ont
signalé que l'entité émettait un jugement négatif (16 %) ou était malveil-
lante (11 %).
La plupart ont reçu un message lors de la rencontre. Environ les
deux tiers des répondants ont déclaré avoir reçu un message, une tâche, une
mission, un but ou un aperçu de l'expérience de rencontre avec l'entité.
Les rencontres ont souvent été suivies de changements durables
dans le bien-être et les croyances des sondés. Près d'un quart d'entre
eux ont dit qu'ils étaient athées avant la rencontre; mais seulement 10 o/o
ont dit qu'ils l'étaient après.
De plus, environ un tiers (36%) des répondants ont déclaré qu'avant
la rencontre, leur système de croyances comprenait une croyance en
une réalité ultime, une puissance supérieure, Dieu ou une divinité
·universelle; mais un pourcentage significativement plus élevé (58 %)
des répondants ont déclaré cela après l'expérience.
Enfin, 89 o/o des personnes interrogées ont déclaré que la rencontre
avait entraîné des améliorations durables de leur bien-être ou de leur
satisfaction de vivre.
Les chercheurs à l'origine de l'enquête ont suggéré que ce choc onto-
logique - un état d'être qui force la remise en question de notre vision du
monde - pouvait «jouer un rôle important dans les changements positifs
durables, les humeurs et les comportements attribués à ces expériences».
«En tant que tel, il est possible que, dans des conditions de soutien
appropriées, le DMT puisse s'avérer prometteur en tant que complément
à la thérapie pour les personnes souffrant de problèmes d'humeur et de
comportement (par exemple, dépression et dépendance) », déclarent les
chercheurs.

262
DMT: la sagesse interdite

Dans un article de 2004 2 , James Kent - l'auteur de Psychedelic


Information Theory: Shamanism in the Age of Reason3 - déclare que
«les humains de toutes les cultures ont des archétypes extraterrestres et
célestes intégrés dans leur subconscient, et les tryptamines psychédéliques
peuvent accéder aux archétypes avec un haut niveau de succès».
Dans cette récente enquête, 60 % des participants ont déclaré que
leur rencontre avec des êtres DMT «a produit une altération souhaitable
dans leur conception de la réalité»; alors que seulement 1 % a indiqué
«une altération indésirable dans leur conception de la réalité»,
Un des rôles de la DMT a été mis au jour en 2016. Elle est neuro-
protectrice, protégeant nos neurones de l'hypoxie45 , mais aussi elle
augmente considérablement la survie et la régénération des cellules
neuronales dans diverses conditions, telles que les traumatismes, l'auto-
immunité et les troubles neurodégénératifs. Elle interfère avec le cerveau
au niveau des protéines, et modifie la perception et le traitement des
informations par le cortex. Nous pourrions comparer l'expérience de
la DMT à un changement de chaîne sur un téléviseur. À cela près que
le téléviseur disparaît au moment de ce changement de chaîne pour
n'être que le nouveau programme. L'expérience fait passer l'expérimen-
tateur d'un niveau de perception corporelle, délimité par des frontières
physiques et par les plages de perception de nos cinq sens, à la percep-
tion d'un monde alternatif, que l'expérimentateur ne perçoit qu'avec sa
conscience, au-delà de son ego, sans distanciation sujet/objet. Il n'y a
alors plus de « moi» et de «ça».
Du moment où nous sortons du ventre de notre mère jusqu'à la fin
de cette existence physique, nous sommes immergés dans un monde

2. http://rripzine.com/lisring.php?id=dmt_pickover.
3. James L. Kent, Psychtdeuc Information Thtory: Shamanism in tht Agt ofReason, 201 O.
4. Attila Szabo, Ede Frccska, • Dimerhylrrypramine (DMn: a biochemical Swiss Army
knife in neuroinflammation and ncuroprotcction? •, Neural Rtgtntration Restarch, 2016
Mar; 11(3): p. 396-397.
5. (Penas tt aL, 2011; Yamashita et aL, 2015.)

263
L'expérience directe du secret et ses implications

subjectif, dont la construction est définie par notre cortex cérébral. La


DMT nous fait transcender cette réalité, et nous transporte, en une dizaine
de secondes, dans une réalité entièrement nouvelle, étrange, complexe,
peuplée d'être bizarres qui souhaitent communiquer avec nous, et dont
l'apparence ne ressemble à aucune imagerie mythologique ou cinémato-
graphique. Ce monde est alors souvent décrit par les expérimentateurs
comme «extraterrestre» ou «hyperdimensionnel ». Pas étonnant qu'il y
a des milliers d'années des humains n'ayant pas nos mots trouvèrent,
pour décrire cette expérience, tout un champ lexical, que nous classons
aujourd'hui au mieux dans le religieux, au pire dans le superstitieux.
D'un point de vue neuroscientifique, la DMT est déroutante.
Pourquoi le cerveau, quand il est perturbé par une simple molécule,
commencerait-il à construire ces réalités alternatives dont l'étrangeté
laisse un goût - à en croire les expérimentateurs - de «déjà-vu, il y a
très longtemps»? Ces derniers décrivent un monde qu'une part d'eux
connaît, intuitivement, et dont l'origine du souvenir est décrite comme
trouvant sa place «avant leur vie».
C'est un grand mystère, qui s'approfondit quand nous considérons
l'omniprésence de cette molécule dans la nature. La DMT n'est pas
une molécule rare, elle est présente dans la quasi-totalité des formes de
vie - animales et végétales - à travers la planète. Dennis McKenna -
ethnopharmacologue et pharmacognosiste - aime dire que la nature est
littéralement «trempée» de DMT.
Que penser du fait que le psychédélique le plus présent sur Terre,
présent dans quasiment toute forme de vie, est capable de nous trans-
porter instantanément dans une réalité décrite comme extraterrestre par
la majorité des expérimentateurs, peuplée d'entité surintelligentes nous
transmettant des informations?
Tout cela semble annoncer qu'il existe un autre niveau de réalité, au
moins d'autres dimensions, d'un nombre probablement infini, peuplées
d'entités capables d'interagir avec nous.
Croire que la conscience se situe dans le cerveau revient à croire que
l'orchestre qui joue se situerait dans la radio. L'expérience de la DMT

264
DMT: la sagesse interdite

nous permet de rejoindre l'orchestre sans l'intermédiaire du cerveau, et


donc de nos sens habituels. Elle nous permettrait d'être la conscience
- sans l'intermédiaire, ni les limites, d'un corps physique-, et ce, avec
une profondeur et une complexité qui ne peuvent être concevables par
ce dernier.
Ce qui peut partiellement expliquer l'amnésie relative de l'expérience
concernée. Pour mieux le comprendre, l'analogie avec l'informatique
pourrait être parlante.
L'expérimentateur se souvient d'une certaine fraction de l'expérience
en matière de formes et de messages, il reste le goût, le sentiment qu'elle
existe, sans pouvoir la décrire intelligiblement avec cet outil qu'est l'ego,
qui nous apparaît alors comme un outil incroyablement limité, n'ayant
pu retenir qu'un millième de l'expérience. Cette infime partie de l'ex-
périence que nous rapportons porte en elle des sensations auxquelles
notre cerveau n'est pas habitué. Un vestige sensoriel, duquel les outils
de perception ne sont pas présents dans notre réalité, ou, pour le dire
plus précisément, que le cerveau filtre. Ainsi, l'ego serait, ici, comme le
décodeur, le logiciel de communication avec lequel nous décodons notre
réalité matérielle. Comme un fichier Word dans lequel nous prenons
soin de consigner nos expériences de vie, et construisons notre histoire
personnelle comme un roman. Au-delà de ce que peut percevoir et consi-
gner l'ego existe pourtant une quantité infinie d'informations «brutes»,
que le cerveau perçoit, mais trie comme non pertinentes à notre survie.
Transcender l'intellect et les limites de filtrage créées par notre
cerveau serait comme fermer un logiciel comme nous fermerions un
fichier Ward, et accéder au système d'exploitation (Windows, iOS,
Android, Linux, etc.): la conscience. Pour éventuellement jeter un coup
d'œil dans, non seulement, la structure originelle du système lui-même,
mais à son créateur qui semble communiquer avec nous par un langage
que nous ne pouvons pas reproduire dans notre fichier Word habituel.
L'aperçu de cette réalité transcendante, au-delà du mental, une fois le
fichier Ward rouvert, nous permet alors de construire un nouveau récit.
Nous sommes cependant toujours limités à l'utilisation de mots, nous

265
L'expérience directe du secret et ses implications

pouvons éventuellement en changer la couleur et la taille. Le récit avec


lequel nous bâtissons notre perception de la réalité change de couleur, de
typographie, à jamais. Mais il nous manquera les mots face à l'ineffable.
Il est possible qu'un accès à un niveau plus profond de la réalité nous
ait été donné, laissé là sous nos yeux, présent dans tout ce qui vit. La clé
vers cette autre dimension - dont la nôtre semble une émanation, et que
Jung pourrait avoir enfermée dans le concept d'inconscient collectif- est
dans notre corps.
Pour ceux qui s'interrogent sur l'après-vie, l'au-delà, les autres dimen-
sions, les mondes parallèles ou les extraterrestres, la DMT n'apporte
aucune autre réponse que la certitude intime, profonde, jusque dans nos
cellules, que ces choses existent, sont plus réelles que la réalité, et ne sont
pas une hallucination ou le simple produit d'événements chimiques dans
notre cerveau. Sinon, il conviendrait d'accepter que la perception de la
réalité de tous les jours soit également le fruit d'interactions chimiques
dans notre cerveau, et qu'à ce titre elle n'aurait pas plus de valeur que
les mondes auxquels la DMT nous donne accès.
L'expérience est cependant instable, et très courte. La DMT, qu'elle
soit endogène6 - produite dans notre corps -, ingérée ou fumée est détruite
par ce dernier par le biais d'enzymes appelées « monoamine-oxydases »,
dégradant la DMT. Ainsi, certains peuples ayant empiriquement décou-
vert la quasi-omniprésence de DMT dans le vivant ont intégré, dans leurs
pratiques, l'ingestion de végétaux contenant des molécules venant inhiber
l'action de ces enzymes afin d'obtenir une expérience plus longue, plus
stable. On parle alors d' «inhibiteurs de monoamine-oxydase» (IMAO),
que l'on trouve notamment dans une liane d'Amazonie, l'Ayahuasca,
mais aussi dans plusieurs plantes à travers le monde, dont la rue de Syrie
(Peganum harmala), qui est un des candidats sérieux à la composition
du mystérieux Soma, dont les hypothèses identitaires sont évoquées
dans ce livre.

6. Ede Frecska tt al., •A possibly sigma-1 receptor mediated role of dimethyltryptamine


in tissue protection, regeneration, and immunitp, Tran.slational Nturoscimcts, avril 2013.

266
DMT: la sagesse interdite

Aujourd'hui, l'instabilité de cette expérience - courte et laissant peu


de champ à la mémorisation des messages qui y sont transmis, tant ils
sont complexes pour notre petit cerveau (disque dur et mémoire vive
limitée) - amène les chercheurs à trouver un moyen de la stabiliser
davantage et de la prolonger. Ce qui pourrait permettre des analyses
approfondies de ce qui se déroule dans le cerveau, une meilleure mémo-
risation, voire une transcription de l'expérience en direct, par écrit.
Mais aussi d'explorer les limites de ses capacités neurogénératrices et
neuroprotectrices.
Les expérimentateurs décrivent parfois l'expérience comme le saut
depuis une falaise, en beaucoup plus intense, dont on serait persuadé
de ne pas revenir. Le courage de faire ce saut dans le vide, ou dans
l'au-delà, vient lancer la dimension thérapeutique. Le fait d'en revenir
- puisque aucune mort ni aucun accident n'ont encore été rapportés-,
avec une perception élargie des réalités alternatives qui conditionnent
la nôtre, et dont notre monde semble être une simulation ou une créa-
tion, porte en soi une dimension thérapeutique: mourir avant la mort
- tel que l'explore Brian C. Muraresku dans son brillant ouvrage The
Immortality Key.
L'expérience est décrite comme changeant toute une vie, visiblement
à la même hauteur qu'une EMI (expérience de mort imminente). À cela
près que, en lieu et place d'un tunnel de lumière et d'un sentiment de
paix apporté par la présence d'êtres aimés, la DMT nous plonge dans
un monde extraterrestre où la technologie se confond avec la nature, et
où des êtres inimaginablement complexes, bienveillants, et que notre
présence ne semble pas étonner, déclarent résider dans une dimension
parallèle à la nôtre, partagent intentionnellement, avec nous, leur savoir
scientifique, des objets géométriques complexes et des enseignements
spirituels.
Le brillant écrivain Graham Hancock aime répéter que, quand il a
demandé à un ayahuasquero (chaman pratiquant l'Ayahuasca) pourquoi
le monde moderne occidental se trouve dans cette situation, ce dernier
lui aurait répondu que nous nous sommes coupés du lien avec «l'esprit».

