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La Tyrannie de La Médiocrité, Pourquoi Il Faut Sauver Le Mérite - Coignard Sophie (2022)
La Tyrannie de La Médiocrité, Pourquoi Il Faut Sauver Le Mérite - Coignard Sophie (2022)
La Nomenklatura française : pouvoirs et privilèges des élites, avec Alexandre Wickham, Belfond,
1988 ; Le Livre de poche, 1991.
La République bananière : de la démocratie en France, avec Jean-François Lacan, Belfond, 1989.
Le jour où la France a basculé : 10 mai 1981, Robert Laffont, 1991.
Le Nouveau Dictionnaire des girouettes, avec Michel Richard, Robert Laffont, 1993.
Les Bonnes Fréquentations : histoire secrète des réseaux d’influence, avec Marie-Thérèse Guichard,
Grasset, 1997 ; Le Livre de Poche, 1998.
L’Omertà française : autour de la loi du silence, avec Alexandre Wickham, Albin Michel, 1999 ;
Pocket, 2002.
Le Rapport Omertà 2002, Albin Michel, 2002.
Le Rapport Omertà 2003, Albin Michel, 2003.
La Vendetta française, Albin Michel, 2003.
Le Rapport Omertà 2004, Albin Michel, 2004.
« Vous, les politiques… », avec Francis Mer, Albin Michel, 2005.
Mafia chic, avec Alexandre Wickham, Fayard, 2005 ; Le Livre de poche, 2007.
Le Marchand de sable, Albin Michel, 2006.
Le monde est à nous, avec Alexandre Wickham, Fayard, 2007 ; Le Livre de poche, 2009.
Une présidence de crises : les six mois qui ont bousculé l’Europe, avec Jean-Pierre Jouyet, Albin
Michel, 2009.
Un État dans l’État : le contre-pouvoir maçonnique, Albin Michel, 2009 ; Points, 2010.
Le Pacte immoral : comment ils sacrifient l’éducation de nos enfants, Albin Michel, 2011.
Michelle Obama, l’icône fragile, Plon, 2012.
L’Oligarchie des incapables, avec Romain Gubert, Albin Michel, 2012 ; J’ai lu, 2013.
La Caste cannibale : quand le capitalisme devient fou, avec Romain Gubert, Plon, 2015.
Ces chers cousins : les Wendel, pouvoirs et secrets, avec Romain Gubert, Plon, 2015.
« Ça tiendra bien jusqu’en 2017… » : enquête sur la façon dont nous ne sommes pas gouvernés,
avec Romain Gubert, Albin Michel, 2016.
La Caisse : enquête sur le coffre-fort des Français, avec Romain Gubert, Éditions du Seuil, 2017.
Le Nouveau Mal français, Éditions de l’Observatoire, 2017.
Benalla, la vraie histoire, Éditions de l’Observatoire, 2019.
Les faux-jetons : dans le secret des conseils d’administration, Fayard, 2019.
Quitter la (grande) ville, avec Michel Floquet, Albin Michel, 2021.
ISBN : 979-10-329-1978-1
« J’aime ceux qui n’ont pas de diplôme », déclare Donald Trump dans
le Nevada lors des primaires américaines de 2016. Il est acclamé par la
foule… de non-diplômés. Quelle rupture avec les messages envoyés par ses
prédécesseurs, de Reagan à Obama, qui exaltaient le mérite comme valeur
fondatrice du rêve américain ! « You can make it if you try 1 », dit Barack
Obama depuis la Maison Blanche en 2012.
Cette rupture dans le discours marque le divorce entre la classe qui a
mené de brillantes études et le reste de la population. Il n’y a curieusement
qu’en France que les populistes de droite extrême continuent de chanter les
louanges du mérite. « La promesse républicaine, c’est la méritocratie », a
martelé Éric Zemmour pendant toute sa campagne. Avec l’ex-candidat à la
présidentielle 2 comme ami, la méritocratie n’a pas besoin d’ennemi !
D’autant que Marine Le Pen y va souvent, elle aussi, de son petit couplet :
« Rétablir une véritable égalité des chances en retrouvant la voie de la
méritocratie républicaine », tel était l’engagement numéro 105 de son
programme en 2017. En ce début 2022, pas un meeting, pas une
intervention télévisée sans que la candidate du RN n’en remette une couche.
Ce concept qui rappelle les plus riches heures de la république est préempté
par la fille de Jean-Marie Le Pen, tandis que les héritiers de Jules Ferry et
de Jean Zay n’osent quasiment plus le prononcer. Que s’est-il passé pour
que le mérite, jadis talisman du progressisme, devienne le doudou de la
réaction ?
Depuis quelques années, certaines voix venues de la gauche, voire de
l’extrême gauche, décrivent le mérite comme une vitrine trompeuse, qui
dissimule de plus en plus mal la reproduction des élites, comme le mirage
d’une chimérique égalité des chances. Parmi les plus intraitables procureurs
de la méritocratie, beaucoup ont pourtant bénéficié de ses effets durant leurs
parcours scolaire et universitaire.
