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Mallarme Margel Crise
Mallarme Margel Crise
Mallarme Margel Crise
Serge Margel
Belin | « Po&sie »
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Serge Margel
Ouverture*
La question n’est pas simple, néanmoins la question est posée. Qu’appelle-t-on lit-
térature ? Mais à vrai dire, qui pose cette question, qui parle de littérature, ou de la lit-
térature, lorsqu’elle se voit, comme ici, dans le texte de Mallarmé, soumise au jeu du
aussi, qui sont surtout les conditions de sa disparition, de sa mort, ou son tombeau. Et
si l’on peut alors parler d’une coupure « mallarméenne », c’est là sans doute qu’il faut
en situer l’enjeu. Entre l’émergence de la littérature et sa disparition. Elle n’apparaît
comme question, que pour aussitôt disparaître dans son propre questionnement. Dès lors
qu’elle existe, la littérature n’existe plus. Et dès lors qu’elle n’est plus, c’est alors qu’il
n’y a plus que littérature. C’est alors qu’elle se révèle n’être plus, ou n’avoir jamais rien
été d’autre que le fantôme de soi-même. Toute la modernité peut se réduire dans l’énoncé
d’un tel paradoxe. Plus encore, tout le criticisme rationnel des Modernes doit se définir
à l’horizon paradoxal d’une telle « crise de la littérature ». Un crise sans précédent, qui
fait parler la littérature depuis son lieu fantôme, l’ouvrant sur son propre tombeau, ou
déployant Le Livre du Néant.
La crise du vers
§1 – « La littérature ici subit une exquise crise, fondamentale./ Qui accorde à cette
fonction une place ou la première, reconnaît, là, le fait d’actualité : on assiste, comme
finale d’un siècle, pas ainsi que ce fut dans le dernier, à des bouleversements ; mais,
hors de la place publique, à une inquiétude du voile dans le temple avec des plis signi-
ficatifs et un peu sa déchirure./ Un lecteur français, ses habitudes interrompues à la mort
de Victor Hugo, ne peut que se déconcerter. Hugo, dans sa tâche mystérieuse, rabattit
* Tous les textes de Mallarmé cités dans cette étude, vont aux Œuvres complètes, édition présentée, établie et annotée
par Bertrand Marchal, « Bibliothèque de la Pléiade », Gallimard, vol. I, 1998, vol. II, 2003.
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toute la prose, philosophie, éloquence, histoire au vers, et, comme il était le vers per-
sonnellement, il confisqua chez qui pense, discourt ou narre, presque le droit à s’énon-
cer. Monument en ce désert, avec le silence loin ; dans une crypte la divinité ainsi qu’une
majestueuse idée inconsciente, à savoir que la forme appelée vers est simplement elle-
même la littérature ; que vers il y a sitôt que s’accentue la diction, rythme dès que style.
Le vers, je crois, avec respect attendit que le géant qui l’identifiait à sa main tenace et
plus ferme toujours de forgeron, vînt à manquer ; pour, lui, se rompre »1.
La question se pose, ici. Qu’en est-il de la littérature, dès lors qu’elle est en crise ?
« La littérature ici subit une exquise crise, fondamentale ». C’est donc bel et bien une
question qui se pose, dans cette crise, un questionnement, une recherche, une requête,
une demande. Se dit exquis, ce qui est recherché, non seulement au sens d’un art du raf-
finement, mais aussi de la quête. Exquaere, cela veut dire questionner, s’enquérir, ou
chercher à découvrir, comme on recherche la vérité, un coupable ou un crime. Et en ce
sens, cette crise, exquise, est un bouleversement qui fait subir à la littérature son propre
questionnement. Non seulement la littérature devient une question : « qu’est-ce que la
littérature ? » ou « qu’appelle-t-on littérature ? », ou encore, comme l’écrit Mallarmé :
« Quelque chose comme les Lettres existe-t-il?»2 – une question qui n’aura cessé, depuis,
de circonscrire jusqu’au jour d’aujourd’hui le champ même de la littérature, son hori-
zon de sens comme fiction et son discours critique. Il faudrait d’ailleurs longtemps s’at-
tarder sur le terme de « critique », de « lecture critique », né lui aussi, comme un rejeton
du poème »3, ses lois de construction, ses relations internes, ses ressources, ses fonde-
ments, son souterrain, voilà ce qui devient une question, pour la littérature, ou plus
encore, qui met en question l’idée même de littérature.
On le voit bien, les différents énoncés de la question portent toujours sur « l’exis-
tence » de la littérature, ses conditions et ses modalités. Et Mallarmé d’ailleurs y répond :
« Oui, que la Littérature existe et, si l’on veut, seule, à l’exception de tout »4. Or, ce qui
existe de la littérature, ce n’est pas le monde, le tout ou la réalité. Qu’il n’y ait que la
littérature, qui existe, ne veut pas dire que tout ne soit que littérature, ni même qu’il y
ait partout de la littérature, du discours, du récit, une narration ou une fiction. L’existence,
ici, ne dépend d’aucune référence explicite, d’aucune réalité préalable, préétablie, ou
simplement postulée, ni même d’une auto-référence, d’une réflexion interne et théma-
tique de la littérature sur elle-même, reproduisant par là, du dedans, l’ordre des référen-
tialités. Bien autrement, ce qui existe pour Mallarmé, ou ce qui fait que la littérature
existe seule, c’est la force d’un jeu, qui produit l’Idée, ou notion pure : « À quoi bon la
merveille de transposer un fait de nature en sa presque disparition vibratoire selon le
jeu de la parole, cependant ; si ce n’est pour qu’en émane, sans la gêne d’un proche ou
concret rappel, la notion pure »5. Ce qui existe, à l’exception de tout, c’est la notion,
mais pure. Non pas le sens, le signifié ou le concept, non pas ce que veut dire un texte,
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cré aux fictions, sa virtualité ». Lorsqu’une phrase ou un mot fait quasiment disparaître
un fait en vibration, ce qui en émane de notion pure, ce n’est donc pas le concept, le
sens, ou le signifié, ni la simple sonorité signifiante du mot, ou de la phrase, mais la vir-
tualité d’un « jeu de la parole ».