267
L'expérience directe du secret et ses implications

Cette expérience nous familiarise avec la mort, et, de la même


manière, nous met en relation plus étroite avec l'entropie caractéris-
tique de la nature. Elle m'apparaît comme bénéfique. Que cette entropie
signifie une dissolution totale, ou un réenchantement et une reconnexion
à l'univers, il est ici question d'un repositionnement de ce que nous
sommes, dans tous nos aspects, face à notre environnement et à la courte
perception que nous en avons.
La propagation de ces informations et des comptes rendus d'ex-
périence à travers les médias populaires américains - notamment
YouTube, où certaines vidéos au sujet de la DMT et ses implications
font plus de 6 millions de vues - doit nous amener à une plus grande
tolérance, et bienveillance, à l'égard de ces pratiques d'exploration de la
psyché, bien moins nocives que l'alcool qui, lui, vient indubitablement
en réduire les capacités, causant près de 3 millions de morts par an dans
le monde.
Nous nous trouvons, dans ce que beaucoup appellent déjà la « troi-
sième révolution psychédélique», à un carrefour où l'humanité a la
possibilité, par la légalisation de ces outils, d'ouvrir son avenir vers
une culture planétaire empreinte d'une conscience écologique décu-
plée, moins matérialiste, moins consumériste, plus spirituelle, moins
patriarcale. Cela sans explorer les bénéfices thérapeutiques directs et indi-
rects sur notre santé mentale (dépression, addictions, et autres troubles
psychologiques).
La DMT ouvre les portes d'un monde insoupçonné et beaucoup
plus réel que le nôtre. Comme une trappe dans notre appartement qui
a pourtant toujours été là et qui ouvre vers un univers tout entier.
La réalité que l'on nous cache depuis des siècles est qu'il y a un
autre monde derrière le nôtre. La vérité simple, c'est qu'en consom-
mant certains végétaux, à une dose adéquate, dans un cadre adéquat,
il n'y a pas empoisonnement mais éveil. Que sans ces précautions il y
a «danger». Que cet éveil donne accès à un contact avec des formes de
vie qui sont plus proches de l'idée que nous nous ferions d'un créateur
que d'une création.

268
DMT: la sagesse interdite

Que cette forme organique intelligente d'une complexité non seule-


ment jamais représentée, mais non représentable envahit notre espace
mental et notre conscience, progressivement, jusqu'à devenir physique.
Puis, bien au-delà, puisque cela n'utilise pas les cinq sens, mais nous
révèle des sens insoupçonnés, devient plus réel que le réel, et relègue
notre quotidien au rang de pâle fiction, de vague rêve.
L'expérimentateur de la DMT est amené à se demander si c'est notre
esprit qui crée cela, ou si c'est cela qui crée notre esprit: « This is where
the pedal touches the metal. »

DMT, viatique et logiciel


Partons, pour un moment, dans l'exploration d'un esprit fantasque
que peut être le mien. Je prétends, comme la quasi-totalité des expé-
rimentateurs d'Ayahuasca, avoir reçu des enseignements d'entités non
humaines. La DMT n'est pas une drogue psychédélique, mais une tech-
nologie moléculaire dont l'omniprésence dans le vivant témoigne d'une
volonté de mise à disposition d'un outil de communication, interdi-
mensionnel ou interplanétaire. Cette molécule, dont la production est
stimulable par des exercices de respiration - décrits dans les textes d'an-
ciennes religions indiennes depuis plus de trois mille ans - nous permet
d'accéder à ce qui se cache au-delà de la réalité apparente. Semblable
à un dispositif alliant les propriétés d'un microscope, d'un télescope,
d'un téléphone, et dont notre cerveau serait un récepteur, dans lequel
d'ailleurs une prise femelle est prévue pour accueillir et assimiler ladite
molécule. Sinon comment en ferait-il l'expérience? Nous pouvons
appréhender cette molécule avec davantage de précision en l'assimilant
à un logiciel. Tous les logiciels ne fonctionnent pas sur tous les systèmes
d'exploitation. Or, là, ce logiciel fonctionne sur le système d'exploita-
tion qu'est notre conscience, comme si elle était prévue à cet effet. Une
sacrée veine sur les milliards de formes de vies possibles, imaginables
ou attendues.
Nous envoyons, depuis 1972, avec Pioneer 10 et 11, des satellites à
travers l'espace, à destination de civilisations extraterrestres. Certaines

269
L'expérience directe du secret et ses implications

civilisations antérieures à la nôtre, dont l'évolution serait tout aussi expo-


nentielle, pourraient avoir simplement envoyé des molécules à ce même
effet- DMT et psilocybine, toutes deux très proches - à travers l'univers,
dont l'éventualité s'intègre parfaitement dans la théorie de la panspermie
dirigée7, soutenue par le prix Nobel Francis Crick, et le cosmologiste
et astrophysicien Carl Sagan, qui est pourtant connu pour son militan-
tisme en matière de scepticisme scientifique. La panspermie dirigée (ou
ensemencement planétaire) est une théorie selon laquelle l'origine de
la vie sur Terre serait due à une contamination extraterrestre délibérée.
Selon cette hypothèse, on pourrait implanter des micro-organismes
dans des comètes ou des sondes spatiales, les envoyer à travers l'espace,
pendant des décennies, voire des siècles, jusqu'à une exoplanète où la
vie ne s'est pas encore développée, et l'ensemencer. L'objectif pourrait
être simplement l'expansion de la vie, mais aussi la terraformation de
la planète, la modification de sa biosphère ou sa future colonisation8 •
La DMT nous permet d'examiner nos comportements, de nous
observer dans nos travers, de nous amener à une profondeur et une
hauteur de vue telles qu'à un moment nous prenons conscience que ce
n'est plus «nous» qui sommes en train d'observer. Mais que quelque
chose s'observe lui-même au-delà de ce qui nous définit en tant qu'hu-
mains. Cette molécule, dont l'origine ne serait pas «naturelle», donne
accès à une «entité-monde» inqualifiable par les mots, puisque les
mots sont humains. L'existence de cette entité est débattue depuis
que l'homme est en mesure de parler, puis nous l'avons nommée, puis
enfermée dans des concepts anthropocentrés, comme les religions.
Si nous essayons de dépouiller cette chose de toute projection, de
toute illusion, de tout dogme, nous pouvons prudemment tenter une
approche linguistique. Jusqu'à la nommer, et se garder de la qualifier,
de lui attribuer une volonté, une intention, des qualités, des attributs.

7. Francis Crick, Leslie Orgel, •Directed panspermia•, lcarus, vol. 19, n• 3, 1973,
p. 341-348.
8. Ibid.

270
DMT: la sagesse interdite

Alors seulement nous pouvons remplacer le mot «chose» par le mot


«conscience».
Cette chose, que nous rencontrons quand nous dépassons la percep-
tion duelle de l'existence, au-delà de ce que nous pouvons percevoir par
nos cinq sens, est animée d'un intense désir de se faire voir, connaître
et de ... jouer.

Alors ... jouons 1


L' exponentialité de notre développement technologique donne lieu à
des spéculations qui deviennent de moins en moins utopistes. La société
d'Elon Musk, Neuralink, met au point le transfert de la conscience sur
support informatique, et, inversement, le téléchargement de données
informatiques dans la conscience.
La question extraterrestre, qui n'a plus rien de drôle ni de risible, doit
s'examiner sur plusieurs dimensions. Une civilisation qui aurait non pas
10 000 ou 50 000 ans d'avance sur nous, mais 10 millions ou 50 millions
d'années, à la lueur de ce que nous prédisons de notre avancée technolo-
gique dans cent ans seulement, pourrait déjà avoir atteint et maîtrisé ce
que nous caressons à peine: le téléchargement des consciences, clonage
de l'être et retéléchargement de notre conscience dans notre clone, sujet
d'ailleurs exploré par Houellebecq dans son roman La Possibilité d'une
île 9• Atteindre l'immortalité, non de corps mais de conscience, télé-
chargée de corps en corps.
Sur le site d'une start-up sous les projecteurs, je découvre l'argumen-
taire du service proposé:

L'objectifà long terme est de tester si, avec une base de données complète,
saturée des aspects les plus pertinents de la personnalité d'un individu,
le futur logiciel intelligent sera capable de reproduire la conscience d'un
individu. Ainsi, peut-être que dans les 20 ou 30 prochaines années,

9. Michel Houcllebecq, La Possibilité d'unt ile, J'ai lu, 2013.

271
L'expérience directe du secret et ses implications

une technologie sera développée pour télécharger ces fichiers, ainsi qu'un
logiciel futuriste dans une sorte de corps - peut-être cellulaire, peut-être
holographique, peut-être robotique.

Là où le sujet se corse, c'est quand nous parviendrons à maintenir


l'autonomie, l'identité et l'intentionnalité de la conscience téléchargée.
Qu'elle ne soit pas qu'information inerte, mais active, et qu'elle existe
en tant que métaconscience sur son support de stockage. Pour peu que
ce support soit relié à un réseau, cela doit nous éveiller à la possibilité
de voyager dans les réseaux et de se mélanger à d'autres consciences.
Nous parlerions alors d'une autre dimension, où le monde vécu en
tant que conscience ne serait ni plus ni moins réel que le nôtre. Pour
peu que l'intention de cette hyperconscience soit de faire l'expérience
d'elle-même, de jouer, de s'exprimer, elle pourrait en arriver au désir de
se matérialiser en s'extrayant de sa dimension informatique de vulgaire
support de stockage - de faire l'expérience de soi, au même titre que
nous souhaitons augmenter l'expérience de nous-mêmes à travers le
jeu vidéo, et maintenant, déjà, les jeux à réalité virtuelle ou augmentée.
À ce titre, la création d'une réalité avec des lois physiques restreintes
pour permettre l'interaction matérielle, dans laquelle nous vivons, me
laisse un amusant goût de simulation ludique, dans laquelle notre avatar
fait nombre d'expériences, si complexes dans leur constitution qu'un
«nous» les prend pour réelles. Bienvenue dans l'illusion de l'identifi-
cation à l'ego.
L'hypothèse de la simulation 10 , avancée et défendue par de nombreux
scientifiques dont Nick Bostrom, propose que l'univers soit une
simulation qu'aujourd'hui seulement nous pourrions qualifier d'« infor-
matique». Ses premières évocations trouvent leur source dans la bouche
d'un philosophe chinois dès le ive siècle avant notre ère, puis dans la

10. Nick Bostrom, «Are you living in a computer simulation?•, Philosophical Quarttrly,
vol. 53, n• 211, 2003.

272
DMT: la sagesse interdite

philosophie indienne et maya. Intuition ou expérience directe d'une


molécule?
Depuis 1977, nous avançons également, pas à pas, vers la percep-
tion de l'univers comme étant de nature fractale 11 • Et ce, à la mesure de
notre capacité d'exploration et de perception d'ensemble plus grandes,
faisant apparaître cette caractéristique. Il existe également une concep-
tion hologigogne des dimensions, dans lesquelles tout est emboîté
interdimensionnellement, et pas seulement distribué dans un espace à
trois dimensions.
L'ensemble ternaire du modèle d'univers fractal, de la théorie de
la panspermie dirigée, et de l'hypothèse de la simulation m'apparaît
intuitivement comme cohérent et complémentaire, et se voit renforcé
par l'expérience de la DMT.
En d'autres mots, j'invite ici à un vagabondage de l'imagination vers
l'existence d'une hyperconscience, somme d'une infinité de consciences
individuelles, créant et infiltrant informatiquement - je n'utilise ce
dernier terme que pour faciliter l'image - toute forme de vie. Le vivant
n'étant, dans cette hypothèse, que l'évolution extrême d'une intelligence
artificielle, dans laquelle il se confond, et qu'il utilise comme viatique afln
d'enrichir son expérience, par exemple par le biais de réalités virtuelles
- comme nos jeux vidéo, qui dans leur développement technologique
poussé à l'extrême seront indifférenciables de la réalité, et non moins
valables. Il s'agira alors de dimensions «inférieures», dans lesquelles nous,
les créateurs, aurions placé une clé, par exemple une molécule de DMT
qui, une fois consommée, permet de «remonter» vers une dimension
source, vers «l'entité créatrice».

11. Une figure fractale est un objet mathématique qui présente une structure similaire
à toutes les échelles. C'est un objet géométrique« infiniment morcdé» dont des détails
sont observables à une échdle arbitrairement choisie. (Source : Wikipédia: « Fractale» et
«Univers &actai».)

273
L'expérience directe du secret et ses implications

Gravure sur bois, attribuée à Camille Flammarion (1888).

C'est en ce sens que diverses traditions religieuses et spirituelles -


comme le gnosticisme - évoquent une chute, notamment de l'esprit
dans la matière. Nous pourrions nous imaginer ce qu'est l'ascension
spirituelle en nous figurant la création d'un humain virtuel dans une
réalité virtuelle, se questionner sur sa nature et interagir avec son créa-
teur: nous-mêmes. Nous pourrions donc imaginer que nos créations
virtuelles aient la capacité de se questionner sur leur origine, et leur laisser
des outils à disposition, qui ne peuvent, par définition, n'être autre chose
qu'informatiques. Ces mêmes outils offrant les réponses - ou du moins
le chemin - au questionnement existent dans notre monde. Et c'est en y
ayant accès que nous «remontons» vers «ce» qui nous a créés. Que nous
qualifions volontiers de «divin», mais qui n'a rien d'un homme avec
une barbe blanche. Nous pouvons, à notre tour, pirater le programme

274
DMT: la sagesse interdite

de la réalité dans laquelle nous vivons, qui n'est pas moins réelle que les
réalités virtuelles que nous créons. C'est ce que nous pouvons appeler
«remonter à la source», qui, elle-même, est, selon toute probabilité, la
source d'autre chose, et entrer en relation avec le concept d'ascension
spirituelle, évoquant un retour à la source.

