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Revue de l'histoire des religions

Le problème de René Guénon ou Quelques questions posées par


les rapports de sa vie et de son œuvre
Jean-Pierre Laurant

Résumé
L'œuvre de René Guénon a provoqué couramment deux types de réactions : soit les faiblesses et les contradictions de
l'argumentation enlevaient toute signification à la pensée, soit la vie et l'œuvre illustraient, conformément aux besoins de notre
temps, la Vérité une et acquise par Guénon dès son adolescence. Notre propos est de montrer les liens étroits existant entre
l'évolution de la vie et l'élaboration de la pensée. Différents cercles de « moi » se sont constitués dans le temps autour du
Guénon des sociétés occultistes (1905-1912), du catholicisme (entre 1912 et 1927), de la Franc-Maçonnerie, de l'Hindouisme,
de l'Islam (surtout de 1930 à sa mort en 1950) ; une étude critique peut permettre de définir leur point de recoupement et, de ce
« lieu commun », saisir la réalité profonde de la démarche guénonienne. Les textes inédits ou peu connus de la période 1906-
1912, les témoignages de ceux qui l'ont connu à Paris jusqu'en 1930, enfin les réponses écrites données du Caire aux
questions de ses lecteurs apportent déjà, en les confrontant à l'œuvre publiée, des précisions non négligeables.

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Laurant Jean-Pierre. Le problème de René Guénon ou Quelques questions posées par les rapports de sa vie et de son œuvre.
In: Revue de l'histoire des religions, tome 179, n°1, 1971. pp. 41-70;

doi : 10.3406/rhr.1971.9664

http://www.persee.fr/doc/rhr_0035-1423_1971_num_179_1_9664

Document généré le 03/05/2016


Le problème de René Guenon
ou
Quelques questions posées
par les rapports de sa vie et de son œuvre

L'œuvre de René Guenon a provoqué couramment deux


types de réactions : soit les faiblesses et les contradictions de
l'argumentation enlevaient toute signification à la pensée, soit
la vie et l'œuvre illustraient, conformément aux besoins de notre
temps, la Vérité une et acquise par Guenon dès son adolescence.
Notre propos est de montrer les liens étroits existant entre
l'évolution de la vie et l'élaboration de la pensée. Différents cercles de
« moi » se sont constitués dans le temps autour du Guenon des
sociétés occultistes (1905-1912), du catholicisme (entre 1912 et
1927), de la Franc-Maçonnerie, de l'Hindouisme, de l'Islam
(surtout de 1930 à sa mort en 1950) ; une élude critique peut
permettre de définir leur point de recoupement et, de ce « lieu
commun », saisir la réalité profonde de la démarche guénonienne.
Les textes inédits ou peu connus de la période 1906-1912, les
témoignages de ceux qui l'ont connu à Paris jusqu'en 1930,
enfin les réponses écrites données du Caire aux questions de ses
lecteurs apportent déjà, en les confrontant à l'œuvre publiée,
des précisions non négligeables.

Paul Ghacornac, directeur de la Revue Eludes


traditionnelles, où (iuénon écrivit, et qu'il inspira pendant près de
vingt ans, a présenté dans son livre : La vie simple de René
Guenon, paru en 19581, l'ensemble de l'œuvre comme une
formulation au long de sa vie, en fonction de l'évolution du
monde et de ses possibilités « d'écoute », de la doctrine
traditionnelle telle que des Orientaux, entre 1905 et la fin de 190S
au plus tard2, la lui auraient transmise par tradition orale.

1) René Guenon est mort nu (laire le 7 janvier 1951.


2) Ne à Blois le 15 novembre 18«6, c'est entre sa 19e et sa 24e armée
qu'auraient eu lieu les rencontres décisives ; fluénon était à Paris depuis octobre 1901.
42 REVUE DE L'HISTOIRE DES RELIGIONS

Chacornac fait en cela écho à ce que Guenon a pu affirmer de


la si<xni fication de son œuvre et do son rôle. Chaque artiele
nouveau est une réponse à une demande d'éelaireissement
ou à une réaction d'incompréhension ; chaque contact pris
avec une famille intellectuelle ou religieuse, un mouvement
initiatique, s'ordonne à une mission. Vie et œuvre sont
conçues comme une expression définitive de la vérité
contenant dès l'origine l'idée vraie et la règle de vie ; elles ne
progressent pas l'une par l'autre mais reflètent
simultanément un état. Ce caractère est affirmé de manière
particulièrement nette dans ces lignes de M. M. Valsan1 : « II convient
de préciser en l'occurrence que le privilège spécial qu'a cette

Elève de mathématiques spéciales au College Rollin après des études secondaires


faites à Blois, il (levait abandonner l'année suivante la préparation aux Grandes
Ecoles. Guenon a irardé le silence sur l'identité de « ses maîtres » et la date de
leurs rencontres, se contentant de railler ceux qui apprenaient les lantrues à
coup de grammaire et de dictionnaire et montrant volontiers une peinture
■'médiocre) représentant une Hindoue « femme de son guru » ; M. Préau par
exemple a pu voir ce tableau, Paul Chacornac en parle p. 64 de, La vie simple de
René Guenon. M. Л. Préau dans le n° .'524 des Cahiers du Sud a avancé
l'hypothèse selon laquelle Guenon aurait considéré comme des Orientaux authentiques
le peintre suédois I. G. Agueli, en Islam AbduI-IIadi, qui lui transmit en 1912 la
Bnrakak du sheikh Abder Rahman Elish el Kébir, que Guenon ne rencontra
vraisemblablement jamais, ainsi que ses collaborateurs de La gnose: Léon (Iharn-
prenaud : Abdul Hacq et Albert de Pouvourville : Matsrioi, qu'il appelle dans cette
revue : « Notre maître. » Matffioi lui aurait transmis l'initiation taoiste qu'il
reçut lui-même au Tonkin « du maître des sentences ». M. R. Maridort, dans la
courte notice biographique ajoutée à la réédition de 1970 du Symbolisme de la
Croix, insiste au contraire sur le contact direct qu'il aurait eu avec le fils du maître
des sentences qui fit un séjour à Paris.
M. J. Reyor a opposé à M. Préau dans un article intitulé « Les maîtres de
René Guenon » certaines déclarations de Guenon lui-même : « Nul autre que
nous-même n'a exposé des idées orientales authentiques », écrivait-il dans
La crise du monde moderne, p. 119 (éd. 1946), phrase écrite du vivant de Matgioi
qu'il rencontrait encore chez Gary de Laroze et le fait que ses premiers articles
doctrinaux parus dans La gnose dès 1911 et qui formeront notamment des
chapitres de L'homme et son devenir selon le Vedanta se rapportent à la tradition
hindoue et non pas à l'Islam ou au Taoisme. « Notre maître » serait de pure
courtoisie. Par ailleurs, M. Reyor renvoie à l'article de R. Guenon paru le 29-1-1914
dans La France anlimaçonnique : « L'éniyme » où celui-ci assimilait les supérieurs
inconnus de la Franc-Maçonnerie à des manifestations, sous les traits de tel
ou tel personnage indifférent, d'envoyés, d'un centre ayant conservé le dépôt
spirituel primitif ; il souligne enfin que l'on ignore l'origine des connaissances de
tous ceux qui, en Occident, ont exposé des idées comparables à celles de Guenon.
Il est d'ailleurs fort probable que Guenon ait rencontré des Hindous, ne
serait-ce que celui ou ceux qui lui ont fourni sa documentation sur l'action de
la Société théosophique aux Indes (livre paru en 1921).
1) Eludes traditionnelles, numéro spécial consacré à René Guenon,
novembre 1951 : « Le sort de l'Occident », p. 217.
LE PROBLÈME DE RENÉ GUENON 43

œuvre de jouer le rôle de eritère de vérité, de régularité et


de plénitude traditionnelle devant la civilisation occidentale
dérive du caractère sacré et non-individuel qu'a revêtu la
fonction de René Guenon. L'homme qui devait accomplir
cette fonction fut certainement préparé de loin et non pas
improvisé. Les matrices de la Sagesse avaient prédisposé et
formé son entité selon une économie précise, et sa carrière
s'accomplit dans le temps par une corrélation constante entre
ses possibilités et les conditions cycliques extérieures. »
À l'opposé, pour le Pr Sylvain Lévi1 auquel Guenon
proposa son Introduction générale à Г étude des doctrines
hindoues comme thèse de doctorat, le rapport établi entre
la vie et le savoir est vide de signification et la méthode celle
d'un autodidacte : « II entend exclure tous les éléments qui
ne correspondent pas à sa conception (Bouddhisme et
Protestantisme)... tout est dans le Vedcmla... il fait bon marché de
l'histoire et fie la critique historique... il est tout prêt à croire
à uni! transmission mystique d'une vérité première apparue
au génie humain dès les premiers âges du monde... »
Cependant entre les premiers textes de 1908-1909 et les
réponses qu'il donna vers 1945-1950 aux questions
provoquées par ses articles et ses livres on peut voir une évolution
très nette dans l'argumentation, la précision du vocabulaire
est acquise peu à peu et des changements de position
remarquables sur le rôle des religions notamment. L'évolution de
la pensée suit le rythme des grandes étapes de la vie de René
Guenon ; parti des écoles occultistes, inlluencé par Saint- Yves
d'Alveydre, Matgioi-Pouvourville, Champrenaud, il chercha
ensuite, de 1912 à 1927, entre son mariage et la mort de sa
femme très catholique, du côté de l'Eglise romaine, en laquelle
il reconnut alors une forme traditionnelle authentique à la
lumière de la connaissance des doctrines orientales,
particulièrement du Vedanla. En même temps il prit contact avec

1 Rapport de Sylvain Lévi au doyen Brunot motivant le refus de la thèse de


doctorat de Honé (luénori, l'.lll) ou 1920.
44 REVUE DE L'HISTOIRE DES RELIGIONS

l'Islam par l'intermédiaire du peintre suédois Ivan Agueli


ou Abdul-Hadi1. Le départ en Egypte en 1930 où il vécut
en musulman jusqu'en 1950 acheva pour lui l'unité de la
vie, de la vie religieuse et de la spiritualité, mais en même temps
la recherche continuait au niveau des définitions doctrinales,
en fonction des ouvertures que les circonstances pouvaient
créer à son œuvre.
Cependant, par-delà la juxtaposition des images données
par la vie et l'œuvre au cours des années, certaines constantes
se distinguent, un mode de pensée se dégage.
L'étude systématique des éléments qui composent les
principaux thèmes abordés, de ce que Guenon choisit comme
significatif à un moment donné de sa vie et des rapports
qu'il établit entre eux peut permettre une approche de ce
mode de pensée. Dans les relations toujours renouvelées
entre une intuition absolue du vrai et une argumentation
souvent insuffisante résident à la fois le sens de la pensée et
les problèmes de méthode que l'on peut poser à son propos.