Après avoir longtemps travaillé sur Spinoza, la philosophe Chantal
Jaquet s’est tournée vers un sujet plus social, celui des « transclasses »,
selon le néologisme qu’elle a elle-même créé. Dans ses différents ouvrages
sur le sujet, elle analyse les exceptions à la reproduction sociale, celles et
ceux qui passent d’une classe à l’autre et qui accomplissent un parcours
ascensionnel dans la société 3. Elle sait de quoi elle parle, puisqu’elle a elle-
même accompli ce voyage. Née dans une famille savoyarde très modeste,
elle a été admise sur concours à l’École normale supérieure de Fontenay-
aux-Roses et est devenue professeure à la Sorbonne. Ce qui ne l’empêche
pas d’avoir des mots très durs contre la méritocratie qui, selon elle, « n’est
pas un concept mais une idéologie », « un mot qui ajoute de l’inégalité
symbolique à l’inégalité économico-politique » et « humilie davantage les
sans-grade » au service des « idéologues au pouvoir », ainsi qu’elle le
formule dans un entretien à Marianne 4. « Ils ont trop besoin de ce hochet
pour gouverner et ils continueront à l’agiter pour masquer leur propre
immobilisme social derrière la vitrine de quelques héros transclasses, en
marche, comme les bons élèves qui bougent pour que rien ne bouge »,
accuse-t-elle.
Appartenant à une autre génération et venu d’un tout autre horizon,
celui de Polytechnique, Ismaël Le Mouël, né en 1984, se considère lui aussi
comme un « transclasse ». C’est d’ailleurs ainsi qu’il se présente sur son
compte Twitter. Et lui non plus n’a pas de propos assez sévères contre le
mérite. En mars 2021, cet entrepreneur social réagit aux mesures présentées
par Emmanuel Macron en faveur de l’égalité des chances : un millier de
places supplémentaires dans les « prépas Talents 5 », le lancement d’une
plate-forme antidiscrimination, l’incitation au mentorat…
Ce qui scandalise le polytechnicien ? Que toutes ces initiatives « ne
rompent pas avec la logique de la méritocratie, véritable facteur
d’inégalités 6 ». Son raisonnement ne fait pas dans la nuance : « Emmanuel
Macron croit en la méritocratie. Pour lui, les privilèges dans la vie sont dus
au talent et à l’effort. Moralement, le système méritocratique est présenté
comme l’inverse de l’hérédité aristocratique, où les places sociales étaient
occupées en fonction de la naissance. Il voudrait nous faire croire, comme
tous ses prédécesseurs du reste, que nous sommes dans un système dans
lequel les avantages sont acquis grâce au mérite, et sont donc justes. »
Personne, en vérité, même parmi les défenseurs les plus ardents du mérite,
ne peut de bonne foi considérer que « les avantages sont acquis grâce au
mérite, et sont donc justes ». Il est évident que, certainement pas pour le
meilleur et souvent pour le pire, perdurent de nombreux privilèges
dérangeants : rémunérations stratosphériques des dirigeants de grands
groupes, bonus délirants attribués aux traders et autres opérateurs financiers
qui ne concourent en rien à l’intérêt général, « délits d’initié » de type
culturel ou éducatif de la part de ceux qui ont « réussi » et qui détiennent les
codes en vigueur par les élites dirigeantes. Mais ces privilèges seraient-ils
plus tolérables s’ils étaient distribués de manière aléatoire, au tirage au sort
par exemple, ou s’ils résultaient de la seule naissance, comme sous l’Ancien
Régime ?
Ismaël Le Mouël semble penser que oui. Il va plus loin encore. Pour lui,
le mérite est dangereux au même titre que le tabagisme ou la conduite en
état d’ivresse. « De plus en plus de recherches en neurosciences montrent
que croire en la méritocratie rend les individus plus égoïstes et plus
susceptibles d’agir de façon discriminatoire. Croire en la méritocratie n’est
donc pas seulement faux, c’est mauvais pour le bien commun […].
Inversement, la recherche indique que rappeler le rôle de la chance
augmente la générosité », écrit-il.
L’auteur de ces lignes parues dans Le Monde considère qu’il a lui-même
bénéficié d’une série de hasards favorables pour cumuler des diplômes de
l’X et de HEC. Fils d’un chauffeur, il devient élève au huppé cours
Dupanloup, dans la banlieue ouest de Paris, où sa mère, qui collectionne les
petits boulots, trouve un emploi de surveillante. À sept ans, il découvre un
autre monde, celui des jeunes gens bien nés avec lesquels il passe ses
journées avant de rejoindre, le soir, le minuscule deux-pièces familial. Élève
brillant, il croise des professeurs, de mathématiques notamment, qui le
poussent à intégrer une classe préparatoire scientifique. Il ne sait même pas,
alors, ce qu’est l’École polytechnique. Une fois admis, il découvre des
condisciples « inconscients de leur chance », qui semblent ignorer que « le
hasard joue énormément dans la trajectoire de chacun 7 ».
Comme Chantal Jaquet, Ismaël Le Mouël refuse de se considérer
comme un modèle. « Je suis un alibi pour eux. C’est très confortable pour la
classe dirigeante de dire “quand on veut, on peut, il suffit de travailler”.
Beaucoup de gens y croient, qu’il suffit de faire plein d’efforts et on y
arrive. Je pense que c’est très faux », dit-il. Un alibi, donc, comme l’arbre
de la réussite individuelle qui cacherait la forêt de l’« héritocratie »
dominante.