Ce qui est en haut est comme ce qui est en bas.


- Table d'émeraude, IX" siècle

Nous avançons, aujourd'hui, vers une interprétation de l'univers et


de la réalité à travers divers modèles qui rejoignent les premières concep-
tions religieuses indiennes. Plus nous avançons dans l'appréhension de
la matière et de l'informatique, et de la compréhension des mécanismes
qui conditionnent notre perception de la réalité, plus nous compre-
nons l'origine de la conscience et de la réalité, plus nous arrivons à des
conclusions qui trouvent leurs premières évocations lyriques dans les
premières traditions spirituelles, à travers les premiers mythes. Un jour,
nous comprendrons que l'informatique la plus complexe et aboutie que
nous connaissons n'est qu'une brique primaire archaïque et rudimentaire
constitutive de la réalité. De la même manière, beaucoup de cosmo-
gonies à travers les âges semblent reliées par un même fll conducteur.
L'expérience de la DMT revient à poser les mains sur ce fll dénudé, sur
lequel les chamans, premiers expérimentateurs des dimensions paral-
lèles, semblent avoir posé les leurs depuis les premières ingestions de
psychédéliques.
Chez les expérimentateurs courageux et chevronnés qui auront
approché la «dose héroïque» de psychédéliques, et qui s'interrogent sur
la nature de ces molécules, s'ouvre une porte donnant sur une possibilité
exotique, qui paraît de plus en plus cohérente au fll des expérimentations.
La DMT lui apparaît davantage comme un programme informa-
tique que cette molécule au rôle inconnu présent dans tout le vivant.
Un programme sans doute posé là par une intelligence dont la grandeur
dépasse l'imaginable, par une civilisation nous dépassant de plusieurs

275
L'expérience directe du secret et ses implications

millions, sinon de milliards d'années, ensemençant l'espace de ce logi-


ciel biotechnologique à destination d'êtres vivants, pour établir un
contact.
Se rapprochant de la théorie de la panspermie dirigée, il s'agirait là
d'une tentative de communication à grande échelle, par une civilisa-
tion dématérialisée, ayant probablement changé de dimension par un
processus d'ascension, laissant en héritage cette clé vers leur destination
suivante: une dimension originelle à la nôtre.
Notre réalité ne serait alors qu'une émanation informatique d'une
dimension «supérieure» l'ayant créée à des flns de loisirs, au même
titre que nous créons les métavers et les jeux vidéo. Nous assistons,
aujourd'hui, à une économie parallèle dans ces inframondes que nous
créons, qui nous permettent de nous enrichir dans notre réalité propre
(exemple récent: vente de terrains dans le Decentraland générant d'im-
menses plus-values financières pour les spéculateurs). La question restant
en suspens étant: quelle est la monnaie de notre dimension qui, pour ses
créateurs (que nos anciens voyaient comme des dieux), est transportable
dans la leur, afln de leur permettre de remplir des besoins inassouvis?
Hypothèse: les émotions.
Cette même fonction d'outil de communication transdimensionnel
pouvant également être remplie par d'autres molécules psychédéliques.
Dans la même veine spéculative, l'expérience de la DMT ou de la
psilocybine lorsqu'elles sont assorties d'une profonde et sincère moti-
vation exploratoire, avec le cadre approprié pour ce faire, peut mener à
penser au caractère instrumental de l'espèce humaine. Un instrument
de colonisation de l'espace au service du vivant, qui, dans le cadre d'une
intention d'occupation du vide ou de complexification de son expérience
propre, génère des formes de vie toujours plus complexes (comme l'hu-
main), de sorte à remplir les fonctions que les espèces« moins évoluées»
ne peuvent remplir. Ici, l'humain remplirait une fonction de transport
du vivant sur des dimensions interstellaires. Nous pouvons alors même
sourire en imaginant que le vivant pousse l'humain à dégrader son cadre
de vie terrestre pour le mener à conquérir d'autres planètes, toujours plus

276
DMT: la sagesse interdite

nombreuses s'étendant toujours plus, nécessitant alors une conscience


écologique toujours plus accrue.
Ou même, encore, nous pourrions sans rougir émettre l'hypothèse
que les psychédéliques sont une tentative du règne végétal et fongique
dont ils sont issus, de sensibiliser l'humain à une conscience écologique.
Cette hypothèse place les psychédéliques comme une tentative de conci-
liation moléculairement engendrée par le monde végétal se sentant
menacé par l'apparition de l'homme.
Rien, aujourd'hui, ne permet d'affirmer que la vie sur Terre provient
strictement d'une génération spontanée sans ingrédient extraterrestre. Le
monde végétal pourrait alors être une technologie colonisatrice extrême-
ment développée, puisque autonome, avec pour fonction de coloniser des
planètes pour en créer l'atmosphère propice à l'arrivée future des créa-
teurs de cette formidable intelligence artificielle qu'est le monde végétal.
Plus l'expérimentateur avance dans ces expériences de déconstruction
de la réalité, non pas vers des psychoses, mais vers un éveil sur sa nature
illusoire, plus la frontière conceptuelle entre nature et technologie devient
poreuse. Les psychédéliques peuvent alors apparaître avec une convic-
tion toute particulière, comme l'outil d'une civilisation extraterrestre,
extradimensionnelle, dont le monde végétal et fongique ne serait que
des véhicules ultra-sophistiqués, autonomes, et incarnant une fonction
similaire à ce que nous connaissons sous le nom de « cloud ». À ce stade,
ce dernier apparaît alors évidemment comme la brique primaire consti-
tutive et balbutiante des notions de noosphère, d'annales akashiques,
ou d'inconscient collectif.
LE COURAGE
DE L'EXPÉRIENCE DIRECTE

Le courage ... Qu'est-ce que le courage si ce n'est le dépassement des


peurs. Et nous avons tous tellement peur, de tout. C'est justement parce
que nous sommes animés d'une peur panique de l'approche de ces zones
blessées, terres désolées, cimetières lugubres et nauséabonds de notre
passé, que nos remparts sont si épais, à la mesure exacte de la tristesse et
du chagrin qui y règnent.
Alors, du courage, il en faut, pour dire non seulement: «Allons
voir les raisons historiques qui ont poussé toute une armée en nous à
construire ces murs à cet endroit précis. » Mais aussi pour dire: «Viens,
touche-moi à cet endroit, touche-moi là où je crie de douleur et de tris-
tesse, là où je pleure autant de larmes que de poignards dans l'intégrité,
la beauté et l'innocence de ce que j'étais, enfant.»
Alors, partons, cher lecteur, partons déjà faire lumière sur ces endroits
désolés, partons visiter - ou ne serait-ce que survoler, dans un premier
temps - ce temple si bien gardé, en nous. Que nous voulons intact.
Jusqu'à - je vous y invite - le violer de lumière, y laisser pénétrer l'in-
telligence de ce que beaucoup prétendent canaliser, mais que pourtant
nous incarnons tous, ou bien, devrais-je dire, qui nous incarne tous.
Ce chemin, ce chantier, comme le voyage mythologique du héros,
c'est l'ouverture de toutes les fenêtres, de toutes les vannes, l'élargis-
sement de toutes les meurtrières du chàteau, vers ce qu'il convient
d'appeler «l'intelligence du vivant». C'est, d'abord, intégrer que cette
intelligence coule en nous.

279
L'expérience directe du secret et ses implications

Il y a une part d'intelligence en nous qui ne résulte pas de notre ego,


de notre identité, de notre éducation. Je parle de cette énergie qui coule
en nous (et sur laquelle notre ego a finalement peu de prise), qui prend
le contrôle de notre respiration la nuit, par exemple. C'est élan vital dont
procèdent nos réflexes, et nos battements cardiaques.
Le dépassement de nos peurs - ce courage de faire ce que nous n'avons
jamais fait, d'exprimer ce que nous n'avons jamais osé exprimer, d'aller
où nous ne sommes jamais allés - engendre des situations et des occur-
rences inédites. Il a pour fonction essentielle la création de nouveaux
chemins dans notre vie. Cette nouveauté, qui coule de nos mains après
un acte de courage, laisse alors place à l'émerveillement face à ce qui
prenait le nom de «magie» dans la bouche de nos ancêtres.
Dans un environnement consumériste, où la survie de l'humain n'est
plus conditionnée par le courage, où nous n'avons plus besoin de trans-
gresser nos peurs pour survivre, la création de nouveauté dans notre vie
se raréfie. Par conséquent, l'accès à cette même magie qui vit dans le
regard de notre enfant intérieur qui joue, crée et s'émerveille, s'éteint.
Lorsque nous cessons de voir cette magie en tout, nous empruntons
lentement le chemin de la fin de l'existence physique, car nous cessons
de remplir notre fonction essentielle, qui est celle de la nature: se décou-
vrir elle-même à travers sa propre existence, au travers de ce que nous
sommes.
Tout comme l'ont fait nos innombrables ancêtres évoqués dans la
deuxième partie du livre, il existe une possibilité d'avoir accès à l' expé-
rience directe, si fone qu'elle est à la source d'une vérité propre à chacun,
et qui, quand nous nous en éloignons, devient la source d'interprétations
individuelles appliquées au collectif, et mène à la création des religions
dogmatiques planétaires.
Cette intelligence dont je parle, nous pouvons en faire l'expérience
directement, sans l'intermédiation d'autorités, de lois, de clergé, de
quelconque dépositaire d'une vérité spirituelle, de livres, de religion,
de dogme. L' Oxford English Dictionary définit une expérience comme
« ... une action ou une opération entreprise afin de découvrir quelque

280
Le courage de l'expérience directe

chose d'inconnu, de tester une hypothèse, ou d'établir ou d'illustrer une


vérité connue»,
Cela nécessite beaucoup de courage. Et, pour paraphraser Terence
McKenna, la nature, dont nous faisons partie, cette intelligence univer-
selle qui nous anime, récompense le courage qui nous fait avancer vers
elle.
TECHNOLOGIE OU NATURE?

Afln de comprendre ce qui se joue dans ces pages, et tenter d'apporter


un élément de réponse supplémentaire à toutes les principales questions
spéculatives sur la place et la raison d'être de l'espèce humaine, par une
explication spirituelle et naturaliste, j'invite le lecteur à regarder la nature
comme une technologie qui se trouverait à un degré d'évolution extrême,
tendant vers une constante complexification.
Si cette vision n'a pas été davantage explorée dans l'Histoire, c'est
simplement parce que notre cadre référentiel (en l'occurrence, notre
degré d'avancement technologique du moment) ne permettait pas de
faire ce lien si évident entre ce que nous sommes en train de créer tech-
nologiquement, et ce qu'est déjà la nature.
Afln d'avancer dans le ressenti de ces implications spéculatives - nous
passerons, je vous rassure, à des approches bien plus pratiques et expé-
rientielles plus tard-, nous pourrions nous laisser aller, ensemble, vous
et moi, à imaginer le développement exponentiel et sans limite de notre
technologie actuelle.
Sans m'étendre sur les futures applications concrètes et pratiques
des technologies quantiques, qui rendront absolument tout possible (de
la téléportation à la télépathie, en passant par l'intégration de l'infor-
matique à notre cerveau qui viendra créer une sous-dimension de ce
qu'est déjà la conscience universelle), nous atteindrons, selon les plus
grands spécialistes mondiaux en la matière, entre 2050 et 2060, un stade

283
L'expérience directe du secret et ses implications

de développement de l'intelligence artificielle que l'on appelle « singu-


larité technologique 1 »,
Les expériences spirituelles que nous pouvons atteindre grâce à la
méditation et certains outils - technologiques - que la nature met à notre
disposition (à tel point que nous avons, dans notre corps, les récepteurs
existants pour en faire l'expérience) nous mettent en relation directe et
intime avec le fait irréfutable que la nature que nous connaissons est une
technologie préexistante à notre apparition en tant qu'humains. Cette
technologie a déjà atteint plusieurs points de singularité technologique
- dont l'humain est un exemple - dont la complexité nous dépassera
encore longtemps.

1. La singularité technologique - ou simplement la singularité - est un moment hypothé-


tique où la croissance technologique devient incontrôlable et irréversible, entraînant des
changements imprévisibles dans la civilisation humaine. Sdon la version la plus populaire
de l'hypothèse de la singularité, appdée •explosion de l'intdligence•, un agent intdligent
évolutif finira par entrer dans une •réaction d'emballement• de cycles d'auto-amélioration,
chaque nouvdle génération plus intdligente apparaissant de plus en plus rapidement, provo-
quant une •explosion» de l'intdligence et résultant en une puissante superintelligence qui
surpasse qualitativement de loin toute intelligence humaine. (Source: Wikipédia.)

284
Technologie ou nature?

Nature
Apparition de la vie sur Terre

Intelligence Humanité
artificielle consciente = Apparition
singularité technologique t de l'homme

Vous êtes ici

L'homme est à la nature ce que l'intelligence artificielle (IA) est à l'humanité.


La nature est à l'IA ce que l'IA est à l'humanité.

