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Du même auteur

La Nomenklatura française : pouvoirs et privilèges des élites, avec Alexandre Wickham, Belfond,
1988 ; Le Livre de poche, 1991.
La République bananière : de la démocratie en France, avec Jean-François Lacan, Belfond, 1989.
Le jour où la France a basculé : 10 mai 1981, Robert Laffont, 1991.
Le Nouveau Dictionnaire des girouettes, avec Michel Richard, Robert Laffont, 1993.
Les Bonnes Fréquentations : histoire secrète des réseaux d’influence, avec Marie-Thérèse Guichard,
Grasset, 1997 ; Le Livre de Poche, 1998.
L’Omertà française : autour de la loi du silence, avec Alexandre Wickham, Albin Michel, 1999 ;
Pocket, 2002.
Le Rapport Omertà 2002, Albin Michel, 2002.
Le Rapport Omertà 2003, Albin Michel, 2003.
La Vendetta française, Albin Michel, 2003.
Le Rapport Omertà 2004, Albin Michel, 2004.
« Vous, les politiques… », avec Francis Mer, Albin Michel, 2005.
Mafia chic, avec Alexandre Wickham, Fayard, 2005 ; Le Livre de poche, 2007.
Le Marchand de sable, Albin Michel, 2006.
Le monde est à nous, avec Alexandre Wickham, Fayard, 2007 ; Le Livre de poche, 2009.
Une présidence de crises : les six mois qui ont bousculé l’Europe, avec Jean-Pierre Jouyet, Albin
Michel, 2009.
Un État dans l’État : le contre-pouvoir maçonnique, Albin Michel, 2009 ; Points, 2010.
Le Pacte immoral : comment ils sacrifient l’éducation de nos enfants, Albin Michel, 2011.
Michelle Obama, l’icône fragile, Plon, 2012.
L’Oligarchie des incapables, avec Romain Gubert, Albin Michel, 2012 ; J’ai lu, 2013.
La Caste cannibale : quand le capitalisme devient fou, avec Romain Gubert, Plon, 2015.
Ces chers cousins : les Wendel, pouvoirs et secrets, avec Romain Gubert, Plon, 2015.
« Ça tiendra bien jusqu’en 2017… » : enquête sur la façon dont nous ne sommes pas gouvernés,
avec Romain Gubert, Albin Michel, 2016.
La Caisse : enquête sur le coffre-fort des Français, avec Romain Gubert, Éditions du Seuil, 2017.
Le Nouveau Mal français, Éditions de l’Observatoire, 2017.
Benalla, la vraie histoire, Éditions de l’Observatoire, 2019.
Les faux-jetons : dans le secret des conseils d’administration, Fayard, 2019.
Quitter la (grande) ville, avec Michel Floquet, Albin Michel, 2021.
ISBN : 979-10-329-1978-1

Dépôt légal : 2022, octobre

© Éditions de l’Observatoire / Humensis, 2022


170 bis, boulevard du Montparnasse, 75014 Paris

Ce document numérique a été réalisé par Nord Compo.


Introduction

Jules Romains l’écrivait il y a presque un siècle : « Si notre époque, si


notre civilisation courent à une catastrophe, c’est encore moins par
aveuglement que par paresse et par manque de mérite 1. » Aujourd’hui, ce
n’est pas le mérite qui manque, mais sa reconnaissance, qui a pourtant
soudé la société française pendant plus d’un siècle. Cette valeur de progrès,
d’émancipation, de démocratie depuis la Révolution française, et même un
peu avant, est consubstantielle à la république. Combattue par les
monarchistes et les réactionnaires de tout poil, elle s’est révélée la meilleure
arme pour lutter contre la nostalgie aristocratique, qui ne conçoit de destin
que forgé par la naissance, d’excellence que transmise par héritage. Mais ce
joyau fédérateur s’est transformé en sujet de dispute, et en objet de mépris.
Le dénigrement était en marche depuis longtemps mais j’en ai pris
conscience brutalement à la fin de l’année 2014, quand un gouvernement
socialiste a décidé de supprimer les bourses au mérite pour les étudiants
d’origine modeste, bacheliers boursiers distingués par la mention « très
bien ». S’est alors imposée à moi l’idée qu’il fallait enquêter sur l’origine
de ce basculement. Pourquoi et comment le mérite, astre de l’émancipation
républicaine, était-il tombé en disgrâce ? Qu’est-ce qui avait eu la peau de
ce champion que l’on croyait indétrônable ? La pensée de 68 mal digérée ?
Le délabrement de l’école, toujours plus incapable de combattre
efficacement les inégalités de destin ? La paupérisation consternante de
l’université française ? La remise en cause de la valeur travail au sein de la
société française ? La fin du progrès, ou du moins de la croyance quasi
religieuse que les générations précédentes avaient en lui ? Une conception
de la réussite moins univoque que par le passé ? La reconstitution récente
d’une société d’héritiers, alors que la part de la fortune héritée dans le
patrimoine total représente aujourd’hui 60 %, contre 35 % au début des
années 1970 ? La pression exercée par le communautarisme identitaire, qui
fait prévaloir le poids des origines sur la force d’un destin individuel ?
« Les arbres ont des racines, moi j’ai des jambes, et c’est un progrès
immense, croyez-moi », disait l’érudit George Steiner, cosmopolite et
polyglotte. Une réflexion que l’on pouvait croire universelle et éternelle,
mais qui malheureusement ne l’est plus.
Les suspects sont nombreux, donc, et tous complices à un degré ou à un
autre. Mais à ce stade de l’investigation, il a bien fallu se rendre à une
double évidence. D’une part, le mérite est un mot piégé, un mot fourre-tout
dans lequel chacun place ce qui l’arrange, au mépris de la réalité historique.
D’autre part, les contempteurs du mérite, toujours plus nombreux ou du
moins toujours plus bruyants, et influents, ont décidé une bonne fois pour
toutes de faire du passé table rase. De jeter le bébé avec l’eau du bain. De
prononcer la liquidation.
La critique ne date pas d’hier. Le terme de « méritocratie » est un
néologisme inventé dans les années 1950 par le sociologue britannique
Michael Young. Dans un roman dystopique à la 1984, il décrivait une
société régie uniquement par le mérite, dans laquelle les « meilleurs » ont le
pouvoir 2. Un cauchemar digne du Meilleur des mondes. Par une ironie
cruelle pour ce travailliste convaincu, la méritocratie – concept qu’il avait
inventé pour le disqualifier –, bien loin de servir de repoussoir, est devenue
l’alpha et l’oméga des politiques publiques dans toutes les démocraties.
Michael Young, décédé en 2002 avec le titre de baron, croyait avoir perdu
le combat. Il l’a d’ailleurs écrit quelques mois avant sa mort dans une lettre
ouverte à Tony Blair, le premier ministre qui avait fait du mérite un mantra
politique : « J’ai forgé un mot qui est entré dans le langage commun,
spécialement aux États-Unis, et qui, plus récemment, a pris une place
prépondérante dans le discours de M. Blair. Mon livre satirique se voulait
une mise en garde, autant dire que l’objectif n’a pas été atteint 3 ! » Michael
Young connaît aujourd’hui une victoire intellectuelle posthume à laquelle il
n’aurait osé rêver.
En apparence, le mérite est toujours une valeur positive, même s’il est
aujourd’hui porté bien plus haut par la droite que par la gauche. Emmanuel
Macron dans sa Lettre aux Français, publiée le 3 mars 2022, en fait
l’éloge : « Nous lutterons contre les inégalités, non pas tant en cherchant à
les corriger, toujours trop tard, qu’en nous y attaquant à la racine. Nous
ferons en sorte que tous les enfants de France aient les mêmes chances, que
la méritocratie républicaine redevienne une promesse pour chacun. »
Marine Le Pen, le même jour, sur le plateau de France 2 chante les louanges
de la méritocratie républicaine.
Pourtant, durant son premier quinquennat, le président réélu en
avril 2022 pour un second mandat s’est comporté de manière très ambiguë
face au mérite. À l’école élémentaire, il a dédoublé les classes pour tenter
d’instaurer une certaine équité scolaire. Mais son ministre de l’Éducation
nationale n’a pas restauré les 1 800 euros annuels pour les meilleurs
bacheliers boursiers. Pas plus qu’il n’a développé de véritables « internats
d’excellence », se contentant d’apposer un label « réussite » sur n’importe
quel lycée qui proposait quelques heures de poney ou une poignée de
sorties culturelles dans l’année. En revanche, il a supprimé l’ENA et privé
le lycée Henri-IV, ainsi que son « jumeau » Louis-le-Grand, de son
autonomie de recrutement. L’ENA, le lycée Henri-IV ? Deux piliers de la
méritocratie française où il a étudié. Le chef de l’État, par un étrange
paradoxe, aime-t-il fermer derrière lui les portes de la réussite qu’il a pu
franchir ? Difficile de se lancer dans une analyse psychologique.
Il est possible, en revanche, de faire une lecture politique de cette
ambivalence. Michael Young n’a pas tort lorsqu’il décrit, en 1958 puis en
2001, la face sombre de la méritocratie. Il fait même preuve d’une certaine
prescience. N’avoir pas fait d’études supérieures conduit désormais à une
forme de relégation, quand hier des autodidactes pouvaient envisager de
faire partie d’un gouvernement. Dès lors, selon Young et beaucoup d’autres,
les laissés-pour-compte de l’excellence n’ont le choix qu’entre deux
solutions : la haine de soi (parce que non méritant) ou la détestation des
élites qui conduit au Brexit, à l’élection de Donald Trump ou à un vote de
plus de 40 % en faveur de personnages extrémistes à la présidentielle
française. Emmanuel Macron le sait, comme il n’ignore pas être
l’incarnation de la méritocratie et de l’arrogance qu’elle peut engendrer
chez les gagnants du système. Alors, il louvoie. Il célèbre l’égalité des
chances, qu’il promet de restaurer, mais il brûle les étendards de la réussite,
y compris de la sienne.
Il n’y aurait donc pas d’issue ? Le mérite conduirait inéluctablement à la
« tyrannie », comme l’affirme un éminent professeur de Harvard 4 ? Ce
jugement définitif est très contestable. Il revient à considérer, quand le
bateau coule, que ce n’est pas la faute des chantiers navals qui l’ont
construit mais celle d’Archimède. D’autant que personne, parmi les
contempteurs du mérite, ne propose de solution alternative. Au terme de
cette enquête, il apparaît que la méritocratie est peut-être le pire des
systèmes, mais à l’exception de tous les autres. À condition d’être, comme
le clavier de Jean-Sébastien Bach, bien tempérée…
PREMIÈRE PARTIE

LES ENNEMIS DU MÉRITE


1

Le scandale des bourses au mérite

Durant le quinquennat de François Hollande, une ministre de


l’Éducation nationale, elle-même issue d’un milieu modeste, s’est acharnée
contre les boursiers méritants. Quand elle a pris ses fonctions, elle a mené
une croisade contre ceux qui obtenaient la mention « très bien » au
baccalauréat et qui recevaient, pour poursuivre leurs études, une modeste
dotation de 1 800 euros par an. Une somme dérisoire pour l’État, mais
cruciale pour ses bénéficiaires : l’équivalent de 18 heures par mois en
moins à effectuer un « petit boulot alimentaire » durant l’année
universitaire ; 18 heures qui pouvaient être consacrées à étudier, se cultiver,
se détendre, se reposer… 1 800 euros pour combler, un peu, le fossé des
inégalités. C’était à l’évidence insupportable pour Najat Vallaud-Belkacem,
puisqu’il s’agit d’elle, et pour sa secrétaire d’État à l’Enseignement
supérieur, Geneviève Fioraso. Les deux femmes n’ont eu de cesse de se
battre contre les associations d’étudiants, et même contre le Conseil d’État,
qui s’est opposé à leurs funestes desseins. Leur justification : elles
préféraient augmenter le nombre des boursiers, sans opérer la moindre
distinction entre les cancres et les meilleurs… Pas de discrimination !
Cette obstination m’a scandalisée. Certes, je n’ignorais rien d’une
certaine suspicion « de gauche » à l’égard du mérite. J’avais lu Bourdieu. Je
savais que le système scolaire peut s’accommoder des inégalités
économiques, sociales et surtout culturelles. Qu’il peut même les aggraver.
J’avais compris que la méritocratie, si l’on n’y prend garde, peut servir
d’élégant cache-sexe à la perpétuation des privilèges.
Mais au point de refuser de fournir une aide supplémentaire à ceux qui,
malgré leur fragilité, avaient eu le courage de développer leurs talents et de
déployer tous leurs efforts pour donner le meilleur d’eux-mêmes ? C’était
incompréhensible, inconcevable, injustifiable.
Pour défendre cette décision de suppression, la secrétaire d’État à
l’Enseignement supérieur et à la Recherche, Geneviève Fioraso, qui a elle-
même commencé dans la vie comme professeure d’anglais auprès d’élèves
défavorisés, assure alors que le système des bourses au mérite est
« inefficace 1 ». Pour tenter de le démontrer, elle dégaine ses statistiques. Au
début des années 2000, dit-elle, 2 % des bacheliers obtenaient une mention
« très bien ». Quinze ans plus tard, ils sont 12 %. Dans le même temps, le
nombre de lycéens boursiers distingués par cette mention, lui, n’a pas
changé. Preuve selon elle que l’école est toujours plus inégalitaire, et qu’il
faut agir en amont, dès le CP, en faveur des plus faibles en termes
économiques et culturels.
La secrétaire d’État, pas plus que sa ministre de tutelle, ne semble
réaliser l’inanité d’un tel argument. Bien évidemment, il faut lutter contre
les inégalités scolaires dès le plus jeune âge ! Mais en quoi le fait de priver
de moyens supplémentaires les bacheliers défavorisés, donc d’autant plus
méritants d’avoir décroché une mention « très bien », répond-il à cet
objectif ? En rien !
Interpellées par les députés d’opposition, critiquées par les étudiants
concernés, réunis au sein du collectif « Touche pas à ma bourse, je la
mérite », les deux femmes répètent inlassablement le même discours : la
suppression de ces aides au mérite permet d’élargir les critères d’attribution
des bourses et de toucher davantage d’étudiants.
Avec une enveloppe inférieure à 40 millions d’euros, elles prétendent
rétablir la justice sociale à l’université ! Mais surtout, elles préfèrent
saupoudrer plutôt que de récompenser davatange les jeunes qui ont déjà fait
leurs preuves ! Ils n’ont pas, à leurs yeux, le droit d’être traités mieux que
ceux qui, malgré leur médiocrité et leur manque de travail, décrochent
mollement un baccalauréat démonétisé ! Les bacheliers boursiers brillants,
privés de moyens financiers, si l’on va au bout de leur raisonnement, n’ont
qu’à retourner travailler dans un fast-food pendant que leurs condisciples
plus aisés disposent de ce temps pour mettre toutes les chances de leur côté.
Les deux ministres ont fini par parvenir à leurs fins, du moins à moitié :
elles ont divisé ces bourses par deux ! 900 euros par an au lieu de 1 800,
quelle sinistre victoire pour ces femmes de gauche !
Depuis, je n’ai cessé de m’intéresser au mérite, et à ceux qui tentent de
le discréditer. J’ai découvert qu’ils étaient nombreux. Et influents. C’est
peut-être la raison pour laquelle Jean-Michel Blanquer, qui est resté cinq
ans rue de Grenelle durant le premier quinquennat d’Emmanuel Macron –
un record ! –, n’a pas trouvé un instant pour restaurer ces bourses au mérite
dans leur totalité…
2

Cette valeur universelle qu’on piétine

« J’aime ceux qui n’ont pas de diplôme », déclare Donald Trump dans
le Nevada lors des primaires américaines de 2016. Il est acclamé par la
foule… de non-diplômés. Quelle rupture avec les messages envoyés par ses
prédécesseurs, de Reagan à Obama, qui exaltaient le mérite comme valeur
fondatrice du rêve américain ! « You can make it if you try 1 », dit Barack
Obama depuis la Maison Blanche en 2012.
Cette rupture dans le discours marque le divorce entre la classe qui a
mené de brillantes études et le reste de la population. Il n’y a curieusement
qu’en France que les populistes de droite extrême continuent de chanter les
louanges du mérite. « La promesse républicaine, c’est la méritocratie », a
martelé Éric Zemmour pendant toute sa campagne. Avec l’ex-candidat à la
présidentielle 2 comme ami, la méritocratie n’a pas besoin d’ennemi !
D’autant que Marine Le Pen y va souvent, elle aussi, de son petit couplet :
« Rétablir une véritable égalité des chances en retrouvant la voie de la
méritocratie républicaine », tel était l’engagement numéro 105 de son
programme en 2017. En ce début 2022, pas un meeting, pas une
intervention télévisée sans que la candidate du RN n’en remette une couche.
Ce concept qui rappelle les plus riches heures de la république est préempté
par la fille de Jean-Marie Le Pen, tandis que les héritiers de Jules Ferry et
de Jean Zay n’osent quasiment plus le prononcer. Que s’est-il passé pour
que le mérite, jadis talisman du progressisme, devienne le doudou de la
réaction ?
Depuis quelques années, certaines voix venues de la gauche, voire de
l’extrême gauche, décrivent le mérite comme une vitrine trompeuse, qui
dissimule de plus en plus mal la reproduction des élites, comme le mirage
d’une chimérique égalité des chances. Parmi les plus intraitables procureurs
de la méritocratie, beaucoup ont pourtant bénéficié de ses effets durant leurs
parcours scolaire et universitaire.
Après avoir longtemps travaillé sur Spinoza, la philosophe Chantal
Jaquet s’est tournée vers un sujet plus social, celui des « transclasses »,
selon le néologisme qu’elle a elle-même créé. Dans ses différents ouvrages
sur le sujet, elle analyse les exceptions à la reproduction sociale, celles et
ceux qui passent d’une classe à l’autre et qui accomplissent un parcours
ascensionnel dans la société 3. Elle sait de quoi elle parle, puisqu’elle a elle-
même accompli ce voyage. Née dans une famille savoyarde très modeste,
elle a été admise sur concours à l’École normale supérieure de Fontenay-
aux-Roses et est devenue professeure à la Sorbonne. Ce qui ne l’empêche
pas d’avoir des mots très durs contre la méritocratie qui, selon elle, « n’est
pas un concept mais une idéologie », « un mot qui ajoute de l’inégalité
symbolique à l’inégalité économico-politique » et « humilie davantage les
sans-grade » au service des « idéologues au pouvoir », ainsi qu’elle le
formule dans un entretien à Marianne 4. « Ils ont trop besoin de ce hochet
pour gouverner et ils continueront à l’agiter pour masquer leur propre
immobilisme social derrière la vitrine de quelques héros transclasses, en
marche, comme les bons élèves qui bougent pour que rien ne bouge »,
accuse-t-elle.
Appartenant à une autre génération et venu d’un tout autre horizon,
celui de Polytechnique, Ismaël Le Mouël, né en 1984, se considère lui aussi
comme un « transclasse ». C’est d’ailleurs ainsi qu’il se présente sur son
compte Twitter. Et lui non plus n’a pas de propos assez sévères contre le
mérite. En mars 2021, cet entrepreneur social réagit aux mesures présentées
par Emmanuel Macron en faveur de l’égalité des chances : un millier de
places supplémentaires dans les « prépas Talents 5 », le lancement d’une
plate-forme antidiscrimination, l’incitation au mentorat…
Ce qui scandalise le polytechnicien ? Que toutes ces initiatives « ne
rompent pas avec la logique de la méritocratie, véritable facteur
d’inégalités 6 ». Son raisonnement ne fait pas dans la nuance : « Emmanuel
Macron croit en la méritocratie. Pour lui, les privilèges dans la vie sont dus
au talent et à l’effort. Moralement, le système méritocratique est présenté
comme l’inverse de l’hérédité aristocratique, où les places sociales étaient
occupées en fonction de la naissance. Il voudrait nous faire croire, comme
tous ses prédécesseurs du reste, que nous sommes dans un système dans
lequel les avantages sont acquis grâce au mérite, et sont donc justes. »
Personne, en vérité, même parmi les défenseurs les plus ardents du mérite,
ne peut de bonne foi considérer que « les avantages sont acquis grâce au
mérite, et sont donc justes ». Il est évident que, certainement pas pour le
meilleur et souvent pour le pire, perdurent de nombreux privilèges
dérangeants : rémunérations stratosphériques des dirigeants de grands
groupes, bonus délirants attribués aux traders et autres opérateurs financiers
qui ne concourent en rien à l’intérêt général, « délits d’initié » de type
culturel ou éducatif de la part de ceux qui ont « réussi » et qui détiennent les
codes en vigueur par les élites dirigeantes. Mais ces privilèges seraient-ils
plus tolérables s’ils étaient distribués de manière aléatoire, au tirage au sort
par exemple, ou s’ils résultaient de la seule naissance, comme sous l’Ancien
Régime ?
Ismaël Le Mouël semble penser que oui. Il va plus loin encore. Pour lui,
le mérite est dangereux au même titre que le tabagisme ou la conduite en
état d’ivresse. « De plus en plus de recherches en neurosciences montrent
que croire en la méritocratie rend les individus plus égoïstes et plus
susceptibles d’agir de façon discriminatoire. Croire en la méritocratie n’est
donc pas seulement faux, c’est mauvais pour le bien commun […].
Inversement, la recherche indique que rappeler le rôle de la chance
augmente la générosité », écrit-il.
L’auteur de ces lignes parues dans Le Monde considère qu’il a lui-même
bénéficié d’une série de hasards favorables pour cumuler des diplômes de
l’X et de HEC. Fils d’un chauffeur, il devient élève au huppé cours
Dupanloup, dans la banlieue ouest de Paris, où sa mère, qui collectionne les
petits boulots, trouve un emploi de surveillante. À sept ans, il découvre un
autre monde, celui des jeunes gens bien nés avec lesquels il passe ses
journées avant de rejoindre, le soir, le minuscule deux-pièces familial. Élève
brillant, il croise des professeurs, de mathématiques notamment, qui le
poussent à intégrer une classe préparatoire scientifique. Il ne sait même pas,
alors, ce qu’est l’École polytechnique. Une fois admis, il découvre des
condisciples « inconscients de leur chance », qui semblent ignorer que « le
hasard joue énormément dans la trajectoire de chacun 7 ».
Comme Chantal Jaquet, Ismaël Le Mouël refuse de se considérer
comme un modèle. « Je suis un alibi pour eux. C’est très confortable pour la
classe dirigeante de dire “quand on veut, on peut, il suffit de travailler”.
Beaucoup de gens y croient, qu’il suffit de faire plein d’efforts et on y
arrive. Je pense que c’est très faux », dit-il. Un alibi, donc, comme l’arbre
de la réussite individuelle qui cacherait la forêt de l’« héritocratie »
dominante.
Que faire, avec de tels raisonnements, de figures inspirantes comme
Charles Péguy ou Albert Camus, tous deux orphelins de père, et dont les
mères exercent de « petits métiers », rempailleuse de chaises pour l’une,
femme de ménage pour l’autre ? Rien, vraisemblablement.

Nicolas Mathieu n’est pas né non plus avec une cuillère en argent dans
la bouche. Il a grandi dans une cité pavillonnaire de l’Est de la France,
élevé par une mère comptable et un père électromécanicien. Ce sont ses
professeurs, dans l’établissement privé catholique où il est inscrit, qui
l’encouragent à écrire. Pourtant, le lauréat du prix Goncourt 2018 pour
Leurs enfants après eux n’aime pas le mérite. Il s’en méfie comme de la
peste. À la question (légèrement orientée) : « Avez-vous l’impression qu’on
vous en veut de ne pas servir le discours de la méritocratie scolaire ? », il
répond : « Je ne sais pas si on m’en veut, mais on m’y ramène
quotidiennement. Et ça me gonfle à un point que vous ne pouvez pas
imaginer. On me dit : “Votre truc, c’est vraiment pas très gai, chacun reste à
sa place, il n’y a aucun espoir.” Dire ça, ça suppose que l’espoir est lié à une
ascension sociale, ce qui est faux. Le progrès social n’est pas la garantie
d’un accomplissement existentiel. Presque tout le monde reste à sa place et
il y a des tas de gens heureux. Mais on ne supporte pas l’idée de la
reproduction, de la fixité sociale – ce qui montre que l’état d’esprit des gens
est complètement envahi par ce que j’appellerais une idéologie libérale. On
pense qu’une vie réussie, c’est une vie marquée par l’ascension sociale,
alors qu’il y a des tas d’autres manières de s’accomplir. »
Cet écrivain qui se revendique de Flaubert et de Balzac se considère
comme une exception à la loi de la reproduction sociale. « C’est une
question importante, celle des transclasses, car plus ils seront nombreux,
plus notre société pourra se considérer comme vertueuse », dit-il dans la
même interview avec un air de regret. La mobilité sociale ne serait donc pas
un objectif estimable, mais une sorte de frein à la nécessaire révolution. Et
le mérite, donc, un abject outil de la réaction. Précisons que ces propos sont
tenus dans la revue d’extrême gauche Ballast 8, fervent soutien d’Assa
Traoré, égérie de la lutte contre le « racisme d’État », et d’Anasse Kazib,
qui s’est fait connaître en 2018 comme militant SUD-Rail à la SNCF,
remarquer comme candidat éphémère à la présidentielle de 2022 9, soutenu
par plusieurs têtes d’affiche du mouvement décolonial, et qui appelait, après
la décapitation de Samuel Paty, les organisations de gauche à ne pas
« tomber dans le panneau » de l’unité nationale et des valeurs républicaines.
Bien involontairement, le mérite devrait se trouver conforté par cette
charge très violente contre lui, menée par des idéologues aux intentions
obscures, voire douteuses. Et apparaître pour ce qu’il est depuis la naissance
de la Lumières : une valeur républicaine de premier plan. C’est loin d’être
le cas…
3

Des pourfendeurs très distingués

Michael Sandel n’est pas n’importe qui. Professeur de philosophie


politique à Harvard, il est célèbre dans les campus du monde entier pour
son fameux cours intitulé « Justice ». Comme Chantal Jaquet, Ismaël
Le Mouël, Nicolas Mathieu, cet intellectuel fêté dans tous les cénacles
distingués, pur produit de la méritocratie scolaire, récuse le mérite. Il le
considère même comme le ferment de la « tyrannie », selon l’intitulé de son
livre qui a connu un grand succès aux États-Unis, mais aussi en France. Son
argumentaire n’est guère différent des autres : puisque l’égalité des chances
n’existe pas, le mérite n’est que le faire-valoir d’un système de confiscation
des meilleures études et des postes de pouvoir au sein de la société par les
plus privilégiés, ceux qui détiennent le capital économique, social, culturel
et symbolique nécessaire pour maîtriser les codes de cette course mortifère.
Mortifère ? Oui, rien de moins aux yeux de Sandel, qui formule bien
plus qu’une simple critique de l’accroissement des inégalités pour nourrir
son réquisitoire. Le philosophe à la mode se place dans les pas de
l’inventeur du terme « méritocratie », Michael Young.
En 1958, celui-ci a publié un roman dystopique, The Rise of
Meritocracy, qui met en scène une société dans laquelle l’égalité des
chances est assurée : chacun est jugé et promu en fonction de ses talents et
de ses efforts. Ce qu’il décrit est un enfer social qui ferait regretter le monde
féodal. Les élites, convaincues de leur parfaite légitimité, sont saisies par
l’hubris. Elles méprisent ouvertement prolétaires et laissés-pour-compte.
Les relégués ne doivent-ils pas ne s’en prendre qu’à eux-mêmes de leur
destin misérable ? Ignorés, méprisés, ils finissent par se révolter dans un
climat de grèves, d’émeutes et de sabotages… L’ironie de l’histoire est
terrible pour Michael Young : la méritocratie, le terme qu’il avait créé pour
susciter le rejet et l’indignation, est devenue pendant des décennies une
valeur révérée. Mais sa gloire posthume est immense, puisqu’un des
intellectuels les plus admirés de la planète, Michael Sandel, reprend ses
thèses avec enthousiasme, notamment « le côté obscur du tri méritocratique
– un monde qui accorde peu de dignité à ceux qui ont été éliminés par le
tri 1 », écrit-il.
Pour Young comme pour Sandel, la récompense du talent et de l’effort
porte en elle les germes du populisme, de la division et finalement du
désordre social parce que les perdants du système ne peuvent supporter
longtemps le discours selon lequel « ceux qui travaillent dur et respectent
les règles du jeu méritent d’aller aussi loin que leurs talents et leurs rêves
les portent 2 ». Pour cette majorité, souvent silencieuse, parfois belliqueuse,
la suffisance des vainqueurs est insupportable. Et leur sentiment de
légitimité est lui sans limites, puisqu’ils considèrent que leur réussite, le
pouvoir et les privilèges qui vont avec doivent être portés à leur seul crédit.

Daniel Markovits n’est pas couronné d’autant de lauriers académiques


que Michael Sandel mais presque… Il est professeur de droit à la célèbre
université de Yale, où il a étudié, ainsi qu’à Oxford et à la London School of
Economics. Lui aussi a le profil du parfait méritocrate. Lui aussi crache
dans la soupe, quoique sur un mode un peu différent de Michael Sandel. Et
plus original. Il développe sa vision dans un essai paru en 2019 et non
traduit en français, The Meritocracy Trap 3 (« le piège méritocratique »).
Selon lui, l’accroissement des inégalités aux États-Unis s’explique par la
prééminence qu’a prise la valeur travail. Les plus modestes doivent cumuler
plusieurs emplois pour maintenir la tête hors de l’eau. Les plus favorisés
sont devenus des forçats surpayés, qui privilégient leur activité
professionnelle à n’importe quel autre compartiment de leur vie. Alors que
l’aristocratie de l’Ancien Régime se caractérisait par une existence oisive et
tirait ses revenus du capital, le système méritocratique promeut au contraire
ceux qui travaillent le plus, et perçoivent à ce titre des revenus
stratosphériques. Ils entendent transmettre ces privilèges à leurs enfants,
qu’ils entraînent depuis leur plus jeune âge à se conformer aux désirs des
plus grandes universités, point de passage presque obligé vers les sommets
de la société. Inscription dans les meilleurs établissements dès la
maternelle, cours particuliers tous les soirs, quatre à cinq heures de devoirs
quotidiennes, séances de coaching à des tarifs prohibitifs…
Dans cette vision postmarxiste de la domination sociale, le conflit
n’oppose pas les détenteurs du capital aux travailleurs, mais fracture le
monde professionnel, d’un côté une minorité de super-cadres surpayés, de
l’autre le reste des employés, relégués à des tâches mal rémunérées ou
condamnés à l’oisiveté par le biais du chômage. Et le fossé se creuse à
chaque génération, puisque les parents qui n’appartiennent pas au fameux
« 1 % » ne disposent ni des codes, ni du réseau, ni des moyens financiers
pour rester dans la course. Mais les élus du système en sont aussi victimes,
puisque leur vie entière est consacrée à leur carrière : « Les Américains qui
travaillent plus de 60 heures par semaine déclarent qu’ils souhaiteraient
s’en tenir à 35 heures », écrit Daniel Markovits 4. « Ils assurent que leur
travail interfère avec leur capacité à forger des relations solides avec leur(e)
conjoint(e) et leurs enfants et même à avoir une vie sexuelle satisfaisante.
L’un d’entre eux s’émerveillait des dix minutes par jour qu’il pouvait passer
avec ses enfants. Dix minutes ! » Quant à la destinée desdits enfants, réussir
à tout prix, elle se paie au prix de dépressions et de troubles de l’anxiété
trois fois plus fréquents que la moyenne. Selon Markovits, cette
transmission héréditaire des aptitudes explique pourquoi des milliardaires
comme Bill Gates ou Mark Zuckerberg décident de priver leur descendance
d’une grande partie du patrimoine qu’ils pourraient lui transmettre. Pour
eux, l’enjeu est ailleurs…

Et en France ? Fin novembre 2021, les Entretiens de Royaumont, qui


réunissent chaque année, à l’automne, des acteurs importants de la société
française, étaient consacrés à la méritocratie. Parmi les personnalités
invitées à s’exprimer, l’avocat, écrivain et académicien François Sureau a
fait sensation lors de son petit discours qui se voulait élégant, ironique et
transgressif : « Récompenser les hommes à raison de leur mérite est une de
ces idées diaboliques comme il en éclôt parfois dans la cervelle des
doctrinaires, et dont l’éclat fallacieux éblouit les foules, qui voient là le
triomphe de l’égalité alors que c’est au contraire celui de l’aristocratie. Fort
heureusement, la nature se charge de corriger cette philosophie
décourageante […]. Nous avons couramment le réconfort de contempler
des incapables promus aux plus hauts postes, des ânes chargés de diplômes,
des paresseux s’enrichissant tandis que des bourreaux de travail s’aigrissent
dans la chaîne, des gens ployant sous les honneurs suprêmes. On ne sait pas
trop comment cela s’est fait : par amitié, par intérêt, par politique, par
hasard ? »
Ce mépris pour « les foules » trop crédules qui croient à la vertu du
mérite a un goût désagréable dans la bouche de ce fils de mandarin, lui-
même passé dans les meilleurs couvoirs de l’Hexagone, de la maternelle à
l’ENA. Les privilèges de la naissance, du capital social qu’elle donne, les
privilèges de la noblesse d’État, à laquelle les « foules crédules », celles qui
croient niaisement au mérite, n’appartiennent pas, François Sureau, lui, les
connaît bien. Il en a bénéficié toute sa vie. Haut fonctionnaire, avocat,
écrivain, membre de l’Académie française, il ne courait aucun risque de
voir ses talents laissés en jachère. Il ne semble pas saisir la perversité qu’il y
a à dénoncer la méritocratie quand on appartient depuis toujours à la plus
choyée, la plus fêtée des noblesses de robe. Par la naissance. Par les études.
Par les grands corps. Par les réseaux. Sa prestation, ce jour-là, à l’abbaye de
Royaumont, c’est un peu le cynisme qui tient le bras du dandysme. À moins
que ce ne soit l’inverse… Comment cette diatribe a-t-elle été perçue par son
auditoire ? « Tout le monde a éclaté de rire, c’était tellement drôle et
inattendu », répond Jérôme Chartier, ancien député LR du Val-d’Oise,
fondateur et président des Entretiens de Royaumont 5. Tant mieux ! Entre
privilégiés, il est poli d’être gai !
Les exemples de surdiplômés qui conduisent un pays à la catastrophe,
au demeurant, existent bel et bien. Le plus éclatant est sans doute la
concentration de cerveaux qui entouraient John Fitzgerald Kennedy et qui
ont précipité les États-Unis dans la guerre du Vietnam. Une tragédie que
raconte avec brio le journaliste David Halberstam dans son livre saisissant,
The Best and the Brightest (« les meilleurs et les plus brillants ») publié en
1972.
C’est le danger que présente cette uniformité de profil que la philosophe
Monique Canto-Sperber, ancienne directrice de l’École normale supérieure
(ENS), expose dans un livre consacré aux études supérieures en France :
« Lorsque l’accès aux filières les plus prisées, qui garantissent diplômes
prestigieux et perspectives professionnelles, conditionne un avenir aux
débouchés nombreux et confère dans certains cas un privilège pour la vie
entière, il se transforme en ressource de pouvoir. Lorsque cette dernière, qui
ne bénéficie qu’à un petit nombre d’étudiants présentant les mêmes
caractéristiques socioculturelles, semble se transmettre au sein d’un groupe
restreint, elle peut constituer la base d’un état social oligarchique 6. » Pour
parer à cette difficulté, la philosophe entend proposer à tous les étudiants
des études de qualité. Un objectif légitime, mais jamais atteint…
DEUXIÈME PARTIE