Avant d'aborder les thèmes majeurs de la pensée, la


première question posée est de définir l'idée que Guenon avait
de sa propre mission. Elle entraîne d'une part celle de
l'aboutissement naturel de l'œuvre : où trouver cadre et règle de
vie quand on accepte la direction spirituelle de la pensée ?
D'autre part l'appréciation de la valeur exemplaire de sa
vie.
Entre ses vingt et une et vingt-sixième années, de 1906
à 1912, René Guenon fréquenta l'Ecole hermétique de Papus
et les loges martinistes qu'il contrôlait, « Humanidad » et
« Melchissedec » ; après le Congrès spiritualiste et maçonnique
de 1908, où il rencontra le patriarche gnostique Fabre des
Essarts (Synesius), il devint évêque à son tour sous le nom
de Palingenius et fonda en juin 1909 La gnose, organe de
l'Eglise gnoslique universelle, qui vécut un peu plus de deux

1) Voir P. Ciiacornac, déjà cité.


LE PROBLÈME DE RENÉ GUENON 45

ans. En même temps il prenait contact et bientôt collaborait


à la revue catholique La France aniimaçonnique de Clarin
de La Rive (ses articles étaient signés : « le Sphinx ») tout en
se faisant admettre en 1912 à la Loge Thebah de la Grande
Loge de France1. Cette soif d'informations est accompagnée
d'un besoin d'action qui le fit participer à des congrès, des
scissions, des prises de pouvoir (il réorganisa en 1908 un
Ordre du Temple), alimenter des polémiques2. Paul Chacornac
ne pense pas qu'une formation ait suivi l'information, Guenon
étant déjà en possession de ses connaissances : « (Son) attitude,
en cette période 1906-1909 était donc parfaitement naturelle,
et devait, dans l'avenir, se révéler « providentielle » puisqu'elle
a permis que d'autres, après lui, évitent de s'engager dans
des voies sans issue et d'y perdre au moins leur temps »3.
Ainsi envisagée l'enquête est à sens unique, destinée
seulement à porter un jugement par rapport à la mission. Il reste
que si les motifs de son rejet do l'occultisme n'ont fait que se
confirmer et se préciser dans l'avenir, le langage qu'il tient
alors est double, certains traits définitifs de l'œuvre
apparaissent effectivement mais en même temps son expression
et, par là, une partie de sa pensée s'identifient à la mentalité
des groupes auxquels il s'opposait. Ce qui complique la ques-

1) Id., p. .'H à 41. Ses fréquentations correspondent alors à son activité :


A. Thomas, Albert de Pouvourville, Léon Champrenaud, Patrice Genty...
Peut-être encore l'abbé Gombault, du diocèse de Blois qui s'intéressait beaucoup
au spiritisme et qui écrivit sur les apparitions de la Vierge à Tilly-sur-Seule.
René Guenon l'avait connu plus jeune et subit son influence. En dehors, bien
entendu, des contacts qu'il pouvait avoir avec des Orientaux. On peut également
faire état de certaines lectures : Saint- Yves d'Alveydre, Frédéric de Rouî.e-
mont (Le peuple, primitif, Vâge du bronze), Frédéric Portal (Des couleurs
symboliques), l'abbé Jalabert (Le catholicisme avant Jésus-Chrisl), etc.
2) La France aniimaçonnique, '27 avril 1911, lettre de Palinirenius (contre
Devillère, pasteur smostique) ; 31 août 1911, lettre de Palinirenius (contre
Albert Jounet;. Ces polémiques continuèrent jusque 1914 : 19-3-1914 : « Monsieur
Nicoullaud récidive » ; Charles Nicoullaud, astrologue, était l'inspirateur de la
Revue internationale des Sociétés secrètes de Mpr Jouin ; 30-4-1914 : « Réponse du
Sphinx à Bord » ; 7-5-1914 : « Dernière réponse à G. Bord ». La polémique avec
la R.I.S.S. reprit dans Le voile d'Isis et les Etudes traditionnelles et dura jusqu'à
sa disparition en 1939. Une partie de L'erreur spirile publiée en 1923 et du
Théosophisme, histoire d'une pseudo-religion est constituée par l'expérience de
la mentalité de ces milieux acquise avant la «ruerre de 1914.
3) P. Chacornac, ibid., p. 33.
46 REVUE DE L'HISTOIRE7 DES RELIGIONS

tion de- l'exemplarité dans la mesure où leur mentalité


comportait bien des éléments « antitraditionnels ». Par.
ailleurs, dans l'Ordre du Temple et, à un degré moindre, dans
l'Eglise gnostique, Guenon se posait en chef de groupe
initiatique, ce qu'il ne fera plus par la suite.
La « reviviscence » de l'Ordre du Temple se produisit dans
les premiers mois de 1908 ; Paul Ghacornac la raconte ainsi1 :
« Plusieurs membres de l'ordre martiniste réunis dans un
hôtel au; 17, rue des Canettes.... obtinrent certaines
communications en écriture directe. Or, un certain jour, ils reçurent
l'ordre1 d'y amener Guenon. Dans les communications qui
suivirent... l'entité qui ; se manifestait enjoignit aux
assistants de fonder un « Ordre du Temple» dont Guenon devait
être le chef. » Mais les circonstances de la formation de l'Ordre
sont plus développées dans un' manuscrit inédit de Paul
Vulliaud2 qui rapporte une note d'information anonyme :
« Mais par l'écriture on< constate qu'elle est de la. main de
T... », vraisemblablement Teder, vénérable de la Loge « Huma-
nidad » qui «devint loge-mère de ce rite de Memphis-Misraim
au Gongrèsde juin 1908 dont nous avons parlé3. Guenon se
posa en rival en recrutant dans la loge martiniste « Melchis-
sedec » les membres de son Ordre du Temple. Voici l'analyse
qu'en donne Paul Vulliaud : « En 1908 on forma une loge qui
se prétendit martiniste. Ses membres se comptaient au
nombre de vingt et un, voici les initiales de leur nom : R. G...
(on reconnaît notamment V. Blanchard et Desjobert, Fugai-
ron, Alberic Thomas qui collabora à La gnose, Patrice Genty).
Qu'en était-il exactement de ces initiés ? Nous n'avons, pour

1) Ibid., p. 34,35.
2) Fonds Vulliaud, bibliothèque de l'Alliance israélite universelle ; une
analyse portant sur une partie de l'ouvrage a été faite par M. Robert Amadou
dans L'initiation', elle se compose de correspondances ou notes inédites sur
Willermoz, Geille, Saint- Yves d'Alveydre, Papus et l'abbé .1. A. Petit, le passage
sur l'Ordre du Temple de Guenon se trouve p. 100 et 101.
3) René Guenon se plaignit d'ailleurs, des années plus tard, d'être victime
d'attaques psychiques venant de Teder, du Patriarche gnostique J. Bricaud et
de Guillebert des Essarts, collaborateur de la Revue internationale des Sociétés
secrètes. Cette forme de « manifestation du mal » a tenu une grande place tant
dans sa vie que dans sa ■ pensée.
LE PR0I5LÈME DE RENÉ GUENON 47

le savoir, qu'à lire le rapport très explicite adressé au Dr Papus,


grand-maître du Martinisme. Or, sur l'ordre de Ch. B...,
G... devait s'emparer de toutes les adresses martinistes.
L'Ordre de G..., telle est la désignation du groupe d'après
le nom de son chef, était fondé sur l'idée de la vengeance
templière, avec Weishaupt pour modèle. Le rapport insiste
sur le fait que Saint-Yves d'Alveydre ne voulait pas entendre
parler de ce genre de vengeance. Pourtant c'est sur son
Archeomèlre que l'ordre de G... prétendait s'appuyer pour
soutenir son templarisme. G... se disait un templier réincarné.
On estime ensuite que dans le nombre des affiliés à cette
loge, il y en a qui sont simplement des dupes : ceux qui ne
connaissent que le rituel. Mais il y en a d'autres qui ont
assisté à de soi-disant séances spirites à la fin desquelles,
le 23 février 1908, a été élaboré ce rituel. C'est dans les comptes
rendus de telles séances que le but secret de l'ordre est
évident. On en conclut que les martinistes qui y ont été attirés
ont été trompés. Les conjurés cherchaient à atteindre Papus
aussi complètement que possible. Des maçons du Rite
espagnol jurèrent fidélité à G... ; dans la loge que celui-ci dirigeait,
on enseignait qu'aucun culte ne doit avoir la supériorité sur
un autre. Et l'on s'y efforçait, contradictoirement, d'y «
introniser l'Eglise gnostique ». De plus, les adversaires de Papus
s'évertuaient à faire mettre en sommeil la Loge « Humanidad ».
Teder fit mettre en accusation devant la Loge «
Humanidad », qu'il dirigeait, Guenon, Desjobert et Blanchard qui
furent exclus. Mais Blanchard se désolidarisa bientôt des
autres et fit amende honorable dans « Г Initiation» où il publia
en juin 1909 la lettre qu'il envoya à Guenon1 :
« Je n'hésite pas à avouer publiquement que, durant
plusieurs mois, j'ai fait partie de l'Ordre du Temple rénové par
les FF : R. G..., T..., D... et F... Hélas ! j'étais loin de penser
que certains membres du Comité directeur — auquel j'appar-