Que faire, avec de tels raisonnements, de figures inspirantes comme
Charles Péguy ou Albert Camus, tous deux orphelins de père, et dont les
mères exercent de « petits métiers », rempailleuse de chaises pour l’une,
femme de ménage pour l’autre ? Rien, vraisemblablement.
Nicolas Mathieu n’est pas né non plus avec une cuillère en argent dans
la bouche. Il a grandi dans une cité pavillonnaire de l’Est de la France,
élevé par une mère comptable et un père électromécanicien. Ce sont ses
professeurs, dans l’établissement privé catholique où il est inscrit, qui
l’encouragent à écrire. Pourtant, le lauréat du prix Goncourt 2018 pour
Leurs enfants après eux n’aime pas le mérite. Il s’en méfie comme de la
peste. À la question (légèrement orientée) : « Avez-vous l’impression qu’on
vous en veut de ne pas servir le discours de la méritocratie scolaire ? », il
répond : « Je ne sais pas si on m’en veut, mais on m’y ramène
quotidiennement. Et ça me gonfle à un point que vous ne pouvez pas
imaginer. On me dit : “Votre truc, c’est vraiment pas très gai, chacun reste à
sa place, il n’y a aucun espoir.” Dire ça, ça suppose que l’espoir est lié à une
ascension sociale, ce qui est faux. Le progrès social n’est pas la garantie
d’un accomplissement existentiel. Presque tout le monde reste à sa place et
il y a des tas de gens heureux. Mais on ne supporte pas l’idée de la
reproduction, de la fixité sociale – ce qui montre que l’état d’esprit des gens
est complètement envahi par ce que j’appellerais une idéologie libérale. On
pense qu’une vie réussie, c’est une vie marquée par l’ascension sociale,
alors qu’il y a des tas d’autres manières de s’accomplir. »
Cet écrivain qui se revendique de Flaubert et de Balzac se considère
comme une exception à la loi de la reproduction sociale. « C’est une
question importante, celle des transclasses, car plus ils seront nombreux,
plus notre société pourra se considérer comme vertueuse », dit-il dans la
même interview avec un air de regret. La mobilité sociale ne serait donc pas
un objectif estimable, mais une sorte de frein à la nécessaire révolution. Et
le mérite, donc, un abject outil de la réaction. Précisons que ces propos sont
tenus dans la revue d’extrême gauche Ballast 8, fervent soutien d’Assa
Traoré, égérie de la lutte contre le « racisme d’État », et d’Anasse Kazib,
qui s’est fait connaître en 2018 comme militant SUD-Rail à la SNCF,
remarquer comme candidat éphémère à la présidentielle de 2022 9, soutenu
par plusieurs têtes d’affiche du mouvement décolonial, et qui appelait, après
la décapitation de Samuel Paty, les organisations de gauche à ne pas
« tomber dans le panneau » de l’unité nationale et des valeurs républicaines.
Bien involontairement, le mérite devrait se trouver conforté par cette
charge très violente contre lui, menée par des idéologues aux intentions
obscures, voire douteuses. Et apparaître pour ce qu’il est depuis la naissance
de la Lumières : une valeur républicaine de premier plan. C’est loin d’être
le cas…
3
QUESTION D’ARGENT
OU QUESTION D’ÉPOQUE ?
4
L’infirmière et le trader
Le crépuscule de l’ambition
TRAHISONS EN SÉRIE
8
Un mot piégé
Le débat très vif entre deux visions de l’école ne date pas d’hier, mais
du siècle des Lumières. Pionnier de la réflexion sur l’école, Condorcet
énonçait déjà, en 1790, deux conceptions irréconciliables : « L’instruction
vise à transmettre des savoirs et à cultiver la raison ; l’éducation, elle, a
pour tâche de transmettre non seulement “des vérités de fait et de calcul”
mais aussi “des opinions politiques, morales et religieuses” 1. » Il se
prononce sans hésitation pour l’instruction, qui élève et développe l’esprit
critique, contre l’éducation, qui formate les esprits et modèle les
comportements.
L’Éducation nationale, en France, s’est éloignée depuis plusieurs
décennies de cette conception. Elle préfère valoriser les « compétences », le
« savoir-être » plutôt que les connaissances. Le résultat est implacable :
l’école, qui devait ainsi combler les inégalités de destin, ne cesse de les
accentuer. Ces « compétences » ont été mises à l’honneur par un ministre de
l’Éducation nationale de droite, un certain François Fillon, en 2005, avec la
création d’un socle commun 2 de compétences et de connaissances. Pour
être juste, c’est le président Jacques Chirac qui l’y a très fermement invité.
Depuis, en tout cas, le ver est dans le fruit : la mise en avant du « savoir-
être » sert de paravent à l’échec de l’instruction pour tous.
Dans son rapport sur l’éducation publié en septembre 2021 3, l’OCDE
félicite la France pour avoir laissé davantage les écoles ouvertes pendant
l’épidémie de Covid-19. Mais l’organisation internationale, qui organise les
fameux tests PISA sur les acquis des élèves de 15 ans dans tous ses pays
membres, souligne le caractère très inégalitaire du système scolaire
français : 35 % des élèves défavorisés sont en difficulté contre 7 % des plus
privilégiés.