QUESTION D’ARGENT
OU QUESTION D’ÉPOQUE ?
4

Les héritiers, le retour

« Ne refaisons pas avec la question des inégalités la faute


d’aveuglement commise avec l’environnement et l’immigration dans les
années 1970-1980. Les inégalités remettent en cause la place des classes
moyennes et populaires qui forment la colonne vertébrale de nos sociétés.
Elles sont écrasées entre le rattrapage asiatique qui a laminé leurs emplois
productifs et les “vainqueurs” de la mondialisation », écrit Frédéric Salat-
Baroux dans une tribune publiée dans Le Monde 1. Énarque, ancien
secrétaire général de l’Élysée et à la ville époux de Claude Chirac, il
déplore le caractère héréditaire de nos sociétés, « dominées par une
idéologie du succès, aussi fausse que mortifère ».
Un haut fonctionnaire de Bercy, lui aussi peu suspect de penchants
mélenchonistes, étrille le contexte économique et financier dans lequel le
monde a vécu pendant plus de dix ans, et que la vague d’inflation observée
depuis le printemps 2022 vient d’interrompre : avec des taux d’intérêt nuls,
les riches peuvent devenir toujours plus riches. Ils empruntent gratuitement
et autant qu’ils veulent, tant que l’argent coule à flots et qu’ils peuvent
apporter des garanties de solvabilité. Or, 100 millions d’euros investis à 5 %
par an dans le private equity 2 rapportent 5 millions d’euros annuels. De
quoi fabriquer des rentiers. Ce n’est pas pour rien que la plupart de ceux
qu’on appelle les nouveaux entrepreneurs sont des héritiers.
Le Conseil d’analyse économique, qui n’a rien d’un repaire de
gauchistes lui non plus, démontre dans une étude publiée en décembre 2021
que la part de la fortune héritée dans le patrimoine total des Français est
passée de 35 à 60 % en l’espace de cinquante ans : « Après un reflux des
inégalités de patrimoine et une forte mobilité économique et sociale durant
la seconde moitié du XXe siècle, l’héritage est redevenu le facteur
déterminant dans la constitution du patrimoine 3. » Cette note souligne
« l’extrême concentration du patrimoine hérité » et révèle qu’en France,
pays de l’égalité, « l’héritage moyen du top 0,1 % représente environ
180 fois l’héritage médian. Par comparaison, le ratio entre le revenu du
travail moyen du top 0,1 % et le revenu du travail médian dépasse à peine
10. » Formulé autrement, cela signifie que la transmission du patrimoine est
18 fois plus inégalitaire que la rémunération du travail. « Les enfants de
riches d’aujourd’hui seront-ils nécessairement les riches de demain ? »
s’interrogent les auteurs. Tout incite à le croire. Ce retour de l’héritage
« porte en lui le risque d’un dérèglement profond de l’égalité des chances,
valeur cardinale des sociétés démocratiques et condition de leur possibilité
d’existence à long terme », s’inquiètent-ils. C’est en effet un coup de canif
dans le contrat social élaboré par les Lumières, contrat qui officialise la
prééminence du mérite sur la naissance.
La part de l’héritage dans le patrimoine total des Français s’élevait à
89 % en 1910, durant cette « Belle Époque » bien mal nommée puisqu’elle
a battu en France tous les records de l’inégalité. Ensuite, cette part a
diminué sensiblement : 64 % en 1940, 44 % en 1970. Puis augmenté à
nouveau pour atteindre 67 % aujourd’hui. Plus qu’à la veille de la Seconde
Guerre mondiale. On est très loin du produit d’une vie de travail et
d’effort !
Cette analyse confirme celle qu’a livrée l’économiste Thomas Piketty.
Dans son best-seller mondial, Le Capital au XXIe siècle 4, il montre, données
chiffrées à l’appui, que l’héritage est de retour. Et c’est une grosse pierre
dans le jardin méritocratique.
Louis Chauvel, lui, ausculte depuis des années la classe moyenne en
France. En 2006 5 déjà, il décrivait l’avenir sombre des enfants et petits-
enfants de baby-boomers, ces générations qui voient leurs revenus
augmenter beaucoup moins vite que durant les décennies précédentes, sous
le double effet du ralentissement de la croissance et du partage de la plus-
value de plus en plus défavorable au travail, au profit du capital. « La
nouvelle génération surdiplômée, en qui les parents ont eu tendance à
investir des espoirs d’ascension à la mesure de ce que l’échelle des
diplômes signifiait voilà trente ans, se trouve depuis son enfance imbriquée
dans une société de consommation dont elle conserve les moyens tant
qu’elle vit encore au domicile parental », écrit-il alors. « Mais la découverte
de l’indépendance résidentielle signifie souvent pour elle une confrontation
brutale avec de rudes contraintes : salaires dévalorisés (surtout quand ils
sont mis en relation avec les diplômes), précarisation durable, marché
immobilier en parfait décalage avec les ressources économiques […]. La
situation est donc particulièrement propice à l’émergence de fortes
frustrations entre des aspirations à un accès minimal à la consommation et
des moyens très inférieurs. D’où un risque important de surendettement
précoce, sans commune mesure avec ce que les générations précédentes
avaient connu. » Pour Louis Chauvel, « cet écart est l’une des explications
majeures des signes d’anomie dont la nouvelle génération est
particulièrement porteuse ».
Il ne s’agit pas seulement d’un « ressenti » mais d’un véritable déficit
d’avenir pour tout un pan de la population déglingué par la « société de
post-abondance ». « Jusqu’en 1975, la croissance annuelle du salaire réel se
situait autour de 3,5 % en moyenne, ce qui assurait un doublement du
pouvoir d’achat en une vingtaine d’années », précise Louis Chauvel.
« C’était l’assurance d’une promotion sociale au long de la carrière dans
toutes les catégories de la société, et en particulier pour les classes
populaires, la quasi-certitude que leurs enfants connaîtraient une situation
mécaniquement meilleure que la leur. Depuis le milieu des années 1970, en
moyenne, le rythme de croissance des salaires est inférieur à 0,5 % par an,
ce qui correspond sinon à une stagnation, en tout cas à un éloignement de
l’horizon de l’enrichissement : le doublement du salaire, qui pouvait
naguère s’obtenir en 20 ans, s’étalerait dès lors sur 140 années.
Évidemment, un tel processus ne correspond plus au vécu humain et
devient de fait très théorique. »
Louis Chauvel insiste sur le statut de grande sacrifiée de la classe
moyenne : « Globalement, le pouvoir d’achat ne régresse pas, mais c’est le
partage de la valeur entre travail et capital qui est de plus en plus distordu
en faveur du second. Les gens de condition intermédiaire, ne bénéficiant
pas d’un gros patrimoine, font face à des difficultés inattendues et à des
frustrations objectivement explicables, puisqu’ils n’ont guère bénéficié des
brèves embellies de la croissance. Le discours ambiant en 1999-2001 au
sujet d’une amélioration économique dont ils ne voyaient pas la couleur a
eu un effet délétère : il donna l’impression d’un discours creux, tenu par des
aveugles ou des cyniques, voire d’une promesse non tenue, d’un mensonge
ou d’une profonde injustice. De fait, il faut se rendre à l’évidence : il y a
bien eu croissance, mais pas pour ceux qui y travaillent. »
Le premier quinquennat d’Emmanuel Macron a abouti à une situation
comparable. Jusqu’à la hausse soudaine des prix, au printemps 2022, le
pouvoir d’achat avait augmenté davantage que sous les mandats précédents.
Pourtant, le président réélu demeure aux yeux de beaucoup, dans la classe
moyenne, comme le « président des très riches ». Il suffit pour cela de
supprimer à la fois 5 euros d’aide personnalisée au logement (APL) et
l’impôt de solidarité sur la fortune (ISF). Cette appellation n’est d’ailleurs
pas complètement infondée, selon l’Institut des politiques publiques 6 : si
l’ensemble des ménages a bénéficié entre 2017 et 2022 d’une baisse des
prélèvements obligatoires de 24,4 milliards d’euros, soit une hausse
moyenne du niveau de vie de 1,9 %, les 5 % les plus pauvres ont dû se
contenter d’une augmentation de 0,8 %, contre 3,3 % pour les 1 % les plus
aisés.
Cette fracture croissante entre salaires et revenus du capital n’est
d’ailleurs pas propre à la France. Dans les pays de l’OCDE, la part de la
rémunération du travail dans le revenu national total est passée de 66,1 %
au début des années 1990 à 61,7 % à la fin des années 2000.

Le retour à un capitalisme de rentiers, tel qu’il existait avant la Première


Guerre mondiale, n’est pas compatible avec le respect du mérite, qui exige
que l’escalier social fonctionne dans les deux sens, celui de la montée, bien
entendu, mais aussi celui de la descente. Les rejetons privilégiés dénués de
talent et rebutés par l’effort ne peuvent ni ne doivent disposer d’un fauteuil
réservé au sein de la classe dirigeante. C’est une exigence indiscutable, à la
fois en termes de morale, de cohésion sociale et d’efficacité économique.
Or, une étude de l’OCDE publiée en 2018 7 indique que cet
indispensable adjuvant de la méritocratie s’est évaporé puisqu’il faut, en
France, six générations pour qu’une famille pauvre atteigne un niveau de
vie moyen – contre cinq en moyenne dans les pays occidentaux. « Il n’y a
plus de mobilité sociale dans les pays de l’OCDE : les revenus, la
profession, le niveau d’éducation se transmettent d’une génération à
l’autre », déplorait Gabriela Ramos, conseillère spéciale du secrétaire
général de l’OCDE, en juin 2018 lors de la présentation du rapport à la
presse. Ce constat est particulièrement vrai aux deux extrémités de l’échelle
des revenus, où des phénomènes de « planchers adhérents » limitent les
possibilités d’ascension sociale, tandis que des « plafonds adhérents »
permettent aux mieux lotis de monopoliser les opportunités, grâce au réseau
familial, au capital social, aux moyens financiers qui permettent de financer
répétiteurs à gogo, écoles privées hors de prix, études dans une université
étrangère de troisième zone dont le nom ronflant fait illusion.
Ce double effet d’« adhérence », au sens presque physique du terme,
nécessite des correctifs vigoureux pour résister à une force d’inertie
redoutable, celle du conformisme.
Face à ce triste tableau, deux attitudes : attiser les braises populistes et
prôner un changement de modèle, autoritaire et discriminatoire à l’extrême
droite, autoritaire aussi, mais égalitariste, décroissant et promoteur de la
« créolisation », à l’extrême gauche ; ou alors, considérer que si le mérite
n’a pas réussi, c’est parce qu’on ne l’y a pas assez aidé. Voire pas du tout
aidé !
C’est ce que pense Frédéric Salat-Baroux : « À l’instar de ce que la
IIIe République avait su faire, il faut bâtir de véritables filières d’excellence,
qui permettent à tous les enfants qui en ont le talent et la volonté farouche
d’aller le plus loin possible. Les obstacles sont connus : l’absence de
maîtrise des codes culturels, l’autocensure et le manque de moyens
financiers qui conduisent à s’épuiser dans la multiplication de petits
boulots. » Et l’ancien proche collaborateur de Jacques Chirac de plaider
pour « de véritables bourses au mérite, dont le montant doit pouvoir
représenter jusqu’à 1 000 euros par mois ». Ces bourses au mérite divisées
par deux sous le quinquennat de François Hollande, pour plafonner à moins
de 1 000 euros… par an. Et qui, depuis, n’ont jamais été restaurées dans
leur montant initial, encore moins revalorisées !
5

L’infirmière et le trader

L’essayiste britannique David Goodhart porte bien son nom. À une


voyelle près, son patronyme se traduirait par « bon cœur ». Et c’est
exactement, depuis plusieurs années, le sujet de ses recherches. Son dernier
livre, La Tête, la Main et le Cœur 1, a pour slogan : « Les super-intelligents
devraient être nos serviteurs, pas nos maîtres. » Cette sentence est peut-être
excessive, mais elle a l’avantage de poser clairement les termes d’une
équation difficile, dont dépend la hiérarchie de valeurs de nos sociétés :
« L’économie de la connaissance a placé la méritocratie cognitive au centre
de la hiérarchie des statuts, et ceux qui avaient la chance d’avoir reçu un
bagage cognitif conséquent ont pu s’épanouir pendant que de nombreux
autres avaient l’impression d’avoir perdu leur place et leur sens », explique
David Goodhart.
Le mérite, qui repose sur un subtil mélange de talent personnel,
d’efforts déployés et d’utilité sociale, est indéniablement chahuté par ce
triomphe exclusif de la « classe cognitive ». Une classe qui n’aurait pas
prospéré sans l’avènement de la méritocratie, c’est-à-dire du diplôme
comme juge de paix de la place que chacun occupe dans la société, et de la
gratification que celle-ci veut bien lui accorder. Le mérite, donc, doit
dompter la méritocratie s’il veut survivre au ressentiment des laissés-pour-
compte de ce système de sélection.
Un énarque a accompli un cursus scolaire et universitaire remarquable.
Bravo ! Mais la plupart du temps, il est issu d’un milieu socialement et
culturellement favorisé. Il a donc fourni, pour figurer à vie dans l’élite de la
nation, moins d’efforts qu’un enfant d’ouvrier pour intégrer un BTS ou un
IUT. Et il n’est pas sûr qu’il contribue davantage à l’intérêt général que ce
technicien supérieur. Surtout, contrairement à lui, il ne sera jamais vraiment
sanctionné. Employé à vie, il peut diriger une ambassade en dépit du bon
sens s’il est diplomate, dormir au bureau ou même n’y passer que de temps
en temps s’il est à la Cour des comptes. Et s’il en a assez de
l’administration et s’il souhaite gagner plus d’argent, il peut aller faire un
tour dans le secteur privé. Là encore sans aucun risque, puisqu’il peut
retourner dans la fonction publique en cas de besoin. Pour défendre les
vertus du mérite, il est difficile de trouver pire incarnation !

L’épidémie de Covid-19 a été l’occasion éblouissante de s’en souvenir :


un trader est-il plus méritant qu’une infirmière ? À l’évidence non. Il a
peut-être fait de brillantes études de finance, mais son métier est dépourvu
de toute utilité sociale. La crise des subprimes, survenue à la fin des années
2000, a même montré qu’il pouvait nuire gravement à la prospérité
collective.
Pourtant, un trader peut gagner largement plus d’un million d’euros par
an, contre 30 000 euros en moyenne pour une infirmière… Comment le
mérite peut-il s’en accommoder ?
Au sein d’une même entreprise aussi, les récompenses reçues par
chacun (un mélange d’argent, mais aussi de pouvoir et de prestige)
connaissent des écarts de plus en plus choquants, sans aucune justification :
« David Rockefeller recevait un salaire d’environ 1,6 million (en dollars de
2015) quand il devint président du conseil d’administration de la banque
Chase Manhattan en 1969, ce qui équivalait à environ 50 fois le salaire du
caissier de la banque. En 2020, Jamie Dimon, qui dirige JPMorgan Chase, a
reçu une compensation de 29,5 millions de dollars, ce qui correspond à
1 000 fois le salaire moyen d’un caissier dans cette banque », note le
professeur de droit à Yale Daniel Markovits. Et les choses ne se sont pas
arrangées depuis. En 2021, Jamie Dimon a perçu 34,5 millions de dollars…
Les faits d’armes de cet inamovible banquier ? Le groupe qu’il dirige a été
condamné pour complicité dans l’affaire Madoff. Elle a dû débourser la
plus grosse amende de l’histoire – 13 milliards de dollars – pour sa
responsabilité dans la crise des subprimes.
L’exemple de la grande distribution est encore plus criant. Pendant la
pandémie de Covid-19, le rôle des salariés qui se trouvaient en « deuxième
ligne », juste après les équipes médicales, et sans lesquels le chaos se serait
installé, a été maintes fois souligné. Parmi eux : le personnel de caisse – des
femmes essentiellement – rémunéré au smic et souvent soumis à des
horaires fractionnés. PDG de Carrefour, premier groupe de distribution
français, Alexandre Bompard gagne depuis son arrivée dans l’entreprise en
2017 1,5 million par an de salaire fixe. Sa part variable a évolué à la hausse,
pour atteindre 2,85 millions d’euros. Il bénéficie aussi d’une rémunération
de long terme (en actions) de 4 millions d’euros. Lors de l’assemblée
générale qui s’est tenue le 3 juin 2022 aux Docks d’Aubervilliers, les
syndicats mais aussi une partie des actionnaires ont contesté ce « paquet
financier » de 8 millions d’euros, approuvé à 63 % seulement, un taux très
bas dans cet univers.
Les défenseurs de cette prodigalité à l’égard du PDG font valoir que le
bénéfice net de Carrefour a beaucoup augmenté en 2021, à plus d’un
milliard d’euros. Et qu’Alexandre Bompard ne reçoit « que » 0,7 % de ce
profit. Il est toutefois possible de faire un autre calcul, et remarquer que le
patron gagne environ 400 fois plus que la caissière. Quatre cents fois ! On
est loin des règles édictées par David Rockefeller !
D’autre part, le raisonnement qui consiste à justifier la récompense
considérable par la performance financière accomplie par l’entreprise
souffre d’une petite incohérence. Alexandre Bompard était à peine assis
dans son fauteuil de PDG de Carrefour, en 2017, que le conseil
d’administration 2 s’estimait déjà en mesure d’apprécier ses talents de
manager 3, en lui attribuant 1 237 500 euros pour cinq mois et demi de
présence, soit le maximum prévu par les statuts. Une somme rondelette
pour saluer la « responsabilité sociétale de l’entreprise » et la « qualité de la
gouvernance ». À la rentrée 2018, Carrefour notifiait leur licenciement à
1 274 salariés. Au nom de la « responsabilité sociétale » ?

Ce grand écart des rémunérations ne concerne d’ailleurs qu’une toute


petite partie de la « caste cognitive », celle des comités exécutifs et des
conseils d’administration. La hiérarchie des salaires entre un ouvrier et un
ingénieur, dans le même temps, demeure à peu près constante et n’a rien de
consternant. Une fraction des super-diplômés a en revanche rejoint dans
leurs prétentions financières les champions de football ou les chanteurs de
variété, qui appartiennent au domaine du spectacle mondialisé. Ces
quelques gagnants, dont les mérites (les différences de talent, d’effort, de
contribution à l’intérêt – ou au bonheur – général) ne sont pas différents de
beaucoup de leurs concurrents, raflent tous les bénéfices. C’est la dure loi
de la « Winner-Take-All Society », théorisée au milieu des années 1990 par
deux économistes américains, Robert Frank et Philip Cook 4 : le gagnant
prend tout. Le résultat ? Un univers où le plus fort, le plus célèbre, le plus
fortuné, le plus médiatisé, le plus connecté à un réseau puissant gagne à lui
tout seul plus que la totalité de ses semblables.
Pour résoudre cette contradiction, un économiste de Harvard, Gregory
Mankiw, a élaboré une théorie. Cet ancien conseiller de George W. Bush
considère qu’il faut récompenser chaque personne en fonction de sa
contribution à la société. Il est normal selon lui que Steve Jobs, le fondateur
d’Apple, J.K. Rowling, la « mère » d’Harry Potter, ou le producteur-
réalisateur Steven Spielberg aient gagné des fortunes, car ils ont beaucoup
apporté à la société (un iPhone qui a changé nos vies pour le premier, une
série de romans fédérateurs pour la deuxième, des films d’aventures
plébiscités dans le monde entier pour le troisième 5). Cette théorie
philosophico-économique considère qu’une économie de marché
compétitive est à même de déterminer la juste rétribution de chacun, trader
ou infirmière. L’histoire récente a montré que ce n’est pas le cas…
Le prix Nobel d’économie James Tobin, inventeur de la proposition de
taxe qui porte son nom, en avait déjà l’intuition il y a plus de quarante ans :
« Nous jetons de plus en plus de ressources, dont le fleuron de notre
jeunesse, dans des activités financières éloignées de la production de biens
et services qui génèrent des rémunérations individuelles sans rapport avec
leur productivité sociale », mettait-il en garde 6.
Mais rien ne change, même après la crise des subprimes, à la fin des
années 2000, et celle du Covid-19. « La guerre des talents fait grimper les
rémunérations dans la finance », titrait le quotidien Les Échos en
décembre 2021 7, avant de détailler : « Le secteur de la finance s’oriente
vers des bénéfices record. De quoi faire flamber les bonus des banquiers
d’affaires, traders et autres experts des fusions-acquisitions. À Paris comme
ailleurs, on s’arrache les talents, avec là aussi une inflation des salaires. »
« On s’arrache les talents »… Au moment où ces lignes étaient imprimées,
l’hôpital était asphyxié comme jamais. Tout à coup, la déconnexion entre
rémunération et mérite apparaissait dans toute son obscénité.

« Jusqu’à une période récente, les voies menant à la réussite et au


respect étaient bien plus nombreuses. Il existait de nombreuses échelles
assez courtes, dont certaines pouvaient mener à d’autres plus hautes. Il y
avait une élite ouvrière, par exemple dans les syndicats », écrit David
Goodhart pour regretter l’émergence d’« une seule et unique classe
cognitive dominante ». « Il était possible de gravir les échelons
hiérarchiques, même sans diplôme du supérieur. »
C’est vrai. Comme il est juste de constater que les discours officiels sur
le lycée professionnel, par exemple, sont emplis d’une effrayante duplicité.
Dans la conférence de presse où il a dévoilé son programme, en mars 2022,
le candidat Macron a promis « une révolution complète du lycée
professionnel ». Le président Macron ne pouvait toutefois ignorer qu’une
réforme avait vu le jour durant son quinquennat. Une réforme qui a diminué
encore les horaires consacrés aux disciplines fondamentales comme les
maths et le français. À la place, du temps est consacré à la réalisation d’un
« chef-d’œuvre », destiné à « donner du sens » à la formation suivie, selon
les termes employés par Jean-Michel Blanquer, le ministre de l’Éducation
nationale qui a mené cette transformation. Son maître-mot ? La « co-
intervention », qui institue « une nouvelle manière d’apprendre », où le
professeur de français interagit avec celui d’une matière professionnelle au
lieu d’enseigner les fondamentaux. Une innovation inspirée par les experts
pédagogistes, que le ministre défendait devant le Sénat avec des arguments
pour le moins étranges. D’abord, un constat défaitiste : « La réalité est que
les élèves décrochent parce qu’ils ne se passionnent pas pour la matière. »
Pour ne pas les voir s’ennuyer, la solution la plus expéditive est en effet de
ne même plus essayer de leur dispenser un enseignement disciplinaire !
Résultat : la co-intervention, en français, conduit à rédiger des notices
d’utilisation ou des lettres de motivation, pas à s’instruire !
Bâtir une filière d’enseignement professionnel de qualité n’est pourtant
pas impossible. « Le système d’apprentissage allemand jouit toujours d’un
prestige considérable », souligne David Goodhart. « Je connais des familles
allemandes de la classe moyenne intellectuelle pour lesquelles il est
parfaitement normal qu’un enfant fasse un apprentissage. En Allemagne,
prévaut un sentiment que toutes les qualifications se valent, en tout cas en
matière de statut. » Encore faut-il être capable de promouvoir une telle
approche…
6

Le règne irritant de l’aristocratie cognitive

C’est une question qui a traversé la campagne présidentielle de 2022 :


pourquoi le jeune président sortant suscite-t-il tant de haine ? Une haine
plus intense que n’importe lequel de ses prédécesseurs, dont aucun n’a
pourtant connu la même fortune électorale que lui. Entre les deux tours, le
politologue et historien Pierre Rosanvallon, interrogé au micro de France
Inter, apporte une réponse simple et lumineuse : « Il se passe avec
Emmanuel Macron quelque chose qui n’est pas de l’ordre du rationnel […].
Le personnage, la personne Emmanuel Macron incarne quelque chose qui
provoque un rejet extrêmement profond. » Selon cet ancien titulaire de la
chaire d’histoire moderne et contemporaine du politique au Collège de
France, cette détestation trouve sa source dans une certaine distance au
peuple, une forme de supériorité empathique : « Emmanuel Macron n’a pas
peur d’aller au contact, c’est une de ses qualités. Mais il cherche davantage
à convaincre qu’à écouter. Il dit, c’est sa phrase un peu magique : “Je vais
vous expliquer.” »
« Je vais vous expliquer », une proposition qui semble bien innocente,
et même bienveillante, mais qui souligne l’océan qui sépare Emmanuel
Macron des Français qu’il rencontre au hasard de ses itinérances parmi les
gens ordinaires, « ceux qui ne sont rien », avait-il dit un jour dans une
phrase qui lui a été, à juste titre, très reprochée.
Par son attitude, par son langage, ce chef de l’État exsude tout ce que
l’essayiste britannique David Goodhart appelle « la classe cognitive » :
« Au nom de l’efficacité, de la justice et du progrès, les démocraties
occidentales ont mis en place, au fil des dernières décennies, des systèmes
compétitifs dans lesquels les plus aptes réussissent et où un bien trop grand
nombre a l’impression d’être des ratés », écrit-il 1. « Qui sont les plus
aptes ? Ce sont ceux qui sont dotés de la plus grande intelligence cognitive,
ou du moins que le système éducatif certifie comme tels. Une seule et
unique forme d’aptitudes humaines – la capacité cognitive analytique, soit
le talent de réussir aux examens, puis de brasser efficacement des données
dans la vie professionnelle – est devenue l’étalon-or de la valeur humaine.
Ceux qui en ont reçu une part généreuse à la naissance forment un nouveau
genre de classe cognitive, une élite de masse qui façonne désormais la
société et le fait largement dans son seul intérêt. Pour faire court, les gens
“intelligents” ont pris trop de pouvoir. »
David Goodhart a bien raison quand il dénonce le mépris dont sont
victimes « le cœur » et « la main ». Mais il s’égare quand il va jusqu’à
regretter « le bon vieux temps », ces années 1970 durant lesquelles « la
plupart des gens quittaient l’école sans qualification », et ces années 1990
où « de nombreuses personnes occupant des postes de cadres ou assimilés
n’avaient aucun diplôme de l’enseignement supérieur ». Souhaite-t-il
sincèrement un tel retour en arrière ?
Il faut toutefois le prendre au sérieux car il peut faire preuve d’une
grande intuition sociologique. C’est lui qui, il y a quelques années, avait
décelé une ligne de fracture entre les anywhere, ces personnes nomades et
diplômées qui voyagent et peuvent vivre n’importe où sur la planète, et les
somewhere, enracinés dans un territoire sans la possibilité – ni parfois
l’envie – d’en sortir 2… Selon lui, l’obsession politique de la mobilité
sociale, cette idée qu’il faut gravir des échelons et sortir de sa condition,
semble souvent résonner comme une forme de narcissisme de la classe
cognitive, qui ressasserait : « Vous aussi, vous pouvez être comme nous »,
mais qui sous-entendrait que les vies ordinaires ont moins de valeur que les
autres.
Les politiques éducatives menées aux États-Unis, en Grande-Bretagne
ou en France depuis des décennies sont très différentes, mais elles
aboutissent toutes, en effet, à valoriser de manière quasi exclusive les
lauriers universitaires. Tony Blair avait clamé haut et fort un de ses objectifs
de Premier ministre : envoyer 50 % des lycéens à l’université, tandis que
Jean-Pierre Chevènement, quelques années plus tôt, alors qu’il était
ministre de l’Éducation nationale, avait décrété qu’il fallait mener 80 %
d’une classe d’âge au niveau du baccalauréat.
Aucun des deux n’avait pourtant imaginé que cette promesse
d’émancipation se transformerait en un ressentiment à l’égard de la « classe
cognitive », caste de diplômés qui monopolise les postes de pouvoir et qui
dicte l’agenda politique. Tout se passe comme si l’ouverture de
l’enseignement supérieur avait débouché sur des effets inverses à ceux qui
étaient recherchés : la frustration, la suspicion et, in fine, la dévalorisation
du mérite.
Un peu avant David Goodhart, deux universitaires néerlandais, Mark
Bovens et Anchrit Wille, remettaient eux aussi en question la méritocratie
scolaire 3. Une fois le monde politique conquis par ce qu’ils nomment
l’idéologie méritocratique, seuls les diplômés de l’enseignement supérieur
ont accès non seulement aux emplois les plus prestigieux et les mieux
rémunérés, mais aussi aux mandats électifs, et ce bien qu’ils ne représentent
absolument pas l’ensemble des électeurs.
Un peu après David Goodhart, le prix Nobel d’économie britannique
Angus Deaton expose ainsi les recherches qu’il a effectuées avec son
épouse Anne Case sur les « morts de désespoir » aux États-Unis, ces
personnes qui se suicident ou meurent lentement des effets de l’alcoolisme
et/ou de la surconsommation de médicaments antidouleur contenant des
opioïdes : « Il existe une marée montante de souffrances et de problèmes de
santé mentale aux États-Unis chez les Blancs qui n’ont pas de diplôme
universitaire… et ce qui nous a surpris, c’est à quel point la pauvreté
matérielle avait peu à voir avec ce phénomène 4. » S’il en est ainsi, selon lui,
c’est parce que les élites ne ressemblent pas à la société qu’elles sont
censées diriger.
Ces intellectuels viennent d’horizons et de pays différents, mais se
montrent tous également préoccupés par le fossé qui se creuse entre
l’aristocratie cognitive et « les autres ». Les autres ? Ceux qui, comme le
décrit David Goodhart, ne travaillent pas avec leur tête, mais avec leurs
mains (les artisans, les ouvriers très qualifiés…) ou avec leur cœur
(infirmiers, médecins, prestataires de services à la personne…), et qui ne
sont plus gratifiés comme par le passé, ni symboliquement, ni
financièrement.
En France, c’est une réalité déprimante. Une étude de l’OCDE réalisée
en 2021 5 montre que la France est un des pays occidentaux où le personnel
infirmier est le moins bien payé. Sa rémunération moyenne est sensiblement
inférieure au salaire moyen. Seules la Lituanie et la Suisse font encore
moins bien. Si l’on considère l’évolution de ce que gagne cette profession
dans le temps, on constate, toujours selon la même étude, que son pouvoir
d’achat a légèrement diminué entre 2010 et 2019. Même punition pour les
enseignants, puis doivent mobiliser tout à la fois la tête, la main et le cœur.
À ce manque de reconnaissance s’ajoute une crise de la représentativité.
Emmanuel Macron et ses proches ne ressemblent nullement au Français
moyen. De Gaulle, Pompidou, Giscard, Mitterrand, Chirac, Sarkozy,
Hollande non plus, pourra-t-on rétorquer. Chacun avait pourtant des points
de connivence avec les citoyens « ordinaires ». De Gaulle était à la fois un
héros et un homme très simple, qui payait ses factures d’électricité et les
repas de ses petits-enfants quand ils venaient partager le repas de leurs
grands-parents à l’Élysée. Pompidou roulait en Porsche mais il se faisait
photographier dans sa campagne natale, Gitane à la bouche, et ne manquait
jamais de rappeler ses origines modestes, dont il était très fier. Giscard a fait
beaucoup d’efforts, parfois ridicules, pour se rapprocher de ses sujets, sans
beaucoup de résultats. Mais il était un élu de terrain, associé à l’Auvergne.
Mitterrand, terriblement distant, incarnait la gauche et l’ancrage dans la
France profonde, la Nièvre où il était élu comme les Landes où il se
ressourçait avec ses ânes Marron et Noisette. Chirac ? Il est allé jusqu’à
cacher sa grande culture, des arts premiers notamment, pour faire plus
« popu ». Sarkozy n’avait pas besoin de se forcer. Son « casse-toi, pauvre
con » lui a fait du tort, certes, mais l’a aussi humanisé. Hollande n’avait
quant à lui aucun mal à revêtir le costume tire-bouchonné du président
normal, et même ordinaire.
Voilà pour la perception, le « ressenti ». Il correspond à une réalité. Au
fil des décennies, à bas bruit, une évolution semble inexorable : les élus
ressemblent de moins en moins à leurs électeurs, qui se transforment
d’ailleurs peu à peu en abstentionnistes.
Les universitaires néerlandais Mark Bovens et Anchrit Wille ont fait les
comptes : « À la Chambre des communes britannique, après les élections de
2015, 9 députés sur 10 étaient diplômés du supérieur. Au Bundestag en
2013, 86 % des élus étaient passés par un établissement supérieur […]. Au
Danemark, en Belgique et en France, entre 75 et 90 % des députés ont
l’équivalent d’un diplôme du second ou du troisième cycle. Ce n’est pas
parce qu’aujourd’hui tout le monde fait des études, car plus de 70 % de
l’électorat en Europe de l’Ouest n’a pas dépassé le lycée 6. »
Michael Young ne disait pas autre chose dans sa lettre ouverte à Tony
Blair, publiée par le Guardian en 2001, quand il comparait les cabinets de
Clement Attlee, Premier ministre travailliste de 1945 et 1951, et de son
lointain successeur Tony Blair : « Les deux membres les plus influents du
cabinet Attlee étaient Ernest Bevin, ministre des Affaires étrangères, et
Herbert Morrison, numéro deux du gouvernement. Bevin avait quitté
l’école à 11 ans pour devenir successivement garçon de ferme, commis de
cuisine, épicier ambulant, conducteur de tramway avant de s’engager dans
le syndicalisme. Le parcours de Morrison est comparable en termes de
métiers, mais encore plus édifiant, puisqu’il est arrivé au sommet en partant
de la politique locale 7. »
Michael Young n’est pas un observateur neutre, loin de là. Il a toute sa
vie milité au Labour, dont il a rédigé le programme de gouvernement pour
les élections législatives de 1945, qui ont marqué la défaite de Churchill et
la victoire d’Attlee…
Il tient depuis toujours pour fausse la promesse d’une école accessible à
tous, qui permette à chacun, du plus modeste au plus privilégié, d’aller au
bout de ses talents et de ses efforts. Toutefois, sa critique semble désormais
entendue par un nombre croissant… de diplômés.
7