1) Philippe Encausse, Sciences occultes ou vingl-cinq années ďoccullisme


occidental, Papus, sa vie, son œuvre, éd. O.C.I. A., 1949, p. 63 et 64.
48 REVUE DE L'HISTOIRE DES RELIGIONS

tenais moi-même — poursuivaient dans l'ombre un but


absolument contraire aux intérêts supérieurs et à la saine
vitalité de la Franc-Maçonnerie et du Martinisme... Sachant
aussi que le corps des officiers de l'Ordre du Temple est
gravement contaminé par la présence dans son sein de deux
membres d'un Tiers Ordre romain. »
Victor Blanchard refusait de « pactiser avec les farouches
exploiteurs du sentiment religieux ». Guenon n'ayant pas
répondu, il lui fut envoyé une lettre recommandée : « Ayant
acquis la conviction que le camp templier de Paris n'est
qu'une création de quelques membres du Grand Orient alliés
aux Jésuites... »
Certes la note de T... est diffamatoire et les noirs desseins
de Guenon ne paraissent pas évidents du tout ; il reste que
l'écriture automatique chère aux spirites, la référence à
Weishaupt, à la vengeance templière, enfin la réaction de
Victor Blanchard cherchant partout le complot des Jésuites
appartiennent au décor habituel des querelles de sociétés
secrètes du xixe siècle finissant. Paul Chacornac1 justifie son
attitude en ces termes :
« S'étant convaincu que les organisations occultistes ne
détenaient aucun enseignement sérieux... (R. G...) songea
à grouper les membres les plus intéressants de ces
organisations... ajoutons que Г « Ordre du Temple » qui n'eut qu'une
existence éphémère, aurait pu constituer un groupe d'études
du genre de ceux dont l'auteur d'Orient et Occident devait
plus tard envisager les possibilités. » M. Michel Valsan2,
quant à lui, attribue cette tentative à une action spirituelle
directe : « Nous avons d'ailleurs certaines raisons de penser
que Guenon savait par lui-même quelque chose sur les
possibilités de ce genre, car, à ses débuts, certaines tentatives
se sont produites, à partir d'interventions de l'ancien centre
retiré de « La tradition occidentale » (il s'agit, très vraisem-

1) P. Chacornac, ibid., p. 34 et 36.


2) M. Valsan, déjà cité, p. 250.
LE PROBLÈME DE RENÉ GUENON 49

blablement, de l'Ordre du Temple que M. Valsan désigne


quelques lignes plus loin).
Cette référence à l'illuminisme n'est cependant pas isolée :
le 22 février 1909 dans L'Acacia, Guenon, Desjobert et
Blanchard publièrent une lettre-réponse à un article d'O. Pontet
qui déclarait irrégulier le rite de Memphis Misraïm, et
dénonçait dans le Congrès spiritualiste et maçonnique de juin 1908
une sorte de mystification montée par Papus et Theodor
Reuss depuis Berlin1 : « Nous sommes de bons et légitimes
maçons... un autre reproche qui nous cause le plus profond
étonnement c'est celui d'être les auxiliaires du cléricalisme,
ou même des cléricaux déguisés ; nous ne nous en serions
jamais doutés, nous qui ne comptons plus les
excommunications lancées contre nous par la sainte Eglise romaine, ce
dont nous nous faisons gloire d'ailleurs. C'est contre nous
que les cléricaux répandent chaque jour les pires calomnies,
qu'ils rééditent sans cesse les fantastiques récits propagés
par cette colossale fumisterie que fut : « Le Diable au xixe
siècle... », ce que le cléricalisme et la réaction sous toutes ses
formes redoutent par-dessus tout, ce sont les maçons qui se
rattachent à la tradition de l'illuminisme... » Le texte se
termine par le rappel de L.-Cl. de Saint-Martin, père de la
formule : « Liberté, Egalité, Fraternité. »
Dans La gnose, en 191 12, Guénon-Palingenius tenait
également un langage où le rationalisme était loin d'être
considéré comme responsable de robseureissementintellectuel :
le préjugé classique qu'il dénonça ensuite comme ayant
engendré une vision anthropomorphique du monde : « Nous
avons déjà dit que, pour nous, le Grand Architecte de
l'Univers constitue uniquement un symbole initiatique, qu'on doit
traiter comme tous les autres symboles, et dont on doit, par

1) (). Pontet, Les contrefaçons de la Maçonnerie, L'Acacia, vol. I, 1909 ;


après la réponse de Guenon, Desjobert et Blanchard, O. Pontet conclut
brutalement en les traitant de « fro<ros de Papus » et de « fantoches ».
2) La gnose, juillet-août 1911. Palingenius : « A propos du Grand Architecte
de Г Travers », repris in Eludes sur la franc-maçonnerie el le compagnonnage,
t. II, p. 273.
50 REVUE DE L'HISTOIRE DES RELIGIONS

conséquent chercher avant tout à se faire une idée rationnelle ;


c'est-à-dire que cette conception ne peut rien avoir de
commun avec le Dieu des religions anthropomorphiques qui est
non seulement irrationnel mais antirationnel. »
A la Loge Thebah, le 4 avril 1912, Guenon aurait tenu
encore un langage inattendu ; il se demandait : « Si tous les
landmarks ont bien le sens que veulent lui donner certaines
grandes Loges et s'il ne conviendrait pas d'appliquer plutôt
l'esprit que la lettre. Un Landmark aux dires des Grandes
Loges anglaises oblige de prêter serment sur la Bible ; (il)
pense qu'il serait plus conforme aux Constitutions d'Ander-
son, qui proclament la nécessité de l'obéissance aux lois
morales, de faire prêter serment sur un livre de celles-ci,
toutes les croyances seraient ainsi représentées et le serment
n'en aurait que plus de valeur1... »
Mais, en même temps, des comptes rendus de séances de
l'Ordre du Temple montrent, à côté d'influences très fortes
de Saint- Yves d'Alveydre et de Matgioi, une orientation de
pensée nettement établie ; beaucoup de sujets abordés ont
été repris dans ses articles et livres et, parfois, le titre de
l'article ou du chapitre figure déjà2. A la première conférence,
le vendredi 6 mars 1908, il fut traité de : « 1° La parole perdue3 ;
2° Les origines du langage, l'alphabet Watan et ses dérivés :
Asoth Aum4 ; 3° Alphabets phénicien, grec, latin ; 4°
Traditions solaires et lunaires, le Symbolisme des couleurs5 ;
5° Année solaire, Grande Année. L'Archéomètre et les
origines de la race rouge6, le nom des mois et des jours ; 6° Corres-

1) dompte rendu du secrétaire de la Loire Thebab, Grande Lojie de France,


séance du 4 avril 1912 ; ce compte rendu vient d'archives privées, l'authenticité
en est très probable.
2) Deux comptes rendus de séances, lre conférence du 6-3-1908 et 14e
conférence, non datée, extraits de papiers de Patrice Genty ; le ton « inspiré » de ces
séances a frappé le transcripteur.
3) R. Guenon, Parole perdue et mots substitués, in Eludes traditionnelles,
juillet-décembre 1948 repris in Eludes sur la franc-maçonnerie e.l le
compagnonnage, t. II, p. 26. Les renvois à l'oeuvre publiée de Guenon ne sont que ties
exemples, et non une analyse des thèmes.
4) Voir Saint- Yves d'Alveydre.
Г») Voir F. Portal, Les couleurs symboliques, 1857.
6) Voir Saint- Yves d'Alveydre, Uarchéomèlre.
LE PROBLÈME DE RENÉ (UJÉNON 51

pondance des lettres du Watan avec les signes de Terre et


d'Eau ; 7° Symbolique des nombres, valeur numérale des
lettres ; 8° Unité et Multiplicité, les trois plans de l'Univers ;
9° Etre et non-Etre, la suite des nombres, les nombres négatifs1 ;
10° Action et réaction concordantes, la Délivrance2 ; 11° Caïn
et Abel3, les deux aspects du nom de Sheht, le Symbolisme
du serpent, petits et grands mystères4 ; 12° Les trois mondes
et les trois sens des livres sacrés ; 13° Symbolisme de la
croix. Sceau do Salomon, étoile flamboyante et lettre G.5 ;
14° Le symbolisme de la Croix, correspondances heures et
points cardinaux, la vision d'Ezéchiel, le double courant de
la force universelle ; 15° Application de la division du cercle
par la croix aux degrés do la maçonnerie symbolique ; 16°
Correspondances planètes tempéraments - notes musicales - jours
do la semaine - couleurs - métaux, rapports du septénaire,
du duodenaire et du quaternaire ; 17° Les deux courants de
la force; universelle, infini et « infini mathématique » haut et
bas, les trois dimensions6 ; 18° Division du cercle par la croix
appliquée aux plans de la lune. Manvantara, Grande Année,
les races ; 19° La nécessité des sept races ; 20° Symbolisme de
la croix ; 21° Symbolisme du serpent, cycle mensuel et
hebdomadaire - symbolisme numéral ; 22° Ibid. ; 23° Ibid., Etre
et non-Etre ; 24° Ibid., les noms divins ; 25° Ibid., étude de
racines hébraïques de noms désignant des aspects du Verbe ;
26° Ibid. ; 27° Ibid., Passage sur le nom d'Allah ; 28°Bereschit ;
29° Commentaire du 1er verset de la Genèse ; 30° Ibid., Pierre

