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Des ambulances coincées à la porte, comme


dans beaucoup d’établissements britanniques. Entre
Le système de santé britannique est déjà
décembre et mi-février, 150 000 personnes ont dû
malade du Brexit attendre plus d’une demi-heure dans le véhicule
PAR MARION L'HOUR
ARTICLE PUBLIÉ LE LUNDI 16 AVRIL 2018 de secours avant d’être admises. Et l’infirmier
raconte : les patients allongés dans les couloirs, le
personnel médical forcé d’intervenir à l’arrière des
véhicules, certaines personnes qui meurent chez elles
en attendant l’ambulance, et cette aile, habituellement
fermée faute de personnel, que l’hôpital a dû rouvrir
pour désengorger.
« Les gens comme moi qui ne travaillent pas en
Manifestation infirmière devant le St. Thomas' Hospital à
première ligne étaient redéployés pour faire du
Londres, le 10 février 2016. © REUTERS/Toby Melville soin », se souvient Joan Pons Laplana. Lui exerce
Urgences saturées, patients coincés des heures dans habituellement un poste de cadre, loin des lits et des
des ambulances, opérations reportées… Le National médicaments. « Je ne suis pas allé sur le terrain depuis
Health Service sort tout juste d’une des plus graves cinq ans, et d’un coup, j’étais responsable d’une aile,
crises hivernales de son histoire. Si grave que la raconte l’infirmier. Je paniquais un peu ! Ça fait peur
première ministre elle-même a dû s’excuser. Les quand l’hôpital est occupé à 100 %, parce que pour
professionnels s'inquiètent d'une nouvelle crise dès cet être en sécurité, le seuil fixé par le gouvernement, c’est
été. Le système risque de s’effondrer sous le poids du 85 %. » Ce taux d’occupation doit permettre de ne pas
Brexit, qui sera déclenché dans moins d'un an. refuser de patients. Or début mars, au Royaume-Uni,
Great Yarmouth (Royaume-Uni), envoyée il s’élevait encore à 93 %.
spéciale.- C’est le plus gros employeur de l’Union Impossible, à l’hôpital James-Paget comme ailleurs,
européenne, l’un des plus importants du monde de respecter la limite fixée de huit patients par
derrière l’Armée rouge chinoise et les supermarchés infirmier. Après la crise hivernale, Joan Pons Laplana
Walmart. Le National Health Service (NHS), le a dû rattraper son travail administratif, au prix de
système gratuit de santé britannique, emploie 1,3 semaines à rallonge : « Je suis censé travailler 37
million de salariés, dont 350 000 infirmiers et sages- heures et demie hebdomadaires. Cette semaine, j’ai dû
femmes et autour de 150 000 médecins. Et il craque. faire 50 heures… Tout ça aurait pu être évité. »
La preuve, cet hiver : le vieillissement de la Des semaines et journées à rallonge également vécues
population, l’épidémie de grippe et l’insuffisance par Zeshan Kureshi. Cet hiver, le médecin aux
de personnel et d’investissements ont transformé urgences pédiatriques de l’hôpital Queen-Elizabeth a
l’hôpital en « zone de guerre », selon les soignants. dû travailler tard, sauter le déjeuner… « Une fois,
Joan Pons Laplana, salarié à l’hôpital de Great après un service de nuit, j’étais si fatigué que je me
Yarmouth, sur la côte est du Royaume-Uni, en suis endormi dans ma voiture et que j’ai dû rentrer
frissonne encore sur le parking, devant l’hôpital en taxi, témoigne le pédiatre dans sa petite maison
James-Paget, tout de briques et de verre. « Début en périphérie de Londres. Si je ne suis pas assez en
janvier, trente-cinq ambulances attendaient ici, forme pour conduire une voiture, comment puis-je être
devant les urgences, dit-il. Aujourd’hui, il y en a assez en forme pour veiller sur mes patients ? » Devant
quatre, c’est un jour normal. Je n’avais jamais vu ça l’afflux aux urgences, 50 000 opérations dites non
avant. »

