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Revue française de

psychanalyse (Paris)

Source gallica.bnf.fr / Bibliothèque Sigmund Freud


Société psychanalytique de Paris. Auteur du texte. Revue
française de psychanalyse (Paris). 1952.

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REVUE FRANÇAISE
DE PSYCHANALYSE
REVUE FRANÇAISE
DE
PSYCHANALYSE

TOME XVI

Nos 1.2 . JANVIER-JUIN 1952

PRESSES UNIVERSITAIRES DE FRANCE


108, BOULEVARD SAINT-GERMAIN, PARIS

1952
TOUS DROITS RESERVES
XIVe Conférence
des Psychanalystes
de Langue française
Paris, Ier novembre 1951

Le problème du transfert
Rapport théorique
par DANIEL LAGACHE

PREMIÈRE PARTIE

HISTOIRE DE LA THÉORIE DU TRANSFERT


INTRODUCTION
Ayant à rapporter la théorie du transfert, il nous a paru commode et
même nécessaire, avant d'esquisser une synthèse théorique, de mettre
à la disposition des membres de la Conférence les éléments d'une his-
toire qui s'étend sur près de soixante années, en prenant pour point de
départ la date de la première publication où le terme « transfert », au sens
que lui donnent les psychanalystes, a été employé (1895). Aussi bien, la
position des problèmes se dégage-t-elle de leur histoire, et l'élaboration
du mouvement des idées est-elle riche en lumières. Mais histoire diffi-
cile à reconstituer, et l'on ne prétend pas avoir échappé aux risques de
lacunes et d'erreurs de perspective. La littérature du transfert est iné-
puisable, puisque le transfert est partout en psychanalyse ; et l'on serait
cependant tenté de dire qu'il n'est nulle part : si la littérature technique
est peu abondante, la littérature du transfert est pauvre ; il y a même
peu de titres qui emploient explicitement le terme transfert. Dans ces
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difficultés, nous avons trouvé des guides, sans parler des oeuvres de
Freud, dans l'histoire de la technique à partir de 1925, retracée par
Fenichel dans ses Problèmes de Technique Psychanalytique (1941) et
dans les parties historiques de l'article qu'Ida Macalpine a récemment
consacré au développement du transfert (1950). Les recoupements des
lectures et des conversations nous donnent l'impression, ou l'illusion,
que cette partie de notre rapport n'a pas négligé d'aspect essentiel de la
question. Il va de soi que nous n'avons abordé la clinique et la technique
que sous l'angle du problème théorique dont l'étude nous était confiée.
I. — LE TRANSFERT DANS LA MÉTHODE CATHARTIQUE (BREUER)
ET DANS L'ANALYSE CATHARTIQUE DES SYMPTOMES (FREUD)
(1882-1895)
Toute psychothérapie repose sur la relation du patient et du théra-
peute. En vertu de ce principe, une étude historique du transfert
devrait remonter aux origines de la psychothérapie. L'expérience
montre que de telles recherches sont plus souvent divertissantes
qu'utiles. Aussi bien la théorie de l'hypnose et de la suggestion, subor-
donnée au développement du concept de transfert, ne s'est éclairée que
lorsque la psychanalyse a été suffisamment avancée dans cette voie. Il
suffira donc à notre propos, et il lui sera fort utile, de se reporter à l'ère
prépsychanalytique où l'analyse cathartique des symptômes de Freud
succéda à la méthode cathartique de Breuer.
En lisant la description la plus simple de la méthode cathartique,
il apparaît que les symptômes pouvaient être supprimés en ramenant
le patient à l'état psychique dans lequel le symptôme était apparu pour
la première fois : « Dans cet état, écrit Freud, reviennent à l'esprit du
patient des souvenirs, des pensées et des impulsions qui étaient sortis
de sa conscience ; dès qu'il les avait relatés au médecin, accompagnant
cette expression d'une émotion intense, le symptôme était surmonté
et c'en était fini de son retour » (1904, p. 264). La répétition d'une
expérience antérieure est, à la lettre, un trait commun de la méthode
cathartique et du transfert psychanalytique ; la polarité de l'expérience
vécue et de la reconnaissance du souvenir, de l'émotion et de l'intellect,
thème-principal de l'histoire de la technique psychanalytique, est déjà
contenue dans la catharsis (1). Mais Breuer n'avait pu découvrir les

(1)Parlant des origines de la psychanalyse, Freud écrit : « Sa première phase fut la


catharsisde Breuer, la concentration directe sur les événements excitant la formation svmpto-
matique, et des efforts persistants, conformément à ce principe, pour obtenir la reproduction
LE PROBLEME DU TRANSFERT 7

connexions de cette répétition avec la relation patient-médecin. Comme


Freud l'a expliqué plus tard, Breuer disposait, pour le rétablissement
de sa malade, d'un « rapport suggestif » intense ; en face de cet « amour
du transfert », il s'arrêta comme en face d'un événement indésirable
(1914, p. 270 ; 1925, p. 39).
En 1895, Freud s'était déjà écarté de Breuer par le rôle qu'il accor-
dait à la sexualité dans la pathogénie des névroses. Il avait abandonné
l'hypnose, d'application inconstante, et recourait à la suggestion, aidée
de l'imposition des mains sur le front ou de la pression de la tête, le
patient étendu sur un divan ; les symptômes fournissaient le point de
départ des associations d'idées. Plus que tout autre texte, l'admirable
chapitre IV consacré par Freud, dans les Études sur l'hystérie, à la
« Psychothérapie de l'hystérie », convainc le lecteur que le génie de
Freud a consisté à convertir les difficultés en instruments. Chaque
difficulté, chaque échec ont été le point de départ d'une recherche psy-
chologique et d'une innovation technique. Si tous les patients avaient
été hypnotisables, il n'y aurait pas eu de psychanalyse : et en ce sens,
il est permis de soutenir que la psychanalyse est née de la résistance et
des effets négatifs du transfert.
Dans les Études, l'expérience psychothérapique et la profondeur de
pensée de Freud sont considérables. Un commentaire suivi montrerait
l'intervention quasi constante, bien que latente, du transfert. En se
bornant à retenir les passages les plus significatifs, on constate que dès
cette époque, la métapsychologie de la cure est en grande partie maîtri-
sée. L'analyse cathartique ne consiste pas à extirper quelque chose ; elle
détermine un adoucissement de la résistance, c'est-à-dire de la défense
du Moi, ouvrant ainsi la voie à la circulation dans un territoire jusque-
là fermé (p. 220) ; l'idée du renforcement du Moi est clairement, bien
qu'incidemment, exprimée (p. 197). L'importance de la relation patient-
médecin apparaît déjà nettement : dans nombre de cas, l'équation
personnelle du médecin peut suffire à briser la résistance (p. 214) ;
Freud souligne l'importance de ce que l'on a appelé plus tard le contre-
transfert positif, ainsi que des dispositions amicales ou hostiles du
patient (pp. 198-199) ; parmi les facteurs permettant de surmonter la
résistance, il indique l'éveil d'un intérêt intellectuel croissant (p. 213).

des processus mentaux impliqués dans cette situation, de manière à amener une libération à la
faveur d'opérations conscientes. » Mais Freud ajoute à la page suivante : « A l'époque du
traitement hypnotique, la remémoration prenait une forme très simple. Le patient se remettait
dans une situation antérieure, qu'il ne semblait jamais confondre avec la situation présente », etc.
(souligné par nous, FREUD, 1914, pp. 366-367).
8 REVUE FRANÇAISE DE PSYCHANALYSE

Ce sont là des remarques encore superficielles, et pour ainsi dire de bon


sens. Il n'en est pas ainsi des vues que Freud expose à la page 201 ; il
arrive ici à cette vue profonde, et qui touche de près au transfert : il
avait à surmonter une force psychique qui, chez le patient, empêchait
l'idée pathogène de redevenir consciente : « Une nouvelle idée sembla
-
se révéler à moi lorsqu'il me vint à l'esprit que ce devait être en réalité
la même force psychique qui présidait à l'origine du symptôme hysté-
rique, et qui maintenant empêchait l'idée pathogène de devenir cons-
ciente » ; Freud montre, dans les lignes qui suivent, que cette force
psychique n'est pas autre chose que la défense du Moi contre des idées
de nature à susciter des affects pénibles, tels que la honte, la culpa-
bilité, la souffrance morale, le sentiment de l'injustice. On peut rap-
procher cette hypothèse d'une découverte que Freud décrit plus loin,
pages 224-225 : dès que l'on pénètre dans la région de l'organisation
pathogène contenant l'étiologie du symptôme, le symptôme « se joint à
la discussion », c'est-à-dire qu'il reparaît avec une plus grande intensité
et qu'il accompagne le travail de fluctuations caractéristiques et instruc-
tives ; citant l'exemple d'une nausée hystérique, « on a une impression
plastique, écrit Freud, du fait que le vomissement prend la place d'une
action psychique (ici, de la parole) exactement dans les termes de la
théorie de la conversion hystérique ».
Aujourd'hui, il apparaît clairement que ces observations et ces vues
concernent la théorie du transfert. Mais ce n'est qu'à la fin de la Psycho-
thérapie de l'hystérie que Freud parle spécifiquement de transfert, sans
donner encore à cette notion l'extension qui lui sera donnée par la
suite. Ce sont les échecs de l'analyse cathartique et de la suggestion
avec imposition des mains qui l'amènent à mettre spécifiquement en
cause les perturbations de la relation patient-médecin. La méthode et
le procédé étaient en effet inconstants : tantôt il n'y avait rien à évoquer,
comme le montrait le calme du patient ; tantôt il y avait une résistance,
comme le montrait la tension du patient ; enfin, dans un troisième cas
et c'était le pire, il s'agissait d'une perturbation de la relation du patient
et du médecin. Or, Freud était pleinement conscient, on l'a vu, de
l'importance d'une bonne relation personnelle entre le patient et le
médecin : la coopération du patient implique un sacrifice personnel,
spécialement lorsqu'il s'agit de femmes et de contenus érotiques ; ce
sacrifice doit être compensé par quelque équivalent de l'amour, à quoi
doivent suffire les efforts, la patience et la bienveillance du médecin.
Si cette relation est perturbée, lorsque le médecin désire des informa-
tions concernant l'idée pathogène suivante, le patient est aux prises
LE PROBLEME DU TRANSFERT 9

avec la mauvaise humeur qu'il a accumulée contre le médecin. Autant


que sache alors Freud, cette éventualité peut survenir dans trois cas.
Dans le premier, il s'agit de réactions persécutives, lorsque le patient
ressent une menace pour son amour-propre ou qu'il a entendu parler
défavorablement du médecin ; Freud souligne la propension des hys-
tériques à de telles réactions ; toutefois une discussion suffit à réduire
cet obstacle, qui est le moins sérieux.
Dans le deuxième cas, la patiente craint de devenir dépendante du
médecin, même sexuellement. La patiente a maintenant un nouveau
motif de résistance, qui se manifeste à toute tentative du traitement.
Lorsque le médecin recourt à la pression des mains, le patient se plaint
de mal de tête, c'est-à-dire qu'il forme un nouveau symptôme hysté-
rique, qui exprime sa défense contre l'influence du médecin.
Ce n'est qu'à propos du troisième type d'obstacle que Freud parle
spécifiquement du transfert : « Si le patient a peur que les idées pénibles
émergeant du contenu de l'analyse ne soient transférées sur le médecin. »
Ces pages mémorables mettent en évidence les points suivants :
1. Le transfert est un phénomène fréquent et même régulier ; toute
revendication à l'endroit de la personne du médecin est un transfert,
et le patient est pris à chaque occasion nouvelle.
2. D'après les exemples et les explications donnés par Freud, le
mécanisme du transfert suppose :
a) Dans le passé, le refoulement d'un désir ;
b) Dans le présent et dans la relation avec le médecin, l'éveil du
même affect qui, originellement, a forcé le patient à bannir ce désir
clandestin.
Le mécanisme du transfert est donc une « connexion fausse », une
« mésalliance ».
3. Techniquement, la difficulté ne peut être surmontée qu'en ren-
dant en premier lieu le patient conscient de l'obstacle.
4. Thérapeutiquement, Freud a d'abord été ennuyé par ce détour,
jusqu'au moment où il s'est aperçu que le nouveau symptôme devait
être traité comme l'ancien : « Le travail de la patiente demeurait le même,
elle avait peut-être à surmonter l'affect pénible d'avoir entretenu un tel
désir, et le résultat thérapeutique semblait le même, qu'elle prît cette
répulsion psychique comme thème de travail par référence à son histoire
ou par référence à sa relation avec moi. »
Ainsi, dans les Études sur l'hystérie, Freud a déjà une idée claire du
transfert, de sa genèse, de son importance technique et thérapeutique.
Il ne se fait pas encore une idée assez large de son extension, en ce sens
10 REVUE FRANÇAISE DE PSYCHANALYSE

qu'il en détache les obstacles représentés par les réactions persécutives


et la défense contre la dépendance. En revanche, il donne une descrip-
tion adéquate des phénomènes, en rattachant le transfert à l'éveil du
même affect qui, originellement, a forcé le patient à rejeter le désir
inacceptable. Le transfert, dans les Études sur l'hystérie, apparaît comme
le transfert d'une défense contre un affect pénible, en rapport avec une
pulsion reprochable. Ce n'est que beaucoup plus tard que la portée de
ces vues initiales devait être pleinement appréciée.

II. — LE TRANSFERT ET LES


ORIGINES DE LA PSYCHANALYSE
LE CAS DORA. TRAVAUX D'ABRAHAM ET DE FERENCZI
(1895-1910)
Le cas Dora
Le cas Dora, analysé dans les trois derniers mois de 1899, rédigé
dans les deux premières semaines de 1900, publié en 1905 doit permettre
de mesurer le chemin parcouru. C'est dans le post-scriptum, non daté,
que Freud s'explique au sujet du transfert, ou plutôt, « des transferts ».
Les transferts sont « de nouvelles éditions ou des fac-similés des ten-
dances et des fantasmes éveillés et rendus conscients au cours du traite-
ment psychanalytique ; mais ils ont cette particularité, caractéristique
de leur espèce, qu'ils remplacent une personne antérieure par la per-
sonne du médecin » ; Freud parle encore d'expériences psychologiques
passées et revécues, non comme appartenant au passé, mais appliquées
à la personne du médecin et dans le présent. Dans certains cas, à l'objet
près, le transfert est identique à l'expérience originelle ; dans d'autres,
une influence modératrice, la sublimation, en a modifié le but et le mode
d'expression. Dans leur production, le médecin ne joue aucun rôle,
bien que le patient s'accroche à des détails réels ; la source du transfert
est le processus névrotique : si la névrose arrête la production de nou-
veaux symptômes, la productivité de la névrose n'est pas éteinte :
« Elle est occupée à la création d'une classe spéciale de structures
mentales, inconscientes en majeure partie, auxquelles on peut donner
le nom de transferts » ; le patient agit au lieu de se remémorer. Ainsi,
avec les transferts, le patient dresse toutes sortes d'obstacles qui peuvent
rendre le matériel inaccessible au traitement. Le diagnostic en est
d'autant plus difficile qu'ici le médecin ne peut compter, comme par
exemple avec les rêves, sur l'assistance du patient ; il doit se guider sur
de petits signes, et se garer des inférences arbitraires. Techniquement,
l'analyse et la destruction constante du transfert sont les conditions du
LE PROBLÈME DU TRANSFERT II
succès de l'investigation et du traitement; la suggestion hypnotique
utilise bien le transfert, la dépendance aveugle et permanente du patient
par rapport au médecin, mais elle est désarmée devant son hostilité qui
lui fait abandonner le traitement : « En psychanalyse..., le jeu des motifs
est différent ; toutes les tendances du patient, y compris les tendances
hostiles, sont éveillées ; on les tourne au profit de l'analyse en les rendant
conscientes ; de cette façon le transfert est constamment détruit. Le
transfert, qui semble fait pour être le plus grand obstacle de l'analyse,
devient son allié le plus puissant, si chaque fois sa présence peut être
détectée et expliquée au patient. » Du point de vue thérapeutique enfin,
Freud reprend l'idée, déjà exprimée dans les Études sur l'hystérie, qu'il
n'y a pas de différence à surmonter une tendance dans la relation avec
le médecin ou dans la relation avec quelqu'un d'autre ; mais il va déjà
plus loin, en faisant de la liquidation du transfert la condition de la
disparition des symptômes ; si l'analyse du transfert retarde et obscurcit
les débuts du traitement, elle garantit son existence contre les résistances
brusques et insurmontables.
L'auto-critique de Freud illustre la conception qu'il se fait alors du
transfert. Si le cas Dora est clair, c'est qu'il est bref, à cause de l'inter-
ruption prématurée du traitement, et si le traitement a été interrompu,
alors que Freud, sans rencontrer d'objection, avait averti la patiente
qu'il pourrait durer un an, c'est qu'il n'a pas pu réussir à maîtriser le
transfert en temps voulu. Au début, il était clair que Freud remplaçait
le père, auquel la patiente le comparait constamment, se demandant
s'il était droit avec elle, alors que le père préférait les voies secrètes et
tortueuses. Au moment du premier rêve, Freud négligea l'avertissement
que lui donnait Dora : elle ferait mieux d'abandonner le traitement
comme elle avait précédemment abandonné la maison de Herr K... ; à
ce moment, Freud aurait dû montrer à la patiente que c'était maintenant
à partir de Herr K... que la patiente faisait un transfert sur lui, proba-
blement sur la base d'une question d'argent ou de jalousie à l'égard
d'un autre patient qui, après guérison, avait conservé des relations avec
sa famille ; l'éclaircissement de ce transfert aurait donné accès à quelque
chose d'analogue, beaucoup plus important, en rapport avec Herr K...,
à de nouveaux souvenirs d'événements probablement réels ; or Freud
croyait avoir du temps devant lui : de nouveaux stades du transfert ne
s'étaient pas développés, le matériel ne s'était pas tari ; mais, écrit Freud,
« à cause du quantum inconnu en moi qui rappelait Herr K... à Dora,
elle se vengea de moi comme elle désirait se venger de lui, et elle m'aban-
donna comme elle croyait elle-même avoir été trompée et abandonnée
12 REVUE FRANÇAISE DE PSYCHANALYSE

par lui ». Ainsi elle agit une partie essentielle de ses souvenirs et de ses
fantasmes au lieu de la remémorer dans le traitement. Les allusions
nombreuses et claires au traitement que contient aussi le second rêve
se rattachent à une signification essentielle de l'existence de Dora :
« Les hommes sont si détestables que j'aimerais mieux ne pas me
marier. C'est ma vengeance. » L'unité de sens de la vie de la patiente
et du transfert apparaissent ainsi en pleine lumière : « Si les motivations
cruelles et vindicatives, qui dans la vie de la patiente avaient déjà été
employées à maintenir ses symptômes, sont transférées sur le médecin
au cours du traitement, avant qu'elle ait eu le temps de s'en détacher
en les rattachant à leurs sources, alors il n'y a pas lieu de s'étonner que
la condition du patient ne soit pas affectée par les efforts thérapeutiques.
Car, comment la patiente pourrait-elle prendre une vengeance plus
effective qu'en démontrant sur sa propre personne l'impuissance et
l'incapacité du médecin ? »
Ces textes freudiens montrent deux choses : la première, que dès
cette époque, Freud est en possession des idées essentielles concernant
le transfert ; la seconde, que tout en concevant la vaste portée psycholo-
gique du concept de transfert, Freud se maintient au plus près de l'expé-
rience clinique et thérapeutique : le transfert est présenté comme une
perturbation associative, qui empêche l'accès des souvenirs refoulés ;
c'est une « fausse connexion », une « mésalliance » ; en d'autres termes,
Freud semble s'imposer, en ce qui concerne l'élaboration théorique du
concept de transfert, des restrictions qui sont déjà dépassées dans
certains travaux psychanalytiques antérieurs à 1910.

Karl ABRAHAM (1908)

Quand Freud parle de transfert, il établit une relation entre un


événement singulier et un autre événement singulier. Abraham (1908)
parle moins du transfert que de la « capacité de transfert de la libido »,
sur les personnes du sexe opposé, sur les êtres humains en général
(sublimation, sentiments familiaux et sociaux), sur les objets ; cette
capacité de transfert, qui se confond avec la capacité d'adaptation, est en
raison inverse de l'auto-érotisme. Dans le travail cité, le transfert ne
renvoie pas à un événement singulier de la vie du sujet, à une habitude
particulière, mais à une position libidinale ; c'est ainsi qu'Abraham
parle de l'extraordinaire capacité de transfert qui s'était manifestée chez
un de ses patients, avant l'âge de 3 ans, à l'endroit de sa mère. La
capacité de transfert est augmentée dans l'hystérie, diminuée dans la
LE PROBLEME DU TRANSFERT 13

démence précoce. En somme, en partie sous l'influence de Jung,


Abraham fait intervenir des considérations économiques et topiques
où l'on peut voir une indication de ses théories ultérieures.

S. FERENCZI (1909)

L'incidence de préoccupations économiques et surtout topiques


est encore plus sensible chez Ferenczi, comme le suggère le seul titre
de son article, « Introjection et transfert », publié en 1909. Il est difficile de
faire droit à sa richesse en faits et en idées. Une façon commode est de
tenter d'en dégager les rapports, parfois un peu confus, que Ferenczi
établit entre le transfert et d'autres concepts. Le rapprochement entre
le transfert et le déplacement reste dans la ligne dynamique et écono-
mique ; le déplacement est un processus général dont le transfert est
un cas particulier ; le processus du transfert permet au névrotique de
fuir ses complexes inconscients et de fixer sur des objets dont il a cons-
cience l'excitation libidinale flottante qu'il n'a pu convertir, comme
dans l'hystérie, ou substituer, comme dans la névrose obsessionnelle ;
le médecin joue à cet égard un rôle « catalytique ». L'originalité de
Ferenczi est surtout de rapprocher, le transfert de l'introjection. Tandis
que le paranoïaque, par la projection, expulse de son Moi les pulsions
devenues déplaisantes, le névrotique s'efforce d'absorber dans son Moi
une partie du monde aussi grande que possible et en fait l'objet de fan-
tasmes inconscients, tentant par cette « introjection » d'adoucir les
désirs pulsionnels inconscients, insatisfaits et impossibles à satisfaire;
le transfert est la classe des introjections qui, dans l'analyse, ont pour
objet la personne du médecin (p. 53). Ces mécanismes interviennent
précocement dans le développement des relations entre l'individu et
le monde extérieur ; la projection primordiale serait à l'origine de la
perception des « mauvaises choses formant un monde extérieur, qui
n'obéit pas à la volonté » ; c'est là le processus utilisé plus tard par le
paranoïaque ; les premiers sentiments d'amour et de haine sont un s
transfert de sentiments auto-érotiques plaisants et déplaisants sur les
objets qui évoquent ces sentiments : « Le premier « objet d'amour » et ce
premier « objet de haine » sont, pour ainsi dire, les transferts primor-
diaux, les racines de toute introjection future » (p. 49). Ferenczi formule
également, avec la plus grande netteté, le rôle de l'introjection des
images parentales dans la formation de la conscience morale. Dans la
situation analytique, cette censure morale se relâche, le sentiment de la
responsabilité diminue ; c'est, le médecin qui est responsable de tout ce
14 REVUE FRANÇAISE DE PSYCHANALYSE

qui arrive, qui favorise l'émergence des rêveries, d'abord inconscientes,


ensuite à demi conscientes, lesquelles ont souvent pour thème un vio-
lent assaut du médecin finissant par sa punition exemplaire ; le docteur
« peut tout faire », ce qui veut dire qu'il peut supprimer toute consé-
quence possible d'une liaison (p. 44). Dans la suggestion et l'hypnose
comme dans l'analyse, le patient fait inconsciemment jouer au médecin
le rôle des figures parentales aimées ou craintes. Ces processus subjec-
tifs du transfert et de l'introjection font tout, et la résistance à l'hypnose
ou à la suggestion est également une réaction au complexe parental.
Ainsi Ferenczi, pour interpréter le transfert, forme un système de
références nouveau, constitué par les relations fantasmatiques du moi
et des objets, bons et mauvais, extérieurs ou intérieurs.
Autres travaux freudiens
A cette époque, comme dans les écrits techniques qui vont suivre,
Freud ne fait guère intervenir cette façon de voir les choses. On n'en
trouve aucune trace dans les cinq leçons professées en septembre 1909 à
la Clark University, où il résume dans une page vigoureuse les notions
essentielles relatives au transfert ; il y souligne la spontanéité du trans-
fert, et son efficacité pour déterminer la conviction quant à la justesse
de sa conception pathogénique de névrose, c'est-à-dire du rôle de la
sexualité ; déjà le transfert est conçu avant tout comme libidinal (1).

III. — LE TRANSFERT DANS LES ÉCRITS TECHNIQUES DE FREUD


ET DANS L'INTRODUCTION A LA PSYCHANALYSE
(191O-1919)
La dynamique du transfert (1912)
Dans la suite des écrits techniques de Freud, « La dynamique du trans-
fert » occupe une place particulière ; premier effort dans le sens d'une
explication systématique, cette oeuvre restera la synthèse la plus complète
et le texte le plus représentatif de la période où la conception « dyna-

(1) On en trouve une autre indication dans un teste de Gradiva : « C'est par une récidive
amoureuse que se produit la guérison, à condition d'englober sous le nom d'amour toutes les
composantes si variées de l'instinct sexuel, car les symptômes contre lesquels le traitement est
entrepris ne sont que des résidus de combats antérieurs contre le refoulement ou le retour
du refoulé ; ils ne peuvent être résolus et balayés que par une nouvelle marée montante de la
même passion. Toute cure psychanalytique est une tentative de libérer l'amour refoulé, amour
refoulé ayant trouvé, dans un symptôme, pour pauvre issue, un compromis. Nous saisirons
mieux encore la conformité complète avec les processus de guérison décrits par le romancier
dans sa Gravida en ajoutant que, au cours de la psychothérapie analytique, la passion réveillée,
qu'elle soit l'amour ou la haine, prend ainsi chaque fois pour objet la personne du médecin »
(FREUD, 1907, p. 203 ; référence indiquée par le Dr Y. Blanc).
LE PROBLEME DU TRANSFERT 15

miste » du transfert l'a subordonné au principe de plaisir-déplaisir.


Les premières lignes annoncent qu'il ne s'agit pas de décrire, comme
l'a fait Stekel, mais d'élucider « pourquoi le transfert survient inévita-
blement au cours de l'analyse et en vient à jouer son rôle bien connu
dans le traitement ». On peut, suivant la marche de la pensée de Freud,
étudier d'abord l'explication du transfert en général, chercher ensuite
comme elle se spécifie pour rendre compte du transfert en psychanalyse.
D'une manière générale, la capacité d'aimer un individu est caracté-
risée par la répétition perpétuelle, au cours de la vie, d'un cliché ou
stéréotype (ou de plusieurs), qui détermine les conditions de cette
capacité d'aimer, ainsi que les besoins et les buts auxquels elle répond.
Le cliché ou stéréotype qui détermine cette répétition résulte de l'inter-
action' des dispositions constitutionnelles et des événements de la vie.
Il est dans une certaine mesure modifiable par de nouvelles impressions.
Dans l'établissement de ce cliché, les tendances libidinales satisfaites*
se développent et se tournent vers la réalité ; les tendances frustrées ne
se développent pas : elles trouvent une issue dans l'imagination, ou
restent enfouies dans l'inconscient, en attente ; Freud parle à ce propos
d'introversion dé la libido, de régression, de réanimation des images
infantiles. Chez toute personne dont le besoin d'amour n'est pas suffi-
samment gratifié par la réalité, les tendances libidinales en attente sont
inévitablement éveillées lorsque le sujet entre en contact avec un nouvel
objet. Il est probable que les deux parties de la libido, consciente et
inconsciente, participent à cette attitude. En d'autres termes, pour
expliquer le transfert, Freud a implicitement recours à la séquence
bien connue : fixation, frustration, régression. Les mêmes phénomènes
se reproduisent dans la relation du patient et du psychanalyste, qui est
assimilé à des prototypes préexistants, soit qu'il se prête réellement à
cette assimilation, soit sous un mode plus ou moins et souvent extrême-
ment irrationnel et déréel, à la fois par la qualité et par l'intensité des
phénomènes de transfert.
Les particularités du transfert psychanalytique ont trait à ses rap-
ports avec la résistance, qui ne se comprennent que par la distinction du
transfert positif et du transfert négatif. Le transfert positif est le trans-
fert de sentiments affectueux et amicaux ; leur actualisation consciente
et leurs prolongements inconscients reposent toujours sur une base
érotique. Le transfert négatif est le transfert de sentiments hostiles. Il se
développe parallèlement au transfert positif, souvent avec le même
objet (ambivalence de Bleuler, bipolarité de Stekel). L'ambivalence est
jusqu'à un certain degré normale ; un haut degré d'ambivalence est un
16 REVUE FRANÇAISE DE PSYCHANALYSE

trait névrotique, d'où l'aptitude des névrosés à faire du transfert une


résistance ; lorsque le transfert est devenu d'un ordre essentiellement
négatif, comme avec les « paranoïdes », la possibilité d'influence ou de
cure disparaît. Techniquement, l'analyse du transfert détache de la
personne de l'analyste les sentiments hostiles et les tendances érotiques
refoulées. La persistance des. sentiments positifs conscients et exempts
de culpabilité permet la poursuite et le succès de l'analyse, ou, en
d'autres termes, elle permet l'analyse de la résistance.
Freud décrit avec une grande précision les relations du transfert et
de la résistance. Les sources de la résistance sont doubles. Lorsque le
psychanalyste approche des zones où se cache la libido introvertie,
toutes les forces qui ont déterminé la régression s'insurgent contre les
efforts du psychanalyste ; cette source de résistance, mise en évidence
dès les Études sur l'hystérie, n'est pas la plus puissante ; Freud met
surtout en cause l'attraction de l'inconscient : la libido à la disposition
de la personnalité a toujours subi l'attraction de la partie des complexes
qui appartient à l'inconscient, dans la mesure même où l'attraction de
la réalité a diminué ; d'où le refoulement secondaire des pulsions
inconscientes et de leurs dérivés (1). Ainsi, chaque pensée, chaque acte
mental du patient est un compromis entre les forces qui poussent au
traitement et les forces rassemblées pour s'y opposer.
Dans ces conditions, que se passe-t-il lorsque l'analyste s'efforce de
suivre un complexe pathogène depuis ses représentants conscients
jusqu'à ses racines inconscientes ? On arrive fatalement à un point où
l'association d'idées suivante est un compromis entre la résistance et
l'exploration ; l'expérience montre que c'est alors que le transfert entre
en scène, c'est-à-dire que le contenu complexuel se transfère sur la
personne du psychanalyste ; souvent l'arrêt des associations peut être
levé en assurant au patient qu'il a une pensée concernant le psychanalyste.
L'idée transférée est apte à forcer son chemin à travers la conscience, de
préférence à toutes les associations possibles, justement parce qu'elle
satisfait la résistance. Ce qui se répète de multiples fois : si on touche
à un complexe pathogène, la première partie qui en devient consciente
est quelque aspect qui peut être transféré. Il sera alors défendu par le
patient avec la dernière obstination. Une fois ce point gagné, les éléments
non résolus du complexe entraînent peu de difficultés. Plus l'analyse
dure, plus le patient a reconnu l'inutilité des distorsions du matériel,
plus il fait usage de la distorsion la plus avantageuse, c'est-à-dire du

(1) Freud ne parle pas ici de refoulement secondaire, mais ce ternie exprime bien sa pensée.
LE PROBLEME DU TRANSFERT 17

transfert. Tout converge ainsi vers une situation où tous les conflits
doivent être traités sur le plan du transfert : « C'est le terrain sur lequel
la victoire doit être gagnée, l'expression finale d'une guérison durable
de la névrose. Il est indéniable que la subjugation des manifestations de
transfert apporte les plus grandes difficultés au psychanalyste ; mais il
ne faut pas oublier que ce sont elles, et seulement elles, qui rendent
l'inestimable service d'actualiser et de manifester les émotions amou-
reuses enterrées et oubliées ; car en dernier ressort, nul ne peut être
mis à mort in absentia et in effigie » (1912, p. 322).
Le transfert psychanalytique exprime donc, en dernière analyse,
un conflit entre le patient et le médecin : « Les sentiments inconscients
cherchent à éviter la reconnaissance que réclame la cure ; ils visent au
contraire à la reproduction, avec tout le pouvoir d'hallucination et la
méconnaissance du temps caractéristiques de l'inconscient. Juste comme
dans les rêves, le patient donne cours et réalité à ce qui résulte de l'éveil
de ses sentiments inconscients ; il tend à décharger ses émotions sans
tenir compte de la réalité de la situation. Le médecin requiert de lui
qu'il mette ces émotions à leur place dans le traitement et dans l'histoire
de sa vie, qu'il les soumette à une considération rationnelle, et qu'il les
apprécie à leur réelle valeur psychique. Cette lutte entre le médecin et
le patient, entre l'intellect et les forces de l'instinct, entre la reconnais-
sance et l'aspiration à la décharge, s'accomplit presque entièrement sur
le terrain du transfert » (1912, pp. 321-322).
La résistance de transfert n'a évidemment de sens que dans une
situation analytique où le médecin veut ramener le patient à la réalité
et à la raison ; l'attitude thérapeutique et interprétative constitue ainsi,
pour le patient une source de frustration et de régression. Une explica-
tion du transfert qui aurait fait jouer son rôle à l'entourage et à la
technique psychanalytique était selon nous tout à fait possible dans le
cadre général des conceptions de Freud sur la fixation, la frustration et
la régression. Certaines expressions de Freud donnent à penser qu'il va
mettre en cause la situation psychanalytique ; cherchant comment la
résistance de transfert fait ainsi complètement perdre le sens de la réa-
lité dans la relation du patient avec le médecin, il les trouve « dans la
situation psychologique où l'analyse a placé le patient » (1912, p. 321).
Mais d'autres nécessités incitaient Freud, dans l'explication du transfert,
à ne pas prendre en considération le rôle de la technique psychanaly-
tique ; de longue date, les psychanalystes ont eu la préoccupation de
s'absoudre de la responsabilité du transfert : le transfert existe dans les
autres psychothérapies, avec cette différence qu'on ne l'analyse pas et
PSYCHANALYSE 2
18 REVUE FRANÇAISE DE PSYCHANALYSE

qu'on le méconnaît ; l'intensité et l'irrationalité des phénomènes de


transfert sont à mettre au compte de la névrose. Le transfert psychana-
lytique apparaît donc, en dernière analyse, comme le produit de la
disposition au transfert, c'est-à-dire de la libido introvertie et en attente,
et de la résistance, qui remplace le souvenir par l'action.
Rôle du psychanalyste
Dans tous les écrits techniques, démontrer et recommander la
réceptivité de l'analyste a été une préoccupation constante de Freud.
C'est dans les « Recommandations » de 1912 qu'il énonce la fameuse compa-
raison du miroir : « Le médecin devrait être impénétrable au patient, et,
comme un miroir, ne refléter rien d'autre que ce qui lui est montré »
(p. 331). C'est pourquoi il condamne l'ambition thérapeutique (p. 327),
la réciprocité des confidences (p. 331), l'action éducatrice (p. 331). Il
recommande l'analyse didactique, et l'auto-analyse, comme contrôle
du contre-transfert (p. 329). La règle de l'attention flottante est symé-
trique à la règle de libre association (pp. 324-325), et l'analyste « doit
faire de son inconscient un organe récepteur à l'endroit de l'inconscient
du patient qui émerge » : « De même que le récepteur transmue en
ondes sonores les vibrations électriques induites par les ondes sonores,
de même l'inconscient du médecin est capable de reconstruire l'incons-
cient du patient, qui a dirigé ses associations, d'après les communica-
tions qui en dérivent » (p. 328). Freud recommande encore au psychana-
lyste la froideur émotionnelle du chirurgien, qui n'a pas à se préoccuper
d'autre chose que de bien opérer ; l'analyste devrait s'inspirer de la
maxime d'un ancien chirurgien : « Je le pansai, Dieu le guérit » (p. 328).
Mêmes préoccupations dans un article de 1913. Sans doute, le
transfert est assimilé à la suggestion (p. 351) ; la position couchée, sans
voir le psychanalyste, quels que soient ses avantages pour l'analyse du
transfert, est un résidu de l'hypnose (p. 354) ; le patient n'utilise l'inter-
prétation que pour autant qu'il y est porté par le transfert (pp. 364-365).
Mais la guérison par transfert, c'est-à-dire sans liquidation du transfert,
ne permet des résultats ni complets ni définitifs (p. 364). Freud
condamne à nouveau tout rôle qui fasse du psychanalyste le représen-
tant d'une personne ou d'une morale' (p. 360). Cependant il conseille
au psychanalyste un rôle positif, qui ne nous permet pas de le considérer
comme inactif ; répondant à la question « Quand donner au malade la
première interprétation », Freud s'exprime comme suit : « La réponse
ne peut être que celle-ci : Pas avant qu'un transfert de dépendance, un
« rapport » bien développé soit établi chez le patient. Le premier but du
LE PROBLEME DU TRANSFERT 19

traitement consiste à l'attacher au traitement et à la personne du


médecin. Pour assurer ce besoin on n'a rien d'autre à faire que lui donner
du temps. Si on lui voue un intérêt sérieux, si on écarte soigneusement les
premières résistances et si on évite certaines fautes (1), un tel attachement
se développe chez le patient de lui-même, et le médecin devient lié avec
une des images des personnes dont il avait l'habitude de recevoir de
l'affection. Il est certainement possible de manquer ce premier succès
si l'on prend dès le début n'importe quel point de vue autre que celui
de la compréhension, tel qu'une attitude morale, ou bien si l'on se
comporte comme le représentant et l'avocat d'un tiers, le mari ou la
femme, et ainsi de suite » (p. 361).
La compulsion de répétition
L'idée de répétition, thème principal d'un article de 1914, n'est pas
une idée nouvelle ; si les formules de Freud sont particulièrement
nettes, il avait déjà montré clairement que dans le transfert, le patient
agit son passé au lieu de se le remémorer ; si quelque chose émerge,
c'est l'insistance sur le caractère compulsionnel de cette répétition :
« Et maintenant nous pouvons voir que notre insistance spéciale sur la
compulsion à répéter n'a produit aucun fait nouveau, mais est seulement
un point de vue plus compréhensif. Nous clarifions pour nous l'idée que
la condition morbide du parient ne cesse pas quand son analyse com-
mence, que nous avons à traiter sa maladie comme une force actuelle,
active à ce moment même, et non pas un événement de sa vie passée »
(p. 371). La compulsion de répétition de 1914 semble annoncer les
théories futures, et certains rapprochements montrent qu'en écrivant
« Au delà du principe de plaisir », Freud s'est souvenu de son article de
.
1914; par exemple, on retrouve dans les deux textes l'idée que l'analyse
réveille quelque chose qu'il aurait bien mieux valu laisser dormir (2).
Autre point de comparaison, Freud, traitant rapidement du contenu du
transfert, indique surtout des contenus défavorables : « il reproduit"
...
tout ce qui, dans les réservoirs du matériel refoulé, a déjà pénétré
l'ensemble de son caractère : ses inhibitions et ses attitudes d'esprit
désavantageuses, ses traits de caractère pathologiques. Il répète aussi,
durant le traitement, tous ses symptômes » (p. 371). L'idée que la répé-
tition par le transfert s'étend également à toute la vie courante, n'est pas
non plus une idée nouvelle, sinon par l'insistance de Freud sur les

(1) Souligné par nous.


(2) Comparer C. P., II, 372, en bas, avec Essais de psychanalyse, p. 47, en bas.
20 REVUE FRANÇAISE DE PSYCHANALYSE

dangers de cette extériorisation agie, pour le traitement et pour la vie.


Certaines indications donnent donc à penser que Freud était sur la voie
de la théorie de d'automatisme de répétition. Mais, sinon en soulignant
le caractère compulsionnel de la répétition dans le transfert, il ne fait
pas de la répétition même la cause du transfert. Les seules vues afférentes
au déterminisme du transfert le rattachent, comme par le passé, à la
résistance : dans l'hypnose, où la résistance est absolue, l'évocation du
passé est complète, et le patient ne montre aucune tendance à confondre
le passé avec le présent ; si le traitement commence avec un transfert
positif modéré, l'évocation des souvenirs s'accomplit à peu près comme
dans l'hypnose ; si le transfert devient hostile ou indûment intense, la
nécessité du refoulement entraîne la substitution immédiate de la répé-
tition au souvenir ; le développement des résistances détermine celui
,
des répétitions : « Le passé est l'arsenal où le patient va chercher ses
armes pour se défendre contre les progrès de l'analyse, armes que nous
devons lui arracher une à une » (p. 371). On peut donc se représenter
ainsi la position de Freud quant à la production du transfert : le concept
de compulsion de répétition souligne le rôle du patient ; les relations
quantitatives du transfert et de la résistance impliquent que la situation
analytique joue également un rôle ; si aucune proposition ne le formule
diverses expressions le suggèrent : « le patient s'abandonne à sa
...
compulsion à répéter, qui remplace maintenant l'impulsion à se souve-
nir » (p. 370) ; l'attitude du patient envers la maladie est modifiée,
« une certaine tolérance envers la maladie elle-même est induite » (p.
372) ;
« le nouvel état d'esprit a absorbé tous les traits de la maladie; il
représente, cependant, une maladie artificielle (1) en tout point accessible
à nos interventions » (p. 374) ; par le maniement du transfert « nous
rendons (la compulsion de répétition) inoffensive, et même nous l'uti-
lisons, en lui accordant le droit de s'affirmer dans certaines limites »
(P- 374)-
L'amour de transfert
L'amour de transfert (1915) soulève les mêmes problèmes et intro-
duit les mêmes solutions. Freud le définit très simplement : « une
...
femme ou une jeune fille montre par des allusions transparentes ou
avoue ouvertement qu'elle est tombée amoureuse, comme n'importe
quelle mortelle, du médecin qui l'analyse » (p. 377). Un tel sentiment
peut être classé comme transfert positif s'il reste modéré ; il se mue en

(1) Souligné par nous.


LE PROBLEME DU TRANSFERT 21

résistance s'il devient trop intense ou s'il se tourne en hostilité. L'examen


attentif de la situation montre que certaines motivations sont en rapport
avec l'état amoureux : la patiente se confirme qu'elle est irrésistible, elle
détruit l'autorité du médecin en le réduisant au rôle d'un amant, et elle
obtient certaines satisfactions pour son amour, D'autres sont plus
spécifiquement en rapport avec la résistance : l'amour de transfert est
un piège pour l'analyste ; et surtout, on a l'impression qu'il justifie la
résistance en intensifiant l'amour. Le rôle de la résistance dans l'amour
de transfert est donc très grand, mais il n'a pas été créé par la résistance ;
celle-ci le trouve et l'exploite, elle ne met pas en cause son authenticité
(p. 387)- L'amour de transfert est une répétition, mais tout amour est
une répétition ; il n'est pas d'amour qui ne reproduise des prototypes
infantiles ; l'élément infantile donne à l'amour de transfert son caractère
compulsif qui touche au pathologique ; il est plus répétitif, moins
ajusté que l'amour normal, mais son efficacité ne permet pas de l'en
distinguer : « Sous ce rapport, l'amour de transfert ne le cède à aucun
amour ; on a l'impression que par ce moyen on pourrait réaliser n'im-
porte quoi » (p. 388). Le passage où Freud résume sa pensée est impor-
tant : « On n'a aucun droit de discuter l'authenticité de l'amour qui fait
son apparition au cours du traitement psychanalytique. Si anormal
qu'il puisse paraître, cette' qualité est suffisamment expliquée si nous
nous rappelons que l'état amoureux est aussi plus anormal que les
phénomènes mentaux ordinaires. L'amour de transfert est caractérisé,
cependant, par certains traits qui lui assurent une position spéciale.
En premier lieu, il est provoqué par la situation psychanalytique ;
secondement, il est considérablement intensifié par la résistance (1) qui
domine cette situation ; et troisièmement, il est, à un haut degré,
déficient à l'endroit de la réalité, moins sensible, moins soucieux des
conséquences, plus aveugle dans son estimation de la personne aimée que
nous ne consentons à l'admettre de l'amour normal. Nous ne devrions pas
oublier, cependant, que ce sont précisément ces écarts par rapport à la
norme qui constituent l'élément essentiel de l'état amoureux » (p. 388).
Freud formule donc de la façon la plus claire que la situation
analytique est pour quelque chose dans la genèse de l'amour de transfert,
ce qui ne veut pas dire la personne du médecin : « Il doit reconnaître que
l'état amoureux du patient est induit par la situation analytique et n'a
pas à être imputé aux charmes de sa personne... » (p. 379). Techni-

(1) Tout ce qui a été souligné l'a été par nous.


22 REVUE FRANÇAISE DE PSYCHANALYSE

quement, il ne doit rien refuser, rien accorder. Freud souligne les


inconvénients d'une attitude répressive : « Presser la patiente de suppri-
mer, d'abandonner et de sublimer les exigences de ses instincts, dès
qu'elle a confessé son amour de transfert, ne serait pas une manière
analytique de les traiter, mais une manière absurde. Ce serait comme
conjurer un esprit infernal au moyen d'une puissante incantation, et
puis le renvoyer sans lui poser de question. On aurait fait sortir les
pulsions refoulées dans la conscience pour, dans la terreur, les renvoyer
une fois de plus dans le refoulement. Et il ne faudrait pas se faire
d'illusion sur le succès d'un tel procédé. Au niveau des passions, un
langage élevé réalise très peu, nous le savons tous. La patiente sentira
seulement l'humiliation, et ne manquera pas de s'en venger » (p. 383).
L'analyste ne peut pas non plus prétendre sublimer l'amour de transfert
(p. 383). La seule solution est d'interpréter, en appliquant la règle
d'abstinence : « J'ai déjà fait voir que la technique psychanalytique
réclame que le médecin refuse à la patiente qui désire de l'amour la
satisfaction à laquelle elle aspire. Le traitement doit être mené dans un
état d'abstinence ; je ne veux pas dire seulement abstinence corporelle,
ni même privation de toute chose désirée, car ceci ne serait peut-être
tolérable pour aucun malade. Mais je voudrais poser comme principe
fondamental qu'on doit faire en sorte que le désir et l'attente du patient
subsistent, servent de forces agissantes pour le travail et les changements
à accomplir, et qu'on doit prendre garde à ne pas accorder à cette source
d'énergie une satisfaction substitutive. Aussi bien ne pourrait-on offrir
à la patiente que des équivalents, car aussi longtemps que les refoulements
ne sont pas levés, sa condition la rend incapable de vraie satisfaction »
(pp. 383-384). Telles sont les conditions dans lesquelles le médecin
peut profitablement interpréter le transfert ; la patiente se sent assez en
sécurité pour exprimer toutes ses conditions pour aimer, toutes les
fantaisies de ses désirs sexuels ; tous les détails individuels de sa manière
d'aimer viennent à la lumière ; elle ouvre elle-même la voie vers les
racines infantiles de son amour. La règle d'abstinence fait ainsi pendant
à la règle que le médecin ne doit tirer de l'amour de transfert aucun
avantage personnel : « A quelque point que (le médecin) prise l'amour,
il' doit priser plus haut encore l'occasion d'aider sa patiente en un
moment décisif de son existence. Elle a à apprendre de lui à surmonter
le principe de plaisir, à renoncer à une satisfaction à portée de la main
mais qui n'est pas sanctionnée par le monde dans lequel elle vit, au
profit d'une satisfaction lointaine et peut-être incertaine, qui est
cependant socialement et psychologiquement irréprochable » (p. 390).
LE PROBLEME DU TRANSFERT 23

Le transfert dans l'Introduction à la psychanalyse


Entre 1915 et 1919, la suite des écrits techniques présente une
solution de continuité que ne compense pas l' Introduction à la psychana-
lyse, faite de leçons professées en 1915-1916 et en 1916-1917, pour un
public de non-techniciens, soit médecins, soit « laïcs ». La composition
de son auditoire explique le soin particulier avec lequel Freud, dans
l'Introduction, s'attache aux rapports du transfert et de la suggestion. Il
y décrit ce que l'on pourrait appeler le « type idéal » du développement
de la cure, dans lequel une phase initiale de transfert positif, parfois
appelée humoristiquement « la lune de miel psychanalytique », précède
la phase de transfert négatif (pp. 470-599). Le transfert négatif, bien
qu'il soit souvent mentionné, semble bien effacé à côté des résistances et
dutransfert positif. En effet, c'est surtout sur l'aspect libidinal du transfert
que Freud insiste ; c'est sur lui que se fonde l'assimilation du transfert à
la suggestion : la suggestibilité de Bernheim est la tendance au transfert,
conçue d'une façon un peu étroite, à l'exclusion du transfert négatif (1),
mais Bernheimn'a pas vu le lien de la suggestibilitéavec la libido (p. 477) ;
or la suggestion rappelle la magie (p. 481). La psychanalyse n'est
cependant pas compromise par ce rapprochement : les résultats théra-
peutiques obtenus trop rapidement, c'est-à-dire par transfert, sont des
obstacles que l'on détruit ; la psychanalyse emploie le transfert à la
réduction des résistances, et le transfert est lui-même finalement détruit.
Quant au transfert négatif, plutôt que comme une formation spécifique,
il apparaît comme un effet secondaire du transfert positif ; ou bien
l'attente sexuelle devient tellement forte qu'elle exige une résistance, ou
bien les sentiments tendres se transforment secondairementen sentiments
hostiles : « D'une façon générale, les sentiments hostiles apparaissent en
effet plus tard que les sentiments tendres derrière lesquels ils se dissi-
mulent ; l'existence simultanée des uns et des autres reflète bien cette
ambivalence des sentiments qui se fait jour dans la plupart de nos
relations avec les autres hommes. Tout comme les sentiments tendres,
les sentiments hostiles sont un signe d'attachement affectif, de même

(1) La précarité du résultat était en rapport avec le fait que le transfert, et surtout le trans-
fert négatif, n'était pas analysé, comme le montre un passage de l'Introduction à la psychanalyse,
pp. 481-482 : « J'ai vu une fois se reproduire tel quel un état très grave que j'avais réussi à
supprimer complètement à la suite d'un court traitement hypnotique ; cette récidive étant sur
venue à une époque où la malade m'avait pris en aversion, j'avais réussi à obtenir une nouvelle
guérison et plus complète encore, lorsqu'elle fut revenue à de meilleurs sentiments à mon égard ;
mais une troisième récidive s'était déclarée, lorsque la malade me fut de nouveau redevenue
hostile. "
24 REVUE FRANÇAISE DE PSYCHANALYSE

que le défi et l'obéissance expriment le sentiment de dépendance, bien


qu'avec les signes contraires. Il est incontestable que les sentiments
hostiles à l'égard du médecin méritent également le nom de « transfert »,
car la situation créée par le traitement ne fournit aucun prétexte suffi-
sant à leur formation ; et c'est ainsi que la nécessité où nous sommes
d'admettre un transfert négatif prouve que nous ne nous sommes pas
trompés dans nos jugements relatifs au transfert positif ou de sentiments
tendres » (pp. 474-475). Les patients masculins n'échappent pas au
transfert positif, sur la base de leur homosexualité latente, mais chez
eux, le transfert négatif est plus fréquent (p. 474). Les relations du
transfert et de la résistance ne sont pas élucidées : Freud se borne à
répéter que le transfert positif permet d'analyser et de dépasser les
résistances, et que les résistances se compliquent de transfert négatifs
(p. 485).
En résumé, l'utilité des textes de l'Introduction nous paraît être de
mettre en lumière la conception surtout libidinale que Freud se fait
alors du transfert, conception qui fait du transfert négatif une sorte de
dépendance du transfert positif.
Activité et règle d'abstinence
Dans les écrits techniques, Freud semble avoir eu sans cesse en vue
de préserver le traitement psychanalytique contre des déviations
dangereuses, c'est-à-dire contre des excès soit de gratification, soit de
frustration. En 1919, « Tournants dans la voie de la thérapie psychanaly-
tique » semble, par son titre, annoncer des changements. Freud maintient
cependant qu'en ce qui concerne la dynamique de la cure, telle qu'il l'a
exposée en 1912, il ne voit rien à changer. En fait, les préoccupations
de Freud sont surtout de répondre à Putnam et à l'école de Zurich,
partisans d'une psychanalyse plus normative et plus moralisatrice, et
à Ferenczi, qui venait, à propos des difficultés techniques d'un cas
d'hystérie, de préconiser la technique « active » (1919). Freud persiste à
rejeter tout rôle moralisateur : « Nous ne pouvons éviter de prendre en
traitement des patients qui sont si désemparés et inaptes dans la vie
ordinaire que pour eux, il faut combiner à l'analyse une influence
éducative ; et même avec la majorité, il survient de temps en temps des
occasions où le psychanalyste est amené à prendre la position d'un
maître et d'un mentor. Mais cela doit toujours être fait avec de grandes
précautions, et le patient devrait apprendre à libérer et à réaliser sa
propre nature, et non pas à ressembler à nous-mêmes » (p. 399). Quant
à l'activité préconisée par Ferenczi, Freud précise sa position de la
LE PROBLEME DU TRANSFERT 25

manière la plus nette. Certes, le psychanalyste est actif dans ses deux
tâches essentielles, rendre conscient le matériel refoulé et découvrir les
résistances ; est-ce suffisant ? Il serait naturel de mettre le patient dans
la situation mentale la plus favorable à la solution du conflit ; ce que le
patient peut réaliser dépend en partie de circonstances extérieures dont
l'influence converge sur lui ; on ne peut faire aucune objection à
l'activité du médecin, pour autant qu'elle consiste à altérer cette combi-
naison de circonstances en intervenant de façon adéquate. C'est là
ouvrir une voie nouvelle dans la technique analytique. Sans tenter
d'introduire à une nouvelle technique en voie de développement,
Freud se contente d'énoncer le principe qui sera probablement l'idée
directrice dans l'étude de ce nouveau problème : « Le traitement
analytique devrait être mené, autant que possible, dans une condition de
privation — dans un état d'abstinence. » L'abstinence ne veut dire ni la
privation de toute satisfaction, ce qui serait impossible, ni l'abstinence
sexuelle, mais « quelque chose qui a beaucoup plus à faire avec les
dynamiques de la maladie et de la guérison ». Nous traduirons inté-
gralement le paragraphe suivant : « Vous vous souviendrez que c'était
une frustration qui avait rendu le patient malade, et que ses symptômes
lui servent de gratifications substitutives. Au cours du traitement, il est
possible d'observer que toute améliorationde sa condition réduit la vitesse
à laquelle il guérit et diminue l'énergie instinctuelle qui le propulse vers
la cure. Mais cette force instinctive propulsive est indispensable à la
cure ; sa diminution met en danger notre but, le rétablissement de la
santé du patient. Quelle est la conclusion qui s'impose inévitablement à
nous ? Si dur que ce soit à entendre, nous devons veiller à ce que les
souffrances du patient, à un degré d'une manière ou d'une autre efficace,
ne cessent pas prématurément. Quand les symptômes ont été disséqués
et que chacun a été ainsi dévalué, les souffrances du patient deviennent
modérées ; alors, nous devons susciter une privation assez éprouvante,
sur quelque autre point sensible ; autrement, nous courons le risqué de
ne jamais réaliser de nouveaux progrès, sinon des progrès tout à fait
insignifiants et transitoires » (pp. 396-397). Dans les pages suivantes,
Freud expose les applications essentielles de la règle d'abstinence :
1° En dehors du traitement, à mesure que les symptômes disparaissent,
le patient fait usage de sa colossale faculté de déplacement pour chercher
de nouvelles satisfactions substitutives, dans lesquelles s'échappe
l'énergie nécessaire à la cure ; ces escapades peuvent être graves,
lorsqu'elles gratifient la culpabilité et le besoin de punition qui attachent
si fortement à leur névrose bien des névrosés. « Dans toutes ces situations,
20 REVUE FRANÇAISE DE PSYCHANALYSE

l'activité du médecin doit prendre la forme d'une opposition énergique


à des satisfactions substitutives prématurées » (p. 397) ; 2° Mais c'est
avant tout dans le traitement, c'est-à-dire dans la relation de transfert
avec le médecin, que le patient cherche des satisfactions substitutives.
Un certain degré de satisfaction doit lui être accordé, selon la nature du
cas et l'individualité du patient (ce que l'on a appelé « règle du mini-
mum » D. L.). Mais il ne faut pas trop accorder : « Pour autant qu'il
s'agit de ses relations avec le médecin, la patient doit avoir des désirs
insatisfaits en abondance. Il est utile de lui refuser précisément les
satisfactions qu'il désire le plus et qu'il exprime de la façon la plus
pressante » (p. 398).
En conclusion, la formulation et le commentaire de la règle d'absti-
nence permettent d'approfondir la dynamique de la cure psychana-
lytique et du transfert. Nous pouvons résumer ce progrès dans les
propositions suivantes :
1° Dans le traitement, le psychanalyste est actif non seulement par
son attitude attentive et compréhensive, non seulement par l'inter-
prétation des résistances et du matériel refoulé, mais par l'application
de la règle d'abstinence.
2° La frustration réalisée par l'application de la règle d'abstinence
étant homologuée par Freud à la frustration qui est à l'origine de la
maladie, et la névrose de transfert étant homologuée aux symptômes de
la névrose, il est logique d'admettre une relation dynamique entre
l'application de la règle d'abstinence et le développement de la névrose
de transfert.

IV. — LE TRANSFERT ET LA RÉVISION DES THÉORIES FREUDIENNES


(192O-I939)
Le transfert nous est apparu comme un des pivots de la psychana-
lyse, non seulement parce qu'il est un des instruments essentiels de
l'action thérapeutique, mais parce qu'il constitue une voie de passage de
la pratique à la théorie ; Freud a déclaré de bonne heure et souvent
répété que le transfert constituait une des meilleures preuves de l'étio-
logie sexuelle des névroses. Au moment que Freud procède à des
révisions importantes de ses théories, on peut donc s'attendre à deux
choses : 1° Que le transfert ait été pour quelque chose dans ces revisions
théoriques ; 2° Que le transfert en ait supporté le contre-coup. Malheu-
reusement pour l'historien, le transfert y apparaît moins qu'on ne
pourrait s'y attendre. Cependant, ces deux prévisions sont en partie
LE PROBLEME DU TRANSFERT 27

justifiées, la première par ce qui concerne la révision de la théorie des


instincts, la deuxième par ce qui concerne la révision des théories
topiques et par la seconde théorie de l'appareil psychique.
Le transfert et le Ça; la compulsion de répétition
La question du transfert est abordée à plusieurs reprises dans
« Au delà du principe de plaisir » (1920) ; le transfert, avec la névrose
traumatique et le jeu des enfants, est une des données psychologiques
sur lesquelles s'appuie Freud pour démontrer l'existence d'un auto-
matisme de répétition, transcendant au Principe de Plaisir-Déplaisir.
Ces idées étaient déjà annoncées dans des travaux antérieurs;
Freud a toujours admis le caractère répétitif du transfert : dans « Dyna-
mique du transfert » (1912), il parle de clichés, de stéréotypes ; dans le
travail de 1914 sur « Remémoration, répétition et élaboration », il met
l'accent sur le caractère « compulsionnel » de la répétition ; il cite
d'ailleurs ce travail dans « Au delà du principe de plaisir », au début du
chapitre III où il aborde la question du transfert (p. 25, n. 1). Aussi
bien, rien de nouveau dans la description des faits; du point de vue
technique, le début du chapitre III est un résumé remarquable des
découvertes de Freud. Mais ces faits sont présentés sous un angle
nouveau. L'expérience sexuelle infantile a été une expérience doulou-
reuse, un échec et une blessure narcissique ; son refoulement par le
Moi était donc conforme au Principe de Plaisir ; sa répétition dans le
transfert, qui engage les instincts refoulés, est donc contraire au Principe
de Plaisir, et relève de la compulsion de répétition (Essais de psychanalyse,
pp. 24-28). La pensée de Freud paraît comporter certaines réserves :
au début, l'enfant s'attendait à avoir du plaisir ; plus tard, ce qui est
déplaisir pour un système (le Moi) peut être plaisir pour l'autre (le Ça) ;
l'expérience peut être moins déplaisante en tant qu'objet de souvenirs et
de rêves. Cependant, ces remarques ne doivent pas être considérées
comme des difficultés, et, dans le chapitre V, Freud affirme de la façon
la plus catégorique que la compulsion de répétition, dans le transfert,
est indépendante du Principe de Plaisir : « Au contraire de la répétition
dans le jeu infantile, il est évident que la tendance qui le pousse à
reproduire, à la faveur du transfert, les événements de la période
infantile de sa vie est, sous tous les rapports, indépendante du Principe
de Plaisir, le transcende pour ainsi dire. La malade se comporte en cette
occasion d'une manière tout a fait infantile et nous montre ainsi que les
traces mnémiques refoulées, se rattachent à ses toutes premières expé-
riences psychiques, n'existent pas chez lui à l'état lié et sont même dans
28 REVUE FRANÇAISE DE PSYCHANALYSE

une certaine mesure incompatibles avec les processus secondaires.


Cettemême tendance à la répétition se dresse souvent devant nous comme
un obstacle thérapeutique, lorsque nous voulons, à la fin du traitement,
obtenir que le malade se détache complètement du médecin. On peut
présumer ainsi que ce que les gens non familiers avec l'analyse ressentent
comme une crainte obscure — la terreur d'éveiller quelque chose que,
selon leur sentiment, il vaudrait mieux laisser dormir — ce dont elles
sont enrayées au fond est l'émergence de cette compulsion avec sa
touche de possession par une puissance extérieure » (1).
On peut donc bien dire que si les phénomènes de transfert figurent
au premier plan parmi les données qui décident Freud à postuler la
compulsion de répétition, la compulsion de répétition retentit à son
tour sur la façon pessimiste dont il présente les phénomènes de transfert ;
seule la répétition automatique des pulsions refoulées est utilisée ;
l'aspect dynamique et peut-être créateur de la tension qui les engage
dans de nouvelles expériences et les pousse vers de nouveaux objets est
laissé de côté. En même temps, les hypothèses topiques, en formulant
d'une façon nouvelle l'opposition du Moi et des pulsions refoulées,
l'engagent à accentuer la conformité de la défense du Moi avec le
Principe de Plaisir, et par conséquent, la non-conformité du Ça (2).

Transfert et Sur-Moi
Cette conception nouvelle de la topique ou structure de l'appareil
psychique, Freud l'expose en 1923 dans «Le Moi et le Ça » ; mais c'est plus
particulièrement dans « Psychologie collective et analyse du Moi » (1921)
qu'il en montre l'incidence, sinon sur le transfert en psychanalyse, du
moins sur le transfert tel qu'il se présente dans l'amour, dans l'hypnose,
et dans la vie sociale.
Un travail antérieur avait déjà souligné l'idéalisation de l'objet
d'amour. Parlant des cas extrêmes, Freud estime que « toute la situation
peut être résumée dans cette formule : l'objet a pris la place de ce qui
était l'idéal du Moi » (Essais de psychanalyse, p. 136). Si, par ailleurs,

(1) Cf. Essais de psychanalyse, p. 47. Nous ne suivons pas ici la traduction de Jankélévitch.
(2) Dans les Remarques sur l'interprétation du rêve (1923), FREUD apporte une précision au
rôle de la compulsion de répétition dans le transfert : «... Ici, nous pouvons ajouter que c'est le
transfert positif qui donne cette assistance à la compulsion de répétition. Ainsi une alliance
a été faite entre le traitement et la compulsion de répétition, une alliance qui est dirigée en pre-
mière instance contre le principe de plaisir mais dont le but ultime est l'établissement du prin-
cipe de réalité. Comme je l'ai montré dans le passage cité, il arrive seulement trop souvent que la
compulsion jette par-dessus bord les obligations de cette alliance et ne se contente pas du retour
du refoulé purement sous la forme d'images du rêve " (C. P., V, 146-147).
LE PROBLEME DU TRANSFERT 29

l'objet est mis à la place du Moi, on a une transformation partielle


(du Moi), d'après le modèle de l'objet disparu, c'est-à-dire une identi-
fication (ibid., p. 136) ; dans tous les cas il s'agit, suivant l'expression de
Ferenczi, d'une introjection de l'objet dans le Moi.
L'hypnose est comparable à l'amour. L'hypnotiseur prend la place
de l'Idéal du Moi ; il est comme le leader d'un groupe de deux (p. 137,
p. 152), il est comme le père primitif qui est l'idéal du groupe, qui
gouverne le groupe à la place du Moi Idéal (p. 152) ; le caractère inquié-
tant de l'hypnose a son origine dans le refoulement de ces sentiments, de
ces désirs et de ces tendances à la fois anciens et familiers. Dans ce
groupe de deux, la suggestion repose non sur la perception ou le raison-
nement, mais sur un lien érotique. L'abandon amoureux est en effet
total, mais il exclut toute satisfaction sexuelle, alors que dans l'état
amoureux cette satisfaction ne se trouve refoulée que momentanément
et figure toujours dans l'arrière-plan, à titre de but possible. L'épreuve
de la réalité, où Freud verra, dans le Moi et le Ça, une fonction essentielle
du Moi (1), est subjuguée par l'hypnotiseur : le Moi éprouve comme
dans un rêve tout ce que l'hypnotiseur exige et affirme. Les procédés
hypnotiques ne servent qu'à détourner et à fixer l'attention consciente ;
l'hypnotiseur évite d'attirer sur ses intentions la pensée consciente du
sujet ; celui-ci se plonge dans une attitude à la faveur de laquelle le
monde doit lui apparaître comme dépourvu d'intérêt ; son attention se
trouvé, sans qu'il s'en rende compte, concentrée sur l'hypnotiseur et il
s'établit entre l'hypnotiseur et le sujet une attitude de « rapport », de
transfert. « Les méthodes d'hypnotisation indirectes ont donc pour
effet... d'empêcher certaines dissociations de l'énergie psychique,
susceptibles de troubler l'évolution du processus inconscient, et elles
aboutissent finalement au même résultat que les influences directes
exercées par la fixation d'objets et par les passes. » Il semble démontrable
que Freud n'a pas pu ne pas penser à la Règle fondamentale de l'Analyse,
car, à ce. point même, une note rappelle une observation souvent faite
par Freud ; lorsque les associations libres sont stoppées et que les
motivations habituelles échouent à les mettre en mouvement, il est
constant que des contenus transférentiels soient en cause : «... si on le
presse, le malade finit par avouer qu'il pense au paysage qu'il voit à
travers la fenêtre du cabinet de consultation, au papier qui couvre le

(1) Dans Psychologie collective et analyse du Moi, l'épreuve de la réalité est une fonction du
Moi Idéal. Ultérieurement,comme il est dit, Freud la restituera au Moi. Mais il est resté classique
d'admettre que le Moi, dans l'épreuve de la réalité, n'était pas indépendant du Sur-Moi. Un
résultat de la cure est de lui faire conquérir cette indépendance.
30 REVUE FRANÇAISE DE PSYCHANALYSE

mur ou au lustre qui pend du plafond. On constate ainsi qu'il commence


à subir le transfert, qu'il est encore absorbé par des idées inconscientes
se rapportant au médecin, et ses idées cessent d'être bloquées, dès qu'on
lui a donné l'explication de son état » (Essais de psychanalyse, p. 151,
traduction modifiée par nous). Sans confondre ce qui est différent, on
peut présumer que Freud a été très proche de l'idée que l'analyste, pas
plus que l'hypnotiste, n'a besoin de dire au patient : « Maintenant ne
vous occupez que de ma personne, le reste du monde est dépourvu de
tout intérêt » ; il se borne à formuler la règle fondamentale (1).
Dans « Inhibition, symptômes et angoisse », si important à tant d'égards
et pour la question même qui nous occupe, on ne trouve pour ainsi dire
aucune référence explicite au transfert. Les indications les plus spéci-
fiques se trouvent dans la section A des suppléments (chap. XI), où
Freud procède à une reclassification des résistances rencontrées dans
l'analyse. Trois dé ces résistances viennent du Moi : la première est le
refoulement ; la deuxième est la résistance de transfert, qui est de même
nature mais a, dans l'analyse, des effets différents et beaucoup plus clairs
vu qu'elle réussit à établir une relation avec la situation ou l'analyste
lui-même et réanime ainsi un refoulement qui aurait dû seulement être
remémoré ; la troisième est le bénéfice secondaire de la maladie, qui se
fonde sur l'intégration du symptôme par le Moi. La résistance du Ça,
qui persiste après la dissolution de la résistance du Moi, est la compulsion
de répétition, l'attraction exercée par les prototypes inconscients sur
les processus instinctuels refoulés ; elle relève de l'Élaboration (Dur-
charbeiten). La cinquième variété de résistance, celle du Sur-Moi, la
plus obscure mais pas toujours la plus faible, dérive de la culpabilité et du
besoin de punition ; elle s'oppose à toute réussite, y compris, par
conséquent, la guérison du patient par l'analyse.
Derniers travaux (1926-1939)
Il est difficile d'exagérer l'importance de la révision des théories de
Freud pour la théorie du transfert. L'intérêt de ce qu'il dit du transfert
dans Au delà du principe de plaisir ou dans Psychologie collective et

(1) Cf. Anna FREUD, Le Moi et les mécanismes de défense, pp. 19-20 : « C'est dans la situation
analytique seulement qu'il nous est donné d'observer nos patients, c'est-à-dire dans un état
endopsychique artificiel. La puissance relative des instances se trouve modifiée au profit du Ça
soit par l'état de sommeil, soit par l'observance de la règle analytique fondamentale ; et un peu
plus loin, pp. 20-21 : « Le fait de rendre conscient ce qui était inconscient, l'influence du traite-
ment sur les rapports réciproques du Ça, du Moi et du Sur Moi dépendent manifestement de la
situation analytique qui est artificiellementcréée et qui rappelle celle de l'hypnose où l'activité
des instances du Moi se trouve ainsi diminuée. »
LE PROBLEME DU TRANSFERT 31

analyse du Moi est incontestable. On ne peut cependant conclure que,


concernant le transfert, Freud ait développé toutes les implications des
idées nouvelles ; ses vues nouvelles sur le transfert ne sont pas articulées
avec les conceptions antérieures, celles, par exemple, de Dynamique du
transfert (1912). Cependant, dans les années 20 et 30, il a écrit extrême-
ment peu qui porte directement sur le sujet, et ce peu montre qu'il n'a
pas modifié ses vues essentielles. Lui-même, dans la Nouvelle introduc-
tion à la psychanalyse (1932), déclare explicitement qu'il n'a rien à
ajouter à la théorie du traitement telle qu'il l'a exposée, quinze ans plus
tôt, dans l'Introduction (1). On peut en dire autant, à notre avis, des
derniers travaux ; telle page de Analyse terminable et analyse interminable
(C. P., V, p. 322, R. fr. Psych., 1938, pp. 8-9) témoigne d'une certaine
résistance à la promotion du transfert négatif, suite logique cependant
des progrès que Freud avait fait accomplir à la connaissance de l'agressi-
vité et des mécanismes de défense du Moi.

V. — LE TRANSFERT ET LA RECHERCHE D'UNE THÉORIE


DU TRAITEMENT PSYCHANALYTIQUE
(1925-1940)
Dans l'histoire de la psychanalyse, on peut considérer la période
1925-1940 comme caractérisée, en partie, par le développement des
nouvelles conceptions de Freud sur les instincts et sur la structure de la
personnalité. En 1922, Freud proposa, comme sujet d'un prix, les rap-
ports de la théorie et de la pratique psychanalytiques (2). Des travaux
nombreux et importants ont été en effet consacrés à la métapsychologie
de la cure. C'est dans ces travaux qu'il faut aller chercher les informa-
tions concernant l'évolution de la conception et de la théorie du transfert.
Le développement de la Psychanalyse
selon Ferenczi et Rank (1925)
Un premier effort de synthèse est représenté par l'ouvrage de
Ferenczi et Rank, Le développement de la psychanalyse.
La situation en est bien indiquée par Fenichel (1941, p. 99). Les*
débuts de la psychanalyse ont été dominés par la formulation topique,
« rendre conscient ce qui était inconscient », cette formule était mieux
connue que la formule dynamique, « abolir les résistances » ; le danger

(1) Cité par STRACHEY, 1934, p. 133. Disposantd'une édition probablement différente, nous
n'avons pas retrouvé ce texte.
(2) Int. J. of Psychoan., III, 1922, p. 521.
32 REVUE FRANÇAISE DE PSYCHANALYSE

qui guettait l'analyste était celui de l'intellectualisation. Le livre de


Ferenczi et Rank représenta une réaction en faveur de l'affectivité,
revenant sans cesse sur l'idée que l'analyse n'était pas un processus
intellectuel, mais un processus affectif ; d'où leur insistance sur certains
mécanismes de la cure, expérience, répétition, conduite, en bref sur
l'abréaction et par conséquent sur le transfert. Certes, la distinction
entre la répétition et la remémoration reste fondamentale : « Finalement,
par conséquent, la production de remémorations demeure le facteur
final de la cure, et ici, en réalité, la question est toujours la suivante :
convertir le mode de répétition organique (c'est-à-dire la reproduction)
en une autre forme psychique (c'est-à-dire la remémoration), qui est
elle-même en dernier ressort une forme de la compulsion de répétition
mnésique. » Dans ce cadre purement freudien, le concept le plus
significatif qu'ils apportent est celui de la « remémoration actuelle »,
que nous comprenons comme un concept intermédiaire entre la répéti-
tion et la remémoration. On peut résumer leur manière de voir de la
façon suivante :
1° Beaucoup de tendances en cause dans l'analyse n'ont jamais été
expérimentées et pleinement conscientes ; elles ont été immédiatement
refoulées ;
2° C'est au cours du traitement que ces tendances refoulées sont
pour la première fois expérimentées et pleinement développées. Elles
ne se manifestent que sous la forme de la répétition. D'où l'importance
« primaire » de la répétition ;
3° Son importance « secondaire » vient de ce que la conviction du
patient ne vient que de l'expérience ;
4° La répétition, ou l'expérience dans le traitement est aussi valable
que le souvenir pour faire connaître le matériel refoulé et l'amener à la
conscience.
Ces indications sur la remémoration actuelle font saisir le sens de
« l'activité » préconisée par Ferenczi dès 1919. Réagissant contre une
analyse trop intellectuelle, Ferenczi et Rank vont à leur tour trop loin
dans le sens de la répétition, au point de devenir des admirateurs de
l'abréaction et de prévoir — à tort ou à raison, selon la manière dont on
l'entend — que l'avenir rapprochera à nouveau l'analyse de l'hypnose.
Ces mesures furent magistralement critiquées par Alexander (1925),
qui met l'accent sur la remémoration et surtout sur le renforcement du
Moi, la conversion de l'énergie liée (automatisme de répétition) en
énergie libre étant considérée comme le but de la cure. Mais, tout en
restant fidèle à la conception freudienne, Alexander fait à Ferenczi et
LE PROBLEME DU TRANSFERT 33

Rank d'importantes concessions : seulement certaines situations répétées


dans le transfert peuvent être atteintes sous la forme de souvenirs ; on
doit souvent se contenter de répétitions claires et faciles à comprendre.
Il reste que, sur le terrain des faits, Ferenczi et Rank ont posé un
problème intéressant et important : quel rapport y a-t-il entre la répé-
tition dans le transfert et ce qui est répété ? et l'on peut regretter que
les investigations cliniques ne s'y soient pas attachées davantage.

Le Congrès de Salzbourg (1924)


En 1924, le Congrès de Salzbourg comporta un Symposium sur la
théorie de la cure psychanalytique ; on trouve dans l'International Journal
of Psychoanalysis, 1925, après une lucide intervention d'Ernest Jones,
les contributions de Sachs, Alexander et Rado.
La contribution de Sachs touche peu au transfert. Trois points
semblent à retenir :
1° Le premier est que Sachs prend une position très laudative à
l'endroit de la technique active de Ferenczi ; il y voit une suite logique
des conceptions freudiennes exposées dans « le Moi et le Ça » ; le
rétablissement de la liaison entre le Moi et le Ça est difficile à opérer
chez les narcissiques, pour lesquels Ferenczi a particulièrement recom-
mandé sa technique ; pour rompre leur inertie, il est possible qu'il faille
leur faire accomplir quelque chose de peu important en soi, mais qui a
représenté jadis l'objet d'un conflit entre le Moi et le Ça ; la seconde
étape est d'interdire la satisfaction d'abord imposée ; en somme, l'inter-
vention consiste ici à provoquer artificiellement des manifestations de
répétition et de transfert.
2° La lutte avec les résistances montre que le transfert est une
tentative pour reproduire des positions de la libido incomplètement
surmontées. La dernière phase du traitement a pour objet de guider
la compulsion de répétition dans de nouvelles voies, celles de la remémo-
ration et de l'élaboration des expériences antérieures, au lieu de les
revivre éternellement d'une manière incomplète.
3° Enfin, Sachs est un des premiers à esquisser une interprétation
topologique de la cure. Le but du traitement est que le patient adopte
l'idéal impliqué par l'analyse ; parfaite sincérité envers soi-même,
suppression des refoulements, sans se laisser influencer par les imperfec-
tions et les idiosyncrasies de l'analyste : il ne s'agit que de l'idéal que
l'analyste se fait de l'analyse elle-même. Or, à la faveur du transfert,
l'identification s'attache invariablement aux caractéristiques et aux
expériences personnelles de l'analyste ; la technique doit donc se garder
PSYCHANALYSE 3
34 REVUE FRANÇAISE DE PSYCHANALYSE

d'une refonte du Moi Idéal par « les méthodes de la nursery », c'est-à-


dire les prescriptions soit réelles, soit fantasmatiques.
Le rapport d'Alexander constitue un effort théorique beaucoup
plus complet sur la base du principe de Fechner-Freud (réduction des
tensions) et du principe de Breuer-Freud (répétition), suivant les termes
d'Alexander, et aussi sur la base des théories topiques. L'utilisation
conjointe des points de vue dynamique, économique et topique lui font
tout à fait mériter son titre « description métapsychologique de la cure ».
Alexander représente l'ensemble de la cure comme consistant à trans-
férer la fonction du Sur-Moi (automatisme inconscient) au Moi (énergie
libre et consciente), Dans ce cadre, le transfert passe par deux phases :
dans la première, le conflit entre le Ça et le Sur-Moi est converti en un
conflit entre le Ça et le psychanalyste ; dans la deuxième, les fonctions
du Sur-Moi sont restituées au Moi du patient, grâce à l'interprétation
et à l'élaboration. Dès le début du traitement, en fonction du principe
de réduction des tensions, le patient voit très vite dans sa relation avec
le psychanalyste l'occasion de « réaliser » sa relation avec ses parents,
qu'il a dû introjecter parce qu'incapable de la réaliser. Le développement
de l'analyse passe par des phases où le psychanalyste joue tour à tour
le rôle de toutes les personnes sur le modèle desquelles le Sur-Moi
s'est formé ; le patient se trouve ainsi dans la situation suivante : d'un
côté, les tendances en cause peuvent être reconnues et comprises ; de
l'autre, elles ne peuvent être ratifiées (par application de la règle
d'abstinence D. L.) ; devenues présentes sans pouvoir être répétées,
les tendances sont remémorées. Chaque interprétation nouvelle amène
une régression plus profonde (en réponse à la frustration D. L.) ;
ainsi on voit souvent le transfert maternelremplacer le transfert paternel.
Chacune de ces régressions est une résistance, c'est-à-dire une tentative
pour répéter et pour éviter une adaptation nouvelle et normative à la
vie actuelle. La dernière de ces régressions coïncide avec le sevrage
psychanalytique ; pour ne pas assumer le contrôle des instincts à la
place du psychanalyste, pour ne pas renoncer aux parents introjectés,
le patient revient au traumatisme de la naissance, non pour s'en détacher,
car la nostalgie de l'état prénatal ne sera jamais abandonnée, mais pour
résister aux ajustements nouveaux que réclame la promotion de son Moi.
Après plusieurs auteurs, nous déplorerons que Rado n'ait pas
achevé le travail où il devait présenter une théorie de la cure psycha-
nalytique. Ce qu'il a publié offre cependant un grand intérêt pour le
problème du transfert, parce que Rado, appliquant la méthode préconi-
sée par Freud (1914), a tenté d'élucider les mécanismes de l'hypnose
LE PROBLEME DU TRANSFERT 35

et de la catharsis. Si le transfert est une névrose thérapeutique, quelque


chose d'analogue existe-t-il dans les formes pré-analytiques de psycho-
thérapie, toutes en rapport avec le transfert, et, cette névrose thérapeu-
tique n'étant pas reconnue, qu'en advient-il plus tard ? La réponse
est que l'effet thérapeutique des anciennes techniques consiste dans la
production d'une névrose thérapeutique.
La névrose de transfert hypnotique est l'activation de la relation
parent-enfant, et la répétition de l'action éducative par répression.
Celle-ci, au lieu de s'appliquer aux gratifications instinctuelles, s'ap-
plique aux symptômes ; à l'amour des parents se substitue la fascination
hypnotique ; la décharge instinctuelle s'accomplit probablement par
des processus affectifs et somatiques silencieux ; sa moindre intensité,
comparée à celle qu'apportent les symptômes, est compensée par.
l'actualité de l'objet. Les répétitions imaginaires de cette expérience,
pourvu que la fixation sur l'hypnotiste et la disparition des symptômes
persistent, constituent les symptômes qui naissent de la cure hypno-
tique.
Dans la catharsis, hypnotique ou vigile, c'est l'abréaction qui
correspond à un symptôme névrotique aigu ; la cure cathartique d'une
névrose survient par sa conversion en hystérie. Comparée avec l'hyp-
nose, la catharsis doit sa plus grande activité à la plus grande intensité
de la satisfaction.
En termes de topique, on peut donc dire que, dans l'hypnose, le
thérapeute se substitue au Moi Idéal, et usurpe les fonctions du Sur-
Moi ; le patient emprunte à l'hypnotiste les forces nécessaires au
refoulement des symptômes, régressant ainsi au stade où l'autorité du
père prédomine. Fait important, le thérapeute participe activement à
cette régression. Le patient y trouve une satisfaction à son besoin
inconscient d'omnipotence, et renforce cette base névrotique de toute
la force de l'expérience nouvelle.
Dans la catharsis, le thérapeute joue un rôle comparable à celui
d'un meneur révolutionnaire, et Rado, s'inspirant de Freud, la décrit
comme « un triomphe célébré par une foule de deux personnes ».
Revenant à la proposition fondamentale selon laquelle l'hypnotiste
joue le rôle du Sur-Moi, Rado examine avec minutie le processus de
l'introjection. Il est impossible de résumer cette dialectique ingénieuse
et compliquée. Bornons-nous à dire que l'hypnotiste joue le rôle d'un
Sur-Moi parasite, sur la base du complexe d'OEdipe, et que, finalement,
c'est la combinaison du masochisme du Moi et du sadisme du Sur-Moi
parasite et introjecté qui aboutit aux résultats de l'hypnose. Avec le
36 REVUE FRANÇAISE DE PSYCHANALYSE

retour à l'état de veille, une relation objectale avec l'hypnotiste se


substitue à cette introjection forcée ; le Sur-Moi parasite disparaît,
laissant dans le Sur-Moi une trace permanente à laquelle est liée une
aptitude de plus en plus grande à la répétition de l'hypnose.
Telles sont les vues de Rado sur le transfert dans l'hypnose et la
catharsis. Le travail non achevé sur la psychanalyse aurait montré,
d'après Fenichel « que l'analyse commence de la même façon qu'un
rapport hypnotique mais procède finalement à une dissolution du trans-
fert. Il aurait ainsi élucidé que le développement du transfert se produit
dans l'analyse non par une incitation obvie et soudaine à des régressions,
mais par l'opportunité d'un développement spontané » (1941, p. 101).
Pour conclure sur le Congrès de Salzbourg, ce qui frappe le plus,
en ce qui concerne le transfert, c'est la tendance commune à tous les
auteurs de reformuler la théorie de là cure en termes de topique ; des
derniers ouvrages de Freud, c'est « Le Moi et le Ça », c'est « Psychologie
collective et analyse du Moi » auxquels les uns et les autres se réfèrent le
plus souvent.
Travaux de Nunberg (1926-1932)
En 1926, Nunberg publie un article souvent cité sur « La volonté de
guérir », suivi bientôt d'autres articles dont la substance est rassemblée,
en 1932, dans son livre sur La théorie psychanalytique des névroses ; le
dernier chapitre expose sa pensée sur les bases théoriques du traitement.
Dans l'ensemble, l'originalité de Nunberg est de mettre l'accent sur
la fonction synthétique du Moi et sur l'abréaction dont il considère la
prise de conscience comme une forme particulière. Pour mettre en
évidence sa conception du transfert, on peut, en s'inspirant du chapitre
cité, distinguer différents moments.
Le traitement est amorcé par le désir de guérison du malade. Le
patient répète envers l'analyste l'attitude de l'enfant envers le père qui
lui apparaît tout-puissant et doué de facultés magiques (le patient
assimile l'analyste à son moi magique). Du fait de la maladie, le patient
est faible ; il croit que l'analyste n'a rien d'autre à faire que ce qu'il fait
lui-même depuis de longues années, c'est-à-dire le défendre contre ses
pulsions. Simultanément, il attend du médecin la satisfaction de ses
pulsions ; par exemple, l'impuissant attend du médecin une « super-
puissance ». En d'autres termes, le patient projette simultanément sur
l'analyste des tendances contradictoires liées topiquement au Moi
(défense contre les pulsions) et au Ça (décharge des pulsions). L'analyste
se trouve donc dans une position favorable pour arbitrer le conflit, et
LE PROBLEME DU TRANSFERT 37

c'est sur cette base que le patient se fait son allié dans la lutte contre les
résistances.
Ces motivations contenues déjà dans le désir de guérison sont
renforcées par les satisfactions reçues au début du traitement ; il y a le
plaisir à parler (séduction magique du psychanalyste), tout en gardant
son secret ; les satisfactions narcissiques inhérentes à l'attention du
psychanalyste et à la nécessité de rentrer en soi-même ; la satisfaction
intellectuelle ; et enfin, le besoin de décharge et la tendance à faire des
aveux, toutes satisfactions qui peuvent se changer en résistances.
Grâce à l'appoint de ces expériences, le transfert remplace le désir de
guérison et se met au service de l'analyse de résistance.
On entre alors dans ce que d'autres ont appelé « lune de miel
analytique ». L'analyste intervient en tant que protection contre le
danger. La relation est analogue à celle de l'hypnotisé et de l'hypnoti-
seur : à la façon de l'hypnotisé, le patient se soumet à la volonté de
l'analyste dans la lutte contre les résistances. L'analyste n'est plus
assimilé seulement au Moi magique mais au Moi Idéal. Il est libidinisé,
et il libidinisé le Sur-Moi. Il joue un rôle de médiateur entre le Sur-Moi
et le Ça. D'où la disparition fréquente des états d'angoisse les plus
violents. L'analyste s'est, suivant le langage de Nunberg, glissé dans le
Moi, et c'est de l'intérieur qu'il exerce une influence.
Cet heureux état de choses ne peut persister. Il est fatal que les
résistances augmentent, parce que l'analyse devient de plus en plus
profonde, et à cause de la frustration. Les résistances se manifestent
par l'inertie pulsionnelle, sur la base de l'automatisme de répétition.
Le traitement est en péril. Presque toujours, le sens profond de cette
situation est donné par le besoin d'être aimé. Et c'est dans ce besoin
d'être aimé que le traitement en péril trouve un secours qui, dans la
description de—Nunberg, apparaît presque miraculeux : le patient
remarque que l'analyste ne s'intéresse plus à lui ; il est stimulé par la
crainte de perdre l'analyste, et l'activité du Moi arrive à vaincre l'inertie
pulsionnelle.
Ces conceptions ont été sévèrement critiquées par Wilhelm Reich ;
il reproche à Nunberg de considérer la prise de conscience comme une
abréaction, de faire de l'automatisme de répétition un mécanisme
primaire, alors que « l'attraction de l'inconscient » est liée au blocage
des voies naturelles de la décharge sexuelle ; surtout, il montre chez
Nunberg la négligence de l'analyse des résistances et du transfert
négatif, dont il fait lui-même les pivots d'une conception plus neuve,
plus forte, et en tout cas, plus claire (Reich, 1933, PP- 15-19)-
38 REVUE FRANÇAISE DE PSYCHANALYSE

Reich et le Transfert négatif (1926-1933)


Les travaux de Reich commencent au Séminaire de Thérapeutique
psychanalytique de Vienne, en 1926-1927 ; ils sont publiés les années
suivantes dans une série d'articles rassemblés et complétés en 1933
dans « L'analyse du caractère ». L'oeuvre de Reich est aussi une tentative
de systématisation ; on lui a souvent reproché son penchant pour une
simplification schématique (Fenichel, 1941, p. 105), reproche auquel
il a répondu (1933, passim), mais cette systématisationse fait sur d'autres
bases que pour les travaux précédemment étudiés ; les préoccupations
topiques s'effacent devant les considérations dynamiques, économiques
et génétiques ; des deux principes de base de la technique freudienne,
l'analyse des résistances prend décidément le pas.
Dans le traitement de toutes les névroses, Reich met l'accent sur
l'analyse des traits de caractère, considérés comme défenses perma-
nentes du Moi, et revient inlassablement à l'idée que l'analyse systéma-
tique des résistances doit précéder invariablement l'interprétation des
« significations » du Ça et qu'elle conduit
régulièrement aux conflits
infantiles, sans effort particulier de l'analyste ; la différence entre la
ésistance de caractère et la résistance ordinaire est que la première est
indirecte ; elle consiste par exemple en traits tels que la politesse et la
soumission, tandis que la résistance s'exprime par le doute et la méfiance
à l'égard de l'analyste ; mais cette différence phénoménologique
n'implique pas une différence psychologique profonde, comme le
montre leur analyse ; celle-ci comporte deux temps : dans le premier,
le psychanalyste s'attache à les objectiver, à les détacher du Moi avec
lequel elles font corps, en montrant leur signification dans la situation
présente ; la dissolution proprement dite n'est accomplie qu'en ramenant
la résistance de caractère à ses racines infantiles. Il est donc évident que
par leurs origines et leur mode d'action, de telles résistances doivent
être rattachées au transfert négatif.
La position de Reich, en ce qui concerne le transfert, est très claire.
Dans sa conception générale de la cure, le but du traitement est
d'obtenir la concentration de la libido génitale, libre de toute entrave
narcissique, agressive et pré-génitale, sur la personne du psychanalyste,
de manière à permettre, en dernier ressort, « un transfert du transfert » :
car, et dès cette époque, Reich l'affirme avec force, la guérison exige
l'investissement et la consommation de la libido génitale sur un objet
adéquat. Ce qui est le but du traitement ne peut exister dès le début ;
Reich est résolument négatif en ce qui concerne la possibilité d'un
LE PROBLEME DU TRANSFERT 39

transfert positif authentique au début de l'analyse, au moins en ce qui


concerne les névroses ; ses raisons sont d'abord théoriques : refoulement
sexuel, absence ou insuffisance de la libido objectale, « armure du
caractère » ; si l'on néglige un résidu de libido objectale, les apparences
de transfert positif initial ont principalement trois fonctions connues :
1° Défense contre le transfert négatif latent ;
2° Expression de la culpabilité et du masochisme moral, servant
eux-mêmes de défense contre la haine ;
3° Aspiration narcissique à être aimé, qui par déception se change
finalement en hostilité.
Toutes ces motivations, avec ce qu'elles comportent de positif,
peuvent permettre le début de l'analyse ; elles entraînent immanqua-
blement des difficultés ou l'interruption de l'analyse si elles ne sont pas
analysées en temps voulu, c'est-à-dire précocement, tout au moins dès
que leur développement leur a donné une clarté et une intensité suffi-
santes.
Dès lors, les pivots de la conception de Reich sont le transfert
négatif, et surtout le transfert négatif latent (1). Une conséquence
logique est d'assimiler le transfert négatif et la résistance. C'est ce que
Reich dit avoir fait au début, en appelant transfert négatif toute forme
de défense du Moi ; cette conception lui paraît correcte pour deux
raisons : 1° La défense du Moi fait tôt ou tard usage de pulsions de
haine préexistantes ; 2° L'interprétation de la résistance, si elle part
de la défense du Moi, provoque toujours de la haine ; mais il n'est pas
correct d'appeler la défense du Moi « transfert négatif » : c'est plutôt
une réaction narcissique de défense. De même, le « transfert narcissique »
n'est pas un transfert négatif dans le sens strict du terme (1949,
pp. 119-122). Malheureusement, si Reich a vu le problème, il ne s'y
est pas assez intéressé pour le tirer au clair. Si nous comprenons bien
sa pensée, il a été d'abord impressionné par le fait que toute analyse
d'une défense du Moi aboutissait si vite et si facilement à du transfert
négatif; le transfert négatif latent, existant depuis le début, ne lui
semble se produire que dans deux types de cas, le caractère féminin-
masochique et le blocage affectif ; il donne des exemples convaincants
et détaillés, en particulier un assez long exposé d'un cas de caractère
passif féminin (ibid., pp. 81-113).

(1) En 1927, Sterba a consacré un article surtout clinique au problème technique du trans-
fert négatif latent. Il attribue sa méconnaissance au narcissisme du psychanalyste « toujours
prêt à accepter les compliments et prêt à refouler les critiques » (d'après R. DE SAUSSURE, Revue
française de Psychanalyse, 1927, pp. 762 763).
40 REVUE FRANÇAISE DE PSYCHANALYSE

Le transfert positif proprement dit, c'est-à-dire génital, amoureux


et sexuel à la fois, est l'aboutissement spontané de l'analyse systématique
et consistante des résistances. Sa dissolution n'est pas possible en le
ramenant à des défenses infantiles, puisqu'il représente le terme du
développement ; la seule voie possible est « le transfert du transfert
sur un nouvel objet ». Dans cette étape terminale, le psychanalyste
rencontre des difficultés de significations variées : sentiments de
culpabilité non résolus, en rapport avec des fixations sadiques à des
objets infantiles ; persistance de la fixation à l'analyste comme représen-
tant de la mère protectrice ; peur de la vie sexuelle, surtout chez les
jeunes filles et chez les femmes non mariées (1949, p. 134).
L'activité du psychanalyste consiste donc essentiellement dans
l'interprétation des résistances et le maniement du transfert ; seulement,
ces deux formules tendent à se confondre, par l'importance que donne
Reich à la détection et à la dissolution du transfert négatif. Tout en
rendant hommage à la rectitude et à la cohérence de ses vues, on lui a
reproché une technique trop agressive et une préférence pour les crises,
les émotions théâtrales qui aurait sa racine dans l'amour de la magie
(Fenichel, 1941, p. 105). Ce n'est pas l'impression que donnent celles de
ses observations analytiques que nous connaissons. Par ailleurs, il
s'exprime sur le Contre-Transfert avec plus de précision clinique que
les travaux psychanalytiques de la même époque, qui se bornent le plus
souvent à des allusions ; le contre-transfert sadique est expressément
décrit (1949, p. 139). Son réalisme clinique l'incite cependant à écarter
une interprétation trop crédule de la règle de l'analyste-miroir : on ne
peut traiter tous les patients de la même façon, ni le même patient de la
même façon du commencement à la fin de la cure ; on ne peut renoncer
à sa personnalité, mais on doit veiller à ce que cette personnalité ne soit
pas un facteur de perturbations et de limitations.
En conclusion, le mérite de Reich est d'avoir développé, avec de
solides arguments cliniques et techniques, les implications du concept
de transfert négatif. En cela, il fait preuve du freudisme le plus authen-
tique, bien que l'on trouve chez Freud lui-même et chez la plupart des
psychanalystes une tendance à mettre l'accent sur l'aspect libidinal du
transfert, parce que, à notre avis, l'importance donnée au concept de
résistance a réduit proportionnellement celle du transfert négatif. Reich
se montre aussi un disciple cohérent de Freud en ce sens qu'il est un
des premiers, sur la question de la technique et du transfert, à développer
les conséquences des conceptions nouvelles sur les instincts de mort et
d'agression ; car, on l'a vu, ce sont surtout les théories topiques qui
LE PROBLEME DU TRANSFERT 41

paraissent avoir influencé ceux qui dans la même période ont écrit sur
le transfert. En dépit de ses déviations ultérieures, Reich reste un de
ceux qui ont le plus contribué à la théorie et à la pratique du traitement
psychanalytique.
L'École anglaise : Strachey (1927-1934)
Les premières contributions de l'École anglaise à la technique sont
les leçons publiées en 1927-1928 par Glover et en 1930-1931 par Ella
Sharpe. Fenichel les a caractérisées (1941, pp. 107-108) en signalant
leur orientation plus technique que théorique et plus clinique que
normative. Nous aurons l'occasion de revenir sur l'essentiel des concep-
tions de Glover (1) et nous nous arrêterons pour le moment aux pages
qu'Ella Sharpe a consacrées au transfert.
La plus grande part de ce qu'elle dit est à la fois excellent et
classique. On trouve cependant des indications originales mais dont la
portée théorique n'a pas été développée. Au passage Sharpe signale
l'influence « du contact spécialement conditionné », par l'exclusion des
contacts avec la réalité, qui apporte le champ le plus libre à l'imagination
du patient, comme au travail du psychanalyste. Dans ce champ se
développe avec l'analyste une relation spéciale, qui est le transfert.
Sharpe critique les expressions usuelles, « transfert », « négatif », « posi-
tif », qui ne font pas droit à la richesse et à la spécificité des émotions
analytiques et infantiles : « Amour, haine, horreur, dégoût, culpabilité,
peur, méfiance, besoin de soutien, honte, repentir, fierté, désir,
condamnation, convoient réellement une signification. Ils ont du sens
pour nous ; mais qu'est-ce que « transfert » comme explication de ce
que nous sentons ? » (1950, p. 56). Une autre tendance intéressante
consiste à formuler le transfert en termes de « rôles » ; dans le transfert,
le patient attribue au psychanalyste des rôles qui changent sans cesse,
soit empruntés à la vie réelle présente et passée, soit empruntés à la vie
imaginaire du Sur-Moi, du Ça, et du Moi (p. 55). L'analyse du transfert,
dans la conception très large que s'en fait Sharpe, n'est pas un travail
séparé ; c'est « le travail » par excellence (p. 56). Elle signifie principale-
ment trois choses : 1° Trouver quel rôle joue l'analyste ; 2° Illuminer
le passé, à la fois réel et imaginaire, en termes de reviviscence dans
l'analyse et dans les conflits quotidiens ; 3° Mettre en lumière, à travers
leurs projections sur l'analyste, le Ça, le Moi, le Sur-Moi.

(1) Nous n'avons pas pu nous procurer les leçons de GLOVER sur la Technique ni les volumes
de l'Int. J. of Psychoan., où elles ont été publiées en original (années 1927-1928).
42 REVUE FRANÇAISE DE PSYCHANALYSE

La concentration sur le transfert reste la caractéristique du travail


de Strachey (1934), travail beaucoup plus systématique et qui a fait
date dans l'histoire des théories de la technique. Ses bases théoriques
sont les idées freudiennes sur l'agression et la topique ; l'on retrouve des
vues empruntées à Ferenczi et Rank, et davantage à Rado, Alexander
et Nunberg ; surtout, le travail de Strachey est une utilisation systéma-
tique des conceptions de Melanie Klein sur la projection et l'introjection,
les bons et les mauvais objets. Au centre de sa conception, selon des
vues qui continuent celles de Rado, on trouve l'idée que le psychanalyste
fonctionne comme un Sur-Moi auxiliaire. La cure analytique a pour
but d'abolir, cette partie du Sur-Moi du patient qui requiert des défenses
névrotiques, en rompant le « cercle vicieux névrotique » constitué par
la projection et l'introjection sans fin de mauvais objets. Cette rupture
s'accomplit au moyen « d'interprétations mutatives » ; dans un premier
temps, le psychanalyste fait constater au patient qu'une pulsion du Ça
est dirigée sur lui ; dans un deuxième temps, on lui fait constater" la
différence entre l'objet imaginaire (phantasy object) et l'objet réel ; la
confrontation entre le passé et le présent, l'imaginaire et le réel est
selon Strachey le ressort le plus important de la cure. Les interprétations
efficaces sont donc nécessairement des interprétations transférentielles ;
les interprétations extra-transférentielles jouent un rôle important,
surtout quantitativement, mais, qualitativement, de préparation ou de
consolidation. Cette conception est donc assez proche de celle d'Alexan-
der, c'est-à-dire de l'idée d'une éducation du Moi par la réalité. La
persistance au moins partielle du sens au réel est une condition sine
qua non de l'analyse, encore que, chez le névrosé, il soit étroitement
limité : « C'est un fait paradoxal que la meilleure façon de s'assurer que
le Moi sera capable de distinguer entre l'imagination et la réalité soit de
lui retirer la réalité le plus possible. Mais c'est vrai. Son Moi est si
faible, tellement à la merci du Ça et du Sur-Moi, qu'il ne peut s'expliquer
avec la réalité que si elle lui est administrée à toutes petites doses. Et
ces doses sont en fait ce que lui donne l'analyste, sous forme d'inter-
prétations » (p. 147). Bien qu'il ait peu insisté sur l'analyse des résis-
tances et de l'agression, Strachey rapproche sa théorie de celle de
Reich ; les interprétations de transfert sont le meilleur moyen de
prévenir ou de réduire les situations chaotiques, contre lesquelles
Reich préconise l'analyse systématique des résistances : « Mais c'est,
naturellement, un des caractères d'une résistance qu'elle survient en
relation avec l'analyste ; ainsi, l'interprétation d'une résistance sera
presque inévitablement une interprétation de transfert » (p. 156).
LE PROBLEME DU TRANSFERT 43

Anna Freudr ; Le Moi et les mécanismes de défense (1936)


Dans Le Moi et les mécanismes de défense, un chapitre est consacré à
la Technique psychanalytique, et dans ce chapitre, quelques pages
concernent spécifiquement le transfert. Anna Freud en donne une
définition très classique : « Nous appelons transfert tous les émois du
patient dus à ses relations avec l'analyste. Ces émois ne se créent pas
objectivement au cours de l'analyse mais émanent de relations objectales
anciennes, voire tout à fait archaïques et ressuscitent, sous l'influence
de l'automatisme de répétition, au cours de l'analyse » (Le Moi et les
mécanismes de défense, pp. 15-16). De même, en incluant « l'agir » dans
le transfert (ibid., pp. 19-21), Anna Freud ne fait que commenter des
positions expressément freudiennes, plusieurs fois exprimées dans
les Écrits techniques. Ce qui est nouveau, c'est qu'elle n'oppose plus
comme Freud le transfert positif et le transfert négatif, mais le transfert
d'émois libidinaux et le transfert de défense. Le transfert d'émois
libidinaux suscite la honte et la confusion du patient, qui prête le plus
souvent un concours empressé, parce que l'émoi transféré agit en lui
comme un corps étranger ; son report dans le passé lui facilite la
continuation de l'analyse. L'automatisme de répétition intéresse non
seulement les anciennes pulsions du Ça mais les anciennes mesures de
défense contre les instincts ; les pulsions sont transférées avec les
déformations qui se sont marquées dès l'enfance ; dans les cas extrêmes,
seule la défense apparaît ; la bonne technique est d'étudier alors la
Défense, c'est-à-dire le Moi plutôt que le Ça, avec cette difficulté
qu'ici le patient n'a pas le sentiment d'avoir en lui un corps étranger ;
on ne peut compter sur son concours volontaire ; c'est ce qu'on a
improprement appelé « analyse de caractère » (ibid., p. 19). La différence
est maintenue entre la résistance de transfert et « les opérations défen-
sives du Moi, qui se manifestent, pendant les séances, sous la forme
de résistance à l'association, (et) peuvent bien faire partie de la vie
actuelle du sujet (ibid., p. 19) » ; plus loin, en s'appuyant sur un exemple,
Anna Freud revient avec précision sur cette distinction délicate : la
moquerie et le persiflage de la patiente ne constituent pas une réaction
de transfert et ne sont pas liés à la situation analytique ; c'est une
défense dirigée contre les affects de la patiente ; l'analyste ne l'encourt
que secondairement parce qu'elle encourage l'apparition des affects
contre lesquels la défense est dirigée (p. 32). Nous avons déjà trouvé
cette distinction chez Wilhelm Reich, dont la lecture attentive a exercé
une grande influence sur la doctrine et la technique exposées dans
44 REVUE FRANÇAISE DE PSYCHANALYSE

Le Moi et les mécanismes de défense, à n'en juger que par les


citations de cet auteur, si le rapprochement des idées n'était plus
convaincant encore.
La théorie des résultats thérapeutiques
au Congrès de Marienbad (1936)
Au Congrès de Marienbad, en août 1936, quelques-uns des plus
importants psychanalystes de langue allemande et de langue anglaise,
que nous avons, pour la plupart, déjà rencontrés, contribuèrent à un
Symposium sur la théorie des résultats thérapeutiques de l'analyse ; il est
d'un intérêt évident pour nous d'étudier cet aboutissement des efforts
théoriques de la décade précédente et de rechercher leurs résultats en ce
qui concerne la conception et la théorie du transfert ; à cette fin, nous
commencerons par examiner successivementchaque contribution.
Ed. GLOVER
Glover prit une position pour le moins sceptique et non dépourvue
d'humour à l'endroit du travail des dix dernières années : la reformula-
tion de la théorie du transfert et des résistances en termes topologiques
n'a pas ajouté grand'chose aux connaissances cliniques ; quant à l'effet
des introjections sur le transfert, quant à la reconnaissance de l'intri-
cation et de la désintrication des instincts, elles ont ajouté à nos
possibilités techniques sans rien, apporter à la théorie-des résultats;
en quelque mesure, l'accent mis sur la projection et l'introjection a
amené à négliger le refoulement. On est ainsi conduit à admettre que
ce qui reste de plus solide dans nos théories de la technique, ce sont les
éléments de la Doctrine freudienne, c'est-à-dire l'existence du transfert,
de la névrose de transfert, et la dissimulation de ces deux manifes-
tations, en particulier dans leurs formes négatives, par le refoulement
ou la projection, qui donnent ainsi naissance à des résistances. La concep-
tion et le rôle du transfert constituent par suite les éléments centraux
d'une théorie des résultats thérapeutiques.
Comme il l'avait déjà fait dans ses leçons sur la technique et comme
l'avait fait Ella Sharpe, Glover donne du transfert une compréhension
plus large que la définition classique. Ces vues classiques dépendaient
surtout de l'utilisation d'un seul mécanisme, le déplacement, et cela
ne suffit plus maintenant : « Une conception adéquate du transfert doit
refléter la totalité du développement de l'individu. Le patient, il est
vrai, déplace ou transfère massivement, mais il déplace sur l'analyste
non seulement des affects ou des idées, mais tout ce qu'il a jamais
LE PROBLEME DU TRANSFERT 45
appris ou oublié dans tout son développement. Dans une analyse
théorique du transfert, nous devrions trouver une réplique complète
de ses mécanismes et de ses « patterns », de ses affects et par suite des
instincts qu'il a à contrôler ou satisfaire. Les résultats thérapeutiques,
en principe, dépendent précisément des facteurs que l'on trouve opérer
dans l'enfance, y compris la puberté. En d'autres termes, le transfert
n'est pas un mécanisme isolé, mais une répétition du développement
infantile, et doit inclure une multiplicité de facteurs » (p. 127). La pensée
de Glover doit donc être — il ne le dit pas explicitement — que l'analyse
du transfert intervient dans les trois approches thérapeutiques qu'il
distingue dans l'analyse: 1° L'analyse des mécanismes mentaux, en y
comprenant les niveaux de la structure du Moi ; 2° L'analyse des
affects ; 3° L'analyse des quantités instinctuelles, avec la fixation et
la régression de la libido et l'intrication. de la libido et de l'agression.
Dans chacun de ces aspects de l'analyse, le transfert joue en effet
un rôle capital. C'est ainsi que beaucoup de mécanismes se montrent
extraordinairement réfractaires à l'interprétation ; c'est la relation
humaine dans le transfert et la tolérance de l'analyste qui encouragent
l'emploi de mécanismes plus primitifs, une abréaction contrôlée des
affects, et qui, par la liberté de l'expression affective, luttent contre le
refoulement et la projection ; beaucoup de résultats thérapeutiques
sont dus à des mécanismes tels que le refoulement ou la projection, qui ne
sont pas nécessairement pathogènes, mais qui permettent une meilleure
organisation du Ça et une meilleure ventilation des énergies instinc-
tuelles dans le monde extérieur ; en d'autres termes, « il est facile de
poser... que des effets bénéfiques sont le fruit de régressions transféren-
tielles » ; quel en est le mécanisme ? Pour Glover, c'est l'attitude
inconsciente de l'analyste envers ses patients, ce sont des formes
primitives de relation interhumaine (p. 131) ; les psychanalystes
répugnent à admettre qu'au cours de la relation psychanalytique, un
facteur de « réassurance » puisse être décisif, bien que cette vue n'im-
plique nullement que l'interprétation soit compromise par la suggestion.

FENICHEL.

Fenichel, comme dans ses travaux antérieurs (1936) et posté-


rieurs (1941) sur la technique, donne au transfert une place moins
importante. Certes, il reconnaît que l'atmosphère analytique, dans
laquelle le patient peut tolérer les pulsions que généralement il repousse,
est une condition indispensable de toute interprétation de transfert.
46 REVUE FRANÇAISE DE PSYCHANALYSE

précisément par le fait que, l'analyste ne participe pas à « l'agir » du


patient et peut ainsi démontrer que l'émotion du patient était déterminée
par le passé ; l'utilisation du transfert contre la résistance n'est pas
autre chose que de la suggestion, mais l'effet de l'interprétation ne sera
durable que pour autant que l'on confronte le Moi raisonnable avec
le fait de ses résistances et l'histoire de leurs origines. Cette division du
Moi en Moi raisonnable et Moi qui expérimente, exposée d'abord
par Sterba (1934), est peut-être celle qui condense le mieux la pensée
technique de Fenichel. Pour obtenir ce résultat, on fait usage du
transfert positif et d'identifications transitoires du patient avec l'analyste
(1937, p. 134).
STRACHEY

Strachey reprit sous une autre forme les vues qu'il avait déjà
exposées en 1934. Le psychanalyste s'offre au patient comme un bon
objet dont l'introjection se fait au moment des interprétations trans-
férentielles : l'objet des pulsions du Ça se révèle comme conscient
de leur nature et ne ressentant à leur sujet ni angoisse ni colère (p. 144).

BERGLER

Bergler apporta une contribution, peut-être plus originale que


sûre, dont certaines données répondent à des problèmes intéressants.
Certains des mécanismes thérapeutiques exposés par Bergler
concernent en effet le rôle que peuvent jouer l'analyste et l'entourage
analytique dans la genèse du transfert ; ce que Bergler dit de la coopé-
ration de l'analyste et du patient, et de la consistance de l'analyste
mérite à cet égard d'être discuté.
L'analyse commence à bouger lorsque le patient réalise que l'ana-
lyste n'a pas l'intention de le punir. Mais cette assurance est purement
verbale. Or Anna Freud, dans la discussion d'un travail de D. Burlin-
gham (1934), formule que ce qui constitue une prohibition pour
l'enfant, c'est la non-participation de l'adulte : dès lors, la neutralité
de l'analyste devrait logiquement inhiber le patient. L'explication
de Bergler est que, dans l'analyse, le patient et l'analyste coopèrent,
dans un travail qui s'accomplit sur une sorte de fantôme ; cette coopé-
ration a la signification inconsciente d'une activité sexuelle, orale,
anale ou phallique, selon la profondeur de la régression ; c'est là que se
trouve pour le patient l'évidence que la participation de l'analyste
n'est pas purement verbale. Ainsi, comme Burlingham le suggère à
propos des enfants, raconter n'est pas seulement exhiber, c'est demander
LE PROBLEME DU TRANSFERT 47

une participation ; écouter, c'est d'une certaine manière participer (1).


Bergler signalé divers détails qui lui paraissent confirmer la façon de
voir, tels que la prescription du secret et le pacte tacite de l'analyste
et du patient.
Une autre vue de Bergler fait intervenir également l'activité de
l'analyste ; la cohérence du médecin trouve un écho dans l'inconscient
du patient. Elle est une première barrière contre son incrédulité ;
elle encourage la projection du Sur-Moi sévère ; et enfin, elle a la portée
inconsciente d'un consentement : « Si même le Sur-Moi sévère sanc-
tionne la normalité sexuelle, alors on peut croire qu'elle est réellement
permise » (p. 158).
Enfin Bergler, reprenant ses travaux antérieurs (1934), donne du
transfert une analyse topologiquecompliquée, parce qu'il y tient compte
à la fois d'Eros et de Thanatos, et de la répartition des énergies instinc-
tuelles sur les deux parties du Sur-Moi, le moi Idéal, siège du « Tu dois »,
et le « démon », siège du « Tu ne dois pas ». Il est impossible d'exposer
dans le détail ces constructions parfois confuses. En bref, Bergler,
avec Jekels, prend position contre Freud, dans la mesure où celui-ci a
tendu à confondre le transfert et l'amour : dans l'amour, le sujet projette
sur l'objet le Moi Idéal, siège d'une énergie neutre qui peut verser du
côté d'Éros ou de Thanatos ; cette position de la libido se traduit par
la surestimation de l'objet ; dans le transfert, le sujet projette sur le
psychanalyste la totalité du Sur-Moi, à la fois le « démon » et le Moi
Idéal ; d'où une situation où l'anxiété prédomine, par peur de l'analyste
ou désir d'être aimé par lui. Dans le transfert positif, le patient désire
être aimé par le psychanalyste comme par son Moi Idéal ; en même
temps il le craint, d'où son identification narcissique avec lui ; le
noyau de tout transfert positif, comme de l'amour, est le besoin narcis-
sique d'être aimé. Dans le transfert négatif, la haine dirigée contre le
psychanalyste est aussi dirigée contre le Moi ; souvent cette haine
déguise l'amour, ou l'agression du patient n'a pour sens que de mettre
à l'épreuve l'amour du médecin. Dans l'ambivalence, le patient échoue
à transférer Thanatos sur l'objet, l'agression est inhibée parce que son
objet est le Moi Idéal propre de la personne, si bien que l'agression
est après tout dirigée contre le Moi. Ainsi, dans le transfert, les éléments
narcissiques sont aussi prédominants que dans l'amour. Le progrès de
l'analyse se traduit par l'effacement de la projection du démon devant

(1 ) Ceci rejoint la Sagessedes Nations, selon laquelle parler d'amour, c'est déjà faire l'amour.
48 REVUE FRANÇAISE DE PSYCHANALYSE

la projection du Moi Idéal. Le patient apprend à « aimer », si l'on


peut dire, puisque le sens de l'amour, suivant Bergler et Jekels, est
une sorte de rétablissement triomphal de l'unité narcissique origi-
nelle (1934, ad finem).
NUNBERG

Dans sa contribution, Nunberg reste fidèle aux grandes lignes de


sa théorie du traitement, telles qu'il les a. exposées en 1932 dans les
« Allgemeine Neurosenlehre » ; mais il apporte, aux pages 164 et suivantes,
un exposé remarquable de la résolution du transfert dans son rapport
avec la compulsion de répétition.
Théoriquement, la compulsion de répétition devrait être un
obstacle insurmontable à la progression de l'inconscient refoulé vers
la conscience. Or, il n'en est pas ainsi, et la répétition peut s'avérer le
processus décisif de la cure. En schématisant la pensée de Nunberg,
on peut distinguer quatre idées différentes.
Sans doute, l'attraction de l'inconscient, la force qui ramène le
refoulé à son point de fixation semble s'opposer à ce que l'inconscient
devienne conscient. Cependant, la tension inhérente aux instincts
refoulés pousse sans cesse vers la conscience les représentants mentaux
des instincts. Ces deux tendances, « qui semblent s'exclure mutuel-
lement » s'unissent dans une seule fin : reproduire le passé aussi
complètement que possible dans un acte de perception, aider les
instincts du Ça à l'expression et à la décharge. On pourrait en donner
de nombreux exemples. Celui que choisit Nunberg est d'une importance
théorique qu'il n'a pas complètement dégagée, et nous le citerons
littéralement : « Il peut suffire de dire que je me réfère à la façon
compulsive dont certains patients tentent de reproduire, dans des
actions constamment répétées, dans des formes de conduite, dans des
fantasmes et dans des symptômes, une excitation (telle la masturbation)
qui a été mise en train dans leur plus tendre enfance, mais qui, pour
quelque raison, ne pouvait être portée à son terme et qui a été refoulée.
Tout semble se passer comme s'ils voulaient porter cette excitation à
son terme. Cependant, ils ne peuvent atteindre pleine satisfaction ni
rester tranquilles aussi longtemps que le sens de leurs actions et de leurs
fantasmes demeure inconscient » (p. 165). Ces vues se rapprochent
de celles de Ferenczi et Rank (1925) sur les expériences infantiles qui
n'ont pu se développer complètement.
Un second facteur est la libidinisation de la répétition. Pour amener
le matériel refoulé à la conscience, le patient a besoin de la coopération
LE PROBLEME DU TRANSFERT 49

de la partie du Moi qui est du côté du psychanalyste. La réaction du


Moi est comparable à celle du Moi dans l'hypnose en ce sens que même
des suggestions désagréables sont acceptées (1) ; le Moi libidinise la
compulsion de répétition et s'unit avec elle au profit du traitement.
Par cette voie, la compulsion de répétition, perdant son indépendance
et sa force impulsive, est intégrée dans le Moi. Ce qui reste dans le Ça
est inaccessible à toute influence, mais ne justifie aucun pessimisme
thérapeutique ; on a bien du chemin à parcourir avant d'atteindre le
point où la compulsion de répétition est insurmontable.
Les autres mécanismes qu'isole Nunberg font explicitement inter-
venir le concept de trauma. La compulsion de répétition exprime
l'impuissance du Moi à abréagir et annuler l'expérience traumatique ;
dans le transfert, la liaison libidinale de la répétition en diminue la
qualité traumatique et prépare le terrain pour une complète
abréaction.
En outre, l'expérience passive est transformée en expérience active.
La répétition auto-plastique est supprimée. L'élaboration et l'orienta-
tion par le Moi permettent la décharge en actions intentionnelles dans
le monde extérieur ; la gratification de l'instinct et la maîtrise du Moi
s'impliquent mutuellement.
La fonction de la réalité est cependant plus complexe. En particulier,
les expériences du Moi n'atteignent leur pleine réalité que sanctionnées
par le Sur-Moi. Ici intervient l'identification à l'analyste, qui apporte
aide et protection. Nunberg signale que cette alliance peut se faire sur
le modèle d'une alliance avec l'ennemi, pour le rendre inoffensif; le
Sur-Moi reconnaît les expériences du Moi comme valables. Lorsque
la compulsion de répétition devient moins forte, l'identification semble
s'évanouir, mais le Sur-Moi ne travaille plus contre la fonction de
réalité du Moi. Par ailleurs, Nunberg accepte, en ce qui concerne
l'évolution du Sur-Moi, le rôle des projections et des introjections,
de re-projections et de ré-introjections ; il relève cependant un déplace-
ment d'agressivité qui se fait du Sur-Moi sur le Moi, et qui permet à
celui-ci de réaliser un meilleur ajustement tant aux instincts qu'au
monde extérieur.

(1) Dans certaines limites (D. L.)- Sinon Nunberg se trouverait en contradiction avec Rado
(1925, pp. 40-41) ; celui-ci remarque que toutes les suggestions ne sont pas acceptées par l'hyp-
notisé, dont le Sur-Moi, par conséquent, n'est pas entièrement supplanté par le Sur-Moi parasite
de l'hypnotiseur ; il est « équipé d'une certaine force de résistance contre la perte de pouvoir » ;
ainsi, les suggestions criminelles ne sont pas acceptées par l'hypnotisé.
PSYCHANALYSE 4
50 REVUE FRANÇAISE DE PSYCHANALYSE

BlBRING

Bibring intervient avec plus de force dans le même sens. L'analyse


comporte la création d'un groupe de deux, où l'analyste joue le rôle
du leader et du Sur-Moi ; le Sur-Moi infantile peut alors être supplanté
et soumis aux mêmes influences qui agissent sur le Ça et le Moi ;
pour n'être pas purement analytique, le rôle de ce procédé ne doit pas
être sous-estimé. Toutefois, Bibring apporte des réserves à cette opinion
généralement admise : on méconnaît dans le Sur-Moi l'existence
d'éléments bons, plus tolérants, plus réalistes ; et il est parfois difficile
de dire si c'est le Sur-Moi ou le Moi qui est modifié ; on peut d'ailleurs
se demander si cet effacement des limites des deux formations ne
constitue pas une partie de la cure.
L'idée à laquelle revient Bibring, en étudiant méthodiquement
les modifications du Ça, du Sur-Moi et du Moi, est que les changements
proprement analytiques sont indépendants du transfert ; ils s'accomplis-
sent en démontrant et élucidant les contradictions de structure et de
développement. Ce travail se fait dans l'atmosphère analytique, qui
ajuste à la réalité la peur de la perte de l'objet et de la punition, issues
de l'enfance. La consolidation immédiate de la sécurité relève d'un
mécanisme transférentiel qui n'est pas purement analytique ; elle n'a
d'effet durable que par la poursuite proprement analytique du traitement.
Conclusions sur le Congrès de Marienbad
Quelles conclusions se dégagent de l'étude du Congrès de Marienbad,
quand on situe les Actes du Congrès par rapport à l'histoire des idées,
aux écrits techniques de Freud, au Congrès de Salzbourg qui avait eu
lieu onze ans plus tôt ? Il témoigne sans conteste du développement
des implications de la révision des théories freudiennes, et frappe par
son orientation métapsychologique. Avec cette orientation, le centre
d'intérêt s'est déplacé, et le transfert n'apparaît plus comme le pivot
des recherches des psychanalystes. Par suite, les rapports du Congrès
de Marienbad ne sont pas une documentation de choix pour l'histoire
de la théorie du transfert. Ils permettent cependant quelques consta-
tations importantes :
1° En ce qui concerne le concept de transfert, on constate une
tendance, manifestechez Glover, à une conception plus large enveloppant
le seul déplacement d'affect.
2° En ce qui concerne le rôle de l'automatisme de répétition,
Nunberg expose comment, loin d'être un obstacle insurmontable, il
LE PROBLEME DU TRANSFERT 51

peut être le facteur décisif de la cure ; de plus, si la répétition est motivée


par les tensions connexes à un état traumatique, elle n'est plus un
mécanisme primaire et sui generis, et la proportion dans laquelle elle est
transcendante au Principe de Plaisir-Déplaisir se trouve réduite
(D.L.).
3° En ce qui concerne le rôle des facteurs externes du transfert,
Bergler, continuant dans une voie ouverte par Nunberg (1932), montre
comment certains procédés techniques favorisent le développement du
transfert.
4° En ce qui concerne la fonction technique du transfert, tous
restent fidèles à la conception freudienne selon laquelle la guérison
par transfert n'est pas purement analytique, mais avec des nuances ;
l'École anglaise (Strachey, Glover) continue à voir dans l'interprétation
du transfert le pivot de la technique ; plus conservateur, plus empiriste,
plus pratique, Glover témoigne de plus de faveur et d'indulgence à
l'endroit des résultats que le transfert permet; d'autres, comme
Fenichel et Bibring, ont une attitude plus réservée et soutiennent
d'une façon plus radicale que ses effets, même heureux, ne sont pas
d'une nature purement analytique. On peut regretter, dans l'ensemble,
que les rapporteurs n'aient pas davantage tenu compte des découvertes
empiriques des dernières années sur le transfert négatif et les méca-
nismes de défense (1). Mais le thème même du Congrès invitait à la
théorie, et l'on peut dire qu'à cet égard le Congrès fit oeuvre utile pour
la science, pour la pratique et pour l'enseignement.

VI. — LE TRANSFERT ET LA PSYCHANALYSE DES ENFANTS (1923-1947)


Dans leur partie technique, les controverses auxquelles a donné
lieu la psychanalyse des enfants tournent beaucoup autour du transfert ;
leur intérêt pour nous est évident ; elles mettent en question la concep-
tion du transfert et de la névrose du transfert, l'âge et les conditions
sociales dans lesquelles un transfert est possible. Mais les problèmes
techniques de la psychanalyse des enfants sont restés le plus souvent
en marge des controverses techniques et théoriques sur la psychanalyse
des adultes ; par exemple, nous ne les voyons pas apparaître dans les
rapports des Congrès de Salzbourg ou de Marienbad. L'historien est
donc fondé à les présenter à part, au moins dans leurs points essentiels.

(1) Il était naturel que le livre d'Anna FREUD, Le Moi et les mécanismes de défense, publié la
même année, n'inspirât pas davantage les rapporteurs, eût il été mis en circulation avant le
Congrès, ce que nous ignorons.
52 REVUE FRANÇAISE DE PSYCHANALYSE

Dès 1923, Melanie Klein présentait une conception très élaborée


et déjà très « kleinienne » de la psychanalyse des enfants. Les traits
primitifs de la mentalité enfantine nécessitent, concluait-elle, une
technique spéciale, l'analyse de leur jeu. Mais cette différence de
technique n'implique aucune différence dans les principes : « Les
critères de la méthode psychanalytique présentés par Freud, l'utilisation
comme point de départ du transfert et de la résistance, la prise en
considération des pulsions infantiles, du refoulement et de ses effets,
de l'amnésie et de la compulsion de répétition, et, en outre, la décou-
verte de la scène primitive (comme il le requiert dans L'histoire d'une
névrose infantile), tous ces critères sont maintenus dans leur intégrité
avec la technique du jeu. La méthode du jeu préserve tous les principes
de la psychanalyse et conduit aux mêmes résultats que la technique
classique. Elle est seulement ajustée aux esprits des enfants par
les moyens techniques qu'elle emploie » (Melanie Klein, 1923,
pp. 150-151).
En 1926, dans «L'introduction à la technique de l' analyse des enfants»,
Anna Freud présenta une conception différente, qui constituait en
même temps une prise de position négative à l'endroit des vues de
Melanie Klein. Cette conception repose sur la prise en considération
des particularités du champ de la psychanalyse infantile : l'enfant n'est
pas mûr, la formation du Sur-Moi n'est pas achevée ; « le petit patient »
est encore soumis à l'autorité des parents et en conflit avec ces objets
primitifs de ses pulsions ; s'il vient à l'analyse, c'est confié par ses
parents, et non pas motivé par un désir propre de guérir. Comme chez
l'adulte, le transfert positif est la condition préalable du travail futur
de l'analyste, d'autant plus qu'ici l'analyste a en outre un rôle éducatif ;
les mouvements négatifs dirigés contre l'analyste sont surtout gênants :
« Il faut les renverser et les atténuer aussitôt que possible »; il s'agit
d'ailleurs, suivant les idées d'Anna Freud, non de transfert négatif,
mais d'une résistance du Moi, dirigée contre l'analyste en tant qu'il
veut libérer de l'inconscient une partie du matériel refoulé et apparaît
ainsi à l'enfant comme le tentateur dangereux et redouté (p. 37). Au
total, l'enfant développe bien un transfert dans sa relation avec l'ana-
lyste, mais il ne fait pas de névrose de transfert, c'est-à-dire une répéti-
tion de toutes les réactions anormales dans sa relation avec l'objet de
son transfert, et cela pour deux raisons théoriques : la première est que
les objets conflictuels sont extérieurs chez l'enfant et non pas mentaux
comme chez l'adulte ; l'enfant n'est donc pas dans la nécessité de
substituer l'analyste à ses parents ; la deuxième est que l'analyste
LE PROBLEME DU TRANSFERT 53

d'enfants doit être « tout plutôt qu'une ombre » (p. 42) ; il est donc un
mauvais objet de transfert. En dépit de ses mouvements positifs ou
négatifs envers l'analyste, l'enfant continue ses réactions anormales
dans sa famille. L'analyste doit être en relation avec celle-ci. Lorsque
ce n'est pas possible, l'analyse ne dispose que d'un matériel de rêves
et de rêveries, et rien n'apparaît sur le transfert. Cependant, l'absence
de névrose de transfert tient à des conditions extrinsèques et non
intrinsèques ; le moyen d'amener une névrose de transfert serait de
séparer l'enfant de sa famille et de le placer dans une institution
appropriée ; après un certain temps, une névrose de transfert apparaî-
trait (pp. 43-45). Au total, on peut conclure que les conditions qui,
suivant Anna Freud s'opposent au développement de la névrose de
transfert chez l'enfant, se complètent : les objets primitifs des conflits
de l'enfant sont encore présents dans son entourage et ils ne sont pas
intériorisés par la formation définitive du Sur-Moi.
La controverse devait se poursuivre pendant plus de vingt ans.
Nous ne suivrons pas le détail de la longue contribution de Melanie
Klein au Symposium de 1927 à la Société britannique de Psychanalyse.
Elle y critiqua de très près les principes et la technique d'Anna Freud.
En préconisant une phase préparatoire et une action éducative, en cher-
chant à atténuer le transfert négatif et à obtenir un transfert positif, Anna
Freud fait tout pour qu'une situation proprement analytique ne puisse
pas s'établir ; elle utilise l'anxiété et la culpabilité de l'enfant pour se
l'attacher, au lieu de les « enrôler » dès le début en vue du travail analy-
tique ; le vrai travail analytique consiste à analyser le transfert négatif,
ce qui renforce le transfert positif, renforcement lui-même suivi d'une
recrudescence du transfert négatif ; dans une autre de ces formulations
« circulaires » qu'elle affectionne, Melanie Klein montre comment la
résolution analytique de l'anxiété libère l'imagination, dont le dévelop-
pement motive à nouveau l'anxiété, comment encore la libre association
et l'expression verbale surviennent non pas fortuitement mais dans des
conditions analytiquement déterminées. Cette conception de la tech-
nique de l'analyse infantile est liée à une conception différente du dévelop-
pement, et par suite de la structure de la personnalité de l'enfant et du
« champ psychanalytique » : même un enfant de 3 ans a laissé derrière
lui la part la plus importante de son complexe d'OEdipe ; il est donc
déjà loin des objets qu'il a désirés originellement et qu'il a intériorisés ;
les objets d'amour actuels sont des images des objets originels ; d'où la
possibilité du transfert dans une analyse où le rôle de l'analyste est
dans ses principes le même que dans l'analyse des adultes. Et en effet,
54 REVUE FRANÇAISE DE PSYCHANALYSE

la névrose de transfert se produit de la même façon que chez l'adulte :


on voit l'intensité des symptômes varier avec la situation analytique,
les affects s'abréagir en connexion avec le travail et la personne de
l'analyste ; on observe les mêmes mouvements de l'anxiété, les mêmes
retours d'habitudes anciennes ; les alternances de rôle du psychanalyste
reflètent les identifications diverses constitutives du Sur-Moi (p. 172) ;
les éruptions affectives sont inévitables en dehors de l'analyse, comme
elles le sont dans l'analyse des adultes, mais elles sont mieux élaborées
dans l'analyse ; si l'enfant présente au dehors des réactions inadaptées,
ce n'est pas que l'analyste a failli à son rôle éducatif en lâchant la bride
aux pulsions libérées, c'est qu'il n'a pas su déceler et résoudre l'anxiété
et la culpabilité qui motivent inconsciemmentde telles réactions. Quant
aux résultats, l'attitude envers les parents ne peut qu'être améliorée
par l'analyse des sentiments négatifs. En résumé, le thérapeute ne peut
être à la fois psychanalyste et éducateur, la seconde fonction annule
l'autre, car il devient un représentant des agents du refoulement :
« J'irai un peu plus loin et je dirai que, dans mon expérience, ce que
nous avons à faire aussi bien avec les enfants qu'avec les adultes n'est
pas simplement d'établir et de maintenir la situation analytique par
tous les moyens et de se garder de toute influence éducative directe,
mais, plus que cela, un analyste d'enfants doit avoir la même attitude
inconsciente que nous réclamons dans l'analyse des adultes, s'il veut
réussir. Elle doit le rendre capable de vouloir seulement analyser, et
non de vouloir modeler et diriger les esprits de ses patients. Si l'anxiété
ne l'en empêche, il sera en mesure d'attendre calmement l'issue normale,
et de cette façon, cette issue sera atteinte. Ce faisant, il prouvera la
validité dû second principe que je représente en opposition à Anna
Freud : que nous devons analyser complètement et sans réserve la
relation de l'enfant avec ses parents et son complexe d'OEdipe »
(p. 182).
En 1927 également, dans la communication beaucoup plus brève
d'Anna Freud au Congrès d'Innsbruck (1927, pp. 65-78), les passages
les plus significatifs ont trait à la formation du Sur-Moi. Comme dans
l'analyse d'adulte, l'analyste d'enfants travaille « selon la règle purement
analytique, pour autant qu'il s'agit de faire sortir de l'inconscient des
parties déjà refoulées du Ça et du Moi. Mais l'action sur le Sur-Moi de
l'enfant est double : analytique d'abord dans la recherche biographique,
intime et détaillée, des éléments qui l'ont constitué, pour autant que le
Sur-Moi est devenu autonome ; éducative, d'autre part, et agissant
sur l'enfant du dehors, par diverses modifications dans ses relations
LE PROBLEME DU TRANSFERT 55

avec les éducateurs, par la création d'impressions nouvelles et la


révision des exigences imposées à l'enfant par le monde extérieur »
(1927, p. 74). Revenant à l'observation d'une analysée de 6 ans, Anna
Freud remarque qu'à défaut de traitement, la fillette aurait probable-
ment guéri spontanément ; un Sur-Moi très accentué se serait constitué
comme héritier de la névrose, « présentant au moi des exigences
inflexibles, et prêt à opposer, dans toute analyse ultérieure, une résis-
tance presque invincible. Mais justement, ce Sur-Moi si fortement
accentué apparaît à la fin, et non pas au commencement de la névrose
infantile » (1927, pp. 74-75). Inversement, considérons le cas d'une enfant
de 18 mois, qui présentait une angoisse en rapport avec un dressage
sphinctérien prématuré ; sur le conseil de Wulff (1927), les parents
prirent une attitude tolérante ; les troubles disparurent ; ce qui montre
que la cause de l'angoisse était alors dans le monde extérieur, et non
dans le Sur-Moi, interprétation que corroborent les observations faites
à la Walden. School (1927, p. 76). Ainsi, l'enfant ne peut se passer de
l'influence qu'exerce sur lui le monde extérieur, et l'analyste doit
savoir apprécier à la fois la situation extérieure et la situation intérieure
de l'enfant. Ici, on voit se préfacer nettement la définition élargie
qu'Anna Freud donnera de la psychanalyse au début de son livre sur
Les mécanismes de défense (1936, pp. 3-4).
Dans cet ouvrage (1936), répondant à l'influence de W. Reich par
l'importance qu'elle donne à l'analyse de l'anxiété et des résistances,
Anna Freud développe une conception de l'analyse et du transfert qui,
pensons-nous, la rapproche de Melanie Klein. Cependant, en 1937,
dans les « Indications pour le traitementpsychanalytique des enfants », elle
maintient, pour l'essentiel, les mêmes réserves, présentées d'une
manière un peu différente la technique du jeu, avec la place qu'elle
donne aux interprétations symboliques, tend à tomber dans le schéma-
tisme et l'absence de preuves ; elle tend à mettre à nu les couches
profondes de l'esprit de l'enfant sans qu'aient été étudiées les résistances
et les déformations du conscient et du préconscient ; les activités
ludiques ne peuvent être considérées comme équivalents des associa-
tions libres de l'adulte ; celles-ci se produisent dans le cadre du transfert,
chez un adulte qui, bien que débarrassé des restrictions habituelles de
la pensée logique et consciente, tend vers un seul but, la guérison par
l'analyse ; or l'activité ludique de l'enfant n'est motivée par aucune
intention semblable, ce qui soulève à nouveau la question du transfert :
les rapports de l'enfant et de l'analyste sont-ils régis uniquement par
une situation de transfert ? Anna Freud, dans cette partie de son exposé
56 REVUE FRANÇAISE DE PSYCHANALYSE

qui, bien qu'historique et objective, exprime sa façon de voir, maintient


la même position : « Même dans les cas où la névrose de l'enfant se
transforme en une névrose de transfert — comme cela se produit dans
les analyses d'adultes — une autre partie des réactions névrotiques de
l'enfant reste concentrée sur les parents, objets originaux du passé
pathogénique » (1937, p. 84). En 1946, à la fin de la Préface au Traite-
ment psychanalytique des enfants, qui rassemble les travaux précé-
dents (1926, 1927, 1937), Anna Freud affirme à nouveau que si l'on
rencontre chez l'enfant, au cours du traitement, de nombreux signes
de transfert, la névrose primitive ne cède pas la place, comme chez
l'adulte, à une névrose de transfert « où l'analyste remplace dans l'affec-
tivité du petit patient les objets originels » (p. XI). Toutefois, deux
circonstances ont, au cours des années, modifié le rôle de l'analyste.
Le développement et la diffusion des connaissances psychologiques et
pédagogiques permettent à l'analyste de renoncer à son rôle éducatif,
et de « concentrer toute son énergie sur le côté purement psychanaly-
tique de son travail et de compter sur la coopération de parents, de
maîtres d'école ou de nurses éclairés, pour fournir le contrôle et la
direction de l'enfant, accompagnement et contre-partie indispensables
d'une analyse » (p.X). D'autre part, la détection et la compréhension
des premières résistances rencontrées dans les analyses d'enfants
permet de raccourcir la phase préliminaire du traitement (celle où le
psychanalyste cherchait à obtenir un transfert positif) et parfois même
peut la rendre inutile (p. X).
En 1947, dans un post-scriptum (Contributions to Psychoanalysis,
1948, pp. 182-184), Melanie Klein prend acte de ces modifications,
qui lui paraissent faire droit aux critiques qu'elle avait formulées dans
le Symposium de 1927.
Cependant, si les conceptions et les techniques se sont rapprochées,
on a affaire à une délimitation et surtout à un centrage tout différents
du champ psychanalytique : Anna Freud y fait rentrer l'entourage
quotidien de l'enfant ; Melanie Klein tend à se passer de celui-ci, voire
à l'exclure, en orientant l'analyse sur les projections et les introjections
fantasmatiques des bons et des mauvais objets, l'entourage réel n'oc-
cupant par rapport à ceux-ci qu'une position subordonnée. En étudiant
l'expression la plus récente de la pensée de Melanie Klein sur le transfert
(au chap. VII de ce rapport), on verra à quelles oppositions radicales
se rattachent ces divergences théoriques et techniques.
LE PROBLEME DU TRANSFERT 57

VII. — CRITIQUES THÉORIQUES ET TECHNIQUES


LE TRANSFERT ET LA RÉALITÉ DANS LES TRAVAUX RÉCENTS
(1937-1951)
Après le Congrès de Marienbad et Le Moi et les mécanismesde défense,
c'est-à-dire depuis quinze ans, il est plus difficile de reconstituer
l'histoire du problème du transfert. La littérature, mise à part celle
des toutes dernières années, est moins accessible, surtout en ce qui
concerne les périodiques. Les travaux consacrés spécifiquement au
transfert restent peu nombreux, bien qu'un regain d'intérêt se soit
manifesté récemment. Cependant, on peut reconnaître à cette période
deux caractères originaux : d'une part, les travaux les plus saillants
sont des tentatives de révision des conceptions théoriques et techniques
sur le transfert ; d'autre part, le thème dominant de ces travaux est
celui des rapports du transfert et de la réalité. A cet égard, il y a une
parenté parfois latente, parfois explicite, entre les tentatives de révision
théorique et technique, et les controverses qui ont divisé les psychana-
lystes d'enfants.
Le transfert selon Karen Horney (1939)
Dans un copieux chapitre des New Ways in Psychoanalysis, Karen
Horney critique l'accent que la psychanalyse classique a mis sur l'en-
fance (1) ; à la fin de ce chapitre, elle s'explique sur ses intentions : il
ne s'agit pas, explique-t-elle, d'une controverse « présent contre passé » ;
depuis Freud, on ne peut douter que les expériences infantiles exercent
une action déterminante sur le développement ; la question est de
savoir la nature de ce rôle, et, suivant Horney, il est double ; dans
certains cas, il s'agit d'une causalité unilinéaire : une sympathie ou une
antipathie spontanée peut être rattachée à des souvenirs similaires
concernant le père, la mère, les frères et soeurs ; l'autre mode d'action,
plus important, est que la somme totale des expériences infantiles
détermine une certaine structure caractérielle, ou plutôt, met en train
un développement qui s'arrête, suivant le cas, dans l'enfance, l'adoles-
cence, ou la maturité : « Ce qui veut dire que nous ne pouvons tracer une
ligne isolée depuis une particularité présente — telle que la haine envers
un mari qui n'est pas provoquée essentiellement par sa conduite — à

(1) D'après un éminent psychanalyste, qu'elle a contrôlé jadis à l'Institut psychanalytique


de Berlin, Karen Horney mettait alors « l'emphase » sur l'enfance et l'interprétation génétique
du transfert (communication personnelle).
58 REVUE FRANÇAISE DE PSYCHANALYSE

une haine semblable envers la mère, mais que nous devons comprendre
la réaction inamicale ultérieure à partir de la structure de tout le carac-
tère. On tient compte de la relation avec la mère dans la formation du
caractère, mais on tient compte aussi de la combinaison de tous les
autres facteurs déterminants de l'enfance. Le passé est, d'une façon ou
d'une autre, compris dans le présent. Pour formuler brièvement la
substance de cette discussion, je dirai que ce n'est pas une question de
« présent contre passé », mais de processus de développement contre
répétition » (pp. 152-153).
Le meilleur argument de Freud en faveur de la compulsion de
répétition est le transfert ; mais cet argument, comme les autres, est
discutable (p. 138). Karen Horney ne méconnaît nullement l'importance
thérapeutique de la relation du patient avec le psychanalyste. Ce
qu'elle combat, c'est une interprétation exclusivement ou abusivement
génétique de cette relation, qui se bornerait à constater qu'une attitude
du patient vis-à-vis de l'analyste est construite sur un modèle infantile.
Un tel genre d'interprétation présente trois inconvénients techniques :
1° L'interprétation génétique d'une attitude transférentielle ne met
pas en évidence sa fonction dans le champ psychologique présent ; par
exemple, interpréter un transfert positif comme la répétition de l'amour
envers la mère, ne suffit pas à montrer au patient que son masochisme
ou son besoin de fusion avec autrui sont des moyens de sécurité ;
2° L'analyse peut devenir improductive, les motivations actuelles
ayant été insuffisamment analysées ; 3° La structure personnelle
actuelle est insuffisamment élaborée, tel trait étant rapporté au passé
avant de l'être à la structure actuelle. Ainsi, pour le transfert comme
pour les autres situations, c'est la structure entière de la personnalité
qui décide si et quand un individu se sent attiré par les autres.
Horney admet cependant une certaine spécificité des émotions
transférentielles : l'attachement, ou plutôt la dépendance, survient
plus régulièrement ; d'autres émotions semblent plus fréquentes ou
ou plus aiguës dans l'analyse ; des gens par ailleurs bien adaptés peuvent,
dans l'analyse, se montrer ouvertement hostiles, méfiants, possessifs,
exigeants (1939, p. 163). La question se pose donc de savoir s'il y a
dans la situation analytique des facteurs qui précipitent de telles
réactions. L'atmosphère de tolérance, le défoulement des souvenirs
infantiles y contribuent, et surtout la règle d'abstinence, de la même
façon que, selon Freud, d'autres frustrations précipitent des régressions..
L'explication personnelle de Karen Horney est que, dans l'analyse, le
patient ne peut pas se servir efficacement de ses défenses habituelles ; leur
XE PROBLEME DU TRANSFERT 59

dévoilement fait sortir les tendances refoulées sous-jacentes ; comme ces


défenses remplissaientdes fonctions importantes, elles sont vouées à pro-
voquer de l'anxiété et une hostilité de défense : « Un patient doit défendre
ses défenses aussi longtemps qu'elles lui sont nécessaires, et il est
obligé de ressentir l'analyste comme un dangereux intrus » (1939, p 164).
Les pages dé Karen Horney sur le rôle de l'enfance et sur le transfert
apportent donc un commencement de preuve à notre interprétation
de l'histoire des idées : du point de vue théorique, Horney diminue le
rôle de la disposition au transfert et de la compulsion de répétition, et
voit dans l'entourage psychanalytique un facteur immédiat et positif
de précipitation du transfert ; du point de vue technique, elle déplace
le champ psychanalytique, le restreint du côté du passé, l'étend au
contraire du côté de la structure totale de la personnalité actuelle et du
monde personnel qui est le terrain de ses activités quotidiennes.
Alexander et l'École de Chicago (1946)
Selon les vues les plus générales d'Alexander et de l'École de
Chicago (French, Weiss, etc.), il faut ajuster la technique à la diversité
des problèmes thérapeutiques (règle de flexibilité), ce qui les amène à
rejeter l'utilisation du transfert telle qu'elle est comprise par les techni-
ciens classiques. Nous utiliserons pour cet exposé l'ouvrage d'Alexander,
French, et autres collaborateurs, Psychoanalytic Therapy. Principles and
Application, publié en 1946.
Une démarche indispensable est l'élucidation de la relation théra-
peutique, faite de plusieurs éléments. Au sens le plus large, le transfert
est la répétition exacte de toute réaction antérieure, sans ajustement à la
situation présente (1). Dans un sens plus spécifique, le transfert est la
répétition névrotique, dans la relation avec l'analyste, d'un modèle de
conduite stéréotypé, inadéquat, basé sur le passé du patient, et c'est la
névrose de transfert (pp. 70-73). Certaines réactions du patient doivent
être considérées comme conduite ajustée à la réalité ; celle-ci peut
consister dans une utilisation rationnelle du traitement, motivée par le
besoin d'aide du patient ; c'est la « guérison par transfert » (transference
cure), que French attribue « à la détente émotionnelle » et à la sécurité
d'avoir quelqu'un à qui parler franchement (p. 75) c'est-à-dire, en
somme, à l'abréaction ; il peut encore arriver que la qualité transféren-

(1) «Sans ajustement à la situation présente » est une restriction discutable ; l'ajustement
à une situation présente n'exclut pas l'utilisation d'habitudes antérieures ; c'est encore là un
fait de transfert. De plus, en formulant ainsi la définition du transfert en général, French se
prive d'un élément précieux pour différencier du transfert la névrose de transfert.
60 REVUE FRANÇAISE DE PSYCHANALYSE

tielle de la conduite adaptée n'apparaisse que secondairement (p. 74).


Certaines résistances sont aussi une forme de conduite adaptée, par
exemple les défenses du patient contre les interprétations perturbatrices
du thérapeute; elles deviennent plus efficaces si le patient peut les
déguiser grâce au transfert (pp. 76-77).
Ces distinctions soigneusement posées, Weiss semble résumer la
position de l'École de Chicago : « L'accent n'est plus sur la névrose de
transfert, mais sur la relation de transfert en tant qu'axe du traitement.
Comme résultat de ce changement d'attitude, nous avons plus de
considération pour l'habileté nécessaire à manipuler la relation de trans-
fert, de manière à ce qu'elle puisse servir nos desseins sans encourir les
dangers des vieilles méthodes » (p. 44). Sans doute est-il des cas où le
développement de la névrose de transfert a une importance thérapeu-
tique essentielle. Et ici, chose curieuse, on cite des patients qui ont
manqué d'affection, et, d'autre part, des délinquants et des impulsifs
qui ont besoin de s'identifier à un modèle (p. 45) (c'est-à-dire des cas
dans lesquels le développement du transfert est généralement diffi-
cile D. L.). Mais le développement d'une névrose de transfert est
souvent une inutile perte de temps et même un danger, le plus grand
danger étant le besoin de dépendance qui engage le patient à s'installer
dans l'analyse. Ainsi, dès que le transfert s'est esquissé spontanément et
que le thérapeute dispose d'assez de données pour fixer sa stratégie, il
importe de le contrôler dans son étendue, dans son intensité, ou même,
dans certains cas, d'empêcher sa croissance. Le thérapeute orientera
le traitement sur le présent aux dépens du passé, et sur la vie réelle,
aux dépens de la relation analytique ; il sera avantageux de travailler
sur des transferts extra-psychanalytiques ; n'étant plus l'objet central
des pulsions, le psychanalyste jouera plus aisément son rôle de
guide (pp. 50-54). A cette fin, il dispose de divers moyens : le moment
et la fréquence des entrevues, la direction dans la vie quotidienne, le
choix et le moment des interprétations, les variations de l'entourage
thérapeutique, l'attitude du psychanalyste, l'emploi des transferts
extra-analytiques (p. 44). Le rôle du psychanalyste ne sera pas, comme
dans l'analyse classique, d'être un miroir et de laisser faire, créant ainsi
une atmosphère de mystère et d'irréalité qui met hors de jeu la fonction
du réel et favorise la production d'une névrose de transfert inutilisable et
incontrôlable (p. 84) (1). S'il doit être un écran, c'est un écran de conduite

(1) French recommande au thérapeute de donner, le cas échéant, des explications sur les
procédés analytiques qui déconcertent le patient (p. 86).
LE PROBLÈME DU TRANSFERT 61

normale ; il doit apporter au patient l'aide que celui-ci est venu chercher ;
parfois il doit agir, soit pour éviter (p. 80), soit pour créer (p. 82)
certaines réactions ; la meilleure tactique est souvent de jouer un rôle
différent de celui des figures parentales et pathogènes ; par sa propre
attitude et par ses interprétations, le thérapeute acheminera le
patient vers une « expérience correctrice » (1946, p. 53 ; Alexander,

Alexander est donc amené, vingt ans après Ferenczi et Rank, à


recommander une partie des techniques « actives » qu'il avait si énergi-
quement condamnées (1925). Les implications théoriques nous parais-
sent être principalement que, si le psychanalyste peut contrôler la
production, l'étendue et l'intensité de la névrose de transfert, l'entou-
rage psychanalytique et le rôle du psychanalyste en sont des déter-
minants positifs ; ce que French cherche à montrer en décrivant le
rôle impersonnel, mystérieux et déréalisant du psychanalyste : «... quand
le psychanalyste s'assied là où le patient ne peut voir ses réactions et
cache au patient quelle sorte de personne il est, il facilite le dévelop-
pement d'une névrose de transfert » (pp. 84-85).
On retrouve ainsi dans l'École de Chicago les deux tendances
signalées déjà chez Karen Horney : déplacement du champ psychanaly-
tique vers le présent et la réalité extra-analytique, causalité de l'entourage
analytique dans la production du transfert. L'analogie avec la psychana-
lyse adaptée aux enfants (Anna Freud, 1926) est évidente ; d'ailleurs,
les vues techniques de l'École de Chicago sont explicitement rapprochées
des techniques de la psychanalyse des enfants (p. 47) ou des délin-
quants (p. 80). Cette similitude peut être comparée à la préoccupa-
tion constante du besoin de dépendance des patients ; seulement, les
procédés préconisés par Anna Freud parce que l'enfant est un être
dépendant le sont sans doute à cause de la dépendance des malades
adultes, mais aussi pour en faire des êtres non dépendants.
Le transfert, selon Jung (1946) et Baudouin (1951)
Jung reste fidèle aux thèses qui l'ont amené jadis à valoriser, contre
le passé individuel et infantile et contre le transfert, l'inconscient
collectif et la relation actuelle avec le thérapeute. Il est favorable à un
transfert qui se produit en douceur, ou même qui passe inaperçu ;
lorsque le transfert prend une forme violente et dramatique, affectionnée
selon lui par certains freudiens, cela provient d'une erreur thérapeutique
et signifie une compensation pour le manque de rapports humains,
réels et justes entre le patient et l'analyste. Une particularité de la
62 REVUE FRANÇAISE DE PSYCHANALYSE

conception de Jung est que le transfert comporte la projection d'arché-


types relevant de l'inconscient collectif.
Baudouin, qui a subi l'influence de Jung, souligne dans un article
de 1951, l'originalité du rapport d'analyse : le sujet, à travers toutes
sortes de tâtonnements, cherche à établir une relation originale, de
qualité unique, qui n'a de nom dans aucune langue. Ce n'est que par
ambiguïté que l'on donne à cette relation le nom de transfert. Dans
la réaction globale du sujet, le transfert se mêle au rapport réel, mais
ils sont, pour ainsi dire, inversement proportionnels. La méconnaissance
du rapport réel, erreur d'un freudisme outrancier, est aussi dangereuse
que la méconnaissance du transfert : celle-ci fausse le rapport, celle-là
exaspère le transfert (1).