« Etre1) Repris
et non-Etre
notamment
» formedans
le chap.
L'homme
Ill des
et son
Etalsdevenir
multiples
selondeleГ être
Vedanla
(1932)(1925),
; Les
principes du calcul infinitésimal (1946), à partir d'articles de La gnose, en 1909-
1911.
2) Matîhoi, La voie rationnelle, ch;\\). V ; « La délivrance finale », chap. XXIII
de L'homme et son devenir selon le Vedanla.
3) Repris dans Le règne de la quantité et le signe des temps ( 194Г>}, chap. XXI,
Caïn et Abel, Le voile d'Isis, janvier 1932.
4) Sheht, dans Le voile d'Isis, octobre 1931, repris dans Symboles
fondamentaux de la science sacrée, p. 157.
Г>) Repris notamment dans La Grande Triade, chap. XV ; La lettre (r. et le
Swastika, dans Eludes traditionnelles, juillet-août 1950, repris dans Symbol, fond,
de la se. sacrée, p. 137.
fi; Principes du calcul infinitésimal déjà cité .
V>1 REVUE DE L HISTOIRE DES RELIGIONS

noire et Pierre cubique1 ; 31° Suite à propos du 1er verset,


identité tradition hébraïque et tradition hindoue : Brahma
et Para-Brahma, la Trinité2 ; 32° Suite ; 33° Suite, Etats
multiples de l'Etre ; 34° Suite, Atma et Atome, Mystère3 ;
35° Le Ciel et la Terre, l'Œuf du Monde. Eaux supérieures et
inférieures, Yin et Yang4 ; 36° Commentaire du 2e verset
de la Genèse, lre partie AUM et ses éléments constitutifs ;
37° 2e verset (lre partie) ; 38° Ibid. (2e partie) ; 39° Ibid.
(37e partie) ; 40° Swastika, les quatre Padas et le
monosyllabe sacré AUM, Etats multiples de l'Etre, la possibilité
universelle. Impossibilité de la réincarnation5 ; 41°
Représentation héliocoïdale des Etats multiples ; 42° Contre la
réincarnation ; 43° La dissolution du composé humain et ses
conséquences ; 44° Représentation hélicoïdale des cycles,
rapports des cycles entre eux, les Elohim ; 45° Indéfini et
Infini, Principes du calcul infinitésimal, le retour au Principe6.
L'abondance des sujets évoqués en une seule séance
suppose qu'il s'agissait plutôt de titres ou de propositions
de travail. Le second compte rendu porte sur la 14e et la
18e conférences, le ton en est très différent :
« 14e conférence.
« La race blanche est apparue au nord sur le continent
hyperboréen. La race jaune à l'Orient, sur le continent
Pacifique, la race noire au sud, dans la Lémurie, la race rouge à
l'Occident, dans l'Atlantide.
« Taureau В = eau = enfance = lymphatique = hiver
« Aigle J — air = jeunesse = nerveux = printemps

1) Pierre noire et pierre cubique, in Etudes traditionnelles, décembre l'J47,


repris dans Symboles fond, de la se. sacrée, p. 309.
2) La Trimurti référence dans La Grande Triade, chap. Ier.
3) Atma et Om, in L'homme et son devenir selon le Vedanla, chap. XVI
et XVII.
4) La Grande Triade, chap. Ill et IV ; Le cœur et l'œuf du monde, La
caverne et l'œuf du monde, dans Eludes traditionnelles, février et mars 1938,
repris in Symb. fond, de la se. sacr., p. 231 et 235. Le thème des eaux supérieures
et inférieures est traité au chap. XII des Elals multiples de Vêlre : « Les deux
chaos. »
Г>) L'erreur spirile, 1923, chap. VI et VIL
6} « Indéfini et infini », chap. Ier des Principes du calcul infinitésimal.
LE PROBLÈME DE RENÉ GUENON 53

« Lion N = feu = viril = sanguin = été


« Homme R = terre = vieillesse = bilieux = automne. »

« 18e conférence.
« Grande année (période de précession des
Equinoxes) = 25 765 ans. La moitié (12 882) = durée de
l'évolution d'une race humaine terrestre. Manvantara = 432 000 ans.
« — Durée totale de l'humanité terrestre :
12 882 x 7 = environ 90 000 ans
« — Le cycle de 12 882 se divise en 7 sous-cycles de
1 840 ans eux-mêmes divisés en 3 périodes de 613 ans.
« Donc = 21 périodes pour durée totale d'une race -f- une
période de transition de 78 ans (mais pas à tenir en compte
pour durée totale de l'humanité, car dernière période d'une
race coïncide avec lre période d'une autre).
« Le déluge se produit à la fin de la 22e période.
« — La Terre n'est pas la seule planète physique où vivent
des êtres humains.
« A) L'origine de la race blanche, et par conséquent de
la première apparition de l'homme sur la terre doit être fixée
à 62 500 ans avant notre ère. La fin de cette race date de
49 618 ans avant notre ère (race В.).
« В) La race jaune : les premiers hommes de cette race
provenaient de l'air (planète Vénus) d'où : fils du Ciel,
écriture de haut en bas. Habitait le continent Pacifique, dont
ne reste que la Polynésie.
« Tradition ultérieurement reconstituée par Fo-Hi.
« Fin de cette race en 36 735 avant notre ère.
« C) Race noire. Lémurie. Tirée du feu. Ecriture de bas
en haut. Déluge en 23853 avant notre ère. Extension en
Afrique, sud de l'Asie, Pacifique, Europe, d'où nombreux
survivants.
« D) Race blanche, Atlantide (entre Afrique et Amérique).
Langue Watan : Amérique, Afrique du Nord, Europe, Egypte,
Inde. Déluge en 10370 avant notre ère. Restes : Antilles,
Canaries, Açores, îles du Cap- Vert.
Г)4 REVUE DE L'HISTOIRE DES RELIGIONS

« Tradition maintenue à l'état pur par les Egyptiens,


mélangée avec tradition noire en Inde et en Ghaldée, avec
tradition blanche en Europe.
« E) 5e race = blanche -f- rouge -f- noire. Fin en 1912
de notre ère (22e période de 1912 à 1990).
« F) Fusion de la race jaune avec la 5e race doit donner
la 6e. Disparition de l'Amérique (en tout cas majorité
Amérique du Sud) et Japon. Invasion des peuples de race jaune
en Europe et Amérique du Nord fin 14794.
« G) Fusion de la 6e avec reste de la race noire donnera
la 7e race qui durera jusqu'en 27677. »

Guenon n'aimait pas qu'on lui rappelle cet épisode de sa


vie. Les articles parus dans La gnose de 1909 à 1912 sont
marqués de la même ambivalence. « La religion et les
religions », sept.-oct. 1909 et mai 1910, développait le thème
cher à Matgioi de « l'erreur métaphysique des religions à
forme sentimentale », mais on y trouvait aussi en mai 1910 :
« Remarques sur la notation mathématique » ; juin : «
Remarques sur la production des nombres » ; juillet-août : Ibid. ;
janvier 1911 : « La Prière et l'Incantation »; février 1911 :
« Le Symbolisme de la Croix » ; septembre 1911 : « La
Constitution de l'Etre humain et son évolution posthume selon
le Vedanta »; oct. 1911 : Ibid. ; dec. 1911 : Ibid. ; janvier 1912 :
Ibid. ; février 1912 : Ibid. « L'enseignement initiatique » paru
dans le Symbolisme en janvier 1913 constitue un moment
intéressant de la précision de sa pensée ; le progrès, la
condamnation de toute dogmatique, une certaine minimisation des
rites s'y trouvaient encore, mais la perspective était plus
conforme à ce qu'il écrivit plus tard sur le même sujet : « II
(l'enseignement initiatique) n'est ni le prolongement de
l'enseignement profane, ni son antithèse. » Le symbole qui
est la base de sa transmission fait passer l'inexprimable. C'est
là le secret : « II n'y a pas d'autre mystère que l'inexprimable. »
Ainsi le secret initiatique est quelque chose qui réside bien
au-delà de tous les rituels et de toutes les formes sensibles...
LE PROBLEME DE RENE GUENON i)ï)

О qui n'empêche pas que ces formes aient pourtant, surtout


dans les premiers stades de la préparation initiatique. leur
rôle nécessaire et leur valeur propre provenant de ce qu'elles
ne font en somme que traduire les symboles fondamentaux...
Il est impossible qu'il y ait, pour deux individus différents,
deux initiations absolument semblables, même au point de
vue extérieur et rituélique... Les formes, même rituelles
doivent changer, ce qui concilie tradition et progrès, bien
que celui-ci soit relatif. L'enseignement et le rite ne sont que
formes et préparations au travail intérieur, donc il n'y a pas
de théorie systématique ou de formation dogmatique possible.
Vers 1912 une vie nouvelle s'ouvrit pour Guenon avec
son mariage, la rencontre de Clarin de La Rive qui contribua
à démasquer l'imposture de Léo Taxil1, celle de Noëlle
Maurice Denis-Boulet, en 1915, qui lui fit connaître les Pères
Peillaube et Sertillanges, Jacques Maritain ; il fréquentait
alors le cours de Milhaud, en Sorbonně, qui s'occupait de
philosophie des sciences, et préparait l'agrégation de
philosophie où il fut admissible2. N. M. Denis-Boulet le représente,
entre 1915 et 1921, comme un esprit curieux, sensible et très
humain, traduisant du sanskrit les Upanishads, Shankara-
charya, exaltant le Vedanla et vivant entre sa femme, sa
tante et son ami Pierre Germain dans un milieu très
catholique, ne parlant jamais d'Islam. L'image donnée reste
cependant partielle car Guenon cloisonnait soigneusement ses
relations. Il sortait beaucoup ; on le trouvait, par exemple,
dans le cercle que réunissait François Bonjean ; de 1926 à 1930
aux soirées du mercredi chez le Dr Tony Grangier où se
rencontraient F. de Pierrefeu et Mario Meunier. En même temps
son activité intellectuelle était intense et s'exerçait dans des
domaines variés : il publiait en 1921 L'introduction générale
à Vélude des doctrines hindoues et Le Ihéosophisme, histoire
d'une pseudo-religion ; en 1923, L'erreur spirile ; en 1921,

1) Paul Chacornac déjà cité, p. 60 à 80.


