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À BÂTONS ROMPUS

Il me faut écrire une chronique, et me voici devant mon papier blanc. Que dire ? En
vérité, je ne sais. Très inquiet, je m’efforce de saisir au vol les sujets qui passent, fuient,
s’évanouissent, sans laisser plus de traces dans mon esprit que n’en laisse dans l’air le
papillon qui brille un instant et disparaît. En vain je me recueille, rien ! De même que
l’ivrogne presse la bouteille bue pour en exprimer encore une goutte de vie, de même je me
presse le cerveau dans l’espoir d’en faire jaillir une goutte d’idée !… Hélas ! comme la
bouteille, mon cerveau est vide. Il faut écrire cependant, noircir avec une plume six feuillets
de papier , six longs, éternels feuillets !… Près de mon bureau, jetés sur un fauteuil, sont les
journaux que je viens de lire, dix journaux dont il ne m’est rien resté qu’un découragement
plus profond, avec le sentiment de plus en plus net de l’inanité de la besogne que nous
faisons, besogne inutile, quand elle n’est pas mauvaise… ! Dix journaux ! Et dans ces dix
journaux, je n’ai appris qu’une chose, c’est que Mlle X… portait hier une robe mauve et un
chapeau blanc.
Par la fenêtre, grande ouverte à l’air pur du matin, je regarde, rêveur… En face de moi,
un mur gris, très haut, avec des croisées par lesquelles je plonge dans de vagues intérieurs .
Une cour me sépare de ce mur, une cour plantée d’acacias qui frissonnent dans le soleil et
dont les fleurs déjà tombent et couvrent les pavés de jonchées blanches. De la rue, derrière,
m’arrivent le nasillement d’un orgue et les lourds cahots d’une charrette. Dans les acacias, les
moineaux se poursuivent, glapissent, montent d’une branche à l’autre, s’envolent querelleurs
et reviennent amoureux… Qu’est donc devenu mon bonhomme du quatrième, en face ? Voilà
quinze jours que je ne l’ai aperçu, ce petit vieillard, propre, soigné et si triste ! Tous les
matins, à huit heures, avec une régularité mécanique, il ouvrait la fenêtre de sa chambre et,
jusqu’à midi, on le voyait qui secouait ses serviettes, son caleçon, sa chemise, qui brossait son
pantalon, sa jaquette, qui époussetait ses souliers, son chapeau ; tout cela avec rage, avec
emportement, avec frénésie. De temps en temps, derrière lui, une voix de femme, de femme
qu’on ne voyait jamais, une voix agaçante, pointue, colère, une voix sous laquelle il bombait
le dos, le petit vieux, comme sous un cinglement de grêle. Et chaque fois que la voix se faisait
plus criarde, lui brossait avec plus d’acharnement. Et pendant tout l’après-midi, assis au fond
d’un fauteuil, près de la croisée, coiffé d’une petite calotte noire, dodelinant doucement de la
tête, seul, il restait à fumer sa pipe, songeur et résigné, ne parlant jamais, bougeant à peine, les
yeux sans cesse fixés sur la même branche d’acacia… Maintenant, la fenêtre s’ouvre toujours
aux heures accoutumées, mais le bonhomme n’y vient plus secouer ses hardes… Une bonne
apparaît, et disparaît bien vite… Est-il donc mort ?… Est-il donc parti ?… Non, car j’entends
comme autrefois la voix aigre de la femme, plus énervante, plus suppliciante, précipitant
davantage les reproches, dans ce noir attristant de la croisée, où le petit vieux ne montre plus
son dos vaincu et sa tête ridée, si mélancolique à travers le clair nuage de sa pipe .
Et tout à coup mes yeux tombent sur le Livret du Salon qui est là, tout près de moi, à
côté d’une pile de volumes bleus… Le Salon ! les peintres !… Ma pensée quitte aussitôt le
vieux bonhomme du quatrième, pour vagabonder à travers le monde artiste… Au bout d’une
demi-heure de rêverie, je me dis que l’esprit bourgeois a tué l’art en France, et qu’il faut
regretter les bohèmes… les bohèmes qui se sont appelés d’ailleurs Rousseau, Daubigny et
d’autres. Les artistes ont rêvé le luxe, et le luxe les a vaincus ; ils ont voulu posséder des
hôtels, et les hôtels les écrasent ; c’est fini ! Habitués à un train de vie cher et lassant, il leur
faut, pour arrêter la dégringolade finale, produire, produire toujours, produire quand même,
même quand on voudrait se recueillir ; et puis, il se sont mariés, richement, et la femme est
devenue le maître unique de l’atelier. Elle en a chassé le modèle, mue par une pensée de
jalousie étroite et basse, et s’est mise à la place du modèle. Alors elle est entrée complètement
et férocement dans le cerveau de l’artiste, pour en arracher ce qu’il pouvait contenir encore de
personnel et de révolté, pour y étouffer le monstre créateur qui s’agitait en lui . Et l’art est
tombé au niveau du rêve de la femme, ce rêve fait de vanité et d’âpreté. Tout a été sacrifié à
l’apparence extérieure, au besoin de paraître, à cet enorgueillissement stupide des succès
mondains. Ah ! les salons d’artistes arrivés ! Ils se croient du monde et font des manières de
truands. Les uns sont échappés des Judenstrassen de Vrankevourt ; les autres ont passé leur
petite jeunesse à faire des cabrioles sur la plage de Sorrente, en l’honneur des signori venus de
Sheffield, et à avaler, la gueule en l’air, les deux soldi de macaroni. Aujourd’hui ils reçoivent
tous les jeudis et M. Coquelin cadet vient leur dire Les Prunes et leur parler de ses écrits. Où
sont les causeries d’autrefois, en veste de travail, sur les mauvais divans, devant les murs nus ;
où sont les discussions ardentes, enthousiastes, sur l’art, ce thème éternel ? Dans les salons où
la peluche éclate, où les pieds enfoncent comme dans de la mousse, où l’œil est aveuglé par
les dorures chinoises, les broderies persanes, les aciers arabes, par tous les papillotages des
mille reflets des bibelots et des étoffes, les peintres, en habit noir, guindés, ne parlent plus que
de ce dont on parle dans le monde, du potin du jour, du succès de coulisse du lendemain, et
leurs femmes, prétentieuses, décolletées plus qu’il ne convient, ont l’air de vous faire les
honneurs de leurs épaules, leurs épaules que deux cent mille personnes ont pu admirer au
Salon depuis dix ans…
Combien j’aime mieux les bouviers et leurs grands bœufs lents, à l’œil grave et doux ;
combien j’aime mieux les porchers et les porcs, oui, les vrais porcs, ronds, bien en lard, avec
leurs dos roses et satinés, qui reflètent le nuage qui passe ! Millet poussait sa charrue dans le
sillon brun et, le tablier pesant à l’épaule, semait le grain sur la terre remuée par lui !