Une notion devient pure, par conséquent, non pas en exprimant l’essence d’une chose,
mais lorsqu’elle met en scène le jeu verbal de la transposition, par lequel la diction peut
retrouver sa virtualité, son rêve, son chant, sa danse, ou sa musique. Et en ce sens, ce
qu’il y a de pur dans la notion d’une chose, c’est le jeu lui-même, ou l’opération poé-
tique, que Mallarmé décrit par « la nécessité constitutive d’un art consacré aux fictions ».
Nous sommes alors bien loin d’un prétendu idéalisme de Mallarmé, son hégelianisme
sauvage de l’Idée3. Qu’il ait été fasciné par Hegel, qu’il l’ait lu, ou ses « représentants
français » de l’époque, c’est une chose, qu’il faut certes considérer avec soin, mais c’est
une chose qu’il faut encore soumettre elle-même à cette « nécessité constitutive » de la
transposition, c’est-à-dire de la fiction. Car finalement, pour Mallarmé, l’existence de
la littérature ne dépend pas d’une essence idéale, mais d’un jeu virtuel, qu’est la Langue,
« instrument de la fiction »4. Il ne s’agit pas de construire l’idéalité d’un sens, qui contient
l’ensemble des propriétés d’un objet, ou d’un thème, qui rassemble les diverses occur-
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rences d’un mot, mais de reconstituer la virtualité d’un jeu, qui révèle les transpositions
de la Langue. Et c’est bien là, dans ce déploiement des virtualités, que la littérature
existe, « seule, à l’exception de tout », sans fait ni essence, sans référence et sans image.
Or, c’est là aussi que la littérature « subit une exquise crise, fondamentale ». Une crise
qu’il faut penser aux deux sens du terme. D’un côté, elle concerne les fondements, ou
ce qui fonde la littérature dans son existence, donc dans ce jeu des virtualités verbales.
De l’autre, cette crise provoque un dévoilement, ou le déploiement des plis d’un voile,
qui recouvre le champ de la littérature, comme on protège l’accès d’un temple. « Qui
accorde à cette fonction [de crise] une place ou la première, reconnaît, là, le fait d’ac-
tualité : on assiste, comme finale d’un siècle, pas aussi que ce fut dans le dernier, à des
bouleversements ; mais, hors de la place publique, à une inquiétude du voile dans le
temple, avec des plis significatifs et un peu sa déchirure ». Cette crise est un boulever-
sement. Non pas un simple renversement, une inversion, mais un retournement, ou le
mouvement d’un retour qui forme une boule, une sphère, un cercle. Rien n’explose, ni
n’éclate au-dehors, dans le monde, par cette crise, mais il y a «hors de la place publique»,
comme quelque chose qui s’agite au-dedans, dans ce voile de littérature, ce monument,
cette mémoire, cette histoire ou cette tradition. Un bouleversement, qui inquiète le voile,
dit Mallarmé, qui en menace le voilement donc, tout ce qui protège l’arche, le taber-
nacle, et tient séparé la crypte, l’accès au secret, à l’énigme, au mystère dans les Lettres.
dévoile donc, ou se déploie dans le sens même des plis du voile. Il faut aller dans le sens
des plis, les lire dans le bon sens, puisqu’ils indiquent eux-mêmes, ou sont eux-mêmes
le sens du bouleversement. Il y a quelque chose du pli qui se joue dans l’existence même
de la littérature. C’est le pli d’un bouleversement qui révèle la littérature, comme le pli
des pages dans un livre, qui déploie son secret, ou lui révèle que son secret c’est de
n’être que vers, versum, ou ligne : « dans une crypte de la divinité ainsi d’une majes-
tueuse idée inconsciente, à savoir que la forme appelée vers est simplement elle-même
la littérature ; que vers il y a sitôt que s’accentue la diction, rythme dès que style ». La
littérature, c’est le vers, ce qui accentue la diction. L’accent, le rythme, la cadence, la
danse aussi, et le chant, surtout, forment donc autant de transpositions verbales de la
diction, de la littérature elle-même, ou de la Langue pensée comme fiction. Et ce qui
s’y bouleverse, silencieusement, « hors de la place publique », c’est un retournement
interne du vers. Comme jamais dans l’histoire, le vers se bouleverse, le vers se renverse,
mais au-dedans. « On assiste, comme finale d’un siècle », à une mutation interne du vers,
qui se rompt, se déchire, et tout à la fois se déploie en révélant sa crypte.
« J’apporte en effet des nouvelles. Les plus surprenantes. Même cas ne se vit encore./
– On a touché au vers »1. Comme le voile du temple se déchire, dans le sens du pli, le
mouvement du vers se rompt, dans le sens du rythme. Et comme la déchirure du voile
révèle l’arche du temple, la rupture du vers libère la diction, ou la littérature, comme
accent porté au discours. Or, l’événement d’une telle rupture, qui ouvre le vers rompu,
ou prose, prosa oratio, prorsum, pro vorsum (versum), le « discours qui va en ligne
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droite », semble conduit, annoncé, proclamé par la mort de Victor Hugo, ce temple, ce
monument, qui est lui-même, dit Mallarmé, le vers personnellement : « Un lecteur fran-
çais, ses habitudes interrompues à la mort de Victor Hugo, ne peut que se déconcerter.