La Direction de l’évaluation, de la prévision et de la prospective au
ministère de l’Éducation nationale (Depp) publie régulièrement des études
sur cette question, toutes plus désolantes les unes que les autres. Ainsi, en
2018, 93,7 % des élèves dont la mère détenait un diplôme de
l’enseignement supérieur obtenaient le baccalauréat, contre 58,1 %
seulement de ceux dont la mère n’avait aucun diplôme, un tiers des enfants
d’ouvriers non qualifiés et moins d’un enfant d’inactifs sur quatre. Le
décrochage, s’accordent à dire les initiés, remonte au début des années
1990. Il s’est poursuivi depuis.
« Entre 1976 et 2004, on a perdu 700 heures d’enseignement du français
entre le cours préparatoire et la troisième », déplore Christophe Kerrero 4, le
recteur de Paris. Sept cents heures ! Comment imaginer que cette
déperdition ait pu profiter aux plus fragiles socialement ? C’est évidemment
l’inverse, et quelques chiffres en disent plus qu’une longue démonstration
sur les inégalités de destin qui perdurent au pays de la méritocratie : 76 %
des enfants de cadres ou de professions intermédiaires poursuivent des
études supérieures contre 48 % des enfants d’ouvriers ou d’employés.
À l’arrivée, les résultats sont encore plus déprimants : 67 % des enfants de
cadres obtiennent un diplôme de l’enseignement supérieur au moins
équivalent au master, contre seulement 16 % des enfants d’ouvriers.
Cet ostracisme conduit, selon la Conférence des grandes écoles (CGE),
à se priver des talents potentiels de 80 % de la population. Est-ce
acceptable ? Non, a répondu il y a plus de dix ans cette même CGE dans un
livre blanc consacré à l’ouverture sociale 5. Et pas seulement pour une
impérieuse question morale. Mais parce que les effectifs des seules classes
favorisées ne suffiront pas à répondre aux demandes d’emploi très qualifiés,
tournés vers l’innovation et la créativité, dont le pays aura besoin dans les
décennies à venir.
Depuis dix ans, plusieurs mesures visent à restaurer une part d’équité et
à lutter contre le phénomène d’autocensure qui pénalise les plus modestes,
notamment pour accéder à l’enseignement supérieur. Les 10 % de
bacheliers les plus brillants de chaque lycée ont un droit d’accès aux filières
sélectives telles que les classes préparatoires aux grandes écoles. Un
dispositif qui concerne en théorie 40 000 lycéens chaque année mais qui ne
profite en réalité qu’à quelques centaines d’entre eux.
Autre innovation, les IUT (instituts universitaires de technologie), qui
délivrent des diplômes qualifiants, sont invités à recruter plus largement
dans les filières technologiques et professionnelles, sans qu’un quelconque
quota ne leur soit toutefois imposé. Résultat : les bacheliers issus de la
filière générale sont toujours largement majoritaires dans ces établissements
tremplins. Selon les statistiques publiées par le ministère de l’Éducation
nationale, ils représentaient 65 % des effectifs des IUT en 2019 contre
68,3 % en 2009. Dans le même temps, la part des titulaires d’un bac
technologique est passée de 29,6 à 33,5 %, tandis que celle des bac pro
régressait de 2,1 à 1,5 % 6. Pas de quoi modifier la donne !
Pour ne rien arranger, aux inégalités sociales s’ajoutent des inégalités
territoriales. Ainsi, une récente mission d’information du Sénat sur l’égalité
des chances, menée par une élue socialiste, a rendu hommage au
dédoublement de classes de CP et de CE1 mis en œuvre par le ministre de
l’Éducation nationale Jean-Michel Blanquer, sur ordre formel d’Emmanuel
Macron, dans les écoles situées en REP et en REP+, autrement dit dans les
quartiers difficiles. Un dispositif qui a nécessité le recrutement de plus de
1 000 enseignants en 2021. Toutefois, cette mission « regrette que celui-ci
ne concerne que l’éducation prioritaire, donc en majorité les quartiers de la
politique de la ville (QPV). La dichotomie entre prioritaire et non-prioritaire
ne doit pas être préjudiciable aux autres établissements, au risque d’effets
de seuil trop importants et conduisant à exclure des établissements où le
dédoublement serait nécessaire au vu des résultats des élèves. C’est
particulièrement le cas dans des petites villes, écartées du dédoublement,
qui bénéficiaient du dispositif “plus de maîtres que de classes” prévoyant
l’affectation d’un maître supplémentaire au sein de certaines
écoles. L’interruption de cette mesure en 2017, au profit du dédoublement
en éducation prioritaire, a privé les zones rurales d’un dispositif efficace. Le
dédoublement ne doit pas se faire au détriment d’autres territoires, sous
peine de créer une distorsion de moyens préjudiciables en premier lieu aux
villes hors QPV et aux territoires ruraux 7 ». Bref, une fois encore, on a
déshabillé Pierre pour habiller Paul…
LES FAUX-SEMBLANTS
12
L’université en guenilles
Les différents gouvernements qui, depuis la fin des années 1960 ont
lancé puis développé la massification de l’enseignement secondaire n’ont
pas su bouleverser en profondeur le fonctionnement de l’université. La
tâche, il est vrai, était immense. Et le phénomène pas seulement français.