2) Souvenirs de N. M. Denis-Boulet dans La pensée catholique, 1962, noi 77-
78-79-80.
56 REVUE DE L'HISTOIRE DES RELIGIONS

Orient et Occident ; en 1925, L'homme: et som devenir selon


leVedanla et L'ésotérisme de Dante ; en? 1927, Le roi du monde
et La crise du monde * moderne ; en 1929;- A ulorilé ■ spirituelle
et pouvoir temporel et Saint Bernard. De 1912 à 1914, il
collabora • à La France aniimaçonnique ; en 1919-1920 àr la Revue
philosophique (introduit ; par. l'écrivain i catholique Gonzague
Truc) ; en 1921, . 1922: et 1923 à la Revue- de: Philosophie ;
en 1924 h La Revue bleue, à un débat organisé par les Nouvelles
littéraires1 et à* la revue * italienne Ignis, en 1925 à, Ignis,
ам-УоИе d4sis, au -Radeau (janvier) et au Bulletin paroissial
de saint François Xavier,, mais surtout ils publia em 1925,
1926 et 1927, une série d'articles de symbolisme très
importants dans Regnabit,, revue du Sacré-Cœur fondée par, le
i

P. Anizan2. Il faut ajouter à cela, en*1927, quelques articles


pour Le voile ďlsis, Vers V unité (mars 1927) ; La Revue
Hebdomadaire (22 janvier) et Aut Christ-Roi (mai-juin), revue du
Hierom de Paray-le-Monial. Beaucoup de; ces articles
constituaient ou constitueront . des chapitres de ses livres.
L'influence de la vie sur.l'œuvre est sensible de plusieurs
façons, en cette période 1912-1930; .tout ďaborď
l'argumentation et le langage se précisent aut contact de 'milieux plus
intellectuels ; l'idée de tradition par exemple qu'il reprit des
occultistes sous sa* forme antireligieuse fut profondément
transformée par lui. « II semble bien,, peut-on lire dans La

1) Débat organisé par F. Lefèvre, directeur des Nouvelles littéraires, à


propos du livre de Ossendowski, Bêles, hommes et dieux, contenant un passage
sur « l'Apartha », centre du monde où se trouve conservée la tradition
primordiale ; Grousset, Maritain, Ossendowski et Guenon y participèrent.
2) Le verbe et le symbole, janv. 1926 ; Le chrisme et le cœur, nov.-déc. l'J25 ;
Le Sacré-Creur et la légende du Saint-Graal, juillet-août 1925 ; La réformi; de
la mentalité moderne, juin 1926 ; L'idée du centre dans les traditions antiques,
mars 1926 ; Les signes corporatifs, févr. 1926 ; Les arbres du Paradis, mars 1926 ;
Le cœur rayonnant, avril 1926; L'Omphalos, juin 1926; Le cœur du monde
dans la Kabbale hébraïque, juillet-août 1926 ; Terre Sainte et cœur du monde,
sept. 1926 ; Considérations sur le symbolisme, nov.-déc. 1926 ; Le cœur et le
cerveau, janv. 1927 ; L'emblème du Sacré-Cœur dans une société secrète
américaine, mars 1927 ; A propos du Poisson, févr. 1927 ; Une contrefaçon du
catholicisme, avril 1927 ; Le cœur du monde dans les traditions..., mai 1927 ; Les
centres spirituels, l'article préparé ne parut pas. Dans le numéro de novembre du
Bulletin paroissial de Saint François Xavier, Guenon donna un article sur le
Théosophisme.
LE PROBLÈME DE RENÉ GUENON 57

crise du monde moderne, qu'il n'y ait plus en Occident qu'une


seule organisation qui possède un caractère traditionnel et
qui conserve une doctrine susceptible de fournir au travail
dont il s'agit une base appropriée : c'est l'Eglise catholique и1.
Parallèlement, reniant la vengeance Templière et Weishaupt,
il rendit, dans Autorité spirituelle et pouvoir temporel, Philippe
le Bel seul responsable de la condamnation du Temple,
innocentant la papauté de cette rupture du fil traditionnel.
Ensuite il rejeta, ce qui était le corollaire de sa nouvelle
attitude, toutes les écoles occultistes, théosophes, spirites,
et dans une certaine mesure la maçonnerie2 ; le titre de son
livre était révélateur : Le théosophisme, histoire d'une
pseudoreligion. De plus, il chercha à donner une image de son passé
conforme à sa transformation ; N. M. Denis-Boulet a noté
qu'il s'exprimait en termes méprisants sur les occultistes, les
gnostiques et les francs-maçons, affirmant n'être entré dans
le milieu gnostique que pour le détruire. En 1934, Olivier
de Fremond3, s'interrogeant sur les raisons qui avaient pu
pousser Clarin de La Rive à prêter son journal à « l'évêque
Palingenius » dans la controverse qui l'opposait à J. Bricaud,
patriarche gnostique puis à Fabre des Essarts, pensait que
l'évolution du jeune Guenon de la Franc-Maçonnerie à la
Gnose puis à l'Hindouisme et à l'antimaçonnisme avait
intéressé Glarin de La Rive ; des liens s'étaient créés très
rapidement puisque c'est Guenon lui-même qui lui écrivit
la mort de Glarin de La Rive et lui annonça qu'il prendrait
probablement sa succession. Olivier de Fremond ajoutait :
« Les vieilles lettres que j'ai de lui respirent un parfait esprit
catholique. »
Cependant ce parfait esprit catholique n'allait pas jusqu'à

1) La crise du monde moderne, p. 128 de la 3e éd., 1946 (lre éd., 1927). « Le


travail dont il s'agit est celui de la restauration de la tradition par une élite
intellectuelle dont l'Eirlise aurait pu fournir la base de départ. »
2) Dans L'erreur spiritě et Le Ihéosnphisme..., la Franc-Maçonnerie apparaît,
sous un jour qui n'est pas très différent de celui des autres organisations
initiatiques ; on y soulignait notamment que Annie Besant y occupa de hauts grades.
3) Lettre du 16 mai 1934 d'Olivier de Fremond à L. A. C-harbonneau-
Lassav.
58 REVUE DE L'HISTOIRE DES RELIGIONS

pratiquer la religion qu'il approuvait ; N. M. Denis-Boulet


n'a jamais parlé, ce qui serait évidemment un élément
essentiel, de participation de Guenon aux sacrements ; en
même temps, une pratique islamique qui aurait correspondu
à son rattachement au Soufisme en 1912 par Abdul-Hadi lui
était impossible dans le milieu où il vivait. Ceci ne préjuge
d'ailleurs pas de la possibilité d'exercices intérieurs. Guenon
concevait en effet le catholicisme comme une formulation
particulière, adaptée aux conditions spéciales du cycle
historique de la tradition primordiale dont « l'intellect pur » lui
donnait une approche directe ; une conversion devenait sans
objet. En conséquence, son rôle lui apparut alors
principalement sous l'angle « intellectuel » de témoin et d'interprète
du vrai, il développa cette idée dans l'Introduction de L'homme
et son devenir selon le Vedanta et la reprit souvent ; on pouvait
alors le voir « chef d'une école métaphysique incontestée »x.
Des précisions, toujours dans les souvenirs du Dr T. Grangier,
ont été données par Guenon lui-même à la séance du 22
décembre 1927. Le Dr Grangier s'étonnait de sa croyance à la fin
prochaine de notre monde.
« Pendant que je parlais, il était toujours assis, immobile,
légèrement courbé en avant, le regard clair et sans expression,
fumant. Il souriait légèrement parfois en homme qui est
la vérité... Il m'a répondu enfin, en de brèves paroles, que sa
vérité était impersonnelle, d'origine divine, transmise par
révélation2, détachée et sans passion. »
II aurait été intéressant de connaître ce qu'il entendait
exactement par une « révélation » qui constituait, à coup sûr,
un point central englobant la vie et la pensée, mais Guenon
ne voulait pas envisager les choses sous cet aspect à ce moment-
là, sa démarche ne regardait que lui. Ainsi la justification

