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Samuel LAIR MIRBEAU TESTE DEGAS
«
On peut dire que cenest pas lui qui fait lacomposition de son tableau,c’est la première ligne ou la première figure qu’il y peint.
»Octave Mirbeau, à propos de Degas.
Se pencher sur une possible rencontre d’Octave Mirbeau et de Paul Valéry, c’est un peu envisager le mariage de la carpe et du lapin. À double titre, au vrai. Certains choix deValéry, dont on n’a jamais bien su dire, par exemple, l’authenticité de son geste lorsque, avecLéautaud, il réclame que l’on inscrive son nom sur la liste de souscription pour le monumentau colonel Henry, ne laissent pas de rendre délicat un rapprochement avec le dreyfusard de la première heure que fut Mirbeau. On toucherait en réalité plus juste en pointant la convergencede leurs itinéraires de pensée, tous deux suivant la courbe courageuse d’un affranchissementdes tentations conservatrices qui s’incurve vers une perméabilité de plus en plus grande auxidées anarchistes
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.La carpe et le lapin, et leur silence, aussi : par-delà les attraits de l’écriture subis par les deux hommes, selon une ligne capricieuse et brisée, il y a le silence, pleinement assumé par le jeune Valéry d’avant
 La Jeune Parque
, objet de tentation pour son aîné Mirbeau, prompt à se désespérer d’une écriture qui lui échappe perpétuellement. Ici la démarcationentre poésie et prose résisterait peu au rappel de l’aimantation naturelle des caractèresrespectifs des deux hommes. On sait que Huysmans, contemporain de Mirbeau, fut ducompagnonnage de Valéry, en dépit des écarts de génération ; que Mallarmé, surtout, exerçaun comparable ascendant sur les deux écrivains, charmant Valéry, séduisant Mirbeau.Au demeurant, se prononcer sur le degré d’affinité voire la probabilité d’une rencontreeffective entre les deux hommes relève de la pure spéculation. La biographie signée PierreMichel et Jean-François n’en dit mot, en effet. Soulignons simplement que, si rencontre il yeut, les croisements ont pu se faire, soit à partir de la génération antérieure à Valéry (nousvenons de rappeler l’amitié qui lia le poète au naturaliste en rupture de ban qu’étaitHuysmans) ; soit à partir de la génération postérieure à Mirbeau, les cadets Léautaud et Jarryétant au moins des connaissances, sinon des amitiés, communes aux deux hommes ; Louÿs etGide eussent pu faire office de points de jonction, si celui-ci n’eût entretenu une telle
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Les références aux ouvrages renvoient : pour 
 Degas. Danse. Dessin
. (DDD) de Valéry, à l’éditionGallimard, 1938 ; pour 
Monsieur Teste
(MT), à celle de L’Imaginaire Gallimard, 1994 ; pour 
 Le Calvaire
deMirbeau, à celle du Mercure de France, 1991.. Si le cheminement libertaire de Mirbeau n’est plus à rappeler, on connaît moins les propos de Valéryréunis dans ses
 Principes d’anarchie pure et appliquée
, œuvre de maturité. Pour bien se pénétrer de cettecorrespondance de sensibilités qui évoluent d’un individualisme viscéral à une volonté anarchisted’affranchissement systématique, la confrontation avec les parcours de Barrès ou de Claudel, qui mènent ceux-ci, à l’opposé, d’une exaltation de la part libre, voire sauvage, de l’individu, à un resserrement autour deconceptions doctrinales sensiblement orientées vers le respect du dogme et de l’ordre, est éloquente.