Le crépuscule de l’ambition

« La fin de l’ambition », annonce la couverture de L’Obs, ce 19 mai


2022, alors que la France attend la composition du nouveau gouvernement.
Hasard du calendrier ? Plusieurs femmes, de la chef des députés socialistes
Valérie Rabault à l’ancienne directrice de cabinet de Manuel Valls à
Matignon Véronique Bédague, ont fait savoir qu’elles avaient refusé le
poste de Première ministre. Une attitude inédite, alors que pendant des
années, tous les politiques étaient prêts à tuer père et mère pour une telle
position. Est-ce parce qu’il existe désormais, surtout dans l’esprit des jeunes
générations, mille et une façons de réussir sa vie ? Ou parce que la notion
de mérite et surtout celle de méritocratie se sont diluées dans le
désenchantement ?
La trajectoire suivie par les jeunes générations, en tout cas, est moins
linéaire que par le passé. Accomplir un beau parcours scolaire pour
s’orienter vers des études supérieures valorisantes qui conduisent à une
place dans la société gratifiante, à un métier enthousiasmant et à une
rémunération substantielle n’est plus le seul modèle qui s’impose.
D’ailleurs, une fois leurs études terminées, nombre de titulaires de
diplômes prestigieux se tournent vers d’autres horizons, ceux de la
« sobriété professionnelle » qui rapporte moins mais laisse davantage de
temps libre. Des managers se reconvertissent sans regrets – c’est du moins
ce qu’ils assurent – dans la permaculture ou la réparation de vélos. De
jeunes diplômés refusent la voie royale qui s’ouvre devant eux. Et la foule
d’applaudir avec enthousiasme, notamment dans les médias et sur les
réseaux sociaux. La pandémie de Covid-19 a encore accentué le
mouvement. Selon un sondage réalisé par OpinionWay, un tiers des
Français considèrent que leur activité professionnelle a perdu tout sens à
leurs yeux depuis le premier confinement, en mars 2020.
L’angoisse face à l’urgence climatique a fait le reste. Au printemps
2022, une dizaine d’étudiants d’AgroParisTech, l’une des grandes écoles
scientifiques les plus prestigieuses de l’Hexagone, ont perturbé la
cérémonie de remise des diplômes par un appel à la « désertion ». Pas
question pour eux de participer « aux ravages sociaux et écologiques en
cours », donc d’aller travailler pour l’industrie agroalimentaire ou pour des
groupes semenciers qui produisent des OGM. Le discours était teinté d’un
fond assez épais d’anticapitalisme et de rage à la sauce Greta Thunberg. Il a
suscité plus d’émotions positives chez Julien Bayou et Jean-Luc Mélenchon
que parmi les condisciples de ces jeunes « déserteurs », mais tout de même,
c’est un signal. Faible, peut-être, mais un signal quand même.
Ils ne sont pas seuls à contester le modèle dominant. Selon les
statistiques de la Dares, une direction du ministère du Travail, le nombre de
démissions de titulaires de CDI est en augmentation sensible depuis fin
2020. L’exode est beaucoup moins massif qu’aux États-Unis, où 38 millions
de salariés ont quitté leur emploi en 2021. Le phénomène est tel qu’il a
désormais un nom : « the BigQuit » ou « la Grande Démission ».
Une nouvelle littérature voit aussi le jour, des deux côtés de
l’Atlantique, à propos de ces changements d’existence, qui proposent
témoignages et conseils à qui veut réussir sa vie autrement. Céline Alix,
ancienne avocate spécialisée en fusions-acquisitions dans un grand cabinet
anglo-saxon, s’est lancée dans la traduction juridique et a écrit Merci mais
non merci 1, un livre qui analyse les chemins de traverse pris par les femmes
que la carrière à tout prix ne tente pas ou plus.
Au milieu des années 2000, déjà, un anthropologue américain a
développé un concept qui a fait le tour du monde occidental, celui de
bullshit job, que l’on peut traduire par « boulot à la con ». Il ne parle pas
des métiers ingrats auxquels on penserait spontanément, tels qu’éboueur,
manutentionnaire, personnel d’entretien ou employé des pompes funèbres.
Non, il s’en prend aux emplois aussi inutiles que bien rémunérés, aux
intitulés souvent pompeux et incompréhensibles, qui pullulent dans les
secteurs du marketing, de la communication, de la finance ou des ressources
humaines : « happiness manager » ou « compliance officer », chargé de
faire respecter l’éthique dans une banque dont on sait par ailleurs qu’elle se
montre peu regardante sur l’activité réelle de ses clients, pourvu qu’ils
disposent d’un portefeuille bien garni. « On observe une relation inverse
entre la valeur sociale d’un emploi et la rémunération que l’on en tire,
expliquait l’anthropologue dans une interview au Monde à l’occasion de la
parution de son livre Bullshit Jobs en français 2. C’est vrai pour tous les jobs
liés au soin des personnes (à l’exception des médecins). Ces emplois
engendrent une forme de “jalousie morale”, c’est-à-dire un ressentiment
face aux activités dénotant une plus grande élévation morale. Tout se passe
comme si la société entière songeait : les infirmiers, les instituteurs, eux, ont
la chance de compter dans la vie des autres, ils ne vont pas en plus réclamer
d’être bien payés ! »
Quelques années plus tard, un jeune journaliste et activiste franco-
allemand, Nicolas Kayser-Bril, rend hommage à David Graeber, disparu en
2020, dont il prolonge l’observation dans un essai intitulé Imposture à
temps complet : pourquoi les bullshit jobs envahissent le monde 3.
L’étincelle jaillit dans son esprit alors qu’il travaille pour une agence de
développement, où sa mission consiste à former des « multiplicateurs de
journalisme de données » grâce à la méthode du blended learning
(« apprentissage hybride »). Lorsqu’il demande de quoi il s’agit, personne
parmi ses « managers » n’est en mesure de lui répondre précisément.
Payer à prix d’or ces « bullshit jobs » est évidemment un luxe de pays
riche. Mais c’est aussi le symptôme d’une société en rupture avec les
valeurs de progrès et d’utilité sociale qui l’ont portée pendant deux cents
ans.
D’ailleurs, depuis quelques années, le progrès technique, en dépit des
apparences, marque le pas. Dans un livre publié en 2011 4, le généticien
moléculaire américain Jan Vijg propose un « indicateur d’intensité de
l’innovation » qui se fonde sur les quelques centaines de découvertes qui
ont créé une rupture dans les modes de vie depuis le début de la révolution
industrielle, au XIXe siècle. Sa conclusion : le plus haut niveau de créativité
a été atteint au début des années 1960. Son indicateur, aujourd’hui, est
retombé au même niveau qu’au début du XXe siècle, avec une innovation
majeure tous les cinq ans en moyenne, contre plus d’une par an jusqu’au
milieu des années 1980. L’entrepreneur de la Silicon Valley et cofondateur
de PayPal, Peter Thiel, auteur d’un livre de prospective 5, évoque ainsi la
déception collective face à ce que le progrès technologique a pu nous
offrir : « On voulait des voitures volantes, on a eu 140 caractères 6. » Selon
lui, « la vie est plus agréable et nous avons plus de choses à consommer,
mais la vitesse du progrès matériel a ralenti ».
Comment le mérite peut-il trouver sa place dans cet univers ? Inventer
le TGV était, pour un ingénieur, une tâche exaltante, qui donnait un sens
aux brillantes études effectuées comme aux heures de travail passées sur ce
projet. Tout le contraire d’un bullshit job ! Aujourd’hui, l’avenir radieux du
dépassement technologique semble bien loin. Dans un grand cabinet de
conseil américain dont il a beaucoup été question dans l’actualité politique
française durant la campagne présidentielle de 2022, le recrutement des
jeunes talents surdiplômés n’est plus ce qu’il était au milieu des années
1970. À l’époque, tout le monde rêvait de travailler dans cette institution
qui se vivait comme un club, sinon comme une secte de l’excellence.
Plusieurs centaines de milliers de candidats frappaient à sa porte chaque
année. Le tamis était très fin, y compris en France, et les candidats retenus
acceptaient presque tous la proposition d’embauche qui leur était faite.
Aujourd’hui, ils ne sont plus que 70 % à signer le contrat, pourtant
rémunérateur, qui leur est tendu. Et une partie de ces élus renonce
finalement à faire carrière dans ce secteur au bout de quelques mois, parce
qu’ils s’ennuient ou parce que travailler douze heures par jour ou plus sur
des dossiers qui leur semblent vides de sens ne correspond pas à leurs
aspirations profondes. Difficile, dans ce cadre, de trouver son compte dans
la notion de mérite !
À l’opposé, à l’hôpital ou dans les salles de classe, l’idée de salaire au
mérite passe mal. Très mal, parfois. Les soignants n’en peuvent plus de
perdre du temps à remplir des fichiers Excel 7 comme l’exige leur
administration plutôt que de se consacrer aux malades placés sous leur
responsabilité. Certains urgentistes gardent presque un souvenir nostalgique
des mois où leur service était en surchauffe pour cause de Covid-19 car le
management hospitalier ne leur demandait plus de remplir le moindre
formulaire. Plus question, en ce moment exceptionnel, de perdre du temps
avec l’aspect « bullshit » de leur job. Mais le naturel bureaucratique est
revenu au galop. Il est évidemment incompatible avec l’idée même de
mérite.
Quant aux professeurs, Emmanuel Macron leur a promis, pendant la
campagne présidentielle de 2022, des augmentations substantielles de leur
rémunération s’ils acceptaient d’effectuer des tâches supplémentaires et
s’impliquaient davantage dans leur mission éducative. Une idée piochée
dans une note de la Cour des comptes publiée en décembre 2021. Pour
l’institution qui contrôle les finances publiques, il est nécessaire de
« valoriser des missions aujourd’hui insuffisamment reconnues et mesurées,
ainsi que l’investissement des professeurs les plus engagés pour
accompagner leurs élèves » si l’on veut sortir le système scolaire français
de la médiocrité dans laquelle il s’est installé. En effet, indique la Cour, « en
dépit d’une dépense nationale d’éducation supérieure à la moyenne de
l’OCDE, la performance du système scolaire français tend à se dégrader, en
particulier pour les jeunes issus des milieux défavorisés ». C’est tout à fait
exact. Mais comment promettre le respect du mérite pour ce qui les
concerne, alors que les professeurs voient chaque jour que cette valeur n’est
pas respectée par le ministère dont ils dépendent ? Comment croire qu’un
tel contrat sera honoré, alors que cinq ans durant, pendant tout le premier
quinquennat, Emmanuel Macron et son gouvernement, en particulier les
ministres de l’Éducation nationale Jean-Michel Blanquer, de
l’Enseignement supérieur et de la Recherche Frédérique Vidal, n’ont pas
consacré une once d’énergie ni de temps à rétablir pour les bacheliers
d’origine modeste les bourses au mérite réduites de moitié par Najat
Vallaud-Belkacem ?
Mais voilà, le mérite, employé à toutes les sauces dans les discours et
les harangues, est une référence que l’on veut croire galvaudée, dépassée,
piégée même !
TROISIÈME PARTIE

TRAHISONS EN SÉRIE
8

Une idée qui vient de loin

C’était si simple à l’origine ! À l’origine de la république, avec ses


hussards et ses espoirs d’émancipation pour tous. Liberté, égalité,
fraternité : liberté d’aller aussi loin que nos talents et nos efforts nous le
permettent ; égalité des chances qui ne repose ni sur la naissance ni sur
l’argent ; fraternité entre celles et ceux qui aiment le travail bien fait, et qui
s’y emploient, à la fois pour leur émancipation personnelle et pour leur
contribution à l’intérêt général. Le mérite, donc, c’était si simple à l’origine.
Au moins dans l’imaginaire collectif.
C’est une idée venue des Lumières, avec Voltaire et Beaumarchais.
Voltaire, en 1726, la brandit devant le chevalier de Rohan-Chabot. Ce
noble, jaloux du succès que rencontre le philosophe auprès d’Adrienne
Lecouvreur, le raille un soir dans la loge de l’actrice, à la Comédie-
Française, sur le ton le plus dédaigneux, parce qu’il n’a pas de « nom » (à
particule, donc). « Je commence le mien, vous finissez le vôtre », lui
rétorque l’auteur de Zadig.
Un demi-siècle passe. Beaumarchais, dans Le Mariage de Figaro,
comédie créée en 1784 au Théâtre de l’Odéon, fait dire au célèbre valet,
dans une adresse au comte Almaviva, tout le mal qu’il pense de la
transmission des privilèges de père en fils : « Parce que vous êtes un grand
seigneur, vous vous croyez un grand génie ! Noblesse, fortune, un rang, des
places, tout cela vous rend si fier ! Qu’avez-vous fait pour tant de biens ?
Vous vous êtes donné la peine de naître, et rien de plus […]. Tandis que
moi, morbleu ! Perdu dans la foule obscure, il m’a fallu déployer plus de
science et de calculs pour subsister seulement qu’on en a mis depuis cent
ans à gouverner toutes les Espagnes. » Montesquieu, lui, a écrit dans ses
Pensées cette phrase qui n’a pas pris une ride : « Quand il s’agit d’obtenir
les honneurs, on rame avec le mérite personnel et on vogue à pleines voiles
avec la naissance. »
La supériorité du talent et de l’effort sur la naissance et la lignée
s’impose ainsi au XVIIIe siècle. Mais l’idée vient de plus loin encore. De
Platon, qui considère comme évident que la justice politique « attribue plus
à la personne de plus grand mérite et moins à celle de moindre mérite,
donnant à l’une et à l’autre des parts appropriées à la nature qui leur est
propre ». D’Aristote, qui s’il tempère cette suprématie des « philosophes
rois », n’en proclame pas moins le « droit des meilleurs 1 ».
Mais ce sont les Lumières qui en finissent avec plus d’un millénaire
d’assignation à son milieu d’origine. Jusqu’alors, la naissance décidait de la
place qu’on occupe dans la société, divisée en trois états : la noblesse, le
clergé et le reste, désigné sous l’appellation de « tiers-état ». Le destin de ce
dernier est de travailler et d’enrichir les deux autres par l’impôt. Pas
question d’échapper à l’injonction divine, relayée par la tutelle
monarchique.
Bien entendu, la nation a besoin de cadres qu’elle tente d’extraire du
commun depuis longtemps. En 789, Charlemagne exige « qu’on établisse
des écoles pour l’instruction des garçons, que dans chaque monastère on
enseigne les psaumes, les notes, le chant, le comput 2, la grammaire, et
qu’on dispose de livres bien corrigés 3 ». Mais cette instruction a un objectif
limité : permettre à chacun de ses bénéficiaires, essentiellement des clercs,
de servir le pouvoir loyalement et où il est placé. Les papes qui se succèdent
durant le Moyen Âge ne voient pas les choses autrement : leurs ouailles
sont priées de ne pas déranger l’ordre établi. Cette injonction perdure
jusqu’à la Révolution. L’aristocratie, à quelques exceptions près, tels
Molière, Vauban, ou Lully, talents promus par Louis XIV, ne peut être que
de naissance. Le seul mérite reconnu est celui de la noblesse héritée. C’est
cette désespérante inertie de la société que balaie la Révolution française.
Les privilèges sont abolis dans la nuit du 4 août 1789. Puis la
Constitution de la Ire République l’assure dans la Déclaration des droits de
l’homme et du citoyen qui constitue son préambule : « Tous les citoyens
sont également admissibles aux emplois publics. Les peuples libres ne
connaissent d’autres motifs de préférence, dans leurs élections, que les
vertus et les talents. »
Encore faut-il mettre en œuvre cette magnifique proclamation. Jusqu’à
la Révolution, la quasi-totalité des emplois publics étaient attribués non sur
le critère de la compétence, mais en fonction de la lignée de l’impétrant et
de l’humeur du roi. La vénalité des charges et des offices, allant des
magistrats aux notaires, en faisait des éléments de revenus et de patrimoine
qui se transmettaient de père et fils. Il n’existait pas moins de 50 000
emplois publics de ce type sous Louis XVI.
Quant à l’instruction publique, elle est, sous l’Ancien Régime,
l’apanage d’une infime minorité. L’université est associée depuis sa
création, au XIIIe siècle, à la transmission des savoirs mais aussi des
privilèges. Pour changer cet ordre des choses, la Convention prend une
décision pour le moins radicale : la supprimer purement et simplement en
septembre 1793. Les facultés ne verront de nouveau le jour qu’un siècle
plus tard, quand la IIIe République entreprendra d’ouvrir leurs portes à tous
les bacheliers – alors bien peu nombreux, il est vrai.
Pour pallier cette disparition s’accélère à la fin du XVIIIe siècle la
création des grandes écoles, débutée dans les dernières années de la
monarchie. Polytechnique est fondée dès 1794, la même année que l’École
normale supérieure, le Conservatoire national des arts et métiers et l’École
spéciale des langues orientales (aujourd’hui appelée Inalco). L’année
suivante donne naissance aux « écoles centrales », à vocation généraliste, et
aux « écoles spéciales », plus tournées vers l’acquisition de savoirs
techniques. L’École centrale des arts et manufactures voit le jour en 1829.
Napoléon dessine quant à lui les premiers contours de la méritocratie
scolaire qui émergera au XXe siècle, avec la création des lycées en 1802.
Quarante-cinq établissements secondaires sont chargés, dans tout
l’Hexagone, de former les élites de la nation. Celles-ci, toutefois, ne se
recrutent pas dans tous les milieux, loin de là, puisque les études y sont
payantes. Les frais de scolarité correspondent à peu près au salaire annuel
d’un ouvrier. Pour s’assurer de ne pas passer à côté d’un « génie caché » au
milieu de la plèbe, des bourses sont attribuées à quelques élèves méritants,
dont bien peu se recrutent au sein du prolétariat. Car Napoléon ne se
préoccupe nullement de l’enseignement scolaire. Son objectif consiste à
former les cadres d’un pays moderne, pas de mettre en œuvre l’instruction
pour tous ou d’instaurer l’égalité des chances.
Puis le mérite devient peu à peu une valeur qui ressemble à une
évidence et qui soude la société, chacun selon ses efforts et son talent.
Guizot lui-même chante ses louanges en 1821 : « Aucun artifice ne doit
gêner, dans l’ordre social, le mouvement d’ascension ou de décadence des
individus. Les supériorités naturelles, les prééminences sociales ne doivent
recevoir de la loi aucun appui factice. Les citoyens doivent être livrés à leur
propre mérite, à leurs propres forces ; il faut que chacun puisse, par lui-
même, devenir tout ce qu’il peut être, et ne rencontre dans les institutions ni
obstacle qui l’empêche de s’élever, s’il en est capable, ni secours qui le fixe
dans une situation supérieure, s’il ne sait pas s’y maintenir 4. » Guizot sera,
en 1833, à l’origine de la première loi qui institue l’école primaire pour les
garçons.
L’accès aux grandes écoles dépend d’un concours, en théorie ouvert à
tous. En théorie seulement, car l’école n’est alors ni gratuite ni obligatoire.
Elle le devient grâce à Jules Ferry. Pourtant, contrairement aux idées reçues,
ce grand républicain ne pousse pas non plus l’esprit de réforme jusqu’à
l’égalité des chances. Le mérite, peut-être, mais à condition que chacun
sache rester à sa place : « Je ne viens pas prêcher je ne sais quel nivellement
absolu des conditions sociales qui supprimerait dans la société les rapports
de commandement et d’obéissance. Non, je ne les supprime pas, je les
modifie », clame le futur ministre de l’Instruction publique, alors député de
Paris, dans la salle Molière du Palais-Bourbon, où il prononce un discours
remarqué sur l’égalité d’éducation. À ses côtés, le philosophe Ferdinand
Buisson, directeur de l’Enseignement primaire, met en musique les
réformes du français et de l’orthographe pour permettre leur maîtrise par le
plus grand nombre.
Jean Zay, ministre de l’Éducation nationale dans le gouvernement du
Front populaire à 32 ans, assassiné par la milice à la veille de ses 40 ans à
l’été 1944, est son digne héritier. Comme lui, le jeune et talentueux
réformateur se soucie moins de l’égalité des chances au sens strict que de
l’impérieuse nécessité pour la République de permettre aux meilleurs, aux
plus travailleurs, aux plus talentueux de la servir, et non de réserver ce
privilège aux mieux lotis.
C’est au Conseil national de la Résistance (CNR) que l’on doit le
manifeste le plus éclatant en faveur du mérite et de l’égalité des chances. La
charte qu’il rend publique le 15 mars 1944 exige que soit mise en œuvre
« la possibilité effective pour tous les enfants français de bénéficier de
l’instruction et d’accéder à la culture la plus développée, quelle que soit la
situation de fortune de leurs parents, afin que les fonctions les plus hautes
soient réellement accessibles à tous ceux qui auront les capacités requises
pour les exercer et que soit ainsi promue une élite véritable, non de
naissance mais de mérite, et constamment renouvelée par les apports
populaires ».
Avant Jules Ferry, avant Ferdinand Buisson, avant Jean Zay, avant le
CNR, Condorcet avait fait du mérite un instrument d’émancipation et de
concorde sociale. L’instruction publique devait pallier les inégalités de
condition et de destin, comblées grâce au mérite : « Généreux amis de
l’égalité, de la liberté, réunissez-vous pour obtenir de la puissance publique
une instruction qui rende la raison populaire, ou craignez de perdre bientôt
tous les fruits de vos nobles efforts. N’imaginez pas que les lois les mieux
combinées puissent faire d’un ignorant l’égal de l’homme habile, et rendre
libre celui qui est esclave des préjugés […]. On ne doit pas préférer
seulement ceux qui ont montré de la facilité, mais ceux qui ont paru y
joindre de l’application, un caractère heureux et les bonnes qualités de leur
âge », écrit le philosophe 5 en 1791 dans une époustouflante préfiguration de
ce que sera l’école laïque et républicaine. Le talent, l’effort, l’esprit public :
voilà énoncés les trois principaux ingrédients du mérite. Mais le grand rêve
fédérateur de Condorcet se heurte à la dureté du réel. Les élèves et étudiants
méritants issus d’un milieu modeste demeurent, malgré l’attribution
croissante de bourses, trop souvent cantonnés à des places de second choix.
Ceux qui réussissent sont observés comme des « exceptions
consolantes », selon les termes employés en 1910 par Ferdinand Buisson,
pourtant grand architecte de l’édifice scolaire et zélateur acharné du
mérite 6. En ce début de XXe siècle, celles-ci se considèrent avec lucidité
comme une minorité, une sorte d’alibi à la reproduction sociale qui
continue de prospérer.
Émile Chartier, plus connu sous le pseudonyme d’Alain, fut l’un d’eux.
Né à Mortagne-au-Perche dans une famille que l’on qualifierait aujourd’hui
de « dysfonctionnelle », le futur philosophe et auteur des célèbres Propos 7
perçoit une bourse pour étudier au lycée d’Alençon. Élève brillant et
travailleur, il est reçu à l’École normale supérieure de la rue d’Ulm en 1889.
Ce fervent républicain n’aurait pas pu accomplir ce parcours d’excellence
sans l’aide des institutions publiques. En 1910, alors qu’il enseigne depuis
un an en classe de khâgne au lycée Henri-IV à Paris, il regrette toutefois
dans un de ses « propos » que la société choisisse « quelques génies et un
certain nombre de talents supérieurs » qu’elle transforme en « une
aristocratie d’esprit ». Il ne croit pas que les bourses, les concours ouverts à
tous et l’école républicaine garantissent l’égalité des chances. Il réclame
l’instruction de tous et non la distinction de quelques-uns, et décrit d’une
plume acide le système dont il a lui-même bénéficié : « Nous choisissons
quelques génies et un certain nombre de talents supérieurs ; nous les
décrassons, nous les estampillons, nous les marions confortablement, et
nous faisons d’eux une aristocratie d’esprit qui s’allie à l’autre, et gouverne
tyranniquement au nom de l’égalité, admirable égalité, qui donne tout
à ceux qui ont déjà beaucoup ! Selon mon idée, il faudrait agir tout à fait
autrement. Instruire le peuple tout entier ; se plier à la myopie, à la lourdeur
d’esprit, aiguillonner la paresse, éveiller à tout prix ceux qui dorment, et
montrer plus de joie pour un petit paysan un peu débarbouillé, que pour un
élégant mathématicien qui s’élève d’un vol sûr jusqu’aux sommets de
l’École polytechnique. D’après cela, tout l’effort des pouvoirs publics
devrait s’employer à éclairer les masses par le dessous et par le dedans, au
lieu de faire briller quelques pics superbes, quelques rois nés du peuple, et
qui donnent un air de justice à l’inégalité. » Un réquisitoire terrible !
9

Un mot piégé

C’est la première chose que me dit un professeur de philosophie à la


Sorbonne que je connais et apprécie depuis longtemps quand je lui parle du
sujet de ce livre : « Le mérite ? C’est un mot piégé, un peu comme
islamophobie, parce qu’il a une connotation, pas forcément idéologique,
mais morale. Il renvoie à l’idée d’effort, d’application, de résolution dont on
crédite un individu, parfois à tort. Moi qui suis agrégé, je n’ai jamais eu le
sentiment d’être méritant. J’ai eu la chance de naître dans une famille
d’intellectuels, où la lecture comme l’étude étaient fortement valorisées. »
Et cet universitaire, très éloigné des mouvements woke comme du
marxisme mal digéré, de conclure : « Il faudrait trouver un autre mot. »
Un autre mot ? Celui-ci est déjà tellement caméléon, permettant à
chacun d’y mettre ou d’y trouver ce dont il a envie ! « Quand on parle
aujourd’hui de mérite et d’excellence, de sélection au mérite, de
recrutement ou de promotion au mérite, on n’a pas en tête les rapports des
bonnes actions du fidèle – ses mérites – avec la Grâce divine, ou les mérites
moraux et vertus qui commandent le respect d’une personne, mais l’idée
que les individus sont responsables de leur sort à travers leurs efforts et
leurs performances », écrit un autre philosophe, Yves Michaud 1. « Le
mérite, c’est le contraire des statuts hérités et des privilèges de naissance
fixant une fois pour toutes les espérances des individus. »
C’est un des tours et détours sémantiques du mérite, en effet, que d’être
plus facile à définir par ce qu’il n’est pas. L’opposé de l’héritage, par
exemple. Ou l’antidote à l’aristocratie de naissance. Mais cela ne suffit pas.
En 1990, déjà, le sociologue François Bourricaud disait toute la
difficulté qu’il y a à faire le tour de cette notion : « Tenter de définir le
mérite, c’est s’engager dans une démarche complexe et sinueuse, en raison
à la fois des obscurités du concept et des difficultés de sa réalisation
institutionnelle 2. » Le mérite, précisait-il, « est à deux dimensions : à la fois
compétence spécifique et dévouement au bien commun ». Le second terme
de cette définition a été peu à peu oublié, ce qui ne compte pas pour rien
dans la frénésie antimérite qui sévit aujourd’hui.
Cette valeur, pourtant, a parcouru un si long chemin ! Elle renvoie
spontanément à la littérature des Lumières et aux premiers textes de la
Révolution française. Mais on peut retrouver la trace du mérite beaucoup
plus loin dans le passé. Meritum, en latin, c’est le gain. L’argent, la
monnaie, le salaire que l’on obtient en contrepartie d’un effort. Le mérite,
dans sa dimension étymologique, se fait donc au moins à deux, même s’il
est individuel. Il ne peut exister sans un échange, une attente d’autrui. En
latin, toujours, merere concerne la solde versée aux militaires. Laudem
mereri, dit César à ses hommes, dignes de louanges pour leur courage et
leur loyauté.
Le mérite est aussi une notion théologique qui engendre des
interprétations complexes, voire contradictoires. Il devient plus disputé
quand Luther puis Calvin reprochent aux catholiques de se livrer au
commerce des indulgences. Une pratique qui laisse penser que l’on peut
acheter Dieu pour accéder au royaume des cieux. Dans son grand livre
publié en 1536, Institution de la religion chrétienne, Calvin résume sa
vision en quelques mots : « Croire est de don, non point de mérite. »
Celui-ci est toutefois réhabilité par certains auteurs catholiques, tel
Bossuet, qui répond aux protestants à sa manière en 1655 dans sa Réfutation
du catéchisme du Sr Paul Ferry, ministre de la religion prétendue réformée.
« Mérite de condignité, droit sur l’héritage céleste qui appartient au
véritable fidèle ayant persévéré jusqu’à la fin dans la foi qui agit par la
charité et ayant par ce moyen accompli la loi selon la mesure de cette
vie 3 », écrit-il.
Dans L’Éthique protestante et l’Esprit du capitalisme 4, publié en 1905,
l’économiste et sociologue allemand Max Weber réalise une sorte de
synthèse qui peut se résumer ainsi : le mérite existe et est à juste titre
valorisé, mais en aucun cas il ne peut donner accès à la transcendance.

Cette conclusion (provisoire) ne règle malheureusement pas tout, loin


de là. Car le mérite, dans une société moderne, nécessite un adjuvant :
l’égalité des chances louée par l’idéal révolutionnaire et négligée depuis.
Au XIXe siècle, les saint-simoniens, qui veulent tout à la fois accompagner le
progrès scientifique et parachever la Révolution française, sont les premiers
à lier la question de la méritocratie et celle de l’égalité des chances. Ils
préconisent à cette fin la suppression de l’héritage et un accès pour tous au
même cursus scolaire. Ils vont même plus loin, et reprennent une
proposition révolutionnaire énoncée en 1794 : créer des « maisons de
l’égalité » qui accueillent tous les enfants de 5 à 12 ans afin de les soustraire
à leur famille et de les inciter à développer leurs « capacités naturelles » en
dehors de toute influence de leur milieu d’origine. Pour pouvoir vraiment
gommer tous les privilèges de naissance, il fallait selon eux soustraire les
enfants à leur famille… Cette vision un brin effrayante de l’avenir radieux
ne sera jamais mise en œuvre, mais inspire encore les politiques publiques,
comme en témoigne la création des « internats d’excellence » sous le
quinquennat de Nicolas Sarkozy 5. Une initiative qui a malheureusement fait
long feu.
Mais le mérite n’est pas au bout de ses peines. Que désigne-t-il, en
effet ? Les capacités personnelles de chaque individu, les efforts qu’il
déploie, ou plutôt son utilité sociale, sa contribution au bien public ? Le
général de Gaulle entretient cette confusion lorsqu’il crée en 1963 l’Ordre
national du Mérite contre l’avis de son Premier ministre, Georges
Pompidou. Son inspiration vient de l’histoire militaire, que le Général
connaît sur le bout des doigts. Pendant des siècles et jusqu’à Napoléon,
s’illustrer sur le champ de bataille était une des seules options permettant de
s’extraire de sa condition sociale. Ceux qui y parviennent sont ainsi
récompensés de l’Ordre royal et militaire de Saint-Louis, créé par
Louis XIV en 1693, « quelles que soient leurs conditions de naissance » :
« la vertu, le mérite et les services rendus avec distinction dans nos armées
seront les seuls titres pour y entrer », stipule le règlement. La grande
majorité des récipiendaires, toutefois, est issue des rangs de la noblesse 6.

De Gaulle souligne aussi une particularité souvent ignorée du mérite :


ce n’est pas une qualité que l’on peut s’attribuer soi-même, elle doit être
reconnue par autrui. Durant les élections législatives, fin 1962, il félicite
dans l’entre-deux tours ceux de ses ministres qui sont allés affronter avec
succès le suffrage universel. C’est le cas d’Alain Peyrefitte. « Alors, à
Provins, ça s’est bien passé, c’est déjà fini », dit le chef de l’État à son
ministre délégué aux Rapatriés. « Oh, mon général, je n’ai aucun mérite ! Je
vous dois au moins la moitié de mes voix », répond l’intéressé, convaincu
de faire preuve d’une grande modestie. « Il me toise en silence. Son regard
sévère signifie évidemment : “La moitié ? Vous voulez dire la totalité ?” Je
me suis senti nigaud », racontera Alain Peyrefitte des années plus tard 7.
Entre-temps, il sera devenu ministre de l’Éducation nationale, un poste où il
oscillera entre deux visions du mérite et de son premier vecteur, l’école.
10

La fin de la promesse scolaire

Le débat très vif entre deux visions de l’école ne date pas d’hier, mais
du siècle des Lumières. Pionnier de la réflexion sur l’école, Condorcet
énonçait déjà, en 1790, deux conceptions irréconciliables : « L’instruction
vise à transmettre des savoirs et à cultiver la raison ; l’éducation, elle, a
pour tâche de transmettre non seulement “des vérités de fait et de calcul”
mais aussi “des opinions politiques, morales et religieuses” 1. » Il se
prononce sans hésitation pour l’instruction, qui élève et développe l’esprit
critique, contre l’éducation, qui formate les esprits et modèle les
comportements.
L’Éducation nationale, en France, s’est éloignée depuis plusieurs
décennies de cette conception. Elle préfère valoriser les « compétences », le
« savoir-être » plutôt que les connaissances. Le résultat est implacable :
l’école, qui devait ainsi combler les inégalités de destin, ne cesse de les
accentuer. Ces « compétences » ont été mises à l’honneur par un ministre de
l’Éducation nationale de droite, un certain François Fillon, en 2005, avec la
création d’un socle commun 2 de compétences et de connaissances. Pour
être juste, c’est le président Jacques Chirac qui l’y a très fermement invité.
Depuis, en tout cas, le ver est dans le fruit : la mise en avant du « savoir-
être » sert de paravent à l’échec de l’instruction pour tous.
Dans son rapport sur l’éducation publié en septembre 2021 3, l’OCDE
félicite la France pour avoir laissé davantage les écoles ouvertes pendant
l’épidémie de Covid-19. Mais l’organisation internationale, qui organise les
fameux tests PISA sur les acquis des élèves de 15 ans dans tous ses pays
membres, souligne le caractère très inégalitaire du système scolaire
français : 35 % des élèves défavorisés sont en difficulté contre 7 % des plus
privilégiés.
La Direction de l’évaluation, de la prévision et de la prospective au
ministère de l’Éducation nationale (Depp) publie régulièrement des études
sur cette question, toutes plus désolantes les unes que les autres. Ainsi, en
2018, 93,7 % des élèves dont la mère détenait un diplôme de
l’enseignement supérieur obtenaient le baccalauréat, contre 58,1 %
seulement de ceux dont la mère n’avait aucun diplôme, un tiers des enfants
d’ouvriers non qualifiés et moins d’un enfant d’inactifs sur quatre. Le
décrochage, s’accordent à dire les initiés, remonte au début des années
1990. Il s’est poursuivi depuis.
« Entre 1976 et 2004, on a perdu 700 heures d’enseignement du français
entre le cours préparatoire et la troisième », déplore Christophe Kerrero 4, le
recteur de Paris. Sept cents heures ! Comment imaginer que cette
déperdition ait pu profiter aux plus fragiles socialement ? C’est évidemment
l’inverse, et quelques chiffres en disent plus qu’une longue démonstration
sur les inégalités de destin qui perdurent au pays de la méritocratie : 76 %
des enfants de cadres ou de professions intermédiaires poursuivent des
études supérieures contre 48 % des enfants d’ouvriers ou d’employés.
À l’arrivée, les résultats sont encore plus déprimants : 67 % des enfants de
cadres obtiennent un diplôme de l’enseignement supérieur au moins
équivalent au master, contre seulement 16 % des enfants d’ouvriers.
Cet ostracisme conduit, selon la Conférence des grandes écoles (CGE),
à se priver des talents potentiels de 80 % de la population. Est-ce
acceptable ? Non, a répondu il y a plus de dix ans cette même CGE dans un
livre blanc consacré à l’ouverture sociale 5. Et pas seulement pour une
impérieuse question morale. Mais parce que les effectifs des seules classes
favorisées ne suffiront pas à répondre aux demandes d’emploi très qualifiés,
tournés vers l’innovation et la créativité, dont le pays aura besoin dans les
décennies à venir.