Hugo, dans sa tâche mystérieuse, rabattit toute la prose, philosophie, éloquence, his-
toire au vers, et comme il était le vers personnellement, il confisqua chez qui pense, dis-
court ou narre, presque le droit à s’annoncer. Monument en ce désert, avec le silence
loin […]. Le vers, je crois, avec respect attendit que le géant qui l’identifiait à sa main
tenace et plus ferme toujours de forgeron, vînt à manquer ; pour, lui, se rompre ».
Le vers, le rythme, la cadence, c’est-à-dire la littérature elle-même, attend la mort de
Victor Hugo. Il y a de l’attente dans le vers, donc, qui le force ou lui exerce une pres-
sion, une tension, comme une résistance, distante, respectueuse, à l’endroit du « géant
qui l’identifiait à sa main tenace ». Le vers attend que tout ce qui l’identifie, tout ce qui
l’approprie, le définit, le désigne, le préserve aussi, ou le maintient, sous le nom propre
d’Hugo, « vînt à manquer ; pour, lui, se rompre ». Par la mort d’Hugo, le vers attend sa
propre rupture. Or, ce que le vers attend, pour se rompre, est déjà là, déjà contenu dans
le vers, ou « ce qui accentue la diction ». Je dirais même que c’est ce qui accentue la
diction qui attend la rupture du vers, qui tend la ligne, dans la mort du géant, du monu-
ment, ou du gardien du temple. Il y a donc de l’attente dans cette accentuation, cet accen-
tus, ce chant adressé (ad cano), ou cette « presque disparition vibratoire selon le jeu de
la parole ». Ce n’est donc pas la mort d’Hugo, comme telle, qui s’attend ou se prépare,
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accéder, sans passer par ce jeu des virtualités verbales qui travaillent au dedans de la
ligne, du vers, de l’accent, qui préparent en quelque sorte sa rupture à venir. « Toute la
langue, ajustée à la métrique, y recouvrant ses coupes vitales, s’évade, selon une libre
disjonction aux mille éléments simples ; et, je l’indiquerai, pas sans similitude avec la
multiplicité des cris d’une orchestration, qui restent verbales./ La variation date de là :
quoiqu’en dessous et d’avance inopinément préparée par Verlaine, si fluide, revenu à de
primitives épellations./ Témoins de cette aventure, où l’on me voulut un rôle plus effi-
cace quoiqu’il ne convienne à personne, j’y dirigeai, au moins, mon fervent intérêt, et il
se fait temps d’en parler, préférablement à distance ainsi que se fut presque anonyme »1.
La variation du vers date de cette rupture verbale, « libre disjonction », « multiplicité
des cris ». Elle se révèle à la mort d’Hugo, tout en vibrant déjà chez Verlaine : « en des-
sous et d’avance inopinément préparée par Verlaine ». Inopinément, c’est-à-dire sans
qu’on puisse s’y attendre, sans prévisions, sans projections, sans pouvoir dire à l’avance
ce qui va arriver. Verlaine n’a pas voulu produire de crise, ni n’a souhaité qu’à la mort
d’Hugo, le vers se rompe, mais il n’a fait que fluidifier le vers, ou l’aérer. Verlaine, c’est
le vers fluide, le vers flux, le vers qui coule, qui roule, qui rampe, en préparant sa rup-
ture. C’est un écoulement, qui, comme dans Sagesse, « revenu à de primitives épella-
tions », nomme successivement les lettres des mots qui composent la ligne. La fluidité
de Verlaine, c’est de prendre la ligne à la lettre, mais contre toute attente, pour la lais-
ser se rompre elle-même, ou sur elle-même. En somme, Verlaine n’aura fait que lais-
nément, ni Hugo, qui le révèle en mourant, mais c’est sans doute Mallarmé « lui-même »
– « témoin de cette aventure ». Témoin « anonyme », cependant, ou presque, « préféra-
blement à distance », pour jouer ce rôle qui « ne convient à personne ». Mallarmé, lui,
c’est le témoin, qui dit devant la crise, à ce « lecteur français, ses habitudes interrom-
pues à la mort de Victor Hugo » : « il se fait temps d’en parler ».
§3 – Devant la crise du vers, Mallarmé est le témoin d’un certain paradoxe. D’un côté,
le vers se libère d’une orthodoxie ancestrale, instaurant par là une rupture encore jamais
vue dans l’histoire : « Le remarquable est que, pour la première fois, au cours de l’histoire
littéraire d’aucun peuple, concurremment aux grandes orgues générales et séculaires, où
s’exalte, d’après ce latent clavier, l’orthodoxie, quiconque avec son jeu et son ouïe indi-
viduels se peut composer un instrument, dès qu’il souffle, le frôle ou frappe avec science ;
en user à part et le dédier aussi à la Langue »2. Le vers libre, ou libéré, rompu, la ligne
aérée, fluidifiée par Verlaine, lui, le vers même, comme déjà le thyrse de Baudelaire, ou
poème en prose, ne relève plus de cette métrique orthodoxe, séculaire, collective, géné-
rale. Les grandes orgues, au « clavier latent », ont disparu, et désormais chacun peut com-
poser son propre instrument. Or, cette variation du vers, ou ce bouleversement, ne consiste
pas à créer un instrument, pour en jouer, mais c’est bien l’inverse qui est vrai: «quiconque
avec son jeu et son ouïe individuels se peut composer un instrument ». C’est le jeu même
des virtualités du discours qui compose, individuellement, un nouvel instrument, comme
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« instrument de la fiction », ou Langue. Aussi, cet instrument n’est-il plus produit pour
jouer, ou pour être joué, mais il est lui-même produit par le jeu de la parole, qui se dédie
à la Langue : « en user à part et le dédier aussi à la Langue ».