Le transfert selon Silverberg (1948)


Le travail de Silverberg est motivé par les inconvénients théoriques,
techniques et didactiques qu'entraîne le vague de la littérature sur le
transfert. Aussi sa première démarche est-elle de le définir.
Il commence par montrer l'ambiguïté des conceptions freudiennes,
sans tenter suffisamment, à notre avis, d'en approfondir le développement
et le sens. Juxtaposant des citations extraites principalement des écrits
techniques, il pense dégager chez Freud deux tendances ; au sens
large, le transfert, assimilé à l'ensemble de la relation analytique, est
la force qui sert à surmonter la résistance ; au sens étroit, c'est une
manifestation de la compulsion de répétition, qui substitue l'action à
la remémoration ; suivant l'expression de Fenichel (1945, p. 29), le
patient méconnaît lé présent en termes de passé. La conséquence
technique est que « tout ce qui est requis de l'analyste est de détecter le
transfert, d'y attirer l'attention du patient, de lui montrer quand et
comment le transfert a commencé, et alors le patient, pour ainsi dire,
arrêtera le disque » (Silverberg, 1948, p. 306). Ainsi comprise, l'inter-
prétation en termes de transfert se bornerait, dirons-nous pour rendre ,
la pensée de Silverberg, à montrer l'équivalence d'une conduite présente
à une conduite passée.
Silverberg part de la conception stricte du transfert, qui le subor-
donne entièrement à la compulsion de répétition (p. 307, n. 12). Or,
la compulsion de répétition constitue une tentative pour refuser le
fait que des forces extérieures existent, forces à la fois matérielles et

(1) Aumoment où nous écrivons ces lignes, nous n'avons pas encore pu nous procurer
l'ouvrage de JUNG, Die Ubertragung, publié en 1946. Nous utilisons un article de Baudouin, 1951.
XE PROBLÈME DU TRANSFERT 63

humaines, qui sont plus puissantes que nous-mêmes et que nous ne


pouvons contrôler. Le transfert est une répétition qui tente de rectifier
par l'action une situation traumatique, laquelle, bien qu'elle soit en un
sens remémorée (remembered) ne peut être évoquée (recalled). Il en
résulte que le transfert est un phénomène général, qui ne peut être
limité à la psychothérapie psychanalytique ; au cours du traitement,
nous observons des transferts qui ont pour objet d'autres personnes
que l'analyste. Dans la relation analytique même, le transfert ne peut
rendre compte de la totalité de la relation analyste-patient : « C'est
plutôt un mécanisme psychique aussi spécifique et circonscrit que le
rêve (rapprochement significatif D. L.). Nous devrions donc parler non
du transfert mais plutôt d'un transfert, de même que nous parlerions
d'un rêve et non du rêve d'un patient. Le transfert est un dynamisme
qui peut survenir à l'intérieur d'une relation et ne peut constituer une
relation tout entière » (p. 310). Cliniquement, « le transfert présente
toujours deux qualités : il est toujours irrationnel, si bien qu'il soit
rationalisé, et il est toujours désagréable à la personne qui le vit » (p. 311).
Dans la mesure où il est désagréable et où il implique toujours un effort
pour dépasser une force contraire, il est constamment coloré de senti-
ments hostiles. Le transfert positif n'existe pas. Les deux catégories
freudiennes, transfert positif et transfert négatif, se réfèrent à la relation
analytique totale, plutôt qu'à la fonction dynamique que l'auteur a
essayé de définir. Les sentiments d'amitié et de coopération du patient,
bien qu'ils soient positifs, ne sont pas du transfert ; de même certaines
conduites banales, comme lorsque le patient sourit en disant « bonjour » à
l'analyste. Après un excellent exemple, illustratifplus que démonstratif,
Silverberg termine son article d'une manière plus spéculative ; il présente
l'hypothèse que « le transfert, en tant qu'exemple de la compulsion de
répétition, doit être regardé en dernière analyse comme une tentative
pour nier l'existence du monde extérieur et de ces forces, particulière-
ment des forces humaines, qui restreignent et frustrent l'enfant dans son
désir et son effort ou son besoin de vivre uniquement en accord avec le
principe de plaisir ». Sans préjuger la vérité des vues de Silverberg,
il est patent qu'il subordonne la compulsion de répétition au principe de
plaisir, dont le désir d'omnipotence et le besoin de maîtriser magique-
ment la réalité sont une expression. La compulsion de répétition
n'est plus dans sa conception un facteur primaire. Silverberg revient,
sans paraître le dire, à la position de Freud dans les Dynamiques du
Transfert, avant Au delà du principe de plaisir.
Plus classique dans l'ensemble que les auteurs précédents, Silverberg
64 REVUE FRANÇAISE DE PSYCHANALYSE

s'en rapproche cependant, soit par des détails de sa conception,


soit surtout par l'accent qu'il met sur l'opposition du transfert et
de la réalité.
La production du transfert selon Ida Macalpine (1950)
Dans une étude bien informée et menée vigoureusement, c'est le
problème de la production du transfert que pose Ida Macalpine.
L'examen de la littérature montre que la spontanéité du transfert est
généralement considérée comme établie. L'hypothèse qu'Ida Macalpine
cherche à démontrer est que l'entourage analytique, c'est-à-dire une
réalité extérieure au patient, joue un rôle positif dans sa production.
Une comparaison entre l'hypnose et l'analyse attribue au thérapeute
un genre d'activité bien différent, et différemment situé : l'hypnotiste
s'emploie à produire la transe hypnotique, l'analyste à réduire le
transfert. Toutefois, de profondes analogies, ou mieux « homologies »
(D. L.), permettent de les rapprocher : elles s'adressent aux mêmes
patients ; elles impliquent la même concentration libidinale, l'analyse
étant en quelque sorte un « ralenti » de l'hypnose ; Sur-Moi « parasite »
dans l'hypnose (Rado), le thérapeute est Sur-Moi « auxiliaire » dans
l'analyse (Strachey) ; la dissociation hystérique a sa réplique dans le
clivage du moi de l'analysé entre le moi qui observe et le moi qui
expérimente ; leur développement enfin est le même : transfert positif
puis transfert négatif, si l'on admet que, dans l'hypnose, le transfert
négatif se produit à la rupture du lien hypnotique (1) ; l'un et l'autre
enfin comportent, sous des formes différentes, une névrose de transfert.
Cette comparaison amène à l'hypothèse suivante : « Le transfert analy-
tique est un dérivé de l'hypnose, motivé par des pulsions instinctuelles
(libidinales) et, mutatis mutandis, est produit d'une manière comparable
à la transe hypnotique » (p. 519). Dans l'hypnose, la capacité d'être
hypnotisé inhérente au patient est induite par le commandement de
l'hypnotiste, et le patient s'y soumet instantanément. Dans l'analyse,
le résultat « homologue » n'est pas le fruit de l'obéissance et n'est pas
atteint en une séance. Que se passe-t-il ?
La littérature analytique décrit communément la situation analytique
comme une situation à laquelle le patient réagit comme si c'était une
situation infantile (2). On admet généralement que seul l'analysé est

(1) En admettant, bien entendu, que la séquence transfert positif-transfert négatif soit
la règle générale en analyse.
(2) C'est l'interprétation d'Ida Macalpine. En fait, on se borne généralement à admettre
que le patient réagit d'une manière infantile et structure la situation analytique en conséquence.
LE PROBLEME DU TRANSFERT 65

responsable de cette régression. Pour autant qu'on mette en cause


l'entourage, on attribue la régression à « l'atmosphère analytique », à
l'absence de critique, à la neutralité de l'analyste, au soulagement de
l'angoisse, en un mot à une condition générale de sécurité. Or cette
explication classique est paradoxale : d'une part, la situation analytique
est souvent génératrice d'anxiété et de culpabilité ; d'autre part, la
sécurité est un facteur de stabilité, et non de régression. L'atmosphère
analytique, en tant que source de sécurité, ne peut donc expliquer les
régressions transférentielles.
On est ainsi conduit à une autre hypothèse : la technique analytique
favorise le transfert en plaçant l'analysé dans un entourage infantile,
équivalent à une réduction du monde objectai et à un refus des relations
objectales (1) (2). L'analysé aborde l'analyste avec les préjugés magiques
et infantiles du malade par rapport au médecin ; l'analyste est pour lui
une autorité, et inconsciemment, une figure parentale. Les stimulations
externes sont diminuées ; le decubitus empêche de voir et d'être vu ;
pas de changement, mais un milieu constant, un même cérémonial
routinier. L'analysé lui-même est étendu, ce qui, d'après I. Macalpine,
diminue les stimulations internes (3) : il est invité à associer librement,
à libérer sa fantaisie inconsciente du contrôle conscient ; sa responsabi-
lité propre est diminuée en proportion de l'autorité conférée à l'analyste ;
il a l'illusion de la liberté, et par l'attention sympathique de l'analyste,
il s'attend à être aimé. Or l'analyste ne répond pas à ses questions et
le prive de toute satisfaction ; outre que la frustration mobilise la
régression, elle constitue en elle-même la répétition d'expériences
infantiles ; les interprétations données sont « d'un niveau infantile ».
Dans ces conditions, que peut faire l'analysé pour s'adapter, sinon
régresser ? Il se sépare de plus en plus du principe de réalité, et tombe
sous le joug du principe de plaisir. L'entourage analytique a un autre
effet, qui est l'ambivalence ; quoi qu'il en soit d'une ambivalence
névrotique, antérieure à l'analyse, il y a dans l'entourage même des
conditions propres à susciter des attitudes incompatibles : d'un côté

(1 ) I. Macalpine ne semble pas faire de différence entre le caractère infantile de l'entourage et


la privation de relations objectales ; dans son exposé, ces deux traits « vont ensemble » sans que
leur concomitance et leur relation de structure aient été commentées.
(2) Nous n'avons pas jugé utile de suivre l'ordre de l'auteur ni de retenir tous les traits
qu'elle mentionne ; les perturbations du sens du temps (intemporalité de l'inconscient, par
exemple), sont de l'ordre soit de la disposition au transfert, soit des réponses de l'analysé, et non
pas un trait de l'entourage analytique.
(3) Le décubitus diminue aussi les possibilités de réponse motrice. Mais, bien souvent, les
réponses viscérales et par conséquent des stimulations internes sont augmentées.
PSYCHANALYSE 5
66 REVUE FRANÇAISE DE PSYCHANALYSE

la certitude que tout est pour le bien du patient, l'intégrité morale de


l'analyste induisent des sentiments positifs ; de l'autre, le patient
subit la pression exercée par la frustration continuelle et la perte du
monde objectai. Enfin, la force pour continuer dérive dans chaque
analyse du refus du monde objectai et de la frustration des pulsions
libidinales.
Tels sont les aspects essentiels de cette thèse dont la rigueur logique
continue à s'affirmer dans les conclusions qui s'en déduisent :

1° Stades théoriques de l'analyse.


On peut distinguer trois stades :
a) Stade d'induction de la névrose de transfert. — Période initiale
où l'analysé s'adapte graduellement à l'entourage infantile.
b) Stade de régression bien établie. — Cette régression progressive
amène des modèles de conduite de plus en plus « sûrs » ; sous la pression
de la frustration analytique, le niveau du conflit est tôt ou tard atteint.
Ce n'est cependant pas la pierre de touche de l'existence d'une névrose
de transfert ; l'analysé ne transfère pas seulement sur l'analyste, mais
sur la situation analytique ; et il ne transfère pas seulement des affects,
bien que les affects puissent être plus visibles, mais la totalité de son
développement mental.
La névrose de transfert peut être définie comme « le stade de l'analyse
où l'analysé est si complètement adapté à l'entourage infantile de
l'analyse — dont les traits principaux sont le refus des relations objec-
tales et la frustration libidinale continuelle — que sa tendance régressive
est bien établie, et que les divers niveaux de développement sont
atteints, revécus, et élaborés (worked through) » (p. 529).
c) Stade de retour à la maturité. — Une partie de ce chemin seulement
est parcourue pendant l'analyse, le reste après.
2° Résistance.
Le but initial de l'analyse étant d'induire la régression, tout obstacle
à la régression est une résistance (passage à l'acte, gratification trans-
férentielle directe, fuite dans la guérison).
Le passage à l'acte est théoriquement une résistance formidable,
puisqu'il met hors de jeu la force motrice de l'analyse, c'est-à-dire le
refus des relations objectales et des gratifications libidinales.
La guérison par le transfert repose sur une régression trop rapide
et la formation inconsciente d'une relation d'enfant à parent ; en face
LE PROBLÈME DU TRANSFERT 67

de la situation infantile, le patient répond par auto-suggestion (ou


suggestion indirecte) et se libère d'un symptôme ; il prend, à tort la
relation transférentielle pour une relation réelle.
3° Contre-transfert.
Le rôle de l'analyste est de résister à l'adaptation par régression.
L'analysé expérimente le passé et observe le présent ; inverse-
ment, l'analyste doit expérimenter le présent et observer le passé ;
expérimenter le passé au lieu de l'observer est une contre-
résistance.
40 Accessibilité au traitement analytique.
L'analysé doit : a) Conserver certaines relations objectales intactes ;
b) Avoir assez d'adaptabilité pour répondre à l'entourage infantile par
régression. Le degré et le jeu de ces aptitudes rendent compte des indi-
cations de l'analyse dans l'hystérie et les névroses de transfert, dans les
névroses de caractère, dans les psychoses. Ces vues ont aussi une inci-
dence sur les controverses relatives au transfert et à la névrose de
transfert chez les psychanalystes d'enfants.
5° Définition du transfert analytique.
Si une personne ayant une certaine suggestibilité est soumise à un
stimulus suggestif et y réagit, on peut dire qu'elle est sous l'influence
de la suggestion. De la même façon, le développement du transfert
psychanalytique suppose l'aptitude à s'adapter régressivement et un
facteur de précipitation, l'entourage infantile de l'analyse et la pression
continue qu'il exerce : « Si la personne y réagit, elle formera une relation
de transfert, c'est-à-dire qu'elle régressera et formera des relations avec
les images initiales. Le transfert analytique peut ainsi être défini comme
l'adaptation graduelle, par régression, à l'entourage infantile de l'ana-
lyse » (p. 533).
6° La névrose de transfert.
La liaison du transfert et de la névrose est la réplique exacte de la
liaison originelle de l'hypnose avec l'hystérie. Freud a beaucoup loué
Bernheim d'avoir montré que l'hypnose n'était pas inséparable de
l'hystérie. Il est extraordinaire, pense Ida Macalpine, que la psychana-
lyse « n'ait jamais officiellement séparé le transfert de la névrose
clinique » (p. 534). La névrose de transfert ne représente que les phéno-
mènes les plus aigus du transfert (p. 534).
68 REVUE FRANÇAISE DE PSYCHANALYSE

7° Résolution du transfert.
La résolution du transfert a été considérée comme une sauvegarde
contre la suggestion, et comme la preuve que celle-ci ne jouait pas
dans l'analyse. Ida Macalpine doute que « la résolution du transfert
soit comprise dans tous ses aspects » (p. 534), surtout dans ses aspects
terminaux ; sa résolution finale se place dans une période vague après
la terminaison de l'analyse, et elle échappe ainsi à l'observation. Ceci
n'a pas pour but de nier la différence essentielle entre le transfert
hypnotique et le transfert psychanalytique, mais, de montrer seulement
que la résolution du transfert analytique n'est pas un concept exempt
de toute ambiguïté.
Et c'est sur ces considérations qu'Ida Macalpine termine : il est
entre l'hypnose et l'analyse une différence sans ambiguïté. Dans
l'hypnose, le transfert est une relation mutuelle ; l'hypnotisé transfère,
mais il est aussi objet de transfert, « il est transféré » (transferred to) ;
cette interaction a amené Freud à décrire l'hypnose comme un « groupe
de deux », et cela est vrai de beaucoup de psychothérapies. Dans
l'analyse, le patient n'est pas objet de transfert : « L'analyste doit
résister à toute tentation de régresser, il reste neutre, à distance, specta-
teur, il n'est jamais un co-acteur. L'analysé est induit à régresser et à
« transférer » seul en réponse à l'entourage infantile » (p. 535). Le
transfert n'est pas la relation de l'analyste et de l'analysé, mais la
relation de l'analysé à l'analyste. Une analyse n'est pas la formation
d'un groupe de deux. « La psychanalyse peut être définie comme la
seule méthode psychothérapique dans laquelle une régression infantile
unilatérale — le transfert analytique — est induite chez un patient...
analysée, élaborée, et finalement résolue » (p. 536). Ainsi se trouve
résolu, dans les termes de la théorie, le problème de l'originalité de
l'expérience analytique.
Ida Macalpine n'a pas abordé dans tous ses aspects le problème de
la genèse du transfert ; dans la disposition au transfert, il y a plus que
l'aptitude à s'adapter par régression à un entourage infantile. La thèse
du rôle positif de l'entourage analytique n'est pas complètement
neuve : on en trouve des éléments chez Jung, chez Karen Horney,
chez Alexander, et chez Freud lui-même, à condition de le lire avec
assez d'attention. Il reste qu'elle l'a élucidée et développée avec une
netteté et une rigueur sans précédent. De plus, contrairement à ce qui
se passe chez certains devanciers, elle n'en tire à aucun moment une
critique de la technique analytique, ni les principes d'une révision ;
LE PROBLÈME DU TRANSFERT 69

elle ne reproche pas au psychanalyste de frustrer le patient de rapports


« humains et réels » et de le forcer à régresser ;
il ne s'agit que de voir
plus clair sur un point important de l'histoire et de la théorie de la
technique : « Avoir créé un tel instrument d'investigation peut bien
être regardé comme le plus grand coup de génie de Freud » (p. 526).
Transfert et réalité selon Nunberg (1950-1951)
Le titre de l'article publié par Nunberg en 1951, Transfert et
réalité, pourrait passer pour avoir suggéré le leit-motiv de ce chapitre ;
ce n'est pourtant pas le cas : sans doute faut-il une phase de tâtonnement
et de maturation pour qu'une tendance significative se dégage de l'histoire
des idées, et ce n'est qu'en revenant sur la fin de cet historique à l'article
de Nunberg, que l'on a saisi plus complètement la portée de son titre.
La lecture en est facilitée en mettant en vedette le phénomène de
« l'identité des perceptions »
(Wahrehmungsidentitât), qu'il a trouvé
chez Freud (1), et qui consiste dans le fait « qu'une perception actuelle
d'une idée ravive des idées ou des émotions anciennes, inconscientes,
refoulées, à un degré tel qu'elles sont perçues comme des images
actuelles, quoique leur signification ne soit pas reconnue par l'appareil
psychique conscient ; ainsi Les idées et les émotions présentes et anciennes
deviennent identiques pour un temps » (1951, p. 3). Cette tendance
forme selon Nunberg la base du passage à l'acte. C'est un aspect de la
compulsion de répétition (p. 3). Elle est illustrée par l'hypnose et le
transfert. Même la projection du Sur-Moi sur l'analyste prouve cette
thèse : « Par cette projection, « l'image du père » est extériorisée et ainsi
perçue comme une quasi-réalité ; en un sens, le père existe maintenant
dans le monde extérieur (quoique déguisé sous la forme de l'analyste),
où il a existé originellement » (p. 8) (2 et 3).

(1) Il semble que ce soit là pour Nunberg une façon nouvelle de voir ou de présenter les
choses ; tout au moins l'identité des perceptions ne figure-t elle pas à l'index des Allgemeine
Neurosenlehre. Ne disposant pas d'une édition allemande de La science des rêves, nous n'avons
pu retrouver dans la traduction de MEYERSON l'équivalent littéral de « Wahrnehmungsiden-
titât » ; le sujet est abordé par FREUD dans divers passages, en particulier dans le chapitre VII
de La science des rêves, section II : La régression (pp. 527 542).
(2) Nunberg insiste beaucoup sur la projection, parce qu'il conçoit le transfert en termes de
distorsion de la perception ; lors de sa communication, il fut argumenté par Hartmann et
Loewenstein, qui, d'après Nunberg, voyaient dans le déplacement d'affect l'essentiel du trans-
fert. Cette discussion est sans objet si l'on voit dans le transfert une conduite globale ; le dépla-
cement et la projection ne s'excluent pas, ce sont seulement différentes façons de voir. Pourtant
le déplacement nous semble toucher davantage au dynamisme du transfert, pour autant que
nous concevons nous-même les choses en termes de conduite plutôt qu'en termes de perception.
Nunberg nous paraît dépendant d'un appareil conceptuelplus traditionnel.
(3) Nunberg paraît embarrassé pour choisir entre la projection et l'identification. L'exis-
70 REVUE FRANÇAISE DE PSYCHANALYSE

L'importance donnée par Nunberg à « l'identité des perceptions »


est connexe au fait que le transfert est conçu surtout en termes de
perception et par conséquent de projection c'est-à-dire de distorsion
de la perception. Une partie intéressante de son travail est représentée
par ses exemples cliniques qui illustrent diverses vicissitudes du besoin
compulsionnel d'établir l'identité des perceptions. Dans le troisième
exemple, ce besoin aboutit : un homme marié veut laisser ouverte la
porte entre sa chambre et celle de son petit garçon, et cette situation
reproduit sa défense contre des angoisses infantiles. Dans le second
exemple, la patiente, en fermant les yeux, pouvait comprendre ce que
lui disait l'analyste, en l'assimilant à son père mort. Le premier exemple
est plus curieux : la patiente voulait retrouver son père dans l'analyste,
et se plaignait, s'irritait de ce que l'analyste ne se conformât pas à cette
image : ici, suivant Nunberg, il ne s'agit pas de transfert, tout au plus
d'une disposition déçue au transfert, qui motive un conflit avec l'ana-
lyste sur une base quasi réelle (1).
L'identité des perceptions est une forme de la compulsion de
répétition, et en ce sens, elle a une tendance conservatrice et régressive.
Nunberg poussant plus loin ses vues de 1936 (v. chap. V) distingue
entre la compulsion de répétition et le transfert : « La compulsion de
répétition se tourne vers le passé, le transfert vers l'actualité (la réalité),
et ainsi, en un sens, vers l'avenir. La compulsion de répétition cherche
à fixer, « à geler » la vieille réalité psychique, elle devient ainsi une
force régressive ; le transfert cherche à réanimer ces formations
psychiques « gelées », à décharger leur énergie et à les satisfaire dans
une réalité nouvelle et présente ; il devient ainsi une force progressive »
(p. 5), au moins, ajoutons, du point de vue topique (p. 4). En d'autres
termes, le principe de Fechner-Freud équilibre le principe de Breuer-

tence d'un but commun à l'analyste et à l'analyse entraîne une première identification. Le déve-
loppement de la situation active la reviviscence des identificationsplus profondes de l'analysé
avec les parents ; par projection, l'objet inconscient et archaïque est retrouvé dans le monde
extérieur ; s'agit-il de projection ou d'identification (c'est-à-dired'introjectionD. L.) ? Nunberg
croit devoir recourir ici à l'effacement des limites du moi, au transitivisme, au sentiment océa-
nique. Nous ne voyons là qu'une difficulté de langage en rapport avec les équivoques du terme
« identification ». La succession des faits est la suivante : l'objet intérieur est le produit d'une
identification de premier ordre ; il est projeté sur l'analyste, ce qui constitue, si l'on veut, une
identification de second ordre, et plus exactement une projection, ou encore une identification
« idiopathique » (d'autrui à soi), selon le terme de Scheler, tandis que l'identification de l'enfant
à ses objets primitifs est une identification hétéropathique (de soi à autrui).
(1) On manque de données pour discuter l'interprétation de Nunberg. Dans la mesure où la
persévération de la patiente est inadéquate au présent et à la réalité, il est difficile de ne pas la
considérer comme une réaction névrotique et transférentielle dont nous ne pouvons que conjec-
turer le sens.
LE PROBLEME DU TRANSFERT 71

Freud : le transfert a comme le dieu Janus une face tournée vers le


passé, une vers le présent. Ainsi, la. disposition au transfert suffit pour
projeter l'image paternelle sur l'analyste et investir l'analyste de pouvoirs
magiques avant même que l'analyse ait commencé.
La disposition au transfert existe en dehors de l'analyse, et ce seul
fait semble impliquer pour Nunberg la fidélité à la spontanéité du
transfert. Pourtant, dès ses premiers travaux, il avait montré comment,
à la faveur des procédés analytiques, le désir de guérison laissait la
place au transfert. Ici, il ne va pas sans rappeler que la seule règle
fondamentale oriente vers les souvenirs et les émois infantiles. Surtout,
de même qu'à diverses reprises il a, explicitement ou implicitement,
rapproché le transfert du rêve, du délire et de l'hallucination (p. 5), il
le compare point par point à l'hypnose ; la relation archaïque de
l'hypnotisé et de l'hypnotiste semble se répéter dans l'analyse (p. 7) :
« L'analyste promet de l'aide au patient comme s'il était en possession
de pouvoirs magiques — et le patient le surestime et croit en lui. Il est
tabou pour le patient comme le père primitif pour l'individu primitif.
L'analyste est libre et dispose de sa volonté, le patient doit se soumettre
aux règles psychanalytiques imposées par l'analyste. L'analyste est assis
verticalement, alors que le patient est passivement étendu sur son divan.
L'analyste est le plus souvent silencieux, tandis que le patient lui dit
tout, lui livre son matériel inconscient, comme s'il accomplissait un
acte sacrificiel. L'analyste est tout-puissant, il est sans peur et peut
regarder le patient, tandis que le patient a peur de lui et n'a pas la
permission de le voir, comme l'homme primitif qui n'ose pas jeter son
regard sur la face du père primitif » (pp. 7-8). Ainsi, le moi est tempo-
rairement affaibli, comme le moi de la personne hypnotisée : « Dès que
le patient se plie à la demande de l'analyste d'abandonner la pensée
sélective, logique, de s'abandonner aux associations libres, le processus
secondaire est supplanté par le processus primaire : une importante
fonction du Moi, la fonction du Réel, est temporairement suspen-
due » (p. 8). Cette interprétation ne concerne que la séance et non la
vie courante ; au cours de l'analyse, le Moi du patient est invigoré, et
l'un des aspects les plus importants de cette invigoration est le renfor-
cement de la fonction du réel, notamment en l'affranchissant de l'em-
prise du Sur-Moi ; nouveau rapprochement avec l'hypnose.
L'analogie avec la théorie d'Ida Macalpine est évidente : les deux
auteurs présentent l'entourage psychanalytique comme déréel et
infantile; la compulsion à l'identité dés perceptions est une autre
•version de la disposition à s'adapter par régression. La différence est
72 REVUE FRANÇAISE DE PSYCHANALYSE

qu'Ida Macalpine se concentre sur ces aspects spécifiques du champ


psychanalytique ; la conception de Nunberg est moins théorique, plus
clinique et plus globale ; de plus, il postule une différence capitale
entre la compulsion de répétition, donc l'aptitude à s'adapter régressi-
vement, et le transfert : c'est que celui-ci, en poussant vers la réalité
les idées et les émotions inconscientes, a une fonction proprement
progressive.
Melanie Klein et les origines du transfert
(Congrès d'Amsterdam, 1951)
Au coeur de la communication de Melanie Klein, nous trouvons les
propositions qui sont la clé de sa doctrine : divers passages de Freud
montrent ses hésitations à l'endroit des origines du développement du
Moi et des relations objectales ; on a généralement retenu qu'une
phase d'auto-érotisme et de narcissisme précédait toute relation objec-
tale, mais plusieurs passages de son oeuvre (1) impliquent au contraire
le caractère primitif de la relation de l'enfant avec le sein maternel ;
Anna Freud a choisi la première solution, Melanie Klein la seconde ;
c'est une des principales raisons de divergence entre les deux écoles de
Psychanalyse qu'elles représentent. Elle implique une attitude toute
différente par rapport à la réalité, c'est-à-dire l'entourage et la vie
quotidienne du patient. Par ses vues sur le premier développement
Melanie Klein a inclus les objets dans le cycle de la vie mentale de
l'enfant ; elle peut ensuite ne donner à la réalité courante qu'une place
subordonnée.
Une conséquence est que le transfert ne concerne pas seulement
des processus partiels ; ce sont des situations totales qui sont transférées
du passé dans le présent. Une interprétation transférentielle n'implique
donc pas, comme on l'a cru longtemps, une référence directe à l'analyste ;
les éléments inconscients du transfert sont déduits de la totalité du
matériel présenté ; par exemple, ce que le patient dit de sa vie quoti-
dienne ne fait pas seulement comprendre le fonctionnement du Moi,
mais révèle aussi la défense contre les anxiétés éveillées dans la situa-
tion de transfert : la compulsion de répétition l'amène à se détourner
de l'analyste comme il s'est détourné de ses objets primitifs ; il tâche

(1) Le principal texte auquel se réfère Melanie Klein est le suivant : « En premier lieu, la
composante orale de l'instinct trouve satisfaction en s'attachant à la satisfaction du désir de
nourriture, et son objet est le sein de la mère. Puis elle se détache, devient indépendante et en
même temps auto-éroh'qtie, c'est-à-dire qu'elle trouve un objet dans le corps propre de l'enfant »
(FREUD, Psycho-Analysis, 1922, C. P., V, p. 119).
,
LE PROBLEME DU TRANSFERT 73

de dissocier sa relation avec l'analyste, le gardant comme une figure


bonne ou mauvaise et distribuant des sentiments ou des attitudes trans-
férentielles sur des personnages de la vie courante, et c'est là une
partie de « l'agir ».
L'activation de la compulsion de répétition se fait sous la pression
des anxiétés les plus précoces, ravivées dans le transfert. Plus nous
pouvons pénétrer profondément dans l'inconscient et plus l'analyse
peut remonter en arrière, mieux nous comprenons le transfert. Il a son
origine dans les processus qui aux stades les plus précoces déterminent
les relations avec les objets. Le retour aux origines peut seul rendre
compte des interactions de l'amour et de la haine, du cercle vicieux
agression-anxiété-culpabilité-agression accrue, et surtout du poly-
morphisme et des changements continuels du transfert : la multiplicité
des rôles prêtés à l'analyste répète le polymorphisme des quelques
objets du monde infantile dont les aspects réels et fantastiques se
reflètent tour à tour dans le transfert.
Cette remontée aux origines radicales du transfert n'exclut pas
l'exploration des étapes intermédiaires entre les expériences les plus
anciennes et les expériences actuelles ; ce sont au contraire les vicissi-
tudes des expériences primitives qui conduisent à ces expériences
mêmes. C'est cette exploration de l'interaction du présent et du passé
qui permet de les intégrer dans l'esprit du patient. La synthèse remplace
la dissociation, c'est-à-dire une des défenses fondamentales contre
l'anxiété ; le clivage entre les objets idéalisés et les objets persécutifs
diminue ; les aspects fantastiques des objets perdent de leur force ;
la vie inconsciente fantasmatique peut être mieux utilisée dans les
activités du moi. Et l'on touche ainsi aux différences entre les transferts
et les premières relations objectales, différences qui donnent la mesure
des effets curatifs de l'analyse.

Orientations et problèmes
Cette revue des travaux des quinze dernières années n'en épuise
certes pas la littérature, et il pourrait être fécond, à la faveur de lectures
étendues, d'en dégager les implications concernant le transfert. Nous
nous sommes bornés à quelques sondages, en nous guidant sur les
références directes au transfert. En rassemblant ce matériel, on arrive
à se faire une idée cohérente des tendances et des problèmes qui dis-
tinguent la pensée psychanalytique d'aujourd'hui :
1° La définition du transfert et des concepts connexes n'est pas
exempte de confusion, malgré les efforts de quelques auteurs (Alexander
74 REVUE FRANÇAISE DE PSYCHANALYSE

et French, Silverberg) ; on est d'accord pour limiter le transfert (Horney,


Alexander, Silverberg, Nunberg) ; on est beaucoup moins précis sur
son étendue ; diverses tentatives n'ont pas abouti à établir entre le
transfert et la névrose de transfert autre chose qu'une différence de
degré (Alexander, I. Macalpine), sauf peut-être chez Silverberg ;
2° La plupart des auteurs ne sont pas fidèles à l'hypothèse d'un
automatisme de répétition, facteur primaire transcendant au Principe de
Plaisir-Déplaisir ; ceux qui se sont expliqués sur ce point formulent de
diverses façons que la compulsion de répétition est motivée par une
tension traumatique (Nunberg, Silverberg, Melanie Klein) ;
3° Le dogme de la spontanéité du transfert est ébranlé ; divers
auteurs admettent le rôle précipitant de l'entourage psychanalytique, à
cause de ces caractères déréel, infantile, et frustrant, soit sous une
forme critique ou polémique et avec des préoccupations techniques
(K. Horney, Alexander), soit dans une attitude objective et avec des
préoccupations théoriques (Nunberg, I. Macalpine) ;
4° Tout le monde admet que, dans le champ psychanalytique, le
transfert se développe sous la forme d'effets régressifs : pour ceux qui
restent classiques, ce sont des moyens nécessaires ; pour d'autres, ce
sont des effets dangereux et parfois nocifs (Alexander) ;
5° Seul Nunberg semble s'être intéressé à l'idée que le transfert
pouvait avoir des effets heureux et progressifs, en poussant vers la
réalité ce qui était enfoui dans les profondeurs de l'inconscient.
VIII. — BIBLIOGRAPHIE HISTORIQUE
La bibliographie de L'histoire de la théorie du transfert est donnée
ici dans l'ordre chronologique, c'est-à-dire, approximativement, dans
l'ordre où les travaux sont cités dans cette partie du rapport ; la biblio-
graphie donne ainsi une image matérielle du développement de la
théorie. Lorsque la citation d'un travail comporte deux dates, la pre-
mière, celle qui est entre parenthèses, est la date à laquelle le travail a
été publié pour la première fois ; la deuxième celle de l'édition à laquelle
le Rapporteur s'est référé. Cette bibliographie a vraisemblablement des
lacunes, et, malheureusement, il a été impossible de consulter quelques
travaux importants. La plupart des abréviations utilisées sont si claires
qu'il n'a pas paru nécessaire d'en donner la liste ; C. P. renvoie aux
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80 REVUE FRANÇAISE DE PSYCHANALYSE

DEUXIÈME PARTIE

ÉLÉMENTS DE LA THÉORIE DU TRANSFERT

I. — TERMINOLOGIE USUELLE : LE TERME DE TRANSFERT


ET LES TERMES CONNEXES

1.Dans la terminologie usuelle de l'étude du transfert et des


phénomènes connexes, il est commode de distinguer trois systèmes de
référence : le domaine général, la psychologie, la psychanalyse.
Sens général du terme transfert »
«

2. Opération qui transporte quelque chose (objet, institution,


propriété, état) d'un lieu ou d'un sujet à un autre (Lalande).
Le terme « transfert » en psychologie
3. En psychologie, le terme « transfert » a été appliqué aux sensations,
aux perceptions, aux valeurs, aux émotions, aux actions.
4. Transfert des sensations, phénomène hypothétique par lequel
un sujet deviendrait sensible à des impressions sensorielles reçues
par un autre sujet (Lalande).
5. Dans les perceptions spatiales, on dit qu'il y a transfert sensoriel
quand une perception visuelle est traduite dans le domaine tactilo-
kinesthésique (reproduction, à l'aveugle, d'une ligne vue, par exemple)5
ou inversement qu'une perception tactile est visualisée (par exemple
reconnaissance visuelle d'une force palpée à l'aveugle (Piéron).
6. Transfert des sentiments (Transference of feelings, terme créé
par Jama Sully, The human mind, II, 78), phénomène par lequel un
état affectif est transporté de l'objet qui l'a provoqué primitivement à
un objet différent. Ribot (Psychologie des sentiments, Ire Partie, chap. XII,
§ 1) distingue le « transfert par contiguïté » et le « transfert par ressem-
blance » (Lalande).
7. Transfert des valeurs, phénomène par lequel le signe prend la
valeur de la chose signifiée, le moyen celle de la fin, etc. (Lalande).
Transfert d'entraînement (transfer of training), transfert d'appren-
8.
tissage. On dit qu'il y a transfert quand les progrès obtenus au cours de
l'apprentissage d'une certaine forme d'activité entraînent une améliora-
tion dans l'exercice d'une activité différente, plus ou moins voisine.
De façon générale, l'acquisition d'une habitude favorise, par un
LE PROBLÈME DU TRANSFERT 81

effet de transfert, l'acquisition d'habitudes suffisamment analogues


(Piéron).
9. Le transfert est dit positif lorsque l'apprentissage d'une tâche
rend l'apprentissage d'une autre tâche plus facile.
10. Le transfert est dit négatif lorsque l'apprentissage d'une tâche
rend l'apprentissage d'une autre tâche plus difficile.
11. Cette appellation est controversée, parce que ce n'est pas le
transfert qui est négatif, mais son effet sur l'exécution du deuxième
acte ; un transfert négatif signifierait logiquement qu'un acte acquis
dans l'accomplissement du premier travail se trouverait en quelque
sorte renversé par le transfert. Il serait donc préférable de parler
d'effet de transfert, positif ou négatif (Woodworth, 1949, vol. I,
pp. 243-244).
11 bis. L'effet du transfert négatif est généralement étudié sous lé
nom d'interférence. Si l'entraînement à une action rend l'apprentissage
d'une autre plus difficile, cet effet est appelé interférence associative.
Si l'exercice d'une action nouvelle entrave l'exécution d'un acte précé-
demment appris, cet effet s'appelle interférence reproductive (Wood-
worth, 1949, vol. I, p. 307).
Le terme « transfert » en psychanalyse
12. Freud, Ferenczi et de nombreux psychanalystes ont souligné
que le transfert n'était pas un phénomène propre à la psychanalyse,
mais un phénomène général. Cependant, on admet le plus souvent, à
la suite de Freud, que les phénomènes de transfert sont activés et
intensifiés par le fait d'être en analyse. Il pourrait être commode, au
cours d'une analyse, de distinguer les transferts analytiques, accomplis
dans la relation du patient avec l'analyste, et les transferts extra-psycha-
nalytiques, accomplis dans des relations autres que la relation psy-
chanalytique : cette sorte de transfert est parfois appelée « transfert
latéral », Les mêmes remarques terminologiques s'appliquant au trans-
fert, qu'il soit analytique ou extra-analytique, on se bornera à définir
le transfert analytique.
13. Au sens le plus étroit, le transfert est un déplacement d'affect
sur la personne de l'analyste. Une définition comme celle de Warren
est typique de la plupart des définitions courantes : « Le développement
d'une attitude émotionnelle de la part du patient envers l'analyste,
sous la forme soit d'une réaction affectueuse (positive), soit d'une
réaction hostile (négative), l'attitude dérivant dans l'un et l'autre cas
des relations antérieures du patient avec l'un de ses parents ou avec les
PSYCHANALYSE 6
82 REVUE FRANÇAISE DE PSYCHANALYSE

deux, et non de la situation analytique actuelle » (Warren, 1934). Pour


refléter avec plus d'exactitude les définitions courantes, il faudrait
ajouter que l'attitude transférentielle est généralement ambivalente (1).
14. Plusieurs psychanalystes (Glover, M. Klein) ont fait remarquer
que ce qui était transféré n'était pas seulement un affect mais toute une
forme de comportement. Comme exemple de cette façon de voir, on
peut citer cette définition de Kubie (1950, p. 57) : « En psychanalyse,
le mot transfert s'applique au fait que, à l'âge adulte, nos relations
avec les autres se composent à la fois d'éléments conscients et inconscients,
et que les éléments inconscients consistentlargement en attitudes, besoins,
sentiments et buts qui sont « reportés » (c'est-à-dire « transférés ») (2)
inconsciemment à partir des attitudes, besoins, sentiments et buts envers
les autres que nous avions développés dans l'enfance (in infancy and
early childhood) » (3) ; bien que parlant de l'âge adulte, Kübie précise
incidemment, p. 57, qu'il n'y a pas d'analyse d'enfant sans transfert ni
analyse du transfert. Une telle définition n'exclut pas mais implique
la précédente : le déplacement d'affect est un aspect partiel d'un
processus de transfert plus étendu : a) Parce que c'est un cycle de
comportement complet qui est transféré ; b) Parce que ce transfert
s'applique non seulement à la personne de l'analyste mais à l'entourage
analytique.
15. Le transfert est dit positif, négatif ou ambivalent selon que les
affects et attitudes transférés appartiennent à la classe de l'amour, de
la haine, et de l'ambivalence.
16. Le terme « névrose de transfert » a deux sens, un sens noso-
graphique et un sens technique :
a) Au sens nosographique, névrose dans laquelle le transfert psy-
chanalytique est possible (hystérie, névrose obsessionnelle) par opposition
à la névrose narcissique dans laquelle le transfert psychanalytique est
impossible ou tout au moins difficile (mélancolie, schizophrénie) ;

(1) Comparer GLOVER, 1939, p. 309 : « L'accessibilité à l'influence humaine dépend de la


capacité qu'a le patient d'établir le transfert, c'est-à-dire de répéter dans les situations courantes
et en particulier dans sa relation avec l'analyste les attitudes inconscientes développées pendant
les débuts de la vie familiale. Les transferts sont à leur tour divisibles en formes positives (ami-
cales) et négatives (hostiles). "
(2) LALANDE, citant Claparède, nous apprend que l'Affektive Ubertragung de FREUD a été
aussi décrit par Moriceau-Beauchamp sous le nom de « report affectif » (Gaz. des Hôpitaux,
14 nov. 1911).
(3) Autre exemple, de définition large, emprunté à Maslow et Mittelmann (1941, p. 609) :
" La somme totale des attitudes du patient envers le psychanalyste, qui se développent pendant
le traitement, naissent des craintes du patient, de ses besoins vitaux, et sont essentiellement
extra-logiques par nature, "
LE PROBLÈME DU TRANSFERT 83

b) Au sens technique, névrose thérapeutique qui, dans une cure


psychothérapique, remplace la névrose clinique ; le terme n'est en
général appliqué qu'à la cure psychanalytique et correspond au processus
dans lequel les symptômes de la névrose clinique se transposent
dans la relation de l'analysé avec le psychanalyste ; on a également
parlé de « névrose de transfert » en parlant de l'hypnose, de la
catharsis.
17. Le terme « résistance de transfert » connote le transfert en
tant qu'il oppose la répétition par l'action, à la reconnaissance par le
souvenir. « Cette résistance ne doit pas être contrastée avec la résistance
de refoulement. Il est vrai que les actions transférentielles ont souvent
l'apparence de pulsions du Ça, mais le fait que de telles pulsions sont
des résistances est dû à la destruction de leur contexte, à la place
incorrecte à laquelle elles apparaissent, et au caractère de compromis
qu'elles reçoivent par l'intervention de la défense du Moi » (Feni-
chel, 1941, p. 33).
18. C'est à notre avis une erreur d'interprétation de comprendre
la résistance de transfert (Ubertragungswiderstand) comme une résis-
tance au transfert, et plus précisément au transfert positif, ainsi que
le font Jury et Fraenkel dans leur traduction française de « Hemmung,
Symptom und Angst » (1951, p. 95). La même définition de la « transfe-
rence resistance » est donnée par Berg : « La résistance qu'un analysé
oppose au processus analytique normal de transfert des affects enfants-
parents sur l'image de son analyste » (Berg, 1948, p. 483) ; ajoutons
que Berg rappelle que le sens classique cité ci-dessus ne doit pas être
oublié. La notion de « résistance au transfert » n'est pas sans intérêt
clinique ; que l'on pense, par exemple, à bien des névroses de caractère,
au patient sophistiqué qui se gausse d'analysées infatuées de leur
psychanalyste. Mais elle n'est pas théoriquement très solide : il s'agit
d'une défense du Moi dont on peut souvent montrer qu'elle est un
transfert de défense.

II. — LE CONCEPT DE TRANSFERT

Le chapitre sur le concept de transfert ne répète pas la terminologie


du transfert ; il ne s'agit plus ici de définitions de mots, mais de défini-
tions de choses. La solution de ces problèmes exigerait sans doute une
prise' de position préalable sur les causes du transfert et sur les effets
du transfert. Mais ces problèmes eux-mêmes ne sauraient être abordés
sans avoir précisé ce dont on parle. L'examen des causes et des effets
84 REVUE FRANÇAISE DE PSYCHANALYSE

du transfert amènera donc peut-être à réviser la conception du transfert


qui va être esquissée, en examinant successivement :
A) Les limites du transfert, ou « ce que le transfert n'est pas » ;
B) L'extension du transfert, ou « ce qui est transfert » ;
C) La compréhension du transfert, ou « ce qu'est le transfert ».
Limites du transfert
20. Plusieurs auteurs ont critiqué la tendance à interpréter en termes
de transfert la totalité de la relation de l'analysé avec l'analyste, ce que
l'on pourrait appeler la réduction au transfert, ou réduction transféren-
tielle, de la relation analytique. A côté d'éléments dont la nature
transférentielle est démontrée et incontestable, il y a dans la conduite
du patient des éléments qui répondent à la situation présente et réelle,
et qui ne peuvent être considérés ni comme des répétitions du passé,
ni comme des actions déréistiques ; ils sont le produit, accessible à
la compréhension rationnelle, des relations réelles qui existent entre
le patient et l'analyste.
Une mise en place systématique des éléments « réels » de la relation inter-
personnelle patient-psychanalysteest difficile. En rassemblant les remarques de
divers auteurs, on peut distinguer :
a) Des conduites adaptées banales, comme le fait de dire « bonjour », qui
seraient la mise en jeu d'habitudes culturelles ;
b) Des conduites ajustées à la situation, comme l'utilisation rationnelle
de la situation thérapeutique en vue du traitement et de la guérison ;
c) Certaines résistances, comme la défense du moi suscitée par les inter-
prétations perturbatrices du psychanalyste ;
d) Enfin, certains auteurs insistent sur l'originalité et la valeur irréductible
de la relation psychanalytique.

21. Si on prend le transfert au sens large, il devient difficile d'en


fixer les limites. Toute conduite est en effet un dosage d'assimilation
de la situation présente à des habitudes anciennes et d'ajustement
des habitudes anciennes à la situation présente. Chez l'homme, l'idée
d'une conduite absolument neuve, qui n'impliquerait en aucune façon
le transfert d'habitudes anciennes, est impensable ; ce qui peut être
nouveau, c'est l'organisation des habitudes anciennes dans le répertoire
desquelles l'individu a puisé (1). Chez l'enfant, la formation des habi-

(1)Nous aurons plus d'une fois recours au vieux concept psychologique d'habitude. D'une
manière générale, il nous paraît commode de l'employer en psychanalyse et utile d'en définir
les rapports avec les concepts proprement psychanalytiques, comme par exemple les concepts
de complexe ou de fixation. Le concept psychologique d'habitude introduit l'idée de la répé-
tition d'actions automatiques et inconscientes. L'opposition de l'habitude au souvenirrappelle,
dans la théorie du transfert, l'opposition de la répétition agie et de la remémoration pensée.
LE PROBLÈME DU TRANSFERT 85

tudes commence dès la naissance, et, dès les premiers jours, les psycho-
logues ont pu mettre en lumière l'intervention de l'apprentissage,
c'est-à-dire des modifications durables de l'organisme et de ses réponses
qu'introduisent ses expériences et ses conduites mêmes (Piaget, 1936 ;
Carmichael, 1946, pp. 371 et suiv. ). Au cours des séances de psychana-
lyse comme au cours de la vie, le patient puise dans son répertoire
d'habitudes ; or, qui dit habitude dit automatisme ; au surplus, la
formation et l'évolution de ces habitudes sont oubliées et se perdent
dans le passé individuel.
Reprenons les exemples invoqués.
« Dire bonjour » est une habitude sociale qui peut revêtir toutes sortes de
modalités individuelles : style verbal, mimique vocale, mimique gestuelle ;
le dépouillement qui réduit cette conduite à une habitude sociale est au terme
et non pas à l'origine du développement , l'apprentissage de ce rite social est
souvent conflictuel : bien des enfants refusent de dire bonjour, bien des parents
tâchent de les y contraindre , tel patient, qui dit bonjour d'une voix étranglée,
ne disait jamais bonjour lorsqu'il était enfant ; en bref, la manière de dire
bonjour est un trait de comportement figé dont une analyse systématique
conduirait à des déterminations individuelles d'ordre génétique.
L'utilisation rationnelle de la situation analytique comme moyen d'aide et
de guérison emploie de nombreuses habitudes relatives aux rapports inter-
personnels , l'aptitude à s'exprimer librement, à se confier, à demander de
l'aide s'est constituée sur la base d'expériences particulières. Ou bien elle
constitue une compensationà des expériences de frustration des mêmes besoins ;
en pareil cas, elle recouvre un « transfert négatif latent » qui se révélera tôt ou
tard.
Il est rare qu'une résistance narcissique, suscitée par des interprétations
perturbatrices, n'apparaisse pas à la longue comme un transfert de défense.
Lorsque l'analyse se constitue comme une « grande atmosphère » d'une
qualité émotionnelle rare, c'est souvent sur la base d'élans juvéniles ou d'émois
infantiles renouvelés c'est moins un « commencement » qu'un « recommence-
,
développement
ment », ou un de ce qui n'avait été qu'ébauché (1).

22. On peut entendre le transfert dans un sens plus étroit, en n'y


comprenant que les conduites anachroniques ou irrationnelles, en
quelque sorte « ecmnésiques » (2). De ce point de vue, des habitudes
anciennes entrent en conflit avec l'acquisition d'habitudes nouvelles,
ajustées à la situation réelle et présente ; l'apprentissage de la règle de
libre association est contré par les résistances, c'est-à-dire par l'inter-
férence associative des habitudes invétérées de défense. Or le but de la

(1) La notion de « recommencement » (new beginning) a été élaborée par M. Balint (commu-
nication personnelle). Ici, nous pensons également aux vues de Ferenczi et Rank sur les expé-
riences seulement ébauchées dans l'enfance.
(2) Elles sont anachroniques, parce qu'elles répètent une habitude passée au lieu de s'ajuster
au présent ; elles sont irrationnelles, parce qu'elles ne correspondent pas aux rapports réels qui
découleraient normalement de la relation du patient et du psychanalyste.
86 REVUE FRANÇAISE DE PSYCHANALYSE

cure est l'acquisition d'habitudes nouvelles ; la destruction des habitudes


anciennes n'est accomplie que lorsque des habitudes nouvelles s'y sont
substituées (interférence reproductive des expérimentalistes) ; par
exemple, la destruction d'une résistance est incomplète tant que le
patient n'a pas accompli un progrès spécifique dans la voie de la libre
expression (1) ; ces habitudes nouvelles acquises dans le « champ
psychanalytique » sont destinées à être transférées dans la « vie réelle »
du patient, en y recevant un mode d'expression adéquat. L'interpréta-
tion, et l'élaboration des résistances et du transfert tendent ainsi à
donner à l'expérience analytique le caractère inédit d'une « existence
dans la liberté » (2) en même temps que des transferts de plus en plus
régressifs peuvent se manifester. Sinon, c'est la compulsion de répé-
tition, y compris son aspect défensif, qui l'emporte. La notion de
l'originalité irréductible de la relation analytique, dans cette perspec-
tive, est donc nécessaire à l'explication d'une guérison qui ne soit pas
exclusivement transférentielle, encore qu'elle le reste dans la mesure où
l'on entend par transfert un investissementpleinement objectai au niveau
génital (3). En ce sens, dans la relation psychanalytique, le transfert
trouve sa limite dans « l'expérience corrective », selon la formule
d'Alexander ; on peut ne pas souscrire au conseil donné par cet auteur,

(1) L'observation analytique montre que l'interprétation correcte d'une résistance ne suffit
généralement pas à la faire disparaître ; tôt ou tard, la même résistance se manifeste, soit sous la
même forme, soit sous une autre forme ; cette difficulté technique est classiquement considérée
comme devant être résolue par le « durcharbeiten » (working through, élaboration). Sur ce
point, nous voudrions ajouter quelques remarques personnelles. Le fait de signaler au patient
une résistance ou toute autre manifestation suffit souvent pour la faire disparaître ; nous
pensons qu'en général il s'agit d'un type de résistance pour lequel nous avons forgé le terme
" phénomène d'Eurydice » (cf. Maine de Biran : " C'est Eurydice, dont le souffle de vie s'évanouit
au simple regard » — nous citons de mémoire). La disparition provisoire de la résistance est
explicable par son échec ; mais elle reparaît tôt ou tard ; cette réapparitionnous paraît compa-
rable à « la récupération spontanée " des réactions conditionnelles ou des habitudes éteintes
transitoirement par absence de renforcement. Le point le plus important est que, suivant la
Sagesse des Nations, « on ne détruit que ce qu'on remplace » ; seul le développementd'habitudes
nouvelles assure l'élimination des vieilles habitudes de défense ; on peut observer dans cer-
taines analyses une période d'oscillation entre les habitudes nouvelles et les habitudes anciennes,
dont le retour est précipité par la frustration. La notion de la destruction des défenses par le
développement d'habitudes nouvelles nous paraît un supplément nouveau à la théorie de la
destruction des défenses par l'élaboration.
(2) Allusion à certaines idées sur l'amour développées par la phénoménologie existentielle
(Boss, 1949, pp. 27-34). Une interprétation dans ce sens de l'expérience analytique nous paraît
faire droit à des implications de la règle de libre association ; la séance de psychanalyse offre
au patient une chance « d'exister librement » ; cette vue n'est en rien infirmée en tenant compte
des limitations que l'entourage analytique apporte aux moyens d'expression.
(3) La difficulté signalée réside dans le fait que l'on entend le transfert le plus souvent dans
le sens de la répétition d'habitudes anciennes, mais assez souvent aussi dans le sens de dépla-
cement d'énergie instinctuelle, sans références à des événements ou à des habitudes histori-
quement déterminés (Abraham, 1908).
LE PROBLÈME DU TRANSFERT 87

de jouer un rôle différent de celui des figures pathogènes, et se borner


à jouer le rôle classique de l'analyste (1) ; en ce cas, la réduction des
résistances en rapport avec les tendances hostiles et érotiques du
patient laisse subsister un résidu d'attitudes positives à la faveur
desquelles la cure peut se poursuivre et s'achever (2). Ainsi entendu
le concept d'expérience corrective est un concept acceptable, et l'on
peut admettre que le développement de l'expérience corrective est
corrélatif à la résolution du transfert, dont elle constitue ainsi une
limite. Cependant, on ne peut établir, ni théoriquement, ni en fait,
que l'expérience corrective n'implique la mise en jeu ou le dévelop-
pement d'aucune expérience antérieure. En ce sens, on pourrait admettre
que ce n'est pas le transfert au sens le plus large mais la névrose de
transfert qui trouve sa limite dans le développement de l'expérience
corrective.
23. Cette tentative pour trouver les limites du transfert dans la
relation patient-psychanalyste ne serait donc possible qu'en spécifiant
les différences du transfert et de la névrose de transfert :
a) Le transfert, dans le sens le plus large, est l'application à la
situation analytique d'habitudes apprises antérieurement ; ces habi-
tudes peuvent être ou non ajustées à la situation réelle et présente ;
il est pratiquement difficile et théoriquement impossible de démontrer
l'existence d'une relation interpersonnelle sui generis qui ne mette en
jeu aucune habitude antérieure ;
b) La névrose de transfert connote, dans la relation analytique,
les conduites qui mettent en jeu des habitudes et des attitudes inadé-
quates à la situation réelle et présente, actualisation ecmnésique des
conflits inconscients du patient.

Extension du transfert
24. L'examen de l'extension du concept de transfert comporte
deux points : le contenu de ce qui est transféré, et les objets sur lesquels
se fait le transfert.
25. Classiquement, un transfert au sens psychanalytique est un
déplacement d'affects amicaux, hostiles ou ambivalents.
26. Cette répartition doit être considérée comme une répartition
théorique et générale. Elle indique la direction de l'attitude ou de la

(1) Ce qui suffit à conférer une certaine originalité à l'entourage analytique.


(2) On peut sans forcer les testes rattacher cette idée aux écrits techniques de FREUD
(C. P., II, p. 319)-
88 REVUE FRANÇAISE DE PSYCHANALYSE

conduite connexes : approche, fuite, oscillation entre l'approche et la


fuite. Elle ne fait cependant pas droit à la multiplicité, au polymor-
phisme, à la spécificité des affects transférés, sur laquelle ont insisté
divers auteurs.
27. Surtout, l'intention affective visant le psychanalyste ne peut
être dissociée d'un cycle de comportement complet, comprenant à la
fois la motivation par des besoins et par des émotions, les conduites
instrumentales tâtonnant à la recherche des moyens, les buts d'assou-
vissement ou de défense par lesquels les tensions sont réduites ou
dissociées, les objets sur lesquels ces buts s'accomplissent. Formulant
ainsi les contenus du transfert, on donne une forme analytique et
explicite à l'idée exprimée par quelques analystes : ce qui est transféré,
c'est une situation totale, c'est la totalité du développement, disent-ils
usant ainsi de la catégorie de totalité qui tient une si grande place dans
l'esprit de la psychologie contemporaine (Lagache, 1951). Une telle
conception du transfert n'élimine pas la définition classique par déplace-
ment d'affect, elle l'implique ; sur le plan de l'intuition clinique,
l'émotion reste un signal bien accueilli ; son absence apparente ne
dispense pas de la chercher à travers les cheminements plus ternes de
la conduite et des associations d'idées du patient.
28. Quant aux objets sur lesquels les transferts se font, il est clas-
sique de noter qu'ils se donnent pour matière non seulement l'analyste
mais l'entourage et la technique psychanalytiques, et non seulement
la relation psychanalytique, mais la vie courante (transfert extra-
psychanalytique ou latéral).
29. Une interprétation de transfert n'implique nullement, au point
de vue clinique, une référence directe et explicite au psychanalyste.
Une telle donnée, prise à la lettre, risque souvent d'être partielle et
trompeuse. Une interprétation de transfert correcte et compréhensive
doit s'appuyer, en règle générale, sur la signification inconsciente de
l'ensemble du matériel présenté.
30. C'est une raison pour étendre le « champ psychanalytique » à
la vie courante du patient, non pas seulement parce que cette vie
courante est d'une importance intrinsèque, mais parce que s'articulant
l'une à l'autre, la vie courante et la relation psychanalytique s'éclairent
réciproquement. S'il est important de distinguer les transferts analy-
tiques et les transferts extra-psychanalytiques comme deux formes de
l'agir, il est plus important encore de rechercher comment le transfert
extra-psychanalytiqueconstitue une forme du passage à l'acte, par réfé-
rence à des motivations conflictuelles nées de la relationpsychanalytique.
LE PROBLÈME DU TRANSFERT 89

Melanie Klein (1951) a récemment insisté sur la fonction dissociative du


passage à l'acte, défense contre l'anxiété qui permet au patient de se détourner
de l'analyste comme il s'est détourné de ses premiers objets, en distribuant
l'amour et la haine, respectivement, sur l'analyste et sur des personnes de
l'extérieur.
Par exemple, un homme, au début de l'analyse, renforce son attitude virile
et affectueuse envers sa femme comme défense contre les besoins masochiques
et féminoïdes activés dans la relation avec l'analyste.
Un autre cède à un besoin inconscient de passivité en ayant des rapports
avec une prostituée dans un hôtel où il soupçonnait qu'une femme dont il
était jaloux s'était donnée à divers hommes. La lecture d'un article de vulgari-
sation lui avait appris que le jaloux souffre en s'identifiant par imagination
à la femme subissant les assauts de l'homme. En cédant pour la première fois
au désir de rapports avec les prostituées et en pénétrant dans l'hôtel, il se sou-
mettait confusément à la Psychanalyse. D'autres comportements exprimaient
plus directement son besoin de soumission à l'analyste, assimilé à une mère
frustratrice et sévère.
Les relations entre le passage à l'acte et le transfert peuvent être très
complexes.
Une grande agoraphobe, qui avait très peur de perdre son contrôle, se
rend à une soirée pour la première fois depuis des années et se livre à quelques
excentricités, d'ailleurs sans gravité. Comportement en première analyse sans
rapport avec la situation psychanalytique. Or, ces excentricités manifestaient
le retour d'une turbulence enfantine refoulée par soumission à une mère qui,
restée veuve alors que la patiente avait quelques mois, avait donné à ses enfants
une éducation religieuse et austère. Dans ses accès enfantins de turbulence et
de colère, la patiente avait toujours imaginé que le père, s'il avait été là, aurait
compris ses réactions, ou que, du ciel où il était, il l'approuvait. Les excentri-
cités actuelles de la patiente, en dernière analyse, étaient liées à la réintrojection
du père sous la forme de l'analyste.
Un jeune homme de 22 ans présentait un état de dépression anxieuse, avec
des besoins exacerbés de valorisation, en particulier au moyen de succès amou-
reux et professionnels ; à toute ombre d'échec, il réagissait par une recrudes-
cence de l'anxiété et des fantasmes de suicide. Nous relatons un moment où le
transfert analytique et le transfert extra-psychanalytique se sont remarquable-
ment intriqués. Il faisait alors la cour à une jeune fille, et se décourageait parce
qu'elle ne cédait pas assez vite, Le psychanalyste, surtout au début des séances,
est imaginé comme un persécuteur qui s'oppose à sa liberté sexuelle et qui
d'ailleurs l'entrave, en lui prenant de l'argent ; ainsi, il semble y avoir une
incompatibilité entre la situation d'analysé et l'activité amoureuse. La référence
au conflit oedipien met l'analyste dans le rôle du père, qui avait troublé la relation
du patient avec sa mère ; plus tard, il s'était livré à des jeux sexuels avec des
soeurs plus âgées, non sans crainte de représailles de la part du père et plus
précisément d'une castration à laquelle une circoncision thérapeutique tardive,
en pleine puberté, avait donné l'estampille de la réalité ; après la mort de sa
mère, resté seul avec son père, il l'avait ressenti comme un obstacle à sa liberté
et à son développement ; il avait souhaité sa mort, et, à l'époque du traitement,
n'avait pas encore réussi à se le pardonner. Mais ce système d'interprétation
simple ne couvre pas l'ensemble du champ psychanalytique. Un épisode fait
plus concrètement saisir le rôle que le psychanalyste jouait dans son activité
amoureuse. Au début d'une séance, il se montre très anxieux et irrité ; il
demande à se lever, à marcher ; la permission donnée, il n'en use pas, s'assied,
s'étend à nouveau ; il évoque alors la circoncision qu'il a subie à 14 ans ;
90 REVUE FRANÇAISE DE PSYCHANALYSE

après cette évocation, il se sent détendu, et voici ce qu'il exprime : hier il était
avec la jeune fille à qui il fait la cour ; elle s'est dérobée à des attouchements
intimes, lui disant que son sexe était comme une plante fragile, qu'elle avait
peur d'être meurtrie, abîmée. Donc, l'ecmnésie anxieuse de la circoncision
implique qu'il joue, sur le divan et par rapport à l'analyste, quelque chose
comme le rôle de la jeune fille ; comme elle avec lui, il redoute une agression
et une mutilation sexuelle. D'autre part, lorsqu'il est auprès de la jeune fille, il ne
réussit que pour autant qu'il joue le rôle du psychanalyste ; il l'explique ration-
nellement par l'efficience de la technique psychanalytique : « Ses résistances
tombent en même temps que les miennes. » La dynamique de la situation
triangulaire apparaît donc assez clairement, il désire l'abandon complet d'une
femme, non seulement pour satisfaire ses besoins sexuels, mais surtout pour
se valoriser et évincer un rival ; cette entreprise suscite la crainte d'une punition
de la part de l'analyste, considéré comme lésé, d'où l'épisode aigu d'angoisse de
castration sur le divan ; ce danger est réduit en tentant d'amadouer le psycha-
nalyste par sa dépendance et sa docilité, d'où des fantasmes de passivité homo-
sexuelle ; la défense contre le rôle féminin s'exprime au contraire dans la
réaction persécutive. Enfin, l'alternance entre le rôle de l'analyste par rapport
à la jeune fille et le rôle de la jeune fille par rapport à l'analyste permet une
restitution symbolique de la femme au rival lésé : lorsqu'il est avec la femme,
il s'efface en s'identifiant au psychanalyste ; lorsqu'il est avec le psychanalyste,
en s'identifiant à la jeune fille, il la met à la disposition du psychanalyste. En
résumé, l'introduction de la jeune fille dans le champ psychanalytique constitue
une défense contre la passivité masochique et féminoïde, et permet une drama-
tisation complète des polarités du conflit oedipien.
Une femme de 30 ans, non mariée, dont l'indépendance et l'activité neu-
tralisaient avec succès les besoins de dépendance, se gaussait de jeunes femmes
de sa connaissance infatuées de leur analyste ; le début de son analyse donne
un coup de fouet à un flirt, sans participation émotionnelle marquée de sa
part; comme elle avait subi des échecs amoureux et sexuels, l'incidence de
cette liaison devait d'après elle permettre d'élucider ses difficultés. En fait,
le développement des tensions intra et extra-analytiques se poursuivit avec un
parallélisme remarquable : le jeune homme s'avéra presque impuissant, et elle
reprochait au psychanalyste son inactivité et son incapacité technique ; en se
donnant les apparences de la bonne volonté, elle faisait tout ce qu'elle pouvait
pour le paralyser ; avec l'effritement de son aventure, le conflit transférentiel
atteignit un paroxysme. A la fin de son enfance et pendant son adolescence,
elle avait entretenu des rêveries dans lesquelles elle était protégée et aimée par
un grand frère, représentant à la fois un alter ego et un substitut du père,
lequel avait déçu, en même temps que la mère mais plus que la mère, son besoin
d'être aimée et protégée. Dans un rêve, contemporain de l'analyse, elle atten-
dait dans le salon de l'analyste, en même temps qu'un père qui accompagnait
sa petite fille ; elle-même entrait en relation avec un frère cadet de l'analyste,
plus jeune, plus grand et plus beau.
Compréhension du concept de transfert
31. Dans les définitions courantes, le transfert est défini par la
répétition, dans l'analyse et en dehors de l'analyse, d'attitudes émotion-
nelles inconscientes acquises au cours de l'enfance dans l'entourage
du patient et en particulier dans sa relation avec ses parents.
32. Les auteurs ne précisent généralement pas dans quel sens
LE PROBLEME DU TRANSFERT 91

(descriptif ou explicatif) il faut entendre la répétition. Toutefois,


l'histoire des idées, l'emprise de la théorie de l'automatisme de répé-
tition, dans certains cas le contexte, impliquent une adhésion implicite
à la répétition entendue comme besoin compulsif de répéter. La
répétition devient ainsi un facteur sui generis, primaire et irréductible
du transfert.
33. Sur la base d'une telle conception, la mise en forme d'une
interprétation de transfert met en évidence deux aspects : a) La conduite
de l'analysé n'est pas ajustée à la situation présente et actuelle ; b) Elle
constitue la reproduction, dans les termes de la situation analytique,
d'une forme de conduite, d'une habitude formée pendant l'enfance du
patient. Le but de l'interprétation « mutative », selon l'expression de
Strachey, est de faire constater au Moi raisonnable du patient qu'il
répète le passé au lieu de s'ajuster au présent (1).
34. Il arrive souvent que de telles interprétations soient partielles,
qu'elles se bornent à constater l'équivalence des affects présents et des
affects passés, des objets présents et des objets passés, qu'elles laissent
de côté la reproduction agie des moyens et des buts.
35. Une interprétation de transfert devrait mettre en évidence
l'équivalence des différents moments ou facettes du cycle de compor-
tement transféré : motivation par des besoins instinctuels ou des émo-
tions, moyens ou conduites instrumentales mis en oeuvre (2), objets, buts.
36. Or ces différents moments ou facettes que l'on retrouve dans
tout cycle de comportement ne sont pas juxtaposés mais ont un « sens » (3).
Une conduite étant un ensemble organisé de réponses physiologiques,
motrices, mentales par lesquelles la personnalité modifie son interaction
avec l'entourage, le sens (ou signification, ou fonction) de la conduite
est la propriété par laquelle ces actions lui permettent de réduire la
motivation (c'est-à-dire une modification de l'organisme caractérisée
principalement par la dissociation et la tension) et de réaliser les possibi-
lités de la personnalité actualisables « ici et maintenant ».

(1) Dans notre pratique, nous nous référons à ce type d'intervention par le terme « inter-
prétation de confrontation ».
(2) La conduite instrumentale prend souvent la forme d'une conduite variable de tâton-
nement, ou d'essais et erreurs l'échec motivant le patient à essayer tour à tour de différents
moyens pour parvenir à l'objet-but. Dans le transfert psychanalytique, ces conduites instru-
mentales sont principalement les moyens d'action sur autrui que le patient puise dans l'arsenal
de ses relations avec ses parents.
(3 ) Le « sens » est un être à la fois abstrait, en tant que la compréhensionl'extrait des données
de la conduite et de l'expression, et concret, en tant qu'il s'agit d'une réalité immanente à la
conduite et inséparable de sa matérialité.
92 REVUE FRANÇAISE DE PSYCHANALYSE

Des exemples très simples suffisent à illustrer la notion de « sens » de la


conduite. Si, étant fatigué, je m'étends et je dors, le sens de ma conduite est
la décharge de mon besoin de repos. Si je continue à travailler malgré la fatigue,
mon travail peut avoir le sens d'une défense contre la fatigue, ou exprimer la
dominance de besoins de sécurité et d'amour-propre subordonnés à l'accomplis-
sement d'une tâche. En psychanalyse, l'interprétation a pour objet le sens de la
conduite de l'analysé, par exemple et en particulier la mise en évidence des
défenses.

37. Transposée dans le champ de la psychanalyse et du transfert,


cette définition de la signification de la conduite veut dire que les
différentes facettes du cycle de comportement transféré ont une unité
non seulement de structure mais de sens. Une interprétation de transfert
a pour but de mettre en évidence ce sens. Ce que le psychanalyste
saisit, formule et communique comme interprétation de transfert a une
fonction dans l'interaction du patient et de l'entourage analytique.
38. En conséquence, on propose l'hypothèse suivante : le transfert
est essentiellement un transfert de signification fonctionnelle, ou, plus
brièvement, un transfert de fonction ou de sens (1).
39. Cette hypothèse entraîne que la répétition est fonctionnelle,
qu'elle n'est pas un facteur primaire, ou tout au moins un facteur
isolé, un pur « besoin de répétition ».
40. La présente hypothèse implique donc une position à l'endroit
de la production du transfert. Elle réclame un approfondissement ou
une révision subordonnés à l'examen des causes et des effets du transfert.
41. Cliniquement, le transfert de signification fonctionnelle se
révèle souvent sous la forme d'une défense contre des affects ou des
besoins pulsionnels.
Pour concrétiser ces propositions, examinons de ce point de vue un exemple
simple emprunté à Loewenstein (1927, pp. 79-80, observation II) :
« Une jeune fille a, par exemple, dans la première séance, en m'entendant
allumer une cigarette, l'idée que je fais un geste obscène, se tait un instant et
continue à raconter des choses insignifiantes sur ses amies. C'est quand nous lui
expliquons le phénomène du transfert qu'elle se souvient d'avoir entrevu un
soir, dans un parc, un individu se dévêtant à l'approche de jeunes filles. Cette
idée obsédante lui revenait de temps en temps. C'est seulement après une
analyse pénible qu'elle peut se rendre compte, qu'inconsciemment, elle s'atten-
dait à être instruite et même initiée par le psychanalyste aux questions ignorées
ayant rapport à la vie sexuelle. Elle était en cette matière d'une ignorance
étonnante, et sa curiosité sexuelle fortement réprimée. L'initiation revêtait pour
elle la forme d'une exhibition mutuelle et n'était que le retour du même désir

(1)Cette façon de voir se rapproche de celle que nous avons décrite chez Silverberg, 1948,
p. 310 : « Le transfert est un dynamisme qui peut survenir à l'intérieur d'une relation et ne peut
constituer une relation tout entière. »
LE PROBLEME DU TRANSFERT 93

infantile. C'est grâce au refoulement que sa curiosité sexuelle a pris ce carac-


tère infantile et archaïque. »
La reconstruction génétique permet de présenter les choses comme suit :
1° Conflit défensif de l'enfance. Refoulement de la curiosité sexuelle et
régression de la sexualité à la forme infantile d'exhibition mutuelle. A l'adoles-
cence, traumatisme par un individu se dévêtant à l'approche de jeunes filles.
Persistance de l'état traumatique révélée par une rumination obsessionnelle ;
2° Situation psychanalytique. Attente inconsciente d'une initiation sexuelle
par l'analyste. Facteur de précipitation : l'analyste allume une cigarette. Projec-
tion : l'analyste s'exhibe. Anxiété. Défense par le silence et en racontant des
choses insignifiantes sur ses amies.
Le « sens », ou fonction, ou signification fonctionnelle du transfert est « la
défense contre le désir inconscient d'une initiation sexuelle par l'analyste, cette
initiation étant régressivement conçue comme exhibition mutuelle ».

42. Techniquement, on peut distinguer deux moments de l'inter-


prétation du transfert :
a) Le moment « dynamique » met en évidence ce qui se passe
« ici et maintenant », c'est-à-dire la dynamique, la nature et la direction
des tensions dans la situation psychanalytique.
b) Le moment « génétique », ou l'interprétation peut montrer quel
passé s'actualise dans le présent, en s'exprimant dans les termes de
situation psychanalytique.
43. La partie dynamique de l'interprétation permet souvent mais
non constamment le défoulement des souvenirs, sur la base desquels
l'interprétation génétique peut se formuler.
44. C'est ce passage de la répétition « ici et maintenant » à la remémo-
ration de ce qui s'est passé « là et autrefois » qui constitue l'objectif de
l'interprétation du transfert.

III. — CAUSES DU TRANSFERT

Position du problème
45. Selon la théorie classique de la spontanéité du transfert, le
transfert est l'effet d'un ensemble de déterminants personnels connotés
par « la disposition au transfert ». Identifiée d'abord chez les hystériques,
puis considérée comme un trait névrotique commun, la disposition au
transfert a été rapidement reconnue chez les sujets normaux. L'univer-
salité de la disposition au transfert n'est pas limitée par l'existence des
névroses « narcissiques » où le transfert prend une forme ambivalente
ou négative. La spontanéité du transfert n'est pas contredite par le
fait de reconnaître que le transfert utilise des circonstances réelles ou
que.sa forme est influencée par les particularités de l'analyste et de
l'entourage analytique.
94 REVUE FRANÇAISE DE PSYCHANALYSE

46. Selon' la théorie « dualiste », l'entourage psychanalytique, y


compris le « rôle » de l'analyste, exerce une action positive dans la
production du transfert, principalement par son caractère « infantile »
et par la frustration de rapports réels, à quoi le patient ne peut réagir
que par des conduites de plus en plus régressives, dans la mesure où
sa « disposition au transfert » le lui permet.
47. Le problème des causes du transfert peut être divisé en trois
points :
A) Disposition au transfert ;
B) Influence de l'entourage psychanalytique ;
C) Interaction entre la personnalité et la situation.

Disposition au transfert
48. Le transfert est, au moins en partie, l'effet d'une disposition au
•transfert. La meilleure preuve est le caractère individuel et variable
des manifestations de transfert, à la fois dans leur étendue, leur inten-
sité et leur qualité. On peut encore citer le fait que des manifestations
de transfert bien définies peuvent précéder la mise en train de la cure
psychanalytique.
49. La nature de la disposition au transfert a été conçue différem-
ment par Freud, selon deux théories que l'on propose d'appeler la
théorie dynamiste et la théorie mécaniste.
50. La théorie dynamiste correspond à la position de Freud dans
Dynamique du transfert (1912). La disposition au transfert est la tension
inhérente aux tendances refoulées. Elle implique la persistance d'un
conflit infantile non résolu, constitué suivant la séquence frustration,
refoulement, régression, fixation. La situation analytique, selon un
mécanisme qui intervient également dans la vie courante, fournit aux
tendances et aux fantasmes refoulés, à la libido introvertie, un matériel
sur lequel elle peut s'actualiser. La répétition dans le transfert est une
répétition motivée par des besoins, conforme au principe de plaisir-
déplaisir.
51. La théorie mécaniste correspond à la position de Freud dans
Au delà du principe de plaisir (1920). Le conflit infantile a abouti à un
échec et à une blessure narcissique. Seul son refoulement est conforme
au principe de plaisir-déplaisir, sous la forme de la défense du Moi.
La répétition dans le transfert est par conséquent contraire ou tout au
moins étrangère au principe de plaisir. Si le sujet répète, ce n'est pas
motivé par des besoins spécifiques qui se répètent, c'est poussé par un
LE PROBLEME DU TRANSFERT 95

besoin spécifique de répétition (besoin de répétition et non répétition


de besoins).
52. Le concept d'automatisme de répétition ou compulsion de
répétition n'est pas un concept univoque. L'automatisme de répétition
revêt différentes significations, que l'on peut réduire à deux : 1) L'auto-
matisme de répétition est l'expression de l'inertie de la matière vivante,
de la tendance conservatrice à maintenir et répéter les expériences
intenses ; 2) L'automatisme de répétition est un mécanisme régulateur,
dont la fonction est de décharger, sous une forme fractionnée, les
tensions causées par les expériences traumatiques, après qu'elles ont
été liées (Bibring, 1943).
53. Cette conception dualiste de l'automatisme de répétition est
une forme particulière du problème plus général de l'apprentissage.
Sans passer en revue toutes les lois qui s'entremêlent dans l'acqui-
sition des habitudes, on peut se borner à cette constatation : l'expli-
cation en est impossible sur la base d'un seul principe ; la loi
de l'exercice (W. James, 1890) n'agit pas indépendamment de
la loi de l'effet (Thorndike, 1900), et la loi de l'effet ne peut
pas tout expliquer, en particulier la persévération de conduites
inadaptées.
Selon la loi de l'exercice, la force de connexion entre une réponse et une
situation est en proportion du nombre de fois qu'elle a été connectée avec
cette situation, et de la force et de la durée de cette connexion. Selon la loi
de l'effet, des réponses à une situation, celles qui satisfont les besoins de
l'organisme tendent à être retenues, celles qui échouent à satisfaire ces besoins
tendent à être éliminées. Cette formulation, volontairement simplifiée, n'est
pas suffisante, et d'importantes recherches se sont attachées à expliquer le
pouvoir de fixation des punitions.
En faisant de la loi d'exercice la seule loi de l'apprentissage, W. James en
a accepté une implication logique : l'habitude implique la répétition de l'action
adaptée, mais aussi la répétition de l'action inadaptée ; ainsi, la persistance et la
répétition d'une conduite inadaptée ne sont pas un problème. La loi de l'effet de
Thorndike complète la loi de l'exercice, mais elle ne peut évidemment rendre
compte de la persistance d'une conduite dont les effets sont surtout punitifs.
C'est précisément la difficulté que Freud a rencontrée en cherchant à expliquer
la répétition inadaptée en termes de principe de plaisir. Les auteurs contem-
porains, psychanalystes ou psychologues, tendent à invoquer la loi de l'effet
pour expliquer la conduite adaptée (principe de plaisir) et la loi d'exercice
(compulsion de répétition) pour expliquer la persistance et la répétition de la
conduite inadaptée. Il est curieux de constater que la psychanalyse a commencé
avec le principe de plaisir, et a eu recours secondairement à l'automatisme de
répétition, tandis que la psychologie de l'apprentissage a commencé avec la
loi d'exercice, et a dû ensuite poser la loi de l'effet. Comme le remarque Mowrer,
ces indications de l'histoire des idées ne prouvent pas que les deux lois soient
effectivement nécessaires à une théorie adéquate et compréhensive de la
conduite (Mowrer, 1950, p. 425).
96 REVUE FRANÇAISE DE PSYCHANALYSE

54. Pour une grande partie des manifestations de transfert, on


peut prouver qu'elles constituent l'actualisation ecmnésique, dans la
situation analytique, des conflits non résolus ; en règle générale, ces
conflits non résolus sont des conflits inconscients datant de l'enfance.
Cette interprétation de la répétition dans le transfert est un retour conscient
à la position de Freud dans la Dynamique du transfert, où la production du
transfert est expliquée par la pression des tendances refoulées, c'est-à-dire,
en d'autres termes, des conflits non résolus. Dans la mesure où elle fait inter-
venir l'automatisme de répétition, c'est en tant que mécanisme régulateur dont
la fonction est de décharger les tensions causées par les expériences trauma-
tiques, dans le cadre, par conséquent, du principe de plaisir. Cette conception
reparaît sous diverses formes dans l'histoire des idées. On peut la rapprocher
des vues de Ferenczi et Rank, sur les expériences infantiles qui n'ont été
qu'ébauchées, et qui ne se développent pleinement que sous la forme de répé-
tition transfèrèntielle (1925). Nunberg a également décrit les répétitions moti-
vées par des excitations seulement mises en train et jamais parvenues à leur
terme (1927). Maslow et Mittelmann (1941) ont pensé à rapprocher la répéti-
tion dans la vie de l'effet Zeigarnik (1927), c'est-à-dire du fait que les tâches
inachevées ont tendance à être mieux remémorées et plus souvent reprises
que les tâches achevées. Pour Silverberg, le transfert est également une répé-
tition qui tente de modifier par l'action une situation traumatique (1948).
Selon Melanie Klein, l'activation de la compulsion de répétition se fait sous la
pression des anxiétés les plus précoces, réveillées dans l'analyse (1951).
Lagache a pensé à rapprocher la répétition transférentielle de l'effet
Zeigarnik (1949, 1951). Les conflits infantiles sont comparables à des tâches
non résolues ; la disposition au transfert est la persistance des tensions connexes
aux besoins et aux émotions refoulés ; l'expérience infantile a été une série
de tâtonnements qui ont abouti à un échec et à une blessure narcissique ; le
refoulement primaire résulte de la prédominance momentanée de la défense
du Moi ; mais le renoncement n'est pas nécessairement complet et définitif ;
c'est ainsi qu'il est rendu plus facile par l'espoir d'une issue meilleure et l'inter-
vention de la défense par ajournement ; J. Lampl de Groot, exposant le décours
du complexe d'OEdipe chez le garçon, y a vu un mécanisme de défense incons-
cient et phylogénétique (1927).
Dans le cadre de cette interprétation, il faudrait s'attacher à préciser la
part de la blessure narcissique dont parle Freud dans la tension connexe aux
besoins et émotions refoulés. Cette blessure narcissique ne motive pas seule-
ment la défense du Moi mais un besoin narcissique de réparation ; son rôle
dans la production du transfert n'a pas été, à notre connaissance, clairement
formulé : aux origines du transfert, on trouverait, non pas la seule frustration
de pulsions instinctuelles, mais une privation dangereuse et humiliante pour
le Moi.
Une femme vint en analyse après son mari, lequel conformément au pro-
nostic, avait abandonné son traitement au bout de quelques semaines. La
femme, au contraire, se montra très consciencieuse, zélée et ponctuelle, ce qui
était en accord avec l'ensemble de son caractère. Ce mode de réponse devint
plus clair quelques mois plus tard : dans son enfance, elle avait eu des senti-
ments de culpabilité, ayant entendu dire que sa naissance avait falli coûter la
vie à sa mère ; elle avait eu l'impression d'être mal accueillie parce que ses
parents auraient préféré un garçon ; plus tard, il lui avait semblé que son père
préférait son frère puîné ; après avoir été turbulente et difficile, elle s'attacha,
LE PROBLÈME DU TRANSFERT 97

par sa bonne conduite et sa soumission, à se faire apprécier plus que son frère.
Son mariage avait été, presque consciemment, un essai pour trouver un père
et pour se faire revaloriser par l'amour d'un homme, essai qui avait échoué
et l'avait enfoncée dans son masochisme. Il apparut de plus en plus clairement
que sa soumission dans l'analyse avait entre autres fonctions celle de regagner
l'amour et la préférence du père. A une étape plus avancée, le transfert amena
la reviviscence d'émois infantiles, d'expériences d'une vitalité intense, qui lui
avaient donné l'impression de ressentir des émotions que les autres ne ressen-
taient pas ; la culpabilité afférente à la rivalité avec le frère l'avait amenée
à ne jamais en parler à sa mère et à les refouler.
Un exemple simple et classique comme celui-ci illustre bien, pensons-nous,
l'idée que les suites de la blessure narcissique de l'enfance, l'insécurité person-
nelle, l'humiliation sont des motifs puissants pour le développement du trans-
fert. L'analyse est inconsciemment abordée comme l'expérience vitale qui va
résoudre le grand problème de l'existence. Le développement et l'analyse du
transfert mettent progressivement en évidence l'identité foncière de sens entre
l'expérience analytique et les expériences vitales ; le « projet existentiel » est.
le même. Cette façon de voir donne également le sens de certains échecs par-
tiels ; dans tel cas, l'analyse n'a été entreprise que pour rassurer le narcissisme
du sujet en renforçant son système de défense. C'est au fond la constatation à
laquelle aboutit Freud dans le post-scriptum du cas Dora.
L'implication du moi dans la motivation profonde du transfert justifie
encore des rapprochements avec les recherches de Kurt Lewin et de son école
sur les variations du « niveau d'aspiration » en fonction des expériences de
succès et d'échec.
Pour terminer, indiquons encore que certaines différences dans la formula-
tion de ces vues tiennent à ce que la multiplicité des termes fait perdre de vue
la parenté profonde, voire l'identité de certains concepts. Certains diront que le,
transfert est motivé par les tendances et les fantasmes refoulés, d'autres par la
tension des besoins inhérents aux conflits non résolus, d'autres par les trau-
matismes, d'autres par les anxiétés. Il ne s'agit pas là d'idées mais de formula-
tions différentes, que l'on peut rapprocher en ne perdant pas de vue la défini-
tion économique du traumatisme, comme une condition de l'organisme où
l'excitation l'emporte sur les possibilités de décharge.

55. La prédominance de la compulsion de répétition traduit l'im-


puissance du Moi à abréagir et annuler l'expérience traumatique.

Influence de l'entourage analytique


56. L'entourage analytique est l'ensemble et la suite des conditions
matérielles et psychologiques dans lesquelles se poursuivent les séances
de psychanalyse. Pour l'étudier, il faut distinguer entre les circonstances
particulières et concrètes, qui expriment, par exemple, la personnalité
de l'analyste, et lés traits généraux et communs qui procèdent d'une
uniformité relative de doctrine et de technique.
57. La théorie classique de la spontanéité du transfert reconnaît
aux circonstances particulières et concrètes un rôle secondaire et
accessoire dans la production du transfert.
PSYCHANALYSE 7
98 REVUE FRANÇAISE DE PSYCHANALYSE

Freud a écrit plusieurs fois que le patient, dans son besoin de transférer,
s'attachait à des détails réels. Cette remarque n'entame pas la spontanéité du
transfert : même dans le cas où les détails réels seraient déformés au minimum
par le patient, le seul fait qu'ils sont perçus constitue un premier degré de
projection ; le patient n'y a fait attention que parce qu'il est motivé ; de même,
dans les expériences de projection, les sujets ne perçoivent des aliments sur les
tableaux qu'on leur montre que dans la mesure où ils ont faim (Abt et Bellack,
1950).
Il est également classique d'admettre que les caractéristiques personnelles
de l'analyste jouent un rôle dans les modalités du transfert. Théoriquement,
et empiriquement dans de nombreux cas, le transfert se développe sans être
gêné par les particularités réelles de l'analyste. Aux stades initiaux, l'ordre
d'émergence des imagos dépend davantage de la personne et du sexe de l'ana-
lyste. Dans certains cas, la persistance du transfert négatif en rapport avec
le sexe de l'analyste est une indication pour un changement d'analyste, le
nouvel analyste étant de sexe différent.

58. Dans la production du transfert, la doctrine classique n'attribue


aucune influence spécifique à l'entourage psychanalytique, considéré
dans les traits généraux et communs par lesquels il exprime une doctrine
et une technique.
La spontanéité du transfert exprime en quelque sorte la position « officielle »
des psychanalystes. On admet en général que les psychanalystes ont été poussés
à défendre cette position par le besoin de différencier la psychanalyse de l'hyp-
nose ; cependant, Freud, dans de nombreux textes, ne fait aucune difficulté pour
assimiler le transfert à la suggestion. Notre interprétation est que ce qui a
vraiment motivé les psychanalystes a été la conception de la nature libidinale
du transfert. Si le transfert était de nature sexuelle et constituait même la
meilleure preuve de l'étiologie sexuelle des névroses, les exigences de la morale
comme celles de la science étaient que les psychanalystes fussent innocentés
du transfert. D'où la tendance à souligner la passivité du psychanalyste : tout
ce qu'il a à faire est de montrer une attention bienveillante et compréhensive,
à interpréter les résistances, et à attendre. La mise en cause de l'entourage
analytique ne va guère au delà de considérations sur « l'atmosphère analytique »,
en tant qu'atmosphère « permissive » ou de « neutralité bienveillante ». Cepen-
dant, comme nous l'avons montré dans l'histoire de la théorie du transfert, les
textes freudiens sur la règle d'abstinence ne peuvent être interprétés autrement
qu'en admettant que l'application de la règle d'abstinence motive le patient
par des frustrations auxquelles il ne peut répondre que par une régression
transférentielle plus profonde. Cette idée, qui paraît en complète harmonie
avec les doctrines freudiennes, apparaît peu dans la littérature (Alexander,
1924 ; Karen Horney, 1939), jusqu'à ce qu'on en ait fait récemment le pivot
presque exclusif d'une théorie de la cure.

59. Selon la théorie dualiste, l'entourage psychanalytique a une


action positive dans la production du transfert ; par son caractère
infantile et la frustration de rapports « réels », il exerce sur le patient
une pression continue à laquelle celui-ci ne peut répondre que dans la
mesure où il est capable de s'adapter par régression.
LE PROBLEME DU TRANSFERT 99

Cette influence de l'entourage psychanalytique a été reconnue par des


psychanalystes très classiques, comme Fenichel. L'entourage a un caractère
relativement uniforme et constant ; par suite, la composante transférentielle
des réactions devient plus prononcée ; d'autre part, la réaction de l'analyste au
transfert se borne à interpréter, de telle sorte que ses réponses n'altèrent pas
la pureté du transfert (1944, p. 30). Cette position est encore plus celle de
Nunberg ; elle s'indique dès ses premiers travaux, et s'affirme nettement dans
le dernier : le transfert a un caractère déréel comme le rêve, l'hallucination,
le délire ; l'atmosphère analytique est comparée à l'atmosphère hypnotique ;
la position infantile du patient, la mise hors de jeu transitoire de la fonction
du réel rapprochent sa conception, plus compréhensive et nuancée, de la thèse
plus radicale et plus unilatérale d'I. Macalpine. Nous ne nous attardons pas
sur leur démonstration qui a été exposée dans l'Histoire de la théorie du transfert.
Lagache a récemment abordé la question en envisageant l'expérience psy-
chanalytique sous l'angle de la psychologie des groupes et en employant d'une
manière plus systématique qu'on ne l'a fait jusqu'ici le concept de rôle. Chaque
individu fait partie d'un grand nombre de groupes ; dans chacun d'eux, il joue
un rôle spécifique, auquel les autres membres du groupe répondent par des
rôles complémentaires ; en d'autres termes, le rôle est une réalité interindivi-
duelle. Ainsi conçu, le concept de rôle se prête à la description et à l'explica-
tion de nombreux aspects de l'expérience psychanalytique. Dans la perspective
du problème de l'influence de l'entourage psychanalytique sur la production du
transfert, le rôle facilite une analyse descriptive de la technique, c'est-à-dire du
rôle de l'analyste, considéré comme un « pattern » culturel et technique ; il per-
met de formuler les caractères et les différences des écoles ; nous y reviendrons.
Quelle que soit la « neutralité bienveillante » de l'entourage psychanaly-
tique, il est difficile de contester à la relation analytique la structure et le sens
d'une situation de supériorité-infériorité dans laquelle le psychanalyste joue
quelque chose comme le rôle du leader. Mais de quel type de leader ? Les
travaux de Kurt Lewin et de son école ont défini avec une précision remarquable
les rôles du leader autoritaire, du leader démocratique et du leader laissez-faire.
Chaque type de leader crée un « climat social » spécifique où le taux d'agres-
sivité est variable : il est minime dans le climat autoritaire, en cas de réaction
apathique (agression couverte) ; il est moyen dans le climat démocratique ; il
est plus élevé encore dans le climat autoritaire avec agression ouverte, dépassé
cependant par le niveau atteint dans le climat laissez-faire. Ainsi, toutes choses
égales d'ailleurs, ces expériences font apparaître l'interdépendance de la forme
et du degré de la frustration, d'une part, du taux de l'agressivité, d'autre part,
ou, en d'autres termes, l'interaction du rôle du leader et de la conduite des
membres du groupe.
Le « rôle » idéal du psychanalyste n'est sans doute superposable à aucun
des tableaux de Lewin et de ses collaborateurs. Leurs tableaux nous donnent
l'idée d'une méthode plutôt que d'une transposition littérale. On peut cepen-
dant les utiliser, mutatis mutandis, à titre de première approximation. La
conduite autoritaire répondrait assez bien au rôle de l'hypnotiseur. La conduite
laissez-faire, avec l'absence complète de participation, correspond au rôle de
l'analyste classique. Le leader démocratique se laisse rapprocher du psycha-
nalyste d'enfants, type Anna Freud, 1926, ou du rôle de l'analyste selon l'École
de Chicago. Il se trouve que, sans doute par hasard, un des collaborateurs
d'Alexander a effectivement caractérisé l'analyse classique par le climat de
laissez-faire.
Or, le rôle du leader « laissez-faire » est un rôle frustrant, comme le montre
le taux de l'agression qui lui répond dans les expériences de Lewin, mais qui
100 REVUE FRANÇAISE DE PSYCHANALYSE

Conduite Conduite
« autoritaire » « démocratique »
Laissez-faire
Toute détermina- 1. Toute question de I. Toute liberté pour
1.
tion de politique par le politique est matière de décision du groupe ou
moniteur. discussion et de décision des individus, sans par-
pour le groupe, encoura- ticipation du moniteur,
gé et aidé par le moni-
teur.
2. Techniques et éta- 2. Perspective d'acti- 2. Le moniteur four-
pes de l'activité dictées vité établie pendant la nit des matériaux variés ;
par le moniteur ; un période de discussion ini- si on le lui demande, il
seul point est réglé cha- tiale. Les étapes gêné- fournira des informa-
que fois : les étapes fu- raies vers le but du grou- tions supplémentaires,
tures demeurent tou- pe sont esquissées ; en II ne prend pas autre-
jours vagues pour une cas de besoin, le moni- ment part à la discus-
large part. teur suggère deux ou sion.
trois techniques parmi
lesquelles le groupe peut
choisir.
3. Le moniteur, ha- 3. Les membres sont 3. Absence complète
bituellement, assigne à libres de travailler avec de participation du mo-
chaque membre son tra- un camarade de leur niteur.
vail et ses camarades choix ; la division des
d'équipe. tâches est laissée au
groupe.
4. Le « dominateur »j 4. Le moniteur est 4. Rares commentai-
est personnel dans ses « objectif » ou « réaliste » res sur les activités du
éloges et ses critiques dans ses éloges et ses cri- groupe, sauf sur deman-
du travail de chaque tiques, et essaye d'être, de ; aucune tentative
membre, mais reste en en esprit, un membre ré- pour interférer avec le
dehors de la participa- gulier, du groupe, sans cours des événements,
tion active du groupe pour cela accomplir une
excepté dans la démons- trop grande part du tra-
tration. Il est amical vail.
ou impersonnel plutôt
qu'ouvertement hostile.
Traduit deLEWIN, LIPPIT et WHITE, Patterns of aggressive behaviour
:
in experimentally created " social climates » (modèles de conduite agressive
dans des climats sociaux déterminés expérimentalement). Journal of Social
Psychology, vol. 10, 1939.
Le tableau représente les trois types de conduite adoptés par les moni-
teurs (leaders) dans les groupes (clubs) étudiés au cours de l'expérience.

permet à l'agression de se manifester ; il entraîne ainsi une diminution de la


« constructivité » des menés, une certaine « primitivation » de la conduite, en
d'autres termes, une régression.
Il ne suffit donc pas de définir l'entourage psychanalytique classique en
termes négatifs pour qu'il puisse être considéré comme neutre ; les traits néga-
tifs doivent être envisagés comme des traits positifs et originaux, dont le plus
significatif est la frustration. Les régressions progressives qui se manifestent
dans l'évolution du transfert seraient donc induites et déterminées en partie
par le rôle frustrateur de l'analyste.
LE PROBLEME DU TRANSFERT 101

Interaction de la disposition au transfert


et de l'entourage psychanalytique
60. Le développement du transfert est produit par l'interaction de
la disposition au transfert et de l'entourage psychanalytique.
La théorie de l'interaction accorde donc plus d'influence à l'entourage que
ne l'a fait la théorie classique, au moins la théorie officielle. Elle maintient
l'existence et l'action de la disposition au transfert, que démontrent les grandes
inégalités d'étendue et d'intensité des manifestations de transfert. Elle est
psychanalytiquementcorrecte, dans le cadre des conceptions les plus classiques,
plus correcte pensons-nous que la théorie de la spontanéité qui est incomplète
et peut-être tendancieuse. Elle ne constitue en rien une critique de la technique
classique, mais seulement une prise de conscience plus complète de ses moyens
d'action et de leur sens. Elle est enfin plus conforme à l'évolution de la psycho-
logie, qui répugne aux explications en termes de causalité unilinéaire ; il
n'y a pas d'organisme qui ne soit en situation, ni de situation sans organisme,
et le champ psychologique se définit précisément par les interactions de l'orga-
nisme et de l'entourage. On pourrait de la même façon définir le champ psycha-
nalytique par les interactions du patient et de l'entourage psychanalytique,
en rattachant à celui-ci la personne et le rôle du psychanalyste. On constituerait
ainsi un cadre de références plus commode pour aborder un certain nombre
de problèmes de technique, tels que le transfert, le contre-transfert, le pas-
sage à l'acte (acting out), les techniques « actives », l'action thérapeutique.
En d'autres termes, au lieu de chercher à comprendre ce qui se passe en termes
de « one body psychology », selon l'expression de Rickmann (1950), reprise
récemment par Balint (1951), c'est-à-dire en termes de mécanismes individuels,
on chercherait à formuler plus correctement certains problèmes et à les mieux
résoudre en les repensant en termes d'interaction ; ce qui n'implique nullement
une modification de rôle de la part de l'analyste, mais une prise de conscience
plus complète de la signification et de l'influence des « traits » de son rôle.

IV. — EFFETS DU TRANSFERT

Remarques générales
61. Les causes du transfert montrent le transfert en tant qu'il est
motivé, les effets du transfert en tant qu'il est motivant.
La motivation est une modification de l'organisme (état de tension et de
dissociation) qui met l'organisme en mouvement jusqu'à ce que la motivation
soit réduite. La motivation du patient connote les transformations de la dispo-
sition au transfert par l'entourage analytique, transformations auxquelles il
répond par des conduites de transfert. Or ces réponses transférées modifient
elles-mêmes la personnalité du patient, qui se trouve ainsi dans une condition
différente pour accomplir ce qui lui est. demandé, c'est-à-dire de s'exprimer
en se conformant à la règle fondamentale. En ce sens, le transfert est motivant ;
par exemple, classiquement, c'est le transfert positif qui rend le patient acces-
sible aux interprétations et le fait renoncer à ses résistances. C'est là un effet
du transfert, tandis que la disposition au transfert ou l'entourage analytique
sont des causes du transfert. Le problème du transfert en tant qu'effet et du
transfert en tant que cause n'ont jamais été bien distingués.
102 REVUE FRANÇAISE DE PSYCHANALYSE

62. Les effets du transfert sont positifs ou négatifs selon que le


transfert rend plus facile ou plus difficile l'apprentissage de la règle
de libre association et le développement de la cure.
La question se pose du rapport de cette terminologie avec les termes cou-
rants, transfert positif et transfert négatif.
Dans le chapitre sur la terminologie, nous avons signalé que la psychologie
emploie les termes transfert positif et transfert négatif. Mais cette terminologie
a été critiquée, en faisant observer que ce sont les effets des habitudes trans-
férées qui sont positifs ou négatifs (1) ; à la lettre, un transfert négatif serait
l'inversion d'une habitude ; pour cette raison, il serait préférable de parler
d'effets positifs ou négatifs du transfert ; et ces observations pourraient évi-
demment, mutatis mutandis, s'appliquer au transfert en psychanalyse. On a à
se demander si un changement de terminologie serait avantageux et quel serait
son rapport avec la terminologie habituelle. A notre avis, les termes d'effets
positifs et effets négatifs du transfert seraient plus compréhensifs et plus exacts.
On sait que le transfert de sentiments positifs peut avoir des effets négatifs ;
inversement, l'expression de sentiments négatifs peut constituer un progrès
décisif, encore que leur expression implique presque nécessairement que
l'analyste est ressenti comme un objet moins dangereux. Il est peu probable
que ces remarques fassent abandonner les termes de transfert positif et trans-
fert négatif, qui sont commodes, rapides, et fixés par l'usage ; mais nous pen-
sons qu'en les employant les psychanalystes expriment le plus souvent une
vue plus compréhensive de la situation analytique que ne l'implique le seul
transfert d'affects amicaux ou hostiles ; d'ailleurs, le diagnostic du sens du
transfert est souvent fait en l'absence de toute référence directe à l'analyste et
de tout affect explicite, précisément sur la base des effets du transfert.

Effet négatif du transfert


63. L'effet du transfert est négatif lorsque le transfert gêne la
liberté d'expression du patient, ou, en d'autres termes, l'apprentissage
de la règle de libre association.
64. Cet état de choses peut être assimilé au phénomène étudié en
psychologie sous le nom d'interférence d'habitudes, ou interférence
associative (§11 bis).
Nous nous expliquerons sur un exemple de Nunberg (1950) que nous avons
déjà utilisé (1951) et auquel nous revenons parce qu'il nous a paru très commode
pour illustrer ce que nous voulons dire :
« Comme on l'a déjà dit, les patients essayent « d'agir » l'inconscient refoulé
dans le transfert, en répétant certaines habitudes de leur vie (certain patterns

(1) Ce phénomène est effectivement étudié en psychologie expérimentale, où on l'appelle


aussi transfert de fatigue : " Les réactions fatiguées par la première tâche ont moins de chance
de se faire dans la deuxième tâche. Nous pouvons imaginer qu'un acte devienne rébarbatif
quand le sujet est contraint de le répéter indéfiniment dans une certaine situation. En passant
à une autre situation où cet acte est possible mais non obligatoire, le sujet l'évite. Le transfert
négatif peut avoir sur le deuxième acte un effet soit favorable, soit défavorable. Il peut donc y
avoir transfert négatif avec un effet de transfert positif » (Woodworth, 1949, I, pp. 243-244).
LE PROBLEME DU TRANSFERT 103

of their life). Ils font ployer la réalité, pour ainsi dire, dans le transfert. Quel-
quefois les répétitions sont utiles à l'analyse, quelquefois elles rendent l'analyse
difficile. Elles forment alors certains types de résistance. Freud a dit une fois
que dans les résistances le patient révèle son caractère. Un exemple très simple
peut illustrer ce fait.
« Un patient montra dès le début une bonne volonté et une compréhension
étonnantes. Ses associations venaient aisément, il sortait d'importants souvenirs,
et ainsi de suite. Les choses allèrent de cette façon pendant assez longtemps ;
cependant, l'analyse ne fit pas de progrès, jusqu'à ce qu'il apparut que sa mère
avait accoutumé de lui demander de raconter tout ce qu'il pensait et faisait
pendant la journée. Notre patient lui confia toutes ses pensées jusqu'à une
époque avancée de son adolescence. C'était pour lui un grand plaisir de bavar-
der avec elle : elle s'asseyait sur le bord de son lit, et, à travers sa légère chemise
de nuit, il pouvait voir les contours de son corps, en particulier ceux de ses
seins. Il prétendait tout lui raconter, mais il gardait pour lui le secret de ses
fantasmes sexuels. Développant dans son analyse une conduite similaire, il
prétendait dire la vérité ; en fait, il essayait de duper son analyste comme il
avait dupé sa mère. Dans ses relations avec les gens, il était sincère, mais
réservé et méfiant, de telle façon qu'il n'avait jamais eu d'amis vraiment
intimes. C'était un solitaire. »
Les concepts classiques de transfert positif et de transfert négatif s'appli-
quent facilement à cet exemple. Dans la première phase, le transfert positif
manifeste a dissimulé un transfert négatif latent, qui est devenu à son tour
manifeste avec l'apparition des résistances. L'interprétation de Nunberg met
en lumière l'ambivalence : « Il essayait de duper son analyste comme il avait
dupé sa mère. » Le « sens » de cette conduite transférentielle semble être une
défense hostile. Le concept d'effet de transfert permet de présenter les choses
d'une manière non pas incompatible mais un peu différente, qui est suggérée
par les lignes de Nunberg qui précèdent l'exemple. Dans le champ psychana-
lytique, le patient doit acquérir des habitudes nouvelles, dont le sens général
est formulé par l'apprentissage de la règle fondamentale. Par ce trait, la cure
psychanalytique, dans l'exemple de Nunberg, place le sujet dans une situation
exceptionnellement semblable à celle des conversations avec la mère. Le trans-
fert des habitudes anciennes a des effets positifs et des effets négatifs. Les
effets négatifs sont d'abord latents. Ils deviennent prédominants et manifestes
lorsque l'habitude de cacher à sa mère ses fantasmes sexuels interfère avec
l'apprentissage de la règle fondamentale : c'est exactement l'interférence asso-
ciative des expérimentalistes (1), qui entraîne une conduite transférentielle
inadéquate à la situation présente et réelle.
65. Les effets négatifs du transfert sont des résistances.
Cette proposition ne fait aucune difficulté. Nunberg lui-même appelle
successivement les mêmes résultats « difficultés de l'analyse » et « résistances ».
Dans son exemple, nous n'avons pas assez de données pour une analyse fine
de la conduite. On peut cependant dire ceci : si le patient, dans la situation
originelle, ne disait pas tout à sa mère, c'est-à-dire s'il ne lui communiquait pas
ses fantasmes sexuels, c'était sous l'action de motifs de défense de l'ordre de
l'anxiété et de la culpabilité ; déjà à cette époque, des habitudes acquises inter-

(1) Par une coïncidence qui repose sur l'identité profonde des phénomènes, le terme « inter-
férence associative » conviendrait parfaitement pour désigner les effets négatifs du transfert
sur l'application de la règle de « libre association ».
104 REVUE FRANÇAISE DE PSYCHANALYSE

féraient avec l'exigence de tout raconter émanant de sa mère. Ces habitudes


garantissaient la sécurité du moi, sauvegardaient la liberté de l'imagination,
en même temps qu'elles infligeaient une limitation à l'exigence maternelle.
L'effet négatif résultait donc de l'interférence d'habitudes de défense avec les
demandes de la mère.
66. Les effets négatifs du transfert expriment essentiellement le
transfert de défense.
Cette formule généralise la démonstration faite sur l'exemple précédent.
Les effets négatifs du transfert correspondent au heurt entre les habitudes de
défense du patient, et, à la fois, les exigences et les possibilités nouvelles offertes
par la situation analytique. On sait que ces habitudes de défense sont égo-
syntoniques, qu'elles paraissent au patient parfaitement « naturelles » et
« normales ». Le premier temps de la technique consiste en général à les « objec-
tiver », à les faire ressentir comme un corps étranger.
La conception que nous exposons met en relief le concept de « transfert
de défense », suivant le terme employé par Anna Freud (1949, p. 17). Cette
notion nous paraît en effet plus féconde et plus en harmonie avec le dévelop-
pement de la théorie et de la technique psychanalytiques, que le concept de
transfert négatif, à moins, bien entendu, d'interpréter le transfert négatif
comme transfert de défense. Le concept classique de transfert négatif pourrait
s'y prêter, en raison des connexions qu'on admet par ailleurs entre l'hostilité
et la régression narcissique. En fait, dans l'emploi du concept de Tansfert
négatif, la plupart des psychanalystes impliquent bien plus que le seul dépla-
cement d'affects hostiles.
67. C'est un problème de savoir dans quelle mesure toute résistance
peut être considérée comme de nature transférentielle.
Certaines obscurités des rapports de la résistance et du transfert sont liées
aux habitudes de langage issues de la tradition freudienne ; parler de l'inter-
prétation des résistances et du transfert semble impliquer qu'il s'agit de choses
différentes ; de même, dire que le transfert (positif) est la force qui permet au
patient de surmonter les résistances ; par ailleurs, il est classique de considérer
le transfert comme une résistance, en ce sens que la répétition s'oppose à la
remémoration ; dans l'ensemble, transfert et résistance désignent des phéno-
mènes qui tantôt se confondent, tantôt sont dans un rapport de cause à effet,
et les rapports de ces notions sont embrouillés.
Quelques auteurs (Reich, Strachey, Anna Freud), à commencer par Freud
lui-même dans les Etudes sur l'hystérie, ont rapproché les deux notions, c'est-à-
dire cherché dans quelle mesure toute résistance pouvait être considérée comme
un transfert de défense. En cette matière, la réduction transférentielle trouve
sa limite dans la défense du moi, en tant que phénomène actuel. L'exemple qui
revient continuellement est celui des réactions de défense du patient aux inter-
prétations perturbatrices du psychanalyste ; cette réaction de défense, dit-on,
est parfaitement compréhensible, ajustée à la réalité, et ne peut pas être consi-
dérée comme transférentielle. Un autre fait est invoqué par Anna Freud :
c'est celui où une défense dirigée contre certaines motivations (par exemple,
les affects) se retourne contre l'analyste en tant qu'il se fait l'avocat desdites
motivations, en l'occurrence de l'affectivité.
La difficulté que l'on rencontre ici est en rapport avec l'équation trans-
fert — réponse inadaptée. La question devient plus facile à résoudre si l'on
LE PROBLEME DU TRANSFERT 105

veut bien accepter notre distinction entre le transfert et la névrose du transfert,


et admettre par conséquent que la composante transférentielle d'une réponse
n'implique pas qu'elle soit ou non ajustée à la réalité.
La défense du moi aux interprétations perturbatrices est en effet fort
compréhensible. Cependant, il existe à cet égard de grandes variations indi-
viduelles, inexplicables sans faire jouer l'histoire individuelle. Dans beaucoup
de cas, l'interprétation n'est perturbatrice que parce qu'elle touche au système
de défense du patient et parce qu'une pièce de ce système de défense a toujours
été de se hérisser contre tout ce qui pouvait porter atteinte à l'étanchéité de ce
système de défense.
L'interprétation d'Anna Freud est discutable. Pour elle, si le malade réagit
par des sarcasmes aux interprétations de l'analyste, ce n'est pas un transfert
parce que le sarcasme a été dirigé primitivement contre les propres affects du
patient et qu'il ne se porte sur l'analyste qu'en tant qu'il se fait l'avocat de ces
affects ; c'est donc toujours la défense contre les affects qui est en cause. Mais
si l'on conçoit le concept de transfert d'une façon plus large et pensons-nous
plus exacte, il s'agit là d'un transfert de défense typique, de situation à
situation.
On pourrait résumer cette discussion de la façon suivante : les résistances
renvoient aux mécanismes de défense, et le terme « mécanisme de défense »
enferme une sorte de suggestion, comme s'il s'agissait de structures sans
histoire, d'outils dont le moi est équipé. Mais une telle implication n'est pas
du tout conforme à ce qu'on sait des mécanismes de défense. Le choix des
défenses est très individuel, et quel que puisse être le rôle de déterminants
constitutionnels problématiques, la réversibilité des défenses est un postulat
indispensable à la théorie de la cure. Si les défenses sont réversibles, c'est qu'elles
ont été apprises, choisies parmi certaines possibilités et renforcées ; en d'autres
termes, les mécanismes de défense sont des habitudes de défense. Dès lors,
en principe, toute défense a des racines infantiles, et on peut le démontrer
dans un certain nombre de cas. Dans d'autres cas, on est forcé de rester au
niveau des réactions présentes, dans lesquelles les défenses anciennes s'actua-
lisent. Mais en cela, le cas des défenses n'est pas différent de celui des pulsions
du Ça transférées sur l'analyste, dont les origines infantiles ne peuvent pas être
découvertes dans tous les cas.

Effets positifs du transfert


68. Les effets du transfert sont positifs lorsque des habitudes
anciennes facilitent la libre expression du patient et le développement
de la cure.
Reprenons l'exemple de Nunberg. La « bonne volonté, la compréhension
étonnantes » que le patient montre dès le début du traitement sont des, effets
positifs du transfert maternel ; on se souvient que la mère avait l'habitude de
demander à son fils, le soir, de lui raconter tout ce qu'il avait fait et pensé dans
la journée, et que le fils prenait grand plaisir à bavarder avec elle ; en première
analyse, les habitudes ainsi mises en jeu peuvent être considérées comme assez
« fortes » pour mettre en échec les habitudes de défense également issues du
transfert maternel; une interprétation plus profonde verrait dans les effets
positifs le produit et l'instrument d'une défense contre les effets négatifs de
l'habitude interférente, celle de cacher à la mère les fantasmes sexuels. Cet
exemple pourrait justifier le scepticisme d'un Reich quant à l'existence du
transfert positif initial.
106 REVUE FRANÇAISE DE PSYCHANALYSE

69. L'existence d'effets positifs du transfert a besoin d'être démontrée.


Dans la première théorie freudienne, le transfert est toujours une résistance,
dans la mesure où il oppose la répétition agie à la remémoration pensée, consi-
dérée comme le but ultime de la cure ; même si le transfert positif aide à sur-
monter les résistances et a par suite des effets positifs, il vient toujours un
moment où il s'oppose aux progrès, par exemple si le patient s'installant dans
l'analyse, y cherche des satisfactions équivalentes à celles que l'enfant peut
recevoir de ses parents. D'un certain point de vue, on pourrait conclure qu'en
dernière analyse, le transfert a toujours des effets négatifs. Cependant, une
telle déduction, même si elle s'intègre logiquement dans un ensemble concep-
tuel est en contradiction avec les faits. Dans le transfert, le conflit inconscient
est actualisé, les tendances refoulées peuvent se faire entendre, l'énergie pul-
sionnelle peut se promouvoir dans des formes nouvelles plus proches de la
réalité, bien qu'inadaptées.
Dans la seconde théorie freudienne, la répétition transférentielle apparaît
d'abord, dans Au delà du principe de plaisir, comme aussi contraire au principe
de plaisir qu'au principe de réalité. Mais, comme nous l'avons signalé (Ire Partie,
chap. IV, n. 10), l'alliance de la répétition et du traitement, grâce au transfert
positif, apparaît d'abord comme dirigée contre le principe de plaisir, mais
aboutit finalement à la prédominance du principe de réalité si, bien entendu,
le traitement tourne bien.
Nunberg, dans toute son oeuvre, est à notre connaissance celui qui a le
mieux maintenu et exprimé l'idée des effets positifs du transfert (1937, 1950).
Le transfert est finalement la seule force qui s'oppose à l'attraction de l'incons-
cient. En ce sens, il est fréquent que la remémoration pensée puisse être consi-
dérée comme une résistance contre la répétition agie et vécue.
L'effet positif du transfert n'est pas que le patient aime le psychanalyste.
C'est là un aspect pas toujours nécessaire et en tout cas partiel de la situation.
C'est que le patient apprenne à trouver dans la séance d'analyse, sous la limite
de certains moyens d'expression et en partie à cause de ces limitations, un
champ où il peut exister et s'exprimer librement. Ce qui implique à coup sûr
que la présence de l'analyste, à la faveur de la réduction du transfert de défense
et des effets négatifs, soit une présence de moins en moins inquiétante et de
plus en plus rassurante. Certaines éventualités cliniques sont très instructives :
dans un exemple déjà cité, la patiente sentait monter au cours des séances,
avec une incroyable vivacité, toutes sortes de possibilités qu'elle rapportait
à des émois infantiles refoulés. De tels « recommencements », suivant l'expres-
sion de Balint (communication personnelle), se produisent également en dehors
de la relation analytique, dans le domaine de la vie courante ; ils peuvent se
présenter sous la forme d'états d'élation, avec un sentiment nouveau de liberté
intérieure et de capacité de se réaliser soi-même. Parfois, ce sont des agisse-
ments quasi infantiles, dont l'apparence ne doit pas faire perdre de vue la
signification progressive : le sujet tâtonne pour trouver une forme aux pulsions
et aux affects qu'il sent monter en lui. Cette période est souvent caractérisée
par des oscillations des émotions et de la conduite sur le sens desquelles nous
reviendrons.
Interprétation économique des effets du transfert
70. Les effets négatifs du transfert sont produits par le transfert
des habitudes de défense du Moi.
71. Les relations des effets négatifs du transfert avec le concept
LE PROBLEME DU TRANSFERT 107

classique de transfert négatif peuvent être résumées comme suit :


a) Le transfert des habitudes de défense est un transfert narcissique
avec des implications hostiles à l'égard de l'analyste ; b) Le transfert
négatif connote les effets négatifs du transfert sous l'aspect partiel
d'un déplacement d'affects hostiles sur la personne de l'analyste.
72. Les effets négatifs du transfert peuvent encore être décrits en
terme de rétrécissement du moi, qui se confine dans un monde abrité,
en appliquant les habitudes défensives acquises.
73. Le transfert de défense est motivé par des affects pénibles
(anxiété, culpabilité, honte, dégoût).
74. Le but du transfert de défense est la réduction des tensions au
niveau le plus bas que permet la modification de la personnalité par
dissociation (refoulement et autres mécanismes de défense).
75. Le transfert de défense est plus spécialement éclairé par l'inter-
prétation mécaniste de la compulsion de répétition.
Rappelons qu'à la suite de Bibring nous avons admis une interprétation
mécaniste et une interprétation dynamiste de la compulsion de répétition.
La répétition et la persévération des habitudes de défense nous paraissent
éclairées par l'interprétation mécaniste ; ce que le patient redoute inconsciem-
ment, c'est l'élévation d'une tension traumatique ; c'est, suivant l'expression
de Freud, d'éveiller quelque chose qu'il vaudrait beaucoup mieux laisser
dormir. Le confinement dans les habitudes de défense répond ainsi à ce que
certains auteurs ont appelé « principe d'économie psychologique ».
76. Le transfert de défense et les effets négatifs du transfert sont
une expression de ce que Freud a appelé « les instincts de mort », dans
la mesure où on les caractérise par la réduction des tensions et la répé-
tition des mêmes formes de comportement.
77. Dans les effets positifs du transfert, la réduction des habitudes
de défense permet des tentatives de plus en plus affirmées d'expression
et de réalisation des possibilités de la personnalité.
78. Une analyse conséquente des effets positifs montre qu'ils se
développent sur la base d'habitudes anciennes, parfois développées,
parfois seulement ébauchées, habitudes dont la persistance et le dévelop-
pement ont été contrariés par l'instauration des habitudes de défense.
Lorsque nous parlons d'habitudes, il ne s'agit pas nécessairement de
conduites pleinement développées et déjà stéréotypées ; nous en parlons avec
la notion qu'une action qui aboutit à une diminution agréable de tension,
même si elle n'a été accomplie qu'une fois, a déjà tendance à se répéter. Les
habitudes sur la base desquelles se développent les effets positifs peuvent
ainsi avoir été tantôt des expériences complètes, tantôt des expériences ina-
chevées ou à peine ébauchées. Le trait général est qu'à un moment donné elles
n'ont pas été renforcées par une récompense, mais se sont heurtées à une puni-
tion, soit au sens spécifique de punition, soit dans le sens général d'issue défa-
108 REVUE FRANÇAISE DE PSYCHANALYSE

vorable, par exemple de retrait de récompense. L'habitude ainsi sanctionnée


s'est éteinte et a été en apparence détruite par le développement d'habitudes
de défense (inhibition reproductive). Nous supposons que l'usure des habitudes
de défense par l'élaboration permet à un moment donné un phénomène de
récupération spontanée des habitudes anciennes (ou des expériences anciennes),
dont le retour s'exprime par les effets positifs du transfert.
79. Les relations des effets positifs du transfert avec le concept
classique du transfert positif peuvent être résumées comme suit :
a) Le développement des effets positifs est lié à une transformation du
champ psychanalytique, dans lequel le psychanalyste est de moins en
moins un objet dangereux et de plus en plus un « bon objet » ; b) Le
transfert positif connote les effets positifs du transfert sous l'aspect
partiel d'un déplacement d'affects amicaux sur la personne de l'analyste.
80. Les effets positifs du transfert peuvent être décrits en termes
d'élargissement du moi et du monde personnel, d'expression et de
réalisation des possibilités de la personnalité.
Cette conception n'exclut pas l'expression de l'agressivité des effets positifs
du transfert ; cette expression a en effet pour condition un minimum de sécurité
et la neutralisation de certaines défenses.
81. Le sens du transfert de défense est l'acceptation du risque et de
l'augmentation des tensions, au niveau optimum que réclament l'expres-
sion et la réalisation des possibilités de la personne.
82. Les effets positifs du transfert sont plus particulièrement
éclairés par l'interprétation dynamiste de la compulsion de répétition
(activation des tensions traumatiques et des conflits non résolus).
83. Les effets positifs du transfert sont en rapport avec ce que Freud
a appelé « les instincts de vie », dans la mesure où on les caractérise par
des augmentations de tension et la création de plus vastes unités.
L'effet positif du transfert se ramènerait, du point de vue économique, à
une augmentation de la tolérance aux tensions ; le sujet apprend à admettre
et à manier de plus grandes quantités d'énergie instinctuelle. La destruction
des habitudes de défense, c'est-à-dire des mécanismes dissociatifs, a pour
réplique le développement de la fonction synthétique du moi et une aptitude
accrue à traiter avec des objets complets, au lieu d'objets dissociés. Cette uni-
fication se manifeste dans la perception même de l'analyste.

V. — ÉVOLUTION DU TRANSFERT

Généralités
84. Parmi les problèmes du transfert, la question de son évolution
est une de celles qui restent les plus vagues et les plus difficiles. On
trouve peu de vues générales, et l'analyse systématique des observations
LE PROBLEME DU TRANSFERT 109

représenterait un travail considérable. Il est probable que seule une


recherche collective permettrait d'avancer d'une manière appréciable.
Il nous a paru que la solution la plus commode était de proposer à la
discussion les remarques que soulèvent quelques opinions, à la fois
courantes et diffuses, en ce sens qu'il est souvent difficile de les attribuer
à tel ou tel auteur.
85. Le type idéal de développement de la cure comporte trois
moments : une période de début, une période d'état et une période
terminale. La période de début est souvent représentée comme une
période de tâtonnement et d'établissement progressif du transfert
(stade de transferts flottants de Glover). La période d'état est caracté-
risée par l'établissement du transfert et de la névrose de transfert, sous
des formes de plus en plus régressives. La période terminale est caracté-
risée par la liquidation de la névrose de transfert et la « réévolution »
de la personnalité dans le sens de la maturité.
86. En ce qui concerne le contenu et le sens du transfert, c'est une
opinion classique que le transfert passe successivement par les stades
de transfert positif et de transfert négatif.

Remarques sur le début du transfert


87. Si l'on considère la rapidité de structuration de la situation
psychanalytique, la notion d'une période initiale de tâtonnement et
de « transferts flottants » correspond effectivement à une partie des faits
cliniques, mais aussi à une sorte de moyenne. Dans de nombreux cas,
le transfert, dès, les premières séances, structure le champ psychanaly-
tique de la façon la plus nette. Dans de nombreux cas également, cette
structuration est tardive, à cause de la ténacité du transfert de défense
et de la faiblesse relative de la capacité d'investissement. Dans quelques
cas, bien que la cure puisse se prolonger avec des résultats thérapeutiques
favorables, le transfert conserve une forme floue et labile. On n'a pas
de données numériques sur la fréquence relative de ces types de début (1).
88. Beaucoup de psychanalystes admettent aujourd'hui que le
transfert positif d'emblée est une éventualité rare, même dans le cas

(1) Dix huit cas personnels se répartissent à peu près également entre la structuration très
rapide ou rapide, la structuration de rapidité moyenne, et la structuration lente ou très lente.
Parmi les traits en corrélation avec la rapidité, nous trouvons l'intensité des émotions, la sou-
mission masochique chez la femme, très souvent la défense contre le masochisme féminoïde chez
l'homme. Parmi les facteurs de lenteur, nous trouvons, rarement, un narcissisme quasi psycho-
tique, plus souvent l'angoisse et l'inhibition, la défense contre les affects, très souvent la névrose
de caractère avec une bonne adaptation vitale.
110 REVUE FRANÇAISE DE PSYCHANALYSE.

de l'analyse didactique de sujets considérés comme normaux, qui


devraient théoriquement en fournir les meilleurs exemples.
89. Dans la plupart des cas, les apparences de transfert positif
initial dissimulent les effets négatifs du transfert.
90. La prédominance d'effets négatifs initiaux (angoisse, inhibition,
narcissisme) n'est pas un obstacle infranchissable ; le franchissement
de ces obstacles met particulièrement en lumière la justesse de la vue
classique selon laquelle le transfert positif permet la réduction des
résistances.
Remarques sur la « période d'état » du transfert
91. Il existe des évolutions spontanées du transfert, qui ne sont pas
déterminées par une intervention ou une interprétation de l'analyste.
L'explication générale nous paraît être la suivante : pendant un certain
temps, le patient joue un rôle x ; il est modifié, c'est-à-dire motivé de telle façon
par ce rôle x, que le rôle x induit secondairement un rôle y ; le rôle prêté au
psychanalyste, implicitement ou explicitement, est corrélatif. Par exemple,
une malade phobique et obsédée, pendant une longue période, commençait
invariablement la séance par des attaques, et finissait invariablement par des
protestations d'amour ; les attaques étaient une défense contre le danger d'aimer,
et l'expression de l'amour une réparation des attaques ; ces alternances repro-
duisaient ses conflits avec la soeur beaucoup plus âgée qui l'avait élevée. En
pareil cas, ce' n'est qu'en première approximation que l'on peut parler d'évolu-
tion du transfert ; au fond, ce qui est transféré, c'est l'habitude de passer d'une
attitude à l'autre, avec les projections que ce passage implique.
Ces évolutions spontanées du transfert peuvent souvent, nous semble-t-il,
être décrites comme dès réactions circulaires ; ce sont des « révolutions » du
transfert. Par exemple, la diminution de l'angoisse permet au patient de s'appro-
cher de certains objets, de libérer plus d'émotion et plus d'imagination, d'où
le retour de l'angoisse.

92. Il existe des évolutions du transfert déterminées par une inter-


vention et spécialement une interprétation ou une série d'interpréta-
tions du psychanalyste.
Le mode d'action des interprétations sur l'évolution du transfert a été,
à notre connaissance, peu étudié (1).
Landauer, d'après W. Reich, est le premier qui a remarqué que l'analyse
d'une tendance en diminuait l'intensité et augmentait l'intensité de la tendance
opposée. Techniquement, il en résulte que le meilleur procédé pour aboutir
à un transfert positif et à la concentration sur l'analyste de la libido objectale
est d'analyser inlassablement le transfert de défense, de manière à permettre
aux effets positifs du transfert de se développer.
Un autre mode d'action, décrit par Alexander (1925), fait intervenir la

(1) D'une manière générale, le mode d'action de l'interprétation nous paraît une question
peu étudiée et encore mal connue.
LE PROBLEME DU TRANSFERT III
frustration par la règle d'abstinence : les tendances activées dans le transfert
sont identifiées et comprises sans être satisfaites ; elles ne peuvent être que
remémorées ; la frustration contraint le patient à une régression plus profonde :
souvent, par exemple, le transfert maternel remplace le transfert paternel.
Ida Macalpine, surtout, a mis en relief la frustration des tendances transférées
comme déterminant des régressions transférentielles de plus en plus profondes.
Pour Strachey, l'interprétation du transfert est essentiellement « muta-
tive », c'est-à-dire qu'elle fait constater au patient la différence entre l'objet
imaginaire et l'objet réel. A notre avis, cet auteur a trop de confiance dans
l'efficacité de ce type d'interprétation, que nous appelons pour notre part
« interprétations par confrontation ». Pour nous, les interprétations efficaces
sont celles qui mettent en évidence la signification fonctionnelle des conduites
interprétées.
Voici quelques vues personnelles. D'une manière générale, une habitude
est renforcée si elle réussit, affaiblie si elle échoue. Une interprétation adéquate
équivaut à un échec de l'habitude de défense ; théoriquement, elle affaiblit
donc le transfert de défense, mais pour un temps seulement. En effet,
une habitude affaiblie par absence de renforcement peut reparaître, selon
le mécanisme bien connu de la « récupération spontanée » ; elle reparaît sous
la même forme ou sous une forme équivalente ; une nouvelle interprétation
est nécessaire. La psychologie expérimentale de l'évolution des habitudes four-
nit ainsi les éléments d'une théorie plausible de l'élaboration (durcharbeiten).
En utilisant les mêmes éléments, on peut formuler deux hypothèses supplé-
mentaires :
1° Lorsque l'élaboration des habitudes de défense les a suffisamment
affaiblies, les conditions économiques sont telles que la récupération spontanée
d'habitudes très anciennes devient possible ; d'où les effets positifs du
transfert ;
2° Des habitudes nouvelles se développent sur la base des habitudes
anciennes récupérées ; leur développement achève la destruction des habi-
tudes de défense (interférence reproductive). Les habitudes nouvelles sont
renforcées par leurs effets soit dans l'analyse, soit en dehors de l'analyse. On
observe parfois nettement une phase d'oscillation entre les habitudes de défense
et les habitudes nouvelles.

93. Théoriquement, et concrètement dans les analyses qui se


déroulent avec clarté, l'évolution générale du transfert se fait du plus
récent vers le plus ancien.
C'est ainsi que l'on voit souvent le transfert maternel succéder au trans-
fert paternel. Cependant, les évolutions du transfert, dans bien des cas, sont
loin d'être aussi claires que la théorie l'exigerait.- Le déroulement progressif
est parfois troublé par des interprétations prématurées. Ceci mis à part, il
existe toutes sortes de facteurs difficiles à démêler qui déterminent un va-et-
vient entre des positions libidinales caractéristiques de stades différents.
Voici une hypothèse de travail : si le retour transférentiel de tendances régres-
sives est du point de vue technique un effet positif du transfert, le retour à des
positions libidinales moins régressives pourrait correspondre à un effet négatif,
le patient ne se sentirait plus assez en sécurité pour accéder dans le transfert
à des modes de comportement qui lui apparaissent trop infantiles. En bref,
il faut que la relation analytique évolue dans un sens progressif pour que des
tendances de plus en plus régressives puissent s'actualiser.
112 REVUE FRANÇAISE DE PSYCHANALYSE

Remarques sur la période terminale


94. Selon la conception classique de la cure psychanalytique, et
dans la mesure où l'on peut distinguer des stades théoriques, le dernier
stade est principalement consacré à la liquidation du transfert.
95. Si l'on parle du transfert au sens large, il ne saurait y avoir de
liquidation complète du transfert ; l'idée d'une relation interpersonnelle
qui ne mette en jeu aucune habitude antérieure, même ébauchée, ne
correspond à aucune réalité.
96. La liquidation du transfert doit donc être entendue comme
liquidation de la névrose de transfert, c'est-à-dire des répétitions
névrotiques inadéquates à la réalité présente.
97. L'achèvement de ce travail est un des principaux signes (ou le
principal signe) de la fin de l'analyse.
98. La perspective de la terminaison de l'analyse, la menace de la
perte du bénéfice primaire et secondaire de la maladie, déterminent
des régressions transférentielles telles que le retour de symptômes
disparus, des comportements infantiles.
99. La signification régressive de cette étape ultime de l'analyse
est celle des réactions suscitées par la perte de l'objet (sevrage, travail
du deuil).
100. La signification progressive de cette étape de l'analyse est
celle de la conquête de l'indépendance.
101. Une attention spéciale doit être portée à la défense par un
mécanisme pseudo-maniaque de fuite vers la réalité (passage à l'acte,
fuite dans la santé, idéalisation de l'analyste).
102. La réduction des formes régressives du transfert a pour corré-
latif le développement des formes progressives. Idéalement, une
analyse devrait se terminer par la concentration sur l'analyste de la
libido objectale.
103. La possibilité d'une liquidation complète de la névrose de
transfert a été contestée :
a) Pour des raisons de faits (I. Macalpine). La liquidation du
transfert s'achèverait souvent après l'analyse et en dehors de toute
observation analytique ;
b) Pour des raisons théoriques (W. Reich). La concentration de
la libido objectale sur la personne de l'analyste nécessite un « transfert du
transfert » ; les habitudes nouvelles acquises dans le champ psychana-
lytique sont destinées à être transférées dans la vie « réelle ».
LE PROBLEME DU TRANSFERT 113

Sur le plan théorique, il est très facile de résoudre le problème de la liqui-


dation du transfert. Sur le plan empirique, la question est beaucoup moins
claire. La littérature est à peu près inexistante. Certaines lumières pourraient
être apportées par la seconde analyse. Une seconde analyse, entreprise plus
ou moins longtemps après la fin de la première, devrait fournir un matériel
de choix" pour répondre à ces questions, et même le seul matériel valable,
à cause de l'insuffisance des observations cliniques fortuites ou partielles (1).
Sous ce rapport, il faut distinguer plusieurs catégories de cas :
I. — Le second analyste est, pour une raison ou pour une autre, substitué
au premier ; de tels cas n'apportent aucun matériel concernant la liquidation
du transfert ; on se trouve par définition en face d'une situation de transfert
non liquidée.
II. — La seconde analyse est entreprise pour des raisons thérapeutiques.
Pour de pareils cas, il y a des chances pour que la névrose de transfert ait été
incomplètement développée ou résolue.
III. — La seconde analyse est entreprise pour des raisons didactiques,
après une première analyse qui a abouti à une guérison clinique, au moins des.
symptômes les plus bruyants. Ce sont ces cas qui devraient fournir le matériel
de choix pour observer la destinée du transfert après la terminaison de l'analyse.
Cette méthode soulève certaines objections. Les analyses ne sont pas tout
à fait comparables ; la seconde est en principe entreprise par un analyste plus
expérimenté, avec une technique plus rigoureuse, en portant plus d'attention
au transfert de défense.
Notre matériel ne peut être employé qu'avec discrétion, et il est en outre
très réduit. Dans quelques observations, les améliorations appréciables et
solides que l'on constate sont liées à l'idéalisation de premier analyste, qui a
permis le développement ou l'intensification de certaines défenses : par exemple,
les formations réactionnelles contre l'agressivité, le développement de conduites
actives et « viriles » contre les tendances masochiques féminoïdes, les défenses
pseudo-maniaques contre les affects pénibles de la série de l'anxiété et de la
dépression. Il en résulte que le début de la seconde analyse mobilise le trans-
fert de défense et que le second analyste est perçu fréquemment comme une
figure dangereuse, beaucoup plus dangereuse que le premier, cette projection
s'appuyant par ailleurs sur une technique généralement plus rigoureuse.
L'étape suivante est alors représentée par des tentatives d'idéalisation du
second analyste.
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(1) S. Kacht observe que, lorsqu'on rencontre un ancien analysé dans le monde ou que, long-
temps après l'analyse, il vient consulter son psychanalyste, la rencontre se structure selon les
modalités du transfert, typiquement sur le type de la relation d'enfant à parent (communication
verbale). Cette observation suggère deux remarques. En premier lieu, le fait que la rencontre se
structure selon d'anciennes habitudes n'entraîne pas que la névrose de transfert n'ait pas été
liquidée ; il est impensable que l'analysé puisse traiter son analyste sans utiliser ses habitudes.
En second lieu, la persistance des habitudes anciennes est en rapport avec le fait que des habi-
tudes nouvellesne se sont pas développées ; dans le cas de l'analyse didactique, le développement
de relations professionnelles et amicales a une actiondestructivesur la relation de transfert ; tout
au moins, elle n'utilise et ne développe que certaines modalités du transfert analytique.
PSYCHANALYSE 8
114 REVUE FRANÇAISE DE PSYCHANALYSE

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Intervention de M. S. LEBOVICI

Notre intervention ne constitue en aucune façon une critique du


remarquable rapport de Lagache, mais tentera d'apporter une contri-
bution à la question du transfert en psychanalyse d'enfant.
La controverse entre les deux écoles : kleinienne et freudienne dont
Lagache a rappelé les principaux éléments semble pouvoir être mainte-
nant dépassée. Il paraît possible de présenter ici d'une façon schéma-
tique quelques éléments à partir desquels nos idées sur le transfert en
psychanalyse infantile pourront paraître plus claires.
Nous reprendrons la distinction faite par Lagache entre le transfert
et la névrose de transfert.
A) Nous étudierons d'abord la névrose de transfert.
1° Que cette névrose de transfert existe et qu'elle se constitue sou-
vent d'une façon quasi immédiate, cela ne fait pour nous aucun doute.
Nous avons vu souvent, dans les psychoses des transferts foudroyants
tel cet enfant arrivant dans notre box pour la première fois et y voyant le
lit qui déclarait : « C'est papa qui va m'opérera »
2° On peut souligner le rôle du déplacement des imagos dans la
névrose de transfert de l'enfant. Ce déplacement est évident après la
période de latence, lorsque les identifications oedipiennes sont consti-
tuées et lorsque le « surmoi » est devenu autonome. La névrose de trans-
fert se constitue alors de façon assez typique et l'analyste prend le rôle
du père ou de la mère.
Avant la période de latence la compréhension de la névrose de trans-
fert est plus difficile. En effet, les identifications se font sur un mode
partiel d'incorporation en présence d'un « moi » morcelé. On peut dire
que la névrose de transfert se construit sur l'automatisme des relations
anxieuses avec des objets frustrants. Dans ces cas Melanie Klein
parle de transferts qui associent les images du père et de la mère unis
dans un coït sadique. En fait, ces faits nous apparaissent comme très
tardifs, après de longues étapes de traitements.
3° Ceci nous amène à souligner la prudence avec laquelle les
LE PROBLEME DU TRANSFERT 117

interprétations de transfert doivent être données chez l'enfant.


Nous avons tenté de montrer au Congrès d'Amsterdam comment le
choix et la technique des interprétations de transfert dépendent en
grande partie du contre-transfert du psychanalyste.
4° En réalité, la discussion sur les interprétations de transfert chez
l'enfant semble liée en partie à des erreurs de compréhension sur la
nature même du transfert que le rapport de Lagache contribuera sans
doute à dissiper.
Ici, il nous semble que l'étude de la névrose de transfert dans le
hic et nunc des auteurs anglais paraît très précieuse. Nous citerons ici
ces quelques lignes d'Ezriel : « ... la psychanalyse permet d'étudier les
tendances du patient à transférer des situations relationnelles incons-
cientes dans ses situations relationnelles avec l'analyste dans le hic et
nunc. Les relations objectales inconscientes qui ont été formées dans le
passé, sont bien le résidu des conflits infantiles non liquidés, mais elles
existent et opèrent dans le présent. »
D'où trois conclusions :
a) Ne peuvent être interprétées que les relations apparentes dans le
hic et nunc ;
b) Les controverses sur la possibilité pour l'enfant, même jeune,
d'arriver à la compréhension génétique de ses relations interprétées,
sont sans valeur. Ce qui importe c'est que ces relations"opèrent dans la
névrose de transfert ;
c) Par contre, l'élucidation du transfert ne peut prétendre à per-
mettre la reconstitution du passé. La psychanalyse est une méthode
non génétique, anhistorique (Kurt Lewin).
5° Nous ne pensons pas que la psychanalyse d'enfant puisse éviter
les interprétations de transfert puisque précisément on peut définir le
traitement psychanalytique comme la méthode qui infléchit progres-
sivement les acting-out vers le transfert. Cette inflexion n'est possible
que. par la verbalisation du contenu de l'acting-out et des émotions qui
lui sont liées. Le rôle du psychanalyste d'enfant est donc essentiellement
verbal.
6° Nous dirons un mot de la liquidation des névroses de transfert
en psychanalyse d'enfant. Elle est souvent beaucoup plus longue qu'on
ne le croit, comme nous avons eu l'occasion de le vérifier après des
traitements très anciens. Ceci semble nous confirmer dans cette idée
que la fréquence des séances dans les traitements d'enfants peut être
assez réduite.
118 REVUE FRANÇAISE DE PSYCHANALYSE

B) Le transfert
Dans la psychothérapie d'enfants la notion de névrose de transfert
est dépassée par cette notion beaucoup, plus générale du transfert qui,
comme le montre le rapport de Lagache, peut avoir une valeur utile.
Nous nous associons pleinement aux conclusions de Mme Ida Macal-
pine sur l'importance de l'atmosphère psychanalytique dans la création
du transfert. Il y a pour l'enfant une valeur magique à cette réunion
entre lui et un adulte qui a une attitude nouvelle pour lui. Soulignons
d'ailleurs, que le jeu aussi apporte ses frustrations. Dans cette perspec-
tive le rôle de la verbalisation est dépassé par des perspectives qui pour-
raient être beaucoup plus larges. Nous pensons qu'on devrait étudier
ici les déconditionnements et les reconditionnements que peut créer la
psychothérapie infantile lorsqu'on envisage ses fondements basés sur la
notion du rôle, dont la valeur thérapeutique devra être précisée.

Intervention de M. BÉNASSY
Dans un rapport aussi dense, il est difficile de discuter autre chose
que quelques points de détail.
Beaucoup d'affirmations ne sauraient être rejetées ou approuvées
sans une méditation approfondie.
1. La classification en effets positifs et négatifs du transfert, semble
mettre surtout l'accent sur ce qui est utile, ou nuisible à la marche de
l'analyse, en définitive sur le malade.
Cette vue est-elle plus féconde que la classification classique qui
semble empruntée à la biologie : un transfert est à peu~près comme un
tropisme positif ou négatif; ce qui met l'analyste au centre du tableau ?
On peut se demander si la première classification ne risque pas
d'apporter dans l'analyse un point de vue normatif, ce qui est incompa-
tible avec une conception scientifique de la psychanalyse.
La classification classique donne à l'analyste la conviction qu'il est
au centre' des préoccupations du malade. Cette attitude n'aide-t-elle pas
en définitive l'analyse à progresser comme j'aurais tendance à le croire?
2. J'ai été fort heureux de retrouver appliquée au transfert sous la
plume de Lagache la distinction qu'avaient précisée Hartmann et Kris
en 1945, après d'autres sans doute, entre l'aspect dynamique et l'aspect
génétique de la psychanalyse.
Cette distinction permet de voir le problème avec plus de clarté.
Car l'aspect dynamique du transfert est couramment accepté par
les psychologues et les psychanalystes dissidents. Je pense à Lewin
LE PROBLEME DU TRANSFERT 119

d'une part, à Jung et à Karen Horney d'autre part et en effet cet aspect
est à peu près démontrable expérimentalement.
L'aspect génétique, j'aimerais mieux dire historique, est particulier
à la psychanalyse, et surtout à la psychanalyse freudienne. C'est une
hypothèse que nous proposons au malade, et qui n'a d'autre vérification
que la psychanalyse tout entière du malade (moi-même dans un essai
de démonstration de la preuve je n'ai guère démontré que l'aspect
dynamique).
Certes cette hypothèse est féconde, mais cette fécondité tout en
entraînant la conviction n'est pas une preuve absolue de sa véracité.
Jung, Karen Horney et Alexander ne font pour ainsi dire pas inter-
venir l'interprétation historique.
J'ai assisté à la Tavistock Clinic à des séances de psychanalyse de
groupe où notre ami Ezriel, qui se réclame de Lewin n'interprétai-
jamais que l'aspect dynamique actuel, du transfert, et dans des controt
verses amicales, il soutenait que ce point de vue était suffisant, et que
l'interprétation n'avait pas besoin d'être historique, le malade était
capable de trouver tout seul cet aspect. Vous avez entendu Lebovici
qui soutient à peu près le même point de vue quand il s'agit de la psy-
chanalyse d'enfants.
Personnellement je suis bien persuadé que l'interprétation histo-
rique rassure le malade et lui permet de structurer beaucoup plus rapi-
dement son passé vécu. Cependant il est remarquable qu'on puisse
douter de l'utilité même de l'interprétation historique.
3. Je voudrais encore signaler l'intérêt qu'il y a à suivre Lagache
lorsqu'il insiste sur l'importance dans le transfert de l'interaction dis-
position individuelle — environnement psychanalytique.
Je crois ce point de vue très fécond, mais il me semble qu'on doit
aller aussi loin que possible dans cette systématisation. Il est très juste
de concevoir que l'O (le malade) est dans un environnement psychana-
lytique qui comprend à la fois le psychanalyste et la situation analytique
créée par le psychanalyste ; dans ce milieu l'O (le malade) tente à la fois
de s'accommoder à cet environnement et de le modifier.
Mais il faut aussi se souvenir que le psychanalyste est lui aussi un O,
dans un environnement qu'il a créé et qu'il crée lui-même à chaque
instant, dont le malade fait partie. Il essaye de maintenir cet environ-
nement tel quel, et d'empêcher le malade de le modifier, afin de le forcer
à s'y adapter.
Le champ de forces serait essentiellement la somme, si je puis dire,
algébrique de ces poussées de signes contraires, et je crois que nous
120 REVUE FRANÇAISE DE PSYCHANALYSE

rejoignons ici ce que dans un langage bien différent Lacan, appelle la


dialectique du malade et du médecin.
4. Je voudrais maintenant aborder un dernier point et qui est pres-
que un point de méthodologie.
Lagache rapproche d'abord la répétition transférielle de l'effet Zei-
garnik — ensuite il comprend le rôle de l'analyste d'après le modèle
« laissez faire » de Lewin. Lagache sait bien que je suis entièrement
d'accord avec lui pour confronter chaque fois qu'il est possible les don-
nées de la psychologie expérimentale et celles de la psychanalyse, et
même quelquefois les théories de la psychologie avec celles de la psy-
chanalyse.
Mais lorsqu'il s'agit de l'effet Zeigarnik je me demande dans quel
sens on doit utiliser cette comparaison. En d'autres termes je crois que
c'est la psychanalyse ou plus précisément ce qu'on sait du transfert
psychanalytique qui est l'une des meilleures explications de l'effet
Zeigarnik.
Celui-ci apparaît originellement comme un phénomène appartenant
à la psychologie de groupe : si on interrompt plusieurs tâches poursui-
vies librement par le sujet, si on laisse le sujet poursuivre d'autres tâches
jusqu'à leur achèvement, les tâches interrompues sont plus souvent
remémorées que les tâches achevées.
Sans vouloir ici discuter la valeur de l'expérience de Zeigarnik, ni
ses résultats, je veux simplement insister sur ce point qu'en reprenant
ses expériences, on s'est bientôt aperçu qu'il y a dans les résultats
obtenus des différences individuelles considérables.
Autrement dit l'effet Zeigarnik se produit chez certains individus
•seulement, ceux dont la personnalité offre une structure précise. D'une
loi générale, l'effet Zeigarnik est devenu un test de personnalité. Quant
à l'explication on la cherche en faisant intervenir des concepts psycha-
nalytiques.
Certains sujets se souviennent moins bien d'une tâche inachevée,
car cet inachèvement est ressenti comme un échec et tout échec est une
blessure narcissique. Ceux-là ont tendance à oublier.
D'autres sujets, les plus jeunes, sont insensibles à la blessure nar-
cissique, ou plus exactement l'échec n'est pas une blessure pour eux,
ceux-là se souviendront par persévération seulement (principe de répé-
tition) de la tâche inachevée.
D'autres enfin se complaisent dans le souvenir de cette blessure
narcissique, soit pour y trouver des raisons de se dévaloriser, soit dans
l'espoir de faire mieux la prochaine fois.
LE PROBLÈME DU TRANSFERT 121
.

Et Rosenzweig en arrive à dire que c'est la persévération, le besoin


de répétition qui provoque le souvenir de la tâche inachevée, tandis
que c'est le refoulement de la réponse qui provoque l'oubli des échecs.
Loin de moi la pensée de vouloir substituer un effet Rosenzweig à
l'effet Zeigarnik, car Rosenzweig est entièrement nourri de théories
psychanalytiques et il est tout naturel qu'il tâche d'expliquer des phéno-
mènes expérimentaux par des théories psychanalytiques. Mais cela ne
nous aide pas à mieux comprendre les faits de transfert que nous obser-
vons dans notre pratique.
Je ne nie pas la similitude entre l'effet Zeigarnik et certains aspects
du transfert (en particulier les réactions qui se produisent lorsqu'en
fin de séance, le psychanalyste arrête le malade au milieu d'une chaîne
d'associations).
Mais je me demande surtout si l'effet Zeigarnik n'est pas dû à un
transfert. Je veux dire au sens classique à l'existence chez le sujet de
sentiments positifs ou négatifs à l'égard de l'expérimentateur.
Dans une recherche récente, encore inédite, C. Bénassy-Chauffard
a étudié le niveau d'aspiration. C'est en somme un test d'échec, donc de
frustration, mais où l'échec est un échec qu'on risque, qu'on s'impose
ou qu'on évite, suivant le niveau auquel on aspire. Cette recherche a pu
démontrer statistiquement qu'il existe des différences significatives à
un niveau de probabilité très élevé entre 3 groupes de sujets choisis
strictement au hasard, mais qui passent le test avec 3 expérimentateurs
différents A, B et C. Autrement dit l'influence de l'expérimentateur
entraîne sur le groupe tout entier une réaction de même sens. Il est
intéressant de noter que l'influence de l'expérimentateur s'étend non
seulement sur le niveau d'aspiration (la note que le sujet pense qu'il
atteindra) mais sur le niveau de jugement (la note que le sujet pense
qu'il a obtenue) et même sur le niveau objectif de la performance
(visser des boulons, activité pratique ; aussi bien que classification mul-
tiple de lettres, activité symbolique). Comme l'un des expérimentateurs
apparaissait particulièrement sévère (abaissement de la performance),
l'autre particulièrement aimable (élévation de la performance) et le 3 e
neutre bienveillant, il semble bien que l'attitude de l'expérimentateur
soit une variable fondamentale, et je pense qu'il s'est produit là un effet
de transfert.
Il est à noter que les 3 expérimentateurs étaient des psychologues
débutants (environ un an de pratique). L'expérience refaite avec 3 psy-
chologues chevronnés, choisis à dessein avec des personnalités « sociales »
très différentes les unes des autres, a donné d'autres résultats : aucune
122 REVUE FRANÇAISE DE PSYCHANALYSE

différence significative entre les 3 groupes pour les 3 mêmes notes,


aspiration-jugement-performance. Ne peut-on pas penser que les psy-
chologues entraînés ont acquis vis-à-vis du sujet passant un test une
attitude consciente ou inconsciente de bienveillante neutralité ?
Lagache a signalé un effet analogue en citant les travaux de Lewin
sur l'attitude du chef.
Mais dans le travail français dont je viens de vous parler il est à
remarquer que la consigne, les paroles prononcées étaient les mêmes
pour les 3 expérimentateurs. Seule l'attitude inconsciente était diffé-
rente.
Je crois que, comme en tout ce qui concerne le transfert, un simple
exemple comme celui-là, nous montre plus purement ce que la clinique
nous a toujours montré sans que nous sachions toujours le voir, le trans-
fert (la performance) est en définitive fonction du contre-transfert
(la personnalité inconsciente de l'expérimentateur.)
Et c'est pourquoi j'ai toujours une certaine appréhension quand je
vois des psychanalystes comme Ida Macalpine insister surtout sur le
côté frustrant de l'analyse, sans parler suffisamment me semble-t-il de
son aspect permissif.
Je sais bien qu'il est nécessaire d'attirer l'attention sur cet aspect
frustrant qu'on a tendance à oublier, mais il faut prendre garde d'équi-
librer frustration et permission. D'autant que les frustrations portent
avant tout sur le plan de l'actualisation, et les permissions portent avant
tout sur le plan de la verbalisation,c'est la vieille règle « on peuttout dire,
on ne doit rien faire». Mais c'est justement cette inégalité de traitement
qui oblige le malade à satisfaire ses désirs frustrés sur le plan de la ver-
balisation : en somme les frustrations ne font peut-être pas tout le
transfert, mais elles obligent à le verbaliser au lieu de le vivre.
Je me contenterai de ces quelques remarques, qui ne correspondent
qu'à une première lecture de ce rapport dont la densité mériterait des
commentaires bien plus approfondis et longuement médités.
Introduction à l'étude du transfert
en clinique psychanalytique ( 1)

par MARC SCHLUMBERGER

Freud nous a rapporté (15, 8, 12) comment il étudia l'hypnotisme


à Paris avec Charcot, la suggestion avec Bernheim et Liébault à Nancy,
comment il collabora à Vienne avec Breuer qui avait employé une
méthode « cathartique » de guérison des névroses sous hypnose ; puis,
comment il se sépara de Breuer et appliqua d'abord l'hypnose et la
suggestion à la seule "exploration du psychisme de ses malades et enfin
comment, démarche essentielle, il abandonna l'hypnose pour l'associa-
tion libre des idées, limitant son activité à celle d'un interprétateur
affectivement neutre.
Or, ce sont ces circonstances qui se sont montrées propices à la
compréhension d'un phénomène reconnu déjà par les anciens hypno-
tiseurs et que Freud après l'avoir isolé, a appelé le transfert.
- —
Et ce sont d'abord ses accidents qui ont permis de le pénétrer.
Quelle part eurent ces accidents dans l'invention de la nouvelle
méthode, Freud ne nous le dit pas expressément ; mais il raconte, par
exemple, qu'un jour l'une de ses malades, en se réveillant du sommeil
hypnotique, s'était jetée à son cou (15) ce qui fit qu'il abandonna, dans
ce cas, la poursuite du traitement par l'hypnose. Il se rendit compte
alors que Breuer avait sans doute été victime d'un incident du même
genre de la part de la célèbre hystérique des « Studien über Hysterie » ;
mais Breuer avait toujours fait remarquer que sa malade présentait
un « développement sexuel étonnamment insuffisant » (8) et ce fut sans
doute trop pour lui que de reconnaître d'un coup, et la tension libidinale

(1) Rapport présenté à la XIVe Conférence des Psychanalystes de I,angue Française,


tenue à Paris, le ier novembre 1951.
124 REVUE FRANÇAISE DE PSYCHANALYSE

à l'oeuvre dans le «rapport » entre le médecin et la malade sous l'effet


de l'hypnose — et l'origine sexuelle de l'hystérie, surtout dans un cas
où la sexualité avait justement l'apparence de faire défaut. Il n'en était
pas de même pour Freud chez qui des mots, du même Breuer pourtant,
de Charcot, de Chrobak, sur l'importance du facteur sexuel dans les
névroses, mots oubliés après le premier étonnement, avaient néanmoins
laissé leurs traces.
Freud, tout prêt à reconnaître l'étiologie sexuelle des névroses,
abandonna l'hypnose et inventa la psychanalyse : sans doute pensa-t-il
éviter ainsi, par surcroît, les accidents bruyants du transfert erotique.
Il analysa Dora en 1899 (9) et, après trois mois, il se trouva nez à nez
avec le transfert négatif qui mit à ce traitement une fin prématurée.
Mais la signification du transfert était découverte, sous ses formes
positives et négatives et — par deux fois — sous son aspect d'opposition,
de résistance à la cure.
En bref, le transfert est une attitude affective particulière manifestée
par l'analysé à l'égard de son analyste, sans que ce dernier l'ait provo-
quée d'aucune façon. Cette description sommaire — nous dirons celle
du transfert au sens large — va nous conduire à lever une ambiguïté qui
s'attache à ce terme du fait que, dans la pratique psychanalytique,
« transfert » est pris en tant que signifiant, à la fois, un phénomène et
les tendances et qualités affectives particulières par quoi il se fait
connaître — qu'elles soient positives, négatives, ambivalentes ou,
quantitativement, fortes ou faibles.
Freud avait d'abord parlé de « transferts », au pluriel, comme de
cas particuliers, dans le rapport malade-médecin, du phénomène mental
plus général déjà décrit sous le nom de déplacement, l'une des pierres
angulaires dé la théorie économique des pulsions.
Le malade fait des transferts ; il déplace, il transpose sur la personne
de son médecin des attitudes affectives — et ceci complète la définition
précédente — des attitudes de l'enfance qui, du fait du refoulement,
sont aujourd'hui inconscientes. Le malade ressent (au lieu de se remé-
morer comme nous le verrons dans un instant) et l'analyse du transfert
consiste à rendre à la conscience le souvenir de ce qui est ainsi éprouvé.
Il peut arriver que le transfert s'intensifie et que certains malades, ces-
sant d'être en état de relâchement musculaire, se mettent à « agir »,
c'est-à-dire que — pour soulager leurs tensions affectives inconscientes
ressenties comme intolérables — leurs voies efférentes s'ouvrent à la
décharge des pulsions. Le transfert est alors « joué », c'est l'acting out,
révélateur certes mais difficile à analyser, pierre d'achoppement des
INTRODUCTION A L'ETUDE DU TRANSFERT 125

deux cas dont il était question plus haut et qu'en français nous pourrions
peut-être appeler « actes de transfert ».
Freud, dans son analyse de Dora (9), écrit : « On peut dire que,
généralement, la production de nouveaux symptômes cesse pendant
la cure psychanalytique. Mais la productivité de la névrose n'est
nullement éteinte ; elle s'exerce en créant des états psychiques parti-
culiers, pour la plupart inconscients, auxquels on peut donner le nom
de transferts. »
Le transfert, dont c'est ici le sens étroit, est ainsi apparenté au
symptôme névrotique, et son économie et sa dynamique sont les mêmes
que celles du symptôme névrotique que Freud, en 1926, définit ainsi :
« Conséquence du processus de refoulement, le symptôme est le signe
et le substitut d'une satisfaction instinctuelle restée en suspens » (11).
Le moteur du transfert sera cette satisfaction instinctuelle restée en
suspens et qui demande à se satisfaire'par le transfert mieux que par
le symptôme, car il aura sur celui-ci l'avantage d'offrir l'espoir d'une
réelle décharge de tension.
La névrose tout court tend ainsi à devenir une « névrose de transfert »
et la pression de cette tendance est signifiée, chez le patient, par une
« disposition au transfert » sous l'empire de pulsions insatisfaites, non
liées, en quête d'investissements.
En ce qui concerne la relation du transfert à l'hypnose, on peut
dire que cette dernière crée et exploite au maximum un état de trans-
fert amoureux comme Freud l'a expliqué dans sa Psychologie collective
et analyse du Moi (16). Il y dit que « le rapport hypnotique consiste en
un abandon amoureux total à l'exclusion de toute satisfaction sexuelle ».
Ces pulsions instinctuelles à but inhibé sont inconscientes mais elles
sont décelables dans les fantasmes et dans les rêves, et ce sont elles qui
tendent, par leur « disposition au transfert » à produire, en analyse, le
phénomène du transfert.
Mais, en partie aussi, ces pulsions échappent au refoulement sous
des formes déguisées et ont accès dans la conscience qui les tolère et où
elles peuvent être éprouvées librement sous la forme de sentiments
tendres. Le Moi conscient ignore absolument leur origine et leur but
primitif; il ignore que ces dérivés sont les véhicules potentiels des pul-
sions dont ils sont les émissaires. La somme de ces pulsions tolérées par
la conscience et admises à chercher un objet de décharge sous une
forme sublimée peut s'appeler, descriptivement, une « déposition à
Rattacher » qui se nourrit encore à une deuxième source que nous
verrons lors de l'examen du point de vue structural.
126 REVUE FRANÇAISE DE PSYCHANALYSE

Cette « disposition à l'attachement », lorsqu'elle s'extériorise à l'égard


de l'analyste prend le nom de « transfert positif » au sens limité de
confiance affectueuse — et c'est là une troisième signification du terme
de transfert qui est celle que nous avons en vue quand nous disons d'un
patient, qu'il fait un « bon » transfert, un transfert « solide ».
En résumé, le terme de transfert a une triple acception, soit qu'il
désigne : a) Dans le sens large de la pratique courante, toutes les mani-
festations des attitudes affectives de l'analysé envers son analyste, qui
ne sont pas provoquées par les circonstances et qui sont la traduction
du suivant ; b) Au sens étroit, un phénomène analogue à un symptôme,
qui tend à s'organiser en névrose de transfert ; et c) Sous le nom de
« transfert positif », au sens limité, une affection confiante à l'égard
de l'analyste qui provient de. pulsions entravées dans leur but et
désexualisées.
Bien entendu, cette dernière attitude est sous-tendue par la « dispo-
sition au transfert », au sens étroit, qui signe la pression des instincts
refoulés qui tendent à émerger, mais qui n'anime encore que des
fantasmes et des rêves ; et souvent d'ailleurs, ces pulsions viennent en
surface dès le début.