1) DrT. Grancïier, Souvenirs sur René Guenon, conférence du24fêvrier 1951,


dactylographiée.
2) Le terme de « révélation » est assez curieux puisque dans les religions du
livre il ne peut s'appliquer qu'à la constitution complète d'une tradition, ce
que Guenon n'a jamais prétendu faire. Une erreur de transcription du Dr
Grangier est bien peu probable puisque la mise au point des souvenirs fut collective.
LE PROBLÈME DE RENÉ GUENON 59

théorique qu'il donna dans Le roi du monde (p. 9 et 10, 1927)


d'une possibilité d'accès à ce que la religion appelle
l'inconnaissable restait, elle aussi, peu explicite quant aux
conséquences pratiques à en tirer... « ... ce principe peut être
manifesté par un centre spirituel établi dans le monde terrestre,
par une organisation chargée de conserver intégralement le
dépôt de la tradition sacrée, d'origine non humaine (apau-
rusheya), par laquelle la sagesse primordiale se communique
à travers les âges à ceux qui sont capables de la recevoir. Le
chef d'une telle organisation, représentant en quelque sorte
Manu lui-même, pourra légalement en porter le titre et les
attributs ; et même, par le degré de connaissance qu'il doit
avoir atteint pour pouvoir exercer sa fonction, il s'identifie
réellement au principe dont il est comme l'expression humaine,
et devant lequel son individualité disparaît »l. Guenon ne se
présentait pas nettement missionné du Roi du monde. Dans
La crise du monde moderne, il envisageait également la
possibilité d'une restauration doctrinale de l'Occident à travers
celle de l'Eglise catholique sous l'angle intellectuel d'une
« prise de conscience » : « ... Il suffirait de restituer à la doctrine
de celle-ci, sans rien changer à la forme religieuse sous laquelle
elle se présente au dehors, le sens profond qu'elle a réellement
en elle-même, mais dont ses représentants actuels paraissent
n'avoir plus conscience... » La distinction qu'il considéra
ensuite comme capitale d'ésotérisme et d'exotérisme
n'apparaissait pas, la nécessité d'une transmission initiatique
régulière, celle de rites initiatiques et de la pratique d'une religion
traditionnelle, non plus. Il est certes fait quelques allusions
aux rites dans Uhomme el son devenir selon le Vedanta,
principalement dans les notices à propos des rapports entre la

1) P. 134 (éd. 1939), on trouve un écho de cette volonté d'envisager la


question sous l'angle intellectuel : « Maintenant, sa localisation dans une résriori
déterminée doit-elle être regardée comme littéralement effective, ou seulement
comme symbolique, ou est-elle à la fois l'un et l'autre ? A cette question nous
répondrons simplement que, pour nous, les faits idéographiques eux-mêmes,
et aussi les faits historiques, ont, comme tous les autres, une valeur symbolique,
qui d'ailleurs, évidemment, ne leur enlève rien de leur réalité propre... »
60 REVUE DE L'HISTOIRE DES RELIGIONS

science des rythmes et le dikr musulman, - des - sacrements


chrétiens comme ■ supports de réalisation! et les incantations
du sage dans la contemplation de Brahma1, elles se limitaient
à expliquer leur existence. Le mot « initié » se trouve, dans
L'ésolérisme de Danle,. avec j le j sens assez vague de détenteur

;
d'une vérité supérieure qui échappe au vulgaire ; dans L'erreur
spiritě, il est appliqué; à des personnages bien douteux2.

Entre 1927 et 1930, se produisirent un certain nombre


d'événements qui modifièrent profondément sa vie et
changèrent dans une certaine mesure le cours de sa ř pensée. Le
P. Anizan, directeur de Regnabiť, se heurta à l'hostilité de
l'archevêque de Reims, et Guenon dut cesser sa collaboration ;
il considéra que l'Eglise parlait par. la bouche de l'archevêque
et conclut qu'elle avait perdu sa tradition,. passait à la
domination temporelle et matérielle ; on trouve dans les souvenirs
du-Dr Grangier des traces de cette prise de position aucours
d'une- discussions du 15 avril* 1928 avec Mario Meunier: et
l'abbé Léonce Petit. Il fut. très frappé également par les
réactions défavorables des milieux catholiques au. Roi du
monde: En janvier 1928, sa i femme mourait, brusquement,
en décembre sa tante, Mme Duru, et. sa, nièce quitta alors
Paris : tout uni équilibre étant, rompu, Guenon, аЛа suite de
circonstances fortuites, laissait Paris pour Le Caire le
5 mars 1930 ; parti pour trois mois, il y resta jusqu'à sa mort.
L'unité enfin acquise de la i vie quotidienne, de
l'observance des rites religieux et de la, vie spirituelle dans le cadre

1) L'homme et son devenir selon le Vedanta, p. 139, 200 et 206 (éd. 1941).
La note de la p. 200 est la plus explicite : « Nous ne pouvons développer
présentement une théorie générale de l'efficacité des rites ; nous dirons simplement
pour en faire comprendre le principe essentiel, que tout ce qui est continrent
en tant que manifestation (à moins qu'il ne s'agisse de déterminations purement
négatives) ne l'est plus si on l'envisage en tant que possibilités permanentes et
immuables, que tout ce qui a quelque existence positive doit ainsi se retrouver
dans le non-manifesté, et que c'est là ce qui permet une transposition de
l'individuel dans l'universel, par suppression des conditions limitatives (donc
négatives) qui sont inhérentes à toute manifestation. »
2) L'ésolérisme de Danle, p. 7 de l'éd. 1949 : « C'est pourquoi les anciens:
initiés participaient indistinctement à tous les cultes extérieurs, suivant la
coutume établie dans les divers pays où ils se trouvaient. »

LE PROBLÈME DE RENÉ GUENON 61

d'une Tariqah de la branche Shadilite a caractérisé la vie de


Guenon au Caire1. En même temps lui parvenaient les
questions de ceux qui, ayant lu et médité ses livres, s'interrogeaient
sur la conclusion pratique à leur donner. Le vécu reprit donc
une place prépondérante dans ses préoccupations. C'est à
partir d'octobre 1932 et jusqu'en 1950 que parurent dans
Le voile ď Isis (devenu en 1936 Eludes traditionnelles) les
quelques quatre-vingts articles qui formèrent les Aperçus sur
V initiation (1946) et Initiation el réalisation spirituelle, paru
après sa mort, en 19522. Les premiers textes furent
particulièrement importants : « Les conditions de l'initiation »,
oct. 1932 ; « De la régularité initiatique », nov. 1932 • « De la
transmission initiatique », déc. 1932 ; « Des centres
initiatiques », janv. 1933 ; « Les rites initiatiques », mars 1933.
Guenon voulut alors présenter ces aspects nouveaux
comme nécessités par l'incompréhension extérieure et non
pas produits par une évolution intérieure, même particulière
et superficielle : « ... Nous pensions nous être déjà
suffisamment expliqué sur la nécessité du rattachement initiatique ;
mais en présence de certaines questions qui nous sont encore
posées à ce sujet, nous croyons utile d'essayer d'y apporter
quelques précisions complémentaires »3.
Ce type d'explication revint fréquemment dans ses articles.
Il insista également sur la conscience de sa mission et sa
constance dès l'origine, à l'occasion de la polémique avec la
Revue internationale des sociétés secrètes, en mai 19324 :
« ... Si nous avons dû à une certaine époque, pénétrer dans de
tels milieux, c'est pour des raisons qui ne regardent que nous
seuls ; de plus, actuellement, pour d'autres raisons dont nous
n'avons pas davantage à rendre compte, nous ne sommes

1) Voir P. Ciiacornac, déjà cité, p. 93 et suiv.


'i) M. .1. Reyor a classé les articles et rédigé l'Avant-Propos.
3"i « Л propos du rattachement initiatique. Etudes traditionnelles, janv.-
fév.-mars 1946, repris dans Initiation el réalisation spirituelle, chap. V, p. 38.
1) Le voile ďlsis, mai 1932, repris dans Eludes sur la franc-maçonnerie el
le compagnonnage, p. 197, la première partie de la citation est reprise par P.
Chacornac, p. 34.
62 REVUE DE L'HISTOIRE DES RELIGIONS

membres d'aucune organisation occidentale, de quelque nature


qu'elle soit, et nous mettons quiconque au défi d'apporter
à l'assertion contraire la moindre justification. »
II précisa la nature de sa mission en mars 19331 : « ... Nous
sommes d'autant plus à l'aise pour parler de ces choses (des
différences entre organisations initiatiques et religieuses) que
nous les envisageons de façon extrêmement désintéressée,
n'ayant point mission de conférer la moindre initiation à qui
que ce soit. » Au groupe du Dr Grangier il avait laissé entendre
qu'il était parti, appelé par un centre initiatique supérieur2.