Depuis dix ans, plusieurs mesures visent à restaurer une part d’équité et
à lutter contre le phénomène d’autocensure qui pénalise les plus modestes,
notamment pour accéder à l’enseignement supérieur. Les 10 % de
bacheliers les plus brillants de chaque lycée ont un droit d’accès aux filières
sélectives telles que les classes préparatoires aux grandes écoles. Un
dispositif qui concerne en théorie 40 000 lycéens chaque année mais qui ne
profite en réalité qu’à quelques centaines d’entre eux.
Autre innovation, les IUT (instituts universitaires de technologie), qui
délivrent des diplômes qualifiants, sont invités à recruter plus largement
dans les filières technologiques et professionnelles, sans qu’un quelconque
quota ne leur soit toutefois imposé. Résultat : les bacheliers issus de la
filière générale sont toujours largement majoritaires dans ces établissements
tremplins. Selon les statistiques publiées par le ministère de l’Éducation
nationale, ils représentaient 65 % des effectifs des IUT en 2019 contre
68,3 % en 2009. Dans le même temps, la part des titulaires d’un bac
technologique est passée de 29,6 à 33,5 %, tandis que celle des bac pro
régressait de 2,1 à 1,5 % 6. Pas de quoi modifier la donne !
Pour ne rien arranger, aux inégalités sociales s’ajoutent des inégalités
territoriales. Ainsi, une récente mission d’information du Sénat sur l’égalité
des chances, menée par une élue socialiste, a rendu hommage au
dédoublement de classes de CP et de CE1 mis en œuvre par le ministre de
l’Éducation nationale Jean-Michel Blanquer, sur ordre formel d’Emmanuel
Macron, dans les écoles situées en REP et en REP+, autrement dit dans les
quartiers difficiles. Un dispositif qui a nécessité le recrutement de plus de
1 000 enseignants en 2021. Toutefois, cette mission « regrette que celui-ci
ne concerne que l’éducation prioritaire, donc en majorité les quartiers de la
politique de la ville (QPV). La dichotomie entre prioritaire et non-prioritaire
ne doit pas être préjudiciable aux autres établissements, au risque d’effets
de seuil trop importants et conduisant à exclure des établissements où le
dédoublement serait nécessaire au vu des résultats des élèves. C’est
particulièrement le cas dans des petites villes, écartées du dédoublement,
qui bénéficiaient du dispositif “plus de maîtres que de classes” prévoyant
l’affectation d’un maître supplémentaire au sein de certaines
écoles. L’interruption de cette mesure en 2017, au profit du dédoublement
en éducation prioritaire, a privé les zones rurales d’un dispositif efficace. Le
dédoublement ne doit pas se faire au détriment d’autres territoires, sous
peine de créer une distorsion de moyens préjudiciables en premier lieu aux
villes hors QPV et aux territoires ruraux 7 ». Bref, une fois encore, on a
déshabillé Pierre pour habiller Paul…

Évidemment, l’échec de la promesse scolaire a des retentissements sur


la vie professionnelle. Selon le rapport de l’OCDE sur l’éducation, ceux qui
n’ont pas de diplôme équivalent au bac connaissent un taux de chômage
deux fois supérieur à ceux qui ont pu décrocher le précieux sésame vers
l’enseignement supérieur.
Les Entretiens de Royaumont, consacrés en 2021 à la méritocratie, ont
suscité de multiples témoignages sur l’importance du mérite dans
l’imaginaire collectif, y compris de la part de personnalités qui n’ont pas
collectionné les parchemins. « Quand vous habitez en banlieue, quand vous
habitez un petit bled, au milieu de rien, je peux vous assurer que la phrase
“Croyez en vos rêves, et travaillez pour y arriver !” prend tout son sens »,
assure l’animateur de radio et producteur de télévision Sébastien Cauet.
« La méritocratie, c’est d’abord une conviction personnelle qui propulse
vers le haut », témoigne le sommelier Éric Beaumard. « Il faut pouvoir
expliquer aux jeunes qu’il faut avoir envie, qu’on ne peut pas se laisser
porter tout seul, qu’il faut travailler et se donner les moyens de réaliser ce
que l’on désire », préconise le directeur général de la gendarmerie
nationale, Christian Rodriguez.
Mais la réalité est là, moins enthousiasmante : 50 % des enfants de
cadres et de professions libérales rejoignent à leur tour ces catégories,
contre 9 % de ceux d’ouvriers et d’employés non qualifiés. De plus, selon
les données de l’Insee concernant la génération 1970 dans la région
Auvergne-Rhône-Alpes, un diplômé de l’enseignement supérieur a plus de
chances de connaître une trajectoire ascendante (37 %) qu’un bachelier
(32 %) et plus encore qu’un sans-diplôme (26 %).
Or, le destin universitaire ou professionnel se scelle très tôt. Selon
l’Institut des politiques publiques (IPP), un enfant issu d’un milieu très
modeste a 25 fois moins de chances d’intégrer une grande école qui
appartient au « Top 10 ». Et plus de la moitié de ce fossé peut s’expliquer
par des écarts de performance observés dès la troisième.
À qui la faute ? Au mérite, présenté par ses procureurs comme un faux
ami de l’émancipation ? Mais cet éternel suspect est-il un vrai coupable ?
11

Les ravages de la pensée 1968

Le mérite serait-il aujourd’hui étrillé de la même manière si Mai 68, et


la pensée post-marxiste qui y a éclos, n’avait pas eu lieu ? Vaste question
qui en réalité dépasse cet événement et correspond, comme le dit le
philosophe Marcel Gauchet, à « un mouvement général qui touche
l’ensemble des sociétés occidentales ». Selon lui, « Mai 68 n’a été
finalement que la version française de l’entrée dans cette mutation qui a
bouleversé à la fois l’économie, les rapports sociaux et les institutions, à
commencer par la famille 1 ».

Les penseurs qui l’incarnent, en France : Jacques Derrida, Michel


Foucault et surtout Pierre Bourdieu, qui a contribué à déconstruire l’idée de
mérite à travers sa philosophie de la reproduction. C’est à son approche
sociologique que l’on doit la condamnation de la culture classique,
considérée comme le vecteur d’une distinction de classe. Comme le
souligne Marcel Gauchet, cette critique « a conduit à la mise au pouvoir des
mathématiques comme un instrument légitime de classement des esprits.
Parce que les mathématiques font appel à la simple logique du
raisonnement, elles sont supposées être neutres socialement et n’impliquer
aucune connivence culturelle de classe. L’expérience nous a montré
exactement le contraire. Les mathématiques sont un instrument de sélection
sociale encore plus impitoyable que la culture humaniste. Les problèmes
qu’affronte le système scolaire aujourd’hui sont essentiellement le fruit de
l’individualisation de la société, celle des familles et celle des élèves,
phénomène devant lequel la théorie de Bourdieu nous laisse désarmés. Bref,
on est devant une grille d’analyse inopérante. Elle a eu des vertus, mais
quand elle devient une manière de dogme, c’est un désastre et il faut
reprendre les choses sur de nouvelles bases. »
Mais la lecture, souvent parcellaire, incomplète et mal comprise des
Héritiers 2, de La Reproduction 3 ou de La Distinction 4 ne permet pas de
tirer toutes les conséquences des impostures et des ratés qui ont jalonné la
démocratisation de l’école. Certes, dans les années 1960 et encore
aujourd’hui, l’accès à l’enseignement supérieur, et singulièrement aux
grandes écoles les plus exigeantes, est trop fortement corrélé à l’origine
sociale. Mais les remèdes trouvés par les disciples de Bourdieu, telle la
remise en cause de la transmission des savoirs, se sont révélés pires que le
mal. Les classements, les notes, la sélection sont peut-être « stigmatisants »,
mais ils sont inévitables, à un moment ou à un autre de tout cursus, à moins
de décider de tirer au sort les étudiants qui seront admis en doctorat.
La mise en œuvre d’une « pédagogie ouverte », inspirée par le
relativisme, postule qu’étudier en classe de lycée le mode d’emploi d’une
machine à laver – exemple véridique – est aussi enrichissant que se plonger
dans Le Père Goriot ou La Princesse de Clèves. Cette croyance ne fait de
ravages que chez les plus démunis, chez ces élèves qui ne trouvent pas, à la
maison, les ressources culturelles et l’aide nécessaires pour compenser le
grand vide de ce qu’ils apprennent en classe.
L’élitisme républicain, moteur de l’ascenseur social, a commencé à
hoqueter quand les sociologues de l’éducation, dans le sillage de Pierre
Bourdieu et de Jean-Claude Passeron, ont mis en lumière l’importance du
statut social des familles dans la réussite scolaire de leurs enfants. Le bon
élève doit-il ses lauriers à son talent et à ses efforts personnels, ou au
contraire au milieu dans lequel il évolue, à ses parents qui lui fournissent
tous les intrants du succès, des encouragements à la connaissance des codes
indispensables pour s’y retrouver dans le maquis de l’enseignement
secondaire et supérieur ?
Les disciples de Bourdieu ont tranché la question : « La reproduction
des inégalités instille le poison lent de la défiance, du pessimisme et du
ressentiment dans une société qui continue à défendre les valeurs d’une
méritocratie à laquelle plus personne ne peut croire », s’insurge l’un d’entre
eux, le sociologue Camille Peugny dans un livre sur la jeunesse publié en
2022 5.
Dans la revue Le Débat, en 2018, Hugues Draelants, professeur de
sociologie à l’université de Louvain, prend le contre-pied de cette critique.
Il considère que les élèves de Bourdieu ont dépassé le maître dans leur rejet
du mérite : « En tant qu’utilisateur ponctuel de Twitter, je suis
régulièrement frappé par le fait que, lorsque les mots de “mérite” ou de
“méritocratie” apparaissent dans un fil, il est courant que quelqu’un
rétorque que la méritocratie n’est qu’un discours utilisé par les dominants
pour légitimer leur domination, et nie l’existence même du mérite. Le
tenant d’un tel argument appuie généralement son propos en invoquant la
“sociologie” ou, plus souvent, en jouant la carte Pierre Bourdieu, atout
ultime qui clôt le débat. L’interlocuteur est ainsi renvoyé à ses chères
études : s’il ignore que la méritocratie n’est qu’un mythe et le mérite une
illusion, qu’il aille donc lire Bourdieu ! »
Ce sociologue se désole de cette manière de dégainer la « carte Pierre
Bourdieu » dans tous les compartiments du jeu. Sur les réseaux sociaux,
mais aussi dans les cénacles universitaires : « Cette vulgate sociologique
serait relativement insignifiante si elle se cantonnait aux discussions en
ligne, dont une caractéristique connue est la polarisation des avis et la
simplification de la pensée mais, malheureusement, ce discours est
régulièrement relayé par des enseignants-chercheurs en sociologie de
l’éducation dans les colonnes des grands quotidiens. Ce faisant, la critique
sociologique se durcit, passant de la démonstration de l’imperfection du
mérite à la dénonciation du mérite en tant que principe, qui est désormais
volontiers présenté comme quelque chose de fictif et devrait donc être
abandonné comme horizon régulateur. » C’est en effet tout le problème !
Selon Hugues Draelants, Bourdieu présente en réalité une critique de la
méritocratie plus tempérée qu’il n’y paraît. Un point de vue revigorant,
mais minoritaire. Ils ne sont pas nombreux, dans l’arène intellectuelle, à
penser ainsi, ou du moins à oser le dire tout haut.
L’un des livres les plus caricaturaux publiés ces dix dernières années à
propos du mérite est signé par un énarque, ancien élève de Sciences Po
Paris. Le jour, David Guilbaud est conseiller référendaire à la Cour des
comptes, un des deux grands corps de l’État que la réforme de la haute
fonction publique ne supprime pas. La nuit, ou à ses heures perdues, il
s’acharne à mordre la main qui l’a éduqué et qui désormais le nourrit, celle
du système méritocratique à la française.
Enfant de la classe moyenne provinciale, ce jeune trentenaire écrit « du
point de vue de l’ancien étudiant qui a vu combien cette sélection est cruelle
pour ceux qu’elle rejette comme pour ceux qui n’ont même pas la
possibilité de s’y présenter, et combien elle est tout sauf objective et
juste 6 ». Il a tiré de son itinéraire et de ses lectures un ouvrage intitulé
L’Illusion méritocratique, dans lequel il cite pas moins de 103 fois le
patronyme de Pierre Bourdieu, dont le magistère posthume s’exerce à tout
instant au fil de la lecture.
Certaines de ses pages sont d’ailleurs fort plaisantes à lire, comme
celles qui relatent l’indigence des enseignements dispensés à Sciences Po
ou à l’ENA, ou celles qui décrivent les petits marquis de la rue Saint-
Guillaume 7 dans toute leur narcissique arrogance. Mais l’ensemble repose
sur la mise en perspective des travaux du grand sociologue altermondialiste
et de ses disciples. Ce très haut fonctionnaire, sorti de l’ENA parmi les
premiers puisqu’il a pu choisir la Cour des comptes, va très, très loin dans
sa dénonciation du mérite. Ce n’est pas l’immobilisme social qu’il déplore,
en vérité. Non, il semble souhaiter la destruction pure et simple de
l’ascenseur social, parce que, selon lui, les dispositifs méritocratiques
destinés aux plus modestes « cherchent à arracher les lycéens à leur milieu
social 8 ». Mieux vaut, donc, laisser agir le déterminisme en vigueur au
temps de Jacquou le croquant ?
David Guilbaud, par ailleurs, a bien raison de souligner que l’Éducation
nationale, loin de corriger les inégalités sociales, économiques et
culturelles, les accentue, ne serait-ce qu’en « donnant plus à ceux qui ont
plus ». Ainsi, les professeurs les plus expérimentés, et les plus à même de
transmettre les savoirs, enseignent la plupart du temps dans les
établissements de centre-ville, où se concentrent les élèves les plus
favorisés. Mais il omet de préciser que la trappe à échec qu’est devenu le
collège en France doit beaucoup aux idées popularisées par Pierre Bourdieu
et ses semblables. C’est sous leur influence que l’enseignement de la
culture classique a été suspecté de tous les maux : permettre aux
« dominants » de perpétuer leurs privilèges et exclure les « dominés » de
l’excellence scolaire. Le cours magistral est devenu impie, le « par cœur »
une faute de goût, l’étude des textes une insulte au progrès social. La mode
a consacré la « remédiation », l’« auto-évaluation », l’« ouverture au
monde », le « décloisonnement », la « transversalité ».
Tout un décorum quasi liturgique qui devait accompagner la
« massification » de l’enseignement. Pendant des décennies, le clergé qui
récite ces versets inspirés du structuralisme a pu s’appuyer sur des
responsables politiques de gauche, mais aussi de droite, trop préoccupés de
leur popularité pour ne pas céder à la démagogie… Et tant pis si la
promesse scolaire est trahie depuis si longtemps. En cas de problème, il
suffira de prétendre que si la révolution n’a pas réussi, c’est parce qu’elle
n’est pas allée assez loin…
QUATRIÈME PARTIE

LES FAUX-SEMBLANTS
12

La bonne excuse de la massification

Les thèses de Bourdieu rencontrent donc un formidable écho, à partir


des années 1960-1970, dans les milieux de l’éducation et jusqu’aux
sommets de l’État. Elles trouvent, il est vrai, un extraordinaire champ
d’expérimentation à l’école et au collège.
L’un des grands chantiers lancés sous de Gaulle et poursuivi pendant
des décennies est celui de la « massification ». En 1959, la scolarité devient
obligatoire jusqu’à l’âge de 16 ans, contre 14 ans auparavant. Après la fin
de l’école primaire, plusieurs filières subsistent toutefois, du « petit lycée »
au collège d’enseignement technique en passant par celui d’enseignement
général. Mais l’idée générale consiste à orienter les élèves en fonction de
leur mérite et non plus de leur origine sociale comme c’était le cas
jusqu’alors : le lycée de la sixième à la terminale pour les plus favorisés, les
« cours complémentaires » de l’enseignement primaire ou l’apprentissage
pour les autres. Seul un repérage par un enseignant du primaire, pour un
élève talentueux d’origine modeste, pouvait contrevenir à cet ordre des
choses.
Puis, seize ans plus tard, la loi Haby, votée sous le quinquennat de
Valéry Giscard d’Estaing, instaure le collège unique, qui devient une réalité
à la rentrée 1977. Très vite apparaissent les problèmes posés par
l’hétérogénéité des élèves et l’accroissement des incivilités dans les
établissements. Dans les années qui suivent, et jusqu’à aujourd’hui, les
rapports se succèdent au même rythme que les ministres pour remédier à
ces difficultés. Aucun ne propose de supprimer le collège unique : ce serait
renoncer à la démocratisation de l’enseignement secondaire. Tandis que les
parents les plus avertis utilisent toutes sortes de stratagèmes pour éviter
l’inscription de leurs enfants dans les lieux de relégation, ceux où
enseignent les professeurs les moins expérimentés et où sont censés
apprendre les élèves les plus éloignés de la transmission des savoirs, les
grands prêtres de la pédagogie s’en donnent à cœur joie. Il est nécessaire,
selon eux, de s’adapter à ces « nouveaux publics », qu’il vaut mieux
amadouer, en cours de français, avec Astérix, ou à la rigueur des textes
gnangnan de la littérature jeunesse, qu’en étudiant Le Rouge et le Noir ou
Le Portrait de Dorian Gray. Et privilégier, dès l’école primaire, les activités
d’éveil par rapport à la grammaire ou aux mathématiques.
C’est la grande époque de l’apprentissage de la lecture par la méthode
globale au détriment de sa trop classique concurrente syllabique. Elle va
perdurer jusque dans les années 2010. Les enfants dont les parents sont le
moins investis dans l’école s’y enfoncent. Les autres apprennent, le soir,
grâce aux efforts de leurs familles, ce qui n’a pas été acquis durant la
journée de classe. Les premiers à se réjouir sont les éditeurs de manuels
scolaires. Ils ont face à eux un double marché : les instituteurs, qui achètent
en nombre ceux qui s’appuient sur la méthode globale – hautement
discriminatoire –, et les parents, qui investissent au contraire dans ceux qui
enseignent le bon vieux b.a.-ba. Une telle situation ne peut que renforcer les
inégalités de départ, mais qui s’en soucie ? Sûrement pas les gardiens du
temple pédagogiste, tout emplis de science fumeuse et de bonne conscience
de gauche, jamais à court de ressources. Pour restaurer l’égalité, il faut donc
que les enfants issus de milieux favorisés ne puissent pas trouver, le soir, de
quoi combler leurs lacunes à la maison. Ces Pol Pot aux petits pieds
inventent donc, entre autres trouvailles, la « séquence ». Il s’agit de ne plus
enseigner la grammaire, l’orthographe, la syntaxe, la conjugaison mais
d’aborder différentes thématiques à travers des écrits très divers, qui vont
du mode d’emploi d’un objet ménager à un livre, en passant par un slogan
publicitaire. Chacun doit repérer la « situation d’énonciation » entre
« énonciateur » et « énonciataire », éventuellement dans le cadre
d’« ateliers participatifs » au cours desquels il est loisible d’inventer des
néologismes…
Cela ne fonctionne toujours pas ? Ils trouvent une nouvelle parade pour
justifier leur grande odyssée vers le néant : tout le monde se trompe, en
réalité, le niveau monte !
Le niveau monte, c’est le titre d’un livre qui remporte un certain succès
à la fin des années 1980 1. Sa thèse est simple : contrairement aux
apparences, l’école n’est pas en train de sombrer, bien au contraire ! Ses
auteurs, biberonnés au marxisme quand ils fréquentaient l’École normale
supérieure et leur professeur fétiche, Louis Althusser, assurent que « l’âge
d’or où l’école primaire aurait réussi à apprendre à 100 % d’une classe
d’âge les savoirs fondamentaux leur permettant de maîtriser parfaitement
l’usage et la compréhension de l’écrit n’a jamais existé ». Pas de raison,
donc, de s’en faire. Les deux sociologues se réjouissent au contraire qu’un
jeune sur deux accède à l’université contre seulement 21 % des Français nés
au début des années 1960, sans examiner le contexte d’apprentissage et ses
résultats. Dix ans plus tard, ils persistent et signent dans un autre ouvrage,
tout en s’affligeant du caractère inégalitaire de l’école française. À aucun
moment, cependant, ils ne remettent en cause les méthodes délirantes alors
mises à l’honneur dans les 32 IUFM de France où les futurs professeurs
apprennent autant, sinon plus, à rendre l’élève producteur de son propre
savoir qu’à transmettre les fondamentaux de la lecture, de l’écriture et du
calcul. Certes, en 2013, le nom de ces établissements a changé, mais pas les
formateurs qui y sévissent…
La duplicité institutionnelle est encore montée d’un cran depuis qu’en
1985, le ministre de l’Éducation nationale Jean-Pierre Chevènement a lancé
l’objectif, a priori louable, de « 80 % d’une classe d’âge au niveau du
baccalauréat ». Pour l’atteindre au plus vite, la loi instaure une troisième
filière au lycée. Aux bacs général et technologique s’ajoute désormais le
bac professionnel, préparé dans les lycées du même nom. On fait, en réalité,
du neuf avec du vieux. On ripoline quelques anciens CET (collèges
d’enseignement technique tombés en désuétude après l’instauration du
collège unique) et on les rebaptise lycées professionnels. Par ce tour de
magie, les effectifs explosent. Et l’objectif fixé par Jean-Pierre
Chevènement en 1985 est atteint et même dépassé en 2012 : 85 % d’une
classe d’âge au niveau bac, contre 79 % l’année précédente. Les apparences
sont sauves, même si seulement un tiers des effectifs quitte le lycée avec en
poche un baccalauréat général. Et tant pis si, dans la filière professionnelle,
moins de 20 % des élèves ont des parents cadres, enseignants ou
professions intermédiaires, contre plus de 40 % dans les voies générale et
technologique… Mais, quand il était ministre de l’Éducation nationale,
Jean-Michel Blanquer n’a pas lésiné, au moins sur le vocabulaire. Il avait
pour ambition de créer des « Harvard du pro ». Sur le terrain, les
professeurs sont sceptiques sur cette appellation ronflante, et constatent
surtout que les heures consacrées aux apprentissages fondamentaux n’ont
cessé de diminuer au fil des ans.
Dans la filière générale, c’est en vain aussi que certains enseignants ont
dénoncé la vaste fumisterie des croisements entre différentes matières,
destinés à atténuer le poids de la transmission des savoirs dans l’évaluation
des élèves au profit de leur « éveil ». Les IDD, ou « itinéraires de
découverte », sont ainsi créés en 2002 par Jack Lang pour les classes de
cinquième et de quatrième, à raison de deux heures par semaine. Il s’agit
alors de « décloisonner », comme l’explique doctement une circulaire aux
recteurs : « Portant sur au moins deux disciplines, ils donnent lieu à la
réalisation d’une production individuelle ou collective 2. » La « production »
en question peut être une imitation de parchemin (pour ceux qui choisissent
de croiser histoire et littérature ou histoire et langues anciennes), une affiche
(pour ceux qui préfèrent se concentrer sur l’écologie en mixant la biologie
et la géographie), un collage pour les férus d’arts plastiques ou encore une
animation musicale. La liste des possibilités est si longue que tout le
catalogue des loisirs créatifs finit par y passer. Et pendant ce temps-là, les
collégiens ne font ni des mathématiques ni de la grammaire… Cette
innovation pour le moins douteuse a donné lieu à des travaux universitaires
élogieux sur les « nouvelles règles imposées au fonctionnement scolaire »
qui en résultent, travaux dont le registre lexical semble digne des
Précieuses ridicules. Exemple : « Les IDD sont des instances de
constitution de ces nouvelles règles d’acquisition et d’appropriation voire
d’incorporation par les élèves. Les recherches, en sociologie des
organisations notamment, indiquent en effet que les sujets ne sont pas
seulement des prescripteurs ou des applicateurs de ces normes mais qu’ils
participent pleinement à leur existence. Si ce dispositif d’enseignement-
apprentissage est piloté par de nouvelles normes de processus et s’il suggère
de nouvelles conduites des professeurs et des élèves, il ne les dicte pas pour
autant. La mise en œuvre des IDD est ainsi susceptible d’induire chez les
élèves des changements d’attitudes vis-à-vis de leurs apprentissages et des
contenus enseignés 3. »
Les IDD finissent par disparaître, mais ils renaissent sous une autre
forme, un peu plus tard, sous la baguette magique de Najat Vallaud-
Belkacem. La ministre de l’Éducation nationale nommée en 2014 ne se
contente pas de vouloir supprimer les bourses au mérite pour les étudiants
modestes. Elle concocte aussi une réforme du collège, qui se fonde sur les
mêmes présupposés : ne surtout pas donner aux élèves talentueux et
travailleurs les moyens de se frayer un chemin vers l’excellence. Les IDD
ont fait la preuve de leur ineptie ? Place aux EPI, leurs indignes
successeurs ! EPI pour « enseignement pratiques interdisciplinaires ». Ils
s’adressent à tous les élèves des collèges, mobilisent au moins deux
disciplines, « s’appuient sur une démarche de projet et conduisent à une
réalisation concrète, individuelle ou collective ». Les mathématiques et le
sport permettent de réaliser un « carnet d’entraînement personnalisé de
demi-fond », les arts plastiques et la technologie de représenter « les tours
de grande hauteur dans les grandes villes », le français et le sport de faire
bouger son corps en fonction de ses émotions littéraires, et de construire
ainsi un « roman-photo » à partir d’une chorégraphie collective…
Rappelons que pendant ce temps-là, les résultats obtenus en lecture et
en mathématiques par les collégiens ne cessent de se détériorer, selon
l’enquête PISA réalisée par l’OCDE… Le verdict de Timms 4, qui compare
tous les quatre ans les performances des élèves de CM1 et de quatrième de
plusieurs dizaines de pays, est tout aussi sévère. En 2019, les CM1 français,
avec un score de 485 points en mathématiques, sont très en dessous de la
moyenne des pays de l’Union européenne (527) comme de l’OCDE (529).
Un écart qui représente à peu près une année d’enseignement ! C’est une
nouvelle baisse par rapport à la précédente vague en 2015, qui était déjà
considérée comme catastrophique. Et cette dégringolade ne concerne pas
que les décrocheurs. Elle touche aussi les meilleurs élèves. Seuls 3 % des
écoliers français atteignent le niveau « avancé » en mathématiques, contre
9 % en moyenne en Europe. En quatrième, le fossé est encore plus grand :
2 % des collégiens français obtiennent un très bon score, contre 11 % pour
l’ensemble de l’UE ; 17 % sont considérés comme de niveau élevé, contre
une moyenne européenne de 34 %.
Pendant son séjour rue de Grenelle, Najat Vallaud-Belkacem s’attaque
aussi aux filières d’excellence, suspectes de n’accueillir que des enfants de
bourgeois ou de professeurs, bref tous ceux qui peuvent d’une manière ou
d’une autre bénéficier d’une sorte de délit d’initié scolaire. La ministre
entend supprimer les classes bilangues, au nombre de 3 000 en France,
toutes plébiscitées par les familles. Comme pour les bourses au mérite, elle
est contrainte de lâcher du lest face au tollé conjoint des parents et des
professeurs de langues. Elle présente donc, en janvier 2016, une nouvelle
mouture de son projet, où l’on découvre qu’il vaut mieux habiter Paris ou
Marseille (où la grande majorité des classes est maintenue) que Lyon (où
les deux tiers d’entre elles sont menacés de disparition). Comprenne qui
pourra…
La réforme du collège de 2015 supprime aussi les heures de latin et de
grec comme matières disciplinaires. Elle propose d’intégrer les langues et
cultures anciennes dans quelques EPI, où les professeurs n’ont ni le temps
ni la possibilité de prodiguer un enseignement sérieux. À la place, du « latin
pour tous » en cours de français, où de temps en temps est proposée
l’étude d’« éléments linguistiques et culturels », ce qui est déjà prévu dans
les programmes depuis 2008 ! Mais peu importe ! Peu importent aussi,
semble-t-il, les travaux menés au sein même du ministère de l’Éducation
nationale. Au moment où la réforme du collège saborde les langues
anciennes, la Direction de l’évaluation, de la prospective et de la
performance (DEPP) produit une étude 5 très intéressante. Elle démontre
que l’enseignement du latin, dans les collèges défavorisés, agit comme un
accélérateur d’égalité. En observant le destin de 35 000 jeunes entrés en
sixième en 2007, ses deux auteurs ont découvert que le succès aux examens
des élèves latinistes vivant dans une famille modeste est supérieur de
21,5 % au brevet, et de 23 % au bac à celui de leurs camarades non
latinistes. Pour les enfants de cadres ou d’enseignants, cet écart est moins
important : 5,6 % pour le brevet, 18 % pour le bac. Ce document n’est
jamais sorti des tiroirs.
Toutefois, comme pour les bourses au mérite, et comme pour les classes
bilangues, l’indignation est si grande que la ministre doit composer. Et
bricoler à la hâte un « enseignement de complément » destiné à ceux qui
souhaiteraient malgré tout apprendre le latin. Mais ce module est négocié au
cas par cas dans les heures de marge dont dispose chaque chef
d’établissement. Résultat : l’enseignement du grec disparaît dans de
nombreux collèges.
Lors de ce grand chamboule-tout où le latin et le grec, horribles
marqueurs de réussite, sont évincés au profit des EPI, où les classes
bilangues, épouvantables cénacles d’exigence, sont visées à boulets rouges,
de nombreux professeurs s’insurgent haut et fort.
Parmi eux, Marc Le Bris, ancien directeur d’école et instituteur, qui a
continué à enseigner la grammaire, la conjugaison et l’orthographe quand
l’institution recommandait d’en finir avec ces méthodes passéistes et
élitistes. Il a obtenu, chaque année, des résultats formidables. Ses élèves
sortaient tous de sa classe avec de solides connaissances de base, mais il a
été boycotté par sa hiérarchie pour insubordination 6. « Le déterminisme
social de Bourdieu appliqué à l’école n’a apporté que cette principale
conséquence : on prend désormais les enfants de la classe ouvrière – et
aujourd’hui des quartiers défavorisés – pour des incapables congénitaux, et
on les traite comme tels. Afin de les protéger, et puisqu’ils ne sont pas
capables d’accéder aux classes d’excellence, on ferme ces classes. Ainsi, les
bons élèves issus des quartiers défavorisés n’ont plus aucun chemin de
réussite par l’école », assure-t-il, à chaud, début 2016 7. Marc Le Bris a
raison de se poser cette question : et si tout ce catéchisme pédagogiste
résultait en vérité d’un immense mépris social, opportunément maquillé en
passion pour l’égalité ? « Si on traite également, avec la même exigence,
tous les élèves de l’école de la République, les meilleurs réussissent ; ils
doivent certes travailler plus et ils ont besoin aussi d’un enseignement plus
substantiel, deux choses tout à fait oubliées aujourd’hui, poursuit Marc Le
Bris. L’école de la République n’a pas à se préoccuper du milieu d’où
viennent les bons élèves, sous risque de totalitarisme. Il en viendra
certainement de Neuilly ou de Versailles, mais il en viendra aussi des
quartiers ; en moindre proportion au début (ma seule concession à
Bourdieu), mais c’est ainsi, par le mérite, que se renouvelleront petit à petit
les élites de demain, comme elles se sont remarquablement renouvelées
dans les années 1950, avant que Bourdieu n’écrive sa thèse destructrice de
civilisation. »

Il serait toutefois injuste d’accuser la gauche et elle seule de cet


abandon coupable de la transmission des savoirs, comme en témoigne la
tirade qui suit : « La démocratisation amène dans l’enseignement
secondaire des enfants culturellement défavorisés ; ils ne sont pas
justiciables des méthodes qui réussissaient auprès des enfants
culturellement favorisés. La concurrence de la vie – cinéma, télévision,
bandes dessinées – soumet le pédagogue à rude épreuve. Il y a tout un
phénomène de rejet de la vie scolaire telle qu’elle est aujourd’hui.
L’accélération de l’évolution du savoir dévalue l’ambition encyclopédique.
L’érudition, si même on y arrive, est vite périmée. Il vaut mieux développer
la capacité d’adaptation, la force de caractère, l’esprit d’initiative, le sens de
l’équipe, bref des qualités d’éducation. » Ces phrases ont été prononcées du
temps du général de Gaulle par Alain Peyrefitte, ministre de l’Éducation
nationale, au Conseil des ministres du 28 février 1968 8. Elles annoncent
d’un ton paisible et assuré l’apocalypse pédagogiste à venir.
Une apocalypse qui a duré plusieurs décennies et qu’a prétendu stopper
Emmanuel Macron et Jean-Michel Blanquer. Tous deux ont, comme on le
verra, pratiqué une navigation beaucoup plus ambiguë qu’ils n’ont bien
voulu le dire.
13

L’université en guenilles

La lettre, datée du 27 avril 2022, commence sur un ton plutôt aimable


pour son destinataire, domicilié au Palais de l’Élysée :
« Monsieur le Président,
L’Association Qualité de la science française (QSF) se réjouit que le
vote de raison l’ait largement emporté le 24 avril et vous adresse ses vœux
sincères et respectueux pour le prochain quinquennat. »
La suite est moins élogieuse :
« Depuis sa fondation voici quarante ans, QSF s’efforce de porter un
regard exigeant et impartial sur les questions de l’enseignement supérieur.
En la matière, il nous faut l’avouer, le bilan du quinquennat écoulé nous
paraît insatisfaisant […]. Sur le fond, le système universitaire français
demeure largement sous-financé. La comparaison reste cruelle entre
l’investissement public par étudiant et celui consenti pour les élèves des
grandes écoles et des CPGE 1.
L’accueil et l’encadrement pédagogique des nouveaux étudiants dans les
filières non sélectives ne peuvent satisfaire personne. »
La missive décrit ensuite le traitement réservé aux étudiants en sciences
humaines, souvent orientés par défaut et bien en peine de posséder les
acquis indispensables « à commencer par la maîtrise de la langue
française », précise cruellement le courrier. Parfois obligés de travailler à
temps partiel pour financer leurs études, ces jeunes gens trouvent trop
fréquemment porte close quand, le week-end, ils veulent accéder à la
bibliothèque 2.
Le réquisitoire se poursuit ainsi :
« Les calculs financiers des universités, toujours sous pression
budgétaire, ont déterminé de nombreux gels de postes vacants : d’où, en
comptant avec les besoins d’encadrement toujours croissants de certains
départements, un recours toujours plus massif à des vacataires indignement
sous-rémunérés. »
« Indignement sous-rémunérés » ? En effet ! Les chargés de cours à la
Sorbonne, par exemple, gagnent 1 500 euros pour un module de 30 heures,
qui dure donc tout un semestre et mobilise quatre fois plus de temps que
celui passé devant les étudiants. Soit un tarif horaire réel de moins de
15 euros !