Le jeu des virtualités verbales, en libérant le vers de toute orthodoxie, métrique ou
versification officielle, crée un instrument, fictif, immatériel, une opération poétique,
qui rapporte ou articule la parole, le discours ou la diction, à la Langue elle-même.
Accentuer la diction, adresser le chant du discours, ou rythmer la cadence, c’est déjà
rapporter la parole à la Langue. C’est la donner, la consacrer, la soumettre aussi au pou-
voir de la Langue, à sa fiction, mais dans le but de travailler le défaut des langues :
« – Seulement, sachons n’existerait pas le vers : lui, philosophiquement rémunère le
défaut des langues, complètement supérieur »1. Il ne s’agit pas pour le vers, qui attend
sa rupture, de corriger ces défauts, mais d’en rétribuer le don, le munus, le cadeau, le
présent, autrement dit de trouver une compensation, ou une récompense, aux raisons de
sa propre existence. Si les langues n’étaient pas en défaut, défaillantes ou imparfaites,
si elles n’étaient pas déterminées de l’intérieur par un horizon d’obscurité, de Nuit ou
de Néant, dit Mallarmé, donc si elles-mêmes comportaient ce pouvoir absolu de tout
dire, si elles n’étaient au fond que vouloir-dire, ou transmission de sens, plus encore, si
elles étaient réellement conditionnées par l’esprit pour en exprimer les intentions, alors
il n’y aurait pas de vers, ni même de littérature. Et c’est pourquoi justement le vers peut
se penser comme une ligne parfaite, non qui corrige les langues, mais qui en rémunère
des langues, qui ouvre la ligne sur l’infinité de la Langue, ou qui agence la ligne, le
rythme, l’accent, comme un faisceau de relations, une vibration ou un enchevêtrement
infini de plis entre les langues et la Langue.
Or, cette libération de la ligne, ou du vers, cette « libre disjonction », individuelle,
donnée à quiconque sait jouer « avec science », c’est aussi paradoxalement la dispari-
tion de l’auteur, du poète, de l’individu jouant des imperfections de sa langue. « L’œuvre
pure implique la disparition élocutoire du poète, qui cède l’initiative aux mots, par le
heurt de leur inégalité mobilisés ; ils s’allument de reflets réciproques comme une vir-
tuelle traînée de feu sur des pierreries, remplaçant la respiration perceptible en l’ancien
souffle lyrique ou la direction personnelle enthousiaste de la phrase » 2.
Pour Mallarmé, entre « l’œuvre pure » ou livre idéal 3, livre à venir, dirait Blanchot,
et « ligne parfaite », vers libre, libéré ou rompu, il n’y a qu’une extension de la lettre,
une expansion, plutôt : « Le livre, expansion totale de la lettre, doit d’elle tirer, directe-
ment, une mobilité et spacieux, par correspondances, instituer un jeu, on ne sait, qui
confirme la fiction » 4. Le livre parfait ou l’œuvre pure, c’est quelque chose de la lettre,
qui s’étend, s’expand, se déploie, ou déploie sa fiction. Chaque lettre de l’alphabet
contient, cryptés, cachés, comme une énigme de la Langue, un flux de virtualités, une
multiplicité de plis signifiants, qui vibrent en mots, en phrases, en paroles. Et le livre
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Le poète, disparu, « cède l’initiative aux mots, par le heurt de leur inégalité mobili-
sés ». Ce sont les mots qui ont l’initiative, qui commencent, qui commandent, qui déci-
dent, ouvrant par là l’espace linéaire du texte. Ce sont eux qui dictent l’élocution du dis-
cours, qui donnent voix aux paroles, ce sont eux qui font jouer les virtualités verbales
de la lettre. Mallarmé dit que les mots, désormais, sont mobilisés « par le heurt de leur
inégalité ». Affectés, appelés, convoqués, à l’état initial, ou poste de commande, les mots
le sont par la force d’un heurt, d’un coup, d’un choc réciproque, dû à leur propre inéga-
lité. Ce qui les affecte à dicter la parole, à diriger le discours, en lieu et place du poète,
ou voix d’auteur, est produit non par le jeu des différents traits caractéristiques d’un
sens ou d’un son, d’un signifié ou d’un signifiant, mais par le heurt de leur inégalité, la
percussion vibratoire des valeurs propres au mot, le rythme, l’accent, le ton. Certes, un
mot est un signe, qui signifie donc, qui adresse quelque chose à quelqu’un, qui commu-
nique une intention, un message, une idée ou la volonté d’un sujet, d’un auteur, d’un
poète, mais c’est aussi, on le verra, avant tout, une ligne, qui vaut en rythme, en rime,
une ligne qui chante quelque chose de la lettre, ses plis ou virtualités, qui règle la cadence
d’une langue en fonction des jeux de la Langue, ou encore qui rapporte la Langue à son
univers de fiction.
Le mot-signe, pour un art sémiotique, fait de sens, de messages et de codes, le mot-
ligne, pour un art poétique, acte, ou opération fictive, fait de rythmes, distribution réglée
des intervalles de temps, d’accents, ou répartition cadencée des adresses du chant. L’acte
poétique est une régulation, qui mesure ce qui vaut rythme dans la ligne, ou vers, et non
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ce qui fait sens dans le signe. Et c’est là que l’auteur disparaît, cédant l’initiative aux
mots, mobilisés non plus par le jeu des différences du signe, toujours déterminé selon
les lois référentielles d’un sujet, mais par le jeu virtuel de la ligne, du vers, ou littéra-
ture, qui ouvre un espace de fiction entre la lettre et le livre. Ainsi convoqués, les mots
riment, se régulent et se mesurent les uns aux autres : « Similitudes entre les vers, et
vieilles proportions, une régularité durera parce que l’acte poétique consiste à voir sou-
dain qu’une idée se fractionne en un nombre de motifs égaux par valeur et à les grou-
per ; ils riment : pour sceau extérieur, leur commune mesure qu’apparente le coup final »1.