Anna Freud, dans son travail sur Le Moi et les mécanismes de défense (6)
distingue le transfert de pulsions et le transfert de défenses. Il s'agit
ici de l'origine des affects éprouvés dans le transfert, suivant qu'ils
traduisent les pulsions refoulées du « Ça » — ou les défenses opposées par
le Moi à leur décharge. Dans l'espoir d'obtenir la décharge, par le
transfert, des tensions créées par le refoulement, le Moi du sujet colla-
bore à l'analyse, le transfert est positif. Cette tendance favorable est
renversée lorsque le Moi déclenche ses défenses contre les pulsions.
Sous l'influence de ces opérations, le transfert devient négatif, hostile,
ou tout au moins ambivalent.
Les choses seraient ainsi relativement simples s'il ne fallait tenir
compte de quelques complications. En effet, nous venons de voir
le « transfert positif » devenir hostile du fait des efforts de refoulement
entrepris par le Moi contre la prise de conscience. Or, ce transfert
négatif est une résistance à l'analyse, généralement la première à se
faire sentir, et qui se répète tout au long du traitement. Le Moi y
emploie et y révèle l'arsenal de ses moyens de défense, du refoulement
à tous les mécanismes particuliers que nous connaissons.
Un patient manifestera, par exemple, de la passivité s'il combat
INTRODUCTION A L'ETUDE DU TRANSFERT 127

ainsi son agressivité — une absence marquée d'affects s'il isole — des
sentiments ou des propos contradictoires alternants s'il annule — des
crampes, des douleurs, des paresthésies, des sensations de chaleur ou
de froid, toute espèce de troubles physiques, s'il réagit sur le mode
somatique — ou il aura des obstructions dans le cours des associations
d'idées, des paroles vides de sens, des coq-à-l'âne, des silences prolon-
gés, des retards aux séances, des désirs de s'en aller ou d'arrêter la cure,
une raideur de tout le corps, s'il se défend par le refoulement.
Mais le transfert comporte une autre résistance, une résistance
intrinsèque, imparfaitement nommée résistance de transfert et qui
serait mieux désignée par les termes : la résistance du transfert.
Nous avons vu que le transfert, au sens étroit, était comparable à
un symptôme et qu'il désignait un phénomène survenant au cours de
l'analyse : les états affectifs refoulés, au lieu de répondre aux efforts
appliqués à les rendre conscients, n'étaient pas remémorés, mais
éprouvés comme actuels à l'égard de l'analyste. Le transfert au sens strict,
est le substitut d'une prise de conscience. Jusqu'à l'apparition de ce phéno-
mène, la « disposition au transfert » due à la tendance des pulsions refou-
lées à chercher à se détendre par l'investissement d'objets, la confiance
affectueuse du transfert positif au sens limité, jointe au désir de soulager
les souffrances que lui faisait subir sa névrose, étaient, pour le patient,
des facteurs d'attachement au traitement qui donnaient un sens positif
à ses relations avec son analyste et — les manifestations de défense du
Moi mises à part — dans l'ensemble, sinon pour les mêmes raisons,
l'analyste et l'analysé travaillaient dans le même sens.
Maintenant, leurs chemins vont s'écarter. Le patient éprouve des
affects, il veut les « vivre » par rapport à l'analyste, il n'a plus d'autre
intérêt. C'est pourquoi le travail de l'analyse, qui vise à rendre conscient
ce qui est inconscient, rencontre là une résistance majeure. Ce phéno-
mène d'actualisation du transfert des pulsions instinctuelles refoulées
pourrait se comparer à une cristallisation que l'analyste, par l'inter-
prétation, veille à tenir modérée ; et il est de fait, qu'en y prenant garde,
il est rare de se trouver soudainement confronté par la prise en masse
du transfert. Le plus souvent, le processus s'amorce et se déroule par
de petites cristallisations et Freud (18) a indiqué l'instant où l'on pou-
vait voir le phénomène in statu nascendi : c'est au moment d'un silence
inhabituel, d'un blocage inattendu des associations d'idées (blocage
qui n'est pas l'oeuvre du Moi se servant d'un système de défense spé-
cifique, comme, par exemple, l'inhibition chronique de la pensée, ou
l'isolement, caractéristiques de la névrose obsessionnelle). A ce moment,
128 REVUE FRANÇAISE DE PSYCHANALYSE

l'on peut rétablir à coup sûr le courant des associations d'idées en inter-
prétant le silence comme étant l'effet d'une pensée interférente concer-
nant la personne de l'analyste.
La « résistance du transfert » se produit toujours avec plus ou moins
d'intensité suivant les cas. Mais comme l'actualisation des pulsions
refoulées ne s'opère pas sans être soumise au champ d'influence des
défenses du Moi, c'est un compromis entre le Moi et les pulsions qu
va se manifester, comme dans un symptôme névrotique. Et si l'on
rencontre bien des transferts de pulsions pures, dans l'hystérie sur-
tout — la résistance du transfert s'organisera sous la forme d'une
névrose de transfert.
Pendant un court moment, parfois pendant des jours, le malade
sous l'influence de la résistance du transfert, cesse de coopérer : il suit
mal, ou il ne suit plus, la règle de l'association des idées ; il se détourne
des buts de l'analyse ; comme on l'a dit, s'il accepte d'être soigné, il
ne se soucie plus d'être guéri. Les manifestations cliniques de l'actua-
lisation du transfert peuvent être très discrètes mais, au plus fort des
accès, l'analysé est tout entier sous l'empire de ses sentiments. Il est
rebelle à toutes les interprétations et votre neutralité l'irrite. S'il aime,
il vous l'avoue ; il désire recevoir des marques d'affection et s'applique
à en donner : tout ce que vous faites est bien, tout ce que vous dites est
bon ; s'il hait, sa passion l'incite à tout critiquer, il cherche à vous
prendre en faute — votre quartier, la couleur de vos murs, vos façons
lui déplaisent : tout lui est bon pour être désagréable ; ou s'il éprouve
de la culpabilité, de la honte ou de l'angoisse, c'est vous qu'il met en
cause et votre insensibilité vous est reprochée, quand vous n'êtes pas
tout bonnement taxé d'impéritie !
C'est à ces occasions que certains patients produisent des « actes
de transfert » : l'affect n'est plus simplement éprouvé au lieu d'être
remémoré, il est agi sous une forme affectueuse ou hostile. Je ne décrirai
pas tout ce qu'un patient peut faire, depuis la malade (mettons que
ce soit l'une de deux soeurs qui, petite, se sentait la moins aimée) qui
se lève et arpente votre bureau en exigeant impérieusement, sous peine
de ne plus remettre les pieds chez vous, l'assurance que vous la préfé-
rez à toutes vos autres clientes, jusqu'au malade furieux qui jette par
terre vos coussins et menace de tout casser, quand il ne va pas jusqu'à
briser quelque objet. Ce sont des actes de transferts singuliers, qui ne
doivent pas fausser le tableau d'ensemble parce que leur côté specta-
culaire les distingue. En général, l'acting out est plus discret, comme,
par exemple, celui de cette patiente — déjà depuis un certain temps en
INTRODUCTION A L'ÉTUDE DU TRANSFERT 129

analyse et en état de transfert positif — qui un beau jour, reste assise et


déclare qu'aujourd'hui il lui est impossible d'associer, qu'elle doit
parler de « ses ennuis actuels » qui sont « sans rapport avec l'analyse » et
qui sont dus à sa fille ; celle-ci est « impossible », elle ne lui donne que
des soucis, et il faut la plaindre d'avoir un enfant aussi difficile. Rien
n'arrête ses doléances qui, pour n'être pas tout à fait nouvelles, ont
pris une ampleur extraordinaire, et elle refuse de s'étendre sur le divan.
Toute la séance y passe, qu'elle termine en disant que c'est stupide de
perdre son temps comme ça, car elle sait bien que ça ne mène à rien, elle
ne s'attend à aucun conseil, mais c'était plus fort qu'elle. A la séance
suivante, elle s'étend comme à l'accoutumée : « J'aurais dû vous rap-
porter un rêve, la dernière fois », dît-elle, « le voici : un homme qui
ressemblait au professeur que j'adorais dans mon enfance, me faisait
un clin d'oeil coquin, pas du tout dans ses manières. J'en étais agréa-
blement émue et, puisqu'il faut tout dire, il me faisait un peu penser
à vous. Il y avait aussi, dans le rêve, une petite scène sans rapport avec
le reste : on piochait, et l'on sortait de terre une espèce d'affreux foetus ».
Cet exemple qui me paraissait simple, montre une fois de plus les
difficultés qu'on rencontre à communiquer les fondements de l'inter-
prétation d'un moment quelconque de l'analyse, sans donner quantité
de détails. Toujours est-il, en quelques mots, que cette patiente avait
fait un « acte de transfert » qui reproduisait les faits anciens autour
desquels s'agglutinait sa névrose. Elle avait eu une soeur qui était
morte avant sa propre naissance : toute sa petite enfance, cette soeur
morte lui avait été imposée comme un modèle de vertu qu'elle n'égalait
jamais malgré tous ses efforts. Vers 6 ans, elle s'était éprise du profes-
seur qui apparaissait dans son rêve et l'analyse de la situation d'enfance
faisait supposer qu'elle avait désiré avoir un enfant de ce substitut
paternel qu'elle dotait de toutes les excellences — un enfant (ce devait
être une fille) qui eût, à la fois, réalisé ses désirs oedipiens, compensé
pour sa mère la soeur morte, assouvi sa haine contre ce fantôme exem-
plaire définitivement rendu à la terre, et renfloué sa propre estime. La
scène de transfert — cette soudaine sortie- sur l'imperfection de sa
fille — remplaçait la remémoration de ses désirs d'enfance bafoués.
Elle aurait dû se traduire, en paroles, ainsi : « Je ressens en ce moment
— « actuellement » — à votre égard ce que j'ai ressenti envers le pro-
fesseur (mon père) dans mon enfance ; vous êtes l'objet de mes pulsions
sexuelles (le clin d'oeil coquin). Mais, parce que le tabou de l'inceste,
mon expérience, d'échecs cuisants, l'inexprimable agressivité envers
ma soeur que je retourne contre moi, me condamnent (par régression)
PSYCHANALYSE 9
130 REVUE FRANÇAISE DE PSYCHANALYSE

à n'avoir que de « mauvais » enfants (foetus-excrément), j'exprime mon


amour pour vous — sous la forme de la conséquence fatale de mes
désirs punis qui en est l'exact équivalent — en éprouvant l'affliction
d'avoir un mauvais enfant et le désir d'être consolée. »
L'accès passé, l'analyse reprend. Elle rencontre alors une troisième
résistance que Freud appelle la résistance de l'inconscient (11) et dont les
incidences se font aussi sentir, dans le transfert. Il s'agit d'une parti-
cularité du mode de satisfaction des pulsions refoulées, l' automatisme
de répétition, qui se manifeste par une persévération à décharger les
pulsions erotiques telles quelles, dans les conditions, sous la forme et
avec les buts que les circonstances de l'enfance et les dispositions inhé-
rentes au sujet leur ont fait prendre et qu'elles conservent comme un
cliché (Freud, The dynamics of transference, 18). L'évolution de l'ana-
lyse est freinée par cette adhérence à des conditions et des modes de
satisfaction toujours semblables auxquels sont fixées les pulsions.
Sous l'influence de l'automatisme de répétition, l'allure du transfert
est stéréotypée, monotone et visqueuse, ponctuée d'impatiences et de
rages, de plaintes et de désespoirs.

Observons maintenant les choses du point de vue structural, du


point de vue de la division de l'appareil psychique en trois instances. Le
transfert, en analyse, étant la répétition envers l'analyste d'états affectifs
inconscients éprouvés dans l'enfance à l'égard d'autres personnes — ces
autres personnes sont « d'anciens objets d'investissement instinctuel »
dont nous devons nous occuper. Or, l'ancien objet d'une pulsion, pour
qu'il existe encore, doit nécessairement avoir été intériorisé pour devenir
une représentation, une image. Nous savons que cette intériorisation,
d'abord appelée « introversion » suivant un mot de Jung, se fait par le
processus de l'introjection (ou incorporation), qui aboutit à une iden-
tification — mode primaire du rapport d'une pulsion instinctuelle à
son objet ; et nous savons aussi qu'au stade objectai toute frustration
entrave la pulsion dans son but et entraîne une régression à l'identi-
fication qui fait que l'objet abandonné est intronisé dans le Moi. Parmi
les objets abandonnés ainsi incorporés, il en est qui jouent un rôle
efficient dans la conduite du Moi et qui prennent le nom d'imagos ;
celles-ci forment au sein du Moi une entité particulière : l'Idéal du Moi,
ou Surmoi, où le rôle prépondérant est tenu par l'image des parents ou
de leurs substituts.
INTRODUCTION A L'ÉTUDE DU TRANSFERT 131

Or la situation analytique va mettre en lumière un phénomène de


la vie courante tout à fait général dont la description fera penser à une
fantasmagorie. C'est le re-déploiement des imagos, et, au premier
chef, de celles des parents. « Héritier » du complexe d'OEdipe à son
déclin, le Moi Idéal, ou Surmoi, tend à se résoudre à nouveau en ses
progéniteurs par une re-projection de ses imagos, — tendance que
partagent toutes les autres identifications qui, du fait de leur rôle
efficient, voisinent avec le Surmoi. Cette re-projection est l'oeuvre
d'une certaine quantité de libido objectale, restée flottante, non liée,
déplaçable, recherchant à s'employer (à se décharger), et qui, inclinée
par l'automatisme de répétition, tend à réinvestir de préférence les
imagos des anciens objets abandonnés, leur conférant à nouveau la
qualité d'objets extérieurs. Cette ré-objectivation est prête à se faire
sur n'importe qui, même sur n'importe quoi qui soit pourvu de quelque
valeur symbolique, et c'est ce que nous avons déjà appelé « la disposition
au transfert ».
L'analyste n'a pas, en vérité, de position privilégiée comme piège
à imago sinon celle qu'il partage avec d'autres qui, présumés propres
à soulager, font office de parents et qui sont pourtant moins bien placés
que l'aviateur, la vedette, que le chef ou le magicien — et sinon que,
précisément, l'analysé s'attende, inconsciemment, à retrouver chez le
médecin les pouvoirs surnaturels, la puissance magique, que celui-ci
est présumé posséder du fait de sa fonction héritée du sorcier. Mais le
captage des imagos est l'oeuvre de la méthode spéciale à l'analyse : dans
l'atmosphère calme, neutre et bienveillante où elle se poursuit, les
imagos projetées sur la personne de l'analyste se laissent intercepter
par l'écran qui leur est fidèlement offert et sur lequel elles prennent
peu à peu leur figure et leur vie.
Du fait de la « disposition au transfert » le patient re-projette ses
imagos, parfois même dès avant de vous avoir vu, comme il le montrera
par exemple dans les rêves qu'il pourra avoir au reçu de la lettre qui lui
fixe un premier rendez-vous. Mais s'il commence à transférer dès le
début de l'analyse, ce ne sera que lorsqu'il se trouvera dans un état
de confiance — l'analyse étant suffisamment amorcée — que ses imagos
prendront assez de corps pour pouvoir être interprétées et reconnues
par le patient comme d'anciennes représentations. La situation de
transfert devient alors révélatrice des plans de clivage du cristal psy-
chique : celui-ci se désassemble sous nos yeux suivant ces plans et les
parties qui provenaient du monde extérieur y font retour. L'analyste
se voit identifié tantôt au père, tantôt à la mère ou aux frères et soeurs
132 REVUE FRANÇAISE DE PSYCHANALYSE

du patient, aux personnes diverses qu'il avait introjectées dans son


enfance. Mais de toutes ces figures, les plus constantes et les plus forte-
ment marquées sont celles des parents ou des personnes qui ont joué
leur rôle.
L'attitude affective du patient décrite tout à l'heure à propos de la
naissance du transfert, commence à pouvoir s'interpréter lorsque les
imagos se précisent : la nostalgie, les désirs, les espoirs, les colères, les
craintes qu'il éprouvait, peuvent maintenant retrouver leur rapport
avec leur véritable objet et, quand on parvient ainsi à rattacher un état
affectif — actuellement éprouvé dans la séance — aux personnes et aux
circonstances qui en furent l'origine, c'est pour l'analysé un moment
de surprise féconde, où il prend conscience de la façon dont « il mésin-
terprétait le présent en termes du passé » suivant l'heureuse expression
de Fenichel (4), une étape d'inestimable valeur pour l'évolution de la
cure.
Le déplacement sur l'analyste des imagos des parents ne permet
pas seulement de faire ressortir les rapports affectifs entretenus avec
elles, mais aussi de voir l'évolution de ces rapports se faire sous nos
propres yeux. L'étape oedipienne est particulièrement importante et
frappante, où l'on voit le complexe d'OEdipe s'amorcer, se nouer et se
défaire. C'est une scène qui se joue à trois, comme le montre l'exemple
suivant d'un début d'OEdipe :
L'analyse d'un homme marche régulièrement. Le patient fait un
transfert positif, ses défenses se laissent bien interpréter, la projection
de ses imagos m'ont fait tour à tour père, mère et soeur rivale — ce qui
a permis de mettre au jour un certain nombre d'attitudes inconscientes
en rapport avec eux.
— Un jour, il rapporte un fantasme qu'il vient d'avoir : « En vous
attendant », dit-il « j'avais un sentiment curieux, pas exactement une
anxiété, mais une sorte d'inquiétude : je me représentais m'aventurer
dans un élément nouveau, comme une promenade au fond de la mer,
et je sentais que vous pouviez survenir d'un instant à l'autre et me
surprendre. Je ne me sentais rien faire ni penser de mal, et pourtant
j'ai eu l'impression que vous alliez me prendre par la main et m'emmener
comme on entraîne quelqu'un vers la prison ».
— Au cours de la séance et contre son habitude, le patient est
distrait de ses associations d'idées par ce qui l'entoure et lui, qui était
toujours totalement indifférent aux bruits divers qu'il pouvait entendre,
se surprend à dresser l'oreille quand il perçoit le faible écho d'une
conversation au téléphone quelque part dans l'appartement. « Oui »,
INTRODUCTION A L'ÉTUDE DU TRANSFERT I33

dit-il, « je suis distrait par cette voix de femme que j'imagine être celle
de votre femme. Je vous avoue que je ne m'occupais plus de l'analyse,
que j'étais tout attentif à cette voix, à tâcher de saisir, quelque bribe
de ce qu'elle disait, et que je ne pouvais pas me détacher du désir de
l'écouter ».
En faisant même abstraction de tout le matériel analytique précé-
demment recueilli, on peut voir comment le patient s'engageait dans la
situation oedipienne à ce moment précis de l'analyse, en faisant un
transfert bifide simultanément sur deux personnages : son analyste
vis-à-vis duquel, s'organisait son hostilité, encore que sous une forme
infléchie — et sur la voix (personnifiant ma femme) qui avait capté
toute son attention et dont il ne pouvait détacher son désir.
Je viens de dire que le patient du précédent exemple avait rapporté
une pensée qui lui était venue en dehors de la séance, pendant qu'il
attendait. Ce détail invite à prendre garde aux réactions du transfert
qui se produisent à l'extérieur de l'analyse — exclusion qui est une
forme de résistance très commune — soit qu'il s'agisse de dérivations
sur d'autres personnes vis-à-vis desquelles le patient ressent ou agit
ce qu'il éprouve en fait à l'égard de son analyste, soit qu'il isole ses
sentiments en refoulant leur expression pendant la séance et qu'il les
éprouve juste avant ou juste après le rendez-vous. Bornons-nous à cette
dernière situation : au plus près de l'exclusion de l'analyse, une part
importante du transfert se joue sur le palier, et chaque analyste en a
de nombreux exemples.
— Soit une première séance à la rentrée de vacances : le patient,
dont l'attitude rigide, pauvre en affects, sert à combattre des pulsions
hostiles qu'il s'est défendu d'éprouver jusqu'ici, sonne à la porte.
On tarde à lui ouvrir ; il sonne à nouveau. La séance s'amorce, parti-
culièrement creuse : il ne sent rien, il ne pense à rien, et ainsi de suite.
Ce n'est qu'en le poussant que j'arrive à savoir qu'il avait eu une réac-
tion de transfert entre les deux coups de sonnette ; le temps d'un éclair,
il pensa que j'avais été mis à mal dans un accident, même que j'étais
peut-être mort. Ce sentiment correspondait et remplaçait la remémo-
ration d'une situation réelle de son enfance.
— Ou bien cet autre cas : j'ai fait savoir à l'avance à une patiente
la date de mon départ pour quelques jours à Pâques. Elle reste appa-
remment indifférente, mais elle commet un lapsus au cours de ses
associations d'idées ultérieures : « Quand avez-vous dit que vous
veniez ? », dit-elle soudain. A la séance suivante, elle est légèrement
hostile, ce qu'elle exprime d'abord en me disant que j'ai l'air fâché.
134 REVUE FRANÇAISE DE PSYCHANALYSE

Au cours de cette séance, elle est réticente et fermée, jusqu'à ce qu'elle


fasse part d'un malaise datant de la fin de la dernière visite. Ça a
commencé en sortant, sur le pas de la porte, mais elle ne sait pas pour-
quoi. « Mais si, cherchez, rappelez-vous », lui dis-je, et alors elle se
souvient de ce que j'avais remarqué, qu'elle avait eu un petit geste
comme pour me fermer la porte au nez en partant. Ceci nous permit
de travailler la forme hostile que prenaient ses réactions dès qu'elle
éprouvait des désirs positifs.

Voilà par conséquent pour les imagos du transfert et les pulsions


qui les investissent. Ce qui va maintenant nous intéresser, c'est une
forme particulière du comportement de transfert- du patient vis-à-vis
de l'analyste, miroir de ces imagos. Jones écrit (20, p. 471) : « M. Janet
a constaté que l'attitude de ses patients à son égard ressemblait à celles
d'enfants envers leurs aînés. » Cette observation de Janet s'applique
très bien à ce qui se produit dans l'analyse, et l'attitude décrite ne nous
étonne plus depuis que nous avons constaté que ce sont les imagos des
parents (le Surmoi) qui jouent le grand rôle et que ce sont elles qui sont
le plus intensément re-projetées. L'analysé s'attend et cherche toujours
à être loué, blâmé, félicité, puni, encouragé, morigéné, embrassé ou
battu et, lorsque ces témoignages du rôle parental qu'il souhaite voir
jouer par l'analyste ne lui sont pas donnés, il se sent mal à l'aise ou
frustré. Il a une démangeaison de savoir et si, quelquefois, il y a une
réelle lacune dans ses connaissances, le plus souvent on reconnaît chez
lui l'enfant qui mitraille son entourage de questions que les réponses
les plus patientes n'épuisent jamais. Une autre forme très générale'
qui révèle une attitude d'enfant du patient en analyse est le besoin
d'être conseillé et guidé, pour tout, pour le moindre problème, pour
un choix futile : « Qu'est-ce que vous feriez à ma place ? », demande-t-il,
et chaque fois la réticence de l'analyste provoque une réaction de dépit,
même si elle est bien comprise comme nécessaire à la cure.

«Qu'est-ce que vous feriez à ma place ?» — Cette phrase me


rappelle une courte, scène qui m'a été contée, et qui servira d'intro-
duction à encore un nouvel aspect du transfert qui apparaît déjà.
— Un petit garçon de 4 ans et quelques mois est à la campagne
avec sa mère qu'il aime tendrement et, visiblement perplexe, dit à
INTRODUCTION A L'ÉTUDE DU TRANSFERT 135

son père qu'il ne voit, que quelques heures par semaine et qu'il désire
beaucoup accompagner : « Papa, si maintenant ta maman va à la ferme
et que ton papa va dans le bois, et que tu es un petit garçon de 4 ans,
— qu'est-ce que tu fais ? » Le père propose une solution conciliante
et demande : « Et toi, qu'est-ce que tu fais ? — Je fais comme papa »,
répond l'enfant rasséréné.
Nous avions laissé le patient re-projetant sur son analyste les imagos
qu'il avait introjectées, pour voir que ces imagos redevenaient les objets
des pulsions instinctuelles dont elles avaient été auparavant investies
dans l'enfance, et qu'elles se nouaient en un complexe d'OEdipe — et
pour examiner le comportement de transfert de l'analysé vis-à-vis de
l'analyste dans ces circonstances ; nous avons constaté qu'il se conduisait
comme un enfant, et l'histoire s'était imposée du petit garçon imitant
Itout naturellement le comportement de son père qui le tirait d'embarras.
Ce n'est évidemment pas pour dire que l'attitude d'un adulte soit pué-
rile s'il cherche les conseils de quelqu'un à qui il se fie : c'est même
souvent le contraire, car nous connaissons le névrosé incapable d'accep-
ter le moindre avis. Mais, chez l'enfant, il y a autre chose qu'un confor-
misme utilitaire. L'enfant de tout à l'heure faisait une réelle identi-
fication comme il l'avait montré par d'autres signes, et c'est ce
phénomène-là qui est le nouvel aspect du transfert qui nous
occupe.
Au déclin du complexe d'OEdipe, les pulsions instinctuelles objec-
tales reviennent au mode primaire de l'identification qui aboutit à la
création du Surmoi (13). Et si nous avons vu l'analysé projetant ses
imagos et les investissant — nous voyons aussi qu'il est en même temps
occupé tout autant à réintrojecter ces imagos pour obéir aux besoins
narcissiques d'identification. Il en est dans l'analyse tout à fait ce que
Freud avait dit du couple hypnotiseur-hypnotisé, qu'il formait une
« foule à deux » où le Moi remplace son Moi Idéal par un objet exté-
rieur (16).
L'analyste est l'objet de constantes introjections de la part de l'ana-
lysé, d'abord — évidemment — sous laorme même où il est vu du
fait des projections d'imagos antérieures, puis, peu à peu, avec plus de
réalité. De ce fait, l'analyste se trouve devenir une annexe de l'appareil
psychique de l'analysé, un Surmoiparasite comme le disait Rado en 1924.
Si la projection d'imagos permet au Moi du sujet de prendre conscience
de ses relations avec son Surmoi et d'amender les impératifs archaïques
régissant leur commerce, Strachey (27) — adoptant les vues de
Melanie Klein sur l'introjection des bons et des mauvais objets — pense
I36 REVUE FRANÇAISE DE PSYCHANALYSE

que la modification définitive de ces rapports n'est obtenue que grâce


à cette tendance à introjecter l'analyste ; c'est, installé dans la place,
pour ainsi dire, comme Surmoi auxiliaire, que l'analyste obtiendrait,
par petites étapes au cours d'un long travail de confrontation, la trans-
formation de structure recherchée.
Lorsqu'il était question précédemment, de la « disposition à s'atta-
cher », l'analyste occupait la situation d'un « objet » que les pulsions
cherchent à investir. Ici, dans le besoin d'identification qui tend à
l'annexion de l'analyste comme Surmoi, ce sont les pulsions narcissiques
(pulsions objectales dégradées, muées en narcissisme' secondaire) qui
opèrent et c'est en elles que la « disposition à l'attachement » prend
sa deuxième source.
Cet attachement narcissique à l'analyste est tenace, tout- autant
que l'attachement objectai pulsionnel dont il dérive et, comme celui-ci^
il a ses signes, ses accidents et ses résistances dans le transfert. Ses
signes éclateront surtout au début des cures quand un prosélytisme
chaleureux en faveur de l'analyse prend des proportions qui vont
jusqu'à excéder l'entourage, et quand le psychanalyste devient une
sorte de héros. Vous êtes tout pour le patient qui se sent tout par vous
et un dessin de l'hebdomadaire américain The New-Yorker résume avec
humour cette situation : deux hommes éméchés sont dans un bar ;
l'un d'eux a pris l'autre à partie, il l'agrippe par le revers de sa veste et
lui lance cet argument-massue : « Mon anahyste, monsieur, trouverait
votre analyste parfaitement transparent (1) ! »
Au début de ce transfert narcissique, l'analyste est donc idéalisé.
Plus tard il tombe du piédestal. Cette évolution est particulièrement
facile à suivre chez ceux qui fréquentent de plus ou moins près les
milieux où l'on discute de psychanalyse. Au commencement, l'analysé
vivra l'heure où il vous offre, variablement agrémenté, un bouquet
d'appréciations restrictives qu'il a récolté sur vos confrères : rien là
qui vous concerne — et il se loue sans réserve d'avoir affaire à vous.
Votre chute commence le jour où il devient perméable aux restrictions
que l'on fait sur vous. C'est comme si, jusque-là, il ne les avait pas
entendues. Parfois il en éprouve un choc tout à fait pénible : c'est lui
qui se sent dévalorisé, atteint dans sa substance même. Enfin, lorsque
le transfert vire à l'hostilité sous l'influence de la frustration narcis-
sique, vous pouvez être soupçonné d'être le seul à commettre des fautes

(1) My analyst could sce right throtigh your analyst ! (Dessin de Cobean, 1951.
INTRODUCTION A L ETUDE DU TRANSFERT I37

que d'autres plus adroits — les mêmes qui, au début, n'étaient « pas si
bien que vous », eussent sans doute évitées.
Le transfert narcissique se manifeste encore en fin de traitement.
Lorsque le terme de l'analyse est envisagé, vous observerez parfois,
entre autres réactions du patient, une appréhension plus ou moins
grande à la pensée qu'il ne vous verra plus et qu'il va rester seul. Cette
crainte indique, sans doute, que vous êtes toujours investi d'une cer-
taine quantité de libido objectale mais plus encore, à ce moment, qu'une
part des pulsions transformée par régression en besoin narcissique
d'identification, loin d'être tarie, cherche encore telle quelle, à se
dépenser sur vous.
La résistance au transfert narcissique est l'homologue des « acci-
dents » que nous allons d'abord envisager. Bien que rares, ceux-ci
s'observent chez certains sujets à des moments où leur Moi est sous
l'empire d'un besoin d'identification béant. Ces patients ne deviennent
pas seulement des prosélytes fougueux, mais ils subissent quelque chose
qui ressemble à une expérience mystique. La psychanalyse est leur
foi : elle a pris la place de leur Moi Idéal et les conduit tout entiers.
Puis, brusquement ou peu à peu, leur enthousiasme cède et ils traver-
sent une phase de dépression.
Un accident de transfert narcissique virant à la résistance, sera
celui du patient sortant de sa première séance dans un état de joie
délirante, et que vous ne verrez que deux ans plus tard lorsqu'il revien-
dra vous dire qu'après avoir passé une nuit dans un état d'exubérance
déchaînée, il a pris peur d'être le jouet d'un maléfice.
Un autre résistera plus délibérément, comme ce patient qui se
défendait en diable de vouloir être qui que ce soit : « Vous autres, vous
êtes tailleur, gendarme, concierge, vous êtes architecte, avocat, profes-
seur, médecin ; vous êtes rivés à votre personnage, vous êtes figés, vous
êtes perdus ; moi, je-ne suis personne ! Je suis encore libre et vivant ! »
Le besoin narcissique d'identification à l'analyste se trouve dans
tous ces cas évidemment chargé d'une certaine quantité de libido
objectale qui n'a pas pu être désexualisée et qui se confond avec lui.
Chez l'homme, les pulsions homosexuelles y trouveront un champ
électif d'expression. La femme y trouvera, outre ses satisfactions homo-
sexuelles, un champ d'expression de ses pulsions génitales hétéro-
sexuelles dont les buts se calquent sur le désir narcissique d'incorpo-
ration de l'analyste ; si bien qu'il n'est pas facile à discerner, dès l'abord,
lorsque les femmes témoignent de leur résistance en disant qu'elles
craignent le transfert amoureux, ce qui tient à leur peur de l'effraction
138 REVUE FRANÇAISE DE PSYCHANALYSE

génitale (perte du pénis) et ce qui tient à leur crainte d'un avatar tel
que Valéry (28), l'a ainsi chanté :
Toute ma nature est un gouffre !
Hélas ! Entrouverte aux esprits,
J'ai perdu mon propre mystère /...
Une Intelligence adultère
Exerce un corps qu'elle a compris.
Cette crainte de l'avatar, vue comme une peur de l'envahissement, a
été le sujet de la communication de Mlle Anna Freud, cet été de 1951,
au Congrès d'Amsterdam. Elle y a parlé d'un malade impuissant qui
avait dans la vie et envers elle une attitude tout à fait négative, dont elle
avait analysé avec soin les tendances homosexuelles passives. Mais son
patient n'en continuait pas moins à fuir tout rapport affectif positif
à son égard, jusqu'à ce que, un jour, il ait pu lui dire qu'il aimait les
fleurs qu'elle avait dans son bureau. « Pourquoi avez-vous eu peur de
m'-en parler jusqu'ici ? » lui demanda-t-elle, « Parce que — lui répon-
dit-il — si je disais que je les aime, j'éprouverais le besoin d'en acheter
de pareilles, mais alors ce seraient vos fleurs et ce serait vous dans ma
chambre et je me sentirais envahi ! » Mlle Anna Freud nous dit qu'elle
comprit alors qu'il y avait dans ce cas quelque chose de plus que la
crainte de l'effraction sexuelle due au but passif des pulsions — quelque
chose qui était comme une crainte de se perdre dans une identification
totale, que son malade éprouvait comme une terreur de l'envahissement.

Il apparaît donc que, dans les relations de transfert, l'analyste peut


être Vobjet des pulsions de l'analysé : « Je vous aime, je vous veux, je vous
en veux, je vous hais. » L'analyste peut être l'objet du Moi de l'analysé
qui désire s'en emparer pour en faire un nouveau Surmoi ; c'est le désir
d'annexion : « Je veux être comme vous, je veux être vous » ; et, par
re-projection des imagos d'identifications antérieures, l'analyste peut
être la réédition du Surmoi de l'analysé (des parents ou de leurs substi-
tuts) et de toutes les autres imagos qui ont joué pour lui un rôle modi-
ficateur : « Je vous admire, j'ai honte », et surtout : « Je vous crains et
je me sens coupable. »
Mais ce n'est pas tout : l'analyste peut se trouver représenter la
propre imago du sujet, l'imago que Lacan (21) décrit comme la première
en date et la matrice de toutes les autres. Cette imago du Moi dans le
transfert a rarement la pureté de celle que l'on voit se profiler dans
INTRODUCTION A L'ETUDE DU TRANSFERT I39 -

certains rêves où Moi, Surmoi et Ça peuvent être personnifiés sépa-


rément, comme dans le rêve de cette patiente qui se voit à table entre
une femme imposante et sévère et un homme qu'elle a aimé dans sa
jeunesse : l'homme, son invité, est ivre et vient de renverser du vin
rouge sur la nappe ; la rêveuse se sent toute honteuse et, prise d'angoisse
soudaine, elle se réveille ; — ou comme dans cet autre, qui représente
la rêveuse écoutant, recueillie, le sermon du pasteur, quand son atten-
tion faiblit tout à coup alors qu'entre dans le temple une jeune fille
provocante en très légère tenue de bain. Ces rêves projettent, indivi-
dualisées, les trois instances psychiques.
Un exemple de transfert d'une imago du Moi sera celui de ce patient,
brusquement arrêté dans le cours-de ses idées, reprenant pour dire qu'il
ne pensait à rien d'intéressant... juste à mes livres qu'il voyait devant
lui... à l'un d'entre eux, un livre à couverture rouge, assez grand... à ses
livres à lui, au fait qu'il n'en avait emporté que trois dans son récent
voyage, qu'il les rangeait par ordre de taille, le plus grand sur un côté ;
au fait, que ce dernier avait aussi une couverture rouge comme celui
qu'il voyait là... Puis, s'arrêtant de nouveau, et après un long silence,
reprenant pour dire qu'il était lui-même l'auteur du grand livre qu'il
rangeait avec tant de soin. Chez ce patient, d'après le matériel du
moment le transfert avait le sens d'un doute lancinant quant à sa propre
estime et remplaçait la remémoration de situations pénibles de son
enfance, où ses efforts pour s'imposer avaient cruellement fait faillite.
Le plus habituellement, l'imago du Moi transférée sur l'analyste
véhicule les pulsions, le Ça, dont elle est alors la représentation (i).
En voici un exemple : une femme à caractère obsessionnel, associe
d'abondance. Je veux lui faire préciser un détail. Ma question n'a pas
fini d'être posée que la patiente fait une courte scène de transfert, un
petit « acting out ». Comme un ressort, elle se redresse sur son séant et,
sans se retourner, elle s'écrie en menaçant le mur de son index : « Ah ça !
quand je parle, il faudrait qu'on m'écoute ! » Sa voix, à l'ordinaire bien
modulée, avait pris le timbre criard d'une enfant qui imite la colère
d'un adulte, et révélait ce qui se passait. La patiente avait joué une scène
de transfert au lieu de se remémorer les situations de son enfance que
nous cherchions précisément à rendre conscientes. Par surcroît, elle
avait révélé l'un des mécanismes de défense de son Moi, celui qu'Anna

(1)Bien entendu les projections du Ça se retrouvent aussi pour partie dans les transferts
d'imagos du Surmoi, du fait que le Surmoi est non seulement l'héritier des imagos parentales,
mais aussi celui du Ça qui l'anime par les pulsions oedipiennes qu'il lui abandonne.
140 REVUE FRANÇAISE DE PSYCHANALYSE

Freud (6) a nommé « l'identification à l'agresseur » et décrit comme une


phase préliminaire de la formation du Surmoi.
Voici un deuxième exemple dont on tirera les mêmes conclusions
et un enseignement. Un malade à caractère obsessionnel m'en voulait
de ce que je ne faisais rien pour lui. Il rêva qu'il était tout empêtré dans
une longue jupe. J'interprétais son identification à sa mère ; l'homo-
sexualité passive vis-à-vis de moi, substitut de son père, promue en
système de défense pour annuler son agressivité. Mais je ne sus pas
voir que j'étais alors aussi sa mère dans le transfert, comme il parût par
la suite, et que le patient projetait, à ce moment, sur moi, son imago
parentale agissante (sa mère l'avait, toute seule, éduqué) en me deman-
dant de m'occuper mieux de lui afin qu'il puisse être secouru dans sa
lutte contre ses pulsions : son rêve traduisait le pénible déguisement
que lui imposait le besoin de maintenir son Surmoi sévère.
L'analyse n'apporte rien de nouveau quand, un jour, sans raison
apparente, il éclata d'une colère noire. Il me fit de son état, de ses
échecs, de ses hésitations, de sa veulerie, un tableau très sombre (tableau
tout à fait infirmé par tout ce qu'il m'avait rapporté de son épanouis-
sement) et, au comble de la rage, il frappa les coussins en criant :
« Docteur, vous devriez mourir de honte ! » J'attendis, il se calma, et
vers la fin de la séance, il se souvint de deux petits rêves qu'il avait faits
le matin même :
— Dans l'un d'eux, en pleine place publique, il déféquait dans un
seau qu'il remplissait à déborder ;
— Dans l'autre, il était dans le lit d'une de ses cousines et la caressait
avec passion : elle avait dans les 15 ans, l'âge qu'ils avaient tous
deux à l'époque de vacances où il était dévoré de curiosité
sexuelle à son égard.
En laissant de côté, de propos délibéré, toute autre interprétation
de ce matériel pour en isoler la situation de transfert, il saute aux yeux
que dans cette séance, le patient projetait sur moi la représentation de
ses pulsions. Car, qui, en cet instant, devrait mourir de honte sinon le
patient lui-même ? Toujours si soucieux de sa délicatesse, c'est lui que
la honte eût étouffé s'il s'était réellement trouvé dans les situations dont
il rêvait et qui donnaient le sens profond des reproches qu'il s'était
adressés au début de la séance. Il est très possible que cette scène
n'aurait pas éclaté du moins avec autant de violence, eussè-je su mettre
en lumière plus tôt l'appel que le patient m'adressait en me demandant
de jouer le rôle moral de sa mère pour lutter contre ses pulsions. Néan-
INTRODUCTION A L'ETUDE DU TRANSFERT 141

moins, l'attitude décrite n'est pas un artéfact : elle ne fait que dramatiser
ces projections faites couramment sur l'analyste qui le font voir comme
quelqu'un qui invite à la satisfaction de tous les instincts, et qui,
lui-même, s'y livre sans frein.
Si l'analysé peut jouer le rôle de son Surmoi, il peut aussi prendre
le rôle d'autres personnes auxquelles il s'est identifié comme le montrera,
je l'espère, l'exemple suivant de l'identification à une victime :
— La malade, qui avait passé la quarantaine, très améliorée dans
sa conduite sociale par deux traitements analytiques précédents, l'un
et l'autre bien conduits — continuait néanmoins de souffrir de céphalées
et d'une crainte névrotique des hommes qu'elle justifiait par des douleurs
génitales très vives au cours du coït. Elle fit d'emblée un transfert posi-
tif, elle associait bien et se donnait très assidûment à la cure. Ses résis-
tances apparurent d'abord sous la forme d'une recrudescence de ses
céphalées, puis d'un sentiment pénible au cours de la séance où elle
ressentait comme l'imminence d'une intervention chirurgicale par quoi
il fallait qu'elle passât pour guérir. Puis elle en vint à se morfondre
d'être une malade très ennuyeuse à laquelle il était, impossible de
s'intéresser : elle s'attendait à ce que je lui dise de partir sous le prétexte
qu'elle ne valait pas la peine qu'on s'occupât d'elle. En cherchant la
signification de ce sentiment, il apparut tout de suite qu'être sans
attraits intellectuels et ne pas présenter d'intérêt voulait dire n'être ni
belle, ni capable d'inspirer du désir.
Mais pourquoi le transfert de ses pulsions erotiques prenait-il cet
aspect négatif ? Après lui avoir montré qu'on pouvait prendre ce qu'elle
ressentait dans un sens actify comme quelque chose qu'il fallait qu'elle
éprouvât dans un certain but — ce fut le moment de lui faire part
de mes suppositions, qu'elle faisait une identification à sa soeur cadette,
une infirme pour qui l'amour charnel devait rester lettre morte du fait
d'une malformation congénitale que la chirurgie n'avait pas pu réduire.
Cette interprétation s'imposait, non seulement par l'histoire de la
patiente, mais par ses réactions de transfert, par un détail de sa vie
présente qui aurait pu d'abord paraître fortuit et par ses rêves dont je
ne citerai, parmi beaucoup d'autres, que celui-ci : la rêveuse se regardait
dans un miroir quand elle en vit sortir et venir vers elle son image
qui prit alors le corps difforme d'une naine myxoedémateuse tout à fait
horrible à voir. Elle parla du myxoedème comme d'une « déficience
congénitale » (ayant été elle-même traitée pour une hyperthyroïdie,
elle avait eu la curiosité de se renseigner dans des ouvrages médicaux).
Quand son rêve fut rapproché de son attitude de" transfert (où elle se
142 REVUE FRANÇAISE DE PSYCHANALYSE

sentait indésirable et menacée d'une intervention chirurgicale) et du


détail de sa vie auquel je faisais allusion plus haut, qui était qu'elle
vivait avec une amie plus jeune — dont elle facilitait les aventures
amoureuses avec si peu de jalousie qu'il semblait tout d'abord s'agir
uniquement d'homosexualité larvée — mais une amie marquée de
façon très voyante par une grave malformation congénitale, elle fut
d'abord vraiment surprise. Elle n'accepta pas tout de suite l'interpré-
tation de l'identification à sa soeur, mais elle cessa de souffrir de ses
céphalées et, lorsque nous eûmes quelques mois travaillé ce sujet avec
persévérance, elle -se rendit à ce qui devenait évident, qu'elle avait
refoulé son hostilité à l'égard de sa soeur infirme, hostilité impossible
à exprimer autrement qu'en souffrant à sa place (et je passe ici les béné-
fices secondaires d'attentions redoublées qu'elle pouvait s'attendre,
inconsciemment, à recevoir).
Son attitude de transfert signifiait qu'elle cherchait à satisfaire ses
souhaits oedipiens en demandant à son analyste de l'aimer, quoique
infirme, et l'acte sexuel était représenté, sadiquement, comme une
intervention chirurgicale — fondée, bien entendu, sur la crainte de la
castration qui avait déjà été longuement analysée antérieurement et
contre laquelle son Moi s'insurgeait — mais une intervention qui avait
aussi pour but plus particulier, en guérissant sa soeur, de la guérir, elle,
de sa soeur, par une véritable excision de son double.

Que dire de la qualité du transfert ? Transfert positif, transfert néga-


tif, transfert amoureux ou hostile, nous les avons déjà rencontrés.
Dynamiquement, transfert positif et amour, transfert négatif et agres-
sivité, sont synonymes. Mais pratiquement, les choses sont loin d'être
aussi simples du fait que l'appareil psychique est organisé en instances
dont les buts et les manifestations se contrarient. De plus nous avons
vu que, même positif-amoureux, le transfert peut devenir une résis-
tance à l'analyse •— c'est-à-dire que le but inconscient du patient lui
fera adopter une attitude négative, hostile, par rapport au traitement,
alors qu'à l'inverse l'expression de sentiments franchement hostiles
n'implique pas nécessairement une attitude négative d'ensemble envers
le psychanalyste, sans quoi l'analyse serait évidemment rompue ; et les
sentiments agressifs de la rivalité oedipienne, lorsqu'ils se libèrent et
prennent l'analyste pour cible, sont tout le contraire d'une résistance
au traitement.
INTRODUCTION A L 'ETUDE DU TRANSFERT I43

L'étude de la qualité du transfert ne nous mène pas loin, car deux


choses seules importent pour la conduite de l'analyse : le transfert posi-
tif et les résistances qui se manifestent dans le transfert et dont nous
connaissons les sources : l'hostilité du Moi qui refoule l'émergence des
pulsions au moyen de ses défenses inconscientes ; le transfert-symptôme,
phénomène remplaçant le souvenir, son organisation en névrose de
transfert et sa dramatisation en « actes de transfert » (acting out)
l'automatisme de répétition des pulsions inconscientes ; l'angoisse, la
honte, le sentiment de culpabilité qui trahissent l'influence du Surmoi ;
les attitudes réactionnelles du Moi figées en traits de caractère ; enfin
le désir de l'analysé d'annexer son psychanalyste comme Moi Idéal
(Surmoi auxiliaire) et, comme nous le verrons plus loin, le transfert
mis au service de la satisfaction des bénéfices secondaires.
Il y a encore, toutefois, une résistance de transfert particulière qui
doit prendre sa place ici : c'est le transfert de la résistance au transfert.
Lorsqu'un sujet, sous l'influence de ses défenses narcissiques, restreint
excessivement le flux de ses échanges affectifs avec le monde extérieur,
il peut ressentir en lui-même cette barrière au cours de la séance, sous
forme d'une armure, d'un,cocon, d'une extraordinaire épaisseur de
sa peau, d'une chape d'insensibilité, d'un no man's land désaffecté qui
l'entoure tout entier. Le Moi a désinvesti ou contre-investises frontières :
il ne touche plus les objets et n'est plus touché par eux qu'au travers
d'un écran.

S'il est une question sur laquelle les auteurs sont unanimes, c'est
celle de la nécessité du transfert positif pour la bonne marche du traite-
ment. Citons au hasard :
— Freud : « Du côté du patient, certains facteurs rationnels jouent
en notre faveur : le besoin de guérir issu de ses souffrances, l'intérêt
intellectuel que nous parvenons à susciter chez lui pour les théories
et les découvertes de la psychanalyse, mais par-dessus tout, cependant,
le transfert positif à notre égard » (7).
— Ou Federn, à propos de l'analyse de schizophrènes : « Sans trans-
fert positif notre influence est nulle » (3).
— Ou Bibring, parlant de résistances au transfert dans certains cas
défavorables : « Il ne se forme pas de transfert à prédominance positive,
basé sur la confiance et sans l'aide duquel nous ne pouvons pas vaincre
la névrose de transfert dans ses manifestations constamment chan-
geantes » (1).
144 REVUE FRANÇAISE DE PSYCHANALYSE

Nous avons déjà vu ce qu'il fallait entendre par « transfert positif »


dans ce sens limité : c'est le résultat de la « disposition à l'attachement »
sous-tendue par la « disposition au transfert », qui s'épanouit dans
l'atmosphère bienveillante de la cure en une confiance affectueuse à
l'égard de l'analyste.
Voilà que nous sommes engagés sur le chapitre du maniement du
transfert : Que fait-on pour provoquer cette attitude favorable ? La
réponse est simple, on ne fait rien de spécial pour cela. Les temps sont
révolus où l'analyste était mis en garde contre l'emploi de mesures de
séduction destinées à nouer le transfert positif. Cette manoeuvre ne
peut avoir que deux résultats, tous deux mauvais : ou bien le patient
va se ruer dans le transfert au sens strict et deviendra complètement
imperméable à l'analyse ; ou bien, il va faire une mobilisation massive
de ses mécanismes de défense qui mettra rapidement un terme au

traitement.
Non, et les conseils que Freud a donnés en 1913 (10) ne sont pas
périmés : « Le premier but du traitement », écrit-il, « consiste à attacher
(le patient) au traitement et à la personne du médecin. Pour atteindre
à ce résultat, il n'est pas nécessaire de faire autre chose que de lui donner
du temps. Si nous lui consacrons sérieusement notre attention, si nous
écartons avec soin les premières résistances qui surviennent, et que nous
évitons certaines fautes — cet attachement se développe de lui-même
chez le patient, et le médecin se trouve être lié avec l'une des imagos
dont il avait accoutumé de recevoir la bienveillance. »
L'attitude de neutralité bienveillante ne veut pas dire du tout froi-
deur, distance, inhumanité de robot. L'analyste est et doit rester un
être humain qui voue tout son intérêt au cas de son patient mais, comme
l'écrit Fénichel (5) à propos du maniement du transfert, sa tâche prin-
cipale est de « ne pas jouer le jeu » auquel l'analysé cherche à l'entraîner.
Il y a pourtant des cas où le transfert positif s'établit mal ou pas du
tout. Je ne parle pas de ceux qui ne comprennent vraiment pas ce qui
est exigé d'eux et qu'une explication préliminaire peut aider, ni des
schizophrènes pour lesquels la technique est, au contraire d'une passi-
vité, une prise de contact active avec tout ce qui peut être atteint du Moi
du sujet — ni des cas où le transfert ne s'établit pas par crainte des
conséquences et qui est une résistance analysable. Je pense aux situa-
tions où c'est l'analyste qui ne convient pas au patient, comme par
exemple à un cas décrit par Bibring (1) : elle avait repris en analyse un
malade dont le traitement avait échoué faute d'un transfert positif à
l'égard du médecin qui l'avait entrepris en premier, et il apparut que
INTRODUCTION A L'ÉTUDE DU TRANSFERT ' 145

certaines paroles, certaines attitudes de cet analyste étaient si semblables


à celles du père de l'analysé — un père qui avait étéréellement sadique—
que les deux images, analyste et père, s'étaient trop étroitement super-
posées pour permettre autre chose que des réactions de défense chez
le patient.
Dans un deuxième cas, c'était l'inverse : elle était la première ana-
lyste d'un homme qui avait eu pour mère une maîtresse femme, éner-
gique, sévère et frustrante, et elle ne put obtenir que des scènes de
transfert inanalysables, car pour lui, une femme médecin ne pouvait
être qu'une femme virile.
En vérité, il s'agit là de cas d'espèce, relativement rares, où le
contre-transfert négatif de l'analyste peut aussi avoir un rôle. Quoi qu'il
en soit, la seule solution est de changer d'analyste. Dans les deux
exemples cités, le sexe de l'analyste semble important ; et dans d'autres
cas, j'ai eu d'heureux résultats en conseillant, en fin d'analyse stagnante,
la poursuite du traitement par une femme. Et le fameux cas de L'homme
aux loups vient prendre sa place ici : comme on sait (23) Ruth Mack
Brunswick avait poursuivi plusieurs années plus tard, avec un succès
complet, cette analyse entreprise par Freud. C'était à l'occasion d'un
épisode hypochondriaque et l'auteur écrit : « Il me semble improbable
qu'une analyse avec un analyste homme eût été possible. » Mais elle
dit aussi : « L'origine de la maladie nouvelle se trouvait dans un résidu
non résolu de transfert. » Celui-ci se découvre être un résidu de trans-
fert homosexuel passif et d'identification à Freud, que le malade liquide
par la prise de conscience, dans le nouveau transfert avec Mack Bruns-
wick, d'une puissante agressivité envers Freud ; et l'analyse rapidement
menée, se dénoue favorablement avec l'apparition d'un transfert
hétérosexuel.
Ce cas passionnant, les autres que j'ai cités, permettent-ils de tirer
des conclusions et une ligne de conduite de portée générale ? C'est
peu probable. Si l'on dit que de toutes les matières de l'analyse, c'est
le transfert qui est la plus délicate à manier, dans la majorité des cas le
transfert est maniable quel que soit le sexe de l'analyste — ce que la
clinique confirme journellement et que confirment d'autres cas où le
transfert positif ne s'opérant pas convenablement avec un analyste du
fait de sa personnalité, chez un autre, du même sexe, il s'établit parfai-
tement. Et sur ce sujet, l'on peut tenir, compte des considérations théo-
riques suivantes :
a) Que l'objet de toutes les tendances pré-génitales est indifféremment
sexué ;
PSYCHANALYSE 10
I46 REVUE FRANÇAISE DE PSYCHANALYSE

b) Qu'à l'étape génitale oedipienne, la bisexualité se scinde et nous


avons vu qu'alors le transfert se jouait tout naturellement
à 3 personnages.
En outre, on se souviendra utilement de ce qu'écrit Freud dans son
travail sur Le Moi et le Surmoi (14) quand, après avoir dit que derrière
l'Idéal du Moi se dissimulait la "première et la plus importante identi-
fication qui ait été effectuée par l'individu — celle avec le père de sa
préhistoire personnelle — il ajoute, en note : « Il serait plus prudent de
dire « avec les parents » car, avant que l'individu n'ait acquis une
connaissance certaine de la différence qui existe entre les sexes (présence
ou absence d'un pénis), il se comporte de la même manière à l'égard
du père et de la mère. » C'est exactement ce qu'est habituellement le
comportement de transfert de l'analysé, que son analyste soit un homme
ou une femme. •

Le transfert positif est installé. L'analyse progresse et déroule tout


au long les manifestations de transfert les plus diverses. Quelques
exemples en ont été donnés et la littérature psychanalytique en abonde.
Le transfert sera coloré par toutes les attitudes pathologiques du patient,
il sera modifié suivant les stades auxquels sont fixées ses pulsions, par
l'activité, la passivité par l'amour et la haine, par l'angoisse, par les
défenses du Moi. Il s'y jouera les scènes capitales du développement
de l'analysé : son sevrage, son OEdipe, sa crainte de la castration, la
« scène primitive », les diverses situations traumatisantes. Nacht a plus
spécialement décrit i'aspect masochique (24), Bouvet l'aspect homo-
sexuel (2), Leuba l'aspect narcissique (22) du comportement de trans-
fert de l'analysé. C'est la matière d'une encyclopédie.
Par contre, il y aura beaucoup moins à dire sur le comportement de
l'analyste face au transfert. Fenichel (5) résume l'attitude de l'analyste
en 5 mots, déjà cités : « ne pas jouer le jeu » ; c'est l'attitude constante
de neutralité bienveillante adoptée du début à la fin de la cure et qui
évitera de donner à l'analysé les satisfactions de transfert qu'il souhaite
obtenir. L'activité de l'analyste consistera à se bien rendre compte du
jeu que le patient veut lui faire jouer, et à savoir quel est le rôle qui lui
est prêté (sans oublier qu'il peut lui en être attribué plusieurs dans le
même moment), et quel est le rôle que joue le patient ; et, ensuite, à
interpréter selon les quelques règles habituelles de l'interprétation, que
pour mémoire l'on peut résumer ainsi, selon Fenichel (5) : scinder le
Moi de l'analysé en une partie qui observe et une autre qui éprouve
INTRODUCTION A L ETUDE DU TRANSFERT I47

ce qui se passe en elle ; montrer que ce qui est éprouvé a un sens actif ;
commencer par ce qui est le plus proche de la conscience ; interpréter
les défenses avant les pulsions ; et, enfin, interpréter au bon moment
— ce qui est évidemment l'art que la pratique seule enseigne et où
jouent « l'empathie » (Einfùhlung) et le doigté de l'analyste, avec pour-
tant cette règle que Freud avait établie dès 1913 sur le moment oppor-
tun de l'interprétation du transfert en particulier : « attendez », disait-il,
« qu'il se manifeste comme une résistance à la marche de l'analyse » (10).
Lors de l'examen de la naissance du transfert, il a été dit que cette
résistance se signifiait par l'arrêt des associations d'idées. Mais l'ana-
lyste a une autre source d'information sur l'émergence des résistances :
celle qu'il trouve dans l'analyse des rêves. Relisons l'analyse de Dora
où sa résistance apparaît quand elle rêve qu'elle sort en hâte de la
maison en feu. Voici deux autres exemples :
— Une malade associe abondamment ; elle est très heureuse de ses
séances et se déclare infiniment soulagée. Mais elle rêve « qu'elle est
sur la scène d'un théâtre : elle a oublié son texte et relève le col de son
manteau sur un côté de son visage qu'elle détourne du public ». On y
voit que la résistance sous-tend déjà son plaisir à communiquer ses
pensées. Sa proxilité en analyse masque la crainte de se laisser réelle-
ment voir, et aussi la crainte de m'entendre parler, ce qui actualise,
dans le transfert, une obsession de sa petite enfance : « Mes parents
vont savoir ce que je pense et vont me dire que je vais mourir. »
— Un jeune homme a commis quelques larcins au préjudice électif
de femmes auxquelles il s'était attaché. Il coopère très positivement au
traitement, enchanté qu'on s'occupe de lui, et voudrait avoir des
séances deux fois plus longues — quand il rêve qu'un détective est sur
sa trace ; mais heureusement, comme à Colin-Maillard, l'homme a les
yeux bandés. -Je lui interprète son jeu de cache-cache avec moi, qu'il
corrobore aussitôt par un nouveau rêve où il tient un morceau de
savon ; par associations d'idées, ce savon se révèle avoir pour but de
rendre le parquet glissant, excellent moyen, dit-il, pour faire tomber
quelqu'un. Derechef, j'interprète que c'est moi qu'il veut faire trébu-
cher et qu'il me craint et m'en veut sous toute sa cordialité. Le transfert
vire alors, devient franchement hostile et — tout en venant ponctuel-
lement à ses séances — le patient fait des crises de rage contre l'analyse,
puis bientôt contre ses parents et particulièrement contre sa mère
(femme toujours en voyage dont il est le fils illégitime) jusqu'à ce que,
tout à la fin, dans un torrent de larmes, il éprouve, comme un aveu,
sourdre en lui les premiers vrais sentiments de tendresse.
148 REVUE FRANÇAISE DE PSYCHANALYSE

Avant d'envisager la fin du traitement, je dirai encore un mot de la


résistance opposée, dans la situation de transfert, par les bénéfices
secondaires. On sait le rôle important qu'ils peuvent jouer dans la
névrose, tout particulièrement quand la névrose est le seul recours dans
une situation extérieure insupportable, mais aussi bien s'ils sont l'effet
d'une adaptation secondaire à un conflit névrotique plus exclusivement
intérieur. ^
Bien entendu, la névrose tout court apporte avec elle, nans la
névrose de transfert, tous les bénéfices secondaires dont elle s'alimen-
tait. .Leur principale incidence sur le transfert sera de prolonger autant
que possible les satisfactions affectives de tout ordre qu'y trouve le
patient. Quelquefois, ces bénéfices secondaires se marqueront explici-
tement, comme tels, dans le transfert. Je pense à une jeune femme qui
me présentait continuellement de nouvelles obsessions plus ou moins
dérivées de la première ; cette prolifération cessa après qu'elle eut parlé
d'un mot qu'elle se souvenait avoir entendu d'un ami très cher — à
savoir que les intellectuels (les seuls qu'elle appréciât) n'avaient de
goût que pour les névrosées dont la conduite singulière fixait leur intérêt
en leur proposant des problèmes psychologiques : petit jeu auquel la
patiente se livrait tout entière. La même malade fit encore entrer
d'autre façon ses bénéfices secondaires dans le transfert. Sa maladie
avait débuté — je passe les prodromes — brusquement, le jour où elle
s'était assez abandonnée pour se demander, avec angoisse, si elle n'avait
pas été sexuellement séduite à son insu ; depuis, elle s'était fiancée de
nombreuses fois et avait rompu sous divers prétextes. Sa maladie lui
servait maintenant d'excuse pour sauvegarder son amour-propre de
femme non mariée : il fallait rester malade et surtout ne jamais accepter
que ses difficultés puissent avoir pour cause un conflit de nature sexuelle;
c'eut été reconnaître qu'elle pouvait porter en elle la raison de ses
échecs matrimoniaux et lui inspirer des regrets très pénibles. Dès
qu'il s'agissait de sexualité, elle contestait que ses désirs puissent avoir
un rôle dans l'étiologie de sa névrose : c'était peut-être bon pour les
autres, mais pas pour elle ; le traitement était impuissant, je restais
en surface avec mes idées, tout juste à gratter ; en même temps elle
éprouvait une sensation physique, comme marmoréenne, d'imperméa-
bilité. Dans cette situation de transfert très commune, la défense de
son amour-propre jouait, à ce moment, un rôle plus déterminant que la
défense contre ses pulsions, un rôle plus en surface, plus près de sa
INTRODUCTION A L ETUDE DU TRANSFERT 149

conscience. C'est ce qui apparut clairement, par un détour, à propos


d'une que'stion d'honoraires que nous avions convenu modestes, mais
équitables. Elle apprit par d'autres, assez tôt, ce que je demandais
d'ordinaire, mais longtemps elle n'en souffla mot — jusqu'à ce qu'elle
put en parler et dévoiler qu'elle se tenait le raisonnement suivant :
« Toute charité blesse à vif mon amour-propre et je ne peux pas la
supporter ; vous m'avez fait un prix de charité ; mais vos théories
sexuelles n'ayant aucune influence sur moi, vous êtes un genre de char-
latan, vous vantez un produit sans valeur ; ergo », conclut-elle avec
sérénité, « vous ne me faites la charité ».

Lorsque la fin du traitement est envisagée; on observe parfois des


réactions négatives de transfert qui montrent clairement, s'il était
question d'en douter, qu'il s'est établi entre analyste, et analysé une
relation qui a remplacé la névrose tout court par une névrose de trans-
fert. Le plus souvent elles sont très discrètes, mais, parfois elles peuvent
prendre une ampleur considérable.
Il y a ceux qui font une réaction agressive : ils réagissent comme à
une frustration qui décèle la quantité de leurs pulsions qui reste investie
dans l'analyse.
Il y a ceux qui font une réaction d'abandon, comme ceux auxquels
Germaine Guex (19) s'est plus particulièrement consacrée, et qui se
sentent tout à coup dans une grande solitude : j'ai dit déjà la part d'iden-
tification à l'analyste que ce sentiment trahissait.
Il y a ceux qui font une réaction dépressive masochique ; leur agres-
sivité est mise au service de leur Surmoi. L'analyste, sur lequel cette
imago, devenue sadique est projetée, fait figure de bourreau comme l'a
montré Nacht (25).
s
Il y a ceux qui deviennent tristes, qui font une réaction de deuil à
l'idée de la perte de leur objet.
Il y a ceux, enfin, qui remettent en jeu tous leurs symptômes, pho-
bies, angoisses, obsessions, troubles physiques — précisément les
symptômes qui les avaient conduits à l'analyse : ils font une névrose
traumatique de transfert.
Toute l'interprétation portera naturellement sur l'origine réaction-
nelle de ces attitudes affectives ou de ces troubles, qui le plus souvent
ne sont que des flambées. *

Sans en faire une règle générale, on conçoit que l'analyste puiss^


150 REVUE FRANÇAISE DE PSYCHANALYSE

choisir de procéder au « sevrage » — comme nous sommes convenus


d'appeler la terminaison de l'analyse — par la réduction graduelle de
la fréquence des séances.

Dans les situations que je viens de dire, la décision de mettre un


terme à l'analyse était prise en raison de l'évolution naturelle de la cure.
L'analyste avait estimé que le moment était venu : il ne s'agissait de
rien de coercitif, tout au plus d'un coup de pouce d'encouragementvers
une vie indépendante.
Cependant, dans les analyses stagnantes, cette décision peut être
prise dans un but thérapeutique. Quand toutes les ressources de l'inter-
prétation paraissent épuisées, l'analyste pourra fixer une limite au temps
qu'il accordera encore pour que la situation de transfert se liquide.
Ces dernières années, Alexander a proposé d'organiser la cure dès
son début, en recommandant à l'analyste de peser le cas avec soin et
d'adopter ensuite une attitude active appropriée. On voit que cette
façon de faire est le contraire de celle qui consiste à ne pas jouer le jeu.
C'est sans doute parce que le but de ces mesures paraît être de « contrer »
le transfert qu'on a pu les appeler des attitudes de contre-transfert de
l'analyste. En réalité, le seul vrai contre-transfert, comme Lebovici le
rappelait au Congrès d'Amsterdam, est l'homologue, chez l'analyste,
de ce qui se produit chez le patient : ce sont les attitudes affectives
inconscientes de l'analyste à l'égard de l'analysé, et Freud, en 1915 (17),
lui donnait déjà cette acception.
Son inconscient est, par excellence, l'instrument de l'analyste. C'est
un récepteur où l'inconscient de l'analysé induit les résonances de son
harmonie particulière. La connaissance qu'en prend l'analyste est
l'einfühlung, l'empathie. C'est par son analyse personnelle que l'analyste
a gagné cet accès à son,: inconscient, et c'est par elle qu'il l'a « accordé »
aussi justement que possible. Mais, si complète que soit son analyse
personnelle, l'analyste n'est pas exempt de toute « disposition au trans-
fert » qui tendra, nécessairement, à émerger en contre-transfert. Or les
patients ont, eux aussi, un inconscient-récepteurrésonant par induction.
Et l'analysé jouera, à ses fins de résistance, des contre-transferts de
l'analyste. « Lorsque le transfert trouve un complément dans le contre-
transfert », dit Nacht, « la situation échappe alors au contrôle du
...
médecin » (25).
Rappelons-nous la situation de l'analysé. Par la projection de ses
imagos de Surmoi, il retrouve la situation affective de l'enfant auprès
INTRODUCTION A L'ÉTUDE DU TRANSFERT 151

de ses parents. La clinique psychanalytique a montré le rôle que peut


jouer dans la névrose des enfants les conflits de leurs parents, à tel point
qu'un petit enfant peut être guéri par la réduction, chez sa mère, d'un
conflit dont c'est lui qui présentait le symptôme vicaire ; les psychana-
lystes d'enfants en ont de nombreux exemples et Mme Sandford
vient de faire sur ce sujet, à Londres, une communication encore
inédite.
L'analyste sera donc soucieux de rechercher ses contre-transferts.
Il observera ses propres réactions affectives et lui aussi se posera le
fameux « A quoi cela vous fait-il penser ? » Ella Sharpe (26) disait
.qu'elle se faisait toujours un devoir d'analyser ses propres rêves où
apparaissait l'un de ses patients, afin de découvrir quelle personne de
son passé, ou quel aspect d'elle-même, il représentait à ce moment. Et
si elle l'avait en analyse ce jour-là, elle se montrait très prudente dans
ses interprétations.
Je ne saurais mieux conclure que sur cette leçon d'un excellent
ouvrier.

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Intervention du Dr PASCHE

Quelques mots pour regretter que la place faite aux Pulsions de


mort dans des rapports et des interventions consacrées au transfert ait
été à ce point mesurée. En particulier si une référence constante à ces
pulsions m'a paru néanmoins transparaître, mais en filigrane, tout au
long du beau travail de Schlumberger je n'ai trouvé dans la riche somme
offerte par Lagache qu'une tendance assez nette à en réduire l'impor-
tance. Que nous dit Lagache en effet sur le besoin de répétition : expres-
sion majeure des pulsions de mort dans le transfert ? : « La Répétition
est fonctionnelle, elle n'est pas un facteur primaire...elle n'est pas un
pur besoin de répétition » et de mettre en évidence pour la première
fois l'une des fonctions de ce besoin : la cicatrisation d'anciennes bles-
sures narcissiques. Loin de moi la pensée de contester la justesse et
l'importance de cette hypothèse. Il est certain que le Moi (i) peut uti-
liser à ses propres fins toute manifestation pulsionnelle, si primitive '
soit-elle, mais de ce que cette tendance à répéter puisse servir, il ne s'en-
suit pas qu'elle ne puisse être considérée en elle-même et pour elle-
même. Je m'explique : si la Répétition n'était pas un facteur primaire,
si elle n'était que « fonctionnelle », ce ne serait plus un besoin mais le
moyen de satisfaire un autre besoin, ici un besoin narcissique. On ne
« répéterait » plus pour répéter mais pour obtenir ce qui n'a pu être
obtenu jusqu'alors. Ce serait laisser de côté l'essence même du Besoin
de répétition, je veux dire I'AUTOMATISME, qu'il faut entendre au sens
plein, c'est-à-dire : mécanique, du terme. Il faut craindre de perdre la
notion même de pulsion si dès que celle-ci est posée nous l'intégrons
précipitamment dans une conduite motivée. Ce serait d'ailleurs, me
semble-t-il, le contraire de ce qui se passe dans la situation psychanaly-
tique. La névrose de transfert n'est-elle pas l'effet d'un dévoilement
du Besoin de répétition que les défenses affectées à la répression des
pulsions passives parvenaient jusqu'alors à dissimuler ? N'est-il pas

(i) Entièrement fait de pulsions mais élaboiées au contact du monde extérieur.


154 REVUE FRANÇAISE DE PSYCHANALYSE

nécessaire en théorie comme en clinique de mettre à nu les racines de


notre comportement (la Répétition est l'une d'entre elles) comme
facteurs primaires et irréductibles en deçà desquels il n'y a plus rien de
motivé ? Pourrons-nous jamais donner l'explication d'une conduite
sans aboutir à la source même des pulsions. : à l'organisme, et sans nous
arrêter ? C'est en butant sur cette limite que l'élucidation psychanaly-
tique doit s'achever, c'est le critère de sa validité. Nous trouvons ici,
mais à l'autre bout de la chaîne, l'un des éléments de la différence que
Lacan signalait tout à l'heure entre psychologie et psychanalyse. Si le
besoin de répétition, la tendance vers l'inanimé, la tendance à s'unir, etc.,
étant avant tout fonctionnels, nous renvoient à des significations qui
les transcendent nous courons le risque d'être rejetés de signification
en signification sans pouvoir rejoindre jamais la pulsion dans son
opacité, sa contingence, son irrationalité ni entrevoir les obscurs
foyers d'où elle émane que Freud appelait glandes à sécrétions internes
dans 1' « Introduction » et Eros et Thanatos dans Au delà du principe
du plaisir, ce qui revient au même.

Intervention de M. JACQUES LACAN


Notre collègue Bénassy, par sa remarque que l'effet Zeigarnik
semblerait dépendre du transfert plus qu'il ne le détermine, a introduit
ce qu'on pourrait appeler les faits de résistance dans l'expérience
psychotechnique. Leur portée est de mettre en valeur la primauté du
rapport de sujet à sujet dans toutes les réactions de l'individu en tant
qu'elles sont humaines, et la dominance de ce rapport dans toute
épreuve des dispositions individuelles, que cette épreuve soit définie
par les conditions d'une tâche ou d'une situation.
Ce qui constitue en effet l'homme en tant qu'homme, c'est une
exigence d'être reconnu par l'homme. Cette exigence, préjudicielle à
toute expérience où l'on puisse affronter le sujet, pourra être réduite
aussi loin que l'on voudra dans sa variance : il n'en restera pas moins
que, constituante de l'expérience, elle ne saurait être constituée par elle.
Pour l'expérience psychanalytique on doit comprendre qu'elle se
déroule tout entière dans ce rapport de sujet à sujet, en signifiant par là
qu'elle garde une dimension irréductible à toute psychologie considérée
comme une objectivation de certaines propriétés de l'individu.
Dans une psychanalyse en effet, le sujet, à proprement parler, se
constitue par un discours où la seule présence du psychanalyste apporte,
avant toute intervention la dimension du dialogue.
INTRODUCTION A L'ÉTUDE DU TRANSFERT 155
_
Quelque irresponsabilité, voire quelque incohérence que les conven-
tions de la règle viennent à poser au principe de ce discours, il est clair
que ce ne sont là qu'artifices d'hydraulicien (voir observation de Dora,
p. 152) aux fins d'assurer le franchissement dé certains barrages, et que
le cours doit s'en poursuivre selon les lois d'une gravitation qui lui est
propre et qui s'appelle la vérité. C'est là en effet le nom de ce mouvement
idéal que le discours introduit dans la réalité. En bref, la psychanalyse
est une expérience dialectique et cette notion doit prévaloir quand on pose
la question de la nature du transfert.
Poursuivant mon propos dans ce sens je n'aurai pas d'autre dessein
que de montrer par un exemple à quelle sorte de propositions on
pourrait parvenir. Mais je me permettrai d'abord quelques remarques
qui me paraissent être urgentes pour la direction présente de nos efforts
d'élaboration théorique, et pour autant qu'ils intéressent les responsa-
bilités que nous confère le moment de l'histoire que nous vivons, non
moins que la tradition dont nous avons la garde.
Qu'envisager avec nous la psychanalyse comme dialectique doive se
présenter comme une orientation distincte de notre réflexion, ne pouvons
nous voir là quelque méconnaissance d'une donnée immédiate, voire du
fait de sens commun qu'on n'y use que de paroles — et reconnaître,
dans l'attention privilégiée accordée à la fonction des traits muets du
comportement dans la manoeuvre psychologique, une préférence de
l'analyste pour un point de vue où le sujet n'est plus qu'objet ? Si
méconnaissance il y a en effet, nous devons l'interroger selon les
méthodes que nous appliquerions en tout semblable cas.
On sait que je vais à penser qu'au moment où la psychologie et
avec elle toutes les sciences de l'homme ont subi, fût-ce sans leur gré,
voire à leur insu, un profond remaniement de leurs points de vue par les
notions issues de la psychanalyse, un mouvement inverse paraît se
produire chez les psychanalystes que j'exprimerais en ces termes.
Si Freud a pris la responsabilité — contre Hésiode pour qui les
maladies envoyées par Zeus s'avancent sur les hommes en silence — de
nous montrer qu'il y a des maladies qui parlent et de nous faire entendre
la vérité de ce qu'elles disent —, il semble que cette vérité, à mesure que
sa relation à un moment de l'histoire et à une crise des institutions nous
apparaît plus clairement, inspire une crainte grandissante aux praticiens
qui perpétuent la technique.
Nous les voyons donc, sous toutes sortes de formes qui vont du
piétisme aux idéaux de l'efficience la plus vulgaire en passant par la
gamme des propédeutiques naturalistes, se réfugier sous l'aile d'un
156 REVUE FRANÇAISE DE PSYCHANALYSE
_
psychologisme qui, chosifiant l'être humain, irait à des méfaits auprès
desquels ceux du scientisme physicien ne seraient plus que bagatelles.
Car en raison même de la puissance des ressorts manifestés par
l'analyse, ce n'est rien de moins qu'un nouveau type d'aliénation de
l'homme qui passera dans la réalité, tant par l'effort d'une croyance
collective que par l'action de sélection de techniques qui auraient toute
la portée formative propre aux rites : bref un homo psychologicus dont je
dénonce le danger.
Je pose à son propos la question de savoir si nous nous laisserons
fasciner par sa fabrication ou si, en repensant l'oeuvre de Freud, nous ne
pouvons retrouver le sens authentique de son initiative et le moyen de
maintenir sa valeur de salut.
Je précise ici, si tant est qu'il en soit besoin, que ces questions
ne visent en rien un travail comme celui de notre ami Lagache : prudence
dans la méthode, scrupule dans le procès, ouverture dans les conclusions,
tout ici nous est exemple de la distance maintenue entre notre praxis et
la psychologie. Ce que je vais avancer maintenant"à son encontre n'est'
pas contradiction mais dialogue. A vrai dire je ne prétends être ici que
le supporter d'un discours dont tel passage de son beau livre sur l'unité
de la psychologie me témoigne qu'il pourrait le tenir à ma place, s'il ne
tenait déjà celle qu'il a aujourd'hui choisie.
(Le cas de Dora, là première des cinq grandes psychanalyses publiées
par Freud, que je prends pour fondement de ma démonstration est
alors évoqué sous une forme inutile pour le lecteur qui peut s'y reporter
pour vérifier le caractère textuel du commentaire que j'en donne. Je
résume donc ici les ressorts de mon argumentation, me reportant aux
pages de l'édition française de Denoël, traduction de Marie Bonaparte et
de R. Loewenstein.)
Il est frappant que personne n'ait jusqu'à présent souligné que le cas
de Dora est exposé par Freud sous la forme d'une série de renversements
dialectiques. Il ne s'agit pas là d'un artifice d'ordonnance pour un
matériel dont Freud formule ici de façon décisive que l'apparition est
abandonnée au gré du patient. Il s'agit d'une scansion des structures où
se transmute pour le sujet la vérité, et qui ne touchent pas seulement sa
compréhension des choses mais sa position même en tant que sujet
dont sont fonction ses « objets ». C'est dire que le concept de l'exposé
est identique au progrès du sujet, c'est-à-dire à la réalité de la cure.
Or c'est la première fois que Freud donne le concept de l'obstacle
sur lequel est venu se briser l'analyse, sous le terme de transfert. Ceci, à
soi seul, donne à tout le moins sa valeur de retour aux sources à l'examen
INTRODUCTION A L 'ETUDE DU TRANSFERT 157-
1

que nous entreprenons des relations dialectiques qui ont constitué le


moment de l'échec. Par où nous allons tenter de définir en termes de pure
dialectique le transfert qu'on dit négatif dans le sujet, comme l'opération
de l'analyste qui l'interprète.
Il nous faudra pourtant passer par toutes les phases qui ont amené ce
moment, aussi bien que le profiler sur les anticipations problématiques
qui, dans les données du cas, nous indiquent où il eût pu trouver son
issue achevée. Nous trouvons ainsi :
Un premier développement, exemplaire en ceci que nous sommes
portés d'emblée sur le plan de l'affirmation de la vérité. En effet, après
une mise à l'épreuve de Freud : va-t-il se montrer aussi hypocrite que
le personnage paternel ? Dora s'engage dans son réquisitoire, ouvrant
un dossier de souvenirs dont la rigueur contraste avec l'imprécision
biographique propre à la névrose. Mme K... et son père sont amants
depuis tant et tant d'années et le dissimulent sous des fictions parfois
ridicules. Mais le comble est qu'elle est ainsi offerte sans défense aux
assiduités de M. K... sur lesquelles son père ferme les yeux, la faisant
ainsi l'objet d'un odieux échange.
Freud est trop averti de la constance du mensonge social pour en
avoir été dupe, même de la bouche d'un homme qu'il considère lui
devoir une confiance totale. Il n'a donc eu aucune peine à écarter de
l'esprit de sa patiente toute imputation de complaisance à l'endroit de
ce mensonge. Mais au bout de ce développement il se trouve mis en
face de la question, d'un type d'ailleurs classique dans les débuts du
traitement : « Ces faits sont là, ils tiennent à la réalité et non à
moi-même. Que voulez-vous y ' changer ?» A quoi Freud répond
par :
Un premier renversement dialectique qui n'a rien à envier à l'analyse
hégélienne de la revendication de la « belle ânle », celle qui s'insurge
contre le monde au nom de la loi du coeur : « Regarde, lui dit-il, quelle
est ta propre part au désordre dont tu te plains » (voir p. 32). Et il
apparaît alors :
Un second développement de la vérité : à savoir que c'est non seulement
sur le silence, mais par la complicité de Dora elle-même, bien plus
sous sa protection vigilante, que la fiction a pu durer qui a permis à la
relation des deux amants de se poursuivre.
Ici l'on voit non seulement la participation de Dora à la cour dont elle
est l'objet de la part de M. K..., mais ses relations aux autres partenaires
du quadrille reçoivent un jour nouveau de s'inclure dans une subtile
circulation de cadeaux précieux, rachat de la carence des prestations
I58 REVUE FRANÇAISE DE PSYCHANALYSE

sexuelles, laquelle, partant de son père à l'adresse de Mme K..., revient


à la patiente par les disponibilités qu'elle libère chez M. K..., sans
préjudice des munificences qui lui viennent directement de la source
première, sous la forme des dons parallèles où le bourgeois trouve
classiquement l'espèce d'amende honorable la plus propre à allier la
réparation due à la femme légitime avec le souci du patrimoine (remar-
quons que la présence de ce dernier personnage se réduit ici à cet
accrochage latéral à la chaîne des échanges).
En même temps la relation oedipienne se révèle constituée chez Dora
par une identification au père, qu'a favorisée l'impuissance sexuelle de
celui-ci, éprouvée au reste par Dora comme identique à la prévalence
.
de sa position de fortune : ceci trahi par l'allusion inconsciente que lui
permet la sémantique du mot fortune en allemand : Vermôgen. Cette
identification transparaît en effet dans tous les symptômes de conversion
présentés par Dora, et sa découverte amorce la levée d'un grand nombre
d'entre eux.
La question devient donc : que signifie sur cette base la jalousie
soudainement manifestée par Dora à l'endroit de la relation amoureuse
de son père ? Celle-ci, pour se présenter sous une forme tellement
prévalente, requiert une explication qui dépasse ses motifs (voir p. 50).
Ici se place :
Le deuxième renversement dialectique, que Freud opère par cette
remarque que ce n'est point ici l'objet prétendu de la jalousie qui en
donne le vrai motif, mais qu'il masque un intérêt pour la personne du
sujet-rival, intérêt dont la nature beaucoup moins assimilable au
discours commun ne peut s'y exprimer que sous cette forme inversée.
D'où surgit :
Un troisième développement de la vérité : l'attachement fasciné de Dora
pour Mme K... (« la blancheur ravissante de son corps »), les confidences
qu'elle reçoit jusqu'à un point qui restera insondé sur l'état de ses
relations avec son mari, le fait patent de leurs échanges de bons procédés
comme ambassadrices mutuelles de leurs désirs auprès du père de Dora.
Freud a aperçu la question à laquelle menait ce nouveau déve-
loppement.
Si c'est donc de cette femme que vous éprouvez si amèrement la
dépossession, comment ne lui en voulez-vous pas de ce surcroît de
trahison, que ce soit d'elle que soient parties ces imputations d'intrigue
et de perversité où tous se rangent maintenant pour vous accuser de
mensonge ? Quel est le motif de cette loyauté qui vous fait lui garder le
secret, dernier de vos relations ? (à savoir l'initiation sexuelle, décelable
INTRODUCTION A L'ÉTUDE DU TRANSFERT 159

déjà dans les accusations mêmes de Mme K...). Avec ce secret nous
serons menés en effet :
Au troisième renversement dialectique, celui qui nous livrerait la
valeur réelle de l'objet qu'est Mme K... pour Dora. C'est-à-dire non
pas un individu, mais un mystère, le mystère de sa propre féminité,
nous voulons dire de sa féminité corporelle — comme cela apparaît sans
voiles dans le second des deux rêves dont l'étude fait la seconde partie de
l'exposé du cas Dora, rêves auxquels nous prions qu'on se reporte pour
voir combien leur interprétation se simplifie avec notre commentaire.
Déjà à notre portée nous apparaît la borne autour de laquelle notre
char doit tourner pour renverser une dernière fois sa carrière. C'est
cette image la plus lointaine qu'atteigne Dora de sa petite enfance (dans
une observation de Freud, même comme ici interrompue, toutes les
clefs ne lui sont-elles pas toujours tombées dans les mains ?) : c'est Dora,
probablement encore infans, en train de suçoter son pouce gauche,
cependant que de la main droite elle tiraille l'oreille de son frère, plus
âgé qu'elle d'un an et demi (voir p. 47 et p. 20).
Il semble qu'on ait là la matrice imaginaire où sont venues se couler
toutes les situations que Dora a développées dans sa vie — véritable
illustration pour la théorie, encore à venir chez Freud, des automa-
tismes de répétition. Nous pouvons y prendre la mesure de ce que
signifient maintenant pour elle la femme et l'homme.
La femme c'est l'objet impossible à détacher d'un primitif désir oral
et où il faut pourtant qu'elle apprenne à reconnaître sa propre nature
génitale. (On s'étonne ici que Freud ne voie pas que la détermination de
l'aphonie lors des absences de M. K... (voir p. 36) exprime le violent
appel de la pulsion erotique orale dans le « seule à seule » avec Mme K...,
sans qu'il soit besoin d'invoquer la perception de la fellatio subie par le
père (voir p. 44), alors que chacun sait que la cunnilinguus est l'artifice le
plus communément adopté par les « messieurs fortunés » que leurs
forces commencent d'abandonner.) Pour accéder à cette reconnais-
sance de sa féminité il lui faudrait réaliser cette assomption de son
propre corps, faute de quoi elle reste ouverte au morcellement fonc-
tionnel (pour nous référer à l'apport théorique du stade du miroir), qui
constitue les symptômes de conversion.
Or pour réaliser la condition de cet accès, elle n'a eu que le seul
truchement que l'imago originelle nous montre lui offrir une ouverture
vers l'objet, à savoir le partenaire masculin auquel son écart d'âge lui
permet de s'identifier en cette aliénation primodiale où le sujet se
reconnaît comme je...
160 REVUE FRANÇAISE DE PSYCHANALYSE

Aussi Dora s'est-elle identifiée à M. K... comme elle est en train de


s'identifier à Freud lui-même (le fait que ce fut au réveil du rêve « de
transfert » qu'elle ait perçu l'odeur de fumée qui appartient aux deux
hommes n'indique pas, comme l'a dit Freud, p. 67, qu'il se fût agi là de
quelque identification plus refoulée, mais bien plutôt que cette halluci-
nation correspondît au stade crépusculaire du retour au moi). Et tous
ses rapports avec les deux hommes manifestent cette agressivité où
nous voyons la dimension propre de l'aliénation narcissique.
Il reste donc vrai, comme le pense Freud, que le retour à la revendi-
cation passionnelle envers le - père, représente une régression par
rapport aux relations ébauchées avec M. K...
Mais cet hommage dont Freud entrevoit la puissance salutaire pour
Dora, ne pourrait être reçu par elle comme manifestation du désir, que
si elle s'acceptait elle-même comme objet du désir, c'est-à-dire après
qu'elle ait épuisé le sens de ce qu'elle cherche en Mme K...
Aussi bien pour toute femme et pour des raisons qui sont au fonde-
ment même des échanges sociaux les plus élémentaires (ceux-là mêmes
que Dora formule dans les griefs de sa révolte), le problème de sa
condition est au fond de s'accepter comme objet du désir de l'homme,
et c'est là pour Dora le mystère qui motive son idolâtrie pour Mme K...,
tout comme dans sa longue méditation devant la Madone et dans son
recours à l'adorateur lointain, il la pousse vers la solution quele christia-
nisme a donnée à cette impasse subjective, en faisant de la femme l'objet
d'un désir divin ou un objet transcendantdu désir, ce qui s'équivaut.
Si Freud en un troisième renversement dialectique eût donc orienté
Dora vers la reconnaissance de ce qu'était pour elle Mme K..., en
obtenant l'aveu des derniers secrets de sa relation avec elle, de quel
prestige n'eût-il pas bénéficié lui-même (nous amorçons ici seulement
la question du sens du transfert positif), ouvrant ainsi la voie à la
reconnaissance de l'objet viril. Ceci n'est pas mon opinion, mais celle
de Freud (voir note, p. 107).
Mais que sa défaillance ait été fatale au traitement, il l'attribue à
l'action du transfert (voir p. 103-107), à l'erreur qui lui en a fait ajourner
l'interprétation (voir p. 106) alors que, comme il a pu le constater après
coup, il n'avait plus que deux heures devant lui pour éviter ses effets
(voir p. 106).
Mais chaque fois qu'il revient à invoquer cette explication qui
prendra le développement que l'on sait dans la doctrine, une note au
bas de la page vient la doubler d'un recours à son insuffisante apprécia-
tion du lien homosexuel qui unissait Dora à Mme K...
INTRODUCTION A L'ETUDE DU TRANSFERT loi
Qu'est-ce à dire sinon que la seconde raison ne lui apparaît la
première en droit qu'en 1923, alors que la première en ordre a porté
ses
fruits dans sa pensée à partir de 1905, date de la publication du cas Dora.
Pour nous quel parti prendre ? L'en croire assurément sur les deux
raisons et tâcher de saisir ce qui peut se déduire de leur synthèse.
On trouve alors ceci. Freud avoue que pendant longtemps il n'a pu
rencontrer cette tendance homosexuelle (qu'il nous dit pourtant être si
constante chez les hystériques qu'on ne saurait chez eux en trop majorer
le rôle subjectif) sans tomber dans un désarroi (note, p. 107) qui le
rendait incapable d'en agir sur ce point de façon satisfaisante.
Ceci ressort, dirons-nous, à un préjugé, celui-là même qui fausse au
départ la conception du complexe d'OEdipe en lui faisant considérer
comme naturelle et non comme normative la prévalence du personnage
paternel : c'est le même qui s'exprime simplement dans le refrain bien
connu : « Comme le fil est pour l'aiguille, la fille est pour le
garçon ».
Freud a pour M. K... une sympathie qui remonte loin puisque c'est
lui qui lui a amené le père de Dora (voir p. 18) et qui s'exprime dans de
nombreuses appréciations (voir note, p. 27). Après l'échec du traitement
il persiste à rêver d'une « victoire de l'amour » (voir p. 99).
A l'endroit de Dora sa participation personnelle dans l'intérêt
qu'elle lui inspire, est avouée en maints endroits de l'observation. A
vrai dire elle la fait vibrer d'un frémissement qui, franchissant les
digressions théoriques, hausse ce texte, entre les monographies psycho-
pathologiques qui constituent un genre de notre littérature, au ton d'une
Princesse de Clèves en proie à un bâillon infernal.
C'est pour s'être mis un peu trop à la place de M. K... que Freud
cette fois n'a pas réussi à émouvoirl'Achéron.
Freud en raison de son contre-transfert revient un peu trop constam-
ment sur l'amour que M. K... inspirerait à Dora et il est singulier de
voir comment il interprète toujours dans le sens de l'aveu les réponses
pourtant très variées que lui oppose Dora. La séance où il croit l'avoir
réduite à « ne plus le contredire » (p. 93) et à la fin de laquelle il croit
pouvoir lui exprimer sa satisfaction, est conclue par Dora d'un ton bien

11
différent. « Ce n'est pas grand-chose qui est sorti », dit-elle, et c'est au
début de la suivante qu'elle prendra congé de lui.
Que s'est-il donc passé dans la scène de la déclaration au bord du lac,
qui a été la catastrophe par où Dora est entrée dans la maladie, en
entraînant tout le monde à la reconnaître pour malade — ce qui répond
ironiquement à son refus de poursuivre sa fonction de soutien pour leur
PSYCHANALYSE / •
162 REVUE FRANÇAISE DE PSYCHANALYSE
\
commune infirmité (tous les « bénéfices » de la névrose ne sont pas au
seul profit du névrosé) ?
Il suffit comme dans toute interprétation valable de .s'en tenir au
texte pour le comprendre. M. K... n'a eu le temps que de placer quelques
mots, il est vrai qu'ils furent décisifs : « Ma femme n'est rien pour moi. »
Et déjà son exploit avait sa récompense : une gifle majeure,-celle-là
même dont Dora ressentira bien' après le traitement le contre-coup
brûlant en une névralgie transitoire, vient signifier au maladroit : « Si
elle n'est rien pour vous, qu'êtes-vous donc pour moi ? »
Et dès lors que serait-il pour elle, ce fantoche, qui pourtant vient de
rompre l'ensorcellement où elle vit depuis des années ?
Le fantasme latent de grossesse qui suivra, cette scène, n'objecte pas
à notre interprétation : il est notoire qu'il se produit chez les hystériques
en fonction même de leur identification virile.
C'est par la même trappe où il s'enfonce en un glissement plus
insidieux que Freud va disparaître. Dora s'éloigne avec le sourire de
la Joconde et même quand elle reparaîtra Freud n'aura pas la naïveté de
croire à une intention de retour.
A ce moment elle a fait reconnaître par tous la vérité dont elle sait
pourtant qu'elle n'est pas, toute véridique qu'elle soit, la vérité dernière
et elle aura réussi à précipiter par le seul rnana de sa présence l'infortuné
M. K... sous les roues d'une voiture. La sédation de ces symptômes,
obtenue dans la deuxième phase de sa cure, s'est maintenue pourtant.
Ainsi l'arrêt du procès dialectique se solde-t-il par un apparent recul,
mais les positions reprises ne peuvent être soutenues que par une
affirmation du moi, qui peut être tenue pour un progrès.
Qu'est-ce donc enfin que ce transfert dont Freud dit quelque part
que son travail se poursuit invisible derrière le progrès du traitement et
dont au reste les effets « échappent à la démonstration » (p. 67) ? Ne peut-
on ici le considérer comme une entité toute relative au contre-transfert
défini comme la somme des préjugés, des passions, des embarras, voire
de l'insuffisante information de l'analyste à tel moment du procès
dialectique. Freud lui-même ne nous dit-il pas (voir p. 105) que Dora
eût pu transférer sur lui le personnage paternel, s'il eût été assez
sot pour croire à la version des choses à lui présentée par le
père ?
Autrement dit le transfert n'est rien de réel dans le sujet, sinon
l'apparition, dans un moment de stagnation de la dialectique analytique,
-des modes permanents selon lesquels il constitue ses objets.
Qu'est-ce alors qu'interpréter le transfert ? Rien d'autre que de
INTRODUCTION A L'ÉTUDE DU TRANSFERT 163

remplir par un leurre le vide de ce point mort. Mais ce leurre est utile,
car même trompeur il relance le procès.
La dénégation dont Dora eût accueilli la remarque venant de Freud
qu'elle lui imputait les mêmes intentions qu'avait manifestées M. K...,
n'eût rien changé à la portée de ses effets. L'opposition même qu'elle
eût engendré aurait probablement engagé Dora, malgré Freud, dans la
direction favorable : celle qui l'eût conduite à l'objet de son intérêr réel.
Et le fait qu'il se fût mis en jeu en personne comme substitut
de M. K..., eût préservé Freud de trop insister sur la valeur des propo-
sitions de mariage de celui-ci.
Ainsi le transfert ne ressortit à aucune propriété mystérieuse de
l'« affectivité », et même quand il se trahit sous un aspect d'émoi, celui-ci
ne prend son sens qu'en fonction du moment dialectique où il se produit.
Mais ce moment est peu significatif puisqu'il traduit communément
une erreur de l'analyste, fût-ce celle de trop vouloir le bien du patient,
dont Freud lui-même bien des fois a dénoncé le danger.
Ainsi la neutralité analytique prend son sens authentique de la
position du pur dialecticien qui, sachant que tout ce qui est réel est
rationnel (et inversement), sait que tout ce qui existe, et jusqu'au mal
contre lequel il lutte, est et restera toujours équivalent au niveau de sa
particularité, et qu'il n'y a de progrès pour le sujet que par l'intégration
où il parvient de sa position dans l'universel : techniquement par la
projection de son passé dans un discours en devenir.
Le cas de Dora paraît privilégié pour notre démonstration en ce que,
s'agissant d'une hystérique, l'écran du moi y est assez transparent pour
que nulle part, comme l'a dit Freud, ne soit plus bas le seuil entre
l'inconscient et le conscient, ou pour mieux dire, entre le discours
analytique et le mot du symptôme.
Nous croyons pourtant que le transfert a toujours le même sens
d'indiquer les moments d'errance et aussi d'orientation de l'analyste,
la même valeur pour nous rappeler à l'ordre de notre rôle : un non agir
positif en vue de l'orthodramatisation de la subjectivité du patient.

Intervention de M. NACHT
Si l'on jette un regard d'ensemble sur ce qui vient d'être dit, il
semble qu'on puisse en dégager les points suivants :
1) Ce que Freud nous a enseigné sur le transfert non seulement
reste valable, mais demeure la base solide de nos connaissances sur le
sujet ;
164 REVUE FRANÇAISE DE PSYCHANALYSE

2) Certaines données freudiennes ont été approfondies et développées


au cours de l'évolution de la psychanalyse :
a) Le cadre du transfert, limité jadis à la libido a été élargi ; nous
considérons aujourd'hui que tous les besoins pulsionnels sont revécus
dans le transfert ;
-
b) Nous sommes plus conscients du caractère frustateur de la
situation analyste-analyse pour le malade, situation qui par voie de
conséquence détermine une chaîne de régressions inhérentes aux
conditions qui caractérisent le « milieu » analysé ;
c') Nous observons mieux l'intrication des pulsions dans les manifes-
tations du transfert, c'est-à-dire que le transfert apparaît constamment
et simultanément positif et négatif ;
3) A côté de ces faits bien établis nous constatons qu'un certain
nombre de problèmes théoriques ne sont pas encore élucidés : limites ou
extension du transfert, mécanismes du transfert, déplacement ou
automatisme de répétition, causes du transfert, résistance du transfert
ou transfert de résistance, etc.
On peut évidemment envisager ces problèmes de diverses manières.
Lagache a raison quand il rappelle, précisément au sujet des causes
du transfert, que l'on peut les formuler de plusieurs façons mais que
dans leur essence elles se ramènent toujours à des besoins satisfaits ou
non jadis — qui s'orientent vers l'analyste.
Parmi ces besoins celui d'être aimé est fondamental quoique s'expri-
mant sous des formes multiples, marquées par les fixations subies et
par les régressions imposées dans la situation analytique et qui vont
jusqu'aux formes les plus archaïques. L'analyste, on le sait, se doit
précisément avant tout d'éviter qu'il ne serve d'objet satisfaisant au
besoin d'amour.
Mais ce faisant, il précipite l'analysé délibérément, il est vrai, dans
la recherché de satisfactions substitutives et régressives.
Ici une remarque importante s'impose : il faut reconnaître que les
satisfactions régressives sont non seulement inévitables mais, même
lorsque réduites au minimum, indispensables ; sans cela il n'y aurait
pas d'objet à l'analyse et même point d'analyse pour la bonne raison
que l'analysé ne pourrait supporter avant longtemps un état de frustra-
tion total. Et, c'est ici que se place un jour le point critique de toute ana-
lyse : le moment où ces satisfactions régressives doivent être abandonnées.
Pour qu'elles le soient — et c'est la condition même de la liquidation
du transfert — quelque chose doit changer dans le rôle que joue l'ana-
lyste dans le transfert. Nous reviendrons tout à l'heure sur ce sujet.
INTRODUCTION A L'ÉTUDE DU TRANSFERT 165
.

Maintenant je voudrais souligner l'importance d'une autre constante


dans ce qui est vévu en même temps que le besoin d'amour dans le
transfert, c'est la peur.
Que ce soit à l'état latent ou manifeste, la peur est toujours présente
dans le transfert tant qu'il n'aura pas été liquidé.
Nous savons que la peur est à la fois signe et cause de l'impossibilité
qu'éprouve le moi à faire face aux pulsions et à les intégrer.
Le travail d'interprétation a pour but d'éliminer cette peur et c'est
ainsi que le moi se fortifie graduellement. Mais parallèlement à ce
travail bien connu de tous et mené, si l'on peut dire, à découvert, quelque
chose d'autre et de plus profond y concourt : le rôle apaisant de réas-
surance joué par l'analyste.
Bon nombre d'analystes répugnent à l'admettre, il est cependant
capital. Seulement, cet effet de réassurance est moins dû à ce que l'ana-
lyste dit qu'à ce qu'il est, d'où l'importance du contre-transfert qui nous
renvoie à la propre analyse de l'analyste.
Car ici intervient l'importance de ce qui s'établit d'inconscient à
inconscient — fait capital.
La peur une fois vaincue dans le transfert opère un déconditionement
neuro-physiologique.
Certes, ce que nous poursuivons en analyse : le renforcement dujmoi
afin qu'il maîtrise la vie pulsionnelle et émotionnelle, nous l'atteignons
en grande partie lorsque nous réussissons à faire « remémorer » et
intégrer le plus d'affects refoulés possible.
Mais dans l'analyse tout ne se passe pas uniquement dans le domaine
de la « pensée », loin de là.
La peur de l'analyste, plus que toute autre tension psychique, soumet
l'analysé dans la situation de transfert à une série de chocs émotionnels
perturbateurs du système neuro-endocrinien ainsi que le prouvent
diverses manifestations organiques observables en cours de séance.
C'est dans l'ensemble : cortex, noyaux gris, hypophyse, sympathique,
que doivent se situer les assises somatiques des processus de contrôle
que nous considérons comme les fonctions du moi.
Ici comme ailleurs, il y a interdépendance, répercussions et réversi-
bilité de la fonction à l'appareil qui la supporte, et vice-versa.
Tout le long du traitement un processus continu et subtil de réper-
cussions et de réactions de cet ordre, déclenchées par les images que
revêt l'analyste aux yeux de l'analysé, aboutit à restructurer les fonctions
du moi et leur donner la force nécessaire.
C'est alors que l'analysé peut faire ce transfert du transfert dans le
166 REVUE FRANÇAISE DE PSYCHANALYSE

réel et, de ce fait, se passer à bon escient de l'analyste, c'est-à-dire le


désinvestir sainement.
Mais cette évolution est loin de se réaliser toujours ainsi.
Lorsque la névrose de transfert se substitue à la névrose tout court,
c'est-à-dire lorsque l'analysé trouve dans l'analyse des satisfactions
régressives que la névrose lui fournissait avant, l'évolution du transfert
vers une liquidation apparaît impossible.
On ne peut sortir de cette impasse si l'on continue à procéder selon
la technique classique.
Tous les analystes depuis toujours ont compris qu'il fallait ici faire
autrement, d'où les diverses techniques dites actives, dont la dernière
en date, celle d'Alexander, est centrée sur une intervention « correctrice »
de l'image transférentielle.
Elle m'apparaît incorrecte dans la mesure où elle pense pouvoir
brûler les étapes, étapes indispensables pour obtenir la modification
structurale et dynamiquequi caractérise la cure psychanalytique.
Dans mon travail présenté au Congrès de Zurich en 1949, j'ai
essayé de montrer comment on pouvait éviter la névrose de transfert et
même parfois l'éliminer une fois constituée, en modifiant activement la
situation de transfert.
Lorsqu'on estime avoir épuisé la phase pendant laquelle les diffé-
rentes étapes régressives ont apporté suffisamment de matériel de
remémoration et d'intégration, l'attitude de l'analyste doit changer.
Le rôle de « miroir », la neutralité absolue, le laisser-faire, le laisser-
venir, interpréter, interpréter toujours, le tout dans le rituel connu des
séances — tout cela prolongé au delà de ce qui est strictement nécessaire
risque de devenir nuisible à l'évolution du transfert vers une liquidation.
Chacune de ces attitudes indispensables dans un premier temps de
l'analyse, alors qu'elles étaient moyens, peuvent devenir des fins en soi
pour l'analysé, sources de satisfaction primaires orales, sadiques-anales
ou narcissiques.
L'analyste, par une modification progressive de son attitude doit
s'employer à faire tarir ces sources de satisfactions infantiles.
Définir cette nouvelle attitude — dont l'analysé a besoin à un moment
donné, comme des précédentes, définir cette attitude n'est pas facile.
Disons qu'elle doit substituer une présence — prolongement de la
réalité — à l'écran classique qui n'est qu'un vide dans lequel continuerait
de s'épanouir la vie fantasmatique de l'analysé.
Mais je dois me borner là, car nous entrons de plus en plus dans le
domaine de la technique qui n'est pas celui de notre réunion.
INTRODUCTION A L'ÉTUDE DU TRANSFERT 167

Réponse de M. LAGACHE
Après avoir remercié les membres de la Conférence de l'accueil
qu'ils ont bien voulu faire à mon Rapport, je répondrai à ceux qui sont
intervenus dans la discussion.
M. Bénassy a commencé par mettre en doute l'utilité de certaines
formulations ; il donne comme exemple « effets positifs » et « effets
négatifs » du transfert ; de telles expressions auraient selon lui l'inconvé-
nient de détourner l'attention de l'analyste, et de la centrer sur le
patient. Ce qui m'a amené à cette proposition, ce sont certaines équi-
voques inhérentes à l'emploi des termes « transfert positif » et « transfert
négatif» ; en dépit'de l'usage quotidien que l'on en fait, et que j'en fais
moi-même, ils ne désignent pas, je crains, des concepts tout à fait clairs ;
en particulier, le contenu idéique et émotionnel manifeste n'est pas
toujours un signe valable du sens réel du transfert. En outre, les termes
que j'ai employés ont l'avantage de rattacher à la relation analytique
des manifestations et des transformations qui, en première analyse,
en paraissent indépendantes ; j'en ai donné des exemples ; le résultat
serait donc le contraire de celui que paraît craindre M. Bénassy. D'ail-
leurs, ces effets portent principalement sur, la liberté d'expression du
malade, sur ses difficultés et ses progrès dans l'application de la règle
fondamentale, c'est-à-dire le mode essentiel de sa relation avec l'ana-
lyste.
La deuxième objection perte sur la distinction entre le moment
dynamique et le moment génétique de l'interprétation du transfert ;
l'aspect dynamique, dit M. Bénassy, est accepté de tout le monde ;
l'aspect historique, bien particulier à Freud, serait une hypothèse dont
la validité n'est pas prouvée. En exposant cette façon de voir, M. Bénassy
constate au fond les transformations qui se sont accomplies depuis
vingt-cinq ans dans la façon de concevoir la technique de l'interprétation.
J'irais moins loin que lui dans ce sens. Il reste vrai que souvent, une
interprétation dynamique correcte libère des souvenirs oubliés, ou bien
que les conflits et les significations en cause s'inscrivent dans un contexte
passé, par exemple à la faveur d'un rêve ; ainsi, l'analyste peut être
remplacé par une figure qui a fait partie de l'enfance du patient. Il est
vrai aussi que cette réduction au passé n'est pas toujours possible,
lorsque la référence historique en cause consiste en expériences à peine
ébauchées, avortées, qui n'ont pu laisser la place à des souvenirs pro-
prement dits. La conséquence technique de tout cela est que nous
sommes moins empressés qu'on ne l'a été jadis à tenter une réduction
168 REVUE FRANÇAISE DE PSYCHANALYSE

trop systématique, trop rapide au passé. D'où l'attention plus grande


que l'on apporte' à l'aspect dynamique et actuel du transfert.
Je souscris entièrement à ses remarques sur l'interaction du patient
et du psychanalyste. L'importance croissante attachée au contre-
transfert, depuis quelques années, me paraît correspondre à l'espoir
que c'est dans ce sens que l'on peut s'attendre à des progrès techniques.
Les remarques de M. Bénassy sur l'effet Zeigarnik m'ont parti-
culièrement intéressé : bien loin que l'effet Zeigarnik éclaire la psycha-
nalyse, m'objecte-t-il, c'est la psychanalyse qui éclaire l'effet Zeigarnik ;
l'évocation ou la reprise des tâches inachevées répondent à des besoins
personnels, au point que les expériences où elles peuvent se produire
sont devenues des tests de personnalité ; l'effet Zeigarnik, a-t-il dit
encore, ne met pas en cause des sentiments positifs ou négatifs à l'égard
de l'examinateur. Il me semble que les protocoles d'expérience permet-
traient de contester ce dernier point, comme la référence à « l'effet
Zeigarnik » en rapport avec l'interruption de la séance de psychanalyse.
C'est là un détail. Ma préoccupation a été de déterminer le sens de la
répétition dans le transfert : s'agit-il d'une répétition automatique ?
s'agit-il d'une répétition restitutive, d'une tentative de résolution d'une
tension traumatique ? Si l'on admet la comparaison du transfert et de
l'effet Zeigarnik (ce qui ne veut pas dire la confusion de ces deux ordres
de faits), l'interprétation personnaliste de l'effet Zeigarnik va précisé-
ment dans le sens de la deuxième hypothèse, c'est-à-dire que le transfert
serait, au moins en partie et dans certains cas, une tentative pour
dégager le Moi des conflits inconscients non résolus.
M. Lebovici a surtout exprimé ses vues sur le transfert dans la
psychanalyse des enfants ; je ne vois rien, dans ce qu'il a dit, qui puisse
être considéré comme une objection et qui appelle une réponse.
Il est fâcheux que le temps ait limité l'intervention de M. Lacan,
de telle sorte qu'elle porte sur des questions de principe, plutôt que sur
les problèmes particuliers qui nous réunissent. Si je la comprends
bien, elle se résume dans une opposition de la psychanalyse et de la
psychologie ; en tentant divers rapprochements entre la psychanalyse
et la psychologie, expérimentale ou sociale, je tomberais dans le « psycho-
logisme » ; M. Lacan représente une polarité opposée, que l'on pourrait
peut-être appeler « discursive » ; il revient inlassablement sur l'idée que
la psychanalyse est une relation de sujet à sujet, un rapport intersub-
jectif qui se fait par l'intermédiaire d'un discours. Je ne pense pas que
cette thèse, essentielle pour lui, soit étrangère à ma propre position,
qui se formule autrement en définissant le champ psychanalytique par
INTRODUCTION A L'ÉTUDE DU TRANSFERT 169

les interactions de l'analyste et de l'analysé. De même, l'opposition


de la conduite et du discours ; sans doute, je parle d'analyse de la
conduite, et M. Lacan d'analyse du discours ; mais le discours,. le
discours du patient, nous ne le prenons pas à la lettre, dans sa signifi-
cation objective ; nous savons qu'il 'est souvent un leurre ; nous lui
cherchons un sens caché, qui échappe à l'analysé ; ce faisant, ne trans-
formons-nous pas la conduite abstraite en conduite concrète, ou, si
l'on veut, le discours en conduite ? Inversement, la conduite la plus
matérielle de l'analysé est souvent un discours qu'il m'adresse à son
insu : que me dit cette femme qui agite rythmiquement sa jambe et
son pied, ou que me dit cet homme qui gît mollement sur le divan, les
jambes écartées ? Je ne pense pas que la conception de la psychanalyse
en termes de conduite et la conception de l'analyse en termes de discours
soient irréductibles, si la signification est pour l'un et l'autre une pro-
priété à la - fois commune et essentielle. Conduite semble connoter
d'une manière plus globale le matériel psychanalytique, dont le discours
dégage les enchaînements et les moments significatifs.
Un mot encore sur les rapports de la psychanalyse et delà psycho-
logie. Je crois parfaitement vrai, comme l'a dit le Dr Lacan, que la
psychanalysedoit peu à la psychologie, et qu'elle lui a apporté beaucoup
plus. Il ne faut cependant pas méconnaître les progrès extraordinaires
de la psychologie, progrès qui, dans certains domaines comme la
personnologie et la psychologie sociale, sont dus en grande partie à
l'apport psychanalytique. On ne peut cependant pas s'opposer par
principe à toute confrontation, sans avoir fait au moins quelques

essais ; je pense, pour ma part, avoir beaucoup tiré des études expéri-
mentales sur le conflit ; je pense qu'un concept comme celui de l'auto-
matisme de répétition, qui a fait des progrès importants avec des
travaux comme ceux de Kubie, de Bibring, est éclairé d'une manière
remarquable par les recherches expérimentales de Mowrer sur le rôle
du facteur temporel dans la persistance des conduites inadéquates. On
peut comparer cette situation à celle de la médecine expérimentale par
rapport à la médecine clinique ; il y a là une voie pour avancer dans
des problèmes que la clinique psychanalytique ne peut résoudre.
Quel danger pour la psychanalyse, si nous savons respecter l'authenti-
cité de ses données et la spécificité de ses concepts ?
I

La dynamique du transfert(I)
par SIGMUND FREUD
traduit par Anne BERMAN

Le sujet, difficile à épuiser, du transfert a récemment fait l'objet


d'une étude descriptive parue dans cette revue et due à W. Stekel (2).
Je désire y joindre ici quelques observations qui permettront de faire
comprendre comment le transfert se produit inévitablement au cours
d'un traitement et de quelle façon il arrive à y jouer le rôle qu'on sait.
N'oublions pas que tout individu, de par l'action concomitante
d'une prédisposition naturelle et des faits survenus pendant son enfance,
possède une manière d'être personnelle, déterminée, de vivre sa vie
amoureuse, c'est-à-dire que sa façon d'aimer est soumise à certaines
conditions, qu'il y satisfait certaines pulsions et qu'il se pose certains
buts (3). On obtient ainsi une sorte de cliché (quelquefois plusieurs),

(1) Paru d'abord dans le Zentralblatt fiir Psychoanalyse II, 1912, puis dans la 4e série des
Recueils de petits écrits sur la théorie des névroses.
(2) Zentralblatt.
(3) Défendons-nous ici contre le reproche injustifié d'avoir nié l'importance du facteur inné
(constitutionnel) en faisant ressortir le rôle des impressions infantiles. Un semblablereproche
émane de l'étroit besoin de causalité de l'homme qui, en dépit de la banale réalité, se satisfait
d'un seul facteur causal. Si la psychanalysea tant parlé des facteurs « accidentels » de l'étiologie
et si peu des constitutionnels, c'est parce qu'elle avait quelque chose de neuf à dire au sujet des
premiers tandis qu'elle n'avait rien à ajouter à ce qu'on savait déjà sur les seconds. Kous
refusons d'établir une opposition essentielle entre les deux séries de facteurs étiologiques et
admettons plutôt l'existence d'une action des deux dans la production des résultats observés.
Ce sont les xal .qui déterminent le destin de tout être humain, rarement, voire
jamais, l'une seulementde ces deux forces. Le rôle étiologique relatif de chacune doit être évalué
dans chaque cas particulier et chez tout individu. Dans une série qui comporte des degrés
variables des deux facteurs, il y a nécessairement des cas extrêmes. Suivant l'état de nos connais-
sances, nous apprécieronschaque fois le rôle respectif de la constitution et des événements vécus
et conserverons le droit de modifier notre jugement à mesure que nous y verrons plus clair.
Et d'ailleurs la constitution elle-même ne serait-elle pas la résultante de tous les événements
fortuits qui ont influencé la série infinie de nos ancêtres ?
LA DYNAMIQUE DU TRANSFERT 171

cliché qui, au cours de l'existence, se répète plusieurs fois, se reproduit


quand les- circonstances extérieures etcla nature des objets aimés acces-
sibles le permettent et peut, dans une certaine mesure, être modifié
par des impressions ultérieures L'expérience montre que, parmi les
émois qui déterminent la vie amoureuse, une partie seulement parvient
à son plein développement psychique ; cette partie, tournée vers la
réalité, forme un des éléments de la personnalité consciente qui en peut
disposer. Une autre partie de ces émois libidinaux a subi un arrêt de
développement, se trouve maintenue éloignée de la personnalité cons-
ciente comme de la réalité et peut soit ne s'épanouir qu'en fantasmes,
soit rester tout à fait enfouie dans l'inconscient et, dans ce dernier cas,
être entièrement ignorée du conscient. Tout individu auquel la réalité
n'apporte pas la satisfaction entière de son besoin d'amour se tourne
inévitablement, avec un certain espoir libidinal, vers tout nouveau per-
sonnage qui entre dans sa vie et il est dès lors plus que probable que les
deux parts de sa libido, celle qui est capable d'accéder au conscient et
celle qui demeure inconsciente,, vont jouer leur rôle dans cette attitude.
Il est ainsi tout à fait normal et compréhensible de voir l'investisse-
ment libidinal en état d'attente et tout prêt, comme il l'est chez ceux qui
ne sont qu'imparfaitement satisfaits, à se porter sur la personne du
médecin. Ainsi que nous le prévoyons, cet investissement va s'attacher
à des prototypes, conformément à l'un des clichés déjà présents chez le
sujet en question. Ou encore le patient intègre le médecin dans l'une
des « séries psychiques » qu'il a déjà établies dans son psychisme. Tout
correspond aux relations réelles entre le patient et son médecin quand,
suivant l'heureuse expression de Jung (I), c'est Vimago paternelle qui
donne la mesure de cette intégration. Mais le transfert n'est pas lié à
ce prototype et peut se réaliser aussi suivant les images maternelle,
fraternelle, etc. Ce qui donne au transfert son aspect particulier, c'est
le fait qu'il dépasse la mesure et s'écarte, de par son caractère même et
son intensité, de ce qui serait normal, rationnel. Toutefois ces parti-
cularités deviennent compréhensibles si l'on songe qu'en pareil cas le
transfert est dû non seulement aux idées et aux espoirs conscients du
patient mais aussi à tout ce qui a été réprimé et est devenu inconscient.
Il n'y aurait pas lieu d'épiloguer et de spéculer davantage sur les
caractères du transfert si deux points n'y demeuraient obscurs, deux
points particulièrement intéressants aux yeux de l'analyste. Il faut se

(1) Symbole und Wandlungen der I,ibido, Jahrbuch jiir Psychoanalyse, III.
I72 REVUE FRANÇAISE DE PSYCHANALYSE

demander d'abord pourquoi les névrosés développent, au cours de leur


analyse, un transfert bien plus intense que d'autres sujets non analysés.
En second lieu, nous en sommés encore à nous demander pourquoi,
dans l'analyse, c'est le transfert qui oppose au traitement la plus forte
des résistances alors qu'ailleurs il doit être considéré comme l'agent
même de l'action curative et de la réussite. Il nous arrive bien souvent
de constater le fait suivant : quand les associations viennent à man-
quer (I), cet obstacle peut chaque fois être levé en assurant au patient
qu'il se trouve actuellement sous l'empire d'une idée se rapportant à
la personne du médecin ou à quelque chose qui concerne ce dernier.
Une fois cette explication donnée, l'obstacle est surmonté ou, tout au
moins, l'absence d'associations se transforme en un refus de parler.
Le fait que le plus efficace des facteurs de la réussite, le transfert,
puisse devenir le plus puissant agent de la résistance semble, au premier
abord, constituer un immense inconvénient méthodologique de la psy-
chanalyse.-Toutefois, en y regardant de plus près, on résout, tout au moins,
le premier de ces deux problèmes. Il est faux que le transfert soit, dans
une analyse, plus intense, plus excessif, qu'en dehors d'elle. Dans les
établissements où les nerveux ne sont pas traités par lés méthodes
psychanalytiques, on observe des transferts revêtant les formes les plus
étranges et les plus exaltées, allant parfois jusqu'à la sujétion la plus
complète et ayant aussi un incontestable caractère erotique. Une subtile
observatrice, Gabriele Reuter, a pu montrer, à une époque où l'analyse
venait à peine de naître et dans un livre remarquable (2) plein de vues
judicieuses sur la nature et la formation des névroses, que ces parti-
cularités du transfertne sont pas imputables à la psychanalyse, mais bien
à la névrose elle-même. En ce qui concerne le second problème, il n'a
pas été résolu jusqu'à ce jour.
Il est nécessaire d'étudier cette question de plus près et de voir pour
quelle raison le transfert devient, dans l'analyse, une résistance. Consi-
dérons comment se présente, au cours d'une analyse, la situation psy-
chologique. Une condition invariable et inévitable du traitement des
psychonévroses est ce que Jung a excellemment appelé Yintroversion, de
la libido (3), ce qui revient à dire que la quantité de libido capable de

(1) Je veux parler des associationsqui ne se présentent réellement pas et non de celles que
l'analysé tait par suite d'un simple sentiment de déplaisir.
(2) Aus guter Familie, 1895.
(3) Bien que certaines affirmations de Jung donnentl'impression qu'il considérait cette intro-
version comme caractérisantla démence précoce et n'étant pas aussi observable dans d'autres
névroses.
LA DYNAMIQUE DU TRANSFERT I73

devenir consciente et de se tourner vers la réalité est devenue moindre,


tandis que la partie inconsciente et non tournée vers la réalité, bien
qu'elle puisse sans doute encore, tout en étant inconsciente, alimenter
les fantasmes du sujet, se trouve accrue d'autant. La libido s'est
engagée (soit totalement, soit en partie) dans la voie de la régres- '
sion et a réactivé les imaginations infantiles (1). Le traitement analy-
tique suit la libido sur ce chemin et tente de la rendre à nouveau
accessible au conscient pour finalement la mettre au service de la
réalité. Chaque fois que l'investigation analytique découvre une des
cachettes de la libido, un conflit surgit : les forces qui ont provoqué
la régression se muent en « résistances » contre nos efforts pour
maintenir le nouvel état de choses. En effet, si l'introversion ou la
régression de la libido ne se trouvait pas justifiée par quelque rapport
avec le monde extérieur (le plus généralement par une frustration),
si elle n'avait pas, en son temps, été opportune, elle ne se serait
jamais produite. Cependant les résistances de cette sorte ne, sont ni
les seules ni même les plus fortes. La libido dont le sujet? dispose
s'étant toujours trouvée soumise à l'attraction des complexes incons-
cients (ou plus justement des éléments complexuels de l'inconscient),
avait subi une régression parce que l'attirance de la réalité était devenue
moindre. Pour la libérer, il faut faire cesser l'attraction de l'inconscient,
c'est-à-dire lever le refoulement des pulsions inconscientes et de leurs
dérivés. C'est ce qui explique le rôle énorme de la résistance qui, bien
souvent, laisse persister la maladie, même une fois que la raison d'être
du recul devant la réalité a disparu.. L'analyse a donc à faire face aux
résistances émanées de deux sources. La résistance suit pas à pas le
traitement, et y imprime sa marque sur toute idée, tout acte du patient
qui représente un compromis entre les forces tendant vers la guérison
et celles qui s'y opposent.
Etudions un complexe pathogène, parfois très apparent et parfois
presque imperceptible, depuis sa manifestation dans le conscient
jusque dans ses racines dans l'inconscient, nous parvenons bientôt dans
une région où la résistance se fait si nettement sentir que l'association

(1) Il serait commode de dire que la libido a réinvesti les « complexes » infantiles, ce qui serait
inexact ; seule se justifierait l'expression : les parties inconscientes de ces complexes. L'extra-
ordinaire complexité du sujet que nous traitons exige l'étude d'un certain nombre de problèmes
dont la solution semble indispensable à qui veut être capable de parler en termes précis des
processus psychiques décrits ici. Ces problèmes sont les suivants : délimitation respective de
l'introversion et de la régression, intégration de la doctrine des complexes dans la théorie de la
libido, rapports de l'imagination avec lé conscient, l'inconscient et la réalité, etc. Je n'ai pas
besoin de m'excuser d'avoir résisté à la tentation de résoudre ici ces questions.
174 REVUE FRANÇAISE DE PSYCHANALYSE

qui surgit alors en porte la marque et nous apparaît comme un compro-


mis entre les exigences de cette résistance et celles du travail d'investi-
gation. L'expérience montre que c'est ici que surgit le transfert. Lorsque
.quelque chose parmi les éléments du complexe (dans le contenu de
celui-ci) est susceptible de se reporter sur la personne du médecin, le
__
Itransfert a lieu, fournit l'idée suivante et se manifeste sous la forme
d'une résistance, d'un arrêt des associations, par exemple. De pareilles
expériences nous enseignent que l'idée de transfert est parvenue, de
i préférence à toutes les autres associations possibles, à se glisser jusqu'au
conscientjustement parce qu'elle satisfait la résistance. Un fait de ce genre
se reproduit un nombre incalculable de fois au cours d'une psychanalyse.
Toutes les fois que l'on se rapproche d'un complexe pathogène, c'est
d'abord la partie du complexe pouvant devenir transfert qui se trouve
: poussée vers le conscient et que le patient s'obstine à défendre avec la
plus grande ténacité (I).
Une fois cette résistance vaincue, les autres éléments complexuels
vont être moins difficiles à éliminer. Plus un traitement analytique dure
longtemps et plus le patient se rend compte que les déformations du
matériel pathogène ne peuvent, à elles seules, le préserver d'une mise
en lumière, plus il s'obstine à faire usage du mode de déformation qui
lui semble évidemment le plus avantageux : la déformation par le trans-
fert. Ces incidents tendent tous à amener une situation dans laquelle
tous les conflits sont portés sur le terrain du transfert.
C'est pourquoi, pendant les analyses, le transfert nous apparaît
i comme l'arme la plus puissante de la résistance et nous en concluons
que l'intensité et la durée d'un transfert sont la conséquence et l'expres-
] sion de la résistance. On explique, il est vrai, le mécanisme du transfert,

' par un état de complaisance de la libido demeurée sous l'influence des

imagos infantiles, toutefois son rôle dans le processus de la cure ne peut


s'expliquer qu'en mettant en lumière ses rapports avec la résistance.
.
D'où vient que le transfert se prête si bien au jeu de la résistance ?
La réponse peut d'abord sembler facile. Il est clair que l'aveu d'un désir
interdit devient particulièrement malaisé lorsqu'il doit être fait à la
;

personne même qui en est l'objet. Une pareille obligation fait naître des
situations à peine concevables dans la vie réelle et pourtant c'est juste-

(i) Il ne faudrait pas conclure cependant à une importance pathogénique particulièrement


grande de l'élément choisi en vue de la résistance de transfert. Quand, au cours d'une bataille, les
combattants se disputent avec acharnement la possession de quelque petit clocher ou de quelque
ferme, n'en déduisons pas que cette église est un sanctuaire nationalni que cette ferme abrite les
trésors de l'armée. La valeur des lieux peut n'êtreque tactique et n'exister que pour ce seulcombat.
LA DYNAMIQUE DU TRANSFERT 175

ment là où le patient cherche à parvenir quand il confond le praticien


avec l'objet de ses émois affectifs. A y regarder de plus près, nous consta-
tons que cet avantage apparent ne saurait fournir de solution au pro-
blème. D'autre part, une relation empreinte de tendre affection, de
dévouement, peut aider le patient à surmonter toutes les difficultés de
l'aveu. Il n'est pas rare de dire, en d'autres circonstances, dans la vie
réelle : « Je n'ai pas honte de te parler, je puis tout te raconter. » Le trans-
fert sur la personne de l'analyste pourrait aussi bien faciliter la confession
et l'on ne comprend toujours pas pourquoi il soulève des difficultés.
La réponse à cette question si souvent posée ne saurait être dictée
par la seule réflexion. C'est à l'expérience acquise en examinant, au
cours du traitement, chaque cas particulier de résistance de transfert
que nous la devrons. On finit par s'apercevoir qu'il est impossible de
comprendre comment le transfert sert à la résistance tant qu'on n'en-
visage simplement que le « transfert ». Il faut, en effet, distinguer deux-
sortes de transferts, l'un « positif », l'autre « négatif », un transfert de
sentiments tendres et un transfert de sentiments hostiles, et l'on se voit
obligé de traiter séparément ces deux variétés de sentiments qui ont pour
objet le médecin. Ensuite, dans le transfert positif, l'on distingue des
sentiments amicaux ou tendres capables de devenir conscients et d'autres
dont les prolongements se trouvent dans l'inconscient. En ce qui
concerne ces derniers l'analyse prouve chaque fois qu'ils ont un fonde-
ment erotique ; nous en concluons ainsi que tous les rapports d'ordre
sentimental utilisables dans la vie, tels que ceux où se marquent la sym-
pathie, l'amitié, la confiance, etc., sont génétiquement apparentés à la j
sexualité et émanent, par effacement du but sexuel, de désirs vraiment
sexuels, quelque innocents et dénués de sensualité qu'ils apparaissent;
à notre perception consciente. Originellement nous n'avons connu
que des objets sexuels ; la psychanalyse nous montre que des gens
que nous croyons seulement respecter, estimer, peuvent, pour notre
inconscient, continuer à être des objets sexuels.
Voici donc la solution de l'énigme : le transfert sur la personne de
l'analyste ne joue le rôle d'une résistance que dans la mesure où il est un
transfert négatif ou bien un transfert positif composé d'éléments ero-
tiques refoulés. Lorsque nous « supprimons » le transfert en le rendant
conscient nous écartons simplement de la personne du médecin ces
deux composantes de la relation affective ; l'élément inattaquable,
capable de devenir conscient, demeure et devient, pour la psychanalyse,
ce qu'il est pour toutes les autres méthodes thérapeutiques : le facteur
du succès. Sur ce point nous admettons volontiers que les résultats de la
176 ' REVUE FRANÇAISE DE PSYCHANALYSE

psychanalyse se fondent sur la suggestion, toutefois il convient de donner


au terme de suggestion le sens que Ferenczi (1) et moi-même lui avons
attribué : la suggestion est l'influence exercée sur un sujet au moyen des
phénomènes de transfert qu'il est capable de produire. Nous sauve-
gardons l'indépendance finale du patient en n'utilisant la suggestion
que pour lui faire accomplir le travail psychique qui l'amènera néces-
sairement à améliorer durablement sa condition psychique.
On peut se demander encore pourquoi les phénomènes de résis-
tances de transfert ne se manifestent qu'en psychanalyse et non dans
d'autres méthodes de traitement, dans les établissements médicaux,
par exemple. Nous répondrons que les mêmes phénomènes se produisent
partout, mais qu'il s'agit d'en reconnaître la nature. D'ailleurs les trans-
ferts négatifs sont choses courantes dans les maisons de santé et dès
qu'ils se manifestent, le patient quitte l'établissement, sans être guéri
ou même dans un état aggravé. Dans ces maisons, le transfert erotique
ne comporte pas d'effets aussi gênants parce que là, comme ailleurs dans
la vie, il se trouve non point mis au jour mais recouvert d'un voile.
' Toutefois il se manifeste très nettement sous forme d'une résistance à
la guérison, non en poussant le malade à quitter l'établissement — il l'y
retient au contraire — mais en le maintenant éloigné de la vie réelle. Au
point de vue du traitement, il importe peu que le malade puisse sur-
monter, dans une maison de santé,telle ou telle angoisse, telle ou telle inhi-
bition ; ce qui est important, au contraire, c'est qu'il parvienne dans la
vie réelle à se libérer de ses symptômes.
Le transfert négatif mériterait qu'on l'étudie plus à fond, mais ce
n'est pas ici le lieu de le faire. Dans les formes curables des psychoné-
vroses on le découvre à côté du transfert tendre, souvent en même temps
et ayant pour objet une seule et même personne., C'est à cet état de
choses que Bleuler a donné le nom excellemment approprié d'ambiva-
lence (2). Une semblable ambivalence de sentiments semble, dans une
certaine mesure, normale, mais poussée à un degré trop élevé elle est
certainement l'apanage des névrosés. Dans la névrose obsessionnelle,
une « scission » précoce des paires contrastées semble caractériser la vie
instinctuelle et fournir l'une des conditions constitutionnelles du trouble
morbide. C'est l'ambivalence de l'afflux des sentiments qui nous permet

(1) FERENCZI, Introjektion und Ubertragung, Jb. f. Psa., vol. I, 1909.


(2) E. BLEULER, Dementia Praecox oder Gruppe der Schizophrenien, in Aschaffenburg's
Handbuch der Psychiatrie, 1911. Conférence sur l'ambivalence faite à Berne en 1910, publiée
dans le Zenlralblatt fur Psychoanalysc, vol. I, p. 266. W. Stekel avait auparavant proposé le
terme de « bipolarité » pour désigner le même phénomène.
LA DYNAMIQUE DU TRANSFERT I77
le mieux de comprendre l'aptitude des névrosés, à mettre leurs transferts
au service de la résistance. Lorsque la possibilité de transfert est
devenue essentiellement négative, comme dans le cas des paranoïaques,
il n'existe plus aucun moyen d'influencer ou de guérir les malades.
Toutes ces considérations ne permettent d'envisager que l'une des
faces du phénomène de transfert; il convient de porter notre attention sur
un autre aspect de la question. Dès que l'analysé est la proie d'une intense ~
résistance de transfert, il est rejeté hors des relations réelles avec son
médecin et prend la liberté d'enfreindre la règle fondamentale de l'ana-
lyse (suivant laquelle il doit, sans discrimination, révéler tout ce qui lui
passe par l'esprit). Il oublie toutes les résolutions qu'il avait prises au
début du traitement et accueille avec indifférence tous les rapports et
toutes les conclusions qui lui avaient jusqu'alors produit, grand effet.
Tout praticien qui se sera rendu bien compte de ces faits ressent alors
le besoin de les attribuer à d'autres facteurs qu'à ceux déjà mentionnés.
A la vérité il n'aura pas à en chercher longtemps, l'origine car ces fac-
teurs sont dus à la situation psychologique où l'analyse a placé le patient.
Au cours du dépistage de la libido échappée au contrôle du conscient, ''

nous pénétrons dans le domaine de l'inconscient. Les réactions provo-1


quées mettent en lumière certains caractères des processus inconscients, \
tels que l'étude des rêves nous a permis de les connaître. Les émois
inconscients tendent à échapper à la remémoration voulue par le traite-
ment, mais cherchent à se reproduire conformément au mépris du temps \
et à la faculté d'hallucination propres à l'inconscient. Comme dans les \
rêves, le patient attribue à ce qui résulte de ses émois inconscients '
réveillés, un caractère d'actualité et de réalité. Il veut « agir » ses passions,
sans tenir compte de la situation réelle. Or le médecin cherche à le
contraindre à intégrer ces émois dans le traitement et dans l'histoire de "
sa vie, à les soumettre à la réflexion et à les apprécier selon leur réelle
valeur psychique. Cette lutte entre le médecin et le patient, entre
l'intellect et les forces instinctuelles, entre le discernement et le besoin .

de décharge, intéresse presque exclusivement les phénomènes du trans- ,


fert. C'est sur ce terrain qu'il faut remporter la victoire dont le résultat
se traduira par une guérison durable de la névrose. Avouons que rien
n'est plus difficile en analyse que de vaincre les résistances, mais
n'oublions pas que ce sont justement ces phénomènes-là qui nous
rendent le service le plus précieux en nous permettant de mettre en
lumière les émois amoureux secrets et oubliés des patients et en confé-
rant à ces émois un caractère d'actualité. Enfin rappelons-nous que nul
ne peut être tué in absentia ou in effigie.
PSYCHANALYSE 12
Le problème du transfert
par HANS CHRISTOFFEL, Bâle (I)

I. — LE CONCEPT DU TRANSFERT
Le concept est à la fois un indice et un instrument. Il nous permet
de saisir, de déterminer un élément et de le placer dans une nouvelle
connexion. Cela se présente différemment, selon l'instrument utilisé,
de même que l'on perçoit différemment le coeur qui bat si l'on se sert
du stéthoscope ou si l'on recourt à l'électrocardiographe. Les concepts
ne sont donc pas les choses elles-mêmes, mais des moyens d'approche
de ces choses.
Il importe que les concepts « soient déterminés... par des relations...
aux choses » (S. FREUD). Ils ne façonnent pas seulement les éléments
mais ils sont aussi façonnés par ceux-ci. Bien choisis et bien appliqués,
les concepts peuvent s'adapter à l'objet et se perfectionner, tout comme
le pouvoir de résolution d'un microscope de Zeiss a beaucoup augmenté,
comparé à celui des instruments de Leeuwenhoek. Mais il peut aussi
arriver que les concepts s'émoussent, deviennent indécis. Ils obscur-
cissent et défigurent alors bien plutôt au lieu d'élucider, d'organiser.
Tandis que les modifications d'un instrument sont apparentes,
la transformation d'un concept passe souvent inaperçue, ou bien ne
se rerriarque qu'après coup. On constate parfois une imperfection
d'un conce.pt, qui va s'accentuant ; S. FREUD en faisait la remarque,
en 1914, à propos de la notion du « complexe » ; et pourtant, on ne
saurait renoncer à ce « terme commode et souvent indispensable ».
Ainsi, le « complexe d'OEdipe », par exemple, s'est maintenu ; mais la
notion de 1900 n'est pas encore celle du « complexe d'OEdipe complet »
ou « plus complet » de 1923.
L'utilité d'un instrument n'est pas une garantie de son application

(1) Exposé présenté à la séance du 14 janvier 1940 de la Société suisse de Psychanalyse.


LE PROBLEME DU TRANSFERT I79

judicieuse. Etant candidat en médecine, j'avais un jour, dans le labo-


ratoire d'une clinique gynécologique, ajusté au microscope des cylindres
dans un sédiment urinaire. Cependant l'assistant faisant une inspection
ne les vit pas mais s'étonna de l'image, reflétée par le miroir du micros-
cope, d'une décoration du toit. Alors qu'aujourd'hui il n'est pas séant
de porter les aliments à la bouche avec le couteau, les Vénitiens trou-
vèrent arrogant et scandaleux, au XIe siècle, qu'une princesse byzantine
mariée dans cette ville se servît d'une fourchette apportée de sa patrie.
Nombre de concepts psychanalytiques sont comme cette fourchette
byzantine et suscitent tout d'abord de l'indignation. Ceci s'applique
au concept du transfert.
Quel est le contenu de ce concept ? Que transfère-t-on ? D'où,
et vers où ?
Généralement, le transfert décrit une relation humaine (peut-être
pourrions-nous aller plus loin encore dans la catégorie des êtres vivants).
Le transfert est un phénomène social et, dans un certain sens, une
faculté, selon laquelle nous avons l'habitude de juger de la plasticité
ou de la non-plasticité des caractères. En tant que thérapeutes, nous
nous rendons compte si une personne est capable de transfert ou non.
Toutefois, la faculté de rapport comprise dans la notion de transfert
ne sauiait en être l'équivalent (1) car nous comprenons en même temps.
par transfert un manque de rapport, en ce sens qu'un rapport personnel
manque plus ou moins : une relation actuelle est illusoire, car il s'agit
en réalité d'une relation d'autrefois. Le simple transfert n'est pas un
rapport en forme, mais en « préforme ». Sympathie et antipathie, en
tant que transferts, correspondent non à un'jugement, mais à un « pré-
jugement ». Cependant, on ne transfère d'ordinaire pas tout à fait à
l'aveuglette, mais en raison de certaines ressemblances, de ce que
FERENCZI (2) a appelé des « ponts de transfert » (Uebertragungsbrù-
cken). Toutefois, des relations réelles ne peuvent s'établir que diffici-
lement à partir de relations essentiellement irréelles. La notion de
transfert fait ainsi ressortir la genèse et le dynamisme de rapports
inter-individuels nettement déplacés et désajustés. On sait que ce
déplacement est un processus inconscient. Le transfert marque donc un
manque d'objectivité : il indique, d'une part, le travail en sous-oeuvre,

(1) CHRISTOFFEL, Diskussionsbemerkung, pp. 40-41, in Die psychotherapeutischen Schiilen,


Procès-verbal du Ier Congrès suisse de Psychothérapie, 19 juillet 1936, éditions Orell Fûssli,
Zurich, 1936.
(2) S. FERENCZI, Introjektion und Uebertragung, 1909, vol. I de Bausteine zur Psycho-
analyse, Intem. Psa. Verlag, 1927.
180 REVUE FRANÇAISE DE PSYCHANALYSE

d'autre part, la fragilité et le risque couru par une relation humaine


actuelle, compromise par la répétition, la reproduction d'une relation
plus ancienne.
Il est curieux de remarquer que, jusqu'à présent, on ne trouve
pas, en psychanalyse, de concept exprimant clairement le rapport
interindividuel pour ainsi dire purifié et net. C'est ainsi qu'arriva
par exemple le malentendu de MEINERTZ (I), selon qui la psychanalyse
verrait le problème de la structure d'une communauté uniquement dans
le processus de « transfert » et de « contre-transfert » (2). Évidemment,
on peut subordonner le rapport objectif au sens de là réalité. Il faut
retenir qu'un rapport réellement personnel est quelque chose d'absolument'
différent d'un transfert, et même qu'il se trouve à l'opposé. S. FREUD (3)
indique, en fait de bénéfice d'un transfert résolu, simplement l'indé-
pendance. Cette remarque incite, quoique vaguement, à supposer que
le transfert est un phénomène de dépendance, une servitude, une
obsession, dans tous les cas quelque chose de tout différent de la pos-
session de rapports conformes au réel.
On doit toujours présumer dans le transfert la combinaison des
deux sortes d'instinct. Selon qu'Eros ou Thanatos prédomine, nous
parlons de transfert positif ou négatif. Ces quelques remarques visaient
à définir sommairement la notion de transfert.

II. — PARTICULARITÉS DU TRANSFERT


Occupons-nous tout d'abord du problème : que transfère-t-on,
d'où et vers où transfère-t-on ? A ce propos, je ne peux manquer d'évo-
quer certains comportements du tout jeune enfant, comportements
qui, à quelques récentes et d'autant plus remarquables exceptions près,
ont été méconnus jusqu'ici par la psychanalyse, ou insuffisamment
appréciés. On peut affirmer de façon générale que l'homme est un être
social, sous une forme passive au début de son existence, et active
plus tard. Seulement, LAFORGUE (4) dirait probablement primairemetit,

(1) J. MEINERTZ, PsychothErapie


— eine Wissenschaft! Untersuchungen iiber die Wissen-
schaftssTruktur der Grundlagen scclischer Kranhenbehandlung,Berlin, Springer, 1939, p. 32.
(2) Un peu tard — en 1951 •— je me suis aperçu d'une caractéristique primordiale du transfert
chez S. Freud. (Cf. le dernier chap. des « Études sur l'hystérie », en collaboration avec J. BREUER.
En effet, Freud y considère seulement le transfert du malade sur le médecin.) Freud dit : 11,e
transfert... s'effectue par une connexion erronée », il se caractérise comme une « obsession »
(Zwang), une « illusion » et une « mésalliance ».
(3) Par exemple, outre les Vorlesungen z. Einführung in d. Psa. à l'article Pss'chanalyse,
1923et 1925, du Handworterbuch der Scxitalîoissenschaft, de .MARCUSES,Marais &Weber,Bonn.
M

(4) R. LAFORGUE, Verdrângung und Skotomisation, /. Z. Psa., vol. XII, 1926, p. 54.
LE PROBLÈME DU TRANSFERT l8l
de façon captative, prenante, secondairement de façon plus « oblative ».
Prendre et donner sont les pôles opposés de notre comportement social.
Personne n'aura rien à objecter si on qualifie de « narcissique » un
bébé rassasié, bien à son aise, qui ne s'intéresse pas ou guère à son
entourage, mais se complaît dans un état d'auto-contentement. Mais
on oublie trop facilement qu'il n'est pas capable de se procurer par
lui-même ce bien-être, qu'il doit principalement aux soins maternels.
Et même si l'on considère le sucement des doigts, etc., bref, la compen-
sation auto-érotique, ce serait confondre cause et effet que de placer
dans ce contentement, cette satisfaction, la genèse captative derrière
le résultat narcissique. Une jeune salamandre qui sort du frai peut être
narcissique ; elle en est tout à fait réduite à elle-même et se suffit à
elle-même. Mais un « soon politikon » (Aristote), un être sociable,
ne se suffit pas à lui seul. Et, de même que l'homme ne vit pas que de
pain, il serait erroné de vouloir limiter au physique la tendance captative
de l'homme au début de la vie. Il s'agit d'un désir bien plus général,
d'une exigence et d'une cupidité libidinales, qu'il n'y a aucune raison
de séparer des tendances agressives ; il réunit bien plutôt les deux sortes
d'instinct et sa réalisation comporte le calme de même que le plaisir.
Je m'abstiendrais de ces remarques critiques si l'on n'entendait
toujours répéter à nouveau que le nourrisson est un être narcissique ;
qu'on l'appelle égocentrique, ce qui correspondrait bien mieux au
comportement impliqué par sa nature. Et pour ce qui concerne l'asso-
ciation ou le mélange d'instincts de cet égocentrisme primaire, on fera
bien de s'en tenir à l'intuition d'un « daimonion » assez indifférencié,
dont Wilhelm BUSCH, se référant à PLATON, parle ainsi : « Der gute und
der böse Dàmon empfangen uns bei der Geburt, um uns zu begleiten.
Der bôse Dâmon ist meist der stârkere und gesùndere; er ist der heftige
Lebensdrang. Der gute Dâmon abert winkt zurûck, und gute Kinder
sterben frûh » (« Le bon et le mauvais démons nous accueillent à
notre naissance pour nous accompagner. D'ordinaire, le mauvais
démon est le plus fort et le mieux portant ; c'est lui qui représente la
violente pulsion vitale, tandis que le bon démon fait signe à l'enfant de
revenir en arrière, aussi les bons enfants meurent-ils jeunes. ») On
sait que dans l'Almanach de Psychanalyse de 1930, ce passage si intuitif
d'une lettre de Busch figure sous -le titre « agression ». Cela est unila-
téral, mais il serait tout aussi unilatéral de considérer la pulsion vitale
humaine comme un phénomène purement libidinal. Afin d'éclaircir
le comportement du tout jeune enfant, l'analyste doit faire son appren-
tissage chez les .mères et les pédiatres ayant un bon don d'observation.
182 REVUE FRANÇAISE DE PSYCHANALYSE

C'est seulement ainsi, et par des recherches personnelles directes,


qu'il faut procéder ; sinon les divergences actuelles ne peuvent être
éliminées. La tentative de S. BERNFELD (I) qui, en 1925, esquissait une
Psychologie du nourrisson, nous a montré que de telles divergences
existent. Rappelons seulement que cet auteur essayait de rendre
compréhensibles les faits en distinguant entre instincts « R » et instincts
« sexuels ».
Je m'excuse de m'attarder plus qu'il ne paraît peut-être nécessaire
sur les premiers comportements de l'enfant ; mais selon l'expérience et
la théorie psychanalytiques, le passé inconscient est justement ce qui, au lieu
d'être remémoré, est répété, reproduit et transféré. « Nous remarquons bien
vite, écrivait S. FREUD (2), en 1914, que le transfert n'est qu'une part
de la répétition et que la répétition est le transfert du passé oublié,
non seulement sur le médecin, mais encore sur tous les autres domaines
de la situation présente. » Et plus l'origine du transfert est ancienne,
plus celui-ci nous occasionne de difficultés. A ce propos on se demandera
pourquoi on parle toujours uniquement d'une répétition compulsive
(Wiederholungszwang) et non d'une répétition impulsive (Wieder-
holungsdrang). Je veux dire que la répétition peut avoir deux causes.
Premièrement, c'est une caractéristique générale de la vie instinctive :
l'instinct cherche à se satisfaire ; s'il y parvient, il se repose et se répète.
On doit donc s'attendre à des répétitions impulsives chez un être
instinctif. La musique montre particulièrement bien à quel point la
répétition peut être liée au plaisir, à la jouissance. (Que l'on pense aux
répétitions plus ou moins stéréotypées des strophes de chants, aux
répétitions modifiées 70 fois d'une variation de Hoendel, et encore
aux thèmes répétés et combinés du canon et de la fugue. Que l'on songe
surtout au redoublement intégral, indiqué par le signe (:). Je me sou-

(1) S. BERNFELD, Psychologie des Säuglings, Springer,Berlin, 1925, p. 88 (A. Graber s'exprime
d'ailleurs de façon semblable) : « C'est pourquoi, afin d'indiquer ce qui est encore obscur, nous
désignerons provisoirement par instincts E. le groupe des instincts de conservation, des instincts
égocentriques ; le R rappelle aussi bien l'état de repos, l'absence d'excitation, le « repos-plaisir »,
le « calme plaisir », que la régression, la tendance régressive, forme que revêt de plus en plus
nettement la tendance conservatrice à mesure que le nouveau-né devient plus âgé. » Et plus
loin, p. 119 : « II est commode, et jusqu'à un certain point justifié, de qualifier en principe de
libidinaux tous les processus entranten jeu dans les phénomènesde perception et de reproduction,
mais l'état des connaissances actuelles ne permet pas d'affirmer qu'il en est indubitablement
ainsi. » — Disons que l'ouvrage de BERNFELD parut cinq ans après celui de S. FREUD, Jensetts des
Lustprinzips (1920) et deux ans après Das Ich v.nd das Es (1923) du même auteur. ï,& première
de ces deux oeuvres de Freud annonce une théorie de Éros-Thanatos, qui se trouve exposée
dans la deuxième.
(2) S. FREUD, Weitere Ratschlàge znr Technik des Psychoanalyse. Cf. aussi : Zur Dynamik
der Vebertragting, 1912.
LE PROBLÈME DU TRANSFERT 183

viens encore d'une conférence d'un théoricien de la musique, qui disait


que toute musique « nouvelle » déplaisait en général, tandis que ce que
l'on entendait fréquemment était facilement et souvent à tort qualifié
de « classique ».) La répétition apparaît aussi lorsque le vécu ou ce
vers quoi l'on tend n'est pas satisfaisant ou blesse l'individu. Rappelons
à ce propos le fait notoire de la continuelle reproduction d'une situation
traumatique sous forme d'accès d'angoisse ou de rêves angoissés plus
ou moins stéréotypés (I).
Cette dernière forme de répétition joue par exemple un rôle qui n'est pas à
négliger dans les mariages malheureux. Deux conjoints espèrent par exemple
trouver dans le mariage la réalisation de leurs désirs inassouvis d'être aimés et
d'avoir un refuge ; au bout de quelque temps, tous deux se sentent plus ou
moins déçus. Et cependant la raison de cette déception leur échappe. On se
plaint par exemple de l'égoïsme du partenaire ; des agressions secondaires et
toutes sortes de réactions anticonjugales peuvent être l'expression du désaccord
et amener les époux devant le tribunal. On peut dire que ce sont des symptômes
secondaires dont s'occupent les instances juridiques ; l'élément primaire est un
transfert inconscient. La chose ne laisse pas de prendre un aspect tragique.
Cette situation, et le fait que d'ordinaire les offices de conseil matrimonial
(Eheberatungen) et les audiences matrimoniales (Eheaudienzen). n'ont pas
la moindre idée de la conception psychogénétique de tels drames conjugaux,
ne sont pas étrangers au nombre des divorces. A Bâle, par exemple, 2 des
7 présidents du tribunal civil, s'occupent presque exclusivement d'affaires de
divorces. A l'orphelinat de cette ville, il n'y a que 5-10 % d'orphelins propre-
ment dits, contre 90-95 % d'enfants provenant de ménages désunis.
L'histoire psychanalytique du transfert, qui remonte à une soixantaine
d'années, est une affaire sexuelle. S. FREUD énoncele problème d'une façon
remarquable tout d'abord comme un conflit entre la pulsion du Moi
(Ichtrieb) et la sexualité, ce dernier terme étant pris à l'origine comme
assez proche de génitalité. Il illustre son exposé d'exemples montrant
principalement les relations de l'analyste-homme avec l'analysée-
femme. Notons que, dans les premiers travaux de S. FREUD sur le
transfert, il est surtout question de « l'amour de transfert » (Uebertra-
gungsliebe). Ces études ont cependant un contenu plus profond et
plus étendu, même s'il n'y paraît pas au premier abord. Malheureuse-
ment est souvent venu se greffer sur ces instructifs travaux de pionnier
plus de traintrain que de réelle recherche. En 1915 déjà, S. FREUD
devait émettre la critique suivante : « J'ai appris que certains médecins
qui pratiquent l'analyse préparent les patients à l'apparition de l'amour
de transfert et même les invitent « à s'éprendre tout bonnement du

(1) Cf. p. ex. l'étude de FERENCZI, Gedanken ûber das Trauma, I. Z. f. Psâ., vol. XX, p. II,
1934-
I84 REVUE FRANÇAISE DE PSYCHANALYSE

« médecin », afin que l'analyse progresse ». Et d'ajouter : « Je


peux difficilement m'imaginer technique plus absurde. » Cette mise
en garde eut certainement un effet favorable. D'autre part, cependant,
le malentendu au sujet du « transfert d'amour » semble avoir persisté.
Aussi S. FREUD dit-il dans sa dernière étude technique, deux ans avant sa
mort, à propos d'un psychanalyste actif entré par la suite en opposition
avec son ancien maître : « Il aurait tout de même dû savoir et considérer
qu'un rapport de transfert ne peut jamais être uniquement positif (i). »
Historiquement, c'est le transfert à teinte positive que l'on a remar-
qué tout d'abord. Mais l'attitude scientifique exige que l'on considère
la notion de transfert comme un tout et que disparaissent les conceptions
telles qu'on les pouvait lire en 1936 encore (/. Z. f. Psa., p. 571) :
« Après avoir surmonté les premières difficultés touchant la communi-
cation à l'analyste, des idées, il fut bientôt possible d'établir un léger
transfert. » Pourquoi appeler tout de suite « léger transfert » une rela-
tion assez satisfaisante ? Assurément, il peut en être ainsi, mais la
chose doit être prouvée. Retenons ce que S. FREUD âgé enseignait,
soit qu'on « ne saurait considérer nécessairement comme un transfert
tout bon rapport entre analyste et analysé ». Et justement parce que
nous sommes reconnaissants envers S. FREUD et que nous sommes
engagés dans la cause de la psychanalyse, nous ne craignons pas de
constater avec lui « l'étroitesse d'horizon » de la psychanalyse à ses
débuts loc. cit., 1937, P- 2I4)-
A part l'équation : transfert = complexion amoureuse, on sent
une désuète conception de la sexualité dans la proposition faite par
divers auteurs de changer d'analyste. Je pense au jeu père-mère et
présume que, selon la phase de transfert des éléments infantiles refoulés,
on imagine tantôt un analyste jouant le rôle du père sévère, tantôt une
analyste jouant celui de la mère douce et bienveillante. Ceci n'est au
fond que du mauvais théâtre et n'est qu'exceptionnellement utile.
Des « ponts de transfert » (Uebertragungsbrûcken), soit, mais pas de
béquilles de transfert (Uebertragungskrûcken). A quelques exceptions
près, le jeu de l'imago mère-père est ce que, précisément, il ne devrait
pas être : une part de mise en acte, une part de contre-transfert. C'est
ici que doit intervenir, et seulement elle, l'analyse de l'analyste, analyse
qui, on le sait, n'a pas de limites.