Les différents gouvernements qui, depuis la fin des années 1960 ont
lancé puis développé la massification de l’enseignement secondaire n’ont
pas su bouleverser en profondeur le fonctionnement de l’université. La
tâche, il est vrai, était immense. Et le phénomène pas seulement français.
En 2019, sur 668 300 bacheliers de l’année, 522 700 poursuivent leurs
études dans l’enseignement supérieur, dont 95,1 % de bacheliers généraux
(+ 0,8 point en un an), 80,0 % de bacheliers technologiques (+ 2,2 points) et
41,8 % de bacheliers professionnels (+ 2,3 points). Les deux tiers rejoignent
l’université, tandis qu’environ 85 000, soit 16 % d’entre eux, vont dans une
classe préparatoire. Une population énorme et parfois orientée par défaut,
souvent vers les sciences humaines, converge dans les facultés. L’université
française n’a connu aucun bouleversement majeur entre sa refondation par
la IIIe République, en 1896, et les années 1960. Puis ses effectifs sont passés
de 215 000 en 1960 à 1,7 million en 2021, soit une multiplication par huit !
Les budgets n’ont pas augmenté dans les mêmes proportions, surtout pour
le premier cycle, celui de la licence et des embouteillages dans les
amphithéâtres.
La situation n’est pas pire qu’ailleurs, en termes purement comptables.
Au sein de l’OCDE, le montant des dépenses consacrées par la France à son
enseignement supérieur en 2018 correspond à la moyenne des pays
membres, soit 1,45 % du produit intérieur brut (PIB), rapporte la Cour des
comptes 3. Ce ratio la place cependant loin derrière les États-Unis, le
Royaume-Uni ou encore la Norvège, qui dépassent ou avoisinent les 2 %.
Le livre blanc de l’enseignement supérieur et de la recherche publié en
2017 fixe pour objectif de parvenir à un financement en faveur de
l’enseignement supérieur de 2 % du PIB, ce qui supposerait une
augmentation des dépenses de l’État de 10 milliards d’euros sur dix ans.
Alors que cette condition n’est pas réalisée, les effectifs étudiants ne cessent
d’augmenter. Mais l’intendance ne suit pas… Si bien que pour conserver
leur rang dans les classements internationaux, les universités mettent le
paquet sur la recherche, sur les enseignements de troisième cycle, voire sur
les masters, au détriment des deux premières années d’études supérieures,
celles de tous les échecs. Comme le pointe la philosophe Monique Canto-
Sperber : « Si, au lieu de considérer le nombre des étudiants au moment de
leur accès en première année, on s’intéresse à celui, réduit de moitié, des
admis en troisième année, le coût de formation d’un étudiant d’université en
dernière année de licence, surtout dans les disciplines scientifiques, est à
peu près identique à celui d’un élève en classe préparatoire aux grandes
écoles 4. »

L’université, en France, est peut-être victime de son histoire, comme le


déplore Marc Bloch dans L’Étrange Défaite 5 : « L’enseignement supérieur
a été dévoré par les écoles spéciales de type napoléonien […]. Qu’est-ce
qu’une faculté de lettres sinon, avant tout, une usine à fabriquer des
professeurs ? » ? Le fondateur des Annales y voit deux conséquences
fâcheuses : « Nous préparons mal à la recherche scientifique […]. À nos
groupes dirigeants, trop tôt spécialisés, nous ne donnons pas la culture
générale élevée, faute de laquelle tout homme d’action ne sera jamais qu’un
contremaître. »
Quand, à la Révolution, le mérite remplace la naissance pour déterminer
la place que chacun occupera dans la société, les universités sont
démonétisées au profit des grandes écoles pour la formation des élites. Une
mise à l’écart dont elles ne se remettront jamais vraiment. Aujourd’hui,
elles produisent d’excellents chercheurs, comme en témoigne le prix Nobel
d’économie attribué en 2014 à Jean Tirole, professeur à l’université de
Toulouse au moment de sa distinction. Mais peut-on associer ce formidable
itinéraire aux vertus cachées de l’université publique ? Pas tout à fait.
Jean Tirole est en effet est un universitaire du troisième type. Il a fondé
la Toulouse School of Economics, qui est restée affiliée à l’université mais
a su peu à peu s’en affranchir tant pour son financement que pour son
fonctionnement : elle est abritée par une fondation, comme les grandes
universités américaines, dont elle se différencie toutefois par les frais de
scolarité (2 770 euros par an en licence, 3 770 en master), et pratique une
sélection à l’issue de deux années préparatoires. Ses performances dans les
classements internationaux sont époustouflantes. Le statu quo trouvé avec
l’université Toulouse 1-Capitole a fini par voler en éclats début 2022. La
Toulouse School of Economics s’est libérée de sa tutelle pour obtenir le
statut de « grand établissement » plus à même, selon ses dirigeants, de ne
pas entraver son développement.
« Grand établissement », c’est aussi l’enveloppe administrative dans
laquelle s’est logée l’université de Paris-Dauphine dès 2004. Créée en 1970
sur le site du commandement militaire de l’OTAN, elle a obtenu ce statut en
2004, puis son autonomie totale en 2011, grâce à la nouvelle loi sur
l’enseignement supérieur portée par Valérie Pécresse. En 2014, elle rejoint
la Conférence des grandes écoles.
La réalité est simple : les entités qui fournissent un enseignement de
qualité, qui promeuvent la réussite et l’effort, sont celles qui parviennent à
bénéficier d’une forme d’autonomie pour recruter leurs étudiants et
recueillir des financements. Parfois au sein même d’un plus grand
ensemble, tel le Collège de droit de la Sorbonne, îlot d’excellence dans un
océan d’impuissance académique.

Dans le même temps, les filières non sélectives, qui accueillent en


proportion plus d’étudiants issus de familles modestes, sont devenues des
gouffres à échec, où moins d’un étudiant sur deux obtiendra sa licence au
bout de trois, quatre ou cinq ans, et 27 % seulement en trois ans. Tous les
recalés d’un système non sélectif et finalement très cruel ne peuvent que
ressentir un intense sentiment de frustration et de trahison. Les bonnes âmes
leur avaient assuré que la non-sélection leur promettrait un avenir radieux,
que le talent pour y parvenir était optionnel et les efforts à fournir
facultatifs. Or, la massification universitaire promise garantit la possibilité
de s’inscrire, pas la probabilité d’obtenir un diplôme qui ouvre vers une
carrière professionnelle sinon épanouissante, du moins satisfaisante. La
perversité suprême de ce modèle prétendument démocratique réside dans
son mépris de l’égalité sociale. Dans la mesure où les enfants d’ouvriers et
d’employés sont 50 % moins nombreux que ceux des catégories plus
favorisées, l’argent public finance, souvent à perte en raison du taux
d’échec, davantage la scolarité universitaire des privilégiés. Mais cela,
attention, en vertu des grands principes : pas question d’augmenter les frais
d’inscription, même sous conditions de ressources, pas question non plus de
sélectionner davantage ! Parcoursup, qui a fait un pas timide dans ce sens –
et qui souffre d’autres tares, telle son opacité –, est diabolisé par toute la
gauche radicale comme une machine à broyer les plus faibles. La
démagogie, aussi, est l’ennemie irréductible du mérite.
Le principe de la non-sélection, quels que soient le niveau et les lacunes
des intéressés, a conduit à une dévalorisation des diplômes, des
connaissances transmises et du statut de ceux qui les enseignent. « C’est
difficile de faire face à un auditoire qui ne manifeste rien, ni intérêt, ni
curiosité, ni contestation », confie un professeur de philosophie qui préfère
garder l’anonymat pour ne pas risquer l’ostracisation. « Cela empêche de
caler son niveau de discours sur celui de l’assistance. »
L’obstination à s’interdire de sélectionner les étudiants dans la plupart
des filières disciplinaires, obstination dont les promoteurs de Parcoursup
n’ont pas pu ou pas voulu venir à bout, s’apparente dès lors à une
lamentable hypocrisie. Car les étudiants qui obtiennent leur licence en trois
ans, moins d’un tiers d’entre eux rappelons-le, sont ceux qui ont pu suivre
le cursus sans difficultés excessives, et dont la candidature aurait été
retenue, de toute façon, au cas où seraient posées des conditions d’accès à
l’université.

La Sorbonne, joyau de la culture et du savoir aux yeux du monde entier,


est devenue le symbole de cette clochardisation. Il suffisait de regarder les
pathétiques « conférences de presse » données au printemps 2018 par les
occupant.e.s de la faculté de Tolbiac – l’écriture inclusive est obligatoire
dans ce genre de happening, où on saccage les locaux sans vergogne, mais
où on se montre intraitable sur l’usage du point médian. Ces excellentes
personnes, soutenues par quelques professeurs au nom des luttes
nécessaires, donnent au début du mouvement, le 6 avril, une conférence de
presse, pardon une « autoconférence de l’automédia », car les journalistes
ne relaient pas assez fidèlement leur propagande à leur goût. Cette
autoconférence, donc, annonce que la « Commune libre de Tolbiac » a été
proclamée la veille. À la tribune, trois oratrices masquées et… un chien,
assis sur une chaise comme ses camarades de combat. Pourquoi ces
masques ? Par pleutrerie ? Non, pour porter une « parole commune ». Ah
bon !
Les revendications ? Pêle-mêle la démission d’Emmanuel Macron, le
retrait de la réforme des universités 6, la solidarité avec les cheminots en
grève et avec tous les précaires… Mais c’est le chien qui retient l’attention.
Un abonné facétieux de Twitter lui ouvre un compte parodique sous le nom
de Guevara qui connaît un immense succès. Les insurgés de Tolbiac font
savoir d’un air pincé que l’animal se nomme en réalité… Mercantile. Et ne
laisseront personne prétendre qu’ils empêchent leurs camarades d’étudier. À
la place des cours, qui ne peuvent avoir lieu – il s’agit de bloquer la
« diffusion du savoir institutionnel » –, ils proposent en effet des
conférences de personnalités telles qu’Assa Traoré ou la députée
mélenchoniste Clémentine Autain, ou des ateliers-débats sur différents
thèmes propres à la conscientisation des esprits, « Gandhi était-il
révolutionnaire ? » par exemple.
Les membres de la « Commune libre de Tolbiac » dorment dans les
locaux, s’insurgent quand des visiteurs sympathisants – le filtrage est
serré – bouchent les toilettes et ne sont pas très matinaux : « pas de réveil,
pas de lumière, pas de bruit avant 9 heures », indique un des dazibaos
placardés sur les murs. La faculté est évacuée par les forces de l’ordre au
bout de trois semaines. Montant de la remise en état des locaux : plusieurs
centaines de milliers d’euros, selon le président de la Sorbonne, Georges
Haddad.
Ce scénario d’une université saccagée, au sens propre du terme, se
reproduit entre les deux tours de l’élection présidentielle, en avril 2022. Le
mercredi 13 avril, des étudiants décident d’occuper le site historique de la
Sorbonne, comme leurs lointains aînés en mai 1968. Ces petits choux sont
furieux du duel à venir entre Marine Le Pen et Emmanuel Macron. Ils sont
surtout en colère que leur champion, Jean-Luc Mélenchon, ait raté une fois
encore sa qualification pour la finale. Courageux mais pas téméraires, ils
déguerpissent deux jours plus tard avant même l’arrivée des policiers
chargés de les déloger. Mais il est possible, en quarante-huit heures, de se
livrer à de nombreuses et coûteuses dégradations : portes fracturées, vitres
cassées, matériel vandalisé, livres rares volés, thèses, ordinateurs et
extincteurs jetés par les fenêtres, graffitis y compris sur la partie
patrimoniale de l’édifice… Le procès-verbal dressé par la police est
édifiant. Le rectorat porte plainte, certains professeurs disent
« comprendre » la colère des vandales mais n’ont pas un mot pour tous les
étudiants qui se trouvent, une fois encore, relégués chez eux et condamnés
aux cours en « distanciel ». Et pas à cause d’un méchant virus, cette fois !
Quelques jours plus tard, l’ancien directeur de cabinet de Jean-Michel
Blanquer au ministère de l’Éducation nationale, Christophe Kerrero, devenu
en 2021 recteur de la région académique d’Île-de-France 7, organise un
petit-déjeuner dans ses locaux de la Sorbonne, comme il le fait
régulièrement pour échanger avec des représentants des entreprises. Il
souhaite ainsi, et ce n’est pas une mince affaire, améliorer les performances
des lycées professionnels parisiens, dont certains sont en piteux état, pas
seulement de la faute du ministère, d’ailleurs. Ce mercredi 11 mai 2022,
donc, plusieurs DRH, quelques journalistes ainsi que le président socialiste
de la région Centre sont conviés à un petit-déjeuner autour du directeur de
l’académie de Paris et bien sûr du recteur.
Le contraste est impressionnant entre le saccage commis moins d’un
mois plus tôt dans cette même enceinte et l’ambiance feutrée qui règne ce
matin-là : un huissier en jaquette, épée à la ceinture, conduit les invités
autour d’une table garnie d’argenterie fine et de vaisselle blanc et or signée
aux armes de la Sorbonne. Comment imaginer qu’à quelques mètres de là,
des étudiants inscrivaient leurs slogans à la bombe de peinture sur les
pierres de taille ?

Stefan Zweig, dans son merveilleux livre Le Monde d’hier 8, raconte son
dépit face aux pacifistes de salon qu’il croisa à Zurich pendant la Première
Guerre mondiale, à l’occasion de la création d’une de ses pièces de théâtre :
« Pour la première fois j’appris à observer le type éternel du révolutionnaire
professionnel, qui, par son attitude de pure opposition, se sent grandi dans
son insignifiance, et se cramponne aux dogmes parce qu’il ne trouve aucun
appui en lui-même. Rester dans cette confusion bavarde, c’était
s’embrouiller […] et compromettre la sécurité morale de ses propres
convictions. » Confusion bavarde, en effet, mais pas seulement. Ces jeunes
insurgés qui deviendront sûrement, demain, banquiers ou avocats d’affaires,
ne se contentent pas de faire du bruit avec leur bouche. Ils manifestent aussi
une inclination prononcée pour le vandalisme. Tous ces valeureux
combattants ont dû penser que les femmes de ménage passeraient derrière
eux, comme chez papa-maman. À leurs yeux déconstructeurs, le mérite
n’existe pas, même pour les agents d’entretien qui n’ont d’autre choix que
de faire leur travail.
14

Le mérite n’est pas woke !

Cesser de penser, de revendiquer l’autonomie de la science,


l’intangibilité des libertés académiques, voilà peut-être la solution pour
tordre définitivement le cou au mérite, pour en finir avec cette « valeur de
dominant ». Le wokisme joue, dans cette entreprise de destruction massive,
un rôle grandissant. D’un côté, l’accomplissement par le talent et l’effort,
dans un idéal universaliste issu des Lumières. De l’autre, l’obsession
identitaire, qui réduit chaque individu à son appartenance.
Ce n’est donc pas un hasard si l’épidémie de rejet du mérite comme
valeur bourgeoise et oppressive est particulièrement sévère dans les
départements de philosophie, de lettres et surtout de sciences humaines,
paradis de la contestation et des luttes intersectionnelles. Ce qui représente
tout de même un tiers des étudiants !
Pierre-Henri Tavoillot, président du Collège de philosophie et maître de
conférences à la Sorbonne, observe depuis quelques années la médiocrité de
certaines thèses de doctorat, dont la dévotion aux modes du moment, tel le
décolonialisme, permet de compenser l’indigence aux yeux de certains
jurys. Un de ses collègues assure que dans une université comme celle de
Toulouse, fortement politisée, il devient difficile de trouver un poste si l’on
n’a pas mis un genou à terre devant les concepts d’identité de genre ou de
race.
Ces postures, comme le dénonce la philosophe Nathalie Heinich dans
un petit livre très engagé 1, n’ont jamais grandi l’institution académique :
« Ce que le militantisme fait à la recherche ? Il l’abêtit, il la dégrade, il la
stérilise. Au lieu de lui permettre de s’élever au rang de science, il la
rabaisse à celui d’idéologie. » La philosophe pointe du doigt ce
« militantisme académique » qui entretient la « confusion des arènes », celle
de la production et de la transmission des savoirs d’une part, celle de la
transformation du monde social d’autre part. Un militantisme farouchement
nié par ses artisans. En mars 2021, en pleine polémique sur
l’islamogauchisme à l’université, lancée par le ministre de l’Éducation
nationale Jean-Michel Blanquer, quelques chercheurs en sciences humaines
contestent la présence de termes tels que « décolonial », « intersectionnel »,
« racisé » dans les thèses et autres documents de recherche. Une évaluation
contredite par trois de leurs collègues qui, en élargissant le champ lexical à
des termes tels que « genre », « race », « post-colonial », trouvent une
fréquence de plus de 50 % 2, et non de 0,1 %.
S’interroger sur la pertinence académique d’un article intitulé « De
l’espace genré à l’espace “queerisé” », entièrement rédigé en écriture
inclusive, c’est s’exposer à la vindicte de la bien-pensance. Une bien-
pensance qui place les identités au-dessus de tout. Et qui rejoint, bien
malgré elle certes, les propos d’un Donald Trump qui célèbre les gens qui
n’ont pas de diplôme, ou des hérauts de l’extrême droite en Europe obsédés
par les frontières ou le danger que représente « l’autre ». D’un côté le
populisme, de l’autre le communautarisme, comme les deux faces d’une
même pièce, la haine de l’universel, le rejet de l’humanisme hérité des
Lumières. Comme les deux mâchoires d’un même monstre, ces deux
idéologies nées du désenchantement démocratique menacent également le
mérite comme accomplissement de soi et comme ouverture au monde.
Mais c’est le wokisme qui gagne des parts de marché dans l’univers
académique. Nathalie Heinich raconte comment la Sorbonne – oui, la
Sorbonne ! – s’enorgueillit du recrutement dans son corps professoral d’une
« activiste et militante queer », spécialiste de « l’espace genré ». Comment
l’université de Montpellier se donne pour objectif de « démasculiniser les
sciences humaines et sociales ». Comment l’École des hautes études en
sciences sociales (EHESS) compte dans ses rangs un chercheur qui présente
une communication sur la question suivante : « Quelle intersectionnalité
pour les fat studies et la lutte contre la grossophobie ? »

Pendant l’année universitaire 2020, Le Point a publié le journal de bord


d’une « infiltrée » dans une formation en sciences sociales à la Sorbonne
qui s’intéresse aux « minorités ». Un terme difficile à définir, pour les
enseignants, car il ne faut blesser personne parmi l’assistance. « Je vous
enjoins vraiment d’adopter l’écriture inclusive, se lance une maîtresse de
conférences. Je lis des travaux qui parlent beaucoup de féminisme et qui
utilisent le masculin dominant, c’est très bizarre. Je vous rappelle que
c’est toute une partie de la population qui est exclue du langage, c’est tout
de même fascinant 3 ! »
Dans une séance sur l’humour, à manier évidemment avec des pincettes
– le professeur indique quand on est autorisé à rire –, une conclusion
puissamment académique est énoncée : « Ce qui est complexe chez Coluche
et Desproges, c’est qu’ils ont tendance à universaliser le racisme. Vous le
voyez bien, dire : “Tout le monde est potentiellement le raciste d’un autre”,
ça peut être intéressant, mais ça empêche aussi de penser l’hégémonie
blanche. »
Cette litanie du privilège blanc revient à tout propos, au risque de
transformer un cours de master en discussion de bistrot : « L’autre fois, lors
d’une conférence, le rétroprojecteur ne marchait pas. Les deux intervenants
s’énervent contre l’appareil. Eh bien, c’est un homme noir qui est venu le
réparer, pour les deux enseignants blancs qui avaient la parole ! Comme par
hasard ! » dit une enseignante, qui y voit la preuve que « la race gouverne la
répartition de la main-d’œuvre ». Il convient aussi de se méfier de
l’Histoire, « blanchisée par l’Occident ». Au fil des cours, on conchie
l’universalisme et les Lumières, et on tord le nez devant « la blanchisation
du concept d’intersectionnalité 4 ». Au cours de cette expérience, estime
l’infiltrée du Point, « la frontière entre lutte militante et recherche
intellectuelle n’est jamais aussi claire qu’affichée ».

C’est bien tout le problème des studies, ces études des minorités qui
s’installent tranquillement dans les universités françaises après avoir fleuri
sur les campus anglo-saxons.
Il n’est pas inutile de faire un rapide détour par les États-Unis pour
mesurer les dégâts provoqués par cette haine de l’universalisme et ce
fondamentalisme de l’intersectionnalité.
Bret Weinstein est un professeur de biologie on ne peut plus
progressiste. Jeune étudiant à l’université de Pennsylvanie, il avait dénoncé
dans un courrier le sexisme dont étaient victimes des strip-teaseuses lors
d’une soirée de promotion. Ce qui lui avait valu d’être à son tour harcelé et
exfiltré en Californie. Titulaire d’un doctorat, il devient un spécialiste de la
théorie de l’évolution, théorie que combat avec la dernière énergie la droite
américaine religieuse et conservatrice. Malgré tous ses brevets de gauche,
ce professeur vit en 2017 une expérience de l’extrême. Enseignant à
Evergreen State College, une université publique située dans l’État de
Washington, il refuse par mail de se plier à l’injonction de ne pas se rendre
sur le campus le jour des « non-Blancs », où seuls les étudiants et les
professeurs issus des minorités peuvent être présents. Il s’en explique dans
un long mail, mais est violemment pris à partie par des étudiants, et finit par
démissionner suite au peu d’enthousiasme manifesté par la direction pour
prendre sa défense. Le chef de la police locale lui-même lui indique qu’il ne
peut plus être en sécurité là où il enseignait.
Comme dans d’autres universités, la création de safe spaces (espaces
sécurisés), sortes de bulles dans lesquelles les minorités peuvent se réfugier
si elles risquent d’être choquées par une thématique abordée en cours, est
une obligation. Tel cours de littérature doit revoir son sommaire pour
l’expurger du classique Ne tirez pas sur l’oiseau moqueur, publié en 1960,
parce que le terme nigger (nègre) y est écrit. Tel programme d’histoire de
l’art n’enseigne pas la peinture de la Renaissance parce qu’aucun des
tableaux étudiés ne contient de « minorités visibles ». Mais cela va plus
loin. Un professeur blanc n’a pas le droit de débattre, il est disqualifié
d’emblée. Tout le personnel enseignant est sommé de participer à des
séances d’autocritique durant lesquelles il énonce tous les misérables
privilèges dont il bénéficie eu égard à son genre, à la couleur de sa peau, à
ses orientations sexuelles.
Le rapport avec le mérite ? Il est évident. Si évident d’ailleurs que dans
une passionnante interview au Figaro 5, Bret Weinstein l’évoque
spontanément : « L’Occident est une expérience unique qui essaie de
réduire l’impact de l’identité en favorisant la collaboration au-delà des
lignes identitaires, à travers la citoyenneté et le mérite. Mais le problème est
que ce système occidental, éminemment supérieur aux autres, et plus juste,
est aussi très fragile. » Il insiste aussi sur la condescendance, voire le mépris
des communautaristes endiablés à l’égard des minorités auxquelles ils
assignent une place inamovible : « L’absurdité du portrait que fait la gauche
woke des défauts de l’Occident est en fait une insulte terrible pour les
minorités qui veulent simplement une chance de réussir. Si vous essayez de
réussir dans le système où vous vivez, la dernière chose dont vous avez
besoin est un mouvement qui vous dise que votre succès est impossible
parce que toute personne blanche est raciste et vous opprime. »
Bret Weinstein considère-t-il son expérience comme isolée ?
« Evergreen est aujourd’hui partout ! Les mêmes dynamiques
révolutionnaires sont visibles dans les rues, et pas seulement celles des
États-Unis : en Europe, en Australie ! C’est un moment très intéressant,
mais j’ai le sentiment que les leçons d’Evergreen ont été gâchées. Si nous
avions compris qu’il ne s’agissait pas d’une aberration mais d’un avant-
goût du présent, nous n’aurions pas permis que notre civilisation s’amuse à
jouer avec de nouvelles formes de racisme, camouflées en lutte contre
l’injustice. »
Et l’épidémie ne cesse de gagner. Dans les écoles privées et huppées de
Californie ou de Manhattan, les frais de scolarité s’élèvent à plus de
40 000 dollars par an mais la vigilance est aussi de mise envers tout
manquement à l’« éveil ». La journaliste Bari Weiss, chargée d’apporter de
la diversité intellectuelle aux pages « Débat » du New York Times, a
démissionné de son poste en 2020 par lassitude envers le conformisme
« politiquement correct » du grand quotidien. Elle poursuit sa route et ses
enquêtes, qu’elle diffuse sur le site internet qu’elle a créé, Common Sense.
Elle a notamment publié, en mai 2021, un long article intitulé « L’éducation
dévoyée des élites américaines 6 ». Elle a rencontré des dizaines de parents
et de professeurs qui réclament l’anonymat le plus absolu pour raconter leur
désarroi : « Si vous publiez mon nom, vous ruinez ma vie », dit une mère
d’élève. Un père, immigré d’un pays communiste, n’en revient pas : « Je
suis venu dans ce pays pour fuir cette peur des représailles que je retrouve
exactement ici et que mes propres enfants éprouvent désormais. » Un autre
préfère manier l’humour noir : « J’ai besoin de continuer à nourrir ma
famille. Et bien sûr, payer 50 000 dollars par an pour que mon enfant soit
endoctriné. » Un professeur fait dans la concision : « Parler de cela met tout
votre capital social en danger. » « Cela » ? Il s’agit de la manière dont ces
établissements, qui garantissent une route pavée de succès vers Harvard ou
Yale, développent des politiques « inclusives » afin d’échapper au viseur
des militants woke. Ils multiplient les chartes, les journées de
sensibilisation, les révisions de leurs programmes, les séances
d’autocritique afin d’éveiller les jeunes consciences au règne sournois du
« privilège blanc ».
Plus question, par exemple, de parler de la « loi de Newton » en cours
de physique, car la science ne doit pas être associée à la masculinité
blanche. Ou d’émettre librement lors d’un débat une opinion qui vous sera
reprochée, et pourra avoir de graves conséquences sur votre cursus scolaire
voire votre réputation et celle de votre famille. Dans certaines institutions,
les écoliers peuvent se soumettre, sur la base du volontariat, à des tests qui
débusquent leurs « biais racistes inconscients ». Ceux qui refusent l’épreuve
sont mal considérés, si bien que tous les parents insistent pour que leurs
enfants subissent cette détection. Et retrouvent parfois leur progéniture en
pleurs, le soir, parce que le test a révélé un racisme sous-jacent. « Les
parents apprennent aux enfants à mentir aux professeurs pour être bien
considérés, comme en Union soviétique, raconte Bari Weiss. Des lycéens
m’ont avoué qu’ils récitent ce nouveau catéchisme communautariste dans
leurs copies pour conserver une bonne moyenne. » Personne ne proteste ?
Selon la rumeur qui circule de famille en famille, désinscrire son enfant
d’un établissement pour désaccord idéologique conduit à être black-listé
dans toutes les autres écoles de même standing, et à perdre toute chance
dans la course aux meilleurs cursus. Se signaler comme professeur
récalcitrant, en continuant à enseigner des œuvres classiques au contenu
suspect, peut aussi avoir de sérieuses répercussions professionnelles.
Inimaginable en France ? Malheureusement non. Durant leur formation,
les aspirants professeurs sont bombardés de modules sur la lutte contre les
stéréotypes de genre, par exemple, au moment où les résultats des élèves en
maths et en français n’ont jamais été aussi mauvais. C’était vrai avant
l’arrivée d’Emmanuel Macron, qui voulait remettre l’école au milieu du
village, c’est tout aussi vrai cinq ans après.
Lisa Kamen-Hirsig, chroniqueuse au Point, a un enfant scolarisé en
CE2. Un soir de juin 2022, son fils, âgé de 8 ans, rentre à la maison
manifestement perturbé. Il a dû produire une « expression écrite » – on ne
dit plus rédaction, c’est un terme réactionnaire – dont le sujet était : « Que
ferais-tu si tu changeais de sexe ? » Il avoue à sa mère qu’il n’a pas été
capable d’écrire les cinq lignes demandées : « J’ai juste dit que je hurlerais
très fort et je me couperais les cheveux tout le temps. J’ai trouvé ça
dégoûtant, Maman, et je me suis senti ridicule », dit le petit garçon.
Interrogée sur cette initiative, la maîtresse confirme. Cette démarche vise à
« développer l’empathie », et à « favoriser le respect ainsi que des relations
égalitaires ». À l’évidence, l’objectif n’est pas atteint.
La France, en revanche, a un temps de retard, qu’on espère durable, sur
les États-Unis : les professeurs d’université n’en sont pas encore à énumérer
leurs privilèges (blanc, mâle, valide, hétérosexuel) en portant un panneau
d’autocritique, mais ils ont commencé à intégrer des variables inquiétantes,
et bien éloignées de la quête de l’excellence. Certains d’entre eux
rapportent, la plupart sous couvert d’anonymat de peur de l’ostracisme qui
pourrait s’abattre sur eux, que des thèses nulles sont validées par des jurys
complaisants car terrorisés à l’idée d’être cloués au pilori par les vigilants
du wokisme. Ainsi, en littérature comparée, pour publier une thèse qui ait
une chance de passer la rampe, mieux vaut ajouter le mot « genre » :
Flaubert tout seul ne fait plus recette, mais Flaubert et le genre devient
intéressant !
La prochaine cible des ennemis du mérite et de l’universalisme est
certainement la culture. Déjà, une représentation de la tragédie d’Eschyle
Les Suppliantes qui devait se tenir dans l’amphithéâtre Richelieu de la
Sorbonne, en 2019, a dû être annulée. Cette œuvre met en scène les
Argiens, grecs, et les Danaïdes, venues d’Égypte. Des manifestants de la
Ligue de défense noire africaine (LDNA), de la Brigade antinégrophobie, et
du Conseil représentatif des associations noires (CRAN) ont empêché les
comédiens de se préparer et le public d’entrer dans la salle. Motif : comme
le veut la tradition, actrices et acteurs portent des masques, dont certains
sont noirs. Ces militants communautaristes assimilent cette démarche
artistique au « blackface », cette pratique raciste qui consistait, au
e
XIX siècle, aux États-Unis, à se teinter la peau et arborer une coiffure afro

pour faire rire aux dépens des Noirs. Que depuis l’Antiquité le théâtre grec
utilise des masques ne semble pas les émouvoir…
En 2018, c’est Ariane Mnouchkine, une artiste fortement engagée à
gauche, qui a été la cible des vigilants intersectionnels. Elle a déclaré « ne
pas vouloir céder aux tentatives d’intimidation idéologique » qui exigeaient
l’annulation des représentations d’une pièce de théâtre racontant le sort
terrible réservé aux Amérindiens au Canada. Il leur était reproché, à elle et
au metteur en scène québécois, Robert Lepage, de ne pas faire tenir les rôles
d’Amérindiens par des personnes issues de la communauté autochtone.

La prochaine étape consiste-t-elle à exiger des quotas d’artistes issus de


toutes les minorités ? C’est une question très sérieuse.
Depuis qu’en 1969, deux musiciens afro-américains ont accusé de
discrimination l’Orchestre philharmonique de New York qui n’avait pas
retenu leur candidature, la municipalité a décidé que les auditions seraient
« aveugles ». Autrement dit, qu’un écran séparerait le jury des interprètes,
afin qu’il soit impossible de déterminer le sexe ou la race de ceux-ci. Cette
méthode a permis de féminiser très sensiblement la prestigieuse formation,
mais pas à la rendre plus mixte sur le plan ethnique. Certes, elle sélectionne
les meilleurs, et sans préjugés, mais cela semble aujourd’hui insupportable.
Des voix s’expriment pour que cette formation mondialement connue
reflète la diversité d’une grande ville comme New York. Et tant pis pour
l’excellence ! Le New York Times a immédiatement enfourché ce nouveau
cheval de bataille, sous la plume de son critique musical Anthony
Tommasini 7 : « Si les musiciens qui se produisent sur scène peuvent mieux
représenter la communauté dans laquelle ils évoluent, alors il faut en finir
avec les auditions anonymes et mieux prendre en compte les profils des
candidats », écrit-il en juillet 2020.
L’idée paraît lumineuse à l’English Touring Opera, qui a décidé de
licencier 14 de ses musiciens, dont certains lui étaient fidèles depuis plus de
vingt ans, au seul motif qu’ils étaient blancs, pour accroître la diversité de
cette compagnie itinérante. Le syndicat britannique des musiciens a tout de
même osé protester. Et cette lamentable histoire a provoqué un tollé. Qu’en
pense notre nouveau ministre de l’Éducation nationale Pap Ndiaye, qui a
commis en 2021 un rapport sur la diversité au sein de l’Opéra de Paris ? Il
ne propose pas de renvoyer les danseurs blancs, mais tout dans ses pages est
pesé au trébuchet de la couleur de peau. Il regrette que « l’Opéra national de
Paris n’(ait) encore programmé ni metteur en scène, ni livret ou
composition écrits par une personne non blanche » et déplore (c’est même
une de ses têtes de chapitre) que la diversité soit la « grande absente de
l’Opéra ». Pas un mot sur le talent, les efforts, mais une référence unique et
binaire : « blanchité » ou « non-blanchité ». Cela s’appelle, paraît-il, de
l’antiracisme…
15

Le mérite, sinon… rien !