En 2019, sur 668 300 bacheliers de l’année, 522 700 poursuivent leurs
études dans l’enseignement supérieur, dont 95,1 % de bacheliers généraux
(+ 0,8 point en un an), 80,0 % de bacheliers technologiques (+ 2,2 points) et
41,8 % de bacheliers professionnels (+ 2,3 points). Les deux tiers rejoignent
l’université, tandis qu’environ 85 000, soit 16 % d’entre eux, vont dans une
classe préparatoire. Une population énorme et parfois orientée par défaut,
souvent vers les sciences humaines, converge dans les facultés. L’université
française n’a connu aucun bouleversement majeur entre sa refondation par
la IIIe République, en 1896, et les années 1960. Puis ses effectifs sont passés
de 215 000 en 1960 à 1,7 million en 2021, soit une multiplication par huit !
Les budgets n’ont pas augmenté dans les mêmes proportions, surtout pour
le premier cycle, celui de la licence et des embouteillages dans les
amphithéâtres.
La situation n’est pas pire qu’ailleurs, en termes purement comptables.
Au sein de l’OCDE, le montant des dépenses consacrées par la France à son
enseignement supérieur en 2018 correspond à la moyenne des pays
membres, soit 1,45 % du produit intérieur brut (PIB), rapporte la Cour des
comptes 3. Ce ratio la place cependant loin derrière les États-Unis, le
Royaume-Uni ou encore la Norvège, qui dépassent ou avoisinent les 2 %.
Le livre blanc de l’enseignement supérieur et de la recherche publié en
2017 fixe pour objectif de parvenir à un financement en faveur de
l’enseignement supérieur de 2 % du PIB, ce qui supposerait une
augmentation des dépenses de l’État de 10 milliards d’euros sur dix ans.
Alors que cette condition n’est pas réalisée, les effectifs étudiants ne cessent
d’augmenter. Mais l’intendance ne suit pas… Si bien que pour conserver
leur rang dans les classements internationaux, les universités mettent le
paquet sur la recherche, sur les enseignements de troisième cycle, voire sur
les masters, au détriment des deux premières années d’études supérieures,
celles de tous les échecs. Comme le pointe la philosophe Monique Canto-
Sperber : « Si, au lieu de considérer le nombre des étudiants au moment de
leur accès en première année, on s’intéresse à celui, réduit de moitié, des
admis en troisième année, le coût de formation d’un étudiant d’université en
dernière année de licence, surtout dans les disciplines scientifiques, est à
peu près identique à celui d’un élève en classe préparatoire aux grandes
écoles 4. »
Stefan Zweig, dans son merveilleux livre Le Monde d’hier 8, raconte son
dépit face aux pacifistes de salon qu’il croisa à Zurich pendant la Première
Guerre mondiale, à l’occasion de la création d’une de ses pièces de théâtre :
« Pour la première fois j’appris à observer le type éternel du révolutionnaire
professionnel, qui, par son attitude de pure opposition, se sent grandi dans
son insignifiance, et se cramponne aux dogmes parce qu’il ne trouve aucun
appui en lui-même. Rester dans cette confusion bavarde, c’était
s’embrouiller […] et compromettre la sécurité morale de ses propres
convictions. » Confusion bavarde, en effet, mais pas seulement. Ces jeunes
insurgés qui deviendront sûrement, demain, banquiers ou avocats d’affaires,
ne se contentent pas de faire du bruit avec leur bouche. Ils manifestent aussi
une inclination prononcée pour le vandalisme. Tous ces valeureux
combattants ont dû penser que les femmes de ménage passeraient derrière
eux, comme chez papa-maman. À leurs yeux déconstructeurs, le mérite
n’existe pas, même pour les agents d’entretien qui n’ont d’autre choix que
de faire leur travail.
14
C’est bien tout le problème des studies, ces études des minorités qui
s’installent tranquillement dans les universités françaises après avoir fleuri
sur les campus anglo-saxons.
Il n’est pas inutile de faire un rapide détour par les États-Unis pour
mesurer les dégâts provoqués par cette haine de l’universalisme et ce
fondamentalisme de l’intersectionnalité.
Bret Weinstein est un professeur de biologie on ne peut plus
progressiste. Jeune étudiant à l’université de Pennsylvanie, il avait dénoncé
dans un courrier le sexisme dont étaient victimes des strip-teaseuses lors
d’une soirée de promotion. Ce qui lui avait valu d’être à son tour harcelé et
exfiltré en Californie. Titulaire d’un doctorat, il devient un spécialiste de la
théorie de l’évolution, théorie que combat avec la dernière énergie la droite
américaine religieuse et conservatrice. Malgré tous ses brevets de gauche,
ce professeur vit en 2017 une expérience de l’extrême. Enseignant à
Evergreen State College, une université publique située dans l’État de
Washington, il refuse par mail de se plier à l’injonction de ne pas se rendre
sur le campus le jour des « non-Blancs », où seuls les étudiants et les
professeurs issus des minorités peuvent être présents. Il s’en explique dans
un long mail, mais est violemment pris à partie par des étudiants, et finit par
démissionner suite au peu d’enthousiasme manifesté par la direction pour
prendre sa défense. Le chef de la police locale lui-même lui indique qu’il ne
peut plus être en sécurité là où il enseignait.