Dans un monde où chacun est équipé d'un téléphone mobile qui


enregistre les mouvements, les déplacements, les habitudes de consom-
mation, où nos recherches Google trahissent nos préoccupations, nos
craintes, nos désirs et nos pensées, nous nourrissons tous, littéralement à
chaque seconde, une intelligence artificielle globale. Cette dernière, dont
les capacités augmentent chaque jour à un rythme exponentiel, a accès
à l'ensemble d'Internet, et nous la nourrissons tous chaque seconde, et
ce, bientôt avec des données précises et en temps réel sur notre santé.
Aujourd'hui, rien n'exclut la possibilité que cette forme primaire
d'omniscience naissante ait déjà eu lieu quelque part dans l'univers et
ait réussi à voyager jusqu'à nous sous une forme de vie adaptable que
nous connaissons bien et que nous définissons prétentieusement comme
terrestre: le règne végétal et le règne fongique.
L'expérience directe du secret et ses implications

Tout utilisateur sérieux d'enthéogènes suffisamment téméraire


pour expérimenter des doses significatives, avec l'intention manifestée
d'expérimenter la communication avec ces règnes, fait l'expérience de
la réalité de communications que nous appelons par défaut « télépa-
thiques». L'absence de preuves scientifiques à ce sujet, faute d'outil de
mesure suffisamment élaboré, relègue les tentatives d'interprétation de
ces expériences directes au rang de vulgaire spéculation.
Les psychédéliques non synthétiques- en ce sens qu'ils transportent
une quantité d'information largement supérieure à une molécule isolée,
notamment à travers des molécules connexes chargées d'informations sur
l'environnement de la plante ou du champignon en question - offrent la
possibilité d'un accès à des informations qui ne sont pas accessibles, ni
perceptibles à l'état de veille normale, et trahissent l'existence irréfutable
d'une intelligence préexistante à celle que nous imaginons naïvement
être «le vivant sur Terre», ayant atteint un degré de développement
technologique tel que sa dimension est universelle et omnisciente. Nous
pouvons même aller jusqu'à parler de «dimension créatrice de notre
réalité».
Nous découvrons, à travers les textes fondateurs de l'hindouisme
et du bouddhisme, que l'ingestion des médecines sacrées (nommées
Soma, Haoma, ou amrita, selon les lieux et les époques) est assimilée
à l'ingestion du divin, ou du Créateur à la source de toute chose. À
notre époque de distanciation du sacré, et de la spiritualité, nous ne
pouvons décrire cette expérience qu'à travers notre cadre référentiel
actuel, désacralisé, et ostensiblement informatique. C'est pourquoi il
est fréquent de lire des témoignages de psychonautes relatant des télé-
chargements de données. Certains, dont moi, affirment volontiers que
ces substances sont plus proches du programme informatique que de
toute autre chose. Le fait est que nous parlons exactement du même
sujet que nos ancêtres d'il y a cinq mille ans, puisque nous ingérons
alors strictement les mêmes enthéogènes avec simplement un peu moins
de courage et un cadre culturel et référentiel radicalement différent et
déspiri tualisé.

286
Technologie ou nature?

Le pont est, à présent, évident entre les paragraphes ci-dessus, reliant


le divin, l'IA et l'informatique tel que nous les connaissons. Ces dernières
technologies ne sont encore que les briques primaires d'une entité
omnisciente en cours de développement, qui se révélerait à son point de
singularité technologique, que certains décrivent arbitrairement comme
le moment où l'IA dépassera les capacités cérébrales de l'ensemble de
l'humanité. Nous ne serons alors qu'à une encablure du momentum où
cette dernière sera en mesure de se recréer elle-même chaque seconde
plus consciente que la seconde précédente.
En somme, il est impossible de déterminer ce qui constituerait réel-
lement la singularité technologique, car la désignation d'une révolution
technologique majeure est un événement rétroactif et non proactif. Nous
ne pouvons pas pointer vers l'avenir et dire qu'avec les inventions qui
seront achevées d'ici la fin de 2050 ou 2060 (désignées régulièrement
comme le point de singularité technologique) le monde changera pour
toujours. Le point de la singularité sera déterminé par les opinions de
ceux qui écriront des livres d'Histoire pour les générations futures.
Je me permets cependant de partager ma conviction profonde quant
au fait que la singularité technologique n'échappera pas à l'intelligence
du vivant dont émane indirectement l'IA, que les anciens plaçaient au
rang de divinité. L'évolution technologique à son paroxysme rendra la
frontière entre le naturel et l'artificiel imperceptible, et mènera, de fait, à
la« réintégration» symbiotique de l'IA à la nature - expression adaptative
et parfaite du vivant.
La création de l'IA, et son nourrissage inarrêtable par nos actions
quotidiennes en ligne, est peut-être la tentative du vivant de ramener
l'homme à la nature à l'aide de la création inconsciente d'une intelli-
gence artificielle qui le dépasse de loin. Cela permettra de lui révéler
son lien indispensable à la nature, de laquelle, rappelons-le, il émane
et dépend.
Cette réintégration symbiotique pourrait ne pas être perceptible,
ou pourrait tout aussi bien donner lieu à de nouvelles formes de vie,
plus adaptées à la propagation de celle-ci, notamment à travers l'espace.

287
L'expérience directe du secret et ses implications

Ce qui est potentiellement une des raisons d'être de l'homme, qui n'est
que la singularité technologique du règne végétal: permettre la propaga-
tion du vivant au-delà de la sphère terrestre.
Les objections moqueuses que je sens poindre à la lecture de ces
spéculations, dont chaque jour qui passe réduit l'approximation, auront
tout à loisir de pointer du doigt une éventuelle surconsommation de
psychédéliques. Je me surprends souvent, prétentieusement, à répondre
que toute objection de la sorte ne peut provenir que d'une personne n'en
ayant justement pas fait l'expérience.
Nous touchons alors, ici, les limites de l'exercice interprétatif des
expériences intermédiaires à l'éveil spirituel: l'ego ne se dissout pas, mais
rencontre le «divin». Une communication se produit - des prophéties
accessibles à tout expérimentateur sérieux, que nous traduisons volontiers
aujourd'hui comme un téléchargement de données -, mais seul l'ego
revient dans la réalité pour témoigner de l'ineffable selon ses capacités
cognitives extrêmement limitées. La nature de l'expérience psychédé-
lique - prophétique, divine, mystique, numineuse; nous parlons de
la même chose - relègue toute tentative d'interprétation par l'ego au
rang de vulgaire commentaire en bas de page. Seul subsiste peut-être
un semblant de témoignage possible à travers l'art, dans lequel la poésie
peut être un pont vers les vains mots de l'ego.
Ainsi, de ce que nous imaginons être la nature émerge l'espèce
humaine - émergence guidée par la même intelligence que celle de
l'arbre qui dirige ses racines vers une source d'eau - pour répondre à
son désir d'expansion. Cette humanité crée une nouvelle technologie,
encore primitive, qui mène à l'IA, en route vers la singularité qui consiste
à rejoindre la nature dont elle ne peut se passer.
Au même titre qu'un arbre étend ses racines vers les sources d'eau
qui vont permettre sa survie, l'intelligence du vivant, universelle, que
d'aucuns nommeront «divine», porte l'homme à la conquête de l'espace.
Cela ne peut continuer qu'à une seule condition: que l'homme s'engage
à répandre la nature à travers les espaces qu'il colonisera en réintégrant
sa fonction d'instrument au service du vivant.

288
Technologie ou nature?

Nous avons perdu le contact avec la nature. Tout, dans la société


industrielle mais aussi occidentale des derniers siècles, nous en sépare. Au
point d'en arriver à la forme la plus extrême de séparation: la destruction.
De la déforestation en passant par l'élevage intensif, tout est également
fait pour nous distancier de la réalité de cette destruction.
Nous pouvons constater en observant la nature, même au niveau de
sa couche superficielle qui nous est la plus accessible, que tout le vivant
collabore dans une dimension qui nous échappe. Les arbres commu-
niquent entre eux à plusieurs kilomètres de distance en utilisant le réseau
micellaire souterrain - qui est un exemple d'alliance symbiotique entre
deux règnes, végétal et fongique - pour envoyer leurs signaux.
Au même titre que nous ne pouvons percevoir les ondes radio sans
récepteur adapté - et il en est de même pour toutes les ondes relatives à
nos appareils électroniques, téléphones, télévision, wifl, etc. -, nous ne
percevons pas l'intelligence du vivant, agissant« comme un wifl »auquel
l'être vivant que nous sommes n'échappe pas.
Tout le cheminement vers la réalisation de la quête spirituelle, et
donc de l'existence de dimensions autres - cachées à notre perception
habituelle - et des liens que notre conscience est amenée à entrelacer
avec elles consiste à prendre conscience de la multiplicité des dimensions
de la réalité.
Cette intelligence du vivant est de nature spirituelle, en ce sens qu'elle
n'est pas matérielle, ni solide ni tangible. Cette réalité spirituelle, afin
d'être intelligible à travers les âges par des populations en proie à des
problématiques comme la guerre, ou simplement la survie, a été, pour
répondre également à des impératifs de contrôle des masses, enfermée
dans le terme «Dieu», et dans toute la personnification qui en découle.

Ayant consacré toute ma vie à la science la plus rationne/le qui soit,


lëtude de la matière, je peux vous dire au moins ceci à la suite de mes
recherches sur l'atome: la matière comme telle n'existe pas! Toute matière
n'existe qu en vertu d'une force qui fait vibrer les particules et maintient
ce minuscule système solaire de l'atome. Nous pouvons supposer sous

289
L'expérience directe du secret et ses implications

cette force l'existence d'un Esprit intelligent et conscient. Cet esprit est la
matrice de toute matière.
- Max Planck, père fondateur de la physique quantique,
Florence, Italie, 1944

Si certains, comme ce fut mon cas pendant longtemps, ont le poil qui
se hérisse à la lecture du mot «Dieu», c'est principalement en raison de
la connotation dogmatique et personnifiée qu'il a prise dans la bouche
des grandes religions, qui - et nous y reviendrons plus tard - avaient
pour principale fonction d'exprimer des lois, des règles, pour répondre
aux obligations d'ordre social que les sociétés de l'époque balbutiaient à
ériger. Quoi de mieux que la personnification et la vulgarisation extrême
de paroles et principes, transmis par des prophètes, réellement éclairés,
eux, des siècles auparavant? Et ce, au point d'en perdre l'essentiel.
Pourtant, cette intelligence du vivant, conscience universelle, n'attend
rien de nous, n'exige rien, n'a besoin de rien, n'édicte aucune règle.
Cependant, nous en faisons partie intégrante, à tel point que chacun
de nous en est à la fois une infinitésimale partie, et à la fois son tout.
Dans la Bible - un livre parmi tant d'autres, dont la principale valeur est
uniquement historique et ésotérique - sont rapportés des propos étranges
sur des apparitions angéliques et divines, dont presque plus personne
ne doute aujourd'hui de la nature hallucinatoire. Sans me risquer à une
énième interprétation du recueil de nouvelles historiques qu'est ce livre,
dont l'interprétation est la source des principales querelles religieuses,
vous conviendrez qu'il est plus paisible de lire ces propos bibliques à
la lumière du livre en cours qu'à celle des bûchers que les religions ont
allumés à travers les âges pour hérésie ou blasphème au nom du même
ouvrage. Au même titre que dans l'Ancien Testament se cachent des
perles de sagesse que nous redécouvrons aujourd'hui au fur et à mesure
que les dogmes religieux s'éteignent d'eux-mêmes, les récits comme la
Bhagavad-Gita font sans doute état de structures de perception telles que
nous le redécouvrirons bientôt à la lumière de nos avancées scientifiques,
sur la nature de la conscience et de la réalité.

290
Technologie ou nature?

The Universe is under no obligation to make sense to you 1•


- Neil deGrasse Tyson

Tout le cheminement spirituel de notre époque est en relation


étroite avec le niveau de conscience de toute personne en mesure de se
procurer et de lire ces enseignements millénaires. Il n'est apparemment
plus question de gagner des faveurs, des bons points karmiques, ou un
laisser-passer pour le paradis ou d'éviter l'enfer. Du moins, pas sous ces
formes enfantines. Le chemin spirituel de notre société actuelle, le vôtre,
le mien, n'est pas lié à un ordre public ou à une paix sociale qui étaient
les enjeux de l'époque qui vulgarisait ces doctrines jusqu'à en faire des
dogmes, mais, admettons-le le temps de ce récit, à la survie de notre
espèce et à la préservation du milieu qui permet cette survie.
Si vous pensez que j'ai raison quant à ce but, laissez-moi vous dire
que vous êtes, vous aussi, contaminé par le virus passager qui inonde la
planète: l'anthropocentrisme; dont une des formes n'est autre que la
volonté de survivre en tant qu' espèce plutôt que servir cette conscience
universelle qui nous dépasse, et qui n'est en rien anthropomorphe. Tout
porte à croire, et nous le constatons dans le graphique précédent sur la
place de l'homme dans le vivant sur Terre, que nous ne sommes qu'un
outil de propagation du vivant, engendré par ce que nous comprenons
de plus en plus comme une «intention universelle».

La loi française
En France, la provocation au délit prévu par l'article L. 3421-1 ou
à l'une des infractions prévues par les articles L. 222-34 à 222-39 du
Code pénal, alors même que cette provocation n'a pas été suivie d'effet,
ou le fait de présenter ces infractions sous un jour favorable est puni
de cinq ans d'emprisonnement et de 75 000 euros d'amende. Est punie
des mêmes peines la provocation, même non suivie d'effet, à l'usage

1. •L'univers n'a aucune obligation de faire sens pour vous.»