Le mérite n’est plus à la mode, donc. Diabolisé, instrumentalisé,


démonétisé, accusé de toutes les vilenies. Toutefois, les excellents
procureurs qui s’acharnent sur lui sont bien en peine d’énoncer des
solutions alternatives. Pas question de revenir à l’organisation sociale qui
prévalait sous l’Ancien Régime, quand la naissance – et accessoirement
l’argent – déterminait le destin de chacun, quels que soient ses talents et ses
efforts.
Encore que ! Michael Sandel, l’éminent professeur à Harvard, n’y
semble pas totalement hostile. L’un des principaux arguments qu’il utilise
pour disqualifier la méritocratie est le terrible fardeau que portent ceux qui
n’ont pas réussi : ils se sentent personnellement responsables de leur échec.
« Si vous vous retrouvez en bas de l’échelle d’une société méritocratique, il
vous sera difficile de ne pas penser que vous êtes au moins en partie
responsable de votre position, que vous manquiez de talent et d’ambition
pour aller plus loin. Une société qui permet aux individus de progresser et
qui célèbre la réussite personnelle juge sévèrement ceux qui échouent 1 »,
écrit-il. Le philosophe imagine deux sociétés aussi inégalitaires l’une que
l’autre. Leur seule différence : dans la première, aristocratique, les places
sont distribuées en fonction de la seule naissance et dans la seconde,
méritocratique, pourvue d’une égalité des chances pure et parfaite, chaque
individu peut améliorer sa condition grâce à son talent et à son ingéniosité.
Il invite ses lecteurs à jouer au petit jeu suivant : laquelle des deux sociétés
choisiraient-ils s’ils ignoraient dans quelle famille, riche ou pauvre, ils
allaient grandir ? Et conclut, en première approche, que la plupart d’entre
eux choisiraient de vivre dans une méritocratie au sein de laquelle les
chances sont véritablement égales. Mais Michael Sandel émet une réserve.
« Il est démoralisant d’être pauvre dans une méritocratie. Si vous naissez
serf dans une société féodale, votre vie sera dure, mais vous ne vous
sentirez pas responsable de la position subordonnée que vous occupez. Vous
ne labourerez pas non plus en pensant que la position de votre seigneur
s’explique par ses compétences ou par ses ressources. Vous saurez qu’il
n’est pas plus méritant que vous, il est simplement plus chanceux 2. »
N’oublions pas que l’auteur de ces lignes est un intellectuel
éminemment respecté non seulement aux États-Unis, mais dans le monde
entier. Son cours vedette à Harvard, « Justice », en accès libre sur Internet, a
été visionné par des dizaines de millions de personnes, notamment en Asie
du Sud-Est. Et c’est ce penseur qui affirme tranquillement sa préférence
pour un univers dans lequel chacun serait tenu de rester à sa place !
L’un des lecteurs les plus enthousiastes de Michael Sandel et de sa
théorie du mérite n’est autre qu’Ismaël Le Mouël, le polytechnicien
« transclasse » qui a été épouvanté en découvrant ses camarades de
promotion, « inconscients de leur chance ». Il retient l’idée d’introduire une
part d’aléa dans les parcours de réussite comme Michael Sandel le propose,
de panacher sélection selon les capacités et tirage au sort. Parmi les 40 000
candidats qui postulent chaque année à Harvard ou à Stanford, Sandel
envisage de retenir tous ceux qui sont capables de suivre le cursus et de s’y
épanouir, soit environ la moitié. Puis, au lieu de passer des heures à
soupeser les talents de chacun, « jetez les dossiers en bas de l’escalier,
ramassez-en 2 000, et tenez-vous à ce résultat », ordonne-t-il. Sandel
appelle cela « le tirage au sort des qualifiés ». Ismaël Le Mouël propose de
l’appliquer pour l’entrée à l’École polytechnique : « au lieu de sélectionner
les 500 meilleurs par concours, où le succès et l’échec tiennent à un
huitième de point, on les choisit de manière aléatoire parmi les 5 000
candidats, qui sont tous passés par des classes préparatoires très
sélectives ». Comment ces 5 000 postulants seront-ils motivés pour
travailler dur pendant leurs années de prépa, alors qu’ils savent que leur
destin dépend du seul hasard et non de leurs efforts ? Ismaël Le Mouël ne le
dit pas. Il souhaite en revanche généraliser cette procédure à l’ensemble de
la société française. Et y voit la source d’un double progrès : « Les gagnants
doivent reconnaître leur chance et par conséquent faire preuve d’humilité,
d’une part. Et d’autre part, ceux qui n’ont pas été sélectionnés ne portent
pas le poids de l’échec sur leurs épaules. »
Et une fois la question réglée pour les professions à haut niveau de
qualification, la même question se posera pour d’autres. Est-ce que les
champions olympiques, par exemple, ne se vantent pas un peu trop, eux
aussi ? Est-ce que les athlètes qui n’ont pas été sélectionnés pour participer
aux JO ne le vivent pas mal ? Ne sont-ils pas écrasés par le poids de leur
échec ? Un échec tout relatif, comme celui des premiers collés à
Polytechnique ou à Normale Sup. Pourquoi, donc, ne pas demander à
chaque pays d’envoyer, tous les quatre ans, des athlètes tirés au sort dans
chaque fédération à une grand-messe du sport où les médailles seraient
distribuées à l’issue d’un loto géant et festif, ce qui éviterait pleurs et
frustrations puisque les perdants ne seraient absolument pas responsables de
leur échec, et les gagnants parfaitement étrangers à leur triomphe ? Plus
question, non plus, de champions multimédaillés ! Chaque vainqueur d’une
épreuve verrait son nom retiré du pot commun pour les suivantes. Cela
ferait plus d’heureux, plus de récompensés ! Anne Hidalgo devrait
inaugurer cette nouvelle manière de faire, « pacifique, égalitaire et
participative » pour les JO de 2024 à Paris ! Cela plairait sûrement à sa
majorité plurielle et inclusive !

En dehors de ce tirage au sort, Michael Sandel ne propose rien de


tangible. Il souhaite que l’utilité sociale occupe une place plus importante
dans la formule magique du mérite, et on ne peut que l’approuver : « Pour
réparer les dommages que la machine à trier inflige, une simple
augmentation des sommes consacrées à la formation professionnelle ne
suffit pas », estime-t-il. « Nous devons repenser la manière dont nous
valorisons les différents types d’emplois. On pourrait commencer par
déconstruire la hiérarchie de l’estime qui confère aux étudiants inscrits dans
les universités d’élite un honneur et un prestige plus grands que ceux
accordés aux étudiants formés dans les universités publiques locales », « on
devrait voir dans l’apprentissage du métier de plombier, d’électricien ou
d’hygiéniste dentaire une contribution au bien commun, et non un prix de
consolation consenti à ceux qui ne peuvent pas passer les tests standardisés
ou payer les frais de scolarité des établissements de la Ivy League ». Cela
revient, peu ou prou, transposé au cas français, à espérer un rééquilibrage
entre les universités et les grandes écoles, d’une part, et d’autre part à
réhabiliter les métiers dans lesquels le cœur et la main jouent un rôle plus
important que la tête, pour reprendre les termes très parlants de David
Goodhart. C’est une œuvre de longue haleine, aussi incertaine que
souhaitable. Elle exige de bouleverser de fond en comble les valeurs de la
société. Mais c’est enthousiasmant.
Bien plus en tout cas que les plaidoiries nombreuses pour « l’égalité des
places » ou « l’égalité de position », voire la « diversité ». Chacun de ces
concepts est en soi séduisant. L’égalité des places, ou de position, repose
sur l’idée qu’il convient de réduire le plus possible l’écart qui existe entre
différentes situations sociales. La « diversité » prétend constituer une élite à
l’image de la société, par le biais de la discrimination positive, ou de
l’établissement de quotas. Cette approche peut se révéler fructueuse tant
qu’elle répond à des objectifs précis dans un environnement déterminé.
Ainsi des dispositions sur la parité femmes/hommes en politique, qui ont
montré une certaine efficacité, même si elles n’ont pas toujours échappé au
ridicule, avec notamment l’institution obligatoire de « binômes » pour les
élections départementales, aboutissant à augmenter le nombre d’élus alors
que l’objectif initial consistait à le réduire. Ainsi de la représentation des
femmes dans les conseils d’administration des sociétés cotées qui, grâce à
la loi Copé-Zimmermann de 2011 3, a bondi de 2 % à plus de 40 % et a
contribué à augmenter la qualité des débats et des travaux, de l’avis même
des intéressés.
Plus généralement, l’État-providence répond depuis soixante-dix ans à
cette préoccupation à travers la redistribution. Aller plus loin, en évacuant
le mérite au profit de l’allocation des postes selon l’origine sociale, ou
ethnique, ne heurte pas seulement le sens élémentaire de la justice, mais ne
dissipera pas l’arbitraire et ne fera pas disparaître les privilèges indus, bien
au contraire. Fondée sur ce principe, la société soviétique était, entre autres
tares monstrueuses, une des plus inégalitaires qui soit.
Le sociologue François Dubet, spécialiste de l’éducation, est un des
rares parmi les fervents partisans de l’égalité des positions à ne pas rejeter
le mérite sans quelques préventions. Il considère toutefois qu’en dernier
ressort, il faut hiérarchiser : « Le fait que nous voulions à la fois l’égalité
des places et l’égalité des chances ne nous dispense pas de choisir l’ordre
de nos priorités. En effet, en termes pratiques, en termes de politiques
sociales et de programmes politiques, on ne fait pas exactement la même
chose selon que l’on choisit d’abord les places ou d’abord les chances. Par
exemple, ce n’est pas la même chose d’affirmer la priorité de
l’augmentation des bas salaires et de l’amélioration des conditions de vie
dans les quartiers populaires, et de souligner l’impérieuse nécessité de faire
que les enfants de ces quartiers aient les mêmes chances que les autres
d’accéder à l’élite en fonction de leur mérite individuel afin d’échapper à
leur condition. Je peux, soit abolir la position sociale injuste, soit permettre
aux individus de s’en échapper sans mettre en cause ladite position ; et
même si je désire faire les deux choses, il me faut bien choisir ce que je
fais d’abord 4. »
Cela le conduit toutefois à cette étrange assertion : « Dans une société
riche mais nécessairement tenue d’établir des priorités, ce n’est pas
exactement la même chose de choisir d’améliorer la qualité de l’offre
scolaire dans les quartiers défavorisés, ou d’aider les plus méritants des
élèves défavorisés afin qu’ils aient l’opportunité de rejoindre l’élite scolaire
et sociale. » Voilà justifiée la décision prise par Najat Vallaud-Belkacem de
supprimer les bourses pour les étudiants méritants d’origine modeste ! Mais
ne peut-on pas vouloir les deux à la fois ? La qualité de l’offre scolaire dans
les quartiers défavorisés et la distinction des élèves les plus talentueux et les
plus motivés issus de ces mêmes quartiers ? Plus précisément, le premier
objectif n’est-il pas nécessaire à l’accomplissement du second ? N’est-ce
pas grâce à une instruction exigeante dès le plus jeune âge, et pour tous, que
le mérite pourra retrouver ses lettres de noblesse ?
Nombre d’intellectuels semblent néanmoins partisans de jeter le bébé
avec l’eau du bain. De faire du mérite le responsable, le coupable même, de
la persistance des inégalités. Pierre Rosanvallon 5, par exemple, cite « une
solide enquête » menée en France en 2009, « Perception des inégalités et
sentiment de justice 6 », selon laquelle 90 % des personnes interrogées
considèrent « comme nécessaire de réduire l’écart des revenus et un
pourcentage encore plus important estime que pour qu’une société soit juste
elle doit garantir à chacun la satisfaction des besoins de base (logement,
nourriture, santé, éducation). Soit un jugement écrasant pour condamner les
inégalités et formuler une conception ambitieuse de la justice. » Mais Pierre
Rosanvallon relève qu’en même temps, 57 % des personnes interrogées
considèrent que des inégalités de revenus sont inévitables pour qu’une
économie soit dynamique et 85 % que les différences de revenus sont
acceptables lorsqu’elles rémunèrent des mérites individuels différents. C’est
ce qu’il appelle « le paradoxe de Bossuet », situation dans laquelle on
déplore en général ce à quoi on consent en particulier. Paraissant résulter de
données individuelles plus que de déterminismes sociaux, les inégalités,
ajoute-t-il, « sont du même coup susceptibles d’être plus facilement
acceptées si elles sont rapportées à des différences de mérite socialement
reconnues ».
On peut s’en atterrer, considérant que les Français sont victimes d’un
enfumage cynique et réussi de la part des élites dirigeantes. On peut aussi
s’en réjouir, parce qu’une majorité de citoyens croit dans les vertus du
mérite. Et manifeste par là même son attachement au contrat social
républicain.
CINQUIÈME PARTIE

LE VRAI CONSTAT
16

Le mérite honteux

Ce vendredi 20 mai, sur le perron de l’hôtel de Rochechouart, à Paris,


deux ministres de l’Éducation nationale se congratulent. Celui qui part et
celui qui arrive. Cette passation de pouvoirs est scrutée par tous les
observateurs. Jean-Michel Blanquer, qui quitte les lieux, a toujours posé en
grand défenseur de la méritocratie républicaine 1. Il s’est attiré les foudres
d’une partie de la gauche pour son combat contre l’islamo-gauchisme qui,
selon lui, mine l’université française 2. Ce même islamo-gauchisme – terme
forgé par le philosophe Pierre-André Taguieff 3 – dont son successeur,
l’historien Pap Ndiaye, a publiquement réfuté la pertinence 4. La passation
de pouvoirs promet donc d’être sinon tendue, du moins particulière. Jean-
Michel Blanquer prend la parole pour livrer une véritable leçon
d’universalisme. Il explique que la République est « consubstantielle à
l’Éducation nationale » et qu’« il est essentiel d’être fidèle à ce qui nous a
constitués ». Il énonce ces valeurs ainsi : « liberté, égalité, fraternité,
laïcité ». Il réfute la croyance communautariste selon laquelle
« l’appartenance de chacun serait supérieure à l’université républicaine ».
Et en rajoute : « Oui, la République est précieuse et doit être défendue tous
les jours. »
Son successeur se coule dans ces bonnes paroles, pour rendre lui aussi
hommage à son « collègue historien, Samuel Paty » et souligner qu’il est
« un pur produit de la méritocratie républicaine dont l’école est le pilier ».
Une preuve que le mérite est sauvé ? En paroles seulement. Car en réalité,
jamais le péril de le voir disqualifié n’a été aussi grand. Et c’est à dessein
que Pap Ndiaye prononce les mots magiques de « méritocratie
républicaine » : pour prendre à contre-pied tous ceux qui dénoncent sa
nomination, celle d’un communautariste habile mais résolu, qui s’est certes
dit « plus cool que woke 5 », mais n’a jamais manqué de rappeler qu’il est
aussi un produit de l’affirmative action, cette politique américaine qui
octroie aux minorités des accès prioritaires aux universités et aux emplois
publics.
« Méritocratie républicaine » est une des expressions magiques qui sont
miel aux oreilles d’Emmanuel Macron, tandis que le mérite, le vrai,
composé à la fois de talent, d’effort, et d’utilité sociale, n’est mis à
l’honneur que lorsque les circonstances l’imposent. Certains redoutent que
Pap Ndiaye, au vu de son parcours, ne préfère l’égalité des places à l’égalité
des chances. Et qu’il détruise tout l’édifice construit par Jean-Michel
Blanquer pendant cinq ans. Encore faudrait-il qu’il y ait quelque chose à
détruire ! Avec le plus long bail jamais accordé à un ministre de l’Éducation
nationale, l’ancien chouchou du président ne laissera à son crédit, dans
l’histoire du mérite, qu’une réforme et demie. La réforme mineure, mais
importante aussi, c’est la scolarisation obligatoire dès l’âge de trois ans,
pour lutter contre l’installation des inégalités depuis le plus jeune âge. La
majeure, le dédoublement des classes dans les quartiers défavorisés à
l’heure des apprentissages fondamentaux, en CP et en CE1, participe du
principe d’égalité des chances et d’égalité des places, en réduisant les
injustices liées à la position culturelle, sociale et géographique des familles.
C’était une nécessité absolue dans un pays qui investit, en termes relatifs,
moins dans l’école primaire que dans le lycée, où l’essentiel est déjà joué
pour le destin de chacun. Selon l’OCDE 6, le nombre d’élèves par
enseignant à l’école élémentaire atteint 19,2 en France contre 14,3 en
moyenne dans les pays de l’OCDE.
Éric Charbonnier, expert en éducation au sein de l’OCDE et responsable
de l’enquête PISA pour la France, juge le bilan de ces dédoublements
« plutôt positif » : « Les études internationales montrent que les inégalités
commencent dès le plus jeune âge », rappelait-il. « La France a longtemps
sous-investi dans le premier degré : la dépense par élève est inférieure de
9 % à la moyenne de l’OCDE en école élémentaire mais supérieure de 30 %
au lycée. Ce dispositif permet donc de compenser un peu. La dernière
étude, parue en septembre 2021, montre une amélioration du niveau de
mathématiques des élèves en éducation prioritaire, surtout sur le CP, moins
sur le CE1, et une légère progression en compréhension de l’écrit.
Maintenir au maximum les écoles ouvertes était aussi une bonne chose pour
éviter de creuser les inégalités 7. »
Toutefois, rappelons que cette mesure ne s’applique qu’en REP et en
REP+, et ne concerne donc pas tous les élèves défavorisés. Ceux qui
résident en zone rurale, notamment, sont les grands oubliés du dispositif.
Surtout que, dans le même temps, le recours aux contractuels, peu ou pas
formés, ne cesse d’augmenter dans l’Éducation nationale. Et la plupart
d’entre eux sont affectés dans les zones les moins attractives. Une enquête
de Marianne 8 soulignait ainsi que la Seine-Saint-Denis est le département
de France métropolitaine qui détient le record des recours aux contractuels.
Cherchez l’erreur !

« J’aime la France, viscéralement, et je veux que tous les enfants


bénéficient de l’ascenseur social et que l’école leur transmette l’amour du
pays 9 », disait Jean-Michel Blanquer en 2019. Lui-même n’hésitait pas à
tancer la délectation morose des sociologues de l’éducation sur la faillite de
l’école qu’ils avaient eux-mêmes provoquée par leur soutien sans faille à
une idéologie délétère : « Il me semble qu’il existe une tendance, dans la
sociologie française, à lire la société à travers le seul prisme des inégalités.
Or, comme en physique quantique, l’observateur a un impact sur la chose
observée. Il arrive ainsi que certains sociologues finissent par renforcer les
inégalités qu’ils dénoncent, en générant une sorte de pessimisme de
principe. Il s’est créé en France, depuis un demi-siècle, une atmosphère de
fatalisme qui se nourrit de cette sociologie-là, celle qui insiste sans arrêt sur
ce qui régresse en matière d’égalité, sans jamais voir ce qui progresse. […]
Je ne nie pas les inégalités, je ne verse pas dans une pensée positive naïve,
mais je m’interroge sur cette sorte de délectation morose impérialiste dans
laquelle se sont enfermés nombre de sociologues et qui produit des cercles
vicieux au sein de la société », disait-il dans Le Point en janvier 2020 10.
Voilà pour le discours, droit dans ses bottes. Les actes sont moins
flamboyants. La considération qu’il convient de porter aux professeurs, par
exemple.
Selon les chiffres de l’OCDE concernant l’année 2019, les enseignants
français en début de carrière, avec un salaire brut annuel de 29 400 euros,
arrivent en 20e position sur 38, et passent à la 21e après quinze ans
d’expérience. « Pas un professeur de France qui gagne moins de
2 000 euros (net) par mois en 2024 », disait Jean-Michel Blanquer juste
avant la rentrée scolaire 2021. L’horizon est très lointain alors que les
enseignants ont perdu 20 % de pouvoir d’achat en vingt ans. Comment
peut-on prétendre instaurer la plus grande égalité des chances possible en
sous-payant ceux qui sont chargés de transmettre les savoirs ? Le résultat
est évident : la barre d’admission aux concours de professeurs des écoles
plafonne à 6/20 dans certaines académies, celle de Créteil, par exemple. Ce
n’est pas une nouveauté, mais la grande roue de la médiocrité s’est mise à
tourner encore plus vite durant le premier quinquennat d’Emmanuel
Macron. Rien de plus logique. Le métier de professeur des écoles, par
exemple (moins de 2 000 euros par mois, primes comprises, en début de
carrière), attire de moins en moins, en grande partie à cause de sa faible
rémunération. Il rebute particulièrement celles et ceux qui peuvent trouver
d’autres débouchés plus rémunérateurs, essentiellement les diplômés de
filières scientifiques. Le vivier se réduit donc aux littéraires, et c’est ainsi
qu’on se retrouve avec des instituteurs incapables de faire une règle de trois
ou de poser une division…
Mais l’argent n’est pas tout. Et la noblesse du métier de professeur est
également réduite à la portion congrue. En 2019, Jean-Michel Blanquer
lance une réforme au CAPES, ce concours de recrutement des professeurs
du secondaire qui doit être étendu à l’école élémentaire. Une première
maquette rédigée fin novembre par les deux principales directions du
ministère, la DGRH (Direction générale des ressources humaines) et la
DGESCO (Direction générale de l’enseignement scolaire), en collaboration
avec la Direction de l’enseignement supérieur et de l’insertion
professionnelle (DGESIP), prévoit de remplacer une partie de la sélection
fondée sur la maîtrise de connaissances disciplinaires par la mesure de la
capacité à rechercher des informations sur Internet ou encore un entretien
de motivation. Comme si enseigner était un métier anodin !
La Société française de philosophie s’est indignée en ces termes, le
6 décembre 2019, de cette atteinte à la maîtrise des savoirs : « L’épreuve
écrite à caractère professionnel est présentée de manière particulièrement
navrante, comme exercice de sélection et de commentaire de ressources
disponibles en ligne. Toute activité pédagogique est ainsi implicitement
ramenée à “l’exploitation” de telles ressources, au mépris de ce qui
constitue l'essentiel des tâches formatrices dans des matières telles que les
mathématiques, les lettres ou la philosophie. » La faculté de philosophie de
Strasbourg a elle aussi employé des mots très durs pour qualifier ce projet :
« Le digne métier de professeur de philosophie est peu à peu remplacé par
la fonction d’éducateur polyvalent, ayant à charge, par son “expertise” [sic],
d’entretenir “une culture générale importante afin d’éveiller chez les élèves
le goût du savoir et de construire leur relation au monde” – formule vague
qui peut passer pour philosophique aux yeux de ceux qui n’ont jamais
pratiqué cette discipline, mais qui témoigne d’une incompréhension grave
du sens et des finalités de l’enseignement. »

La grande réforme du baccalauréat ? Elle avantage, de façon quasi


mécanique, les jeunes gens issus des classes sociales supérieures parce
qu’ils bénéficient de conseils d’initiés, parce qu’ils ne subissent la pression
d’aucun plafond de verre, parce que les heures consacrées par l’institution,
sur le papier, à les aiguiller ne sont pas toujours au rendez-vous, ni en
quantité, ni en qualité.
Cette réforme avait aussi pour objectif de permettre aux élèves de
bénéficier, enfin, de cours durant le mois de juin, traditionnellement sacrifié
en raison des examens, brevet et baccalauréat). Un mois d’enseignement en
moins, ce n’est pas rien sur une année scolaire qui en compte huit ! Las,
cela n’a pas marché, et les élèves du secondaire sont encore trop souvent
désœuvrés dès le début de juin, alors que la sortie des classes est
officiellement fixée au 7 juillet. Jean-Michel Blanquer a donc allongé
l’année scolaire… sur les formulaires officiels.
Les exigences requises pour obtenir le bac ressemblent elles aussi à une
vaste blague, à laquelle Jean-Michel Blanquer n’a pas eu le cœur de mettre
fin. Une sorte de paroxysme a été atteint en juin 2022. L’épreuve écrite du
bac de français propose le commentaire d’un texte de Sylvie Germain, tiré
de son roman Jours de colère 11. À peine sortis de la salle d’examen, des
candidats s’insurgent sur les réseaux sociaux de la difficulté de l’extrait, et
s’en prennent violemment à l’auteure, qu’ils insultent et menacent dans un
terrifiant effet de meute. Aucun piège pourtant dans cette vingtaine de
lignes, où deux termes jugés « compliqués » (« venelle » et « séculaire »)
sont expliqués. Sylvie Germain ne manque pas de réagir à ce lynchage :
« Faudrait-il désormais proposer au bac des extraits de livres pour enfants ?
Et ensuite, au bac de philosophie, que feront-ils devant un texte de Platon,
Kant ou Sartre ? Faut-il baisser les bras à mesure que baisse le niveau de
certains élèves ? Jusqu’où ira-t-on dans la facilité, la médiocrité 12 ? »
Jusqu’où, en effet ? Peut-être afin d’éviter une nouvelle poussée de rage
collective, les consignes données pour les corrections de cette épreuve
anticipée étaient placées en 2022 sous le signe de la « bienveillance », au
moins autant que les années précédentes. L’orthographe « défaillante » ne
doit pas être sanctionnée, tant qu’elle ne nuit pas à l’« intelligibilité » de la
copie. Celle-ci est un vrai torchon, raturé de toutes parts ? C’est « le signe
d’un candidat qui s’interroge ». Il est donc essentiel de « ne pas pénaliser le
soin »…

Bref, surtout ne fâcher personne, voilà qui importe beaucoup plus que la
promotion du mérite. D’ailleurs, en cinq ans, Jean-Michel Blanquer n’a pas
touché, ou seulement à la marge, à la réforme du collège catastrophique
initiée par Najat Vallaud-Belkacem. Sûrement trop dangereux, trop explosif
et… trop coûteux. Ainsi, les EPI ont été supprimés, les horaires de latin et
de grec rétablis, mais pas dans leur intégralité. Et les bourses destinées aux
étudiants méritants n’ont nullement été restaurées. Pas plus que les internats
d’excellence dans leur version originelle. À l’époque où le premier d’entre
eux a été créé, à Sourdun en Seine-et-Marne, Nicolas Sarkozy était
président de la République et Jean-Michel Blanquer directeur général de
l’enseignement scolaire (DGESCO). Il s’agissait de permettre à des élèves
travailleurs et prometteurs dont les conditions familiales n’étaient pas
favorables aux apprentissages de pouvoir bénéficier d’un environnement
propice à l’étude et à l’épanouissement culturel. Quelques établissements
du même type ont été créés, notamment à Paris, où ce ne fut pas une mince
affaire. Et puis François Hollande est arrivé à l’Élysée. Et dans son sillage,
trois ministres de l’Éducation nationale 13 se sont succédé, qui ont supprimé
ce dispositif, au motif qu’il coûtait cher et qu’il valait mieux donner un peu
plus à tout le monde. Exactement le même raisonnement que pour les
bourses au mérite.
Mais, contrairement à elles, ces internats ont été rétablis sous le
quinquennat d’Emmanuel Macron. Pas exactement dans leur état initial
toutefois. Ils s’appellent désormais « internats de la réussite » et ont fleuri
un peu partout sur le territoire. Mais ils ne répondent plus en rien à
l’objectif initial. Tout se passe, donc, comme si le mérite était certes une
valeur, mais une valeur honteuse, susceptible de mécontenter à la fois les
syndicats et la hiérarchie administrative, les deux piliers de la rue de
Grenelle.
17

L’enfer Affelnet

Affelnet pour « affectation des élèves par le net ». Ou la modernité au


service de l’éducation. Depuis 2008, c’est un algorithme qui « décide »
dans quel lycée sera affecté chaque collégien. Selon le site officiel « Portail
orientation », il s’agit là d’un progrès considérable…
Affelnet est un instrument relativement anodin dans la plupart des
territoires. Il devient en revanche le nerf de la guerre scolaire dans les
grandes villes, et plus spécialement à Paris. Parce qu’ils ont le choix, mais
aussi parce qu’il existe des établissements peu désirables, en termes de
niveau, de qualité de l’enseignement, d’ambiance générale, et même de
violence, de nombreux parents prennent très au sérieux l’affectation de leur
enfant dès le collège, parfois dès l’école élémentaire.
Avant Affelnet, les proviseurs des 42 lycées parisiens venaient tous faire
leur marché dans une salle du rectorat près de la place Gambetta, à Paris.
« Je me souviens de mon premier jour dans un lycée du
XIVe arrondissement qui n’avait pas bonne réputation, raconte un ancien
proviseur. Il y avait huit classes de seconde, et pourtant seulement 80 élèves
environ étaient inscrits, soit une dizaine par classe. Je m’en étonne auprès
des professeurs, qui m’expliquent que vont arriver dans les jours qui
viennent ceux qui ont été refusés partout ailleurs. C’était vrai. À la fin de
l’année, quand je me suis rendu à Gambetta pour les affectations de la
rentrée suivante, j’ai vu des cartons qui portaient chacun le nom d’un lycée.
À l’intérieur, les dossiers des collégiens qui postulaient. Le mien était vide.
Mon travail de sélection, si j’ose dire, commençait quand celui de mes
collègues était terminé. Je remplissais mes classes avec des élèves qui ne
nous avaient pas choisis, et qui se trouvaient là par relégation. »
Affelnet évite donc désormais cette corvée aux proviseurs. Et tente de
mettre fin à la ségrégation scolaire. Mais à quel prix ! C’est bien simple, un
excellent élève qui sort d’un collège réputé n’a aucune chance d’être affecté
dans un très bon lycée. Absurde ? Oui, mais bien réel.
À Paris, le recteur Christophe Kerrero a décidé d’accélérer le
mouvement depuis la rentrée 2021, avec trois objectifs officiels : renforcer
la satisfaction des familles, favoriser la proximité géographique, mais
surtout promouvoir la mixité sociale et scolaire 1. Quelques économistes de
l’éducation, une nouvelle discipline en pleine expansion, dominée par des
disciples de Thomas Piketty, planchent sur l’éradication des inégalités dans
le système scolaire. Un noble objectif, puisque le mérite n’est qu’une valeur
dévoyée s’il dissimule un fort déterminisme social. Mais l’enfer est souvent
pavé de bonnes intentions.
Ils ont aidé le ministère à inventer l’IPS, ou Indice de position sociale.
Celui-ci ne mesure pas seulement l’aisance financière, mais aussi le capital
culturel. Si les deux parents sont professeurs, l’indice de positionnement
social de leur enfant est au zénith. En fonction des IPS de leurs élèves, les
collèges sont classés en trois catégories : socialement favorisé,
intermédiaire, défavorisé. Pour le choix du lycée, appartenir à la première
rapporte 1 200 points de bonus, à la deuxième 600 points et à la troisième 0
point dans Affelnet.
La tête pensante de cette innovation s’appelle Julien Grenet. Cet
économiste est à la fois l’inspirateur et le garant des modifications à Paris
opérées sur l’algorithme.
Un véhicule étrange, dont il est interdit au commun des mortels de
soulever le capot. Les parents, à moins de le demander expressément au
rectorat, n’ont pas accès, en effet, à la « fiche barème » qui explique
l’affectation de leur enfant à un lycée précis.
Et le niveau du collégien, sa capacité à progresser, à fournir des efforts,
ne comptent quasiment pour rien, à travers plusieurs tours de passe-passe.
Attention, c’est un peu compliqué, mais totalement sidérant.
Pour résumer : un excellent élève, qui aurait 20/20 de moyenne, ne peut
pas accéder à un très bon lycée s’il vient d’un collège considéré comme
favorisé. Ou, pour le dire autrement, les notes sont la dernière roue du
carrosse Affelnet.
L’algorithme attribue un certain nombre de points en fonction du
secteur où se trouve l’établissement choisi (entre 16 800 et 32 640). Cinq
lycées sont situés en « secteur 1 » pour chaque collège. Dans ce « panier »,
l’un est très demandé, un autre est bon, un troisième est moyen, un
quatrième est médiocre, un cinquième fait partie de ceux où personne ne
veut aller. Leur choix rapporte 32 640 points, contre 17 760 et 16 800 pour
les secteurs 2 et 3, qu’il faut donc oublier tant l’écart est important, comparé
aux points accordés aux autres critères.
Second tamis : celui de la mixité sociale. Au bonus boursier (600
points), s’ajoute le bonus IPS (0, 600, 1 200 points selon le statut favorisé
ou non du collège). L’objectif assumé du rectorat consiste à inciter les
parents les mieux informés à accepter d’inscrire leurs enfants dans des
collèges peu désirables, afin d’augmenter leurs chances de pouvoir
l’aiguiller ensuite, dans un bon lycée grâce au bonus IPS.
Troisième filtre : les « points de compétence », attribués au collégien
par son établissement en fonction de son acquisition de « compétences ».
Remarquons qu’il n’est toujours pas question de connaissances
disciplinaires ni de niveau scolaire ! Mais de mesurer huit « aptitudes »
particulièrement vagues, ciselées par le premier ministre de l’Éducation
nationale de François Hollande, Vincent Peillon, concernant « les méthodes
et les outils pour apprendre » (1), « la formation de la personne et du
citoyen » (2), « les systèmes naturels et les systèmes techniques » (3), « les
représentations du monde et de l’activité humaine » (4), ainsi que les
langages pour s’exprimer et communiquer « en utilisant la langue française
à l’écrit et à l’oral » (5), « en utilisant une langue étrangère et, le cas
échéant, une langue régionale » (6), « en utilisant les langages
mathématiques, scientifiques et informatiques » (7), « en utilisant les
langages des arts et du corps » (8). Chaque item peut rapporter entre 120
points (insuffisant) et 600 points (très satisfaisant). Soit un score maximum
de 4 800, qui ne s’appuie nullement sur des notes ou des appréciations
écrites, mais sur un « ressenti », pour employer un terme à la mode.
La dernière roue du carrosse, c’est donc le niveau de l’élève qui peut en
théorie lui apporter jusqu’à 4 800 points aussi. Mais en théorie seulement !
L’économiste Marion Oury, maître de conférences à Paris-Dauphine et mère
d’un lycéen à Henri-IV, a pris la peine de décortiquer les formules de
l’algorithme, prise par une sorte de frayeur rétrospective quand elle a
compris qu’à deux ans près, son fils n’aurait pas pu suivre ce parcours
d’excellence 2.
Affelnet, en effet, est conçu pour écraser les résultats des élèves les plus
performants. D’abord, il compte de cinq en cinq. Dans chaque matière, un
premier intervalle de 0/20 à 5/20 rapporte 3 points, puis 8 pour une note
comprise entre 5 et 10/20, 13 entre 10 et 15/20, 16 au-delà. Un 15,1 vaut
donc autant qu’un 19,9. Être bon ou excellent, c’est pareil. Ensuite, toutes
les matières se valent ou presque. L’éducation physique compte quasiment
autant que les mathématiques (coefficient 4 contre coefficient 5). Enfin, soi-
disant pour corriger les inégalités de notation entre collèges, la formule
magique opère un nouveau lissage : plus la dispersion des notes dans une
matière est grande, moins le nombre de points que celle-ci peut rapporter
est important. Au bout du compte, un excellent élève en arts plastiques, en
éducation physique ou en musique gagnera plus que s’il brillait en
mathématiques ou en français, parce que la dispersion des notes est plus
faible dans les matières mineures que dans celles qui sont décisives 3. Ainsi,
les notes d’une classe de troisième s’échelonnent plus souvent de 2 à 19 en
mathématiques qu’en musique ou en éducation physique.
Marion Oury prend des exemples concrets : avoir 20/20 en maths
pendant trois trimestres, soit une année scolaire complète, rapporte… 111
points, beaucoup moins que le bonus IPS, ou qu’un « très satisfaisant »
attribué à la compétence « s’exprimer et communiquer en utilisant les
langages des arts et du corps » ; progresser en passant de 10 à 20 de
moyenne dans toutes les matières à chaque trimestre est gratifié d’environ
350 points, un score incapable de rivaliser avec le bonus IPS.
« Notre cible, c’est l’élève normal », revendique Christophe Kerrero 4.
En effet !
Tout semble fait pour ne pas récompenser les élèves qui se situent au-
dessus de la moyenne, par leurs talents mais aussi leurs efforts. Parmi ses
multiples hérésies, Affelnet ne prend pas en compte les options choisies au
collège, donc le grec et le latin. La volonté de s’instruire manifestée à un
âge où elle devrait être gratifiée, est tout simplement ignorée. « Ce qui est
mis de côté, c’est l’instruction elle-même », déplore Romain Vignest,
agrégé de lettres classiques et président de l’Association des professeurs de
lettres 5. À partir de la rentrée 2022, il est probable que des collégiens
latinistes de bon niveau seront évincés par des élèves moyens propulsés par
l’algorithme et favorisés par les points de bonus IPS. « Si des élèves
talentueux et travailleurs issus de la classe moyenne ne voient pas leurs
efforts reconnus par l’institution, au profit de fumistes promus parce qu’ils
sont boursiers dans un collège défavorisé, je ne suis pas certain de percevoir
où est la justice », poursuit Romain Vignest.
La justice, en effet, semble avoir un sens bien particulier pour les
défenseurs d’Affelnet, puisqu’elle consiste à écraser les critères
d’affectation pour obtenir un « élève normal » – celui qui intéresse le
recteur Kerrero – comme il y avait, en URSS, un homo sovieticus. Le
nombre important de points (4 800 exactement) concernant l’acquisition de
« compétences » illustre ce désir de conformisme manifesté par
l’institution. Il s’agit en effet de mesurer le « savoir-être », de gratifier
l’« engagement », bref de procéder à une évaluation qui n’est pas très
éloignée de la note sociale à la chinoise.
Selon la doctrine Affelnet, qui a traversé toutes les alternances depuis
2008, il est donc possible de chiffrer entièrement le niveau d’un élève, ce
qui laisse un peu perplexe tout professeur digne de ce nom. Qu’en est-il du
goût du savoir, de la participation en cours, de la progression personnelle ?
Ce n’est pas la question. Un professeur nous raconte combien le principal
du collège où il enseigne est attaché à la récolte de bouchons par les élèves
organisée par une association d’aide aux handicapés. Louable intention,
toutefois assez éloignée de la transmission des savoirs. La participation à
cette activité, officiellement facultative dans un établissement public,
compte-t-elle dans la note de compétence ? Mystère. Elle le pourrait
toutefois, dans la catégorie « la formation de la personne et du citoyen »,
par exemple.

