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OCTAVE MIRBEAU ET JACQUES ROUCHÉ

Pendant près d’un demi siècle, Jacques Rouché a été un acteur incontournable de la vie
culturelle française. Son action débute en 1907 avec l’acquisition de La Grande Revue qu’il
ouvre à de jeunes auteurs. Elle se prolonge en 1910 avec le Théâtre des Arts. En trois saisons,
il initie le renouveau du théâtre en France et monte quelques chefs-d’œuvre oubliés de la
musique baroque. Elle se poursuit par trente ans de direction à l’Opéra de Paris, trente ans au
cours desquels il renouvelle le répertoire lyrique, modernise la scénographie, impose le ballet
comme art à part entière.
Ces réalisations ont un prix, car ni La Grande Revue, ni le Théâtre des Arts, et encore
moins l’Opéra, ne sont rentables. Jacques Rouché a donc puisé, année après année, dans ses
fonds personnels pour équilibrer les comptes et permettre à une multitude d’artistes d’exercer
leur talent. Heureusement, la société des parfums L.-T. Piver qu’il dirige, depuis son mariage
avec Berthe Piver en 1893, avec un sens inné de l’anticipation et beaucoup de savoir-faire, lui
permet de couvrir ses dispendieuses entreprises culturelles.
À la fin des années 1940, Jacques Rouché décide de classer les documents qu’il a
accumulés au cours de sa carrière : projets de pièces, livrets, partitions, programmes, coupures
de presse, procès-verbaux administratifs et financiers, inventaires, contrats, notes, dessins de
costumes, maquettes de décors, lettres autographes1… Dans le même temps, il entreprend de
rédiger quelques souvenirs. Certains seront publiés2, mais la plupart resteront dans des tiroirs.
Parmi ceux-ci, le texte ci-dessous relatant sa rencontre avec Octave Mirbeau.
J’ai beaucoup de plaisir à offrir aux lecteurs des Cahiers Octave Mirbeau la primeur
de ce document conservé par Madame Jean-René Fenwick, petite-fille de Jacques Rouché.

* * *

Jacques Rouché fait la connaissance d’Octave Mirbeau par l’intermédiaire de Maurice


de Féraudy3. Sans que l’on puisse en déterminer exactement la date, il est possible de la situer
dans les premières années du XXe siècle, au moment où Maurice de Féraudy interprète Isidore
Lechat dans Les affaires sont les affaires, rôle qui le révèlera au grand public.
La rencontre que nous rapporte ici Jacques Rouché est plus tardive, puisqu’elle se
situe le mercredi 15 ou le mercredi 22 décembre 1909. Jacques Rouché est alors directeur de
La Grande Revue. Sous son impulsion, André Gide, George Bernard Shaw, Gabriele
d’Annunzio, Jean Giraudoux, Jules Renard, Jacques Copeau, Romain Rolland, Paul
1
Selon les stipulations testamentaires de Jacques Rouché, ses deux filles feront don, en 1972, de
l’ensemble de ces documents à la Bibliothèque Nationale de France – Bibliothèque-musée de l’Opéra et
département des Arts du théâtre.
2
De son vivant, Jacques Rouché publie dans La Revue des deux mondes deux articles : « Souvenirs » (1er
novembre 1951) et « Copeau, Dullin, Jouvet au théâtre des Arts » (1er avril 1952). Après sa mort, la Revue
d’histoire du théâtre lui consacre son numéro de juillet-septembre 1958 et en profite pour publier certains de ses
textes.
3
Jacques Rouché se lie d’amitié avec le comédien Maurice de Féraudy au début des années 1880. Alors
qu’ils poursuivent des carrières très différentes – polytechnique, chef du Commissariat de l’Exposition
universelle de 1889, patron des parfums L.-T. Piver pour l’un, Comédie-Française pour l’autre –, ils écrivent
ensemble plusieurs pièces de théâtre, dont les Images. Cette comédie en un acte est jouée, le 26 janvier 1898,
chez M. et Mme Emmanuel Rodocanachi. Maurice de Féraudy y interprète le rôle principal et a pour partenaires
Mesdemoiselles Muller et Wanda de Boncza.
Verhaeren, Alain-Fournier, André Suarès et de nombreux autres acceptent d’y faire paraître
nouvelles, romans, pièces de théâtre, poèmes, études et de fournir des rubriques d’actualité.
Octave Mirbeau se rend au siège de la Grande Revue – 37, rue de Constantinople,
dans le 8e arrondissement de Paris – pour recommander Marie-Claire, première œuvre de
Marguerite Audoux4. Quelques jours après, Jacques Rouché l’invite à découvrir l’hôtel
particulier qu’il s’est fait construire non loin de là, à l’angle des rues d’Offémont et de Prony.
Achevée deux ans plus tôt dans un style « Art nouveau », cette construction fait la fierté de
son propriétaire. Maurice Denis, Albert Besnard, George Desvallières, Théo van
Rysselberghe, Maurice Dufrêne, René Lalique, Edgar Brandt, la maison Majorelle ont
participé à sa décoration.
Le manuscrit de Marguerite Audoux est parvenu à Octave Mirbeau par Francis
Jourdain5, via Louis Ganderax. Enthousiaste, l’écrivain le transmet à Jacques Rouché pour
qu’il le fasse paraître dans la Grande Revue. Ses lecteurs peuvent ainsi lire Marie-Claire dès
le numéro du 10 mai 1910. À l’automne, Eugène Fasquelle se charge d’une édition livre.
Pendant ce temps, Octave Mirbeau va déployer des trésors d’ingéniosité pour en faire un
succès et convaincre ses confrères de le choisir pour un prix littéraire. Finalement, Marie-
Claire obtient le Femina en décembre 1910.
Dominique GARBAN6