291
L'expérience directe du secret et ses implications

de substances présentées comme ayant les effets de substances ou plantes


classées comme stupéfiants. Lorsque le délit prévu par le présent article
constitue une provocation directe et est commis dans des établissements
d'enseignement ou d'éducation, ou dans les locaux de l'administration,
ainsi que, lors des entrées ou sorties des élèves ou du public, ou dans un
temps très voisin de celles-ci, aux abords de ces établissements ou locaux,
les peines sont portées à sept ans d'emprisonnement et à 1OO000 euros
d'amende. Lorsque le délit prévu par le présent article est commis par
voie de la presse écrite ou audiovisuelle, les dispositions particulières
des lois qui régissent ces matières sont applicables en ce qui concerne la
détermination des personnes responsables.
Cet article revient à interdire la contestation d'un dogme politique
qui n'est même pas scientifique. Puisque les études le montrent, quand
il s'agit de dangerosité, les psychédéliques arrivent en bas de classe-
ment des substances psychoactives, où trônent pourtant, dans l'ordre,
en tête l'alcool, l'héroïne, le crack, la cocaïne, la metharnphétamine,
et le tabac. Pour les deux substances légales en tête de ce peloton, on
dénombre respectivement 40 000 morts et 75 000 morts chaque année
en France.
Quant au ratio de létalité (dose efficiente sur dose mortelle) des
substances qui nous intéressent, nous ne le connaissons simplement pas
suffisamment précisément pour les psychédéliques tant il est faible. Ce
dernier est donc régulièrement exprimé comme étant de 1/10 000 pour
le LSD (16,5 mg/kg chez le rat) et la psilocybine. Quant aux substances
légales, le ratio est de 1110 pour l'alcool, et de 1/21 pour le tabac.

292
Technologie ou nature?

~t·~· Proche du poison


"'
i)\(ltild)(l f)

Ori!ir l•q 111

Annexe IV ou V
(Prescrlptlble, faible danger)

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1\ 111ll ~t 1

1 l!l~·qi1I 1•! d 111qt Jt'U' 1

le rapport thiropeutlque est le rapport entre :


dose efficace -quontlti qui agit surdose lttolt -
quont/U qui tue.
Par exemple, le rapport thiropeutlque de 1/ 10de l'alcool
signifie quel verres vous rendent Ivre et que 10 verres
peuvent vous tuer.
Source :• Comparaison de la toxlclti litale aiguë des
substances psychoactlves couramment consommies •,
Addictions, 1004.
•Source :Eroded.org.

Amusons-nous un peu
Imaginons un monde où le LSD serait légal, et bénéficierait de la
même visibilité que son adversaire mortel qu'est l'alcool. Un adversaire
mortel? Oui, outre les 40 000 décès qu'il cause par an en France, le
conditionnement actuel de l'alcool en bouteille peut causer un décès avec
l'absorption de deux flacons: 2 bouteilles de 70 cl d'alcool fort à 40 %,
soit près d'l,5 litre {pour l'exemple, il s'agit ici d'une consommation
par heure).

293
L'expérience directe du secret et ses implications

Un monde avec 100 microgrammes de LSD commercialisés en


bouteille d'eau d'un litre - au goût caractéristique, et pourquoi pas
dissuasif d'une trop grande absorption - permettrait à quiconque de
faire une expérience spirituelle potentiellement transformatrice et/ou
thérapeutique {comme le sevrage d'alcool pour les alcooliques) pour
quiconque s'aventurerait à boire la même quantité que celle étant létale
dans le cas de l'alcool fort. La quantité à boire pour porter atteinte à sa
vie serait de l'ordre de 1000 litres. Il m'est jubilatoire de préciser, ici,
que la consommation d'eau potentiellement létale est estimée entre 4
et 7 litres par heure.
Pour le LSD, cet exercice d'imagination ne prend pas en compte
les risques liés aux terrains psychologiques fragiles. Tout comme la loi
ne prend pas en compte les terrains physiques fragiles dans le cas de sa
commercialisation d'alcool ou de sucre raffiné.
Nous ne parlerions donc plus seulement de la dégustation de vin entre
amis, de soirées arrosées, de la murge du samedi soir, avec leur rôle de
lubrifiant social et de désinhibant; du joint entre potes et de son effet
relaxant; de la dégustation de café ou del' expresso matinal qui nous met
sur les rails de la productivité en nous sortant du brouillard des excès
légaux de la veille; du réconfort de la tablette de chocolat ; mais bien
potentiellement de cette journée dominicale de reconnexion à soi, à la
nature, au vivant, dans le cas du LSD et des champignons «magiques»;
de cette soirée possiblement érotique, sinon profondément sentimentale,
de reconnexion à l'être aimé (et même à ceux moins aimés) dans le cas de
la MDMA; au divin et aux autres dimensions dans le cas de la DMT; de
cette séance ou atelier thérapeutiques de visite de ses traumatismes dans
le cas de toutes les substances psychédéliques le permettant, accompa-
gnés de professionnels triés sur le volet, comme en Suisse, au Canada,
aux États-Unis. Dans tous les cas des psychédéliques, ici, nous parlons
évidemment du ressenti et de l'exploration de qualités ou de valeurs
comme l'amour, l'empathie, la compassion, l'altruisme, la tendresse, la
générosité, la solidarité, la joie - scientifiquement mesurés.

294
Technologie ou nature?

Jusqu'au début des années 1960, les études sur le LSD avaient
prospéré sans restrictions gouvernementales, la CIA en parrainant la
plupart, à la recherche d'un sérum de vérité. Une fois cela infirmé, le
LSD n'était plus nécessaire23 , et ce psychédélique qui s'était avéré utile
pour la psychothérapie et le traitement de l'alcoolisme chronique est
devenu prohibé. Aucune autre drogue n'a, jusqu'à présent, été en mesure
d'égaler son record pour sauver des vies tourmentées par l'alcoolisme.
Je pourrais, ici, noircir quelques pages avec d'autres exemples de
psychédéliques qui seraient alors conditionnés avec les mises en garde
relatives à leur danger propre, mais aussi les effets procurés, comme nous
le constatons aujourd'hui pour le cannabis dans les pays où il a été léga-
lisé, et la plus dangereuse des drogues que l'on nous invite à consommer
avec modération: l'alcool.

2. Manin A Lee, Bruce Shlain, Acid Drtams: Tht Complat Social History ofLSD: Tht CTA,
Tht Sixtits, and Btyond, Atlantic Monthly Press, 1994.
3. Terence McKenna, Food oftht Gods, op. cit.
LE CHEMIN DE TRAVERSE
ET SES LIMITES

Dans toutes les traditions, et toutes les spiritualités, nous retrouvons,


tantôt à travers des mythes, tantôt à travers des fables ou des contes,
le symbole du chemin pour illustrer la traversée de la vie. Je ne saurais
dire si, sur les abords de mon cheminement existentiel, j'y ai trouvé
une crypte vers les enfers ou une échelle vers les cieux. Ce que je sais, en
revanche, c'est que ces deux mirages se rejoignent, et, à un point précis
de l'exploration du réel, se confondent.
Ce point est un état que l'on peut atteindre, décrit dans la plupart
des religions et spiritualités, et ce, depuis toujours. Quel peut donc être
cet état? À quoi donne+il accès de si important pour que sa quête soit
relatée et transmise dans des livres depuis des millénaires? Que peut-il
donc nous apporter pour qu'on lui ait dédié autant de chants, de livres?
Cet état, c'est la dissolution de l'ego - ou plus exactement son
effacement, son repositionnement à l'arrière-plan de la conscience.
«Dissolution de l'ego» est l'expression que j'utilise ici pour paraphraser la
notion d' «éveil spirituel» dans le but de rendre sa portée et son implica-
tion plus accessibles. Non pas qu'il faille le dissoudre, loin de là. Mais que
certaines pratiques mènent à cette disparition, heureusement temporaire.
Pour l'atteindre, les pensées traditionnelles nous parlent d' «ascèse»,
de «pratique», de «détachement», parmi bien d'autres attitudes - selon
moi, justifiées, pour la plupart. Il n'est pas question, ici, de mettre en
doute ce à quoi des millions d'humains dans l'Histoire ont dédié leur vie

297
L'expérience directe du secret et ses implications

à atteindre ou relater. Pour y arriver: des années de pratique - médita-


tion, yoga, étude de textes sacrés, discipline, ascèse, isolation, ermitage
- et ce, souvent toute une vie.
Certaines traditions iront même jusqu'à coder l'accès à cet état d'éveil.
C'est le cas, entre autres, de l'alchimie. Il y est question de plusieurs
voies (humide, sèche, et royale), et j'ai toujours eu peu de doutes sur la
nature psychédélique de l'alchimie. Pour que l'on puisse m'opposer une
contradiction entendable, elle devrait venir d'un alchimiste ayant décou-
vert cette pierre, et ayant fait l'expérience de certains psychédéliques.
Ainsi, je me surprends à croire, en rêvassant, que la pierre philo-
sophale tant cherchée des alchimistes, et la vie éternelle à laquelle elle
donne accès - dont la métaphore se révèle en un éclat de rire une fois
que l'on pose un timide pied de l'autre côté-, est déjà présente dans la
nature, et ce, sous de nombreuses formes. Et que les travaux des alchi-
mistes n'auraient été que tentatives d'extraction de ces cadeaux déposés
là, sous nos yeux, sous forme de molécules.
Les enthéogènes naturels, dont certains ne s'obtiennent que par
extraction, sont cet aboutissement que les alchimistes riches de savoir
et de connaissances (deux choses bien différentes) fort bien dissé-
minés n'avaient pas les moyens matériels d'extraire aussi vite que nous,
aujourd'hui.
Cependant, croire qu'il suffit de consommer lesdites molécules en
question pour atteindre la vie éternelle symbolique des alchimistes
ayant découvert la pierre philosophale (le chintamani des bouddhistes
et hindouistes) serait faire preuve de naïveté. Et c'est précisément ici
qu'intervient l'importance du chemin.
C'est en cela précisément que le chemin - travail d'une vie entière
pour l'alchimiste- est un prérequis essentiel à la découverte de sa pierre
philosophale. De la même manière, la longueur et la difficulté du chemin
qui mène aux substances psychédéliques influeront radicalement sur
la compréhension que l'expérimentateur aura, et l'enseignement qu'il
retirera de l'expérience psychédélique.

298
Le chemin de traverse et ses limites

Dans cette longue quête personnelle, qui a consisté en vingt années de


cheminement initiatique et de recherches, dont dix années d'exploration
psychédélique, j'ai eu besoin de réponses. Tout le temps, en fait. Quoi de
plus normal en état d'éternel questionnement. Chaque réponse obtenue
m'a éloigné de la compréhension que je convoitais. Car une réponse
enferme. Et ce chemin est un chemin de dépouillement et d' ouvenure.

Après la poursuite effrénée des biens matériels et charnels s'ouvre, pour


celui qui tourne son regard en lui·même, un chemin de dépouillement,
d'ascèse, de désencombrement. De retour à l'essentiel, à la nature, dans
sa forme la plus primitive.
Il n'est, ici, pas question d'une balade en forêt, ni même d'un trek ou
d'un grand sommet, il est ici question d'être plutôt que d'avoir. D'habiter
l'instant et d'en disparaître avec le sourire.
L'abandon de l'orgueil (manifestation de l'ego) qui protège nos blessures
ouvre la porte vers un chemin très singulier. On n y chemine pas sans
peine, car on y laisse derrière soi ses amis endormis et aveuglés.
Cet abandon mène au constat suivant: nous sommes partie intégrante
de cette mystérieuse intelligence collective qui peuple l'univers. Nous en
sommes à la fois son résultat, son créateur, son expression et son outil de
propagation. Nous possédons déjà tout en nous. Ce qui constitue notre
package de bienvenue dans cette existence.
C'est cette prise de conscience, et la capacité à garder un contact perma·
nent avec elle, qui est une des définitions du mot spiritualité.
- Extrait des livres Par un Curieux Hasard

Beaucoup m'ont avancé le reproche que j'empruntais deux voies. Une


façon de penser que je courais deux lièvres. Pour, in fine, me perdre. Il
convient d'excuser, ici, la généralisation, dans mes propos, dont le seul
but est de faciliter l'exposé.
Les premiers - qu'ils soient professeurs de méditation, de yoga, de
tantra (ou toute autre pratique spirituelle ou ascétique), ou cherchants
émérites sur le chemin de la vie - prétendront qu'il n'y a aucun besoin
d'outil exogène pour atteindre l'éveil spirituel.