(1) S. FREUD, Die endliche und die unendliche Analyse, /. Z. F. Psa., vol. XXIII, fasc. 2,
1937. Le texte original n'est pas souligné, p. 214. (Analyse terminée et Analyse interminable,
trad. Anne BERMAN, Revue Française de Psychanalyse, n° 1, 1939.
LE PROBLÈME DU TRANSFERT 185

Évidemment, analyste et analysé ne se conviennent pas toujours,


ce qui est à concéder, selon les quelques expériences que j'ai faites
touchant le changement occasionnel de psychanalyste. Plus l'analyste
est ouvert et capable de développement, moins de tels changements
s'avéreront nécessaires. La condamnation du « jeu de l'imago » ne vise
nullement à réprouver le fait que, habituellement, la psa des enfants
est entreprise par des femmes. Bien que le plus ancien des fondateurs
des jardins d'enfants ait été un homme, Friedrich FROEBEL (1782-1852)
et que — autant que je sache — la première analyse d'un garçon de
5 ans ait été également pratiquée, en 1909, par un homme, qui n'était
autre que S. FREUD, les jardins d'enfants n'en sont pas moins confiés
d'ordinaire exclusivement à des femmes. Selon moi, la formation péda-
gogique rend apte à la formation d'analyste d'enfants, tout comme la
profession médicale prépare à l'exercice de la psychanalysethérapeutique.
Selon l'ancien psychiatre anglais PRICHARD, qui introduisit en 1835
la notion de « moral insanity », il faudrait distinguer entre les enfants
dotés d'une bonne nature et ceux dotés d'une mauvaise nature. S'il-
en était seulement ainsi, on pourrait faire dériver assez simplement
chez les névrosés les transferts positifs et les transferts négatifs d'un
facteur constitutionnel. Mais en raisonnant ainsi, on oublierait en
quelque sorte que le transfert est un phénomène inter-individuel et non~
un phénomène purement individuel. Tout d'abord nous ne connaissons
pas de classification typologique (et pourtant la chose serait très impor-
tante pour l'étude du transfert) qui puisse s'appliquer à l'individu-
enfant. On sait que celle de KRETSCHMER ne remplit pas du tout les
conditions nécessaires. Celle de S. FREUD ne semble pas non plus
s'adapter au petit enfant. En revanche, on dit que celle de SIGAUD
conviendrait, qui distingue entre types musculaire, cérébral, respira-
toire et digestif. Ce n'est pas le type digestif, comme les conceptions
psychanalytiques de 1' « oralité » le feraient prévoir, mais le type mus-
culaire qui correspond à l'enfant ayant une bonne nature. F. STIRNI-
MANN (1) écrit à propos de ce type musculaire : « C'est le nourrisson
modèle..., le nourrisson tel qu'on le décrit dans les livres. Il dort,
boit et prospère même avec peu de nourriture. Il est aussi le plus souvent
de bonne humeur, il pleure peu, et si cela lui arrive, il se calme bientôt. »
On peut supposer que si ces types musculaires se comportent si bien,
c'est qu'ils ont la faculté particulière de donner à leurs sensations une

(1)F. STIRNIMANN, Das erste Erleben des Kindes, éditions Huber & Co. Frauenfeld, I,eipzig,
1933 (une édition ultérieure a paru en hollandais), p. 62.
186 REVUE FRANÇAISE DE PSYCHANALYSE

expression générale et de décharger les tensions de toutes sortes selon la


nature du nourrisson, c'est-à-dire par, une action musculaire.
Nous devons un grand nombre de renseignements instructifs sur
le jeune enfant et le nourrisson au pédiatre munichois M. VON PFAUN-
DLER (I). En tant que psychanalyste, je m'estime heureux d'avoir
trouvé dans ses travaux des données essentielles sur le rapport enfant-
mère. PFAUNDLER compare notamment la puériculture qualifiée depuis
un certain nombre d'années de « rationnelle » avec celle dite « naturelle ».
Se demandant d'où provient « l'expression de malaise, de douleur ou de
colère, bref de mécontentement du nourrisson », il répond :
Les diverses personnes qui régnent dans la nursery croient en savoir chaque
fois exactement la cause, indiquée aussi dans bien des ouvrages anciens et
même modernes : cette irritation serait due à la faim ou à un estomac trop
plein, au froid, à l'humidité, à la chaleur, à la flatulence, à des selles dures, et
sinon on est sûr de trouver en démaillotant l'enfant une épingle laissée dans
les langes par mégarde ou un pli exerçant une pression douloureuse.
Quant à moi, je n'ai jamais trouvé ni cette épingle ni ce pli et j'ai entendu
.cent fois crier des enfants qui n'étaient ni affamés ni gavés, ni constipés et qui
reposaient au sec et au chaud...
Je crois que la cause la plus fréquente des cris de mécontentement du
nourrisson bien portant est l'éloignement contre nature de la mère. Bien des
enfants se calment dès qu'on les prend dans les bras ; il suffit parfois que la
mère signale sa présence en imprimant un léger mouvement au berceau, ou
même qu'elle se fasse simplement voir ou entendre. Cette tactique ne remédie-
rait certainement ni aux flatulences, ni aux coliques ni aux autres malaises
purement physiques. Sur ce point, je partage un peu les sentiments du « vieux
Dr Stiebel » qui s'exprime à cet égard de façon assez rude dans sa dissertation
de jubilé.
Je ne m'étonne pas que vos enfants crient, s'exclame-t-il, je m'étonne seule-
ment que vous, mères, ne criiez pas, lorsqu'on vous enlève votre petit du nid
et qu'on le couche à distance. Toutes les autres mères protestent lorsqu'on ne fait
que toucher leurs petits ou qu'on les leur ôte de la mamelle : des animaux
d'ordinaire paisibles deviennent farouches si on s'approche de leur progéniture,
et la poule se laisse déchiqueter par l'oiseau de proie plutôt que d'exposer ses
poussins — seule, la mère humaine permet que l'enfant ait une autre couche que
celle qu'il doit avoir, à ses propres côtés (2).
Nous touchons ici à un comportement appelé en psychanalyse
« angoisse par frustration d'amour (« Angst durch Liebesentzug »). Il ne
s'agit pas uniquement d'angoisse, nous fait remarquer le pédiatre en
parlant de l'excitation furieuse du nourrisson privé de l'amour maternel.
Comme le relèvent les études psychanalytiques ultérieures, provenant

(1) Référé partiellement dans l'étude de H. CHRISTOFFEL, Einige Fôtale und fruhslkindliclie
f
Verhaltensweisen, /. Z. Psa. « Imago, vol. XXIV, fasc. 4, 1940. spéc. pp. 454 60.
(2) M. PFAUNDLER, Uebernatûrliche und ùber rationelle Sâuglingspflege, Siïddcttfsche Monals-
hejle, 1909, p. 310.
LE PROBLÈME DU TRANSFERT 187

en majeure partie de l'école hongroise, ainsi que des Suisses M. Boss et


G. SCHWING, cette dernière dans un livre encore trop peu connu (1),
nous sommes ici en présence d'une importante source des phénomènes
désignés par « agression » et « transfert négatif ». Souvent, il ne s'agit
pas, pour le transfert négatif, du transfert de quelque chose de primaire
(cela a été particulièrement démontré par A. et M. BALINT), mais
l'hostilité est issue de la rancune due à l'abandon revécu et au fait d'être
incompris. Outre la faculté de travail, nous demandons à un être psychi-
quement sain qu'il soit capable d'aimer. Ne perdons pas dé vue que cette
faculté de pouvoir aimer va non seulement de pair mais découle aussi
dans une large mesure du fait d'être aimé. FERENCZI doit avoir parlé
— je n'ai pu retrouver le passage en question — du rapport primaire
passif libidinal avec l'objet (primâre passive objektlibidinôse Bezie-
hung) chez l'enfant. La notion du « transfert négatif » engendré par la
non-satisfaction d'une pulsion captative, mais en soi pas encore sexuelle,
se trouvait encore au delà de l'horizon de la psychanalyse naissante. De
même — je reviendrai plus tard sur ce point — il semble que S. FREUD
aurait donné une teinte trop « sexuelle » à la tendance d'embrasser
(klammertendenz) que I. HERMANN nous a montrée comme une défense
infantile contre la séparation d'avec la mère, contre la solitude (Mutter-
seelenalleinsein). Rappelons la patiente traitée par S. FREUD et qui, délivrée
d'une douleur par l'hypnotisme, jeta les bras autour du cou du thérapeute.
Un mode de comportement particulier que, pour ma propre pratique
psychanalytique j'ai appelé réaction-Titanic, est partiellement lié au
transfert réactionnel négatif :
Un naufragé du Titanic, steamer qui, dans la nuit du 14 au 15 avril 1912,
fut défoncé par un iceberg flottant, est recueilli au matin, après des heures
atroces passées avec d'autres naufragés sur une barque retournée, par l'équipe
du Carpathia. Sous la tension du drame qui se jouait-: être sauvé ou périr,'
s'était accumulée en lui et chez ses compagnons une rage objectivement tout
à fait inadéquate. Et « lorsque nos sauveteurs nous atteignirent enfin, quel
ne fut pas leur étonnement de se voir accueillis par un flot de paroles stupides.
Nous, qui étions si pressés d'arriver à bord du Carpathia, perdions un temps
précieux à les agonir d'injures. Par bonheur, nous étions trop faibles pour
nous battre, sinon nous nous serions encore attaqués à ces hommes à qui nous
devions la vie » (2).
Ceci se passe de commentaire ; j'aimerais toutefois ajouter quelques
phrases tirées de l'étude, déjà citée, de S. FREUD sur L'analyse terminée
et interminable (Die endliche und unendliche Analyse) (1937) qui renferme

(1) G. SCHWTNG, Ein Weg zur Seele des Geisteskranken, Éditions Rascher & Co, Zurich, 1940.
(2) Der Untergangder«Titanic»(Erlebnisseeines Geretteten),Basl. Nachr., 1927,nos 102-107.
l88 REVUE FRANÇAISE DE PSYCHANALYSE

tant de précisions, surtout à propos du problème du transfert. FREUD


présume à la suite de FERENCZI qu'il est difficile de faire admettre
aux hommes « qu'une attitude passive envers l'homme n'a pas toujours
le sens d'une castration ». Il dit encore : « La surcompensation opiniâtre
de l'homme donne lieu à une résistance de transfert des plus fortes.
Il y a assez longtemps déjà que Hanns SACHS a montré dans un opuscule
intitulé' Zur Menschenkenntnis (De la connaissance de l'homme) qu'on
ne s'était pas douté de la difficulté qu'il y avait à réaliser le sentiment
de reconnaissance, et que bien souvent on tendait à remplacer ce
sentiment par une agression totalement injustifiée au point de vue
objectif. Une de mes patientes donna une « quittance » de ce genre.
Surprise par la nouvelle qu'une de ses collègues avait eu un enfant
mort-né, elle dit : « C'est bien fait. Pourquoi aussi m'a-t-elle donné
récemment 50 fr. » Et en parlant ses yeux se remplissaient de larmes.
Je ne saurais assez attirer l'attention sur les travaux de A. et M. BALINT,
parus dans notre revue, pour l'étude du rapport passif et des réactions
hostiles qui en découlent.
D'ailleurs — et cela nous conduit à une forme de transfert que l'on
ne considérait pas comme telle jusqu'à présent — le problème du
rapport passif se trouve brièvement mentionné dans les premiers tra-
vaux de FREUD sur le transfert. Il nous dit en 1913, dans une note de ses
« Conseils » qu'il se rallierait volontiers à la proposition de C. G. JUNG
de confronter les « névroses de transfert et les névroses d'introversion,
si, ce faisant, on n'aliénait à « la notion d'introversion » (de la libido)
son seul sens justifié ». Nous ne discuterons pas le terme « introversion »,
dont la signification est multiple. Gardons simplement présent à l'esprit
que les tendances passives, que l'on ferait peut-être mieux d'appeler
captatives (mises en évidence par plusieurs analystes), sont très intenses
au début de la vie, qu'elles se maintiennent plus ou moins et peuvent
être activées régressivement. Les psychanalystes n'ont jamais contesté
l'existence de ces tendances captatives, dans la mesure où elles se mani-
festent « oralement » ; mais au delà de Totalité, elles n'ont pas été
comprises de façon assez universelle.
Il n'y a pas longtemps, une jeune femme-médecin jeta la remarque
suivante au cours de son analyse : « La psychanalyse ne peut en somme
rien sur les schizophrènes ! » Je lui répondis par l'anecdote suivante : « Un
jour est amenée dans un sanatorium une femme atteinte depuis huit ans
de schizophrénie. Elle se trouve dans un état de grave démence cata-
tonique. Agée de 33 ans, elle gît immobile et muette dans son lit;
tous les deux ou trois jours seulement, elle sort un peu d'elle-même et
LE PROBLÈME DU TRANSFERT 189

laisse déferler pendant un instant un déluge de paroles incohérentes.


Elle mène en somme l'existence d'un cadavre vivant. Depuis plus de
six mois, on la nourrit artificiellement. Le directeur du sanatorium,
merle blanc parmi les psychiatres d'hôpitaux, est un psychanalyste.
Il remarque que la malade oppose une forte résistance à être alimentée
à la sonde et qu'en revanche, laissée à elle-même, elle a l'habitude de
trousser les lèvres rythmiquement et d'exécuter des mouvements de
déglutition avec la langue et le gosier ; on la surprend aussi à sucer son
pouce. Le médecin en question tente alors d'utiliser ce restant de vie.
Il cesse de tourmenter la malade avec la sonde et fait placer sur son lit
un biberon rempli de lait. Tout d'abord elle ne s'en soucie pas ; mais
au bout de trois jours de jeûne, elle s'en empare avidement. Cette avidité
croît à tel point que, après quelque temps, la jeune femme prend
jusqu'à II litres de lait par jour. On lui accorde cette quantité, qu'elle
réduit ensuite d'elle-même à 2 litres. Elle boit alors plus tranquillement
et commence à jouer avec la bouteille. Puis on essaie de mettre à profit
cet éveil de mouvement en plaçant le biberon sur une table à proximité
du lit et en incitant avec succès la malade à la prendre elle-même.
Il arrive que, trois semaines plus tard, la malade plonge son index
dans l'assiette de soupe de l'infirmière et en remue le contenu en riant.
Du personnel moins bien instruit se serait fâché de cette « mauvaise
manière ». Mais il en fut autrement. Bien vite, on procure à la grande
enfant une cuisinière-jouet. Ce que la malade prépare est tout d'abord
abominable. Mais un jour elle réussit une bouillie de semoule et l'infir-
mière en reçoit à goûter. Durant deux mois, infirmière et médecin
jouent avec elle à la dînette, jusqu'à ce que le comportement de la
jeune femme se soit en tout point tellement amélioré qu'on puisse
l'attribuer comme aide à la cuisine de l'institution. Vous voyez donc,
ai-je dit à la sceptique, que le psychanalyste — il s'agit du Dr Boss (1) —
guérit les schizophrènes en jouant ! Toute exagération mise à part,
on peut dire que par l'observation analytique le médecin peut parvenir
à établir même chez des schizophrènes incurables un état supportable
et en somme digne, là où une intervention directe de la thérapeutique
par le travail (Arbeitstherapie) n'a plus d'influence. Ce que je rapporte
ici n'est pas un cas exceptionnel, mais un exemple parmi d'autres.
Peut-on encore appeler « transfert » ces restes instinctifs de rapport
chez les individus les plus retranchés de leur entourage ? Je pense que

(1) M. Boss, Individuelle Vorbehandlung zur Kollektiven Arbeitstherapie bei schweren


chronischen Schizophrenen, Arch. suisse Neur. et Psych., XLII, fasc. 1, 1938.
190 REVUE FRANÇAISE DE PSYCHANALYSE

oui. Et il se pourrait bien que la pédagogie psychanalytique esquissée à


propos des autistes schizophrènes n'en soit qu'à ses débuts (i). Tout
comme pour l'éducation psychanalytique du jardin d'enfants, on utilise
les pulsions instinctives pour créer un contact positif entre l'être humain
et son entourage : on détourne par exemple doucement de son habitude
un petit garçon qui bat volontiers les autres en lui donnant pour jouer
un marteau et des clous ; on apprend à celui qui crache à faire des
bulles de savon, etc. (2).
On peut même — je tire ceci du livre de Gertrud SCHWING — sortir
des schizophrènes très agressifs en l'espace de quelques jours ou de
quelques semaines de l'état d'autisme et de déchéance où ils peuvent
se trouver et les rendre sociables en leur donnant des soins judicieux
prenant la forme d'une « maternité sublimée ». Lorsqu'on s'applique
à utiliser le restant de rapports captatifs de malades mentaux de cette caté-
gorie, il faut toujours tâcher de déceler le sens dans le non-sens, le correct
dans l'incorrect et, « en évitant scrupuleusement toute interprétation
directe au malade... de stimuler et de contenter de façon adéquate les
exigences instinctives devinées ». On cherchera d'autre part à apaiser
l'angoisse afin de consolider le contact positif en passant par une série
d'actes appropriés. Nous ne savons pour le moment rien de plus, sauf
que l'on parvient ainsi à obtenir des résultats de socialisation dans des
cas où toutes les autres méthodes — y compris la cure de sommeil
ou d'insuline — ont échoué (Boss).
A. AICHHORN (3) indique encore une forme un peu différente de
transfert et de traitement de transfert, au sujet de l'éducation des enfants
et jeunes gens sans surveillance (Verwahrlosungszustand). Il décrit,
dans son ouvrage bien connu, sous le titre Les agressifs, un groupe
de garçons qui, visiblement fort différents au point de vue constitu-
tionnel, ont tous manqué d'affection. Non seulement leur besoin
de tendresse n'a pu être contenté mais ils ont eu à souffrir d'une
sévérité exagérée et de brutalités. Ils sont par conséquent devenus eux-
mêmes furieux et de fieffés coquins. Aidé de ses assistants, AICHHORN,
ainsi qu'il le rapporte de manière saisissante, fait échouer cette atti-
tude de haine et d'hostilité générale. Les agressions des jeunes gens

(1) M. A. SECHEHAYE, La réalisation symbolique (nouvelle méthode de psychothérapie appliquée


à un cas de schizophrénie), éd. Hans Huber, Berne, 1947.
(2) Anna FREUD, Erziehung im Kindergarten, Zeitschr. /. psa. Pàdagogie, vol. VU, 1933,
P- 349-
(3) A. AICHHORN, Verwakrloste Jugend (Die Psychoanalyse i. d. Fûrsorgeerziehung),
Intern. Psychoanalyt. Verlag, Vienne, 2e éd., 1931.
LE PROBLEME DU TRANSFERT 191

s'accroissent fortement, du fait que les rééducateurs n'y répondent pas.


« L'élève a besoin de la brutalité- de l'éducateur, de la gifle, sinon sa
haine ne se justifierait plus, ce qui ne doit pas être, car alors l'attitude
adoptée jusque-là à l'égard de la vie, attitude qui est la bonne, serait
ruinée. » Et pourtant, ce transfert négatif s'écroule devant l'impassibilité,
la maîtrise absolue des éducateurs ; dégénérant en agressions spécieuses
et théâtrales, en larmes de rage, il fait peu à peu place à une attitude
plus personnelle et objective. Cette description d'AICHHORN présente
des ressemblances avec la « réaction-Titanic », dont nous avons parlé
plus haut.
Il semble que, à l'égard du problème du transfert, les avantages
de la théorie d'Éros-Thanatos aient été insuffisamment mis à profit.
L'identification de Sexus et d'Éros surtout, a créé des difficultés inu-
tiles. Il s'agit dans ce cas de surmonter un préjugé inhérent à l'histoire
de la psychanalyse. Et ce n'est qu'en concevant la sexualité comme une
combinaison d'Éros et de Thanatos, ou encore, ainsi qu'on le dit souvent,
comme un mélange de pulsions (Triebgemisch) (EIDELBERG, BERGLER),
que l'on parviendra à traiter le transfert judicieusement. Nous savons
l'effroi causé aux pionniers de notre discipline, BREUER et FREUD,
par les expressions d'ordre sexuel de leurs patientes. BREUER, s'éloigna,
déconcerté, d'Anna O..., libérée par catharsis de ses symptômes, lorsque
s'intalla chez elle un état de « transfert amoureux ». Il ne lui vint pas
à l'esprit de mettre cet état en rapport avec la maladie d'Anna et il
laissa à FREUD le soin de poursuivre seul les recherches sur les névroses.
Et comme le dit FREUD, la situation de transfert « a retardé de dix ans
le développement de la thérapeutique psychanalytique». FREUD agit
autrement que BREUER : la catharsis fut également interrompue, mais
il passa en même temps à une autre méthode. Nous lisons dans son auto-
biographie : « « Ayant un jour délivré une de mes malades les plus dociles
de son mal, en réduisant une crise douloureuse sur son motif, elle me
jeta, en s'éveillant, les bras autour du cou... Je fus assez lucide pour ne
pas attribuer cet élan à mon charme irrésistible et supposai avoir trouvé
la nature de l'élément mystique agissant derrière l'hypnose. Pour
l'éliminer, ou du moins l'isoler, il me fallait renoncer à l'hypnose.
Dès lors, je continuai simplement à laisser le patient étendu sur un
divan. Je me tenais assis derrière, de manière à le voir sans être vu
de lui. » Mais cette mesure de protection n'empêcha pas non plus les
irruptions d'amour impétueuses. Un passage des Bemerkungen iïber
die Uebertragungsliebe (Observations sur l'amour de transfert) (1915)
m'a particulièrement incité à réfléchir. Il s'agit de ceci : « Pour
192 REVUE FRANÇAISE DE PSYCHANALYSE

une certaine catégorie de femmes, un essai de conserver, sans lui


donner satisfaction, le transfert amoureux aux fins du travail analy-
tique ne réussira pas. Ce sont des femmes dont le caractère passionné
est élémentaire et qui ne sont accessibles qu'à la logique terre-
à-terre, matérialiste (à ce qu'un poète appelait « Suppenlogik mit
Knôdelargumenten »). Le psychisme n'est pour elles qu'un succé-
dané, et si on leur refuse un rapprochement physique, on s'attire
« la totale animosité de la femme dédaignée ». « On est contraint de se
retirer sur un échec et l'on peut se demander comment l'aptitude à la
névrose peut s'associer à un besoin d'amour aussi inflexible. » Je crois
que cette dernière phrase, si avisée, nous conduit plus loin. Il y a deux
étapes à franchir pour résoudre le problème et pour éviter les insufH-
sances passées. Il faut premièrement considérer dès le début le transfert
négatif derrière le transfert positif, ainsi que nous l'enseigne depuis 1923
la théorie de FREUD touchant les deux sortes d'instincts. Le deuxième
point a été acquis par A. et M. BALINT, qui ont découvert l'existence
d'un besoin d'amour passif, sexuellement indifférencié, mais élémen-
taire. En outre, le pédiatre PFAUNDLER a observé directement ce besoin
chez le petit enfant et nous a appris que sa non-satisfaction peut faire
dépérir, voire mourir le nourrisson. Et par quoi le transfert se distin-
gue-t-il, dans la situation analytique et en dehors d'elle ? S. FREUD
pensait que, dans la psychanalyse on pouvait simplement reconnaître
plus nettement la dépendance du transfert des éléments infantiles. En
revanche, l'analyste se trouve en face de l'analysé, plus impartial,
plus éclairé, mieux armé contre lui, qu'un autre objet d'amour et de
haine. Avons-nous encore besoin pour notre sécurité de nous tenir
derrière le patient ? Ce tabou visuel peut-il encore être de quelqueutilité
à l'analysé ? Je crois que dans bien des cas, sinon dans tous, les progrès
techniques de l'analyse ont rendu cette mesure de protection superflue.
Je ne nie en aucune façon la nécessité absolue à ce qu'il y ait une
distance entre le psychanalyste et l'analysé; mais je me demande si
la sûreté accrue du psychanalyste ne permet pas de se passer actuelle-
ment de la marque extérieure de cette distance. Je me joins de tout
coeur à Alfred DÔBLIN (I) lorsqu'il dit, à l'occasion du soixante-dixième
anniversaire de S. FREUD : « Dans tout travail psychique, il s'agit
que médecin et patient jouent cartes sur table. On parle la même langue
et à tous les égards il faut parler la même langue, être démocratique.

(1) Psychoanalyiischer Ahnanach, 1927, p. 35.


LE PROBLEME DU TRANSFERT 193

Je trouve que cela a quelque chose de bienfaisant et que rien que ce


genre de contact entre médecin et patient apporte une libération, un
gain. » C'est ce sentiment démocratique — peut-être fortement suisse —
qui me fait préférer que l'analysé soit assis en face de moi. Mais ce n'est
pas là le principal. A quoi vise l'analyse ? A amener le sujet à la réalité !
Depuis le début, la relation avec le psychanalyste comporte des facteurs
irréels, simplement transférés. Ne compliquons-nous pas à l'analysé
la tâche de corriger le transfert, si nous réduisons notre relation avec
lui à l'élément acoustique et nous soustrayons à son regard comme un
confesseur catholique ? Je pense que le psychanalyste aura justement
la possibilité de contrôler et de développer son objectivité médicale
s'il se trouve « exposé » par rapport à l'analysé. Alice BALINT (I) a
expliqué de manière remarquable que non seulement l'analysé se mépre-
nait à notre sujet en opérant un transfert, mais qu'à part cela il nous
pénétrait clairement. Et nos particularités et les limites de notre per-
sonnalité ne sauraient être mises simplement — comme il arrive trop
souvent du côté psychanalytique — sur le compte de transfert sans causer
de graves préjudices au cours ultérieur de l'analyse. Alice BALINT fait une
remarquefort intéressante : « La sincérité dont a besoin le patient consiste
non à lui abandonner notre vie privée mais à ne pas lui en faire accroire. »
(loc. cit., p. 51). Si, en 1913, FREUD recommandait encore, à l'égard de
l'analysé, « l'indifférence... obtenue en réprimant le contre-transfert »,
nous savons cependant aujourd'hui que toute analyse d'un sujet est
aussi une partie de cette « analyse sans fin » (unendliche Analyse) du
psychanalyste lui-même. On peut du reste rappeler que la situation
analytique classique a été battue en brèche par l'analyse des enfants. La
formule de FERENCZI « analyses d'enfants appliquées aux adultes » exprime
un certain changement de la technique psychanalytique. C'est un principe
fécond qui n'ébranle pas le moins du monde les fondements de la psycha-
nalyse. Au contraire, le fait de se trouver face à face avec l'analysé et, pour
tout dire, l'affranchissement de l'attitude de ce dernier, me semblent
s'accorder avec l'évolution du travail psychothérapeutique vers l'analyse
des résistances et du caractère (Widerstands- u. Charakteranalyse).
Nous pouvons tranquillement faire coïncider dans le sens de l'Éros
platonique les fins de l'analyse, développer les facultés de travail et
d'amour atrophiées. Nous savons que l'un des besoins primordiaux
est celui d'être aimé. Nous sommes encore bien peu informés sur la

(1) Alice BALINT, Handhabung d. Uebertragung auf Grund der Ferenczischen Versuche,
/. Z. f. Psa., vol. XXII, 1936, p. 47.
PSYCHAXALYSE 13
194 REVUE FRANÇAISE DE PSYCHANALYSE

quantité énorme de ce besoin passif d'amour. Nous sommes mieux


instruits quant à ses transformations. Je suis cependant convaincu
que le plus important problème du transfert consiste à pénétrer ce besoin.
Bien des formes de transfert, de nature agressive et sexuelle, sont, exa-
minées de plus près, des formations superficielles, la réaction à un
besoin d'amour passif jamais satisfait et par là actif dans le transfert.
On a, par exemple, voulu établir une relation étiologique entre le fait
d'être sensible à la manière dont on nous salue (Grussempfindliclikeit)
et le complexe de castration. Je crois que la cause est plus profonde et
qu'elle réside dans la peur d'être privé d'amour, et dans la haine de
cette privation, qui donnent lieu à cette sensibilité et à ce manque d'indé-
pendance. Voici décrit, comme « point faible » de GOETHE (I), âgé
alors de 76 ans, ce besoin passif d'amour :
Le 27 août 1825, le secrétaire WOLFF se présenta chez son Excellence afin
de recevoir ses ordres pour son anniversaire, que l'on devait célébrer le jour
suivant. GOETHE, grognon, les mains au dos, arpente la pièce de long en large,
laisse le secrétaire debout, va à tout moment à l'une et l'autre des fenêtres,
sur le rebord desquelles se trouvent des bouteilles de Malvoisie et des' petits
verres à côté, qu'il remplit chaque fois et dont il avale le contenu. Soudain, il
apostrophe WOLFF, tout décontenancé : « Vous êtes surpris, mon cher, de me
voir manipuler ces objets. Ne vous étonnez plus. Là où le coeur doit parler,
vous oubliez. Comme personne, dans toute l'Allemagne, ni dans ma propre
maison, ne pense à mon anniversaire et ne_boit à ma santé, je le fais moi-même
et me réjouis tout seul. » WOLFF répartit : « L'anniversaire de Votre Excel-
lence... ? Mais au nom du ciel, tout le monde y pense, et pour dire vrai, cette
année-ci justement on fait des préparatifs depuis des mois. Qui oublierait le
28 août ! Mais Excellence, c'est demain, demain. » C'est alors au tour de GOETHE
d'être déconcerté. Il regarde fixement WOLFF et dit, comme se parlant à lui-
même, en faisant claquer le bout de ses doigts : « C'est juste, nous ne sommes
aujourd'hui que le 27. Ce serait bien fâcheux: que cette erreur m'ait fait boire
un coup si inutilement ! »
Ainsi que le majestueux Goethe pouvait s'en donner à coeur joie
par erreur, c'est aussi souvent par suite d'une erreur, selon PFAUNDLER,
que l'enfant suçote ses doigts. Le malentendu résiderait en ce que
l'on admet sans autre considération qu'un « système d'alimentation »,
établi selon un « horaire », équivaut à une alimentation selon l'ordre
naturel. PFAUNDLER s'entend fort bien à concilier la puériculture dite
rationnelle et la puériculture naturelle. Touchant la dernière, il ne
craint pas cependant de se reporter aux chiens et aux chats et de dire :
Chacun sait comment ils soignent leurs petits qui, sauf quelques interrup-
tions, sont jour et nuit aux mamelles maternelles, tétant parfois avec vivacité,
parfois mi-endormis, mais demeurant toujours dans l'atmosphère bienheureuse

(1) SemvEiz, Magazin « Fôhn », février 1938.


j LE PROBLEME DU TRANSFERT
. .• -• I95

de la couche maternelle, toujours en contact avec la mère... Toutes les mères


savent combien le nouveau-né humain tend au début vers un tel comporte-
ment : s'endormir en tétant, dans le demi-sommeil, téter occasionnellement
avec paresse, et au réveil se trouver tout proche des mamelles, voilà probable-
ment aussi le rêve du petit de l'homme... L'ordre naturel de l'alimentation
ne connaît en tout cas pas le système rigide du nombre fixe des repas, d'une
durée précise et donnés à intervalles réguliers, Nous attribuons à la tendance
instinctive de l'enfant à revenir à l'alimentation selon l'ordre naturel, lorsqu'il
porte des objets à la bouche et les suce ou les mord. Il est vrai que c'est surtout
à la période de la première dentition que l'on voit l'enfant se sucer les doigts
ou les poings et porter à la bouche tous les objets qu'il peut atteindre ; mais
cette manifestation apparaît déjà bien avant... »
Les Exceptions décrites par S. FREUD (I) en 1915-16 rattachent le
transfert à un « préjudice porté à la personne au cours de la première
enfance ». .FREUD résume ainsi la_ situation des" individus en question :
« Je peux me permettre de faire du tort, puisque l'on m'a fait du tort ».
D'une part il fait allusion aux agressions extrêmement actives en citant
SHAKESPEARE :

...
Je veux être un scélérat, et l'ennemi des vaines joies de cette vie...
Et d'autre part il dit que précisément les femmes « se croient souvent
infantilement préjudiciées, et frustrées, « raccourcies » sans leur faute,
parce que mises au monde sans sexe masculin ». ' .
Il est exclu que le besoin d'amour infantile inassouvi puisse se
compenser jamais en le reportant sur des débiteurs ultérieurs. Et là
« Suppenlogik... » dont nous parlions précédemment n'arrive que passa-^
gèrement à l'atténuer. Comment le diminuer lege artis ? Comment
obtenir chez ces « frustrés » que nous sommes peut-être tous la faculté
active d'aimer ? Il semble absolument impossible d'atteindre ce but
si on attribue simplement l'amour à « un appauvrissement du moi en
libido en faveur de l'objet » (2). Nous estimons que cette définition
doit être complétée. Elle ne s'adapte pas tout à fait à l'amour et d'ailleurs
ce qui est un peu différent, elle est censée s'appliquer à l'état d'être
épris. Si nous sommes pauvres et donnons du fonds de notre indigence,
nous devenons plus pauvres encore. Toutefois, si l'habile inscription
« Qui paie s'enrichit », qui orne un mur de
l'hôtel de ville de Bâle
pour encourager les contribuables, renferme une part de vérité, ce
paradoxe conviendrait à coup sûr bien davantage encore aux choses
«
de l'amour. Communément, il y a plus de bonheur à prendre qu'à don-

(1) S. FREUD, Einige Charaktertypen aus-der psychoanalytischen Arbeit, Imago, IV,


1915-16. .
•.
(2) S. FREUD, Zur Einfiihmng des Narzissmus, 1914.- r
. .
196 ' REVUE FRANÇAISE DE PSYCHANALYSE

ner. Cependant, on lit au Livre des Apôtres (XX, 35) : « Il y a plus de


bonheur à donner qu'à prendre » et nous faisons la même expérience
en psychanalyse. Il s'agit d'un paradoxe de l'amour, que l'on peut expri-
mer ainsi : Si l'on réussit à amener un patient, malgré les exigences
captatives d'amour, à s'exprimer ouvertement, selon l'a règle fondamen-
tale, cette forme de don, d'accorder sa parole à l'analyste, constitue
déjà une diminution du sentiment de frustration. Un mal partagé n'est
plus qu'un demi-mal, une joie partagée est une joie double. Alfred
GROSS (I) a signalé en 1926 que le transfert « manifeste toujours son
intensité (d'ordinaire cachée)... lorsque l'analysé a pu se décider' à nous
confier un de ses secrets ». GROSS parle en outre de soulagement, et
non d'appauvrissement, accompagné « d'une émotion à notre adres'se
personnelle... Souvent cette émotion a un effet immédiat sur les fonc-
tions corporelles », et principalement sur les organes excréteurs : flot
de larmes, besoin de miction et de défécation.
Comment expliquer le paradoxe d'amour ? Nous ne pouvons le
dire. Mais nous ne croyons pas mal à propos de supposer que cette
dépense d'amour du « frustré d'amour » — et l'amour se comporte
toujours de façon adéquate à la situation, c'est-à-dire que dans l'analyse
il se limite à observer correctement la règle fondamentale — que cette
dépense, disons-nous, agit également sur l'analysé. En d'autres termes,
son amour actif réalise en lui ce que, depuis FREUD (2) et NUNBERG (3)
on appelle la fonction synthétique du moi. Personne ne peut la lui
donner. Il doit la créer lui-même. L'analyse n'est pas seulement un
traitement, elle est en même temps action. Et l'attitude surtout auditive
du psychanalyste n'est nullement un simple refus et n'est vraiment
qu'apparemment ascétique. (Du reste, on peut compter les personnes
qui savent écouter.) Il ne faut pas non plus oublier que prêter l'oreille
est une forme d'Antéros (Gegenliebe), de compensation aux efforts
de confidence de l'analysé.) Nous voyons encore ailleurs que l'aptitude
d'aimer et la fonction synthétique du moi peuvent être des-phénomènes
parallèles. Je songe à ces cas de maladie où les relations libidinales
avec l'objet sont retirées et où l'on arrive ainsi à une décomposition
du moi telle qu'on la rencontre dans la schizophrénie. Là où existe
normalement une organisation structurée se produit un déchirement,

(1) Alfred GROSS, Zur Psychologie des Geheimnisses, Imago, 1926, XXII, 2.
(2) S. FREUD, Wege der psychoaualytischenThérapie, I. Z. j. Psa., 1919, V.
(3) H. NUNBERG, Allgemeine Neuroscnlehrc auf Psa. Grundlagc, H. Huber, Berne-Berlin,
1932.
LE PROBLEME DU TRANSFERT 197

comme l'indique le mot schizophrénie, qui correspond à une « démence


par scission ».
Il faut se garder de considérer comme équivalentes l'aptitude à
aimer et l'activité physique de la sexualité. S. FREUD nous a enseigné
en 1912 que l'exercice de la fonction sexuelle peut même être « l'abaisse-
ment le plus général de la vie amoureuse » et que les tendres tendances
d'amour peuvent en quelque sorte être éliminées par la sensualité,
bien que les deux doivent aller ensemble. Or, situation de transfert
assez fréquente, il arrive que l'analysé cherche à s'épargner le dévelop-
pement de son aptitude à aimer en ayant une activité sexuelle ; il nous
remontre peut-être par là également que nous poursuivons comme but
de l'analyse le développement de la sexualité. Sexus n'est pas encore
Éros ; tout ce qu'il peut, c'est le devenir à un degré essentiel.
A. BALINT (I) a, en 1939,.exposé l'acte sexuel pour ainsi dire comme un
transfert modifié de la situation enfant-mère telle que l'envisage en
somme PFAUNDLER :
Le tact, le jugement, la compassion, la reconnaissance, la tendresse (dans
le sens de sensualité réfrénée) sont les signes et les suites de la souveraineté
du sens de la réalité dans la sphère de l'affectivité. L'aptitude d'aimer est donc
à proprement parler, dans le sens social du mot, une... formation secondaire,
sans rapport direct avec la génitalité. Car l'acte sexuel représente précisément
cette situation où resurgit cette interdépendance mutuelle éprouvée dans la
première enfance. Tout ce qui a été appris dans l'intervalle peut jouer un rôle
important dans la recherche et la conquête du partenaire mais doit être oublié
dans l'acte sexuel. Un sens de la réalité trop aigu (tact), une séparation trop
rigoureuse des deux individus ont un effet perturbateur...
Ce sont particulièrement dans les phases avancées d'une analyse
qu'apparaît le danger d'agissements prématurés, liés à des phénomènes
de transfert. Aussi demandons-nous dès le début du traitement, à
l'analysé, de s'engager, outre à observer la règle fondamentale, à s'abste-
nir d'apporter dans son existence tout changement « à vie », ayant des
conséquences immuables, telle par exemple la conclusion d'un mariage.
Mais il est intéressant de rappeler, en s'appuyant sur A. BALINT et en
particulier sur les expériences faites sur des sujets psychotiques par
G. SCHWING comment un transfert de rapports passifs avec l'objet,
transfert observé chez des sujets délinquants peut, sous l'action conjuguée
d'une influence, maternelle et féminine, être ramené dans des voies
normales. Je pense à ce propos à l'étude de K. ABRAHAM, Die Geschichte
eines Hochstaplers... (Histoire d'un escroc...). Dans la mesure où le

(1) A. BAUNT, Liebe zur Mutter und Mutterliebe, /. Z. f. Psa., 1939, XXIV, 43.
198 REVUE FRANÇAISE DE PSYCHANALYSE

permettent de juger les dossiers s'étendant sur une période posteri-


minelle de trois ans, le héros du livre, qui est aimé et épousé par une
femme plus âgée que lui, est guéri de son esprit d'escroquerie grâce aux
témoignages de sollicitude maternelle et d'affection féminine qu'elle
lui donne.
Sous une forme poétique, nous retrouvons ce problème de la gué-
rison par l'amour maternel-féminin dans l'histoire de Schéhérazade :
« Spirituelle et avisée, gaie et courtoise, cultivée et bien élevée », elle
s'entend, « au cours de mille et une nuits », à apaiser le roi que l'infor-
tune conjugale a assoiffé de vengeance et a poussé à commettre des
meurtres en masse. Grâce à elle il redevient apte à gouverner. A ce
propos, il est peut-être utile de remarquer que ce qu'on entend d'ordi-
naire par Éros platonique n'est pas nommé ainsi tout à fait à juste titre
et qu'il est bien plutôt celui dont parle SOCRATE dans le Banquet de
PLATON. « Mon discours sur Éros, dit-il, vient de Diotima..., ce que
je sais de l'amour, c'est Diotima qui me l'a enseigné. » N'est-il pas
non plus curieux de constater que HÔLDERLIN a en quelque sorte créé sa
Diotima comme une illusion de guérison avant de sombrer dans la
schizophrénie ?
De. grands obstacles s'opposent actuellement à ce que l'on puisse
élucider et développer le concept de transfert, parce que l'on ne sait
plus très bien ce qu'il convient d'entendre par narcissisme. Comme le
dit M. BALINT (I) — nous nous reportons à son étude critique détaillée —
on a englobé sous le terme de « narcissisme » différentes notions,
l'amour de soi et le besoin d'être aimé. C'est pourquoi nous évitons
ce terme contesté en rappelant une anecdote rapportée par S. FREUD (2)
en 1920. Elle montre une action de transfert visant à rendre indépendant
le sujet (un garçonnet âgé de 18 mois). L'observation comprend une
période de plusieurs semaines. Je relève seulement que le petit cherchait
à se rendre supportables les absences occasionnelles de sa mère en
jouant à « loin » et « là » avec une bobine de bois sur laquelle était enroulée
une ficelle. Il faisait donc avec la bobine ce qu'il devait subir avec sa
mère. Ici, l'objet de transfert est, au contraire de ce que l'on observe
en général dans les problèmes de transfert, non une personne, mais une
chose, non une imago, mais un symbole. Dans ce cas-ci, la notion de
transfert touche directement celle d'identification. Et plus loin : « Un

(1) M. BALINT, Zur Kritik der Lehre von den prâgenitalen Libido-organisationen, /. Z. f.
Psa., 1939, cf. spéc. p. 537.
(2) S. FREUD, Jenseits des I,ustprinzips, Inlern. Psa. Verlag, Vienne, 1920.
LE PROBLÈME DU TRANSFERT I90.

jour que la mère s'était absentée de nombreuses heures, le petit l'accueil-


lit à son retour en disant : « Bebi o-o-o-o ! », c'est-à-dire, en allemand,
« Bebi fort » (= bébé loin). On trouva bientôt que l'enfant avait décou-
vert, étant seul pendant si longtemps, un moyen pour se faire dispa-
raître lui-même. Il avait découvert son image dans le grand miroir
qui. arrivait presque au sol, puis il s'était accroupi de sorte que l'image
du miroir était « loin ». C'est ce que l'on pourrait probablement appeler
du narcissisme pur dans le sens primitif de la légende grecque. Mais,
différence essentielle, l'éphèbe grec avait couru à sa perte en se contem-
plant, tandis que l'enfant du XXe siècle s'était créé par le jeu de la bobine
et du miroir un objet propre à remplacer celui qui lui avait été ôté.
L'analyse d'une femme fortement fixée à la mère m'a également montré
un tel transfert sur les choses,-à vrai dire d'une façon plus passive,
dans le rapport de la malade avec certaines peintures, avec l'église
catholique et avec la mer. Et nous supposons que le « sentiment océa-
nique » d'un poète ami de FREUD, sentiment que celui-ci mentionne au
premier chapitre de son ouvrage intitulé Das Unbehagen in der Kultur
(Malaise dans la civilisation) appartient aussi à ce domaine. Dans son
XXVIIe cours d'Introduction à la psychanalyse, FREUD compare le
transfert au cambium, cette couche tendre, toujours capable de se diviser,
qui se trouve entre le bois et l'écorce, dont il forme la base de croissance.
Cette comparaison me semble s'accorder tout à fait avec l'hypothèse
.
émise auparavant, que l'activation de rapports libidinaux avec un objet
en tant que réaction à une perte d'objet va de pair avec une fonction syn-
thétique du moi. On peut considérer que, comme tout autre symptôme,
le transfert est une tentative d'auto-guérison. Pourquoi opérons-
nous un transfert ? Certainement pas uniquement parce que nous
avons perdu un'objet primordial ou plus primitif, mais parce que le
rapport que nous avons avec lui est troublé de quelque façon, qu'il
est insatisfait, incomplet. FREUD (I) nous décrit la chose très clairement
dans sa Psychologie du collégien ; il nous montre en même temps combien
de tels transferts peuvent être tenaces et raconte à ce propos que, étant
âgé de près de cinquante ans, il avait cru sentir un moment l'imago du
père en rencontrant fortuitement un de ses professeurs dans la rue.
Si, à la définition initiale que j'ai donnée du transfert comme rapport
social, il m'a paru nécessaire de faire une certaine restriction en mentionnant le
déplacement du rapport social sur un simple objet (mère-bobine), je dois
rappeler que, en 1900, FREUD utilisait au chapitre VII de sa Science des rêves

(1) S. FREUD, Zur Psychologie des Gymnasiasteii, Psa. Almanach, 1927.


200 REVUE FRANÇAISE DE PSYCHANALYSE

( Traumdeutung), le mot transfert dans un sens qui, à ma connaissance, n'av


plus été employé depuis. Il y parlait d'un transfert des éléments refoulés sur
des résidus diurnes récents et banaux. Actuellement, nous excluons ceci du
concept de transfert, que nous désignons simplement comme un déplacement
(Verschiebung).
Il est hors de doute qu'aujourd'hui,, du moins dans les pays démo-
cratiques, l'hypnotisabilité ne revêt pas les proportions du temps de
CHARCOT, de LIÉBEAULT et de BERNHEIM. Ainsi que FREUD le dit dans
sa Psychologie des masses, l'hypnotisé a placé l'hypnotiseur à la place
de son Surmoi. Ce transfert introjectif se rencontre aussi dans certaines
phases de l'analyse, alors qu'en général l'intégration de l'analyste dans
le Moi est la manifestation essentielle apparaissant in statu nascendi à
l'occasion de pensées que le Moi rejette tout d'abord, et que l'analysé
introduit en disant : Vous pensez probablement... telle chose. L'hyp-
nose présuppose une sujétion devenue plus rare avec le changement des
structures sociales ou du moins à l'époque de COUE de Nancy. Ainsi
COUE rendait la suggestion attrayante en faisant, dans un certain sens,
appel à une fonction synthétique du Moi, qui niait la suggestion et
mettait unilatéralement l'autosuggestion en évidence. On trouve une
attitude semblable dans l'ouvrage de Ludwig MAYER, Technik der
Hypnose. La psychothérapie « cosmétique » se rapproche donc légère-
ment de la psychothérapie « chirurgicale ». Mais nous savons que cette
dernière comparaison est inadéquate pour la psychanalyse ; plus les
transferts du début d'un traitement analytiquesont étudiés, plus on peut
utiliser la psychosynthèse et développer la personnalité.

III. — CONCLUSIONS ET RÉSUMÉ


Le transfert est un rapport social de formation complexe, c'est-à-
dire dynamique-topique-économique. Le transfert se caractérise spécia-
lement par les deux tendances de répéter et de rattraper ; à côté de la
répétition, je mets l'accent sur la réparation (Wiederholen und Nachho-,
len) (I). Le transfert présuppose donc qu'une relation de sujet à objet

(I) W. STEKEL a parlé, il y a un certain nombre d'années déjà, de la « tache aveugle » créée
par le transfert. (Slreifziige durch die Umwelten von Tieren und Menschen, Berlin, 1934). Il
dit : « X'image recherchée (Suchbild) détruit l'image actuelle (Merkbild). J II s'appuie sur
divers exemples, dont le suivant : « J'étais depuis un certain temps l'hôte d'un ami, et l'on
posait chaque jour une cruche d'eau devant moi, au repas de midi. Un jour, le domestique
ayant brisé la cruche, la remplaça par une carafe. Au repas, je cherchai la cruche et ne vis pas
la carafe. Ce ne fut que lorsque mon ami m'assura que l'eau se trouvait à sa place accoutumée
que... des éclats divers formèrent la carafe. » — W. KÔHLER (Psychologische Problème, Berlin,
1933) mentionne une expérience psychologique au cours de laquelle on dérangea exprès les
r
LE PROBLÈME DU TRANSFERT 201

(rapport s-o) est restée insatisfaite, incomplète, que son cours a été
gêné, qu'elle n'a pu se développer normalement. Il en résulte que des
rapports s-o1, o2, o3... ox restent sous la forme s-o. Le transfert est donc
un nouveau rapport sous forme principalement ou purement pri-
maire (i). C'est un phénomène régressif opiniâtre. Il exprime une fixa-
tion qui peut avoir des motifs subjectifs (structure du Moi, mélange
d'instincts — presque identique au tempérament — rapports conscients
relatifs) et des motifs-objectifs (comportement des parents, d'objets
d'autrefois). Il convient de considérer séparément la motivation du
transfert par sa forme.
Ce que nous considérons d'ordinaire comme un transfert peut être,
mais n'est pas nécessairement un rapport primordial. Il ne s'agit pas tou-
jours d'un cliché, d'une copie. Nous avons à faire aussi bien à des
transferts de formes primaires du de « prèformes » de relations qu'à
des réactions se produisant par suite du cours perturbé de ces
relations.
Le rapport primaire est particulièrement représenté par une relation
captative. Il ne faut pas considérer le transfert sous l'angle du complexe
d'OEdipe avant d'examiner l'unité primordiale, plus ou moins troublée,
du rapport enfant-mère, de l'unité-duo (Dualeinheit) (A. et M. BALINT,
Rotter). Aussi peut-on ici et là remarquer une modification de la
technique psychanalytique, en ce sens que l'on observe davantage le
comportement, les gestes de l'analysé, à côté de ce qu'il dit et avant ce
qu'il dit. Ceci suppose une connaissance plus approfondie qu'auparavant
des modes de comportement du tout petit enfant. On peut en quelque
sorte parler d'une forme plus active de l'analyse, car si l'analysé est rendu
attentif à sa mimique, etc., il arrive à des synthèses partielles qui lui
seraient inaccessibles autrement.
Une patiente peut par exemple exprimer inconsciemment de la rage et
de la résistance envers le psychanalyste alors qu'elle ne ressent elle-même que
de la peur. Une autre réagira après chaque séance d'analyse par le sentiment, qui
persiste pendant une demi-journée, d'être abattue. Ce n'est qu'une fois qu'on

personnes examinées. Après quoi ces personnes, gênées dans la résolution des problèmes posés
durent recommencer les mêmes tâches. Lors de la reproduction, sur 32 personnes, 26 indiquèrent
plus de tâches non terminées que de tâches terminées. « La majorité totale de la reproduction
des tâches inachevées sur les tâches achevées s'élevait à 90 %. »
(1) FERENCZI a le premier, en 1909 (loc. cit.), représenté l'élément transféré comme quelque
chose d'insatisfait, et le transfert comme un désir maniaque. Selon lui, les « valences non rassa-
siées », agissant à partir de refoulements détendus, cherchent à s'ancrer particulièrement sur la
personne de l'analyste. Dirigées selon une technique judicieuse, ces valences ne tardent pas à
faire passer la personne de l'analyste de l'imago à un catalyseur qui ramène bien vite
l'intérêt du malade à sa source primitive, enfin comblée.
202 REVUE FRANÇAISE DE PSYCHANALYSE

lui a montré qu'elle est le propre artisan de ce fait qu'elle découvre ses propres
tendances combatives. La sensation de froid et les accès de grelottementpeuvent
être l'expression du sentiment de solitude, etc. Bref, dans l'analyse du transfert,
le langage du corps vient compléter la communication orale sous la forme de la
règle fondamentale.

Le transfert n'est pas qu'un phénomène morbide ; c'est aussi un instru-


ment d'adaptation à la réalité. Pour cette adaptation, le transfert de
forme introjective entre en ligne de compte à côté du transfert de forme
projective. Je n'ai parlé qu'en passant de l'introjection en traitant le
transfert sur des choses ; et pourtant elle joue un rôle fondamental
dans l'évolution du Moi (fonction synthétique du Moi, idéal du
Moi, etc.). FERENCZI a développé il y a une quarantaine d'années sa
notion de 1' « introjection » en se basant sur le transfert et en a
fait l'équivalent d'une forme introjective—du développement du
Moi.
La forme sexuelle-génitale du transfert révèle par exemple, par soti
caractère d'insatiabilité, que ce vers quoi tend le sujet, la valence incons-
ciemment insatisfaite, est de nature prégénitale-captative. Il y a longtemps
que, à l'égard de la recherche inconsciente de la mère, qui est le fait
du donjuanisme, cet état de chose est assez clair (O. RANK) (I). Nous
avons dans le donjuanisme une formation sériée de nature fortement
agressivo-destructive (séduction, dévalorisation, abandon), et de nature
plus erotique dans le casanovisme dont, ceci dit en passant, la genèse
du changement incessant d'objet peut également être suivie jusqu'à
un certain point sur le plan historico-biographique. Il est donc probable
que justement celui qu'on appelle un « viveur » n'a pas vécu pleinement
une partie primitive essentielle de son existence (2).

(1) O. RANK, Die Don Juan-Gestalt, Intern Psa. Veilag, Leipzig, Vienne, Zurich, 1924.
(2) Dans le Casanova de Stefan ZWEIG se trouve un intéressant parallèle avec la légendaire
figure de don Juan, qui se trouve en quelque sorte proche des Exceptions de S. FREUD, des
offensés offenseurs, et des Agressifs d'AICHHORN. Casanova : « Les quatre cinquièmes de la
jouissance consistèrent toujours pour moi à rendre les femmes heureuses. » Don Juan : au
contraire du bien-aimé Casanova, un très haï ! « Don Juan est hidalgo, noble, Espagnol, et
même dans la révolte, de sentiment catholique. En tant qu'Espagnol pur sang, tout son senti-
ment tourne autour de l'honneur, en tant que catholiquedu moyen âge, il obéit inconsciemment
à la conception de l'Église, que tout ce qui est sensuel est « péché ». A travers cette perspective
transcendante du christianisme, l'amour illégitime est quelque chose de diabolique, d'opposé à
Dieu, de défendu (et n'eu a que plus d'attrait par là). Aussi rien n'est-il plus absurde que de
représenter don Juan, l'ennemi mortel du sexe féminin, comme amoroso, comme l'ami des
femmes, comme l'amant ; car jamais il n'est m' à leur égard par un amour ou une inclination
réelle ; c'est la haine primordiale de l'homme, du mâle, qui le pousse démoniaquement vers la
femme. Lorsqu'il prend, il ne tend qu'à vouloir lui ravir ce qu'elle a de plus piécieus, l'honneur...
C'est un conjuré engagé dans une sorte de vendetta étemelle contre la femme. ><
LE PROBLEME DU TRANSFERT 203

RESUME

Le concept « transfert » met en évidence la genèse et la dynamique


d'un déplacement de rapports interindividuels. Il y a opposition entre
rapport vraiment personnel et rapport simplement de transfert. Le
rapport infantile mère-enfant est à la base de tous les rapports ultérieurs
d'un individu. Et chaque rapport « captatif », « passif » de sujet à objet
est plus susceptible.de transfert qu'il n'était admis jusqu'à maintenant.
Une raison essentielle de réactions hostiles réside dans son insatisfaction.
Cette forme de « transfert négatif » peut être inaccessible à la psycho-
thérapie, mais ne l'est pas nécessairement. Chaque transfert est essen-
tiellement action et non souvenir. En outre il est ambivalent : un amour
manifeste peut impliquer une haine inconsciente ; derrière un transfert
génital, sexuel ou derrière un érotisme hautement actif se cache souvent
un besoin d'affection prégénital ou infantile. Le développement de
rapports de transfert en rapports personnels s'accompagne d'un renforce-
ment du sens de la réalité et paraît être en étroite liaison avec la fonction
synthétique du moi.
Les origines du transfert( 1)

par MELANIE KLEIN


(traduit de l'anglais par D. LAGACHE ; revu par l'auteur)

Dans son Fragment de l'analyse d'un cas d'hystérie, Freud définit


ainsi la situation de transfert : « Que sont les transferts ? Ce sont de
nouvelles éditions ou des fac-similé des tendances et des fantasmes
éveillés et rendus conscients dans le progrès de la psychanalyse ;
mais ils ont cette particularité, caractéristique de leur espèce, qu'ils
remplacent une personne antérieure par la personne du médecin.
En d'autres termes, toute une série d'expériences psychologiques'
sont ravivées, non pas en tant qu'appartenant au passé, mais en
tant qu'appliquées au médecin dans le présent » (Freud, 1905,
P- 139).
Sous une forme ou sous une autre, le transfert opère à travers
toute la vie et influence toutes les relations humaines, mais je ne
m'occupe ici que des manifestations du transfert dans la psycha-
nalyse. Ainsi procède l'analyse : dès qu'elle ouvre des routes dans
l'inconscient du patient, son passé (dans ses aspects conscients et
inconscients) est graduellement ravivé. Par là est renforcé son besoin
de transférer les expériences, les relations objectales et les émotions
initiales, et elles se focalisent sur l'analyste ; ce qui implique qu'aux
prises avec les conflits et les angoisses réactivés, le patient fait usage
des mêmes mécanismes et des mêmes défenses que dans les situations
antérieures.
En conséquence, plus nous serons en mesure de pénétrer profondé-
ment dans l'inconscient et plus nous pourrons pousser l'analyse dans le
passé, plus grande sera notre compréhension du transfert. C'est pour-

(1) Communication au XVIIe Congrès international de Psychanalyse (Amsterdam,


5-12 août 1951).
LES ORIGINES DU TRANSFERT 205

quoi un bref résumé de mes conclusions sur les stades les plus précoces
du développement intéresse mon sujet.
La première forme d'angoisse est de nature persécutive. Le travail
intérieur de l'instinct de mort, dirigé selon Freud contre l'organisme,
suscite la peur de l'annihilation, et c'est la première cause de l'angoisse
persécutive. En outre, dès après la naissance (je ne m'occupe pas ici
des processus prénataux), des pulsions destructives contre l'objet
excitent la peur du talion. Ces sentiments persécutifs endogènes sont
intensifiés par des expériences extérieures pénibles : dépuis les premiers
jours, la frustration et le malaise suscitent chez l'enfant le sentiment qu'il
est attaqué par des forces hostiles. Par suite, les sensations vécues par
l'enfant à la naissance, les difficultés de s'adapter à des conditions
entièrement nouvelles donnent naissance à l'angoisse persécutive. Le
soulagement et les soins donnés après la naissance, en particulier les
premières expériences d'alimentation, sont senties comme provenant
de forces bonnes. En parlant de « forces », j'use d'un terme plutôt
adulte pour désigner ce que l'enfant conçoit vaguement comme des
objets, bons ou mauvais. L'enfant dirige ses sentiments de satisfaction
et d'amour vers le « bon sein », ses pulsions destructives et ses sentiments
de persécution vers ce qu'il ressent comme frustrant, c'est-à-dire le
« mauvais sein ». A ce stade, les processus de scission (splitting) sont à
leur plus haut point : l'amour et la haine, aussi bien que les aspects
bon et mauvais du sein, sont dans une large mesure tenus séparés l'un
de l'autre. La sécurité relative de l'enfant est basée sur la transformation
du bon objet en un objet idéal qui le protège contre l'objet dangereux
et persécutif. Ces processus,(c'est-à-direla scission, la négation, l'omni-
potence et l'idéalisation) sont prévalents pendant les trois ou quatre
premiers mois de la vie (ce que j'ai appelé « position paranoïde-schi-
zoïde »). Par ces voies, dès un stade très précoce, l'angoisse persécutive
et son corollaire, l'idéalisation, influencent les fondements des relations
objectales..
Les premiers processus de projection et d'introjection, inextrica-
blement liés aux émotions et aux angoisses de l'enfant, mettent en train
les relations objectales ; par la projection, c'est-à-dire en déviant la
libido et l'agression sur le sein de la mère, la base de relations objectales
est établie ; par l'introjection de l'objet, avant tout du sein, les relations
aux objets intérieurs viennent à l'existence. Mon emploi du terme
« relations objectales » est basé sur là thèse "suivante : que dès le début
de la vie post-natale, l'enfant a une relation avec la mère (quoique
centrée primitivement sur le sein), relation imprégnée des éléments
206 REVUE FRANÇAISE DE PSYCHANALYSE

fondamentaux d'une relation objectale, savoir l'amour, la haine, les


fantasmes, les angoisses et les défenses (I).
Selon ma façon de voir, comme je l'ai expliqué en détail à d'autres
occasions, l'introjection du sein est le commencement de la formation
du Sur-Moi, formation qui s'étend sur plusieurs années. Nous sommes
fondés à soutenir qu'à partir de la première expérience d'alimentation,
l'enfant introjecte le sein dans ses aspects variés. Le noyau du Sur-Moi
-est ainsi le sein de la mère, à la fois bon et mauvais. En raison de l'opé-
ration simultanée de l'introjection et de la projection, les relations aux
objets extérieurs et intérieurs sont en action réciproque (le père aussi,
qui joue bientôt un rôle dans la vie de l'enfant, devient précocement une
partie du monde intérieur de l'enfant). Dans la vie émotionnelle de
l'enfant, il y a des fluctuations rapides entre l'amour et la haine, entre
les situations extérieures et intérieures, entre la perception de la réalité
et les fantasmes qui s'y rapportent ; en accord avec ces fluctuations, il y
a une interaction entre l'angoisse persécutive et l'idéalisation, toutes
deux se référant aux objets intérieurs et extérieurs, l'objet idéalisé
étant un corollaire de l'objet persécutif extrêmement mauvais.
La croissance de la capacité d'intégration et de synthèse du Moi
conduit de plus en plus, même au cours de ces premiers mois, à des
états qui synthétisent l'amour et la haine, et corrélativement les bons
et les mauvais aspects des objets. Ce qui donne naissance à la seconde
forme d'angoisse, l'angoisse dépressive, car les pulsions et désirs agres-
sifs dirigés contre le mauvais sein, c'est-à-dire la mauvaise mère, sont res-
sentis comme un danger pour le bon sein, c'est-à-dire la bonne mère.
Dans le second trimestre de la première année ces émotions sont ren-
forcées, parce que l'enfant perçoit et introjecte de plus en plus la mère
comme une personne. L'angoisse dépressive est intensifiée parce que
l'enfant sent qu'il a détruit ou qu'il est en train de détruire un objet
total par son avidité et son agressivité incontrôlables. En outre, par la
synthèse croissante de ses émotions, il sent maintenant que ces pulsions
destructives sont dirigées contre une personne aimée. Des processus

(i ) C'est un trait essentiel de cette relation, la plus précoce de toutes les relations objectales,
qu'elle est le prototype d'une relation entre deux personnes dans laquelle n'entre aucun autre
objet. C'est d'une importance vitale pour les relations objectales ultérieures ; il est vrai que
sous cette forme exclusive, elle ne dure peut-être pas plus qu'un très petit nombre de mois :
les fantasmes relatifs au père et à son pénis, fantasmes qui mettent en train les stades précoces
du complexe d'OEdipe, introduisent la relation-à-plus qu'un objet. Dans l'analyse des adultes et
des enfants il arrive que le patient vive des sentiments d'extrême bonheur par la reviviscence
de cette relation exclusive avec la mère et son sein. De telles expériences suivent souvent
1'anaryse des situations de jalousie et de rivalité dans lesquelles est impliqué un 3e objet, en
dernière analyse le père.
LES ORIGINES DU TRANSFERT 207

similaires interviennent dans la relation avec le père et les autres mem-


bres de la famille. Ces angoisses et les défenses correspondantes consti-
tuent la « position dépressive » ; elle atteint son sommet vers le milieu
de là première année ; son essence est l'angoisse et la culpabilité en
rapport avec la destruction et la perte des objets aimés, tant intérieurs _-
qu'extérieurs.
C'est à ce stade, en liaison avec la position dépressive, que s'installe
le complexe d'OEdipe. L'angoisse et la culpabilité poussent puissamment
à la mise en train du complexe d'OEdipe. Car l'angoisse et la culpabilité •""[
accroissent le besoin d'extérioriser les figures mauvaises (projection)
et d'intérioriser les bonnes (introjectibn), d'attacher les désirs, l'amour,
la culpabilité, la réparation à des objets, la haine et l'anxiété à d'autres,
de trouver dans le monde extérieur des représentants pour les figurés
intérieures. Toutefois, ce n'est pas seulement la recherche de nouveaux
objets qui domine les besoins de l'enfant, mais aussi la poussée vers
de nouveaux buts : en s'écartant du sein il va vers le pénis, c'est-à-dire
des désirs oraux vers les désirs génitaux. Bien des facteurs contribuent
à ce développement : la poussée en avant de la libido, l'intégration
croissante du Moi, les aptitudes physiques et mentales, et l'adaptation
progressive au monde extérieur. Ces tendances sont liées à la formation
des symboles qui rend l'enfant capable de transférer d'un objet à un
autre non seulement l'intérêt mais aussi l'émotion et le fantasme, l'an-
goisse et la culpabilité..
Les processus que j'ai décrits sont liés à un- autre phénomène •
fondamental gouvernant la vie mentale. Je crois que la pression exercée
par les situations d'angoisse les plus précoces est un des facteurs qui .
déterminent la compulsion de répétition. Je reviendrai plus tard sur
cette hypothèse.
Quelques-unes de mes conclusions sur les stades les plus précoces
de l'enfance sont en continuité avec les découvertes de Freud; sur
certains points cependant des divergences se sont élevées, dont l'une
est en rapport étroit avec le sujet. Je me réfère à ma thèse, que les rela- "
tions objectales jouent un rôle dès après la naissance.
. ,
Pendant bien des années, j'ai soutenu que chez le jeune enfant,
l'auto-érotisme et le narcissisme sont contemporains des premières
relations aux objets, tant extérieurs qu'intériorisés. Brièvement, j'énon-
cerai de nouveau mon'hypothèse : l'auto-érotismeet le narcissisme enve-
loppent l'amour-pour et la relation-avec le bon objet intériorisé,
lequel, dans l'imagination, forme une partie du corps aimé et du soi
(self). C'est vers cet objet intériorisé qu'un retrait s'opère dans la saris-
208 REVUE FRANÇAISE DE PSYCHANALYSE

faction auto-érotique et dans les états narcissiques. Concurremment, à


partir de la naissance, est présente une relation aux objets, primairement
la mère (son sein). Cette hypothèse contredit le concept des stades
auto-érotiques et narcissiques qui empêchent une relation objec-
tale. Cependant, la différence entre la façon de voir de Freud et la
mienne est moins grande qu'il ne semble au premier abord, car les
propositions de Freud sur cette question ne sont pas sans équivoque.
Dans des contextes variés il a explicitement et implicitement exprimé
des opinions qui suggéraient une relation à un objet, le sein de la mère,
relation précédant l'auto-érotisme et le narcissisme. Une référence peut
suffire ; dans le premier des deux articles encyclopédiques, Freud a dit :
« Dans le premier cas la composante instinctuelle orale trouve satisfac-
tion en s'attachant à l'assouvissement du désir de nourriture, et son
objet est le sein de la mère. Puis elle se détache, devient indépendante
et en même temps auto-érotique, c'est-à-dire qu'elle trouve un objet
dans le corps propre de l'enfant » (Freud, 1922, p. 119). Freud se sert
ici du terme objet d'une manière un peu différente de la mienne ; il
se réfère à l'objet d'un but de l'instinct, alors que je pense à la relation
objectale du jeune enfant, laquelle enveloppe ses émotions, ses fan-
tasmes, ses angoisses et ses défenses. Malgré tout, dans la phrase citée,
Freud parle clairement d'attachement libidinal à-un objet, le sein de
la mère, attachement qui précède l'auto-érotisme et le narcissisme.
Dans ce contexte, je désire rappeler aussi les découvertes de Freud
sur les identifications précoces. Dans Le Moi et le Ça (Freud; 1923,
p. 39), parlant des investissements objectaux abandonnés, dit : « ... les
effets de la première identification dans la plus tendre enfance seront
profonds et durables. Ceci nous ramène à l'origine de l'Idéal du
Moi... » (1). Freud définit alors les premières et les plus importantes
identifications cachées derrière l'Idéal du Moi, comme l'identification
avec le père, ou avec les parents ; il les place, suivant son expression,
dans « la pré-histoire de chaque personne,». Ces formulations rejoignent
ce que j'ai décrit comme les premiers objets introjectés, car, par défini-
tion, les identifications sont le résultat de l'introjectiqn. De la proposi-
tion que je viens de discuter et de la citation de l'article de l' Encyclopédie,
on peut déduire que Freud, bien qu'il n'ait pas suivi plus loin cette

(1) Dans la même page, Freud suggère, toujours en se référant à ces premières identifications,
qu'elles sont une identification directe et immédiate gui se situe plus tôt que tout investissement
objectai. Cette suggestion semble impliquer que l'introjection va jusqu'à précéder les relations
objectâtes.
LES ORIGINES DU TRANSFERT 209

ligne de pensée, a soutenu que dans la toute première enfance, et un objet


et des processus d'introjection jouent un rôle.
Ce qui veut dire qu'en ce qui concerne l'auto-érotisme et le narcis-
sisme, nous rencontrons une contradiction dans les vues de Freud.
De telles contradictions existent sur un certain nombre de points
théoriques ; elles montrent clairement, à mon avis, que sur ces points
particuliers Freud n'était pas encore arrivé à une décision finale. En ce
qui concerne la théorie de l'angoisse, il l'a posé explicitement dans
Inhibition, Symptôme, Angoisse (Freud, 1926, p. 96). Sa conscience de
ce que bien des choses, dans les premiers stades du développement,
étaient encore inconnues ou obscures, est encore illustrée par la façon
dont il parle des premières années de la fille «... perdues dans un passé
si obscur et ombreux » (Freud, 1931, p. 254).
Je ne connais pas la façon de voir d'Anna Freud sur cet aspect de '
l'oeuvre de Freud. Mais, en ce qui concerne la question de l'auto-éro-
tisme et du narcissisme, elle semble n'avoir tenu compte que de la
conclusion de Freud, qu'un stade auto-érotique et narcissique précède
les relations objectales, et qu'elle n'a pas fait la part des autres possibilités
impliquées dans quelques propositions de Freud telles que celles aux-
quelles je me suis référée ci-dessus. C'est là une des raisons pourquoi il y
a plus de divergence entre la conception d'Anna Freud et ma conception
de la première enfance qu'entre les vues de Freud, prises dans leur
ensemble, et mes vues. J'établis ce point parce que je crois essentiel de
clarifier l'étendue et la nature des différences entre les deux écoles de
pensée psychanalytique représentées par Anna Freud et moi-même.
Une telle clarification est nécessaire dans l'intérêt de l'enseignement
psychanalytique, et aussi parce qu'elle pourrait nous aider à ouvrir des
discussions fructueuses entre psychanalystes, et par là contribuer à une
plus grande compréhension générale des problèmes fondamentaux de
la première enfance.
L'hypothèse d'un stade pré-objectal de plusieurs mois implique,
excepté pour la libido attachée au corps propre de l'enfant, ou bien
qu'il n'existe pas en lui de pulsions, de fantasmes, d'angoisses et de
défenses, ou bien qu'ils ne sont pas rapportés à un objet, c'est-à-dire
•qu'ils opéreraient in vacuo. L'analyse de très jeunes enfants m'a enseigné
qu'il n'y a pas de besoin instinctuel, de situation d'angoisse, de processus
mental qui n'implique des objets, extérieurs ou intérieurs ; en d'autres
termes, les relations objectales sont au centre de la vie émotionnelle.
Bien plus, l'amour et la haine, les fantasmes, les angoisses et les défenses '
sont actives dès le commencement et, indissolublement liées ab initio
PSYCHANALYSE 14
2IO REVUE FRANÇAISE DE PSYCHANALYSE

avec les relations objectales. Cette façon de comprendre m'a fait appa-
raître beaucoup de phénomènes sous un jour nouveau.
Je formulerai maintenant la conclusion sur laquelle repose cette
communication: je soutiens que le transfert a ses origines dans les mêmes
processus qui aux stades les plus précoces déterminent les relations
objectâtes. En conséquence, dans l'analyse, nous aurons à revenir encore
et encore aux fluctuations entre les objets, aimés et haïs, extérieurs et
intérieurs, qui dominent la première enfance. Nous ne pouvons appré-
cier pleinement les connexions entre les transferts positifs et négatifs
que si nous explorons l'interaction précoce entre l'amour et la haine,
et le cercle vicieux de l'agression, des angoisses, des sentiments de~
culpabilité et de l'accroissement de l'agression, aussi bien que les aspects
variés des objets sur lesquels ces conflits d'émotions et d'angoisses
sont dirigés. D'un autre côté, par l'exploration de ces processus
précoces, je me suis convaincue que l'analyse du transfert négatif,
qui a reçu relativement peu d'attention dans la technique psychana-
lytique (I), est une condition préalable de l'analyse des niveaux plus
profonds de l'esprit. L'analyse du transfert positif aussi bien que du
transfert négatif et de leurs connexions est, comme je l'ai soutenu
pendant beaucoup d'années, un principe indispensable du traitement
de tous les types de patients, enfants comme adultes. J'ai justifié cette
vue dans la plupart de mes écrits depuis 1927.
Cette approche, qui dans le passé a rendu possible l'analyse de
très jeunes enfants, s'est dans les dernières années avérée très féconde
pour l'analyse des schizophrènes. Jusque vers 1920 on a soutenu que
les schizophrènes étaient incapables de transfert et ne pouvaient par
suite être analysés. Depuis lors, l'analyse de schizophrènes a été tentée
avec des techniques variées. Toutefois, sous ce rapport; les changements
d'opinion les plus radicaux sont survenus plus récemment et sont en
connexion étroite avec une meilleure connaissance des mécanismes, des
angoisses et des défenses qui opèrent dans la première enfance. Depuis
qu'on a découvert quelques-unes de ces défenses, développées dans les
relations objectales primaires à la fois contre l'amour et la haine, le fait
que les schizophrènes sont capables de développer tant un transfert
positif qu'un transfert négatif a été pleinement compris ; cette découverte
est confirmée si, dans le traitement des schizophrènes, nous appliquons
d'une manièreconséquente le principe qu'il est aussi nécessaire d'analyser

(1) C'était largement dû à la sous estimation de l'importance de l'agression.


LES ORIGINES DU TRANSFERT 211

le transfert négatif que le transfert positif, et qu'en fait l'un ne peut


être analysé sans l'autre (I).
Rétrospectivement, on peut voir que ces progrès techniques consi-
dérables reposent dans la théorie psychanalytique sur la découverte
par Freud des instincts de vie et de mort, apport fondamental à la
compréhension de l'origine de l'ambivalence. Parce que les instincts
de vie et de mort, et par suite l'amour et la haine, sont au plus profond
dans l'interaction la plus 'étroite, transfert positif et transfert négatif
sont interdépendants à la base.
La compréhension des relations objectales les plus précoces et des
processus qu'elles impliquent a exercé des influences essentielles sur la
technique, et cela sous différents angles. On sait depuis longtemps que
dans la situation psychanalytique le psychanalyste peut représenter
la mère, le père ou d'autres personnes, que parfois il joue dans l'esprit
du patient, le rôle du Sur-Moi, parfois celui du Ça ou du Moi. Nos
connaissances nous permettent aujourd'hui d'atteindre les détails J
spécifiques des rôles variés alloués par le patient à l'analyste. En fait,
il y a très peu de personnes dans la vie du jeuneenfant, mais il les éprouve'
comme une multitude d'objets parce qu'ils lui apparaissent sous des
aspects différents. Corrélativement, le psychanalyste peut à un certain
moment représenter une partie de la personnalité (self) ou n'importe
laquelle d'une large série de figures internes constituant le Sur-Moi.^
Pareillement, on ne va pas assez loin en comprenant que l'analyste
représente le père réel ou la mère réelle, à moins de comprendre quel
aspect des parents a été revécu. L'image des parents, dans l'esprit du
patient, a subi à des degrés variés une distorsion, à la faveur des pro-
cessus infantiles de projection et d'idéalisation, et a souvent gardé
beaucoup de sa nature « fantastique ». En même temps, dans l'esprit «
du jeune enfant, toute expérience externe est intriguée avec ses fan-
tasmesr et d'autre part, tout fantasme contient-certains éléments d'expé-
rience réelle ; ce n'est que par l'analyse radicale de la situation de
transfert que nous pouvons découvrir le passé à la fois dans ses aspects
réels et imaginaires. L'origine de ces fluctuations dans la toute première
enfance rend compte également de leur force dans le transfert, ainsi
que des passages rapides, parfois même dans le cours d'une séance, du

(I) Cette technique est illustrée dans l'article de H. SEGAL, Quelques aspects de l'Analyse
d'un Schizophrène {Int. J. Ps.-A., vol. XXXI, 1950), et les articles de H. ROSENFELD, Notes
sur la Psychanalyse du Conflit du Surmoi dans un cas de Schizophrénie aiguë (Int. J. Ps. A.,
vol. XXXII.1,1952) et, Phénomènes de transfert et analyse du Transfert dans un cas de Cata-
tonie aiguë (ibid.).
212 REVUE FRANÇAISE DE PSYCHANALYSE

père à la mère, des bons objets tout-puissants aux dangereux persé-


cuteurs, des figures intérieures aux figures extérieures. Il arrive que
l'analyste représente simultanément les deux parents, souvent unis
dans une alliance hostile contre le patient, ce par quoi le transfert
négatif acquiert une grande intensité. En pareil cas, ce qui est revécu
ou devient manifeste dans le transfert est le mélange, dans l'imagination
du patient, des deux parents en une seule figure, la « figure combinée
des parents » que j'ai décrite ailleurs (I). C'est là une des formations
fantastiques caractéristiques des tout premiers stades du complexe
d'OEdipe ; si elle conserve sa force, elle est nuisible à la fois aux relations
objectales et au développement sexuel. Le fantasme des parents combinés
tire sa force d'un autre élément de la vie émotionnelle, savoir la puissante
envie associée à la frustration des désirs oraux. Par l'analyse de situations
de cette précocité, nous apprenons que dans l'esprit de l'enfant la
frustration (ou le malaise d'origine interne) est couplée au sentiment
qu'un autre objet (bientôt représenté par le père) reçoit de la mère la
satisfaction et l'amour convoités qu'elle refuse à l'enfant au même
moment. C'est là une raison du fantasme que les parents sont combinés
dans une perpétuelle satisfaction mutuelle de nature orale, anale et
génitale, prototype des situations d'envie et de jalousie.
Il est un autre aspect de l'analyse du transfert qui mérite d'être
mentionné. Nous avons l'habitude de parler de la situation de transfert.
Mais avons-nous toujours présente à l'esprit l'importance fondamen-
tale de ce concept ? D'après mon expérience, dans le débrouillage des
détails du transfert, il est essentiel de penser en termes de situations
totales transférées du passé au présent, tout autant que d'émotions, de
défenses et de relations objectales.
Pendant des années, et dans une certaine mesure encore aujourd'hui,
on a compris le transfert en termes de référence directe à l'analyste.
Ma conception d'un transfert enraciné dans les stades les plus précoces
du développement et dans les couches profondes de l'inconscient est
beaucoup plus large et entraîne une technique par laquelle, de la totalité
du matériel présenté, les éléments inconscients du transfert sont déduits.
Par exemple, les dires des patients sur leur vie quotidienne, leurs rela-
tions et leurs activités né font pas seulement comprendre le fonction-
nement du Moi ; ils révèlent aussi, si nous explorons leur contenu
inconscient, les défenses contre les angoisses éveillées dans la situation

(i) Voir Psycho-Analysis oj Children, particulièrement chap. VIII et XI.


LES ORIGINES DU TRANSFERT 213

de transfert. Car le patient est voué à traiter les conflits et les angoisses
revécus dans sa relation avec l'analyste par les mêmes méthodes
qu'il a employées dans le passé. Ce qui veut dire qu'il se détourne de
l'analyste comme il a tenté de se détourner de ses objets primitifs ;
il essaye de scinder sa relation avec l'analyste, en le stabilisant soit
comme une bonne, soit comme une mauvaise figure ; il reporte quel-
ques-unes des émotions et attitudes vécues par rapport à l'analyste
sur des personnes de la vie courante, et c'est là une part du « passage à
l'acte » (acting out) (I).
Dans le cadre de mon sujet, j'ai- surtout discuté les plus précoces
parmi les expériences, les situations et les émotions dont provient'4e
transfert. Mais sur ces fondations sont bâties les relations objectales
ultérieures et les développements émotionnels et intellectuels qui
réclament l'attention de l'analyste non moins que les plus précoces ;
c'est dire que notre champ d'investigation couvre tout ce qui se trouve
entre la situation courante et les expériences les plus précoces. En fait,
il n'est possible de trouver accès aux émotions et aux relations objec-
tales les plus précoces qu'en examinant leurs vicissitudes à la lumière des
développements ultérieurs. Ce n'est qu'en liant et reliant les expériences
ultérieures avec les expériences antérieures et vice versa (ce qui implique
un travail pénible et patient) qu'il est possible d'explorer leur interaction
d'une manière conséquente et que le présent et le passé peuvent se
rencontrer dans l'esprit du patient. C'est là un aspect du processus
d'intégration qui avec le progrès de l'analyse vient à embrasser la tota-
lité de la vie mentale du patient. Quand diminuent l'angoisse et la
culpabilité et que l'amour et la haine peuvent être mieux synthétisés,
les processus de scission (splitting), une des défenses fondamentales
contre l'angoisse, diminuent aussi ; corrélativement, le Moi gagne en
force et en cohérence ; le clivage entre les objets idéalisés et les objets
persécutifs diminue ; les aspects fantastiques des objets perdent de
leur force ; et tout cela implique que la vie imaginaire inconsciente,
moins nettement divisée de la partie consciente de l'esprit, peut être
mieux utilisée dans les activités du Moi, avec pour conséquence un
enrichissement général de la personnalité. Je touche ici aux différejices
— et non plus aux similitudes — entre le transfert et les premières

(1) Par moments, le patient peut essayer de fuir du présent dans le passé, plutôt que de
réaliser que ses émotions, ses angoisses et ses fantasmes sont maintenant en pleine activité
et centrés sur le psychanalyste. A d'autres moments, comme nous le savons, les défenses sont
principalement dirigées contre la reviviscence du passé en relation avec les objets originels.
214 REVUE .FRANÇAISE DE PSYCHANALYSE

relations objectales. Ces différences sont une mesure de l'effet curatif


de la procédure analytique.
J'ai suggéré ci-dessus que l'un des facteurs qui font entrer en jeu
la compulsion de répétition est la pression exercée par les situations
d'angoisse les plus précoces. Lorsque l'anxiété persécutive et dépressive
diminue, le besoin devient moins pressant de répéter et répéter encore
les expériences fondamentales ; par suite, les formes et les modalités
précoces du sentiment sont maintenues avec moins de ténacité. Ces
changements fondamentaux sont le fruit de l'analyse conséquente du
transfert ; ils sont liés à une révision très profonde des toutes premières
relations objectales et se réfléchissent dans la vie courante du patient
aussi bien que dans la modification de ses attitudes vis-à-vis de l'ana-
lyste.

BIBLIOGRAPHIE
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SEGAL (Hanna), 1950. Some Aspects of the Analysis of a Schizophrénie,
Int. J. Ps. A., XXXI.
Du transfert
par RENÉ LAFORGUE

« Ses progrès, dit Jean Rostand, en parlant de la Génétique, se


sont accomplis calmement, modestement, librement, dignement,
comme doivent s'accomplir en science tous les progrès. »
Nous voudrions pouvoir ajouter à ces mots : « Ainsi soit-il. » Mais
nous savons trop que toute découverte importante qui modifie l'équi-
libre psychique des hommes représente un traumatisme contre lequel
ils se défendent, comme le fait l'oeuf contre la fécondation. La psycha-
nalyse, dès le début, en a fait l'expérience. La résistance qu'elle a pro-
voquée, et qu'elle continue à provoquer à chaque pas en avant, en
fait foi. Cette résistance elle-même est déjà due au transfert que déter-
mine l'action de la pensée psychanalytique lorsqu'elle modifie, par ses
notions, l'équilibre psychique habituel des individus.
La compréhension du transfert et son maniement, c'est-à-dire
l'art de s'en servir pour aboutir au but que la psychanalyse se propose
d'atteindre, c'est déjà toute la psychanalyse. En posant le problème
comme il l'a fait, le Pr Lagache a fait preuve de courage et oeuvre utile (i).
Jusqu'à présent le problème n'a guère été rendu vraiment accessible.
Une équivoque subsistait,. car il ne faut pas confondre le transfert, tel
qu'il se manifeste au cours de la cure psychanalytique, avec le transfert
tel qu'on l'observe ailleurs. Toute prise de contact affectif suppose un
transfert, dans la mesure où ce contact comporte des échanges affectifs.
Ceux-ci se font, chez l'individu pris isolément, selon ses possibilités,
caractérisées par les mécanismes psychologiques qui commandent sa
façon d'établir un contact affectif. Mais le transfert psychanalytique,
nous le verrons plus loin, n'est pas de cet ordre ; il ne correspond pas
uniquement à une simple prise de contact affectif qui s'opérerait toujours

(I) Voir dans ce même numéro le Rapport du Pr LAGACHE sur le transfert, fait à la réunion
des Psychanalystes de Langue française à Paris, en novembre 1951.
216 REVUE FRANÇAISE DE PSYCHANALYSE

d'après le même cliché. Il représente la somme des réactions qu'un


individu oppose à l'influence du psychanalyste qui se sert de la psy-
chanalyse pour essayer de modifier l'équilibre psychologique d'un malade
dans un sens plus harmonieux que celui réalisé par le névrosé. Il
s'observe également chez un homme normal qui, subissant une psy-
chanalyse, défend l'équilibre psychique acquis par son égo contre tout
nouvel équilibre auquel il réagit d'abord comme à un fait auquel il faut
apprendre à s'adapter.
En d'autres termes, le transfert, tel que nous l'observons au cours
de nos traitements, n'est pas du même ordre que celui qui s'observe
dans la vie, lorsque des individus établissent des liens entre eux. Les
réactions que subit un sujet au cours de son analyse sont caractérisées
par la résistance, dont le transfert n'est qu'un aspect. Il y a plusieurs
types de transfert, selon la nature de la névrose dont le patient est
atteint. Nous pouvons distinguer le transfert du paranoïaque de celui
de l'obsédé, de l'anxieux ou de l'hystérique. Chaque névrose possède
ses mécanismes de défense particuliers qui cherchent à faire obstacle
à l'action du psychanalyste, mécanismes qui sont sous la dépendance
du super-égo, ainsi que de l'égo.
Il est impossible de faire comprendre la façon dont joue le transfert,
dans les différents cas, lorsqu'on ne dispose pas d'une connaissance
très poussée de la manière dont le super-égo agit sur l'égo, pour déter-
miner ses réactions et sa façon de s'opposer au travail psychanalytique.
C'est l'ignorance dans laquelle Freud se trouvait forcément, au début de
ses expériences psychanalytiques,"au sujet de l'influence du super-égo
sur l'égo — celui du patient aussi bien que celui de l'analyste — qui a
entraîné le flottement qui caractérise encore aujourd'hui nos concep-
tions sur le transfert. Cette ignorance, inévitable à l'époque où Freud a
commencé ses recherches, devait l'handicaper longtemps dans le
maniement du transfert chez ses malades. Aussi ses conceptions à ce
sujet ne se sont-elles perfectionnées que lentement. Elles sont fort
instructives pour nous, car elles nous permettent de voir comment elles
se sont élaborées et quelles difficultés Freud a dû affronter, quelles
erreurs surmonter pour nous permettre d'aboutir enfin à nos connais-
sances actuelles.
En 1918, au Ve Congrès international de Psychanalyse à Budapest,
Freud définit le problème de la façon suivante : « Devons-nous laisser
au malade seul le soin d'en finir -avec les résistances que nous avons mises
à jour en lui ? N'est-il pas possible de lui apporter une autre aide que
celle qui vient du transfert psychanalytique ? Ne devrait-on pas
DU TRANSFERT 217

l'aider en le transposant dans la situation psychique la plus propice


à la liquidation du conflit ? Les réactions des malades dépendent éga-
lement des circonstances extérieures. Devons-nous avoir quelque
scrupule à changer ces circonstances d'une façon appropriée au but
que nous poursuivons ? » Et Freud nous répond : « Je crois pouvoir
dire qu'une telle intervention active du médecin analyste est inatta-
quable et tout à fait justifiée. »
De quoi s'agit-il ? Nous savons qu'en général une névrose est
l'expression d'un conflit qui divise un sujet dans son moi. Une partie
de lui-même va à rencontre des nécessités de son développement affec-
tif normal et tend à paralyser ses élans, à tarir, pour ainsi dire, la source
qui irrigue le terrain sur lequel se développe sa personnalité. Le psycha-
nalyste, en s'opposant à toutes les influences discordantes, qui vont à
rencontre du développement-de l'égo, affronte cette partie de l'individu
par l'intermédiaire de laquelle celui-ci cherche à s'annihiler lui-même.
En d'autres termes, le psychanalyste aura à faire face à toutes les
réactions ayant abouti à la perturbation affective d'un névrosé. Il les
affrontera à son tour à la place de l'égo du malade, celui-ci s'en remettant
à lui pour être libéré des entraves qui le paralysent. Le psychanalyste
subit donc le transfert de ces réactions et sert en quelque sorte de para-
tonnerre ou de bouc-émissaire. En analysant les réactions transférées
sur lui par l'égo du malade, il pourra en déduire leur signification et les
corriger en les intellectualisant. Il trouvera leur origine en remontant
à la source de l'erreur qui s'est glissée dans le genre de comptabilité
affective qui permet d'équilibrer les échanges entre les. différentes
instances de la personnalité, au cours de sa formation, et qui semble
avoir été faussée, chez le névrosé, à un moment quelconque de son
développement. -
L'expérience a démontré que l'instance
.
dont l'influence se révèle
comme étant particulièrement perturbatrice, chez nos malades, est
habituellement représentée par le super-égo. L'action de celui-ci est
modifiée par le transfert et le travail du psychanalyste lorsqu'il réussit
à mettre à la place d'un super-égo pathogène un super-égo normal.
Le transfert, au début de la cure, soulage généralement l'égo du
malade qui n'est plus seul à faire face à l'instance qui, dans son
inconscient, agit en ennemi. Aussi l'égo du névrosé, resté infantile
de par les entraves qu'a subies son développement affectif, réagit-il
au contact de l'analyste comme un enfant devant ses parents ou ses édu-
cateurs. Les réactions de transfert de l'égo à l'égard de l'analyste, dans
la mesure où ce dernier les modifie au cours du traitement psychanaly-
218 REVUE FRANÇAISE DE PSYCHANALYSE

tique, ont des caractères variés : tantôt positifs, tantôt négatifs, selon
le travail exigé du malade, les épreuves qu'il est obligé d'affronter et le
degré d'indépendance qu'il réalise, pendant la cure, par rapport au
médecin.
Nous pouvons dire qu'en principe l'égo infantile doit apprendre,
par le transfert, à se hisser à la hauteur de l'égo adulte normal, en se
servant de l'analyste comme d'un guide (I) qui l'aiderait à opérer une véri-
table révolution de sa personnalité. Durant ce processus, qui ne se fait
pas sans qu'une grande dépendance ne s'établisse entre l'égo du malade
et celui de l'analyste, le premier se modifie et se renforce par le trans-
fert, en .apprenant à lutter contre les instances de sa personnalité qui
lui sont contraires. Grâce à l'action de l'analyste, le névrosé s'intègre
l'énergie dépensée souvent en pure perte dans une lutte plus ou moins
stérile et désordonnée contre lui-même. Il va de soi que les réactions
du malade à l'égard de l'analyste, c'est-à-dire son transfert pendant la
cure, peuvent varier à l'infini dans un sens ou dans l'autre. Ses réactions
peuvent être déterminées par l'influence de son super-égo ; elles
peuvent également provenir de son égo qui, suivant les stades de
la cure, suit l'analyste avec enthousiasme ou se trouve en révolte ouverte
contre lui.
Les réactions dues au transfert ont donc deux points de départ :
I. L'égo et le travail de gestation que représente pour lui la cure psycha-
nalytique ; 2. Le super-égo hostile au développement de l'égo, dont l'ana-
lyste affronte les mécanismes psychologiques en les démontant les uns
après les autres, pour reconstituer leur histoire. Il part des derniers
acquis et remonte, pas à pas en arrière, vers ceux du premier stade de
la vie et de la maladie de l'individu, pour les corriger dans la mesure
où elles se sont révélées comme pathologiques. C'est en cela que consiste
l'action de l'analyste en prise avec le transfert qu'il s'agit de comprendre
pour pouvoir l'analyser. C'est en corrigeant l'égo, et sa façon de réagir
én face du super-égo, qu'on opère une guérison.
Nous avons vu que, dans ce -processus, l'action du psychanalyste
est de deux ordres. Il sert d'éclaireur pour reconnaître le terrain dans
lequel se cache l'ennemi qui assaille le malade, et il joue le rôle d'infor-
mateur, dans la mesure où il rend compte et analyse les difficultés à
surmonter dans la lutte contre le mal. Mais il sert également de guide
et d'exemple à un égo névrosé et arriéré dans son développement,

(i) Voir le dernier chapitre de Clinique psychanalytique, éd. Denoël, 1937, chapitre consacré
à la question.
DU TRANSFERT " 219

égo qui a besoin d'encouragement pour se réformer, se libérer de ses


entraves et faire le travail nécessaire à la synthèse harmonieuse de sa
personnalité. Ce travail lui permettra de s'intégrer dans le milieu dont il
doit faire partie, en contact avec les autres individus, avec lesquels il
doit apprendre à établir des rapports normaux (i).
C'est à l'accomplissement de cette tâche que se consacrent les
psychanalystes, suivant les ressources de leur propre égo et l'expérience
dont ils disposent, ainsi que du degré de liberté que leur laisse leur
super-égo. L'intervention de ce dernier peut limiter sensiblement leurs
moyens d'action, car c'est ce super-égo qui détermine si fréquemment
les interférences du contre-transfert du psychanalyste sur le malade,
au cours du traitement. Le contre-transfert, lorsqu'il échappe au'
contrôle d'un psychanalyste imparfaitement analysé, contribue à
pousser ce dernier à se substituer au malade, dans tous les cas où le
super-égo de l'analyste ne lui permet pas d'analyser le super-égo du
malade. C'est ainsi qu'un analyste obsédé par la psychanalyse substituera
cette obsession aux symptômes qu'il cherche à guérir chez un obsédé.
Suivant l'influence du super-égo de l'analyste dans l'un ou l'autre sens,
la cure se fera soit davantage sur le plan purement intellectuel, soit
sur le plan affectif.
Nous ne voulons pas entrer ici dans les détails des complications
que comporte, pour le transfert psychanalytique, le manque de liberté
d'action d'un analyste dominé par les exigences d'un super-égo rigide
ou névrotique. Freud, en abordant ces problèmes, ne réalisait peut-être
pas complètement toute leur importance pour l'issue d'un traitement.
Cependant, dans l'une de ses lettres, il m'écrivit que ce qui lui faisait
parfois le plus douter de la psychanalyse, c'était la façon dont il voyait
certains psychanalystes s'en servir. Et lui-même n'a-t-il pas souvent
varié dans ses recommandations au sujet des règles du traitement
psychanalytique ? Ces variations ne peuvent-elles pas être imputées
à l'influence de son propre super-égo (2), dont il ignorait forcément
les interférences ? N'a-t-il pas fréquemment mis l'accent sur la passivité
complète du psychanalyste qui ne devait compter, d'après lui, que sur
l'effet des explications analytiques données au malade ? N'a-t-il pas
trop attendu de la seule science, et d'une conception uniquement maté-
rialiste du traitement, passant sous silence l'influence du psychanalyste

(1) Voir les études du Dr Ernst SPEER sur la psychologie du contact dans : Dcr Arzf dcr
Persônlichkeit, G. Thieme Verlag Stuttgart, 1949.
(2) Voir également BIENENFELD, Die Religion lier religionslosen Juden, Saturn Verlag,
Vienne, 1937.
220 REVUE FRANÇAISE DE PSYCHANALYSE

en tant que guide devant servir d'exemple dans le combat ? C'était d'ail-
leurs l'avis de Ferenczi qui critiquait l'attitude trop réservée de Freud
pendant la cure psychanalytique. Nous avons eu maintes fois l'occasion
de discuter de la question dans des conversations amicales. Ferenczi
me citait toujours les idées de Grodek à ce sujet, ce dernier mettant
l'accent sur l'exemple donné par le comportement du psychanalyste
et les initiatives qu'il prenait.
En ce qui concerne Freud, sa modestie, jointe à son super-égo,
ne le poussait-elle pas à méconnaître le rôle de sa propre personnalité
dans la bonne marche du traitement dont il attribuait les résultats
presque uniquement à l'action de ses explications analytiques. Le
Pr Lagache insiste très justement sur l'exemple donné par Freud en
tant qu'homme par ses recherches. Freud ne se laisse jamais rebuter par
les difficultés qu'il rencontre, s'efforçant toujours de ne pas réagir
d'une façon personnelle aux injures et aux déceptions qui ne lui ont
pas été ménagées, essayant patiemment de comprendre les causes des
difficultés. Il a su dominer ses doutes et n'a jamais refusé le combat,
il connaît la vertu de l'épreuve et de la souffrance et il sait même, dans
certaines conditions, recommander l'abstinence. En donnant l'exemple
du sacrifice, il prend sur lui, par l'intermédiaire du transfert, en vertu
d'une sorte de messianisme qui est bien dans la tradition de sa race,
tous les maux dont souffre son malade. L'impression que tous ceux
qui ont connu Freud personnellement ont conservée de lui n'est-elle
pas celle de la grandeur exceptionnelle d'un homme qui a osé s'aven-
turer, presque seul à son époque, dans l'enfer des névroses, dans les
ténèbres de l'inconscient, affrontant avec dédain le qu'en-dira-t-on
du bourgeois ? Quant à moi, je puis affirmer que l'exemple qu'il m'a
donné m'a aidé autant que sa science qui, à elle seule, ne m'aurait
pas permis de résister aux épreuves que j'ai dû personnellement affron-
ter, pour servir efficacement la cause de la psychanalyse, en contribuant
à l'introduire en France et en la développant par mes études sur la
névrose familiale, le super-égo individuel et collectif, la relativité de la
réalité et par ma lutte contre le scientisme.
Beaucoup d'analystes ne sont pas encore arrivés à se faire une idée
claire de ce sujet épineux : la bonne liquidation du transfert. Il est évi-
dent que l'égo du malade, libéré de ses entraves au fur et à mesure qu'il
se développe, entre en compétition avec l'égo de l'analyste qui s'était,
en quelque sorte, substitué à lui aussi longtemps qu'il était défaillant.
Sur le plan de l'inconscient du malade, la compétition avec l'analyste
se traduit par le travail qui lui permet de faire face à son propre super-
DU TRANSFERT 221

égo et de le neutraliser là où c'est nécessaire. Ceci s'exprime d'abord


dans les rêves (I), par la représentation de la mort du parent du même
sexe, mort d'abord passivement acceptée, puis activement provoquée.
A ces représentations correspond celle de la mort de l'analyste devenu,
par le transfert, le représentant de l'autorité parentale. Ainsi s'opère
l'intégration de l'agressivité du sujet dans l'activité de son égo, agres-
sivité qu'il a d'abord déversée sur lui-même par l'intermédiaire du
super-égo. En d'autres termes, le malade récupère cette agressivité
en faisant ses premières armes contre son analyste, du moins en repré-
sentations et en paroles. C'est ce qu'on appelle, généralement à tort,
le stade du transfert négatif, alors qu'il constitue en réalité le stade du
transfert constructif. Le terme négatif devrait être réservé à ces étapes
du transfert où l'analysé, pour une raison ou une autre, de peur de
souffrir ou de se compromettre, refuse de suivre la marche du traite-
ment, fait de l'opposition ou du surplace, ou encore s'engage délibéré-
ment dans la voie contraire, l'homme s'identifiant-avec la femme et la
femme .avec l'homme.
Une fois dépassé le stade constructif du transfert, au cours duquel
le malade a appris à en prendre à son aise avec l'analyste et à ne plus,
le traiter en dieu ou en diable, les rapports entre eux se normalisent.
L'analyste devient, pour l'ancien névrosé, un homme comme tout le
monde, avec ses qualités et ses défauts. Il est privé du bénéfice de la
légende dont le transfert le parait. Bref, le transfert se liquide au profit
de la réalité, ce qui n'exclut pas que le malade puisse s'identifier, dans
une certaine mesure, avec l'analyste, en l'admirant normalement lorsque
celui-ci, par son travail, lui aura donné un exemple salutaire. Mais il
l'admirera comme il le critiquera, s'il y a lieu le cas échéant.
L'instance sur laquelle nous agissons par l'analyse du transfert
serait donc l'égo. Il est vrai que nous modifions également le super-égo,
dans la mesure où nous arrivons à lui substituer une instance moins
rigide et n'entravant plus, d'une façon pathologique, l'activité de l'égo.
Dans ce sens, nous pouvons dire que le super-égo de l'analysé se
remplit du contenu de l'égo, ou du super-égo, de l'analyste et se
reforme, en quelque-sorte, à son image. Lorsque le super-égo de
l'analyste a conservé certains traits névrotiques, ou simplement lorsqu'il
n'est pas libéré de l'héritage d'une tradition de classe ou de religion,
le super-égo de l'analysé tend à prendre à son compte ses particularités.

(i) Voir Psychopathologiede l'Echec, chap. VI consacré au rêve, Payot, -Paris, 1950.
222 REVUE FRANÇAISE DE PSYCHANALYSE

C'est pourquoi la recommandation de Freud concernant une


bonne analyse didactique du psychanalyste garde toute sa valeur.
Mais l'analyse didactique devrait être faite pat des analystes -libérés
d'un super-égo névrotique ou ritualiste, ce qui leur permettrait de
former des analystes vraiment objectifs. C'est là le but essentiel à
atteindre dans la mesure du possible. Il est malheureusement dans la
nature des choses de voir des psychanalystes imparfaitement analysés,
et inconscients de leurs symptômes, se liguer contre ceux qui
cherchent à aller au delà de leurs difficultés. Ils mettent leurs résis-
tances en commun et se rencontrent sur la base d'un super-égo qui leur
est particulier pour faire obstacle et opposition, de peur d'avoir à
faire face à leurs propres réactions. C'est ce qui cause si souvent des
tensions au sein des groupes psychanalytiques en provoquant des scis-
sions.. Il en sera ainsi jusqu'à ce que le travail de gestation, déterminé
par les découvertes de Freud à l'intérieur du psychisme de ses adeptes, -
soit arrivé à son terme, jusqu'à-ce que la psychanalyse soit devenue une
partie essentielle de la pensée et de la personnalité des psychanalystes
et, peut-être, de l'élite intellectuelle de demain.
Voici un exemple de la façon dont les difficultés propres à un analyste
peuvent se répercuter, à son insu, sur un traitement. Il s'agit d'une ana-
lyste formée par un des meilleurs élèves de Freud. Elle eut l'occasion de
me consulter au sujet des obsessions d'une malade qui, quoiqu'en analyse
depuis plusieurs années, les présentait toujours à nouveau, sous une
forme nouvelle. Je lui demandai de préciser les obsessions. Elle me
répondit que la malade, une jeune fille, était constamment tourmentée,
d'une façon scrupuleuse, par deux pensées qui se présentaient simultané-
ment à son esprit. Elle ne savait jamais laquelle des deux pensées elle
devait communiquer d'abord à son analyste, au cours de la séance.
N'arrivant pas à opter pour l'une ou l'autre, elle parlait longuement du
combat qui se livrait en elle, mais n'arrivait pas à parler de ses pensées. Je
demandai alors à l'analyste si la jeune fille n'était pas enfant unique de
parents divorcés qui se la seraient disputée ? Elle me répondit que c'était
en effet le cas. Je lui posai encore la question : « Mais n'êtes-vous pas
vous-même divorcée ? «Étonnée, elle me dit que oui. Je lui conseillai
d'envoyer la malade pour quelque temps chez un confrère, quitte à la
reprendre par la suite, car je supposais que ses hésitations pour savoir
laquelle des deux pensées elle devait présenter à sa séance correspondait
à son hésitation à savoir duquel des deux parents elle pouvait parler à
son analyste sans risquer de la choquer, puisque celle-ci était elle-même
divorcée. La malade, pour des raisons névrotiques, ayant été placée
DU TRANSFERT .
223

entre deux parents qui se sont disputés à cause d'elle, n'a pas une
véritable confiance dans l'objectivité de son analyste. Un confrère,
présent à la discussion, accepta immédiatement de se prêter à l'expé-
rience, malgré les hésitations de mon interlocutrice qui eut d'abord
peur de faillir à la règle en faisant intervenir un confrère à côté d'elle.
Mais, en même temps que sa propre peur, elle., comprit subitement le
véritable drame de sa malade, caché derrière ses obsessions.
Cette dernière, ayant été réclamée avec véhémence par sa mère
au cours du divorce, a des scrupules, semble-t-il, à avouer qu'elle pour-
rait vouloir opter pour son père, ou inversement. Elle refuse de prendre
parti dans la dispute, ou plutôt elle ne sait pas quel parti prendre, son
super-égo, ou sa conscience, l'obligeant à rester en dehors du conflit.
Elle reproduit ce conflit avec l'analyste divorcée, à qui elle prête les
.mêmes sentiments qu'à sa mère. La question, vue sous cet angle,
devrait permettre de surmonter la difficulté.de la malade, en analy-
sant ses scrupules à l'égard de l'analyste sur laquelle elle aurait trans-
féré ses réactions, causées par le divorce des parents. Celles-ci étaient
restées inintelligibles à l'analyste qui avait elle-même divorcé en obte-
nant la garde de son enfant. Il est certain qu'il n'était pas facile
de comprendre quel drame se cachait derrière les obsessions de cette
jeune fille, drame auquel l'analyste n'aurait pas voulu non plus tou-
cher, de crainte d'aborder des problèmes dont il était difficile de
parler.
Ce sont des cas de ce genre qui nous montrent combien facilement
la psychanalyse peut être utilisée comme moyen de résistance, en
~

restant à la surface du problème, dans un domaine intellectuel et sans


aborder de front le débat, pour ne pas sortir d'une attitude systémati-
quement passive et réservée. Nous n'insisterons pas davantage pour le
moment, cet exemple nous paraissant éloquent.
Ajoutons encore qu'il y a une foule de problèmes qui semble être
tabou pour bien des analystes. En général, toute règle de traitement
ne devrait jamais avoir un caractère absolu, la règle devant être au
service de la cure. De même, la psychanalyse doit être au service du
malade et non inversement, comme cela se produit lorsque le super-égo
oblige l'analyste à .sacrifier le malade à ses propres scrupules. Nous
avons .dit ailleurs ce que nous pensions du scientisme qui fait d'une
science une religion, avec ses articles de foi. Rien ne nous paraît plus
contraire au véritable esprit de la psychanalyse que la tendance à l'uti-
liser d'une façon dogmatique et sectaire pour en faire une idéologie.
C'est précisément sur ce terrain que je,ne peux pas suivre ceux de
•224 REVUE FRANÇAISE DE PSYCHANALYSE

mes confrères pour lesquels la psychanalyse est devenue une affaire


de chapelle, un but en soi, auquel il faut sacrifier toute autre considé-
ration. A mon sens, il faut simplement voir en elle un moyen précieux
pour nous guider dans la voie de la compréhension du problème qui
reste le but essentiel que le médecin doit chercher à atteindre en trai-
tant des malades.
Nous serons sans doute obligé de reprendre ce débat ultérieurement,
tant il est actuel. Mais on ne saurait l'aborder, avec quelques chances
de rester objectif, si on ne considère pas la question dans ses rapports
avec le contre-transfert et avec l'existence d'un super-égo particulier,
justement chez ceux qui, au nom de la foi dans la science, se sont crus
obligés d'abandonner tout sentiment religieux comme contraire à la
psychanalyse. Celle-ci, bien utilisée, donne au psychanalyste tous les
moyens nécessaires pour accomplir leur tâche, sans risquer d'être
entraînés dans des guerres de religion ou d'idéologie.
C'est précisément parce que la psychanalyse touche à des comporte-
ments considérés comme sacrés, quoique inconscients, qu'il lui est si
difficile de progresser selon les recommandations de Jean Rostand
c'est-à-dire, calmement et dignement. La découverte des microbes
elle-même a failli donner lieu à des disputes idéologiques, lorsqu'au
lieu de discuter calmement de leur existence, on a discuté de la géné-
ration spontanée, et qu'on s'affrontait au sujet de croyances séculaires.
Il est certain que l'expérience de la pratique psychanalytique
permettra de résoudre ces questions, avec le temps, bien mieux que
toutes les discussions théoriques. C'est sur le champ de bataille de
l'action, et non pas dans les laboratoires de la pensée, que nous pourrons
conquérir la liberté dont nous avons besoin pour comprendre et utiliser
le transfert en connaissance de cause.
A propos du transfert
par ARMAND MULLER

A la page 417 du t. XV (n° 3) de la Revue française de psychanalyse,


le Pr D. Lagache, dans un solide article consacré au transfert, parle du
transfert négatif en ces termes : « L'effet du transfert est négatif dans
la mesure où le patient met en oeuvre des habitudes incompatibles
avec l'apprentissage de la règle fondamentale. Cette définition coïncide
avec la définition classique dans la mesure où l'on admet la connexion
de l'hostilité avec la défense du Moi et la régression narcissique. Le
transfert négatif exprime la défense et le rétrécissement du Moi qui
cherche sa sécurité dans la répétition des solutions acquises. Le sens
général du transfert négatif est la réduction des tensions. »
Pourtant, nous savons que l'obéissance à la règle fondamentale
est en mesure de mettre le patient dans une situation de transfert
négatif d'une valeur thérapeutique certaine. En effet, le silence, la
passivité, la position de supériorité de l'analyste sont des attitudes
susceptibles d'engendrer un sentiment de frustration ou d'infériorité
permettant au malade de révéler un matériel analytique non-liquidé.
M. D. Lagache le reconnaît explicitement : « On suggère que les traits
négatifs du rôle de l'analyste (silence, passivité), doivent être considérés
comme des propriétés positives et originales de l'entourage psychana-
lytique, propriétés parmi lesquelles la frustration est une des plus
marquantes. »
S'il en est bien ainsi, la définition du transfert négatif revêt un
caractère contradictoire. Car, comment admettre que l'obéissance à
la règle fondamentale puisse engendrer un transfert négatif qui soit en
même temps positif ? La situation de frustration et d'infériorité inter-
prétée comme telle par l'analysé pris dans une situation psychanaly-
tique bien définie, provoque des régressions, des accès de revendica-
tion, des réactions d'agressivité, manifestations qui caractérisent préci-
sément l'aspect négatif du transfert.
PSYCHANALYSE ' 15
226 REVUE FRANÇAISE DE PSYCHANALYSE

En d'autres termes, nous sommes choqués par une définition du


transfert négatif qui choisit comme critère l'apprentissage de la règle
fondamentale alors que cette règle exige la manifestation d'un transfert
négatif de valeur positive. Il existerait donc un transfert négatif-
négatif et un transfert négatif-positif.
Si, du point de vue de la logique formelle, il existe une contra-
diction entre ces deux propositions, pratiquement ' nous y voyons
au contraire l'affirmation de deux réalités complémentaires. En effet,
la définition du transfert négatif donnée par M. D. Lagache s'applique
parfaitement bien à l'idée courante qu'implique cette notion : lorsqu'on
dit, par exemple, que le traitement de tel malade n'avance pas,
à cause d'un transfert négatif violent, on entend simplement que la
trop grande intensité du transfert négatif provoque des effets anti-
thérapeutiques : dans cette situation, le Moi « cherche sa sécurité dans
la répétition des solutions acquises », il ne se transforme pas. Il n'évolue
pas. Il ne sort pas de son cercle vicieux.
A côté de ce genre de transfert existe un transfert négatif, intime-
ment associé au transfert positif auquel il demeure inéluctablement lié :
ces deux formes de transfert s'unissent en un couple de forces qui déter-
minent le sens et la valeur du traitement psychanalytique.
Un schéma nous fera mieux comprendre la notion fonctionnelle
du transfert :
Si nous nous rapportons aux expériences de Pavlov sur les réflexes
conditionnels, nous pourrons nous servir d'une image simple qui peut
s'appliquer, toutes choses étant égales, à la situation psychanalytique
où apparaît le transfert.
Nous connaissons tous l'expérience du chien dressé à prendre sa
nourriture lorsqu'on lui présente l'image lumineuse d'un cercle, et
à présenter des réactions d'inhibition devant l'image de ' l'ellipse à
laquelle il associe l'absence de nourriture.
Nous pouvons imaginer que l'analyste, en face de son malade,
joue à la fois le rôle du cercle et celui de l'ellipse, déterminant ainsi
chez le patient des réactions positives, négatives ou ambivalentes,
selon que l'image du cercle (père idéal, moi idéal, par ex.) prédomine,
ou au contraire celle de l'ellipse (père castrateur), l'ambivalence et
l'angoisse qui s'y associent, naissant au moment où le cercle se confond
avec l'ellipse sans lui ressembler pour autant.
Tout le secret du traitement psychanalytique réside dans le fait
que l'analyste, grâce à l'alternance des rôles positifs et négatifs (cercle-
ellipse) qu'il assume aux yeux de l'analysé, déclenche des transferts
A PROPOS DU TRANSFERT 227

de signes contraires, lesquels permettent le dépassement des réponses-


réflexes névrotiques aux situations traumatisantes infantiles, dépasse-
ment qui va dans le sens de la guérison lorsque les réponses-réflexes
se font en fonction du cercle, du père idéal, du transfert positif, et non
plus exclusivement en fonction de l'ellipse, du cercle vicieux des
réponses névrotiques suscitées par le transfert négatif.
Si l'image du père castrateur qu'éveille une certaine attitude du
psychanalyste (silence, attente dans la salle de réception), mobilise
chez le malade des réponses affectives névrotiques (transfert négatif),
si ces réponses névrotiques ne font que répéter celles dont faisait usage
le malade en présence des situations traumatisantes de son enfance, ces
réponses-négatives réflexes, se heurtent à l'autre image du psychanalyste,
au psychanalyste qui apaise, qui comprend, qui juge avec indulgence
et objectivité, qui se moque un peu du père castrateur, qui est avec le
malade, qui l'encourage à reprendre confiance en soi. La pipe du psycha-
nalyste devient alors une pipe sympathique, le bureau hostile devient
accueillant, l'attitude de supériorité disparaît pour faire place à une
équivalence des situations. Le transfert devient positif et amorce des
réponses-réflexes nouvelles, coupant le cercle vicieux des réponses-
réflexes névrotiques négatives aux situations traumatisantes.
Un exemple théorique nous fera encore mieux comprendre le sens
dynamique du transfert. Considérons une situation névrotique aussi
simple que possible, où un traumatisme unique serait responsable
d'une réponse névrotique unique à l'exclusion de toute autre. Afin
de nous rapprocher du vraisemblable, nous considérerons une attitude
de frigidité qui aurait été provoquée par un traumatisme de viol.
Nous la représenterons schématiquement de la manière suivante
Viol -> Frigidité
La réponse réflexe névrotique de frigidité au traumatisme du viol
pourra être interprétée selon une dialectique très simple :
— le violeur est un vaurien ;
— or le violeur est un homme ;
— donc tous les hommes sont des vauriens.
Je ne peux éprouver l'orgasme avec des vauriens : FRIGIDITÉ.
La rééducation de cette réponse-réflexe névrotique, en situation
psychanalytique, se fera selon le schéma que voici :
T — : le psychanalyste est un homme, donc un vaurien, donc un
violeur (transfert-projection) ;
228 REVUE FRANÇAISE DE PSYCHANALYSE

T : le psychanalyste est un vaurien respectable, sympathique ;


T +: le psychanalyste est un homme respectable, il n'est pas un
violeur ; donc il existe des hommes respectables qui ne sont
pas des violeurs.
Je peux éprouver l'orgasme avec un homme respectable : GUERISON.
T + transfert positif;
T — = transfert négatif ;
T T — transfert ambivalent.
Cet exemple nous montre que les différents moments du transfert
( +, —, T ), sont liés entre eux de manière à pouvoir remplacer, chez
le névrosé, les réponses-réflexes infantiles pathologiques, par des
réponses nouvelles, justes, équilibrées, rationnellement et expérimen-
talement fondées.
Les éléments qualitatifs du transfert étant ainsi déterminés, il
s'agit de connaître leur rôle du point de vue quantitatif. L'aspect
quantitatif du problème du transfert nous amène directement à la
définition courante du transfert négatif considéré comme un obstacle
plus ou moins sérieux au déroulement normal du traitement. Et ici
les suggestions de M. D. Lagache, relatives au rôle du psychanalyste
dans la production du transfert, sont particulièrement heureuses.
Elles pourraient susciter des recherches qui auraient pour objet de
déterminer les facteurs qui favorisent le transfert positif (facteurs carac-
térologiques, culturels ou autres) afin de permettre à l'analyste un dosage
plus rationnel du transfert négatif dont le rôle thérapeutique n'est
manifeste qu'en deçà d'une certaine quantité X qu'il s'agirait précisé-
ment de mesurer.
Quant à la question de.» savoir comment se produit le transfert
au point de vue dynamique, les explications de Freud, commentées
par D. Lagache, sont intéressantes à suivre. Le transfert envisagé
par Freud comme un besoin spécifique de répétition, est mieux compris
lorsqu'on l'exprime en termes de plaisir-déplaisir, les deux interpré-
tations pouvant d'ailleurs parfaitement se compléter.
L'effet Zeigarnik auquel D. Lagache fait allusion nous permet de
supposer que la blessure narcissique, le sentiment de frustration, chez
l'enfant névrotique, motivent non seulement « la défense du Moi,
mais le besoin de réparation » ; cette disposition mobilise une tension
nerveuse motivante, créant ainsi la possibilité du transfert et par là même
•la possibilité du traitement psychanalytique.
A PROPOS DU TRANSFERT 229

Nous savons le rôle important joué par la frustration dans le traite-


ment analytique. Il semble que la tactique de. la « blessure ouverte »
soit de règle en psychanalyse. Freud déclare : « Lorsque les symptômes
ont été disséqués et que chacun a été ainsi dévalué, les souffrances du
patient deviennent modérées : alors nous devons susciter une privation
assez éprouvante sur quelque autre point sensible ; autrement nous
courons le risque de ne jamais réaliser de nouveaux progrès, sinon des
progrès tout à fait insignifiants et transitoires. »
Il est curieux de constater que cette tactique de la blessure ouverte
soit également de règle en biologie lorsqu'on provoque la régénération
artificielle d'un membre amputé, chez la grenouille, par exemple ; la
cicatrisation empêche le phénomène de régénération. L'analyste doit
également empêcher la cristallisation d'un état psychique chez le névrosé
tant que le traitement n'aura pas été entièrement consommé. Mais de
même que le biologiste s'efforcera de maintenir des conditions d'asepsie
empêchant l'infection de la blessure ouverte, le psychanalyste veillera
à ce que le maniement de la situation de frustration, au cours du traite-
ment, n'engendre pas un transfert négatif anti-thérapeutique inter-
disant au malade le chemin qui mène à la guérison.
Quelques considérations
sur le transfert et le contre-transfert
dans la psychanalyse d'enfants(I)(I)
par le Pr ARMINDA-A. PICHON-RIVTERE

Selon mon expérience et en utilisant la technique du jeu de Melanie


Klein (2), l'enfant est capable de transférer à l'analyste d'une façon
immédiate et spontanée, les sentiments positifs et négatifs qu'il ressent
pour ses parents, comme de répéter d'une façon inconsciente des
faits et des symptômes dans le transfert.
Dès la première séance de jeu, on peut avoir une idée assez claire
de la relation de l'enfant avec sa mère, surtout selon sa conduite avec
l'analyste ; et on peut avoir une idée de son conflit le plus aigu selon
son jeu.
Si l'on est capable d'interpréter la conduite et la signification la
plus urgente dès la première séance, envisageant la situation globale
sans se limiter au symbolisme du. jeu, le transfert est établi.
Par exemple, une petite fille de 6 ans a commencé une analyse
parce qu'elle ne pouvait pas parler. Elle prononçait 3 mots seulement
qu'elle avait appris à 10 ou 11 mois, mais même ces 3 mots, elle les
prononçait très mal.
Elle avait commencé à parler très normalement lorsqu'elle avait
10 mois. Son évolution physique qui avait été normale commença à
s'opérer plus lentement à partir d'une époque que la mère ne pouvait
très bien déterminer, mais qui se situait autour de 13 mois.

(1) Ce travail fut lu eu forme abrégée au Congrès des Psychanalystes français de Paris,
octobre 1951. Sur la théorie du transfert il n'y a rien à ajouter à l'exposé si brillant et complet
du Dr Lagache. \
(2) The Psycho-Analysis of Children. The International Psycho-Analytical Library, n° 22,
1932,
LE TRANSFERT ET LE CONTRE-TRANSFERT 231

Aussi elle commença à refuser des aliments qu'elle mangeait volon-


tiers auparavant, à avoir des troubles du sommeil et l'évolution de
son langage s'arrêta.
Son intelligence semblait d'autre part très normale et elle compre-
nait tout ce qu'on lui disait, même quand elle ne pouvait pas répondre.
Elle jouait bien et rien dans sa conduite, sauf l'insuffisance du langage,
ne faisait croire à un trouble grave. Sa santé physique demeurait tou-
jours plus ou moins précaire (1).
Lorsque je l'ai vue pour la première fois, elle était très petite pour
son âge, très propre, et un peu timide. Elle était blonde, assez jolie
quoique un peu pâle, mais elle se croyait très laide et souffrait beaucoup
de la beauté de ses deux soeurs plus petites qu'elle.
Sa mère était une femme pas très affectueuse, mais très dévouée
et donnait l'impression d'être l'esclave de ses filles. Bien qu'elle eût
une nurse, elle était presque toujours avec ses enfants, et c'était elle
qui se levait la nuit pour les faire uriner. Mais elle avait une incapacité
totale pour comprendre ses filles et bien des fois elle se mettait en
colère avec elles et était très violente.
Le père, un riche industriel, ne vivait que pour son travail; le
matin, il sortait trop tôt pour les voir et le soir, il arrivait très tard
lorsqu'elles étaient déjà couchées. Il sortait le dimanche avec sa femme
et ses enfants.
Marthe avait été désirée par ses parents, la grossesse et l'accouche-
ment avaient été normaux. La mère avait allaité l'enfant jusqu'au
septième mois, époque où elle commença sa deuxième grossesse. La
soeur naquit lorsque Marthe avait 15 mois et deux ans après vint une
autre fille.
Lorsqu'elle commença son traitement, elle avait 6 ans et ses soeurs
avaient respectivement 5 et 3 ans.
Lorsque Marthe entra à la salle d'analyse pour la première fois,
elle fit montre d'une très grande méfiance. Elle accepta tout de même
de se séparer de sa mère, mais à la condition de laisser la porte
ouverte et de sentir sa mère tout près d'elle. Après quelques minutes
d'hésitation, elle prit des autos, les unes mécaniques, les autres parmi
celles qui n'avaient pas de mécanisme, mais que l'on poussait, les
rangea les unes après les autres et les fit entrer et sortir du garage
plusieurs fois.

(1)Le pédiatre qui l'a envoyé avait fait tous les examens ; il n'y avait aucun défaut orga-
nique (Dr Delio Aguilar).
232 REVUE FRANÇAISE DE PSYCHANALYSE

Après elle prit un crayon et commença à le tailler avec le taille-


crayon. Elle regarda le trou dans lequel entrait le crayon, très atten-
tivement et après avoir fait l'expérience de tailler en faisant entrer le
crayon et en manoeuvrant la machine et après avoir regardé le dépôt
transparent qui se remplissait, elle prit un morceau de plasticine et
boucha le trou. Ensuite elle essaya de mettre d'autres crayons en
exprimant avec des gestes que ça n'était plus possible.
A ce moment, j'ai fait ma première interprétation : « Elle avait
bouché le trou de sa mère pour empêcher que quelque chose puisse
entrer en elle ou en sortir et c'était aussi pour cette raison qu'elle
aimait à la surveiller. »
Elle a nié avec la tête, mais elle a vidé en même temps le
contenu de la machine pleine de copeaux et de mine pulvérisée,
elle a enveloppé tout le produit qui était dans la machine (qui est
transparent), et en a fait un paquet bien serré qu'elle a gardé dans
un tiroir individuel, fermé à clé. Ce petit paquet a été l'objet de ses
jeux pendant des mois. (Dans ses jeux il était évident que pour elle
ces substances représentaient le produit des relations sexuelles de
ses parents, ce que sa mère avait dedans et aussi ce qu'elle avait
elle-même.)
Puis elle commença à examiner la chambre et à prendre des jouets.
Premièrement, elle les regardait, ensuite elle me les montrait et par le
moyen de sons inarticulés qu'elle émettait et d'un de ses trois mots, elle
demanda le nom de chaque objet.
Elle choisissait des objets très connus par elle : un lit, une chaise, etc.,
et aussi des autos mécaniques et d'autres qui ne l'étaient pas, faisant
des gestes interrogatifs sur chaque objet. Alors, j'ai interprété : « Tu
voudrais savoir pourquoi tu ne peux pas parler et que les autres enfants
le peuvent, s'il y a quelque chose qui te manque comme dans les autos
sans machine et pourquoi ta mère t'a faite ainsi. »
A ce moment, elle a demandé à aller à la salle de bains en faisant
signe qu'elle voulait uriner. Sa mère l'accompagna à la salle de bains,
et j'entendis que celle-ci la grondait parce qu'elle avait sali ses mains
avec les crayons qu'elle avait taillé.
Lorsqu'elle rentra dans la chambre, elle était très anxieuse et me
fit signe qu'elle voulait s'en aller immédiatement.
J'interprétais : « Tu veux t'en aller parce que tu as peur que je ne
devienne mauvaise et' que je mette en toi de mauvaises choses (la
saleté dans les mains), qui peuvent te faire du mal (la réprimande de
la mère) de la même façon que tu t'imagines que ce sont des mauvaises
LE TRANSFERT ET LE CONTRE-TRANSFERT 233

choses que ta mère a mises en toi et qui ont fait de toi une petite fille
sans machine à parler (1). »
Pendant que je parlais, elle mit ses mains sales dans sa bouche et
les suça en me regardant pour voir si je la grondais. Après elle suça
la partie propre de sa main en souriant, bien qu'elle fût toujours très-
angoissée (2).
Je lui dis : « Ici, toi et moi, nous allons voir très doucement pourquoi
tu ne peux pas parler, pourquoi tu souris tout le temps, même lorsque
tu es très triste et angoissée, pourquoi tu as peur de moi et de ta mère. »
C'était déjà la fin de sa séance et avant de s'en aller, elle baisa le
divan et sortit très rapidement et sans me regarder. Elle n'avait pas
osé m'embrasser, mais son geste indiquait déjà qu'elle se sentait soulagée.
Le fait qu'elle avait demandé à uriner au moment où j'interprétais
ses doutes à propos de ses difficultés pour parler fut d'un très grand
intérêt et m'éclaira beaucoup lorsque je trouvai, bien des mois après,
que ses troubles de langage étaient apparus comme conséquence de la
deuxième grossesse de la mère et en rapport avec le commencement de
l'apprentissage urinaire et fécal. C'est pour cela qu'il est très important
d'observer ce que fait l'enfant avant et après d'aller uriner ou déféquer,
parce que ce comportement dénonce à ce moment-là des angoisses très
profondes.
Je donnerai maintenant le détail de la situation traumatique à la
suite de laquelle s'arrêta l'évolution du langage de cette enfant et qui se
révéla pendant ses séances de jeux, lorsqu'elle répéta dans le transfert
ses relations d'objets avec sa mère.
Lorsqu'elle eut 7 mois, sa mère fut enceinte d'un autre enfant et
sur le conseil de son médecin arrêta brusquement son allaitement.
Cette situation fut exprimée par l'enfant dans plusieurs jeux et se
traduisit dans la situation analytique par la méfiance qu'elle me mon-
tra : elle craignait que je prenne les trésors cachés dans son tiroir
individuel pour les donner à d'autres enfants.
Elle commençait presque toutes les séances par une inspection de
ses trésors et montrait une grande envie de regarder les tiroirs des
autres enfants pour savoir s'ils avaient plus de choses qu'elle. Elle

(1) Machine en espagnol veut dire également parole :l'on dit « parler comme une machine »,
quelle machine ». « Elle a abîmé sa machine » pour exprimer qu'on a été obligé de se taire ou
« Tu n'as plus de machine », lorsqu'on se tait.
(2) Pendant les séances suivantes, il fut plus évident qu'elle pensait que sa mère lui avait
donné des mauvaises choses qui avaient détruit son intérieur et c'était pour cela qu'elle était
malade.
234 REVUE FRANÇAISE DE PSYCHANALYSE

volait aussi parfois des objets destinés à tous les enfants, pour les
mettre dans son tiroir individuel.
J'interprétai qu'elle avait l'impression que toute petite, sa mère
l'avait privée de son lait pour le donner à ses soeurs et pensait que l'amour
et la nourriture qui lui venaient de sa mère lui avaient été volés pour
« faire » ses soeurs. C'est pourquoi elle avait beaucoup souffert de
la naissance de Diane et de celle de Monique, et souvent elle aurait
voulu prendre tout ce qui leur appartenait pour se venger. Elle pensait
que moi aussi je la privais de bonnes choses pour les donner aux autres '
enfants et elle voulait se venger d'eux et reconstituer l'intérieur de son
corps utilisant ce qui appartenait aux autres en leur volant leurs trésors.
Sous l'effet des interprétations précédentes,que j'avais faites peu à peu,
à la suite de nombreuses séances, elle apporta de sa maison une poupée
que l'on pouvait alimenter par la bouche et qui urinait. Elle commença
par soigner cette poupée avec tendresse et affection, elle lui donnait
tout ce qu'il y avait de meilleur, la couchait à la fin de chaque séance,
l'embrassait tendrement et la réveillait chaque fois qu'elle revenait.
Mais la situation changea subitement pendant une séance où elle
prit de la peinture et se mit à salir et à tacher la poupée, qui devint
de plus en plus laide et de plus en plus sale à chaque séance. Elle la
couchait par terre, lui présentait et lui retirait à la fois le biberon sans
la laisser manger. Elle avait choisi la salle de bains pour tous ses sup-
plices et s'en allait de la séance sans la coucher dans le lit qui était
dans le tiroir individuel. Elle la laissait par terre et nue.
Pendant toute la séance elle m'obligeait à me tenir dans la
chambre à côté pour, selon son idée, m'empêcher de venir au secours de
la poupée. Quant à moi, étrangère à tout ce qui se passait, elle m'obligea
à regarder sans montrer de pitié pour la poupée ni la nettoyer, me
faisant jouer le rôle de la mère qu'elle avait imaginée tout à fait indif-
férente (absente) lorsqu'elle avait fait son apprentissage urinaire et
fécal, essayant de dominer par le contrôle omnipotent et l'action ce
qu'elle avait souffert passivement. A la même époque elle me montra
une méfiance grandissante : elle scrutait la chambre en cherchant des
signes de la présence d'autres enfants, par exemple elle regardait une
petite tache sur la table et me demandait qui l'avait faite et pourquoi
je recevais la responsable de la tache (i).

(i) Ici, elle eut recours au mécanisme que Melanie Klein appelle « identification projective »
et moyennant quoi elle essaya de changer la situation originelle. A ce moment du transfert elle
avait commencé à parler mais très confusément.
LE TRANSFERT ET LE CONTRE-TRANSFERT 235

Elle avait deux conduites opposées : ou il était très difficile de la


faire partir une fois la séance terminée, ou, au contraire, de la faire
rester jusqu'à la fin de la séance.
Dans mes interprétations, j'insistais sur le fait qu'elle avait établi
un rapport entre l'abandon de sa mère, la privation du lait maternel,
l'idée qu'elle était laide et méchante parce qu'elle avait de mauvaises
choses en elle, avec l'idée que sa mère l'avait privée de lait et d'amour
parce qu'elle était mauvaise.
J'eus aussi l'impression que dans le cas de cette enfant des événe-
ments particuliers s'étaient produits au moment de l'apprentissage du
contrôle sphinctérien, car dans ses séances de jeux avec la poupée où
elle configura un tableau si dramatique d'abandon et de souffrance
elle* démontra sa jalousie pour les autres enfants. Et aussi à
ce moment
de l'analyse furent évidentes des crises d'angoisse très aiguës.
Lorsque je vis la mère je lui demandai si le début de l'apprentissage
n'avait pas coïncidé avec la naissance de la seconde fille. La mère se
souvint alors de deux faits très importants : lorsque naquit la seconde
fille, Marthe avait une nurse très sévère qui avait pour principe de
commencer de très bonne heure l'apprentissage sphinctérien, alors
que la mère désirait le faire seulement à la fin de la première année et
le faire elle-même.
Mais la mère, lorsque Marthe eut 12 mois se sentit lourde et fatiguée
par sa seconde grossesse et décida de remettre cet apprentissage jus-
qu'après la naissance du second enfant. Or, la nurse, pendant que la
jeune femme était à la Clinique en profita pour faire l'éducation de
Marthe. Comme elle était sévère et qu'elle voulait arriver au but en
huit jours, avant le retour à la maison du nouveau-né, elle fit cette édu-
cation avec beaucoup de cruauté. Marthe fut assise sur le pot plusieurs
fois par jour et' même la nuit, et de plus, elle la grondait sévèrement
en cas d'incontinence.
Lorsque la mère revint à la maison avec la soeur, qui s'appelait
Monique, Marthe était propre le jour, mais la nuit elle urinait dans son
lit (symptôme qui continuait lorsqu'elle commença son analyse).
Au point de vue du langage, Marthe à l'époque de la naissance de
Monique prononçait distinctement trois mots : « papa », « marna » et un
petit mot « ata » (1).

(1) Ce petit mot veut dire en même temps « j'ai une chose », « je vois une chose »,
je retrouve
«
ou je revois une chose », qui est un des premiers mots que disent les enfants ; ce mot est en
espagnol, une contraction de « acâ esta » « il est ici ».
236 REVUE FRANÇAISE DE PSYCHANALYSE

On avait appris à Marthe le nom de sa soeur. Elle essayait de le


prononcer sans y parvenir, mais un jour, au moment où sa mère recou-
chait le bébé après l'avoir nourri, Marthe cria d'une voix très aiguë
« Onica » (de Monica).
Sa mère, au lieu de la féliciter, la gronda violemment en disant « tu
vas réveiller ta soeur ». Jamais ensuite elle ne put prononcer ce nom à
nouveau et son langage resta composé de ces trois premiers mots.
Il est intéressant de noter qu'elle réunissait dans ces trois mots, son
père, sa mère, et le petit mot omnipotent « ata » qui signifie en même
temps « j'ai » et « j'ai retrouvé ». Au moment où elle raconta ces deux
événement si importants que je viens de mentionner et qu'elle avait
oubliés, la mère eut pour la première fois des doutes sur elle-même
et se demanda si ces faits avaient tpu avoir une influence sur les diffi-
cultés de langage de sa fille. Il va sans dire qu'il était inutile de développer
chez la mère un sentiment de culpabilité en confirmant ses doutes,
mais que ces faits venaient appuyer l'impression que j'avais que si-la
seconde naissance avait eu de telles conséquences traumatiques pour
Marthe, c'est qu'il y avait d'autres événements également traumatiques
liés à ce dernier. Lorsque Marthe, au cours d'une séance exprima des
craintes et de la méfiance envers moi et en même temps de la cruauté
pour le bébé, j'utilisai la connaissance des faits que sa mère m'avait
racontés pour mon interprétation. Je formulai cette interprétation en
tâchant de mettre en rapport la privation du lait maternel, la fureur
que cette privation avait éveillée en elle et qui lui fit commencer à voir
sa mère comme dangereuse, l'abandon de la mère lors du départ de
celle-ci pour la Clinique, abandon que sa peur de ne pas voir revenir
sa mère avait rendu encore plus angoissant, la sévérité de la nurse
qui l'avait obligée en l'absence de la mère à donner ce qu'elle avait
à l'intérieur de son corps, et la défense de parler que lui avait faite
sa mère au moment où elle avait prononcé le nom de sa soeur. Dans
cette même interprétation, je mis en relation son comportement dans
ses jeux et les sentiments qu'elle éprouvait envers moi et qui variaient
selon que je représentais pour elle la nurse ou la mère et qui, lorsque
je représentais la mère, variaient suivant qu'elle la voyait comme bonne
ou mauvaise pour elle.
Si j'ai choisi cet exemple parmi bien d'autres, c'est parce qu'il
montre très clairement que l'enfant est capable de faire un transfert
dès le premier moment, qu'il répète dans son transfert d'une façon
inconsciente les faits et les situations des premiers moments de sa vie,
que le transfert négatif doit être interprété dès le début et que cette
LE TRANSFERT ET LE CONTRE-TRANSFERT 237

interprétation facilite l'établissement de la situation analytique.


Lorsque Marthe, pendant la première séance, baisa le divan,
c'était évident qu'elle voulait prendre de moi quelque chose qui fut
bon pour elle mais c'est aussi clair que ce fait impliquait qu'elle avait
projeté sur moi une partie bonne d'elle-même, établissant ainsi la
relation analytique.
Dans le cas de Marthe il y a deux remarques à faire :
1) Il est évident que dans sa première séance elle me raconta, au
moyen de ses jeux, ses souffrances, et ses symptômes, d'abord la ferme-
ture du trou qui, en plus de l'interprétation donnée, signifiait aussi
qu'elle avait bouché son trou, c'est-à-dire sa bouche, à cause des souf-
frances éprouvées après la grossesse de sa mère. En second lieu, elle
me montra que ses difficultés de contention urinaire étaient liées à
l'idée qu'elle avait qu'elle était détruite ou incomplète (elle alla uriner'
après mon interprétation). En troisième lieu, elle me montra qu'elle
croyait ses difficultés dues à ce que sa mère avait mis en elle des choses
mauvaises ou qu'elles étaient devenues mauvaises à cause de ses fan-
tasmes destructifs (ceci apparut lorsqu'elle suça ses mains salies par la
mine de crayon, c'est-à-dire, le produit du coït). Ensuite elle me montra
qu'il lui fallait mettre de bonnes choses en elle (la partie propre de ses
mains) pour guérir ses difficultés. Elle exprima aussi ses luttes contre
l'angoisse en souriant et en faisant appel à des mécanismes maniaques
pour lutter contre la dépression.
Elle exprima, à la fin de la séance, sa capacité d'aimer lorsqu'elle
embrassa le divan prenant ainsi en elle quelque chose de moi ; elle
avait projeté sur moi une partie bonne d'elle-même me rendant ainsi
capable de l'aider. La situation analytique était donc établie, et à la
deuxième séance elle ferma elle-même la porte de la chambre d'analyse.
Elle exigeait cependant que sa mère demeurât dans une chambre
voisine car pour elle je représentais aussi la nurse et elle voulait pouvoir
recourir à sa mère si je lui faisais du mal, et comme cela elle contrôlait
sa mère, l'analyste et les objets qu'elles représentaient dans la situation
analytique.
Je veux exposer maintenant un autre cas dans lequel on peut voir
comment des faits de la vie réelle s'expriment dans la séance et comment
ils se font sentir dans le transfert.
Pierre était un enfant de 2 ans qui souffrait d'angines continuelles
et graves, il avait des troubles du sommeil et mangeait très mal.
L'apprentissage des contrôles urinaire et. fécal avait échoué puisqu'il
refusait le' vase de nuit.
238 REVUE FRANÇAISE DE PSYCHANALYSE

La mère était une femme très belle, très narcissiste, pour laquelle
l'enfant était une source perpétuelle de blessures dans sa rivalité avec
sa propre mère. Au lieu du beau garçon qu'elle avait rêvé d'exhiber à
sa mère dont elle dépendait étroitement, elle avait eu ce petit enfant
maigre, pâle, avec de grands yeux effrayés.
Au lieu d'un enfant propre et bien élevé, elle avait « ce petit Pierre
qui « urinait » et « caquait » par terre comme un « petit chien » et de
plus disait des mots effroyables et était tout le temps malade ». Elle
était déçue et vexée lorsque sa mère faisait constamment des réflexions
sur son peu d'habileté à élever son fils et elle déchargeait sur lui sa
rage et sa frustration. Le père était un homme très sympathique et
affectueux bien qu'un peu passif et très soumis à sa femme qui était
jalouse. Il était une vraie mère pour l'enfant, le consolait, le caressait
et le gâtait sauf quand lui-même voulait être avec sa femme et que
l'enfant l'en empêchait.
Pour la mère, la maladie de son fils était une blessure à son narcis-
sisme, en outre, elle était vexée de confier son enfant à une autre femme
pour le soigner. Le père avait des sentiments beaucoup plus normaux
et voulait guérir son enfant.
L'enfant avait été conçu quelques mois après le mariage. La mère
qui était frigide pensait que cette grossesse précoce avait entravé le
cours normal de ses relations avec son mari. Elle eut beaucoup de
vomissements et elle était très nerveuse.
Après la naissance, elle pensa que les préoccupations continuelles
que lui donnait l'enfant et ses maladies qu'il lui fallait supporter,
l'avaient empêchée de parvenir à une compréhension physique et
psychique avec son mari.
L'accouchement avait été normal. Elle ne donna le sein à Pierre
que pendant quelques jours. Elle eut d'abord des crevasses, puis un
abcès qui empêchèrent l'allaitement maternel.
Même les premiers jours, elle avait très peu de lait et l'enfant
eut faim jusqu'au moment où le pédiatre conseilla d'ajouter un biberon.
Au moment où l'abcès se forma, elle arrêta subitement l'allaitement et
ne donna plus que le biberon au bébé. L'évolution corporelle de
l'enfant fut assez normale : il était régulièrement suivi par un pédiatre,
mais à un moment donné, il commença à avoir des troubles de sommeil,
des insomnies, et des crises de pavor noctumus.
Les angines apparurent lorsque l'enfant eut environ 11 mois.
Les parents n'avaient pas gardé un souvenir très précis de l'époque à
laquelle commencèrent ses angines, et ils pensaient que l'enfant était
LE TRANSFERT ET LE CONTRE-TRANSFERT 239

devenu très nerveux à l'époque où ils avaient voulu commencer l'édu-


cation des sphincters et que l'enfant s'y était refusé.
A cette même époque, quand il avait 8 mois, lorsqu'il allait s'endor-
mir, il se balançait, couché, d'avant en arrière, faisant un bruit très
prononcé qu'il répétait en rêve et qui réveillait ses parents. Ceux-ci
croyaient qu'il s'agissait d'une masturbation permanente.
La première fois qu'on l'emmena à la consultation, il avait 2 ans et
3 mois. Les parents voulaient savoir si l'on pourrait modifier son état
au moyen d'un traitement psychanalytique et désiraient mon opinion,
mais n'étaient pas décidés à l'analyse, bien que ce fût leur pédiatre
qui l'avait conseillé.
Ce fut pour cette raison que je dus m'abstenir de donner des inter-
prétations à la première séance, quoique la signification de son jeu fût
claire. Tout son jeu consistait à provoquer des inondations en faisant
couler de l'eau et en la laissant déborder et à faire des bombes de
sable qu'il jetait dans différents endroits de la chambre, mais sans jamais
mêler les bombes et l'eau, au contraire, il écartait très soigneusement
le sable de l'eau. J'observais ce comportement avec le plus grand intérêt
puisque'ses parents m'avaient dit qu'il n'acceptait pas de s'asseoir
sur le vase de nuit, qu'il urinait et déféquait par terre, mais qu'il
faisait l'urine d'un côté et les matières fécales d'un autre et souvent
divisait les matières fécales en faisant peu à peu dans différents endroits.
Son jeu reflétait très exactement ce comportement.
Lorsque la séance fut finie, la chambre avait un aspect de destruc-
tion épouvantable, puisqu'il avait jeté ses bombes contre les murs,
au plafond, par terre et qu'il avait tout mouillé.
Dans cette première séance, il refusa de se séparer de sa mère.
Il la regardait à chaque geste, pour s'assurer qu'elle était toujours assise
près de lui, mais sans s'adresser jamais à elle.
Lorsque le jour suivant, je parlai à la mère, je lui conseillai le
traitement, convaincue qu'il pourrait aussi remédier à la prédisposition
de l'enfant aux angines.
Les parents trouvèrent que le traitement était très coûteux et,
bien qu'ils fussent très riches, ne s'y décidèrent pas.
Le pédiatre qui avait envoyé l'enfant, continuait à le traiter quoiqu'il
fût persuadé que la cause de ses angines était en relation avec des conflits
émotionnels.
Trois ou quatre mois après, il me raconta le fait suivant : l'enfant
était au lit avec une angine. Il avait 400 de fièvre et pendant que le
médecin écrivait l'ordonnance et la dose de sulfamide qu'on devait
240 REVUE FRANÇAISE DE PSYCHANALYSE

lui donner, l'enfant s'était levé et lui avait dit : « Docteur, avec cela vous
n'allez pas me guérir, mais seulement avec Mme Pichon et ses jouets. »
Les parents furent très étonnés de cette observation et du fait que l'en-
fant se souvenait même de mon nom, car depuis le jour de leur dernière
visite, ils n'avaient pas parlé de moi à la maison.
Après être revenus de leur premier point de vue, ils me demandèrent
de psychanalyser l'enfant. Mais malheureusement pour lui, à cette
époque, j'étais en train de déménager et il dut attendre un mois avant
d'être reçu. De plus, au moment où il commença à être analysé, la
chambre d'analyse n'était plus la même.
Au lieu de celle qu'il avait connue, sale et détruite (elle avait subi
plusieurs années de travail) et des jouets en assez mauvais état, il
trouva une jolie chambre toute neuve avec plus de jouets neufs que
démolis. Il manquait plusieurs anciens jouets que je n'avais pas apportés,
car je les avais cru trop abîmés pour être utiles.
Lorsque Pierre entra, il recula effrayé, en me disant : « Je ne te
connais pas. » Il faut souligner que la chambre était au premier étage,
que j'étais allée le chercher à la salle d'attente et qu'il était monté très
volontiers avec moi.
Son angoisse se produisit lorsqu'il fut entré dans la chambre et
il voulut immédiatement s'en aller avec sa mère.
J'ai donné l'interprétation suivante du fait : « Il avait peur que
de même que la chambre avait pu changer, je puisse moi aussi avoir
changé et être devenue dangereuse. » Il ne répondit pas, mais ' me
demanda pourquoi il n'y avait pas ici le vieux train tout détruit et
brûlé que j'avais auparavant et pourquoi je n'avais plus la vieille bassine
avec laquelle il avait joué au cours de la première séance.
C'était avec cette bassine qu'il avait fait ses inondations et le vieux
train était pour lui la représentation de ma tolérance à ses pulsions
agressives.
Je voudrais faire ici une remarque, qui me paraît digne d'être
soulignée, au point de vue technique. Apparemment l'enfant, dans sa
première séance, n'avait pas fait attention aux jouets, puisqu'il ne
s'était occupé que de l'eau et" du sable, mais il avait gardé le souvenir
global de la chambre et de ce qui s'y trouvait, puisqu'il avait remarqué
dans un coin le vieux train détruit et brûlé qui représentait pour lui
la permission que je lui donnais d'exprimer son agressivité.
C'est pourquoi l'endroit où l'on analyse les enfants doit être conçu
et réservé uniquement et entièrement pour ce genre d'analyse.
Après m'avoir demandé de lui rendre le vieux train et la bassine,
LE TRANSFERT ET LE CONTRE-TRANSFERT 241

il joua avec de l'eau et du sable, en me disant : « Tu as tout ce que je


n'ai pas chez moi. »
Mais il joua avec une certaine méfiance : il essaya de ne pas trop
salir et pendant la séance, dut interrompre bien des fois son jeu pour
aller uriner. Il le fit par terre, à la salle de bains et en petites quantités (lj.
Il regarda les autos détruites et me demanda qui les avait cassées,
en disant : « Ce sont de méchants garçons. » Il était clair qu'il avait une
grande méfiance à mon égard et qu'il pensait que, puisque cette chambre
était propre, je serais très sévère s'il la salissait. Dans son inconscient
sévérité et propreté étaient liées. Il transférait sur moi tous les senti-
ments qu'il avait eus pour sa mère pendant l'éducation des sphincters,
et il se méfiait de moi en me considérant comme quelqu'un capable
de lui faire du mal et de l'obliger à donner ses matières fécales et son
urine qui, bien qu'il les jugeât très dangereuses, étaient ses seules armes
défensives contre sa mère et contre son entourage.
Ce changement de chambre et le fait de l'avoir fait attendre un mois
lorsqu'il était si malade et qu'il avait besoin de moi furent deux choses
qui eurent une très grande répercussion sur la situation transférentielle.
Pendant de nombreuses séances, il ne détruisit pas de jouets,
mais il m'insulta avec les mots les plus grossiers, demandant
après d'une voix angoissée : « Est-ce que je peux vous insulter ? »
Il avait très peur que je ne fusse changée et que ma tolérance à ses
impulsions agressives puisse se transformer en châtiment. La présence
du vieux train démoli et de la bassine le rassura souvent dans son
angoisse.. Il avait un besoin irrésistible d'essayer jusqu'où il pouvait
m'insulter (2).
Aussi devint-il clair, bien des séances après, qu'il avait peur que
les destructions par l'eau et le sable qu'il avait faites, m'eussent obligée
à déménager et il était évident qu'il s'imaginait avoir tué mes fils au
cours de ces premières destructions.
C'est seulement après les interprétations de ses désirs agressifs
contre sa mère et contre moi-même et de la peur qu'il avait de nous
deux que le transfert positif commença à s'exprimer très doucement et
fortement mêlé d'ambivalence.
Dans une séance où il tâchait de dominer les angoisses que lui
causait le vase de nuit, il jouait à passer l'eau d'un vase dans un autre
en essayant toujours de ne pas en perdre ni en laisser tomber une goutte.