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urgentes ont dû être reportées, ce qui a forcé Theresa semble clair que les 350 millions de livres par semaine
May à s’excuser. Difficile d’être précis, mais la presse pour le NHS n’arriveront jamais », s’esclaffe Zeshan
recense plusieurs morts liées à cette crise hivernale. Kureshi.
Comment expliquer un tel bilan ? Question de gros Le Labour à l’offensive
sous, bien sûr. Début janvier, la première ministre Dans son bureau londonien, Danny Mortimer,
estimait que « le NHS était mieux préparé que jamais patron de NHS Employeurs, soupire en termes
pour cet hiver » et assurait que le gouvernement diplomatiques à l’évocation de la manne du Brexit :
conservateur avait « rajouté des financements ». En « C’est de l’argent hypothétique. Le NHS a besoin
effet. Le chancelier de l’Échiquier Philip Hammond d’investissements de façon urgente et si les gains
avait promis, fin 2017, que 3,2 milliards d’euros sur financiers liés au départ de l’UE ne se matérialisent
deux ans seraient injectés pour requinquer le NHS. pas avant 2021 [fin de la période de transition – ndlr],
Mais les acteurs de la santé réclamaient 4,5 milliards, l’attente sera trop longue. » Anne-Marie Rafferty,
et le fossé se creuse toujours entre demande croissante infirmière et membre du syndicat infirmier Royal
et financement bien moins dynamique. Selon le think College of Nurses et professeur au King’s College,
tank indépendant King’s Fund, les admissions à résume le sentiment général : « Je ne pense pas que
l’hôpital ont crû de 3,6 % par an entre 2003 et 2016. qui que ce soit puisse prédire ce que deviendra cet
Le budget du NHS, lui, n’augmenterait que de 1,1 % argent, ni quand on pourra mettre la main dessus. »
par an entre 2009 et 2021. Un effet « ciseaux » que Le Brexit ne sauvera donc pas le NHS à court terme.
déplore Danny Mortimer, représentant des employeurs Au contraire.
du NHS. « On dépense une partie relativement minime Attablée dans un café londonien, Anne-Marie Rafferty
de notre PIB dans la santé par rapport à d’autres pays, soulève un autre problème : le manque de personnel.
France incluse. Donc une partie de la réponse à la Cette pénurie pèse sur la vie des patients. « Au NHS,
crise, c’est plus d’investissements. » En attendant, « si quelque chose ne va pas, il faut attendre trop
il est de plus en plus difficile de fournir des soins de longtemps, se plaint Debra, à la sortie de l’hôpital
qualité », regrette Joan Pons Laplana, qui est aussi du King’s College. Ma mère avait une blessure à la
représentant du syndicat Unison. « Au bout du compte, bouche, en novembre dernier. Ils ne l’ont pas vue
c’est plus coûteux pour le NHS. Les litiges ont doublé, avant janvier, c’était trop tard. Elle avait un cancer
et en cinq ans, ça a coûté 1,4 milliard de livres, rien et elle est morte. » Attendre des mois pour un rendez-
que pour nos erreurs ! » vous, c’est la routine ici.
Bref, la Grande-Bretagne affiche de piètres Et les soignants subissent eux aussi la pression de ce
performances, comme le pointe le pédiatre Zeshan personnel insuffisant. « Les infirmiers en Angleterre
Kureshi : « Notre taux de mortalité est beaucoup plus ont un des plus hauts niveaux de burn out en Europe
haut que celui de nos voisins. C’est le 15e sur 19 », indique Anne-Marie Rafferty. « Le fait de devoir
pays de l’UE évalués. » D’où le débat récurrent sur le rester tard et de voir l’état des gens empirer parce que
financement. Avant le référendum, l’ébouriffé Boris vous n’avez pas eu le temps de les examiner, ça pèse
Johnson en avait fait son argument pro-Brexit : grâce
à l’argent non versé à l’UE, il prétendait ramener 400
millions d’euros (350 millions de livres) par semaine
au système de santé britannique. Slogan placardé
sur un bus rouge, mais maintes fois contesté depuis.
D’ailleurs, les acteurs de la santé n’y croient pas. « Il