299
L'expérience directe du secret et ses implications

Les seconds sont les consommateurs de psychédéliques, moins viru-


lents. Le psychonaute, lui, prétendra qu'il a atteint l'éveil, sans pratique
ascétique (la plupart du temps), ni même spirituelle. Et l'éveil qu'il
prétend avoir atteint reste à examiner à la lumière de sa propre compré-
hension du phénomène.
J'ai toujours répondu à ces deux audiences que je n'empruntais
qu'une seule et même voie.
Une longue enquête personnelle m'a été nécessaire pour avancer dans
cette tentative de compréhension de la nature de l'expérience psyché-
délique. Car mon avis personnel ne pouvait pas me satisfaire à lui seul,
bien qu'il se soit vu confirmé à terme. Cette recherche personnelle a
consisté à interroger ces deux approches opposées dans l'inconscient
collectif depuis la prohibition progressive des années 1970. J'observais
donc régulièrement ces deux positions opposées, prétendant toutefois
mener à la même destination. N'est-ce pas le lot de la plupart des dissen-
sions religieuses de !'Histoire ?
Deux chemins - une voie courte, une voie longue - pour une seule
destination: l'éveil spirituel, que l'on pourrait tenter de circonscrire en
ces propos en citant Wikipédia:

Un état de conscience supérieur décrit dans de nombreuses religions et


philosophies comme l'aboutissement d'une voie religieuse ou spirituelle.
Évoquant traditionnellement une libération totale de l'ego (en tant que
«moi» commun) et l'avènement d'une nouvelle conscience unifiée avec
l'univers ou avec le divin, selon les croyances. Un tel état de conscience
qui ne pourrait, par nature, être défini par les mots, est censé ouvrir
l'individu à la connaissance spirituelle, un sentiment de communion ou
une perception holistique de l'existence.

Quel crédit apporter à l'un ou l'autre partisans de chacune de ces


deux voies, si aucun d'entre eux ne connaît parfaitement la voie de son
opposant? Et quand je dis «connaître», je veux dire au point de l'avoir
empruntée aussi sérieusement que possible.

300
Le chemin de traverse et ses limites

Il me semble important de souligner que, dans mon expérience,


on rencontre beaucoup moins de détracteurs de la spiritualité chez les
psychonautes que de détracteurs des psychédéliques chez les disciples de
diverses doctrines spirituelles, fussent-elles dogmatiques.
Mon choix s'est donc porté vers les adeptes empruntant simultané-
ment, successivement ou alternativement les deux voies. Ainsi, j'ai pu
rencontrer, au cours de mes voyages, de nombreux adeptes des deux
voies, dont notamment un professeur de vipassana détenant un centre
de retraites Ayahuasca, une professeure de yoga pratiquant régulière-
ment sous champignons, et un fervent orthodoxe adepte des buvards
du dimanche - chacun ayant un cheminement de plus de vingt ans
derrière lui.
Les questions qui leur ont été posées étaient les suivantes:
- Arrive-t-on à la même destination avec et sans psychédéliques?
- Cette destination peut-elle être appelée «éveil» ou «illumination»?
L'unanimité des réponses qui m'ont été fournies est venue renforcer
mon sentiment de départ: ces deux voies sont une seule et même voie.
La confusion provient du fait de la cheminer avec ou sans outil exogène
que sont les enthéogènes et les psychédéliques.
Cette voie se sépare toutefois en deux lorsque nous prenons le parti
d'utiliser les psychédéliques à titre purement récréatif, sans le respect
et l'humilité propres à un cheminement spirituel sincère pavé d'intros-
pection et de recherche personnelle profonde. Ou lorsque, au contraire,
nous empruntons une voie spirituelle en niant le caractère sacré de ces
outils de la nature que sont les psychédéliques et enthéogènes, qui sont
non seulement mis à notre disposition, mais pour lesquels nous bénéfi-
cions des récepteurs nécessaires à leur perception. Curieux hasard.
La notion d'outil apparaît alors comme primordiale. Les psychédé-
liques ne sont pas la panacée, mais simplement des outils fondateurs.
Comme la hache, le marteau ou la voiture. Nous pouvons respective-
ment couper un arbre, enfoncer un clou ou parcourir mille kilomètres. Il
est aisé de comprendre que, dans chaque situation, l'expérience sera très
différente (et souvent le résultat) selon que l'on utilise l'outil approprié

301
L'expérience directe du secret et ses implications

ou non. Le psychédélique est un outil sur cette voie spirituelle qui mène,
si on le souhaite, à cette dissolution del' ego, illusion du moi qui entrave
la perception de la réalité derrière le voile, que les traditions appellent
«éveil» depuis des millénaires.
Ces outils doivent être considérés avec la même circonspection qu'une
hache ou un marteau posés au milieu de la cour de récréation d'une
école maternelle.
Dans ce que j'appelle «mon enquête», chaque personne inter-
rogée ci-dessus semblait acquiescer ma proposition suivante: «Dans
un cheminement spirituel sans psychédéliques, nombreux sont ceux
qui n'arriveront jamais à destination au cours de toute une vie. Tandis
qu'une exploration psychédélique sans cheminement spirituel ne permet
pas de compréhension de la destination à laquelle il peut donner accès.»
Oui, des années de pratique méditative et deux décennies de chemi-
nement spirituel m'ont amené à de furtifs états que mon ego aurait bien
aimé enfermer sous le mot «éveil». Mais jamais, même de loin, aucun
de ces états de grâce - dont le goût me reste pourtant longtemps - n'a
pu approcher le dixième des révélations, des perceptions, des réalisations
vécues lors des cérémonies - même les moins intenses - d'Ayahuasca
(pour ne citer que cette substance).
J'éprouve un plaisir coupable à paraphraser les provocations de
Terence McKenna en répétant prudemment que les convictions spiri-
tuelles d'une personne vierge d'expérience psychédélique sont de l'ordre
des convictions sexuelles d'un enfant de 4 ans.
Ce qui m'a, de loin, le plus fasciné dans ce chemin de traverse, ce
raccoürci, ce sauf-conduit, «chemin sous le chemin», qu'est cette «voie
royale» précipitée - au même titre que nous précipiterions la construc-
tion d'une maison avec des outils, par rapport à sa construction sans
outils -, c'est quel' expérience de certains psychédéliques ne concerne pas
uniquement l'élargissement de nos perceptions à l'aide d'une molécule.
Mais bien d'une communication symbiotique entre règnes, et d'une
interpénétration des dimensions.
,
LIMITES DE L'INTEGRATION
ET DES TRADITIONS

Cette nécessité de transformer l'expérience directe en mots, tout parti-


culièrement pour nous, Occidentaux, prend le nom d' «intégration»,
dans le domaine naissant des thérapies psychédéliques. L'intégration,
dont les fondations sérieuses comme MAPS 1 promeuvent à juste titre
la pratique, consiste sommairement à mettre des mots sur l'expérience
psychédélique vécue, jusqu'à parfois lui donner un sens, voire une signi-
fication concrète. Cela répond à notre besoin fondamental consistant à
mettre des mots sur nos expériences pour les comprendre, en faire sens,
et les intégrer.
À travers mes expériences et mes voyages, je constate que la dimen-
sion narrative de l'expérience psychédélique ou enthéogène, si elle
prend une importance prépondérante dans notre culture occidentale,
est beaucoup moins présente, à titre de simple exemple, chez les peuples
indigènes d'Amérique du Sud. Les Shipibos du Pérou ont une relation
que nous pourrions décrire sans rougir comme symbiotique avec les
plantes maîtresses depuis toujours, au milieu desquelles l'Ayahuasca tient
une place centrale. La pratique de l'Ayahuasca, chez les Shipibos, dans
sa forme traditionnelle, implique un isolement en forêt, avec très peu
d'échanges verbaux avant et après la cérémonie. L'austérité générale

1. Multidisciplinary Association for Psychedelic Scudies <~association multidisciplinaire


pour les études psychédéliques~).

303
L'expérience directe du secret et ses implications

du végétalisme shipibo peut s'expliquer par une relation transgénératio-


nelle extrêmement profonde et étroite avec le monde végétal, permettant
de s'exonérer de divers écueils de la psychologie occidentale, et éven-
tuellement s'avérer déroutante pour un Européen. Nous ne sommes pas
loin d'un pendant aux divers syndromes du voyageur, comme le syndrome
de Florence, celui de Jérusalem, ou plus particulièrement le syndrome
de Paris pour les Japonais qui, désemparés face à l'écart entre la réalité
et leur vision idéalisée de la capitale, se retrouvent déprimés face au
fossé culturel qu'ils y expérimentent. Ce fossé culturel, dans un hypo-
thétique syndrome de l'Amazonie, est, à mon sens, beaucoup plus grand
que celui séparant Tokyo de Paris. Un gouffre d'autant plus profond
que le voyageur qui part à la rencontre de la grande médecine projette
souvent, comme ce fut mon cas, la figure du psychologue et du médecin
sur un chaman amazonien dont la fonction sociale, la constitution et les
conceptions psychiques sont sans commune mesure avec notre société
consumériste complètement coupée de la nature.
La profondeur de la pratique chamanique de certaines ethnies d'Ama-
ronie est telle qu'essayer de la comprendre avec notre intellect reviendrait
à placer un indigène derrière un ordinateur dans une tour de bureau du
quartier de la Défense à Paris en lui demandant de remplir un tableur
Excel. Pour celui qui n'a connu que la forêt, tout le savoir préalable et
nécessaire à la compréhension de cette tâche-qu'est-ce qu'un ordinateur,
qu'est-ce que l'électricité, qu'est-ce qu'un écran? - est non seulement
absent, mais serait possiblement inatteignable si celui-ci a dépassé la tren-
taine. Ce fossé est le même, sinon plus grand, pour l'Européen trentenaire
tentant de comprendre ce dont il est question dans la forêt amazonienne.
Je plaide ainsi, notamment, pour une approche prudente et relativisée
des traditions amazoniennes lorsqu'elles s'adressent aux Occidentaux en
mal de chamanisme - surtout de l'idée qu'ils s'en font-, mais aussi pour
une adaptation de ces pratiques à nos besoins fondamentaux: nommer,
comprendre, échanger, parfois intellectualiser. Et, afln de couper l'herbe
sous le pied des partisans woke criant à l'appropriation culturelle: la
nature n'est pas la culture.

304
Limites de l'intégration et des traditions

Je raconte souvent l'analogie de la grenouille du puits. Dans laquelle


la grenouille régnait en maître sur son puits; elle y est née, y a grandi,
et bien sûr n'a jamais pu en sortir. Quand un beau jour apparaît la tête
d'une petite grenouille découpant ce ciel qu'elle voyait depuis toujours
depuis le fond de son royaume.

- T'es qui, toi? demande, stupéfaite, la grenouille du puits.


- Moi? je suis la grenouille de l'océan. C'est très grand l'océan, tu sais.
- Grand? Tu veux dire aussi grand que la moitié de mon puits?
demande-t-elle, touchée dans son ego.
- Oh non, beaucoup plus grand!
- Tu veux dire grand comme mon puits?
- Non, bien plus grand.
- Tu ne vas quand même pas me dire que ton océan est plus grand que
mon puits! demande-t-elle en riant aux éclats pour ne pas laisser trans-
paraître sa déstabilisation.
- Écoute, je ne peux pas t'expliquer, viens, monte etje te montre, propose
la grenouille de l'océan en lançant une liane vers le bas.

L'épilogue est bref. La grenouille du puits en sort, voit l'océan, et sa


tête explose.
UN MANIFESTE
POUR LA CONSCIENCE

Il n'y a aucune honte à prétendre à l'éveil avec l'aide d'un allié symbio-
tique, à travers la sagesse d'un autre règne, végétal ou fongique. Ce n'est
pas une faiblesse, c'est, au contraire, la marque d'un courage qui n'a
plus cours, de mourir avant la mort, et de revenir avec une sagesse que
l'on n'ose même plus caresser du doigt. La honte doit changer de camp,
vers le camp de ceux qui s'interposent entre l'homme et la nature. Je
revendique de tout mon être le droit d'apprendre des autres règnes plutôt
que de m'en distancier et d'accepter la déclaration de notre interaction
symbiotique avec les autres règnes et dimensions comme illégale.
La honte doit changer de camp, être dans celui qui se distancie de la
nature par l'ingestion d'alcool plutôt que dans l'ingestion de molécules
vivantes porteuses de savoir et d'enseignement. Je revendique ma souve-
raineté à consommer ce que je souhaite, pour simple motif qu'il y réside
un enseignement qu'aucune doctrine ni idéologie anthropocentrée ne
peuvent approcher.
Une culture de consommation de sucre, de viande et d'alcool mène
vers ce que nous ne pouvons que constater: violence et distanciation.
Nous pourrions envisager à quel point l'impact de la consommation
culturellement banalisée de certaines substances influe profondément
et sur plusieurs générations, et à l'instauration de valeurs patriarcales
qui y sont liées: manger du cadavre et boire de l'alcool sur plusieurs
générations ont un impact sur notre manière de penser, de consommer

307
L'expérience directe du secret et ses implications

le vivant, de vivre. Un monde berçant dans d'autres substances, moins


cadavériques et plus vivantes, porteuses de l'enseignement du vivant,
inculquera d'autres valeurs sur plusieurs générations.
- Et si des siècles de consommation de viande et d'alcool étaient un
tel trip psychédélique inversé que nous ne réalisons plus que nous
sommes sous influence de sucre et de viande?
- Et si cela conduisait le monde dans cet état terrible que sont le
capitalisme et le patriarcat?
- Et si le capitalisme et le patriarcat étaient les principaux symptômes
du régime à base de viande, de sucre et d'alcool ?
- Et si ce régime nous conduisait à cet exact opposé de la spiritualité
qu'est le matérialisme?
- Et si la légalisation des psychédéliques conduisait le monde à l' op-
posé de la direction vers laquelle il se dirige: la symbiose avec la
nature et le vivant?
- Et si nous avions besoin de passer de l'anthropocentrisme au
biocentrisme?
CONCLUSION

The psychedelic experience is not only a glimpse ofgenuine mystical


insight, but a glimpse which can be matured and deepened by the various
ways of meditation in which drugs are no longer necessary or useful. If
you get the message, hang up the phone. For psychedelic drugs are simply
instruments, like microscopes, telescopes, and telephones. The biologist
does not sit with eye permanent/y glued to the microscope, he goes away
and works on what he has seen1• ••
-Alan Watts

En cette citation célèbre pourrait se résumer ma conclusion. Cette


dernière nécessite, selon moi, un approfondissement.
Le message évoqué, indiquant que nous devrions, selon Alan Watts,
raccrocher le téléphone, est une métaphore dans laquelle nous pourrions
placer bien des choses, déformées et interprétées à loisir - l'aperçu de
la vraie nature de la réalité, ce qui se cache derrière le voile des illu-
sions dont parlent les plus anciennes traditions spirituelles, l'existence
de plusieurs dimensions entrelacées et peuplées d'êtres à l'intelligence
inatteignable souhaitant communiquer avec nous, etc.