* * *

Témoignage inédit de Jacques Rouché

Octave Mirbeau vient à la Grande Revue un mercredi. « Je vous apporte le roman


d’une ouvrière de lingerie. C’est un chef-d’œuvre ! »
Je lis le manuscrit. Je propose même de l’éditer d’enthousiasme, après la publication
dans la Revue.
Échange d’amabilité avec Mirbeau qui gardait toujours une haute élégance de
maintien et d’allure, même dans la violence.
Je l’invite à venir voir les peintures à la Maison. Il ne regarde ni Besnard, ni Maurice
Denis, ni Desvallières… Au fumoir, il lance négligemment, en montrant un petit tapis
chinois : « Vous avez là une bien jolie chose. » Pour lui, comptent deux peintres : Cézanne et
Van Gogh ; les toiles qui ornent sa salle à manger paraissent les seules choses bien à lui. Il
rêve de laque chinoise pour la maison qu’il construit au pays de Cheverchemont, d’où l’on

4
Marie-Claire est le premier roman de Marguerite Audoux. Autobiographique, il raconte l’enfance et
l’adolescence d’une jeune orpheline. Après sa parution dans La Grande Revue, il est édité par Fasquelle avec
une préface de Jean Giraudoux et obtient le prix Femina en décembre 1910.
5
Céramiste, peintre et créateur de meubles, Francis Jourdain est le fils de l’architecte Franz Jourdain.
Albert Besnard, dont il a été l’assistant, le présente à Jacques Rouché. Juste après la mort de Charles-Louis
Philippe (le 21 décembre 1909), il lui adresse une lettre dont voici un extrait : « […] Mais depuis que j’ai porté
son manuscrit à Mirbeau, celui-ci a pris en main les intérêts de Marguerite Audoux avec une telle ardeur, un
dévouement si actif qu’il est impossible de décider quoi que ce soit en dehors de lui. Mon rôle dans cette affaire
n’est d’ailleurs que celui d’un intermédiaire entre mes deux amis qui ne se connaissent pas encore. » En
novembre 1911, Francis Jourdain réalise les décors du Pain, pièce d’Henri Ghéon montée au Théâtre des Arts
par Jacques Rouché.
6
Dominique Garban est l’auteur de l’ouvrage, Jacques Rouché, l’homme qui sauva l’Opéra de Paris,
paru aux Éditions d’Art Somogy, Paris, 2007. Par ailleurs, Wikipedia présente sur Internet un article consacré à
Jacques Rouché à l’adresse suivante : http://fr.wikipedia.org/wiki/Jacques_Rouch%C3%A9.
voit à merveille les méandres de la Seine. Aucune tenture : des laques d’un vert adouci dans
son cabinet, d’un jaune serin dans le salon.
Je voulus connaître Marguerite Audoux dans son atelier de la rue Léopold Robert, au
milieu de ses camarades, entre le linge blanc et le mannequin d’osier. Aimable, simple,
confiante, d’une inexpérience touchante qui attirait. On imaginait qu’elle avait écrit Marie-
Claire en regardant Charles-Louis Philippe.
[Ce texte est suivi de deux lettres d’Octave Mirbeau qui viennent éclairer et compléter
les propos de Jacques Rouché.]
* * *
Lettres d’Octave Mirbeau à Jacques Rouché

1.
Cher Monsieur
Je serai très heureux de me rendre jeudi à votre aimable invitation, très heureux de voir
les décorations de Besnard, mais plus heureux encore de vous voir et de m’entretenir quelques
heures avec vous.
Je vous remets le fameux manuscrit. Je ne l’ai eu que ce matin. Ganderax, en me le
rapportant, avait gros cœur. Il eût bien voulu le garder ; il eût bien voulu que l’auteur
corrigeât seulement quatre pages. Mais je lui ai annoncé que le manuscrit était à vous ; et que,
d’ailleurs, je ne consentirai jamais à ce que l’auteur changeât quoi que ce soit, à un épisode
délicieux, si discret, d’un si joli ton.
Lisez-le donc, ce manuscrit. Je sais à l’avance tout ce que vous trouverez de charme,
de nouveauté, de spontanéité étonnante, d’émouvante simplicité, de véritable candeur.
Octave Mirbeau
P.S. Je crains bien que Fasquelle ne veuille pas céder son droit de publication. Droit
d’ailleurs tout moral. C’est la première fois que je vois cet homme tenir à un livre. Enfin, nous
verrons.

2.

Cher Monsieur
Je suis très heureux de votre impression sur le livre de Mademoiselle Audoux. Je n’en
doutais pas un instant d’ailleurs, connaissant votre sensibilité et votre amour du beau et du
vrai.
Et je suis bien heureux pour cette pauvre femme. Maintenant, il va falloir lui faire un
succès, le succès qu’elle mérite.
Octave Mirbeau

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