 
animosité à l’égard de Mirbeau, si celui-là eût pu inclure dans sa sphère affective et socialel’auteur du
 Journal d’une femme de chambre
.En définitive, réunir dans l’espace restreint de quelques pages deux noms aussi prestigieux que leurs identités semblent éloignées ne peut se réaliser, une fois de plus, quegrâce à l’impulsion que nous donne la réflexion sur l’art. La figure d’un même peintre aélancé la curiosité et l’admiration des deux hommes, celle du poète comme celle du prosateur.À tous deux, elle intime la plus grande fidélité à soi-même, via la conformité à leurs idéesesthétiques, dans le même temps où elle leur inspire de s’écarter de tout principe : établissantla monographie d’Edgar Degas, Valéry répudie
ipso facto
sa détestation vis-à-vis des biographies, accumulant détails historiques et anecdotiques, souvenirs personnels,apophtegmes du Maître et récits colportés ; Mirbeau, se penchant sur le cas Degas, souligne lagrande probité de l’artiste, magnifie son honnêteté, mais ne peut résister à la tentation desoumettre la vérité historique à quelques accommodements
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. Manifestement, face à Degas,quelque chose passe de l’écrivain à l’artiste, et de l’écrivain à soi ; n’eût-il existé que lecaractère exceptionnel de la mise en scène romanesque d’un artiste bien réel à travers le personnage de Lirat dans
 Le Calvaire
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, quand bien même des créateurs comme Monet,Pissarro ou Rodin eussent semblé plus à même de nourrir l’inspiration de Mirbeau, l’ondevrait retenir la figure de ce peintre comme le signe énigmatique d’un questionnementmultiple : interrogation sur la notion et l’enjeu de la présence et de l’absence chez l’artiste,rapports entre l’art scriptural et l’art plastique, manifestations diverses de la logique quasimathématique opposée à la croyance au hasard et aux forces prétendument déterminantes del’inspiration sur la création.
DEGAS, FIGURE DU PEINTRE
Une absence essentielle
Lire le texte que Mirbeau consacre à Degas dans
 La France
revient à se colleter à unevaste absence, à palper un manque béant, à consommer une frustration ontologique autantqu’esthétique : là où l’on attend le peintre, ne réside que sa place, mais une place vacante, tantla virtualité de sa présence (dans les Salons, les expositions, chez les collectionneurs) confineà flirter avec le vide. Cette ombre serait le reflet d’un orgueil qui suffit à tout justifier, mêmesa volatilisation ! L’incompatibilité intransigeante avec son temps motive sa disparition ducadre. C’est dans une étonnante formulation de ce que, depuis Leibniz, on appelle«
disjonction exclusive
», que culmine l’expression de ce mépris : «
Ou Degas sera avec ses pairs,
[...]
ou il ne sera pas du tout et nulle part.
»
4
: première manifestation, dans l’article,d’une sorte de rationalisation galopante du phénomène artistique et de ses modalités qui nerelève pas, pour Mirbeau, d’une simple rhétorique. Une théorie de l’art s’élabore ici... à quoi
2
. Ainsi de la participation de Degas aux Salons de 1865 à 1870, passée sous silence par Mirbeau (voir Pierre Michel,
Combats esthétiques
, Séguier, 1993, t. I, p. 80, note 2). La question de la sincérité de l’artiste et del’idée qu’il se fait de soi entraîne Valéry aussi dans de remarquables développements (DDD,
loc. cit 
., pp. 90-91).
3
. Dans le récit de 1892-1893,
 Dans le ciel 
, le visage de Van Gogh semble plutôt fonctionner comme un paradigme de l’artiste symboliste.
4
. « Degas »,
 La France
, 15 novembre 1884, repris dans
Combats esthétiques
, Séguier, 1993, t. I, p. 77.
 
Mirbeau ne donnera pas l’opportunité de se velopper. Pour l’heure, ce n’est pasexclusivement, en effet, sur le mode imagé, que, non seulement l’existence de l’œuvre d’art,mais aussi la réalité de l’artiste, ressortissent à la mathématique des grandeurs discontinues.L’œuvre évolue dans un espace résolument placé sous le signe de la « discrétion » : entre êtreou n’être pas, la création obéit à la loi du tout ou rien, et ignore superbement la postureintermédiaire
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pour opter pour l’alternative suivante : le sentiment profond de réussite, sinonrien.Valeur discontinue de l’œuvre
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; caractère discret de l’artiste, au sens relationnel et par surcroît mathématique, selon Valéry. En filigrane de la figure de Degas, le visage du poète, leMaître, Mallarmé, écartèle le paradigme du créateur valéryen selon deux pôles antagonistes :le « voulu
dur de Degas
» s’oppose irréductiblement au «
caractère
voulu
 
»
7
de Mallarmé, lecaractère de «
 spartiate
, [de]
 stoïcien,
[de]
 janséniste artiste
»
8
de celui-là à « [la]
 grâce
, [la]
 patience
, [la]
courtoisie véritablement exquises
» de celui-ci. Après Narcisse, Janus incarnesans conteste l’une des figures emblématiques du créateur. Mirbeau pressentira lui aussi lesressources nombreuses du mythe, en mettant en scène Lirat, initiateur, être double, gardiendes portes
9
.