Comme dans d’autres universités, la création de safe spaces (espaces
sécurisés), sortes de bulles dans lesquelles les minorités peuvent se réfugier
si elles risquent d’être choquées par une thématique abordée en cours, est
une obligation. Tel cours de littérature doit revoir son sommaire pour
l’expurger du classique Ne tirez pas sur l’oiseau moqueur, publié en 1960,
parce que le terme nigger (nègre) y est écrit. Tel programme d’histoire de
l’art n’enseigne pas la peinture de la Renaissance parce qu’aucun des
tableaux étudiés ne contient de « minorités visibles ». Mais cela va plus
loin. Un professeur blanc n’a pas le droit de débattre, il est disqualifié
d’emblée. Tout le personnel enseignant est sommé de participer à des
séances d’autocritique durant lesquelles il énonce tous les misérables
privilèges dont il bénéficie eu égard à son genre, à la couleur de sa peau, à
ses orientations sexuelles.
Le rapport avec le mérite ? Il est évident. Si évident d’ailleurs que dans
une passionnante interview au Figaro 5, Bret Weinstein l’évoque
spontanément : « L’Occident est une expérience unique qui essaie de
réduire l’impact de l’identité en favorisant la collaboration au-delà des
lignes identitaires, à travers la citoyenneté et le mérite. Mais le problème est
que ce système occidental, éminemment supérieur aux autres, et plus juste,
est aussi très fragile. » Il insiste aussi sur la condescendance, voire le mépris
des communautaristes endiablés à l’égard des minorités auxquelles ils
assignent une place inamovible : « L’absurdité du portrait que fait la gauche
woke des défauts de l’Occident est en fait une insulte terrible pour les
minorités qui veulent simplement une chance de réussir. Si vous essayez de
réussir dans le système où vous vivez, la dernière chose dont vous avez
besoin est un mouvement qui vous dise que votre succès est impossible
parce que toute personne blanche est raciste et vous opprime. »
Bret Weinstein considère-t-il son expérience comme isolée ?
« Evergreen est aujourd’hui partout ! Les mêmes dynamiques
révolutionnaires sont visibles dans les rues, et pas seulement celles des
États-Unis : en Europe, en Australie ! C’est un moment très intéressant,
mais j’ai le sentiment que les leçons d’Evergreen ont été gâchées. Si nous
avions compris qu’il ne s’agissait pas d’une aberration mais d’un avant-
goût du présent, nous n’aurions pas permis que notre civilisation s’amuse à
jouer avec de nouvelles formes de racisme, camouflées en lutte contre
l’injustice. »
Et l’épidémie ne cesse de gagner. Dans les écoles privées et huppées de
Californie ou de Manhattan, les frais de scolarité s’élèvent à plus de
40 000 dollars par an mais la vigilance est aussi de mise envers tout
manquement à l’« éveil ». La journaliste Bari Weiss, chargée d’apporter de
la diversité intellectuelle aux pages « Débat » du New York Times, a
démissionné de son poste en 2020 par lassitude envers le conformisme
« politiquement correct » du grand quotidien. Elle poursuit sa route et ses
enquêtes, qu’elle diffuse sur le site internet qu’elle a créé, Common Sense.
Elle a notamment publié, en mai 2021, un long article intitulé « L’éducation
dévoyée des élites américaines 6 ». Elle a rencontré des dizaines de parents
et de professeurs qui réclament l’anonymat le plus absolu pour raconter leur
désarroi : « Si vous publiez mon nom, vous ruinez ma vie », dit une mère
d’élève. Un père, immigré d’un pays communiste, n’en revient pas : « Je
suis venu dans ce pays pour fuir cette peur des représailles que je retrouve
exactement ici et que mes propres enfants éprouvent désormais. » Un autre
préfère manier l’humour noir : « J’ai besoin de continuer à nourrir ma
famille. Et bien sûr, payer 50 000 dollars par an pour que mon enfant soit
endoctriné. » Un professeur fait dans la concision : « Parler de cela met tout
votre capital social en danger. » « Cela » ? Il s’agit de la manière dont ces
établissements, qui garantissent une route pavée de succès vers Harvard ou
Yale, développent des politiques « inclusives » afin d’échapper au viseur
des militants woke. Ils multiplient les chartes, les journées de
sensibilisation, les révisions de leurs programmes, les séances
d’autocritique afin d’éveiller les jeunes consciences au règne sournois du
« privilège blanc ».
Plus question, par exemple, de parler de la « loi de Newton » en cours
de physique, car la science ne doit pas être associée à la masculinité
blanche. Ou d’émettre librement lors d’un débat une opinion qui vous sera
reprochée, et pourra avoir de graves conséquences sur votre cursus scolaire
voire votre réputation et celle de votre famille. Dans certaines institutions,
les écoliers peuvent se soumettre, sur la base du volontariat, à des tests qui
débusquent leurs « biais racistes inconscients ». Ceux qui refusent l’épreuve
sont mal considérés, si bien que tous les parents insistent pour que leurs
enfants subissent cette détection. Et retrouvent parfois leur progéniture en
pleurs, le soir, parce que le test a révélé un racisme sous-jacent. « Les
parents apprennent aux enfants à mentir aux professeurs pour être bien
considérés, comme en Union soviétique, raconte Bari Weiss. Des lycéens
m’ont avoué qu’ils récitent ce nouveau catéchisme communautariste dans
leurs copies pour conserver une bonne moyenne. » Personne ne proteste ?