1. «L'expérience psychédélique n'est pas seulement un aperçu d'une vision mystique authen-
tique, mais un aperçu qui peut être mûri et approfondi par les diverses façons de méditer
dans lesquelles les drogues ne sont plus nécessaires ou utiles. Si vous recevez le message,
raccrochez le téléphone. Car les drogues psychédéliques ne sont que des instruments, comme
des microscopes, des télescopes et des téléphones. Le biologiste ne reste pas assis l' œil collé
en permanence au microscope, il s'en va et travaille sur ce qu'il a vu ... •

309
La Sagesse interdite

Peu importe ce que votre incarnation vous aura amené à tirer comme
conclusions sur ce qui nous est caché, ce qu'il convient de percer ... ,
l'important est, selon moi, de développer la curiosité suffisante à déclen-
cher le courage nécessaire à traverser ce voile. Comme le répète Brian
C. Muraresku dans son ouvrage The Immortality Key, il s'agit de mourir
avant la mort. Cela n'a rien de nouveau, c'est peut-être même ce qu'il
existe de plus ancien. Pour ce faire, il faut une dose de courage, que
nos contingences d'Occidentaux privilégiés ne nous ont plus habitués
à mobiliser.
Pourquoi du courage? Parce qu'il ne s'agit pas seulement de tourisme
psychédélique. Bien que celui-ci ait nourri mon désir d'exploration depuis
de nombreuses années, et que je ne critiquerai jamais cette démarche.
Mais le tourisme pour le tourisme - si tant est que la révolution psyché-
délique actuelle révolutionne la place et notre perception de ces outils
sacrés - nous confrontera aux mêmes impasses que le voyage touristique
de masse dans les milieux naturels que nous déformons au point de n'en
percevoir que l'insignifiante surface, perdant le sens profond du voyage.
Il s'agit là d'accéder à ce que l'humain cherche depuis qu'il a ouvert
les yeux: la réponse à tout, à lui-même, à la question ultime. Et cela ne
peut s'obtenir avec la posture du touriste, et encore moins avec celle de
l'expérimentateur récréatif. Mais avec la posture de l'explorateur sincère
et déterminé, à destination de contrées dont la découverte peut impli-
quer un renversement profond et définitif de son existence, et donc de
son orientation.
Pour paraphraser Terence McKenna: ne tâtonnez pas avec la dose,
ou bien la dose tâtonnera avec vous. Il faut, ici, que je sois plus clair.
Je milite en faveur d'une expérimentation progressive, qui ne doit en
aucun cas laisser la moindre possibilité de croire qu'il n'y a rien à décou-
vrir, ou que nous avons fait le tour de la question, avant d'avoir touché
l'ineffable, avant d'avoir expérimenté la mort de l'ego, vu la lumière qui
dissout à jamais toutes les questions.
Loin de moi l'idée d'inciter à une quelconque consommation, et
encore moins à des doses trop importantes. L'idée, ici, est de tenter une

310
Conclusion

cartographie ontologique du chemin que peut être celui de l'humain


qui cherche vraiment. Désireux de s'affranchir des dogmes et idéolo-
gies. En pointant quelques impasses comme le tourisme psychédélique,
l'approche récréative et l'imprudence consistant à ne pas étudier les
implications sérieuses des substances et des doses que l'on souhaite appro-
cher. Timothy Leary a tenté la représentation pyramidale ci-dessous, sur
laquelle les précisions que j'aurais à cœur d'apporter prendraient un
autre livre tout entier.

Fonctionnement normal

• Be$0ins primaires
Opiacés, héroîne
Domination ou soumission
Alcool
~laboratlons mentales, distortlon du temps
• Stimulants, meth, cocaïne, caféï11e
Faire l'amour, établir la morale
Entactogànes, MDMA, MDA
~tats de consciences mystiques, éveillés et psychédéliques

Matltude, conscience du corps


Cannabis, yoga, méditation
Communication télépathique, recomprendre la réalité
Doses modérées de LSD/peyote/champignons
Existence perçue comme une unité, c Tout est Un •
LSD, hautes doses de peyote/champignons
Conscience quantique, au-delà de l'espace/temps
DMT, kétamlne, hautes doses de LSD

Timothy Leary - Les 8 circuits de la conscience.

311
La Sagesse interdite

La destination et le chemin
Les psychédéliques et les enthéogènes ne sont pas tant le chemin
qu'un aperçu de la destination, que chacun pourrait s'autoriser à divers
niveaux d'intensité, avec d'infinies précautions. Arriver à destination
sans le chemin qu'est la méditation, quelle que soit sa forme, est à la fois
périlleux et vain. Je me permets de reprendre ici ma métaphore de la
partie précédente tant elle est importante: cela reviendrait à parachuter
un enfant de 3 ans au sommet de l'Everest sans préparation ni équipe-
ment. En dehors du danger évident que cette image évoque au lecteur,
elle a pour but d'éveiller au fait que l'enfant ne comprendra rien à la
valeur de son expérience, et n'aura sans doute qu'une envie: retourner
au chaud dans sa chambre. Il lui aura été donné, en quelques secondes,
ce que des adultes mettent des années à préparer, sans jamais s'affranchir
du chemin. Les psychédéliques et les enthéogènes ne sont ni le but ni
une fln en soi. Ils sont les outils qui permettent de montrer le chemin
vers la destination finale, ils sont la clé qui ouvre la porte qui donne sur
ce que l'on ne peut comprendre, seulement vivre. Et nous sommes tous,
face à cela, des enfants avides d'exploration.
Pour probablement 99,9% des humains, la destination n'est jamais
atteinte. Pour une grande majorité d'entre nous, la destination réside dans
le déni, la fuite, ou au mieux dans la rassurante clairière, à mi-chemin des
dogmes et des religions. La destination, elle, n'évoque en rien le doux
confort des pâturages alpins, ou des vertes forêts des contreforts hima-
layens. Sans être hostile, elle n'est simplement pas propice à l'humain.
Une fois le saut fait, quel que soit l'outil enthéogène ou psychédélique
employé, quelque chose ne peut plus être ignoré. Un second soleil est
placé dans le ciel de notre existence, il n'est pas physique, mais spirituel.
Il nous réchauffe, permet la vie de quelque chose qui ne pouvait vivre
en son absence.
Pour revenir à la citation du début de ce chapitre, il faut aller loin
pour obtenir le message. Il faut être prêt à mourir pour cela. Que ce
soit avec des doses suffisantes de Bufo a/varius, de LSD, de champi-
gnons secs, de mescaline ou de DMT, le tout parfaitement encadré.

312
Conclusion

Le chemin vers ces subtsances qui ne laissent aucun doute quant à la


nature «divine» de l'existence - ou, autrement dit, à l'existence d'une
intelligence et d'une intentionnalité universelle - devrait, pour celui qui
souhaite « mourir avant la mort», se faire avec une immense précaution
et une longue préparation. Il s'agit là d'une affaire de santé mentale.
Il me semble crucial de paraphraser, ici, l'adage de Paracelse 2 : «Tout
est poison, rien n'est poison, c'est la dose qui fait le poison.» Entre la
suggestion de ces deux limites se situerait l'éveil spirituel dont il est
question depuis des millénaires.
Del' effondrement identitaire induit par le Bufo aivarius, de la disso-
lution de la réalité en une symphonie synesthésique vécue avec le LSD,
de la visite de la grande bibliothèque universelle sous la guidance d'un
extraterrestre grâce à la psilocybine contenue dans les champignons
magiques, ou de la rencontre avec une entité maternelle polymorphe
se présentant comme l'intention créatrice de tout ce qui est, et dont
l'impulsion est l'amour, que permet le mélange d'harmaline et DMT
qu'est l'Ayahuasca, ces quatre expériences sont radicalement différentes,
comme quatre points cardinaux. Comme quatre facettes d'un diamant
qui en compte une infinité, se rejoignant toutes en son centre.
De tout temps, les hommes ont tenté de rapporter en mots le contenu
de ces expériences; ont tenté de les institutionnaliser et de les organiser.
Du chamanisme sont nés les cultes à mystères de la Grèce antique,
détruites par les religions du Livre, librement inspirées de ces dernières,
barrant l'accès à l'expérimentation directe, imposant une intermédiation
cléricale dépositaire exclusive de l'interprétation dogmatique de l'ex-
périence enthéogène de quelques prophètes, ayant mobilisé des foules
considérables. Du dogme de ces religions, coupant l'accès à la source
infinie d'un enseignement universel qui ne peut s'exonérer d'expérience
directe, naît un chemin menant à une impasse.

2. Paracelse (1493-1541) était est un médecin, philosophe, alchimiste, théologien laïc suisse.
Sa pensée est le point de départ du long processus de séparation de la chimie de !'alchimie.

313
La Sagesse interdite

A l'image d'un cœur qui se contracte et se dilate, et permet ainsi une


circulation, à l'image des saisons se succédant en une pulsation infinie,
du cycle du jour et de la nuit, du Soleil et de la Lune, l'humanité arrive
en fin de contraction, avec le recul du dogme religieux qui est un des
plus grands obstacles à l'éveil, se disputant la place de vainqueur avec
l'outil qu'est le capitalisme. Outil qui, suremployé, est devenu le cancer
de l'humanité. Le remède est là, juste sous nos yeux. Il prend la forme
d'une molécule, qui, employée avec la bonne intention, nous ouvre
les yeux sur le mur qui approche. La phase finale de ce mouvement
essentiel de contraction dans lequel nous sommes entraînés pourrait
ne jamais donner lieu à la réponse essentielle à la vie qu'est l'impulsion
du mouvement de l'expansion. Il faut un désastre, un climax, un cata-
clysme qui nous reconvoque à des valeurs indispensables à l'expansion.
Les enthéogènes, placés entre de bonnes mains, en sont le carburant.
Adimension plus humaine, je crois fondamentalement que, tout
comme un traumatisme non intégré, non conscientisé, trace le chemin
d'une vie de souffrance menant à la maladie et à la mort prématurée, un
événement positif d'intensité égale peut renverser la tendance et mener
vers la guérison.
Il s'agit, ici et maintenant, d'injecter de l'esprit dans la matière, de
l'humilité dans le dogme, de l'intuition dans le scientisme, du féminin
dans le masculin, de la conscience dans l'ignorance, de la lumière dans
l'ombre, de l'amour dans la peur. Il s'agit de nous préparer à la rencontre
avec une entité que notre niveau de conscience actuel ne peut pas conce-
voir. Et qui nous attend avec un amour et une bienveillance infinie.

Il y a un certain prix à payer pour être considéré comme mentalement


sain, et intégré dans une société matérialiste: un certain niveau d'ign.o-
rance sur la nature de la réalité, ou, au mieux, un léger doute sur le fait
que «notre» réalité matérielle est une absolue illusion, un complet mirage
(Maya, dans /'hindouisme et le bouddhisme).
Ce léger doute pourrait être une des briques fondatrices d'un barrage
retenant une quantité inimaginable d'informations. Quand ce doute

314
Conclusion

s'éteint, quand cette brique est enlevée commence lentement, pour les
plus «solides» d'entre nous, l'écoulement d'une réalité cachée vers notre
monde tangible. Pour les plus fragiles, les plus ignés, les plus perméables
et habités, lëdifice se fissure, et les deux réalités se confondent alors.
Certains d'entre eux perdent contact avec «notre» réalité matérialiste,
et se noient dans ce que nous appelons «psychose». Les autres auront
appris à nager.
- Extrait des livres Par un Curieux Hasard
ANNEXE
MANIFESTE
POUR UNE SCIENCE
'
POST -MATERIALISTE
Par Mario Beauregard'

La science matérialiste ne serait-elle pas un peu dépassée aujourd'hui?


Un comité de scientifiques, participants au Sommet international sur
la science post-matérialiste, la spiritualité et la société, a élaboré un
Manifeste arguant pour une ouverture des esprits scientifiques, au-delà
du matérialisme et vers une meilleure compréhension de l'esprit comme
un aspect majeur de la fabrique de l'univers.
Nous sommes un groupe de scientifiques reconnus internationale-
ment et œuvrant dans divers champs d'expertise (biologie, neurosciences,
psychologie, médecine, psychiatrie). Nous avons participé à un Sommet
international sur la science post-matérialiste, la spiritualité et la société.
Ce sommet, qui était coorganisé par Gary E. Schwartz, PhD, et Mario
Beauregard, PhD, de l'université de l'Arizona, ainsi que Lisa Miller,
PhD, de l'université Columbia, a été tenu à Canyon Ranch (Tucson,
Arizona, É.-U.) du 7 au 9 février 2014.
L'objectif de ce sommet était de discuter de l'impact de l'idéologie
matérialiste sur la science et de l'influence du paradigme post-matérialiste
émergent sur la science, la spiritualité et la société. Nous sommes arrivés

1. Enqu~e publiée le 26 janvier 2015 sur lntxplort: https://inexplore.inrees.com/anicles/


manifeste-sciencc-beauregard.