Cependant, au fur et à mesure que ses articles apportaient


des éclaircissements sur la possibilité de réalisation spirituelle
inséparable de l'approche intellectuelle de la Tradition, ils
soulevaient de nouveaux problèmes, impliquaient de nouvelles
définitions. Par exemple la distinction entre ce qui est
initiatique et ce qui est religieux fut des plus délicates3 et il reprit
souvent la question : « Sacrements et rites initiatiques »,
« La prière et l'incantation », « Salut et Délivrance »4, toujours
par le biais de questions de lecteurs ou de réactions : « Nous
avons constaté récemment, non sans quelque étonnement,
que certains de nos lecteurs éprouvaient encore quelque
difficulté à bien comprendre la différence essentielle qui existe
entre le salut, la délivrance... »
La question de la « nécessité de l'exotérisme traditionnel »5
ne fut abordée qu'à la suite de demandes répétées de M. Jean

1) Le voile ďlsis, mars 1933, repris dans Elud. sur la f.-m. el le сотр., t. I,
p. 218. Dans le même sens la lettre que cite M. R. Maridort du 29 avril l'.i.'ï.'î
(p. 311, éd. 1970 du Symbolisme de la croix, coll. « 10/18 ») est marquée par la
volonté de justifier et d'unifier après coup. En mai 1948, il affirmait à M. M.
Lepage n'avoir jamais fait aucune avance à l'Eglise catholique.
2) Cependant il écrivit au Dr flranirier qu'il s'était fait musulman sans
parler d'un rattachement datant de 1912.
3) Des rites initiatiques 'Le voile ďlsis, mars 1933), forme le chap. XV des
Aperçus sur V initiation.
4) Eludes traditionnelles, mars 1940, chap. XXIII des Aperçus sur Vini-
liation; ibid., janv. 1936, chap. XXIV; ibid., janv.-févr. 1950, chap. VIII de
L'initiation et réalisation spirituelle.
5) Nécessité de l'exotérisme traditionnel, dans Etudes traditionnelles,
déc. 1947, forme le chap. VII de Initiation et réalisation spirituelle.
LE PROBLÈME DE RENÉ GUENON 63

Reyor et presque à contrecœur ; elle entraînait, en effet, toute


une suite de difficultés sur les rapports de l'Eglise catholique
et de la Franc-Maçonnerie. De même la ressemblance du
Baptême, de la Confirmation, et de l'Ordination avec des rites
initiatiques1. La coïncidence des empêchements à l'initiation
et au sacerdoce entraînait la thèse d'une église primitive
ésotérique qui se serait progressivement « extériorisée ». La
question devait se révéler beaucoup plus complexe qu'il
n'était apparu tout d'abord, provoquer toute une nouvelle
recherche d'information et une controverse avec M. Fritjof
Schuon2 qui défendit la thèse de la permanence du caractère
initiatique des sacrements, le Baptême correspondant aux
« Petits Mystères », la Confirmation aux « Grands Mystères » ;
Guenon répondit par « Christianisme et initiation »3.
Cette recherche permanente dans l'œuvre ne coexiste
donc avec son aspect hiératique que par l'incompréhension
du monde4 et cette incompréhension est elle-même un signe
dont l'écoute alimente l'argumentation et justifie les prises
de positions ; Guenon est un opportuniste qui prend ses
références dans le domaine du sacré. Ainsi, les contacts
multiples qu'il entretenait à Paris et de Paris furent remplacés
au Caire par une correspondance énorme (seule la guerre lui
permit de poursuivre son œuvre en bloquant le courrier ;
il publia en 1946 Le règne de la quantité et le signe des temps,
Les principes du calcul infinitésimal. Les aperçus sur
l'initiation et La grande triade).

Les réactions qu'il put avoir à propos de sa fonction


de maître, ou de demandes de rattachement, ses propres
demandes d'information enfin entre 1945 et 1950 témoignent

1) Les qualifications initiatiques, ibid., avril 1936, chap. XIV des Aperçus
sur Г initiation...
2) Mystères christiques, ibid., juillet-août 1948.
3) Christianisme et initiation, ibid., sept, et déc. 1У4У.
4) « Ce n'est pas que l'influence spirituelle, en elle-même, puisse jamais être
dans un état de potentialité, mais le néophyte, la reçoit en quelque sorte d'une
manière proportionnée à son propre état », Initiation et réalisation spirituelle,
chap. V, p. 44.
64 REVUE DE L'HISTOIRE DES RELIGIONS

toujours d'un échange permanent entre l'information et la


signification, et d'une grande faculté d'adaptation.
Naturellement c'est à Guenon lui-même que s'adressèrent
beaucoup de ceux qui après avoir lu ses livres recherchaient
une initiation. Il récusa ce rôle conformément à ce qu'il
avait écrit en 1933 ; ainsi il répondit à Mme N... qu'il n'était
pas le maître qu'elle recherchait et souhaitait qu'elle trouvât
bientôt celui qui la conduirait vers la vérité. L'affirmation
faite à M. Fernando G. Galvao le 12 novembre 1950 était
particulièrement riche de nuances, s'il n'avait jamais prétendu
à être maître ou chef de quoi que ce soit, il s'estimait très
heureux de ne pas y avoir été forcé par des circonstances
quelconques. On retrouve ici tout le poids du vécu avec la
volonté d'ignorer l'époque occultiste, les circonstances vues
comme « un signe des temps » susceptibles de changer
l'orientation de la mission et son assimilation, dans le milieu
musulman où il vivait, à ces initiés particuliers que sont les
solitaires « Afrad » ou les « Gens du Blâme » « Malâmatiyah »
qui ne transmettent pas l'initiation1. Dans un autre contexte,
celui du Dr Grangier en 1927, par exemple il était possible
de voir en lui un « maître », et Ananda K. Goomaraswany2
en qui Guenon avait une parfaite confiance doctrinale, dit
de lui : « (II) n'est pas un « orientaliste », mais ce que les
Hindous nommeraient un Guru. »
La question « où se rattacher ? », provoqua également de
nouvelles enquêtes dans des directions fort diverses ; la «
régularité » s'y montrait la préoccupation dominante de Guenon
tandis que la possibilité pratique d'accès entraînait bien des
changements. Il approuva Mme N... dans ses intentions,
en juin 1947, de rechercher une organisation initiatique,
malheureusement notre époque s'y prêtait mal, du moins
en Europe, et surtout pour ce qui était des possibilités encore

1) Abdul- Hadi dans La gnose, « Paires dédiées au Soleil », « Pages dédiées


à Mercure », avait abordé ce sujet; les Eludes traditionnelles, en août 1946,
avaient repris certains de ses articles.
2) A. K. Coomaraswamv, Sagesse orientale et savoir occidental, Etudes
traditionnelles, numéro spécial, déjà cité, p. 197.
LE PROBLÈME DE RENÉ GUENON 6Г)

plus limitées d'une initiation féminine. Elle n'était pas la


seule à poser cette question, surtout depuis la parution des
Aperçus sur l'initiation, la proportion du nombre des femmes
était d'ailleurs remarquable ; il avait parlé de son cas de divers
côtés et ne manquerait pas de l'informer si quelque
possibilité sérieuse se présentait. En attendant il fallait se défier
de tous les groupements qui n'avaient aucune valeur
initiatique et dans lesquels agissaient des influences suspectes.
Il ne lui reparla jamais de la question. En mars 1948, il
notait pour M. Lepage qu'il faudrait initier les femmes à
partir du tissage ou de la broderie1, et publia en juillet-
août 1948 : Initiations féminines et initiations de métier,
montrant dans l'absence d'initiation féminine un des aspects
de la confusion égalitaire du monde moderne et dans la
maçonnerie féminine une transposition dans le sacré de la confusion
profane. Il faudrait une affiliation faite par un métier compa-
gnonnique masculin, ce qui réclamerait une compétence
particulière. En mars 1950, la question n'était pas tranchée,
et il remarquait pour M. J. Granger que là même où
subsistait quelque chose du symbolisme du tissage ou de la borderie,
le caractère initiatique ne semblait pas s'être conservé, faisant
écho à l'insistance de ses articles depuis 1932 sur la nécessité
d'une transmission réelle de l'influence spirituelle. Les «
Compagnes de Pénélope » qui eurent une existence assez éphémère
au xvnie siècle (l'idée en était sortie du Télémaque de Fénelon),
n'étaient déjà qu'un simulacre d'initiation dans le genre
de la maçonnerie d'adoption.
Pour ce qui est des initiations masculines la même méfiance
régnait ; en janvier 1946 M. Fernando G. Galvao était
complimenté de n'avoir pas pris au sérieux l'avis paru en
décembre 1927, dans Le voile ď Isis, où le Dr Probst-Biraben
proposait de transmettre la barakah du Sheikh Ahmed ; le docteur
avait bien été initié mais n'avait lancé cet appel que de sa

1) Voir Le symbolisme de la croix, chap. XIV, « Le symbolisme du tissatre »


et « Encadrements et labyrinthes », Etudes trad., oct.-nov. 1917, repris dans
Symboles fondamentaux, p. ЗЭ1.
66 REVUE DE L'HISTOIRE DES RELIGIONS

propre initiative. Ayant constaté certaines bizarreries peu


régulières, Guenon s'était informé directement, on lui répondit
que le Dr Probst-Biraben n'avait jamais été mandaté pour qui
que ce soit. Toutefois, des possibilités paraissaient exister ;
en décembre 1947 il demandait au même F. G. Galvao s'il
était possible d'envisager une autre initiation que celle de
la Tariqah1 et qui permette d'obtenir quelque chose de plus
qu'une initiation simplement virtuelle, une initiation
chrétienne semblait bien ne plus exister en fait, sauf peut-être
dans quelques groupements tellement fermés et restreints,
que pratiquement il était inutile d'en parler ; certaines choses
subsistaient peut-être dans les monastères de l'Eglise grecque,
tout aussi inaccessibles.
En décembre 1948 il précisait que sans la Tariqah bien
des choses seraient restées à l'état de possibilités théoriques
et n'auraient pas pu arriver à se réaliser. Cependant, dès
mai 1948 il soulignait pour M. M. Lepage le bon travail fait
à la Loge « La Grande Triade » et entretenait de grands espoirs
dans un « redressement » de la Maçonnerie en France.
M. J. Granger lui ayant fait part, en septembre 1948, de
l'esprit antitraditionnel qui régnait dans la Maçonnerie
lyonnaise, il répliquait que le mouvement de retour à l'esprit
traditionnel qui s'affirmait à la Grande Loge et même dans
quelques ateliers du Grand Orient2 devait mettre un certain
temps pour gagner la province, en retour, on ne gagnerait
rien à vouloir brusquer les choses. Le Régime écossais rectifié
était sûrement très bien mais n'avait de vitalité réelle qu'en
Suisse ; quant à la Maçonnerie anglo-saxonne, elle s'était
beaucoup rapprochée de la Tradition sous l'influence des
anciens, et la Grande Loge de 1813 était beaucoup plus
traditionnelle que celle de 1717. La Maçonnerie française
avait malheureusement suivi une marche inverse, mais le