Encore la question des valeurs, et de la vibration. Ce qui fait rythme, dans le mot,
vaut pour l’esprit, « centre de suspens vibratoire ». Trois termes forts, ici, pour désigner
l’esprit : le centre, la suspension, la vibration. Le centre, c’est moins le point milieu d’un
cercle, la source ou l’origine qui produit la signification d’un mot, que le lieu où se joue,
se produit comme sur scène, la vibration du mot. Un lieu « de suspens vibratoire », un
lieu d’indécision, d’indétermination, un lieu indécidable, mais réglé cependant, rythmé,
cadencé, où la mobilité des mots tout à la fois s’arrête et s’attend. Le mouvement vibra-
toire, où « les mots, d’eux-mêmes, s’exaltent à mainte facette », maint pli virtuel aussi,
vaut pour l’esprit comme une suspension. Quelque chose s’arrête, s’interrompt, et s’at-
tend, s’anticipe, pour l’esprit, dans le suspens vibratoire du mot. Et ce qui se suspend,
émerge de l’interruption, émane de la disparition, ou simplement ce qui vibre, c’est le
déploiement de la ligne contenue virtuellement dans chacune des lettres, qui composent
le mot. Ce déploiement virtuel, cette vibration de la lettre, ou cette fiction, révélés par
« de primitives épellations », selon Verlaine, Mallarmé le nomme la « mobilité » du mot,
« ou principe, étant ce qui ne se dit pas du discours ». Il y a du mouvement dans le mot,
du rythme, du chant, qui non seulement ne veut rien dire, ou ne fait pas sens, qui ne
donne pas sens au discours, mais ce mouvement, mobilité ou principe, surtout ne pro-
vient pas du discours. Il s’agit donc d’une mobilité ni signifiante ni même insignifiante,
qui ne dit rien, n’exprime rien, qui n’est soumise à l’impératif d’aucune expression sub-
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jective, ou représentation, à vrai dire qui ne relève même pas du signe, où le sens s’ar-
ticule au son, comme le signifié au signifiant, mais de la ligne, du vers, où se déploient
les virtualités de la lettre.
« Le vers qui de plusieurs vocables refait un mot total, neuf, étranger à la langue et
comme incantatoire, achève cet isolement de la parole : niant, d’un trait souverain, le
hasard demeuré aux termes malgré l’artifice de leur retrempe alternée en le sens et la
sonorité, et vous cause cette surprise de n’avoir ouï jamais tel fragment ordinaire d’élo-
cution, en même temps que la réminiscence de l’objet nommé baigne dans une neuve
atmosphère »1. Le vers, la ligne parfaite, peut refaire de plusieurs vocables un « mot
total ». La perfection de la ligne, c’est la réfection même du mot. Un mot total, neuf, dit
Mallarmé. Non pas un mot qui contient tous les mots, un mot qui pourrait dire tous les
mots, exprimer le vouloir dire de tous les autres mots, comme on a pu parler d’une
langue des langues. Ni même un mot dont on pourrait épuiser tous les sens, par l’ana-
lyse, la critique, ou classification. Il s’agirait, bien autrement, d’un mot qui se refait à
la mesure de sa mobilité, ou se parfait au fur et à mesure que se révèle ses plis, déployant
sa ligne virtuelle. Et en ce sens, le mot total, c’est le mot totalement virtuel, c’est le mot
qui fait vibrer l’infinité de ses plis, ou déploie tous les plis de sa propre virtualité.
Autrement dit, c’est ce jeu de la fiction, qui produit une transposition vibratoire, du mot
comme de la chose, du sens et de la sonorité. Mais Mallarmé dit plus encore. Par cette
réfection, le vers rend le mot « étranger à la langue ». Un mot qui ne parle plus dans sa
se transpose, par l’opération poétique, réfection, régulation, qu’exerce sur le mot la ligne
parfaite. Et c’est en quoi se définit justement la fiction : une opération de la Langue,
qui rend toute langue étrangère à elle-même.
Le vers produit un effet de surprise : « vous cause cette surprise de n’avoir ouï jamais
tel fragment ordinaire d’élocution ». C’est évident, ce qui suspend la vibration d’un mot
surprend l’ouïe de son élocution. Ce qui était ordinaire, cependant, usuel, banal ou quo-
tidien, ne devient pas étrange, simplement curieux ou insolite, voire fantastique, mais
jamais ouï, ou inouï, inconnu, encore jamais vu ou entendu. Étranger à la langue, le mot
vers, refait, total ou neuf, fait vibrer l’élocution jusqu’à l’incompréhension du discours.