Selon la rumeur qui circule de famille en famille, désinscrire son enfant
d’un établissement pour désaccord idéologique conduit à être black-listé
dans toutes les autres écoles de même standing, et à perdre toute chance
dans la course aux meilleurs cursus. Se signaler comme professeur
récalcitrant, en continuant à enseigner des œuvres classiques au contenu
suspect, peut aussi avoir de sérieuses répercussions professionnelles.
Inimaginable en France ? Malheureusement non. Durant leur formation,
les aspirants professeurs sont bombardés de modules sur la lutte contre les
stéréotypes de genre, par exemple, au moment où les résultats des élèves en
maths et en français n’ont jamais été aussi mauvais. C’était vrai avant
l’arrivée d’Emmanuel Macron, qui voulait remettre l’école au milieu du
village, c’est tout aussi vrai cinq ans après.
Lisa Kamen-Hirsig, chroniqueuse au Point, a un enfant scolarisé en
CE2. Un soir de juin 2022, son fils, âgé de 8 ans, rentre à la maison
manifestement perturbé. Il a dû produire une « expression écrite » – on ne
dit plus rédaction, c’est un terme réactionnaire – dont le sujet était : « Que
ferais-tu si tu changeais de sexe ? » Il avoue à sa mère qu’il n’a pas été
capable d’écrire les cinq lignes demandées : « J’ai juste dit que je hurlerais
très fort et je me couperais les cheveux tout le temps. J’ai trouvé ça
dégoûtant, Maman, et je me suis senti ridicule », dit le petit garçon.
Interrogée sur cette initiative, la maîtresse confirme. Cette démarche vise à
« développer l’empathie », et à « favoriser le respect ainsi que des relations
égalitaires ». À l’évidence, l’objectif n’est pas atteint.
La France, en revanche, a un temps de retard, qu’on espère durable, sur
les États-Unis : les professeurs d’université n’en sont pas encore à énumérer
leurs privilèges (blanc, mâle, valide, hétérosexuel) en portant un panneau
d’autocritique, mais ils ont commencé à intégrer des variables inquiétantes,
et bien éloignées de la quête de l’excellence. Certains d’entre eux
rapportent, la plupart sous couvert d’anonymat de peur de l’ostracisme qui
pourrait s’abattre sur eux, que des thèses nulles sont validées par des jurys
complaisants car terrorisés à l’idée d’être cloués au pilori par les vigilants
du wokisme. Ainsi, en littérature comparée, pour publier une thèse qui ait
une chance de passer la rampe, mieux vaut ajouter le mot « genre » :
Flaubert tout seul ne fait plus recette, mais Flaubert et le genre devient
intéressant !
La prochaine cible des ennemis du mérite et de l’universalisme est
certainement la culture. Déjà, une représentation de la tragédie d’Eschyle
Les Suppliantes qui devait se tenir dans l’amphithéâtre Richelieu de la
Sorbonne, en 2019, a dû être annulée. Cette œuvre met en scène les
Argiens, grecs, et les Danaïdes, venues d’Égypte. Des manifestants de la
Ligue de défense noire africaine (LDNA), de la Brigade antinégrophobie, et
du Conseil représentatif des associations noires (CRAN) ont empêché les
comédiens de se préparer et le public d’entrer dans la salle. Motif : comme
le veut la tradition, actrices et acteurs portent des masques, dont certains
sont noirs. Ces militants communautaristes assimilent cette démarche
artistique au « blackface », cette pratique raciste qui consistait, au
e
XIX siècle, aux États-Unis, à se teinter la peau et arborer une coiffure afro
pour faire rire aux dépens des Noirs. Que depuis l’Antiquité le théâtre grec
utilise des masques ne semble pas les émouvoir…
En 2018, c’est Ariane Mnouchkine, une artiste fortement engagée à
gauche, qui a été la cible des vigilants intersectionnels. Elle a déclaré « ne
pas vouloir céder aux tentatives d’intimidation idéologique » qui exigeaient
l’annulation des représentations d’une pièce de théâtre racontant le sort
terrible réservé aux Amérindiens au Canada. Il leur était reproché, à elle et
au metteur en scène québécois, Robert Lepage, de ne pas faire tenir les rôles
d’Amérindiens par des personnes issues de la communauté autochtone.
LE VRAI CONSTAT
16
Le mérite honteux
Bref, surtout ne fâcher personne, voilà qui importe beaucoup plus que la
promotion du mérite. D’ailleurs, en cinq ans, Jean-Michel Blanquer n’a pas
touché, ou seulement à la marge, à la réforme du collège catastrophique
initiée par Najat Vallaud-Belkacem. Sûrement trop dangereux, trop explosif
et… trop coûteux. Ainsi, les EPI ont été supprimés, les horaires de latin et
de grec rétablis, mais pas dans leur intégralité. Et les bourses destinées aux
étudiants méritants n’ont nullement été restaurées. Pas plus que les internats
d’excellence dans leur version originelle. À l’époque où le premier d’entre
eux a été créé, à Sourdun en Seine-et-Marne, Nicolas Sarkozy était
président de la République et Jean-Michel Blanquer directeur général de
l’enseignement scolaire (DGESCO). Il s’agissait de permettre à des élèves
travailleurs et prometteurs dont les conditions familiales n’étaient pas
favorables aux apprentissages de pouvoir bénéficier d’un environnement
propice à l’étude et à l’épanouissement culturel. Quelques établissements
du même type ont été créés, notamment à Paris, où ce ne fut pas une mince
affaire. Et puis François Hollande est arrivé à l’Élysée. Et dans son sillage,
trois ministres de l’Éducation nationale 13 se sont succédé, qui ont supprimé
ce dispositif, au motif qu’il coûtait cher et qu’il valait mieux donner un peu
plus à tout le monde. Exactement le même raisonnement que pour les
bourses au mérite.