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sur vous, confirme l’urgentiste Zeshan Kureshi. Un de installé en Angleterre depuis 17 ans et père de
mes collègues, salarié de longue date, dit que le moral deux enfants britanniques. « J’ai l’impression que le
du NHS se trouve à un de ses plus bas records. » gouvernement me traite différemment, se désole-t-il.
Et puis, comme tout Britannique, je rêvais de prendre
ma retraite en Espagne. C’est devenu inimaginable
parce qu’après le Brexit, si je quitte le pays plus de
cinq ans, je perds tous mes droits. Qu’ai-je fait pour
être puni ? »
À ces inquiétudes s’ajoutent la chute de la livre,
l’économie qui se redresse en Espagne ou au Portugal
Manifestation infirmière devant le St. Thomas' Hospital à et la méfiance, aussi, des employeurs britanniques vis-
Londres, le 10 février 2016. © REUTERS/Toby Melville
à-vis des règles à venir… Le désamour toucherait
En cause ? La difficulté du métier, le manque de aussi les médecins. « 20 % sont déjà en train de
formation initiale et continue… Il y aurait autour préparer leur départ », assure le pédiatre Zeshan
de 20 % de postes vacants chez les infirmiers, soit Kureshi, qui a participé récemment au pot d’adieu
26 000 à 42 000 infirmiers qui manquent au NHS d’un ami irlandais. La sortie de l’UE suscite toutefois
pour tourner normalement. Le niveau de salaire joue : chez l’urgentiste d’autres questions : « Il faut s’assurer
23 000 à 29 000 euros par an en moyenne pour qu’on ait toujours accès aux fonds européens. Qu’on
un infirmier. À Great Yarmouth, Joan Pons Laplana respecte toujours les règles européennes, pour avoir
gagne autour de 2 300 euros par mois. Sa rémunération une recherche de qualité, des validations de qualité
a baissé en valeur réelle à cause du gel presque total pour les équipements. On a besoin de ça pour que le
pratiqué depuis sept ans. « C’est comme si je gagnais service ne périclite pas. »
4 500 livres en moins par an, analyse l’infirmier. Devant des centaines de militants, dans une salle de
Maintenant, je lutte pour payer mes factures. » Cet conférences de Westminster, Jeremy Corbyn scande
aspect-là devrait s’arranger, car le gouvernement vient son discours : « Un jour, vous serez vieux… Un jour,
d’annoncer 6,5 % d’augmentation sur trois ans. De vous ferez une crise cardiaque… » Au micro, le leader
quoi séduire les soignants ? Pas sûr. du parti travailliste défend l’existence de ce système
Car le NHS, faute de candidats à domicile, a recruté de de santé gratuit pour les patients, financé par l’impôt. «
nombreux étrangers. Les Européens sont entre 55 000 Nous ne le privatiserons pas, nous ne le franchiserons
et 60 000 au sein du système britannique, effrayés par pas ! » promet le dirigeant de l’opposition face à une
l’avenir que leur réserve le Brexit. « On dépend trop de foule enthousiaste. Le Labour s’est déjà engagé, s’il
cette force de travail, reconnaît Anne-Marie Rafferty. arrivait au pouvoir, à consacrer au NHS 42 milliards
C’est un problème. Pour la première fois cette année, d’euros de plus sur cinq ans.
il y a plus d’infirmiers qui quittent le Royaume-Uni Comment ? Certainement pas avec ce que les militants
que d’infirmiers qui rejoignent la force de travail. » travaillistes appellent la « Boris money », l’argent
Si l’on en croit une étude du King’s Fund datée qu’est censé rapporter le Brexit. « Là-dessus, ils nous
de décembre 2017, le nombre d’infirmiers et sages- ont dit des mensonges », fulmine Damie. « Ce qu’ils
femmes européens rejoignant le Royaume-Uni a chuté veulent, c’est mettre à bas le système pour qu’il se
de 89 % sur 2016-2017 par rapport à 2015-2016. dégrade, et faire ensuite appel à la baguette magique
Arrivées en baisse, et départs en hausse : 67 % Virgin et son patron, Richard Branson », dénonce
d’infirmiers et sages-femmes supplémentaires ont Richard, un autre militant. De fait, une technique pour
quitté le pays en 2016-2017. À l’hôpital James-Paget, « soulager » le NHS consiste à sous-traiter au privé
Joan Pons Laplana lui-même se pose la question. « des activités qui représentent aujourd’hui 3,5 milliards
Je pense à partir tous les jours », confie l’Espagnol, d’euros.

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« Dès le départ, leur idée a été de privatiser le NHS des patrons du NHS s’emploie à rassurer. « Il y a
et de faire payer les gens pour voir un médecin », désormais un accord entre le Royaume-Uni et l’UE
s’insurge Damie. Impensable pour le Labour, qui se sur les droits des citoyens après le Brexit, c’est très
dit même prêt à augmenter les taxes pour conserver ce important », estime Mortimer. Avant de préconiser
système de santé universel. « Financer collectivement « un futur système de migration qui reconnaisse les
le NHS via l’impôt, c’est le meilleur moyen de soutenir talents » : « Le pays a voté pour un contrôle renforcé
nos services, confirme Danny Mortimer, patron de des migrations, mais s’il faut choisir entre avoir des
NHS Employeurs. Mais on doit accepter aussi qu’on postes vacants au NHS et recruter des talents venus
peut faire des choses plus efficacement. » C’est l’objet d’ailleurs, alors les gens voudront qu’on recrute afin
d’un rapport commandé pour le mois de juin prochain de pourvoir ces postes. » Une immigration choisie à la
par NHS Employeurs, intitulé « Une conversation canadienne ? Pourquoi pas, répond Danny Mortimer.
stratégique de long terme », que Danny Mortimer Dans son hôpital de Great Yarmouth, Joan Pons
soumettra aux politiques de tous bords. Le ministre Laplana rêve, lui, d’un deuxième référendum. « Les
de la santé Jeremy Hunt, plusieurs fois sollicité par gens s’aperçoivent que quand ils ont voté pour le
Mediapart, n’a pas souhaité répondre à toutes nos Brexit, ils ont voté pour un tissu de mensonges. Ne pas
interrogations. changer d’avis, ce serait fou. »
En attendant, trouver financements et personnel
prendra deux à trois ans au moins, et le système
continue de reposer sur les expatriés, que le patron

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