Et si le vers, c’est la ligne parfaite, le mot refait, ou littérature, alors on peut dire de la
littérature elle-même qu’elle est justement ce qui rend le discours inaudible, incompré-
hensible, l’écriture illisible, et la langue étrangère à elle-même. Condition absolue pour
faire chanter la langue. Accentuer le discours, ou la diction, en adresser le chant, donc,
pour le vers, c’est faire chanter, c’est enchanter la langue. Ce qui la rend étrangère à
elle-même la fait chanter, ou lui fait se chanter elle-même, comme une incantation, dit
Mallarmé, qui achève la parole. Le mot total, « étranger à la langue et comme incanta-
toire, achève cet isolement de la parole ». En faisant chanter sa propre langue, dans une
langue désormais étrangère à toute langue, qui n’a plus de propre, de famille, de genre,
qui tout à la fois perd son pouvoir d’expression et retrouve son horizon de virtualité, le
mot total devient une parole achevée, terminée, un terme, une parole de fin, ou enfin
seule. Achever cet isolement de la parole, c’est mettre un terme au mot refait, un « coup
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final », au seul jeu de la parole, en coup de dés qui jamais n’abolira le hasard, selon le
poème de Mallarmé.
Et pourtant ici, c’est le hasard qui est nié. Le vers, « niant, d’un trait souverain, le
hasard demeuré aux termes malgré l’artifice de leur retrempe alternée en le sens et la
sonorité ». L’artifice ne suffit pas pour abolir le hasard, la contingence de l’aléatoire,
l’arbitraire du signe ou de sa convention. Même refait, parfaitement retrempé « en le
sens et la sonorité », devenu « étranger à la langue », il y aura toujours du hasard qui
demeure dans le mot, de l’arbitraire, qui le rend signe, le soumet au sens, l’assujettit
donc, et qu’il faut encore nier. Autrement dit, il ne suffit pas de réguler la ligne, de faire
des vers, ou de refaire un mot total, il faut encore que cette régulation annule l’arbitraire
du mot. Ce qui fait le sens d’un mot, ainsi que sa sonorité, ce qui lui permet de dire
quelque chose à quelqu’un, relève en effet d’un certain arbitraire, qu’on nomme juste-
ment arbitraire du signe, du mot-signe donc, ou « le hasard demeuré aux termes ». Mais
ce qui fait le vers d’un mot, son air, sa fluidité ou sa mobilité, sa vibration, ce qui en
accentue la diction, ou qui fait chanter la langue, provient en revanche d’une véritable
nécessité, qu’on peut nommer virtualité de la ligne, du mot-ligne. C’est la nécessité de
l’opération poétique, ou fiction : « nécessité constitutive d’un art consacré aux fictions ».
Une nécessité que Mallarmé pense ici en termes de victoire. Il faut vaincre le hasard,
qui habite le mot, qui le trempe ou le façonne, l’érige en signe arbitraire. Il faut nier,
annuler, éliminer ce hasard, dont la littérature a vécu, qui fait du mot un signe, qui fait
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aussi de revenant, comme ici dans ce texte cité, ou ailleurs, dans Mimique : « le fantôme
blanc comme une page pas encore écrite » 1. Le blanc, c’est l’espace fantomal de la page,
ou le fantôme d’une page de ce livre idéal ordonné au mouvement de la lettre, d’où le
hasard est nié, éliminé, annulé. Les plans sont certes différents, mais ils se croisent tou-
jours, à la ligne, du blanc à la page et de la lettre au mot. C’est toujours la ligne, par-
faite, la ligne en vers, fluide ou aérée, qui fait du blanc le fantôme de la page, de la lettre
la virtualité du mot, en éliminant le hasard. Mallarmé dit, en alignant le hasard : « et,
quand s’aligna, dans une brisure, la moindre, disséminée, le hasard vaincu mot par mot,
indéfectiblement le blanc revient ». S’aligner, ici, c’est se soumettre à la ligne du mot,
ou se laisser absorber, annuler, disparaître dans le mouvement linéaire du mot. « Vaincu
mot par mot », le hasard désormais fait partie des mots, il n’est pas la raison arbitraire,
qui promet au mot un destin de signe, mais il devient dans le mot l’horizon infini de sa
ligne. C’est déjà là Igitur, la conséquence, qui « réduit le hasard à l’Infini » 2.
Le hasard nié, c’est, non la nécessité, fatalité, mais l’infini nécessaire. « Le hasard
vaincu mot par mot », aligné au mot, soumis à sa linéarité, donc à sa virtualité, se trans-
forme en infini. Il devient l’infinité de la ligne, l’infini déploiement virtuel des lignes
dans la ligne. Condition absolue pour le retour indéfectible du blanc. Une logique impla-
cable est donc à l’œuvre, ici, dans l’opération poétique du livre. Le hasard aligné, le
blanc revient. Or, s’il y a toujours des blancs, dans un texte, instituant la page, inscrits
dans la virgule ou dans le point, le point-virgule, l’espace entre les lignes, la place du
« le fantôme blanc comme une page pas encore écrite ». Là où le hasard est en jeu,
domine, dirige, où les mots font signe, résonnent, expriment et signifient, les blancs ne
sont là que gratuits, donnés pour rien, aléatoires, incertains, qui ne font rien qu’arbitrai-
rement ponctuer la page. Mais lorsque le hasard s’annule, s’élimine ou devient ligne
infinie, le blanc revient, indéfectible et certain, «pour conclure que rien au-delà et authen-
tiquer le silence ».
Il n’y a rien au-delà du blanc, qui ne crée aucun son, mais un silence authentique, ni
ne produit de sens, étant sur la page, comme le mot, « ce qui ne se dit pas du discours ».