(1) Il fit appel à la division du persécuteur pour le dominer.


(2) Il était évident qu'il avait aussi très peur de me détruire en m'insultant.
PSYCHANALYSE 16
242 REVUE FRANÇAISE DE PSYCHANALYSE

Il me disait : « Je veux boire ton lait. » Il prenait alors dans sa


cuillère un peu d'eau, mais il n'en buvait qu'une goutte et versait le
reste en cachette, comme s'il avait peur que je le gronde. En réalité,
il répétait envers moi sa situation d'enfant anorexique devant sa mère.
Il refusait ce que la mère lui donnait à manger parce qu'il avait peur
de manger des choses qui pourraient lui faire du mal.
Il avait peur aussi de ce que je pourrais lui donner et n'en prenait
qu'une goutte pour voir si c'était bon ou mauvais pour lui.
Après des interprétations de ses idées paranoïaques de sa peur
d'être empoisonné par le mauvais lait de sa mère et le mien, il commen-
çait à manger chez lui, mais sa mère me raconta quelque chose de très
curieux.
Il demanda un jour du pain et ne mangea que du pain, un autre jour,
du beurre et ne mangea que du beurre, puis les jours suivants unique-
ment du pain et du beurre. Un autre jour, il fit exactement la même chose
avec des oeufs, comme s'il lui était indispensable d'essayer une chose à
la fois sans rien mélanger (sur un plan plus profond, il craignait d'unir
ses parents à l'intérieur de lui-même en mêlant les aliments).
A l'époque du traitement où il commença à avoir des sentiments
positifs pour moi quand, par exemple, il buvait mon lait, il me deman-
dait au moment de s'en aller, de ne rien changer dans la chambre, de
laisser tout exactement dans le même état pour le jour suivant.
A l'époque où il commença à désirer reconstruire son objet et à
le conserver, il urinait avant d'entrer à la séance pour se rendre inof-
fensif et ne pas courir le risque de me détruire. Dans ses jeux, il essayait
sa capacité de restaurer les objets détruits.
En même temps commencèrent à surgir en lui des désirs génitaux,
l'angoisse de castration (l'enfant avait été circoncis quand il avait
15 jours) et des doutes sur les capacités positives de son pénis.
Par exemple, dans une de ses séances, il observa attentivement les
locomotives en bois et les wagons. Il cherchait le truc pour les accrocher.
Chaque fois qu'il arrivait à bien les accrocher, il me regardait en me
demandant mon approbation.
Il cherchait une vieille locomotive dont le truc était détruit et il
essaya de l'accrocher au wagon. Lorsqu'il y fut parvenu, il demanda
à voir mon sac et le vida en prenant mon stylo.
Il prit une locomotive mécanique et la remonta à fond, puis il
observa le mouvement et écouta le bruit.
Il me demanda de dessiner des locomotives et des wagons accrochés. Il
regarda la montreet me demanda de lui en expliquer le fonctionnement.
LE TRANSFERT ET LE CONTRE-TRANSFERT 243

Je crois qu'il n'est pas nécessaire de donner les interprétations de


ces faits, car elles ressortent d'elles-mêmes.
Dans une autre. séance, il joua à chauffer le four d'une petite
cuisine et à y mettre des petites poupées habillées en garçons pour voir
si elles brûleraient. Il alluma aussi des cierges en regardant comment
ils raccourcissaient en brûlant et il essaya ensuite de les reconstituer.
Tous ses jeux étaient des expériences : « qu'est-ce qui se passe quand
les choses brûlent ? », expériences qui dénonçaient son angoisse de
ce qui allait arriver à son corps et à son organe chaud d'excitation.
Cet acte était aussi en relation avec le jeu du petit four : « Qu'est-ce
qui se passe dans le ventre chaud (excité) de la mère et le mien ? »
En même temps, il donnait un matériel de plus en plus clair sur
ses difficultés avec le vase de nuit : il avait peur que l'urine et les
matières fécales en se mêlant produisent un explosif très dangereux.
Aussi pour le rendre inoffensif, jugeait-il nécessaire de ne pas mélanger
les deux, ce qui n'était pas possible dans le vase de nuit (1).
Mêler l'urine et les matières fécales, c'était pour lui répéter la
dangereuse union de son père et de sa mère, dangereuse pour la pro-
jection de ses impulsions agressives nées de sa situation envers son
père et sa mère dans la formation de son complexe d'OEdipe.
A cette époque, une visite que me fit son père fit renaître en lui
une des sources de sa rage contre sa mère et il la déplaça sur moi.
Je vous ai déjà dit que son père était un homme très passif, de bon
caractère, très soumis à sa femme, comme il l'avait été à sa mère. La
mère de l'enfant était très froide, très dominatrice, elle séduisait
l'enfant pour le repousser ensuite.
Elle aimait, "par exemple, faire enrager l'enfant en embrassant son
mari devant lui et en excitant ainsi sa jalousie déjà très vive auparavant.
Si en apparence, l'enfant était très jaloux de l'amour de sa mère
pour son père, la situation que révélèrent les séances de jeux, montra
qu'il était plutôt jaloux de sa mère et qu'il voulait prendre sa place.
Il avait des traits féminins très marqués et il jouait avec son père le
rôle de la séduction, à limitation de sa mère.
Un jour le père est venu me voir pour me parler du traitement et
en rentrant chez lui, a fait des commentaires devant l'enfant en me
décernant des éloges au point de vue féminin (cette histoire m'a été
racontée par l'enfant, a été confirmée par les parents).

(1) C'est intéressant de signaler qu'il avait la même difficulté pour l'introjëction des aliments.
244 REVUE FRANÇAISE DE PSYCHANALYSE

Nous étions dans le moment de son transfert que j'ai décrit, où


il avait pour moi des sentiments de plus en plus positifs et où il expri-
mait dans ses jeux ses conflits d'une façon de plus en plus claire.
Le jour suivant la visite de son père, il a commencé sa séance
en m'insultant, se montrant très fâché, très angoissé. Il a pris ses
jouets et il a commencé à jouer avec eux en me disant d'un ton très
fâché : « Papa dit que vous êtes très belle, mais vous êtes laide, stupide,
idiote, putain..., etc. » J'ai interprété alors sa jalousie pour son père,
lorsque dans ses jeux du triangle oedipien, il a commencé à me détruire,
prenant lui-même la place que j'avais auprès de son père. Il prenait
une grande locomotive qui représentait son père, il accrochait un
wagon qui représentait sa mère, et moi ; puis il décrochait le wagon,
il le jetait, et il accrochait à sa place une petite locomotive très rapide
qu'il choisissait toujours pour se représenter lui-même.
C'est à ce moment que son pédiatre me raconta qu'il avait essayé
de se faire un vagin dans son pénis, en faisant une blessure au meatus.
Pendant bien des séances dans lesquelles j'ai interprété ses sentiments
négatifs pour moi et pour sa mère, sa rivalité avec la femme, son besoin
et son désir d'être pénétré et aimé de son père, c'est seulement après
que le complexe d'OEdipe positif a commencé à se présenter d'une
façon plus claire et plus persistante.
C'est à ce moment de son analyse qu'un autre événement de la
vie réelle détourna encore une fois le cours de son transfert, renforçant
ses doutes et ses craintes à mon égard : une nouvelle grossesse de sa
mère.
Ici il faut noter deux faits remarquables :
I° Pourquoi cette mère qui n'aimait pas avoir des enfants, a-t-elle eu
juste à cette époque où Pierre commençait à exprimer ouvertement son
transfert positif et son excitation, une envie irrésistible d'avoir un
autre enfant ?
2° Comment l'enfant sut-il dès le premier moment que sa mère
était enceinte ? Comment exprima-t-il cette connaissance et comment
se traduisit-elle au point de vue transférentiel ?
Après avoir longuement causé avec la mère, les raisons de sa
deuxième grossesse m'apparurent clairement : elle avait peur parce
qu'elle sentait qu'elle perdait son fils et elle voulait le retrouver dans un
nouveau-né, en même temps que se venger de son abandon. Si Pierre
échangeait sa mère pour une autre, elle échangerait son fils pour un
autre.
Je pense que cette situation : la perte de l'affection de la mère,
LE TRANSFERT ET LE CONTRE-TRANSFERT 245

une perte d'une nature tout à fait spéciale puisque c'était une perte
avec remplacement, fut saisie par l'enfant d'une façon tout à fait
inconsciente. Je pense aussi qu'il doit y avoir une perception olfactive
très spéciale de la grossesse à son début que l'enfant saisit d'une façon
immédiate (de la même façon qu'il réagit à la menstruation). Il n'est
pas possible de donner des arguments ici, car ce serait trop m'éloigner
de mon sujet que de montrer comment l'enfant exprime sa connais-
sance de la grossesse de sa mère dans son jeu et comment il la projette
immédiatement à la situation transférentielle (1).
Cette seconde grossesse de sa mère, réveilla chez Pierre ses senti-
ments les' plus agressifs contre sa mère et contre moi-même dans le
transfert. Il en vint à une agression physique, me jetant des jouets
à la figure, m'insultant, agression que j'interprétais non seulement
comme sadisme mais aussi en termes de masochisme : « se châtier et
rester abandonné ». Il fit des tentatives de suicide où l'on voyait se
dramatiser la lutte pour projetter à l'extérieur ses impulsions agressives
afin de se préserver et où l'on voyait la peur qu'il ressentait que l'objet
détruit ne se vengeât sur sa propre personne.
La confirmation qu'il eut d'une nouvelle grossesse de sa mère,
les suites de son essai de féminisation, c'est-à-dire une infection qui
lui causait de violentes brûlures quand il urinait et qu'il prenait pour
une punition de cet essai, l'avaient réellement mis dans une'situation
d'angoisse croissante.
Dans une des séances de cette époque, il chantait, caché dans un
coin : « Elle ne m'aime pas parce que je suis très mauvais, je veux
mourir. »

(1) Dans mon travail analytique avec les enfants, j'ai été frappée du fait que les enfants
les plus petits savaient que leur mère était enceinte avant même qu'elle eût confirmationdu fait.
Ainsi dans certains cas, l'enfant a dramatisé l'avortement volontaire ou non de la mère,
quelques jours après avoir exprimé les anxiétés que lui causait la grossesse.
Ce fait m'étonna et je me mis à chercher, dans tous les cas une confirmation. Je parle ici
seulement des cas où l'enfant n'avait eu aucune source d'information dans la vie quotidienne et
où, ouvrant à l'hnproviste une parenthèse dans le cours du sujet de son analyse, pendant une
séance, il exprimait sa crainte d'une nouvelle grossesse de sa mère, crainte qui se révélait exacte.
Presque régulièrement ces enfants commençaient leur séance par vouloir connaître toute
la maison, alors que pendant des mois ils n'en avaient pas eu la moindre curiosité.
lorsque la scrutation de la maison ne pouvait pas entrer dans le cadre du traitement, ils
commençaient à examiner chaque coin de la chambre, découvrant des choses que jamais ils
n'avaient remarquées. Par exemple, ils demandaient à voir les tiroirs individuels d'autres
enfants, ils voulaient savoir ce qu'il y avait dedans, ils regardaient d'un air soupçonneux des
taches ou des brûlures qui existaient depuis toujours, mais auxquelles ils n'avaient pas fait
attention avant.
D'autres demandaient des nouvelles de mes enfants sans qu'il y eût de trait d'union entre
cette question et les sujets des séances antérieures.
246 REVUE FRANÇAISE DE PSYCHANALYSE

Il joua avec moi à cache-cache, ce qui signifiait chez lui comme


chez tous les enfants qu'il essayait de dominer l'angoisse d'avoir perdu
sa mère et de la retrouver à volonté dans son jeu (1).
L'interprétation de ses angoisses d'avoir détruit sa mère et d'être
abandonné le soulagea suffisamment pour permettre de continuer
l'analyse.
La situation de transfert fut très difficile. Dans toutes les séances,
il eut des crises d'angoisse et il voulut s'en aller. Il jouait à tuer et à se
faire tuer.
Il m'insultait et me demandait s'il pouvait le faire.
Il était un animal sauvage qui voulait me manger, mais je devais
me sauver. Lorsqu'il me rencontrait (c'était lui qui décidait le moment) il
était devenu bon, alors je n'avais rien à craindre de lui.
Il recommença à avoir des angines. J'interprétais sa maladie comme
un essai pour détruire sa mère en lui, pour la préserver dans la vie
réelle (2).
Ses sentiments positifs revinrent et son excitation génitale se fit
de plus en plus évidente de même que ses angoisses et ses doutes.
Dès le moment où il sut que sa mère attendait un enfant, il com-
mença à être jaloux et très préoccupé de la santé de mes enfants et
c'est à cette époque qu'il fit des fantasmes d'avoir tué mes enfants
dans la première séance, lorsqu'il inonda et bombarda la chambre.
Il mit à épreuve ma capacité et ma volonté de l'aider, en essayant
lui-même de se faire du mal ou en me laissant des jouets qu'il aimait
et qu'il apportait de chez lui, exigeant que je les garde et me demandant

(1) Freud fut le premier à décrire le mécanisme psychologique du jeu en interprétant le


jeu d'un enfant de 2 ans. L'enfant faisait apparaître et disparaître une petite charrette,
essayant ainsi de dominer ses angoisses au sujet de l'apparition et de la disparition de sa mère.
(FREUD, S., Au delà du principe de plaisir, OEuvres complètes.) Pendant le jeu il pouvait à
volonté attirer vers lui sa mère (symbolisée par la charrette), et en même temps il pouvait la '
renv03rer sans crainte de la perdre, puisque la chanette lui revenait quand il le désirait. Ce
jeu lui permettait de décharger des fantaisies de haine et d'amour au sujet de sa mère, et
sans aucun lisque, puisqu'il était le maître absolu de la situation. De plus, il élaborait ainsi
ses angoisses devant chaque départ de la mère.
Dans le jeu, l'enfant déplace vers l'extérieur ses craintes, ses angoisses et ses problèmes
internes, et il les domine par l'action. Toutes les situations trop violentes pour la faiblesse de
son moi sont répétées dans le jeu et cela permet à l'enfant, exerçant sa domination sur des
objets externes et à sa portée, d'opérer activement ce qu'il a souffert passivement, de changer
une issue qui lui fut pénible, de tolérer des rôles et des situations qui, dans la vie réelle lui
seraient interdites du dedans et du dehors. Le jeu, comme le mot d'esprit, permet de suborner
le surrnoi, ce qui rend possible la libération de sentiments et d'affects censurés.
(2) Ce mécanisme se fit évident dans ce cas et dans bien d'autres dans lesquels la possibilité
d'élaborer l'agression envers la mère dans la situation transférentielle firent disparaître non
seulement ce symptôme mais aussi, grâce à la normalisation des amygdales,ton put éviter l'opé-
ration d'amygdales.
LE TRANSFERT ET LE CONTRE-TRANSFERT 247

quelques jours après si je les avais encore et dans quel état ils étaient.
Lorsqu'il constata que tous ces jouets étaient intacts, il exprima la plus
grande joie et m'embrassa à plusieurs reprises (1). a
On voit bien qu'il avait transféré immédiatement sa situation
par rapport à sa mère dans la situation analytique. C'est pourquoi
il a commencé à être jaloux des enfants qui venaient se faire traiter
par moi et à détruire tous les jouets collectifs, tout en prenant grand
soin de ceux qui figuraient dans son tiroir individuel.
Souvent aussi à cette époque, il voulait des jouets collectifs pour
les mettre dans son tiroir personnel.
Il voulait également rester plus longtemps pour prendre l'heure
des autres ou venait avant son heure pour les épier.
J'ai essayé de donner un aperçu, sinon complet du moins suffi-
samment clair des réactions affectives de l'enfant et des vicissitudes
de son transfert en fonction de l'action exercée en lui par des situations
et des sentiments présents ou passés, intérieurs ou extérieurs. J'ai voulu
également montrer comment les faits de la vie réelle (une grossesse de
la mère, une défense de parler, une visite de son père, etc.), produisent
chez l'enfant des réactions catastrophiques (essais de suicide, mutila-
tion, arrêt de langage) au moment où les faits de la vie réelle coïn-
cident avec des situations intérieures terrifiantes. Cette coïncidence
explique que souvent, bien qu'on ne puisse changer les circonstances
extérieures de la vie de l'enfant, le changement intérieur que produit
le traitement engendre un nouveau mode d'adaptation de l'enfant à la
vie réelle. Ce changement interne fait que l'enfant est plus capable
d'élaborer les événements de la vie réelle qu'auparavant quand ils
étaient imprégnés d'hostilité par la projection de sa propre agressivité.
L'enfant conçoit alors son entourage comme moins dangereux, et il
peut arriver à s'adapter à la réalité. Mais au cours du traitement
l'enfant passe par des situations d'angoisse croissante, qui le poussent à
agir d'une façon dangereuse pour lui-même ou à créer des difficultés
à son entourage.
L'interprétation de l'origine de ces situations par rapport à la mère
et au père, et à l'entourage et à la personne même de l'analyste ainsi
que ses premières angoisses et les défenses qu'elles éveillent permettent
de soulager ses angoisses et de continuer le traitement (2).
,

(1) Le tiroir individuel et son contenu deviennent pour l'enfant le représentant de son
intérieur.
(2) L'enfant comme l'adulte a tendance à agir le transfert hors de la séance au lieu de le
vivre au cours de celle-ci. Il faut donc interpréter son acting-out. Voici un exemple : Une petite
248. REVUE FRANÇAISE DE PSYCHANALYSE -

L'analyse d'enfants crée des situations très difficiles pour l'enfant


vis-à-vis de son milieu familial de sorte que certains analystes d'enfants
par craintev précisément de ces réactions de l'enfant, ont tendance à
modifier le traitement en s'écartant de la psychanalyse proprement
dite. L'analyste homme ou femme ressent des angoisses d'une nuance
très particulière à cause de la situation de l'enfant qui vit avec ses
parents et sous leur dépendance totale du point de vue affectif et éco-
nomique, de sorte que toutes les modifications apportées par le traite-
ment psychanalytique à sa personnalité ont des répercussions dans la
vie familiale dont le psychanalyste se sent responsable. D'autre part,
cette responsabilité devant les parents, qui est la réédition de la situation
infantile du psychanalyste vis-à-vis de ses propres parents, (c'est ce
que j'expliquerai tout à l'heure), a des répercussions dans l'inconscient
du psychanalyste et crée des difficultés très grandes dans le travail et
surtout dans la formation des candidats psychanalystes d'enfants.
C'est un fait d'observation générale que dans les groupes psychanaly-
tiques il y a moins d'analystes d'enfants que d'analystes d'adultes.
Dire que ce fait s'explique parce que la technique est plus difficile,
c'est donner une explication consciente d'un fait inconscient bien
plus compliqué.
D'après les observations que j'ai faites pendant le traitement psycha-
nalytique d'enfants et d'adultes, aussi bien que dans le travail de
contrôle que je fais sur les candidats psychanalystes d'enfants, je crois

fille de 10 ans était en traitement analytique à cause de certaines inhibitions chaque jour plus
difficiles à surmonter, surtout au point de vue scolaire. En outre ses parents avaient observé
en elle une tendance chaque jour plus évidente à l'isolement et à l'autisme.
Au moment où le transfert fut pour elle une cause de péril, comme l'avait été son amour
pour sa mère qui lui avait fait subir une grande désillusion, elle se montrait très inexpressive
pendant les séances ; elle s'ennuyait et répétait ces jeux monotones auxquels nous sommes
habitués pendant le traitement de l'enfant en période de latence. Mais, à la maison, elle se
montrait de plus en plus audacieuse et parlait à sa mère ouvertement de sujets sexuels.
La vie familiale devint très difficile : par exemple pendant le déjeuner, devant les autres
enfants plus petits, elle disait à sa mère : « Tu sais que ce n'est pas la cuillère que tu suces, ce
n'est pas du lait que tu veux boire, c'est du lait de mon père que tu veux. »
J'interprétais sa conduite comme une tentative pour forcer sa mère à interrompre le traite-
ment, en même temps qu'une compulsion à avouer les choses qu'elle savait mais qu'elle conti-
nuait à juger mauvaises et défendues.
Je lui ai montré le rapport entre le sentiment de culpabilité parce qu'elle connaissait les
choses sexuelles, ses difficultés pour apprendre à l'école et sa conduite qui était l'expression de
son angoisse de voir renaître en elle les pulsions étouffées avec tant d'effort et la crainte qu'elle
avait de s'abandonner à m'aimer dans le transfert et d'être ensuite déçue, comme elle avait été
déçue par sa mère dans un moment très difficile de sa vie.
1,'effet de l'interprétationfut qu'elle osa exprimer dans les séances ses craintes et son amour
d'une façon plus claire au lieu de l'agir dans la vie familiale.
Sa tendance à l'acting-oiit fut ainsi dissoute.
LE TRANSFERT ET LE CONTRE-TRANSFERT
,
249

être arrivée à quelques conclusions qui pourront éclaircir le problème


et donner des idées qui aideront à former des psychanalystes d'enfants.
Le travail que l'on fait avec l'enfant, sa façon de vivre et de présenter
le transfert éveillent chez l'analyste des anxiétés très profondes qui se
rapportent à sa première enfance, que personne n'arrive à dominer
d'une façon définitive : ce sont les anxiétés paranoïdes et dépressives
que Melanie Klein a décrites chez tous les enfants dans leur premier
développement (I).
Comme dans cette période les enfants désirent vider le ventre de
leur mère et prendre son contenu, ils ont peur d'avoir détruit leur objet
d'amour, leur source de satisfaction, sans être sûrs de pouvoir la
restaurer et une autre angoisse s'éveille en eux parce qu'ils craignent
d'être détruits eux-mêmes.
La petite fille désire les enfants que son père fait à sa mère ; le
garçon lorsqu'il abandonne sa mère comme objet d'amour et cherche
le pénis de son père comme objet de satisfaction voit sa mère
comme une redoutable rivale à laquelle il voudrait voler tout ce
qu'elle a.
Je crois que cette angoisse agissant d'une façon inconsciente
éloigne les candidats du travail avec des enfants.
J'ai observé sur moi-même et avec des candidats sous contrôle
le fait suivant : cette angoisse s'éveille d'une façon inconsciente chez
l'analyste envers la mère de l'enfant qu'il traite, au moment où l'enfant
commence à exprimer son transfert avec une grande intensité.
L'analyse du contre-transfert m'a démontré que cette angoisse
provient du fait que l'analyste a l'impression qu'il a volé un enfant à
une mère, impression qui est la répétition de ce qu'il a éprouvé enfant
à l'égard de sa propre mère.
On peut dire que l'analyste d'adultes expérimentela même situation,
mais avec une grosse différence.
L'enfant habite avec sa mère ou le substitut de sa mère et il est
dans une situation de dépendance vitale extrême surtout lorsqu'on
analyse des enfants très petits. La phrase d'Anna Freud « on ne peut
pas faire une seconde édition avant d'avoir épuisé la première » ou,
« l'enfant n'a pas besoin de changer ses parents pour une ombre puis-
qu'ils existent dans la vie réelle » est l'expression de la situation et de
ses conséquences.

(1) Melanie KLEIN, I


Notes on some Schizoid Mechanisms, /. P. A., vol. XXVII, 1946.
Mourning ant its relation to Manic-Depressive States, Contributions to Psychoanalysis, p. 311.
250 REVUE FRANÇAISE DE PSYCHANALYSE

Lorsqu'on analyse un enfant il y a un fait réel, « sa mère existe »


bonne ou mauvaise, « elle existe ».
Alors on analyse l'enfant, on déclenche son amour et sa haine,
on le soulage mais à certains moments on l'angoisse encore plus ;
ses symptômes se font plus intenses et se répètent et à un moment
donné l'enfant veut changer sa mère pour l'analyste ce qu'il exprime
ouvertement.
Cette situation à laquelle on arrive dans toutes les analyses d'enfants,
je crois qu'elle éveille chez l'analyste la vieille angoisse née du fan-
tasme de voler le contenu de sa mère et de ne pouvoir le restaurer.
C'est cette angoisse de l'analyste qui a conduit certains à nier la
capacité de transfert de l'enfant, ou à croire qu'il ne faisait pas une
vraie névrose de transfert.
C'est elle aussi qui conduit bien des analystes à avoir, à un moment
donné, des difficultés à comprendre ce qui se passe dans une séance
où le problème se pose avec acuité. C'est elle aussi qui déclenche des
situations de contre-transfert dans la relation de l'analyste avec la •

mère de l'enfant traité et qui éveille deux types de réaction.


J'ai observé des cas où l'analyste se trouvait dans une situation
paranoïaque ; il se sentait persécuté, critiqué par la mère de l'enfant ;
souvent, au cours des séances de contrôle, j'ai vu l'analyste réagir en
désaccord avec la réalité. Quoique le traitement marchât très bien, à la
fin de la séance de contrôle l'analyste exprimait des doutes sur son effi-
cacité ou se montrait angoissé à l'idée que la famille n'était satisfaite
ni de lui ni du traitement, idée qu'il n'avait pas auparavant, et qui,
lorsque la situation était analysée, se révélait n'avoir aucune base dans
la réalité.
Dans d'autres cas ils commençaient à éprouver une certaine aversion
pour la mère de l'enfant en traitement ; ils ne pouvaient pas la voir,
les séances avec elle le dégoûtaient ou il exprimait ses conflits par
un acting-out. Il fixait le rendez-vous, mais était très sévère, imposait
quelquefois des changements dans la vie quotidienne qui n'étaient pas
très nécessaires ni indiqués à ce moment, ou par une question peu
habile ou une phrase inconsciemment dite, il ariivait à éveiller en elle
•le sentiment de culpabilité de la névrose de son fils, conduites qui, bien
des fois, firent que le traitement fut arrêté ou interrompu, par la volonté
des parents.
Les nuances particulières au transfert et au contre-transfert dans
la psychanalyse des enfants conduisent à des conclusions utiles pour
la formation des candidats qui doivent traiter des enfants.
LE TRANSFERT ET LE CONTRE-TRANSFERT ' 251

Bien des fois, les parents demandent un conseil avant de se décider


à un traitement psychanalytique. Pour établir un diagnostic nous
avons créé une section où collaborent un pédiatre de formation ana-
lytique, lui-même.analysé, et les candidats en formation.
On fait faire aux enfants 3 ou 4 séances de jeu, selon les cas, mais
sans faire d'interprétations, les candidats doivent observer le jeu et
la conduite générale de l'enfant et après que l'enfant est parti, ils
doivent faire un compte rendu écrit de la séance avec tous ses détails,
c'est-à-dire le contenu symbolique du jeu et une description de la
conduite de l'enfant d'une manière générale.
Après, l'analyste de contrôle discute avec le candidat la signification
de la séance et les interprétations possibles, ainsi que sa formulation
verbale.
Nous avons trouvé très utile que les candidats, avant de commencer
à analyser des enfants, aient une pratique suffisante de ce travail avant
de finir leur propre analyse didactique.
Le contact avec l'enfant est moins angoissant pour eux puisque
n'ayant ni à interpréter, ni à prendre la responsabilité du traitement,
ils sont ensuite plus tranquilles pour observer tous les détails du jeu qui
sont si importants, lorsqu'ils commencent à analyser et doivent répéter
les séances pour bien faire le contrôle, et ainsi, ils s'habituent à formuler
des interprétations.
Pour ce travail, aussi les candidats ont des rendez-vous avec les
parents pour connaître l'histoire familiale et individuelle de l'enfant
et ils s'habituent à questionner sans blesser et sans éveiller des culpa-
bilités toujours inutiles. Cette habitude de manier les parents est
aussi très utile aux candidats avant de commencer à analyser.
Dans les séances de contrôle il est indiqué de signaler aux candidats
la nécessité d'analyser leur réaction de contre-transfert à l'égard
de l'enfant et aussi, et spécialement, à l'égard de la mère.
On ne doit pas oublier qu'on travaille toujours avec deux transferts
et deux contre-transferts aussi.
Selon mon expérience, les réactions de contre-transfert qui devien-
nent nuisibles au traitement, dans le plus grand nombre des cas, ont
leur origine dans une analyse insuffisante de ces premières anxiétés
réveillées par la relation de l'analyste avec les parents de l'enfant en trai-
tement.
Après avoir traité sous contrôle deux enfants, un de moins de 5 ans
et un autre en période de latence, les candidats commencent à faire
des analyses^ d'adultes.
252 REVUE FRANÇAISE DE PSYCHANALYSE

Dans plusieurs cas, les analystes d'adultes font aussi des analyses
d'enfants avec des résultats très utiles pour leur formation.
La situation différente de chaque analyste d'enfants détermine une
grande variété de situation de contre-transfert.
Je ne veux signaler que les cas les plus clairs.
Pourquoi y a-t-il si peu d'analystes hommes dans la psychanalyse
d'enfants ?
Je pense que le fait de prendre le rôle maternel, qui est beaucoup
plus évident quand on analyse un enfant que lorsque l'on analyse un
adulte, est ce qui éloigne l'homme d'un travail qui éveille en lui les
angoisses de sa situation passive-féminine, sa rivalité avec sa mère et'
ses fantasmes de prendre sa place et de voler ses enfants, situation dont
j'ai déjà parlé.
Les candidats hommes que j'ai eus sous contrôle vivaient le trans-
fert de l'enfant avec plus d'angoisse que les candidats femmes. Certains
d'entre eux éprouvaient l'angoisse suivante : « Si quelqu'un ouvre
la porte et qu'il me voit jouer ainsi avec un enfant, pourrait-il penser
que je suis un efféminé, un homosexuel ?' »
Souvent aussi ils craignaient, pendant leur participation à une
séance de jeu, que leur attitude puisse donner à penser qu'ils étaient
détraqués, fous, c'est-à-dire, châtrés.
Ces réactions étaient également différentes suivant qu'eux-mêmes
avaient ou non des enfants. L'analyse du contre-transfert qui était
né de cette rivalité avec la femme facilitait dans le premier cas leurs
relations avec leurs propres enfants.
Les analystes femmes vivent le transfert de l'enfant et leur contre-
transfert envers lui ou envers la mère différemment selon la solution
qu'elles ont trouvée à la maternité. On peut distinguer les cas suivants :
i) L'analyste a des enfants bien portants ;
2) L'analyste a des enfants mais qui sont malades ;
3) Elle n'a pas d'enfants :
a) Soit parce qu'elle pouvait en avoir mais n'en voulait pas
encore ;
b) Soit parce qu'elle ne pouvait pas en avoir en raison de l'âge,
d'une maladie ou de sa situation sociale.
Les réactions émotives en rapport avec le transfert de- l'enfant
et avec le déclenchement de pulsions d'amour ou d'agression, et le
contre-transfert avec la mère, variaient dans tous les cas chez les
candidats qui n'avaient pas fini leur analyse selon leur situation devant
LE TRANSFERT ET LE CONTRE-TRANSFERT 253

leur analyste, leur relation avec leurs souvenirs d'enfance et le moment


de leur analyse.
Bien des fois l'analyse du contre-transfert envers l'enfant ou la
mère de l'enfant aidait l'analyse du candidat lui-même.
Dans tous les cas, l'analyse des situations de contre-transfert
pendant le contrôle étaient utiles au traitement de l'enfant et à l'analyste
lui-même.
Il n'est pas nécessaire de souligner que l'analyse du candidat est
basique et que le point de vue de Melanie Klein pour la « terminaison
de l'analyse » est spécialement important, puisque l'analyse insuffi-
sante de la situation paranoïde et dépressive à travers ses défenses fait
mobiliser facilement les angoisses impliquées dans cette situation.
Quelques observations
sur le transfert
chez des patients psychotiques
par le Dr ENRIQUE PICHON-RIVIERE (Buenos Aires)

Le but que je poursuis ici est celui de mettre en relief quelques


aspects du transfert et spécialement celui des patients, schizo-
phrènes. Tout ce qui a été si brillamment exposé par mes collègues le
Dr D. Lagache, le Dr M. Schlumberger et le Pr Arminda A. de Pichon-
Rivière peut être appliqué d'une façon générale dans le traitement des
psychotiques.
Je désire faire remarquer les contributions de M. Klein et de
Frieda Fromm-Reichmann et leurs aspects significatifs : les points de
vue que j'expose sont le résultat de mon travail comme analyste de
psychotiques. Je considère que les idées émises par M. Klein sur les
mécanismes schizoïdes et par Susan Isaacs sur la nature et la fonction
de la fantaisie marquent la direction des investigations futures.
Frieda Fromm-Reichmann démontra dans son premier travail
sur Le problème du transfert chez les schizophrènes) l'existence de celui-ci
ainsi que ses caractéristiques essentielles. Le schizophrène doit être
considéré comme une personne qui a souffert de graves expériences
traumatiques dans sa première enfance, à une époque où son moi et
sa capacité pour examiner la réalité n'étaient pas encore développés.
Ces précoces expériences traumatiques semblent donner la base psy-
chologique de l'influence pathogénique des frustrations pour l'avenir.
A cette étape, l'enfant vit dans un monde narcissiste, le trauma
est une blessure à l'égocentrisme infantile, et le sujet se transforme
en un enfant extrêmement sensible aux frustrations de la vie, sa capacité
pour résister aux traumas s'épuise facilement, il échappe à la réalité
LE TRANSFERT CHEZ DES PATIENTS PSYCHOTIQUES 255

qui lui devient insupportable, essayant alors de rétablir le monde


autistique infantile. Ce type de développement influe décidément
sur l'attitude du patient envers l'analyste et la conduite de ce dernier
devra être conditionnée par la compréhension de cette situation. Le
schizophrène est extraordinairement soupçonneux et méfiant, il essaye
continuellement de mettre à l'épreuve l'analyste avant de l'accepter.
Son besoin de dépendance est extrême (insécurité schizophréniqûe),
son attitude narcissique est une défense à cette situation antérieure,
puisqu'il sent que la réaction de désillusion peut avoir des effets catas-
trophiques.
Si les réactions schizophréniques sont plus tumultueuses et appa-
remment plus imprévues que celles des névrosés, cela se doit aux
erreurs inévitables de l'analyste. Ces malades sont capables de développer
de forts courants d'affect d'amour (transfert positif) et de haine (trans-
fert négatif) envers l'analyste, et configurer les situations de transfert
dans le sens le plus strict.
La séparation du schizophrène de la réalité n'est pas complète.
En s'éloignant du monde il s'en défend car pour lui il est hostile. Les
relations d'objet sont conservées et le transfert doit être compris dans
ces termes ; de même la conception de narcissisme secondaire qui est
conditionnée par une relation spéciale (identification) avec un objet
introjecté.
Dans la relation transférentielle, il répétera une relation d'objet parti-
culièrement forte établie pendant l'enfance avec un objet bon (l'un
des parents ou l'une des personnes de son entourage). Cette relation
lui servira d'appui dans la mesure où elle fut moins ambivalente.
La tendance à établir des contacts avec d'autres personnes est
aussi intense que la tendance à l'isolement comme défense. La relation
établie doit être significative, compréhensible et thérapeutiquement
utile.
L'analyste doit s'approcher du schizophrène avec la plus grande
sensibilité, les plus grands soins et précautions pour ne pas éveiller
sa méfiance. Pour cela il doit surmonter sa propre angoisse, qu'il
ressent face à la solitude du patient et au fait de pénétrer dans l'isolement
du schizophrène.
L'analyste doit maintenir une attitude d'acceptation et de complai-
sance en ce qui concerne le côté infantile (l'enfant repoussé et frustré)
faisant contraste avec une attitude de respect et de compréhension
en harmonie avec l'âge chronologique du patient.'
Dire clairement au malade, qui semble superficiellement ne pas
256 REVUE FRANÇAISE DE PSYCHANALYSE

être en état de comprendre, le besoin du traitement et ses raisons,


voilà le point d'appui d'une série d'interprétations dans le but d'at-
teindre un « insight » progressif. Tout autre type d'approche vicie dès
le commencement la relation transférentielle.
Les méthodes pour fomenter le transfert positif, telles que par
exemple, ne pas l'analyser, ne doivent pas être employées ; le transfert
doit être analysé surtout dans son aspect négatif. Seulement ces éléments,
qui sont une expression de l'interrelation réelle et positive avec l'ana-
lyste, doivent être respectés ; pendant sa récupération il traitera ces
thèmes lui-même.
On doit éviter l'interprétation des contenus, le patient a besoin
de l'aide de l'analyste pour comprendre la genèse et la dynamique de
ses angoisses et de ses défenses contre ceux-ci. L'investigation des
« opérations de sécurité » (Sullivan) ou des défenses employées dans la
situation transférentielle contre les angoisses qui ont surgi dans cette
situation est la direction basale qui dirige la technique autant dans l'ana-
lyse des névrosés que dans celle des psychoses (F. Fromm-Reichmann).
La situation transférentielle éveille des angoisses très précoces
et le patient répète ses angoisses et ses défenses caractéristiques pendant
le traitement. Leur intensité conditionne des névroses, des psychoses
et des caractéropathies de transfert, qui occuperont la partie centrale
du travail analytique. Le matériel des rêves est très représentatif de
cette situation, surtout si on les considère d'après la relation d'objets,
objets introjectés, réalité intérieure, structure du moi (dissociation), etc.
La situation transférentielle devient compréhensible si on la consi-
dère comme l'expression d'une fantaisie inconsciente avec une genèse,
une structure, un contenu, et une fonction particuliers, telle qu'elle est
conçue par Melanie Klein, Susan Isaacs, Joan Rivière, Paula Heimann.
Je citerai quelques conclusions du travail de S. Isaacs en relation à la
situation transférentielle qui se manifeste comme une totalité (gestalt)
en fonction, c'est-à-dire, un comportement (Dr Lagache).
A) Les fantaisies sont le contenu primaire des procès mentaux
inconscients.
B) Les fantaisies inconscientes se rapportent premièrement au
corps et représentent des buts instinctifs conduits vers les objets.
C) Ces fantaisies sont en premier lieu les représentants psychiques
des instincts libidinaux et destructifs ; depuis le commencement de
leur développement elles s'élaborent comme des défenses, comme des
accomplissements de désir et comme des contenus d'angoisse.
D) Les postulats de Freud sur La satisfaction hallucinatoire des
-' LE TRANSFERT CHEZ DES PATIENTS PSYCHOTIQUES
, 257

désirs, son Introjection primaire et sa Projection, sont la base de la vie de


la fantaisie.
E) A travers les expériences externes les fantaisies s'élaborent et
peuvent s'exprimer, mais leur existence ne dépend pas seulement de
l'expérience externe.
F) Les fantaisies ne dépendent pas des mots, quoiqu'elles puissent,
dans certaines conditions, être capables d'expression au moyen de
mots.
G) Les premières fantaisies sont éprouvées comme des sensations ;
plus tard elles prennent la forme d'images plastiques et de représen-
tations dramatiques.
-
H) Les fantaisies ont autant d'effets psychiques que corporels ;
par exemple, les symptômes de conversion, les qualités corporelles, le
caractère et la personnalité, les symptômes névrotiques, les inhibitions
et la sublimation.
I) Les fantaisies inconscientes constituent le lien actif entre les
instincts et les mécanismes. Quand on étudie le détail, on peut voir
que toute variété du mécanisme du moi surgit de types spécifiques de
fantaisies, qu'en dernier lieu ils ont leur origine dans des pulsions
instinctives. « Le moi est une partie différentiée du ça. » Un mécanisme
est un terme abstrait -général qui décrit certains processus mentaux
expérimentés par le sujet comme des fantaisies inconscientes.
J) L'adaptation à la réalité, et la pensée de la" réalité, demandent
l'appui et la présence de fantaisies inconscientes. L'observation des
formes dans lesquelles se développent la connaissance du monde
extérieur démontre comment la fantaisie de l'enfant contribue à son
apprentissage.
K) Les fantaisies inconscientes exercent une influence continuelle
pendant toute la vie, tant chez les personnes normales que chez'les
névrosés : la différence réside dans le caractère spécifique des fantaisies
dominantes, dans le désir ou l'anxiété qui leur sont associés et dans
leur relation avec la réalité extérieure.
s
L) Dans la situation transférentielle le patient répète des fantaisies
qu'il a .eues pendant les premières années de sa vie et qui constituent
le contenu profond de la situation transférentielle en ce qui se rapporte
à l'impulsion vers l'objet comme aux mécanismes de défense qui y
sont inclus comme un tout dans la situation.
Pour Susan Isaacs : « La personnalité, les attitudes et les intentions
et même encore les caractéristiques externes et le sexe de l'analyste,
tels que le malade les voit et les sent, changent jour à' jour et d'un
PSYCHANALYSE - 17
258 REVUE FRANÇAISE DE PSYCHANALYSE
.

moment à l'autre selon les modifications de la vie intérieure du malade


(causées par les interprétations de l'analyste ou par les événements
externes) c'est-à-dire que la relation du malade avec son analyste est
presque entièrement une fantaisie inconsciente.
« Le phénomène du « transfert » dans sa totalité n'est pas seulement
une preuve de l'existence et de l'activité de la fantaisie chez tous les
patients, qu'ils soient enfants ou adultes, malades ou sains ; ses modifi-
cations détaillées nous rendent capables de déchiffrer le caractère particulier
des fantaisies en activité dans certaines situations et leur influence sur
d'autres processus mentaux.
« Le « transfert » est maintenant le principal instrument pour
connaître ce gui se passe dans le psychisme du malade, et aussi pour
découvrir et pour reconstruire sa première histoire. La découverte des
fantaisies de transfert et l'établissement de leurs relations avec les premières
expériences et avec les situations actuelles constituent le principal moyen
de « guérison ».
« La répétition des situations de l'enfance et leur « acting out »
dans le transfert remontent à des situations bien antérieures aux
premiers souvenirs conscients : le malade qu'il soit enfant ou adulte,
• nous
montre fréquemment, avec les détails les plus frappants et drama-
tiques, des sentiments, des impulsions et des attitudes appropriés,
non seulement aux situations de l'enfance mais aussi à celles des
premiers mois de l'enfance. Dans ses fantaisies avec l'analyste le malade
recule jusqu'à ses premiers jours, et étudier ses fantaisies dans leur
contenu et les comprendre dans tous leurs détails, c'est obtenir une
connaissance solide de ce qui s'est passé en réalité dans son psychisme
quand il était enfant. »
La connaissance du contenu de ces fantaisies constitue l'une des
contributions éminentes dé l'oeuvre de Melanie Klein. En 1930 elle
écrivait : « L'analyse des petits enfants entre 2 ans 1/2 et 5 ans démontre
clairement que pour tous les enfants, au commencement, la réalité
extérieure n'est qu'un miroir de la propre vie instinctive. Or, les
premières phases des relations humaines se trouvent dominées par des
pulsions orales sadiques. Ces pulsions sadiques sont accentuées par
les expériences de privation et de frustration ; le résultat de ce processus
est que tous les autres instruments d'expression sadique que l'enfant
possède et auxquels nous donnons les noms de sadisme urétral, anal
et musculaire, sont à leur tour activés et dirigés vers les objets. Le fait
est que dans cette phase la réalité externe est peuplée dans l'imagination
infantile d'objets, desquels on attend qu'ils traitent l'enfant de la même
LE TRANSFERT CHEZ DES PATIENTS PSYCHOTIQUES 259

manière sadique que celui-ci s'est vu poussé à les traiter. Cette relation
est certainement la première des réalités primitives de l'enfant.
« Ce n'est pas une exagération de dire que, dans la première réalité
de l'enfant, le monde est un sein, et un ventre occupés d'objets dange-
reux, dangereux en fonction des propres pulsions qui poussent l'enfant
à attaquer le monde. Si pour le cours normal du développement le
moi se relationne graduellement aux objets externes en accord avec
une échelle de valeurs réelles, pour le psychose, en échange, le monde
(ce qui équivaut aux objets) est valorisé d'accord avec le niveau originel,
c'est-à-dire que pour le psychotique le monde continue à être un
ventre peuplé d'objets dangereux. Si on me demandait de donner en
quelques mots une généralisationvalable pour les psychoses, je dirais que
la principale série d'entre elles correspond à des défenses contre les prin-
cipales phases du développement du sadisme. »
Dans la même année en.étudiant l'importance de la formation du
symbole pour le développement du moi, elle démontre avec un matériel
clinique ces situations mais c'est dans son article sur « les mécanismes
schizoïdes » qu'elle réunit ses idées à ce sujet. Nous allons extraire
quelques aspects qui nous intéressent ici en relation avec le transfert.
Dans la première enfance, surgissent les angoisses caractéristiques des
psychoses qui poussent le moi à développer des mécanismes de défense
spécifiques trouvant dans cette période le point de fixation de toutes
les perturbations psychotiques. Les angoisses primitives, les mécanismes
de défense du moi de cette époque, exercent une profonde influence dans
tous les aspects du développement (moi, surmoi, relations d'objets).
Les relations d'objets existent depuis le commencement de la vie,
de même que la dissociation de l'objet et l'interjeu entre Pintrojection.
et la projection, entre les objets et les situations internes et externes.
Dès le commencement, la pulsion destructive est dirigée vers
l'objet qui s'exprime premièrement dans des fantaisies d'attaques
sadiques orales contre le sein de la mère et après s'étend au corps ; de là
surgissent les angoisses paranoïdes produites par le désir de voler au corps
de la mère ce qu'il contient de bon et de mettre en elle ses excréments
(pulsions sadiques anales), avec le désir d'entrer dans son corps pour
pouvoir le contrôler de dedans. Ceci est d'une grande importance dans
le développement de la paranoïa et de la schizophrénie, et forme la
base d'un mécanisme décrit par Melanie Klein (« identification pro-
jective ») dont je parlerai après. Des défenses typiques, face à ses
anxiétés paranoïdes, apparaissent : la dissociation de l'objet, des pulsions
du moi de l'objet, l'idéalisation, la négation de la réalité, interne et.
PSYCHANALYSE 17*
260 REVUE FRANÇAISE DE PSYCHANALYSE

externe, le blocage des affects, la dépersonnalisation, etc. Melanie Klein,


décrit dans le développement, une première phase, la position paranoïde
(anxiété paranoïde, mécanismes schizoïdes, qui ont surgi face à celles-
ci) et après, la position dépressive avec des sentiments de deuil et de
culpabilité et des mécanismes défensifs, par exemple, des mécanismes
maniaques.
Durant l'analyse des enfants et des psychoses, la répétition et
la reconstruction de ces premières fantaisies qui correspondent à
ces deux phases du développement, en même temps que les mécanismes
qui en sont caractéristiques, configurent la névrose transférentielle et
le succès de l'analyse dépend du degré auquel ces fantaisies inconscientes
que nourrit l'anxiété peuvent devenir conscientes dans leur relation
avec le transfert.
Je me rapporterai finalement à un mécanisme dont l'analyse systé-
matique est fondamentale dans le traitement des schizophrènes ; c'est
l'identification projective qui configure, selon mon expérience, beau-
coup d'aspects de la situation de transfert. Elle se manifeste dans
les névroses et caractéropathies mais chez les schizophrènes son
analyse prend une importance capitale dans le processus de guérison.
M. Klein l'a étudié et H. Rosenfeld en a donné de très clairs
exemples cliniques. Je vais en résumer les principales caractéristiques :
i. Situations internes et externes qui peuvent momentanément
augmenter le besoin de projection (par exemple les frustrations subies
dans la situation transférentielle).
2. La base de ce mécanisme se trouve dans les premières pulsions :
a) Orales sadiques, de vider le corps de l'objet (introjection) ;
b) Pulsions anales et urétrales sadiques, de remplir avec des excréments
et de l'urine le corps vidé (projection).
3. Le besoin de contrôle de l'objet par ce mécanisme est générale-
ment en proportion avec le type de mère omnipotente et qui exerce un
contrôle sévère telles que les mères de schizophrènes.
4. Ceci constitue un point de fixation pour l'homosexualité et
"

la paranoïa, ainsi que l'a démontré H. Rosenfeld.


5. Les fonctions de ce mécanisme peuvent être le contrôle obsessif
du persécuteur ou l'apaisement de celui-ci comme dans le cas de
l'homosexualité.
6. Ce mécanisme a généralement deux plans, l'un en relation avec
la mère et l'autre en relation avec le père, et qui surgissent alternative-
ment dans la situation transférentielle.
LE TRANSFERT CHEZ DES PATIENTS PSYCHOTIQUES 261

7. Ce qui arrive d'abord est une dissociation du moi et une pro-


jection de cette partie dissociée dans l'objet ; les caractéristiques de
ce mécanisme seraient les suivantes :
a) Expulser la partie mauvaise de soi-même ;
b) Faire du mal à l'objet ;
c) Le contrôler, et en prendre possession (contrôle omnipotent dérivé
des pulsions anales secondaires) ;
d) Expulser la haine contre une partie de soi-même en la dirigeant
contre l'objet, lequel est senti par le moi comme un persécuteur;
e) Contribuer à augmenter l'intensité de la haine dirigée contre une
autre personne (par exemple envers l'analyste dans la situation
transférentielle) ;
f) Le moi s'affaiblit par l'expulsion de quelques parties de lui-même,
puisque" les sentiments agressifs sont intimement liés dans le
psychisme aux sentiments de pouvoir, de' puissance, de force,
de connaissance, etc. ;
g) Mais les parties bonnes doivent aussi être projetées (excréments
comme cadeau). Ce sont les parties aimées de soi-même qui
sont projetées alors, situation qui semble être fondamentale
pour le développement de bonnes relations objectales, et l'inté-
gration du moi ;
h) Si cette projection est excessive les parties bonnes sont senties
comme une perte de soi-même et l'objet (la mère ou l'analyste)
se transforme dans l'idéal du moi. Cette situation tend à appau-
vrir et à affaiblir le moi et peut s'étendre à d'autres personnes
en donnant comme résultat une grande dépendance de celles-ci
qui sont les représentants_ externes des parties bonnes de soi-
même. L'autre conséquence est la crainte d'avoir perdu la capa-
cité d'aimer, en sentant que l'objet aimé est surtout aimé comme
représentant de soi-même (élection narcissique et homosexuelle) ;
i) Ce processus peut s'inverser par l'introjection de ces objets (la partie
mauvaise) et conduit à la crainte que non seulement le corps
sinon le cerveau soit contrôlé par d'autres personnes de manière
hostile. La crainte de l'introjection d'un monde externe dan-
gereux, plus la crainte des persécuteurs internes et une fuite vers
l'objet interne idéalisé, conditionnent l'éloignement de la réalité.
8. Le moi affaibli par le processus antérieur devient incapable
d'assimiler ces objets internes ce qui conduit aux sentiments d'être
commandé par eux (les sentiments d'influence surgis pendant l'analyse
262 REVUE FRANÇAISE DE PSYCHANALYSE

sont la projection de ce contrôle interne). Le moi affaibli se sent capable


de reprendre en lui-même les parties qu'il avait projetées dans le
monde extérieur.
9. Ces perturbations dans l'interjeu entre les projections et les
introjections impliquent une excessive dissociation du moi et dérangent
sérieusement la relation autant avec le monde interne qu'avec le monde
externe, ce qui selon M. Klein est le noeud de quelques formes de
schizophrénie.
10. La projection dans une personne de parties dissociées de
soi-même influe essentiellement sur les relations d'objets, dans la vie
émotionnelle et dans la personnalité comme un tout. M. Klein illustre
cet aspect du problème par un exemple plus ou moins universel : le
sentiment de solitude et la crainte dé partir. Les sentiments dépressifs
qui apparaissent après que les personnes se sont éloignées sont condi-
tionnés en partie par la crainte de la destruction de l'objet, par les
pulsions agressives envers lui, par la frustration de la séparation ;
mais M. Klein croit que c'est le mécanisme d'identification projective
qui intervient plus spécifiquement. Ces sentiments agressifs dissociés
de soi-même et projetés sur l'objet font sentir au sujet comme s'il
contrôlait l'objet, de manière agressive et destructive. En même temps,
l'objet interne se trouve dans la même situation de danger et de des-
truction que l'objet externe qui est ressenti comme une partie de soi-
même. Le résultat est un excessif affaiblissement du moi, le sentiment
qu'il n'y a rien qui le soutienne et une correspondante dépendance
des autres. On peut observer cette même situation lors de l'interruption
de la séance d'analyse ou au moment de l'interruption des fins de
semaine, chez des patients extrêmement dépendants, dépendance
surgie de ce sentiment de faiblesse.

BIBLIOGRAPHIE
FROMM-REICHMANN Frieda, Problèmes du transfert chez les schizophrènes.
ISAACS Susan, Nature et fonction du fantasme.
KLEIN Melanie, Notes sur quelques mécanismes schizoïdes.
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/. J. P. A, vol XI, 1930.
— The Psychotherapy of the Psychoses, J. of Médical Psychology, vol. X, 1930.
ROSENFELD Herbert, Analysis of a Schizophrénie State with Despersonalisa-
tion », Int. J. Psychoanal., 27.
— Remarks on the relation of Male Homosexuality to Paranoia, Paranoid
Anxiety and Narcissism, I. J. P. A., vol. XXX, Part. I, 1949.
Note sur le transfert
par MELITTA SCHMIDEBERG (New-York)
(traduit de l'anglais par D. LAGACHE; revu par l'auteur)

On devrait plus souvent appliquer les procédés de la sémantique à la


nomenclature de toute science naturelle, en particulier d'une science
en maturation comme la psychanalyse. Les significations floues n'en-
traînent pas seulement la confusion, elles conduisent aussi à une
application bâclée des techniques cliniques et à des erreurs théoriques.
Des expressions comme « transfert », « refoulement », « sublimation »,
« abréaction », d'autres encore, ont acquis avec les années une signifi-
cation de plus en plus vague.
Dans cet article, je traiterai de « la situation de transfert », ou« du
transfert » dans le sens d'une-description de la relation patient-analyste.
Pour commencer, examinons l'envergure du transfert. En raison
de sa formation l'analyste s'occupe du transfert avant que le patient
apparaisse en chair et en os. L'analyste consciencieux sait que non
seulement sa personnalité et son attitude peuvent déterminer le trans-
fert, mais aussi l'entourage physique où le traitement est conduit. Par
suite, il se préoccupe de la situation de son cabinet, du genre de salle
d'attente convenable, de l'ameublement de son cabinet, y compris le
bureau et les objets posés sur le bureau. Il tient compte encore de son
propre vêtement, de ses bijoux personnels, ou même de sa coupe de
cheveux ou de l'arrangement de son visage.
Classiquement, la psychanalyse vise à réaliser un état de choses où
le transfert du patient aura la faculté de se développer sans être gêné
par les facteurs et les impressions de la réalité courante ; pour que les
affects puissent s'écouler dans un seul sens, du patient à l'analyste,
l'analyste lui-même tente de s'effacer, d'être détaché, objectif, en
d'autres termes émotionnellement antiseptique.
Pour suppléer à l'impuissance naturelle des êtres humains à réaliser.
264 REVUE FRANÇAISE DE PSYCHANALYSE

une condition de parfait détachement, l'analyste, encore en raison de


sa formation, s'est préparé une sauvegarde sous la forme d'une analyse
personnelle, qui a pour but idéal la complète révélation de ses propres
complexes. Ainsi sent-il, même en désespoir de cause, qu'il est adéqua-
tement préparé à discriminer ses propres sentiments et complexes de
ceux de ses patients et à laisser libre cours à ceux-ci dans la situation
de transfert.
C'est là un idéal vers quoi l'analyste sent qu'il devrait tendre. Sans
apprécier les mérites de cet idéal à l'endroit de l'efficacité thérapeutique,
il est cliniquement important de savoir dans quelle mesure il est pro-
bable qu'on le réalise. En fait, il est bien impossible de dépouiller
l'entourage physique du cabinet de l'analyste de toute signification. Si
l'analyste s'abstient de suspendre des tableaux sur le mur, le patient
en fait d'une manière ou d'une autre l'observation. Le patient est
obligé de remarquer si les meubles de la salle d'attente sont anciens
ou modernes. Le tapis dit son histoire, s'il est fatigué, nettoyé ou
coûteux. En outre, le quartier de l'analyste est significatif. A New-York,
la Fifth Avenue, la Park Avenue, et de nombreuses rues intermédiaires
sur l'East Side, sont considérées comme des adresses élégantes ; un
patient se fait une idée de son analyste, tout naturellement, selon qu'il
habite de ce côté ou d'un autre.
A toutes ces conditions répondent des réactions du patient. On
peut les analyser avec fruit dans le cadre de la dynamique du patient,
mais cette possibilité dépend à son tour de la stabilité de l'image de
l'analyste. Or, il est humainement impossible à un analyste de rester
le même toute la journée, toute la semaine, et cela pendant des années,
indépendamment de tout ce qui peut lui arriver dans sa vie privée.
Si parfaite que soit sa propre analyse, il est'improbable qu'il soit tout à
fait libre de ce qu'il y a de tendancieux dans ses propres complexes.
En observant les réactions des patients à ma personne et à celle de leurs
analystes antérieurs, je me suis convaincue qu'ils sont plus conscients
de l'attitude, de la personnalité, des changements d'humeur de l'ana-
lyste qu'on ne le pense d'ordinaire, et qu'ils réagissent davantage.
En conséquence, il est évident que je ne puis accepter l'idée que
l'analyste fonctionne purement comme un miroir. Cette idée est plus
nettement réfutée si l'on tient compte de la situation analytique elle-
même, mis à part les facteurs extérieurs. Les réactions du patient dans
l'analyse sont influencées par l'idée qu'il se fait de l'analyse et de la
façon dont il devrait s'y comporter, par la conduite et la personnalité
de l'analyste, par les aspects magico-parentaux de la relation analytique
NOTE SUR LE TRANSFERT ' 265

entre patient et médecin, par la régression temporaire qui est imposée


et le détachement de la réalité ordinaire, par la négligence du moi
conscient au profit des éléments inconscients, par la concentration
sur l'association libre et sur des processus mentaux privés de censure et
d'inhibition.
Ainsi, au cours de l'analyse, les réactions du patient sont largement
le produit des conditions et de l'atmosphère de la situation elle-même.
Le rituel analytique établit le niveau d'une réactivation régressive des
réactions infantiles. Il creuse un gouffre entre l'analyste et le patient.
On attend du patient qu'il déploie tout ce qui le concerne, toutes ses
pensées et ses impulsions, si enfantines et mesquines soient-elles, spé-
cialement les poussées instinctuelles les plus répréhensibles de son
inconscient; pendant ce temps, l'analyste ne révèle rien de ce qui le
concerne — qui plus est, il ne doit rien révéler ! Ce qui ajoute à la
négligence dans laquelle est tenu le moi adulte du patient ; par l'accen-
tuation de l'irrationnel et de l'enfance, il doit se retirer de la réalité
et renoncer, au moins temporairement, aux réactions ordinaires et aux
exigences de la vie adulte. "
La répétition des expériences infantiles dans la situation analytique
en est un aspect habituellement souligné, et c'en est un aspect important.
Mais ce n'est pas le seul. Tous, nous tendons à nous conduire et à agir
en conformité avec notre « pattern » ; dans une analyse si détachée de
la vie quotidienne, le retrait des sentiments et de la personnalité propres
de l'analyste répète sous une forme exagérée la relation parent-enfant ^
ce qui, à son tour, renforce la tendance à la régression.
L'inégalité est encore accentuée par la position étendue du patient.
Comme conséquence, les patients « passent à l'acte » (act out) ou se
comportent sur un mode auquel ils résisteraient si la régression n'était
encouragée. La preuve en est qu'en règle générale, les réactions sont plus
rares ou plus modérées lorsque l'analyste est moins rigide, par exemple
qu'il n'insiste pas pour que le patient s'étende.
Une grande partie de ce qu'on pourrait regarder comme des formes
irrationnelles et infantiles du transfert est conditionnée par des per-
ceptions inconscientes ou préconscientes ; il est rare en effet que les
éléments irrationnels ou infantiles soient la réplique ou la continuation
exacte de la situation passée. Comme les matériaux du rêve, ils sont
surchargés et déformés par les mécanismes mentaux, notamment par
la projection. Au cours de l'analyse, un enfant a peur que je ne Fattaque.
Cette crainte ne peut être complètement réduite à des expériences
similaires dans la relation du parent et 4e l'enfant ; elle est plus vrai-
266 REVUE FRANÇAISE DE PSYCHANALYSE

semblablement une projection du sadisme propre de l'enfant. Un


psychopathe, qui connaissait son diagnostic par la lecture subreptice
de rapports de son précédent médecin, était convaincu que j'étais
moi-même psychopathe. Il m'accusait et m'attaquait sur ce terrain.
C'était une vengeance pour la façon dont ses médecins antérieurs
l'avaient traité, et une défense contre la crainte d'une accusation venant
de moi. Mais il dit aussi que s'il ne m'avait crue psychopathe, il n'aurait
pu avoir aucune confiance dans ma compréhension, qu'il ne m'aurait
jamais parlé ouvertement de lui-même.
Si la projection est un des principaux mécanismes des réactions
irrationnelles du transfert, ce n'est pas le seul. Le déplacement à partir,
d'objets appartenant au présent est également important. Un patient
peut se quereller avec moi ou avoir peur de moi parce que sa femme l'a
maltraité. Le zèle du patient à payer peut être interprêté comme une
.
compensation du ressentiment motivé par ses sacrifices financiers. Sa
soumission et son admiration à l'égard de l'analyste peuvent compenser
la critique du thérapeute. Ces compensations peuvent continuer des
habitudes de l'enfance ; elles peuvent aussi bien avoir commencé après ;
de même, un écolier rétif peut devenir plus tard « un bon malade ».
Il y a enfin les fonctions thérapeutiques directes du transfert. Dans
le sens de l'attachement à l'analyste, le transfert est le principal levier
de la continuation du traitement. Il donne en outre à l'analyste la faculté
de surmonter les résistances, spécialement pour faire accepter les inter-
prétations. Ce qui implique la manipulation ou l'emploi du transfert
afin d'empêcher un patient qui a besoin du traitement de l'abandonner.
En dépit de l'étendue de son emploi dans cette éventualité, on discute
encore aujourd'hui la correction de ce procédé, qui viole le principe
fondamental du rôle passif, impersonnel de l'analyste dans la situation
de transfert. Et en fait, il soulève de graves questions : dans quelle
mesure l'attachement transférentiel peut-il être utilisé pour stabiliser
un patient ? En d'autres termes, est-il thérapeutiquement désirable
que le patient répète ses colères d'enfant, par exemple, pour en ressentir
après de l'humiliation, au lieu qu'on l'aide à revivre d'une manière
plus heureuse ces expériences éloignées ? Une réponse partielle est
peut-être la suivante : l'étude du transfert fournit des clefs importantes
pour la compréhension de l'inconscient du patient ; on pourrait s'en
servir à l'occasion pour rendre moins pénibles ou moins traumatiques
des expériences pénibles de l'enfance.
Ce sont plutôt là de brèves notations sur des aspects variés de la
situation de transfert ; elles sont, je crois, suffisantes pour confirmer les
NOTE SUR LE TRANSFERT 267

implications du premier paragraphe : tous les phénomènes de transfert


justifient une étude soigneuse avant d'en tirer des conclusions scienti-
fiques. Nous ne sommes pas fondés à « ruckverlegen » (I) sans exception
tout ce que nous observons dans le transfert, à le transposer intégrale-
ment dans l'enfance du patient et dans son inconscient. Il nous faut
tenter de désintriquer (comme dans l'analyse des rêves) ce qui est
« Tagesreste » (2) (stimuli des situations courantes) et ce qui est répé-
tition des expériences infantiles. Sans oublier, toutefois, qu'au cours
d'une analyse, la situation de transfert est plus proche de la réalité et
plus conditionnée par elle que le rêve, et que, par suite, les facteurs
réels jouent nécessairement un plus grand rôle. Avant tout, nous devons.
l'attention la plus vigilante à la distorsion et à l'élaboration apportées par
le fonctionnement normal des mécanismes mentaux, tels que la projec-
tion, le déplacement, la formation réactionnelle, d'autres encore.

(1) Reporter en arrière (eu allemand dans le texte).


(2) Restes diurnes (en allemand dans le texte).

Le gérant : J. LEUBA.
PREMIERE CONFÉRENCE
DES
PSYCHANALYSTES DE LANGUES ROMANES
(XVe Conférence des Psychanalystes de Langue française)

La Ire Conférence des Psychanalystes de Langues romanes aura lieu


les dimanche 9 et lundi 10 novembre 1952, au Centre Psychiatrique
Sainte-Anne, 1, rue Cabanis, Paris, sous les auspices de la Société
Psychanalytique de Paris et sous la présidence du Dr S. NACHT.
PROGRAMME
DIMANCHE 9 NOVEMBRE
9 heures : Réunion scientifique, Amphithéâtre de la Clinique des Maladies
Mentales et de l'Encéphale.
a) Rapport théorique : Théories des Instincts, exposé par le
Dr M. BENASSY.
b) Ouverture de la discussion sur le Rapport précédent.
15 heures : Réunion scientifique, Amphithéâtre de la Clinique des Maladies
Mentales et de l'Encéphale.
a) Rapport clinique : Le Moi dans la névrose obsessionnelle. Relations
d'objet et mécanismes de défense, exposé par le Dr M. BOUVET.
b) Ouverture de la discussion sur le Rapport précédent.
LUNDI 10 NOVEMBRE
9 heures : Réunion scientifique, Amphithéâtre de la Clinique des Maladies
Mentales et de l'Encéphale.
Poursuite et clôture de la discussion sur les deux Rapports.
17 h. 30 : Réunion des Membres de la Conférence à la Salle des Fêtes du
Centre Psychiatrique Sainte-Anne, où un buffet sera à la
disposition des participants.
INSCRIPTION A LA CONFÉRENCE
Les demandes d'Inscription doivent être adressées au Secrétaire de la
Conférence et être accompagnées du montant de la cotisation (chèque bancaire
ou virement postal).
La cotisation est fixée à 2.500 francs pour les Membres Inscrits qui recevront
les Rapports, à domicile, avant la Conférence.
Une cotisation de 1.500 francs sera acceptée pour les Membres Associés
(conjoints non analystes de Membres Inscrits) et donnera droit à l'entrée aux
diverses manifestations.
Un insigne sera remis à chaque participant à l'entrée de la première séance.
Les demandes d'inscription devront parvenir au Secrétaire avant le
Ier octobre 1952.
PARTICIPATION AUX DISCUSSIONS
Les demandes de participation aux discussions devront parvenir au Secrétaire
avant l'ouverture de la Conférence, en précisant le Rapport auquel elles
s'attachent.
Les participants à la discussion devront remettre au Secrétaire le texte écrit
de leur intervention, avant la clôture de la Conférence. Ce texte paraîtra dans la
Revue Française de Psychanalyse.
Adresser les cotisations au Secrétaire : Dr Pierre MARTY, 22, boulevard
Barbes, Paris (18e). C. C. P. 521.700, Paris.

1952. — Imprimerie des Presses Universitaires de France. — Vendôme (France)


ÉDIT. N° 23.074 Dépôt légal : 3-1952 IMP. N« 12.954
John LEUBA
(1884-1952)
Hommage
au Docteur John Leuba

ALLOCUTION PRONONCEE
AUX OBSÈQUES DU DOCTEUR JOHN LEUBA
le 13 mai 1952

par G. RICHARD
Je parle en ami, au nom de ses amis.
Serai-je digne de le faire en leur nom ?

(Le don de sa personne a dû être si divers à chacun de nous, à


chacun de ceux qui l'ont approché, malades ou bien portants.)
Ce qui nous presse en ce moment, ce n'est peut-être pas autant le
chagrin que la reconnaissance.
Car si nous sommes tous privés, et d'une façon qui nous paraît
irréparable, ce qu'il nous a donné se dresse devant nous, en nous, avec
plus de force que de tristesse.
Ce qu'il nous a donné sans le vouloir et peut-être sans le savoir
souvent. Ce qu'il nous a donné en étant ce qu'il était : cet accueil des
deux mains, des deux yeux, de toute sa personne qui venait à nous.
Cet accueil immédiat et généreux, cet accueil sans compter. L'accueil
de ces derniers mois surtout, dans cette belle chambre de l'avenue
Soguel, où il a mené ses derniers combats chez les autres et en lui-même.
Le don de soi, il n'en a pas parlé ; il l'a vécu. (« C'est bien simple »,
dirait-il.) Envers ses malades sans doute, qu'il entourait de toute la
sécurité de sa compréhension, qu'il soutenait de toute la fermeté de
son attitude, qu'il encourageait de cette humanité qui rayonna de plus
en plus de lui. Envers ses élèves qu'il formait avec une si impitoyable
clairvoyance, mais avec un tact si délicat.
Envers ses amis enfin — envers nous ses amis auxquels il témoi-
PSYCHANALYSE 18
270 REVUE FRANÇAISE DE PSYCHANALYSE

gnait une affection si spontanée et qu'il savait encourager de son


optimisme indomptable et parfois téméraire.
Sans fonder sa conduite sur aucune morale reconnue ou sur aucune
religion, notre ami a de plus en plus réalisé dans ses actes une bonté,
un amour que bien des croyants pourraient lui envier. Il nous a semblé
que plus ses forces déclinaient, plus la vie matérielle lui échappait, et
plus il éprouvait le besoin d'aimer, d'aimer encore. Sa profession
l'avait habitué à libérer — chez les autres — l'amour de ses chaînes ;
comme analyste il avait participé à ce privilège de très nombreuses
années. La souffrance, la grande épreuve de son corps, qui a fini par
l'abattre envers et ,contre toute son énergie, la souffrance semble
l'avoir enrichi d'une humanité encore plus compréhensive,- l'avoir
pénétré encore plus intimement de cette vérité que l'amour est notre
bien le plus précieux.
Aussi, bien que restant perspicace envers nous, il a gagné encore en
indulgence depuis sa grande épreuve.
Je ne veux pas parler de ses qualités d'intelligence si extraordi-
naires, de son don d'intuition qui nous étonnait toujours de nouveau,
de sa culture ; tout cela laisse en nous un souvenir ébloui. Notre confrère
Odier va nous dire quelques mots de ce qu'il fut comme homme de
science et thérapeute.
Je n'ai voulu parler que de son coeur et de la richesse affective qu'il
nous a dispensée.
C'est cela que nous aurions voulu garder avant tout.
C'est cela et tout son exemple de vaillance intrépide qui sont son
après-vie. Il n'y a pas de vraie mort pour un homme qui a su à ce point
rendre la vie aux autres et donner la sienne propre à ceux qui
l'approchaient.
Nous voulions la garder. Nous voulions bénéficier encore de tout
ce qu'il partageait si généreusement de son expérience. Nous lui
demandions un peu égoïstement de continuer la lutte vaillante que son
esprit menait pour obliger son corps à vivre. Tout dernièrement il
nous confiait : « Tu sais, mon vieux, j'en ai assez, j'ai envie de m'en
aller. » Comme je lui répondais que je le comprenais mais que nous
ses amis avions bien envie de le garder, il me répondait : « Oh, tu sais, il
y a deux hommes en moi. Je repiquerai » !

Telle était sa manière de répondre à l'amitié.


Mais cette vie s'est arrêtée brusquement et le don a pris fin,
apparemment.
Que ce grand vivant reste en nous !
HOMMAGE AU DOCTEUR JOHN LEUBA • 27I

ALLOCUTION (13 mai 1952)


par CHARLES ODIER

Laissez-moi dire tout simplement quelques mots d'adieu à l'un des


plus chers de mes amis.
Je pourrais parler longuement de ce qu'était son amitié.
Mais je me bornerai à évoquer devant vous un autre aspect de sa
riche personnalité : ce rare ensemble de valeurs qu'il a mise en oeuvre
de façon si efficace, si exemplaire, dans sa carrière d'homme de science
et de médecin.
Il est inutile de dresser ici la liste de ses nombreux travaux aux
objets si divers et dont le trait commun consiste dans la rigueur de sa
pensée, mais d'une pensée toujours originale, s'exprimant par un style
imagé et spirituel.
Marquons plutôt les trois étapes de son évolution, évolution dont
le cheminement en trois temps a assuré la continuité au lieu de la
briser.
Leuba, tout d'abord se voua aux sciences naturelles et à la géologie.
Rappelons l'un de ses ouvrages : l'Introduction à la géologie. Ce manuel
ne tarda pas à faire autorité.
Je me souviens d'une conversation, entre mille, avec lui à ce sujet.
« Djonny, lui dis-je, tu t'es cru géologue, non sans raison et en
toute bonne foi. Mais au fond, tu es né médecin ! »
Et lui de répondre avec son bon rire. « Mais oui, Carolus, mais oui,
tu as raison, mais le géologue et le naturaliste ont beaucoup appris au
médecin. »
Ces premières études au demeurant ont largement contribué à la
formation chez lui de l'esprit scientifique et du culte de l'objectivité,-
tels qu'ils sont indispensables à tout médecin digne de ce nom ; et
Djonny entre tous, en était digne.
La seconde étape n'est autre que les sciences médicales. Il sut
donner à l'exercice de la médecine, dans le sens le plus authentique du
terme, tout son coeur et son intelligence.
Soigner autrui, le soulager et le guérir de ses maux physiques était
sa plus grande joie constamment renouvelée par son talent de clinicien.
Mais soigner le corps ne devait pas suffire à son altruisme. Soigner
autrui c'est bien ; le comprendre, c'est mieux. Leuba a été un précurseur
avisé de la médecine psychosomatique. C'est animé par son sens aigu
272 REVUE FRANÇAISE DE PSYCHANALYSE

de la souffrance humaine, sous toutes ses formes, c'est soutenu par


son intérêt passionné pour ses causes psychiques qu'il s'orienta peu
à peu, sous une impulsion irrésistible, vers la psychanalyse et la
psychothérapie.
Toutefois, et ce souci premier l'a toujours habité, il n'a jamais
cessé ni refusé de traiter les maladies organiques. Sa magnifique conduite
pendant la dernière guerre suffit à prouver la constance de cette vocation.
Chaque fois que cela était nécessaire et bienfaisant, le psychanalyste
savait passer la main au médecin. Personne n'a recouru en vain au
second comme au premier. Quelle belle leçon pour les doctrinaires !
Après avoir souligné les signes objectifs et les résultats extérieurs
de cette belle activité, je voudrais porter l'accent sur les fondements
intérieurs, sur les qualités psychologiques et morales si remarquables
qui en furent la condition et le ressort.
Leuba a magnifiquement synthétisé les trois disciplines auxquelles
il a consacré sa vie. Il a su en faire un tout cohérent, au lieu de les
séparer, de les dissocier, en les considérant chacune pour elle-même.
Tout se tenait en lui, et chaque activité tirait profit des deux autres.
C'est ainsi qu'il a accompli cette tâche si délicate de rester tout à la
fois et sans conflit un savant, un médecin du corps et un médecin de
l'âme ; qu'il a réussi à réconcilier, à allier harmonieusement en lui ces
trois êtres si remarquables. La difficulté venait précisément qu'aucun
d'eux n'était moins remarquable que les autres. De là un danger qu'il
a su éviter ; le danger d'un choix doctrinal qui nous aurait privé d'un
psychanalyste de grande classe, et ses élèves d'un maître.
Mais où chercher le secret d'un si belle et rare synthèse ?
J'ai cru le trouver en observant de près mon ami, en le vivant si je
puis dire durant nos belles années de Paris ; en apprenant à
connaître l'homme qui parfois se cachait sous le savant avec modestie,
mais parfois se démasquait sans astuce après un verre de « Pastis »,
cette liqueur provençale qu'il préparait avec une science raffinée. Et
son amour de la Provence reflétait trois traits bien personnels : l'en-
jouement, la gentillesse, le goût de la lumière pure.
Nos longues discussions étaient d'autant plus fertiles que nous
n'étions pas toujours d'accord, mais aussi d'autant plus amicales que
chacun respectait les idées de l'autre.
Reconnaissons ici le secret de son rayonnement. Ce qu'il m'a
appris, ce qu'il m'a donné — et cette leçon est inoubliable — c'est le
spectacle et l'exemple vivant d'un accord profond avec soi-même,
doublé d'une fidélité inébranlable aux principes fondamentaux de la
HOMMAGE AU DOCTEUR JOHN LEUBA 273 '

recherche et du travail de l'esprit. C'est sur cette base solide que se


fondait sou action.
Mais une base ne suffit pas. Il faut construire, et pour construire il
faut une charpente. Quelle était cette charpente ? Elle se résume en des
mots très simples mais qui ont disparu de certains lexiques ;
Sincérité et franchise;
Probité intellectuelle;
Rigueur de la méthode.
Ces qualités nous expliquent l'action énergique et courageuse de
l'homme dans tous les domaines, et son évolution vers un humanisme
élargi. Le culte de la science n'a pas étouffé le sens humain. J'ai toujours
admiré chez mon ami son adhésion totale à ces valeurs fondamentales,
profondément morales parce que psychologiques.
Elles nous font mieux comprendre un trait dominant qui vous a
tous frappés. Quel que fut l'objet de son action, Leuba y montrait
toujours le même enthousiasme nuancé de bienveillance, d'humour.
Et c'est à cet enthousiasme si spontané qu'il a dû d'entraîner dans son
sillage nombre de disciples et d'élèves, sans parler de la reconnaissance
des patients qui sentaient en lui un guide assuré, un entraîneur irrésis-
tible dans la mesure même où ils le sentaient profondément attaché aux
valeurs qu'il leur révélait avec cette éloquence persuasive qui émane
de l'être qui donne de sa personne. Le prestige de la personne redoublait
celui du médecin. Ses malades, en quelque sorte, ne pouvaient s'empê-
cher à la longue de suivre son exemple. Ce n'était plus « le transfert »
proprement dit ; c'était une relation nouvelle dans laquelle leur moi
puisait la force qu'exige sa socialisation. Leuba savait bien, et. depuis
longtemps, que le transfert doit son efficacité à sa disparition.
En fait son dévouement était absolu. Que n'a-t-il pas donné de
son temps et de son énergie aux jeunes analystes et à tous les malades
qui accouraient à Courcelles, sa dernière demeure ; et cela jusqu'à
l'extrême limite de ses forces.
C'est dans cet accord avec lui-même, dans cet ensemble harmonieux
de dons et de qualités dans lesquels cet accord s'exprimait que nous
tenons le secret de son action scientifique et sociale, de la continuité de
cette action, de cette patience éclairée, de ce courage qu'il apportait à
tout ce qu'il entreprenait.
De là la séduction extraordinaire qu'exerçait son étonnante person-
nalité, même sur les êtres qui discernaient mal la charpente de ce bel
édifice.
Tous ces traits expliquent bien des choses. Permettez-moi d'en
274 REVUE FRANÇAISE DE PSYCHANALYSE

relever une dernière ; notamment pourquoi et comment son travail


scientifique, son action de médecin, sa mission de psychothérapeute
donnaient à sa vie tout son sens et toute sa raison d'être. C'était là son
apostolat et son idéal ; et il tenait, il a toujours tenu à le réaliser ici-bas,
jusqu'à son dernier souffle.
On comprend dès lors que les grands problèmes métaphysiques et
religieux qui préoccupent tant de grands esprits et tant d'angoissés
n'étaient pas de nature à l'intéresser, le problème de la survie et de
l'au-delà notamment.
Leuba était dans le physique et l'humain et non dans le métaphy-
sique et le surhumain. Mais il y était de tout son coeur, de toute son
âme, de toute sa conscience pacifiée. Et c'était cela, dirais-je, sa religion.
Il n'aimait pas beaucoup ces êtres qui remettent ou reportent la
solution de leurs problèmes dans l'au-delà. Il voyait dans cette élusion
une faiblesse, un défaut du sens de la responsabilité, ce sens qu'il
possédait lui-même à un rare degré.
Et cependant le problème de l'Éternité est par lui posé dans toute
sa gravité.
Car ce qui est éternel, ce qui a du moins des chances de durer,
est ce que l'on transmet à sa famille, à ses confrères, à ses élèves, à ses
amis.
Puissions-nous repasser à d'autres, à de plus jeunes, le flambeau
qu'il nous a légué. Un être de la valeur de Leuba, tel que son altruisme
demeure en nous un exemple vivant, ne disparaît pas.

JOHN LEUBA (1884-1952)


par MARC SCHLUMBERGER

Après des mois de souffrances, John Leuba vient de mourir


le 11 mai 1952, en Suisse, près de Neuchatel. Si préparés que nous
fussions à recevoir cette nouvelle, nous n'en sommes pas moins profon-
dément navrés et notre peine signe la qualité de celui que nous ne
verrons plus : un homme bon, un ami sûr, un compagnon gai, plein de
charme et d'esprit et un exemple de courage dans l'épreuve qui force
l'admiration.
Il s'est éteint au lieu même où il était né en 1884, à Corcelles, où son
père, tout en tenant sa pharmacie, se consacrait aux sciences naturelles
et illustrait de soigneuses reproductions un album sur les champignons
HOMMAGE AU DOCTEUR JOHN LEUBA 275

qui fait encore autorité. Dans un charmant récit, paru dans notre revue
et qu'il a intitulé La batrachomyomachie (1), Leuba nous a dépeint un
peu de l'atmosphère dans laquelle il grandit. En un style vif, très
personnel, évocateur et poétique, il y décrit un monde d'étangs, d'algues,
de bois, peuplé de centaines de petits animaux, bruissant dans l'ombre
ou la lumière dorée ; et il nous dit comment, tout jeune naturaliste, il
fait la connaissance de ce monde un peu fantastique et toujours mer-
veilleux et y découvre la première conscience de lui-même.
Toute sa vie, il restera cet observateur passionné de la nature et il
l'aimera d'un amour insatiable. A la fin de ses études, sa curiosité se
tourne d'abord vers la géologie : il devient, à Neuchatel, l'assistant du
Pr Schardt, dont il épousera'la fille plusieurs années plus tard. C'est
l'époque des longues courses en montagne, le marteau de prospecteur
à la main ; son esprit n'est pas seul inlassable : Leuba est doué d'une
constitution physique souple, alerte et d'une extraordinaire endurance.
Puis il revient à ses premières amours, aux plantes et aux animaux qui
enchantèrent son enfance ; grâce à son intérêt et à sa mémoire prodi-
gieuse, il décroche, en se jouant, le doctorat en Sciences naturelles.
Mais voilà qu'il tombe malade. On erre sur le diagnostic. Il veut prendre
part dans ce débat et fait, à Genève, ses études de médecine,. Devenu
docteur, la guerre de 14-18 le trouvé en France, volontaire dans les
hôpitaux ; on lui décerne la médaille des épidémies. En 1925, il vient à
Paris, où il travaille d'abord aux Éditions Armand Colin et contribue
lui-même à leur Collection scientifique dont il s'occupe : il y fait
paraître, en effet, une Introduction à la géologie, petit chef-d'oeuvre d'une
clarté si grande, que c'est encore aujourd'hui un texte classique qu'il a
fallu rééditer plusieurs fois.
Au cours des années 28-30, Leuba fait connaissance avec la Psycha-
nalyse et c'est pour lui une révélation ; désormais et jusqu'à ses derniers
jours, il va se vouer entièrement à elle. Et ce n'est pas un mince témoi-
gnage rendu à cette science, si jeune encore à l'époque, que l'adhésion
totale de ce savant dans sa pleine maturité. Pendant ces nouvelles études
qu'il fait, pour son analyse didactique, auprès du Dr R. Loewenstein,
Leuba, après avoir été plusieurs années l'assistant du Dr Lamy, travaille
dans un laboratoire de recherches médicales et se fait recevoir, à nou-
veau, docteur, cette fois-ci de la Faculté de Médecine de Paris.
A partir de maintenant, il vit parmi nous et fait partie de nos sou-
venirs. Rappelons-le-nous d'abord à la Société psychanalytique de Paris,

(1) Revue française de Psychanalyse, n° 1, 1948.


I
276 REVUE FRANÇAISE DE PSYCHANALYSE

dont il est, tôt, en 34, le secrétaire dévoué et, bientôt un maître recherché.
Le cheveu blanc, léger — si loin qu'on l'ait connu — l'oeil vif et bleu, il
est, toute la période d'avant-guerre, la cheville ouvrière de notre groupe,
qu'il présidera plus tard de 46 à 48. Il garde, dans ses fonctions, son
naturel enjoué, son esprit souvent malicieux. Mais que l'on se trouve
dans l'embarras, il ne vous ménage jamais ni son attention ni son temps
et il s'emploie de toutes ses forces et de tout son coeur à tâcher de vous
être d'un utile conseil. Vous voilà chez lui, en demandeur ou en ami. Il
vous accueille d'un clair et joyeux salut. C'est, par chance, un jour où il
veut vous régaler d'une de ces « fondues » mémorables qu'il prépare
lui-même, rituellement, comme un élixir, suivant une savante recette.
Sur les étagères prospèrent ses plantes grasses, auxquelles il donne des
soins délicats. Ou c'est pendant l'occupation : tandis qu'il assaisonne
la tomate qu'il vient de choisir pour vous dans le minuscule potager qu'il
cultive sur son balcon, il vous conte l'un de ses inépuisables souvenirs
de naturaliste avec une mémoire ébouriffante des noms de lieux, de
plantes et d'insectes, d'un ton alerte, primesautier, espiègle même
parfois. Ou bien il vous fera part de ses observations ou des problèmes
qu'il se pose touchant à la psychanalyse. Artiste — il avait un réel don de
dessinateur — il excellait à la description d'un cas, d'un caractère,
d'une situation, qu'il percevait avec une intuition très sûre et l'on
retrouve ce talent dans ses écrits psychanalytiques. Un peu méfiant de
tout appareil théorique, il a, je crois, donné le meilleur de lui-même dans
les observations qu'il a publiées et je pense, notamment, à son vivant
rapport sur La famille névrotique et les névrosesfamiliales (1). Quel livre,
qu'il projetait d'écrire, ne nous aurait-il pas donné, fruit d'un si riche
engrangement, si cet homme infatigable ne devait être, en pleine
force, frappé dans son corps par un mal cruel ?
Infatigable ? Il fallait le voir, pendant la guerre de 39-44, dans sa
soixantième année, filant à bicyclette de son domicile à l'hôpital
Sainte-Anne ou au poste de secours de la mairie du 16e, dont il était le
médecin volontaire et où, à chaque alerte — et il y en eut des centaines —
il se rendait infailliblement. La Croix de Guerre qu'il reçut était bien
méritée.
Mais la maladie le guettait. Déjà plusieurs fois meurtri dans sa
chair par diverses interventions chirurgicales, sa santé déclina et il dut
subir, en janvier 1950, âgé de 66 ans, la résection de son poumon droit.

(1) Revue française de Psychanalyse, 11° 3, 1936.


HOMMAGE AU DOCTEUR JOHN LEUBA 277

Avant l'opération, son état de fatigue était tel qu'on pouvait craindre
le pire. Mais c'est alors que John Leuba montra le métal de son carac^"
tère. A proprement parler, il cria « Non » à la mort et tendit toute son
énergie à la défaire dans un combat de chaque instant. Et nous avons
assisté, émerveillés, à une convalescence, sans doute lente mais si
certaine qu'il put, huit mois plus tard, reprendre son travail à un
rythme presque normal.
Cependant, s'il avait fait reculer la mort, il restait irrémédiablement
blessé et tenu si constamment sur la brèche qu'il fut impuissant à se
refaire des réserves ; et quand, rentré en Suisse, une infection qu'il
avait longtemps jugulée prit le dessus, il succomba, très doucement,
dans un grand soupir où il se laissait aller, ayant accepté qu'il en fut
ainsi.
John Leuba s'était attaché une compagne admirable qui l'entoura
jusqu'au bout d'un dévouement sans défaillance ; toujours présente,
sans cesse efficace, elle fit front, souvent elle-même au seuil de l'épuise-
ment. Qu'elle sache qu'elle restera toujours indissociablement liée au
souvenir de notre ami (1).

(1) Quelques mots lus à la réunion de la Société psychanalytique de Paris, le 20 mai 1952.
Quelques mécanismes inconscients
révélés par le test de Rorschach
par RUTH BÉJARANO-PRUSCHY

Le test de Rorschach a suscité de nombreuses controverses entre


les partisans d'une interprétation essentiellement chiffrée, d'après un
dépouillement minutieux des calculs, et les adeptes d'une interpré-
tation psychanalytique du contenu. Les premiers reprochent aux
seconds de projeter à leur tour et d'interpréter les réponses d'autrui
d'après leur propre symbolisme.
Un tel danger est toujours possible. Il convient pour l'éviter d'être
prudent, de faire associer le sujet et de tenir compte de la situation dans
laquelle celui-ci effectue ses projections. Nous nous proposons d'expo-
ser à l'aide de quelques exemples comment le test de Rorschach peut
renseigner sur le dynamisme de l'inconscient et sur ses mécanismes,
ceci sans recourir à des interprétations « intempestives » et « subjec-
tives » du contenu projeté.
Les exemples ci-dessous ont été recueillis durant les années 1946-
1949. Notre activité était alors orientée surtout vers la sélection des
cadres.
L'interprétation des Rorschach nous a montré que les examens ps3r-
chologiques professionnels qui se déroulent entre deux personnes, le
candidat et l'expérimentateur, peuvent donner lieu à des transferts très
rapides. Ceux-ci s'exprimeront moins par les paroles et les conduites
des sujets que précisément par certaines réponses données au test de
Rorschach. L'examen crée en effet une situation artificielle. Placé dans
ce milieu inhabituel, le candidat se surveille parce qu'il veut « s'en tirer »
le mieux possible. Le psychologue doit donc tenter de distinguer :
i° L'impression que le sujet veut donner de lui ;
20 La conduite qu'il peut avoir dans une situation normale, donc
sa personnalité habituelle ;
30 Les mécanismes profonds de son psychisme.
LE TEST DE RORSCHACH 279

La sélection professionnelle a entre autre pour but de prévoir


quelle sera l'adaptation du sujet au milieu. Les exemples suivants
montreront comment le test de Rorschach s'avère révélateur des réac-
tions et des conduites de l'individu par rapport au milieu et les méca-
nismes profonds qui peuvent entrer en jeu dans son adaptation.
D'après Rorschach lui-même, le test permet surtout de diagnosti-
quer comment un sujet ressent et non comment il se comporte. Il nous
semble que l'interprétation du transfert, qui se dégage grâce aux pro-
jections du sujet, fournit des hypothèses sur ses conduites habituelles.
Certains sujets expriment dans leurs contenus les sentiments qu'ils
prêtent à l'examinateur. Pour que ces contenus puissent être interprétés
comme une -expression du transfert il faut évidemment que l'attitude
de l'examinateur soit d'une neutralité bienveillante. On peut dire que
lorsqu'une examinatrice, par exemple, se trouve représentée dans les
projections de certains sujets par les uns comme « une bonne mère »,
par les autres comme « une vieille sorcière », elle n'a pas à se préoc-
cuper de son attitude personnelle puisqu'elle laisse le sujet libre. Dans
ces cas les sujets transfèrent sur elle les sentiments habituels qu'ils
mobilisent en face d'une femme. Au contraire, si l'examinateur décèle
dans de très nombreux protocoles surtout des interprétations « malé-
fiques », relevant de transferts constamment négatifs, il doit pouvoir
envisager qu'il se trouve ainsi testé lui-même, indirectement, et modi-
fier au besoin son attitude et sa prise de contact. Dans ce cas les contenus
projetés, se rapportant au transfert, perdent évidemment de leur valeur
diagnostique objective. L'exemple suivant montre combien l'attitude
de l'examinateur peut se refléter dans les interprétations du test.
Il nous est arrivé de contrôler les protocoles pris par -une jeune
Rorschachienne, et de constater qu'un sujet sur deux ou trois lui don-
nait des interprétations de masques. Elle travaillait sur le même matériel
humain que d'autres collègues qui, eux, n'en recueillaient pas avec une
telle fréquence.
Nous avons pu établir un rapport de cause à effet le jour où une
tierce personne nous dit à propos de cette jeune collègue : « Quel drôle
de visage, on dirait un masque antique de tragédie ! » Tout portait à
croire que les sujets projetaient cette impression de masque peut-être
confuse dans leur test de Rorschach.
Cet exemple montre la genèse directe d'une projection, mais suscitée
dans ce cas par l'expérimentatrice. L'ignorance de ce processus peut
fausser ou altérer le diagnostic.
Les sujets qui font sur l'expérimentatrice un transfert maternel
280 REVUE FRANÇAISE DE PSYCHANALYSE

positif sont en général plus libres devant le test que ceux qui croient
être dominés par elle, même si le comportement de celle-ci n'est pas tel.
L'observation de ce phénomène permet d'inférer de leurs conduites
habituelles vis-à-vis des femmes. Elle montre aussi qu'il faut tenir
compte, dans l'interprétation des calculs, des répercussions que peut
avoir notamment un transfert négatif. Si les sujets sentent cette situa-
tion d'examen comme infériorisante, l'agressivité qui se révélera dans
le test peut être plus grande que celle vécue par les sujets dans la vie
réelle, vis-à-vis des hommes et même vis-à-vis des femmes, dans une
situation normale. Nous dirons même qu'elle est aussi plus grande que
celle qui est extériorisée dans la situation d'examen. Les sujets sont
contraints de freiner leur agressivité, puisque leur avenir dépend de
l'examinatrice et que celle-ci, cherchant à les mettre à l'aise, n'offre
guère de prise. Cette agressivité comprimée se libère alors dans les
projections du Rorsçhach.
Voici un exemple de projection du transfert à propos duquel il
nous a été possible de déceler les différents déterminants.
Un médecin nous présente un jeune licencié es lettres, fréquentant
des milieux de psychologues et qui se plaignait que personne n'ait
jamais voulu lui faire un Rorsçhach. Devant notre étonnement, il
prétendit qu'on ne voulait pas le tester parce qu'il n'avait pas de quoi
payer son examen, alors qu'il avait pourtant besoin de connaître ce test
pour préparer son agrégation. Nous lui avons alors proposé de le lui
faire passer « gracieusement », et il se montra à la fois réjoui et étonné.
Voici quels furent ses dires à la planche V : « Des pinces, assez désa-
gréables, pas un animal sympathique. On se demande vraiment ce
qu'il y a là-dessous..., ça fait comme des bosses. On voudrait enlever
pour voir ce qu'il y a en dessous. Dès le début j'ai eu l'impression que
ça recouvre quelque chose. Peut-être du vice qui se cache volontaire-
ment là-dessous ; si ce n'est pas malheureux... Il se trouve qu'il y a
quelque chose en dessous... Mais peut-être simplement quelqu'un qui
couve ses petits. »
A l'interrogatoire, le sujet nous confia que ces pinces sont comme
des pinces à sucre : « Il ne faut pas y entrer, il ne faut pas se laisser
glisser là dedans, vous vous faites pincer. On va disparaître comme dans
un gouffre. »
Cette interprétation extrêmement riche exprimait d'abord la mé-
fiance. Méfiance qu'il avoua par la suite : il trouvait louche qu'on lui
fît passer un examen « à l'oeil », cela devait cacher quelque chose.
Le sujet ne sachant pas à quoi s'en tenir donne donc cette projection
LE TEST DE RORSCHACH 281

multiple et indécise où il exprime son. transfert ambivalent, transfert


explicable par la vie du sujet.
Celui-ci perdit sa mère, très jeune. Il a eu à 12 ans des intérêts
sexuels intenses ; il soulevait les jupes de sa soeur pour voir « ce qu'il
y avait en dessous » ; il a eu, par la suite, des rapports incestueux avec
elle. Plus tard, ses expériences sexuelles avec des jeunes filles de son
âge furent assez malheureuses. Il préférait finalement la masturbation,
se sentant épuisé après des rapports sexuels normaux avec elles. Puis
il a eu une liaison avec une femme de 35 ans qu'il regrettait. Il s'était
laissé entretenir par elle et la qualifiait de vicieuse. Il finit par nous
avouer qu'il voudrait bien en retrouver une autre, puisqu'il était
« fauché ». Notre geste de lui faire passer gratuitement un examen lui
paraissait donc de bon augure, mais il se méfiait terriblement des motifs
cachés des psychologues...
Cette réponse si riche en surdéterminations exprime de nombreuses
possibilités de transferts, elle révèle aussi les sentiments du sujet à
l'égard des femmes et ceux qu'il leur prête à son égard.

Les exemples suivants montrent comment l'influence d'une cer-


taine situation — la guerre — peut marquer les projections des indivi-
dus, et révèle leurs réactions individuelles aux traumatismes vécus.
Après la guerre, nous examinions surtout des intellectuels adultes
âgés de 20 à 30 ans. Ces individus avaient donc, en principe, tous fait la
guerre ou assisté à des bombardements.
Or on peut dire qu'ils présentaient presque tous un choc à la
planche II. Cette planche évoquait en eux des engrammes de guerre,
de bombardements, de terre soulevée, etc. On rencontrait aussi chez
eux très fréquemment ce genre d'interprétation à la planche VI : la
moitié, étant vue sur le côté.
Ces faits nous avaient amené à ne plus considérer ces chocs comme
indices de difficultés affectives, mais comme une conséquence normale,
un reliquat d'expériences traumatiques récentes, vécues et plus ou
moins bien surmontées.
La plupart d'entre eux n'étaient plus tourmentés habituellement
par ces souvenirs de guerre, le choc de guerre n'empêchait donc pas
ces individus dé se réintégrer normalement dans la vie. Seuls leur
restaient des engrammes très précis, dont l'évocation créait un malaise
et révélait le malaise d'autrefois, quand le sujet adulte se trouvait sur
282 REVUE FRANÇAISE DE PSYCHANALYSE

le terrain, face à la guerre ; l'emprise qu'exerçait encore sur eux l'an-


goisse d'autrefois se révélait donc surtout dans l' ampleur du choc à la
planche II et à la façon dont ils parvenaient à le surmonter.
Nous insistons sur ce point, parce qu'un choc modéré à la planche II,
constaté dans les protocoles de ces sujets, n'était pas révélateur de
troubles affectifs, mais l'indice de chocs récents objectifs, dûs à cette
expérience terrible et anormale.
De plus, les réponses données à la planche II par ces intellectuels
traumatisés contenaient souvent à la fois un élément de couleur et un
élément de Clob. Nous avons appelé ces réponses des C-Clob.
On relève dans ces réponses C-Clob une évocation confuse de sang,
de terre boueuse, à laquelle s'ajoute parfois un élément de Kines-
thésie-objet, sous forme par exemple de « sang qui jaillit » ou de
« terre soulevée ». Mais le plus souvent ce sont des flaques de sang
mêlées à de la terre sale.
Une telle interprétation C-Clob est fréquemment imputable à la
couleur rouge sentie comme désagréable, même angoissante, lorsqu'elle
se trouve mêlée au noir.
A partir de ces réponses C-Clob, communes chez des sujets ayant
souvent dépassé leur traumatisme de guerre, nous avons élargi le pro-
blème et cherché à analyser ces réponses chez les individus n'ayant pas
vu la guerre. L'expérience a montré que les réponses C-Clob se ren-
contrent chez des individus ayant une affectivité impulsive qui voudrait
se manifester assez brutalement. Mais ils la redoutent, ne se permettent
pas de l'extérioriser et cherchent à la contrôler. Ils y parviennent parfois,
mais au prix d'une impression d'étouffement, de dysphorie.
Tout se passe un peu comme si une forte émotion affective brutale,
correspondant à ce rouge cru, devait se terminer par un état angoissant
et dépressif, correspondant à ce noir sale.
Cela correspond bien à ce que des guerriers, à la fois impulsifs et
sensibles, peuvent ressentir sur le champ de bataille.
Les interprétations C-Clob se rencontrent aussi aux autres planches,
telle à la planche IX, où le rouge évoque par exemple un soleil ou un
feu, etc., et le vert des images vertes très sombres, écrasantes, mena-
çantes, qui sont presque vues en noir.
Il peut en être de même pour les planches II et III lorsqu'elles
évoquent 'une idée de mort et de crime, à cause du contraste noir et
rouge.
De telles réponses C-Clob sont l'indice d'une affectivité beaucoup
plus troublée que dans le cas de réponse de guerriers qui correspondent
\
LE TEST DE RORSCHACH 283

à l'ecphorie d'engrammes précis, se rattachant à un traumatisme vécu


,
mais resté conscient. On peut dire que ces sujets ont ressenti une
peur, une panique devant un danger réel, mais, une fois le danger
passé, le choc resté conscient n'a pas donné lieu à une fixation névro-
tique de symptômes. Le fait suivant doit jouer : chez les guerriers
l'explosion d'une agressivité brutale constitue une conduite sanctifiée
par la société.

Les tests de prisonniers de guerre examinés après la guerre nous


ont révélé que l'influence du milieu et les conduites consécutives peu-
vent se refléter dans le Rorschach jusque dans le type d'appréhension.
Leurs protocoles montraient en effet très souvent un type d'appré-
hension G-Dd. Ces individus avaient des difficultés devant la réalité
concrète de la vie, à laquelle ils devaient s'adapter brusquement.
Les réponses D qui traduisent l'intérêt pour les problèmes pratiques,
concrets, essentiels, étaient pratiquement absentes dans ces protocoles.
Ce type d'appréhension semblait surtout refléter la mentalité que
les prisonniers avaient été obligés d'adopter au camp, afin de pouvoir
fi en supporter la vie. Les G sont, dans ces protocoles, l'indice d'une
1 évasion vers l'abstrait, le domaine des idées, le « hors des réalités », qui
! leur permettait d'échapper aux désagréments de la vie quotidienne.
Ils s'accrochaient pourtant également aux Dd dont il fallait tenir
compte, « petits détails » qui les ennuyaient sérieusement, mais qui
avaient leur importance, puisqu'ils permettaient de subsister.
Avec une telle mentalité, ces prisonniers de guerre étaient toutefois
bien mal adaptés à la vie civile à laquelle ils devaient se réintégrer.
L'occasion nous a manqué de les retester par la suite. Il aurait été
intéressant de voir si le type d'appréhension se transformait au fur et
à mesure de la réadaptation.
Etant donnée la fréquence avec laquelle nous avions trouvé ce
type G-Dd, justement chez les prisonniers de guerre, il ne pouvait
plus s'agir de tendances purement individuelles, mais bien d'une
manière d'appréhender les choses, qui avait été influencée par les
événements vécus dans un milieu donné.

L'exemple suivant montrera comment une interprétation erronée


ou très particulière peut être révélatrice des conduites d'un individu
par rapport au milieu, et les mécanismes profonds qui entrent en jeu.
284 REVUE FRANÇAISE DE PSYCHANALYSE

Dans ce cas, on peut dire que le milieu est pratiquement créé par la
planche elle-même. Une très grande majorité des sujets testés y décèle
deux personnages, donc une situation à deux, qu'ils interprètent en
projetant des rapports divers. Mais certains sujets parviennent précisé-
ment à supprimer ce rapport entre deux personnes distinctes.
Nous avons obtenu à plusieurs reprises, à la planche III, des
réponses symétriques à contenu un peu particulier. Par exemple : « un
homme qui se regarde dans une glace ». Lorsque nous demandons aux
sujets d'expliquer ce qu'ils ont vu, ils sont en général ennuyés et
bredouillent : « Il y a deux hommes qui sont plutôt l'image virtuelle
l'un de l'autre », ou « des hommes tels qu'on les verrait si on regardait
l'image de l'un dans une glace ». Ils se- rendent compte que quelque
chose dans leur interprétation n'est pas exact.
Il s'agit dans ces réponses toujours d'une personne et de son double,
ou d'une sorte d'alter ego. Nous avions émis l'hypothèse qu'elles pou-
vaient exprimer une attitude narcissique ou une sorte de dédoublement
de soi, voire les deux.
Une autre réponse, quoique un peu différente, mais qui, par cer-
tains côtés peut être rangée dans la même catégorie, nous fournit cer-
taines explications sur les mécanismes qui peuvent déterminer de tels
contenus.
Un homme nous dit à la planche III : « deux jumeaux, à droite et à
gauche, en habit de soirée ».
A l'interrogatoire, nous essayons d'avoir des renseignements sur
ces jumeaux. Le sujet en a connus lorsqu'il était jeune, mais il n'en a
ni dans sa famille ni parmi ses connaissances actuelles.
Invité à parler sur les jumeaux, il finit par nous dire : « Si j'avais des
enfants, je trouverais intéressant d'avoir des jumeaux. Les jumeaux sont
deux êtres qui sont très proches l'un de l'autre, quoique étant un peu
différents, et qui ont une mentalité curieuse. Il y a une certaine har-
monie et un équilibre du fait qu'ils se ressemblent beaucoup. Je trouve
cela sympathique et le considère comme une réussite de la nature. En
général ils sont attachés l'un à l'autre. » Un silence suit, puis notre sujet,
vieux Parisien célibataire de 46 ans enchaîne subitement : « Parfois je
me parle comme si j'étais deux. Quand je suis découragé, alors je
m'adresse la parole, et l'un encourage l'autre. J'aurais voulu avoir un
frère jumeau. »
Nuance amusante, le sujet ayant passé une des années les plus heu-
reuses de sa vie en Angleterre, l'encourageur parle en anglais et s'inter-
pelle lui-même : « Hello boy ! »
LE TEST DE RORSCHACH 285

Il s'agit bien chez ce sujet d'une sorte de dédoublement, puisqu'il


était ainsi à lui tout seul deux frères jumeaux qui, malheureusement,
n'étaient pas aussi identiques qu'il aurait voulu qu'ils fussent. C'est
pourquoi il souligne à ce point l'harmonie des jumeaux. Il voudrait
aboutir à une unité intérieure. D'autre part, il est aussi narcissique.
Ce dernier cas nous révèle comment un sujet peut transformer la
réalité ou le « milieu » d'une planche, afin qu'elle cadre avec son attitude
intérieure. Bien des mécanismes profonds s'en dégagent : s'il existe une
attitude narcissique qui l'incite à aimer un être fait à sa propre image,
on constate aussi un désir de supprimer la différenciation entre sujet
et objet. Enfin cette réponse exprime la dualité intérieure du sujet.

Les deux exemples suivants montreront à l'aide de quels mécanismes


certains individus parviennent à résoudre apparemment des conflits
profonds grâce au milieu extérieur qu'ils choisissent.
Voici, par exemple, des extratensifs produisant un choc C, K ou
Clob et que Zulliger décrit dans son livre sur le Behn-Rorschach-test.
Ces chocs existant chez des extratensifs signifient, d'après cet
auteur, que ces individus effectuent un déplacement de leurs conflits et
de leur anxiété par la conversion physique. Ils souffriraient de mille
maux différents et parviendraient, grâce à leur faiblesse, à soumettre à
leurs caprices tout l'entourage.
Nous avons rencontré ces chocs avec extratension tout particuliè-
rement chez certains ingénieurs examinés pour une entreprise qui
envoie son personnel aux quatre coins du monde, afin de sonder des puits
de pétrole.
Il s'agissait toujours d'ingénieurs jeunes, âgés entre 20 et 25 ans
et qui, pour la plupart, venaient de terminer leurs études. Tous étaient
en parfaite santé, et particulièrement attirés par une vie de plein air
rude et fatigante.
Mais dans ce cas il ne pouvait évidemment pas être question de
mille bobos et de maladies imaginaires, contrairement à ce que prétend
Zulliger. •
Bien entendu, il ne s'agit pas de mettre, en doute l'interprétation
de Zulliger, l'ayant d'ailleurs vu confirmée chez d'autres individus.
Nous avons toutefois été amenée à conclure qu'il ne peut s'agir chez
ces ingénieurs d'une conversion en symptômes physiques patholo-
giques. Mais il semble qu'on peut quand même dire que ces ingénieurs
PSYCHANALYSE - 19
286 REVUE FRANÇAISE DE PSYCHANALYSE

étaient des conversifs, dans la mesure où le terme conversifindique que


l'individu déplace certaines énergies mal utilisées dans le domaine
affectif (auquel ils appartiennent) vers un autre domaine.
Tous ces jeunes gens ont en effet la bougeotte. On rencontre parmi
eux un grand nombre de garçons vierges, ou qui, pour le moins, n'ont
pas su résoudre le problème psychosexuel de façon satisfaisante. Aussi,
pour fuir cette difficulté, ils se vouent le plus souvent à une activité
sportive.
Cette activité physique a quelque chose de forcé et de forcené, elle
constitue à la fois une compensation et un déplacement qui fait penser
à de la conversion. Tous ces jeunes gens ont l'impression qu'en quit-
tant la France pour un pays neuf, ils vont faire « peau neuve », et pouvoir
ainsi échapper à leurs difficultés intérieures.
Ces sujets sont très souvent marqués par le cartésianisme, donc
fortement rationalisés. La raison est « leur réalité » et l'émotion affec-
tive n'y trouve pas sa place. C'est pourquoi l'énergie de cette dernière
se manifeste par un détour, de façon paroxysmale, soit dans le sport,
soit dans le désir de fugue. Il est vraisemblable que ces mêmes individus,
dans dix ou vingt ans, s'ils présentent encore le même type de réso-
nance intime, et sont contraints à la vie citadine, deviendront des
conversifs analogues à ceux décrits par Zulliger. Dans ce cas, nous
voyons que le milieu extérieur choisi par ces jeunes ingénieurs leur
permet des conduites socialement acceptables. Ils peuvent ainsi abréagir
dans une activité physique des énergies pulsionnelles mal intégrées.
Ils utilisent pourtant des mécanismes psychologiques très proches de
ceux qui peuvent amener à la conversion pathologique.
Notre dernier exemple concerne une étude de poste sur la profession
d'ingénieurs en organisation. Avant d'entreprendre la sélection des
futurs candidats, nous avons commencé par examiner une vingtaine
d'ingénieurs, dont la réussite professionnelle était notoire. Ceux-ci
sortaient de différentes écoles : Arts et Métiers, Mines, Centrale,
Polytechnique, etc.
L'examen de chaque candidat s'étendait sur une journée entière.
D'après les renseignements recueillis lors de l'étude du poste, la
qualité essentielle de l'ingénieur en organisation était la réussite dans
les contacts sociaux.
Nous nous attendions donc à pouvoir déceler dans leur Rorschach
des indices homogènes de cette bonne capacité de rapports et de
contacts.
Or notre surprise fut très grande. Sur une vingtaine de Rorschach
LE TEST DE RORSCHACH 287

il n'en existait pas deux dont on aurait pu dire que les types de réso-
nance intime se ressemblaient en quoi que ce fût.
Il semblaitdonc apparemment que les résultats du Rorschach étaient
inutilisables pour la sélection professionnelle, puisqu'on ne constatait
aucune homogénéité dans les résultats.
Ceci semblait confirmer les conclusions d'A. Kurz, professeur au
Collège de Pensylvanie, qui ont été exposées au lecteur français dans
le numéro de janvier-juin 1949 du Travail humain, sous le titre : « Une
expérience pour éprouver le test de Rorschach. » L'auteur conclut
que le test de Rorschach n'a pas de valeur au point de vue sélection
professionnelle, étant donné que l'on ne constate aucune corrélation
entre les Rorschach des candidats d'une même profession, les pro-
nostics exprimés et la réussite professionnelle ultérieure.
Parmi nos protocoles d'ingénieurs en organisation, il y avait en effet
tous les types de résonance intime, allant des introversifs jusqu'aux
extratensifs purs, en passant par des totalement coartés et des ambié-
quaux très dilatés.
D'une façon générale, on rencontrait peu de FC ni de F(C), qui
sont habituellement l'indice d'une bonne capacité d'adaptation à
autrui. Nous ne trouvions rien d'homogène non plus en recherchant du
côté de la formule secondaire, du type d'appréhension, du H % ou
du % d'objet ; rien non plus en partant de l'attitude décrite par
M. Lagache : certains sujets pouvaient se laisser aller à une attitude
ludique devant le test, alors que d'autres en étaient incapables.
Nous fallait-il conclure, comme M. Kurz, que l'application du
Rorschach était sans valeur et sans utilité dans des examens de sélec-
tion professionnelle ?
Tel n'était pas notre avis, car le Rorschach apportait beaucoup
pour la connaissance de chaque sujet.
Toutefois on ne pouvait dire d'aucun de ces ingénieurs, dont la
réussite s'avérait certaine, qu'il eût atteint un équilibre réel ; et même
aucun n'était capable, si l'on s'en remet aux protocoles, de contacts
bons, libres, naturels et adaptés.
Nous examinions alors tout particulièrement les facteurs de pertur-
bations. Partant d'un protocole qui contenait 4 refus sur 10 planches,
on pouvait constater que tous les protocoles, sans exception, contenaient
des indications de choc. Les chocs couleurs étaient les plus fréquents et,
parmi les chocs couleurs, on trouvait assez fréquemment le choc à la
planche X, que Zulliger a relevé comme choc à retardement.
Cet auteur pense, en gros, que ce choc est dû au fait que l'individu
288 REVUE FRANÇAISE DE PSYCHANALYSE

sent sa propre structure peu solide. Cette planche le désoriente et lui


donne une impression désagréable de dislocation. Chez nos sujets on
trouvait aussi un choc analogue pour la planche VII. Elle provoquait
des refus et une impression désagréable d'équilibre instable, bien plus
fréquemment qu'on ne le rencontre à l'ordinaire. Des chocs Clob ou
des chocs K se combinaient souvent avec des vues de construction plus
ou moins délabrées. De plus une peur crispée faisait souvent s'accrocher
le sujet à une description objective de la tache, description dans laquelle
la symétrie était le seul élément réconfortant, valant la peine d'être
pris en considération. Les défauts de symétrie étaient particulièrement
recherchés et désapprouvés, déclenchant littéralement un malaise.
Peu à peu nous avons donc été amenée à considérer que le seul
point commun entre ces protocoles était qu'ils portaient, tous, des
traces de chocs. Ce n'étaient évidemment pas toujours exactement les
mêmes, mais ils pouvaient tous se rapporter à un sentiment intérieur
d'insécurité, de manque de structure solide, et à un désir de dominer
la vie affective par une attitude rationnelle.
Par conséquent, la vocation des ingénieurs en organisation n'était
pas décelable par quelques aptitudes-types, mais, si l'on peut dire, par
une « inaptitude-type » dont ceux-ci cherchaient tous la compensation
dans leur profession. Cette conclusion s'est imposée à nous parce que,
si nous n'avions pas su qu'il s'agissait d'individus testés en vue de
connaître les facteurs de leur réussite professionnelle, nous aurions été
tentée de considérer plusieurs protocoles comme nettement patholo-
giques. Nous nous sommes donc trouvée dans l'obligation de chercher
un rapport entre ces tests perturbés et la réussite professionnelle. Au
cours de notre expérience l'hypothèse suivante s'est avérée de plus en
plus justifiée : la profession d'organisateur était pour ces individus un
excellent moyen de lutter contre leur inaptitude et leurs difficultés
affectives. Ils passent en effet leur temps à construire, à organiser de
façon rationnelle, sur un plan extérieur, des entreprises dont le désordre,
le mauvais rendement, etc., ressemblent bien à leur inorganisation inté-
rieure. Ils s'y acharnent et chaque réussite augmente leur confiance
en eux-mêmes. Leur conscience de soi est en général assez faible.
Réussissant sur le plan extérieur ils n'ont pas le temps de penser et de
prendre conscience de leur équilibre intérieur si précaire.
Ces cas nous paraissent un peu analogues à celui d'un jeune garçon
de 14 ans qui désirait devenir imprimeur parce qu'il était nul en ortho-
graphe : « Je pourrai ainsi, enfin, apprendre à écrire correctement ! »
s'exclamait-il.
LE TEST DE RORSCHACH 289

Est-ce dire que la condition de réussite pour le métier d'organisateur


soit d'être peu équilibré et que tout homme déséquilibré puisse réussir
dans ce métier ? Nous ne le pensons pas.
Il semble qu'il faut chercher la raison de leur succès dans le fait
qu'ils ont réussi à intégrer leur conflit dans leur Moi par une voie
détournée. Leur propre désorganisation inconsciente est devenue leur
principal centre d'intérêt, mais à travers un objet extérieur. Il s'agit
pour eux d'organiser le monde de façon rationnelle, d'en faire un tout
cohérent et solide (F + % et symétrie sont la façon générale par
laquelle ils rétablissent). Nous avons vu évoluer, la plupart d'entre eux
durant trois ans. Ils paraissaient surtout guidés par le désir de réussir
ce qu'ils organisaient. Ce désir semblait leur permettre, aux uns et aux
autres, de faire ce qu'il faut pour avoir de bons contacts, parce que ces
bons contacts font partie en quelque sorte de leur profession même.
Chaque réussite leur donnait extérieurement plus d'assurance, et fon-
dait cette assurance.
A l'aide d'autres tests, nous avons pu constater qu'une grande
majorité de ces ingénieurs avait de fortes tendances homosexuelles
latentes. Ils évoluaient dans un milieu essentiellement masculin, dans
-
lequel ils déployaient inconstestablement beaucoup de charme. Dans la
profession l'aptitude à plaire est une qualité.
Nous insistons sur cette constatation car nous avions failli mettre
en question la validité des Rorschach recueillis. Il fallait donc se deman-
der jusqu'à quel point, vu les tendances homosexuelles latentes, les
Rorschach avaient été plus perturbés du fait qu'ils furent passés avec
une expérimentatrice ? Envisagées sous cet angle les difficultés de
contacts révélés par le test s'avéraient partiellement exactes, mais surtout
vis-à-vis de l'élément féminin qui était précisément représenté par
l'examinatrice. On doit donc concevoir que le sexe du testeur peut
influencer le protocole de Rorschach.
Certes, nous savons que des perturbations sont également déce-
lables quand ces sujets passent un examen avec des collègues mas-
culins ; mais elles diffèrent partiellement.
Notre étude faite à partir du Rorschach permet donc de dégager
quels mécanismes psychologiques inconscients interviennent dans la
bonne adaptation de ces individus à leur milieu professionnel. Pour
cela ils doivent parvenir à transférer une partie de leurs difficultés en
quelque sorte à l'extérieur. Ils peuvent alors s'appuyer, pour les résoudre,
sur leurs capacités intellectuelles et, si l'on peut dire, « le tour est
joué ». A partir de ce pivot central on s'aperçoit que la profession peut
290 REVUE FRANÇAISE DE PSYCHANALYSE

leur offrir individuellement bien d'autres satisfactions pulsionnelles, soit


sur un mode direct, soit sur le mode de formations réactionnelles. Des
tendances destructives et mégalomaniaques trouvent des satisfactions
presque directes : on démolit l'ancien avant la reconstruction idéale.
Le sadisme anal trouve de quoi faire le net, etc.
Ces sujets devaient dans l'ensemble se faire accepter par tout le
monde dans l'entreprise à organiser (direction, maîtrise, ouvriers), afin
de réussir pleinement. Les tendances homosexuelles latentes trouvaient
donc une précieuse soupape dans cette possibilité de séduction valorisée
positivement.
Vue sous cet angle, on conçoit aisément que la situation à deux dans
l'examen, avec une femme comme examinatrice, qui voulait découvrir
comment ils étaient organisés intérieurement, devait mettre ces ingé-
nieurs à rude épreuve. Cette situation artificielle constituait en elle-
même déjà une situation de choc. Leur conduite extérieure était dans
l'ensemble assurée mais réservée. Plusieurs cherchaient à nous induire
sciemment en erreur. Objectivement, ils ne devaient pourtant avoir
aucune crainte quant à l'issue de cet examen. Ils avaient été assurés de
notre totale discrétion vis-à-vis de la Direction, leurs examens devant
servir uniquement à nous documenter. Évidemment ils s'inquiétaient
de ce que l'examen pût révéler leur manque de structure solide. Le
Rorschach ébranlait quelque peu leur équilibre affectif si précieusement
acquis. Ils avaient l'habitude de restructurer des entreprises désaxées,
mais l'élément rationnel s'avérait être d'un recours insuffisant pour
structurer des taches aussi désorganisées et faisant vibrer des zones
affectives.
En conclusion, nous pouvons dire que le test de Rorschach nous
permet un diagnostic différentiel des mécanismes inconscients qui sous-
tendent les conduites sociales et l'adaptation au milieu.
Afin d'éviter des erreurs d'interprétation, il paraît important de
tenir compte du transfert qui s'établit en situation d'examen et qui,
dans pas mal de cas, se décèle à travers les réponses projectives du
sujet. Si le transfert peut influencer et déformer la globalité du proto-
cole des sujets, c'est là une réalité, que nous ne pouvons supprimer.
Il convient donc d'en tenir compte. La prise en considération du phéno-
mène de transfert nous permet non seulement d'éviter des erreurs de
généralisation inopportunes (lorsque le protocole est influencé par la
situation présente), mais encore d'inférer à partir des modalités du
transfert aux conduites habituelles dans telle ou telle situation ou
milieu. D'autre part, il convient de rapporter certains indices du
LE TEST DE RORSCHACH 29I

test aux événements vécus, afin de dégager leur valeur significative.


La présentation de ces cas très divers a été centrée sur les rapports
des individus avec le milieu social. Résoudre ce problème fait partie
des buts quotidiens du rorschachien. Mais nous avons cherché à
dégager l'importance qu'il convient d'attribuer par ailleurs au milieu
artificiel de l'examen, le transfert qui en résulte, le handicap qu'il peut
représenter et le profit que l'on peut en tirer.
Notre méthode d'investigation est fondée le plus souvent sur les
calculs et notations formelles des protocoles.
Il semble toutefois que le Rorschach devient un outil encore plus
précieux, lorsqu'on parvient à établir un lien entre les résultats numé-
riques du test et le dynamisme pulsionnel de certains processus et
mécanismes inconscients, mis en lumière par la psychanalyse.
Erreurs, tâtonnements
et tentations
des apprentis analystes
par SIMONE BLAJAN-MARCUS

AVANT-PROPOS

Au cours de conversations avec des collègues de ma promotion, soit


' à l'occasion de séances de contrôle, soit au cours de réunions amicales,
je me suis aperçue, à mon grand soulagement, que bien des difficultés
que j'éprouvais dans mon travail étaient communes à tous, à des degrés
divers. Le contrôle, s'il cherchait à compléter l'analyse didactique dans
la résolution de nos attitudes conflictuelles à l'égard des patients et à
nous guider dans nos tâtonnements, ne semblait pas nous apporter
toute l'aide voulue. Peut-être une clarté plus grande sur les récifs qui
hérissent l'océan où nous nous sentions jetés sans bouée, le contrôle
terminé, ferait office de phare et nous guiderait jusqu'à la « bonne »
analyse. Car nous avions appris à nager mais ne connaissions pas bien
l'emplacement des écueils. D'ailleurs, bien que les règles auxquelles
on obéit plus volontiers soient celles que l'on s'est forgées soi-même,
l'expérience mise en commun est cependant féconde. Si je pouvais,
par une étude des difficultés et de leurs causes, non seulement voir
moi-même plus clair, mais aider, à mon tour, dans leurs errements,
des collègues plus nouveaux dans le métier et qui s'effraient souvent
de la diversité des pièges rencontrés, je n'aurai pas perdu mon temps.
Il est évident que ce travail ne peut qu'être incomplet et limité.
Tout d'abord la psychanalyse est loin d'avoir figé en une doctrine et
une technique définitives son approche des névrosés. Ensuite, sans
enquête menée à la façon d'un « Gallup » (je crois avoir entendu que les
Américains l'ont fait auprès des psychanalystes de Chicago), il est bien
difficile de tirer des conclusions affirmatives de quelques conversations
amicales. Il a donc fallu que je puise dans le riche réservoir de mes
ERREURS DES- APPRENTIS ANALYSTES 293

propres erreurs, et que je risque à la fois de tomber dans l'exhibition-


nisme et dans l'auto-accusation masochiste ! On ne m'en voudra pas,
j'espère, sachant que péché avoué est à moitié pardonné...
Le plus gros obstacle de ce travail est encore la classification des
erreurs en groupes bien séparés. Pour l'analyste, à esprit synthétique
par vocation, il est bien difficile-de séparer ce qui provient de l'ignorance
livresque de ce qui émane d'un conflit ayant pour résultat de voiler la
réalité. Ne pas comprendre, ce n'est pas seulement manquer d'éléments
intellectuels qui permettent l'intégration d'une nouvelle donnée, c'est
aussi scotomiser la vérité, c'est parfois ne pas être assez réceptif pour
l'assimiler totalement. C'est ce qui m'est apparu alors que, lisant Freud.
avant mon analyse, puis à divers degrés de compréhension analytique,
j'ai pu graduellement y saisir de plus en plus d'éléments qui restaient
auparavant comme voilés dans leur signification. J'ai pu voir que ce
voile avait le plus souvent un rapport avec mes propres défenses, et sa
dissipation coïncidait presque toujours avec une prise de conscience
personnelle. Je l'ai vu au cours de nombreuses analyses d'enfants et
d'adultes, en particulier de ceux qui, doués d'une intelligence normale,
n'avaient pourtant qu'un rendement scolaire ou intellectuel très pauvre.
Ce dernier montait en flèche dès que les obstacles affectifs et les inter-
dictions du Surmoi commençaient à diminuer. Il n'est donc pas interdit
de croire que ce qu'on apprend, on l'apprend avec son affectivité autant
qu'avec son intellect pur, si tant est qu'il existe une pareille entité.
Le « Learning » des auteurs américains ne correspond pas à une acqui-
sition du savoir seul, mais à tout un apprentissage dont la part affective"
est très importante. French, entre autres, l'a considéré dans l'analyse,
comme étant le facteur primordial des changements de conduite et de
réaction des patients. Ils ont appris et nous apprenons à comprendre.
Pourtant, il faut essayer de dégager les divers aspects que prend
l'erreur professionnelle, pour ordonner, les éléments qui composent
ce travail et les rendre plus clairs. On peut envisager trois grands groupes
de difficultés : celles qui sont dues à l'imparfaite résolution des conflits
intérieurs, à leur action sur le contre-transfert ; celles que causent
l'insuffisante maturité psychanalytique, le manque d'expérience pra-
tique de l'apprenti, en un mot, les difficultés tactiques ; enfin, celles qui
émanent de lacunes théoriques, de connaissances trop limitées sur
les structures psycho-pathologiques et les difficultés qui en résultent
dans leur thérapeutique. On peut qualifier ce domaine de stratégique,
puisqu'il permet une vue d'ensemble du champ de bataille où s'affron-
tent les éléments constructifs et destructifs de la personnalité humaine.
294 REVUE FRANÇAISE DE PSYCHANALYSE

I. — CONTRE-TRANSFERT
Il n'y a pas d'analyse parfaite et complète, il n'y a pas d'analyse
finie. Si poussée que soit la « didactique » (dans certains pays elle va
jusqu'à cinq ans), elle ne peut toujours amener le sujet à une résolution
totale de ses conflits. Si certains deviennent de l'histoire ancienne et
même s'effacent de la mémoire, d'autres, simplement objectivés, sont
mis sous le contrôle de la volonté qui lutte plus efficacement contre des
tendances gênantes ou nuisibles, en les surveillant en quelque sorte.
Enfin, il reste encore parfois une catégorie de petits conflits non revécus
ni rendus conscients', qui échappent au contrôle et donnent heu à
divers mécanismes de défense, dont la projection (dans ce qui nous
intéresse, sur le patient), et la compensation par l'attitude contraire (i).
Au premier chef, les tendances agressives méritent qu'on s'y arrête.
En effet, au même titre que les pulsions erotiques, elles forment le fond
des éléments le plus souvent refoulés parce que non acceptés par le Moi,
comme dangereuses. Si l'analyste n'est pas suffisamment dégagé de cette
lutte intérieure et le laisse tant soit peu transparaître dans le contre-
transfert, il sera aussitôt dans l'impossibilité d'analyser d'une façon
efficace les tendances hostiles du patient, qui les camouflera soigneuse-
ment et se retranchera d'autant plus dans une attitude de défense plus
ou moins passive. Ceci dans les bonnes conditions, celles où le malade
a pu rester en traitement, car il arrive que la pression soit trop forte et
que le patient fuie éperdument sans demander son reste, tellement il se
sent peu en sécurité. Au premier rang de ces tendances agressives, ou
en tout cas ressenties comme telles par l'inconscient du sujet, se placent
les besoins dévorateurs de l'analyste. Ceux de mes collègues qui, comme
moi, avaient « bon appétit », ont constaté les difficultés qu'ils avaient
à garder un client au début de son traitement. L'expression « ferrer le
poisson », employée par l'un de nous, montre bien, et le désir du pêcheur
d'embrocher sa victime, de la passer à la casserole, et le sentiment du
malade qui fuit avec la même rapidité du désespoir un danger que son
intuition aiguisée lui a fait comprendre et exagérer.
Si la « proie » a consenti à venir dans le vivier analytique, elle servira,
par ses apports, à satisfaire l'analyste en lui apportant, sous forme de
paroles et d'argent, « de quoi se mettre sous la dent ». S'il se montre

(I) Il est d'ailleurs d'expériencecourante que l'analyse se continue par elle-même longtemps
après la terminaison des séances, et aussi que l'analyste progresse encore grâce aux expériences
affectives de ses propres patients, vécues avec eux. Il s'agit encore une fois ici de « learning »,
d'acquisition d'ordre émotionnel autant qu'intellectuel.
ERREURS DES APPRENTIS ANALYSTES 295

réticent, les insistances du thérapeute seront autant d'appâts ou même


de tentatives d'extirpations, suivant les cas, qui auront pour effet de
renforcer les défenses menacées si directement. Je me souviens qu'à
mes débuts, je ressentais le mutisme de certains patients comme un
outrage, et (ce n'est que bien longtemps après que j'ai pleinement
compris) un refus de leur part à la fois de me nourrir et de recevoir mes
propres dons, c'est-à-dire un refus d'amour. D'autre part, le temps dont
on a, comme débutant, une conscience aiguë, pressait, le prestige ana-
lytique (cette importante gratification narcissique) était en jeu. D'où la
tendance à « traire », harceler le malade, ou à lui asséner sur la tête des
interprétations brusquées qui le laissent pantois ou le révoltent.
Une forme atténuée d'agression, et qui semble tenter plus d'un,
c'est l'ironie. Elle est d'autant plus fréquemment en jeu que les patients
l'utilisent eux-mêmes volontiers comme attaque à l'égard de l'analyste,
et qu'elle est, comme les mots d'esprit, très peu sous le contrôle du Moi.
Le monologue analytique devient alors une joute, un dialogue où
patient et analyste croisent les fleurets et rivalisent d'adresse.
Le désir de dominer par une démonstration d'intelligence, bien qu'il
soit à cheval entre le besoin d'exhibition, plus proprement narcissiste
et l'agressivité envers le patient, est également ressenti comme tel par
ce dernier qui réagit par l'ironie, le désir d'abaisser l'analyste à son
tour ou le retrait pur et simple. Comme mes collègues, j'ai ressenti
cette tentation qui, pour les .uns, prenait la forme de démangeaisons
de citations latines ou de démonstrations de connaissances médicales,
et, pour les autres, un besoin de corriger les fautes de français ou de
fournir au sujet le mot manquant. La tendance à protéger maternelle-
ment les malades, si fréquente chez les femmes, peut également devenir
agressive dans sa forme enveloppante. Il m'est arrivé de trouver un
emploi à un patient qui en avait fort besoin économiquement et de
me mettre ainsi involontairement dans une situation protectricevis-à-vis
de lui ; il ne m'était pas venu alors à l'idée que je pouvais le faire anony-
mement, sans qu'il sût la part que j'avais prise dans cette affaire,
trouvant ainsi moyen de l'aider sans sortir de la neutralité analytique.
Ce chapitre ne serait pas complet si on n'y incluait quelque chose
de difficile à définir mais de très réel et qu'on peut appeler la « présence »
encombrante de l'analyste, ou l'insuffisance « d'accueil » chez ce dernier.
D'aucuns l'ont appelé le « vacuum », montrant ainsi l'aspect concave
que doit prendre le thérapeute à l'égard de son malade, par opposition
à la convexité qui peut paraître comme une menace. Mais pour y
arriver, qu'il s'agisse d'un homme ou d'une femme — et surtout
296 REVUE FRANÇAISE DE PSYCHANALYSE

d'une femme ! — il faut que la crainte du vide et de la passivité soit


suffisamment surmontée. Savoir recevoir sans se fermer ni happer ce
que le malade nous apporte est certainement un privilège qui ne peut
venir qu'avec une grande sérénité intérieure.
Il va sans dire que les réactions vraiment agressives sont rares et
presque toujours compensées par l'excès contraire. Le besoin d'être
aimé par le patient est aussi fort que celui d'être admiré, et se traduit
par des réactions d'inhibition (peur de traumatiser), ou actives (excès de
démonstrations positives).
La peur de blesser la sensibilité exacerbée du patient se traduit en
général par un excès d'indulgence et un manque de fermeté en ce qui
concerne la réalité extérieure dont nous sommes les représentants auprès
de lui. Le temps, l'argent, le milieu social, etc., sont autant de servitudes
auxquelles nous devons plier, les sujets autant que nous-mêmes.
Reconduire à la porte un patient qui vient avec une heure de retard,
sans le prendre même quelques minutes demande plus de force que
de supporter de lui une violente diatribe et même des insultes. Il est
évident que si l'analyste considère encore le temps comme une autorité
douée d'une personnalité plus ou moins ombrageuse, il aura tendance
à prendre le parti de l'opprimé (le patient) contre le tyran (le Temps).
L'attitude à l'égard de l'argent est similaire, et comme elle rappelle
une situation de castration, elle est de ce fait, ressentie comme dange-
reuse par le thérapeute en vertu de la loi du talion ou par son identifi-
cation à la victime. Il nous a fallu, du moins à quelques-uns d'entre
nous, des mois et même des années pour surmonter le sentiment de
gêne et de culpabilité fort sensible que nous éprouvions au moment de
fixer les honoraires ou de réclamer le juste salaire de nos peines. Cette
attitude, qui verse facilement dans la mollesse lénifiante, oblige le
patient à refouler davantage encore ses sentiments agressifs à l'égard
du « bon » parent analyste, non seulement parce qu'elle augmente son
sentiment de culpabilité, mais aussi parce qu'il s'identifie à l'analyste et
ne se permet, pas plus que lui, des réactions agressives. Certaines résis-
tances subtiles seront également laissées de côté, scotomisées ou sim-
plement négligées parce qu'elles impliquent l'exercice d'un certain sens
critique et que l'on ne voudrait leur faire « nulle peine même légère ».
De cette façon, j'ai fait perdre plusieurs séances à une patiente qui,
en se mettant sur le divan, se couvrait d'un manteau ou d'une veste
et ainsi cachait ses mains. J'avais bien vu la manoeuvre, mais il faisait
froid, ma cliente était maigre et maladive, et je craignais d'être taxée
d'incompréhension en le lui faisant remarquer. Ce n'est que par un
ERREURS DES APPRENTIS ANALYSTES 297

•détour compliqué qu'elle arriva à exposer tout un. thème d'agressivité


manuelle (griffes, ongles, gifles), qui se traduisait par des torsions de
doigts, tiraillements de peau, etc., qu'elle s'infligeait et désirait me
cacher. Le froid y contribuait si peu qu'elle a cessé depuis de s'envelop-
per ainsi.
Dans le même ordre d'idées, les encouragements (« ça va mieux,
vous faites des progrès ») sont extrêmement tentants. Ils sont aussi
indirectement des compliments pour soi que s'adresse l'analyste. Je
crois que pas un d'entre nous n'a manqué de faire cette erreur et d'en
voir les conséquences incompréhensibles aux non-initiés : renforcement
des angoisses, des résistances, du masochisme ou, parfois, fuite éperdue
du malade sous le couvert d'une guérison miraculeuse. Et pourtant ce
dernier quête une approbation, supplie du regard, cherche une raison
d'espérer quand elle n'est pas revendiquée agressivement. Et nous
pensons en nous-mêmes qu'il paie parfois de fortes sommes, que le
traitement est long, et que ce serait la moindre des choses de lui donner
une tape amicale dans le dos ! Il m'est arrivé de répondre à mes patients
que le fait que je les gardais démontrait suffisamment que j'espérais
tout au moins qu'ils parviendraient à une amélioration. Mais l'analyse
de l'attitude du malade sur le plan du transfert, cette réponse en
Normand aux questions posées par une autre question est la seule qui
donne vraiment des fruits, je m'en suis aperçue. On peut rattacher à
cette attitude de complaisance la « démagogie » dénoncée, sauf erreur, par
le Dr J. Leuba, qui consiste à essayer de gagner l'affection et la confiance
des malades par une démonstration active de sympathie : sourires trop
larges, empressement, voire même petits cadeaux. (Je m'empresse
d'ajouter que ce dernier trait n'existe que dans le royaume des analystes
d'enfants et encore il y est très rare !) On objectera que c'est l'attitude
préconisée par Anna Freud elle-même qui allait jusqu'à tricoter pour
les poupées de ses enfants, mais il s'agit là justement d'un point doctri-
nal fortement discuté. D'ailleurs ces actions diverses, faites dans un but
donné, sont fort différentes en esprit de celles accomplies presque
malgré soi.
Il y a, dans les rapports entre analysé et analyste, un point qui
mériterait d'être éclairci et qui, à ma connaissance, n'a pas fait l'objet
de recherches ou d'articles. C'est ce que j'appellerais « compatibilité
ou incompatibilité d'humeur » dans le couple ainsi formé. Il est de fait
qu'il y a des types psychologiques, des caractères avec lesquels nous
nous sentons assez rapidement (parfois immédiatement) en harmonie.
Sans approfondir la question, j'ai cru constater — avec d'autres —
298 REVUE FRANÇAISE DE PSYCHANALYSE

qu'il s'agissait toujours de personnes douées d'une structure très proche


de la nôtre, affinité qui s'accroît avec des similitudes culturelles et qui
entraîne une similitude d'expressions verbales ayant une valeur affec-
tive extrêmement proche ou équivalente de celle que nous lui donnons
nous-mêmes. Je suis convaincue que cette valeur affective des mots est
si importante qu'elle devrait faire l'objet d'une spéciale attention dans
l'apprentissage analytique. Dans le cas contraire, celui où les habitudes
de pensée sont étrangères l'une à l'autre, il peut y avoir absence de
courant émotionnel ou même antagonisme, ce qui peut d'ailleurs se
traduire par : « Nous ne parlons pas la même langue. »
Si je mentionne cette question ici, c'est pour l'éliminer de certains
cas de contre-transfert négatif, pour bien séparer la part fondamentale
qui peut être due à l'incompatibilité ou plutôt à l'insuffisance de points
communs et la part réactionnelle prise par l'analyste, due à un
manque de détachement et de sérénité, en un mot à la propension plus
ou moins grande à l'antipathie. Je crois que si l'on est suffisamment
sincère avec soi-même et que l'on accepte le fait avec courage, la seule
solution vraiment honnête est, dans le cas de réelle incompatibilité, de
passer le malade à un collègue, plutôt que de lui faire perdre temps et
énergie en s'entêtant à essayer de le comprendre. Une autre solution,
préventive celle-là, consiste à permettre au patient de voir plusieurs
analystes différents avant de se décider, ce qui élimine au moins les plus
fortes oppositions du début. Ou alors, comme certains autres, de
demander au malade, dès la première séance, s'il croit que « cela ira »,
et de lui proposer de voir un collègue si l'on sent trop de réticence
dans sa réponse. J'ai eu un exemple de ce genre entre autres chez une
jeune fille atteinte d'infantilisme confinant au nanisme, d'une intelli-
gence normale, mais extrêmement inhibée. Physiquement et structu-
rellement donc elle est opposée à son analyste, qui est de grande taille
et très peu inhibée... J'ai senti très vite cette disproportion (on peut
presque parler de dysharmonie du « couple ») et elle doit entrer en forte
part dans les six mois de mutisme presque complet des débuts du
traitement. Et cependant la patiente venait, faisait des efforts réels
pour s'exprimer, et les quelques essais d'interprétation de son silence
(y compris cette disproportion qui a été reconnue mais dont l'action
inhibitrice n'a pas été acceptée), bien qu'étant en apparence tombés dans
le vide, ont fait leur chemin. Après un an d'analyse, et quoiqu'elle ne
parlât toujours qu'avec de nombreux arrêts brusques, et très peu, elle
avait pu exprimer discrètement mais sans ambiguïté un transfert positif
et passer des examens avec succès. La leçon de cette histoire est difficile
ERREURS DES APPRENTIS ANALYSTES 299

à tirer : aurait-on pu éviter les six mois de silence fort pénibles pour la
patiente et relativement perdus pour l'analyse, en l'envoyant à quel-
qu'un lui présentant comme modèle un schéma corporel plus acces-
sible, moins écrasant pour elle, cependant que ses inhibitions seraient
acceptées avec plus de sérénité intérieure que je n'ai pu le faire. Le
succès, bien que partiel, semble cependant montrer que l'on doit
pouvoir faire surmonter ces difficultés au sujet, mais est-ce qu'on ne
peut espérer économiser des efforts de part et d'autre ?
Dans la situation contraire, un sentiment de grande affinité me
paraît être un facteur d'accélération. C'est du moins ceci et non pas la
proverbiale chance des commençants, qui a paru au Dr Schlumberger
l'élément décisif d'une cure de sept mois que j'ai accomplie et qui a été
contrôlée par lui en 1948.
Il s'agissait d'une jeune fille de 17 ans, très angoissée (peur de
mourir, « idées noires ») à structure phobique, tempérament hypoma-
niaque. Bien qu'il y eut d'autres éléments favorables à la guérison (la
jeunesse, l'intelligence du sujet, peu cultivée mais développée, et son
« tonus mental » élevé malgré l'état dépressif) l'analyse suivit une route
à peu près rectiligne et à une allure accélérée, grâce au fait que je la
précédais presque toujours dans ses associations, sans beaucoup me
tromper. Je n'avais pas encore appris la prudence et j'interprétais à
tour de bras. Mais chacune — ou presque — de mes interprétations
tombait dans un terrain fertile et faisait germer des foules d'asso-
ciations. L'affinité (comme on le voit, plus affective que culturelle) était
si grande que nous eûmes en même temps, la même nuit, un rêve
presque similaire : elle, rêvant d'elle, et moi, rêvant également d'elle,
dans la même situation et réagissant pareillement. (Inutile de dire qu'elle
n'en a jamais rien su !...) La question qui se pose dans un pareil cas est :
ne risque-t-on pas, plus que dans d'autres situations, de s'endormir dans
une apparente facilité, de projeter sur le malade des conflits différents
et même étrangers à celui-ci, d'entraîner le contre-transfert dans les
domaines du narcissisme à deux. ?
L'identification au malade de la part de l'analyste est évidemment
aidée grandement par ces circonstances et présente divers inconvénients.
La neutralité analytique est menacée directement, l'identification se
faisant sur le mode régressif, et si le transfert positif est établi facilement,
le transfert négatif est presque irrémédiablement inatteignable. L'ana-
lyste ne représente plus une réalité sereine, mais un « double » narcis-
sique, qui permet la fuite dans un monde à part, ou qui soutient le
patient dans sa recherche du plaisir.
300 REVUE FRANÇAISE DE PSYCHANALYSE

IL — TACTIQUE

La tactique étant la science des mouvements de troupe en vue de la


victoire, il entre dans ce chapitre tout ce qui permet une application
correcte, économique et efficace des données de la technique analytique.
Ces données, qui n'ont rien d'un code, et ne peuvent se mettre en recettes
ou en manuel, s'acquièrent à la fois par l'enseignement pratique — ou
plutôt la critique des « travaux pratiques » (c'est-à-dire l'expérience
des aînés) et l'expérience personnelle, qui permet en quelque sorte
de digérer la première, de la faire sienne et, ensuite, d'y ajouter ce
qui a été acquis, une fois la première assimilation accomplie.
La deuxième opération, celle qui consiste à faire ses propres expé-
riences, est irremplaçable, probablement à cause de la qualité affective
et personnelle qu'elle comporte. Les années, avec le travail de brassage
et d'élimination qu'elles permettent, donnent au vétéran, même jeune
d'âge, une sûreté et une maîtrise précieuses.
Le flair, l'intuition, sont autant de possibilités qui se cultivent plutôt
qu'elles ne s'acquièrent, et pour lesquelles les facteurs expérience et
temps sont prédominants.
Parmi les maladresses et fautes imputables aux insuffisances dans ce
domaine, citons la rigidité d'attitude, par identification trop « magique »
à l'analyste didactique, ou par crainte de la Faute, avec un F majuscule ;
la tendance à interpréter à tout prix par la croyance à la valeur toute-
puissante et thérapeutique de l'interprétation ; l'analyse du contenu
du matériel avant celle des résistances, des éléments positifs au lieu
des éléments négatifs, du passé avant le présent. Citons aussi le choix
malheureux du moment d'une interprétation, soit au cours d'une
séance, soit au cours de l'analyse ; l'emploi de termes trop techniques
ou trop intellectuels, la méconnaissance des éléments trop subtils de
résistance ou de transfert négatif ou du côté dynamique caché sous un
rêve à apparence statique.
L'identification magique au « Maître », le fait de copier ses phrases
et jusqu'à ses tics n'est pas spécial à l'analyse, mais revêt dans ce
domaine peut-être plus de force à cause du caractère même des liens
affectifs qui unissent l'élève à son maître, puis à ses patients. Il nous
est arrivé à tous de reproduire la phrase sacramentelle qui terminait
nos séances (et il faut avouer d'ailleurs qu'il est bien difficile de varier !),
par exemple celle-ci : « Je ne peux pas conclure. » Nous avons aussi pu
nous permettre de temps en temps de faire l' « école buissonnière »
en racontant des petites histoires personnelles ou en discutant arnica-
ERREURS DES APPRENTIS ANALYSTES ' 301

lement avec le patient, chose que s'était permise notre analyste (de
rares fois !) en oubliant que l'attitude de l'analyste peut jusqu'à un
certain point varier avec les cas, qu'une analyse didactique n'est peut-
être pas absolument identique à une analyse thérapeutique du moins
en ce qui concerne les rapports ultérieurs de maître à élève, et enfin,
notion qui nous apparaît parfois en dernier, que le maître peut aussi
faire des erreurs !...
Nous mettons plus de temps que nous croyons à liquider défini-
tivement notre croyance à l'effet magique de l'analyse. L'interprétation-
reine, dissolvatrice des « complexes » n'est pas seulement une notion
répandue dans les salons où l'on cause. Ceux parmi nous qui ont la
parole facile sont tombés dans ce piège et ont eu bien des déceptions
devant le peu de résultats obtenus. Je crois bien qu'inconsciemment
nous nous attendions un peu à ce que le malade se lève, en proie à une
agitation profonde, et se déclare guéri à jamais !... Il y a aussi un peu
l'idée exprimée plus haut de ne pas laisser l'analysé sur sa faim, de lui
en donner pour son argent. Je sais qu'il m'était difficile, au début de
ma carrière d'apprentie, de faire face sans culpabilité aux reproches
que je trouvais un peu fondés de faire payer bien cher des séances où
je ne faisais pas grand'chose !...
L'analyse du contenu avant celle des résistances semble procéder
de plusieurs causes : la plus visible est encore l'ignorance ou le manque
de flair sur lequel nous reviendrons plus loin. Le contenu manifeste
est évidemment ce qui intéresse le plus le malade, ne serait-ce qu'au
point de vue anecdotique, et l'interprétation des pensées libres et surtout
des rêves deviendrait vite, comme l'a dit le Dr J. Leuba, «un petit jeu de
société ». De même les rapprochements à tout prix, souvent tirés par
les cheveux que font les débutants, semblent provenir du désir, là
encore, de ne pas laisser le patient « nager ».
Il m'a été donné de constater combien les malades comprennent vite
le jeu et s'amusent à faire d'eux-mêmes des parallèles qui ressemblent
à des associations comme une mouche à un papillon. On ne peut
ensuite le leur reprocher, puisqu'on leur a donné le mauvais exemple...
Un autre travers, signalé par le Dr Lagache, est ce qu'il appelle la
« propagande ». Il consiste en des explications ou des critiques adressées
au malade au sujet d'une attitude soi-disant non-analytique, au heu
d'une analyse sereine de ce qui, en somme, n'est qu'une résistance.
J'ai souvent peiné ou cabré des patients en leur disant en substance :
« Vous trichez, vous ne suivez pas la règle. » D'autres vont jusqu'à leur
faire une sorte d'exposé de ce qu'est la vraie analyse, de ce qu'on attend
PSYCHANALYSE 20
.
302 REVUE FRANÇAISE DE PSYCHANALYSE

d'eux. Tout ce qui n'est pas « association libre » ou rêve est écarté,
reproché presque au malade, tandis qu'on l'attire activement dans la
voie des souvenirs d'enfance ou des aveux... peu spontanés.-
Dans le même ordre d'idées, on peut mettre les interprétations
tendancieuses, c'est-à-dire au fond, celles qui prennent les désirs de
l'analyste et de son sujet pour des réalités. Je me suis laissée aller à
cette faiblesse trop souvent pour rie pas reconnaître que c'est là chose
courante, d'autant plus qu'on ne s'en méfie pas toujours au moment
où on le fait. Ainsi, je me suis souvent laissée mener par les indignations
ou les querelles de mes patients et, bien que je me sois gardée d'en rien
laisser paraître, je n'ai pas eu, il s'en faut, l'attitude de neutralité
nécessaire. Sans aller jusqu'à exciter le faible dans sa révolte contre les
forts, on risque, par le ton de sa voix ou la tournure d'une phrase, de
soutenir une querelle stérile et d'ailleurs souvent éphémère. J'ai pu
me rendre compte de cette tendance à s'identifier à la victime dans
l'analyse des enfants, surtout quand il s'agissait d'avoir des rapports
avec les parents. Je ne pouvais m'empêcher d'y faire transparaître .une
légère agressivité que ceux-ci ne manquaient pas de sentir. Ils m'appa-
raissaient inconsciemment comme les opprimeurs des faibles que nous
étions, les enfants et moi. L'interprétation tendancieuse peut aussi
être trop optimiste : le malade désire vivement des signes de progrès
ou de guérison et... l'analyste aussi. La complicité des deux fait voir
dans un rêve « fabriqué » à cet usage, ce qu'on désire ardemment y
trouver. Un patient homosexuel rêve qu'il voit deux grosses femmes
jouer très bien de la musique (le jeune homme est musicien) et par
contre, il cherche à pénétrer analement un homme, squelettique et
répugnant et, finalement, y renonce. A la fin du rêve, il refuse de suivre
des camarades qui veulent l'entraîner et s'aperçoit avec étonnement
que ceux-ci ne lui manquent pas, et qu'il est bien mieux seul. Mon
patient, très pressé de guérir, y voyait là un signe que non seulement
il pouvait se passer de l'amitié des hommes, mais que les rapports
physiques avec eux le dégoûtaient, donc il allait cesser de les désirer.
Entraînée par ce bel optimisme, j'ajoutai que pour la première fois,
dans ses rêves, quelque chose de bon venait des femmes, si laides
qu'elles fussent, et je laissai complètement de côté toute la partie néga-
tive, de culpabilité, dans ses rapports masculins. Elle se montra bientôt,
dans une séance ultérieure, où j'apparaissais d'ailleurs sous les traits
du juge qui enlève et « soigne » (à la manière forte !) les enfants qui
s'adonnent aux drogues dangereuses. Chez ce grand narcissiste, l'homme
squelettique était une projection de lui-même, puni de cette façon
ERREURS DES APPRENTIS ANALYSTES 303

de ses excès sexuels, lesquels étaient, avant tout, âuto-érotiques.