Le rectorat de Paris, le ministère de l’Éducation nationale, l’Élysée


même sont très satisfaits de cette géniale trouvaille algorithmique,
puisqu’elle a permis d’atteindre les objectifs de mixité, au moins sur le
papier. À aucun moment tous les grands esprits qui y servent, en théorie,
l’intérêt général n’ont semblé considérer que vouloir à tout prix mélanger
les élèves pour obtenir des statistiques flatteuses n’était pas une solution
très défendable. Cela permet de produire de beaux tableaux Excel, mais ils
auraient pu souhaiter améliorer le niveau d’instruction dans tous les
collèges, afin de traiter le mal à la racine. Seulement, c’est beaucoup plus
difficile.
Pendant que le rectorat de Paris poursuit sa politique du tableur
égalisateur, certaines familles ont d’ores et déjà décidé de continuer à
scolariser leurs enfants dans de « bons » collèges, puis de les inscrire dans
l’enseignement privé à partir de la seconde si la moulinette Affelnet décide
de les affecter dans un lycée peu désirable. Julien Grenet et tous les
promoteurs d’un Affelnet estampillé juste et vertueux contribuent donc, de
fait, à aggraver la fracture scolaire et sociale. Car les initiés, ceux qui
disposent à la fois des moyens financiers et des informations nécessaires,
sont les seuls à ne pas se laisser broyer par un algorithme.
Est-ce un hasard ? La société privée d’enseignement Ipesup, jusqu’alors
spécialisée dans la préparation aux concours, a ouvert au Quartier latin,
dans le triangle d’or des « bons établissements », un lycée hors contrat
« pour aller plus loin que le lycée, dès la seconde ». La promesse :
« s’épanouir et se construire dans l’excellence ». Le tarif annuel : un peu
plus de 11 000 euros par année scolaire.
18

Les révoltés de l’excellence

Pour Affelnet, tout aurait pu continuer à ronronner ainsi, dans l’âtre de


la médiocrité, si le rectorat de Paris n’avait pas décidé, pour la rentrée 2022,
de pousser son avantage. Et de s’attaquer aux deux derniers bastions de
l’excellence, les lycées Louis-le-Grand et Henri-IV. Jusqu’alors, ces deux
établissements bénéficiaient d’une exemption d’algorithme. Ils choisissaient
leurs recrues sur dossiers et lettres de motivation. Un jury composé de
professeurs examinait les candidatures à la loupe et sélectionnait les profils
qui lui semblaient les plus adaptés à se couler dans un moule très exigeant.
Pas question de formules alambiquées, de moyennes lissées et de notes
étalonnées de 5 en 5. Un 15,1 ne vaut pas un 19,9 aux yeux de ces deux
lycées ! Les appréciations des professeurs de collège étaient aussi lues avec
beaucoup d’attention, parce qu’un élève ne se résume pas à une série de
chiffres, et que son destin ne saurait en résulter. C’est fini. Louis-le-Grand
et Henri-IV doivent désormais recruter ses futurs lycéens via Affelnet. Pas
d’exception ! La même règle pour tous ! Et tant pis pour les excellents
élèves ! Ils ont le tort, le plus souvent, d’avoir un IPS stratosphérique, et des
parents très motivés par leur éducation.
Le 20 février 2022, un collectif baptisé « Sauvons le mérite » publie
dans le JDD une tribune intitulée : « M. Blanquer, ne tuez pas la
méritocratie ». Quelques jours plus tôt, il avait tenté une première supplique
dans les colonnes du Monde. Objectif : faire revenir le ministre sur la
décision d’en finir – brutalement et sans concertation préalable – avec la
sélection sur dossier opérée directement par les lycées parisiens Henri-IV et
Louis-le-Grand. Le collectif, qui regroupe notamment d’anciens élèves, des
parents d’élèves et des professeurs de ces deux établissements, considère
Affelnet comme une machine infernale, celle de l’anti-mérite, qui permet à
la médiocrité de supplanter l’excellence grâce aux points de bonus en tous
genres, IPS ou « compétences » floues.

L’artisan de cette réforme, le recteur Kerrero, a été pendant plus de trois


ans le directeur de cabinet de Jean-Michel Blanquer. Il n’y a donc aucune
possibilité qu’il ait pris une telle initiative sans la bénédiction du ministre,
et même de l’Élysée.
Emmanuel Macron est un ancien élève d’Henri-IV. Il ne s’est pas
opposé à la banalisation de son ancien lycée, et ne s’en est peut-être pas
affligé. Le président semble en effet nourrir un attachement pour le moins
paradoxal avec ses lieux de formation. N’a-t-il pas voulu en finir avec
l’ENA, dont il est ancien élève, et avec l’inspection des Finances, dont il fut
une recrue particulièrement choyée par un de ses anciens mentors, Jean-
Pierre Jouyet ? Le chef de l’État, à l’évidence, ne voit pas d’inconvénient à
brûler ce qui l’a élevé.
La réforme de l’affectation dans les lycées parisiens figurait d’ailleurs
noir sur blanc sur la lettre de mission de Christophe Kerrero quand il a pris
ses fonctions, à l’été 2020. Il a commencé par se faire la main sur ceux qui
offriraient le moins de résistance et qui ne bénéficieraient pas d’un accès
aux médias.
Pour riposter à la campagne lancée par le collectif « Sauvons le
mérite », il publie dans Le Figaro une tribune intitulée : « Notre but, que le
jeune Camus d’aujourd’hui puisse bénéficier de l’excellence 1 ». Il introduit
ainsi son propos : « Rappelons d’abord que chaque lycée parisien a
vocation à être un lycée d’excellence. » Une phrase qui pourrait figurer
dans n’importe quel manuel d’endoctrinement au sein d’une démocratie
populaire, tant elle nie le réel, autrement dit les différences abyssales entre
les différents établissements de la capitale ! Pour lui, imposer à Henri-IV et
à Louis-le-Grand de rentrer dans le rang, c’est tenir la promesse de
l’excellence républicaine et mettre fin à un insupportable entre-soi. Pour
étayer ses dires, il souligne que les deux lycées prestigieux ne comptent que
8 % de boursiers en seconde, contre 23 % en moyenne à Paris. Il a raison,
c’est fâcheux. Mais n’y avait-il pas des moyens moins radicaux pour
combler cet écart ?
Pour justifier sa décision de faire entrer les deux lycées les plus
prestigieux de France dans le moule commun, le rectorat s’appuie sur les
travaux de l’incontournable Julien Grenet, par ailleurs ancien élève
d’Henri-IV comme Emmanuel Macron. Garant et évaluateur du nouvel
Affelnet parisien qu’il a contribué à réformer, cet économiste veut
démontrer que le nouveau mode de recrutement n’entraînera aucune baisse
de niveau et n’aura que des effets vertueux 2. Il opère donc une simulation
qui conclut en ce sens : plus de boursiers (15 %, c’est l’objectif – modeste –
du rectorat) et toujours autant de bonnes notes. Plusieurs de ses confrères
économistes notent toutefois de nombreux biais dans son étude, notamment
ce qu’ils appellent un « biais de cohorte » : il considère que les candidats
qui cocheront une case sur Affelnet sont les mêmes que ceux qui avaient
pris la peine d’écrire une lettre de motivation et d’envoyer l’ensemble de
leur dossier scolaire, appréciations comprises, ce qui semble peu réaliste.
De plus, Julien Grenet saisit aussi les « vraies moyennes » des
postulants, alors que l’algorithme ne retient que des intervalles de cinq en
cinq. Enfin, il prend comme indicateur de réussite les résultats au
baccalauréat, qui ne sont guère pertinents pour plusieurs raisons : les notes
de contrôle continu qui comptent pour le bac sont traditionnellement plus
faibles dans les lycées d’excellence ; les élèves d’Henri-IV et de Louis-le-
Grand considèrent cet examen comme une simple formalité et s’intéressent
davantage au concours général 3 ou à leur admission en classes
préparatoires ; surtout, les notes du bac, parce qu’elles sont de plus en plus
dévalorisées et tirées vers la moyenne par les différents redressements
qu’on leur fait subir, ne peuvent constituer un indicateur fiable.
Pour résumer, le rectorat de Paris, et derrière lui le gouvernement, ont
décidé de retirer leur singularité à deux lycées d’excellence, qui recrutent
chaque année quelques centaines d’élèves de seconde à eux deux, pour
démontrer leur attachement à l’égalité des chances. C’est une opération de
communication, ni plus, ni moins, qui par ailleurs n’améliorera nullement le
fonctionnement de l’ascenseur social à l’échelon de la France.
Au sein de l’Éducation nationale, certains hauts fonctionnaires
supportaient mal l’arrogance des équipes de Louis-le-Grand et d’Henri-IV
et encore plus mal de devoir se contenter de signer, chaque année, des
feuilles d’affectation décidées par d’autres, sans qu’ils aient leur mot à dire.
Ils sont désormais libérés de cette frustration.
Et investis d’une mission : détruire l’entre-soi d’une sorte de gauche
brahmane 4 – on aurait hier dit « gauche caviar » – qui aurait privatisé deux
lycées publics d’excellence pour assurer l’avenir de ses rejetons et qui
porterait la méritocratie en sautoir pour mieux préserver ses privilèges. À
l’appui de cette thèse, Julien Grenet publie des graphiques sur l’origine
socioculturelle des élèves : à Henri-IV et Louis-le-Grand, 80 %
appartiennent à la catégorie « très favorisée » : chefs d’entreprise,
professions libérales, cadres, professions intellectuelles. Certes, mais on
compte parmi eux des enfants d’enseignants, qui ne sont pas spécialement
des nababs, que l’on sache. « Si on fait entrer Henri-IV et Louis-le-Grand
dans le lot commun, il faut assumer, et le dire tout haut, le fait que l’on veut
punir les parents qui ont choisi le métier de professeur pour consacrer du
temps à leurs enfants », s’insurge cette mère d’élève. Un peu excessif, mais
pas complètement faux. Car il existe des précédents, comme en témoigne
un document de la FCPE du lycée Condorcet, très bon lycée parisien, déjà
passé à la moulinette du nouvel Affelnet pour la rentrée 2021 : aucun élève
du collège Condorcet n’a pu intégrer le lycée Condorcet. Aucun ! Il est
permis de se demander si l’injustice n’a pas, tout simplement, changé de
camp. Et l’appréciation du mérite déserté l’esprit de certaines sommités du
rectorat : « Allez, je veux bien que s’il reste une place pour deux collégiens,
on choisisse celui qui a la moyenne la plus haute », m’assure en toute
décontraction l’une d’entre elles quand je l’interroge sur la manière dont
s’effectuent les affectations, en cet an I de la révolution Affelnet pour
Henri-IV et Louis-le-Grand. Sélectionner les meilleurs : cela semble en
effet une bonne idée !
La tambouille qui se cache derrière l’algorithme est en réalité un peu
plus artisanale. En ce mois de juin 2022, la machine se met en marche et
recrache, pour les deux lycées d’excellence, environ deux fois plus de
demandes que les années passées. Le rectorat espère donc pouvoir trouver
dans ce vivier élargi suffisamment de perles rares qui soient à la fois
bénéficiaires d’une bourse et exemplaires en termes scolaires. L’objectif est
en effet d’afficher un taux de boursiers de 15 à 20 % parmi les collégiens
issus d’établissements parisiens. Alors, une partie du travail se fait à la
main, le dimanche 12 juin, après avoir fait tourner Affelnet une première
fois, pour qu’il prenne en compte les seules données scolaires, ces points
dont la majorité, rappelons-le, sont obtenus non pas grâce aux maths ou au
français, mais grâce aux « compétences » en matière de citoyenneté ou
d’expression corporelle et artistique.
Les candidats qui ont un « barème » suffisant sont alors triés entre
boursiers et non-boursiers. Les premiers se voient attribuer un coup de
pouce, mais à condition, quand même, de ne pas descendre trop bas. Un
exercice tout en délicatesse !
Le rectorat n’en démord pas : c’est la seule manière d’obtenir, dans ces
deux lieux d’excellence, une population de lycéens qui soit représentative
de la sociologie parisienne. L’essayiste Sylvain Fort, ancienne « plume »
d’Emmanuel Macron, se fait l’avocat de cette démarche : « Que les classes
préparatoires des grands lycées sélectionnent leurs élèves, voilà qui semble
bel et bien relever de la méritocratie. Pour une raison simple : les élèves de
prépa sont appelés à passer des concours, à y être classés […]. La logique
du concours est la quintessence de notre système méritocratique. Elle a fait
fonctionner à plein l’ascenseur social pendant des années […]. Les années
lycée ne sont pas sanctionnées par un concours mais par un examen. Dès
lors, à quoi bon entasser des lycéens excellents au même endroit pour
préparer une épreuve à laquelle ils seront reçus à coup sûr ? » écrit-il dans
L’Express 5, avant de dénoncer un certain nombre de biais qu’il estime
pernicieux. Concurrentiel, d’abord : étudier dans un de ces établissements
constituerait un avantage concurrentiel indu. C’est exact, mais être admis
dans une de leurs classes préparatoires aussi. Géographique également, les
lycéens sélectionnés résidant tous en Île-de-France. C’est inexact puisqu’un
quota de candidats venus du reste de la France est fixé par avance. Peut-être
est-il trop faible, peut-être faut-il le revoir, mais placer Louis-le-Grand et
Henri-IV dans Affelnet n’y changera rien. Un biais de notoriété aussi :
certains collégiens ne connaissaient pas la procédure pour postuler à l’un de
ces deux établissements, via une candidature par dossier. Cela semble
improbable alors que dans les collèges défavorisés, des professeurs
s’échinent à pousser leurs meilleurs élèves vers les Cordées de la réussite,
pour qu’ils puissent découvrir, chaque mercredi, le lycée Henri-IV et
bénéficier de cours de culture générale, de maths, d’histoire, ainsi que de
sorties culturelles. Un biais sociologique enfin : le pourcentage de boursiers
est inférieur à celui des prépas… C’est vrai, puisque les classes
préparatoires sont tenues d’accueillir 30 % de boursiers, selon un vœu émis
par Jacques Chirac en 2006, repris par Nicolas Sarkozy. Mais les critères
d’attribution des bourses dans l’enseignement supérieur sont beaucoup plus
larges que dans le secondaire, avec notamment une importante cohorte
d’« échelons zéro », qui ne reçoivent aucune allocation mais sont dispensés
des frais d’inscription ou de concours.
La remarque de Sylvain Fort est toutefois éclairante. Pourquoi ne pas
contraindre Henri-IV et Louis-le-Grand à augmenter le taux de lycéens
boursiers, tout en les autorisant à opérer eux-mêmes la sélection ?
L’exigence dont ils font preuve peut sembler caricaturale, mais elle n’a pas
donné, jusqu’alors, de mauvais résultats en matière d’excellence.
Tony, fils d’une femme de ménage de l’Isère, offre un témoignage
terrifiant mais finalement très mesuré et instructif dans Le Monde, alors que
la polémique bat son plein. Il raconte le choc ressenti quand il est entré en
seconde à Henri-IV, seul de son espèce ou presque, au milieu des « fils
de… » qui se prononcent pour une baisse du Smic bien au chaud dans leur
hôtel particulier. Quand il est en première, il craque et rentre chez lui, mais
la méthode acquise lui permettra de se récupérer plus tard et de faire des
études brillantes. Il trouve hypocrite de parler de méritocratie concernant
ces deux établissements : « L’“excellence” ne doit plus être réservée aux
héritiers et à une poignée d’“élus” 6 », dit-il. Mais il est également sceptique
sur la sélection par algorithme, qui ne lui aurait pas permis « d’accomplir
(sa) trajectoire ».
Ce témoignage pose, en creux, la seule question qui vaille : s’attaquer à
l’exception Louis-le-Grand et Henri-IV, est-ce vraiment promouvoir
l’égalité des chances ? Ne vaudrait-il pas mieux créer, un peu partout sur le
territoire, des répliques de ces deux établissements parisiens ? Bref, les
banaliser, mais dans le sens de l’excellence.
Faute de quoi la poursuite impossible de l’égalité parfaite conduira à
jeter le bébé avec l’eau du bain. Jean-Yves Chevalier, professeur en classes
préparatoires au lycée Henri-IV, exprimait ainsi ses craintes dans une
tribune publiée par Marianne : « La prochaine étape risque fort d’être la
remise en cause des concours (pas assez ceci, trop cela), c’est-à-dire du
socle républicain. Croit-on que c’est en “lissant” le niveau et les notes
qu’on va former les futurs ingénieurs des centrales nucléaires, les
scientifiques capables (enfin) de produire de nouveaux vaccins, de
réindustrialiser le pays ? N’est-il pas assez lissé comme cela, le niveau des
jeunes Français avant-derniers dans le classement des pays de l’OCDE pour
les performances en mathématiques 7 ? »
En juillet 2022, le Français Hugo Duminil-Copin obtient la médaille
Fields, la plus haute distinction mondiale en mathématiques, à 36 ans.
Spontanément, il raconte comment il en est arrivé là : grâce à son
recrutement au lycée Louis-le-Grand, en classe de première. Il venait d’un
établissement de banlieue. Au début de l’année scolaire, il était dernier. À la
fin, il avait dépassé tous ses camarades. Avec, en prime, une nouvelle
passion pour les maths… De quoi faire réfléchir, peut-être, toute la chaîne
de décision qui, du président de la République au recteur de Paris, veut
afficher, « quoi qu’il en coûte », une certaine défiance envers l’excellence…
SIXIÈME PARTIE

PEUVENT MIEUX FAIRE…


19

Il était une fois l’ENA

Si le mérite est ce subtil alliage entre le talent, le goût de l’effort et la


contribution à l’intérêt général, où, quand et comment a-t-il été possible de
l’obtenir ? Question difficile, enquête épineuse ! À bien chercher, c’est
curieusement l’ENA, à ses débuts, qui semble répondre le mieux à ces
critères exigeants. Le talent : un concours sélectif pourvoit à le détecter.
L’effort : impossible d’arriver jusqu’au grand oral sans s’être donné du mal.
La contribution à l’intérêt général ? Michel Debré, fondateur de
l’institution, a veillé à ce que les premières promotions accueillent de
jeunes résistants, de brillants sujets qui, contrairement à nombre de leurs
condisciples, avaient renoncé à bachoter dans le confort de leur chambre
pour combattre l’occupant nazi.
Parmi eux, Claude Alphandéry, élève au lycée du Parc à Lyon devenu
lieutenant-colonel dans les Forces françaises de l’intérieur. Quand
Emmanuel Macron annonce la suppression de l’ENA, en avril 2019, dans sa
conférence de presse destinée à répondre aux Gilets jaunes, il proteste dans
Libération contre la « trahison des clercs » : « Pour avoir été reçu au
premier concours de l’ENA, puis démissionnaire par incertitude de ma
vocation et reçu à nouveau à la 2e promotion dite spéciale, j’ai quelques
souvenirs des débuts de cette école, qui tranchent avec l’image contrastée
qu’elle a aujourd’hui et le rôle de bouc émissaire que lui donnent les Gilets
jaunes et, paraît-il, le président de la République 1. » Cet ancien résistant
raconte comment cette école conçue par Michel Debré en 1945 n’a pas
voulu laisser sur le bord du chemin ceux qui avaient choisi de mettre leurs
études entre parenthèses pour libérer leur pays. D’où, les deux premières
années, des promotions spéciales où le mode de recrutement tenait compte
des faits d’armes des candidats. « Nous n’étions pas des étudiants
ordinaires, isolés dans l’entre-soi, habitués des bibliothèques, férus de
diplômes ; nous nous étions heurtés aux drames du monde, nous avions
pour la plupart combattu dans les Forces françaises libres ou dans celles de
l’intérieur ; nous avions subi le choc de la défaite, de l’effondrement de la
république, des souffrances et des humiliations d’un peuple vaincu ; nous
nous étions ressaisis dans la Résistance avec l’espoir que la victoire et la
Libération seraient porteuses d’une république nouvelle et d’une démocratie
sociale », écrit Claude Alphandéry, qui avait vu le spectacle désolant de
hauts fonctionnaires couchés devant l’État français et complices de la
terreur nazie.
Avant la Seconde Guerre mondiale, chaque grand corps de l’État –
inspection des Finances, Cour des comptes, Conseil d’État, sans oublier le
Quai d’Orsay… – organisait son propre recrutement, qui tenait souvent plus
du concours de maintien ou de la discrète cooptation que de la compétition
méritocratique et républicaine.
C’est avec tout cela que l’ENA devait rompre. Elle a rempli cette
mission durant ses premières années d’existence. Mais avec le temps, il n’y
avait plus de jeunes résistants pour postuler, plus de personnalités qui
avaient fait passer l’amour de la liberté et l’intérêt de la nation devant toute
autre considération, y compris leur propre vie.
Le général de Gaulle en fait d’ailleurs le constat dès 1963 : l’ENA « a
été créée pour supprimer clans et castes, et ils se reconstituent. Il faut veiller
à ce que les anciens de l’ENA puissent circuler d’une administration à une
autre, sans que leur choix à la sortie leur confère un privilège définitif »,
dit-il le 22 janvier 1963 alors que le Conseil des ministres passe en revue
des nominations de hauts fonctionnaires. Il y revient quelques semaines
plus tard, toujours en Conseil des ministres : « Il faut régénérer l’ENA. On
devait faire tomber les cloisons. Elles se sont reconstituées. On devait
organiser la mobilité […]. Et la plupart des anciens élèves de l’ENA
s’entassent dans quelques hectares du VIIe arrondissement 2. »
À cette critique s’ajoutent celles de l’arrogance, de l’immobilisme et du
conservatisme, formulées par Jean-Pierre Chevènement et deux de ses
anciens condisciples en 1967 dans un livre au titre évocateur, L’Énarchie ou
les Mandarins de la société bourgeoise 3 : « Et contre l’inflation, que faites-
vous ? Je crée une commission d’études. Les problèmes de conversion ? Je
crée un groupement d’études. Le problème du logement ? Je crée une
commission d’études », raillaient déjà les trois compères il y a plus de
cinquante ans.
Pourtant, à l’époque, dans les années 1960, les ministères ne sont pas
encore colonisés par les énarques. Le grand saut se produit en 1974, quand
un ancien élève au profil revendiqué de technocrate est élu président de la
République. Valéry Giscard d’Estaing précipite le basculement dans le
« gouvernement des meilleurs ».
Paradoxalement, l’arrivée de la gauche au pouvoir, en 1981, consacre
définitivement cette mainmise. François Mitterrand et son Premier ministre,
Pierre Mauroy, ne sont pas membres des grands corps, mais tous ceux qui
les entourent, oui, de Jacques Attali à Laurent Fabius et Lionel Jospin en
passant par deux petits nouveaux, François Hollande et Ségolène Royal.
Avec l’avènement de la gauche, la technocratie a définitivement gagné la
partie. La « caste cognitive » entame son long règne.
Mais le pire est encore à venir. Ces années-là, même si l’humilité ne les
étouffe pas, la plupart des hauts fonctionnaires gardent un sens aigu de
l’intérêt général : suffisants certes, mais affichant leur mépris de l’argent en
général et du bling bling en particulier. Le moment magique du mérite dans
toutes ses dimensions s’est dissipé, mais il en reste quelque chose, une
nostalgie et des principes. Lesquels volent en éclats avec les privatisations
et la réduction du périmètre de l’État.
Les énarques, dans l’imaginaire collectif, ne sont plus ces grands
commis de l’État qui mènent la France sur le chemin du progrès, mais une
secte de technocrates hors-sol, nés avec une cuillère d’argent dans la
bouche, qui ne connaissent rien à l’état du pays réel. Pendant cinquante-six
ans, des réformes tentent de remédier à cet éloignement, à cette altération
du mérite et à ce retour de l’entre-soi. Las ! Les candidats retenus sont
toujours de bonne qualité, mais beaucoup sortent du même moule familial,
bourgeois et cultivé.
Pour tenter de diversifier les produits de cette fabrique de clones, on
multiplie les modes de sélection parallèles à la voie d’accès royale, qui
passe par Sciences Po Paris. D’abord le concours interne, réservé aux
fonctionnaires. Puis la « troisième voie », qui s’adresse aux professionnels
des milieux associatifs, notamment. Cela ne suffit pas à briser le moule. Un
quatrième concours s’ouvre donc aux titulaires d’un doctorat, qui sont
toutefois réduits à la portion congrue : quatre places, puis six à partir de
2021. Un cinquième, enfin, s’adresse aux boursiers qui ont suivi une classe
préparatoire « talents » et qui passent les mêmes épreuves que les autres
candidats du concours externe, mais disposent de six accès réservés.
Cette (entr)ouverture laisse toutefois intacte la face sombre de la
méritocratie énarchique, celle de l’assurance tous risques. Avec les
privatisations et l’avènement de l’argent-roi, dans les décennies 1980-1990,
de nombreux énarques sont partis dans le secteur privé, pas forcément pour
travailler plus, mais assurément pour gagner plus. Ils peuvent user de mille
subterfuges pour demeurer fonctionnaires. Le pantouflage devrait être
interdit, tout fonctionnaire qui quitte le secteur public contraint à la
démission. C’est le minimum pour que la méritocratie ne déprécie pas le
mérite. L’assurance tous risques, c’est aussi la garantie d’un emploi à vie
pas forcément très bien payé mais prestigieux, dans lequel la paresse et
l’incompétence ne posent pas de problème : méritant une fois, au moment
du concours, l’énarque est ensuite dispensé à vie de faire à nouveau ses
preuves.

Après un long silence, Emmanuel Macron reparle finalement de l’ENA


en avril 2021. Il annonce son remplacement par l’Institut national du
service public (INSP). Vaste bouleversement ? Pas vraiment ! C’est un peu
comme repeindre la façade d’une maison close en prétendant qu’elle
abritera désormais une ligue de vertu sans rien modifier à l’intérieur. Car
l’INSP, c’est à quelques détails près la même chose que l’ENA !
La fusion avec les autres écoles destinées à former de hauts
fonctionnaires, comme l’École nationale de la magistrature ou celle de la
santé publique, se réduit, elle aussi, à sa plus simple expression : six
modules en ligne sur les sciences, le climat, la pauvreté, les valeurs de la
République ou encore le numérique. Seule avancée réelle : la fin du
classement de sortie et des grands corps, au profit d’un vaste corps
d’administrateurs de l’État où chacun devra passer deux ans dans un poste
opérationnel (secrétaire général d’un rectorat, directeur de cabinet d’un
préfet, adjoint au directeur départemental des finances publiques…) avant
d’être affecté. Mais là encore, tout est relatif. Deux ans, c’est somme toute
assez court avant d’atterrir à vie dans une brillante sinécure. Si les
inspections, telles celles des finances ou des affaires sociales, sont
supprimées, deux grands corps prestigieux demeurent parce qu’ils sont
aussi des juridictions : la Cour des comptes et le Conseil d’État. Dans ces
deux havres de paix, il est possible de travailler, ou pas, de dormir au
bureau, ou pas, sans que l’avancement dans la carrière s’en ressente
fortement.
Laissons à Claude Alphandéry le mot de la fin : « Il est vrai que la haute
fonction publique, telle qu’elle est, reste une élite tournée vers elle-même.
Faut-il pour autant revenir sur une avancée qui avait fait tomber des
privilèges, qui avait ouvert la voie aux transformations ? La suppression de
l’ENA ne risque-t-elle pas de créer un vide où se glisseraient de nouveaux
dangers d’une appropriation de la fonction publique par des puissances
économiques ? N’est-il pas préférable de se servir de cette école en
redressant ses modes d’accès, de débouchés, tout ce qui en fait une caste
trop peu sensible aux aspirations des citoyens ? Mieux que la jeter au
diable, sachons en faire l’outil de sa transformation. » Ces sages paroles
n’ont malheureusement pas été entendues. Il y a donc fort à parier que,
malgré les voies d’accès parallèles, malgré la fin du classement de sorties,
malgré la suppression – partielle ! – des grands corps, l’ENA du futur
continue à faire des infidélités au mérite.
20

Mission impossible pour les grandes écoles ?