* * *

Mes yeux délaissèrent le Livret du Salon et s’accrochèrent obstinément aux volumes


bleus. Je pris le premier de la pile. C’était La Lanterne de M. Henri Rochefort, ce pamphlet
terrible qui renversa l’Empire, disent les historiens du boulevard. Je le feuilletai, je croyais
retrouver quelque chose de ce formidable esprit français qui ébranla le vieux monde, la
continuation de l’œuvre de Voltaire, de Beaumarchais, de Paul-Louis Courier, de Veuillot ; je
croyais au moins y respirer un parfum âcre de littérature farouche, y voir le rire montrer les
dents dans une lueur de torche. De l’esprit, certes, il y en avait, de l’esprit parisien, trop
uniquement parisien, de celui dont on dit qu’il court les rues, qui remue les mots plus que les
idées, qui secoue le ventre du bourgeois frondeur et laisse l’artiste indifférent. Quoi ! ce
n’était que cela, La Lanterne ! Des farces un peu grosses, une incontestable verve, mais
souvent forcée, une blague incessante de gavroche, facile et toute de procédé, une blague qui
sonne le creux sous la mince surface de sa gaieté vide, et pas une indignation, pas une
émotion, pas même une ironie ! Des scènes de vaudeville, des couplets comiques sur un air
connu, jetés en pâture à l’irrespect de la foule ! Je fus profondément désenchanté. Et ce qui
m’étonna davantage encore, ce fut de voir que, sous le gamin parisien, M. Rochefort cachait
le plus endurci des bourgeois. Ses opinions – ses opinions politiques exceptées – ses opinions
en art, en littérature, pourraient être de M. Francisque Sarcey, et l’on sait que M. Francisque
Sarcey a les opinions de tout le monde. Ce révolutionnaire ardent, et intransigeant féroce, est
un des plus ardents défenseurs de la moyenne , de l’idée reçue, de la convention, du succès ;
et son bon sens ne le cède en rien à celui de M. de Lapommeraye. Comme le public des
premières représentations, il va au joli tout naturellement , et à l’honnête ; le clinquant du rire
et des larmes l’émerveille ; dès qu’il se trouve en présence d’une force, d’une originalité,
d’une révolte, il se trouble, il hésite, et le bourgeois de Paris, qui est au fond de M. Henri
Rochefort, se réveille, reprend le dessus et proteste. Aussi j’imagine que La Lanterne n’a été
absolument pour rien dans la chute de l'Empire. L’Empire n’est point tombé sous les
calembours de M. Henri Rochefort ; il est tombé sous le poids des fatalités sociales ; il est
tombé parce qu’il était arrivé à la date historique de son écroulement .
Je ne sais pas ce que la publication de La Lanterne ajoutera au renom de M. Rochefort.
D’ailleurs, ces choses-là n’ont qu’une heure, l’heure à laquelle elles naissent. Quand elles
n’ont point, pour les faire vivre, le soutien d’une philosophie et la flamme d’une pensée
artiste, elles meurent vite. Il est dangereux de les ressusciter. Elles ont été le résumé des
curiosités, la forme d’esprit d’une époque, c’est déjà beaucoup ; mais les époques se hâtent.
Hier ne ressemble pas à aujourd’hui, et demain dévore déjà aujourd’hui . Rien ne demeure de
ces constructions frêles, rien ne germe de ces semences, emportées par le vent.
C’est le sort de tous les livres de chroniques contemporaines, que les éditeurs ont la
rage de vouloir publier . La chronique – son nom l’indique – n’est que la fleur d’un jour, et le
lendemain elle est fanée. Et c’est grand-pitié de penser que tant d’hommes de talent, qui
auraient pu, peut-être, doter la littérature française de beaux et nobles ouvrages, ne laisseront
derrière eux que des chroniques , c’est-à-dire une fumée qui se dissipe, un parfum qui
s’évapore, un bruit qui rentre bientôt dans le grand silence des choses mortes – c’est-à-dire
rien.
Le Gaulois, 24 mai 1886

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