Il y aurait trop d'exemples à donner sur l'erreur à peu près inévi-
table qui consiste à analyser le contenu du matériel, rêve ou autre, avant
les résistances. Il arrive souvent qu'on ait l'embarras du choix, le maté-
riel présenté pouvant se travailler à différents niveaux de la conscience
du malade, et les associations, pour peu qu'elles soient abondantes, ne
guidant pas toujours suffisamment. Je dirai même que le patient apporte
plus souvent des associations qui éloignent des possibles résistances,
à moins d'être très peu sur ses gardes. Ainsi une cliente mariée par
sa mère à un homme beaucoup plus âgé qu'elle, rêve, au début de son
traitement, qu'elle attrape violemment la cuisinière qui lui donnait
du pain rassis alors qu'elle réclamait du pain frais. L'interprétation est
transparente, mais la patiente est loin de se rendre compte qu'elle a
des- besoins libidinaux insatisfaits, que son ménage qu'elle croit excel-
lent, n'est pas bien assorti... D'autre part, ses associations roulent sur
des différends avec ses domestiques qui la « mènent par le bout du nez »,
ne font qu'à leur tête et elle se perd dans des détails sans intérêt. Or,
la veille, elle s'était plainte en termes voilés que mes heures ne lui
convenaient pas très bien, qu'elle aimerait par contre être avec moi
quand elle n'a pas de séances, et avait répété, en riant, que quelqu'un
de sa famille avait dit que je pourrais faire d'elle ce que je voudrais.
Je pus donc interpréter ce rêve sur le plan du transfert négatif, que
plus tard, je complétai en lui montrant sa crainte de ne trouver dans
l'analyse qu'une nourriture austère.
Dans un autre cas, par contre, chez une érytrophobe, le premier
rêve montrait à la fois la conception inconsciente que la malade avait
de sa personnalité et de sa valeur, la crainte que je la lui fasse découvrir,
et la crainte de la démolition consécutive. Elle voyait des matériaux
de constructions légers (préfabriqués) en pile bien nette, rangés après
une fête foraine. Elle avait, dans une séance précédente, comparé
l'analyse à un rangement d'idées et de sentiments. Mais l'idée qu'elle
exprimait était : « finie la fête, plus de foire ! » et aussi la crainte d'être
démolie (construction de qualité médiocre) par punition de la foire.
Elle m'avait aussi parlé de ce qu'elle appelait son sentiment d'infériorité
et aussi de son goût pour la danse contrarié par la sévérité de ses parents
et de la supérieure du couvent où elle avait été élevée. Tout y était dans
ce rêve court, et les éléments de résistance contre l'agression analy-
tique, de culpabilité et de transfert maternels y étaient indissolubles.
Je ne pouvais me laisser égarer par ses associations sur ses préoccupa-
tions actuelles de recherche d'un logement. Mais, dans certains cas,
304 REVUE FRANÇAISE DE PSYCHANALYSE

la ruse n'est pas si grossière, et plus d'une fois je me suis aperçue que
mon patient m'avait emmenée loin de ses résistances, alors qu'il était
trop tard pour revenir sur une interprétation. Le plus souvent c'est en
me montrant sous les traits d'une femme bonne, douce, ayant toutes
mes caractéristiques physiques qu'il tentait de m'empêcher de me
retrouver dans un adjudant grincheux ou une vieille femme punitive
et ridicule. De même que l'on peut patauger longtemps dans les relations
pénibles et compliquées des patients avec leur entourage (mère, père,
mari, etc.) tant qu'on n'a pas compris qu'il s'agissait d'une manoeuvre
identique, destinée à noircir les proches, pour « blanchir » plus complè-
tement l'analyste. Ainsi les rapports positifs, rassurants, sont préservés.
De même,- j'ai mis longtemps à comprendre que les impulsions de géné-
rosité d'une obsédée couvraient une forte agressivité orale et anale
fortement refoulée ou même déplacée sur la personne de Dieu. En
effet, si coupable qu'elle se sentait dans ses fantasmes blasphématoires,
elle avait fini par dire qu'elle s'attaquait aux puissants car elle risquait
moins de leur faire du mal. En fait, surtout, Dieu étant immortel,
elle ne risquait pas de le tuer. Pour la même raison, elle s'attaquait
aux morts, tandis qu'elle prenait un luxe de précautions pour éviter
de me faire une peine même légère... Dans tout ceci, le rodage, le flair
des analystes rompus aux exercices subtils d'un sens « paranoïaque » du
transfert sont irremplaçables. Même quand le médecin a perdu cette
gêne à se mettre en cause qui vient d'une imparfaite liquidation des
défenses contre l'exhibition et la crainte de ses réactions de contre-
transfert, il lui reste un manque d'aisance et de sûreté qui ne dispa-
raîtra qu'avec le métier.
Une règle utile mais pas absolue est celle qui consiste à observer
l'ordre chronologique à rebours, c'est-à-dire à analyser le matériel actuel
avant celui du passé, à se référer aux éléments de plus en plus anciens,
plutôt que de plonger sans transition dans la petite enfance du sujet.
Ceci s'applique surtout à un genre de zèle décrit plus haut qui .consiste
à suggérer des associations au sujet, à interpréter à tout prix, et à vouloir
aller trop vite. Il m'est arrivé d'interpréter un rêve qu'un jeune homme,
présentant une inhibition au travail intellectuel, m'avait apporté après
trois mois d'analyse, directement sur le plan oedipien. Il s'agissait
d'une voiture appartenant à son père, que ce dernier conduisait fort
mal dans le rêve. Dans la réalité, le jeune homme en avait « hérité »
parce que son père se trouvait trop vieux pour conduire. Mais j'avais
tout simplement oublié que le rêve qui ridiculisait son père et même
pouvait le mettre en danger, n'était pas dénué d'angoisse, et que, s'il
ERREURS DES APPRENTIS ANALYSTES 305

S'agissait, en effet, de souhaits oedipiens, ils étaient contrecarrés par la


crainte non exprimée, mais réelle, de faire souffrir son père et d'en
être puni. Mon interprétation fut reçue comme elle le méritait par ce
garçon très intellectuel et bien élevé : il admira mes qualités d'analyste,
commenta habilement par des souvenirs bien trouvés ce que je lui
avais dit et... renforça ses inhibitions en travaillant moins que jamais,
et en cessant pour un temps de rêver. Je pense que l'ordre chronolo-
gique, en fait, se confond avec la précession de l'analyse des résistances,
puisqu'après tout celles-ci ont été installées après les obstacles ou
traumatismes qui les ont provoquées. D'autre part, le va-et-vient
présent-passé, dans les associations libres, celui que nous provoquons
par le sacramentel : « à quoi cela vous fait-il penser, qu'est-ce que cela
vous rappelle ? » ne demande aucune observation chronologique, les
souvenirs venant généralement par couches ou vagues capricieuses en
zig-zag dans le temps et l'espace. Enfin, le malade peut avoir intérêt
à passer des événements actuels sous silence et à se porter avec trop
d'empressement sur son enfance, qu'il aura par un moyen quelconque
détachée de toute émotion désagréable, alors qu'il ressentira une vive
gêne à rester sur le plan présent ! Il faut donc en conclure que. l'analyse
des résistances est la clé de voûte de tout le traitement et si l'on s'y
cantonne, surtout au début, on ne risque pas de faire des interprétations
trop profondes d'emblée.
L'emploi des termes appropriés dans une interprétation est chose
délicate. Un analyste empêtré dans les mots techniques trop savants,
qui souvent ne font que camoufler sa gêne ou son ignorance de débu-
tant, s'étonne parfois qu'une interprétation correcte, approuvée quant
à son contenu et sa place dans l'analyse, ne donne pas le résultat souhaité.
C'est qu'il se sera laissé aller à l'emploi de mots livresques, qui d'ailleurs
se répandent de plus en plus, dans la littérature et le langage populaire,
avec un sens très élargi. L'usage abusif des mots : « complexes, incons-
cient, sur-moi, résistance, etc. », en fait vite des entités et même des
personnalités et non des fonctions et des rapports. Certains patients
font de leur « Inconscient » une sorte de petit lutin agissant à leur place
et dont ils ne sont nullement responsables. Bien que j'aie délibérément
provoqué ce fantasme chez des enfants très jeunes, de façon à diminuer
leur sentiment de culpabilité et à objectiver leurs tendances négatives,
chez l'adulte, cela comporte des inconvénients tenaces. Quant au
mot « résistance », il évoque pour le moins la gloire des combattants
obscurs, luttant victorieusement contre plus fort qu'eux — ce qui est
à encourager ! — et plus souvent encore une rébellion qui appelle des
306 REVUE FRANÇAISE DE PSYCHANALYSE

représailles graves de la part de l'autorité, ce qui provoque la peur et


l'angoisse. II. m'est arrivé, pour contrebalancer l'effet d'un tel mot,
d'ajouter : « C'est de bonne guerre ! » Mais j'ai depuis abandonné
cette tactique pour parler plutôt de défense contre telle ou telle crainte.
D'ailleurs, n'importe quel mot, même sans valeur intellectuelle parti-
culière, s'il n'est pas employé dans le contexte voulu, peut perdre
entièrement sa valeur affective ou même être compris à contre-
temps.
Là aussi, le patient est le meilleur guide, par ses expressions bien
à lui, surtout celles de son enfance, ou ses rêves, avec leurs images
directement en contact avec les émotions vives du sujet. Ainsi, une de
mes malades n'acceptait que superficiellement mes interprétations de
son « agressivité » (encore un mot trop divulgué), mais elle put rire et
se détendre quand, reprenant une expression qu'elle m'avait fournie,
je lui fis remarquer qu'elle avait « fait vilain » avec sa mère. De même
qu'un étudiant, fort gêné quand la pensée de ses-expériences sexuelles
de collégien arriva à sa conscience, se trouva libéré quand j'employai
le terme de « jouer à touche-pipi ». Ici, d'ailleurs s'ajoute le fait que
l'analyste emploie ce terme, montrant ainsi qu'elle le connaît, qu'il ne
lui fait pas peur, et que la chose qu'il recouvre est ainsi dégagée de la
culpabilité et de la honte. Il est aussi très délicat d'interpréter des rap-
ports affectifs entre le patient et son entourage sans donner l'impression
que l'on se départit de la neutralité nécessaire. Les témoignages des
patients sont subjectifs par essence, et nous n'avons déjà que trop
tendance à prendre parti malgré nous. Ainsi un de mes collègues
provoqua une réaction inattendue chez un patient qui couvrait son
angoisse par une apparente hostilité contre sa mère, en lui disant :
« votre mère était dominatrice ». Ces simples mots sans intention
vraiment péjorative, provoquèrent un silence obstiné, puis des reproches
sur la mauvaise influence qu'un analyste peut avoir sur ses patients, en
les brouillant avec tous ceux qu'ils aiment.
Parfois nous avons aussi tendance à noyer l'effet escompté par une
interprétation trop verbeuse. Soit parce que nous voulons donner tout
à la fois ou parce que nous cherchons à étayer une partie par une autre,
ou simplement parce que, comme l'enfant faible en orthographe qui
mettait deux « 1 » ou deux « s » partout, en se disant « s'il y en a trop,
on en enlèvera », nous nous en remettons au patient pour choisir la
partie qui lui convient. J'ai constaté que ce dernier, loin de choisir
et de vibrer comme une cloche à ce qui pouvait évoquer un souvenir
authentique, cessait de suivre et sortait de sa séance ahuri et perplexe.
ERREURS DES APPRENTIS ANALYSTES 307

Un des arts les plus difficiles à apprendre, à mon avis, dans ce


domaine, est l'art de choisir non seulement le mot juste mais aussi le
bon moment. Nous avons tous eu ces hésitations, en nous demandant
intérieurement : « j'y vais-t'y ou j'y vais-t'y pas encore ? » non seulement
au cours de l'analyse tout entière, mais aussi au cours d'une simple
séance. Une des plus récentes expériences que j'ai pu faire à ce sujet
concerne le patient homosexuel cité plus haut qui, en plus des séances
individuelles, faisait partie d'un groupe psychothérapique, mené par
un analyste homme, le Dr Torre et moi-même. Il était à une période de
transfert négatif à l'égard de Torre, et avait jusque-là réussi à projeter son
hostilité sur ce dernier en ne se montrant ainsi agressif (en rêve) que par
riposte. Il annonça deux rêves, le premier se passe dans un palais italien
où les tours jouaient un rôle sur lequel il insistait beaucoup. Entre autres,
un fou dangereux dont la description coïncidait point par point avec
le Dr T... y habitait et descendait l'étrangler. Arrivé à une pause, je
,
ne pus y tenir, et comme il était perplexe, je lui demandai : « Comment
dit-on : Tour, en italien ? » Il répondit « Torre » puis, après un petit
-
silence, se mit à rire en protestant que ce n'était qu'un jeu de mot, rien
.
de plus. Puis il se mit en demeure de raconter son deuxième rêve.
Mais il l'avait oublié ! Et il précisa même que son souvenir s'était envolé
juste au moment où j'avais mentionné Torre. Quant tout revint fina-
lement, il s'agissait d'un rêve très symbolique et probablement homo-
sexuel, de sangsue collée à son dos, où prédominait l'idée de danger
venant des hommes car il se passait sur un radeau où il était avec des
ennemis qu'il était chargé d'espionner.
Une intervention peut être aussi faite plus tard qu'il ne faudrait,
par manque de sûreté de soi de l'apprenti qui « n'ose » pas dire ce qu'il
a découvert. J'ai tergiversé de cette manière autour d'un thème anal
caractéristique présenté par une jeune fille qui faisait des fantasmes très
riches et spontanés. J'ai su après qu'elle avait depuis plusieurs jours
découvert ce qu'était son fantasme (matière brune douce au toucher
qu'elle grattait avec ses ongles et qui lui donnait l'impression à la fois
de plaisir intense et de honte) et qu'elle n'avait pas osé le dire. On
peut objecter qu'il vaut mieux laisser le patient découvrir ces choses
par lui-même et se contenter de montrer les résistances et de les ana-
lyser. Mais quand je pus enfin faire parler ma malade, toute une série
de rêves oubliés pendant la période où elle n'osait pas parler revint,
et tout un matériel fut mis à jour avec un retard qu'on aurait pu éviter.
Je crois que, dans certains cas, l'hésitation à interpréter un thème peut
être sentie comme une crainte de la part de l'analyste et, de ce fait,
308 REVUE FRANÇAISE DE PSYCHANALYSE

renforcer une résistance (« si elle ne le dit pas, c'est qu'elle est choquée,
c'est que c'est tabou »).
Je me suis aussi souvent demandé si une interprétation qu'on est
obligé de répéter souvent n'affaiblit pas son action, quel que soit le
sujet. Le ton de doute vient de ce que j'ai utilisé la méthode qui consiste
à interpréter par exemple une résistance ou un comportement réaction-
nel typique aussi souvent que l'occasion s'en présente, avec des succès
variables. Parfois le malade « réalisait » et, soit répétait mon. interpré-
tation comme si elle venait de lui, soit tout simplement montrait qu'il
avait vraiment enregistré en liquidant son symptôme ; mais parfois
aussi, j'avais l'impression qu'il se paraît de cette interprétation comme
d'un ornement et cela finissait par faire un impressionnant attirail,
mais nullement utile à son progrès. Une étiquette fait un excellent
bouche-trou et nos patients ne demandent qu'à utiliser tout ce que nous
leur présentons à cette fin. Il est .bien évident que le moment de récep-
tivité optima est impossible à déterminer par des recettes, et que c'est
peut-être là plus que dans tout autre domaine, qu'on s'aperçoit à quel
point la psychanalyse est un art.
J'ai mis un paragraphe pour l'interprétation dynamique d'un
matériel statique car elle permet parfois d'obtenir la mobilisation
d'actions figées, comme gelées, chez des patients au Moi très faible
devant leurs pulsions. Je l'avais bien appliqué au matériel des analyses
infantiles, en permettant aux enfants d'animer les personnages de leurs
dessins et de leur modelage, mais ce n'est que beaucoup plus tard que
j'eus l'idée, après Aime Dolto, de l'appliquer aux adultes, avec des
résultats intéressants.
Ainsi, je comparerai un rêve apporté il y a trois ans par un malade
schizoïde qui avait un matériel très pauvre, à celui apporté par une
jeune femme hystérique et frigide depuis peu, il y a quelques mois.
Le premier rêve qu'un homme est assis près de son ht et le regarde
tristement. Aucune association, aucun commentaire ne me permet
de savoir ce que ce rêve signifie. Je sais que son père a été souvent
malade, mais ce n'est même pas lui qui me l'a dit. Il faudra plusieurs
mois pour qu'il se mette à faire des rêves mouvementés, où un homme
le poursuivra et le menacera, alors que je crois que j'aurai pu écourter
cette période en l'incitant à animer cette image immobile. Le deuxième
est fait par une femme très malheureuse avec un mari sadique et qui
venait de se réfugier dans la défense passive de la frigidité. Elle voit
une pièce très large où elle se trouve seule. Une large baie vitrée la
sépare d'un endroit sombre où brillent quelques points rouges. Ce sont
ERREURS DES APPRENTIS ANALYSTES 309

des yeux de loups. De temps en temps, l'un d'eux saute sur la vitre et
menace ma patiente de sa gueule ouverte. Peu ou pas d'associations
sinon que les loups lui rappellent des voyous d'un autre rêve, voyous
qui étaient associés à son mari.
Je lui demande à quoi sert la vitre. — Elle dit que c'est un rempart
fragile contre le loup. Je lui dis alors : « Supposons que le loup saute
très fort contre la glace, et la brise... qu'arriverait-il ? » (à noter que le
rêve n'était que très modérément angoissant, ce qui m'a permis de
briser ainsi une défense déjà « fragile »), la patiente répondit vivement :
« il bondirait à travers la brèche et me dévorerait », puis, un temps
d'arrêt : « peut-être se blesserait-il aux éclats de verre ». Elle ajouta
que le verre était froid et coupant, puis partit sur son mari et l'attitude '

vulgaire et agressive de celui-ci dans les rapports sexuels. C'était ainsi


apporter les premiers éléments du matériel agressif, castrateur de la
malade qui les retournait si bien contre elle-même qu'elle avait neutra-
lisé et rendu seulement latente la forte agression et sa défense.'

III. — STRATÉGIE

C'est peut-être dans ce domaine que l'ignorance livresque et théo-


rique a le plus de chances de se faire sentir. En effet, la stratégie suppose
un plan précis du pays à conquérir, une connaissance détaillée des
moindres vallons et des plus petits obstacles. En un mot, il faut savoir
où l'on va. Or, si nous voyons assez bien le but final du traitement
analytique, c'est-à-dire la disparition des symptômes et la libération
de l'énergie jusque-là employée à refouler les émotions et les impulsions
incontrôlables ou pénibles, nous, les débutants, nous sommes loin de
pouvoir prédire les diverses étapes de cette libération et d'en prévenir
les désordres possibles. C'est vrai que, faute de comparaison, nous ne
savons même pas si nous sommes si ignorants que cela, car la psycha-
nalyse est en éternel remaniement et en évolution constante. Ainsi,
à mes tout débuts, j'avais l'illusion que la « stratégie » analytique était
pour ainsi dire codifiée et que le seul tort que j'avais était de n'avoir
pas acheté le bon manuel du parfait « général-analyste ». J'ai dû déchan-
ter depuis, mais aussi une expérience plus ancienne et la .digestion de
quelques bons livres (dont ceux de Freud et de Fenichel) m'ont appris
un peu ce que le contrôle n'a pu faire. L'apprentissage de la stratégie
serait plutôt le rôle d'un séminaire, dont des obstacles d'ordre matériel
nous ont privés jusqu'ici, nous qui avons fait nos classes après la Libé-
ration. Notre formation théorique a donc été laissée au hasard des
310 REVUE FRANÇAISE DE PSYCHANALYSE

lectures et des discussions ou articles, trop loin, de la réalité clinique


parfois pour être vraiment assimilée. Quant à l'analyse dite « didac-
tique », elle a un but très éloigné de celui-là. On y apprend tout peut-être,
sauf les théories sur les névroses... En dehors de son irremplaçable
action sur la personnalité profonde du futur analyste, elle aurait plutôt
pour but de pénétrer celui-ci de ce qu'il ne faut pas faire ou dire, des
abstentions et restrictions nécessaires à la libération du malade. Nous
sommes plusieurs qui s'imaginaient les séances didactiques comme
autant de dialogues platoniciens, graves échanges de vues et profondes
vérités reçues de la bouche même du Maître par un élève attentif.
Inutile de dire que nous avons très vite perdu ces illusions !
Et cependant ces notions, sans être aussi indispensables que la
connaissance des mille et un moyens de défense des malades ou les
multiples formes de transfert négatif, sont bien nécessaires. Le fait de
pouvoir prévoir les stades par lesquels passera le patient au cours de
son analyse peut permettre de prévenir des crises pénibles et même
l'établissement, dès le début, des éléments structurels du conflit, des
contours caractériels du sujet, donne aussi au thérapeute une possibilité
de préciser le sens de son action et, par conséquent, une plus grande
rapidité et élégance de style. Celui qui ne possède pas cette maîtrise
peut vraiment dire qu'il tâtonne. Ainsi on ne peut commencer à connaître
la structure hystérique que si l'on prend connaissance des travaux tels
que ceux de Parcheminey dans la Revue française de Psychanalyse
(t. V, n° i et t. VIII, n° i). Il y a là une combinaison du sens clinique
avec l'esprit de laboratoire qui donne plus de solidité à des notions,
somme toute, assez fragiles autrement.
De même les variations dues aux structures dans l'établissement
du transfert réapparaissent encore assez nébuleuses, je l'avoue hum-
blement, bien que j'aie renoncé à « obtenir un transfert » par la force
ou par la ruse, erreur tactique et théorique à la fois de mes tout débuts.
Certains patients se jetteront à corps perdu dans un transfert positif
très chaud et vibrant d'où on aura du mal à extraire la substance infan-
tile du passé ; d'autres se cantonneront dans une attitude impersonnelle
et froide, d'où l'analyste semble exclu et parleront avec complaisance
(et détachement) de leurs souvenirs d'enfance. Chez les uns, il faudra
surtout s'attacher à mettre en valeur la culpabilité, chez d'autres,
l'agressivité pourra être d'emblée objectivée. Un analyste exercé doit
prévoir non seulement des réactions affectives telles que dépressions,
angoisses (et, si possible, les prévenir), mais aussi des réactions de
comportement. J'ai été, dans ce domaine, plus d'une fois surprise par
ERREURS DES APPRENTIS ANALYSTES 3II

un accident ou une maladie survenant chez un patient à un point


donné de son analyse, alors que, mieux au courant des phases de son
évolution, j'aurais pu, dans certains cas tout au moins, les voir arriver.
L'utilité d'une telle clairvoyance n'est pas seulement théorique ; elle
permet une analyse plus fine et plus serrée des mécanismes de défense
et, par conséquent, moins de flottement et de perte d'énergie pour le
patient. Sans compter qu'on doit pouvoir lui éviter de réelles diffi-
cultés dues à son installation dans des situations douloureuses.
A côté de l'ignorance des débutants, se place l'ignorance de la
psychanalyse qui, elle-même, s'inscrit dans l'immense ignorance
humaine. C'est précisément la ligne de démarcation qui est difficile
à tracer, et pourtant utile, nécessaire, ne serait-ce que pour répondre
à cette question que nous posons tous : « Qu'est-ce que je ne sais pas
et que d'autres savent ? » Nous serions rassurés de pouvoir constater
que nos lacunes sont partagées par nos aînés et que la faute de ne pas
connaître, partagée par eux, n'en est que plus vénielle. Mais aussi cela
nous permettrait de mieux situer géographiquement les plages encore
blanches, non explorées, de la psychologie abyssale et, avec l'immense
curiosité qui anime quiconque s'est senti une telle vocation, de s'armer
et de s'équiper avec plus d'ardeur pour en tenter la découverte. La
joie du tâtonnement en commun, avec ses échecs loyalement acceptés
et étudiés, et ses découvertes fécondes, est certainement une des plus
grandes qui soient. C'est pourquoi je souscris à deux mains au voeu
énoncé par Oberndorf dans son article : Résultats insatisfaisants et
thérapie psychanalytique (The Psychoanalytic Quarterly, n° 3, 1950).
Il dit notamment ceci, en citant lui-même French (Recherches en
psychothérapie, Am. J. of Psa., CV, 1948) « la tâche de la recherche
scientifique n'est pas d'évaluer... (des résultats thérapeutiques), mais
d'essayer de comprendre objectivement ce qui se passe comme étant
une chaîne de causes et d'effets ». Il ajoute : « Je suggère qu'un groupe
d'analystes se réunisse à des intervalles donnés pour étudier leurs
diverses manières d'entreprendre et de manier des cas plus ou moins
semblables... L'analyste responsable d'un cas en cours appliquerait
celle des méthodes qui lui apparaîtrait la meilleure et rapporterait au
groupe les réactions du patient à cette méthode. » Oberndorf ajoute
justement que le problème «... n'est pas tant celui du procédé que de la
façon dont il est appliqué, le point où en est le transfert au moment
où il est appliqué, et aussi les influences extérieures jouant sur la
situation analytique ». Et il conclut : « Je crois que la méthode la plus
honnête et probablement la plus féconde est l'étude de chaque analyse
312 REVUE FRANÇAISE DE PSYCHANALYSE

qui a donné des résultats décevants, par le thérapeute, devant ses


collègues réunis. » J'ai entendu dire qu'aux États-Unis, certains groupes
de contrôle continuaient à se réunir et à discuter librement, presque
comme en un groupé de psychothérapie, de leurs difficultés profes-
sionnelles, sous la direction d'un membre de la Commission didactique.
La différence essentielle entre la première fonction et la seconde
semble résider dans l'abandon de tout programme imposé d'avance
et de.toute approche technique formelle, en association libre, si l'on
peut dire. Ce n'est possible que si chacun des participants — et le
guide — est capable d'abandonner toute résistance, toute crainte de
faire face à ses défections, tout orgueil professionnel absurde.
Ce travail n'est lui-même qu'un vaste tâtonnement à travers les
brumes et les ombres de mes propres pensées. Il m'aura en tout cas
permis d'y voir plus clair et d'y mettre de l'ordre. Puisse-t-il avoir
tant soit peu le même effet sur d'autres, c'est mon voeu le plus cher.
Quelques lueurs projetées
par la psychanalyse
et l'ethnographie sur la sociologie
par MARIE BONAPARTE

L'homme, dans l'ordre de la nature, est un être à part. Non pas au


sens des vieilles théologies lui assignant une origine comme un rang
supranaturels, mais du fait que, dans la série animale, dont il n'est que
l'un des aboutissements, il est un animal social, à un degré inégalé sauf
par les hyménoptères, cet autre aboutissement de l'évolution de la
vie sur la terre.
Cependant, tandis que ceux-ci, abeilles, fourmis, termites, ont su
plier la biologie des ouvrières ou des soldats à une utilisation rien que
sociale, de par la castration qu'ils leur imposent dès le berceau grâce à
des nourritures appropriées, l'homme, vu la faible fécondité de la
femme, femelle mammifère, a dû, dans les diverses sociétés qu'il a
édifiées, concilier les exigences instinctuelles de sa reproduction, de ses
instincts sexuels, avec les exigences sociales de la vie en communauté,
ce qui ne va pas sans restriction et sans souffrance.
Et pas seulement ses instincts sexuels. Mais aussi ses instincts
d'agression. A l'intérieur des diverses sociétés où il est intégré, l'homme
n'a plus droit à voler, à tuer, voire à trop nuire à son prochain, et ces
dernières renonciations ne vont pas non plus sans souffrance, toute
renonciation instinctuelle impliquant contrainte et douleur.
Ainsi, non seulement l'homme reste-t-il soumis, tels tous les vivants,
à l'agression insuppressible des forces naturelles, fléaux divers, maladies,
mort, mais il s'est infligé, par son organisation sociale, la souffrance
supplémentaire de la répression de ses instincts.
Aussi de toujours les hommes ont-ils rêvé d'un monde meilleur que
celui dans lequel ils vivent. On l'a situé dans le passé : l'âge d'or ou le
paradis terrestre. On l'a escompté dans l'avenir : le paradis céleste des
314 REVUE FRANÇAISE DE PSYCHANALYSE

religions, promis aux hommes après la mort. Mais depuis que, selon le
mot de Nietzsche, Dieu est mort, ou plutôt, dirions-nous plus véridi-
quement, s'est affaibli sous le poids des ans, des réformateurs sociaux
ont projeté le paradis sur terre, bien que toujours dans l'avenir, sous
forme de sociétés nouvelles où l'égalité régnant enfin, tous les hommes
seraient heureux.
Le problème qui se pose à notre temps, où un monde nouveau
semble en gestation, est par suite le suivant : jusqu'à quel point est-il
possible — mieux que par les anciennes religions — cette fois par des
institutions sociales nouvelles, de modifier, d'améliorer la nature de
l'homme, le « gorille lubrique et féroce » de Taine, afin de faire régner
sur terre concorde et bonheur ?
Et c'est ici que l'ethnographie, alliée à la psychanalyse, peut projeter
sur la sociologie quelques lueurs.

La psychanalyse, dont les solides bases cliniques ne sont plus à


vanter, nous a appris à voir les grands complexes qui hantent le tréfonds
de l'inconscient humain. Or, sous quelque climat que se soient soumis
des hommes ou des femmes à l'investigation de la psychologie abyssale,
les mêmes structures se sont avérées dans ces profondeurs.
Pour ne citer que la plus éminente, tout petit garçon a passé par les
émois du complexe d'OEdipe ; en toute petite fille, après un premier
temps d'attachement à la mère, s'est aussi instauré le féminin complexe
d'OEdipe, élisant le père comme objet d'amour. Avec, il n'est pas besoin
de le rappeler, agression concomitante contre le parent de même sexe
considéré par l'enfant comme un rival.
Et qu'on ne dise pas que le fait de l'absence du père ou de la mère
d'auprès de l'enfant supprime du même coup le complexe d'OEdipe.
Le destin semble à peu près toujours dans ces cas suppléer à la carence
oedipienne parentale. Vu la longue enfance, le long dénuement du petit
des humains, une femme toujours suppléera auprès de lui la mère, et
auprès de cette femme un homme toujours pourra ressurgir. Les ana-
lystes savent quelle force peut souvent acquérir un complexe d'OEdipe
d'où les parents sont absents mais où la nature semble avoir pris soin
d'y suppléer par quelque autre nouveau couple.
Cependant c'est justement contre cette constatation de l'universalité
du complexe d'OEdipe, de son ubiquité aussi bien chez nous que dans
d'autres cultures — ainsi que Freud put l'inférer d'après les travaux
QUELQUES LUEURS SUR LA SOCIOLOGIE 315

de Frazer — que les réformateurs sociaux actuels élèvent leurs objections.


Le complexe d'OEdipe, disent-ils, générateur premier des agressions
humaines, n'est pas fondé comme le prétendent Freud et les psychana-
lystes, dans la biologie, dans la nature humaine, mais engendré par les
formes vicieusesparticulières de nos sociétés. Si vous changez ces formes,
si vous supprimez l'exploitation de l'homme par l'homme, la propriété
privée et la famille édifiée primordialement pour maintenir l'héritage des
biens, alors les enfants, élevés en commun par l'État, ne subiront plus
le complexe d'OEdipe. Libres de l'agression engendrée et par celui-ci
dès l'enfance, et par l'envie ultérieure due à l'inégalité de répartition des
biens, les générations futures grandiront aptes à la fraternité comme au
bonheur. Tel est le paradis vers lequel marchent aujourd'hui, souvent
dans le sang, tant d'hommes malheureux bu mécontents. Marche à
l'étoile rouge ayant succédé à la marche à l'étoile blanche qui si long-
temps leurra les pauvres humains.
Est-elle aussi à sa façon un leurre ? L'agression humaine, qui
s'amplifie de nos jours en des guerres toujours plus meurtrières, peut-
elle être vaincue, voire atténuée, par des formes sociales nouvelles ?

Des ethnographes ont été sur le terrain étudier d'autres formes que
les nôtres de sociétés. On connaît les belles observations de Malinowski
sur les Trobriandais, chez lesquels il séjourna des années. Il crut
pouvoir inférer de l'étude de ces sociétés matrilinéales, où l'oncle
maternel tient économiquement la place du père, l'absence, dans ces
tribus, du complexe d'OEdipe, et l'on sait le parti que nos réformateurs
surent tirer de ces travaux. Tel Wihelm Reich dans Der Einbruch der
Sexualmofal. Par ailleurs, Freud, Jones, s'opposèrent à ces conclusions
et montrèrent que le complexe d'OEdipe des petits Trobriandais
n'était que déplacé sur l'oncle maternel.
Depuis, Géza Rôheim alla séjourner, des années aussi, chez les
Papouas, puis chez les Arandas d'Australie centrale et put établir, par
ses observations si nourries de faits, la présence du complexe d'OEdipe
jusque dans les tribus qui nient, en apparence, la paternité réelle du
père, attribuée aux mythiques churungas, phalliques symboles des
ancêtres.
La signification de la scène primitive et de ses diverses modalités
pour modeler la psychosexualité et la psychosocialité des diverses
tribus que Rôheim put étudier, a aussi corroboré pleinement les
316 REVUE FRANÇAISE DE PSYCHANALYSE

assertions des analystes relatives à l'importance, pour l'édification de la


psychosexualité et de la personnalité humaines, de cet événement
central vécu dans la première enfance.
Les observations que mon fils, Pierre de Grèce, est lui-même en
train de poursuivre, à la frontière du Tibet, sur les tribus polyandres,
seront, de leur côté, d'un très grand intérêt pour témoigner de l'univer-
salité ou non du complexe d'OEdipe.

Toujours est-il que, parmi nous, les dits civilisés, la façon dont, sur
le plan collectif, les hommes cherchent périodiquement à se débarrasser
de l'oppression des pères, .ne semble pas infirmer le caractère oedipien
du psychisme humain.
Des peuples reconnaissent, des siècles durant, l'autorité d'un chef,
prince, roi, empereur. Les sujets sont loyaux, le servent, obéissent à ses
commandements, à ses défenses. Mais voilà qu'au cours des siècles leur
soumission diminue sous des facteurs divers : privations, misère,
défaites, qu'ils lui attribuent plus ou moins justement ; instruction,
clartés plus grandes permettant de juger le chef. Un meneur conduit le
peuple à l'assaut, renverse le chef, parfois on le tue. Le peuple s'acclame
lui-même, il proclame bruyamment sa liberté. Mais du sein du peuple a
émergé un nouveau chef, ou celui qui mena l'assaut, ou quelque autre.
Il s'arroge le pouvoir à son tour, le peuple se soumet au héros de sa
liberté, sans voir que ce faisant il s'aliène cette liberté même. A la
révolution succède la restauration, à la horde des frères révoltés, une
nouvelle horde du père. Car le père, quoi qu'on fasse, ressuscite
toujours, il s'avère immortel.
Et la dure autorité paternelle, sous cette nouvelle forme, n'est pas
supprimée. Elle engendre à nouveau la révolte des opprimés, 'à laquelle
il n'est pas d'autre contre-attaque de la part du père ressuscité qu'une
oppression renforcée. L'agression n'a pas disparu de la face du monde,
et l'État qui, suivant Marx et Engels, devra mourir de sa belle mort
dans le paradis terrestre à venir, est loin d'être encore mort...

Les sociétés qui auraient réalisé le meilleur compromis semblent


être les sociétés démocratiques républicaines. L'élection d'un président
pour un temps donné, au delà duquel il est remercié, puis remplacé,
permet la réalisation sur un mode atténué, du renversement révolu-
QUELQUES LUEURS SUR LA SOCIOLOGIE 317
\
tionnaire. De même des renversements de ministère .par les parlements
dans les monarchies constitutionnelles elles-mêmes. Cela peut épargner
de tuer le chef. Il y a là, par rapport au massacre du chef, quelque chose
de l'atténuation de la castration à la simple circoncision.
Il est vrai que, de temps à autre, un magnicide, ressentant une
figure paternelle dans le président, vient à l'assassiner, tel Lincoln,
Mac Kinley ou Carnot.

Cependant, même aux pays vraiment démocratiques, où un socia-


lisme progressif cherche à assurer le plus d'égalité 'et de bien-être
possibles à tous,. comme aux pays Scandinaves, l'agression humaine
continue à sévir. Rivalités domestiques, rivalités économiques, rivalités
sexuelles ne semblent pas pouvoir s'éteindre tant qu'il y aura des
hommes.
Aucune forme sociale ne paraît pouvoir établir le paradis sur terre,
et ce que nous révèle de ce point de vue la psychanalyse, l'ethnographie
ou la sociologie nous montre partout aux prises les humains entre eux.
Si, du point de vue des instincts sexuels, plus de saine liberté
qu'autrefois règne de nos jours pour l'homme et surtout pour la femme,
séculairement plus opprimée, du point de vue de l'agression, on ne
voit pas comment l'homme pourrait devenir jamais aussi heureux que
bon, car il est pris dans ce dilemme : ou bien réfréner ses instincts
agressifs, et il en souffre, ou bien les lâcher, et c'est alors l'autre,
la victime, qui souffre.
Certes, une part de l'agression humaine peut se sublimer en luttes
menées de front par tous contre les forces hostiles de la nature, contre
les maladies, contre la mort. Mais, quel que soit l'état social où s'intè-
grent les individus, certaines compétitions restent inévitables, pour le
pain, pour la femme. Et, entre collectivités, elles sont plus inévitables
encore, l'agression n'atteignant jamais à de telles proportions que
lorsque les individus qui constituent les.cellules d'une société par-
viennent à rejeter l'agression à la périphérie de cette société même.
Alors les divers groupes humains s'affrontent, armés de toutes les
terribles armes que l'intelligence humaine a su forger. Sans compter les
groupes supranationaux qui se ruent l'un sur l'autre à l'intérieur même
des nations, au nom de fanatismes d'autant plus violents qu'ils sont
plus jeunes : vieilles ou modernes guerres de religions.
La psychanalyse, l'ethnographie et la sociologie s'accordent à le
montrer : si l'homme s'est fait le maître de la terre, c'est grâce à la
PSYCHANALYSE 21
318 REVUE FRANÇAISE DE PSYCHANALYSE

puissance inégalée de son cerveau. Mais ce cerveau lui-même est tout


nourri d'instincts, de ces instincts primitifs qui donnent à la vie sa
force et sa saveur.
Donc si l'homme ainsi règne, c'est grâce d'abord à la force de ses
instincts, qu'ils soient instinct vital du moi ou instinct sexuel de l'espèce,
incommensurables à ceux des autres animaux. Mais si ces instincts
rendent l'homme plus qu'aucun autre redoutable, aux autres créatures
comme à ses semblables, ne l'oublions pas, si l'homme pouvait jamais
perdre sa force et son .ardeur instinctuelles, l'espèce humaine sans doute
bientôt s'éteindrait.
Morceaux de piano
et scène primitive
par RICHARD A. HUNTER et IDA MACALPINE (de Londres)'

Il fut de mise à une certaine époque de faire servir les créations


artistiques d'un artiste à l'étude psychanalytique de celui-ci. Certaines
objections ont été, à juste titre, formulées contre ce procédé. Le but de
ce petit article est d'attirer l'attention sur une suite de pièces pour
piano d'un caractère descriptif, dues à Rossini et restées inédites.
C'est dans leur titre que se révèle l'intérêt psychologique qu'elles
offrent. Ces morceaux, nous le verrons, peuvent être considérés comme
représentant l'idée inconsciente que se fait le compositeur de la scène
primitive et, à cet'égard, on peut les considérer comme uniques. Nous
ne choisirons ici, parmi tous les détails relatifs à la vie et au caractère
de Rossini, que ceux qui se trouvent vraiment en rapport direct avec
la question traitée et dont la connaissance reste essentielle si l'on veut
justement apprécier la valeur de ces morceux. On constatera qu'aucune
analyse posthume artificielle n'a été tentée et qu'elle serait d'ailleurs
inutile.
Gioacchino Rossini naquit en 1792. Fils unique du trompette muni-
cipal de Pesaro et de sa femme, chanteuse à l'Opéra local, il reçut une édu-
cation assez négligée sauf en musique, fait attribuable d'une part à la basse
condition de ses parents, et d'autre part, à la vie vagabonde de ceux-ci.
Son génie musical se révéla de très bonne heure et il écrivit sort
premier opéra à l'âge de 18 ans. Le public considère aujourd'hui
Le Barbier de Séville comme l'oeuvre maîtresse du compositeur mais
ignore généralement combien celui-ci fut musicalement prolifique. De
fait, entre 18 et 37 ans, il acheva 36 opéras. Il composait avec une
incroyable rapidité et l'on raconte que Le Barbier de Séville fut terminé
en moins de quinze jours. Toye a dit de Rossini qu'il « était un grand
musicien, plus gâté par la nature que n'importe qui sauf le plus grande
Personne n'a jamais su mieux que lui traduire en musique la joie de
vivre ». S choies écrit : « Il avait le sens de la mélodie et celui de l'humour
'320 ,
REVUE FRANÇAISE DE PSYCHANALYSE

et une compréhension parfaite de la voix humaine comme des diverses


voix instrumentales. Il savait les combiner dans une partition d'or-
chestre... ces motifs expliquent suffisamment son immense succès. »
Toutefois l'année 1829 et la représentation de Guillaume Tell vinrent
mettre un terme à sa carrière de compositeur d'opéras. Et de fait, durant
les trente-neuf années.qui devaient lui rester à vivre, il n'écrivit plus que
deux oeuvres importantes, toutes deux sur un thème religieux : d'abord
le Stabat Mater, commencé en 1832 mais achevé en 1839 seulement,
année où mourut son père, puis La petite Messe solennelle écrite tout à
la fin de sa vie. Ce silence presque total entre 1829 et 1868 fait ressembler
sa biographie au récit de deux existences. La première partie de sa vie
se caractérise par une suite de triomphes rapides. Tancrède et L'Italienne
à Alger représentés en 1813, alors qu'il était dans sa 22e année, lui
avaient donné à Venise une primauté musicale incontestée. En 1815, ce
fut Le Barbier de Séville et, au cours des huit années suivantes, 19 autres
opéras connurent le jour. Durant toute cette période, Rossini conquit
une renommée mondiale et ses opéras furent partout représentés.
A partir de 1829, ce furent de longues années de retraite, de
découragement et d'inactivité. Aucune raison valable n'a jamais été
donnée pour expliquer ce qu'on a appelé « le grand renoncement de
Rossini » à partir de ses 37 ans. Après une production aussi prodigieuse,
se trouvant au sommet de la célébrité, jouissant d'une renommée
mondiale, le musicien cesse à jamais d'écrire de nouveaux opéras. Et
pourtant il semble bien, à cette époque, se trouver au point culminant de
sa puissance musicale. Toye dit que Guillaume Tell « appartient, par
son originalité, par sa technique soignée, par son orchestration, à une
classe d'oeuvres à part... même de nos jours l'ouverture reste un chef-
d'oeuvre incontesté ». Le critique poursuit en disant que le silence de
Rossini « parvenu à l'apogée même de sa gloire est bien le phénomène
...
le plus extraordinaire de l'histoire de l'art ».
Dans ses jeunes années, Rossini avait rêvé de devenir chanteur à
l'imitation de sa mère, et, à 13 ans il fit une seule et unique apparition
sur une scène d'opéra. Il apprit aussi à jouer du cor et du violoncelle.
L'une de ses premières compositions est un aria pour soprano, destiné
à lui-même ou à sa mère et plusieurs duos pour cor écrits à l'intention
de son père et de lui-même. Très jeune, Rossini faisait parfois déjà
de la musique avec ses parents tenant la partie du second cor
quand son père jouait celle du premier. Rappelons à ce propos que le
père de Rossini, tout en étant trompette municipal, jouait du cor dans
les orchestres des théâtres où sa femme chantait. Rossini fut contraint
MORCEAUX DE PIANO ET SCENE PRIMITIVE 32I

d'abandonner le chant au moment où sa voix commença à muer et


dès lors se consacra à la composition.
Il n'écrivit presque exclusivement que pour la voix humaine. D'après
Toye, Rossini « devait son talent de chanteur à sa mère. On ne saurait
trop insister sur sa connaissance et son amour exceptionnels de la voix
humaine... lui-même fut chanteur dès son enfance... de toutes les
formes d'expressions musicales, c'est le chant que Rossini préférait ».
En ce qui concerne les relations de Rossini avec sa mère, voici ce
que l'on peut extraire de la biographie de Toye : on sait combien le
compositeur adora sa mère tant qu'elle vécut et vénéra sa mémoire
quand elle fut morte. Certains biographes ont noté que l'intensité dé
cet amour était presque anormale. D'après Rossini, sa mère était l'être
le plus adorable qui existât, tant par la voix que par le visage et le carac-
tère. Interrogé un jour, alors qu'il était encore enfant, sur ce qu'il
ferait si, arrivant au ciel, il trouvait la Madone plus belle que sa mère, il
répondit : « Je serais si bouleversé que j'en pleurerais tout le reste de ma
vie ! » La mère de Rossini mourut en Italie, en 1827 et le père, effrayé
de l'effet que cette nouvelle produirait sur son fils, tarda à la lui annoncer
pour finalement charger un ami de ce soin. Peu après on put entendre
Rossini, acclamé sur scène après le triomphe à Paris de son Moïse, se
murmurer à lui-même : « Mais à quoi bon ! Elle est morte » Après cette
!

mort, il n'écrivit plus que deux opéras : Le comte Ory en 1828 où l'on
trouve quelques-unes des plus élégantes et charmantes mélodies qu'il
ait jamais écrites et Guillaume Tell, également composé en 1828, mais
représenté seulement en 1829. Nous avons déjà fait mention de cette
oeuvre et du fait extraordinaire que, juste un an après la mort de la
mère du musicien et alors que celui-ci n'était âgé que de 37 ans, cet
opéra marqua la fin de sa carrière de compositeur d'opéras. Bien des
années plus tard, en 1842, à la fin de la dernière répétition du Stabat
Mater, Rossini s'esquiva, s'affala sur une chaise' et contemplant le
portrait de sa mère accroché au mur, fondit en larmes.
Toute sa vie durant Rossini prisa, à l'exemple de sa mère. Le code
suivant lequel il lui apprenait l'échec d'un de ses nouveaux opéras nous
offre un amusant exemple de leur excellente entente. Il se contentait, en
pareil cas, de lui envoyer le dessin d'un flacon (fiasco). Décrivant un jour
sa mère à l'un de ses amis, il dit qu'elle portait sur son visage une expres-
sion de douceur véritablement angélique et Toye conclut : « Le sentiment
le plus poignant que connut jamais Rossini fut, sans doute possible, son
adoration pour sa mère. .»
Rossini se maria deux fois, d'abord en 1822, avec Isabelle Colbran,
322 REVUE FRANÇAISE DE PSYCHANALYSE

chanteuse de l'Opéra San Carlo à Naples. Il était, depuis 1815, directeur


de ce théâtre. Elle avait sept ans de plus que le compositeur et possédait,
comme la mère de celui-ci, une voix de soprano. C'est probablement à
la demande de sa mère qu'il décida de légaliser ses relations avec
Isabelle qui lui avait fait grande impression quand, pour la première
fois, il l'avait entendue chanter à Bologne, alors qu'il n'était âgé que
de 14 ans. Au bout de quelques années elle devint insupportable et
extravagante et Rossini l'envoya vivre auprès de son père veuf, en
Italie. Ils ne furent légalement séparés qu'en 1837 ce qui n'empêcha
pointleurs relations de demeurer amicales jusqu'au jour où elle mourut.
Le père de Rossini se plaint, dans un grand nombre de ses lettres, des
difficultés et des ennuis que sa bru lui cause. Isabelle mourut en 1845 et,
deux ans plus tard, Rossini épousa Olympe Pélissier, demi-mondaine
assagie, qui se montra à son égard pleine de dévouement et d'esprit de
sacrifice. Son seul but dans la vie fut désormais de veiller sur la santé
et le bien-être du musicien qu'elle soigna comme une mère, tout au
long de ses années de dépression.
En 1836, la santé de Rossini, déjà peu satisfaisante depuis quelques
années, déclina beaucoup. Toutefois, il se montrait encore capable de
profiter de la vie et consacrait beaucoup de temps et de soins à la
réorganisation du Liceo Musicale de Bologne. Tombé gravement
malade en 1848, il mena, pendant les sept années suivantes, une exis-
tence très retirée. Le bon vivant, le gourmet, qui avait donné son nom
au « Tournedos Rossini », plat que l'on trouve encore en France sur
les menus, se transforma en être misérable, incapable de manger ou
d'assimiler ses aliments. L'insomnie le torturait et Lombroso qui le
vit en 1852 déclara qu'il était définitivement fou. Il se figurait être
complètement ruiné, et bien qu'il pût, à sa mort, laisser 2 millions
et demi de francs, il commençait à faire appel à la charité de ses amis.
Ayant la plus grande difficulté à assembler ses idées, soit oralement
soit par écrit, il avait l'idée obsédante d'être méprisé et oublié du monde
entier. En outre, il ne supportait pas d'entendre une seule note de
musique, fût-ce même la sienne. En effet, chaque fois qu'un son lui
parvenait, il entendait compulsivementen même temps la tierce majeure.
Cette obsession lui était pénible au point que son portier disposait
d'une somme destinée spécialement à éloigner les joueurs d'orgues de
Barbarie et les autres musiciens des rues.
A partir de 1856, son état s'améliora mais il resta étrangement
cachottier. Il montrait une extrême nervosité quand il circulait en
voiture. Rossini avouait à cette époque que, même dans sa jeunesse, il
MORCEAUX DE PIANO ET SCENE PRIMITIVE 323

devait souvent simuler la gaieté pour dissimuler sa terreur nerveuse.


La nouvelle de la mort de sa mère l'avait affecté comme une grave
maladie. Un voyage en Angleterre provoqua chez lui un accablement qui
persista plusieurs semaines. En 1836, visitant Anvers, il se décida
audacieusement à faire usage d'une remarquable invention moderne : le
chemin de fer. Cette expérience ne réussit pas. Il se trouva mal pendant
le voyage. La secousse nerveuse fut telle qu'il resta malade pendant de
longs jours-et qu'il jura de ne jamais plus remettre le pied dans un
train, ce mode de locomotion lui étant apparu, à l'essai, comme dan-
gereux et terrifiant. Il tint parole en dépit du fait que cette aversion dut
souvent le contraindre à faire de plus longs et plus fastidieux voyages en
voiture. Quand, bien plus tard, en 1859, il se fit construire une maison
dans la banlieue parisienne, à Passy, il choisit un emplacement tout
proche de la ligne de chemin de fer, alléguant, de façon assez peu convain-
cante, pour justifier son choix, que si l'endroit lui avait plu, c'était à
cause de sa forme, qui était celle d'un piano à queue. Le fils du compo-
siteur Weber étant un jour venu lui faire visite, et tout en admirant la
maison, lui exprima sa commisération touchant le sifflement désagréable
des trains qui passaient tout près. Rossini rétorqua qu'il aimait les sifflets
du train parce qu'ils lui rappelaient les jours heureux de sa jeunesse.
Notons en passant qu'après la mort du compositeur on découvrit
qu'une partie de sa fortune se trouvait investie dans les actions de
chemin de fer.
En 1857, Rossini, suffisamment rétabli, put écrire une petite compo-
sition qu'il désirait offrir à sa femme le jour de la fête de celle-ci. Pour
la première fois, depuis vingt-deux et peut-être même vingt-trois ans,
depuis Guillaume Tell, Rossini éprouvait le désir de composer à nouveau.
A partir de cette époque et au cours des dix dernières années de sa vie,
il n'écrivit plus que des morceaux miniatures dont 186 sont parvenus
jusqu'à nous et auxquels il donna le titre général de Péchés de ma vieillesse.
Malgré les nombreuses propositions qui lui furent faites il refusa tou-
jours de les laisser publier, persistant à dire qu'il ne les avait écrits que
pour son propre amusement. Sa femme les rangea dans' un placard
spécial bien verrouillé et, quand elle fut morte, ils furent remis au
Liceo Musicale de la ville natale de Rossini, Pesaro, où ils sont encore
relégués.
Parmi ces très courtes compositions se trouve la suite particulière de
petits morceaux pour piano qui a fait l'objet de cette étude. Les divers
titres donnés aux différents morceaux font penser que Rossini, vers la
fin de sa vie, a exprimé par la parole et par la musique, son conflit
s
!
324 REVUE FRANÇAISE DE PSYCHANALYSE

principal : un désir ardent d'union avec sa mère et la terreur inspirée


par cette même union. Les pièces pour piano portent les titres suivants :
Le sifflement diabolique.
La douce -mélodie du frein.
Le terrible déraillement.
Premier homme blessé.
Second homme blessé.
Ode funèbre.
Amen.
Ces titres peuvent être considérés comme une représentation
symbolique légèrement déguisée, chez un fils unique, du fantasme
1

inconscient de la scène primitive. Pour traduire ce fantasme, Rossini fit


usage du train, mode de locomotion qui, tout en suscitant chez lui tant
d'horreur et de dégoût, exerçait une telle fascination qu'il avait fait
bâtir sa maison près d'une voie de chemin de fer. Comme s'il pressentait
le danger mortel pour son moi conscient de regarder en face son conflit
incestueux fondamental, Rossini, une fois de plus, tente d'écarter cette
notion déprimante contre laquelle il avait justement lutté toute sa vie.
Il supprime l'atmosphère de violence et de malheur créée par ces sous-
titres et rejette leur menace destructive en rassemblant, chose surpre-
nante, ces petites pièces, sous le titre général joyeux de
Un petit voyage d'agrément dans le train.
Introduction à la discussion
sur les indications
de la psychanalyse(l)
par S. LEBOVICI

Dans cette introduction à la discussion qui doit se poursuivre ce


soir, ma tâche se trouve grandement facilitée par le remarquable exposé
de notre collègue, M. Mâle (2). Celui-ci nous a présenté avec tout son
sens clinique les limites et aussi les possibilités des traitements psycha-
nalytiques. Aussi, plutôt que d'insister longuement sur les divers
cas cliniques qui justifient des traitement psychanalytiques je partirai
volontiers de la remarque de M. Nacht, lorsqu'après l'exposé de
M. Mâle, il nous disait : « Si je vois un malade qui me demande un trai-
tement psychanalytique, je me pose, avant de me décider, la question
suivante : que deviendra-t-il, lorsqu'il sera débarrassé de ses symp-
tômes ? » En d'autres termes, même lorsque la constellation clinique
du cas justifie en principe le traitement psychanalytique, il est des
personnalités dont la structure constitue une véritable contre-indication.
Au cours de cet exposé, nous nous attacherons surtout à préciser ces
contre-indications.

SUITE DE L'ÉTUDE DES INDICATIONS DE LA PSYCHANALYSE

i° Les névroses obsessionnelles


Elles constituent en principe une des indications les plus typiques
de l'analyse. Mais la longueur des traitements dans ces cas justifie un
tri sévère de ceux où le succès thérapeutique peut être légitimement
attendu. Rappelons en effet que dans certains cas d'obsessions à carac-

(1) Séance de la Société psychanalytique de Paris, le 15 janvier 1952.


(2) Cet exposé ne nous étant malheureusementpas parvenu à temps, nous espérons pouvoir
e publier dans un prochain numéro. (N. de la R.J
326 - REVUE FRANÇAISE DE PSYCHANALYSE

tère périodique, la psychanalyse ne se trouve pas particulièrement


justifiée. D'autre part l'existence chez un sujet de ce qu'on est convenu
d'appeler un caractère obsessionnel, de rites, de manies et de scrupules
n'indique pas forcément un diagnostic de névrose obsessionnelle :
il s'agit souvent ici de sujets dont le moi a seulement adopté les procédés
de défense qui sont au premier plan en cas d'obsession. Ce cas n'est
pas rare comme nous le verrons chez des patients qu'on doit considérer
comme des débiles mentaux. D'ailleurs s'il est vrai qu'en principe ces
procédés de défense permettent une analyse solide du moi chez les
obsédés, dans un certain nombre de cas cependant l'angoisse, est beau-
coup moins isolée qu'il n'est classique de le dire. Elle infiltre constam-
ment le moi et le pronostic de l'analyse peut être moins favorable
qu'on ne le croirait.
2° Les états dépressifs
La menace de suicide est si grande au cours des crises de mélan-
colie qu'il n'est pas habituel, dans nos pays, d'envisager un traitement
psychanalytique. Abraham a analysé un certain nombre de mélan-
coliques au cours de leurs crises, mais le caractère si profond des régres-
sions narcissiques que cet auteur lui-même signale nous fait douter
des possibles résultats d'une cure psychanalytique dans ces cas. Un
autre problème est de savoir si l'analyse pratiquée dans l'intervalle des
périodes dépressives est susceptible d'en éviter le retour et de constituer
une cure des psychoses maniaco-dépressives. On sait l'importance des
chocs affectifs dans le déclenchement des crises de mélancolie ; il nous
paraît donc que, si elle est menée avec une prudence que justifie la
constante menace du suicide chez les mélancoliques et avec une per-
sévérance que nécessite la structure profondément narcissique de leur
moi, les indications d'une analyse peuvent se discuter.

3° Les troubles de la sexualité


Ils constituent une des indications essentielles de l'analyse et leur
extrême variété ne nous permet pas d'en faire ici l'étude détaillée.
Chez l'homme l'impuissance est un cas pour lequel une analyse est
souvent conseillée. Toutefois il faut distinguer, de façon à vrai dire
un peu schématique, un certain nombre de cas : il s'agit parfois d'un
état temporaire d'inhibition où les troubles de la puissance sexuelle
affectent un homme encore jeune qui a eu jusque-là une vie sexuelle
satisfaisante. Bien souvent on pourra se contenter ici de simples psycho-
thérapies courtes. Mais les cas en apparence les plus simples peuvent
LES INDICATIONS DE LA PSYCHANALYSE 327

être la manifestation de structures névrotiques fort élaborées ; alors


qu'une impuissance complète, mais temporaire peut être liée à de simples
inhibitions passagères, des troubles de la puissance moins graves en
apparence, comme l'éjaculation précoce sont souvent en rapport avec
une névrose obsessionnelle, traduisant l'annulation d'une très forte
agressivité contre la femme. De même certains états d'impuissance
éjaculatoire, bien étudiée par Loewenstein (1), qui ne gênent pas forcé-
ment ceux qui en sont atteints, sont en rapport avec un sadisme profon-
dément refoulé.
Chez la femme, la frigidité qui est d'une extrême fréquence, ne
nous semble pas justifier à tout coup, sans autre raison, un traitement
psychanalytique. Certains cas fort rares d'ailleurs de frigidité totale
s'observent chez des femmes hystériques dont la structure plastique
explique les résultats souvent rapides d'un traitement. Au contraire,
bien plus souvent, la frigidité vaginale s'accompagne de fixations clito-
ridiennes qui témoignent de revendications phalliques, en accord cave
les premières expériences prégénitales de l'enfant : leur mobilisation est
fort difficile.
Les indications de l'analyse dans les perversions sexuelles sont très
délicates à établir. Sans doute l'opposition schématique entre névrose
et perversion reste valable mais les perversions sexuelles, dans la mesure
où mal tolérées dans nos milieux culturels, elles déterminent des senti-
ments de culpabilité intenses peuvent se compliquer d'appoints névro-
tiques. D'autre part des états névrotiques peuvent se soulager par
certaines pratiques perverses : c'est ainsi que nous avons observé plu- '
sieurs cas de voyeurisme ayant compliqué l'évolution d'une névrose
obsessionnelle : dans ces cas la perversion n'est qu'un des aspects
de Pacting-out, grâce à quoi le malade se soulage de son angoisse. Il
n'en reste pas moins que dans tous ces cas, même lorsque la structure
perverse repose sur des fondations névrotiques les indications' de
l'analyse sont très difficiles à établir : les malades jouent en effet avec
leurs pratiques perverses pour alimenter leurs résistances au traitement ;
ils font de leur perversion une arme contre le psychanalyste, leur
acting-out s'exprimant de cette façon.
Nous insisterons plus spécialement sur les problèmes de l'homo-
sexualité masculine, pour laquelle tant de sujets, même s'ils sont mani-
festement peu névrosés, réclament le bénéfice de l'analyse. Les méca-
nismes de l'homosexualité, qu'il n'y a pas lieu d'analyser ici sont
beaucoup plus complexes qu'on ne le croit bien souvent et la référence
à des troubles dans l'évolution oedipienne est dans de nombreux cas insu-
328 REVUE FRANÇAISE DE PSYCHANALYSE

fisante. L'homosexuel est fréquemment un narcissique phallique,


devant lequel l'analyse est sans grande prise. Si l'on ajoute que la passi-
vité, qui n'est pas sans coïncider avec des traits profondément agressifs,
constitue une des bases caractérielles très souvent observée chez l'homo-
sexuel, on conçoit que, chez lui, les indications de l'analyse doivent
être très soigneusement pesées et que le pronostic du traitement est à
réserver. L'engagement dans les pratiques homosexuelles, surtout
lorsqu'elles sont passives, nous paraît encore aggraver ce pronostic.
4° Les névroses de caractère
C'est dans ces cas que l'indication de l'analyse est d'autant plus
discutable que sa longueur n'entraîne pas des résultats extrêmement
convaincants. Pourtant les cas qu'on groupe dans ce cadre assez vague
viennent à l'analyse avec une grande bonne volonté : ce sont par
exemple des parents dont les enfants sont soignés et qui se trouvent
convaincus de la nécessité d'entreprendre un traitement psychana-
lytique. Reich (2) a bien montré que leurs mécanismes de défense s'intè-
grent à leur structure caractérielle même. La souffrance névrotique est
camouflée au maximum. Il s'agit souvent d'adultes qui ont eu une
réussite sociale fort satisfaisante, alors qu'une étude clinique soigneuse
de leur cas montre qu'en réalité ils sont atteints de ces troubles mineurs
de la sexualité que nous avons étudiés plus haut. Les hommes ont une
vie sexuelle insatisfaisante, sont atteints d'éjaculations précoces. Les
femmes qui travaillent, qui peuvent même réussir dans les affaires ont
ce caractère obsessionnel bien connu chez les mères dont les enfants
ont des troubles du caractère : leurs fixations clitoridiennes sont extrê-
mement solidifiées. La structure narcissique du Moi de ces sujets
doit être soulignée et montre que l'analyse ne peut être entreprise sans
une étude très soigneuse de leur Moi que nous tenterons de préciser
maintenant. C'est dans cette étude que les contre-indications de la
psychanalyse peuvent être appréhendées.

L'ÉTUDE DU MOI. LES CONTRE-INDICATIONS DE LA PSYCHANALYSE

1° Dans les différentes névroses


Freud (3), dans son article Analyse terminée et analyse interminable,
avait déjà insisté sur les différences de pronostic de l'analyse en fonction
des différentes structures du moi dans les névroses. Il est classique d'op-
poser la plasticité du Moi de Plrystérique, chez lequel des résultats
brillants et rapides n'excluent pas une certaine fragilité et la rigidité
LES INDICATIONS DE LA PSYCHANALYSE
, 329

du Moi, au cours de la névrose obsessionnelle : dans ces cas l'analyse


est longue, la mobilisation de l'angoisse très soigneusement annulée et
isolée est difficile ; mais les résultats semblent plus durables.
2° En fonction de l'âge des patients
En principe, seul l'adulte jeune relève des traitements psychana-
lytiques, qui sont indiqués depuis l'adolescence jusqu'à la quarantaine.
M. Mâle a souligné ici même le danger de l'analyse chez certains ado-
lescents et chez certains adultes jeunes dont les désorganisations de la
personnalité les mènent au bord de la psychose. Nous nous trouvons
parfaitement d'accord avec lui. Un autre cas où le traitement psycha-
nalytique est discutable est celui de la femme jeune qui n'a pas eu
d'expérience sexuelle : on ne saurait guère terminer un traitement
psychanalytique chez une adulte, sans s'être assuré auparavant des
investissements vaginaux, auxquels une femme doit prétendre. D'autre
part la psychanalyse étant constamment dominée par le double jeu des
références au passé infantile et à la vie actuelle, on ne saurait trop insis-
ter sur le précieux secours qu'apporte à l'analyse la vie sexuelle actuelle.
A l'opposé nous ne pensons pas que les possibilités d'un traitement
analytique doivent être absolument éhminées après 40 ans : certains
hommes, quelques femmes ont des possibilités de sublimation encore
très riches et peuvent bénéficier d'un traitement, dans la mesure où
leur névrose est hétérogène aux bases caractérielles et où leurs méca-
nismes de défense apparaissent comme suffisamment anachroniques
et mobiles.
30 Les bénéfices secondaires
Le symptôme névrotique est toujours un compromis où le malade
trouve une certaine satisfaction. Citons seulement comme exemple
toutes les possibilités qu'il donne au névrosé d'exprimer son agressivité
contre sa famille. La cure analytique, par les expériences de frustations
qu'elle impose aux sujets qui s'y soumettent est essentiellement vécue
comme une réduction de ces bénéfices secondaires. Ceux-ci peuvent
prendre le masque de sublimations plus ou moins légitimes et rendre
difficile sinon impossible la conduite de la cure. Ce peut être le cas dans
ces situations auxquelles nous avons déjà fait allusion et où l'on voit
une réussite sociale très satisfaisante dissimuler des troubles mineurs
mais profonds de la vie sexuelle.
De même lorsque le patient se débat dans une situation réelle inextri-
cable (divorce en cours, conflit familial conscient et intense, etc.),
l'analyse doit être remise, sinon même contre-indiquée.
330 ' REVUE FRANÇAISE DE PSYCHANALYSE

Nous avons vu également que chez certains névrosés, des pratiques


perverses apparaissent comme des bénéfices secondaires tels que la
psychanalyse devient extrêmement difficile.
On a souvent dit que la psychanalyse était dangereuse chez les
artistes. Ceci ne peut être vrai que si leur inspiration et leurs réalisations
sont du domaine des bénéfices secondaires de la névrose. Dans quelques
expériences personnelles, comme dans celles qui sont relatées, nous
avons eu l'occasion de constater que des traitements psychanalytiques
chez des artistes n'avaient fait qu'accroître les possibilités de sublima-
tion légitime que leur Moi était capable d'assumer après la cure. Chez
un romancier nous avons vu les sources de l'inspiration se détacher de
la phantasmatisation du passé vécu et modifier heureusement le style
même de l'écrivain.
Enfin chez certains sujets dont le Moi est faible, les bénéfices
secondaires de la névrose constituent parfois une heureuse béquille.
La question de M. Nacht est ici particulièrement légitime : que devien-
dra le malade lorsqu'il sera débarrassé de son symptôme ?
Ici, le secours qu'apportent des pratiques religieuses ou une action
militante, même si elles appartiennent au système des bénéfices
secondaires de la névrose, mérite sans doute d'être conservé.
Ceci amène au problème fondamental de la définition de la force
du Moi.
LA FORCE DU MOI

Toutes les études qui peuvent être lues sur cette question apportent
des enseignements théoriques très riches, mais à vrai dire ne four-
nissent aucun critère pratique pour déceler les Moi forts, ceux qui jus-
tifient le traitement analytique. Freud dans l'article cité plus haut a
lui-même été très pessimiste sur les possibilités de prévision d'un Moi
fort. Reich dans son livre sur L'analyse du caractère montre comment
l'analyse du caractère c'est-à-dire des mécanismes de défense intégrés
à la structure caractérielle met en évidence « l'armure caractérielle »
des sujets, indice des Moi forts. Mais son livre extrêmement riche
d'aperçus techniques ne nous apporte pas de grand secours pour l'ana-
lyse clinique du Moi fort. Anna Freud (4), dans Le moi et les mécanismes
de défense distingue deux types de structure du Moi dans les névroses :
dans l'un l'angoisse est liée à la peur du Surmoi ; le Moi est fort, l'analyse
est indiquée. Ce sont ces cas où le masochisme moral, par culpabilité
oedipienne est au premier plan de la dynamique de la névrose. Dans
d'autres cas l'angoisse est d'origine instinctuelle ; le Moi est submergé
LES INDICATIONS DE LA PSYCHANALYSE 331

par le Ça. Il est faible. L'analyse a peu de chance de réussir. Nunberg (5)
a longuement étudié la force et la faiblesse du Moi : il les définit en
fonction de deux critères, le narcissisme et la sensibilité au déplaisir.
Mais ses conclusions sont très négatives car ces deux facteurs à la fois
renforcent et affaiblissent le Moi. Le narcissisme en effet est un facteur
de force du Moi qui grâce à lui résiste à l'agression ; mais dans cette
même mesure le Moi narcissique sensible à toute blessure, est affaibli
par la moindre atteinte vécue comme agressive. De même la sensibilité
au déplaisir du Moi est un facteur ambigu dans l'étude de sa force :
un Moi fort doit en effet ressentir le moindre déplaisir comme signal
anxiogène ; mais sa sensibilité est en même temps une preuve qu'il ne
le supporte pas.
Ainsi ce remarquable article de Nunberg, malgré son très grand
intérêt théorique, n'apporte pas d'arguments cliniques vraiment utili-
sables dans la différenciation des Moi forts et des Moi faibles. Nous vou-
drions citer ici quelques lignes extraites de l'article de Nacht (6) sur
le rôle du Moi dans la thérapie : « Un Moi fort est celui qui n'a pas peur
des pulsions émanant de l'inconscient élémentaire, qui se laisse pénétrer
par elles pour laisser les unes s'épanouir et se réaliser lorsqu'elles sont
compatibles avec le principe de réalité ; les autres — celles qui sont en
contradiction avec ce principe — il'les transformera en vue de leur
adaptation relative à la réalité. En outre, la force du Moi se mesure à la
résistance dont il est capable de faire preuve en cas d'insatisfaction
pulsionnelle ou de déplaisir. Cette réceptivité physiologique devant
l'inconscient lui permet de renforcer constamment sa structure par
l'appoint renouvelé de l'énergie vitale représentée par le courant des
pulsions. Un Moi fort semble donc destiné à devenir de plus en plus
fort. Le Moi faible par contre, craintif devant les pulsions, cherche de
plus en plus à se protéger contre elles, comme si elles devaient le mettre
en danger... » Ces quelques notations sur la définition du Moi fort
invitent encore à tenter d'en préciser les critères cliniques. En l'état
actuel, il nous paraît seulement possible de présenter quelques
tableaux cliniques au cours desquels le Moi nous a paru spécialement
faible et l'analyse souvent incertaine dans ses résultats.

a) Les cas où la structure narcissique du Moi est au premier plan


Chez ces sujets qui donnent une impression assez mièvre, délicate,
la compréhension des mécanismes de l'analyse semble souvent extrê-
mement remarquable au commencement du traitement : on est frappé
de la facilité avec laquelle les malades appréhendent les premières
332 REVUE FRANÇAISE DE PSYCHANALYSE

interventions de l'analyste. Mais ces réactions s'apparentent aux guéri-


sons de fuite. En effet leur structure narcissique est mise en cause par
les relations transférales. Ces malades s'apparentent vraisemblablement
d'assez près à ceux que les auteurs suisses (7) ont intitulé les abandon-
niques. Chez eux, la crainte de la blessure narcissique, la peur de
l'abandon leur font refuser tout investissement affectif et l'analyse dans
ses formes classiques se trouve peu indiquée.
D'autres patients se présentent sous une allure très différente :
intelligents, mettant leur culture au service de leurs défenses, malgré
une apparence asthénique, ils se comportent souvent de façon très
paranoïaque ; chaque intervention de l'analyste détermine leurs réac-
tions caustiques ; ils tendent à transformer le dialogue analytique en une
controverse stérile. Là encore une structure extrêmement narcissique
défend un Moi faible.
b) Structure fondamentalement masochique
Nous n'avons pas en vue ici les cas où la structure clinique du cas
est dominée par le masochisme moral c'est-à-dire par des comporte-
ments d'échecs et de culpabilité, sous-tendus par une agressivité mal
assumée. Il ne s'agit pas non plus de ces jeunes femmes dont la passivité
est débordée par un masochisme féminin qui cache des revendications
agressives intenses. Mais dans certains cas la structure masochique
du Moi est au premier plan du tableau clinique : elle détermine sans
doute des échecs, mais ce masochisme s'explicite dans des phantasmes
extrêmement primitifs, où l'évolution oedipienne est loin d'être en vue
et où apparaissent les relations d'incorporation orales et anales telles
que Melanie Klein (8) les décrit dans la fantasmagorie qu'a illustrée
son étude de l'analyse d'enfants. Dans ces cas, faute de traitements
extrêmement longs, il n'est pas à espérer que les patients atteignent
ce stade des relations objectales triangulaires qui caractérisent l'évolu-
tion oedipienne.
c) Structure homosexuelle du Moi
On sait l'importance que présente l'analyse de l'homosexualité
latente au cours des traitements. Mais chez certains sujets cette homo-
sexualité. imprime sa marque à tous les mécanismes de défense du Moi.
Il s'agit souvent d'hommes jeunes qui frappent dès l'abord par une
mimique exprimant déjà la passivité et les tentatives de séduction.
Au cours des traitements leur mollesse, leur passivité leur font accepter
toutes les interventions de l'analyste ; mais tout le côté pervers de leur
LES INDICATIONS DE LA PSYCHANALYSE 333

personnalité font qu'ils jouent de ces acceptations très apparentes qui


cachent en réalité un narcissisme phallique que l'analyse a la plus
grande peine à résoudre.
d) Les cas qui sont marqués par la facilité du passage à l'acte
On sait combien l'analyse est difficile à manier avec certaines femmes
qui agissent leur transfert et qui cherchent à vivre avec l'analyste une
aventure, à laquelle les interprétations ne les amènent pas toujours à
renoncer. De ces cas il faut rapprocher certains sujets dont la structure
du Moi est marquée par l'impossibilité où ils se trouvent de résister
aux compulsions qui forment la base de leur névrose. Ce cas est fré-
quent chez les névrosés, qui trouvent, comme nous l'avons vu un cer-
tain soulagement dans des pratiques perverses compulsionnelles. Ici
se trouve posé le problème des applications pratiques de la psychana-
lyse à la criminologie. Dans les conditions habituelles de la cure, le
traitement analytique est très difficile à poursuivre, même chez les
sujets les plus authentiquement névrosés qui par leur comportement
anti-social se soulagent et se culpabilisent en même temps. Quant aux
possibilités de la cure analytique en milieu rééducatif, elle pose des
problèmes techniques extrêmement difficiles à résoudre pour l'analyste
qui a le plus grand mal à apparaître comme un personnage neutre.
e) Les Moi débiles
Nous ne faisons pas allusion ici à la notion de débilité intellectuelle
dont le diagnostic relève des examens psychologiques. Mais la débilité
mentale est une notion clinique classique qui garde toute sa valeur et
qui n'est nullement jugée par les réussites sociales. Il faut distinguer le
débile mental du sujet qui présente une immaturité caractérielle ou
un retard affectif. Les nuances cliniques permettent une distinction
souvent difficile, mais la simplicité, l'inadéquation, la ridigité, les méca-
nismes de défense appartiennent aux Moi débiles. Notons que chez
ces sujets l'acting-out est d'une observation très fréquente.
De ces cas, il faut rapprocher certains sujets qui ne sont pas des
débiles intellectuels mais dont la faiblesse lingui-spéculative les rend
inaptes à la compréhension et au maniement des concepts analytiques.
Il est certain que dans bien des cas l'analyse s'accommode parfaitement
d'une culture fruste. Mais certains patients ont une pauvreté associative,
un manque de matériel verbal qui ferait échouer l'analyse en dépit d'un
très bon niveau intellectuel.
Les cas que nous venons de rappeler très brièvement ne consti-
PSYCHANALYSE 22
334 REVUE FRANÇAISE DE PSYCHANALYSE

tuent nullement une liste complète de tous ceux ou la faiblesse du Moi


rend en principe l'analyse peu indiquée. Ils constituent seulement
quelques exemples qui montrent l'importance de l'examen clinique
avant que soit décidé un traitement analytique. Cet examen clinique
ne peut pas être seulement un examen psychiatrique au sens habituel
du terme, il doit étudier la biographie dans ses plus grands détails,
il doit tenter de préciser la structure du Moi, son type caractériel, ses
mécanismes de défense, leur variété, leur mobilité. Mais il faut
reconnaître que la structure du Moi ne peut souvent pas être pénétrée
avant que l'analyse elle-même soit commencée. Aussi certains auteurs
(Fenichel (9) en particulier) ont-ils recommandé la pratique des essais
d'analyse de trois mois par exemple. Mais nous voyons mal comment
un patient déjà engagé depuis plusieurs semaines dans un traitement
régulier peut être ensuite abandonné sans traitement. C'est là une des
questions parmi les très nombreuses qui peuvent être soumises à la
discussion à propos des indications de la psychanalyse.

BIBLIOGRAPHIE
Une bibliographie complète des ouvrages traitant des indications et contre-
indications de la psychanalyse ne saurait être présentée.
Ici seront citées les références directesutilisées au cours de l'exposé ci-dessus.
(1) LOEWENSTEIN (R.), Le traitement psychanalytique des troubles de la
puissance sexuelle chez l'homme. Revue française de Psychanalyse,
t. VIII, n° 4, 1935.
(2) REICH (W.), Charakter Analysis, Org. Institute press, New York.
(3) FREUD (S.), Analyse terminée et Analyse interminable, Revue française de
Psychanalyse, 1939.
(4) FREUD (A.), Le moi et les mécanismes de défense (trad. Anne BERMAN),
Presses Universitaires de France, Paris.
(5) NUNBERG (H.), Practice and Theory of Psychoanalysis, Nervous and mental
disease monography, N. Y., 1948.
(6) NACHT (S.), De la pratique à la théorie psychanalytique, Presses Universi-
taires de France, Paris.
(7) GUEX (G.), La névrose d'abandon, Presses Universitaires de France, Paris.
(8) KLEIN (M.), Psychoanalysis of children, The Hogarth Press, Londres.
(9) FENICHEL (O.), The psychoanalytic theory of neurosis, Norton, N. Y. (Trad.
française à paraître aux Presses Universitaires de France.)
Intervention de M. F, Pasche
sur les indications
et contre-indications
de la. psychanalyse

Je ne crois pas qu'il y ait à reprendre aux deux beaux rapports


de P. Mâle et de S.Lebovici. D'accord, à l'avance, avec eux sur beaucoup
de points, j'ai de surcroît beaucoup appris en les écoutant. Il n'y a
donc pas lieu de critiquer les indications et les contre-indications posées
devant nous, reste à se demander s'il n'est pas possible de les ordonner
toutes selon un plan simple.
La pratique d'une consultation hebdomadaire d'adultes à l'hôpital
— recrutement plus hétéroclite, décisions plus urgentes à prendre,
traitement plus difficile qu'en clientèle privée — m'a amené à rechercher
un principe ou, plus modestement, un point de vue selon lequel il
serait utile de classer les malades. Ceci afin de pouvoir les distribuer au
moins idéalement selon les diverses indications de leurs cas et, en
particulier, afin de distinguer de tous les autres ceux qui sont justiciables
de la psychanalyse classique.
Ce point de vue se résume en deux questions que j'ai coutume de me
poser au sujet de chacun de mes consultants : « Qu'attend-il du médecin ?
Que peut-il en recevoir ? »
Examinons ces deux questions l'une après l'autre, nous essaierons de
montrer, chemin faisant, qu'elles sont liées.
Qu'attend-il du médecin ? Il faut évidemment répondre : la résolution
d'un conflit pathologique (I). Mais c'est là une réponse approximative
qui inclut les névroses certes mais qui les déborde largement puisque
seuls les. conflits intérieurs relèvent de la psychanalyse classique. En

(i) Un conflit peut être dit : pathologique, s'il est à la fois méconnu du sujet quant à ses
sources, stérile, nocif et douloureux.
336 REVUE FRANÇAISE DE PSYCHANALYSE

effet, quelle que soit l'origine d'une névrose, c'est le désaccord actuel du
sujet avec soi qui le définit essentiellement comme névrosé. Celui-ci
lutte contre lui-même et c'est pour triompher de lui-même, rétablir la
paix en lui-même qu'il fait appel à la psychanalyse classique. C'est dire
que celle-ci n'a pas de raison d'être chaque fois qu'il s'agit soit d'un
conflit avec le milieu, soit d'une anomalie de conduite sans conflit
véritable. En d'autres termes la technique classique consistant à analyser,
dans le transfert, les divers affrontements, « pulsion-défense », il nous
faut écarter tous les cas où la défense est absente ou négligeable.
Si les malades psychosomatiques d'Alexander le sont devenus du fait
de la société, ils ne doivent pas être traités selon la méthode classique
— Alexander nous le montre bien en appliquant une méthode toute
différente. Ceci est également vrai pour le tuberculeux en évolution si,
comme nous le croyons, ce sont les traitements réellement infligés par
l'objet qui le livrent à l'infection.
Quant aux conduites qui révèlent un accord parfait entre le « moi »
et les pulsions et qui procurent ainsi des bénéfices primaires substantiels
de tous ordres, on ne voit pas très bien sur quoi le psychanalyste pourrait
s'appuyer pour changer un patient qui, malgré les apparences et ses
protestations, ne lui demande guère plus qu'une attestation de bonne
volonté à produire aux proches ou à la société. C'est évidemment le cas
de nombreux pervers catalogués, non de tous, mais aussi de parasites
nantis, de riches oisifs, de « mauvais caractères », de maîtres-chanteurs
familiaux auxquels il est trop avantageux de s'en tenir à la même
politique-pour en changer jamais.
En un mot l'absence de conflit ou la seule existence d'un conflit
entre le sujet et son milieu contre-indiquent la psychanalyse classique.
Il faut noter que l'anamnèse quand elle nous révèle des traumatismes
réels, intenses et prolongés suffit à nous faire prévoir de faibles défenses.
Ce ne sont pas les seules contre-indications, les autres nous appa-
raîtront en répondant à la deuxième question.
Que peut-il recevoir du médecin ? Nous avons vu plus haut que le
malade ne peut tirer profit de la cure que s'il souffre d'un conflit dont
il est le siège, il faut ajouter maintenant qu'il doit aussi, déjà, en être le
témoin point trop partial afin de pouvoir en devenir l'arbitre. Il ne faut
pas qu'il soit tout entier divisé, il doit rester en quelque sorte au-dessus
du combat, en dehors, aux côtés du psychothérapeute. Disons plus
prosaïquement qu'il doit comprendre les interprétations de celui-ci. Le
psychanalyste est un miroir, un écran, mais si le malade peut y projeter
ce qu'il veut, il doit néanmoins entendre correctement les sons émis
INDICATIONS ET CONTRE-INDICATIONS DE LA PSYCHANALYSE 337

par l'écran lui-même et en saisir exactement le sens. Car si les relations


analytiques se réduisaient au transfert le traitement ne serait pas possible.
Il y faut aussi l'amorce, entre eux, d'un rapport sans distorsion qui
permette au patient d'appréhender précisément ce que le psychanalyste
veut lui dire. La conservation d'une certaine conscience d'autrui, avec
l'intérêt objectai que cette conscience implique, est donc indispensable,
or la forme de certains mécanismes de défense et leur intensité peuvent
réduire le psychanalyste à n'être rien d'autre qu'un écran vide ou même
parviennent à l'escamoter complètement.
Passons en revue les mécanismes de défense les plus connus, il
nous apparaîtra aussitôt que deux d'entre eux ne favorisent guère
l'établissement d'une relation adéquate avec un nouvel objet. Il s'agit de
la projection, et de l'introjection.
L'une peut aller jusqu'à faire disparaître le monde derrière un décor
de tribunal et d'échafaud dans la mélancolie anxieuse,— de cirque dans
la manie — d'embûches et de traquenards dans la paranoïa, etc. Le
délirant projette sa propre sévérité, son indignité ou sa malignité, plus
schématiquement l'imagerie de son « sur-moi » et de son « ça ». Nos
« oui... » et nos « bon... » deviennent alors accusations ou menaces,
calembours du invites canailles, signaux convenus ou pièges mortels. Le
bourreau, le fantoche, le diable s'interposent entre le malade et nous ; il
ne nous entend plus. Mais le malade qui a englouti l'objet tout entier ne
nous entend pas non plus, sans qu'il lui soit nécessaire de brouiller les
messages d'un univers dont son amour et sa haine se sont déjà détournés.
Bien entendu ces exemples empruntés à la nosographie des psychoses ne
prêtent guère à discussion, mais il se présente dans la pratique jour-
nalière bien des cas limites... il faut les écarter croyons-nous s'ils
révèlent une tendance projective prédominante ou un profond désintérêt
affectif.
Il n'en est pas de même pour les autres mécanismes névrotiques qui
au contraire indiquent formellement la psychanalyse. L'obsédé qui
isole pour éviter le contact avec autrui, ou qui annule après contact
reconnaît ainsi implicitement l'existence d'autrui. Si l'isolation et
l'annulation portent sur ses propres pensées, sentiments, etc., on remar-
quera que la perception de l'objet n'en est pas altérée, de même dans la
formation réactionnelle ainsi que dans le refoulement propre à l'hystérique.
Quant à la focalisation de l'intérêt libidinal sur une même personne,
contre-partie de la non-perception des autres, c'est un facteur très
favorable quand l'analyste en est l'objet.
La forme de ces divers procédés de défense n'est donc pas un
338 REVUE FRANÇAISE DE PSYCHANALYSE

obstacle au traitement, au contraire ; il n'en est pas toujours de même


pour l'intensité. Si l'énergie pulsionnelle d'un obsédé est accaparée
tout entière par des rites incessants il ne lui restera rien pour ressentir
la présence réelle d'autrui.
En somme un sujet en conflit morbide avec lui-même mais gardant
quelque distance par rapport à ce conflit et susceptible d'entrer en
relation avec le psychanalyste (surtout sur le plan du langage. J. Lacan)
doit être analysé. Ce qui peut se résumer en cette lapalissade trop
négligée : la seule indication du traitement psychanalytique est la névrose.
Toutefois n'oublions pas :
— que les cas purs sont assez rares pour que la névrose coexiste chez
de nombreux sujets avec les syndromes qui s'en distinguent :
névrose et perversion, névrose et maladie psycho-somatique,
névrose et troubles du caractère ;
— qu'une technique non classique peut transformer parfois un syndrome
psycho-somatique, une perversion, une psychose même, en
névrose ultérieurement psychanalysable ;
— que chez un même sujet un procédé de défense n'est jamais exclusif
de tout autre.
J'ai moins voulu, malgré les apparences peut-être, apporter ici
des affirmations, que proposer à la discussion un plan de recherches.
Toutefois ce qui précède développe, me semble-t-il, une conception de la
névrose assez ferme et propre à limiter le champ d'action de la technique
ci-dessus définie. Avouons tout de suite qu'elle est de Freud. Celui-ci
en effet, dans un article sur le fétichisme (I), nous a montré qu'un
névrosé nie la réalité tout comme un délirant puisque ses symptômes
peuvent impliquer par exemple la survie d'un père mort depuis de
longues années mais que, en même temps, il l'affirme, la reconnaît
puisqu'il tombe bien volontiers d'accord avec le médecin pour admettre
l'absurdité d'une telle conviction. C'est en effet ce double caractère,
cette ambiguïté, qui définit la névrose. La croyance pathologique,
expression du conflit, rend notre traitement nécessaire, la critique
simultanée de cette même croyance la rend possible. L'appro-
fondissement d'une notion aussi simple doit permettre, avec le temps,
de fixer toutes les indications et contre-indications de la psychanalyse.

(i) Fetishism Collected Papers, vol. V.


Les difficultés narcissiques
de l'observateur
devant le problème
psychosomatique(l)
par PIERRE MARTY

Lorsque je fis ici, il y a.quelques mois, un exposé de nos recherches


cliniques sur des malades atteints de céphalalgies, je présentai une
observation détaillée, celle de Marie. Quand vint le moment de l'argu-
mentation, le Docteur Nacht me posa cette question : « Vous parlez de
névrose céphalalgique, mais ne pourrait-on pas s'exprimer plus simple-
ment et dire que votre malade avait une névrose, disons caractérielle,
et des céphalalgies ? »
Je crois qu'on ne peut pas poser le problème plus franchement.
Tout mon exposé, ce jour-là, avait été basé sur les imbrications
entre la névrose de Marie et ses céphalalgies. J'avais montré l'énergé-
tique commune, le glissement de la défense contre la mère alternant du
plan algique au plan névrotique.
L'évolution de Marie, son milieu familial, sa névrose et ses céphalal-
gies formaient un tout dans lequel il était impossible d'isoler un
élément soit névrotique, soit algique, soit même social, sans bouleverser
l'édifice que la personnalité de Marie constituait. Il n'y avait rien de
surprenant dans l'observation et l'essentiel pouvait être expliqué,
démonté, sauf le point du passage de la névrose à la céphalalgie, si
tant est qu'existe là un point de valeur particulière. Marie fut d'ailleurs
débarrassée de ses maux de tête sans que nous nous soyons intéressé à
ce point de passage. Et comment aurions-nous pu le faire ?
Cet endroit précis de la transformation de l'affectif en somatique,

(i) Communication à la Société Psychanalytique de Paris, le 24 mars 1952.


340 REVUE FRANÇAISE DE PSYCHANALYSE

reste pour nous une inconnue et demeure toujours une inconnue dans
l'étude psychosomatique.
Freud a parlé de « saut ». Les tentatives auxquelles nous assistons
de localisation du « sautoir » n'empêchent nullement qu'à nos yeux
— mais je souligne cette forme de compréhension par nos yeux — il y
ait quelque chose qui ressemble à un « saut ».
On voit en effet la névrose, on voit le problème somatique, on
voit encore l'énergétique commune, mais on ne voit pas très bien com-
ment s'établit le passage d'une qualité d'énergie à l'autre. On s'en
passe en thérapeutique ; le hiatus est toutefois indéniable et fait poser
la question : « Ne peut-on pas dire qu'il existe une névrose et des
céphalalgies ? »
Poser cette question c'était cependant, apparemment, essayer de
séparer ce qui était joint, c'était tenter de ramener à une conception,
disons-le, dualiste, ce qui était uni. X
Or, et c'est là surtout que le problème prend de la valeur, les
travaux du Docteur Nacht qui va jusqu'à parler de masochisme « orga-
nique », ont montré bien avant que je ne m'intéresse aux études psycho-
somatiques, une façon de voir à laquelle je me range entièrement.
Le Docteur Nacht nous rappelle d'ailleurs dans un de ses exposés
sur la médecine psychosomatique, que « l'influence freudienne a sup-
primé le concept de dualité psyché et soma » et le mot et est en italique
dans son texte.
La réponse que je fis au Docteur Nacht fut ce jour-là, d'ailleurs,
aussi curieuse que la question posée, puisque exprimée en ces
termes : « Oui, au fond, on pourrait dire qu'il y a une névrose et des
céphalalgies. »
On peut, je crois, en conclure qu'existe là, dans cette querelle sans
objet, un piège, une difficulté, soulignée certes depuis lontemps, mais
relativement mal approfondie et qui, pourtant, mérite de l'être.
Cette difficulté réside, pour moi, tout d'abord dans un problème
capital de vocabulaire, de langage, ensuite dans un problème personnel
à l'esprit de chaque observateur.

Nous allons essayer de voir les choses de façon plus précise à l'aide
d'un exemple clinique classique, celui de l'ulcère de l'estomac.
Lorsqu'on examine un ulcéreux, on est en présence de quatre
ordres importants de faits : ' -
I) Des faits d'ordre social. Ils sont dans la situation familiale de
l'enfance, et la base même de la genèse de la névrose. Ils constituent.
LE PROBLEME PSYCHOSOMATIQUE 34I

dans l'actuel, un environnement spécial, spécifique du malade et, pour


l'ulcéreux, aussi bien adaptés à lui que lui à eux ;
2) Des faits d'ordre névrotique. Ils sont nés des précédents. Ils
régissent un comportement qui entretient une atmosphère et, dans une
grande mesure, une réalité, une « formule » familiale et sociale que nous
venons de voir. Ces faits sont par ailleurs en relation étroite avec la
douleur stomacale;
3) Des faits physiologiques au niveau de l'estomac. Nous connaissons
l'hypermotricité, l'hyperhémie, l'hypertonie. Cet hyper-fonctionnement
est en liaison étroite avec la névrose. Il est aussi en rapport avec la
lésion, l'ulcère proprement dit ;
4) Des faits histologiques. La lésion d'une part, la participation
cellulaire à l'hypersécrétion d'autre part.
Ainsi, nous voyons quatre niveaux différents : social, névrotique,
organique, histologique, dont les interactions sont évidentes. Les spé-
cialistes de chacun de ces niveaux montreraient beaucoup plus pro-
fondément que moi les liaisons d'un élément donné avec les éléments
hiérarchiquement voisins.
Il y a là des imbrications étroites, des jeux et des cercles vicieux qui
font de l'ulcère de l'estomac un syndrome socio-névrotico-somatique-
— et nous nous limitons — d'apparence inextricable.
Cliniquement, on est en présence d'un malade qui souffre, par
périodes, de l'estomac. Il souffre lorsqu'il est dans un temps de frus-
tration orale ou affective, c'est-à-dire lorsqu'il met exclusivement en
avant sa puissance génitale ou ses équivalents. Mais il s'échappe de la
situation sociale qu'il a ainsi créée, il ne la tolère pas. Il va se faire aimer
comme un enfant. Les douleurs cessent lorsqu'il a reconstitué un milieu
social ou familial, un climat adapté à cette régression. Cette situation
nouvelle, ressentie comme une castration, n'est pas mieux supportée que
la situation de frustration orale précédente. Le malade s'en échappe
donc pour verser à nouveau dans la première. Et ainsi de suite se
passe la vie de l'ulcéreux. Et les quatre ordres de faits, de niveaux,
que nous avons précédemment décrits sont en jeu, ensemble, en
permanence. l

Cette impression de syndrome inextricable, dont on se demande par


quel bout le prendre, n'est pas spécial à l'ulcère ni aux syndromes
psychosomatiques.
Lorsque nous sommes en présence d'un névrosé quelconque, nous
voyons des interactions identiques entre le milieu et l'individu. Ces
interactions ont conditionné la naissance et l'évolution de la névrose et
342 REVUE FRANÇAISE DE PSYCHANALYSE

conditionnent la forme même de la société dans laquelle le névrosé


évolue et qu'il recherche.
On s'aperçoit, pour la psychosomatique, que le problème s'étend
seulement et qu'entrent en jeu des phénomènes d'autres niveaux
évolutivement plus archaïques : niveau de l'organe et même niveau
cellulaire en ce qui concerne l'ulcère de l'estomac que nous avons pris en
exemple.
Que fait-on en analyse dans le cas de névrose simple ? On montre
au malade, à travers le transfert et le dialogue, la façon dont il se
comporte. Et l'on s'aperçoit, lorsque l'analyse se termine, que les
problèmes familial et social, auparavant inextricablement mêlés à la
névrose, n'existent pratiquement plus. Le problème social est venu à sa
place et ses difficultés ne sont plus qu'objectives, pécuniaires par
exemple. On a tranché le noeud gordien et, théoriquement, on aperçoit
les limites des différents problèmes qui se posent encore.
' L'analyse est la même pour l'ulcéreux de l'estomac ; mais au
problème des rapports de la névrose et de la constellation sociale
environnante s'adjoint celui des rapports de la névrose et du fonction-
nement de l'estomac, et plus loin encore, du plan cellulaire.
Lorsque l'analyse est terminée, non seulement le problème social
de l'ulcéreux s'est replacé à son niveau, mais le problème organique,
stomacal, est redevenu un problème organique, stomacal. Il s'est aussi
replacé à son niveau, et si des difficultés se présentent encore à son
sujet elles sont, elles aussi, « objectives ».
Autrement dit, le problème de l'alimentation par exemple, existe
toujours pour l'estomac comme le problème des difficultés pécuniaires
pour le névrosé guéri, mais cela n'a plus rien à voir avec ce qui précédait.
Les problèmes sont plus simples et n'importe quoi de social, d'affectif,
de somatique, ne réagit plus sur n'importe quoi de social, d'affectif, de
somatique. Les divers éléments sont à leur niveau respectif, on est
passé, pour employer des termes très généraux, du pathologique au
physiologique.
On a assisté au fait que s'intéresser à un niveau donné, celui de la
névrose, en analyse, a suffi pour remettre à leur place, non seulement
les problèmes affectifs, mais aussi les divers éléments de niveaux évo-
lutifs antérieur et postérieur. Cela, comme après la mise en bonne
place d'une pièce d'un puzzle, les autres pièces se disposent tout autour,
convenablement, et sans presque s'y intéresser.
Mais les rapports entre ces divers niveaux ne sont pas disparus pour
autant. Le centre d'intérêt a seulement changé. Les problèmes de
LE PROBLEME PSYCHOSOMATIQUE 343

l'estomac sont maintenant seulement des problèmes de nutrition, c'est-


à-dire réglables par l'individu, essentiellement dans ses rapports avec
la Société. Les problèmes pécuniaires sont du même type. Tout, en
somme, se ramène en principe aux rapports de l'individu et de la
Société, et l'individu a pris la place qui semble être celle de l'homme, à
la pointe de l'évolution, sans que subsistent des préoccupations et des
pertes d'énergie à des niveaux inférieurs, évolutivement dépassés au
stade humain dont l'activité essentielle est l'activité sociale, l'activité de
groupement et de hiérarchisation interhumaine.
Tout ceci, je le présente d'une façon idéale et, bien entendu, trop
absolue. Les choses sont évidemment beaucoup plus relatives dans la
réalité et on n'assiste jamais, je crois, à cette situation de l'homme
idéal tendu seulement dans le sens évolutif et ne perdant aucune énergie
dans des difficultés retardées qu'on appelle habituellement régressives.
Nous venons donc de voir que dans la normale jamais atteinte
comme dans la vie pathologique toujours plus ou moins en cause, la
liaison étroite entre les différents niveaux somatique, psychique, social
— pour ne citer que ceux-là — existe toujours en permanence et que ces
niveaux euxTmêmes n'existent que les uns par rapport aux autres sans
que, jamais, on puisse les énucléer et les examiner indépendamment.
Il est assez curieux de constater que nous autres, analystes, qui
voyons à chaque instant les relations de la névrose à la société à savoir :
la genèse familiale de la névrose, l'entretien et la recherche d'une
atmosphère sociale particulière par le névrosé, nous puissions douter
d'une identique liaison, sur un plan inférieur seulement, entre notre
fonctionnement organique et notre activité mentale alors que nous
avons sans cesse, sous les yeux, de multiples preuves de leur réalité.
Il n'est pas besoin de citer les acting out qui font passer, entre
autres, sur un plan musculaire ce que nous voudrions maintenir sur
un plan affectif, ou les multiples manifestations viscérales, véritables
fuites, que nos malades nous signalent dans le cours de leur traitement.
Les bases mêmes de la névrose, sa source énergétique, les pulsions, ne
sont-elles pas d'essence organique ? Les principaux stades dans l'évo-
lution du névrosé : oral, anal, phallique, génital ne sont-ils pas désignés
par des adjectifs, les mêmes que pour désigner des centres organiques ?
Et dès lors, comment pouvons-nous penser à poser la question de
savoir s'il y a relation entre la névrose et la céphalée, surtout alors que
nous en avons toutes les preuves sous les yeux, alors que nous venons
de ne voir que cela !
Ce problème ne serait pas grave s'il ne provoquait, comme souvent,
344 REVUE FRANÇAISE DE PSYCHANALYSE

qu'une vaine et stérile discussion autour du mot « psychogenèse »,


discussion sans grand intérêt pratique puisque l'on ne définit pas, qu'on
ne limite pas la notion de pensée, ce qui est évidemment difficile à
faire, ladite pensée prenant ses racines dans un tissu qui n'est pas
encore la pensée et étendant ses rameaux dans des relations sociales
qui ne sont peut-être plus la pensée.
Mais la gravité du problème vient, à mon sens, lorsque nous posons
la question de savoir s'il ne serait pas plus simple de considérer qu'il y a
une névrose et des troubles somatiques, de la perte de temps qu'elle
impose, et surtout de la preuve qu'elle apporte de notre incapacité
foncière de nous détacher d'un certain nombre de formes, de l'irréduc-
tibilité profonde de certaines de nos façons de voir, de notre rétractation
immédiate devant les problèmes psychosomatiques en particulier, et de
notre difficulté à maintenir notre attention sur l'essentiel de ces pro-
blèmes, comme si ces études nous les faisions malgré nous, contre nous.
Je crois que c'est là qu'il faut apercevoir le foyer originel de la
rareté ou de la pauvreté des travaux psychosomatiques, le recul ou le
peu d'empressement à leur contact, la rétractation fréquente qui suit
l'éphémère intérêt que suscite la médecine psychosomatique chez
nombre de médecins. Et cela, alors que le noeud psychosomatique nous
apporte à chaque instant de notre vie, même intime, des preuves de son
existence.
Ce foyer de difficultés, c'est à mon avis, dans les sources profondes de
la névrose narcissique que nous le trouvons.
Je ne voudrais pas, d'emblée, charger le narcissisme de chacun de
nous de tout le poids de nos difficultés en la matière. J'ai souligné,
déjà, l'importance du problème du langage.
Ces deux questions d'ailleurs, ne peuvent guère être, à mon sens,
véritablement disjointes car l'état statique, formaliste, imagé du lan-
gage, me paraît avant tout un reflet phylogénique du problème du nar-
cissisme qui reste, lui, ontogénique et individuel. On ne saurait utiliser
le langage sans se rendre compte de ses défauts et de ses dangers, mais
aussi des avantages qu'il nous offre pour faire glisser, pour noyer en
son sein nos tendances narcissiques, en camouflant notre responsabilité.
« L'aliénation permanente du discours », selon l'heureuse expression de
Jacques Lacan, est peut-être trop souvent le paravent de nos tendances
aliénatrices personnelles. De toute façon, ayant constaté ce qui précède,
nous revenons au problème du narcissisme dans lequel, sans accuser
l'évolution, nous pouvons intervenir.
C'est à Lacan que nous devons de connaître aujourd'hui, de façon
LE PROBLEME PSYCHOSOMATIQUE 345

approfondie, toute une partie des origines du narcissisme et le rôle


prépondérant du « stade du miroir ».
Je ne saurais mieux faire que d'emprunter à cet Auteur quelques
phrases d'un exposé magistral consacré au problème du narcissisme,
dans un style sans doute ardu, mais d'une richesse qui parvient quel-
quefois à faire oublier justement le formalisme du langage dans l'ap-
proche de la fuyante et mouvante réalité :
« L'assomption jubilatoire de son image spéculaire par l'être encore
plongé dans l'impuissance motrice et la dépendance du nourrissage
qu'est le petit de l'homme à ce stade infans, nous paraîtra dès lors
manifester en une situation exemplaire la matrice symbolique où le Je
se précipite en une forme primordiale... »
Et plus loin : « Mais le point important est que cette forme situe
l'instance du moi, dès avant sa détermination sociale, dans une ligne de
fiction à jamais irréductible pour le seul individu... »
Et plus loin encore : «... le stade du miroir est un drame dont la
poussée interne se précipite de l'insuffisance à l'anticipation — et qui
pour le sujet, pris au leurre de l'identification spatiale, machine les
fantasmes qui se succèdent d'une image morcelée du corps à une
forme que nous appellerons orthopédique de sa totalité — à l'armure,
enfin assumée d'une identité aliénante, qui va marquer de sa structure
rigide, tout son développement mental. »
Le conflit individuel primordial issu de la confrontation de l'imagerie
et de la réalité au stade du miroir se retrouve souvent dans l'infinité des
méandres de son évolution et creuse les principales fondations de la
névrose.
Nous ne soulignerons ici que trois aspects du problème narcissique
ainsi posé, qui serviront ultérieurement à notre démonstration, à savoir :
— L'importance capitale de la fonction visuelle dans ce que nous
croyons être l'approche de la réalité ;
— La croyance exclusive à l'objet spatialement défini ;
— Les difficultés attachées à l'idée du morcellement du corps et à
la possibilité de disparition de son image.
Ces trois aspects ont chacun un corollaire dont l'importance s'avère
primordiale dans l'étude psychosomatique et que l'on peut exprimer
ainsi :
— La psychosomatique traite de fonctions invisibles, inschéma-
tisables ;
— Elle n'a pas d'objet spatialement défini ;
— Elle étend la notion de régression à travers les fonctions mentales,
346 REVUE FRANÇAISE DE PSYCHANALYSE

jusqu'à la maladie somatique, c'est-à-dire jusqu'à l'atteinte du corps et


jusqu'à son évanouissement.
Nous allons successivement examiner ces trois points :

I
Il est inutile, je crois, d'insister sur le rôle de la fonction visuelle au
moment capital du stade du miroir et sur l'importance que l'individu
conférera dès lors à ce qu'il croira être la preuve de la réalité des faits,
alors qu'il ne s'agira que d'une représentation, d'une image entachée
d'illusion et d'erreur.
La disparition de l'objet du champ visuel, qu'il soit le sein, la mère,
les matières fécales, le pénis, l'objet d'amour, reste une des bases
essentielles de la névrose aux divers stades de son évolution et, en même
temps, de sa genèse. La croyance en la participation de l'individu au
monde sur le mode objectai visuel révélé à partir du miroir est un fait
capital dont Lacan a montré les modalités.
Passé ce stade, le fait d'accepter l'existence d'une réalité non visuelle
revient sans doute, inconsciemment, pour la majorité des hommes, à
nier l'exactitude de leur corps, à le minimiser ou à en accepter le
morcellement.
Je crois qu'en ce point se situe un obstacle que nous ne franchissons
jamais complètement et qui constitue un des foyers de la non-accepta-
tion de la réalité des relations psychosomatiques.
Lorsqu'on examine, en effet, dans une perspective d'ensemble, les
divers domaines scientifiques et qu'on juxtapose leurs objets on est
frappé par une différence essentielle dans la qualité respective de ces
objets, celle de la possibilité de leur représentationvisuelle, schématique,
graphique, sous une forme autre que celle du langage écrit, encore plus
rigide que le discours, dont pourtant nous connaissons déjà la dange-
reuse inflexibilité.
Dans certaines études physiques ou chimiques, par exemple, les
images, les schémas gardent toute leur valeur, et correspondent si
exactement à la réalité de l'objet qu'ils visent, qu'il est possible d'aller
jusqu'à prévoir ce que sera la confrontation de deux objets, leur mou-
vement d'ensemble, à savoir le rapport physique ou le composé
chimique. La bombe atomique était ainsi connue avant d'exister.
Dans les études biologiques, aussi élémentaire que soit leur objet,
l'unicellullaire par exemple, toute image, tout schéma, toute représen-
tation graphique n'a déjà plus qu'une valeur très réduite. L'objet, la
cellule, est devenu lui-même mouvement, fonction, ensemble de
LE PROBLEME PSYCHOSOMATIQUE 347

fonctions, et toute tentative de schématisation de ce mouvement ne


peut aboutir qu'à l'approche de représentations partielles, celles de
tropismes ou de métabolismes particuliers par exemple, mais dont la
valeur est justement très petite du fait qu'il s'agit de la représentation
du résultat d'un morcellement artificiel, sans que le rassemblement de
ces parties schématisées soit jamais fructueux. L'étude, déjà, ne peut
reposer que sur l'expérience de l'observation, et les prévisions s'avèrent
en général très éloignées de la réalité, un certain nombre de facteurs
n'ayant pu être pensés à l'avance. Les effets de la bombe atomique sur
les organismes animaux n'ont été ainsi approchés qu'après expérimen-
tation seulement.
Le mouvement biologique contient évidemment tous les mouve-
ments qui le précèdent évolutivement, mais il y a déjà longtemps que le
temps et l'espace ne sont plus les seules coordonnées, d'où l'impossi-
bilité de schématisation graphique valable. Le mouvement temporo-
spatial s'est enrichi, ou limité. Je penche plutôt en faveur de ce second
terme car au niveaubiologique, le temps et l'espace continuent d'imposer
leurs lois et l'enrichissement en qualité du mouvement biologique, de la
fonction, par rapport au simple mouvement temporo-spatial, semble
surtout dû à l'apport de restrictions nouvelles, de lois nouvelles.
Si l'on s'élève encore le long de l'échelle évolutive, jusqu'au domaine
psychique, on réalise bien vite que les fonctions psychiques ne reposent
presque plus sur des formes, que leur représentation graphique, même
lointaine, est à peu près impossible et totalement infructueuse.
Le mouvement qui était simple au stade physico-chimique, s'est
singulièrement compliqué et cela, au détriment de l'objet dans sa
représentation visuelle. La molécule était dessinable. La cellule l'était
dans son aspect morcelé. La pensée ne l'est plus du tout dans aucune
de ses fractions.
Loewenstein pense que « l'énergie psychique ne peut être ramenée à
des concepts spatiaux, le psychisme n'étant que dans le temps et non
dans l'espace ». Je dois avouer que je ne comprends pas exactement ce
que la deuxième partie de cette phrase veut dire. Je ne crois pas que le
fait de l'impossibilité d'une représentation spatiale puisse exclure
l'appartenance au régime spatial. D'ailleurs, je ne crois également pas
qu'exclure théoriquement la pensée de l'espace présente un intérêt
pratique bien grand.
Pour en revenir aux problèmes psychosomatiques, non seulement ils
possèdent cette qualité d'impossible représentation graphique, de par
leur niveau intermédiaire entre des faits biologiques inschématisables et
348 REVUE FRANÇAISE DE PSYCHANALYSE

des faits psychiques encore moins schématisables, mais encore cette


difficulté de leur représentation graphique est accentuée pour deux
raisons : d'une part, parce que la psychosomatique semble une articulation
qui n'est apparemment que dans le trait d'union qui rejoint les deux
mots ; d'autre part, parce que la psychosomatique est une science jeune
où les tendances imperturbables de l'homme à schématiser sous forme
graphique, c'est-à-dire visuelle, n'ont encore guère eu le temps de
s'exercer beaucoup.
Le besoin de schématiser, de donner une forme aux objets, même
lorsqu'il est évident qu'ils n'en ont pas, se retrouve tout au long de
l'évolution des sciences. Il n'est pas question de le rejeter — nous
connaissons les mérites de la schématisation dans la manipulation des
concepts — mais ce n'est pas là une raison pour que nous n'en voyions
pas la valeur seulement très-relative et pour que nous n'en remarquions
pas le côté affectif dans lequel notre narcissisme s'insinue, souvent à
notre insu.
La schématisation consiste dans le découpage de la réalité en des
formes isolées qui n'ont plus que de lointains rapports avec la réalité.
De savants chirurgiens me disaient récemment qu'à un moment
donné de leurs travaux physiologiques, basés pourtant sur la réalité
visuelle, mesurable et mesurée, ils étaient parvenus à démontrer l'impos-
sibilité de la circulation du sang. Si les risques sont ici peu grands de
commettre une telle erreur parce que l'erreur devient rapidement
évidente, il n'en est pas de même au niveau de la pensée.
En matière psychiatrique, nous avons souvent vu et nous voyons
encore souvent les tendances à s'enferrer dans des croyances exclusives
aux formes, aux découpages de l'individu en fonctions mentales sépa-
rément mesurables.
La méthode des tests, par exemple, si elle présente les avantages
pratiques que tout le monde connaît, n'a qu'une valeur relative dans
l'estimation du patient dont elle ne rend compte que des aspects du
morcellement. Nous avons vu, en clinique, l'apparente stupidité des
céphalalgiques. Le test de Rorschach, nous l'avons vu aussi, ne peut
passer au travers cette fausse stupidité. On a créé des batteries de tests -
mais cela n'empêche pas le hiatus entre les formes et la réalité. L'utili-
sation de ces batteries aboutit du reste souvent à une perte de temps et
à un nombre d'erreurs plus grand que n'en peut produire un examen
clinique prolongé.
Ces critiques qui visent la valeur de certaines méthodologies et
même de certaines théories psychiatriques plus ou moins formulées,
LE PROBLEME PSYCHOSOMATIQUE ' 349

doivent en tout cas retenir ici spécialement notre attention en ce qui


concerne la médecine psychosomatique.
La seule méthodologie utilisable, dans l'abord, dans l'examen des
faits psychosomatiques est obligatoirement pleine de l'expérience de la
méthode psychanalytique classique.
La formation, a minima, nécessaire au médecin psychosomaticien
est d'être analysé.
Et cependant tout cela est loin d'être parfait. La psychanalyse n'a
pas échappé à la tendance de réduire à des formes qui, pour n'être pas
spatiales, n'en conservent pas moins un caractère statique, des ensembles
perpétuellement en mouvement.
Je veux parler des références topiques, et surtout ici du ça et du moi.
Je crois qu'il faut avoir une très grande expérience analytique pour oser
employer ces termes sans peur, sans crainte d'être dupes de leur forma-
lisme. Le danger de leur emploi n'échappe pas d'ailleurs. Freud nous
signale, justement dans les Essais de Psychanalyse, «... les difficultés
auxquelles on se heurte lorsqu'on prend trop au sérieux la représen-
tation spatiale, topique — et le mot est souligné — des faits psychiques ».
Loewenstein nous dit encore : « que le système de références topiques,
...
du fait même de son caractère spatial doit être manié avec une
particulière prudence dans l'explication et la description des faits
psychiques... »
Au dernier Congrès des Psychanalystes de Langue française, Lacan,
sur un mode humoristique, a souligné encore le relativisme de la valeur
de ces références.
Le danger des représentations spatiales implicitement inclues dans,
ce système apparaît évident dans l'abord des manifestations psychosoma-
tiques. Les références topiques tentent, pour faciliter là discussion,
d'appliquer à l'individu, de projeter sur lui comme une réalité du même
niveau évolutif, des ensembles qui participent de niveaux différents.
Freud situe la relativité de la valeur des références topiques, en
montrant les origines et les prolongements de ce qu'elles représentent.
Il nous l'exprime dans « Le Moi et le Soi » en un paragraphe que je
cite :
« Il est facile de voir que le moi est une partie du soi ayant subi des
modifications sous l'influence directe du monde extérieur, et par l'inter-
médiaire de la conscience-perception. Il représente, dans une certaine
mesure, un prolongement de la différenciation superficielle. Il s'efforce
à étendre sur le soi et sur ses intentions l'influence du monde extérieur,
à substituer le principe de la réalité au principe du plaisir qui seul
PSYCHANALYSE " 23
350 REVUE FRANÇAISE DE PSYCHANALYSE

affirme son pouvoir dans le soi. La perception est au moi ce que


l'instinct et l'impulsion instinctive sont au soi... »
Et Freud qui vient pourtant, dans ces quelques lignes, de nous
montrer l'imbrication multiple des divers éléments de la réalité, éprouve
encore le besoin de souligner la relativité de la valeur de chacun d'eux
lorsqu'il conclut ainsi ce paragraphe :
« Tout cela s'accorde avec les distinctions courantes et bien connues,
mais ne doit être pris que d'une façon très générale et considéré comme
étant d'une exactitude purement virtuelle. »
Si Freud abordait l'étude clinique des diverses manifestations
psychosomatiques, je crois qu'il n'y aurait pas beaucoup de risques
d'erreurs. Mais le plus souvent, me semble-t-il, les références topiques
ne sont pas manipulées avec toutes les précautions que prenait leur
créateur pour le faire.
Or, utiliser la notion du ça, sans avoir à l'esprit ses racines instinc-
tuelles et somatiques, c'est non seulement mal aborder les problèmes
psychanalytiques, mais rejeter d'emblée les problèmes psychosomatiques
dont une grande partie est justement constituée par l'étude des infra-
structures du ça, et de leur prolongement à travers le ça jusque dans les
couches les plus extérieures de l'individu.
Je crois donc que le vocabulaire inhérent aux topiques doit être
exclu par prudence — ou chaque terme expliqué chaque fois dans
l'analyse psychosomatique — car je pense (ce que l'expérience m'a
montré) que ce vocabulaire est souvent utilisé dans un sens qui barre
nécessairement la route à la recherche, qui engage, d'emblée, l'étude
dans un chemin obligatoirement sans issue,
La psychosomatique traite de fonctions invisibles, inschématisables.
L'invisibilité de ces fonctions se heurte à notre tendance à la schéma-
tisation, sous les diverses formes sans lesquelles nous avons une grande
difficulté à accepter la réalité. Cette difficulté est inévitable mais nous
devons avoir à l'esprit son sens profond : la représentation spatiale,
schématique, de la réalité étant une voie par laquelle notre narcissisme
s'introduit dans nos recherches.
II
Notre besoin de représentations spatiales, graphiques, est la traduc-
tion de notre besoin narcissique de nous voir et de ne croire en notre
corps, puis en nous, que si nous nous voyons. Il n'est qu'un côté général
du problème qui présente par ailleurs, des aspects particuliers.
Lacan a montré que le stade du miroir était l'éclatement d'un
LE PROBLEME PSYCHOSOMATIQUE 351

drame depuis longtemps en gestation. L'unité du corps, son intégrité,


sa limitation volumétrique prend, à ce moment, une valeur capitale aux
yeux de l'individu.
La notion d'unité, d'intégrité de notre corps, de limitation de nous-
même à l'image de notre corps dans le miroir, à la référence topique de
nous-mêmes pourrait-on dire, ne reste pas sur ce plan personnel. Elle
s'étend dans notre système de connaissance, comme recherche de
preuve de la réalité universelle et crée à ce titre nouveau, une difficulté
nouvelle de l'étude psychosomatique.
La plupart des sciences consistent en effet, en l'étude d'apparentes
unités spatiales, d'objets à formes définies, qu'il s'agisse de la physique,
de la chimie, et de leurs dérivés, ou des sciences naturelles, botanique,
zoologie, médecine, et de leurs dérivées, et de leurs spécialisations :
bactériologie, anatomie pathologique, gastro-entérologie, ophtalmologie,
1

par exemple.
Le travail consiste à étudier l'objet, l'unité, la forme spatiale en
cause, l'oeil si nous voulons, d'un point de vue morphologique statique,
puis fonctionnel, puis analytique de ses unités constituantes et des mou-
vements, des fonctions qui intéressent ces dernières, puis des relations
de l'oeil avec l'unité supérieure, l'individu particulier dont l'oeil est un
des constituants. Il s'agit, bien sûr, de découpages artificiels mais chaque
découpure, chaque partie, correspond à une image définie, anatomique
d'abord et secondairement physiologique.
Les rapports de l'unité principale : l'oeil pour l'ophtalmologie avec
ses unités constituantes et avec l'unité supérieure qu'elle constitue en
partie, est l'objet essentiel de l'étude.
Jusqu'à présent, les sciences se basent donc sur des objets volumé-
triquement définis et sur les rapports entre ces objets, rapports de
cellule à tissu, de tissu à organe, d'organe à homme, entité spatiale. Je
dis tout de suite que le fait de remplacer le mot organe par le mot
fonction ne change rien aux difficultés narcissiques de l'observateur.
Mais la psychosomatique, qui englobe d'ailleurs les objets d'étude
de la psychanalyse, se présente sous un aspect différent de celui des
sciences que nous avons énumérées tout à l'heure.
En effet, si elle consiste en partie dans l'étude du somatique, des
instincts et de ce que nous avons appelé les infrastructures du ça, elle
s'étend de l'autre côté, à travers le psychisme, jusqu'aux rapports de
l'individu avec une partie du monde extérieur.
Or, ni le psychisme, ni le monde extérieur ne reposent sur des
objets limités dans l'espace, et notre tendance à rechercher systéma-
352 REVUE FRANÇAISE DE PSYCHANALYSE

tiquement la sécurité dans l'objet visible s'est exercée et s'exerce encore


en ces lieux, à bon droit, mais en introduisant souvent la passion et
l'erreur.
Je passerai rapidement sur les localisations du psychisme et les
tendances à le faire reposer sur un objet. Chacun a présent à l'esprit
les temps héroïques des théories outrancières des localisations céré-
brales. Mais ce mouvement n'est pas terminé :
Duchêne, dans son rapport au Ier Congrès mondial de Psychiatrie,
nous dit à propos des théories localisatrices des généticiens : «... Henri Ey
a souligné depuis fort longtemps l'analogie frappante avec ce problème,
beaucoup plus familier aux psychiatres, des localisations cérébrales, une
solution mécaniciste y est suivie nécessairement d'une réaction dynamiste
et on. pourrait appliquer aux « cartes de gênes » des généticiens la
critique formulée au sujet des « centres cérébraux » par Monakow
et Mourgues : « Le fait de vouloir localiser spatialement un processus se
déroulant dans le temps est une localisation in adjecto. »
En ce qui concerne les tentatives de localisation spatiale du monde
extérieur, le problème existe aussi, bien qu'il ne soit pas habituellement
examiné sous cet angle.
Nous avons, certes, quelques idées au sujet de l'appartenance de
l'homme à des formations supérieures, nous pouvons dire à des groupes
supérieurs car nous sentons et nous savons que l'esssentiel de ces
formes est constitué des formes sociales : inclusion dans la mère, puis
attachement à la mère, puis à la famille, puis à diverses formes de
sociétés.
Il ne convient pas de nier nos appartenances successives à ces
formes sociales mais leur définition, la valeur de leur réalité, soulève un
problème, dès que le nouveau-né est physiologiquement séparé de sa
mère.
La fonction de relation essentielle de notre appartenance, de notre
liaison à des groupes sociaux, si elle n'est pas en entier ce qu'on appelle
le psychisme, est en tout cas souvent très proche de ce psychisme. Il
n'est qu'à voir les rapports de la pensée et du langage et remarquer que le
langage est exactement cela : la fonction de relation de l'homme avec
ses semblables dans une perspective de groupement évolutive.
Je crois que l'on pourrait fructueusement ne faire que ce que nous
faisons en analyse : observer et noter après l'observation les diverses
liaisons, les diverses appartenances de l'individu à des groupes sociaux.
Mais si cette attitude est une règle dans la pratique analytique, je ne
crois pas qu'elle soit toujours une règle dans la recherche où certains
LE PROBLEME PSYCHOSOMATIQUE 353

tentent de limiter, de définir a priori le cadre social, le groupe auquel


l'individu doit appartenir.
La base fondamentale d'un certain nombre de théories politiques,
de systèmes théoriques sociaux, me semble souvent se situer justement
dans une tentative de localisation spatiale, de délimitation arbitraire de
la situation et de la valeur du groupe, et d'imposition forcée de cette
définition. Et nous pouvons constater, une fois de plus à ce sujet, la
passion introduite par les théories localisatrices.
Or, ce problème de l'insécurité créée par la fusion des formes
' sociales et l'absence de leur limitation effective, consiste surtout, je
crqis, dans l'insécurité narcissique de la personne de l'observateur et
pénètre obligatoirement la recherche scientifique, l'éclairant d'un jour
arbitraire.
Et par là encore, dans le fait que la .psychosomatique touche au
fonctionnement social, à travers ce que nous appelons le somatique et le
psychique, pénètre le germe de l'erreur.
La tendance localisatrice s'est déjà emparée de la médecine psycho-
somatique, lui cherchant un objet propre, et certains attribuent au
carrefour diencéphalo-hypophysaire la valeur du trait d'union, du lieu
magique de la transformation qualitative de l'énergie. Ceci, nous le
savons, n'a qu'une valeur très restreinte et si la région diencéphalique
joue souvent un rôle de grande importance dans les relations psycho-
somatiques, le problème dépasse largement, dans la majorité des cas, le
cadre étroit de cette région.
Du reste, si nous voulons nous pénétrer d'une façon plus générale de
l'intérêt médiocre, en réalité, de toutes ces tentatives de localisation
auxquelles nous assistons, il n'est qu'à nous retourner sur les formes
évolutivement dépassées.
Nous avons, tout à l'heure, constaté la présence d'un certain nombre
d'articulationsreliant entre eux des éléments plus ou moins proches évo-
lutivement. Celles de la cellule au tissu, du tissu à l'organe, par exemple.
Si l'on examine ces éléments, on s'aperçoit rapidement que la forme de
chacun d'eux est peu de chose, et que cet élément est lui-même le
centre d'articulations multiples et ainsi de suite sans que jamais la
réalité formelle, spatiale, soit d'un intérêt majeur. Les cellules qui
forment les divers tissus de l'oeil sont le siège de réactions physico-
chimiques qui dépendent d'une foule de relations avec les systèmes
neurologique, hormonal, circulatoire, digestif, affectif, social. L'intérêt
de la délimitation spatiale de l'oeil s'effondre devant la connaissance
progressive de tout le jeu de relations de fonctions dont il est le centre,
354 REVUE FRANÇAISE DE PSYCHANALYSE

on ne peut plus dire l'objet. Il en est ainsi de chacun des constituants de


l'oeil, des tissus, des cellules. Il en est encore ainsi du psychisme et de
l'homme. Il en est sans doute de même des groupes sociaux que l'on
veut limiter.
Nous disions tout à l'heure que le mouvement évolutif se poursuit
au détriment de l'objet. Nul doute que les objets que l'on rencontre en
psychosomatique ne sont pas l'essentiel du problème.
C'est justement au moment précis de l'effacement de l'objet, de
la fusion des formes et des niveaux en un mouvement qui joint le
physiologique au social à travers le psychique, que se situe la psychoso-
matique, et c'est là une seconde raison qui fait que notre narcissisme
s'accommode mal de cette étude.

III
J'irai vite en ce qui concerne le troisième point.
Devant la maladie, les sciences médicales ont une position a priori
différente selon qu'il s'agit de la médecine dite générale, de la psychiatrie
classique, ou de la médecine psychosomatique.
La maladie est toujours considérée en dernière analyse, c'est-à-dire
inconsciemment d'emblée pour l'individu, comme la perte d'un objet
résultant du morcellementdu corps. Nous voyons là la liaison étroite avec
les formules narcissiques que nous avons envisagées.
La médecine classique prend, devant la maladie, l'attitude de
rechercher un facteur pathogène extérieur à l'individu malade. La
maladie est le résultat d'une attaque venant du dehors, causée par des
agents physiques, chimiques ou biologiques, dont le niveau évolutif est
toujours inférieur au niveau évolutif de l'homme.
La psychiatrie classique a deux attitudes :
La première est celle de la médecine générale : l'agent extérieur
crée le désordre fonctionnel ou lésionnel qui sous-tend la maladie
mentale et en reste la cause.
La seconde prend le mouvement en sens inverse, dans une pers-
pective évolutive : l'organisation sociale est pathogène et crée la maladie
mentale mais l'ensemble reste cantonné dans un domaine dont le corps
semble exclu.
La médecine psychosomatique est habituellement conçue comme
dérivant de cette seconde attitude psychiatrique. Le point de départ
est émotionnel (et l'émotionnel naît du social), et la maladie, la régression,
va jusqu'à atteindre le corps de l'individu dans son fonctionnement puis
LE PROBLEME PSYCHOSOMATIQUE 355

dans sa matière. Les théories du choix de l'organe atténuent plus ou


moins cette attitude rigide qui subsiste cependant dans son essence.
Au fond, pour la première fois, la psychosomatique rejetant le plus
important de la responsabilité des facteurs extérieurs, postule que
l'individu est capable de détruire lui-même son corps, partiellement ou
totalement, et non plus seulement de façon théorique comme dans les
névroses, mais de façon pratique, effective.
Il n'est pas dans notre intention de discuter ici de la valeur de ce
postulat. Le problème est pourtant capital, c'est celui de l'existence des
pulsions de mort et de leur sens réel ; mais nous aurons je crois, l'occasion
de revenir d'autres fois sur ce problème.
Je veux seulement retenir aujourd'hui le fait que la psychosomatique
suggère immédiatement l'idée à'auto-destruction effective. Cette idée
implique le morcellement du corps et la disparition de son image, du
fait de l'individu lui-même. Elle admet la possibilité de suppression de
l'objet par le sujet, les deux personnages restant invraisemblablement
unis.
Loewenstein nous dit justement à ce sujet : « La solution d'aban-
donner le mot pulsion dans l'expression « pulsion de mort » me paraît
d'ailleurs d'autant plus souhaitable que la notion de pulsion de mort
c'est-à-dire d'une énergie ayant comme trait caractéristique de détruire
ce dont elle émane, paraît difficilement concevable. Elle ne peut avoir
de sens que sous forme de tendance à la dégradation du niveau éner-
gétique, ce en quoi elle correspondrait d'ailleurs à la définition freu-
dienne, qui la décrit comme tendance à ramener ce qui est vivant à
l'état inorganique. »
Quoi qu'il en soit, la psychosomatique évoque l'auto-destruction
effective et c'est là une troisième raison qui ne peut pas ne pas troubler
l'observateur jusque dans ses couches les plus profondes.

Notre but dans cet exposé, a été de souligner quelques-unes, et quel-


ques-unes seulement, des difficultés narcissiques qui s'imposent presque
obligatoirement à nous lorsque nous abordons l'étude des problèmes
psychosomatiques.
La solution de ces difficultés n'est pas, pour nous, dans l'impossible
solution du problème philosophique classique. Nacht répondit à ses
interlocuteurs, après l'exposé sur la médecine psychosomatique dont
j'ai précédemment parlé : « Je disais au début de cet exposé que le
problème de la médecine psychosomatique ne devrait pas rallumer la
356 REVUE FRANÇAISE DE PSYCHANALYSE

vieille querelle stérile des organicistes et des psycho-génétistes, des


monistes et des dualistes. La discussion qui vient d'avoir lieu prouve
que la chose était inévitable. »
Je suis parti aujourd'hui de ce problème mais mon but était de le
dépasser, de transporter cette question générale sur un plan plus
clinique, en la ramenant au problème du narcissisme de l'observateur,
c'est-à-dire de chacun de nous.
Trois points m'ont paru essentiels à ce sujet :
— Nos tendances à la schématisation, à la représentation visuelle
d'une réalité non visible et inschématisable ;
— Nos tendances à vouloir faire reposer, sur un objet spatialement
défini, des faits biologiques, psychiques, sociaux, qui dépassent lar-
gement le cadre de leur support ;
— Nos tendances, enfin, à ne pas accepter en nous une énergie
auto-destructrice.
Toutes ces tendances sont bien névrotiques et non philosophiques. •
J'ai essayé d'en montrer le sens. Elles n'existent que dans la mesure où
nous posons de faux problèmes, elles se manifestent dans le fait que
nous posions de faux problèmes et que nous nous attachions à ces
faux problèmes. Cela, comme dans toutes les névroses.
La clinique est toujours là, cependant, pour nous ramener à la
réalité et nous montrer la stérilité de nos égarements sur les autres
terrains.
La psychosomatique n'est pas dans un trait d'union. Elle est l'étude
de l'évolution, centrée sur un long « moment » dont les limites sont
indéfinissables.
Nous n'avons pas de raison de penser que ce « moment » possède
une valeur magique quelconque. Son absence de limites, son impré-
cision, ne doivent pas être un obstacle à nos études.
Il nous faut savoir attendre dans ce que nous croyons être l'indéfini
pour mieux nous situer, et accepter ce que nous croyons être l'impré-
cision pour mieux approcher la précision de la réalité.

RÉSUMÉ

L'abord des réalités psycho-somatiques soulève souvent, chez


l'observateur, un certain nombre de résistances névrotiques de nature
narcissique qui constituent un obstacle à la poursuite du travail scien-
tifique.
Les tendances à la schématisation et à la recherche forcée d'objets
LE PROBLEME PSYCHOSOMATIQUE 357

d'étude arbitrairement définis, telles qu'elles apparaissent dans quelques


positions théoriques, sont des aspects de ces résistances.
L'auto-destruction qu'évoque le problème des « pulsions de mort »,
dans son aspect superficiel, constitue un obstacle du même ordre.

BIBLIOGRAPHIE
DUCHÊNE (H.), Rapport de Discussion, Section VI, Premier Congrès Mondial
de Psychiatrie, Paris 1950, Hermann & Cie, éd., 6, rue de la Sorbonne,
Paris.
FREUD, Essais de Psychanalyse, Payot, Paris, éd.
FREUD, Métapsychologie, Gallimard, Paris, éd.
LACAN (J.), Le stade du miroir comme formateur de la fonction du « Je »,
Revue française de Psychanalyse, oct.--déc. 1949.
LOEWENSTEIN (R.), Des pulsions vitales ou somatiques, Rev. fr. de Psych.,
janv.-mars 1950.
NACHT (S..), Introduction à la Médecine Psycho-Somatique, L'Évolution
psychiatrique, 1948, fasc. 1.
MARTY (P.), Aspect psychodynamique de l'étude clinique de quelques cas de
céphalalgies, Rev.fr. de Psych., 1951, n° 1.
Discussion à propos de l'exposé
du Dr Pierre Marty
Intervention de Mme MARIE BONAPARTE
On n'échappe pas au narcissisme La psychosomatique elle-même
!

se fonde dans le narcissisme. C'est du narcissisme que de croire à la


toute-puissance de notre force d'auto-destruction ! Il y aurait eu, sur le
plan individuel, quelque chose de ce qui se passe sur le plan collectif,
de ce qui se passe pour la psychose de l'an 2000, ainsi que notre regretté
collègue Schiff avait nommé cette idée narcissique monumentale d'après
laquelle l'homme serait assez puissant pour faire sauter la planète avec
une bombe atomique !

Intervention de M. HELD
Nous félicitons chaudement le Dr Marty pour sa belle conférence
et pour la subtilité avec laquelle il a su monter du terrain clinique
spécialisé, que nous connaissons surtout par notre pratique hospitalière
vieille déjà de plusieurs années, jusqu'aux sommets les plus vertigineux
de la connaissance en tant que telle. Nous l'avouons sincèrement :
jusqu'ici nous n'avions guère envisagé l'application au domaine de la
médecine psychosomatique d'une méthodologiequi s'avère si nécessaire
quand on aborde les grands problèmes de la biologie et de la psychologie
aussi bien concrète qu'analytique dans leurs aspects épistémologiques.
Dès lors on peut se demander si, pour reprendre le titre même de
l'exposé qu'on vient de nous faire, les difficultés narcissiques rencontrées
par l'observateur en psychosomatique ont une spécificité propre ou s'il ne
s'agit là que d'un fait d'ordre très général. Or il semble bien que dans
les sciences réputées les plus exactes apparaissent des difficultés iden-
tiques. Bien rares sont les théories, les expériences, où n'intervient pas
l'affectivité du sujet observant, et singulièrement son narcissisme.
Dans la théorie des nombres (existe-t-il des êtres mathématiques
DISCUSSION A PROPOS DE L'EXPOSÉ DU Dr PIERRE MARTY 359

en dehors de l'esprit qui compte et calcule ?), dans le passage de la


mécanique déductive et a priori à la mécanique expérimentale, dans la
généralisation de l'application du second principe de Carnot par
exemple (celui de la dégradation de l'énergie) des résistances narcissiques
ont longtemps retardé l'acceptation d'une science qui remet en question
l'unité et l'éternité de la matière. (Voir L. Brunschvicg, Les étapes de
la philosophie mathématique, p. 305 et suiv.) Un bel exemple de narcis-
sisme a été donné par le regretté Lecornu, membre de l'Institut,
professeur de mécanique appliquée à l'École polytechnique. Lors d'une
discussion à l'Académie des Sciences sur les théories d'Einstein,
Lecornu s'écria avec indignation (ou à peu près, nous citons de
mémoire) : « Nous ne voulons pas ici de ces théories qui viennent
bouleverser notre vieille mécanique. » Montrant par là ses craintes
narcissiques de voir s'effondrer ce sur quoi il avait édifié depuis toujours
sa personnalité d'homme de science. Et ceci rappelle ce que disait notre
maître et ami Leuba de ces patients s'insurgeant avec violence au début
de la cure analytique à laquelle ils se soumettaient apparemment de
leur plein gré, contre les entreprises de « remue-ménage » de leur
analyste.
Et puisqu'il nous a semblé que Marty avait fait allusion à certains
aspects « politiques » du narcissisme, oserons-nous à notre tour ajouter
que certaines formes du « conservatisme social » cachent elles aussi des
craintes de voir en même temps que l'ordre social établi, disparaître en
tout ou en partie la personnalité elle-même qui lui est étroitement
« collée » ? Que de difficultés, là aussi, pour l'observateur qui se voudrait
objectif !
Au reste on ne voit pas pourquoi le « saut psychosomatique »
poserait une question susceptible d'être isolée de tous les autres « sauts
épistémologiques » si on ose dire, qui s'offrent à notre agilité. Poser
cette question, s'imaginer qu'on puisse la résoudre, soit dans une
hypothèse dualiste, soit dans un monisme à simple ou double aspect
(pour reprendre l'expression de Guiraud) c'est déjà commettre le péché
de narcissisme. C'est postuler une appréhension dernière de la réalité
alors qu'en dernière analyse, c'est toujours l'esprit de l'homme qui
observe et qui pense, et de cette réalité ne peut connaître que des
« lectures de graduation », toujours plus fines et plus précises, c'est vrai,
mais jamais rien d'autre. Par exemple nous croyons que le saut somato-
psychique, à savoir comment un oeuf humain est capable après un
certain nombre de mitoses de faire apparaître à nos yeux la gestalt d'un
conférencier exposant ses idées sur la psychosomatique à des auditeurs
360 REVUE FRANÇAISE DE PSYCHANALYSE

nés eux-mêmes à la suite d'aventures embryologiques aussi étranges,


met en jeu également des résistances narcissiques très intenses. Ce sont
celles-ci qui détermineront partiellement l'orientation de nos croyances,
qui nous feront tantôt nous reposer sur le commode oreiller du théisme,
tantôt nous réfugier dans l'apparente sécurité d'un néo-positivisme à la
mode du jour.
Si le narcissisme inhérent à l'homme apparaît bien dans la vision de
l'homme malade c'est devant le corps de l'homme mort qu'il se mani-
feste dans toute sa pureté. Le refus du saut dans le néant, et le désir de
« sauter dans un ailleurs » sauvant quelque chose de notre moi donnerait
matière à nombreuses et délicates discussions. Mais ce n'est pas le
moment ni le lieu de sauter de la psychosomatique sur un terrain aussi
brûlant. Pourtant là aussi, que de narcissisme !
Sans méconnaître, pour conclure, la réelle valeur heuristique du
travail que nous a présenté Marty, nous attendrons de pouvoir,le lire à
tête reposée pour essayer de mieux comprendre les raisons qui lui ont
fait choisir la psychosomatique pour y détecter des difficultés narcis-
siques spécifiques ainsi que la façon de les surmonter dans notre pratique
quotidienne. Nous espérons pouvoir ainsi accroître notre efficience
thérapeutique.
Un dernier mot encore à propos d'un point de détail clinique.
L'ulcère gastrique est le type de la maladie caractérisée par des poussées
évolutives séparées par des intervalles de silence clinique. On voit
parfois des ulcéreux cesser de souffrir sans que le moindre changement
apparaisse dans leurs relations avec autrui. La douleur réapparaît aussi
dans les mêmes conditions. On en voit également chez qui les poussées
évolutives coïncident très exactement avec la réactivation de certains
conflits extérieurs. Il nous faut donc être très prudents dans l'estimation
des facteurs purement affectifs et ne pas oublier que tout malade
(ulcéreux, tuberculeux) se repose plus, se soigne mieux, en général (ce
peut être en effet le contraire qui se produit !) quand il se sent mal.
Guéri, il oublie vite. Ce mécanisme influence beaucoup de rythmes
morbides. Ce qui ne contredit d'aucune manière, cela va sans dire le
dynamisme des processus psychopathologiques sous-jacents, mais
contribue à compliquer le tableau clinique. On pourrait peut-être
envisager ici une sorte de « cyclothymie d'organe », dérivation viscérale
d'une alternance fonctionnelle des centres de l'humeur, peu ou pas
visible à travers les manifestations thymiques habituelles.
DISCUSSION A PROPOS DE L'EXPOSÉ DU Dr PIERRE MARTY 361

Intervention de M. A. HESNARD
Puisque M. Marty (qui mérite tous nos compliments pour le
brillant parti qu'il a tiré de sa détection, du préjugé narcissique chez
l'observateur de l'objet psychosomatique), a revendiqué, derrière ses
audaces philosophiques, sa fidélité à la clinique, c'est en clinicien que je
formulerai une observation : ainsi que je l'ai rappelé au Congrès des
Aliénistes de Rennes et dans un travail paru récemment dans les
Cahiers de Psychiatrie de Strasbourg, une confusion existe au sujet de
la médecine psychosomatique. Il est des maladies courantes, ressor-
tissant indiscutablement à la pathologie générale, qui succèdent à une
accumulation de causes déprimantes, à des facteurs affectifs tels que les
deuils, les échecs surtout, à des circonstances morales accidentelles, et
cela chez des individus qui n'ont jamais manifesté antérieurement de
névrose ni même de « constitution » névrotique ou de « caractère »
névrotique. Non seulement parce que la Clinique l'affirme, mais que,
lorsqu'ils sont soumis à une analyse approfondie, on ne reconstitue chez
eux aucun autre conflit que ceux qu'il est possible de trouver, parfai-
tement supportés, chez les sujets dits normaux.
Il est cependant, chez ces individus, des facteurs génétiques de la
nature de ceux qu'étudie la psychanalyse. Mais, lorsqu'on peut les
déceler (ce qui est parfois impossible), ils remontent à une période
extrêmement précoce du développement — comme certains traumas,
chocs ou événements perturbateurs du comportement dans les mois
(ou même jours) qui suivent la naissance. La pathologie digestive est
particulièrement riche en faits de ce genre. N'étant pas fixées par la
mémoire des images, ce sont des conduites somatiques ou viscérales
qui démontrent par leur reviviscence chez l'adulte (apparemment
normal) leur nature psychique. Donc l'irréalité du dualisme Psyché-
Soma, survivance mythique du dualisme métaphysique Ame et Corps.
Je me suis trouvé, à l'occasion de la récente réunion des psychanalystes
de langue française, entièrement d'accord à ce sujet avec notre collègue
de Londres, Mme Macalpine, dont l'expérience porte d'ailleurs surtout
sur les dermatoses. Elle m'a signalé d'autres cas dans lesquels la maladie
physique est une sorte de langue organique qui exprime les conflits
acquis actuels de l'adulte, et cela en l'absence de toute névrose classique
et en particulier de tout signe pouvant faire parler de conversion
hystérique.
Ce langage du corps, tantôt ayant un sens par rapport aux conflits
actuels, tantôt ayant perdu son sens passé (datant d'une époque végé-
362 REVUE FRANÇAISE DE PSYCHANALYSE

tative) révoque tout dualisme — ou plutôt incline à faire admettre que le


dualisme n'existe que dans la méthode que nous employons pour
observer les faits humains : observation objective (transposée du
physiologique au fait de comportement) ou observation phénoméno-
logique basée sur l'identification de l'observateur à l'observé. En un
mot, il y a unité de la personne et dualité de son approche.
Réflexions sur
« La médecine psychosomatique »
d'Alexander
par A. J. MONSALLUT

La situation de la médecine psychosomatique est paradoxale : on en


parle beaucoup mais sans l'avoir au préalable définie, sans même être
certain qu'elle existe en tant que discipline autonome. Les médecins,
s'ils sont toujours plus fréquemment obligés de recourir à elle pour
expliquer ce qui leur échappe dans l'étude des troubles fonctionnels, ne
s'en méfient pas moins : n'est-elle pas une émanation inquiétante de
cette psychanalyse qui reste pour la plupart d'entre eux un mystère,
quand elle n'est pas un objet de scandale ou de dérision ?
Les psychanalystes, quant à eux, connaissent à la fois la médecine
et la psychopathologie, ils possèdent tous les éléments nécessaires à
l'étude des phénomènes psychosomatiques ; leur compétence ne pouvant
être en cause, d'où vient que leurs comptes rendus soient si rarement
satisfaisants pour l'esprit ? Ne serait-ce pas la faute d'une tendance à
intégrer à leurs schémas habituels des structures pathologiques aux-
quelles ils ne conviennent pas ? L'hystérie de conversion est une
affection qu'ils connaissent bien puisque les Études de Breuer et Freud
qui datent de 1895 et Dora de 1905 en ont élucidé la structure. Si tous
les symptômes somatiques à étiologie psychique pouvaient se plier à ce
schéma, les choses seraient relativement simples, mais la pratique
montre vite qu'il n'en est rien, d'où probablement le fait que les expli-
cations psychanalytiques des phénomènes psychosomatiques semblent
plus ou moins en porte-à-faux.
On sait que Freud a décelé dans l'hystérie de conversionl'existence
d'un conflit refoulé s'exprimant par le symptôme corporel de telle
façon que son sens profond échappe à la conscience du malade. Au
cours du traitement, s'il est possible de réduire le refoulement, le
conflit devient conscient, son expression corporelle perd de ce fait
364 REVUE FRANÇAISE DE PSYCHANALYSE

toute valeur pour le sujet, qui l'abandonne aussitôt. Ainsi Dora tousse
parce que, en toussant, elle imite son père atteint d'une affection pul-
monaire : Je suis la fille de papa, j'ai un catarrhe comme lui... (1). Elle
souffre d'une appendicite, mais la prétendue appendicite avait ainsi
...
réalisé un fantasme d'accouchement... (2). Elle se plaint d'une névralgie
faciale droite, et cette pseudo-névralgie équivalait donc à une auto-
punition, à un remords au sujet de la gifle donnée jadis à M. K... (3).
Ainsi les symptômes corporels apparaissent-ils comme un effet dont le
conflit serait la cause, mais il serait plus correct de dire : l'amour ne
cause pas à proprement parler sa toux, celle-ci exprime symboliquement
le fait qu'elle aime son père d'une certaine façon. Plutôt que d'un
rapport de cause à effet, il s'agit d'un rapport d'expression (signe) à
sentiment (signifié), d'un rapport compréhensible, et si « conversion » il
y a, elle apparaît comme celle d'une expression en une autre expression.
Il y a bien certes l'inflammation des bronches ou la fièvre de l'appen-
dicite, mais Freud ne soutient pas qu'il y ait, là non plus, rapport
causal; dans un cas l'origine avait certainement été un insignifiant
...
catarrhe réel... (4) dans l'autre la fièvre fut alors organique, due,
...
par exemple, à l'une de ces fréquentes influenzas sans localisation par-
ticulière... (5).
L'observation d'un malade atteint d'ulcère gastrique ou d'hyper-
tension essentielle est, on en conviendra, difficile à rapprocher d'un
semblable cas. La résistance du syndrome au traitement est en effet
très différente : alors qu'une psychanalyse est longue, le traitement
psychosomatique souvent est relativement abrégé ; alors que la dispa-
rition du symptôme est immédiate dans l'hystérie de conversion lorsque
le refoulement cesse, celle du trouble psychosomatique est progressive,
parfois longue à se produire, susceptible de rechutes et d'aggravations
temporaires. A de telles différences devant le traitement doivent
correspondre de profondes différences de structure : ainsi le symptôme
psychosomatique peut-il disparaître complètement sans avoir révélé
aucune signification compréhensible. Les publications psychanalytiques
donnent à ces problèmes des solutions ambiguës, parfois même contra-
dictoires : on soutiendra ici que le vieux dualisme esprit-corps est
dépassé, mais on continuera à utiliser là le mot « conversion » qui

(1) S. FREUD, Cinq psychanalyses, Dora, p. 74.


(2) Ouvr. cit., p. 91 et 92.
(3) Ouvr. cit., p. 108.
(4) Ouvr. cit., p. 74.
(5) Ouvr. cit., p. 92.
« LA MÉDECINE PSYCHOSOMATIQUE » D'ALEXANDER 365

implique pourtant le passage de l'un à l'autre domaine. On affirmera


ici (1) qu'il y a différence de nature entre hystérie et maladie psycho-
somatique. Là on s'exprimera comme s'il y avait identité (2) et l'on cher-
chera à découvrir le conflit causal sans se demander si celui que l'on
trouve n'a pas plutôt utilisé secondairement un trouble somatiqueexistant
et dont il n'est nullement responsable, si ce n'est dans la mesure où le
malade entretient inconsciemment son mal pour ne pas perdre ce
bénéfice secondaire masochique (3). Masochisme et maladie auto-
punitive, nous connaissons bien tout cela depuis Freud, et la théorie
psychanalytique des névroses suffit à en rendre compte. La maladie
psychosomatique n'est-elle pas autre chose ?
Si l'on veut bien y prêter attention, on remarquera qu'il y avait
dans le cas Dora trois ordres de relation entre les phénomènes psy-
chiques d'une part, corporels de l'autre :
I° L'expression corporelle d'un affect refoulé (la toux exprime
l'amour avec identification) ;
2° L'utilisation secondaire comme moyen d'expression d'un trouble
somatique réel déjà existant (l'inflammation bronchique ou la fièvre de
l'appendicite) ;
30 La possibilité enfin d'un rapport causal du conflit psychique à
ces troubles somatiques réels ; le cas Dora n'était pas un cas « pur » de
conversion hystérique. Il eût pu contenir en germe toute la médecine
psychosomatique, mais, nous venons de le voir, Freud s'est refusé à
supposer l'existence de ce troisième type de relations. Certains de ses
élèves en ont depuis, au contraire, admis la possibilité comme hypothèse
de base, et allant plus loin que lui dans cette voie, ont cherché à
conserver, en les combinant, deux types de Telations psychosomatiques
différents : pour eux, le conflit de Dora, aurait causé son inflammation
bronchique et celle-ci n'en aurait pas moins signifiéle. conflit. La leçon de
Dora a bien été retenue, mais il semble que les prudentes restrictions de
Freud quant aux rapports psychophysiologiques aient été, elles, oubliées.
A ces difficultés d'intégration à la psychopathologie, s'ajoutent bien
entendu celles de situer les syndromes psychosomatiques par rapport à

(1) M. ZIWAE, Psychan. des principaux syndromes psychosomatiques, Revue française de


psychan., t. 13, n° 4, p. 507.
(2) S. A. SHENTOUB, Remarques clin, sur la conversion psychosom., etc., Revue française
de psychanal., t. 13, n° 4.
(3) Voir à ce sujet l'observation publiée par S. NACHT, dans De la pratique à la Hiéorie psy-
chanalytique, p. 107. Personne ne contestera que la malade utilise un trouble fonctionnel
pour satisfaire son besoin de dépendance à l'égard de sa mère. Cela autorise-t-il pour autant à
dire que le conflit décelé soit cause du dit trouble fonctionnel ?
PSYCHANALYSE ' 24
I
366 REVUE FRANÇAISE DE PSYCHANALYSE

la pathologie générale, difficultés qui se renouvellent de plus chaque fois


que la médecine fait de nouveaux progrès. Nous avons vu par ailleurs (i)
quelle confirmation des thèses psychanalytiques nous apportait la
récente pathologie de l'adaptation ; elle ne fait pas que cela, elle est
susceptible aussi d'éclairer singulièrement la pathogénie et la structure
psychique de la maladie, la réciproque étant vraie : le point de vue
psychanalytique peut lui apporter beaucoup en échange, en complétant
certaines lacunes embarrassantes des théories de Selye. Mais si nous
adoptons sans restrictions ses hypothèses, pouvons-nous admettre
encore l'existence de structures psychosomatiques originales ?
Si nous sommes amenés à envisager la technique thérapeutique et
ses résultats, il faudra bien avouer que la plus grande incertitude règne
à leur sujet : simultanéité ou succession du traitement et de la psycho-
thérapie ? Par le même praticien ou par deux spécialistes différents ?
Ceux-ci collaborant ou s'ignorant ? Et cette psychothérapie que sera-
t-elle ? Psychanalyse classique des mécanismes de défenses du Moi ou
psychothérapie abrégée dite en surface (malgré le caractère très mys-
térieux de son mode d'action) ? La thérapeutique psychosomatique
connaît aussi ses échecs, il faudrait les expliquer. La psychanalyse
compte désormais trop de succès indiscutés pour ne pas se permettre
d'avouer ses impuissances, et par là-même les limites de ses indications.
Les questions que soulève l'état actuel de la médecine psycho-
somatique sont, on le voit, nombreuses ; il est certes plus facile de les
poser que d'y répondre, aussi ne pouvons-nous espérer qu'elles reçoivent
d'un seul traité, d'un auteur même, des solutions satisfaisantes tant sur
le plan technique que sur celui de la métapsychologie ; il faudrait pour
cela le génie de Freud, mais ce domaine, il l'a, peu exploré lui-même.
Tant que les psychanalystes étaient seuls à traiter le sujet, leurs hési-
tations, leurs incertitudes conceptuelles, leurs contradictions, bien
compréhensibles dans cette discipline naissante et si « ingrate » (2)
avaient peu d'importance : les publications psychanalytiques ont encore
un caractère confidentiel et les médecins ne les lisent pas. Mais au
moment où « l'esprit psychosomatique » se répand dans les milieux
médicaux français jusque-là méfiants, la récente traduction de l'ouvrage
d'Alexander prend une valeur d'événement (3). Les psychanalystes le

(1) A. J. MONSALLUT, Maladies de l'adaptation et médecine psychosomatique, Revue


française de psychan., année 1951, n° 2.
(2) Le mot est de Freud (Inhibition, symptôme et angoisse).
(3) La médecine psychosomatique (Ses principes et ses applications), par F. ALEXA^CDER,
traduction française de S. HORINSON et du Dr STERN, Payot, édit.
« LA MÉDECINE PSYCHOSOMATIQUE » D'ALEXANDER 367

connaissaient, considérant à juste titre qu'il contient ce qui a été écrit à la


fois de plus complet et de plus mesuré sur la question ; ce sont main-
tenant les médecins praticiens (1) qui vont, à travers lui, pénétrer cette
méthodologie nouvelle pour eux ; les lacunes, les insuffisances qu'il peut
présenter n'en vont prendre que plus de relief, il convient donc de les
souligner plus encore que les mérites que tous s'accordent à lui
reconnaître, et il nous faut pour cela envisager une par une les solutions
qu'il nous propose.