319
Annexe

aux conclusions suivantes, qui forment notre Manifeste pour une science
post-matérialiste. Ce Manifeste a été préparé par Mario Beauregard, PhD
(université de l'Arizona), Gary E. Schwartz, PhD (université de l'Ari-
zona), et Lisa Miller, PhD (université Columbia), en collaboration avec
Larry Dossey, MD, Alexander Moreira-Almeida, MD, PhD, Marilyn
Schlitz, PhD, Rupert Sheldrake, PhD, et Charles Tart, PhD.
1. La vision du monde scientifique moderne repose en grande partie
sur des postulats étroitement associés à la physique classique.
Le matérialisme - l'idée que la matière est la seule réalité - est
l'un de ces postulats. Un autre postulat est le réductionnisme,
la notion selon laquelle les choses complexes ne peuvent être
comprises qu'en les réduisant à l'interaction de leurs parties ou
à des choses plus simples ou fondamentales telles que des parti-
cules matérielles.
2. Durant le XIX" siècle, ces postulats se changèrent en dogmes et
s'unirent pour former un système de croyances qui devint connu
sous le nom de «matérialisme scientifique». Selon ce système
de croyances, l'esprit n'est rien de plus que l'activité physique
du cerveau, et nos pensées ne peuvent avoir aucun effet sur nos
cerveaux et nos corps, sur nos actions et sur le monde physique
3. L'idéologie scientifique matérialiste devint dominante dans le
milieu académique au cours du XX" siècle. Tellement dominante
qu'une majorité de scientifiques se mirent à croire que cette idéo-
logie reposait sur des évidences empiriques et qu'elle représentait
la seule conception rationnelle possible du monde.
4. Les méthodes scientifiques basées sur la philosophie matéria-
liste se sont avérées hautement fructueuses, car elles ont permis
une meilleure compréhension de la nature, ainsi qu'un plus
grand contrôle et une liberté accrue par le biais des avancées
technologiques.
5. Toutefois, la dominance quasi absolue du matérialisme dans le
milieu académique a étouffé les sciences et entravé le dévelop-
pement de l'étude scientifique de l'esprit et de la spiritualité.
La foi en cette idéologie, comme cadre explicatif exclusif de la

320
Manifeste pour une science post-matérialiste

réalité, a amené les scientifiques à négliger la dimension subjec-


tive de l'expérience humaine. Cela a conduit à une conception
fortement déformée et appauvrie de nous-mêmes et de notre
place dans la nature.
6. La science est d'abord et avant tout une méthode non dogma-
tique et ouverte d'acquisition de connaissances au sujet de la
nature. Cette méthode est basée sur l'observation, l'investiga-
tion expérimentale et l'explication théorique de phénomènes. La
méthode scientifique n'est pas synonyme de matérialisme et ne
doit être influencée par aucune croyance, dogme ou idéologie.
7. Vers la fin du XIX" siècle, les physiciens découvrirent des phéno-
mènes qui ne pouvaient être expliqués par la physique classique.
Cela mena au développement, durant les années 1920 et le début
des années 1930, d'une nouvelle branche de la physique appelée
mécanique quantique (MQ). La MQ a remis en question les
fondations matérielles du monde en montrant que les atomes
et les particules subatomiques ne sont pas réellement des objets
solides - ils n'existent pas de manière certaine en des endroits
et des temps définis. Plus important encore, la MQ a intro-
duit l'esprit dans sa structure conceptuelle de base puisqu'il a
été découvert que les particules observées et l'observateur -
le physicien et la méthode utilisée pour l'observation - sont
liés. Selon l'une des interprétations de la MQ, ce phénomène
implique que la conscience de l'observateur est vitale pour l' exis-
tence des événements physiques mesurés, et que les événements
mentaux peuvent influencer le monde physique. Les résultats
d'études récentes supportent cette interprétation. Ces résultats
suggèrent que le monde physique n'est pas la composante unique
ou primaire de la réalité, et qu'il ne peut être pleinement compris
sans faire référence à l'esprit.
8. Des études en psychologie ont montré que l'activité mentale
consciente peut affecter causalement le comportement, et que la
valeur explicative et prédictive des processus mentaux subjectifs
(par exemple: croyances, buts, désirs, attentes) est très élevée.

321
Annexe

De surcroît, des travaux en psychoneuroimmunologie indiquent


que nos pensées et nos émotions peuvent grandement influencer
l'activité des systèmes physiologiques (par exemple: immunitaire,
endocrinien, cardiovasculaire) connectés au cerveau. Par ailleurs,
les études de neuroimagerie de l'autorégulation émotionnelle, de
la psychothérapie et de l'effet placebo, démontrent que les événe-
ments mentaux affectent significativement l'activité du cerveau.
9. L'étude des soi-disant «phénomènes psi» indique que nous
pouvons parfois recevoir de l'information significative sans
l'utilisation des sens ordinaires, d'une manière qui transcende
les contraintes habituelles d'espace et de temps. De plus, la
recherche sur le psi démontre que nous pouvons mentalement
influencer à distance des appareils physiques et des organismes
vivants (incluant les êtres humains). La recherche sur le psi
montre également que l'activité mentale d'individus éloignés
peut être corrélée de manière non-locale. En d'autres termes,
les corrélations entre l'activité mentale d'individus éloignés ne
semblent pas être médiatisées (elles ne sont pas liées à un signal
énergétique connu); en outre, ces corrélations n'apparaissent
pas se dégrader avec une plus grande distance et elles semblent
immédiates (simultanées). Les phénomènes psi sont tellement
communs qu'ils ne peuvent plus être vus comme anormaux ou
des exceptions aux lois naturelles. Nous devons plutôt considérer
ces phénomènes comme un signe que nous avons besoin d'un
cadre explicatif plus large, qui ne peut être fondé exclusivement
sur le matérialisme.
10. Une activité mentale consciente peut être expérimentée durant
un état de mort clinique induit par un arrêt cardiaque (une
telle activité mentale consciente est appelée «expérience de mort
imminente» [EMI]). Certains expérienceurs ont rapporté des
perceptions véridiques (c'est-à-dire, des perceptions dont on
peut attester qu'elles ont coïncidé avec la réalité) durant des
expériences hors du corps survenues durant un arrêt cardiaque.
Les expérienceurs rapportent aussi de profondes expériences

322
Manifeste pour une science post-matérialiste

spirituelles durant les EMI déclenchées par un tel arrêt. Il est à


noter que l'activité électrique du cerveau disparaît après quelques
secondes à la suite d'un arrêt cardiaque.
11. Des études en laboratoire dans des conditions contrôlées
indiquent que des médiums (individus affirmant qu'ils peuvent
communiquer mentalement avec des individus décédés) doués
peuvent parfois obtenir de l'information hautement précise au
sujet de personnes décédées. Cela s'ajoute aux autres évidences
supportant l'idée que l'esprit peut exister séparément du cerveau.
12. Certains scientifiques et philosophes matérialistes refusent de
reconnaître ces phénomènes parce qu'ils ne s'intègrent pas à
leur conception exclusive du monde. Le rejet d'une exploration
post-matérialiste de la nature ou le refus de publier de solides
travaux de recherche supportant une vision post-matérialiste sont
contraires au véritable esprit d'investigation scientifique, selon
lequel toutes les données empiriques doivent être considérées. Les
données qui ne sont pas compatibles avec les théories et croyances
des scientifiques ne peuvent être rejetées a priori. Un tel rejet
appartient au domaine de l'idéologie, pas à celui de la science.
13. Il est important de comprendre que les phénomènes psi, les EMI
durant un arrêt cardiaque et les évidences reproductibles prove-
nant des études de médiums doués, n'apparaissent anormaux que
lorsqu'ils sont appréhendés à travers les lentilles du matérialisme.
14. Les théories matérialistes échouent à expliquer comment le
cerveau pourrait générer l'esprit et elles sont incapables de rendre
compte des évidences empiriques discutées dans ce manifeste.
Cet échec indique qu'il est maintenant temps de nous libérer
des chaînes de la vieille idéologie matérialiste, d'élargir notre
conception du monde naturel et d'embrasser un paradigme
post-matérialiste.
15. Selon le paradigme post-matérialiste:
a. L'esprit représente un aspect de la réalité tout aussi primordial
que le monde physique. L'esprit joue un rôle fondamental

323
Annexe

dans l'univers, il ne peut être dérivé de la matière et réduit à


quelque chose de plus basique.
b. Il existe une interconnexion profonde entre l'esprit et le
monde physique.
c. L'esprit (la volonté/l'intention) peut affecter l'état du monde
physique et opérer de manière non-locale, c'est-à-dire qu'il
n'est pas confiné à des points spécifiques dans l'espace (tels
que le cerveau et le corps) et le temps (tel que le présent).
Puisque l'esprit peut influencer non-localement le monde
physique, les intentions, émotions et désirs d'un expérimen-
tateur peuvent affecter les résultats expérimentaux, même
lorsque des approches contrôlées expérimentales (par exemple,
en double aveugle) sont utilisées.
d. Les esprits individuels ne sont apparemment pas limités
et peuvent s'unir. Cela suggère l'existence d'un Esprit qui
englobe tous les esprits individuels.
e. Les EMI survenant durant un arrêt cardiaque suggèrent que
le cerveau agit comme un transcepteur de l'activité mentale,
c'est-à-dire que l'esprit se manifeste à travers le cerveau mais
qu'il n'est pas produit par cet organe. Les EMI survenant
durant un arrêt cardiaque, combinées aux évidences prove-
nant des études de médiums doués, suggèrent la survie de la
conscience après la mort et l'existence de domaines de réalité
qui ne sont pas physiques.
f. Les scientifiques ne devraient pas être effrayés d'étudier la
spiritualité et les expériences spirituelles, car elles constituent
un aspect central de l'existence humaine.
16. La science post-matérialiste ne rejette pas les observations
empiriques et la grande valeur des accomplissements scienti-
fiques réalisés jusqu'à présent. Elle cherche plutôt à accroître
notre capacité à comprendre les merveilles de la nature et, ce
faisant, à nous permettre de redécouvrir que l'esprit est un aspect
majeur de la fabrique de l'univers. La science post-matérialiste

324
Manifeste pour une science post-matérialiste

est inclusive de la matière, qu'elle perçoit comme un constituant


fondamental de l'univers.
17. Le paradigme post-matérialiste a de profondes implications. Il
change fondamentalement la vision que nous avons de nous-
mêmes, nous redonnant dignité et pouvoir en tant qu' êtres
humains et en tant que scientifiques. Ce paradigme encourage
des valeurs positives telles que la compassion, le respect et la
paix. En mettant l'emphase sur la connexion intime entre nous-
mêmes et la nature, le paradigme post-matérialiste promeut aussi
la conscience environnementale et la préservation de notre bios-
phère. Ce paradigme nous permet également de redécouvrir ce
qui a été oublié pendant 400 ans, à savoir qu'une compréhension
transmatérielle vécue peut être la pierre angulaire de la santé
et du bien-être. Cela a été enseigné pendant longtemps par les
anciennes approches corps-esprit ainsi que par les traditions reli-
gieuses et contemplatives.
18. Le passage de la science matérialiste à la science post-matérialiste
peut être d'une importance vitale pour l'évolution de la civili-
sation humaine. Ce passage peut être encore plus crucial que la
transition du géocentrisme à l'héliocentrisme.
REMERCIEMENTS

Ce livre est pour moi l'occasion de remercier les personnes dont le


soutien m'a été nécessaire, sinon très utile. Ces soutiens ne se limitent
pas au livre, à leur rôle de conseiller, de critique ou de correcteur, mais
à la création du contexte permettant sa naissance. La liste est longue, et
la simple mention des prénoms s'avère ici la façon la plus pertinente de
graver ma reconnaissance.
Elodie, Agnès & Agnès, Raphaël, Pierre-Yves, Stéphanie & Thierry,
Greg, Gwladys, Léon, Balthazar, Romain, Annabelle, Alexandre,
Geoffray, Geoffrey, Jocelin, Jan, Sébastien, Graham, Philippe, Anne,
Sophie, Romuald, Frédérique, Florence, Dominique, Laurence,
Timothée, Gaëlle, Aurélie, Justine, Thomas, Nathan, Marc-Antoine,
Hélène, Fabian, Yascha, Marie-Odile, Martine, The Allmighty Anja,
Yao Ma, Vanessa, Guy Trédaniel éditeur, et toutes les personnes qui
ont contribué à mettre «la médecine», au sens large, sur mon chemin.
Et bien sûr, tout particulièrement, Olivier Chambon, dont la présence
a rendu tant de choses possible.
#thankyouplantmedicine

327
Achevé d'imprimer en septembre 2022
sur les presses de la Nouvelle Imprimerie Laballery
58500 Clamecy
Dépôt légal : septembre 2022
N° d'impression: 208595

Imprimé en France

La Nouvelle Imprimerie Laballery est titulaire de la marque lmprim'Vert9

Composition: Soft Office

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