Mais, contrairement à elles, ces internats ont été rétablis sous le
quinquennat d’Emmanuel Macron. Pas exactement dans leur état initial
toutefois. Ils s’appellent désormais « internats de la réussite » et ont fleuri
un peu partout sur le territoire. Mais ils ne répondent plus en rien à
l’objectif initial. Tout se passe, donc, comme si le mérite était certes une
valeur, mais une valeur honteuse, susceptible de mécontenter à la fois les
syndicats et la hiérarchie administrative, les deux piliers de la rue de
Grenelle.
17
L’enfer Affelnet
Mais toutes ces initiatives sont décrites par les contempteurs du mérite
comme des manœuvres de diversion imaginées par les « dominants » pour
conserver leurs privilèges. Parce que la secrétaire d’État à la politique de la
Ville, Fadela Amara, fille d’ouvriers, assiste à la cérémonie du 7 juin 2010 à
l’université Paris-Dauphine, le sociologue Paul Pasquali dénonce la
complicité de l’État dans ce qu’il considère comme une immense duperie :
« les filières d’élite ont réussi à imposer leurs solutions et, ce faisant, à
désarmer les critiques qui, jusque-là, les considéraient plutôt comme un
problème ». Toute personne participant aux Cordées de la réussite est donc
aux yeux de ces procureurs une sorte de collabo, un idiot utile qui fait le jeu
d’un système voué à perpétuer la relégation et les inégalités de destin. C’est
un peu comme si l’on condamnait moralement les organisations
humanitaires au prétexte qu’elles ne peuvent pas soigner et nourrir
l’humanité tout entière.
Un rapport publié en 2021 par l’Institut des politiques publiques (IPP) 4
souligne que les élèves issus d’une famille socialement « très favorisée »
sont toujours surreprésentés, surtout dans les écoles les plus sélectives,
malgré les dispositifs d’« ouverture » qui ont été mis en place par certaines
grandes écoles pour tenter de diversifier le profil de leurs étudiants. Le
Monde, qui révèle en exclusivité le contenu du livre blanc publié par la
Conférence des grandes écoles, en fait une recension très sévère : « Depuis
quinze ans, tous ces dispositifs n’ont eu aucun effet structurel […]. Certes,
ces actions ont eu un impact sur des trajectoires d’individus ; elles ont
amené certains lycéens à mieux réussir leur entrée dans les études
supérieures, à l’université ou ailleurs. Mais elles n’ont pas modifié la
composition sociale des grandes écoles 5. »
La réalité est plus nuancée. Cet article s’appuie en effet sur le rapport de
l’IPP, dont les données les plus récentes remontent à 2016. Ses auteurs
assurent que la réalité n’a pas bougé depuis, mais Chantal Dardelet et les
participants au livre blanc le contestent. Ils mettent en doute par exemple
leur évaluation des inégalités selon l’origine sociale, qui voudrait que les
étudiants au profil social très favorisé aient dix fois plus de chances
d’accéder à une grande école que les plus modestes. Parce que, dans les
données antérieures à 2016, les dispositifs d’ouverture sociale n’avaient pas
encore produit tous leurs effets : les candidats concernés étaient au collège
en 2010, quand les initiatives d’ouverture sociale étaient moins nombreuses
et moins approfondies.
Le vrai problème demeure la plus grande fermeture des établissements
les plus sélectifs. Mais en moyenne, les résultats des concours des écoles de
management comptent 26 % de boursiers parmi les candidats, 25 % parmi
les étudiants ayant réussi le concours. Pour les grandes écoles d’ingénieurs,
27,33 % des candidats au concours sont boursiers et 27,07 % des boursiers
figurent parmi les reçus. Conclusion : les boursiers ont quasiment autant de
chances que les autres d’intégrer une grande école. Le problème de
l’inégalité des chances se situe donc en amont.
De plus, le taux de boursiers parmi les candidats issus d’une classe
prépa est en augmentation depuis une dizaine d’années. Augmentation qui
pourrait s’expliquer par l’impact positif des Cordées de la réussite et des
campagnes menées pour faire connaître ces formations.
Si les grandes écoles déploient tant d’efforts, c’est aussi parce qu’elles
se battent pour leur survie. À défaut de les supprimer, il est régulièrement
question de les intégrer à l’université.
D’ailleurs, face aux résultats plus que médiocres de l’École
polytechnique en matière de mixité sociale, les ministères de l’Éducation
nationale et de l’Enseignement supérieur ont fini par brandir une menace
exprimée en ces termes à la direction de l’X par un très haut fonctionnaire :
« Si vos chiffres (de boursiers) ne s’améliorent pas rapidement, ce sera le
rattachement à Saclay. » Les fondre dans le magma universitaire, voilà
l’ultime châtiment promis aux grandes écoles !
Conclusion
5 - L'infirmière et le trader
9 - Un mot piégé
10 - La fin de la promesse scolaire
13 - L'université en guenilles
17 - L'enfer Affelnet