Et c’est pourquoi, même s’il y a du blanc, ou des blancs, le blanc lui-même n’existe pas,
ni en son ni en sens, on ne le fait ni le refait, ni même le défait, mais indéfectiblement
il revient, « tout à l’heure gratuit, certain maintenant ». C’est donc à nouveau la crise du
vers, le vers rompu, la rupture, l’interruption, qui libère la ligne latente, en alignant le
hasard. Mallarmé parle ici de brisure. Le hasard s’aligne « dans une brisure, la moindre,
disséminée ». La brisure est une modalité de rupture. Pour le vers, pour la ligne, c’est
une certaine manière de se rompre, quant au hasard une certaine façon de s’aligner. La
brisure est une rupture qui tout à la fois casse et articule. D’un côté, elle produit des bris
ou des débris, des restes, des épaves, des fantômes, de l’autre elle articule une relation
entre débris, comme on le dit d’une charnière pour les parties d’une menuiserie. Une
ligne brisée, rompue de toutes parts, ne serait donc qu’une articulation, qu’un agence-
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ment disséminé de débris, où le hasard s’aligne pour le retour du blanc. Il faut rompre
le vers, briser la ligne, en articuler ou en ordonner la dissémination des bris, je dirai à
nouveau le déploiement des plis, pour qu’en s’y alignant le hasard, vaincu, révèle le
fantôme blanc de la page.
Lorsque Mallarmé dit du blanc qu’il revient « tout à l’heure gratuit, certain mainte-
nant », il s’agit donc bel et bien d’une crise du vers. Comme dans la Préface au Coup
de dés, Mallarmé donne au blanc l’importance du texte : « Les « blancs », en effet, assu-
ment l’importance, frappent d’abord »1. Ce sont les blancs qui importent, ou qui portent
le texte. Depuis toujours, ils font jouer les noirs, depuis toujours ils sont eux-mêmes le
fantôme du noir, ou hantent l’encre noire des lettres. Comme par enchaînement, des
lettres qui constituent le mot, des mots qui forment la page, des pages qui composent
le livre, les blancs créent un phénomène d’espacement, une scène fantomale, qui rythme
ou scande ce mouvement linéaire, brisé, disséminé, liant d’un seul coup, ou «coup final»,
lettres, mots, pages et livre. Ce sont les blancs, donc, qui ordonnent le livre en expan-
sion de la lettre, ou qui déploient les virtualités de sa ligne. Et en ce sens, c’est le jeu
ordonné des blancs, lui-même et lui seul, qui parfait la ligne, ou vers, qui rythme les
intervalles dispersés, du livre dans la page, de la page dans le mot, du mot dans la lettre.
« Le livre, expansion totale de la lettre, doit d’elle tirer, directement, une mobilité ». Or,
ce qu’il y a de mobilité dans la lettre du livre, c’est justement ce transport virtuel de la
ligne, cette suite ou poursuite, cette conduite latente, qu’ordonnent visuellement les
§3 – On ne pourra pas faire l’économie des blancs. Jamais on ne pourra s’en priver,
en saturer la place, en effacer le fantôme, comme on peut annuler le hasard, omettre
l’auteur, ni jamais en épuiser le sens. Et la raison n’en est pas la pluralité, la variété, ou
la dispersion sémantique, la polysémie ou la dissémination, comme on pourrait s’y
attendre, en classifiant les blancs, par thème ou par catégorie 3. Il y aurait d’un côté des
blancs « pleins », marqués ou frappés d’un sens, d’une métaphore ou d’une métonymie,
comme le blanc du papier, de l’écume, ou de la virginité, de l’autre des blancs « vides »,
qui ne font qu’ouvrir l’espace de la page, « raison des intervalles ». Or, ce qui compte
dans le blanc, ce qui vaut pour blanc, disons, qu’il s’agisse de métaphore ou d’inter-
valle, ce n’est pas le sens, diffracté, dispersé, disséminé, qu’une analyse sémiotique, cri-
tique ou thématique, pourra toujours prétendre reconstituer dans son unité. C’est moins
la polysémie du discours, encore une fois, que tout ce qui ne se dit pas du discours,
autant de non-dits, dépourvus de toutes propriétés signifiantes, mais néanmoins consti-
tutifs du discours. C’est là tout le jeu de la fiction, qui rend toute langue étrangère à elle-
même, niant ou transposant le sens et la sonorité en vibration, en chant ou mélodie. Le
blanc de la virginité, ce n’est pas la pureté, l’immaculé, mais bien plutôt tout ce qu’un
langage ou un discours n’aura pu en dire pour en parler. Le blanc, c’est la limite du
1. « Observation relative au Poème Un Coup de Dés n’abolira jamais le Hasard », in op. cit., I, p. 391.
2. Ibid., in op. cit., I, p. 391.
3. Voir J.-P. Richard, L’Univers imaginaire de Mallarmé, Le Seuil, 1961, p. 25-28, et la critique qu’en donne J. Derrida,
dans « La double séance », in La dissémination, 1972, p. 284-285.
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signe, le seuil signifiant du discours, ce qui borne son horizon sémantique, articulant du
dedans, et simultanément, dès le noir de l’encrier, la lettre à l’ensemble des mots qui
constituent les pages du livre. Le retour du blanc, comme un fantôme, fait revenir l’uni-
vers infini de la Langue, ou sa fiction, dont la logique du sens s’est emparée, en trans-
formant les forces virtuelles de la ligne, vers ou littérature, en ce jeu oppositionnel du
signe, du code et du message.
La logique du sens aura donc inventé l’idée du signe, et son économie différentielle
des oppositions, pour circonscrire l’espace littéraire, et réduire l’opération poétique de
la Langue, sa fiction, à l’ordre des significations, du sens et de la communication. Dès
lors qu’il y a du sens, il y a toujours quelque chose qui se transmet à quelqu’un. Et c’est
le signe qui assume le sens. Or, dans la logique du blanc, nous ne sommes plus dans
l’horizon du sens, ni sens ni non sens, puisqu’il n’y a rien à transmettre à personne. Il
n’y a pas plus de signe, pour dire quelque chose à quelqu’un, mais une seule ligne fan-
tôme qui ouvre le « fil conducteur latent »1 du livre. Et ce qui compte désormais, ce n’est
plus de savoir s’il y a ou non du sens, dans le monde, ou si le monde a du sens, mais
« que tout, au monde, existe pour aboutir à un livre » 2. Ce qui existe, donc, « seul, à l’ex-
ception de tout », comme la littérature, le vers ou la ligne, c’est le devenir livre du monde.