Nous venons de voir qu'il était difficile de définir ce que nous appe-
lons maladie psychosomatique, sans être obligés de la situer d'emblée
par rapport au trouble à la fois psychique et corporel que nous connais-
sons le mieux : l'hystérie de conversion. Pouvons-nous tenter de ramener
à ce type pathologique relativement bien élucidé tous les troubles
psychosomatiques ? Non, et les différences de structures que laissait
prévoir le comportement différent des symptômes devant le traitement,
Alexander nous les confirme : Certaines émotions se trouvent écartées de
la conscience, par suite d'un refoulement ; les excitations nerveuses qui
leur correspondent ne pourront s'exprimer telles quelles par la voie
normale qu'est l'activité volontaire ; elles emprunteront néanmoins
(sous une forme différente) ces mêmes voies de l'innervation volon-
taire, des mouvements d'expression et des perceptions sensorielles.
Nous parlerons alors d'hystérie de conversion. Mais si ces impulsions
réprimées et déviées viennent à modifier, stimuler et inhiber les fonc-
tions végétatives (empruntant alors le système nerveux autonome)
nous parlerons de syndrome psychosomatique. La distinction est claire
et satisfaisante, et nous ne pourrions reprocher à son auteur que de ne
pas l'avoir utilisée davantage en la systématisant. Cela lui eût permis de
mieux distinguer les syndromes psychosomatiques d'autres structures
pathologiques voisines, et, nous le verrons plus loin, d'alléger son livre
d'éléments tout à fait étrangers à son objet. Alexander, constamment
préoccupé par la recherche des contenus spécifiques, ne souligne
pourtant pas un fait important : l'hystérie de conversion exprimerait,
dans la règle, un conflit génital, oedipien, donc relativement tardif dans la
vie de l'individu, tandis que les troubles organiques résulteraient plutôt
de fixations pathogènes prégénitales, donc plus archaïques. Il s'agit

(1) On remarquera notamment que la traduction française est préfacée par un derma-
tologiste, le Dr DE GRACIANSKY.
368 REVUE FRANÇAISE DE PSYCHANALYSE

bien là de contenu spécifique, et, qui plus est, du seul peut-être qui ne
soit pas contesté. Alexander le connaît d'autant mieux qu'il est le
premier à l'avoir noté ; il l'a écrit par ailleurs, regrettons qu'il n'y fasse
pas allusion dans son chapitre « Hystérie de conversion, névroses
d'organes, et troubles organiques psychogènes ». En parler l'eût peut-
être amené à nous faire remarquer ceci qui nous semble très important :
l'hystérie de conversion, nous le verrons plus loin, est une conduite ;
pour qu'il y ait conduite à proprement parler, il faut d'une part une
maturité suffisante du système de relation, d'autre part que l'organisme
forme un tout différent de la somme de ses parties organiques. Ce fait
permettrait, dans l'histoire de l'individu, de situer la constitution des
structures psychosomatiques avant le stade du miroir de Lacan.

De quelle façon les vicissitudes de la vie affective peuvent-elles


causer des troubles fonctionnels de nos organes ? Selon un schéma
relativement simple, nous dit Alexander : Les diverses émotions
comportent, Cannon l'a montré, des composantes physiologiques qui
semblent avoir un but ; dans la colère par exemple l'organisme se
préparant à l'action agressive, celle-ci va être soutenue par des modi-
fications appropriées de son état végétatif : une décharge adrénalinique
va se produire, la pression sanguine augmenter avec le métabolisme des
hydrates de carbone, etc. Ces réactions physiologiques, commandées
par le sympathique, représentent des phénomènes adaptés (sur un
mode archaïque, régressif certes, mais adaptés néanmoins) et chez
l'individu normal disparaissent avec la motivation psychologique. Chez
certains individus, au contraire, la décharge musculaire ne pouvant se
produire par suite d'inhibition, la tension affective va persister avec
son cortège de phénomènes végétatifs ; ceux-ci, du fait de cette perma-
nence insolite, vont causer des troubles fonctionnels, puis des lésions
dans les organes intéressés : l'hypertension psychosomatique répond
à ce type.
D'autres individus, dans les mêmes situations, vont réagir d'une
manière analogue en ce sens qu'il y aura aussi permanence anormale
des phénomènes végétatifs émotionnels, mais opposée puisque ce sera
cette fois le parasympathique qui va commander les modifications
physiologiques pathogènes ; d'où l'existence d'un deuxième type de
troubles psychosomatiques par hypervagotonie, dont les deux grands
représentants seront l'asthme et l'ulcère gastrique. Remarquons que
« LA MÉDECINE PSYCHOSOMATIQUE » D'ALEXANDER 369

dans ce deuxième type d'affections, il ne va plus s'agir seulement


comme dans le précédent d'une réaction physiologique normale et
anormalement sollicitée par des stimuli psychiques insolites, mais, en
plus, d'une réaction inversée : Alexander considère en effet que c'est par
suite d'une régression affective au stade de dépendance que la réaction
émotive normale, sympathicotonique, se transforme en son antagoniste,
la réaction hypervagotonique.
Ainsi dans la partie somatique du phénomène, nous ne rencontrons
aucun élément qui soit en lui-même pathogène : il s'agit toujours d'un
appareil physiologique satisfaisant,que l'on oblige à fonctionner dans
des conditions anormales de durée dans le premier cas, de durée et de
sens dans le second. Ce n'est donc pas de ce côté-là que nous allons
découvrir la cause du phénomène psychosomatique, puisque nous
sommes constamment renvoyés à la sphère des conflits psychiques.
Envisageant les choses ainsi, on comprend que l'aspect purement
physiologique de la maladie présente peu d'intérêt pour Alexander et
que, de ce fait, il simplifie beaucoup les choses. En réalité, il est difficile
de considérer que tout trouble fonctionnel se ramène à un déséquilibre
vago-sympathique. On sait que les travaux de Selye et la définition du
syndrome général de l'adaptation ont sérieusement modifié ce point de
vue, le contredisant parfois, le compliquant toujours. Cet apport capital
de l'endocrinologie à la connaissance des maladies ne peut plus être '
négligé, pourtant Alexander, considérant sans doute que les déséqui-
libres hormonaux se calquent sur les déséquilibres neuro-végétatifs,
n'en tient pas compte. Il nous expose, certes, un résumé clair de la
doctrine de Selye, mais les pages qu'il lui consacre terminées, il n'en
est plus question dans l'étude particulière des syndromes. Plutôt qu'un
manque d'intérêt, il faut probablement voir là l'expression du fait que
l'essentiel de ses travaux était rédigé avant qu'il ne lui paraisse néces-
saire d'y insérer le chapitre « Relations entre les mécanismes nerveux et
humoraux ». Dans le cas contraire, il eût certainement vu qu'il est
possible maintenant de reproduire à volonté, à l'aide des hormones
antagonistes, beaucoup de troubles étudiés, et en conséquence de
vérifier ou d'infirmer nos hypothèses à leur sujet : on ne peut modifier
pendant des semaines ou des mois l'équilibre vago-sympathique d'un
malade, mais on peut, par de simples implants d'hormones, bouleverser
complètement son équilibre physiologique. Il y a là au moins de quoi
nous inciter à la plus grande réserve quant à nos hypothèses sur la
pathologie fonctionnelle.
Si l'on admet une composante allergique dans les gastrites et une
370 REVUE FRANÇAISE DE PSYCHANALYSE

composante allergique dans l'asthme, devrons-nous continuer à recher-


cher une structure psychosomatique à chacune de ces deux affections,
ou au contraire leur donnerons-nous un sens analogue du fait de
l'analogie du processus morbide ? Si l'on considère, inversement, que
l'asthme comprend deux formes distinctes, l'une comportant un spasme
bronchique et ne cédant qu'aux frénateurs du vague, l'autre résultant
essentiellement d'une hypersécrétion allergique et cédant à la cortisone,
n'allons-nous pas être obligés de penser que des deux formes ne peuvent
guère correspondre à une même constellation affective ?
Si l'ulcère de l'estomac représente une maladie autonome, nettement
distincte de l'ulcère du bulbe, et à beaucoup d'égards opposée quant
à sa pathogénie (I) et s'il est vrai que la gastrite accompagne l'un
toujours, l'autre exceptionnellement, que de plus dans les deux cas cette
gastrite est différente, nous nous trouvons en face de quatre maladies :
deux gastrites et deux maladies ulcéreuses. Desquelles nous parle
donc Alexander sous les noms de « névrose gastrique » et d'ulcère
« d'estomac » ? Fragmentation des syndromes d'une part, réunion en
maladies « de systèmes » de leurs éléments dissociés d'autre part,
voilà semble-t-il d'importants changements nosographiques dont il
conviendrait de tenir compte.

Tout cela, dira-t-on, est de peu d'importance, puisqu'on nous


explique que c'est toujours du psychique que vient la cause du mal.
Admettons-le, mais alors il devient nécessaire de démontrer que non
seulement tout trouble psychosomatique est causé par un conflit, mais
encore que chaque maladie en particulier est causée par un conflit
spécifique différent. Pour cette recherche, il n'est pas d'autre procédé
que l'observation et il ne faut rien moins que la riche expérience clinique
d'Alexander. Ce qu'il nous dit à ce sujet, il le dégage de très nombreuses
observations réunies tant par ses élèves que par lui-même, et par les
autres psychosomaticiensaméricains, mais les résultats sont, il faut bien
l'avouer, quelque peu décevants. Le problème des « contenus spéci-
fiques », nous dit-il, est incomplètement résolu, mais sans le faire
explicitementil espère que les progrès de l'expérimentation ne cesseront
d'aller vers ce but idéal : à chaque syndrome son contenu spécifique. Si
cela ne nous apparaît pas encore, c'est insuffisance de notre information.

(I) et ZAHAE, Les modifications du chimisme gastriquedans les ulcères de l'esto-


LAMBLING
mac et du duodénum, Presse médicale, 1952, n° 24, p. 513.
« LA MEDECINE PSYCHOSOMATIQUE » D ALEXANDER 37I

Il faut rendre cette justice à l'auteur qu'il a fait preuve de la plus


louable prudence, du plus grand bon sens en cette matière où il est
si facile de se laisser aller, puisque nous n'avons jamais à faire la preuve
de rien, aux explications les plus hasardeuses. Sachons-lui gré de nous
avoir épargné la « castration gastrique » ou « l'imago maternelle
introjectée dévorant l'estomac » (1) et autres représentations que
l'analyse de tout malade fournit en abondance. Dans le monde des
représentations inconscientes, c'est un fait que l'on trouve à peu près ce
que l'on veut trouver. Comment dès lors affirmer que l'une de ces
significations (ou plusieurs en cas de surdétermination) est la signifi-
cation causale ? Pourrons-nous jamais affirmer qu'un malade qui sait
avoir un ulcère (puisqu'on le lui a dit et qu'il souffre) va nous apporter
' au cours de l'analyse des représentations et conflits qui ont causé sa
lésion et non pas, plutôt, les représentations et les conflits suscités par
sa souffrance et l'image qu'il a de sa lésion ? Alexander ne s'y est pas
trompé : « Il est très peu probable que des organes internes tels le foie
ou les petites artères des reins puissent exprimer symboliquement des
idées. » (Il lui arrive pourtant, ce principe énoncé, de le contredire :
« dans l'urticaire, une corrélation spécifique avec le refoulement des
larmes a été décrite... quelques cas que nous avons eu l'occasion de
voir et d'étudier ont confirmé ces observations ». Faut-il reconnaître
aux capillaires de la peau un pouvoir d'expression que ne sauraient
avoir les petites artères du rein ?) Dans l'ensemble, il s'attache surtout
à exprimer la constellation affective des malades, avec le conflit domi-
nant, central, celui qui a toutes chances d'être étiologique : « Les
tendances de dépendance, les besoins de protection semblent avoir une
relation spécifique avec les fonctions de la nutrition » mais (même
page) « le désir sexuel et les tendances de dépendance paraissent avoir
une influence spécifique sur les fonctions respiratoires ». Si spécificité
il y a, on conviendra qu'elle joue sur des nuances : ce contenu spécifique,
à savoir le besoin de dépendance, est donc spécifique à la fois des
troubles digestifs et des troubles respiratoires selon qu'il est inséré dans
une constellation affective légèrement différente ? Et il causera des
affections aussi différentes, elles, que l'ulcère et l'asthme ? Il en causera
également bien d'autres, car nous allons le retrouver à peu près dans
chaque étude particulière. Dans un schéma (p. 59) Alexander place
d'ailleurs au centre de la figure le besoin de dépendance avec ses
défenses et formations réactionnelles, qui semble causer ainsi tous les

(1) Angel GARMA, cité et discuté par M. FADT, Revue française de psychan., 1951, n° 3, p. 352.
372 REVUE FRANÇAISE DE PSYCHANALYSE

troubles fonctionnels organiques. Ne vaudrait-il pas mieux dire alors


que le conflit dépendance-indépendance est le contenu spécifique de la
maladie psychosomatique en général, et qu'il n'y a pas, que nous
sachions, de contenu spécifique à chaque syndrome ? Mais cela même
est-il soutenable ? Ce conflit, nous ne le trouvons pas seulement dans
les maladies psychosomatiques, mais aussi bien chez les névrosés, et
dans les perversions sexuelles, et dans les perversions orales (toxico-
manies) et dans les troubles du caractère ; il semble donc difficile de le
dire spécifique des troubles fonctionnels : Marcel Proust était fixé à sa
mère et il était asthmatique, c'est entendu, mais ce conflit de dépendance
nous permettrait-il à lui seul de déduire, de retrouver l'asthme ? Ni
plus ni moins qu'il ne permettrait de déduire l'homosexualité maso-
chique du baron de Charlus ou la jalousie amoureuse de La prisonnière.
Il est probablement spécifique des trois, c'est-à-dire qu'il ne l'est en
définitive d'aucun des trois. N'en est-il pas ainsi de n'importe quel
conflit d'ailleurs, et ne les trouvons-nous pas tous dans toutes les
structures pathologiques ? Peut-être est-ce une question de gravité,
mais il faut remarquer que le conflit dominant, essentiel, qui nous
intéresse ici, il n'est pas besoin d'une analyse pour le dégager, un
simple interrogatoire suffit ; nous ne le déduisons pas du comportement,
c'est le comportement qui le proclame, quand ce n'est pas le malade qui
l'avoue lui-même. On n'a pas assez souligné que si Marcel Proust est
fixé à sa mère, il nous suffit pour le savoir de lire les premières pages
du Côté de chez Swann. Quel névrosé a jamais avoué ainsi l'essentiel de
sa vie affective ? Le malade ferait ainsi ce que le névrosé ne peut faire ;
chez celui-ci tout est dissimulé derrière des mécanismes de défense
efficaces, chez celui-là tout est manifeste, on peut presque dire conscient,
comme s'il n'y avait pas de mécanismes de défense, ou comme s'ils étaient
impuissants (I). On conviendra que la différence est frappante, et que
nous sommes en droit de reprocher à Alexander de n'y avoir pas pris
garde. A bien considérer les choses, il s'intéresse surtout au contenu
verbal du conflit, très peu à sa structure, alors que c'est peut-être de ce
côté qu'il aurait pu trouver un élément spécifique, si toutefois il y en
a (2).

(I) F. Pasche aboutit à des conclusions analogues à propos des tuberculeux pulmonaires,
voir référence, n. 2, p. 382. P. Marty a tenté d'établirentre gastritiques et ulcéreux une distinction,
'dans leurs comportements respectifs qui correspondrait, pensons nous, à une variation quan-
titative du besoin de dépendance par rapport aux mécanismes de défense. (Communication
au Congrès de Psychiatrie de roso.)
(2) Il est à remarquer aussi que la maladie psychosomatique, en obligeant l'entourage à
prodiguer soins et attentions, satisfait le besoin de dépendance plus que ne ferait la névrose,.
« LA MEDECINE PSYCHOSOMATIQUE » D'ALEXANDER 373

Le conflit de dépendance, par son contenu, présenterait surtout,


selon nous, l'intérêt de signer la date à laquelle la fixation pathogène a
dû se produire dans l'histoire de l'individu ; et cela confirmerait que le
noyau des syndromes psychosomatiques se constituerait à l'âge même du
conflit de dépendance, pendant la phase orale, avant le stade du miroir :
à cette époque, la faiblesse d'un moi embryonnaire (1) rendant impensable
l'existence de mécanismes de défense efficaces, on ne sera pas surpris que
les impulsions émotives trouvent grande ouverte devant elles l'issue du
système neuro-végétatif, et cela d'autant mieux que le système de relation
est plus loin de sa maturité (2).
Cette non-spécificité des « contenus spécifiques », Alexander ne
peut pas ne pas la constater ; il la reconnaît parfois, mais il se trouve
alors empêché de démontrer son hypothèse de base : tout vient du
psychique. Chaque fois qu'il doit constater cet échec, il n'a plus que la
ressource, en contradiction avec son point de départ, de revenir alors
au somatique et de supposer une « prédisposition » physiologique
capable de s'ajouter au conflit « spécifique » insuffisant par lui-même à
provoquer la maladie. (Ce que peut être cette prédisposition, Alexander
ne nous le dit pas (3), probablement parce qu'elle ressemble fort à cette
« inhibition d'inhibition » de Pavlov, à ce type d'hypothèse que l'on
propose tout juste à temps pour sauver une hypothèse antérieure en
danger d'être contredite par les faits.)
Ainsi, la cause essentielle du fait psychosomatique, qui ne devait
pas se trouver dans le somatique, s'y trouve tout de même un peu, ef ne

un trouble de la conduite ou du caractère. Ce bénéfice secondaire représente un aspect très impor-


tant du rapport maladie-conflit : il peut être cause d'une erreur d'interprétation, car il constitue
un rapport somato-psychique, non psychosomatique.
(1)
...
soit qu'il s'agisse d'une faiblesse normale à ce stade du Moi, soit que, à un stade ulté-
rieur, il s'agisse d'un retard dans sa constitution, pour quelque raison que ce soit (par exemple
impossibilité de réaliser une identification par absence accidentelle de l'objet).
(2) L'immaturité du système de relation implique, bien entendu, l'absence d'une orga-
nisation verbale, capable d'extérioriser, elle aussi, une certaine agressivité. Est il possible
d'obtenir dans l'analyse l'extériorisation verbale de conflits vécus avant l'acquisition de la
parole ? Cela semble douteux bien que certains analystes soient optimistes sur ce point : « I^a
reconstitution de tout un passé qui, bien que se plaçant aux étapes préverbales de la vie infan-
tile, peut être atteint par des rapports verbaux. » (LEIBOVICI, Etat actuel de la psychologie
infantile, Bulletin du groupe d'études de psychologie, 1951, t. V, n° 1, p. 36.)
(3) Il n'est pas question, ici, de discuter l'existence, à peu près évidente, de facteurs soma-
tiques constitutionnels et même congénitaux et héréditaires dans certains syndromes. I/hyper-
tension artérielle est un exemple qui démontreleur réalité : il existe une hypertensionfamiliale ;
mais on peut soutenir, comme le font certains spécialistes, qu'elle représente une maladie
hypertensive autonome, indépendante des conflits, alors que l'hypertension psychosomatique en
représente une attire. Ce que nous jugeons là hypothétique est l'existence, suggéréepar Alexander,
d'anomalies somatiques qui auraient précisément besoin d'être complétées par l'action des
conflits pour constituer une maladie.
374 REVUE FRANÇAISE DE PSYCHANALYSE

se trouve pas tout à fait dans le psychique qui devait la contenir exclu-
sivement : elle est finalement dans une coïncidence, dans la rencontre
par hasard de deux éléments hétérogènes, l'un psychique, l'autre
somatique. S'il en est ainsi, ce livre écrit pour montrer l'existence d'une
médecine psychosomatique, démontre au contraire son inexistence de
fait en tant que discipline originale. Cela n'est pas très satisfaisant, et
Alexander l'a senti : l'essentiel du fait psychosomatique qui n'est ni
dans le psychique, ni dans le somatique, ne serait-il pas dans l'arti-
culation de l'un sur l'autre ? Une phrase le laisse espérer : « La spéci-
ficité du fait psychosomatique réside dans un trouble de la division du
travail du système nerveux. » Mais cette petite phrase qui pouvait
contenir la solution du problème, reste sans suite. La métaphore
mécaniciste qu'elle représente laisse supposer que cette particularité
essentielle se situerait plutôt dans le' domaine physiologique (ce qui
contredit à nouveau l'hypothèse de départ). Cette division du travail
résulte-t-elle d'une malformation anatomique, congénitale, du système
nerveux (ce qui, après tout, ne serait pas absurde) ou bien est-elle
fonctionnelle et acquise, et dans ce cas comment et pourquoi ? L'opti-
misme d'Alexander en ce qui concerne les résultats thérapeutiques
inclinerait à choisir la deuxième hypothèse, mais tout cela, il faut le
dire, est dans notre pensée, non dans le livre.

Comment expliquer l'action du traitement sur une structure


pathologique aussi mal définie ? Tant d'incertitudes quant à la nature
profonde du phénomène psychosomatique laissent prévoir que le
chapitre « thérapie » sera peu explicite : il l'est peu en effet. Alexander
insiste sur l'association nécessaire du traitement médical et de la
psychothérapie, sur le résultat généralement favorable de celle-ci telle
qu'il la pratique, sur son caractère suffisant malgré sa brièveté. Mais
sur sa technique proprement dite, sur le délai d'obtention des résultats,
sur leur valeur, sur leur signification, sur leur solidité, il ne s'explique
pas. Tout ce qu'il nous dit c'est que les résultats obtenus par une
psychanalyse de caractère sont plus profonds et plus durables. Pourquoi
cela ? Quelle signification cela revêt-il ? Quelles révélations cela nous
donne-t-il sur la nature profonde des phénomènes, aucune explication.
Un conseil pourtant, sur lequel tout le monde tombera d'accord : il ne
faut pas tenter une psychothérapie « en profondeur », si l'on n'est pas
«LA MEDECINE PSYCHOSOMATIQUE » D'ALEXANDER 375

un analyste averti. On nous concédera que ce n'est guère nous éclairer


en conclusion d'un livre pourtant écrit dans ce but.
Alexander méprise visiblement les considérations théoriques. Il a
raison en ce sens que son expérience clinique est irremplaçable, mais il
se trompe s'il croit pouvoir nous la transmettre sans l'avoir concep-
tualisée : la théorie n'est pas incompatible avec le « common sensé »,
elle doit même en être l'expression. Selon une comparaison déjà faite,
son ouvrage fait penser à ces gouvernements de « techniciens » qui
disent bien haut ne pas faire de politique, sans se rendre compte que le
moindre de leurs actes implique forcément une politique, et qui n'est
pas toujours la meilleure. Toute considération théorique à part, il paraît
étrange, il faut bien le dire, de traiter après l'asthme, l'ulcère et l'hyper-
tension, de « l'appareil sexuel et ses troubles » (1) ou de « la prédispo-
sition aux accidents » (2). Ainsi, une frigidité, une impuissance psycho-
gènes seraient « psychosomatiques » ? Une fracture que l'on s'inflige
au cours d'un accident d'automobile serait « psychosomatique » du fait
que l'accident avait une détermination conflictuelle ? S'il en est ainsi,
tout est « psychosomatique », mais un mot qui possède un sens aussi
vague ne signifie plus grand-chose, et nous ne savons plus du tout où
nous en sommes.

C'est un fait, en terminant la lecture de cet ouvrage, on ne sait plus


très bien s'il existe encore une psychopathologie d'une part, une
physiopathologie d'autre part, et aussi une médecine psychosomatique,
ou si cette dernière, protéiforme, n'a pas purement et simplement
absorbé ses deux parentes ; peut-être parviendra-t-elle à les digérer,
peut-être aussi, c'est plus, probable, cette avidité lui coûtera-t-elle la
vie ? Un mélange n'est pas une synthèse, et si la distinction trop nette
des maladies du corps et de celles de l'esprit n'est plus soutenable, leur
confusion totale ne l'est pas davantage ; il est difficile d'admettre qu'une
même discipline rende compte de la typhoïde, de l'urticaire et de la
névrose obsessionnelle. Un retour aux vérités premières s'impose : il
existe une psychologie ; elle étudie l'organisme humain dans ses rapports
avec le milieu, en le considérant comme un tout (« as a whole » disaient
les behavioristes auteurs de cette définition). Son objet essentiel est la
conduite, le comportement global, avec ses motivations conscientes et

(1) Ouvrage étudié, chap. XV.


(a) Ouvrage étudié, chap. XIV.
,
376 REVUE FRANÇAISE DE PSYCHANALYSE

inconscientes, implicites et explicites. Lorsque nous disons : « Cet


individu marche, il mange ou il dort », nous faisons de la psychologie.
Nous n'en faisons plus quand nous disons : « sa pression sanguine
augmente ou sa vésicule biliaire se contracte », nous avons franchi le
domaine de la physiologie. Celle-ci se réservera donc l'étude de l'orga-
nisme (toujours dans ses rapports avec le milieu) mais en considérant
constamment ses parties isolées, les comportements partiels d'organes
ou de systèmes. En ce sens, les réponses intérofectives de Cannon, le
syndrome général de l'adaptation de Selye relèvent de la physiologie.
Les choses se compliquent si l'on considère les phénomènes dits
affectifs, car ils se refusent à entrer dans l'une de ces deux catégories.
C'est qu'ils relèvent des deux à la fois, et la psychanalyse qui s'est
spécialisée dans leur étude psychologique n'en est pas moins obligée de
se référer constamment au biologique par le concept de pulsion.
Malheureusement la psychologie et la physiologie ne parlent pas le
même langage. C'est que l'une s'efforce de comprendre des significations,
pendant que l'autre cherche à expliquer des rapports de causalité. Cette
opposition que les phénoménologues existentialistes, on le sait, rat-
tachent en dernière analyse à celle de l'en-soi et du pour-soi dépasse
notre sujet ; qu'il nous suffise donc de constater ici que, saufpeut-être sur
le plan métaphysique (I), elle est irréductible et que de là vient proba-
blement le fait que personne n'a réussi à rendre compte globalement des
phénomènes de l'émotion et du sentiment. Freud a mis en lumière leur
aspect significatif, les phénoménologues également (2) ; Claude Bernard,
Cannon et Selye ont étudié leur aspect physiologique, mais la synthèse
reste à faire entre significations d'une part, causalité d'autre part. Si ces
phénomènes sont obscurs, leur pathologie ne peut que l'être également.
Mais les difficultés métaphysiques ne peuvent nous détourner de
soigner les malades, et le mieux possible dans la limite de nos connais-
sances ; on peut donner de la digitaline à un cardiaque sans avoir élucidé
le mécanisme intime de son action, on peut de même tenter la psycho-
thérapie d'un asthmatique sans avoir résolu pour autant l'alternative de
l'en-soi et du pour-soi. Il faut définir, ou tenter de définir, la méde-
cine psychosomatique, son objet, sa méthode, sa technique thérapeu-
tique.
Si la psychopathologie étudie les troubles de la conduite, et la
physiopathologie les réponses partielles de l'organisme aux agressions

(1) MERLEAU-PONTY, Phénoménologie de la perception. La spatialité du coips propte.


(2) J.-P. SARTRE, Esquisse pour une théorie phénoménologique des émotions.
« LA MÉDECINE PSYCHOSOMATIQUE » D'ALEXANDER 377

du milieu (1), il y a place entre elles pour une médecine psychoso-


matique. Disons qu'elle se réservera l'étude des réponses partielles aux
agressions du milieu, et seulement dans le cas où le phénomène important
n'est pas l'agression, mais la réponse elle-même, disproportionnée à
l'agression (2), celle-ci ne valant comme telle que par la valeur ou la
signification que l'organisme lui donne (3).
Ainsi considérée, la médecine psychosomatique n'est pas la psycha-
nalyse, puisque celle-ci observe la conduite comme liée à des stimuli
significatifs et s'intéresse peu au phénomène de l'émotion proprement
dit, « on y parle peu des émotions parce qu'on y parle beaucoup de
l'angoisse » (Lagache.) Et si elle n'est pas la psychanalyse, elle doit lui
abandonner d'abord l'hystérie de conversion qui est une conduite et les
troubles du comportement sexuel pour la même raison. Elle doit lui
abandonner a fortiori les conséquences accidentelles des troubles de la
conduite, « la prédisposition aux accidents ». On peut même se demander
si l'étude des arthrites (en admettant qu'elles aient exclusivement le
sens qu'Alexander leur donne) relève encore de la médecine psychoso-
matique : si elles sont le résultat de contractures musculaires perma-
nentes (non perçues) du fait de l'antagonisme fléchisseurs-extenseurs, il
s'agit là encore de conduites avortées,, dégradées, mais des conduites.
Puisque nous sommes encore dans le domaine de la vie de relation,
nous n'avons pas quitté celui de la psychanalyse et Reich fait bien de la
psychanalyse quand il tente, pour analyser les résistances de ses patients,
de déceler leurs contractures musculaires.
Mais il est encore un autre domaine qui, contrairement à ce que
semble espérer Alexander, n'a guère de chances d'utiliser jamais le
point de vue psychosomatique : celui des affections causées par des
agressions non significatives, indépendantes de toute, expérience du
sujet à leur égard, ces agressions matérielles qui portent en elles-
mêmes leur caractère d'agression. Ni les traumatismes chirurgicaux
proprement dits, ni les agressions microbiennes par des germes non
saprophytes n'ont à compter avec lui. C'est évident, mais cela fait
partie des évidences «qu'il n'est pas inutile de souligner car on est
tenté de les oublier du fait même qu'elles sont telles.


(1) ll est entendu cependant que les « agressions » du milieu doivent être comprises dialec
tiquement : elles peuvent être le sens que l'organisme donne à l'action du milieu quand celui-ci
-répond à sa propre agression.
(2) Article cité plus haut.
(3) F. PASCHE, Cours (inédit) sur, la médecine psychosomatique.
37^ REVUE FRANÇAISE DE PSYCHANALYSE

Connaissant les limites entre lesquelles elle peut et doit se situer,


nous savons maintenant ce que la maladie psychosomatique n'est pas ;
nous n'avons pas pour autant le droit d'affirmer que nous savons ce
qu'elle est. Il existe, çà et là dans le monde, de petits territoires aux
frontières incertaines, aux populations mêlées et polyglottes. L'existence
de ces « zones neutres », de ces « états-tampons », n'exprime jamais
grand-chose d'original, si ce n'est le fait que leurs importants voisins se
les seraient depuis longtemps annexés s'ils ne redoutaient d'en assumer
les conséquences politiques. Si la médecine psychosomatique doit être
à leur image, ce n'est guère la peine de nous intéresser à son contenu :
il n'est peut-être que la zone neutre où psychanalyse d'une part,
médecine classique d'autre part, ne seraient pas fâchées de rejeter ce
qu'elles ne réussissent pas très bien à insérer dans leurs normes respec-
tives. Mais il est possible, au contraire, qu'il existe réellement une
structure spécifique, originale, irréductible, une essence commune à ces
affections que faute de mieux nous continuerons d'appeler « psychoso-
matiques », n'ayant pas encore pour les qualifier un adjectif qui ne
soit pas composé.
Il convient d'éviter là un danger, celui de donner au problème une
fausse solution, comme celle-ci : puisqu'il s'agit là d'un phénomène
mixte, pourquoi ne pas considérer comme prépondérant l'un de ces
deux aspects, tout en réduisant l'autre au point de le rendre négli-
geable ? C'est facile, ne considérons que les significations et présentons
les choses ainsi : notre malade n'a pu résoudre un conflit psychique, et
cette non-résolution a pour conséquence un état affectif particulier, une
tension émotive continuelle qui va, à la longue, provoquer des troubles
physiologiques de plus en plus graves, de moins en moins réversibles.
Aidons-le à résoudre le conflit étiologique et, la cause supprimée,
l'effet va disparaître. Il va guérir, et d'autant mieux que le conflit sera
mieux résolu. Appliquons-lui donc le traitement le meilleur qui soit
pour ce genre d'affection, la psychanalyse classiqtie. S'il en est ainsi, la
médecine psychosomatique se ramène à l'étude d'une sorte de sous-
produit de la névrose, le trouble physiologique chez le névrosé. Cette
opinion semble impliquée dans la plupart des publications psychana-
lytiques. Si l'on met au contraire l'accent non sur les conflits, que nous
jugerons banaux, mais sur la façon plus ou moins satisfaisante qu'un
organisme a de les supporter, nous considérerons aussi comme banale la
tension affective qui leur correspond. Ceux qui seront dotés, constitu-
« LA MÉDECINE PSYCHOSOMATIQUE » D'ALEXANDER 379

tionnellement d'un bon « tempérament » n'en seront guère affectés, ils


s'adapteront. Les autres, ne pouvant réagir normalement, développeront
des maladies (de l'adaptation, dit Selye) ; seule leur manière physiolo-
gique de réagir sera en cause : il ne va plus s'agir que de compenser
leur déficience par les hormones de substitution ou les modificateurs de
l'équilibre vago-sympathique. Il est encore, si l'on envisage les choses
ainsi, superflu de parler d'un point de vue psychosomatique.
Le livre d'Alexander exprime constamment cette incertitude ; entre
le premier point de vue qu'il adopte généralement avec un certain
malaise, et le second qu'il rejette sans le faire explicitement, il a néan-
moins trouvé (nous l'avons vu plus haut) une métaphore énergétique
qui selon lui rend compte de ce qu'il y a d'irréductible dans le fait
psychosomatique : « chaque trouble névrotique des fonctions végé- .

...
tatives consiste dans le trouble de la division du travail du système
nerveux » (p. 57). Le travail, les conducteurs, les fils mal isolés, les
courts-circuits, tout cela n'est que métaphore ingénieuse certes, mais
dont il convient de se méfier : entraînés loin des significations, de la
compréhension, bref de la psychologie, faisons-nous pour autant de la
bonne physiologie ? Ce n'est pas certain. Quant à la synthèse espérée,
mieux vaudrait avouer qu'elle n'est pas encore à notre portée, si toutefois
elle doit l'être jamais.
Contentons-nous donc de rassembler les éléments solides dont nous
disposons, ils sont peu nombreux, mais suffisants comme base de
travail. Il y a d'abord les faits indiscutables : certains syndromes
présentent une évolution qui apparaît nettement liée aux fluctuations de
la vie affective du sujet. Ces syndromes, toujours atténués par les
traitements pharmacodynamiques, le sont aussi par la psychothérapie.
Le mécanisme de ce dernier effet thérapeutique ne répond pas, dans la
règle, à celui de la psychanalyse classique au cours du traitement des
névroses ; il ne s'agit donc pas de névroses au sens freudien du terme.
Pas plus que nous ne comprenons le mode d'action de ces psycho-
thérapies, nous ne savons ce qu'elles doivent être (Alexander, celui des
élèves de Freud qui les connaît probablement le mieux et les pratique
avec succès ne le sait pas lui-même ; dans le cas contraire, il nous
l'aurait expliqué, mais il n'y a réussi ni dans son livre, ni dans ses
conférences plus récentes, ni au cours d'entretiens particuliers).
Nous savons aussi, de plus, que les syndromes psychosomatiques
proprement dits, les seuls devant être considérés comme tels, ne
concernent pas les organes de la vie de relation, mais seulement les
viscères ; ils se limitent donc strictement aux territoires sous la dépen-
380 REVUE FRANÇAISE DE PSYCHANALYSE

dance du système neuro-végétatif et de régulation-hormonale. Nous


sommes en droit d'attendre de leur étude qu'elle se ramène en définitive
à la pathologie de ce système de régulation ; mais nous allons aboutir là
dans le domaine le plus ignoré de la physiopathologie, domaine dont
l'exploration commence à peine, bien que vers lui convergent presque
toutes les recherches de la médecine contemporaine ; on sait que, sous
l'angle psychosomatique, nos connaissances en ce qui concerne les struc-
tures, ne dépassent guère le phénomènedu « réflexe » conditionné. Il n'est
pas surprenant que l'on ait cherché à expliquer par lui, à ramener à lui
toutes les structures pathologiques qui nous intéressent ici. C'est dans
ce but qu'ont été généralement conduites toutes les recherches expéri-
mentales, depuis les essais d'obtention de phobies par conditionnement
chez l'enfant (1) jusqu'aux tentatives, chez l'animal, de créer de véritables
syndromes psychosomatiques : ayant provoqué des crises d'asthme par
inhalation d'un aérosol de protéines, on observera qu'il suffit après
plusieurs expériences d'un brouillard dénué de toute activité pour
déclancher néanmoins la même réaction. (Peu nous importe de savoir
ici s'il s'agit à proprement parler d'un conditionnement par contiguïté,
par syncrétisme, ou si le stimulus a pris au contraire une signification
secondaire, le résultat est le même.) Il y a bien conditionnement, mais
il n'est guère soutenable que de telles expériences aboutissent à la
création de véritables maladies psychosomatiques, pas plus que de
véritables névroses d'ailleurs. Le sort des réactions conditionnées
obtenues est en effet celui même du réflexe salivaire de Pavlov : privé
de son association au stimulus inconditionnel, le stimulus conditionnel
perd très vite toute efficacité. Ce seul fait suffirait à souligner l'insuf-
fisance des explications par le conditionnement. Néanmoins le réflexe
conditionné conserve en pathologie (... « le réflexe conditionné est ou
un phénomène pathologique, ou un comportement supérieur ») (2) une
faveur qu'il a perdue pour les psychologues en tant qu'élément essentiel
de la formation des habitudes (« le processus d'adaptation est dirigé par
des causes qui utilisent le conditionnement et dont celui-ci ne semble
pas expliquer l'action ») (3). Le conditionnement est nécessaire, mais
insuffisant. Un autre aspect du phénomène psychosomatique apparaît
de façon si claire que l'on s''étonne qu'il n'ait pas avant tout autre fixé
l'attention des chercheurs : la disproportion croissante (jusqu'à un

(1) TILQUIN, Le behamorismc, p. 131.


(2) MERLEAU-POXTY, Structure dit compoitement, p. 134.
(3) GUILLAUME, La formation des habitudes, p. 34.
« LA MÉDECINE PSYCHOSOMATIQUE » D'ALEXANDER 381

maximum constant) de la réponse à l'agression, au fur et à mesure que


celle-ci se répète, de telle sorte que lorsque nous l'observons, la réponse
qui lui est qualitativementfixée par conditionnement, lui est aussi dispro-
portionnée quantitativement. Il y a sensibilisation progressive (si nous n'y
assistons pas du fait que nous observons le processus déjà constitué,
nous pouvons toujours la déduire des antécédents) et cette particularité
évoque irrésistiblement ce que l'immunologie désigne sous le nom
d'allergie.
Cette sensibilisation croissante paradoxale n'était pas, on le remar-
quera, inconnue de la psycho-physiologie : elle a été remarquée par
Pavlov, observant « chez certains chiens soumis à des expériences de
conditionnement, l'apparition d'eczéma et même de véritables névroses
expérimentales » (cité par Merleau-Ponty : Structure du comportement,
p. 134). Mais l'interprétation qu'il donne de ces faits a complètement
négligé la leçon importante qu'il était possible d'en tirer, susceptible
peut-être d'éclairer toute la pathologie psychosomatique. On remarquera
notamment que les lésions développéespar ses chiens (l'eczéma par exemple)
ne semblaient nullement en rapport compréhensible avec le contenu des
expériences de conditionnemetit, ni même avec le sens que celui-ci pouvait
revêtir pour les animaux qui les subissaient.

Le mot d'allergie, plus encore que ce qu'il désigne, est à la mode.


On sait que les médecins auraient facilement tendance aujourd'hui,
non sans une part d'exagération, à faire entrer chaque trouble fonc-
tionnel mal élucidé dans la catégorie des phénomènes allergiques (1).
On remarquera cependant que tous les syndromes psychosomatiques
habituellement étudiés sont maintenant classés dans ce groupe, et de
façon à peu près indiscutée ; autrement dit, ce sont les maladies qui
ont le plus évidemment un caractère allergique auxquelles, nous
reconnaissions jusqu'alors une structure psychosomatique. Il est dif-

(1) Cette tendance répond au besoin qu'a la médecine moderne de reconstituer de grandes
synthèses, en réaction à cette diversification a l'infini des syndromes qui caractérisa les progrès
(considérables) de la médecine depuis le XIXe siècle. Exprimer ce besoin de synthèse en termes
d'immunologie (l'allergie) en termes d'histopathologie (maladies du collagène) ou en termes
d'endocrinologie (le syndrome général de l'adaptation) revient sensiblement au même : ce que
nous dirons ici à propos de l'allergie, pourrait se traduire aussi bien selon la terminologie de
Selye. H nous semble cependant que le concept d'allergie exprime plus clairement le phéno-
mène de la sensibilisation paradoxale spécifique, conséquence des expériences antérieures du
sujet. Selye parlerait là de modification du stress en rapport avec les « antécédents de stress »
du malade, notion beaucoup moins élucidée.
PSYCHANALYSE ' 25
382 REVUE FRANÇAISE DE PSYCHANALYSE

ficile de mettre ce fait sur le compte du hasard ; il doit exister une


relation étroite entre ces deux caractères. Le fait qu'Alexander n'ait pas
centré toute son étude sur ce point essentiel suffit pour que son livre
nous apparaisse quelque peu dépassé par les récents progrès de la
pathologie. Il ne fait allusion qu'une fois au problème de l'allergie, à
propos de l'asthme, et semble d'abord faire la part de celle-là et celle du
trouble affectif.: « seule une combinaison de stimuli affectifs et de
facteurs allergiques produit la crise ». Puis il entrevoit sinon que l'un se
ramène à l'autre, du moins que les deux puissent découler d'une même
prédisposition constitutionnelle : « Il est possible que la sensibilité au
traumatisme de la séparation et la sensibilité à des allergènes, qu'on
rencontre fréquemment ensemble chez la même personne, soient des
manifestations parallèles du même facteur constitutionnel de base. »
(Ne soulignons pas le mot « constitutionnel » qui mettrait Alexander en
contradiction avec lui-même s'il lui donnait le sens de congénital ; il ne
s'explique pas sur ce point.) Ne serait-il pas plus fécond de supposer
que le traumatisme de la séparation prenne une valeur d'allergène
affectif, pendant que la sensibilité à des allergènes physico-chimiques ou
infectieux soit elle-même sous la dépendance de facteurs émotionnels ?
Il apparaît ainsi que le problème' psychosomatique est celui même
de l'allergie, et si allergie et affectivité sont aussi étroitement liées, il
n'est pas étonnant que cette relation soit décelable aussi bien dans
l'étude physiologique que dans l'étude psychologique du phénomène :
on sait que, à propos des névroses, le concept d'allergie fait son appa-
rition, et probablement ne s'agit-il pas là d'une simple métaphore ; on
distinguerait par exemple une névrose « réactionnelle » anallergique
d'une névrose allergique où la sensibilisation à de petites frustrations
répétées serait la principale responsable (1). Une étude de Pasche sur les
tuberculeux pulmonaires (2) souligne de même que la névrose pourrait
être la conséquence d'une inadaptation pathologique aux événements
banaux de l'enfance, alors qu'un autre type pathologique est concevable,
où il n'y aurait que réaction justifiée (sans sensibilisation préalable,
ajouterons-nous) à un traumatisme réel : ce qui revient en fait à dis-
tinguer l'allergie de l'anergie. La sensibilisation paradoxale serait donc une
particularité tout à fait essentielle de la pathologie affective, puisqu'il
serait possible d'observer ce caractère tant sous l'angle psychologique que
sous l'angle physiologique.

(1) K. BENO, La névrose dite réactionnelle, Revue française de psyohan., n° 3, t. XV.


(2) F. PASCHE, Cent cinquante biographies de tuberculeux pulmonaires, L'évolution psy-
chiatrique, n° 4, année 1951.
« LA MÉDECINE PSYCHOSOMATIQUE »
D'ALEXANDRIER 383

Il est prudent, dans l'état actuel de nos connaissances sur l'allergie,


de ne pas chercher à aller beaucoup plus loin. Ce n'est pas que l'on
sache trop peu de choses sur elle, on en saurait déjà plutôt trop, en ce
sens que la somme acquise des travaux expérimentaux mène souvent _à
des conclusions paradoxales, contradictoires même, que les immuno-
logues ne réussissent pas à intégrer à une théorie explicative (1). A ces
difficultés s'ajoutent, au fur à mesure que les recherches progressent,
celles de compter avec de nouvelles notions plus vastes, telles que
rhétéro-allergie, groupant « les manifestations de sensibilité qu'un
organisme développe à l'égard d'un allergène donné, à la faveur de
l'intervention d'une allergie spécifique différente » (2). .Ces notions
nouvelles sont susceptibles d'éclairer beaucoup de troubles fonctionnels
à déclanchement cyclique tout à fait mystérieux. Une réaction allergique
intestinale à un saprophyte habituel pourra par exemple s'expliquer par
le réveil d'un autre foyer allergique à distance (rhino-pharyngien,
bronchique ou autre) : « D'après Falk, une forte irritation de la peau
peut aller, chez les dermographiques jusqu'à provoquer un autre
phénomène histaminique, l'hyperchlorhydrie gastrique (3). » La gastrite
déclanchée par irritation de la peau, voilà de quoi rendre superflue la
recherche d'une signification « digestive », d'un contenu spécifique
affectif en rapport avec le fonctionnement de l'estomac, puisqu'il s'agit là
d'un phénomène secondaire. Voilà aussi une raison de plus pour rendre
à ces contenus « spécifiques » la valeur qu'ils ont probablement, celles
de conséquences et non plus de causes du trouble fonctionnel. Ce qui
doit occuper notre attention, ce ne sont pas tant les manifestations
cliniques plus ou moins bruyantes de l'allergie, bronchique, gastrique,
vasculaire ou cutanée, que le phénomène général lui-même. Il est à la
rigueur soutenable que la libération d'histamine au cours du conflit
antigène-anticorps et la perméabilité capillaire augmentée de ce fait
prennent un sens psychologique différent selon qu'elles se produisent
au niveau des bronches ou à celui de la muqueuse gastrique. Mais ne
suffit-il pas plutôt de savoir qu'une tension affective, émotive, pro-
voquant un déséquilibre vago-sympathique ou hormonal est en cause,

(1) On peut soutenir, par exemple, que l'allergie se ramène à l'anaphylaxie, ou qu'il s'agit
par contre, de deux phénomènes différents. Cette notion d'allergie n'a pas trouvé sa place
définitive entre celles d'immunité et d'anaphylaxie; l'expérimentation animale vient aussi
quelquefois contredire la pathologie humaine. Une théorie cellulaire et une théorie humorale
s'opposent encore.
(2) R.. MELCHIOR, Allergie et troubles vasomoteurs de la muqueuse nas. et sinus., Acta.
medica belgica, p. 36.
(3) Ouvr. cit., p. 19.
384 REVUE FRANÇAISE DE PSYCHANALYSE

puisque cela est évident aux yeux des expérimentateurs : « dans


...
l'ensemble, ils démontrent nettement que les réactions anaphylactiques
tissulaires sont considérablement modifiées selon qu'y participent ou non
les influx nerveux, et que toute réaction anaphylactique de l'organisme
est indissolublement liée à des composantes réflexes » (1). Abandonner
la recherche des significations sous la forme psychanalytique classique
n'est donc pas, loin de là, abandonner le point de vue psychosoma-
tique... Si l'on en doutait, il resterait à méditer cette expérience dont
le moins qu'on puisse dire est qu'elle va plus loin que tout ce que les
psychanalystes soutiennent : Metamikow (cité par Melchior) observant
l'apparition progressive d'anticorps dans le sang de lapins qu'il injectait
régulièrement de petites doses de vibrion septique, constata que s'il
associait à chaque injection le « signal » d'un son, il suffisait ultérieu-
rement de faire entendre ce dernier aux animaux pour que le taux de
leurs anticorps augmente sans la moindre injection associée d'antigène.
On voit jusqu'où peut aller la puissance du psychique...

Ainsi envisageant les faits psychosomatiques sous l'angle de la


causalité, il n'est pas discutable que la tension émotive, quels que soient
les conflits qui la provoquent, influe de façon décisive sur le phénomène
général d'allergie, sur la disposition de l'organisme à réagir par sensibi-
lisation aux allergènes physico-chimiques. Mais nous, avons vu d'autre
part que les traumatismes significatifs pouvaient aussi prendre une
valeur d'allergènes affectifs. Ainsi, envisageant au contraire les mêmes
faits psychosomatiques sous l'angle des significations, la sensibilisation
anaphylactique se présente à nouveau comme un élément essentiel de
leur structure. Il ne nous est pas possible, par suite de Incompatibilité
signaléeplus haut, de réunir ces deux aspects en un seul, il faut bien nous
exprimer soit en termes de psychologie, soit en termes de physiologie, et
de ce double aspect de l'allergie vient peut-être cette dualité, inexpli-
cable autrement, des points de vue exprimés par les différents auteurs
sur la thérapeutique psychosomatique :
— Ou bien, adoptant le premier point de vue, on cherchera à traiter
le terrain allergique (2), et dans ce cas, on aura recours logiquement au

(1) Ouvr. cit., p. 22.


(2) Nous pouvons en effet modifier un terrain, qu'il faut distinguer d'une constitution. Les
expériences ont largement démontré que les facteurs constitutionnels,héréditaires, et les fac-
teurs acquis se partageaient la responsabilité du terrain allergique dans des proportions
« LA MÉDECINE PSYCHOSOMATIQUE » D'ALEXANDER 385

seul traitement capable d'aboutir à un changement profond de la


personnalité, à une réduction stable des tensions émotives en général,
la psychanalyse classique. (Mais il faudra pendant la durée du traitement
s'attendre à une aggravation inévitable mais temporaire des signes
d'intolérance allergique.)
— Ou bien, adoptant le second point de vue, on considérera que ce
qui importe est surtout la sensibilisation aux allergènes affectifs que sont
les petits traumatismes quotidiens (frustrations), et dans ce cas on se
contentera de rechercher une désensibilisation par une psychothérapie
rapide, dite en surface. Elle aura donc à la fois une valeur de décondi-
tionnement (qualitatif) et de désensibilisation (quantitative). Quand
Alexander prend son malade quelques semaines en traitement, puis
interrompt celui-ci, puis le reprend pour l'interrompre à nouveau,
n'est-il pas évident qu'il cherche à le désensibiliser aux frustrations ?
Puisqu'il a imaginé ce mode de traitement, c'est qu'il a eu, en
clinicien remarquable qu'il est, l'intuition de ce mécanisme. Aussi le
reproche le plus grave que nous puissions lui faire est de ne pas avoir
cherché à expliquer ce qu'il faisait, et partant de n'avoir pas su dans son
livre nous faire profiter autant qu'il le pouvait, de son expérience.

variables, mais que jamais l'un des deux groupes ne pouvait suffire à tout expliquer. 11 est à
remarquer, en ce qui concerne les facteurs acquis, que le social n'intervient pas seulement sous
la forme significative ou sous celle de conditionnements montés durant la vie de l'individu,
il habitue aussi l'organisme à certaines conditionsde vie. Il est probable en effet que le « confort »
de la civilisation moderne, tendant à diminuer constamment les efforts d'adaptation, il s'en
suive chez ses « bénéficiaires » une exagération de la sensibilité, de la réactivité de leur système
de régulation chargé du maintien de l'homéostasie : on sait que des animaux élevés dans une
étuve à 360 ne résistent pas au moindre refroidissement. Melchior cite le fait que des Japonais
sont dans une proportion notable sensibles au rhume des foins en Californie, alors que cette
affection est pratiquement ignorée dans leur pays, en présence des mêmes allergènes. Melchior
y voit une influence climatique ; peut-être est-ce également une conséquence du changement
dans les conditions de vie.
Premiers résultats d'une enquête
concernant la psychanalyse
par SERGE MOSCOVICI
stagiaire au C. N. R. S.

Dans le cadre de cet article, nous nous proposons de présenter les


résultats partiels d'une enquête sur les opinions concernant la psycha-
nalyse, qui nous a été confiée par M. le Pr Lagache.
Ce n'est pas la première fois que le résultat d'une telle enquête est
présenté dans cette revue ; en effet dans le n° 3 de l'année 1935
(pp. 502-512) le lecteur trouvera un compte rendu par Mme Marie
Bonaparte, d'une finesse polémique extrême, sur une entreprise qui
pourrait être présentée comme analogue à la nôtre. En dehors de
l'agrément et de la stimulation que lui procurera la lecture de cette
note, le lecteur pourra mesurer la distance parcourue par la psychana-
lyse, de doctrine ayant une circulation limitée à une pratique et une
théorie qui intéressent et concernent de larges couches de la société.
Du même coup il lui deviendra clair pourquoi, à un « opinionaire »
s'adressant à quelques personnes susceptibles de trancher de la vérité
d'une conception, nous avons substitué une méthode plus adéquate
d'étude des phénomènes psycho-sociaux.
Il va sans dire que l'objet de notre étude n'est pas la validité de la
psychanalyse, car la valeur d'une théorie est à chercher ailleurs que
dans l'accord des esprits dont les conventions varient, mais l'étude de la
psychanalyse en tant qu'objet de représentation collective.

REMARQUES MÉTHODOLOGIQUES

L'opinion, en tant que phénomène' psycho-social, présente un trop


grand nombre de facteurs variables, quant à son intensité psycholo-
gique et quant à son extension sociale, pour qu'on puisse parler d'une
manifestation qui dans chaque problème présenterait le même degré
d'homogénéité. L'opinion est une qualification que l'on donne à un
RÉSULTATS D'UNE ENQUÊTE CONCERNANT LA PSYCHANALYSE 387

complexe de phénomènes psycho-sociaux dont les composantes doivent


être définies dans chaque cas par rapport à un certain niveau de struc-
turation sociale.
Il s'ensuit :
1) Qu'il n'y a pas de méthode d'étude unique et absolument
supérieure, mais que celle-ci doit être définie, en tant qu'instrument,
chaque fois, par rapport au sujet, au cadre social et aux possibilités
pratiques d'application ;
2) Qu'une étude d'opinion — si elle veut être tant soit peu scien-
tifique — doit saisir et analyser à travers certaines images et leur mode
de production, les conditions d'interaction, dans un groupe, des compor-
tements psychiques individuels et des représentations sociales, sans
essayer, à elle seule, de les expliquer.
a) Deux techniques se sont partagé le champ de l'étude des opi-
nions : celle du sondage, où l'informateur (1) répond à une ou plusieurs
questions en choisissant entre deux ou plusieurs réponses, et celle de
l'enquête libre, où il s'agit pour l'informateur plutôt d'exprimer son
opinion sur une certaine question que de choisir entre des expressions
dont on suppose qu'elles seraient siennes. On a soutenu que la pre-
mière technique dérive de la méthode des tests et la seconde de l'entre-
tien clinique [1], mais, ni historiquement, ni méthodologiquement,
ceci n'est vrai, car l'enquête libre est venue enrichir le sondage (enquête
par référendum), à l'instar de la psychologie clinique, laquelle enrichit
l'emploi des tests. Les discussions sur la supériorité de l'une ou de
l'autre méthode n'ont fait que montrer l'utilité de leur emploi dans des
domaines différents et pour des problèmes différents, ou bien le profit
que l'on peut tirer de la conjonction des deux méthodes dans une analyse
approfondie des opinions [2]. Nous croyons qu'une telle conjonction
est nécessaire lorsqu'une opinion est complexe et constitue un point
de focalisation d'un univers de valeurs. Son utilisation est possible dans
le cas où la recherche tend non seulement à décrire mais en même temps
à analyser et saisir les connexions dynamiques d'une opinion dans
l'ensemble des valeurs d'un groupe ou d'un individu. Un phénomène
social de l'ampleur et de la nature des opinions concernant la psycha-
nalyse répond aux deux exigences théoriques de l'emploi d'une telle
technique mixte, et les buts théoriques que nous nous sommes assignés
justifient, son utilisation.

(1) Le terme de sujet » implique par trop les idées d'expérience, d'individualisation et de
«
pureté psychologique pour qu'il puisse être employé dans l'étude des opinions.
388 REVUE FRANÇAISE DE PSYCHANALYSE

b) L'enquête libre ou intensive nous a permis de créer une situa-


tion — ce qui n'est pas le cas pour le sondage où l'administration du
questionnaire n'est que la perturbation d'une situation — où le sujet
puisse s'exprimer aussi librement que possible. L'informateur, dans
ce cas, peut exprimer son opinion consciemment en tant que membre
d'un groupe. De plus, celle-ci, ainsi qu'on le verra plus loin,- est saisie
à des niveaux différents, comme une opinion tout à fait individuelle
dans une discussion libre axée sur un certain nombre de points, ou
comme l'opinion de quelqu'un qui joue un certain rôle social, du fait
qu'on lui pose un certain nombre de questions de types divers (libre,
oui-non, choix multiple) ; la transition se faisant par une consigne
précise pour que le sujet se rende compte de ce changement et pour
qu'il réagisse. Les données recueillies présentent les caractères suivants :
a) Toute réponse est nuancée, sa fidélité est contrôlée et précisée ;
b) Les influences sont discernables sur le plan des motivations et des
perceptions cognitives ;
c) L'ordre et la complexité des facteurs sont saisis ;
d) Les thèmes principaux de l'opinion se présentent dans leur agence-
ment propre ;
e) Les inférences statistiques se trouvent qualifiées ;
f) Les conditions de formation et les degrés de variation ou de cris-
tallisation de l'opinion nous sont connus.
Le sondage transforme l'enquête libre d'un instrument de recherche
en un instrument de mesure. L'enquête intensive nous permet d'étudier
en premier lieu l'échange et subsidiairement le développement des
opinions, tandis que le sondage mesure en premier lieu leur distribution
dans un groupe et en deuxième lieu leur circulation. Nous ne pouvons
pas nous fier entièrement à une enquête intensive, car si elle nous
donne très souvent des nuances, cela ne veut pas dire que ces nuances
sont déterminées rigoureusement. Au contraire, ces nuances ne sont
que des possibilités dont la réalité nous est donnée par la mesure
précise que le sondage nous fournit.
.
Une telle technique complexe a des désavantages d'ordre matériel
assez grands : elle est plus lente et plus coûteuse que le sondage dont on
fait usage ordinairement [2, 3] mais, du point de vue scientifique, elle
est exempte de nombreuses critiques que l'on fait à l'étude des opinions
en général [9]. '
Les désavantages que nous venons de citer font qu'elle ne s'est pas
perfectionnée, et son emploi a été très rare. A notre connaissance,

RÉSULTATS D'UNE ENQUÊTE CONCERNANT LA PSYCHANALYSE 389

deux études ont été entreprises selon cette méthode : celle de K. Mer-
ton [4] et celle du Social Science Research Council [5]. Méthodologi-
quement la façon de procéder dans ces deux recherches est sujette à
critique. Toutes deux n'ont pas tenté autre chose qu'une combinaison
de techniques. Dans la première, le sondage est soumis à l'enquête libre
et ne sert qu'à vérifier la nature de certaines hypothèses. Dans la seconde,

les deux techniques mesurent indépendamment le même univers d'opi-
nion. Or, le problème n'est pas de mesurer la même opinion par deux
voies différentes, mais : a) D'éclaircir les conditions d'une même ques-
tion objet d'opinion ; b) D'analyser toute la gamme de manifestations
de cette opinion en tant qu'interaction psycho-sociale. Dans la première
alternative les deux séries de résultats sont combinées et dans la seconde
ils sont convertis. Pour que les deux techniques n'en forment qu'une,
toute combinaison des résultats implique nécessairement leur conver-
sion, et il est certain que leur poids relatif dans tel ou tel aspect d'une
question n'est pas le même.
C'est cette unification qui a constitué une des préoccupations
méthodologiques constantes de notre recherche ; il ne fait pas de doute
pour nous que dans l'étude des problèmes psycho-sociaux cette méthode
deviendra d'un usage beaucoup plus courant.
-
Le lecteur ne doit pas croire que l'introduction de la méthode
intensive signifie un retour à la libre fantaisie et à l'intuition vague de
l'enquêteur. Qui dit méthode intensive dit méthode qualitative et
quantitative. A la fois rigoureuse et féconde elle nous permet d'enrichir
nos connaissances — malgré certaines critiques qu'on serait en droit de
lui faire quant à la fidélité et à la validité des résultats — sans les
subjectiver.
Au rapport mécanique et artificiel d'objet-informateur à objet-
enquêteur tel qu'on le rencontre dans les enquêtes par sondage, elle
substitue un rapport plus concret objet-sujet, mais où l'enquêteur
maîtrise les « médiations et les motivations » [6] qui interfèrent dans
la situation et les analyse.
L'intuition dans la mesure où elle intervient s'annonce comme une
démarche intellectuelle rapide qui permet de comparer le cas indivi-
duel à des rapports généraux et ceux-ci à celui-là ; les éléments de cette-
intuition doivent être nets (choisis) et opérationnellement définis.
c) La population sur laquelle porte l'enquête dont la publication
des résultats fait l'objet du présent article est constituée par des étu-
diants de l'Université de Paris.
L'échantillon ,pour l'enquête libre a été de 140 et pour le sondage
390 REVUE FRANÇAISE DE PSYCHANALYSE

de 892 étudiants et étudiantes. Les refus sont pour le premier de 14 %


et pour le second de 7 %.
Quand on constitue un échantillon, pour juger de sa représentati-
vité, il faut tenir compte de deux facteurs et parfois choisir entre eux :
l'exactitude et la précision [7]. La précision d'un échantillon est d'au-
tant plus grande que les fluctuations statistiques sont moindres, tandis
que l'exactitude est définie par l'absence des distorsions, non-statis-
tiques, d'erreurs systématiques ou de calcul.
Dans des études intensives, il y a intérêt à ce que l'exactitude de
l'échantillon soit plus grande que sa précision, dans des études exten-
sives l'inverse est préférable, la réunion des deux caractères étant assez
difficile.
Dans le tableau n° 1 nous donnons le nombre d'étudiants répartis
par Faculté ; dans l'enquête intensive nous avons introduit pour des
raisons de spécificité deux groupes d'étudiants de philosophie et de
différents domaines de l'enseignement artistique, respectivement 17
et 21.

Faculté Sciences (I) Médecine lettres Droit

Nombre de sujets (enquête


intensive) 31 17 25 29
Nombre de sujets (enquête
exteusive) 140 213 252 287
(1 ) Parmi les Sciences, nous comptons aussi des élèves des grandes écoles.
Fig. n° 1

Dans les tableaux 2 et 3 on peut comparer les répartitions par sexe


à l'intérieur de l'échantillon et de la population en général. Si l'écart
d'âge est grand dans l'échantillon de l'enquête intensive, c'est parce

Faculté Droit lettres Sciences Médecine

Sexe H. F. H. F. H. F. H. F.

% dans la population totale.. 74 26 39 61 74 26 62 38


% dans l'échantillon extensif. 70 30 41 59 72 28 71 29
% dans l'échantillon intensif.. 66 34 44 56 71 29 64 36

Fig. n° 2. —• Répartition par sexe

qu'entre 18 et 21 ans les opinions spécifiques au groupe étudiant se


trouvent moins cristallisées que par exemple entre 22 et 24 ans, et
notre échantillon étant un échantillon par quota, c'est-à-dire les traits
RESULTATS D 'UNE ENQUETE CONCERNANT LA PSYCHANALYSE 39I

abstraits définissant sa représentativité n'étant pas dus au hasard mais


à une décision délibérée, au cours de la pré-enquête il nous a semblé
que l'étude du développement de l'opinion nous impose d'avoir davan-

Classe d'âge 19-21 22-24 25-27 28-30

% dans la population totale 56 29 12 3


% dans l'échantillon extensif.. 53 31 11 5
% dans l'échantillon intensif... 34 49 12 5

Fig. n° 3. — Répartition par âge

tage d'informateurs plus intégrés au groupe étudiant. Quand il s'agis-


sait de mesurer, comme on le voit pour l'échantillon extensif, les dévia-
tions statistiques sont relativement petites.
Pour des raisons d'ordre matériel, il n'a pas été possible d'accroître
la précision de notre échantillon (1).
d) Pour l'enquête libre, nous avons élaboré deux questionnaires.
Le premier à réponse libre que l'informateur complète lui-même
en l'absence de l'enquêteur.
Les renseignements recueillis nous permettent :
1) De situer — globalement — le sujet (fiche individuelle) ;
2) D'apprécier ses connaissances et ses attitudes ;
3) Fournissent une excellente introduction au deuxième questionnaire.
Le questionnaire — et ceci est très important — suscite une prise de
position globale (affective et critique) à l'égard du sujet de l'enquête
et de l'enquête elle-même.
Le deuxième questionnaire combine plusieurs formes de questions
(réponse par oui-non, choix multiple, ouverte, analogique) et est
divisé en deux parties. La première des « questions de contact » est
une discussion libre axée sur un certain nombre de points dans laquelle
le sujet s'exprime le plus librement possible sans qu'il ait à aucun
moment l'impression qu'il s'agit d'un questionnaire.
La deuxième est composée d'une série de questions précises qui
nous permettent de quantifier un domaine assez large de l'univers des,
opinions du sujet. On pourra objecter que les réponses au deuxièirîé
questionnaire ne sont pas spontanées ; une telle objection confond
surprise et spontanéité, et, en fait, dans une enquête d'opinions la
spontanéité n'est pas un élément primordial.

(1)Le sondage a été effectué par 4 équipes d'étudiants en Psychologie sociale dirigées par
3Ime Vollmann et par MM. Hurtig, I,achouque et Vhichon.
392 REVUE FRANÇAISE DE PSYCHANALYSE

Dans l'élaboration de ce questionnaire, nous avons été conduits par


trois buts à atteindre : a) Connaissance de la perception individualisée
d'un phénomène social, en l'occurrence la psychanalyse ; b) Appré-
ciation du niveau global de connaissance de l'objet de l'enquête ;
c) Signification et structuration de l'opinion sur la psychanalyse. La
formulation, le nombre et l'ordre des questions tient compte de ces
exigences. Leur formulation n'est pas précise (I) — car on ne sait au
fond jamais quand et pour qui une question est précise — mais préci-
sable, dans le cadre de l'enquête. Leur nombre tient compte et de la
capacité intellectuelle de l'informateur et de l'étendue et de l'objet de
notre étude. L'ordre des questions est un ordre que nous appellerions
« clepsydre », c'est-à-dire que les différents segments du
questionnaire
correspondant à un domaine de l'opinion cherchée sont séparés par une
question plus « lâche » et qui permet le passage de l'un à l'autre sans
difficultés ni contradictions.
L'alternance des questions et du cadre dans lequel elles sont posées
est telle afin que l'informateur arrive à objectiver lui-même son opinion,
car en général les sujets répondent par projection en ramenant tout
à leur propre situation [8].
Quant au questionnaire de sondage, il est composé de 6 questions
portant sur les conditions dans lesquelles l'informateur a connu la
psychanalyse et sur l'attitude à son égard. Son application ne diffère
nullement du procédé le plus fréquemment employé.

RÉSULTATS DE L'ENQUÊTE

I. — Connaissance de la psychanalyse
a) Source des connaissances. — On affirme couramment que presque
tous les étudiants font connaissance avec la psychanalyse en classe de
Philosophie. Pourtant ceci n'est pas certain, car nombreux sont ceux
qui s'y intéressent avant, et la littérature ou les spectacles leur enseignent
la conception freudienne plus tôt. Le- sondage nous montre que les
études sont indiquées comme source du contact le plus significatif
avec la psychanalyse seulement dans 46 % des cas. En ordre décrois-
sant viennent : la conversation (22 %), la littérature (17 %), les spec-
tacles (9 %) et la presse (9 %).
Si parmi les étudiants en lettres ou en médecine, les études viennent

(1) Nous ne voulons pas dire par cela qu'elle est formulée n'importe comment, mais simple-
ment que nous lui avons donné la forme la plus objective possible, sans prétendre, ainsi qu'on
le fait d'habitude, que cette formulation est la formulation objective.
RESULTATS D' UNE ENQUETE CONCERNANT LA PSYCHANALYSE 393

en premier lieu avec 59 % et 53 %, parmi les scientifiques ce sont la


conversation (31 %) et les spectacles (18 %) qui semblent avoir fourni
les renseignements les.plus valables. La littérature paraît avoir joué
un rôle plus important parmi les étudiants en droit que parmi d'autres
catégories d'étudiants.
b) Niveau verbal. — Les études d'opinions ont attaché peu d'impor-
tance à l'examen du niveau verbal, c'est-à-dire au niveau du langage
employé pour énoncer un jugement. Il nous semble cependant que la
fréquence des échanges et la puissance rayonnante d'un certain pro-
blème objet d'opinions se traduit par l'usage et le nombre des liaisons
symboliques qu'il produit. Connaître le niveau verbal ne veut guère
dire plus ; ce n'est ni faire une analyse du contenu ni une appréciation
du degré de connaissance. On trouve dans l'analyse du niveau verbal
3 catégories de termes : 1) intégrés, lorsqu'ils appartiennent réellement
au domaine de l'opinion ; 2) associés, termes qui n'ont aucune signi-
fication dans ce domaine mais,auxquels on a voulu donner l'aspect de
termes intégrés (par exemple, Complexe de Philémon), et 3) déteints,
termes qui sont qualifiés par le jugement d'opinion dans l'orbite de
celle-ci sans qu'ils lui appartiennent absolument (par exemple, test,
sublimation), etc.
Le niveau verbal nous donne une idée de la connaissance active
d'une opinion, c'est-à-dire que dans une certaine population les juge-
ments ayant comme contenu le contenu de l'univers d'une opinion
donnée, par exemple la psychanalyse,- sont utilisés par ses membres
d'une façon active.
Ce problème mérite un examen plus attentif, mais on n'est pas
justifié d'en déduire plus, à savoir, de relier étroitement au niveau
verbal l'attitude future du sujet ou même la qualité de sa connaissance.
La mesure du niveau verbal, nous l'avons conçue comme le rapport
du nombre de termes connus aux termes reconnus sur une liste de
mots donnés.
Dans le questionnaire n° I, nous demandions qu'on indique les
fermes psychanalytiques connus. On trouve une série de 171 mots diffé-
rents ayant des fréquences diverses, auxquels on attribue une significa-
tion psychanalytique.
Ce résultat traduit d'une part l'expansion de la psychanalyse et
l'annexion — dans l'esprit de ce public — à celle-ci, de domaines
différents : psychologie, psychiatrie, et d'autre part il exprime que ce qui
fait en partie son originalité est en partie ignoré.
A ce niveau déjà, on peut se rendre compte que la psychanalyse est
394 REVUE FRANÇAISE DE PSYCHANALYSE

devenue, pour le public visé par l''enquête, une « image sociale », objet
d'opinion, au même titre que le relativisme, le communisme, etc.
Les termes qui ont une fréquence sociale assez grande ne sont pas
ceux qui expriment un principe fondamental dans la psychanalyse
— par exemple conflit, malgré sa fréquence linguistique générale —
mais ceux pris et « refabriqués » par celle-ci, contenant un fort élément
de situation sociale : complexe, refoulement, etc.

Rapport termes connus/reconnus i 1/2 1 3/4 1/2 1/4

Pourcentage dans chaque rapport... 7 13 20 20 40

Fig. n° 4

Dans le tableau n° 4, on peut voir la distribution de ce niveau verbal


dans la population étudiante. On trouve aussi des cas plus rares d'étu-
diants dont le rapport de niveau verbal est de 2 ou 3. Ce sont les étu-
diants en Philosophie qui ont le niveau verbal le plus élevé, et ceux en
Sciences le moins élevé. On ne peut pas, en moyenne affirmer que plus
le niveau verbal est élevé, plus le niveau des connaissances est élevé,
même si la réciproque était vraie, car nombreux sont les informateurs
qui utilisent des termes psychanalytiques sans les connaître. Mais la
quantification du niveau verbal ne veut rien dire sans une appréciation
qualitative de celui-ci. La qualité des termes employés est dans 67 %
des cas bonne, dans 14 % médiocre et dans 19 % mauvaise.
Nous avons dit plus haut que ce sont les termes chargés de signi-
fication sociale qui sont les plus fréquemment cités. Que ces termes
ont une signification sociale et qu'ils ont été « refabriqués » par la psy-
chanalyse, les informateurs en sont conscients. (« Peu de termes spéci-
fiquement psychanalytiques : refoulement et défoulement, inhibi-
tion, etc. ; mais beaucoup de termes du langage courant se sont
imprégnés d'un sens psychanalytique : complexe, ambivalence, sym-
bole. ») 97, 28, M, D. (I).
Cette imprégnation sélective du vocabulaire courant par la psychana-
lyse, du fait que les termes à signification sexuelle (libido, sadisme, etc.)
n'apparaissent qu'en deuxième lieu, s'avère une conséquence d'une part

(1) Nous adoptons la conventionsuivante : le premier groupe de chiffres indique le numéro


du questionnaire, le second l'âge du sujet. La première lettre M ou F le sexe, et les différents
échantillons : Sciences, Philosophie, lettres, Droit, Médecine, Arts, seront symbolisés par les
lettres Se, Ph, X,, D, Méd, A.
RESULTATS D UNE ENQUETE CONCERNANT LA PSYCHANALYSE 395

de l'opposition à une psychanalyse qui serait fondée sur la sexualité


comme facteur dominant, et d'autre part, de la distinction qu'on fait
entre la psychanalyse, thérapeutique générale et acceptable, et une
théorie particulière plus ou moins valable. (Il y a probablement une
relation causale entre la fréquence élevée des termes « culturels »,
refoulement, complexe, milieu, tabou, et la fréquence moindre des
termes « sexuels », mais cela sort de notre domaine.) Des termes
« sexuels », on pourrait dire qu'ils sont acceptés mais non donnés. Ainsi
le mot « libido » a été donné relativement peu (42) parmi les termes
psychanalytiques, mais sur une liste présentée, il a été choisi 532 fois
sur 892, immédiatement après le mot « complexe ».
Parmi les mots « associés » à des termes psychanalytiques, le
« complexe de Philémon » a été reconnu par 35 % des informateurs de
l'échantillon intensif, mais il n'a jamais été donné ou choisi comme
essentiel. En revanche, les termes qui sont donnés le plus fréquemment
(complexe, refoulement, inconscient) sont considérés aussi comme les
plus essentiels, tandis que des mots qu'on serait tentés d'estimer à
circulation très grande : complexe d'infériorité, complexe d'OEdipe,
transfert, conscient, etc., ne sont ni donnés fréquemment ni jugés
comme essentiels.
c) Définitions de la psychanalyse. — L'examen des définitions
t
données par les informateurs, constituerait l'objet d'une étude féconde
pour un chercheur dans le domaine de la sociologie de la connaissance.
Il est intéressant de souligner que même un public qui s'exprime avec
facilité introduit dans la définition d'un courant une série de facteurs
sociaux ou de jugements de valeur qu'on serait en droit de considérer
comme simplement adhérents et non pas constituants de l'objet défini.
Aucune définition n'est « cliché », c'est-à-dire une répétition de quelque
définition livresque, à ce point de vue toutes les définitions spnt « per-
sonnelles ». Et, en un sens, elles ne sont pas personnelles, parce qu'elles
charrient avec elles toute une série de jugements sociaux communs,
surajoutés ou intégrés ; mais dans un autre sens elles le sont parce que
la combinaison de ces clichés varie avec les groupes additionnels, poli-
tiques, religieux ou autres, auxquels l'informateur appartient.
Citons pour exemple une définition donnée par un étudiant en
philosophie, membre d'une organisation de jeunesse d'extrême-gauche :
« a) Une thérapeutique des névroses plus ou moins empirique et
efficace consistant en une prise de conscience des mécanismes dits
inconscients ;
« b) Un certain nombre de théories psychologiques des plus posi-
396 REVUE FRANÇAISE DE PSYCHANALYSE

tives aux plus brumeuses ayant en commun la loi de l'effet ou le principe


du plaisir ;
« c) Une mystification commerciale et idéologique. » (6, 20, M, Ph.)
En matière d'opinions toute définition ne se présente pas comme
un énoncé des connexions entre les termes, mais comme une descrip-
tion de ceux-ci par rapport à un cadre social ou une série d'opérations
propres. Même chez les sujets qui connaissent très bien la psychanalyse,
on ne trouve pas une conscience claire des rapports entre l'aspect
conceptuel et l'aspect instrumental de la psychanalyse, entre son
contenu rationnel et son contenu affectif. D'une part, il se produit une
-confusion entre ce qu'est la psychanalyse et ce qu'elle fait, entre sa
définition et son but — la plupart des définitions étant instrumentales —
et d'autre part elle est réduite à une simple explication dont le terrain
•est mal défini.
On peut aussi rencontrer des définitions comme celle-ci :
« (La psychanalyse) est un traitement psychique à longue échéance
composé d'une suite d'entretiens avec un médecin psychiatre spé-
cialisé. » (42, 25, M, A.)
faisant pendant à un autre genre :
« C'est une science qui cherche à expliquer certains comporte-
ments affectifs. » (132, 22, F, D.)
Néanmoins, il faut reconnaître que la plupart des étudiants ont
une notion assez précise de ce qu'est la psychanalyse.
d) Niveau différentiel de connaissance dans le groupe. — Si on passe
de l'appréciation de l'opinion à celle de la connaissance, on voit que la
psychanalyse est assez mal connue, 29 % des étudiants seulement en
ont une bonne connaissance, pour le reste 40 % et 31 % la connaissent
respectivement mal ou moyennement.
Les différences de sexe et d'âge ne jouent pas d'une manière signi-
ficative, tandis que la spécialité semble être le facteur déterminant.
Les étudiants en philosophie la connaissent le mieux, ceux en sciences
le moins bien. Chez les étudiants en médecine ou en droit, les diffé-
rences entre les divers degrés de connaissance ne sont pas notables,
le niveau général étant moyen. Ce qui est intéressant à souligner,
c'est qu'il n'y a pas de relation entre l'intensité des motivations et Vintensité
des perceptions cognitives des divers groupes. Ainsi le degré d'intérêt
pour la psychanalyse chez les étudiants en sciences n'est pas moindre
que celui des étudiants en philosophie, malgré la différence de leurs
niveaux cognitifs respectifs.
Le degré d'intérêt se mesure [7] soit par des méthodes graphiques,
RESULTATS D'UNE ENQUETE CONCERNANT LA PSYCHANALYSE 397

soit en demandant au sujet ou à l'enquêteur d'apprécier le degré d'inté-


rêt qu'il éprouve pour l'objet de l'opinion. Le degré d'intérêt pour les
deux sexes est 47 %, pour les hommes 45 % et pour les femmes 50 %.
(Nous donnons ce degré d'intérêt en pourcentage, car il nous semble
plus suggestif.) Les variations autour de la moyenne sont extrêmement
faibles, ce qui montre bien que malgré les différences de perception
cognitive, le degré d'intérêt est presque le même.
e) « Réalité » de la psychanalyse. — Dans la cristallisation des
attitudes ou des opinions, les témoignages des faits jouent un rôle
plus grand que les idées. Jamais nous n'avons ressenti la vérité d'une
telle assertion comme au cours de cette enquête. On parle de la psycha-
nalyse, on connaît ses fondements théoriques, mais on ignore ses effets.
« En tant que thérapeutique, je suis persuadé qu'elle obtient des
résultats, quoique je. n'aie pas été à même d'en juger. » (8, 26, M, L.)
« Cela est vraisemblable, mais il me faudrait un jugement fondé sur
des expériences et sur des faits qui me manquent absolument ! » (90, 21, M,
L.)
Qui des deux a raison ?
40,5 % seulement parmi les étudiants ont connu des personnes qui
se font psychanalyser, des psychanalystes ou des personnes ayant eu
de vagues relations avec eux. Le reste, soit 59,5 % n'a aucun point
de repère pour juger de l'efficacité ou de l'inefficacité de la psychanalyse.
L'absence de « réalité sociale » de la psychanalyse a comme effets :
a) L'acceptation de tout préjugé favorable ou défavorable la
concernant ; b) L'impossibilité dans la plupart des cas de prendre une
attitude précise à son égard, donc d'avoir une opinion fortement cris-
tallisée ; c) De détourner l'attention des informateurs d'un courant dont
on « parle » beaucoup et qui « fait » trop peu.
« J'avoue être influencé dans un sens négatif par la mode actuelle
de la psychanalyse, de la psychiatrie... et le mortel ennui trouvé auprès
des films américains traitant cette question, et ne m'être jamais inté-
ressé à cette « science ». » (92, 24, M, D.)
IL — Image du psychanalyste
Une des constantes les plus significatives qui se sont dégagées de
cette enquête est l'importance très grande que les informateurs accor-
dent à la personne de l'analyste. (23 % des sujets seulement n'avaient
aucune image de l'analyste.)
En général, l'image de l'analyste positive ou négative, réelle ou
idéale, est claire. La proportion assez élevée d'images jumelées par
PSYCHANALYSE 26
39§ REVUE FRANÇAISE DE PSYCHANALYSE

rapport aux autres (27 %) montre le plan double sur lequel on situe
l'analyste et l'ambiguïté à son égard. Dans la plus grande partie de ces
images (55 %), toutes deux sont positives ; néanmoins, on trouve
dans 31 % des cas une image idéale positive associée à une image
réelle négative et vice-versa, et dans 14 % toutes deux sont négatives.

«
Images ° réelles
Images ° idéales
Images Images neutres
i jumelées
Positives Négatives Positives Négatives Réelles Idéales

27 % 19 % 9 % 38 % 4 % 11 % 2 %

Fig. n° 5

Ce qu'il est important de retenir du tableau n° 5, ce ne sont peut-être


pas les rapports entre les images réelles ou idéales, négatives ou positives,
mais le pourcentage très réduit d'images neutres, c'est-à-dire, de celles
où le psychanalyste apparaît comme un personnage social quelconque,
sans caractères spécifiques.
La plupart des images réelles (61 %) sont données par des hommes,
tandis que 59 % des images idéales sont données par des femmes sans
aucune image idéale négative ou neutre. Mais, parmi les images réelles
données par les femmes, 72 % sont négatives ou neutres, tandis que les
images réelles données par les hommes sont positives pour la plupart.
Voici une description du psychanalyste qu'on peut appeler sympa-
thique : « C'est quelqu'un qui d'abord a foi en son travail ; il est enthou-
siaste, bon, compréhensif et plein de tact. Il ne brusque pas son inter-
locuteur mais le met en confiance. » (132, 22, F, D.)
Très souvent les images données par les femmes sont érotiquement
chargées (« on pourrait croire que c'est un vieux monsieur, mais il y en
a de jeunes et beaux garçons » (118, 19, F, D.).
Les raisons de cette sympathie ne sont pas toujours.les mêmes.
Un étudiant en médecine (39, 27, M, Med.) nous dit :
« La psychanalyse étant une science humaine, le psychanalyste
devra être à la fois scientifique et humain, c'est-à-dire qu'il n'aura pas
de réponse toute faite mais devra tenir compte des réactions de chaque
individu. En ce sens il se rapproche du médecin. »
L'image idéale que nous fournit une jeune fille étudiante en lettres
(27, 22) introduit une incidence nouvelle : Psychanalyste oui, à condi-
tion de ne pas être freudien.
« Il doit être modeste et ne pas se laisser dominer par le principe de
Freud et de ses disciples, de crainte de partialité métaphysique. »
RÉSULTATS D'UNE ENQUETE CONCERNANT LA PSYCHANALYSE 399

Car un des reproches qu'on fait au psychanalyste c'est d'essayer d'ap-


pliquer des formules toutes faites, une « instrumentation conceptuelle », et
surtout d'accepter le « principe de Freud », c'est-à-dire le rôle de la libido.
En dehors de l'opposition issue du refus du rôle de la sexualité,
,
il y a encore une autre opposition, d'ordre social celle-ci :
« Dans un régime capitaliste (le psychanalyste est le) bouffon et
l'escroc d'une classe qui s'ennuie. » (81, 27, M, D.)
Mais si d'une part on le rattache étroitement à un certain ordre
social, d'autre part on ne lui reconnaît aucun statut social, et c'est alors
l'absence de statut social, donc de sécurité, de l'analyste, qui devient
son point faible.
« Le professionnel (psychanalyste) hante les services de Sainte-
Anne. L'exercice civil de sa profession n'est pas encore réglementé
pour que la Sécurité sociale rembourse les soins psychanalytiques. »
(113, 24, M, A.)
Si beaucoup d'informateurs sont persuadés que l'image qu'ils se
font du psychanalyste est exacte et motivée, nous ne nous trouvons pas
moins en présence d'un nombre assez important d'étudiants qui tout
en ayant une image ne croient pas à sa véridicité :
« Plus que vague. Quelque chose comme un être composite, à la
fois fumiste, sérieux, savant, intelligent, trop mystérieux, se prenant
trop au sérieux, sorcier moderne, et le sachant confusément, vague-
ment inspiré, appuyé sur de solides bases scientifiques, confondu avec
un genre de tireuse de cartes, et considéré comme un psychiatre,
c'est-à-dire un monsieur qui aurait la spécialité de guérir les fous,
de rendre tout à fait fous les demi-fous, et un peu piqués les êtres équili-
brés qui s'adressent à lui. »
« Cette image doit être fausse. » (64, 22, F, L.)
Le sexe du psychanalyste est une des composantes principales de
l'image qu'on se fait de celui-ci. A la question : Le contact psychanaly-
tique est-il meilleur quand l'analyste et l'analysé sont du même sexe
— de sexe contraire — indifférent — les résultats ont été les suivants :

Du même sexe Du sexe contraire Indifférent


,
Femmes 18 % 37 % 45 %
Hommes 52 - 14 - 34 -
Ces pourcentages montrent qu'on préfère les psychanalysteshommes.
Un grand nombre de sujets ne pouvaient concevoir le psychanalyste
autrement que comme un personnage masculin.
400 REVUE FRANÇAISE DE PSYCHANALYSE

Pour dégager d'une manière plus précise la figure du psychanalyste,


nous avons posé la question suivante :
Rapprochez-vous le psychanalyste du : guide scout, aumônier,
médecin, guérisseur, psychologue ? Les réponses dans l'ordre furent
o % 5 % 43 % 2 % 50 %•
La proportion des informateurs qui voient le psychanalyste comme
un psychologue est relativement grande, mais elle ne doit pas tromper.
La réponse est un peu plus complexe. On accepte que l'analyste soit
un psychologue parce qu'en général on ne veut pas voir traiter 1' « esprit »
comme on traite le « corps ». Ou, si l'on veut, les informateurs tendent
à scotomiser dans la personne du psychanalyste ce qu'il a du psychiatre
et du médecin.
La répartition des réponses par sexe met en relief une différence
assez intéressante : ce sont les femmes qui le préfèrent médecin (54 %)
et les hommes qui le préfèrent psychologue (48 %), tandis que 38 %
seulement des femmes le voient comme un psychologue et 35 % des
hommes comme un médecin. L'analyse qualitative des images nous a
par ailleurs montré que le besoin de sécurité venant de la personne de
l'analyste est beaucoup plus grand chez les femmes que chez les hommes
qui aiment garder un certain recul.
L'importance que revêt l'analyste a deux explications également
valables ; pour certains, il constitue, en l'absence d'autres faits, la seule
réalité concrète de la psychanalyse, pour d'autres il est la garantie de
l'individualisation des conceptions psychanalytiques, étant donné la
croyance en l'originalité et l'irréductibilité de l'individu.
Et si on ne l'estime pas indiscret lorsque, dans la thérapeutique, il
examine de près notre vie intime, si l'on admet qu'il faut lui livrer
« tout », en revanche on lui refuse tout droit d'immixtion dans la vie
ordinaire.
Le rôle du psychanalyste est perçu comme un rôle.
Quoique l'analyste soit rarement vu comme violateur de la per-
sonnalité, on lui reproche de « suggestionner » des explications et des
concepts tout faits (manque de souplesse). Ceci, s'il n'est pas vu lui-
même comme un malade.
Au contraire, dans les images idéales, il apparaît comme ayant une
culture générale très étendue et une riche expérience humaine, d'où l'âge
en moyenne plutôt élevé qu'on lui attribue (le rôle attribué au regard
de l'analyste serait aussi à souligner).
Cependant très peu de sujets ont une opinion claire de la relation
•entre l'analyste et l'analysé. On attribue au premier une intuition très
RESULTATS D 'UNE ENQUETE CONCERNANT LA PSYCHANALYSE 401

puissante qui lui fait saisir le côté intime de l'analysé, tandis qu'entre
l'analysé et l'analyste les seuls rapports sont des rapports verbaux.
Entre ces deux niveaux, l'un qui traduit la pénétration de l'analyste
et l'autre la défense de l'analysé, il y a une solution de continuité, le
passage de l'un à l'autre n'étant guère perçu.
Cette contradiction dans la perception des relations entre l'analyste
et l'analysé se traduit par les résultats fournis par les réponses aux
trois questions suivantes :
I) La position de l'analyste par rapport à celle de l'analysé est-elle
celle d'un :

Médecin Ami Parent Observateur

Femmes 50 % 10,5 '% 2,5 % 37 %


Hommes ' 47 19 - 4 - 30 -
2) Dans l'hypothèse où vous auriez à vous soumettre à une psycha-
nalyse, quel matériel pensez-vous devoir fournir au psychanalyste :
Réponses • Ce qui vous passe Souvenirs
Rêves à des questions par la tête d'enfance

io,5 % 37 % 29 % 23,5 %
3) Le contact entre l'analyste et l'analysé est-il :

Intellectuel Affectif Les deux

33 % 31 % 36 %

Les premiers résultats nous montrent qu'on préfère ou bien l'inter-


vention active de l'analyste, le sujet abandonnant ainsi toute respon-
sabilité dans la situation analytique, ou sa passivité totale qui permet
au sujet de se retrouver lui-même sans l'immixtion de quelqu'un
d'autre. Au fond, on retrouve ici, dans la relation avec l'analyste, les
deux formes de résistance : active et passive, et les différences entre les -
sexes, sans être significatives, sont indicatrices de l'esprit beaucoup
plus réaliste des hommes. La même résistance reparaît dans les réponses
données à la deuxième question, mais ici on a affaire à une résistance
à la situation analytique, non pas en tant que situation analytique mais
en tant que situation nouvelle, situation dans laquelle les informateurs
accepteraient de se trouver seulement si aucune autre solution de leurs
402 REVUE FRANÇAISE DE PSYCHANALYSE

problèmes n'était possible. Le rôle mineur qu'on attribue aux rêves


est aussi à souligner.
Enfin, les derniers résultats nous enseignent d'une part qu'on ne
conçoit pas l'analyste détaché dé son rôle, et d'autre part que la situa-
tion analytique est perçue comme une situation objectivement vécue
par l'analyste et non pas comme un jeu ou l'accomplissement d'une
série d'opérations intellectuelles.
Un fait nous semble encore important à signaler : la variation de
cette perception non pas avec le sexe mais avec l'âge.

Classe d'âge Intellectuel Affectif Les deux

28-30 o % 34 % 66 %
25-27 24,5 - 24,5 - 51
22-24 32 - 33 - i 35 -
19-21 47 - 36 - 17 -
Fig. n° 6

Les informateurs les plus jeunes (fig. 6) voient la relation analy-


tique soit comme une relation intellectuelle, soit comme une relation
affective, tandis que plus on s'élève dans la classe d'âge, plus elle appa-
raît être à la fois affective et intellectuelle, ou pour nous exprimer avec
la plupart des informateurs : « elle est humaine ».

III. — Rôle culturel de la psychanalyse


a) Psychanalyse et développement du moi. — Analyser le rôle culturel
de la psychanalyse, ce n'est pas examiner son apport au commerce
des idées dans notre siècle, mais procéder à la mise à nu de son inter-
vention en tant que représentation collective dans la structuration des
attitudes et du moi.
Ni le développement du moi, ni les différents caractères qu'on
attribue aux différents âge [10] ne sont des attributs immuables de la
« nature » humaine, mais des résultats de l'interaction entre le milieu
et l'organisme, en considérant comme milieu le groupe, la classe ou
la société avec leurs institutions formelles ou non-formelles par le
truchement desquelles l'individu agit et réagit.
Par conséquent nous limitons la portée de nos assertions à la popu-
lation estudiantine vivant dans notre société. Nous nous sommes
demandé à quel âge la psychanalyse pénètre parmi les préoccupations
« intellectuelles » des gens. Pour un premier éclaircissement du problème
nous avons posé la question suivante :
RESULTATS D'UNE ENQUETE CONCERNANT.LA PSYCHANALYSE 403

A quel âge pensez-vous que l'on puisse se faire psychanalyser :


nourrisson, enfance, adolescence, maturité, âge avancé, entre 20 et
30 ans.
Les résultats ont été les suivants :

Age Nourrisson Enfance Adolescence Maturité Age avancé 20-30 ans

Population totale o % - 5 % 44 % n % o % 40 %
Hommes
Femmes
.
o-
o-
8-
4- 51-
34-
5-
15-
0-
o-
36 -
47 -
Fig. n° 7

Retenons le fait qu'on considère l'adolescence comme- l'âge op.


l'action de la psychanalyse serait le plus efficace et le plus nécessaire,
si on juge d'après la façon dont la question a été entendue.
Au cours de notre entretien libre, nous avons demandé à 92 infor-
mateurs s'ils ont appliqué leur connaissance psychanalytique à l'inter-
prétation de leur comportement ou de celui des autres. 72 % ont
répondu affirmativement à la première alternative et 56 % à la seconde.
Ces données méritent quelque approfondissement au delà de leur
aspect purement quantitatif.
Les adolescents dans notre société, surtout les étudiants, ont un
penchant à l'introspection, à l'analyse des problèmes créés par cet
âge de transition. L'adolescence est considérée comme un âge critique,
ce qui n'est pas le cas dans toute société [10]. Dans cette recherche de
compréhension de soi-même, des autres, des questions posées par le
groupe, des voies de « conversion » des valeurs familiales et sociales,
de transgression des difficultés sexuelles, l'adolescent semble avoir
besoin d'un guide sûr, rationnel, sans qu'il soit pour cela dépourvu
de tout caractère dynamique.
La psychanalyse est utilisée dans la re-forniation de l'ego à l'adoles-
cence comme a) guide d'une introspection assurée ; b) compréhension
rationnelle ou rationalisante du comportement d'autrui ; c) réponse
au « mystère » de la relation entre sexes ; d). Explication des différents
facteurs de « dépression » venant à la fois du milieu familial et social et
de l'effort propre d'adaptation.
La psychanalyse contribue également à l'effort de l'adolescent pour
trouver une stabilité intérieure dans un milieu qui lui paraît éminem-
ment mouvant.
Ceci explique pourquoi la plupart des sujets interrogés ont connu
la psychanalyse avant qu'elle leur soit enseignée.
404 REVUE FRANÇAISE DE PSYCHANALYSE

Mais la psychanalyse ne permet pas seulement une « compréhen-


sion » des rapports entre les sexes, elle représente aussi une voie d'accès
impunie — puisque scientifique — à certains « tabous » de notre société.
Le pourcentage très élevé des informateurs qui donnent « entre 20
et 30 ans » comme âge auquel on pourrait se faire analyser, provient
d'une part de l'apparition de nouveaux problèmes posés par l'intégra-
tion au milieu étudiant, et d'autre part du fait que la psychanalyse est
vue comme le parachèvement objectif de l'auto-analyse de l' adolescence.
Une fois l' « ego » de l'adolescent structuré, vers 20 ans, il se produit
,
une réaction à l'égard de la psychanalyse qu'on essaie de replacer dans
l'ensemble des valeurs, ou de rejeter.
C'est par ce rejet ou ce replacement qu'il faut comprendre la ten-
dance des informateurs plus jeunes à voir les relations avec l'analyste
soit intellectualisées, soit au contraire instaurées sur un plan affectif.
Plus tard, la psychanalyse devient un instrument de libération et
d'orientation de l'individu. Si à l'adolescence, la psychanalyse a l'impor-
tance que nous venons de voir, indépendamment de son aspect théra-
peutique, plus tard celui-ci commence à jouer un rôle de plus en plus
important.
La libération, par le truchement de la psychanalyse, est une libé-
ration dans le temps (par rapport au passé) et dans l'espace (en se
rendant indépendant de son milieu). C'est ici une des raisons pour
lesquelles 29 % des informateurs considèrent que ce sont les savants
et les artistes qui ont le plus recours à la psychanalyse. Les éléments de
cette libération appartiennent à deux ordres différents : social et sexuel.
Tel cet étudiant en droit (140, 30, M) qui nous dit :
« Ce qui frappe le plus dans la psychanalyse, c'est l'espoir de trou-
ver des ressources en bien. Chacun voit qu'il a des possibilités réelles
limitées et espère que dans le subconscient il y a des ressources pour
une meilleure réussite dans la vie. »
D'autres voient dans la psychanalyse une modalité de libération
de certains tabous, surtout tabous sexuels. Néanmoins cette libération
est reconnue dangereuse :
« La psychanalyse ne pourrait être sans aucun danger qu'avec des
gens d'une « amoralité » parfaite, mais elle ne leur serait même pas
nécessaire, puisqu'il n'y aurait pas de censure. »
Ainsi en libérant des pulsions amorales la psychanalyse est vue en
même temps comme une source d'amoralité. Ce genre de contamination
n'est pas la moindre source de contradiction dans l'opinion sur la.
psychanalyse.
/
RÉSULTATS D'UNE ENQUÊTE CONCERNANT LA PSYCHANALYSE 405

b) Psychanalyse et classe sociale. — Dans ce paragraphe nous allons


examiner la façon dont la psychanalyse est vue dans l'ensemble de la
société.
Nous avons posé la question suivante : « Dans laquelle des catégories
suivantes pensez-vous que les gens ont eu le plus recours à la psycha-
nalyse : savants, artistes, gens riches, ouvriers, petits bourgeois. »
Les résultats ont été respectivement : 14 %, 15 %, 57 %, 0 %, 14 %.
Ces impressions correspondent-elles à la réalité ? Nous n'en savons
rien. Que signifient ces chiffres ? Premièrement que ce sont les gens
qui ont le plus de moyens matériels qui se font analyser. Ceci est vu
comme une limitation et comme un obstacle social à la psychanalyse.
« La psychanalyse ne peut atteindre qu'une partie de la société.
C'est un luxe réservé aux riches, alors qu'il peut se trouver dans tous
les milieux de la société des personnes auxquelles le traitement ps)'cha-
nalytique ferait un grand bien. » (66, 22, F, Sc.)
Les petits bourgeois ne sont pas mentionnés parce qu'ils ont des
moyens, comme c'est le cas pour les gens riches, mais parce qu'ils ont
le plus besoin de la psychanalyse. La petite bourgeoisie étant considérée
comme la classe ayant la situation la plus conflictuelle, on estime que la
psychanalyse pourrait guérir les accidents dus à cette situation. Les
ouvriers ne sont pas mentionnés, non seulement parce qu'on sait
qu'ils n'ont pas les moyens, mais aussi parce que les intellectuels, c'est
une question de perspective sociale, ne croient pas que les problèmes
psychologiques ont une signification majeure dans la vie des ouvriers.
Cependant le pourcentage des informateurs qui croient à ses consé-
quences politiques est, dans le sondage et le questionnaire, assez bas :
12 %. La plupart ne comprennent pas soit la question, soit la voie par
laquelle la psychanalyse pourrait avoir des conséquences politiques.
Ceux qui lui accordent une signification politique, estiment la psy-
chanalyse comme une « médecine de classe ».
La limite matérielle (de classe sociale) de l'analyse, pensent la plupart,
engendre une limite des problèmes qu'elle peut envisager, d'où une limitation
de l'analyse elle-même et de son développement.
Les étudiants de tendance communiste transforment cette critique
générale en une critique de classe :
« Le grand public ne connaît en général la psychanalyse que par
les articles qu'on trouve dans les journaux et revues qui diffusent prin-
cipalement, par ailleurs, des faits divers, histoires de crimes, histoires
pornographiques... (même si ces revues s'adressent à des gens cultivés
et revêtent une forme philosophique), parce qu'elle évoque sans cesse
406 REVUE FRANÇAISE DE PSYCHANALYSE

l'instinct sexuel, l'instinct d'agression, etc. Je crois aussi qu'on peut


indiquer comme un but de la psychanalyse (mais but indirect et dont
se sont emparé les classes dirigeantes dans les pays occidentaux) cet
abêtissement du public qui a pour fin de le détourner des problèmes
réels et de la lutte. » (41, 25, F, Sc.)
Et un étudiant en philosophie (130, 21, M.) :
« En tant que méthode clinique : est efficace dans la mesure où
elle permet d'évoquer et de revivre les souvenirs pathogènes. En tant
que méthode d'investigation psychologique, utile parce que mettant
à nu le lien psycho-organique de nombreuses tendances, sentiments, etc.
En tant que théorie philosophique, insuffisante en elle-même, nocive
dans la mesure où elle est utilisée dans certains buts : justification des
classes sociales, de l'ordre établi, de la guerre éventuellement. »
Sa destinée est précisée de la sorte :
« Malgré la diffusion moderne de la psychanalyse, celle-ci demeure
une mode passagère. Son utilisation politique et inconsidérée amène
une réaction justifiée. Dans ce combat tout l'apport de certains psy-
chanalystes disparaîtra. Seules subsisteront certaines données apportées
par Freud et ses disciples. » (47, 21, M, D.)
La psychanalyse tout en n'étant pas rejetée est considérée comme
dangereuse en tant alarme de classe.
Certains rapprochent le marxisme et la psychanalyse parce que,
affirment-ils, le premier libère la société, la deuxième l'individu, et
soutiennent que même dans une société meilleure elle restera néces-
saire, dans des limites beaucoup plus restreintes.
On peut affirmer que l'argumentation anti-psychanalytique, dans
ce cas précis, si elle a renforcé et précisé une tendance latente plus
générale, n'a pourtant pas réussi — n'étant pas fondée sur des faits
propres à la société française — à renverser totalement l'attitude des
étudiants à l'égard de l'analyse.
C'est l'opinion généralisée que la psychanalyse ne pourra jamais
prendre en France l'ampleur ni recevoir l'utilisation qu'elle a aux
États-Unis, qui a joué ici un rôle freinateur, comme elle freine toute
adhésion trop exclusive à la psychanalyse.
c) Psychanalyse et religion. — Les rapports entre la psychanalyse
et la religion ne sont pas aisément saisis, même par des chrétiens. On ne
voit pas d'incompatibilité entre le fait de croire et celui de se faire
analyser, car les deux opérations sont ordonnées sur des plans très '
différents.
Le croyant ne confond pas en général le côté mystique de la doctrine
RÉSULTATS D'UNE ENQUETE CONCERNANT LÀ PSYCHANALYSE- 407

chrétienne, qu'il considère qu'elle éclaircit, avec le côté mystérieux de


l'homme que la psychanalyse rationaliserait. Au contraire, certains
pensent qu'une fois cette partie obscure mise à nu, la mystique se trou-
verait plus pure et moins motivée par des pulsions « obscures ».
Pour cette raison, chez les étudiants croyants la séparation entre
méthode et théorie est une nécessité, sans se prononcer sur la valeur de
celle-ci ou la rejeter.
La psychanalyse semble ainsi être acceptée sous certaines réserves.
Les rapports entre la psychanalyse et la religion ne sont pourtant pas
identifiés avec ceux entre l'Église et le mouvement psychanalytique.
Personne ne voit pourquoi l'Église condamnerait la psychanalyse,
exigences morales mises à part.
Un étudiant en droit va jusqu'à dire (25, M, D.).
«
L'Église permet même le développement de la psychanalyse
puisqu'elle établit des règles qui sont à la base de complexes. »
Pour paradoxale qu'elle paraisse, cette assertion n'en reste pas moins
judicieuse, car les normes morales que l'Église tend à imposer à la vie
familiale apparaissent comme de moins en moins adéquates à la.vie
moderne, du moins pour certaines catégories, et comme productrices
de conflits.
A son tour le mouvement psychanalytique est pris comme un facteur
libérateur, puisqu'en révélant un certain nombre de caractères fonda-
mentaux de la vie familiale il oblige l'Église à en tenir compte.
(L'apparition de la psychanalyse) « a conduit au moins l'Église
catholique à poser en termes réalistes le problème du mariage (qu'on
compare l'Encyclique Gesti Connubii au livre de Mgr Dupanloup) ».

IV. — Vue d'ensemble


La psychanalyse est devenue dans la dernière décade une des théories
dont on parle le plus et qui ont pénétré le plus rapidement dans la cons-
cience du grand public. Neuve, la psychanalyse n'est pas considérée
comme une apparition insolite, ou qui serait sans aucune tradition
intellectuelle et sociale. '
Son expansion a été attribuée à 7 facteurs différents : 1) Suites de la
guerre (17 %) ; 2) Besoin social (16 %) ; 3) Vogue (22 %) ; 4) Valeur
scientifique (13 %) ; 5) Publicité (5 %) ; 6)Détresse morale (16 %) et
7) Influence américaine (11 %).
Ces résultats montrent que la valeur scientifique et même l'influence
américaine ne sont pas vues comme les causes majeures de l'accroisse-
408 REVUE FRANÇAISE DE PSYCHANALYSE

ment de l'importance de la psychanalyse, mais d'une part les événements


à résonance sociale (49 %) et d'autre part les voies de contamination et
de communication sociale (27 %).
Dans le libellé des questionnaires dont nous nous sommes servis
pour le sondage, nous avons donné à choisir parmi les facteurs suivants :
conséquences de la guerre, valeur scientifique et publicité, et les résul-
tats ont été respectivement 17 %, 43 % et 40 %. La comparaison des
deux séries de résultats indique une correspondance assez satisfaisante
et une divergence à expliquer. Le pourcentage pour la même alternative
est le même dans les deux enquêtes. Si on additionne les significations
qu'on peut arranger sous la rubrique publicité : publicité, vogue,
influence américaine, on obtient dans le premier questionnaire 38 %,
chiffre qui s'approche suffisamment du résultat obtenu dans le sondage.
La divergence au sujet de la valeur scientifique indique simplement
qu'en réalité peu d'informateurs accordent à la valeur scientifique une
fonction causale dans l'accroissement dé l'importance de la psychana-
lyse ; mais la valeur scientifique est une réponse de prestige (stéréotype),
catégorie de réponse qu'on donne très facilement dans un questionnaire
très bref.
Malgré la reconnaissance d'un besoin social auquel répond la psy-
chanalyse, on accepte aujourd'hui la psychanalyse comme normale,
parce que la vie est anormale — on ne croit pas cependant qu'elle puisse
atteindre la même extension qu'ailleurs.
Non seulement on compare assez souvent la situation de la psycha-
nalyse en France et aux États-Unis, mais l'opposition à un certain
mode de vie américaine entraîne une opposition à la psychanalyse en
tant que partie de ce mode de vie. L'anecdote suivante en dit long :
« Un Français quand il a 50.000 francs va au Casino, un Américain va
chez le psychanalyste. »
La psychanalyse, devenue phénomène social, ne saurait être dépouil-
lée, aux yeux du public, de sa signification dans l'histoire des idées.
Le nombre de ceux qui ne la rapprochent d'aucun des grands mouve-
ments contemporains est assez réduit (23 %), parmi ceux qui rappro-
chent la psychanalyse d'une autre conception, 42 % la situent aux côtés
du surréalisme, 25 % à ceux de l'existentialisme, 18 % du christianisme
et 15 % du marxisme.
Certainement, le domaine où l'on accorde le plus grand droit d'inter-
vention à la doctrine psychanalytique est le psychisme ; ceci ne veut
pas dire que les partisans d'une participation de celle-ci à la morale et
à l'éducation sexuelle soient une minorité négligeable (35 %).
RÉSULTATS D'UNE ENQUÊTE CONCERNANT LA PSYCHANALYSE 409

L'attitude critique à l'égard d'un univers d'opinion ne signifie pas


critique de cet univers même et inversement.
On attribue à la psychanalyse beaucoup d'effets négatifs : nivelle-
ment de l'individu, attentat à la liberté, réduction de la psychologie
humaine à une « psychologie de rat moyen ».
Mais on ne l'estime pas moins nécessaire. Que cette nécessité cor-
responde à une situation réelle, nous le voyons non' seulement aux raisons
que l'on donne de l'accroissement de l'importance prise par la psychana-
lyse, mais aussi à la corrélation entre les motivations individuelles et le
désir d'être psychanalysé.
Dans la fiche individuelle figurait la question suivante :
« Seriez-vous disposé à vous faire psychanalyser ? »
« Si oui : par curiosité ? pour des raisons personnelles ? sans aucune
raison ?
Les tableaux ci-dessous indiquent la distribution des réponses en
relation avec le sexe et les conditions de vie à Paris (parents, seul,
marié).

Raisons
. ...
„Curiosité ,
Refus
personnelles

F... 34 % 52 % 14 %
Seul H... 37 - 24 39

Parents F " '


H •...
37 ~ 22 4I ~~

34
48 I3 _ 39

Marié
F •• 25 25 ~ ' 50 ~
H __ 50 _ l6 _
Fig. n° 8

Curiosité Raisons Refus


personnelles

Hommes 64 % 45 %
Femmes ....
64 %
36 - 55 - 36 -

Fig. n° 9

Il semble donc que ce sont les étudiants qui vivent seuls qui mani-
festent le plus le désir de se faire analyser pour des raisons personnelles.
Ces résultats nous permettent également de supposer que les besoins,
en l'absence de tout fait probant sur la valeur d'une opinion diffusée,
peuvent se substituer à celle-ci. De plus, une preuve négative ne change
410 REVUE FRANÇAISE DE PSYCHANALYSE

l'opinion et l'attitude que s'il existe une motivation qui permette


d'accepter cette négation, sinon la preuve est soit rejetée, soit rationalisée.
La proposition avancée ci-dessus peut s'appliquer à beaucoup
d'autres univers d'opinion contemporains, mais dans le cas de la
psychanalyse elle éclaircit un aspect particulièrement prégnant. Les
personnes qui se font analyser sont vues par la plupart des informateurs
comme des individualités faibles, veules, déséquilibrées ou simplement
commodes (I). L'efficacité de la psychanalyse, si elle ne leur paraît
pas douteuse, leur est au moins inconnue. Malgré cela, 65 % des infor-
mateurs seraient disposés à se faire analyser.
On croit dans 77 % des cas que la psychanalyse peut influencer
la vie de quelqu'un et dans 55 % seulement des cas qu'elle influence et
renouvelle, la personnalité.
On s'accorde à la trouver salutaire lorsqu'il s'agit des conduites
criminelles et délinquantes, mais une telle croyance est fondée sur la
présupposition que la psychanalyse guérit le côté « malsain » de
l'individu.
La source majeure de confusion, c'est l'antagonisme qui existe
entre le sentiment que la psychanalyse peut avoir une influence sur la
vie de quelqu'un et l'impossibilité de voir comment s'exerce cette
influence. Cette confusion se manifeste, là où elle n'est pas reconnue,
soit par une agressivité très grande, comme c'est le cas pour les étu-
diants en médecine, soit par un désintérêt total. Entre ces deux extrêmes
nous trouvons des attitudes « ouvertes » à l'égard de la psychanalyse,
des attitudes d'attente sur le plan intellectuel.
Ceci ne veut point dire qu'on attache quelque importance à la
technique analytique. Personne ne pense ni à elle ni aux conditions
réelles de transformation de la situation objective du malade.
La pratique analytique est rattachée à la confession (45 %), à la
conversation (29 %), ou à la narcoanalyse (23 %), mais la psychanalyse
reste pour la plupart l'analyste et la doctrine. Ce « raccourci » pourrait
être rapproché du décalage qui se produit entre l'image qu'on se fait
de l'analyste et les relations avec lui. L'absence de l'anneau opératoire
dans la représentation qu'on se fait de l'analyse explique la constatation

(1) Il
y a lieu de souligner ici que l'opinion concernant l'analyse est étroitement condi-
tionnée par l'opinion (ou plutôt le préjugé) sur ceux qui se font analyser. Parce que le besoin de
se faire analyser vient dans les cas où il y a échec, le recours à l'analyse est identifié à un aveu
de faiblesse. On estime qu'il faut résister à la nécessité de se faire analyser. Celte résistance n'est
pas motivée individuellementniais socialement. C'est une « résistance d'orgueil ». On veut bien
croire que l'analysé peut faire « peau neuve », mais on préfère que ce soit la peau des autres.
RÉSULTATS D'UNE ENQUÊTE CONCERNANT LA PSYCHANALYSE 4II
suivante : tandis que l'analyste est assez souvent vu comme un médecin,
la psychanalyse n'est pas vue comme une partie de la médecine ou
comme ayant des relations étroites avec celle-ci.
Si le but thérapeutique est indiqué dans 53 % des réponses pour le
questionnaire intensif (et 53,8 % pour le sondage), il n'en reste pas
moins que d'autres buts métaphysiques, scientifiques, doctrinaux, peu-
vent être assignés à la psychanalyse.
Ce manque d'opposition au rayonnement de la doctrine psychana-
lytique ne veut pas dire absence d'opposition à sa diffusion par n'im-
porte quel moyen. Sa vulgarisation est considérée comme de loin beau-
coup plus dangereuse que la vulgarisation de tout autre courant, et cela
à cause du pouvoir qu'on lui attribue de déclencher des projections à
caractère névrotique. Dans le milieu étudiant, ce ne sont pas tant les
films que certaine revue ou les livres de certains auteurs qui sont
estimés dangereux. Les films, la presse ou les émissions radiophoniques
sont jugés simplement déformants.
L'utilisation des concepts analytiques dans la critique littéraire,
l'essai biographique, la poésie, l'art, est mal vue, et rencontre une
adhésion réservée. Souvent ce n'est pas la théorie analytique qui est vue
comme « nocive » mais-sa propagation par des agents peu qualifiés. Cette
opposition a encore une raison précise : le caractère « sexuel » de l'expli-
cation analytique. Le rôle du facteur sexuel dans la doctrine freudienne
est assez méconnu (32 %) et généralement repoussé par ceux qui le
reconnaissent. (« On exagère le rôle de la sexualité »)' ou bien l'argumen-
tation suivante est avancée : « Même si cette explication — par la,
sexualité — est la plus vraie, elle n'est pas la meilleure. » Meilleure doit
être pris au sens d'utilité sociale. Certains étudiants dans les branches
artistiques expriment leur crainte qu'elle ne stérilise la personnalité
(à cause du rôle de la sublimation : « Baudelaire aurait-il existé s'il avait
été analysé ? »)
- L'opinion n'est donc pas toujours une connaissance vague ou un
rejet de la vérité, mais aussi une reconversion croissante de celle-ci
en termes de finalité sociale, c'est-à-dire un déplacement du terrain
sur lequel on fonde son objectivité. Un tel déplacement ne s'attaque
nullement aux termes mais à leur relation, et nous pouvons dire que
l'opinion qui se forme à partir d'un contenu qu'on qualifie de scienti-
fique ne consiste pas tant dans la modification des termes de ce contenu
que dans celle de' leur relation. Pour cette raison, nous serions peut-être
en droit de dire que les analystes qui cèdent à la tentation du « subjec-
tivisme » ou du « moralisme » pour des raisons philosophiques ou reli-
412 REVUE FRANÇAISE DE PSYCHANALYSE

gieuses, au lieu d'éduquer et de relever l'opinion commune, s'aban-


donnent involontairement à celle-ci.
Une telle attitude renferme une contradiction importante, parce
que, du moment où leurs « concessions » sont reconnues, c'est-à-dire
reconnues comme appartenant à l'opinion publique, ou de groupe,
elles apparaissent comme des « vulgarisations », puisqu'elles semblent
être des conquêtes de l'opinion sur la vérité et non l'inverse. La tension
entre vérité et opinion, entre l'enrichissement des relations du réel et
les tendances à hypostasier les données de celui-ci, constitue la garantie
du caractère vivant d'une conception scientifique, aux yeux du public,
et le facteur conditionnant son intérêt et son attitude. Ces réflexions
nous ont été suggérées par l'analyse de l'hostilité envers un certain
nombre de publications psychanalytiques.
Enfin, puisqu'il est question d'attitude, quelle est celle des étudiants
à l'égard de l'analyse ?
La distinction entre attitude et opinion est assez malaisée à établir
et a préoccupé de nombreux psycho-sociologues. Dans le cadre de
notre recherche, sans vouloir préjuger des développements ultérieurs
de celle-ci, nous avons établi la distinction opérationnelle suivante :
l'opinion énonce les possibilités de comportement individuel en prenant
comme cadre de références le groupe préférentiel, tandis que l'attitude
définit une composante de ce comportement en prenant comme cadres
de références à la fois le groupe préférentiel et la personnalité participant
à plusieurs groupes et dominant cette participation. En d'autres termes
l'opinion est matière d'échange ou d'interférence entre les individus
dans un groupe donné, et c'est cet échange et cette interférence qui
transforment un fait ou une idée en une opinion. Si toutefois, pour des
raisons tenant aussi bien à la situation qu'aux motivations de l'individu,
l'échange devient un conflit intrapersonnel, ou si sa matière apparaît
présenter une possibilité de solution d'un conflit, l'opinion se transforme
en attitude, c'est-à-dire en composante de comportement qui réduit les
tensions.
Prenons un exemple : nous avons demandé à un grand nombre
d'étudiants si, ayant un jour des problèmes difficiles à résoudre, ils
accepteraient de se faire psychanalyser.
La réponse a été à peu près la même pour tous : ils essaieraient de
résoudre autrement les problèmes, et s'ils n'y réussissaient pas, alors
ils recourraient à l'analyse.
On pourrait parler ici d'une attitude de réserve, mais cette attitude,
nous l'avons remarqué, ne concerne pas la psychanalyse, mais bien leur
RESULTATS D'UNE ENQUETE CONCERNANT LA PSYCHANALYSE 413

conception de la vie et une certaine échelle de valeurs, car aller se faire


analyser demanderait de la part de ces étudiants une révision des juge-
ments qu'ils portent sur leur propre personnalité.
En fait nous avons ici une opinion sur la psychanalyse, parce que les
échanges entre les individus appartenant à ce groupe portent sur les
divers courants de faits et d'idées. L'opinion qui est née de ces échanges
constitue pour l'individu une possibilité, mais cette possibilité deviendra
une composante du comportement, une attitude, le jour où un certain
nombre de conflits la conditionneront à cet effet.
Allons plus loin. Bon nombre d'étudiants pensent, et peut-être
non sans raison, que l'extension de la psychanalyse détermine les gens
à se faire analyser. Nous avons remarqué le grand pourcentage d'étu-
diants qui seraient disposés à se faire analyser « par curiosité ». Ici
l'opinion ne se présente pas comme une solution possible, mais comme
une matière de conflit sur le plan personnel qui déterminera une atti-
tude. Dans le premier cas ce sont les conditions matérielles qui trans-
forment l'opinion en attitude, celle-ci étant concomitante des événements,
dans le deuxième c'est la prise de conscience de conditions futures, et
l'attitude est préventive de ces événements. Les deux alternatives nous
ramènent à la même supposition : l'opinion est un échange interindi-
viduel et une possibilité de comportement, tandis que l'attitude est une
composante du comportement intra-individuel.
Psychologiquement l'étude de la transformation qualitative de l'une
en l'autre est d'une importance capitale pour notre science. Les théories
de l'apprentissage éclairassent un peu la question, mais beaucoup de
problèmes restent à résoudre.
Sur le plan méthodologique, cette distinction est assez importante,
car elle revient à dire qu'il faut toujours étudier aussi bien l'extension
que l'intensité d'une opinion et d'une attitude. L'étude soit qualitative
soit quantitative est insuffisante, et les succès pratiques obtenus sur
le terrain de l'étude quantitative par exemple, pour importante qu'elle
soit historiquement, ne la justifient pas scientifiquement (1).
Enfin, le lecteur sera en droit d'interroger : Les étudiants sont-ils
« pour » ou « contre » la psychanalyse ?
On demande assez souvent dans les questionnaires d'opinion si les
informateurs sont favorables ou non à telle ou telle chose d'une façon

(I) Il faut croire, ou du moins espérer, que l'analyse « hiérarchique », pour emploj'erl'expres-
sion de J. Stoetzel, qui a été développée par Guttman, apportera une solution à l'étude de
l'intensité des attitudes et des opinions.
PSYCHANALYSE 27
414 REVUE FRANÇAISE DE PSYCHANALYSE

directe. Nous croyons pour notre part qu'un tel procédé n'est pas
toujours heureux, car on fait appel à une projection trop directe, et
parfois cela provoque des réponses-standard qui ne correspondent pas
au jugement, lequel, lorsqu'il s'agit de prendre une décision, objective
la réponse subjective.
Un petit essai que nous avons fait a montré, au moins dans le cas
de l'opinion que nous étudions, qu'il est préférable, pour connaître
l'attitude, de questionner sur l'efficacité de l'objet plutôt que sur la
position directe à son égard.
Nous avons posé à 892 étudiants la question suivante :
Croyez-vous que la psychanalyse puisse modifier la personnalité ?
oui, non, sans opinion.
Si oui : en mal, en bien.
Les résultats ont été :
Oui Oui Oui Oui
(sans qualifications) (en mal) (en bien) (en bien et en mal)

6 % 10 % 26 % 17 %
Refus
Non Sans opinion de répondre

26 % 10 % 5 %
/o
La comparaison des résultats du sondage avec les réponses à la
question libre : la psychanalyse est-elle utile et efficace ? Pourquoi ?
montre qu'il s'agit en réalité de l'appréciation de l'efficacité de la
psychanalyse. La dispersion des résultats fait ressortir qu'il n'y a pas
une attitude cristallisée envers la psychanalyse, et la cause de ceci, il
faut la chercher dans la méconnaissance par le grand public des résul-
tats qu'elle a obtenus.
Se fait-on dans la population étudiante une opinion unique sur la
psychanalyse ? Tout ce qu'on peut conclure, c'est que ni les différences
statistiques ni les différences qualitatives ne sont significatives, et que
les écarts rencontrés ne sont que des variations autour d'une même
opinion.
Nous avons essayé de brosser avec les résultats obtenus un tableau
de la représentation qu'on se fait de la psychanalyse. Tableau forcément
incomplet, car de nombreuses données d'ordre théorique et des corré-
lations entre facteurs restent à analyser. Les résultats sont-ils fidèles ?
La comparaison des diverses épreuves nous permet de penser qu'ils le
r
RÉSULTATS D'UNE ENQUÊTE CONCERNANT LA PSYCHANALYSE 415

sont. (Néanmoins, il ne faut pas oublier que la population étudiante,


en raison de son homogénéité et de son instruction, est une population-
limite, et toute généralisation serait hasardeuse.)
Ils peuvent en tout cas fournir matière à réflexion à l'analyste qui
s'intéresse à l'évolution des relations entre son activité et certaines
parties de la société, à celui qui étudie les problèmes de perception
sociale cognitive; au sociologue de la connaissance, et au psycho-
sociologue que les problèmes concernant les opinions et les attitudes
préoccupent.

BIBLIOGRAPHIE
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sociale, P. U. F., 1952.
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négociation, Public Opinion Quarterly, 1944, 8, pp. 38-60.
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Bomb and World Affairs, Cornell University, 1947 (ronéoté);
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1946, 43, pp. 289-374.
[10] SHERIF (M.) and CANTRIL (H.), The Psychology of Ego-Involvement, John
Willey, 1947.
Le psychodrame selon Moreno(l)
par ARMAND MULLER (Lausanne)

Dans le tome I de son ouvrage consacré au psychodrame, Moreno


parle de l'unique entrevue qu'il eut avec le Pr Freud, alors qu'il
faisait un stage à la clinique psychiatrique de l'Université de Vienne.
Le jeune étudiant qu'était Moreno, s'adressa au maître en ces termes :
« Eh bien ! Dr Freud, je commence là où vous finissez. Vous rencontrez
les hommes dans l'atmosphère artificielle de votre cabinet de consul-
tation. Moi, je les rencontre dans la rue, dans leurs propres maisons,
dans leur milieu naturel. Vous analysez leurs rêves. Moi je leur donne le
courage de rêver à nouveau. Je leur apprends comment on peut jouer à
être Dieu. » La citation s'arrête là. Impossible de savoir ce que Freud
répondit à ce discours quelque peu grandiloquent. Mais il est permis
de penser qu'en psychanalyste qu'il était, il se soit informé de la raison
motivant l'hostilité latente, à peine cachée, du jeune Moreno à son
égard. Ce défi, jeté en pleine figure par un étudiant inexpérimenté à
un maître dont le génie est méconnu par un seul : Moreno, ce défi
parle en faveur d'une motivation non fondée rationnellement, car un
être raisonnable, en pareille circonstance, avant de prendre le contre-pied
de son professeur, se serait informé avec un maximum de soins du bien-
fondé des hypothèses et des découvertes de son maître.
Ce manque d'information psychanalytique se retrouve tout au long
du travail de Moreno et diminue grandement la portée de certaines de
ses innovations, par ailleurs fécondes et dignes d'attention.
L'attitude de Moreno illustre bien celle que l'on observe chez un
bon nombre d'individus, lesquels sont obligés, pour parvenir à un
résultat positif, de recourir à des méthodes partiales, justifiées de leur
seul point de vue, réalisant ainsi un rétrécissement du champ visuel,
rétrécissement qui s'accompagne souvent d'une vision plus aiguë, plus
approfondie d'un aspect particulier de la réalité. Les erreurs nombreu-

(I) Conférence faite au Séminaire de Pédagogie de l'Université de Lausanne (Suisse).


LE PSYCHODRAME SELON MORENO 417

ses, les discriminations arbitraires se justifient par ce seul fait qu'elles


ont permis l'éclowon d'une vérité expérimentale durable.
A vrai dire, si l'on veut aller au fond des choses, aucun esprit
créateur n'échappe à cette critique. Freud lui-même, en vertu de
nécessités énergétiques créant des droits de priorité pour une orientation
de la recherche par rapport à une autre, s'est avant tout intéressé à la
dynamique de la psychologie individuelle, négligeant consciemment
d'autres aspects de la psychologie sociale et de la psychologie des
groupes. Avant de s'occuper des mécanismes psychologiques régissant
le comportement de groupes sociaux, Freud devait nécessairement
porter l'accent sur la psychologie de l'individu; il en résulta une
hypertrophie de la réalité individuelle par rapport à la réalité sociale.
Freud ne pouvait tout faire, et il le savait bien. Son travail de recherche
allait être repris et poursuivi par des forces jeunes et nouvelles auxquelles
incombait la tâche d'explorer des régions inconnues, mal connues, à
peine déblayées (religion, sociologie, ethnologie, se. politiques).
Dès le départ, Moreno se dresse contre Freud pour lequel il n'éprouve
aucune affinité intellectuelle. Dès le départ, Moreno se cabre contre une
autorité étouffante, il s'y oppose parce que son tempérament l'exige : il
est acteur-né, il a besoin de mouvement, de place, de décors changeants,
il a besoin d'un public, de partenaires chargés d'électricité, il a besoin
de voir éclater le drame sous ses yeux, il a soif de catharsis. Moreno n'a
que faire d'un divan analytique et de cette longue patience dont doit
faire preuve le psychanalyste en face d'un malade verbalisant couché
sur le dos. Moreno déteste la monotonie, l'effort non-récompensé
immédiatement, l'analyse méticuleuse du matériel analytique délivré
par le névrosé. Le tempérament extraverti de Moreno le destine à
prendre le contre-pied de Freud, le savant expérimentateur, raisonneur,
analyseur, introverti..
Dès les premières pages de son ouvrage, Moreno part en guerre
ouverte contre la psychanalyse : « C'est la psychanalyse, dit-il, qui la
première engagea le combat contre le génie, sournoisement, par derrière,
le dégradant, le détruisant à cause de ses complexes. Après que Marx
et Darwin eurent purgé la nature et la société de leurs forces-cosmiques
créatrices, la psychanalyse franchit la dernière étape en purgeant le
monde de ses génies. C'était la revanche de l'esprit médiocre avide de
ramener toute chose à son plus petit commun dénominateur. Puisque
chacun se débat avec des complexes, et puisque le génie créateur ne
fait pas exception à la règle, tous les hommes sont par conséquent égaux
entre eux. Tous les hommes sont des génies, les uns s'efforcent de le
418 REVUE FRANÇAISE DE PSYCHANALYSE

devenir, les autres n'ont pas même besoin de faire cet effort. Une armée
de Philistins chargeait Samson. On l'admirait et or» le craignait sans
raison. Il n'est pas plus fort que nous, puisque tout n'est qu'une question
de complexes, de cheveux longs. Chacun est capable de se laisser pousser
les cheveux. »
Ce ton satirique et don quichottiste, Moreno le cultive tout au long
de son exposé, et alors même qu'il se fait fort d'annoncer l'imminent
déclin de la psychanalyse, on chercherait en vain dans son ouvrage un
chapitre où l'auteur s'attacherait à réfuter systématiquement les thèses
des psychanalystes. Sa réfutation se borne à affirmer la valeur de sa
théorie psychodramatique du comportement humain. Dans un accès de
générosité il avoue que la psychanalyse peut rendre quelques menus
services dans une infime minorité de cas. Car pour le reste, le psycho-
drame est là ! Il suffit.
On peut affirmer, après avoir lu l'aventure singulière du psycho-
thérapeute Moreno, que ce génie bientôt universellement reconnu,
puisque d'après lui ses méthodes et ses théories sont insensiblement
assimilées par les psychanalystes eux-mêmes, on peut affirmer que dès
avant sa naissance il était destiné à embrasser la carrière du psychodrame.
A l'âge de 4 ans 1/2 Moreno montrait déjà ses dispositions de futur
psychodramaturge : ses parents habitaient une maison sise au bord
du Danube bleu. Le petit Moreno, profitant de l'absence prolongée de
ses parents, invita un jour ses camarades à venir jouer avec lui, dans sa
maison. Au milieu d'une pièce vide se trouvait une grande table de
chêne et notre futur psychodramaturge proposa aux enfants de se
joindre à lui dans un jeu qu'il intitulait : Dieu et ses anges. Toutes les
chaises disponibles de la maison furent amenées dans la pièce, et
entassées les unes sur les autres par-dessus la table, elles représentaient
les différents niveaux menant au Paradis céleste. Il y avait une dernière
chaise située à la hauteur du plafond. Le petit Moreno y grimpa aidé
de ses camarades qui, plus modestes, se contentèrent d'occuper les
sièges réservés aux anges du paradis. Les enfants se mirent à chanter et
à battre des ailes avec leurs bras. Au bout d'un moment l'un d'entre
eux s'écria : pourquoi ne voles-tu pas Moreno ? Moreno tendit les
mains en avant et se retrouva bientôt sur le sol avec un bras fracturé. Ce
fut sa première séance privée de psychodrame où il jouait à la fois le
rôle de directeur et de sujet.
Sans vouloir attacher trop d'importance à cette expérience très
suggestive du point de vue psychanalytique, elle illustre bien cette
tendance à la domination qui se retrouve chez la plupart des esprits
LE PSYCHODRAME SELON MORENO ' 419

créateurs. Ces esprits n'acceptent pas la subordination à un maître, ils


veulent se diriger et agir au gré de leur inspiration propre et manifestent
des tendances hostiles à l'égard de ceux qui pourraient porter ombrage
à leur besoin d'originalité.
Moreno fit partie d'une troupe de comédiens-amateurs et poursuivit
cette activité théâtrale pendant toute la durée de ses études de médecine.
La révélation du psychodrame lui fut donnée grâce aux confidences du
mari d'une actrice qui. appartenait à cette troupe d'amateurs. Elle
jouait constamment des rôles de jeune première ingénue et charmante,
mais par contre, se montrait fort désagréable, agressive et revendicante
dans la vie conjugale. Moreno, frappé de cette opposition, proposa à
l'actrice de faire valoir la multiplicité de ses dons de comédienne en
l'invitant à jouer des rôles de mégère. La femme accepta, son mari lui
donnait la réplique et la scène de ménage, sur scène, fut excellente,
paraît-il. L'ingénue se révélait être une mégère parfaite et manifesta
elle-même son étonnement devant cette réalisation inattendue. Le mari
vint confier à Moreno qu'elle s'était comportée exactement comme elle
se comportait à la maison, et que le jour même de la scène improvisée,
elle avait été une femme tendre et soumise à la maison. Moreno pour-
suivit l'expérience avec le couple en question, lui proposant de jouer les
différents moments de sa vie conjugale. Les acteurs s'y prêtèrent de
bonne grâce, y -voyant un exercice dramatique et non une thérapie.
C'est ainsi que Moreno mit au point, pour la première fois, un traitement
des troubles de l'adaptation par le jeu dramatique. Fort de cette première
expérience, il continua à faire jouer leurs histoires à des enfants cueillis
dans les jardins publics de Vienne. Les enfants trouvant en lui un
excellent meneur de jeu, vinrent régulièrement participer aux exercices
dramatiques de Moreno. Il réunit ainsi les premiers éléments de sa
fameuse théorie de la spontanéité, base scientifique de sa thérapie par
le psychodrame.
Mais officiellement, déclare Moreno, le psychodrame vit le jour le
Ier avril 1921 entre 19 heures et 22 heures. Le locus nascendi de la
première séance de psychodrame fut le Komoedienhaus, un théâtre
dramatique de Vienne. Moreno n'avait ni troupe d'acteurs, ni pièce de
théâtre à faire jouer. Il se trouvait seul et nullement préparé devant un
public de 1.000 personnes. Lorsque le rideau se leva, il n'y avait sur
scène qu'un fauteuil recouvert de peluche rouge avec un long dossier lui
donnant l'aspect d'un trône royal. Sur le siège du fauteuil se trouvait
une couronne dorée.
Le public était composé de curieux et parmi ceux-ci se distinguaient
420 REVUE FRANÇAISE DE PSYCHANALYSE

des diplomates de différents pays, des représentants du clergé et


d'organisations culturelles. Moreno avait réuni ce public pour le purger
d'un syndrome collectif pathologique qui était l'apanage de la popu-
lation autrichienne et plus particulièrement viennoise de l'après-guerre.
Il n'y avait pas de gouvernement stable, il n'y avait plus d'empereur,
plus de roi, plus de chef. La révolte grondait. De même que l'Allemagne,
la Russie, les États-Unis, l'Autriche n'avait pas de repos, elle se cherchait
une nouvelle âme.
Du point de vue psychodramatique, Moreno avait en vérité une
troupe d'acteurs sur laquelle il pouvait compter, il avait également une
pièce de théâtre à leur faire jouer. Cette troupe d'acteurs, c'était le
public lui-même, et la pièce de théâtre, c'était le rôle que les circons-
tances politiques faisaient jouer à chaque spectateur pris individuelle-
ment. Le thème du drame était le recherche d'un nouvel ordre de
choses. Il fallait d'autre part, éprouver la valeur de tous ceux qui,
dans l'auditoire, aspiraient au commandement ; parmi eux se trouverait
peut-être le sauveur de la nation ! Chacun fut invité à monter sur scène,
à s'asseoir sur le trône et à agir à la manière d'un roi, sans y avoir été
préparé, devant un auditoire pris au dépourvu. Les spectateurs formaient
le jury. L'épreuve était difficile, il faut le croire, puisque personne ne fut
trouvé digne de jouer réellement ce rôle de chef. Ainsi, le monde resta
sans maître, conclut philosophiquement Moreno. De plus, l'accueil que
la presse réserva à ce genre d'expérience fut plutôt mitigé. Moreno
perdit de nombreux amis, mais se fondant sur le proverbe qu'il se
plaît à citer : Nemo projeta in patria, il s'en consola aisément et s'en fut
à la recherche de pays plus cléments, plus neufs, plus disponibles ;
c'est en Amérique du Nord que Moreno trouva le terrain d'élection du
psychodrame.
En effet, affirme Moreno, l'Américain est avant tout doué d'un
esprit moteur. L'Américainaime l'action, il préfère bouger plutôt que de
rester assis dans un fauteuil à lire un livre. Cette disposition d'esprit
du peuple américain expliquerait l'accueil favorable dont bénéficia
Moreno lorsqu'il développa ses théories et ses expériences sur le
psychodrame. Je me permettrai d'ajouter également que la naïveté des
Américains, leur façon souvent infantile d'envisager certains aspects de
la réalité, leur enthousiasme capable de s'exprimer à la moindre occasion,
favorisaient grandementl'entreprise et le succès du prophète Moreno.
Il serait temps de donner un aperçu succinct de la méthode psycho-
dramatique telle que la conçoit son fondateur. En voici un résumé que
le maître a résumé lui-même dans un article paru dans la revue des
LE PSYCHODRAME SELON MORENO 421

Temps modernes, résumé que je résume à mou tour comme suit : La


méthode psychodramatique utilise cinq instruments principaux :
I) La scène ;
2) Le sujet ou patient ;
3) Le directeur ;
4) Le corps des auxiliaires ;
5) Le public.
LA SCÈNE

L'espace scénique est une extension de la vie au delà des expériences


de la vie réelle. La réalité et la fantaisie n'y entrent pas en conflit. La
scène incarne les illusions et les hallucinations et les élève au même
niveau que les perceptions sensorielles normales. La scène, grâce à son
atmosphère de liberté, permet au sujet de se libérer de tensions into-
lérables, de retrouver un équilibre compromis par une réalité quoti-
dienne dont le champ d'action est étroit et restrictif.
L'architecture est adaptée aux besoins thérapeutiques ; la scène,
avec ses multiples étages rappelle le ciel, l'enfer et l'ici-bas des mys-
tères chrétiens. Elle permet l'extériorisation des conflits à des niveaux
différents.
(La technique du rêve éveillé de R. Desoille réalise également une
hiérarchisation des seuils affectifs permettant une prise de conscience
et une abréaction de conflits situés à des étages psychiques que le
psychothérapeute peut faire varier selon les nécessités du traitement.)

LE SUJET
On lui demande d'être lui-même. Le patient dramatisera sa vie
quotidienne avec une facilité relative. Il jouera son rôle selon l'inspi-
ration du moment. Deux facteurs sont ici d'une importance capitale :
la spontanéité et la dramatisation. Le sujet invente un rôle, reproduit
une scène du passé, joue un problème du présent, recrée sa vie sur
scène ou dramatise des épreuves futures.
On donne également au patient la possibilité de confronter les
personnages qui participent à ses exploits mentaux. Ces personnes
peuvent être réelles ou fictives. La mise en train psychologique du
malade est stimulée par des moyens divers : la présentation de soi, le
soliloque, l'interpolation d'une résistance,. le renversement des rôles,
l'électro-choc, etc.
La situation psychodramatique exige un maximum d'engagement
vis-à-vis d'autres sujets et objets.
422 REVUE FRANÇAISE DE PSYCHANALYSE

LE DIRECTEUR

En tant que metteur en scène, le directeur transforme en action


dramatique tout indice que le malade pourrait lui offrir. Il maintient
la liaison entre la trame scénique et la vie réelle du patient.
En tant que thérapeute, le directeur est autorisé à choquer le malade,
à le faire rire ou pleurer, à manifester son indifférence.
En tant qu'analyste, le directeur complétera son interprétation
personnelle grâce aux renseignements fournis par les. spectateurs (mari,
femme, amis, voisins).
L'EGO AUXILIAIRE

Il est à la fois l'extension du directeur dans son rôle d'investigateur


et de thérapeute, et l'extension du malade en incarnant des personnages
réels ou imaginaires de son drame vital.

LE PUBLIC

Le public est la résonance de l'opinion publique. Ses réactions


doivent être spontanées. Le sujet peut aussi incarner le public dans la
manifestation d'un syndrome collectif dramatisé sur scène.
,
Un des buts essentiels du psychodrame est de produire la catharsis.
Dans l'évolution historique du théâtre, Moreno définit la position du
psychodrame comme suit :
« C'est à Eschyle qu'on attribue le mérite d'avoir placé le premier
acteur dans un espace social situé hors du choeur : la scène. C'est à
Euripide qu'on accorde l'honneur d'avoir introduit le second acteur,
innovation qui donna naissance au dialogue et à l'interaction des rôles.
Quant à nous, on peut nous attribuer le mérite d'avoir placé l'âme
elle-même sur la scène. »
Au cours de son expérience psychodramatique, Moreno s'aperçut du
rôle capital que jouait la spontanéité dans le jeu d'un sujet désirant se
libérer des tensions intérieures provoquées par un conflit affectif ou
autre. Le traitement psychodramatique n'a de valeur que dans la
mesure où le malade s'exprime librement, spontanément et ne cherche
pas à se rendre esclave d'une attitude dramatique stéréotypée. Il se
produit exactement le contraire de ce qui se passe sur un plateau de
théâtre ordinaire. L'acteur professionnel se met dans la peau du per-
sonnage qu'il incarne. Il abandonne sa personnalité, ses sentiments
particuliers, ses goûts, ses préférences, il abandonne tout cela à son
personnage d'emprunt. Au contraire, Moreno insiste pour que le sujet
LE PSYCHODRAME SELON MORENO 423

se révèle sur scène avec ses qualités et avec ses défauts, avec sa gaucherie,
et son extravagance. La spontanéité est source de catharsis, de libération
intérieure de tensions intolérables. La spontanéité permet une décharge
affective, elle permet au sujet-acteur d'aller au centre du problème qui
le préoccupe.
Tout l'effort de Moreno porte sur une rééducation de la spontanéité.
Car la spontanéité, si elle libère le sujet de ses conflits en lui facilitant
une. extériorisation de sa vie affective perturbée, est en même temps une
force créatrice. Il existe une relation très étroite entre la spontanéité et
l'acte créateur. Pour Moreno Dieu est la forme même de la spontanéité.
C'est en se fondant sur l'idée du « moment » créateur que Moreno. base
sa démonstration de l'existence de Dieu. L'existence de Dieu apparaît
comme une forme a priori du facteur s (s = spontanéité).
Il est toutefois surprenant d'apprendre par la bouche même de
Moreno, que la spontanéité est indépendante de l'intelligence. Moreno
base cette constatation sur l'expérimentation d'un test de spontanéité
ainsi que sur l'observation du jeu de ses sujets pendant l'action psycho-
dramatique. Des études statistiques font ressortir le fait que l'augmen-
tation du facteur s n'entraîne pas forcément une augmentation du Q. I.
Cette constatation s'impose, mais Moreno n'en donne aucune explica-
tion valable. Comment le pourrait-il lui qui, au lieu d'analyser objec-
tivement les caractéristiques de la spontanéité, son étiologie, sa portée
psychologique actuelle et présente, comment le pourrait-il, lui qui fait
de la spontanéité un mystérieux facteur s donné a priori, une force
rendant compte de l'activité créatrice se manifestant non seulement sur
le plan psychique, mais également sur le plan somatique comme chez le
nouveau-né, par exemple, qui organise la croissance de son corps, de
ses organes vers leur nouvel usage en faisant appel à ce mystérieux
facteur s, responsable du processus d'adaptation auquel l'enfant est
obligé de se soumettre à chaque nouvelle étape de son évolution.
Comment Moreno pourrait-il éclairer notre lanterne, puisqu'il se
préoccupe davantage de savoir si le facteur s se rencontre chez l'animal
et comment il est possible de le concilier avec les principes delà conser-
vation de l'énergie ; puiqu'il fait de son facteur s le pendant de l'élan
vital qui a fait la gloire de Bergson.
Le méli-mélo métaphysico-scientifico-religieux de Moreno est la
conséquence de ce geste dicté par l'amour-propre et le besoin de
grandeur qui le fit rejeter en bloc toute la théorie psychanalytique
patiemment élaborée par d'authentiques savants. Moreno n'est pas un
savant; en lisant son ouvrage, un mot nous hante à chaque fin de
424 REVUE FRANÇAISE DE PSYCHANALYSE

chapitre... Car il est tout de même singulier que dans cet ouvrage qui
se veut scientifique et échafaudé sur un matériel expérimental considé-
rable, n'apparaisse pas un seul cas de malade dont il nous aurait donné
l'anamnèse détaillée et complète, un seul cas soigneusement analysé et
commenté qui pourrait servir à nous orienter dans ce dédale d'idées
extravagantes. C'est tout l'inverse que l'on constate chez Freud et ses
disciples. Ici la théorie explicative s'offre comme une interprétation aussi
rationnelle et rigoureuse que possible, de toute une série de faits
expérimentaux.
Moreno met la charrue devant les boeufs, et dès les premières pages
de son traité donne libre cours à ses impulsions icono'clastes, renversant
effrontément ces dieux freudiens auxquels il se compare sans leur
ressembler le moins du monde d'ailleurs.
Et il n'y a rien de plus démoralisant que de devoir prendre au
sérieux l'argumentation d'un monsieur si présomptueux, si sûr de lui
qu'il nous donne l'impression de rééditer une nouvelle Bible mosaïque
devant laquelle une seule attitude demeure possible, l'attitude du oui
et amen-merci avec trois génuflexions.
Si Moreno avait essayé d'intégrer ses découvertes à la théorie
psychanalytique freudienne, il n'aurait pas eu de peine à comprendre
les mécanismes psychologiques qui rendent compte de la signification
dynamique de la spontanéité dans le jeu dramatique.
En effet, l'exhortation à la spontanéité renouvelée à chaque instant
du jeu par le directeur de théâtre thérapeutique, reproduit assez exacte-
ment l'exhortation du psychanalyste qui demande au malade d'associer
spontanément les idées lui traversant l'esprit. L'association spontanée
d'idées sur le divan analytique, est le pendant de l'action spontanée sur
une scène de théâtre psychodramatique. Cette disposition particulière
de l'esprit facilite l'incursion des préoccupations inconscientes dans le
champ de la conscience ; le contrôle qu'exerce la raison raisonnante, la
conscience morale, la peur du qu'en dira-t-on, est réduit à un minimum
dans la mesure où le sujet s'efforce de laisser libre cours à son flux de
pensées et à ses velléités d'action, sans faire intervenir ses facultés de
jugement. Tant que le sujet surveille ses propos et ses gestes, il sera
sous la juridiction du Moi conscient ; dès que la surveillance se relâche,
il se trouvera déjà en partie sous la juridiction des instances inconcientes.
Contrairement aux affirmations de Moreno, le sujet qui verbalise sur
un divan analytique n'est nullement passif dans son comportement. Il
vit les scènes auxquelles il fait allusion. Certes, il les vit en pensée, avec
le concours de son imagination. Mais personnene nous fera croire qu'une
LE PSYCHODRAME SELON MORENO 425

reviviscence non-accompagnee de gestes soit moins chargée d'affectivité


qu'une dramatisation où le geste prédomine.
Moreno se vante de pouvoir faire pleurer ses sujets sur scène, de les
faire crier, de les mettre en état d'effervescence et d'agitation intérieure
avec manifestations de tachycardie et de sueurs froides. Les analystes
sont capables d'en remontrer à Moreno sur ce point. La catharsis,
nécessaire à l'action thérapeutique du psychodrame, se retrouve en
psychanalyse individuelle sous formes d'abréaction.
Moreno enfonce des portes ouvertes lorsqu'il prétend faire de la-
catharsis une découverte dont il revendique la paternité presque
exclusive. L'abréaction est un élément indispensable du traitement
analytique, surtout chez l'enfant. Et si la spontanéité joue un rôle dans
l'étiologie de la catharsis, c'est dans le sens déjà signalé, à savoir qu'elle
facilite le jeu des mécanismes inconscients et permet l'intégration dans
le champ de la conscience d'éléments conflictuels, source de troubles
affectifs variés.
Le facteur s et la catharsis, chevaux de bataille du Dr Moreno,
lorsqu'on les défait de leur harnachement fabuleux, deviennent de
pauvres haridelles sans originalité.
Moreno est convaincu d'avoir découvert les mécanismes profonds
d'une nouvelle psychologie dynamique de la personne. Freud semble
s'être complètement égaré dans les marais de la psychanalyse. Heureu-
sement Moreno est là qui reprend le flambeau, prêt à éclairer le-
monde de sa nouvelle lumière scientifique, créatrice, vitalisante. Mais-
il n'est pas sorcier de s'apercevoir que tout l'édifice théorique de Moreno
repose sur des idées préconçues, chargées de passion et de partialité.
En fait, Moreno utilise l'ordre de réalité scénique s'exprimant dans le

psychodrame, pour définir la psychologie dynamique de l'enfant et de
l'adulte, pour définir les bases dites scientifiques de sa métaphysique
spiritualiste. La réalité psychodramatique, chez Moreno, fait tache
d'huile et finit par envahir l'univers psychique, l'univers métaphysico-
philosophique.
En effet, la spontanéité, dans le jeu des sujets-acteurs, devient un
facteur 5 qui, en dernier ressort explique tout (c'est-à-dire rien) et en
particulier la faculté d'adaptation chez l'enfant, la modification de ses
organes en vue de leur fin fonctionnelle.
La mise en train, c'est-à-dire l'excitation qui permet au sujet-acteur
de « démarrer », et de jouer son rôle dramatique, cette mise en train
devient une fonction localisable. Pour l'enfant, le locus nascendi de la
fonction de mise en train est par exemple une région à laquelle appar-
426 REVUE FRANÇAISE DE PSYCHANALYSE

tiennent la bouche, les seins de la mère, le fluide lactique et l'air envi-


ronnant (notion qui représente le pendant de l'idée psychanalytique du
stade oral chez le nourrisson).
Les partenaires du sujet-acteur, se transforment tout d'abord en
ego-auxiliaires. Cette appellation "est reprise pour désigner le rôle de la
mère par rapport à l'enfant. Ainsi, la première fonction de la mère est
de jouer convenablement son rôle de mère, et deuxièmement, de
développer une claire image des besoins et du rythme de l'enfant de
manière à pouvoir lui venir en aide à bon escient. De même dans l'action
psychodramatique, l'ego-auxiliaire joue le rôle désigné par le sujet-
acteur tout en lui servant de guide. Il est à peine besoin de faire remar-
quer que cette explication ressemble à une lapalissade.
La catharsis est un élément important du jeu thérapeutique. Moreno
le reprend pour l'appliquer à l'événement de la naissance. La naissance
n'est nullement un traumatisme, c'est l'opposé d'un traumatisme : la
naissance est une profonde catharsis pour la mère comme pour l'enfant.
Enfin, ayant observé que la réussite d'un jeu dramatique réclamait
l'existence d'un minimum d'atomes crochus entre le sujet-acteur et ses
partenaires (ego-auxiliaires), Moreno, pour rendre compte de ce
phénomène, inventa le facteur tele. Il y a du tele positif et du tele négatif.
Le facteur tele se développe très tôt chez le nourrisson déjà. Il condi-
tionne l'apprentissage du premier réflexe social.
Cet ajustement de l'univers tout court à l'univers morénien, ajuste-
ment fondé sur une argumentation très peu convaincante, donne à la
dialectique de Moreno quelque chose de rigide et d'absolu. Son argu-
mentation est précédée d'idées préconçues qui servent à défendre un
idéal de grandeur très peu compatible avec un esprit scientifique
authentique, lequel cherche non pas à plier la réalité observée aux
impératifs d'un dogmatisme puéril, mais bien plutôt à se mouler, à
s'ajuster au pas de vis de la réalité qui, elle, doit être servie comme
un dieu.
Loin de moi, cependant, l'idée de minimiser le mérite de Moreno
d'avoir réussi la mise au point d'une technique psychothérapique d'un
caractère particulier et applicable dans certains cas bien définis. Le
psychodrame offre des possibilités de guérison à -des individus doués
d'un tempérament dynamique, ainsi qu'à d'autres qui éprouvent une
peine réelle à verbaliser leur pensée et leurs sentiments. Il offre surtout
des perspectives intéressantes à cette classe de gens médiocrement
intelligents et superficiels qui ne peuvent comprendre la signification
d'un traitement psychanalytique normal.
LE PSYCHODRAME SELON MORENO 427

Le psychodrame a permis la mise en évidence de l'action du geste


sur l'esprit, sur le psychisme de l'individu. L'on est en mesure de
remédier à certaines formes de bégaiement en invitant le sujet à
prononcer une série de lettres faciles, à les grouper insensiblement sous
forme de mots incompréhensibles d'abord, puis avec le temps et l'exer-
cice les lacunes sont insensiblement comblées au fur et à mesure des
progrès réalisés par le malade, jusqu'au jour où il finira par pouvoir
prononcer indifféremment n'importe quel mot du vocabulaire. Cette
rééducation, à en croire Moreno, intéresse non seulement le syndrome
pathologique, mais également l'ensemble du psychisme de l'individu
soumis à ce genre de traitement. (Pour souscrire à ces conclusions, il
faudrait pouvoir déterminer la part de suggestion intervenant dans le
traitement et le rôle thérapeutique que joue la valorisation du Moi en"
fonction des progrès réalisés par le malade.)
Un autre fait ressort de l'expérience psychodramatique : il semble
que lorsqu'une situation conflictuelle actuelle est dramatisée, elle se
reproduirait moins souvent dans la réalité. L'observation courante,
d'ailleurs, nous montre, par exemple, que le pasteur soucieux d'adopter
à l'égard de ses paroissiens une attitude digne du Maître dont il prétend
être le ministre, aurait plutôt tendance à faire éclater sa mauvaise
humeur au sein de sa famille. Tel avocat, par contre, qui a l'occasion
d'utiliser devant le tribunal tout le registre de son agressivité et de son
ironie mises au service d'une cause plus ou moins défendable, serait un
mari et un père modèles, à la maison. On pourrait en tirer la conclusion
qu'une bonne scène de ménage dramatisée avec ardeur une fois par
.mois, éviterait certains divorces caractérisés par la futilité des causes
les ayant déterminés.
Mais une objection centrale, valable d'ailleurs pour toutes les formes
de psychothérapies extra-analytiques, demeure jusqu'à plus ample
informé : il n'est pas du tout certain que la disparition d'un syndrome
morbide ou d'un conflit affectif grâce à l'action thérapeutique du
psychodrame, entraîne la guérison réelle du sujet. Il n'est pas gratuit
d'admettre que la disposition à rechuter demeure, tant que la racine du
mal n'aura pas été atteinte par une analyse approfondie. La disposition à
rechuter ne se manifestera pas nécessairement sous la forme d'un
trouble affectif ou psychique, elle pourra se convertir, cas échéant, en
un trouble somatique, en une maladie physique, en une attitude parti-
culière favorisant les chances de succomber à des accidents.
En résumé, nous dirons que le psychodrame est une psychothérapie
projective stimulant le sujet-malade à dramatiser les structures psychi-
428 REVUE FRANÇAISE DE PSYCHANALYSE

ques telle que le ça, le moi, le surmoi, dans la mesure où des éléments
conflictuels s'insèrent à l'un ou l'autre de ces niveaux psychiques et
viennent perturber l'équilibre général de la personnalité.
La liquidation des conflits affectifs se fait, comme en psychanalyse
normale individuelle, par voie de transfert et d'abréaction. Le directeur
du théâtre thérapeutique et ses auxiliaires créent autant de situations
transférales qu'il y a de rôles à jouer. La situation transférale permet la
reviviscence du conflit et son abréaction (catharsis). L'incursion des
éléments refoulés, source de conflit, dans le champ de la conscience et
dans le champ d'action dramatique, est facilitée par la spontanéité de
l'expression psychodramatique, spontanéité d'association d'actes, de
situations et de souvenirs qui est le pendant de l'association libre,
règle d'or du traitement analytique individuel.
Il faut considérer le psychodrame comme une variante de la psycho-
thérapie de groupe, et à ce titre il mérite l'attention de tous les psychana-
lystes. Grâce à la mobilité des situations transférales et aux possibilités
accrues 'd'abréactions de conflits affectifs, grâce aux stimuli importants
que constituent l'attitude, l'exemple, l'encouragement des participants
eux-mêmes, les psychanalystes devraient envisager, à titre d'essai,
l'éventuelle association des psychothérapies de groupe (le psychodrame
y compris) avec la méthode psychanalytique individuelle classique.
Les Américains semblent avoir enregistré de bons résultats dans
cette voie nouvelle qui s'offre à la psychanalyse.
Le psychodrame est également une méthode d'avant-garde per-
mettant d'augmenter le rendement des oligophrènes et de certains
malades mentaux.
Par contre, la théorie psychologique de Moreno doit être considérée
comme une curiosité intellectuelle, vu les circonstances particulières qui
ont présidé à son édification.
En outre, il est certain que la psychanalyse individuelle est la seule
technique actuellement connue permettant au sujet de pénétrer aussi
profondément dans la compréhension des mécanismes ayant déterminé
son comportement moral, social, intellectuel, spirituel, pathologique.
C'est la seule méthode thérapeutique, c'est également la seule méthode
d'introspection pouvant satisfaire les exigences d'un esprit vraiment
humain, c'est-à-dire désireux de comprendre l'essence des choses ou
ce qui s'en rapproche le plus.
Moreno se glorifie d'opposer à la psychologie de l'enfant telle qu'elle
apparaît chez les behavioristes, les gestaltistes et les psychanalystes, la
conception optimiste, exaltante de l'enfant, dérivée du point de vue le
LE PSYCHODRAME SELON MORENO 429

plus achevé de l'état adulte, personnalité créatrice et géniale. Il considère


l'univers de l'enfant comme le type même de l'activité créatrice, et voit
dans l'enfant un génie en puissance.
Nous sommes d'accord avec-Moreno pour affirmer que l'enfant est
un génie en puissance, que l'homme est un dieu en devenir, mais notre
tâche est précisément d'examiner ce qui entrave l'enfant et les hommes
en général, dans cette marche triomphante vers une perfection toujours
plus grande. Un tel désir exige le courage d'examiner la réalité en face
et d'appeler les choses par leur nom. Un tel désir exige une prise de
conscience des éléments perturbateurs qui freinent l'élan vers la
perfection. Un tel désir, surtout, exige une patience sans borne, une
modestie réelle qui se contente d'enregistrer de faibles petits résultats,
lesquels, s'ajoutant les uns aux autres, finiront bien par créer un gros
résultat, mais très loin devant nous, lorsque nous ne serons plus de
ce monde.