Paul Pasquali, sociologue, auteur d’un ouvrage intitulé Héritocratie, n’a


pas de mots assez durs pour dénoncer ce qu’il considère comme
l’hypocrisie des grandes écoles. En ouverture de son livre, il propose une
longue citation de Leurs enfants après eux, le roman de Nicolas Mathieu
qui a remporté le prix Goncourt 2018. C’est un peu long mais c’est très
instructif : « (Stéphanie) découvrait le tableau dans son ensemble. Les
décideurs authentiques passaient par des classes préparatoires et des écoles
réservées. La société tamisait ainsi ses enfants dès l’école primaire pour
choisir ses meilleurs sujets, les mieux capables de faire renfort à l’état des
choses. De cet orpaillage systématique, il résultait un prodigieux étayage
des puissances en place. Chaque génération apportait son lot de bonnes
têtes, vite convaincues, dûment récompensées, qui venaient conforter les
héritages, vivifier les dynasties, consolider l’architecture monstre de la
pyramide hexagonale. Le “mérite” ne s’opposait finalement pas aux lois de
la naissance et du sang, comme l’avaient rêvé des juristes, des penseurs, les
diables de 1789, ou les hussards noirs de la République. Il recouvrait en fait
une immense opération de tri, une extraordinaire puissance
d’agglomération, un projet de replâtrage continuel des hiérarchies en
place. » Mérite avec des guillemets évidemment ! Car le lauréat du prix
Goncourt 2018 a la sélection en horreur et considère la réussite scolaire
avec la plus grande suspicion.
Le décor est planté. Le sociologue, comme l’écrivain, se défie des
grandes écoles, incarnations de ce système. Paul Pasquali trouve même des
circonstances aggravantes à ces institutions depuis qu’elles ont adopté, au
milieu des années 2000, une attitude proactive pour ouvrir leur recrutement
aux candidats issus de milieux modestes : « Le volontarisme affiché par les
grandes écoles au travers de pistes de réformes présentées comme inédites
(suppression des épreuves de concours jugées discriminatoires, instauration
de points de bonus pour les boursiers, multiplication des prépas réservées
aux étudiants “méritants” issus de familles populaires), peut aussi se lire
implicitement comme un aveu d’échec : malgré deux décennies de
mobilisations pour l’ouverture sociale […], la plupart des écoles,
notamment les plus cotées, peinent toujours à entrouvrir leurs portes aux
enfants des classes populaires. »
Que faut-il faire alors ? Supprimer les grandes écoles ? C’est ce que
proposait à une époque Vincent Peillon, éphémère ministre de l’Éducation
sous François Hollande. Quelle bonne idée que de se passer de ce qui
fonctionne le mieux ! Ou tenter d’ouvrir plus grandes les portes de ces
institutions où, contrairement aux idées reçues et ainsi que l’a démontré la
philosophe Monique Canto-Sperber, la scolarité ne coûte pas plus cher que
dans un troisième cycle universitaire ?
Le constat, il est vrai, est préoccupant. En 2001, le directeur de Sciences
Po Paris, Richard Descoings, invente une nouvelle filière d’admission avec
les « conventions éducation prioritaire ». Il s’agit de signer des accords avec
des lycées situés dans les quartiers défavorisés pour que leurs élèves
motivés soient accompagnés vers une procédure d’accès spécifique. Cette
décision est perçue comme un coup de canif dans le contrat républicain.
En vérité, on ne pouvait pas continuer comme avant. Traditionnellement
perçue comme la filière des fils à papa, moins exigeante académiquement
que les classes préparatoires aux grandes écoles, l’école accueillait à la fin
des années 1990 neuf fois moins d’enfants d’ouvriers que les prépas, elles-
mêmes discriminantes socialement.
Comme l’écrivait Jacques Attali, dans un rapport commandé par le
ministre de l’Éducation nationale Claude Allègre en 1998 1 : « On pourrait
sans doute établir que la majorité des élèves des plus grandes écoles
françaises ont commencé leur scolarité dans une ou deux centaines de
classes maternelles. »
C’est là tout le drame des filières d’élite. Et elles le savent. Juste après
le coup d’éclat de Richard Descoings, l’Essec lance en 2002 l’opération
« Une grande école, pourquoi pas moi ? 2 ». Cette initiative se différencie de
celle de Sciences Po Paris en se tenant à l’écart de toute critique de
discrimination positive. Pas question d’une voie d’admission spécifique,
mais d’un accompagnement, à partir de la seconde, de lycéens scolarisés
dans des quartiers sensibles : tutorat dans les murs de l’école, à Cergy,
sorties culturelles, visites d’entreprises, mais aucune porte d’entrée
réservée. Imitée par nombre de ses semblables, l’Essec a voulu répondre à
un double impératif, comme nous l’explique l’initiatrice du programme,
Chantal Dardelet, directrice du Centre Égalité des chances. « D’une part, il
faut répondre à une revendication légitime de justice sociale, alors que la
méritocratie, quand elle garde ses œillères, préjuge que tout le monde
dispose des mêmes codes, des mêmes réseaux, ce qui est faux. C’est
pourquoi nous accompagnons en amont des lycéens méritants, auxquels
nous apprenons à construire un raisonnement, à prendre des notes –
beaucoup ne savent pas le faire – et à prendre conscience que leurs
différences sont aussi des chances. Ainsi, l’unique épreuve dans laquelle les
étudiants boursiers obtiennent en moyenne une meilleure note que les autres
est l’oral que passent les candidats admissibles à l’issue des épreuves
écrites. D’autre part, nous avons besoin de tous les talents, pas seulement de
ceux issus des classes favorisées, c’est un impératif 3. »
L’Essec, sous l’impulsion de Chantal Dardelet, a donc institué en 2021
la procédure du « double appel » : les candidats boursiers qui se trouvent
juste en dessous de la barre d’admissibilité passent tout de même les oraux
(où ils obtiennent en moyenne de meilleurs résultats qu’à l’écrit) ; s’ils
rattrapent leur retard, ils sont admis. Chantal Dardelet se souvient combien
elle a dû batailler : 80 % des étudiants à l’Essec étaient contre, et parmi eux
70 % des boursiers, qui considéraient cette mesure comme désobligeante à
leur endroit…
Le dispositif « Une grande école, pourquoi pas moi ? » a été rejoint par
de nombreux établissements. Puis, après les émeutes survenues dans les
banlieues en 2005, Jacques Chirac annonce début 2006, sous l’impulsion de
son secrétaire d’État chargé de l’Égalité des chances, Azouz Begag, que les
classes préparatoires devront quasiment doubler le nombre de boursiers
qu’elles accueillent, pour atteindre une part de 30 % à l’horizon 2010, soit
la même proportion qu’à l’université. Il est vrai que dans le même temps, le
système des bourses universitaires est élargi et bénéficie davantage à la
classe moyenne. Ce qui aide incontestablement à atteindre cet objectif. Puis,
en 2008, sont lancées les « Cordées de la réussite », qui entendent lutter
contre l’autocensure et favoriser l’ambition de tous, grâce à des systèmes de
tutorat dès la fin du collège. Tout le monde s’y met, à commencer par les
grandes écoles, mais aussi les lycées Louis-le-Grand et Henri-IV. C’est une
question d’éthique, certainement, mais aussi d’image.
Au même moment, le recteur de Paris de l’époque, Patrick Gérard, qui
sera, entre 2017 et 2021, le dernier directeur de l’ENA, met en place dans la
capitale le premier internat d’excellence réservé aux étudiants en classes
préparatoires. Le lycée d’État Jean-Zay, qui existait déjà depuis de
nombreuses années, se voit adjoindre deux résidences universitaires,
accueille 800 jeunes d’origine modeste, 800 jeunes logés, nourris, blanchis,
et surtout encadrés avec fermeté et bienveillance par une proviseure hors
pair. Tous les soirs, des professeurs sont disponibles sur les deux sites de
résidence entre 18 heures et minuit. L’Opéra de Paris, les grands théâtres
parisiens font partie du programme. Au fil des ans, d’anciens élèves sont les
tuteurs des nouveaux venus…
Le mouvement s’accélère. Ne pas y participer devient gênant. 7 juin
2010, par exemple, le président de Paris-Dauphine, Laurent Batsch,
prononce un discours à l’occasion de la signature d’une « convention
égalité des chances » avec 9 lycées de Seine-Saint-Denis. Une quinzaine de
lycéens méritants bénéficieront, chaque année, d’un soutien scolaire,
culturel et financier pour les aider à intégrer cette université au statut
spécial, puisqu’elle pratique la sélection des bacheliers. Pas de voies
d’admission spécifique, comme à Sciences Po Paris depuis le début des
années 2000, mais un dispositif destiné à lutter contre les phénomènes
d’autolimitation. Le message : ne bridez pas vos ambitions.

Mais toutes ces initiatives sont décrites par les contempteurs du mérite
comme des manœuvres de diversion imaginées par les « dominants » pour
conserver leurs privilèges. Parce que la secrétaire d’État à la politique de la
Ville, Fadela Amara, fille d’ouvriers, assiste à la cérémonie du 7 juin 2010 à
l’université Paris-Dauphine, le sociologue Paul Pasquali dénonce la
complicité de l’État dans ce qu’il considère comme une immense duperie :
« les filières d’élite ont réussi à imposer leurs solutions et, ce faisant, à
désarmer les critiques qui, jusque-là, les considéraient plutôt comme un
problème ». Toute personne participant aux Cordées de la réussite est donc
aux yeux de ces procureurs une sorte de collabo, un idiot utile qui fait le jeu
d’un système voué à perpétuer la relégation et les inégalités de destin. C’est
un peu comme si l’on condamnait moralement les organisations
humanitaires au prétexte qu’elles ne peuvent pas soigner et nourrir
l’humanité tout entière.
Un rapport publié en 2021 par l’Institut des politiques publiques (IPP) 4
souligne que les élèves issus d’une famille socialement « très favorisée »
sont toujours surreprésentés, surtout dans les écoles les plus sélectives,
malgré les dispositifs d’« ouverture » qui ont été mis en place par certaines
grandes écoles pour tenter de diversifier le profil de leurs étudiants. Le
Monde, qui révèle en exclusivité le contenu du livre blanc publié par la
Conférence des grandes écoles, en fait une recension très sévère : « Depuis
quinze ans, tous ces dispositifs n’ont eu aucun effet structurel […]. Certes,
ces actions ont eu un impact sur des trajectoires d’individus ; elles ont
amené certains lycéens à mieux réussir leur entrée dans les études
supérieures, à l’université ou ailleurs. Mais elles n’ont pas modifié la
composition sociale des grandes écoles 5. »
La réalité est plus nuancée. Cet article s’appuie en effet sur le rapport de
l’IPP, dont les données les plus récentes remontent à 2016. Ses auteurs
assurent que la réalité n’a pas bougé depuis, mais Chantal Dardelet et les
participants au livre blanc le contestent. Ils mettent en doute par exemple
leur évaluation des inégalités selon l’origine sociale, qui voudrait que les
étudiants au profil social très favorisé aient dix fois plus de chances
d’accéder à une grande école que les plus modestes. Parce que, dans les
données antérieures à 2016, les dispositifs d’ouverture sociale n’avaient pas
encore produit tous leurs effets : les candidats concernés étaient au collège
en 2010, quand les initiatives d’ouverture sociale étaient moins nombreuses
et moins approfondies.
Le vrai problème demeure la plus grande fermeture des établissements
les plus sélectifs. Mais en moyenne, les résultats des concours des écoles de
management comptent 26 % de boursiers parmi les candidats, 25 % parmi
les étudiants ayant réussi le concours. Pour les grandes écoles d’ingénieurs,
27,33 % des candidats au concours sont boursiers et 27,07 % des boursiers
figurent parmi les reçus. Conclusion : les boursiers ont quasiment autant de
chances que les autres d’intégrer une grande école. Le problème de
l’inégalité des chances se situe donc en amont.
De plus, le taux de boursiers parmi les candidats issus d’une classe
prépa est en augmentation depuis une dizaine d’années. Augmentation qui
pourrait s’expliquer par l’impact positif des Cordées de la réussite et des
campagnes menées pour faire connaître ces formations.
Si les grandes écoles déploient tant d’efforts, c’est aussi parce qu’elles
se battent pour leur survie. À défaut de les supprimer, il est régulièrement
question de les intégrer à l’université.
D’ailleurs, face aux résultats plus que médiocres de l’École
polytechnique en matière de mixité sociale, les ministères de l’Éducation
nationale et de l’Enseignement supérieur ont fini par brandir une menace
exprimée en ces termes à la direction de l’X par un très haut fonctionnaire :
« Si vos chiffres (de boursiers) ne s’améliorent pas rapidement, ce sera le
rattachement à Saclay. » Les fondre dans le magma universitaire, voilà
l’ultime châtiment promis aux grandes écoles !
Conclusion

Le mérite bien tempéré

Au terme de ce voyage au pays du mérite, une évidence : le sauver


demandera beaucoup d’efforts tant sa crédibilité est entamée. À la fois par
ceux qui s’en servent comme d’un utile paravent pour consolider leurs
privilèges, et par ceux qui entendent le discréditer afin de faire advenir un
monde merveilleux, débarrassé de toute forme d’inégalité. Les seconds,
parés des meilleurs sentiments, sont les pires, puisqu’ils traquent avec une
vigilance rageuse le moindre écart de destin. Aucune réforme, aucune
action en faveur de l’égalité des chances ne leur semblera suffisante. Ils
voudront toujours plus d’égalité, donc toujours moins de mérite.
Dans une société où la promesse scolaire s’est envolée, où le fléau des
valeurs penche dangereusement du côté de l’argent, récompensant le trader
mille fois plus que l’infirmière, où les revendications identitaires gagnent
du terrain, récompenser le talent, les efforts et l’utilité sociale n’est plus
perçu comme l’excellent carburant de la cohésion sociale, mais comme le
poison qui divise.
Aucun des procureurs qui l’accablent ne propose toutefois la moindre
solution convaincante pour le remplacer dans un cadre démocratique. Et
pour cause : le mérite est irremplaçable, à condition toutefois d’être bien
encadré.
Ses véritables ennemis, nombreux, se nomment perpétuation des
privilèges, inégalité des chances, immobilisme de la société, remise en
cause des valeurs républicaines. Ces quatre cavaliers de l’Apocalypse ne
désarmeront pas. Il convient donc de les neutraliser.
Et, pour ce faire, promouvoir le mérite bien tempéré, celui qui ne profite
pas au seul gagnant, qui ne fige pas les positions sociales, qui donne sa
chance à tous, qui révère également « la tête, le cœur et la main ». L’auteur
de cette formule, l’essayiste David Goodhart, en convient d’ailleurs à sa
manière : « Il est important de faire la distinction entre les systèmes de
sélection méritocratiques pour les emplois hautement qualifiés et une
société méritocratique. Les premiers sont à la fois nécessaires et désirables :
mieux vaut avoir des experts compétents pour gérer nos programmes
nucléaires, par exemple. Mais la seconde n’est pas la marque d’une bonne
société, et c’est même potentiellement une source de mécontentement
collectif. » Notamment parce que, comme le spécifiait déjà Michael Young,
ceux qui sont dotés des meilleures capacités cognitives ressentent moins
d’obligations envers les moins intelligents que jadis les riches à l’égard des
pauvres.
C’est cette dérive qu’il convient de corriger, en même temps que les
errements d’une école tirée à hue et à dia par d’incessantes réformes qui ont
oublié les deux fondamentaux : la transmission des savoirs pour tous et la
juste gratification des professeurs. Le mérite est et restera, espérons-le, ce
délicat assemblage entre l’utilité sociale, le talent, les efforts, et ce
qu’Aristote appelait l’« amitié civique », cette indispensable confiance qui
doit régner entre les citoyens, ainsi que l’expose le philosophe Adrien Louis
dans Les meilleurs n’auront pas le pouvoir 1. « Le bon régime politique, le
régime le plus juste », écrit-il, « veillera donc à honorer chaque partie de la
cité en proportion de sa contribution au bien-être de la cité. Riches,
travailleurs, bien-nés devront également se voir attribuer une part à la
conduite des affaires communes, puisque tous sont nécessaires à la vie et à
la prospérité de la cité. Il faut donc admettre que les hommes excellents,
loin de gouverner à l’exception de tous les autres citoyens, devront partager
le gouvernement. »
Pour que la méritocratie ne disqualifie plus le mérite, c’est tout à la fois
l’école et la hiérarchie des valeurs dans nos sociétés post-capitalistes qu’il
faut révolutionner, avec douceur et fermeté.
Jean Jaurès, dans son Histoire socialiste de la Révolution française,
définit ainsi la philosophie des Lumières : « C’est un libre souci de
l’universel, c’est la haine ou le dédain du préjugé, c’est l’incessant appel à
la raison, c’est la large sympathie humaine qui va à tous les peuples et à
toutes les races, surtout à tous les efforts de civilisation et de pensée. C’est
le besoin de tout comprendre et de tout harmoniser. C’est la passion de la
science et de l’humanité. C’est le grand mouvement que les Allemands ont
appelé l’Aufklärung, reflet du mot du XVIIIe siècle français qui avait alors un
éclat tout jeune et tout vif, les Lumières. » Le mérite est une de ses plus
belles créatures. Il est primordial de le protéger de toutes les
instrumentalisations.
TABLE DES MATIÈRES
Introduction

Première partie - Les ennemis du mérite

1 - Le scandale des bourses au mérite

2 - Cette valeur universelle qu'on piétine


3 - Des pourfendeurs très distingués

Deuxième partie - Question d'argent ou question d'époque ?

4 - Les héritiers, le retour

5 - L'infirmière et le trader

6 - Le règne irritant de l'aristocratie cognitive


7 - Le crépuscule de l'ambition

Troisième partie - Trahisons en série

8 - Une idée qui vient de loin

9 - Un mot piégé
10 - La fin de la promesse scolaire

11 - Les ravages de la pensée 1968

Quatrième partie - Les faux-semblants

12 - La bonne excuse de la massification

13 - L'université en guenilles

14 - Le mérite n'est pas woke !

15 - Le mérite, sinon… rien !

Cinquième partie - Le vrai constat


16 - Le mérite honteux

17 - L'enfer Affelnet

18 - Les révoltés de l'excellence

Sixième partie - Peuvent mieux faire…

19 - Il était une fois l'ENA

20 - Mission impossible pour les grandes écoles ?

Conclusion - Le mérite bien tempéré


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1. Jules Romains, Les Hommes de bonne volonté, Flammarion, 1946.
2. Michael Young, The Rise of the Meritocracy, Thames and Hudson, 1958.
3. Michael Young, « Down with Meritocracy », The Guardian, 2001.
4. Michael Sandel, La Tyrannie du mérite, Albin Michel, 2021.
1. Sylvain Maillard, « Pourquoi le gouvernement supprime les bourses au mérite », Libération,
3 septembre 2014.
1. « Vous pouvez réussir si vous essayez. »
2. Éric Zemmour, Figaro Live, 24 janvier 2022.
3. Chantal Jaquet, Les Transclasses ou la Non-reproduction, PUF, 2014.
4. Anthony Cortes, « Chantal Jaquet : “La méritocratie n’est pas un concept, c’est une
idéologie” », Marianne, 18 octobre 2021.
5. Ces classes, une centaine sur l’ensemble du territoire français, proposent aux boursiers
titulaires d’une licence ou d’un master de préparer dans de bonnes conditions les concours des
grandes écoles de la fonction publique, grâce à un système de tutorat, une bourse
supplémentaire de 4 000 euros, des facilités concernant le logement et la restauration.
6. Ismaël Le Mouël, « La croyance selon laquelle le mérite détermine la réussite est fausse »,
Le Monde, 12 mars 2021.
7. Ismaël Le Mouël, « Histoire d’un transclasse », Podcast du Cercle K2, février 2022.
8. Nicolas Mathieu : « Nommer les choses jusqu’à ce qu’elles soient insupportables », propos
recueillis par Laélia Véron, Ballast, 3 mai 2021.
9. Il n’a pas obtenu ses parrainages.
1. Michael Sandel, La tyrannie du mérite, Albin Michel, 2021.
2. Idem.
3. Daniel Markovits, The Meritocracy Trap – How America’s Foundational Myth Feeds
Inequality, Dismantles the Middle Class, and Devours the Elite, Penguin Press, 2019.
4. Daniel Markovits, « How Life Became an Endless, Terrible Competition », The Atlantic,
septembre 2019.
5. Entretien le 8 mars 2022.
6. Monique Canto-Sperber, L’Oligarchie de l’excellence – Les meilleures études pour le plus
grand nombre, PUF, 2017.
1. Frédéric Salat-Baroux, « On ne peut pas laisser se recréer une société d’héritiers en France »,
Le Monde, 24 janvier 2022.
2. Souvent exercé par des fonds spécialisés, le métier de private equity, que l’on pourrait
traduire approximativement par « capital risque », consiste à prendre une participation dans une
société non cotée en Bourse, puis de la revendre avec une plus-value potentielle.
3. Clément Dherbécourt, Gabrielle Fack, Camille Landais, Stefanie Stantcheva, « Repenser
l’héritage », décembre 2021.
4. Thomas Piketty, Le Capital au XXIe siècle, Seuil, 2013.
5. Louis Chauvel, Les Classes moyennes à la dérive, Le Seuil, « La République des idées »,
2006.
6. Institut des politiques publiques, note no 81 : Effets redistributifs des mesures socio-fiscales
du quinquennat 2017-2022 à destination des ménages, mars 2022.
7. « L’ascenseur social en panne ? Comment promouvoir la mobilité sociale », Éditions OCDE,
2019.
1. David Goodhart, La Tête, la Main et le Cœur – La lutte pour la dignité et le statut social au
e
XXI siècle, Les Arènes, 2020.

2. Il est entré en fonction le 18 juillet 2017, le conseil d’administration fixant sa rémunération


s’est réuni le 11 avril 2018.
3. Comme en atteste le document de référence 2017, pages 148 à 161.
4. Robert Frank, Philip Cook, The Winner-Take-All Society: Why the Few at the Top Get So
Much Than the Rest of Us, New York, Free Press, 1995.
5. N. Gregory Mankiw, « Defending the One Percent », Journal of Economic Perspective,
juin 2013, disponible sur le site internet de Harvard :
https://scholar.harvard.edu/files/mankiw/files/defending_the_one_percent.pdf.
6. James Tobin, visionnaire, « On the Efficiency of the Financial System », Lloyds Bank
Review, juillet 1984.
7. Romain Gueugneau, Anne Drif, « La guerre des talents fait grimper les rémunérations dans
la finance », Les Échos, 12 décembre 2021.
1. David Goodhart, La Tête, la Main et le Cœur, op. cit.
2. David Goodhart, Les Deux Clans : la nouvelle fracture mondiale, Les Arènes, 2020.
3. Diploma Democracy: The Rise of Political Meritocracy, Utrecht University School of
Governance, Oxford, 2017.
4. Angus Deaton, « Why Is Democratic Capitalism Failing So Many? And What Should We Do
About It? », discours inaugural, Tri-Nuffield Conference, juin 2019, cité par David Goodhart,
op. cit.
5. OCDE, Rémunération du personnel infirmier, Statistiques sur la santé 2021.
6. Mark Bovens et Anchrit Wille, op. cit.
7. Michael Young, « Down with Meritocracy », The Guardian, 2001.
1. Céline Alix, Merci mais non merci – Comment les femmes redessinent la réussite sociale,
Payot, 2021.
2. David Graeber : « Les “bullshit jobs” se sont multipliés de façon exponentielle ces dernières
décennies », propos recueillis par Marie Charrel, Le Monde, 11 septembre 2018.
3. Éditions du Faubourg, 2022.
4. Jan Vijg, The American Technological Challenge. Stagnation and Decline in the 21st
Century, Algora, 2011.
5. Peter Thiel, De zéro à un, comment construire le futur, Jean-Claude Lattès, 2016.
6. 140 caractères comme la longueur maximale autorisée par Twitter, doublée depuis à 280
caractères.
7. On peut lire sur ce sujet le très bon livre de Bernard Granger, Excel m’a tuer. L’hôpital
fracassé, Odile Jacob, 2022.
1. On peut se référer à ce sujet à l’excellent livre d’Adrien Louis, Les meilleurs n’auront pas le
pouvoir – Une enquête à partir d’Aristote, Pascal et Tocqueville, PUF, 2021.
2. Calcul du calendrier des fêtes mobiles.
3. Capitulaire de 789, Admonitio generalis (exhortation générale).
4. François Guizot, Des moyens de gouvernement et d’opposition dans l’état actuel de la
France, Belin, 1998.
5. Nicolas de Condorcet, Cinq mémoires sur l’instruction publique, Garnier-Flammarion, 1994.
6. Cité par Paul Pasquali dans Héritocratie. Les élites, les grandes écoles et les mésaventures
du mérite (1870-2020), Éditions La Découverte, 2021.
7. Alain, Propos, Gallimard, La Pléiade, 1956.
1. Yves Michaud, Qu’est-ce que le mérite ?, François Bourin Éditeur, 2009.
2. François Bourricaud, « Les antinomies du mérite », Revue Études, octobre 1990.
3. Jacques Bénigne Bossuet, Réfutation du catéchisme du Sr Paul Ferry, ministre de la religion
prétendue réformée, Hachette/BNF, 2017.
4. Gallimard, coll. « Tel », 2004.
5. Voir chapitre 16.
6. Cité dans le Cahier de la XVIIIe édition des Entretiens de Royaumont, consacrés à la
méritocratie.
7. Alain Peyrefitte, C’était de Gaulle, tome 1, « La France redevient la France », Éditions de
Fallois/Fayard, 1994.
1. Condorcet, Premier Mémoire sur l’instruction publique, Fayard, coll. « Mille et une nuits »,
2002.
2. C’est l’un des éléments majeurs de la loi d'orientation et de programme pour l’avenir de
l'école (loi Fillon) du 23 avril 2005.
3. « Regards sur l’éducation 2021 – Les indicateurs de l’OCDE », Éditions OCDE, Paris.
4. Entretien le 30 mars 2022.
5. Chantal Dardelet, « Ouverture sociale des grandes écoles – Livre blanc des pratiques –
Premiers résultats et perspectives », 2010.
6. https://publication.enseignementsup-
recherche.gouv.fr/eesr/FR/T739/les_nouveaux_bacheliers_et_leur_entree_dans_les_filieres_de_
l_enseignement_superieur/
7. « L’égalité des chances, jalon des politiques de jeunesse », Rapport d’information
no 848 (2020-2021) de Mme Monique LUBIN, fait au nom de la MI Égalité des chances, déposé
le 23 septembre 2021.
1. Propos recueillis par Nicolas Truong, « La pensée de 68 est-elle épuisée ? », Le Monde,
28 juillet 2015.
2. Pierre Bourdieu, Jean-Claude Passeron, Les Héritiers, Éditions de Minuit, coll. « Le sens
commun », 1964.
3. Pierre Bourdieu, Jean-Claude Passeron, La Reproduction, Éditions de Minuit, coll. « Le sens
commun », 1970.
4. Pierre Bourdieu, La Distinction : critique sociale du jugement, Éditions de Minuit, coll. « Le
sens commun », 1979.
5. Camille Peugny, Pour une politique de la jeunesse, Seuil, coll. « La République des idées »,
2022.
6. David Guilbaud, L’Illusion méritocratique, Odile Jacob, 2018.
7. Siège de Sciences Po Paris.
8. David Guilbaud, op. cit.
1. Christian Baudelot et Roger Establet, Le niveau monte. Réfutation d'une vieille idée
concernant la prétendue décadence de nos écoles, Seuil, 1989.
2. Circulaire no 2002-160 du 2 août 2002.
3. Nathalie Magneron et Joël Lebeaume, respectivement professeurs en didactique et en
sciences de l’éducation, procèdent à cette analyse émerveillée des IDD dans le numéro 39 de la
revue Sater, publiée par l’École normale supérieure de Lyon, sous le titre improbable : « Les
élèves et les itinéraires de découverte : entre temps extraordinaire et postures moins
ordinaires ».
4. Trends in International Mathematics and Science Study.
5. Paul-Olivier Gasq et Mustapha Touahir, « Le latin au collège : un choix lié à l’origine sociale
et au niveau scolaire des élèves en fin de sixième », Direction de l’évaluation, de la prospective
et de la performance, Ministère de l’Éducation nationale, octobre 2015.
6. Marc Le Bris, Et vos enfants ne sauront pas lire… ni compter, Stock, 2004.
7. Marc Le Bris, « Réforme du collège : la double faute de Najat Vallaud-Belkacem », Le
Figaro, 16 février 2016.
8. Alain Peyrefitte, C’était de Gaulle, tome 3, Éditions de Fallois/Fayard, 2000.
1. CPGE : classe préparatoire aux grandes écoles.
2. Ainsi, la bibliothèque de l’École des arts de la Sorbonne ferme ses portes à 18 heures du
lundi au vendredi, et ne fonctionne pas le week-end. Celle de Paris 8 est ouverte jusqu’à 17 h 30
le samedi et fermée le dimanche. À Toulouse, les horaires de la bibliothèque universitaire
centrale sont 8 h 30-19 h 00 du lundi au mercredi, 8 h 30-18 h 00 le jeudi et le vendredi, rien le
week-end. Celle de la faculté des arts, lettres, langues et sciences humaines d’Aix-Marseille
reçoit les étudiants sept jours sur sept, mais entre 8 h 45 et 12 h 30 puis entre 14 et 16 heures. Il
faut bien viser ! À Lille, c’est 9 h 00-18 h 00 du lundi au vendredi…
3. Cour des comptes, « Les universités à l’horizon 2030 : plus de libertés, plus de
responsabilités », octobre 2021.
4. Entretien avec l’auteur le jeudi 12 mai 2022.
5. Marc Bloch, L’Étrange Défaite, Gallimard, Folio Histoire, 1990.
6. Il s’agit de la loi relative à l’orientation et à la réussite des étudiants, dite loi ORE, qui
prévoit un accompagnement renforcé des bacheliers, à travers des dispositifs de réussite, des
parcours personnalisés avec des « contrats de réussite pédagogique », des licences modulables,
de nouveaux cursus universitaires innovants, mais aussi la création de places supplémentaires
dans toutes les filières et la mise en place de quotas boursiers. Bref, une réforme qui n’a rien
d’antisocial mais qui vise à réduire le taux d’échec effrayant qui sévit en premier cycle
universitaire, où seulement 27 % des étudiants obtiennent leur licence au bout de trois ans.
7. Qui compte à elle seule 20 % des élèves français.
8. Stefan Zweig, Le Monde d’hier. Souvenirs d’un Européen, Belfond, 1993, p. 343.
1. Nathalie Heinich, Ce que le militantisme fait à la recherche, Tracts Gallimard, no 29, 2021.
2. Xavier-Laurent Salvador, Jean Szlamowicz et Andrea Bikfalvi, « Le décolonialisme, c’est
50,4 % », Observatoire du décolonialisme, 2 avril 2021.
3. Anna Breteau, « Dérives à la Sorbonne », 7 février 2020, https://www.lepoint.fr/societe/le-
jeu-du-mot-qu-il-ne-faut-pas-dire-07-02-2020-2361677_23.php#xtmc=derives-a-la-
sorbonne&xtnp=2&xtcr=11
4. L’intersectionnalité est un terme inventé et popularisé par l’universitaire et militante afro-
américaine Kimberlé Williams Crenshaw à la fin des années 1980. Juriste de formation,
professeure dans les meilleures universités des côtes est et ouest, elle postule que les
discriminations se cumulent et se renforcent les unes les autres.
5. Bret Weinstein : « Tant qu’on n’affronte pas la gauche woke, on ignore combien elle est
dangereuse », propos recueillis par Laure Mandeville, Le Figaro, 17 décembre 2020.
6. Bari Weiss, « The Miseducation of America’s Elites », article publié dans le City Journal et
sur le site Common Sense (https://bariweiss.substack.com/p/the-miseducation-of-americas-
elites?s=r), 10 mars 2021.
7. Anthony Tommasini, « To Make Orchestras More Diverse, End Blind Auditions », New York
Times, 16 juillet 2020.
1. Michael Sandel, op. cit.
2. Michael Sandel, op. cit.
3. La loi no 2011-103 du 27 janvier 2011 relative à la représentation équilibrée des femmes et
des hommes au sein des conseils d’administration et de surveillance, dite loi Copé-
Zimmermann, prévoit qu’à l’horizon 2017, la proportion d’administrateurs de chaque sexe ne
peut être inférieure à 40 % dans les sociétés cotées.
4. François Dubet, « Égalité des places, égalité des chances », Études, tome 414, 1er trimestre
2011.
5. Pierre Rosanvallon, La Société des égaux, Seuil, 2011.
6. Michel Forsé et Olivier Galland, Les Français face aux inégalités et à la justice sociale,
Armand Colin, 2011.
1. Au moins verbalement. Comme on le constatera au fil de ces pages, la réalité est plus
complexe. Remarquons seulement, pour l’instant, que Jean-Michel Blanquer a préféré réformer
le lycée plutôt que le collège, peut-être parce que c’était plus facile et moins risqué
politiquement. C’est pourtant, de l’avis des professeurs eux-mêmes, au collège et non au lycée
que se consolident les plus grandes et plus flagrantes inégalités.
2. Le ministre s’est notamment insurgé contre des réunions « en non-mixité raciale choisie »
tenues par le syndicat Sud-Éducation 93 en 2017, et contre lesquelles il a porté plainte.
3. Pierre-André Taguieff a forgé cette expression, devenue hautement polémique, au début des
années 2000, lors de la seconde Intifada, pour désigner l’alliance objective entre une partie de
l’extrême gauche et les islamistes. Les militants gauchistes n’étaient nullement embarrassés par
les « Allah akbar » qui fusaient dans les manifestations.
4. « Le terme islamo-gauchisme ne désigne aucune réalité dans l’Université. C’est une manière
de stigmatiser des courants de recherche », a déclaré le 19 février 2021 Pap Ndiaye au micro de
France Inter.
5. Mattea Battaglia, Sylvie Lecherbonnier, « Pap Ndiaye, un choix symbolique à la tête de
l’Éducation nationale », Le Monde, 22 mai 2022.
6. OCDE, « Regards sur l’éducation », septembre 2021.
7. Interview parue dans Le Journal du dimanche, le 25 mars 2022.
8. Anthony Cortes, « Des “deuxième carrière” en renfort », Marianne, 16 juin 2022.
9. Nathalie Schuck, « Heureux comme Blanquer dans son ministère », Le Parisien, 24 février
2019.
10. Louise Cunéo, « L’école idéale de Jean-Michel Blanquer et d’Edgar Morin », Le Point,
4 janvier 2020.
11. Sylvie Germain, Jours de colère, Gallimard, 1989.
12. « Bac : jusqu’où ira-t-on dans la facilité, la médiocrité ? », Entretien avec Alice Develey, Le
Figaro, 6 juillet 2022.
13. Vincent Peillon, Benoît Hamon puis Najat Vallaud-Belkacem.
1. La mixité sociale se réfère à la catégorie socioprofessionnelle des parents, la mixité scolaire
au niveau de l’élève. Certaines études tendent à montrer que le mélange d’élèves de tous
niveaux dans le même établissement améliore les résultats généraux. La mixité scolaire est
naturellement atteinte dans les territoires ruraux. Elle ne l’est pas dans les grandes villes, et
singulièrement à Paris, où coexistent des lycées excellents et d’autres très médiocres.
2. Marion Oury est l’auteure d’une excellente tribune publiée dans Le Figaro du 25 mai 2022 :
« Les très bonnes notes ne sont plus décisives pour accéder aux très bons lycées parisiens ».
3. Pour ceux que les mathématiques ne rebutent pas, la note finale en maths (NFmaths) est
calculée ainsi : NFmaths = (10 × (m3Tmaths − μmaths) + 100)/σmaths, m3T étant la moyenne aux trois
trimestres, μ la moyenne parisienne dans cette matière, et σ l’écart-type de la distribution des
moyennes parisiennes, qui caractérise la dispersion des notes. σ étant le dénominateur de la
formule, plus il est élevé, plus le nombre de points que rapporte la matière est réduit.
4. Entretien le 29 mars 2022.
5. Entretien le 30 mars 2022.
1. Christophe Kerrero, « Méritocratie au lycée : “Notre but, que le jeune Camus d’aujourd’hui
puisse bénéficier de l’excellence” », Le Figaro, 2 février 2022.
2. Pauline Charousset et Julien Grenet, « Henri-IV, Louis-le-Grand et la méritocratie », publié
le 11 février 2022 sur le site « La Vie des idées » du Collège de France.
3. Le concours général est composé, dans trente disciplines, d’épreuves plus exigeantes et plus
longues que celles du baccalauréat.
4. Pour reprendre l’expression de Thomas Piketty qui, dans un article publié en 2018, « Gauche
brahmane contre droite marchande : la hausse des inégalités et le changement de structure du
conflit politique, en France, en Grande-Bretagne et aux États-Unis, 1948-2017 », qualifie ainsi
un courant politique devenu celui de l’élite intellectuelle, et par conséquent indifférent aux
inquiétudes et préoccupations des moins éduqués.
5. Sylvain Fort, « Louis-le-Grand et Henri-IV, des niches scolaires pernicieuses », L’Express,
7 février 2022.
6. Adrien Naselli, « J’ai compris que j’étais pauvre en arrivant au lycée Henri-IV », Le Monde,
15 mars 2022.
7. Jean-Yves Chevalier, « Non, Henri-IV et Louis-le-Grand ne sont pas des usines à héritiers
apatrides ! », Marianne, 27 janvier 2022.
1. Claude Alphandéry, « Pour en finir avec le clanisme et la trahison des clercs », Libération,
29 avril 2019.
2. Cité par Alain Peyrefitte, C’était de Gaulle, tome 2, Éditions de Fallois/Fayard, 1997.
3. Jean-Pierre Chevènement, Alain Gomez et Didier Motchane (sous le pseudonyme de Jacques
Mandrin), L’Énarchie ou les Mandarins de la société bourgeoise, La Table Ronde, 1967.
1. Jacques Attali, « Pour un modèle européen d’enseignement supérieur : rapport à M. le
ministre de l’Éducation nationale, de la Recherche et de la Technologie », janvier 1998.
2. Un livre fut publié après quelques années d’expérimentation par les professeurs à l’Essec
chargés de mettre ce programme en musique : Chantal Dardelet et Thierry Sibieude, en
collaboration avec le journaliste Fabrice Hervieu-Wane, Une grande école, pourquoi pas moi ?
Le droit au mérite, Armand Colin, 2011.
3. Entretien le 9 février 2022.
4. « Grandes écoles : quelle “ouverture” depuis le milieu des années 2000 ? », Institut des
politiques publiques, mars 2021. L’un des auteurs de cette note est Julien Grenet, le grand
sorcier d’Affelnet et de l’indice de positionnement social (IPS).
5. Jessica Gourdon, « Dans les grandes écoles, la mixité sociale patine », Le Monde, 16 février
2022.
1. Adrien Louis, Les meilleurs n’auront pas le pouvoir – Une enquête à partir d’Aristote,
Pascal et Tocqueville, PUF, 2021.

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