1} La Ln<ze « La Grande Triade », d'esprit et d'inspiration guénoniens


existait cependant depuis juillet 1947.
2) II s'agissait au Grand Orient de la transformation d'une Lo^e déjà
existante.
LE PROBLÈME DE RENÉ GUENON 67

travail entrepris, s'il réussissait, comme il fallait l'espérer,


remettrait les choses au point. Il précisait un peu plus tard
que le redressement viendrait des gens n'ayant pas connu la
mentalité d'il y a vingt ou trente ans. Au cours de l'année 1949
il entretenait M. M. Lepage des parutions maçonniques en
langue anglaise qu'il avait reçues ou désirait recevoir : The
Medieval Mason de Knoop, Early masonic catechisms, early
masonic pamphlets, The new early Masonic Manuscripts
(tirage à part de la revue Ars Quatluor Coronalorum). Il
s'intéressait également aux recherches de M. .1. Granger sur la
prononciation du nom de Maître : « Mah-ha-boneh », le
rapprochement du mot bahut, nom du coffre des compagnons, et
« Bauhutte », ainsi qu'à un personnage légendaire, ou
créateur de légende : J klebergé : « l'Homme de la Roche w1. Il
renseignait sur Г « Arche » et le « Temple », les rapports du
Tétragramme et du Grand Architecte de l'Univers, les
rapprochements entre la Gène des Compagnons et le 18e degré
écossais, la position des orants au Moyen Age, les bras n'étant
pas en croix mais composant avec le reste du corps une étoile
à cinq branches. Il soulevait des questions nouvelles comme
les rapports possibles du Compagnonnage et de l'Hésychasme
à propos du Tableau du Saint Devoir de Liberté (le Triangle :
Pater non esl Filius, Filius non est Spiritus Sanclus... le nom
Deus se trouvant au centre) et de Tableaux équivalents
utilisés comme supports de méditation par les moines de l'Athos2 ;
à l'idée d'encadrer les travaux maçonniques par des prières,
il objectait le risque de mélanger l'ésotérisme et l'exotérisme
et l'absence de précédents ; il faudrait connaître la rituéli-
sation des actes individuels en dehors des métiers au Moyen
Age, toutefois il ne s'y opposait pas. Il abordait également
rapidement pour M. J. Granger l'inaccessible initiation

1} Voir J. Totrniac, Vie et perspectives de la franc-maçonnerie traditionnelle


(Paris, O.daltre, 19o9\
2) Voir Le symbolisme, dec. 1954 ; Le voile ďlsis, 1934, p. 125, le tableau
portait en sous-titre : « Qui est ima<ro Dei invisibilis primotrenitus omnis
creaturae. »
G8 REVUE DE L'HISTOIRE DES RELIGIONS

kabbalistiquc et lui conseillait la lecture de Paul Vulliaud ;


c-n ce qui concernait l'Hésychasme, des représentants devaient
se trouver en Occident mais étaient-ils aptes à jouer le rôle
<le guides spirituels ? Il promettait de se renseigner là-dessus1.
Cet ensemble de mises au point et d'information continue
se poursuivit en 1950 ; il aborda la question de la « régularité »
de Yarker, d'où tenait-il son rite (Svvedenborgien), des rituels
opératifs dont parlait Knoop2, de la survivance d'une
maçonnerie operative en Angleterre malgré des restaurations
récentes, de Papus et du rite de Misraïm dont on reparlait.
En août 1950 il réclama à M. M. Lepage le Freemason s
Guide and Compendium. Enfin il donna des précisions sur
l'origine hébraïque et égyptienne et le sens du « mot » du
« Royal Arch » : « Jah-bel-on ». AM. F. G. Galvao il demandait
de se renseigner sur la Grande Loge de Sào Paulo.
Cependant, une désillusion perçait dès juin 1949, il
reconnaissait que l'état d'esprit de certains membres de la
« Grande Triade » était vraiment inapte à toute restauration
traditionnelle (il parlait d'instabilité, d'orgueil individuel) ;
en janvier et en juin 1950 il constatait que les choses n'avaient
pas pris le tour que l'on pouvait espérer mais qu'il fallait
tenter la poursuite de l'expérience le plus longtemps possible ;
en novembre 1950 il confiait à M. M. Lepage que l'esprit de
la Grande Loge était de moins en moins satisfaisant.
Il fit en août 1950 un bilan de la situation à M. F. G. Galvao
qui est particulièrement intéressant par le lien établi entre
la dégradation du monde, la difficulté d'écoute de la vérité
et sa traduction en acte. Guenon déplorait le caractère peu
encourageant de la situation présente. D'abord en ce qui
concernait la possibilité d'une initiation spécifiquement
chrétienne, il n'y avait toujours rien, pratiquement du moins,
du côté catholique, l'organisation du « Paraclet », sur laquelle

1) II ne connaissait les œuvres de S. Boul<rakof que par quelques citations


mais possédait l'ouvrage de W. I.ossky qu'il trouvait très intéressant.
2) Le Vénérable Maître s'adressait au Chapelain en l'appelant : « Brother
of Jakin. »
LE PROBLÈME DE RENÉ GUENON G(.)

il avait fondé quelques espoirs à un certain moment, semblait


bien, depuis la mort de son ami Gharbonneau-Lassay, être
retombée dans le sommeil où elle était restée pendant
longtemps avant lui et on ne voyait personne qui pouvait l'en
tirer de nouveau1. Du côté de l'Eglise orthodoxe, il y avait
bien l'Hésychasme qui paraissait avoir gardé tous les
caractères d'une véritable initiation, mais en fait, devait être à
peu près inaccessible, il paraissait extrêmement difficile do
trouver pour cette voie un guide qualifié ; il faudrait pouvoir
aller au mont Athos qui en était le centre, être admis à y
résider pendant un certain temps, gagner suffisamment la
confiance des moines pour obtenir de l'un d'eux la transmission
et les instructions techniques, chose bien difficile quand on
n'était pas orthodoxe de naissance. Pour la « Grande Triade »,
il fallait habiter Paris, il n'était pas impossible que des choses
similaires puissent se constituer ailleurs, même; en Amérique
du Sud : espérance lointaine, les expériences tentées dans
ce sens en Italie et en Syrie avaient échoué faute d'éléments
valables en nombre suffisant. Il restait la question de la Tari-
qah... En novembre il revenait sur ces questions, mentionnant
la formation à Paris d'une nouvelle branche indépendant*;
de la Tariqah et attribuant la fermeture du « Paraclet » à
une série de circonstances qui n'étaient la faute de personne.
Enfin Guenon liait cette situation à un état du monde
qui faisait se multiplier même aux Indes les faux gurus et
les personnages plus ou moins suspects ou douteux au point
de vue traditionnel ; les vrais gurus se cachaient donc de plus
en plus, d'autant que les nouveaux dirigeants de l'Inde
paraissaient dominés par des tendances nettement antitradition-

1) Lui nov. 1932 : De la régularité intitiatique, dans Le voile ď Isis, (Iikmin


faisait état de la seule survivance de la Franc-Maçonnerie et du (lompairnonnuiriî
comme sociétés ayant une origine, traditionnelle authentique en Occident.
I, 'article fut repris dans Aperçus sur Uinilialion, l'J4fi, chap. V ; il ajouta eu
note, p. -Id : « Des investigations que nous avons dû faire à ce sujet en un temps
déjà lointain, nous ont conduit à une conclusion formelle et indubitable... :
si l'on met à part le cas de survivance possible (le quelques rares groupements
d'hermétisme chrétien du Moyen Aire, d'ailleurs extrêmement restreints en tout
état de cause... »
70 REVUE DE L'HISTOIRE DES RELIGIONS

ncllcs. Face à cette confusion du monde actuel on pouvait


envisager de se rattacher à plusieurs organisations à la fois
à condition qu'il n'y ait pas d'incompatibilité entre elles
(ce qui pouvait arriver dans certains cas) : deux sûretés
valaient mieux qu'une.
Finalement, celui qui voulait traduire en acte l'idée vraie
puisée dans la doctrine de Guenon se trouvait confronté à
des problèmes comparables à ceux que le jeune René Guenon
avait rencontré entre 1906 et 1912.

*
* *
Ainsi donc les accidents de la vie ne préjugent pas de la
valeur de l'intuition ni de la justesse du raisonnement ;
inversement l'intuition intellectuelle n'a pas donné à Guenon
une règle de vie une fois pour toutes. De leur côté, certaines
faiblesses de l'argumentation n'infirment pas la valeur de
l'intuition ; ni la vérité de celle-ci ne peut faire passer pour
justes des raisonnements qui ne le sont pas. L'intuition, le
raisonnement et le genre de vie prennent leur signification
globalement par rapport à une recherche d'unité.
L'analyse dans les grands thèmes abordés par Guenon de
ce qui revient à chacun de ces aspects permettra de
reconstituer sa démarche et par là de mesurer une exemplarité qui,
lorsque l'on se contente de l'affirmer au niveau des
conclusions, ne fait que poser de nouveaux problèmes et créer des
contradictions : les innombrables mises au point que Guenon
dut faire à la fin de sa vie et la dispersion des directions de
recherche de ceux qui l'ont suivi en sont le témoignage.
Jean-Pierre Laurant.

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