Vers la structure : ligne, figures et synthèse
.
Il n’aurait pas déplu à Valéry, ce Degas peint par Mirbeau, chez qui «
tout découlemathématiquement 
[...]
de cette première ligne et de cette première figure
»
. Le texte critiquese réalise là comme une expérimentation, un test grandeur nature, une modélisation de lathéorie de l’art, qui impose les règles de l’induction comme mode de lecture pertinente del’œuvre, et, par voie de syllogisme, fait du mépris dont il souffre le signe de la valeur del’objet comme de l’homme. De l’idéal mathématique comme voie d’une élucidation de l’actecréateur : Degas extrait «
d’une forme la pure essence
», est passé maître dans l’art
5
. «
 La peinture
», fait-il dire à Lirat, «
comprenez-vous ? On travaille pour deux ou trois amis vivants, et  pour d’autres qu’on n’a pas connus et qui sont morts.
[...]
 Le reste...Eh bien ! quoi le reste ?... c’est  Bouguereau
. »,
 Le Calvaire
, Mercure de France, 1991, p. 118 – les conversations de Degas rapportées par DanielHalévy attestent la même allergie acrimonieuse du peintre des
 Danseuses
à l’endroit de Bouguereau («
 Arrivé,qu’est-ce que ça veut dire ? On l’est toujours, on ne l’est jamais, – quoi, arrivé ? C’est être sur un mur à côté d’une dame de Bouguereau et du marché d’esclaves de Toto Giraud ? Je n’en veux pas.
», in
 Degas, Lettres
,Paris, Grasset, coll. Les Cahiers Rouges, 1945, p. 273). Concernant cette spécificité de l’évaluation quantifiablede la médiocrité esthétique, Mirbeau excelle à multiplier les variations sur le thème : «
un peintre qui n’a jamaisété qu’un peintre ne sera jamais que la moitié qu’un artiste
. »
6
. Et des motifs et visées esthétiques, conviendrait-il d’ajouter. Exemple du Nu, selon Valéry, qui«
n’avait en somme que deux significations dans les esprits : tantôt, le symbole du Beau ; et tantôt, celui del’Obscène.
», DDD,
loc. cit 
., p. 84.
7
.
 Degas. Danse. Dessin
., pp. 50-51.
8
. DDD,
loc. cit 
., p. 18.
9
. Si Degas «
a des planchers admirables
» (DDD,
loc. cit 
., p. 74), Mirbeau, lui, excelle à rendre toute laforce symbolique de... la porte. Il reste une belle étude à faire portant sur ce motif de l’ouverture, tantôt quel’artiste choisit de franchir, tantôt à la limite de laquelle il demeure. Non seulement dans
 Le Calvaire,
récit duseuil infrangible : «
 Je
[...]
m’arrêtai devant la porte de l’atelier... Et cette porte me parut effrayante.
» ;
op. cit 
., p. 181 ; «
 Lorsque la porte se referma, il me sembla que quelque chose d’énorme et de lourd se refermait sur mon passé,
[...]
je demeurai là, hébété, les bras ballants, les yeux ouverts démesurément sur cette porte fatidique, derrière laquelle une chose venait de finir, une chose venait de mourir 
», p. 185 ; lire aussi pp. 122,140, 156, 332, 334... Mais surtout à travers
 Dans le ciel 
, qui se referme sur l’impuissance du narrateur d’ouvrir la porte derrière laquelle est étendu le corps de Lucien, cependant que se tourne l’ultime page.
10
. « Degas »,
op. cit 
., p. 75.

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