Le vers, dit Mallarmé, c’est le maître du livre, nouvel ordre du monde : « Tandis qu’il
y avait, le langage régnant, d’abord à l’accorder selon son origine, pour qu’un sens
auguste se produisît : en le Vers, dispensateur, ordonnateur du jeu des pages, maître du
son fantôme, sans considérer avant tout le déplacement du vers en prose. C’est presque
le même mot, d’ailleurs, là aussi discrètement dissimulé l’un dans l’autre. Dans prosa,
il y a versum : prorsum, pro vorsum, ou versum. Quintillien le dit : la prosa oratio, pro-
sodia, c’est « le discours qui va en ligne droite ». Or, s’il y a autant de vers dans la prose
qu’il y a de prose dans le vers, l’équivalence reste cependant équivoque. C’est toute la
virtualité de la ligne, le trajet, la suite, la direction, ou versum, qui se joue dans le pro,
du prorsum. Le vers peut apparaître dans le blanc visible de la page, par le jeu réglé
du mètre, ou se dissimuler, comme dans la prose justement. Néanmoins, cela revient
au même, ou presque. Dans la prose, la mesure métrique du vers n’est pas renversée
ou transgressée, mais dispersée : « je ne transgresse cette mesure, seulement la dis-
perse » 4. Ce qui se dissimule du vers dans la prose, ce qui se joue donc du pro dans le
versum, ou ce qui tend et dirige la ligne, en suit le fil latent ou en poursuit l’attente,
c’est une dispersion des mesures du rythme, du chant, de la musique, comme on l’a
vu, qui « semble d’accélérer tantôt et de ralentir le mouvement ». Même dissimulé, dis-
persé, disséminé, le vers gît dans la prose : « c’est lui si demeure quelque secrète pour-
suite de musique, dans la réserve du Discours ». Cette secrète poursuite, de musique,
pourrait alors suffire, pour définir le vers de la prose, le vers en prose, ou poème en
prose.
1. « Observation relative au Poème Un Coup de Dés n’abolira jamais le Hasard », in op. cit., I, p. 391.
2. « Quant au livre », in op. cit., II, p. 224.
3. Ibid., in op. cit., II, p. 220.
4. « Observation relative au Poème Un Coup de Dés n’abolira jamais le Hasard », in op. cit., I, p. 391.
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Le pro vorsum, la prose, est une poursuite, mais secrète, cachée, cryptée. Secrètement,
le vers poursuit la musique : voilà qui sonne comme la première phrase d’un texte, tel
La Musique et les Lettres, presque entièrement consacré au vers et à la prose, à la crise
du vers surtout : « On a touché au vers./ Les gouvernements changent ; toujours la pro-
sodie reste intacte : soit que, dans les révolutions, elle passe inaperçue ou que l’attentat
ne s’impose pas avec l’opinion que ce dogme dernier puisse varier./ Il convient d’en
parler déjà, ainsi qu’un invité voyageur tout de suite se décharge par traits haletants du
témoignage d’un accident su et le poursuivant : en raison que le vers est tout, dès qu’on
écrit. Style, versification, s’il y a cadence et c’est pourquoi toute prose d’écrivain fas-
tueux, soustraite à ce laisser-aller en usage, ornementale, vaut en tant qu’un vers rompu,
jouant avec ses timbres et encore les rimes dissimulées : selon un thyrse plus complexe.
Bien l’épanouissement de ce qui naguères obtint le titre de poème en prose »1.
C’est à nouveau la question du témoin, qui revient, anonyme, devant l’événement de
la crise. Un témoin, un invité, un voyageur, qui parle de la crise. Si tant est qu’il y en
ait, de la crise, il n’en est pas la cause, la source ou l’origine, mais il ne fait qu’en témoi-
gner. Or, Mallarmé parle ici « du témoignage d’un accident su et le poursuivant ». Devant
l’accident du vers, sa crise ou sa rupture, son « attentat » aussi, le savoir du témoin ne
suffit pas, il faut encore le poursuivre. Il faut suivre la direction que prend le vers, une
fois rompu, tel qu’on poursuit un gibier à la trace, comme une ligne ou fil latent dans
le blanc invisible de la page. Et cette poursuite, du témoin, encore sans voix d’auteur,
se rompt en prose, c’est sans doute que la prose « elle-même » n’existe pas. « Mais, en
vérité, il n’y a pas de prose : il y a l’alphabet et puis des vers plus ou moins serrés : plus
ou moins diffus » 2. En soi, la prose n’est rien, sinon qu’un accident du vers, qui le bou-
leverse de l’intérieur, qui révèle les virtualités de sa ligne, sa conduite latente, ou l’in-
finie expansion des lettres de l’alphabet. En somme, la prose, dans le vers qui se rompt,
comme on l’a vu selon Verlaine, est un mouvement d’épellation, qui énumère et distri-
bue l’ordre des lettres, les lisant, y ouvrant du dedans un espace de lisibilité, « le tout
sans nouveauté qu’un espacement de la lecture » 3. Il n’y a donc pas de prose : il y a,
seule, une expansion de la lettre qui rend le vers lisible, en s’écrivant, qui rend au vers
sa lisibilité dans le déploiement virtuel de sa ligne, ou dans l’ordre visuel de la page.
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