PSYCHANALYSE 28
Compte rendu du IXe Congrès annuel
de l'« American Psychosomatic Society »
(Chicago, 29 et 30 mars 1952)
par le Dr PAUL LABBÉ, Clinical Assistant
(Université d'Illinois, Département de psychiatrie, Chicago)

Deux cents à trois cents médecins venus de tous les coins des États-
Unis et du Canada ont passé à Chicago deux des premières journées
de ce printemps. ïls ont discuté avec sagesse, science, et passion aussi,
des relations réciproques du Corps et de l'Esprit vues à travers une
quinzaine de communications scientifiques.
H. K. Fischer, H. Freed, C. Orchinik ont exposé, en premier lieu,
le résultat de leurs recherches de Psychochirurgie. Dans la ligne de la
chirurgie fonctionnelle du système nerveux central inaugurée, il y a
déjà quinze ans, par Egaz Moniz, avec ses interventions sur le cortex
frontal, ces chercheurs ont effectué des destructions électives de cer-
taines structures du Diencéphale. Le plus souvent, il s'agissait du noyau
dorso-médian du thalamus et ou de la partie latéro-postérieure de
l'hypothalamus. Leur technique consiste à atteindre les régions inté-
ressées, sous le contrôle d'un appareil stéréotaxique, à l'aide d'aiguilles
à électro-coagulation.
Les malades qui ont été soumis à ce traitement ont été étudiés
pré- et post-opératoirement à de nombreux point de vue, afin d'obtenir
une documentation aussi multidimensionnelle que possible : tests
d'intelligence et de personnalité, examen clinique par un psychiatre
et un neurologue, E. E. G., épreuves fonctionnelles du système nerveux
végétatif, telles que réflexe oculocardiaque, épreuve à l'atropine de
Danielopolu, etc.
Malheureusement, la documentation recueillie par ces méthodes
et les résultats thérapeutiques obtenus jusqu'à présent, sont très
variables et, si nombre de patients ont bénéficié indubitablement de
ce traitement psychochirurgical, celui-ci n'a pas encore acquis le degré
de prédictibilité requis pour son application en dehors de l'expéri-
mentation.
COMPTES RENDUS 431

Au cours de la discussion, un intéressant procédé de destruction


du tissu nerveux a été exposé par L. Amador : le séjour temporaire à
l'endroit désiré d'un peu de susbtance radioactive contenue dans
l'extrémité d'un tube minuscule. Outre d'autres avantages techniques,
cette méthode permet un repérage radiologique facile.
Si les localisations fonctionnelles dans le système nerveux central
sont encore peu précises et fort controversées, aussi énigmatique est
souvent la variabilité de nombreuses manifestations somatiques sous-
tendues par des troubles de l'affectivité. C'est à clarifier ce problème qu'a
été consacré l'exposé de J. G. Kepecs. Après avoir envisagé et classé,
selon ses propres préférences méthodologiques, les diverses espèces de
déplacement des symptômes somatiques, l'auteur a signalé la. place
spéciale occupée par la tête comme siège de tels troubles, insistant en
particulier sur le rôle des céphalées dans l'économie de la personnalité.
Selon Kepecs et d'autres psychiatres qui sont intervenus au cours de
la discussion, des maux de tête sont apparus chez nombre de leurs
malades — en particulier, pendant une psychothérapie — en même
temps que le patient abandonnait le refoulement comme mécanisme de
défense vis-à-vis du matériel et des structures inconscientes activées à
ce moment.
A ce propos, G. L. Engel a rapporté ses observations concernant
des malades atteints de colite muqueuse ou ulcéreuse. Il a constaté
à plusieurs reprises, au cours de psychothérapies, la transformation
parfois dramatiquement rapide (un ou deux jours) de la diarrhée en
constipation en même temps qu'apparaissaient des maux de tête. Cette
substitution a été le premier pas dans la voie de l'amélioration de ces
malades si difficiles à soigner. Engel se demande alors si un tel change-
ment des symptômes au cours de l'évolution antérieure de la maladie
ne constitue pas un signe de pronostic favorable qu'il faudrait rechercher
avec soin dans Panamnèse du patient.
R. B. Malmo, a signalé combien, dans ses recherches sur les céphalées
effectuées à l'aide de techniques électromyographiques appliquées aux
muscles du cou, il a été frappé par la spécificité des réponses de ses
patients. A un même stimulus émotionnel, les céphalgiques d'habitude
répondent, la plupart du temps, uniquement par un accroissement de
la tension des muscles cervicaux tandis que ceux qui se plaignent de
cardialgie répondent seulement par l'accélération du pouls.
Th. Benedek, G. C. Ham et F. P. Robbins ont alors rapporté et
discuté en détail les observations psychologiques et physiologiques
recueillies chez 6 femmes dont le désir de maternité avait été frustré
432 REVUE FRANÇAISE DE PSYCHANALYSE

pendant des périodes de trois à six ans par la stérilité dite fonctionnelle
de leur mari et l'insuccès de fécondations artificielles. Il s'agit pour les
deux partenaires, d'un problème psychologique compliqué qui résulte
réellement de multiples interactions entre eux et qui constitue un réel
cercle vicieux. Cet état de choses a pu cependant être fortement amélioré
par un traitement psychothérapeutique intensif.
Le Dr Shapiro, urologue, est intervenu pour rapporter, du point
de vue des maris, deux cas personnels analogues et attirer l'attention
des psychiatres sur les problèmes de la stérilité dite fonctionnelle chez
l'homme. Après l'échec de toutes les thérapeutiques chimiques et
physiques qui ont été proposées pour agir sur la stérilité relative de
l'homme, ces deux clients dont il a pu examiner personnellement le
sperme, ont récupéré leur capacité reproductrice en même temps que
s'opéraient des changements importants dans leur vie.
C'est ensuite S. G. Margolin qui a exposé ce qu'il appelle la Psycho-
thérapie anaclitique, forme de traitement psychosomatique destiné
spécialement aux grands malades organiques chroniques dont les
troubles ont, pour une part importante, une origine émotionnelle :
certains patients souffrant gravement de colite ulcéreuse, d'iléite
terminale, d'ulcère gastroduodénal, d'asthme, etc.
Parmi les facteurs qui ont influencé l'orientation de ses efforts
thérapeutiques, l'auteur a cité, entre autres, la constatation faite depuis
bien longtemps déjà que certains sujets atteints de psychose voient
celle-ci subir une atténuation soudaine ou une rémission à l'occasion
de troubles organiques, le fait que certains malades atteints de troubles
dits psychosomatiques deviennent psychotiques à l'occasion de la
disparition de ceux-ci — disparition spontanée, ou par traitement
médical, ou par hypnose, ou en cours de psychothérapie, ou par enlè-
vement chirurgical de la région symptomatique — le fait que l'examen
psychométrique de certains de ces malades montre parfois un tableau
psychologique identique à celui des malades mentaux atteints de
psychose, le fait que certains de ces patients ont un comportement
souvent extrêmement primitif et infantile, tout cela a conduit l'auteur
à essayer de soigner des grands malades, en s'inspirant des techniques
qui ont été préconisées récemment pour le traitement de certains
schizophrènes et de certains troubles mentaux de l'enfant. Il s'agit de
laisser délibérément s'épanouir les tendances infantiles et passives des
sujets et de s'en servir pour rééduquer ceux-ci rationnellement.
C'est dans ce but qu'on tend à établir la relation la plus étroite
entre le médecin et ses patients. Les soins et traitements, que leurs
COMPTES RENDUS '. 433

graves troubles organiques requièrent et qui sont à l'avant-plan des


préoccupations de tous, leur sont administrés, dans la plus grande
mesure possible, par un seul thérapeute. Celui-ci, dans une attitude
toute d'acceptation et d'affection, réconforte ses malades, satisfait leurs
moindres désirs et tend à favoriser au maximum leurs tendances à la
passivité et leur laisser-aller. Tout ce qui peut augmenter l'attachement
du patient au médecin est encouragé : si la malade souffre de la tête,
le thérapeute lui caresse le crâne et lui fera l'imposition des mains ; il
participe aussi, au maximum, à l'exécution des diverses fonctions
végétatives, etc.
.Cette première phase de ce long traitement conjoint, médical et psy-
chologique, dure tant que le patient présente des symptômes physiques.
C'est seulement après que ceux-ci auront disparu et que le malade aura
vécu une période de satisfaction passive totale et plus ou moins sans
mélange, que le thérapeute change d'attitude et s'efforce de ramener le
patient à vivre une vie qui tienne compte de la raison et des obstacles
de la réalité.
A cette difficile réadaptation doit, si c'est possible, faire place une
psychothérapie en profondeur tendant à produire dans la personnalité
du patient les changements structuraux nécessaires pour obtenir ou
retrouver la santé mentale et physique.
Cette thérapeutique prolongée et difficile est non seulement acca-
parante pour le médecin, mais elle soumet également sa personnalité
à dure épreuve. En effet, dans son expérience actuelle, Margolin s'est
trouvé obligé de veiller à ce que les médecins directement en contact
avec le patient reçoivent, non seulement des directives et des conseils
d'un confrère, mais encore son appui et son soutien. Celui-ci doit
jouer un rôle de stabilisateur, de point fixe, analogue à celui de l'homme
qui, de la terre ferme, tient la main du sauveteur qui avance dans les
sables mouvants pour porter secours à celui qui s'y enfonce.
Les efforts thérapeutiques de Margolin, qui tendent dans une
perspective vraiment étiologique et psychosomatique à la guérison
définitive, ne sont encore qu'à leurs tout premiers débuts. Mais déjà,
des résultats prometteurs ont été obtenus. L'auteur est cependant le
premier à dire qu'il faudra encore longtemps pour mettre au point ce
genre de traitement et en évaluer l'influence sur la disparition des
symptômes organiques et des rechutes.
Ensuite, R. R. Grinker, président du Congrès, a développé ses vues
personnelles sur le développement du psychisme dans la Genèse,
l'élaboration et le traitement des troubles psychosomatiques. Il a insisté en
434 REVUE FRANÇAISE DE PSYCHANALYSE

particulier, sur les troubles du développement de l'enfant à la période


pré-verbale et s'est attaché à démontrer combien ces derniers influen-
cent l'apparition ultérieure de symptômes organiques.
Il y a bientôt vingt ans que certains psychanalystes, comme
F. Alexander et ses collaborateurs, ont exposé dans le détail l'inter-
vention de facteurs psychologiques dans la genèse de leur maladie chez
certains patients souffrant d'ulcère gastro-duodénal. Désireux de faire
le point, L. A. Stine, et A. C. Ivy ont fait une enquête auprès des psycha-
nalystes dans l'intention d'évaluer l'évolution de la Maladie ulcéreuse
sous l'effet de la Psychanalyse. Ils n'ont, malheureusement, jusqu'à
présent, recueilli que très peu d'observations, passibles d'une évaluation
scientifique. Aucun résultat ne peut être valablement tiré des cas
présentés ici et il faudra sans doute attendre encore quelques années
avant de pouvoir émettre une opinion autorisée quant à la valeur
thérapeutique de la psychanalyse, tentée comme traitement proprement
étiologique de l'ulcère gastro-duodénal. Plusieurs psychiatres sont
intervenus à l'occasion de cette dernière communication pour souligner
la- valeur limitée et non exclusive de la psychogenèse dans la maladie
en question. Ils ont rappelé que l'indication d'une psychothérapie est
étroitement liée à l'histoire du patient et de sa maladie et à la structure
de sa personnalité.
C'est à mettre en évidence les facteurs émotionnels spécifiques qui
retentissent sur le fonctionnement gastrique et qui pourraient intervenir
dans la genèse de la Maladie ulcéreuse que se sont attachés G. F. Mahl
et R. Karpe.
Ils ont étudié la sécrétion de l'estomac recueillie après des séances
de psychanalyse et sont enclins à considérer que, quand ils ont trouvé
de l'hyper sécrétion gastrique, celle-ci était spécifiquement engendrée
par l'anxiété éprouvée par le malade et non par l'activation inconsciente
du désir de recevoir de l'affection. Ces travaux ont été fort critiqués du
point de vue méthodologique tant médical que psychologique.
Une étude intéressante sur l'Ulcère gastroduodénal chez les schizo-
phrènes a été ensuite présentée par M. M. Katz. Il a comparé deux
groupes équivalents de malades ayant une moyenne de dix-neuf ans
d'internement et ne différant, d'une manière significative, que par la
présence ou l'absence d'ulcère. Il a pu en conclure qui ceux qui pré-
sentaient ces derniers symptômes étaient en général, moins désintégrés,
moins autistiques, capables d'une moins mauvaise adaptation à la
réalité et qu'après un certain temps, certains d'entre eux ont pu être
rendus à la vie extra-asilaire.
COMPTES RENDUS 435

L'approche multi-dimensionnelle d'un problème psychologique est


un idéal souhaité par beaucoup et quasiment impossible à atteindre
dans les circonstances normales de la vie sociale, en raison de l'instabilité
des situations réelles et aussi des perturbations, difficiles à évaluer,
qu'apporte l'observation.
C'est pourquoi il convient de se réjouir des recherches approfondies
et extrêmement détaillées poursuivies dans une perspective psychoso-
matique par S. J. Korchin, H. Persky, H. Basowitz, et R. R. Grinker
sur l' Anxiété dans un groupe de militaires soumis à l'entraînement du
type « parachutiste ». Grâce à la coopération cordiale de tous les inté-
ressés, la situation expérimentale a été une situation réelle, contrôlée
sans interférence majeure. Outre des techniques psychologiques, psy-
chométriques et sociologiques, les auteurs ont utilisé des techniques
biochimiques comme le test hépatique de Quick, le test de Thorn,
la détermination de la glutathionémie, épreuves qui s'étaient montrées
précédemment sensibles à l'anxiété.
Les premiers résultats indiquent que les sujets qui ont réussi leur
entraînement n'ont, à aucun moment, même avant le premier saut en
parachute, présenté d'anxiété manifeste. Au contraire, celle-ci était
présente chez ceux qui ont reculé devant le premier saut et se diffé-
renciait, aux divers niveaux d'investigation, selon qu'elle était sous-
tendue par la culpabilité ou la honte.
Revenant sur son expérience portant sur dix ans de traitement de
malades souffrant d'Allergie ou d'intolérance alimentaire, W. Kaufman a
démontré par de nombreux exemples cliniques combien ces syndromes
étaient influencés par l'attitude émotionnelle du patient. Il a fait part
d'une étude en cours sur certains enfants qui constituent des problèmes
alimentaires. Une exploration par E. E. G., a montré chez eux des
tracés comportant de très nombreuses anomalies, rares chez les enfants
témoins.
Dans un brillant essai de synthèse théorique, L. S. Kubie a exposé
comment les relations fonctionnelles liant certains processus somatiques
et les facteurs émotionnels qui ont pris part à leur genèse, pouvaient
être mieux compris grâce aux recherches récentes sur le Cortex
temporal, au niveau duquel ont été mis en évidence des centres intégrant
à la fois les processus de la vie de relation, de la vie mentale et de la vie
végétative.
Dix-huit cas de séquelles respiratoires de polyomyélite ont donné
l'occasion à D. G. Prugh et C. K. Tâgiuri d'étudier la conduite de ces
patients pendant leur réhabilitation, plus particulièrementleur réappren-
436 REVUE FRANÇAISE DE PSYCHANALYSE

tissage de la respiration, hors du poumon d'acier. L'observation de leur


comportement en fonction de leur récupération a été riche d'enseigne-
ment et a permis d'adapter au mieux le passage de la passivité complète
de la période aiguë à la reprise d'une activité quoique limitée.
Une communication des plus intéressantes a été celle de J. A. P. Mil-
let, H. I. Lief et B. Mittelman concernant les facteurs psychogénétiques
et la psychothérapie dans le syndrome de.Raynaud. Dans leurs 4 cas,
ils ont pu mettre à jour les facteurs psychologiques qui avaient déclenché
les premières manifestations et étudier au laboratoire leur influence sur
la température cutanée des doigts. Après psychothérapie, deux malades
étaient asymptomatiques et les deux autres ont vu leurs crises extrême-
ment réduites en intensité et en fréquence.
F. Schlaegel et P. F. D. Seitz ont ensuite présenté une étude sur
l'incidence, en fonction de l'âge et du sexe chez l'enfant, des trauma-
tismes aux yeux. Ceux-ci existaient en beaucoup plus grand nombre,
dans le groupe de sujets considérés, seulement chez les garçons de
4-6 ans. L'exposé de ces données a provoqué une ardente discussion à
propos de l'interprétation à donner à ces faits, bien que les auteurs
aient déclaré, à juste titre, que, à leur, sens, aucune interprétation, sinon
hypothétique, ne pouvait être faite valablement que par l'étude détaillée
de ces cas pris individuellement.
Les deux dernières communications portaient sur les maladies du
sang. Malheureusement, leur documentation, purement anamnestique,
était nettement insuffisante pour établir quoi que ce soit, ce que la dis-
cussion a nettement mis en relief.
Les critiques portant sur ces trois derniers exposés ont démontré
clairement un des importants écueils de toute recherche psychosoma-
tique purement clinique : identifier la description obtenue grâce à une
exploration effectuée avec l'intention de retrouver causes et prédispo-
sitions à l'explication en terme de ces causes et prédispositions.
Cet intéressant Congrès où se sont rencontrés médecins et psychia-
tres, chercheurs et praticiens a constitué un témoignage vivant du
magnifique essor qu'a pris aux États-Unis l'orientation psychosomatique
en médecine.
Ce mouvement d'idées, implicitement reconnu dans les observations
si remarquablement intuitives de la clinique classique, a pris son élan
en Amérique il y a une vingtaine d'années sous l'impulsion des recher-
ches psychanalytiques approfondies de F. Alexander et de l'école de
Chicago. Depuis lors et surtout depuis la dernière guerre, où la psychia-
trie a joué un rôle d'avant-plan dans la médecine, cette conception a
COMPTES RENDUS "" 437

stimulé et enrichi les recherches ; non seulement des psychanalystes,


des psychiatres et des psychologues mais aussi celle des neurophy-
siologistes, des internistes et des médecins de toutes les spécialités.
Soulignons, en matière de conclusion, combien l'intégration de la
psychiatrie dans une conception de la médecine soignant l'homme dans
sa totalité, est devenue une réalité dans de nombreux centres médicaux
des États-Unis. Elle a sans doute trouvé son expression la plus achevée
dans la collaboration étroite et confiante du médecin et du psychiatre
telle qu'elle se pratique journellement au chevet des grands malades
psychosomatiques dans des hôpitaux de premier plan, comme Mount
Sinaï Hospital .à New York et Michael Reese Hospital à Chicago, qui
ont pu créer un département spécial où les disciplines médicales et
psychiatriques s'harmonisent au mieux des. intérêts individuels de
chacun de ces grands malades chroniques.
Compte rendu du Congrès annuel
de l'« American Psychoanafytic Association »
(Atlantic City, 8-n mai 1952)
par le Dr PAUL LABBÉ, Clinical Assistant
Département de Psychiatrie, Université d'Illinois, Chicago

Les psychanalystes d'outre-Atlantique se sont, cette année, réunis


dans cette grande cité balnéaire du New Jersey qui a fait depuis
longtemps des Congrès son industrie locale.
Après une journée et demie de discussions d'ordre intérieur portant
notamment sur l'enseignement de la psychanalyse et la formation des
futurs psychanalystes, la partie scientifique s'est ouverte le 9 mai après-
midi par la présentation d'une série de communications.
La première que j'ai entendue était celle de Gustav Bychowski
(New York), sur le problème de la psychose latente, question rendue
cruciale par l'extension dans les dernières décades des thérapeutiques
psychanalytiques aux névroses caractérielles, à la délinquance, aux
perversions et aux psychoses en rémission. L'auteur a rappelle l'impor-
tance de l'évaluation globale de la personnalité et a souligné l'intérêt de
la confrontation des renseignements d'ordre clinique et psychotech-
nique. Il a exposé ensuite les modifications qu'il estime indispensables
d'apporter à la technique psychanalytique pour éviter des désastres en
cas de psychose latente.
J'ai ensuite assisté au commentaire par Bela Mittelman (New York),
d'un film exposant ses idées et ses observations sur le développement
de la motilité. S'appuyant sur des données psychanalytiques et sur des
observations directes d'enfants, l'auteur a développé, d'un point de vue
psychodynamique,l'importance de l'activité et de Pérotisme musculaires.
C'est à considérer d'un même point de vue psychodynamique, les
interrelations entre les états dépressifs et les états maniaques que s'était
consacré Gregory Rochlin (Boston). Malgré l'appui de trois cas cliniques
et d'exactes considérations théoriques, l'auteur n'a pas réussi à expliquer,
à mon sens, le passage de l'un à l'autre de ces états.
COMPTES RENDUS 439

Pour terminer, Catherine Bacon (Chicago) a exposé une série de


remarquables observations psychanalytiques portant sur plusieurs cas
de douleurs précordiales. Chez ses patients, les crises douloureuses ont
été accompagnées, sinon précédées, de préoccupations alimentaires en
conflit avec des inhibitions internes (rage, honte, etc.), ou externes
(peur, etc.). L'auteur s'est demandé quelle est la part de ces troubles de
la sphère psychique dans la genèse de ces manifestations douloureuses
qui laissent, souvent, le clinicien sans explication.
Parmi les autres communications,il y avait des exposés de C. P.Obern-
dorf (New York) sur la fonction du psychanalyste considérée sous
l'angle éthique et sociologique, de Joséphine Hilgard (San Francisco)
portant sur des manifestations psychopathologiques apparues chez des
parents au moment où leur enfant atteignait un âge auquel eux-mêmes
avaient vécu des « traumatismes » émotionnels, de Peter Knapp (Boston)
traitant des diverses significations accordées à l'oreille et à l'audition et
de B. Bettelheim (Chicago) portant sur les rites d'initiation à la puberté.
La deuxième journée a été occupée par trois symposiums consacrés
à des sujets fondamentaux. J'ai, pour ma part, assisté à la discussion
centrée sur la théorie des phénomènes affectifs. David Rapaport
(Stockbridge) a introduit ce grand problème en exposant magnifique-
ment l'évolution des conceptions psychanalytiques telles qu'elles se sont
développées depuis l'époque où l'abréaction constituait pour Freud le
but de sa psychothérapie jusqu'aux théories récentes centrées sur
l'étude du Moi. Tout en soulignant l'aspect constitutionnel des méca-
nismes affectifs, l'auteur a rappelé leur participation dans l'élaboration
des mécanismes de défense du Moi.
Après une courte discussion, Edith Jacobsohn (New York) a déve-
loppé ses idées sur l'aspect agréable ou désagréable des phénomènes
affectifs, s'arrêtant en particulier sur le rôle de la vitesse et du rythme
dans les processus de décharge émotionnelle.
Ralph Greenson (Los Angeles) a ensuite exposé deux cas cliniques
mettant remarquablement en lumière l'aspect de défense que constituait
chez ses patients leur optimisme perpétuel.
Une discussion générale a vu s'échanger des points de vue divers.
Je citerai en particulier le commentaire de Norman Reider (San Fran-
cisco) : les divers phénomènes affectifs ont des complexités très variables
et il y a peut-être une hiérarchie évolutive entre, par exemple, la rage,
la honte et le sentiment de culpabilité. Je citerai aussi la remarque très
pertinente d'Ernest Kris (New York) : les phénomènes affectifs ont des
valeurs très différentes selon les cultures, le sexe et l'âge ; c'est peut-être
440 REVUE FRANÇAISE DE PSYCHANALYSE

parce que dans notre civilisation occidentale, montrer ses sentiments,


pour un homme, est considéré défavorablement que nous n'avons pas
encore aujourd'hui de théorie convenable pour les expliquer.
Si ce symposium a apporté et rapproché beaucoup d'idées, il n'a
malheureusement pas encore réalisé d'accord sur une théorie générale
des phénomènes affectifs.
Un autre symposium était consacré à l'étude de la genèse et du
traitement des perversions, sous la présidence de Sandor Lorand
(New York).
Un troisième symposium, présidé par Jan Frank (New York) avait
pour thème de discussion les problèmes de la psychochirurgie. Parmi
les rapports présentés, signalons, outre ceux des psychanalystes, celui
de Kurt Goldstein (New York) où le grand neuropsychiatre a mis
l'accent sur les troubles des fonctions d'abstraction et sur l'évaluation
des diverses manifestations psychopathologiques dans le cadre de la
personnalité entière.
Une quatrième séance était consacrée à une discussion (« round
table meeting ») sur l'usage et l'abus des concepts psychanalytiques en
éducation, sous la présidence d'Edith Jackson (New Haven.)
Le lendemain, Rudolph Loewenstein (New York) a clôturé ce
Congrès des Psychanalystes américains par une série de considérations
éclectiques concernant le rôle du langage en thérapeutique psychana-
lytique. Reprenant la distinction établie, il y a longtemps déjà, par le
célèbre linguiste genevois Ferdinand de Saussure entre la parole et le
langage, il en a montré l'utilité pour décrire et comprendre dans le
détail la conduite verbale du patient en psychanalyse. A la parole,
Ferdinand de Saussure a reconnu trois fonctions principales :
I. Communiquer des connaissances (exemple : je bois du vin) ;
2. Décrire l'état psychologique,le vécu, de celui qui parle (exemple : j'ai
envie de boire du vin) ;
3. Agir sur son interlocuteur (exemple : donne-moi du vin).
Un des rôles du psychanalyste, dans ses efforts pour augmenter
l'« insight » de son analysé consiste, selon Loewenstein, à lui faire saisir
l'intrication continue de ces trois aspects.
Leur relation avec la prise de conscience a été également envisagée
dans cette perspective. Il en a été de même d'autres caractéristiques du
comportement des patients vis-à-vis du langage, en particulier la valeur
magique que nombre de ceux-ci attribuent à la parole.
Parmi les divers commentaires auxquels a donné lieu ce brillant
COMPTES RENDUS 441

exposé, le plus important m'a paru être celui d'Ernest Kris (New York)
rappelant que le traitement psychanalytique constitue un processus
dialectique, où, dans des mesures évidemment fort différentes, le
psychanalyste et son patient s'influencent mutuellement.
L'atmosphère libérale de ce Congrès et les thèmes des discussions
m'ont convaincu de la fécondité et du succès du mouvement psychana-
lytique en Amérique. Loin d'être enfermés dans une tour d'ivoire,
éphémère protectrice d'une orthodoxie que des adversaires incompré-
hensifs auraient voulu voir imposer par S. Freud à ses disciples et
continuateurs, les psychanalystes américains s'efforcent d'apporter le
concours de leurs techniques et de leurs connaissances à leurs contem-
porains pour résoudre les problèmes d'actualité.
LES LIVRES

Sur la théorie psychanalytique des instincts (On the psychoanalytic theory of


instincts), par Thomas S. SZASZ (I).
Cet article est essentiellement une critique de la théorie dualiste de Freud
et du concept d'instinct de mort. Freud semble avoir subi l'influence des
théories biologiques de l'époque, largement basées sur la physique des systèmes
fermés et le principe de l'entropie, seconde loi de la thermodynamique; comme
la vie ne se manifeste que dans des systèmes ouverts, le principe de l'entropie
n'est pas applicable dans ces conditions. L'auteur produit des données biolo-
giques en faveur d'une théorie unitaire de l'instinct ; l'instinct de vie aurait pour
sens de maintenir en activité les processus vitaux d'un système particulier, en
empruntant « l'entropie négative » au monde extérieur. Les cultures de
tissus effectuées par Carrel sont en faveur de la théorie proposée : dans les condi-
tions optimales de l'expérimentation, les tissus continuent à croître indé-
finiment et sont pratiquement immortels. Le vieillissement et la mort inter-
viennent en réponse à des interférences de l'entourage avec l'instinct de vie.
La frustration peut conduire à une adaptation progressive ou régressive ; le
choix de la solution est en corrélation avec le degré de complexité de l'organisme
en cause : tandis que les systèmes primitifs tendent à s'adapter progressivement,
par croissance, les organisations complexes tendent à recourir à des modes de
conduite plus primitifs et plus archaïques.
D. LAGACHE.
Gynécologie et psychanalyse, par le Dr Fritz BESOLD.
L'auteur dans son premier chapitre fait un court historique de la pénétration
graduelle des notions de psychanalyse en gynécologie. Il cite la communication
initiale de Karl Abraham en 1925, à la Société de Gynécologie de Berlin, puis
celle faite en 1935, par Karen Horney à la Société de Gynécologie de Chicago.
Dans son second chapitre, il retrace brièvement les phases d'évolution
de la libido à partir de Freud, d'après Abraham, Karen Horney, Hélène Deutsch,
Edith Jacobsohn, Schultz-Hencke, Ruth Mack-Brunswick, Daly et autres.
Le troisième chapitre du livre du Dr Besold est le plus intéressant, étant
celui où il apporte des observations personnelles.
Il commence par poser la non-spécificité des troubles relevant de la gyné-
cologie aux traumatismes divers et par là, bien que ne le citant pas et sans doute
ignorant ses travaux, il prend d'emblée position contre la psychosomatique à
la manière d'Alexander.
D'après Besold, le psychisme se servirait des maladies organiques ou fonc-
tionnelles déjà instituées pour s'exprimer, bien plus qu'il ne les engendrerait.

(I) The Psychoanalytic Quarterly, vol. XXI, 1951, n° 1, pp. 24-48.


LES LIVRES 443

Besold passe ensuite en revue diverses affections des organes génitaux de


la femme : fluor, rétrocervicites, annexites, vulvo-vaginites infantiles.
Il ramène les fluors non spécifiquement microbiens à un appétit sexuel non
satisfait ; il les rapproche de la salivation à la vue ou à la pensée des aliments.
Les rétrocervicites lui semblent une défense de la femme lors du coït.
Les pseudo-ovarites paraissent une expression névrotique, peu fondée.
Quant aux vulvo-vaginites infantiles d'origine gonococcique, traitées autre-
fois, avant les antibiotiques, par les sels d'argent, ces pénibles manipulations
ne devaient pas prédisposer bien favorablement les filles à une fonction erotique
adulte normale.
L'auteur traite ensuite des tumeurs, bénignes ou malignes. Il s'insurge
contre la conception psychogénétique de ces affections. Le psychisme peut
secondairement venir surinvestir la tumeur pour s'exprimer, jamais d'après lui
la créer. Intéressant est en outre d'observer, de ce point de vue, les attitudes
diverses des femmes atteintes de tumeurs. Les unes, pour des tumeurs insi-
gnifiantes et bénignes, courent aussitôt chez le médecin. D'autres, avec des
cancers avancés ne s'y résolvent pas, niant longuement leur mal.
A ce sujet, Besold rappelle que, pour qu'une opération ne présente pas de
suites opératoires fâcheuses, il convient que l'opéré s'y résolve en état de trans-
fert positif envers l'opérateur.
Vu l'anesthésie nécessaire aux interventions chirurgicales, notre auteur dit
ici quelques mots de la narco-analyse, si en faveur dans quelques cliniques
psychiatriques. Ceci afin, fort justement, de la condamner, en tant que le moi
du patient, alors engourdi, ne peut bénéficier des découvertes que parfois peut
faire le psychiatre, de par la levée momentanée, d'ailleurs souvent partielle, des
inhibitions.
L'auteur alors rappelle, ce qui avait été déjà signalé (Ombredanne,
Cotte, etc.), que les anomalies anatomiques et psychiques, au domaine sexuel,
ne concordent souvent pas.
Il traite ensuite de l'énurésie, soulignant la différence qu'il y a entre la
faiblesse du sphincter de l'urèthre, si fréquente chez la femme, et l'énurésie
nocturne proprement dite, bien plus fréquente chez les garçons. Le traitement
médicamenteux reste inopérant, seul un traitement psychique est agissant.
Les troubles de la menstruation sont ensuite étudiés. Il en est de physio-
logiques et de psychogénétiques. Et il tient à marquer que le terme troubles
fonctionnels employé indifféremment pour ces deux sortes de syndromes
confond deux étiologies. Puis il rappelle deux cas : celui cité par Freud en 1905
dans l'analyse de Dora (aménorrhée de 9 mois, qui eût exprimé un fantasme de
grossesse ; celui exposé par Eisler en 1923 (métrorrhagie d'une durée de cinq
années, de 17 à 22 ans). Jusqu'à quel point un syndrome tellement accentué
pouvait-il être psychogénétique, se demande Besold, et il doute qu'il fût juste,
comme le fit alors Eisler, de le rapporter au complexe de virilité de la femme.
Besold dit n'avoir jamais eu l'occasion d'observer les ectopies menstruelles
citées par l'école française (telles les épistaxis, sans doute, dit-il, parce que ces
cas sont surtout vus par des otorhinos) mais de semblables ectopies, il dit en
avoir vu chez des hommes en liaison avec leur complexe de féminité.
En tout cas, la thèse de Wilhelm Fliess, d'après laquelle la muqueuse nasale
traitée amènerait la guérison des dysménorrhées, est depuis longtemps
abandonnée.
L'auteur étudie les troubles de la nubilité et de la ménopause. Il rappelle
que l'adolescence ne peut révéler, en fait de névrose, que ce qui avait été pré-
formé dans l'enfance. Quant à la ménopause, la femme ne la subit pas toujours
aisément, vu la fin de l'activité sexuelle qu'elle comporte. Mais Besold me
444 REVUE FRANÇAISE DE PSYCHANALYSE

semble ne pas bien voir que la libération tardive de la virilité incluse que
comporte la ménopause est parfois salutairement ressentie par la femme.
Il traite ensuite du prurit vulvaire, cette affection si pénible qu'elle engendre
parfois des tentations de suicide. Abraham conseillait dans ce cas la psycho-
thérapie. Mais Besold expose que ce prurit s'édifie souvent sur une base orga-
nique, le craurosis vulvae, et qu'actuellement, depuis la connaissance des
hormones, un traitement hormonal approprié en vient vite à bout.
Besold critique ensuite les thèses psychogénétiques relatives à la rétro-
version utérine et aux divers prolapsus. Il dit n'avoir jamais, à ces cas, observé
de facteurs psychogénétiques. Si un prolapsus du col peut simuler un pénis,
le complexe de virilité d'une femme n'est pourtant pas susceptible de l'engen-
drer ! Tout au plus symboliquement d'en profiter. Ici Besold résume succinc-
tement à ce propos un cas de Rickman, celui d'une femme de 26 ans, mariée
depuis six ans qui, à la suite de couches présenta un syndrome complexe de
constipation, d'agression violente pendant le coït et d'éventuelle défécation,
de dyspareumie et de prolapsus uteri, avec descente du col jusqu'à la vulve.
Besold écrit que seul le retour à la normale, la psychanalyse une fois achevée,
l'eût convaincu de l'origine psychogénétique de ce prolapsus. Mais Rickman
ne nous en a rien dit.
Certes, le surinvestissement psychique de semblables cas est fréquent et,
à son tour, le psychique peut agir sur le physique déjà constitué. C'est un
« cercle infernal » dont il n'est pas toujours aisé médicalement et psychana-
lytiquement, de sortir.
De même des douleurs de reins si fréquentes chez les femmes.
Le chapitre des frigidités arrête longuement notre auteur. Il compare ses
propres statistiques, d'après lesquelles 33 % des femmes seraient inadaptées
au coït normal, à celles d'autres auteurs. Puis, il distingue, parmi ces troubles
de la fonction qu'il oppose à l'eupareunie, la dyspareunie, c'est-à-dire le coït
douloureusement ressenti ; l'anaphrodiasie, ou insensibilité totale aux approches
du mâle ; le vaginisme, spasme empêchant tout rapport, la frigidité, terme
qu'il réserve à l'anesthésie vaginale avec conservation de l'érogénéité clitori-
dienne. C'est cette dernière dysfonction, dit-il, qui est la plus fréquente
— ainsi que Freud d'ailleurs l'avait déjà noté.
W. Reich a souligné l'importance de la possibilité orgastique pour la
santé physique et psychique. Kehrer a prétendu que les contractions de
l'utérus seraient à l'origine de l'orgasme, conception contre laquelle s'élève
Besold, les femmes hystérectomisées étant, comme l'on sait, tout aussi capables
d'orgasmes que les autres !
Besold croit que l'orgasme et la sensibilité clitoridienne étant intimement
liées, la masturbation infantile qu'il pense, comme Freud,. essentiellement
clitoridienne dans l'enfance, est indispensable à l'établissement ultérieur de
l'eupareunie. Mais vu « l'allergie populaire » existant encore contre la mastur-
bation, on la pourchasse encore trop, et Besold se rallie pour condamner cette
attitude ascétique aux vues de Schaetzing, exposées en 1950 devant la Société
de Gynécologie de Berlin.
Il signale qu'il semble y avoir d'ailleurs des individus comme des peuples
qui sont amis ou ennemis du clitoris (comme je l'avais signalé dans mes Notes sur
l'excision qu'il semble dans une note en me citant confondre avec l'infibulation).
Puis il cite le travail de Hitschmann et Bergler sur la frigidité, avec les
divers pronostics favorables ou non que ces auteurs posent, suivant qu'elle
est d'origine hystérique ou obsessionnelle.
Il rappelle aussi les observations de Van der Velde et de Kemper et rap-
porte 5 cas traités par lui-même qu'il étiquette ainsi :
LES LIVRES 445

1) Frigidité facultative ;
2) Orgasme clitoridien ;
3) Vaginisme ;
4) Frigidité « pseudo obligate » (je ne comprend pas ce terme) ;
5) Frigidité absolue.
Besold dit avoir guéri ces 5 cas. La première après 3 séances en trois
semaines. La seconde après 8 séances en deux mois. La troisième après deux
mois et demi d'analyse. La quatrième après 4 séances en quatre semaines. La
cinquième après 22 séances en neuf mois. Ce qui donne à penser que Besold
ne fait pas de véritables analyses, mais des « psychothérapies orientées », comme
nous disons, par des connaissances analytiques.
Besold conclut ce chapitre sur la frigidité en observant que les cas favorables
sont ceux où la femme elle-même cherche secours, et non ceux où le mari
l'amène à la cure. Ce qui semble aller de soi ! La solidité du moi est une condi-
tion favorisante. Mais Abraham avait depuis longtemps fait remarquer que les
plus défavorables des cas sont ceux où la frigidité s'édifie sur un complexe
de virilité accentué. Ceci n'est pas pour surprendre, vu l'élément de bisexualité
constitutionnelle alors présent.
L'auteur traite des facteurs psychiques éventuels influençant l'ovulation et
nie que l'orgasme favorise ce phénomène rythmique. Il insiste sur l'indépen-
dance de la fécondité et de l'euparémie. Il étudie ensuite les troubles survenant
pendant la grossesse, vomissements gravidiques et « envies », et les attribue
primitivement à des réactions organiques secondairement surinvesties de signi-
fication psychique. Des auteurs ont prétendu que la façon dont l'accouchement
s'accélère ou se ralentit serait en rapport avec l'érotisme uréthral ou anal, ceci
semble à Besold assez douteux. Il croit par contre à la possibilité de certaines
« grossesses nerveuses » et de la constipation éventuellement engendrée pour
simuler une grossesse.
Quant au traumatisme de la naissance mis en honneur par Rank, il semble
sans rapport, dit notre auteur, avec la présence ou l'absence de propension
ultérieure à l'angoisse ainsi que les cas d'enfants nés par opération césarienne
ou par forceps le démontrent. Les premiers devraient en être libres, les seconds
la présenter au plus haut degré, ce qui n'est pas le cas.
Convient-il, demande alors notre auteur, d'employer régulièrement l'anes-
thésie pour atténuer les douleurs de l'enfantement ? Il pense que l'anesthésie
devrait être réservée à certains cas et non employée indifféremment dans tous
car, vu le masochisme essentiel de la femme, on ne saurait la priver, dit-il, trop
complètement de l'événement douloureux mais éminent dans son existence
qu'est l'accouchement.
Besold traite enfin des psychoses puerpérales, de celles de type schizophré-
nique survenant sur un terrain approprié, puis des mélancoliques. Il rapporte
ces dernières à un désir certes toujours anormal de suppression de l'enfant.

En conclusion, Besold s'oppose de façon formelle à l'idée de spécificité


des troubles organiques en relation étiologique avec la spécificité des troubles
psychiques. Il ne cite pas les vues récentes d'Alexander et de l'école de Chicago
qu'il semble ignorer, mais sa critique, dirigée contre les conceptions déjà
anciennes de Karen Horney en fait de gynécologie, pourrait s'appliquer plus
généralement à la psychosomatique américaine.
Ainsi ce livre apparaît comme étant pensé par un esprit de saine formation
et critique médicales. Certes Besold n'applique pas la technique classique
PSYCHANALYSE 29
446 REVUE FRANÇAISE DE PSYCHANALYSE

analytique à ses traitements ; il se contente de courtes psychothérapies orientées.


Mais sa connaissance de l'oeuvre freudienne est réelle, et on peut voir sur cet
exemple, à quel point la psychanalyse, chez certains médecins éclairés, a su
effectuer sa « pénétration pacifique » et ce qu'il dit en conclusion devrait être
médité par plus d'un médecin étroitement confiné dans la médecine : « La psy-
chanalyse est devenue une science auxiliaire non seulement d'innombrables
sciences de l'esprit, mais encore des branches spécialisées de la médecine. »
Par ces paroles, Besold en reconnaît la portée très générale en tout ce qui touche
à l'humain.
Marie BONAPARTE.
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LES REVUES

LE TÉMOIGNAGE ET SA VALEUR AU POINT DE VUE JUDICIAIRE, par Michel CENAC,


(Congrès de Médecins aliénistes et neurologistes de France et des Pays
de langue française, 1951).
Ce fascicule de 39 pages constitue le rapport de médecine légale que le
Dr Cenac a présenté au XLIXe Congrès des Médecins aliénistes et neuro-
logistes de France et des Pays de langue française (Rennes, 16-23 juillet 1951).
Ce rapport a été rédigé avec la collaboration de M. Durandin, attaché au
Centre national de la Recherche scientifique et spécialiste de psychologie
sociale. Il faut féliciter l'auteur et son adjoint de dresser un bilan fort clair et
fort significatif des travaux scientifiques sur le témoignage, de mettre au courant
le public français de recherches récentes, principalement américaines, de
montrer en quoi celles-ci continuent les découvertes maintenant classiques de la
psychologie expérimentale et en quoi elles en diffèrent, enfin et surtout d'indi-
quer dans quelle voie, non plus négative comme les précédentes, l'étude du
témoignage peut s'orienter désormais, grâce à la psychologie projective et à la
psychanalyse. A plusieurs reprises, le rapport préconise l'application de
techniques qui permettraient d'apprécier avec une grande rigueur le degré de
crédibilité que l'on peut accorder à un témoin. Il y a heu d'espérer voir un
jour ces mesures adoptées en justice et y apporter une révolution analogue à
celle que les tests ont introduite en orientationprofessionnelle ou la psychanalyse
dans le traitement des névroses.
L'auteur distingue trois périodes dans l'évolution des idées relatives au
témoignage : une période pré-scientifique, imbue de préjugés moralisateurs,
où « le témoignage vaut ce que vaut le témoin » et où les témoins sont divisés en
deux catégories, les bons et les mauvais. La deuxième période est celle de la
psychologie expérimentale de la perception et de la mémoire ; elle aboutit à la
conclusion que le témoignage n'a à peu près aucune valeur. La troisième
période est celle de la psychologie différentielle et personologique ; elle pose le
problème en termes relationnels : quel témoin sera susceptible de donner le
meilleur témoignage à partir de tel fait ? Ici, le témoignage devient la réaction
d'une personnalité concrète à l'ensemble d'une situation, qui ne se ramène pas
à l'incident délictueux, mais qui comprend aussi la déposition.
Voyons avec l'auteur les expériences, classiques et modernes, qui jettent un
discrédit sur la valeur du témoignage. Les premières expériences, l'auteur ne le
dit peut-être pas assez nettement, portent sur le témoignage considéré comme
un tout et ce n'est qu'avec le développement de la psychologie qu'on eût l'idée
de rechercher systématiquement la part d'erreur qui revenait à la perception
et celle qui tenait à la mémoire. A Claparède revient le mérite de la première
enquête (1905) ; il étudia par la méthode du questionnaire le témoignage sur
les faits familiers de la vie quotidienne et le témoignage sur un incident pré-
fabriqué. Dans la première perspective, il demanda, par exemple, aux étudiants
de l'Université de Genève s'il y avait une fenêtre en face de la loge du concierge,
448 REVUE FRANÇAISE DE PSYCHANALYSE

si les colonnes du vestibule étaient rondes ou carrées ; les résultats furent


ahurissants ; aucun étudiant ne fournit une réponse complètement exacte au
questionnaire, qui comprenait une vingtaine de questions ; 44 étudiants
sur 54 nièrent, à tort, l'existence de la fenêtre ; 2 seulement s'avouèrent inca-
pables de répondre. Les conclusions suivantes s'imposaient donc : un témoi-
gnage vrai complètement est l'exception ; les renseignements faux sont donnés
avec autant d'assurance que les vrais ; la concordance des témoins peut jouer
aussi bien dans l'erreur que dans la vérité ; les étudiants anciens, familiers
avec les locaux, ne fournissent pas un meilleur témoignage que les nouveaux.
La leçon pratique à en tirer était d'apprendre au témoin à adopter une attitude
critique vis-à-vis de ses souvenirs.
L'incident préfabriqué consista dans un bref dérangement du cours du
professeur par un intrus ; quelques jours plus tard, Claparède demanda aux
étudiants un signalement détaillé de l'intrus ; il y eut en moyenne dans les
réponses, un tiers d'oublis et un autre tiers d'erreurs ; mais le plus intéressant
fut de découvrir dans quel sens se faisait la déformation des détails ; l'intrus
portait un foulard beige et blanc, des gants blancs, une blouse grise, des pan-
talons de couleur foncée, presque invisibles sous la longue blouse ; or un grand
nombre d'étudiants déclarèrent qu'il avait un foulard rouge, point de gants,
une blouse bleue et des pantalons à carreaux. Ces déformations visent toutes
à reconstituer le stéréotype du voyou. On perçoit ce qui est vraisemblable et
non ce qui est vrai ; on ramène inconsciemment ce que l'on voit à ce que l'on
est habitué à voir. Enfin les erreurs atteignent leur maximum quand il s'agit de
la couleur des cheveux, de l'évaluation des durées, des nombres.
Par la suite, on s'attacha à déceler isolément les causes d'erreur dans le
travail de la perception et dans celui de la mémoire. La mémoire fut la première
étudiée. En projetant le film d'une scène et en la faisant décrire au sujet après
un certain délai, on s'aperçut que nous reconstituons les causes ; tel ce témoin
qui déclare que l'automobiliste allait à toute vitesse, uniquement parce que le
résultat a été un accident. Un psychologue américain, demandant à ses sujets de
reconnaître, parmi plusieurs individus, l'intrus d'un incident préfabriqué,
obtint 69 % d'erreurs. Enfin on savait que le souvenir s'affaiblit avec le temps,
mais on remarqua que le témoignage est meilleur après une décantation de
quelques jours.
Les psychologues modernes ont renouvelé l'étude des infidélités de la
mémoire en faisant entrer en ligne de compte le champ social concret où se
meut l'individu. Dans l'intervalle entre l'événement et la déposition, le sujet
subit certaines influences inconscientes, dues aux récits publiés dans la presse
ou aux conversations avec d'autres témoins. L'expérience de Uematsu (1939)
prouve que les témoins ont tendance à conformer leur récits à celui qui est le
plus riche en détails. L'expérience de Allport et Postman (1947), sur la trans-
mission d'une nouvelle de bouche en bouche, précise, en retrouvant les stéréo-
types décelés par Claparède, qu'on ajoute toujours à un récit des détails qui
sont de nature vraisemblable par rapport au thème et qui sont destinés à le
renforcer ; ainsi, à la description d'une scène de bataille, on ajoute des morts, à
celle d'une église, un prêtre. Le Dr Cenac s'emporte alors jusqu'à dire : « La
vraisemblance est l'ennemie de la vérité. »
L'examen des déformations perceptives n'a guère commencé qu'avec la
gestalttheorie, pour s'épanouir avec la psychologie projective. La psychologie
de la forme nous a appris que nous percevons l'ensemble avant les éléments,
que des détails échappent forcément au sujet selon la façon dont il structure
son champ perceptif, qu'un témoin peut fort bien n'avoir pas vu ce qui s'est
passé sous ses yeux (expérience de Smith, 1930 : des policiers et des magistrats
LES REVUES 449

occupés à un test furent par moitié incapables de remarquer les gesticulations


de l'expérimentateurpendant l'épreuve) ou encore qu'il peut fort bien restruc-
turer l'ensemble en fonction d'un détail. La psychologie projective découvrit
que les stéréotypes qui perturbaient la mémoire étaient à l'oeuvre dans la per-
ception elle-même et que la perception dépend étroitement des besoins orga-
niques et affectifs du sujet. Les stéréotypes se manifestent dans les expériences
de Postman : on découpe dans une même étoffe verte un âne et une feuille ;
les sujets voient la feuille plus verte que l'âne ; on fait décrire par des sujets
blancs une image représentant un nègre et un blanc se disputant dans le
métro ; le blanc tient un rasoir ouvert ; les sujets qui ont entendu raconter
l'image comprennent qu'il s'agit d'un nègre brandissant un rasoir dont il
menace le blanc, un « vilain nègre » sans aucun doute ! Levine, Chein et
Murphy constatent que des sujets affamés découvrent plus d'aliments ou
d'ustensiles culinaires que des sujets non-affamés, dans des dessins distincts
— où ils se trouvent — et dans des dessins ambigus — où ils ne se trouvent
pas. Bruner et Goodman établissent que les enfants voient des pièces de
monnaie plus grandes que des rondelles en carton pourtant de même taille
et que plus ils sont pauvres, plus ils les voient grandes. « La valeur affective
attribuée à un objet constitue un des déterminants de la manière dont on le
perçoit. »
Telles sont, regroupées, les raisons de nous défier du témoignage, et qui, si
rien ne venait les contrebalancer, conduiraient au pessimisme envers la valeur
de la justice. Fort heureusement, s'ouvrent des perspectives différentes, que
le Dr Cenac, soucieux de l'exactitude chronologique, mêle aux précédentes au
fur et à mesure de son exposé, se réservant de les rassembler dans une vigoureuse
page terminale.
La première de ces perspectives, centrée sur la psychologie différentielle,
aboutit à la notion de spécificité : étant donné que la perception est motivée
et structurée par les intérêts profonds de la personnalité, il faut rechercher
pour chaque type de témoins quel type de faits il a le plus de chance d'avoir
perçu avec exactitude. Les femmes sont plus attentives aux personnes, notam-
ment aux vêtements, les hommes aux objets inanimés. Sur le témoignage des
enfants, on a successivement soutenu deux opinions contraires : « La vérité sort
de la bouche des enfants » et : la mentalité infantile, avec sa suggestibilité,
son absence de distinction du réel et de l'imaginaire, sa complaisance aux
accusations fausses dans le domaine des agressions sexuelles, est incapable de
véracité ; la notion de spécificité permet là une habile synthèse : les enfants
sont d'excellents témoins pour tout ce qui les intéresse, principalement les
véhicules ; aussi leur témoignage relatif aux accidents d'automobiles est plus
sûr que celui de l'adulte. Mais une précaution s'impose, ne pas contraindre
l'enfant à mouler sa déposition sur les cadres de la pensée logique adulte ; ce
doit être une déposition libre, non une réponse à un interrogatoire, et il est bon
de la faire précéder d'un jeu, qui met l'enfant en confiance. Pour les psycho-
pathes, le rapporteur reproduit les conclusions de Rogues de Fursac : leur
témoignage, bien qu'en moyenne plus faible que celui des gens sains, ne
saurait être a priori récusé ; de ce point de vue, les malades peuvent être
classés dans l'ordre décroissant suivant : mélancolie, manie, schizophrénie,
arriération, épilepsie, paralysie générale, démence sénile, artério-sclérose
cérébrale. Tous ces travaux sur la spécificité demanderaient à être repris,
comme le suggère le rapporteur, sur une plus vaste échelle, en utilisant par
exemple le test de Rorschach et les précieux renseignements qu'il donne sur le
type de perception.
La contribution personnelle du Dr Cenac et de M. Durandin à ces
450 REVUE FRANÇAISE DE PSYCHANALYSE

recherches se trouve consignée dans le dernier chapitre du rapport. Sa nouveauté


vient du choix de son objet, la déposition, moment capital du témoignage, et
que les psychologues expérimentalistes ont cependant négligée. Il fallait la
conjonction d'un psychanalyste et d'un psychologue de la vie sociale pour
mettre l'accent sur le caractère original de cette situation sociale qu'est la
déposition ; ainsi l'un met à jour les mécanismes de défense inconscients
particuliers à cette situation, l'autre décrit, dans la réaction du sujet à cette
même situation, la part qui revient au champ psychologiquetotal.
Le témoin réagit en général affectivement au fait qu'il est appelé à témoigner.
Il peut éprouver cela comme un soupçon dirigé sur lui et se sentir complice de
l'accusé ; sa déposition sera alors pleine de réticences et d'omissions, ou bien
elle comportera un grand luxe de détails fictifs destinés à le disculper. Un
autre témoin se sentira au contraire solidaire de l'accusé, parce que par principe
la justice est une institution dangereuse pour la liberté de chacun, et contre
laquelle il faut faire corps ; il y a là un pacte tacite analogue à celui qui lie
contre l'administration les élèves d'une classe ; un tel témoin n'hésitera pas à
mentir par système, même si ce n'est pas plus avantageux pour l'accusé que de
dire la vérité, même s'il désapprouve personnellement le délit. D'autres
témoins, pétris du sentiment de culpabilité, s'identifient à l'accusé, vont même
jusqu'à s'accuser à sa place du délit ; ils veulent en prendre en charge la respon-
sabilité, afin de se punir. D'autres s'identifient à la victime, se dressent en
accusateur, et canalisent leur agressivité dans la voie de cette vengeance légale
qu'est le châtiment.
Un paragraphe spécial est consacré aux motifs du mensonge. A côté du
mensonge utilitaire et de la mythomanie, on trouve des formes plus sournoises
du mensonge : le mensonge par prudence, qui est un réflexe de défense, le
refus de « donner » ce que l'on possède à quelqu'un qui n'est pas assez gentil
pour le mériter, la scotomisation de bonne foi, dont Darwin, Nietzsche et Freud
ont montré qu'elle se ramène à une loi psychologique générale : on ne se
rappelle pas ce qui est désagréable, et qui conduit par exemple l'innocent à
fournir un alibi faux, à partir de la certitude qu'il a de ne pas avoir commis le
délit. Les conditions techniques de la déposition sont aussi importantes. Le
récit spontané est plus sûr que l'interrogatoire systématique ; les questions,
pour peu qu'elles soient expectatives, disjonctives, ou implicatives (Stern
et Lipmann), suggèrent inconsciemment la réponse, tel Varendonck qui,
demandant : « Quelle est la couleur de la barbe de M. X... ? », fit répondre
affirmativement 79 élèves sur 108, d'une école primaire, sur la couleur de la
barbe inexistante du professeur. La reconstitution dans le cadre naturel où les
faits se sont passés est indispensable pour compléter la déposition, car le
témoin, replongé dans l'ensemble de la situation vécue, retrouve ou rectifie ses
souvenirs. Au contraire, la répétition des dépositions est nuisible, en raison du
travail de schématisation du à la mémoire ; le témoin simplifie ou renforce sa
déposition dans le sens des stéréotypes et il devient de plus en plus sûr de ce
qu'il a dit la première fois.
Le témoignage a donc une valeur pour qui sait la découvrir et surtout la
provoquer. Cette valeur dépend à la fois de la personnalité du témoin et de la
personnalité de celui qui reçoit le témoignage. A l'égard de l'une et de l'autre,
des mesures précises doivent être prises. Celui qui reçoit la déposition doit
gagner la confiance du témoin, exactement comme l'expérimentateur ou le
thérapeute celle de son sujet ; il doit permettre une déposition libre, réservant
le harcèlement des questions aux individus asociaux, que leur intérêt et leur
solidarité à un « gang » poussent à mentir systématiquement ; il doit préférer
la reconstitution de la scène à la multiplication des dépositions du même
LES REVUES 451

témoin. Inversement la personnalité du témoin doit être examinée soigneu-*


sement, afin d'évaluer son type de perception dominant, sa rigidité mentale,
sa tendance à la distorsion des perceptions et des souvenirs, ses stéréotypes et
plus profondément son système projectif inconscient : sur quel type de per-
sonnes le témoin est-il porté à décharger son agressivité ? Ses identifications
sont-elles à base sadique ou masochique ? La psychologie possède maintenant
des instruments qui permettent de répondre à ces questions ; ce sont les tests
projectifs, dont les plus récents — comme le test de réaction à la frustration
de Rosenweig, que ne cite pas le rapporteur — s'inspirent beaucoup plus des
principes et des résultats de la psychanalyse que le Rorschach. Le film peut
aussi, comme l'indique très justement le Dr Cenac, être utilisé à cette même
fin : en présentant quelques bandes d'accidents de la circulation, on peut voir
très vite si le témoin est porté à donner régulièrement tort au piéton ou à
l'automobiliste. Mais on se doute bien que cette dernière série de mesures
requiert, pour être appliquée, l'utilisation par la justice de psychologues
qualifiés. On regrette que le rapporteur n'ait pas fait des propositions précises
en ce sens, mais peut-être après tout eût-ce été prématuré. Il faut en effet que
les suggestions si remarquables et si neuves qui nous sont présentées dans ce
petit fascicule soient soumises à une double vérification, celle de l'observation
clinique intégrale de quelques témoins types et celle de questionnaires extensifs
sur le mensonge. Tout d'ailleurs nous laisse présager que l'auteur et son
adjoint ont commencé ce travail.
Didier ANZIEU.

RÉUNIONS ET CONGRÈS

XVIIIe CONGRES INTERNATIONAL


DE PSYCHANALYSE
Le XVIIIe Congrès international de Psychanalyse aura lieu à Bedford
Collège, Régents Park, Londres, N. W. I, du dimanche 26 juillet au
jeudi 30 juillet 1953.
Une notification préliminaire sera envoyée à tous les membres de
l'Association internationale de Psychanalyse inscrits en juillet 1952.
Le Comité administratifdu Congrès à Londres a nommé MM. Tho-
mas Cook & Son Ltd., et leur Compagnie associée, la Compagnie inter-
nationale des Wagons-lits, agents officiels de voyage et de logement pour
ceux qui veulent assister au Congrès. On conseille de s'adresser à eux le
plus tôt possible ; en raison du couronnement qui aura lieu à Londres
l'été prochain, des difficultés de logement sont à prévoir.
L'INSTITUT DE PSYCHANALYSE
DE PARIS

A la séance administrative du 17 juin 1952, le règlement suivant


a été approuvé.
L'Institut de Psychanalyse est l'organisme auquel la Société psycha-
nalytique de Paris délègue la charge d'organiser l'enseignement théo-
rique et pratique de la psychanalyse, sous la direction suivante :
1) Un directeur élu tous les cinq ans par l'Assemblée administrative
de la Société psychanalytique de Paris ;
2) Deux secrétaires désignés par le directeur au vote de la même
Assemblée ;
3) Un secrétaire-administratif nommé par le directeur ;
4) Une Commission de l'Enseignement composée :
a) Du président en exercice de la Société de Psychanalyse ;
b) Des 6 membres élus par l'Assemblée administrative de la
Société conformément au statut.
Le directeur en accord avec la Commission de l'Enseignement
organise le programme des cours théoriques et veille à la formation
technique des futurs psychanalystes conformément aux règlements en
cours approuvés par la Société psychanalytique de Paris.
Avec l'aide de son Comité de Direction il veille à la bonne gestion
de l'Institut et en rend compte annuellement devant l'Assemblée
générale de la Société psyhanalytique.
A cette même séance ont été élus :

— Dr S. Nacht, Directeur de l'Institut.


— Dr Bénassy et Dr Lebovici, Secrétaires de l'Institut.
— Le Dr Sauguet, Secrétaire administratif de l'Institut a été désigné
par le directeur.

Le gérant : J. LEUBA.

1952. — Imprimerie des Presses Universitaires de France. — Vendôme (France)


ÉDIT. N° 23.074 Dépôt légal : 4-1952 IMP. N° 13.042
Les satisfactions régressives
au cours des traitements d'enfants
par RENÉ DIATKINE

L'auditeur non averti de discussions portant sur la psychothérapie


des enfants, ne pourrait certainement qu'être très étonné par la diver-
sité des moyens techniques mis en oeuvre. Très vite il risquerait de ne
plus voir clairement les objectifs de tels traitements et le principe de
leur action curative.
Beaucoup auront ressenti un certain malaise intellectuel en écoutant
des psychothérapeutes décrire « lés plaisirs et les jeux » qu'ils offrent
à leurs jeunes patients, depuis les maisons de poupées les plus attrayantes
jusqu'à des jeux d'eaux que les enfants trouvent rarement sur les plages
et dans les parcs les mieux agencés.
Ce malaise nous permet de comprendre pourquoi des psychiatres
et des psychanalystes dûment réputés se trouvent parfois d'accord
pour considérer la psychothérapie d'enfants comme un art mineur,
sans grande relation avec l'analyse, et à la portée de toute personne
tant soit peu « gentille et aimant les enfants ».
L'observation prolongée des enfants traités montre que l'on ne
peut se contenter d'une formule aussi optimiste, et qu'il est nécessaire
de faire une étude critique rigoureuse des diverses méthodes employées.
C'est à ce travail que l'équipe du Dr Lebovici (Clinique psychiatrique
infantile, Pr G. Heuyer), s'est attachée depuis plusieurs années.
Le présent travail est le fruit de nombreuses discussions au sein de
cette équipe sur la valeur des moyens techniques employés et leur
signification dans une dimension psychanalytique.

Une difficulté s'est élevée d'emblée à l'extension du traitement


psychanalytique aux enfants. Dans les premières étapes de la pensée
freudienne, il fut admis que le moteur de la cure analytique était l'ex-
pression des associations libres, formulées à haute voix devant le psy-
PSÏCHANALYSE 30
454 REVUE FRANÇAISE DE PSYCHANALYSE

chanalyste. Les enfants dans leur grande majorité sont incapables de


parler spontanément comme on le demande aux adultes : il a donc
fallu trouver des substituts au langage. C'est le choix de ces substituts
qui fut un des éléments de la controverse historique entre Mélanie
Klein et Anna Freud, et qui reste la source de beaucoup d'aberrations
individuelles.
Tous sont d'accord — même les détracteurs de la psychanalyse

pour découvrir dans les diverses activités spontanées de l'enfant des
significations profondes en relation avec les diverses tendances incons-
cientes du sujet. Personne ne songe plus à dénier au jeu une certaine
valeur d'expérience vécue. Mais l'on sait depuis longtemps que l'abréac-
tion la plus authentique ne suffit pas à guérir les états pathologiques
organisés. Le jeu peut être l'expression et même permettre parfois une
apparente résolution symbolique (I) des conflits sans avoir pour autant
une valeur thérapeutique plus grande qu'un rêve ou qu'un délire.
L'abréaction comporte classiquement une prise de conscience des
significations profondes, ce que le jeu n'implique nullement. Certes
les activités de l'enfant ont une valeur particulière, en fonction de
l'adulte qui en est le témoin. Mais nous pensons qu'en dehors des signi-
fications transférentielles, la valeur, hédonique de ces activités doit être
discutée, au même titre que l'on discute chez l'adulte le rôle des bénéfices
secondaires de la maladie et du traitement. Le psychanalyste par son
attitude de neutralité bienveillante, frustre le sujet de tout ce qu'il
attend de lui. Nous voulons étudier ici dans quelle mesure le psycha-
nalyste d'enfants peut avoir une attitude analogue, pour permettre à
l'enfant de renoncer à des satisfactionsillusoires et d'accéder à un plaisir
en harmonie avec la réalité.
Il ne serait pas possible d'introduire une telle discussion sans pré-
ciser au préalable les buts de l'analyse d'enfant. Nous nous excusons
auprès de notre lecteur si nous devons rappeler ici quelques vérités
premières, mais beaucoup de controverses semblent montrer qu'en
matière d'analyse d'enfants, les vérités premières sont très vite perdues
de vue.
Un bref rappel historique nous permettra de situer le problème.
L'origine de la psychanalyse des enfants doit être retrouvée dans
une des découvertes fondamentales de Freud, quand il énonça que les
états névrotiques de l'adulte découlent d'une névrose infantile. Dans

(I) Nous ne discuterons pas ici cette hypothèse, pour ne pas compliquer cette discussion.
Mais il convient de faire toutes les réserves sur cette proposition et sur les phénomènes décrits
sous ce nom, qui contient peut-être en lui-même une antinomie.
TRAITEMENTS D'ENFANTS 455

l'observation du petit Hans, Freud vérifie objectivement cette hypo-


thèse. Il s'exprime en ces termes : « De telles maladies sont extraordi-
nairement fréquentes, les enfants en question deviennent plus tard
névrosés ou bien portants... », plus loin... : « Mais si nous prenons en
traitement pour une cure psychanalytique un névrosé adulte dont la
maladie ne se soit manifestée qu'à l'âge de la maturité, nous découvrirons
régulièrement qu'à sa névrose se relie une angoisse infantile et qu'elle
en est de fait la continuation. »
Rappelons que l'observation de L'homme aux loups est une illus-
tration clinique de cet axiome.
L'on ne saurait discuter l'existence de cette « névrose infantile »
en théorie psychopathologique, mais il faut reconnaître que la question
est infiniment plus difficile à comprendre dans la "pratique de la psy-
chiatrie infantile.
Il est très malaisé de confronter les perturbations de l'enfance avec
cette notion d'organisation névrotique risquant de créer des difficultés
dans l'avenir.
Ce problème clinique de la délimitation des états névrotiques de
l'enfant n'est pas encore résolu définitivement. Chaque groupe de
travail a ses théories, ce qui a pour conséquence une diversité d'attitude
rendant souvent obscures les discussions.
Il est à remarquer que les théoriciens de l'analyse d'enfant se sont
ingéniés à montrer que les critères cliniques psychiatriques n'ont qu'une
valeur relative (ce sont les parents qui consultent, et non l'enfant, dit
Anna Freud), ce qui n'a pas simplifié la tâche des praticiens.
Il ne faut pas être étonné de ce que les objectifs des psychothérapies
d'enfants soient souvent mal définis, puisque le problème à résoudre
est souvent mal posé. Un traitement doit-il être curatif (se rattachant
aux troubles actuels), ou prophylactique (en espérant modifier une
structure, ou en tout cas un potentiel évolutif) ?
Doit-il être psychanalytique au sens strict, ou doit-il avoir une
valeur éducative ou supplétive, montrant au sujet des réalités maté-
rielles ou affectives qu'il n'a pas pu connaître au sein de sa famille ?
Telles sont les questions que les meilleurs praticiens ne règlent
pas toujours facilement...
Dans l'exposé d'aujourd'hui nous nous en tiendrons aux traitements
psychanalytiques concernant des structures déjà organisées, pour les-
quelles la seule évolution nous paraissant possible comporte un rema-
niement des défenses du moi et non une évolution normale de la libido
et du moi vers un état adulte.
456 REVUE FRANÇAISE DE PSYCHANALYSE

Nous pensons que ces structures peuvent se définir même chez


l'enfant très jeune par la fixation anachronique de la libido à des objets
archaïques, ce qui entraîne une impossibilité de trouver des satisfactions
dans la réalité, et une incapacité d'accepter précisément les dons sup-
plétifs par lesquels les psychothérapeutes peuvent guérir des cas simples.
Notre sujet une fois limité, nous sommes très conscients des diffi-
cultés que soulève l'application clinique de notre définition mais il ne
serait pas de notre propos d'entrer plus avant dans cette discussion,
et nous pouvons reprendre notre rappel historique.
Si c'est à H. von Hug-Helmuth que nous devons l'introduction du
jeu en psychothérapie d'enfant, c'est Melanie Klein qui en a montré
la pleine signification. L'étude de la signification symbolique du jeu
de l'enfant lui a permis de montrer de façon saisissante la précoce com-
plexité des organisations infantiles.
Sur le plan thérapeutique, Melanie Klein a énoncé un certain nombre
de principes qui ont longtemps servi de base de discussion bien qu'essen-
tiellement fondés sur l'expérience de l'analyse précoce.
Nous les schématiseront ainsi :
1) Le jeu de l'enfant, rempli de signification symbolique, et ayant une
réelle valeur masturbatoire, a là même valeur que l'association
libre chez l'adulte ;
2) Il s'établit rapidement une névrose de transfert identique à celle
de l'adulte ;
3) L'enfant réagit aux interprétations de matériel profond, interpré-
tations qu'il appréhende très précocement.

Chacun sait qu'Anna Freud a longuement réfuté ces différents


points. Ellene discute pas la valeur symbolique du jeu même quand le
feu de la polémique l'entraîne certainement plus loin que sa pensée
— mais elle lui dénie toute valeur thérapeutique, dans les conditions
d'expérience des psychanalystes kleiniens.
L'enfant ne sait pas qu'il a besoin d'être soigné, ne sait pas qu'il
peut être aidé par le psychanalyste, et ne saurait donc attacher à ce qu'il
fait devant ce dernier la valeur que donne l'adulte aux associations libres.
D'où la nécessité de séduire l'enfant, de se faire apprécier par lui
avant de commencer le traitement, au cours duquel on étudiera les
souvenirs, les rêves qu'on interprétera jusqu'à ce que l'enfant puisse
le faire lui-même, les rêveries et fantasmes, et enfin le dessin. Le dessin
constitue en fait un compromis entre les conduites verbales et les
TRAITEMENTS D'ENFANTS 457

conduites ludiques, ce qui explique que beaucoup de psychanalystes


non-kleiniens n'aient pas éprouvé de difficultés à employer ensuite
non seulement le dessin, mais les jouets.
Mais Anna Freud insiste sur le fait que l'enfant se refuse à associer,
et qu'ainsi on ne se retrouve jamais dans les conditions de l'analyse
d'adultes.
Nous rappellerons l'apport d'Anna Freud dans l'étude et la schéma-
tisation des fonctions du moi chez l'enfant, et des mécanismes de défense.
Les critiques d'Anna Freud ont été publiées à l'occasion de divers
congrès ou réunions au cours de ces trente dernières années.
Leur édition récente en français met en évidence une certaine fai-
blesse, car certains arguments ne peuvent être aujourd'hui considérés
comme valables.
C'est précisément l'étude des mécanismes de défense du moi qui
montre combien les adultes en traitement sont loin de suivre la règle
des associations libres avec le soin que suppose Anna Freud dans ses
premiers écrits. Les travaux de Reich, d'Anna Freud elle-même, de
Nacht en France, sont trop connus pour qu'il soit nécessaire d'y revenir.
Par ailleurs, il n'est pas toujours exact que l'enfant ne se sache pas
malade — et Reich a bien montré que chez l'adulte le sentiment interne
de la maladie est absent lorsqu'il s'agit de traits de caractèresnévrotiques.
Il ne semble donc pas qu'il y ait sous cet angle de différences fon-
damentales entre l'analyse d'enfants et l'analyse de caractère des adultes,
et qu'une analyse judicieuse des défenses chez l'enfant puisse amener
des résultats moins satisfaisants que chez l'adulte.
Tandis que la controverse entre les deux écoles se développait,
d'autres essais étaient tentés en différents pays. Le développement de
la psychothérapie d'enfants en Suisse Romande a eu trop d'influence
sur les travaux français pour qu'on puisse le passer sous silence.
Le fait caractéristique en est l'introduction de certaines notions de
psychologie génétique dans la psychothérapie d'enfants.
Mlle Madeleine Rambert réintroduit le jeu dans sa technique psy-
chothérapique en se servant des guignols dont elle a montré toute la
valeur comme objet d'identification et de projection.
Cette réintroduction du jeu est justifiée par un certain nombre
d'axiomes tirés de la psychologie de M. Piaget. Selon Mlle Rambert la
pensée de l'enfant serait totalement différente de la nôtre. La pensée
prélogique l'empêcherait de voir l'ensemble de tout problème, de
déduire les effets des causes. Il existerait une corrélation entre le déve-
Il
loppement affectif et le développement intellectuel. faudrait donc
458 REVUE FRANÇAISE DE PSYCHANALYSE

préciser la structure intellectuelle du sujet, ce qui pourrait se faire


d'après son âge, mais aussi d'après son organisation affective...
D'où description des stades : stade du symbole mimé, identi-
fication symbolique, symboles différenciés, qui permettaient d'utiliser
le jeu de façon différente par décharge de la culpabilité de l'enfant, et
permettraient ainsi au psychothérapeute d'imposer d'autres solutions.
Nous savons qu'en présentant de façon aussi schématique et aussi
peu vivante les idées contenues dans les ouvrages de Mlle Rambert,
nous n'exprimons pas de façon suffisamment nuancée son opinion
actuelle, mais nous croyons que de nombreux psychothérapeutes agis-
sent implicitement comme s'ils suivaient les principes que nous venons
d'énoncer. Sans revenir sur des discussions déjà anciennes, mais reprises
à propos du livre d'Odier (L'angoisse et la pensée magique) et du rap-
port de de Saussure au Ier Congrès mondial de Psychiatrie, la suite de
notre exposé montrera combien les hypothèses formulées par notre
groupe, et les observations recueillies sont en contradiction avec ces
notions.
A travers les discussions d'école qui ont marqué les dernières décades,
nous noterons que le point central est la substitution non pas des asso-
ciations libres comme on le formulait il y a trente ans, mais du langage,
par quelque chose qu'on ne saurait ne pas rapprocher des éléments
« agis » de l'analyse d'adulte. Cet « agi » a une signification incontestée
par rapport aux « expériences vécues antérieures de l'enfant » (nous
employons à dessein cette expression phénoménologique par oppo-
sition à événement réel). Mais cet « agi », comme Melanie Klein l'a
montré, et comme l'observation courante le prouve, a une valeur hédo-
nique certaine.
Il est donc nécessaire de discuter l'utilisation thérapeutique du
matériel non verbal chez l'enfant en tenant compte de cette double
fonction régressive et hédonique. Il nous semble que si l'on ne prend pas
certaines précautions, on court un danger qui peut amener l'échec du
traitement en le rendant interminable, le plaisir que l'enfant risque de
prendre dans ses expériences régressives l'empêchant d'atteindre des
stades plus évolués.
Les psychothérapeutes d'enfant parlent souvent de faire régresser
leur jeune patient jusqu'à tel stade, connu ou non, puis de le hisser
jusqu'à telle position satisfaisante.
Il paraît donc nécessaire de faire ici un bref rappel de la théorie de
la régression en psychanalyse, ne serait-ce que pour nous entendre sur
ce dont nous parlons.
TRAITEMENTS D'ENFANTS 459

La notion de régression a été introduite précocement par Freud


dans la théorie des névroses. L'essentiel de sa conception se trouve
exposé dans L'introduction à la psychanalyse et dans Inhibition, symp-
tôme et angoisse. Freud, après avoir distingué la régression du refou-
lement d'une part, des fixations d'autre part, décrit d'abord deux
formes de régression : retour aux objets antérieurs d'investissement
libidinal (type hystérie) et retour de la libido à une organisation anté-
rieure (type névrose obsessionnelle).
A ces notions premières vient s'ajouter la notion de la régression-du
moi. L'évolution du moi entraînant normalement un certain renon-
cement au principe de plaisir devant le principe de réalité de manière
à trouver un compromis vivable (plaisir adapté au réel), la régression
du moi signifie la recherche de satisfaction en dysharmonie avec le réel.
Nous ne citerons que pour mémoire la notion de régression du
sur-moi qui vient compléter les aspects divers de la régression.
La notion de régression ne peut évidemment suffire à définir une
organisation névrotique. En reprenant une formule de Monakov et
Mourgue, il paraît plus exact de considérer que la névrose est le fruit
d'une lutte active pour la création d'un nouvel état de choses, permet-
tant une nouvelle adaptation de l'individu à son milieu en fonction de
certaines positions régressives ou non évoluées.
La maladie n'est pas un retour en arrière, mais une néoformation
nécessitée par l'intégration de positions archaïques ne pouvant plus
évoluer dans des gestalt nouvelles engendrées par l'évolution elle-
même et les nécessités vitales. Quand le plaisir anachronique recherché
par l'enfant entre en opposition flagrante avec des réalités dont le sujet
a une connaissance de plus en plus précise, quand le principe de plaisir
et le principe de réalité sont en contradiction, les mécanismes de défense
du moi entrent en action avec d'autant plus de rigueur que les pulsions
sont plus violentes. C'est ainsi que pendant la période de latence, de
grands désordres du comportement disparaissent définitivement. Mais
il est fréquent de voir s'installer alors des mécanismes obsessionnels,
dont le caractère gênant se manifestera parfois beaucoup plus tard
quand le sujet devra quitter le milieu familial et s'adapter à d'autres
tâches.
Ce schéma des organisations névrotiques, si on l'admet, nous per-
mettra de faire une hypothèse pour comprendre la nature du traitement,
et le rôle des expériences régressives qui s'y rattachent.
L'importance des régressions au cours du traitement a toujours
été mise en évidence. Dans le récent article qu'Ida Macalpine a consa-
460 REVUE FRANÇAISE DE PSYCHANALYSE

cré au Développement du transfert cet auteur a repris l'étude de la régres-


sion dans l'analyse en montrant que le transfert en est l'expression
essentielle.
Classiquement il était admis que c'était le propre du malade névrosé
de faire cette régression. Ida Macalpine s'est attachée à montrer que
c'étaient les conditions du traitement qui déterminaient cette régres-
sion. Il nous paraît très important de reprendre cette discussion à
propos de l'analyse d'enfant. Il semble que trop souvent, les psycho-
thérapeutes d'enfant aient raisonné comme s'ils admettaient implici-
tement que les conflits de l'enfant étaient actuels, et que les régressions
ne posaient pas de problèmes, ce qui est évidemment contraire à toutes
les données de l'expérience.
Nous n'insisterons pas sur les différents facteurs de régression cités
par Ida Macalpine dans l'analyse d'adulte. Cet auteur ne pense pas que
la régression soit déterminée par la neutralité analytique, qui devrait
au contraire calmer l'angoisse, facteur essentiel de régression. En fait
l'attitude — inusitée pour le malade — que prend le psychanalyste,
aussi bien devant l'enfant que devant l'adulte, va à l'encontre de ce
que la fonction du réel apporte ordinairement au moi. Le sujet en
analyse vit une expérience nouvelle, au cours de laquelle le principe
de réalité se réduit au profit du principe de plaisir, ce qui lui permet,
à travers des angoisses accrues, de retrouver ses objets archaïques d'in-
vestissement libidinal et d'agressivité. Il est bien évident que ses ins-
tances ne peuvent être satisfaites, que l'attitude frustrante de l'analyste est
donc la seule attitude réelle possible, et que les solutions imposées par un
psychothérapeute ne peuvent amener qu'un remaniement des défenses.
Ida Macalpine montre que « la valeur, de réalité de la séance ana-
lytique siège dans son invariable irréalité », rappelant ainsi que la frus-
tration de toute gratification domine le travail analytique. Elle cite
Freud en ces termes : « En ce qui concerne ses relations avec le médecin,
le patient doit avoir de nombreux désirs non comblés, il est inutile de
lui refuser précisément les satisfactions qu'il désire le plus intensément,
et qu'il' réclame avec le plus d'intensité. »
Il est clair que l'analyse ne pourrait autrement s'approcher d'une
fin pour laquelle il est nécessaire « que le patient soit convaincu que
l'analyse ne lui apporte réellement rien qu'un moyen nouveau mais
encore imaginaire de satisfaction » (Ferenczi).
Ida Macalpine montre très justement que cette évolution est essen-
tiellement fonction de l'attitude de l'analyste, et qu'il est très impor-
tant pour ce dernier de ne pas régresser avec le patient. Nous verrons
TRAITEMENTS D'ENFANTS 461

combien cette question se pose avec acuité quand il s'agit d'analyse


d'enfant.
Quoi qu'il en soit, les expériences régressives, dont le caractère,
fondamental est d'être plus ou moins insatisfaisantes, doivent être
observées avec autant de précautions chez l'enfant que chez l'adulte,
pour obtenir une désintrication des éléments dysharmoniques et pour
que les défenses rigides de la névrose puissent se résoudre. Le sujet
pourra alors' envisager d'autres relations plus satisfaisantes ou plus
fructueuses sur le plan évolutif.
Mais nous avons encore un dernier point à préciser. Dans l'analyse
d'adulte les expériences régressives ne sont utiles que parce que ver-
balisées. Ce qui les rend également significatives pour le patient et
pour l'observateur. Le langage contient dans sa forme même toutes
les données rationnelles qui lui donnent sa valeur d'universalité (Lacan)
et contient en soi toute une partie du principe de réalité.
Il en est exactement de même pour l'enfant (en dépit de l'étymo-
logie du mot) que pour l'adulte. L'acquisition rapide de la syntaxe
donne accès à l'enfant à tout le système de références qui constitue la
réalité du groupe dans lequel il vit. Et si pendant un temps il persiste
chez l'enfant ce que l'on a appelé un mode de pensée magique reliquat
des expériences antérieures au stade du miroir et à l'intégration du.
schéma corporel, ce mode ne saurait définir entièrement le sujet, dont
les expériences nouvelles ont le caractère d'être communicables ver-
balement, à l'opposé des expériences primitives. L'enfant est marqué
par cette antithèse, dont il ne sortira qu'en élaborant son angoisse de
castration, reliquat acceptable dans un monde de relations objectales,
de la primitive angoisse de morcellement.
Il n'est donc pas possible de minimiser chez l'enfant le rôle du
langage, qui tout autant que chez l'adulte joue un rôle thérapeutique
essentiel. L'activité des enfants au cours des séances doit donc être
rapprochée de l'acting-out des adultes. Pendant l'acting-out « le sujet
vit ses affects comme seul mode d'appréhension du réel. Contrairement
à ce qui se passe dans le cas de souvenir verbalisé, le patient ne réalise
pas la connexion entre le présent et le passé, ce qui ôte au passage à
l'acte sa valeur thérapeutique » (Eduardo Weiss).
En cas de passage à l'acte, le travail du psychanalyste consiste habi-
tuellement à interpréter sa signification dans l'analyse des défenses,
de manière à le réduire, et à permettre au sujet de verbaliser ses affects.
Certains conseillent d'interdire ces activités si leur interprétation cor-
recte n'en a pas amené la résolution complète.
462 REVUE FRANÇAISE DE PSYCHANALYSE

Chez l'enfant, dans quelle mesure ne risque-t-on pas d'encourager


au contraire le passage à l'acte en le laissant jouer, en impliquant l'agir
dans les consignes, et en donnant, au moyen de divers artifices (jouets,
systèmes d'arrosage, sable, etc.), une gratification réelle à des instances
précisément en opposition avec le réel ?
La transposition à l'enfant des techniques psychanalytiques entraîne
certes des difficultés que chacun a pu vivre avec une certaine angoisse.
L'enfant ne parle pas spontanément à une personne qu'il ne connaît
pas. Il répond plus ou moins aisément aux questions qu'on lui pose,
parfois fait une confidence inattendue, mais les éléments verbaux sont
isolés, et leur contexte passé sous silence. Et il ne s'agit pas de ques-
tionner l'enfant si l'on veut prendre une attitude compatible avec la
neutralité analytique.
Aussi est-il facile de comprendre que l'on se soit soucié de permettre
à l'enfant d'apporter du matériel grâce à n'importe quel moyen. Tout
ce que fait l'enfant ayant une signification symbolique la consigne
était : « Dans cette pièce tu peux faire ce que tu veux. » Nous nous
sommes vite convaincus du caractère à la fois illusoire et dangereux
d'une telle permission. Elle va en effet à rencontre de ce que la réalité
enseigne à l'enfant. Cette contradiction peut entraîner une isolation
des séances d'analyse du reste de la vie du sujet, ce qui permet parfois
l'issue d'un matériel très abondant et symbolique, mais aussi difficile
à utiliser pour l'analyse qu'un rêve sans associations.
Par ailleurs cette contradiction flagrante entre les consignes données
par l'adulte, et les interdits du sur-moi, devient pour certains une
source d'angoisse, dont le sujet ne sort qu'en renforçant ses défenses.
Enfin si nous encourageons l'enfant à agir en cours de traitement
étant donné la valeur masturbatoire certaine de la plupart de ces jeux
(Melanie Klein) nous lui procurons une source directe de plaisir qui
va être un frein considérable pour le traitement. Nous pensons en
particulier à tous les jeux d'eau, de sable, de peinture, et aussi aux
jeux au cours desquels les enfants revivent des fantasmes de coït agressif
(chocs entre des voitures, etc.). Les activités au cours des séances devien-
nent alors des symptômes nouveaux, tant par la nature archaïque de la
pulsion ainsi satisfaite, que par la réorganisation des défenses qui en
découlent, et qui ont pour fin de rendre ces activités totalementincom-
préhensibles pour le sujet.
Nous ne pensons pas que de telles évolutions soient révélatrices de
structures pathologiques préexistantes. Il n'est pas certain par contre,
que ces expériences, entre les mains de psychothérapeutes peu avertis
TRAITEMENTS D'ENFANTS 463

ou maladroits, n'engendrent pas de difficultés sérieuses dans l'avenir.


Sur un plan théorique, il nous faut maintenant étudier les divers
substituts du langage chez l'enfant sous leurs deux aspects : d'une part
en tant que moyen d'expression, d'autre part en tant que source de
réelle satisfaction.
On nous fera remarquer que pour certains adultes, parler est une
source de réelle satisfaction. Quelques patients sont assez conscients
de ce plaisir tout au début de leur analyse. Mais parler n'est satisfaisant
que si l'on sent l'interlocuteur réagir. Cette satisfaction en fonction
d'un « autre » différencie précisément le langage des jeux autoérotiques,
et le patient adulte est vite déçu par le silence de son médecin qui refuse
ainsi d'être le Criton d'un nouveau Socrate.
Il ne faut jamais oublier que le jeu de l'enfant n'est significatif que
pour le psychanalyste ou toute autre personne ayant étudié la question,
mais ne l'est absolument pas pour l'enfant lui-même. Les psychothé-
rapeutes débutants ont souvent l'illusion de se trouver devant un sujet
initié à toute une série de vérités, et possédant pour les exprimer un
langage secret dont il garde jalousement le chiffre.
Ce renversement inattendu de la situation, risque de la compro-
mettre, car si le narcissisme du débutant l'y pousse, ce dernier va tenir
devant l'enfant des propos rigoureusement impénétrables, pour montrer
qu'il a compris ce que l'enfant veut dire. Il retrouve de façon totalement
involontaire les interprétations symboliques. Ceci nous amène à définir
un autre caractère fondamental du jeu, le différenciant nettement du
langage. Dès les premières manifestations de l'activité du moi, au début
de la période de latence, l'enfant n'a pas l'impression que son jeu reflète
des tendances personnelles authentiques. Il a l'impression que jouer
signifie faire n'importe quoi, sans qu'il se reconnaisse dans ce jeu. Il
pourra d'autant plus facilement exprimer des pulsions et des conflits
qu'il ne les reconnaîtra pas comme siens, qu'il n'en assumera que très
partiellement la responsabilité. Ce même phénomène se produit du
reste chez l'adulte. L'obsédé qui se tait sur le divan analytique expri-
mera son agressivité dans les jeux de la psychanalyse dramatique avec
une évidence qui pourrait étonner à prime abord. Mais en jouant, le
sujet a l'impression de ne rien assumer, et le dit du reste très franche-
ment, alors que dans le discours il en est tout autrement. Avec l'enfant
comme avec l'adulte du psychodrame, montrer que le jeu n'est pas
fortuit est une tâche souvent difficile mais toujours indispensable.
En faisant l'inventaire des moyens dont se servent habituellement
les psychothérapeutes d'enfant, nous pouvons établir une sorte de
464 REVUE FRANÇAISE DE PSYCHANALYSE

classification, portant à la fois sur la valeur hédonique et la valeur signi-


ficative. Cette classification permettra de préciser les indications de
leur utilisation en fonction de l'évolution du sujet. En principe, nous ne
sommes partisans de l'utilisation d'adjuvants matériels que dans la
mesure où elle engendre chez le sujet des états assez voisins du cons-
cient pour provoquer des associations verbalisées, et être ainsi ratta-
chables au vécu de l'enfant. La difficulté à passer sur le plan verbal
est considérée comme un mécanisme de défense et traité comme tel.
Nous diviserons en fait les enfants que nous traitons en deux groupes :
A) Cas d'analyse précoce, de la période préoedipienne avant 4 ans,
et cas psychotiques : les enfants de ce groupe vivent encore de façon
très consciente les relations d'incorporation et de réjection et tous
les fantasmes agressifs prégénitaux. S'ils se servent de sable, d'eau,
de pâte à modeler, les jeux entraînent chez eux des associations diges-
tives ou excrémentielles ayant une signification très précise dans leurs
rapports familiaux. S'ils se servent de jouets figurés, c'est souvent plus
comme objets d'échange avec le psychanalyste qu'en fonction de ce que
les jouets représentent. Le symbole n'existe pas encore comme tel :
le sujet associant spontanément différents objets avec des parties du
corps ou leur contenu. Comme nous l'avons dit plus haut, le psycha-
nalyste pourra amener le sujet à verbaliser, tant en le faisant alors asso-
cier, qu'en lui fournissant les interprétations, et lui permettra ainsi
l'accès aux relations objectales.
B) Dès que l'enfant vit son conflit oedipien, dans un mode de rela-
tions objectales, les expériences prégénitales sont oubliées. Cependant
l'angoisse de castration est le témoin de leur persistance inconsciente,
et entraîne leur reviviscence en des jeux s}rmboliques en apparence
comparables à ceux que nous venons de décrire. Ces jeux régressifs
procurent une certaine satisfaction au sujet et calment son angoisse,
mais n'ont pas d'autre signification pour lui. Plus la satisfaction est réelle,
plus il est difficile d'analyser ces jeux en tant que mécanismes de défense.
Nous rappellerons pour illustrer ces phénomènes, le cas très banal
d'un enfant qui au cours d'une séance s'était dessiné, s'identifiant à
un oncle, héros de la famille, mais perdant un membre. Immédiate-
ment après ce dessin, il ouvre l'armoire à jouets, et sort un à un tous
les objets qui s'y trouvent ; il ne joue pas avec, mais les amasse de son
côté de la table, en surveillant son psychothérapeute.
Devant l'angoisse ressentie en dessinant une histoire pleine de signi-
fication très proche du conscient, le sujet régresse et change de mode
d'expression. L'échange des objets, agi ainsi, n'a pas de signification
TRAITEMENTS D'ENFANTS 465

génitale ou digestive pour lui, du fait de l'existence des mécanismes de


défense inhérents à ses pulsions prégénitales.
Ce changement de mode peut être observé très fréquemment. En
prenant un moyen d'expression plus primitif le sujet se rassure puisque
son jeu n'est plus significatifpour lui, et qu'il est cependant satisfaisant.
C'est ainsi que nous en arrivons à hiérarchiser par rapport au lan-
gage les modes d'expression ; le dessin, par la responsabilité qu'il
laisse au sujet et aussi par les catégories rationnelles qu'il implique,
étant plus proche du langage que les jouets figurés employés comme tels.
Mais il faut étudier avec soin la signification de l'emploi des couleurs,
et surtout des peintures, qui permettent souvent à l'enfant de trouver
des plaisirs dont la réalité est incontestable, alors que le fait même que
l'adulte qualifie de symbolique le sens qu'il y perçoit montre que l'en-
fant n'y trouve, lui, aucune signification.
Pour résumer l'attitude qu'il nous paraît nécessaire d'adopter il
faut être toujours certain de pouvoir analyser suffisamment profon-
dément le matériel apporté par l'enfant, pour rattacher la libido et
l'agressivité exprimées à l'objet réel et montrer ainsi à l'enfant sur un
mode verbal le caractère non satisfaisant de son thème de revendication,
et des jeux servant à l'exprimer.
Une certaine limitation dans les moyens matériels doit être le corro-
laire. du principe que nous venons d'exprimer, en fonction de la struc-
ture de l'enfant, et du temps que l'on pourra consacrer au traitement.
Des précautions techniques dans le choix des modes d'expression
que l'on permettra à l'enfant, dans les consignes qui lui seront données
(tu peux dire ce que tu veux, raconter des histoires, les dessiner, etc.),
au départ éviteraient donc en principe de transformer le traitement
en symptôme supplémentaire.
Mais la pratique nous a montré que le problème est infiniment
plus complexe. Nous pouvons observer chaque jour qu'avec certains
les enfants parlent beaucoup, agissent peu, se servent rarement de
jouets, et ce dans des circonstances facilement analysables. Avec d'autres
les enfants jouent tout le temps, et enfin il existe des psychothérapeutes
infortunés avec lesquels les enfants jouent trop et passent à l'acte régu-
lièrement avec destruction du matériel et agression physique réalisée
à l'égard de l'adulte.
Les considérations théoriques que nous venons d'exposer seraient
sans utilité si l'on laissait de côté le problème essentiel du contre-trans-
fert. L'analyse du contre-transfert, comme Mme Pichon-Rivière le souli-
gnait à la Réunion des Psychanalystes de Langue française (Paris, 1952)
466 REVUE FRANÇAISE DE PSYCHANALYSE

a une importance plus grande avec les enfants qu'avec les adultes. Notre
collègue argentine expliquait par divers mécanismes que peu d'hommes
se destinassent à la psychanalyse d'enfants.
Mais il nous paraît beaucoup plus important de comprendre pour-
quoi les femmes sont si souvent attirées par ce travail, car les justifi-
cations que l'on trouve à ce fait statistique sont loin d'être satisfaisantse.
Nous ne pouvons affirmer que les éléments personnels facteurs de cette
vocation soient à chaque fois complètement maîtrisés.
Ida Macalpine qui rend bien compte des phénomènes que nous
observons, s'exprime en ces termes : « Tandis que la tâche de l'analysé
est de s'adapter à l'ambiance infantile par régression, celle de l'analyste
est de résister à une telle adaptation. »
Il ne faut donc pas que le désir de s'occuper d'enfants cache celui
de céder précisément à une telle adaptation.
Fenichel pense qu'un mode courant de contre-transfert est de
confondre le passé et le présent. L'étude du langage du psychanalyste
nous paraît très importante pour contrôler ce phénomène. Le texte
des interprétations apporte souvent une justification à l'opinion de
Fenichel. Il faut se méfier des interprétations au présent, prêtant à
l'enfant des pensées actuelles précisément impensables actuellement.
De telles interprétations sont souvent à l'origine du passage à l'acte.
Si l'intemporalité est une caractéristique de l'inconscient sur laquelle
Lacan insiste dans son enseignement, la reconnaissance dans le présent du
passé en tant que tel, est un temps essentiel du traitement et la syntaxe
employé par l'analyste prend avec l'enfant une importance considérable.
Certains psychothérapeutes qui ont comme principe de ne point
donner d'interprétations agissent cependant de même en faisant asso-
cier à leur manière (même au conditionnel) et entraînent dans un monde
fantasmatique non confrontable leur malade à leur suite.
D'autres sous le prétexte d'employer un langage compréhensible
pour l'enfant se servent de tournures infantiles avec excès, et s'identi-
fiant complètement avec l'enfant, rivalisent avec lui sur le plan de la
régression.
Il arrive souvent que l'enfant sollicite le psychothérapeute et lui
demande de jouer avec lui. La neutralité analytique — si elle est réelle
et ne cache pas d'agressivité — n'empêche généralement pas l'enfant
de jouer en attribuant au psychothérapeute un rôle et ce dernier peut
facilement ramener sur un plan strictement verbal le matériel exprimé
sans « jouer le jeu » (Fenichel).
Mais certains jouent avec, l'enfant, interviennent activement et
TRAITEMENTS D'ENFANTS 467

font à leur tour un véritable acting-out (depuis les dons symboliques


admis par certains, jusqu'aux fatigants exercices de Melanie Klein,
ramassant inlassablement l'objet perpétuellement jeté par son patient).
Les premiers travaux des psychanalystes d'enfants reflètent assez
précisément toutes leurs réactions devant le sujet. Le souci d'Anna
Freud de séduire l'enfant, sa peur de ne pas être acceptée, de ne pas
être sa confidente, sont des éléments dont l'auteur parle assez claire-
ment pour que l'on puisse en faire état. On peut se demander si l'abon-
dance de jouets et autres matériaux des psychanalystes kleiniens n'est
pas autant de cadeaux dont la signification devrait être étudiée.
Enfin devant l'enfant, l'adulte est très souvent pris entre deux
craintes. La crainte que l'enfant ne parle pas est bien connue et tou-
jours consciente. Nous pensons que si le traitement est convenablement
installé, une ou plusieurs séances de silence peuvent parfois être plus
fructueuses que des jeux régressifs masquant l'angoisse.
Mais il existe aussi chez beaucoup la crainte que l'enfant parle.
Parmi les personnes s'occupant de l'homme (médecins, psychologues,
travailleurs sociaux, etc.), quelques-uns ont une véritable phobie des
relations humaines directes, et ne sont à l'aise que protégés par des
moyens techniques. S'ils sont médecins ils ont la chance d'avoir à leur
service les moyens d'investigation clinique qui transforment l'homme
en objet d'étude déshumanisé et protègent l'observateur contre ses
propres angoisses. S'ils sont psychologues les tests forment une barrière
assez solide, véritable mécanismes de défense chez certains, et s'ils sont
psychothérapeutes, le jeu de leur patient peut prendre une signification
analogue.
Certains pédiatres ont pu se féliciter par boutade de ce que leurs
patients ne parlassent point. Nous avons pu voir une psychothérapeute
débutante, par ailleurs psychotechnicienne émérite, mal supporter
que l'enfant qu'elle avait en traitement bavarde (il lui racontait ce qui
se passait chez lui la nuit) au lieu de dessiner...
Cet exemple peut paraître caricatural, mais c'est chez les novices
que l'on peut voir au grand jour des mécanismes soigneusement camou-
flés chez d'autres, en toute bonne foi.
Le traitement des enfants, s'il est possible, implique pour le pra-
ticien la nécessité d'adopter une attitude analytique stricte c'est-à-dire
d'analyser sans cesse ses réactions de contre-transfert. Si effectivement
une certaine « gentillesse » est nécessaire il faut qu'elle représente une
bienveillance de bon aloi et non l'élaboration ou la sublimation d'une
redoutable agressivité.
Troubles psychosomatiques
survenus
au cours d'une psychanalyse
Etude des facteurs
ayant contribué à déterminer leur localisation
par MICHEL FAIN

Je vais exposer, dans une première partie, le cas qui est à l'origine
de ce travail. Dans une seconde partie, une étude plus profonde des
facteurs ayant contribué au choix des symptômes somatiques sera
entreprise.
René vient me consulter pour impuissance. Celle-ci est survenue
brusquement il y a trois ans. A cette époque, il avait été l'objet
d'avances amoureuses de la part d'une jeune femme. Après hésitation,
il accepte de la rejoindre dans sa chambre et là, pour la première fois
de sa vie, il lui est impossible d'avoir la moindre relation sexuelle
avec sa partenaire. A partir de ce moment-là, René acquiert la convic-
tion absolue que c'est fini, plus jamais il ne sera capable d'avoir un
coït avec une femme. Il sombre alors dans une attitude dépressive,
coupée de violents accès de colère dirigés surtout contre sa mère.
Les études qu'il a poursuivies jusque-là aisément deviennent extrême-
ment difficiles à mener à bien. Il consulte médecin sur médecin, suit
de multiples traitements, notamment des traitements hormonaux. Il
accuse ces traitements d'avoir provoqué chez lui une excitation anale
qui le terrifie, car explique-t-il, cela prouve qu'il devient pédéraste.
Il avoue alors avec une grande expression de culpabilité et de honte qu'il
se masturbe et que souvent, pour provoquer l'érection, il est obligé de
se livrer auparavant à une masturbation anale.
René a 38 ans. Il est le deuxième d'une famille de trois enfants :
son frère aîné a cinq ans de plus que lui et sa soeur est sa cadette de deux
TROUBLES PSYCHOSOMATIQUES 469

ans. Il nous décrit son père comme un individu faible et falot, complète-
ment effacé devant sa mère, véritable dragon domestique. De nom-
breuses scènes éclatent continuellement entre ses parents, scènes qui
mettent René dans un état d'excitation nerveuse dont il a extrêmement
peur : « J'ai peur de devenir fou à ces moments-là », et il est pris alors
d'un violent tremblement.
Sa vie sexuelle, telle qu'il me la décrit à cette première entrevue,
se résume en une masturbation qui a commencé vers l'âge de 5 ans
et qui n'a jamais cessé. A 16 ans, il se met à fréquenter les maisons
closes avec assiduité, cela d'ailleurs avec de forts sentiments de culpa-
bilité car il était très religieux à cette époque. Il a également des contacts
avec une jeune bonne qu'emploient ses parents ; cela dure jusqu'à son
service militaire. Il explique que ce choix de partenaires était dû à son
extrême timidité devant les jeunes filles de son milieu. Lors de son
service militaire, il fait la connaissance d'une jeune fille qui devient
sa maîtresse. Cela lui donne grande confiance en lui et apporte une
grande amélioration ultérieure à son comportement et ce, jusqu'à
l'incident survenu il y a trois ans.
René est grand. Il est vêtu avec soin d'une façon très classique. Il est
exagérément poli et déférent, se levant sitôt que je me lève, attendant
en retrait, dans une attitude de profond respect, que j'ouvre la porte
avant de passer. Tous ses gestes recherchent l'estime et l'approbation.
Il a terminé ses études, menées facilement jusqu'à sa maladie,
péniblement par la suite. En principe une situation publique brillante
lui est réservée dans l'avenir.
Un traitement psychanalytique est fixé, à raison de 4 séances par
semaine. Il me demande alors avec beaucoup de gêne s'il pourra se
marier pendant ce traitement et il m'apprend seulement qu'il est
fiancé. Ces fiançailles, d'après ce qu'il en dit, ont été décidées à la suite
d'une consultation médicale au cours de laquelle le médecin l'a assuré
que ses troubles disparaîtraient s'il se mariait. Les vacances suivantes
il a fait la connaissance d'une jeune fille à laquelle il s'est fiancé. Un
nouveau médecin consulté lui conseilla un traitement psychanalytique
et lui déclara qu'il était presque criminel de se marier dans son état, ce
qui provoqua chez René une profonde anxiété. Comme la question de
René tendait surtout à savoir s'il devait rompre ses fiançailles dès à
présent, je lui répondis que tout cela le regardait et qu'il réglerait cette
question comme il l'entendrait.
Les premières séances furent marquées par une longue exposition
des craintes de René : il craignait une impuissance définitive ; il lui
PSYCHANALYSE 31
470 REVUE FRANÇAISE DE PSYCHANALYSE

semblait d'ailleurs que ses organes génitaux étaient devenus plus petits,
un médecin lui avait dit que ses réflexes crémastériens étaient faibles
ce qui témoignait d'une insuffisance sexuelle. Il mit aussi en avant ses
craintes d'être homosexuel et relata alors un épisode de son enfance :
à l'âge de 10 ans, il avait passé des vacances chez un camarade un
peu plus âgé que lui ; ils avaient eu ensemble des rapports homo-
sexuels à type de coït anal dont le rôle actif était tenu alternativement
par l'un et l'autre partenaire. René se souvenait avec gêne qu'il préfé-
rait le rôle passif. Par la suite, le souvenir de cette préférence l'avait
angoissé et lui avait fait penser qu'il ne serait jamais viril. Il accusa
alors le médecin qui lui avait fait des séries de piqûres, de l'avoir remis
dans cet état. Je lui fis remarquer que c'était lui qui, dans sa relation
avec le médecin en question, avait repris cette attitude et qu'il était
en train de la reproduire avec moi en ne parlant que de son impuis-
sance et de son homosexualité. J'ajoutai que, s'il jugeait nécessaire
d'avoir ce comportement, c'était certainement pour se défendre contre
l'apparition d'une autre attitude qu'il estimait dangereuse en ma
présence. René répondit par une bordée d'injures destinée à son
camarade et au médecin piqueur. Je lui fis remarquer alors que, s'il
affichait consciemment cette conduite homosexuelle soumise, c'était
pour se défendre contre cette attitude plus violente. René déclara
alors qu'il se sentait plus calme depuis qu'il était à Paris, qu'il avait
cessé toute pratique religieuse ; cela lui rappelait le temps de son
service militaire, temps pendant lequel il avait pu connaître la
jeune fille dont il m'avait déjà parlé. Je lui soulignai que, dans les
deux cas, ce calme apparaissait quand il se trouvait éloigné de ses
parents. Après cette remarque, René se souvint de toutes les affres de
conscience que ses désirs sexuels avaient provoquées lorsqu'il était
adolescent. Ces affres revêtaient un caractère religieux : « S'il avait des
désirs sexuels, Dieu le punirait en provoquant des disputes entre ses
parents. » Il ajouta qu'à cette époque il aurait souhaité être impuissant.
Je lui montrai de nouveau comment cette apparence d'impuissance
était destinée à masquer l'agressivité contenue dans la représentation de
ses parents se disputant. A cette époque, il apporta son premier rêve :
« Il est chez lui et fait du feu dans la cheminée, mais le feu prend des
proportions formidables ; il s'efforce en vain de l'éteindre et se réveille
angoissé. » Il exposa alors toute sa culpabilité venant du fait que ses
parents payaient le traitement ce qui devait être pour eux un gros
sacrifice. Il dit alors qu'il se sentait très déprimé et qu'il resterait défini-
tivement impuissant. Je lui rappelai l'interprétation que je lui avais
TROUBLES PSYCHOSOMATIQUES 4711

donnée : comment il se défendait de son agressivité en provoquant par


punition son impuissance, et que c'était ce qui apparaissait dans son
rêve ; il s'efforçait d'éteindre le feu qu'allumait chez lui la présence
de ses parents (la maison familiale) ce feu qui, par un choc en retour
pouvait le détruire, lui faisait peur. Je lui fis remarquer que l'on retrou-
vait le même contexte dans ses associations : il se réjouissait incons-
ciemment des difficultés que sa présence à Paris pouvait provoquer
pour ses parents et s'en punissait en prenant l'engagement implicite
de rester impuissant. J'ajoutai qu'il me semblait que sa façon de parler
de ses parents en bloc, sans les dissocier, devait cacher une défense
similaire. René me parla alors de ses conditions de vie à Paris ; il
déjeunait chez des amis ; cela ne lui plaisait pas, la femme, très
nerveuse, faisant souvent devant lui de violentes scènes à son mari ce
qui, chaque fois, provoquait chez lui un état d'excitation nerveuse
pénible qui le faisait trembler et lui laissait une impression d'impuis-
sance sexuelle augmentée. Il rapprocha immédiatement cette situation
de celle qu'il avait vécue chez ses parents et fit alors de violents
reproches à sa mère, reproches portant sur sa nervosité, son caractère
intolérant, la tyrannie qu'elle exerçait sur toute la famille. Je lui complétai
alors l'interprétation de son rêve : le feu symbolisait les rapports de ses
parents, éveillant en lui des réactions qui l'angoissaient, comme il
l'avait constaté lui-même quand il se trouvait en présencedu couple ami.
Ce déballage de reproches fut son thème favori pendant plusieurs
séances. René insista surtout sur l'attitude restrictive de sa mère à son
égard, avançant notamment qu'elle n'avait accepté ses fiançailles que
parce qu'il était malade. Il l'accusa alors de vouloir le maintenir en son
pouvoir et rappela une phrase favorite de sa mère : « Si je pouvais, je
vous épinglerais tous à mes jupons. » Puis il apporta ce rêve : « Il affronte
une mer déchaînée et lutte contre elle », tout de suite il reprit ses attaques
contre sa mère. Je lui fis remarquer le caractère euphorique qu'avait
son rêve et qu'on pouvait penser de ce fait que toutes ces attaques
contre sa mère lui donnaient un plaisir certain, que c'était un moyen
de prendre avec sa mère un plaisir dissimulé tout en ayant l'air de
l'accuser, de la haïr et de se faire le champion désintéressé de son père ;
que d'autre part, depuis plusieurs séances, il agissait de même avec
moi en voulant me montrer qu'il n'avait qu'à se plaindre de sa mère.
Cette interprétation eut pour effet de déclencher chez lui des « sensations
anales », ce qui lui fit' dire avec désespoir qu'il n'était qu'un pédéraste.
Je lui montrai alors comment sa réaction était destinée à me montrer
que je me trompais en disant qu'il prenait du plaisir avec sa mère,
472 REVUE FRANÇAISE DE PSYCHANALYSE

qu'il était pédéraste, que c'était moi qu'il aimait, niant par là son amour
pour sa mère et se défendant contre la réaction agressive qu'il avait
ressentie en interprétant mon intervention comme une présence s'inter-
posant entre lui et sa mère. René me raconta alors que, au cours des
altercations fréquentes qui opposaient son père à sa mère, et dont il
était témoin, il ne pouvait plus se contenir : il volait au secours de son
père, l'écartait, et prenant fait et cause pour lui, reprenait la dispute
avec sa mère. A plusieurs reprises ces disputes avaient dégénéré en
échanges d'arguments frappants. Mais, déclara-t-il, c'était pour soutenir
son père et non pour le remplacer. Et de nouveau René déclara se
sentir homosexuel. Dans la rue les hommes le regardaient et s'aper-
cevaient qu'il n'était qu'un pédéraste. Il rêva et même eut des fantasmes
dont le thème était le suivant : « Sa fiancée le trompe, sa fiancée est une
putain qui reçoit des tas d'hommes. » Puis il fit ce rêve : « Le camarade d'en-
fance avec lequel il a eu des relations homosexuelles lui donne un cigare,
René le prend, tout en dissimulant qu'il a dans sa poche un cigare bien
plus gros. » Je lui montrai alors que la mise en avant de ses sentiments
homosexuels était destinée à me démontrer que le désir de remplacer
son père auprès de sa mère était erroné, que ce n'était pas de l'agres-
sivité mais de l'amour qu'il ressentait pour son père. Je lui expliquai
comment son rêve venait le confirmer : recevoir un cigare de son camarade
symbolisait le coït anal qu'il avait pratiqué dans son enfance avec lui et,
dans cette attitude, il préservait son propre pénis à condition de le
cacher, autrement dit en ayant l'air d'être homosexuel et châtré, c'est-à-
dire impuissant. Il me fut facile de lui montrer comment il adoptait
le même système de défense vis-à-vis de moi et que notamment, dans
son rêve, le personnage de son camarade me représentait. J'étayai cette
interprétation en lui rappelant les sensations anales ressenties à la
première interprétation mettant en lumière son désir d'éliminer son
père, sensations reproduisant d'ailleurs une attitude de défense déjà
expérimentée devant d'autres médecins. J'ajoutai en outre que le
cigare qu'il dissimulait représentait le rapt du pénis paternel, et qu'en
résumé, son rêve exprimait toutes les défenses dissimulant son désir
de me châtrer comme il avait voulu châtrer son père ; ce désir était
ressenti comme dangereux car il pouvait entraîner sa castration par
moi, comme il avait craint autrefois d'être châtré par son père. Pour
la première fois, René réagit à cette interprétation par une céphalée.
Par la suite, ce nouveau système de défense prit de l'ampleur et s'ins-
talla dans sa vie courante : il ne pouvait plus lire ni étudier, il se sentait
parfaitement abruti et ne comprenait plus rien, notamment tout ce
TROUBLES PSYCHOSOMATIQUES 473

que je lui disais. Je lui fis remarquer comment cette attitude avait
succédé à la précédente et combien il était probable qu'elle était des-
tinée au même but ; que d'ailleurs cette défense ressemblait à la précé-
dente avec un déplacement à sa tête : il faisait comme s'il n'avait plus
de tête pour se punir de l'agressivité ressentie contre moi ; mais cette
agressivité réapparaissait dans son symptôme : il réussissait ainsi à
annuler tout ce que je lui disais, rendant ma tête inutilisable. De nou-
veau, je lui montrai que cette auto-punition, tout en satisfaisant ses
sentiments de culpabilité, lui permettait de se protéger d'une punition
venant de moi puisqu'il avait pris les devants. Il me déclara alors avoir
pensé, en me voyant ainsi faire travailler ma tête, que je pourrais bien
devenir fou. C'était un sentiment et une grande crainte qu'il avait
ressentis pendant son adolescence : « Trop penser à des sujets érotiques
devait provoquer la folie. » Il déclara ensuite qu'il mettait en opposition
les connaissances intellectuelles et les pensées erotiques, les unes
détruisant les autres. Je lui demandai alors ce qu'il entendait par
« devenir fou ». C'est, répondit-il, se mettre à faire des choses en dehors
de soi, malgré soi, sous l'empire d'une force étrangère. Je lui montrai,
alors que les connaissances intellectuelles étaient pour lui le symbole
de ce qui venait de l'extérieur, en l'occurrence de moi en ce moment,
et que cela lui interdisait de prendre conscience de ce qui venait de lui,
c'est-à-dire de ses désirs érotiques et de ses réactions agressives. Avoir
mal à la tête c'était, tout en ayant l'air de s'atteindre, une façon de
m'atteindre en atteignant sa fonction intellectuelle. C'était aussi un
moyen de se défendre contre la castration, car la folie telle qu'il la
décrivait représentait une aliénation d'une partie de lui-même, puisque
cette « force étrangère » venait de ses désirs erotiques. La pensée que
je pourrais devenir fou n'était alors que le substitut de son souhait
agressif de me châtrer, de me voir « perdre la tête » donc le pénis, afin
de lui permettre d'accéder à des relations sexuelles. Je lui rappelai
comment tous ces mécanismes s'étaient déroulés à la suite de mon
interprétation destinée à lui montrer son désir inconscient de vouloir
prendre la place de son père, et comment toutes ses réactions à mon
égard pouvaient se ramener à la reproduction de ses difficultés vécues
dans son enfance avec son père. Par la suite René fit de sérieux progrès,
tant dans le traitement, où il commença à interpréter ses réactions,
que dans la vie quotidienne. Son travail s'améliora et, dans un bal,
il fit la connaissance d'une jeune fille avec laquelle il eut des relations
sexuelles. Quand il me rapporta ce fait, il mit surtout en avant des
motifs de mécontentement : « Cela n'avait pas été aussi satisfaisant
474 REVUE FRANÇAISE DE PSYCHANALYSE

qu'il le pensait, cette fille ne lui plaisait pas » et quantité de choses


du même ordre. Je lui dis que c'était une façon de me dissimuler, sous
une avalanche de plaintes, la satisfaction de ses désirs. En fait, René
avait, pendant les rapports sexuels, une attitude curieuse : il adoptait
une position qui lui permettait de surveiller son pénis. Il interpréta
lui-même cette précaution comme une manifestation de sa crainte de
le perdre. Il apparut également que le choix de la partenaire avait été
particulier, c'était une serveuse de bar. René expliqua de nouveau
que les femmes d'un rang social plus élevé l'impressionnaient, elles
lui semblaient plus autoritaires et il fit le rapprochement de ces femmes
avec sa mère. A cette époque le traitement durait depuis cinq mois.
C'est à ce moment-là que le père de René vint à Paris pour ses affaires.
En le revoyant faible, craintif, pusillanime, René fut effondré. Il ne se
rappelait plus que son père fût un individu aussi lamentable. Se trouvant
avec lui, il s'était senti très supérieur et en avait ressenti une violente
culpabilité. A ce moment précis, sa maîtresse disparut sans lui donner
de nouvelles. Elle habitait un hôtel et là, René apprit qu'elle était
partie sans laisser d'indications sur sa nouvelle adresse. Il en était de
même à son lieu de travail. Du jour au lendemain René fut cloué au
lit par un lumbago qui lui interdisait tout mouvement. Il manqua
ainsi 5 séances. Quand je le revis, il marchait à petits pas, s'appuyant
sur une canne ; cinq bonnes minutes lui étaient nécessaires pour
s'étendre sur le divan et s'en relever. Pendant son immobilisation, René
avait consulté un médecin qui, après tous les examens classiques,
n'avait rien pu mettre en évidence. René accabla ce dernier de sar-
casmes ; pour lui, l'origine affective de son trouble ne faisait aucun
doute car, expliqua-t-il, tous ses ennuis avaient disparu avec son
lumbago : dans la rue son apparence d'infirme le protégeait contre les
hommes ; il ne ressentait plus aucune culpabilité envers son père :
« Je suis redevenu un malade pour lui » et dans son état il n'était plus
question de rechercher des aventures sexuelles. Il avait constaté égale-
ment qu'il avait pu assister à une querelle entre ses amis sans y réagir
par des tremblements. René raconta tout cela avec une certaine complai-
sance et une grande facilité ; je lui fis remarquer que son lumbago lui
servait de la même façon auprès de moi, son impuissance motrice par
laquelle il se sentait protégé lui permettant, devant moi, une grande
liberté d'expression. Par contre, les rêves et les fantasmes de René à cette
époque révélaient une rare violence : il rêva qu'il frappait violemment
un de ses collègues qui essayait d'entraîner avec lui une jeune fille avec
laquelle il avait flirté. Dans un second rêve il assistait à un violent orage
TROUBLES PSYCHOSOMATIQUES 475

dont un éclair le paralysait. Éveillé, il imagina qu'un homme courtisait-


sa fiancée et qu'il le tuait en un féroce combat. Je lui rapprochai le fait
que l'arrivée de son père avait coïncidé avec la disparition de sa maî-
tresse et, qu'inconsciemment, il inculpait ce dernier, comme ses rêves
et fantasmes le montraient, mais que ses sentiments de culpabilité,
qui s'étaient éveillés en constatant la faiblesse de son père, l'amenaient
à tout retourner contre lui comme le rêve de l'orage l'illustrait. J'ajoutai
que, d'un autre côté, sa réaction démontrait bien qu'il pensait que
l'amélioration de son comportement entraînait la disparition de son
père, et que ses fantasmes montrant une certaine conscience de ces
faits, ne devenaient possibles qu'à condition qu'il se paralyse en court-
circuitant sur lui son énergie agressive. René associa sur le fait que,
lorsqu'il s'était senti impuissant, il avait pensé qu'il pourrait coucher
avec sa soeur, alors que, tant qu'il s'était senti viril, il avait été très
gêné chaque fois qu'il était seul avec elle. Devenu impuissant, il avait
au contraire pensé qu'un contact sexuel avec sa soeur le guérirait car
elle était douce et maternelle... Je lui fis remarquer qu'il pensait que,
s'il pouvait désirer sa mère, il serait guéri. Pendant les séances qu'il
avait manquées, René m'avait fait téléphoner à plusieurs reprises et je
lui en demandai la raison. Après avoir invoqué la plus élémentaire des
politesses, il finit par me dire que cela le rassurait de savoir que j'étais
toujours là. Cela me permit de lui dire qu'il avait eu la même attitude
envers moi qu'envers son père, craignant de m'avoir détruit comme il
avait craint d'avoir détruit son père. Il avait eu alors besoin de me faire
téléphoner pour m'assurer que j'étais toujours là.
Le lumbago disparut alors rapidement et René partit rendre
visite à sa fiancée. Quand il revint, René mit en opposition deux
attitudes en face de sa fiancée : ou il se sentait bien, se montrant alors
brutal envers elle et ressentant de vifs désirs sexuels, ou bien il se
montrait doux, désirant être aimé, mais se sentait alors parfaitement
impuissant. Il décrivit sa fiancée comme une jeune fille très pratiquante
et très réticente devant des rapprochements plus intimes. Je lui fis
simplement remarquer qu'il ne concevait pas pouvoir être aimé s'il
montrait des désirs sexuels et qu'en conséquence, pour satisfaire son
désir d'être aimé, il devait faire comme s'il était impuissant, c'est-à-dire
châtré. René associa cette interprétation avec l'attitude de sa mère
désirant le maintenir à l'état d'enfant ; il rappela le souhait qu'elle
avait exprimé de garder tous ses enfants accrochés à ses jupons. La
période des vacances approchait et René fut repris par des sentiments
de culpabilité centrés sur le fait qu'il devrait reprendre le traitement
476 REVUE FRANÇAISE DE PSYCHANALYSE

V
à la rentrée, que cela imposerait encore des. sacrifices financiers à ses
parents et qu'il n'oserait pas les leur demander. Il se sentait de nouveau
très déprimé et malade. Je lui fis remarquer qu'il reprenait l'attitude
qui lui semblait la plus susceptible de l'aider à obtenir une aide :
celle de l'enfant accroché aux jupons qui permettait d'obtenir l'amour
et l'assistance, attitude de défense contre une conduite plus virile qui,
pensait-il, le ferait rejeter par son père et sa mère alors qu'il avait
encore besoin d'eux. J'ajoutai que c'était aussi à moi qu'il exhibait
son état dépressif et que c'était un moyen destiné à me conserver.
C'est en se rendant malade (le lumbago) qu'il avait rendu de la force
à son père et à moi-même, sa guérison prenant le sens de ma destruction
et la crainte d'être détruit lui-même en retour.
.
Le traitement fut repris à la rentrée. René déclara alors que des
obligations professionnelles impératives l'empêcheraient de poursuivre
le traitement plus de trois mois. Les raisons qu'il donnait étaient
parfaitement objectives. Il considérait cette limitation avec appréhen-
sion. Je lui répondis qu'à mon point de vue rien ne permettrait d'affir-
mer que le traitement ne serait pas terminé à ce moment-là. Il fit la
relation de ses vacances, mettant en avant les nombreux progrès de sa
conduite, notamment dans son comportement avec ses parents. Puis
il apporta ce rêve : « Il se bat avec un indigène qui veut lui prendre
sa bicyclette. » Très gêné, il dit alors que l'indigène lui faisait penser
à un juif et qu'il s'était demandé si je n'étais pas juif. La bicyclette lui
rappelait sa motocyclette qu'il avait laissée chez sa fiancée. Pendant
qu'il associait, il sentit de nouveau une douleur s'installer dans la
région lombaire. Il interpréta lui-même son rêve et sa douleur dans un
sens oedipien. Je repris son interprétation, lui montrant à nouveau sa
castration motrice pour se défendre contre ses réactions agressives ;
mais je me méfiai, pensant que son interprétation pouvait être elle-
même une défense et je lui demandai pourquoi il avait substitué une
silencieuse bicyclette à sa bruyante moto. La douleur lombaire qui
n'avait été que transitoire fut alors remplacée par une violente colique
et il me demanda l'autorisation de se rendre aux toilettes. Il me fut
facile de lui montrer l'équivalence de cette seconde manifestation avec
la première. Cela ramena un souvenir : étant tout petit, il avait entendu
ses parents avoir des rapports sexuels. Il avait réagi à cette audition
par l'émission d'une selle. Il raconta également sa crainte, plus tard, lors
de son adolescence, d'avoir envie d'aller aux w.-c. quand il se trouvait
en public, notamment quand on le présentait à des jeunes filles. Je
lui fis remarquer qu'il ressentait son excitation sexuelle dans ces cas-là
TROUBLES PSYCHOSOMATIQUES 477

sur le même mode que lorsqu'il avait entendu ses parents, avec les
mêmes solutions et aussi les mêmes défenses, défenses d'où dérivaient
toutes celles que nous avions vues auparavant quand il mettait en
avant ses sensations anales, témoins d'après lui de son homosexualité
et de son impuissance. Pendant cette période ses progrès furent remar-
quables. Alors que l'année précédente son patron le prenait pour un
fainéant, il lui confiait maintenant des affaires délicates et prenait
souvent son avis.
René fit, à cette époque, la connaissance d'une jeune fille qui devint
sa maîtresse ; mais il éprouva encore, pendant les premiers rapports
sexuels qu'il eut avec elle, le besoin de se mettre dans une position qui
lui permettait de surveiller son pénis. Il abandonna cette surveillance
par la suite. Puis il entreprit de me faire une longue démonstration
tendant à prouver la frigidité de sa partenaire. Il attribuait cette pré-
tendue frigidité à sa propre incapacité à satisfaire complètement sa
maîtresse. En fait, rien ne lui permettait objectivement de se livrer à de
telles affirmations et, comme je lui en faisais la remarque, il reprit de
plus belle sa démonstration.
Il associa le besoin de regarder son pénis à une lecture qu'il avait
faite, dans laquelle un homme craignait que son sexe ne fût dévoré par le
vagin de sa partenaire. Je lui soulignai qu'il se servait de la prétendue
frigidité de sa partenaire avec un double but : mettre en avant une
certaine incapacité destinée à masquer et à minimiser à mes yeux la
réalisation de ses désirs sexuels d'une part et d'autre part, en supposant
que cette jeune fille était frigide, se persuader qu'elle ne s'intéressait
pas à son pénis, ce qui le rassurait. Je lui rapprochai tout ce matériel
de son premier rêve dans lequel il craignait d'allumer un feu qui le
consumerait, idée qui se retrouvait dans l'autre rêve où il voyait un
éclair qui le paralysait. Dans le cas présent, en pensant qu'il n'allumait
aucun feu chez sa partenaire, il pouvait satisfaire ses désirs, se protégeant
ainsi de la crainte d'un retour de flamme risquant de le détruire.
René se sentait très coupable de cette liaison à cause de sa fiancée
et il se rendait compte que la présence de ses sentiments de culpabilité
entraînait une forte baisse de ses désirs sexuels ; il interprétait lui-même
ce comportement comme une répétition de ses attitudes envers sa
mère ; pour être aimé d'elle il fallait être asexué. A cette époque le
nombre de séances hebdomadaires fut ramené de 4 à 3. Le matériel
de type anal qui était déjà apparu quelques séances auparavant se
précisa : en embrassant son amie il avait l'impression d'exhaler une
mauvaise odeur et depuis la colique éprouvée au milieu d'une séance il
478 REVUE FRANÇAISE DE PSYCHANALYSE

craignait de voir une telle envie se manifester de nouveau, non seule-


ment devant moi mais aussi devant son patron. Il apporta plusieurs
rêves de bombardements aériens dans lesquels il ne lui arrivait rien. Le
tremblement musculaire se manifesta à nouveau à chaque contrariété
éprouvée et avec lui la crainte de devenir fou réapparut. La folie
redoutée était maintenant la crainte de tout briser sans qu'il puisse
se retenir. Il se rappelait d'ailleurs avoir connu vers 8 ans une période
pénible pendant laquelle il avait été la proie d'une très forte agitation
motrice qu'il ne pouvait contrôler. Mais, au milieu de l'énumération
de ses craintes, René fut pris, à plusieurs reprises, d'accès de rire
inextinguibles dont il ne comprenait pas l'origine ; il s'en excusait,
jugeant ces manifestations déplacées et incongrues. Je lui rappelai
le souvenir d'enfance qu'il avait apporté quelques séances auparavant :
en entendant ses parents avoir des relations sexuelles il avait réagi
à cette audition par l'émission d'une selle. Je lui montrai à nouveau les
significations substitutives de cette réaction :
1° L'excitation érotique suscitée par le spectacle ;
2° Le désir agressif de prendre la place de son père dans une
attaque sexuelle violente du corps de sa mère.
La crainte d'être châtré tant par son père que par sa mère l'obligeait
à trouver une voie de décharge à cette excitation qu'il ne pouvait plus
contenir et qui empruntait alors ses muscles et ses intestins comme
issues de choix. Cette décharge était vécue avec angoisse car son exté-
riorisation aurait, pensait-il, entraîné sa castration, d'où la nécessité
de la bloquer à tout prix. Cela se traduisait consciemment par sa
crainte de devenir fou « perdre la tête », substitut de « perdre le pénis »,
substitut dans ses derniers rêves de « perdre la bombe ». J'ajoutai
qu'aujourd'hui cependant apparaissait un fait nouveau : ses crises de
rire inextinguibles qui venaient démentir le caractère plaintif de son
exposé. Cette façon d'exposer les faits servait donc à dissimuler un
sentiment plaisant de puissance présent dans ces manifestations, de
décharge. Les termes « manifestations déplacées et incongrues » qu'il
avait employés pour désigner ses accès de rire montraient qu'il les
assimilait à des émissions de matières fécales, véritables bombardements
agressifs et plaisants. Il me dit alors qu'il avait pensé qu'en riant comme
cela il me ferait rire aussi, réussissant par là à me sortir de mon attitude
calme. Il rapporta à ce propos des souvenirs d'enfance concernant
l'étroite surveillance de ses fonctions excrémentielles par sa mère qui
n'hésitait pas à recourir, si elle le jugeait bon, à de nombreux lavements.
A cette époque, chaque fois qu'il se sentait arrêté ou en difficulté, il
TROUBLES PSYCHOSOMATIQUES 479

se mettait à blasphémer avec des locutions de caractère anal. Ces jurons


visaient surtout la Vierge (j'encule la Vierge, bordel de merde, etc.) ;
il rêva d'ailleurs qu'il avait un coït anal avec une femme qui en souffrait
beaucoup. Je lui fis remarquer que c'était la revanche prise sur les
lavements maternels. Nous étions, à ce moment-là, à six semaines
de la fin du traitement. Je ramenai le nombre des séances à deux par
semaine. Brusquement, René arriva un jour de nouveau très anxieux et
déprimé. Il rattacha cet état à un rêve fait la nuit précédente et qui
l'avait fortement angoissé : « Il allait voir un médecin ; à côté de ce
dernier se trouvait une jolie infirmière ; l'attitude du médecin l'inquié-
tait beaucoup et il se réveilla angoissé. » Il donna cette interprétation :
il me craignait car il voulait prendre ma place à côté de l'infirmière.
Comme je restai silencieux, il devint très anxieux et brusquement
déclara : « Ce sont les dents du médecin qui me faisaient peur, elles
étaient grandes et menaçantes et l'infirmière aussi me faisait peur car
elle avait les mêmes dents. » Il ajouta que lorsqu'il s'était souvenu de ce
détail, mon visage pourvu de grandes dents lui était apparu et lui avait
fait peur. Il associa sur un rêve fait en début de traitement : « Il se
voyait avec la bouche ouverte ; dans sa bouche il apercevait une dent
branlante, sur le point de tomber, à laquelle adhérait un bourgeon de
chair... » Toujours anxieux, il dit qu'il avait envie de s'en aller. Je
lui dis que je pensais que le fait de se souvenir de cet ancien rêve à cet
instant même était un moyen de se défendre contre l'angoisse qu'il
avait ressentie en pensant à mes dents. En effet, dans ce rêve c'était
lui qui perdait une dent et cela évoquait le système de défense auquel
il avait eu si souvent recours : faire comme s'il était châtré pour ne pas
l'être. Je lui demandai à quoi lui faisait penser le bourgeon de chair
adhérant à sa dent. Il associa immédiatement sur des vésicules d'herpès
siégeant sur la verge qui lui étaient quelquefois survenues autrefois à la
suite de rapports sexuels.
A la séance suivante tout en la maudissant, René reparla de l'aven-
ture qui avait précédé l'éclosion de ses troubles. Il décrivit la jeune
femme avec qui il avait essuyé son premier échec d'une façon différente,
insistant sur le caractère exigeant des avances qu'elle lui avait faites.
Il la voyait maintenant comme une femme animée de violents désirs et
le fait de s'en souvenir ainsi lui donnait envie de se rétrécir, de se
recroqueviller. Le rappel de cette aventure éveillait en lui des sentiments
de dégoût et de haine. Il associa sur la frigidité de son amie actuelle,
insistant encore sur le fait qu'il pensait que cette frigidité lui était
imputable et s'en plaignant. Je lui fis remarquer la contradiction entre
480 REVUE FRANÇAISE DE PSYCHANALYSE

les deux associations, mais il soutint qu'il n'en voyait aucune. Une
aventure qui lui arriva à cette époque réactiva cette question. Dans un
bal, il fit la connaissance d'une jeune fille qui accepta rapidement de le
suivre à l'hôtel. Tout se passa d'abord très bien jusqu'au moment où
cette jeune fille lui dit qu'elle avait pris avec lui un plaisir intense et
que d'ailleurs elle aimait beaucoup faire l'amour. Il entendit ces décla-
rations avec panique et ne ressentit plus alors aucun désir d'avoir de
nouveaux rapports avec elle. Lorsqu'il me raconta cette histoire, il était
très déprimé ; cette aventure lui rappela encore le conte dans lequel
un homme avait peur de voir son pénis dévoré par le sexe de la femme.
Il fit alors la remarque qu'il avait du mal à s'imaginer les « parties
génitales » (sic) de la femme. Il se les représentait comme « quelque
chose d'immobile », comme une image. Il finit par dire que tout cela
le dégoûtait. D'ailleurs, il avait la tête vide et ne saisissais pas ce que
je lui disais. Puis il me dit que, sans arrêt, il repensait au rêve du méde-
cin aux grandes dents et que, chaque fois, cela lui faisait peur. Je lui
fis remarquer que ce rêve avait été fait juste après sa mise à deux
séances et devant sans doute exprimer des réactions à cette frustration.
Puis je lui donnai cette interprétation ; le médecin et l'infirmière si
bien pourvus en dents représentent tous deux sa mère ; mais le médecin
a un pénis et la femme n'en a pas ; il se sent impliqué dans ce manque
puisqu'il a alors peur de perdre le sien, craignant semble-t-il une
vengeance, ce fait apparaissant dans sa crainte de l'appétit sexuel
dévorant des femmes. D'autre part l'association qu'il avait faite avec le
rêve de la dent branlante à laquelle adhérait un morceau de chair
montrait sa défense contre l'idée d'avoir coupé avec ses dents ce bout
de chair. La dent branlante représentait le rejet de cette dangereuse
réalisation. Je lui rappelai son besoin de surveiller son pénis pendant
le coït, sa difficulté à évoquer les organes génitaux féminins, lui souli-
gnant le terme « parties » qu'il avait employé, terme qui s'appliquait
ordinairement à l'homme, comme s'il voulait rendre ce qu'il pensait
avoir pris. Je lui résumai ainsi la situation : devant la limitation du
temps de son traitement, je n'avais pas augmenté les séances, mais au
contraire je les avais progressivement diminuées ; cela avait réactivé
une agressivité violente qui avait été vécue auparavant contre sa mère,
à l'occasion de frustrations, sous la forme archaïque du désir de la
dévorer, et que plus tard l'absence de pénis de la mère avait été inter-
prétée comme le résultat de cet appétit, ce qui lui avait fait craindre
la vengeance maternelle. Il lui était alors nécessaire de faire comme
s'il n'avait aucun appétit d'aucune sorte. En me montrant à moi qu'il
TROUBLES PSYCHOSOMATIQUES 4811

avait la tête vide, et qu'il ne comprenait rien, il me montrait qu'il ne


m'avait rien pris et qu'il me laissait tout, se défendant ainsi contre le
dangereux appétit agressif réveillé par les circonstances. René parut
très bien saisir cette interprétation qu'il se mit à compléter. Se souve-
nant du rêve dans lequel son camarade lui donnait un cigare ce qui, à cette
époque, lui avait rappelé les coïts anaux qu'il avait pratiqués avec lui,
il déclara que son attitude pédéraste devait cacher le même désir :
son attitude passive dissimulait le désir de s'incorporer le pénis du
partenaire.
La fin du traitement fut surtout occupée, par la relation des démarches
de René en vue de son mariage. Il se sentait gêné sur plusieurs points,
notamment sur la publication des bans dans la ville où habitaient ses
parents et sur la question des formalités religieuses. Il déclara que,
dans son pays, les médecins qui connaissaient ses troubles, apprenant
qu'il allait se marier, porteraient sur lui un jugement défavorable. En
fait, ses associations l'amenèrent de nouveau à considérer que son
mariage avait été facilité par son impuissance, soit en tant que prescrip-
tion médicale, soit que sa mère, devant ses troubles, n'avait plus osé lui
refuser de se marier. Je lui fis remarquer que ce qui le gênait, c'était
de se marier en n'étant plus impuissant. Il se rendait compte que rentrer
dans une église avait pour lui la même valeur ; il craignait, en pénétrant
dans ce qui était pour lui un antre d'interdiction, d'être obligé de
reprendre ses défenses névrotiques. Il déclara alors qu'il était, à ce sujet,
en proie à des sentiments contradictoires. Il avait confusément l'impres-
sion que se replonger dans le giron de l'église était quelque chose de
tentant et de désiré. Mais l'étendue des sacrifices que, pensait-il,
exigerait la satisfaction de ce désir, lui faisait combattre cette tentation.
Je lui montrai que son sentiment d'incompatibilité entre ses désirs
sexuels et ses désirs d'être, choyé venait de son enfance : il fallait payer
la satisfaction de rester enfoui dans « les jupons de sa mère » par l'aban-
don de toute virilité, ce qui faisait que la satisfaction de ce désir était
liée à l'idée redoutable de castration. Toute tentation de le satisfaire
devait donc être combattue.
Il en vint à me poser la question : pouvait-il se marier ? Je lui
répondis que le besoin d'approbation qu'il semblait désirer de ma part
était surtout destiné à me montrer que son mariage n'était pas dirigé
contre moi. En fait, René accomplit toutes ses démarches sans ressentir
le moindre ennui. Un jour, il se mit à relater toutes ses hésitations sur
le choix de l'hôtel dans lequel il devait passer sa nuit de noces. Il se
rendit compte alors qu'il hésitait entre le quartier où ses parents avaient
482 REVUE FRANÇAISE DE PSYCHANALYSE

l'habitude de descendre et d'autres endroits. Il interpréta cette hésita-


tion comme un désir et une crainte de remplacer son père, puis soudain
gêné, il me dit qu'il avait en définitive choisi le quartier de la Madeleine,
se rendant compte alors que c'était mon quartier. La séance suivante,
il rapporta ce rêve : il pratiquait un 69 avec sa fiancée, puis avait avec elle
des rapports sexuels. Il était très satisfait de ce rêve bien que, me dit-il,
il avait jusqu'à ce jour manifesté la plus grande répugnance à l'idée
qu'une femme puisse prendre son pénis dans sa bouche. Je ne revis
René qu'une semaine plus tard, après son mariage. Il arriva transfiguré :
tout avait marché à merveille, il n'avait connu aucune angoisse tant
pendant la cérémonie que pendant la consommation. Il n'avait eu,
déclara-t-il, qu'un petit moment de gêne vite surmonté quand sa
jeune épouse l'avait appelé « mon enfant ». En partant, René me déclara
que si quelque chose n'allait pas il m'écrirait. Et depuis cette époque
je n'ai pas de nouvelles de lui.

ÉTUDE DES FACTEURS


AYANT PRIS PART AUX TROUBLES PSYCHOSOMATIQUES CHEZ RENÉ

Lorsque René vint me voir pour la première fois, je soupçonnai


une névrose obsessionnelle bien que, dans les faits exposés par lui,
il n'apparaissait ni obsessions, ni compulsions? J'étais alors persuadé
que ces symptômes apparaîtraient au cours du traitement. Il n'en fut
rien, bien que d'emblée il fut évident que le patient avait opéré une
importante régression aux stades anal et oral. Cette régression se
caractérisait surtout :
1° Par des pulsions sadiques entraînant des craintes de destruction
en retour et de violents sentiments de culpabilité ;
2° Par une érotisation anale importante et une érotisation massive de
tout le système musculaire;
3° Par la fixation orale apparaissant dans son incapacité à supporter
la moindre tension et dans le besoin de décharge immédiate,
[la musculature (tremblement) ayant surtout été choisie comme
voie de décharge]. Le matériel montrant de violents désirs
d'incorporation fut d'ailleurs abondant (notamment le rêve
du cigare).

Cependant, René avait su maintenir à un niveau génital une certaine


quantité de libido, ce qui explique la relative brièveté du traitement.
TROUBLES PSYCHOSOMATIQUES 483

Je ne m'étends pas plus sur ces facteurs régressifs ; j'aurai à y revenir


constamment au cours de l'étude des phénomènes psychosomatiques
qui se manifestèrent au cours du traitement.

ÉTUDE GÉNÉRALE DES TROUBLES PSYCHOSOMATIQUES


PRÉSENTÉS PAR RENÉ

La céphalée et la rachialgie apparurent au cours du traitement.


Ces troubles furent suscités par la situation analytique. Par contre,
le tremblement existait depuis très longtemps, survenant par crises.
Ces crises étaient devenues très fréquentes depuis l'éclatement de
l'impuissance.
Les troubles ne se manifestèrent jamais ensemble, la présence de
l'un d'eux ne rendant plus nécessaire la création des autres. Leur but
commun représentait à la fois : un besoin de décharge immédiate et
un blocage moteur, la décharge n'existant que sous une forme créant
le blocage. Il peut sembler, à première vue, que la céphalée n'apparaisse
pas comme un besoin de décharge immédiate, et qu'elle ne représente
qu'un état de blocage. Il suffit cependant de considérer l'algie comme
un phénomène dynamique, comme une forme de dégradation éner-
gétique, pour faire rentrer ce symptôme dans le même cadre. On peut
penser que les circonstances qui avaient amené René à imposer son
système musculaire comme voie de décharge avaient eu une grande
importance dans le « choix » de ces symptômes.
Je vais tenter d'éclaircir ces circonstances par l'étude de chacun
des symptômes. Je commencerai par la céphalée et la rachialgie, qui
sont apparues pendant le traitement.
La céphalée. — Elle survint après une évolution qui peut se schéma-
tiser en deux temps :
1° Une période où les moyens de défense se centrèrent sur l'exhibition
d'une attitude féminine destinée à masquer ses réactions agres-
sives à mon égard;
2° Une période où l'analyse de la situation précédente fit apparaître
un autre système : ayant l'air de prendre parti pour son père,
René attaqua sa mère par la parole, par des fantasmes d'action,
par des rêves. Cette façon de faire permettait le libre jeu entre
la représentation d'action et la motricité. C'est ce système de
défense qui lui avait permis, dans la réalité, de se substituer à
son père pour se battre avec sa mère. Pendant le traitement,
ce comportement se reproduisit uniquement sur un plan fantas-
484 REVUE FRANÇAISE DE PSYCHANALYSE

matique. La tête, siège de ces fantasmes, se trouvait de ce fait


érotisée. Le caractère érotique de ces attaques lui ayant été
montré, René prit peur de mon intervention et bloqua ces fan-
tasmes d'action a leur source et la céphalée éclata.

La céphalée fut, comme à l'habitude, l'ultime système de défense


destiné à remplacer les précédents. L'analyse qui suivit le montra.
Il s'était opéré, comme nous l'avons vu, un déplacement de la pseudo-
castration de défense du pénis vers la tête. René ne pouvait plus se
laisser aller à ses rêves et fantasmes d'attaque contre sa mère, leur
caractère érotique en ayant été montré. Il était obligé de les bloquer
à leur source, sa tête. Cette frustration, provenant de mon interpré-
tation, réactivait également son agressivité contre moi, rendant néces-
saire un contrôle plus étroit de ses réactions motrices. Si René avait été
un obsédé, ces fantasmes auraient pu reparaître sous forme de pensées
compulsives verbalisées ; or, il n'en fut rien. Pour utiliser la compulsion,
il faut être capable de désincarner en partie la pensée, de l'isoler de la
motricité. Il en était incapable car, pour lui, la représentation visuelle
d'action entraînait immédiatement un besoin de décharge musculaire
qui le terrifiait (rêve du feu qu'il ne pouvait plus éteindre et qui mena-
çait de le détruire). Il est à remarquer que René avait tous ses fantasmes
dans la rue, en marchant. Ce phénomène d'incapacité de séparer la
pensée visuelle d'action de l'action se retrouve chez tous les patients
présentant des troubles psychosomatiques moteurs. Je reviendrai sur
ce sujet à propos des autres troubles de René.
La céphalée était avant tout chez lui une tentative de blocage de ses
fantasmes d'action et représentait un système de défense contre les
actions motrices que ces fantasmes auraient entraînées et la castration
qui aurait pu en résulter. La peur de devenir fou exprimait exactement
ses craintes, peur qui n'était pas due à la céphalée mais existait en dépit
de cette dernière. Nous avons vu comment ce symptôme fut analysé
quand il se présenta. Ainsi la céphalée avait été provoquée par la néces-
sité de bloquer les réactions motrices qui avaient pris, même sous leur
forme de défense, une valeur érotique et agressive qui aurait pu entraîner
la castration. Cependant, la suite de l'analyse permet de voir autre
chose. Je pense d'une part au rêve de René voyant dans sa bouche
ouverte une dent branlante à laquelle adhère un morceau de chair et,
d'autre part, à sa description du sexe de la femme, qu'il se représente
« comme une image immobile ». Ce rêve et cette image évoquent le
rôle du stade du miroir dans la conception originelle de la motricité,
TROUBLES PSYCHOSOMATIQUES 485

comme le Dr J. Lacan l'a montré. Dans le rêve, René se voyait comme


dans un miroir, il était immobile. Ce rêve représentait toute une inter-
prétation du manque de pénis chez la femme, manque attribué par lui
à la réalisation de ses désirs sadiques oraux d'incorporation. René s'en
défendait par la représentation de la dent branlante et par son image
immobile. Cette immobilité devait imposer l'immobilité au sexe fémi-
nin dont il craignait la vengeance, de même que sa céphalée me coupait
la tête. Cela laisse supposer l'existence de traumatismes visuels vécus
à l'époque où René ne se sentait pas séparé des autres et où il pensait
qu'en agissant sur lui il agissait sur les autres. Cette hypothèse permet
de comprendre un autre élément de la localisation céphalalgique : une
information trop précoce entraînant des réactions violentes. Chez René
cela apparaissait dans son sentiment que les idées érotiques détruisaient
l'intelligence ; il était dangereux de les comprendre.
Au moment de l'information précoce, « ne pas comprendre » est
avant tout : « ne pas voir », et plus exactement : « ne pas voir remuer ».
Le système de défense tend à immobiliser la représentation, à la rendre
statique, bloquant ainsi l'action motrice qui satisferait la pulsion
redoutée. Sur cette inhibition de base, l'intelligence ne pourra se déve-
lopper qu'à condition de ne représenter qu'une somme de connaissances
verbales venues non de soi, mais de l'extérieur et prenant par là-même
une valeur impersonnelle.
Tout événement venant réactiver les conflits en sommeil réveillera
en même temps les mêmes craintes des actions motrices et contraindra
l'individu à paralyser tout dynamisme mental. Ce fait est ressenti
comme une menace dirigée contre son intelligence ; la céphalée fera
son apparition. C'est la crainte des réactions motrices incontrôlées qui
est à l'origine de la céphalée, sinon d'autres modes de défense pourraient
s'installer, notamment la pensée obsédante. Ce fait a été décrit diffé-
remment par Freud. Parlant de la destinée de la recherche entreprise
par l'enfant pour comprendre ses émois sexuels, Freud envisage trois
possibilités :
1° La stupidité névrotique (le désir de recherche ayant été réprimé
avec la sexualité infantile) ;
2° La sublimation (s'opérant grâce à un déplacement de la curiosité
sur d'autres sujets) ;
3° La pensée obsédante.
Pierre Marty a montré que la stupidité névrotique accompagnait
presque toujours la céphalée ; l'inverse est vrai : les stupides névrotiques
PSYCHANALYSE 32
486 REVUE FRANÇAISE DE PSYCHANALYSE

sont souvent des céphalalgiques. Le blocage précoce de leur dynamisme


mental empêche toute sublimation et l'incapacité d'isoler la représen-
tation mentale de l'activité musculaire leur barre le chemin de l'obsession.
Fromm-Reichmann a montré que les céphalalgiques retournent
contre leur propre tête des pulsions agressives dirigées contre la tête
des autres. Cette vue du symptôme est très incomplète : dire qu'un
individu souffrant d'un mal quelconque retourne sur son « Moi »
l'attaque destinée à d'autres est une lapalissade. A mon avis, la recherche
doit s'orienter sur les raisons de la localisation.
Pour mieux comprendre la céphalée, il est nécessaire de se reférer
à d'autres types de ce symptôme. En effet, le névrosé qui souffre de la
tête et l'individu atteint d'une tumeur cérébrale, présentent une mani-
festation commune : le symptôme céphalalgique. Il n'y a aucune raison
pour que le mécanisme physiologique qui aboutit au symptôme ne soit
pas identique dans les deux cas. Wolff a montré que l'hypertension
intracrânienne ne pouvait, à elle seule, provoquer obligatoirement la
céphalée. Je pense que le mécanisme de la céphalalgie est général :
chaque fois que l'activité mentale consciente se heurte à un obstacle,
affectif dans certains cas, organique ou toxique dans d'autres, le symp-
tôme survient. Autrement dit, le blocage des représentations visuelles
d'action n'entraîne pas la céphalée directement, mais indirectement,
par l'obstacle qu'elle crée au déroulement des processus mentaux. Cette
hypothèse est presque vérifiable expérimentalement : lorsqu'un effort
intellectuel soutenu ne parvient pas à aboutir à la compréhension, il
mène souvent, par contre, à la céphalée, d'autant plus que l'obstacle
a tendance à réveiller des réactions motrices qu'il est nécessaire de
contenir.
Nous avons vu également que l'intelligence, conçue comme une
somme de connaissances acquises extérieurement, prend subjective-
ment la valeur d'une représentationinterne de cet extérieur. L'agression
portant sur cette représentation interne vise inconsciemment à détruire
toute influence venue de l'extérieur. Ces faits ont amené Pierre Marty
à faire de la céphalée un phénomène post-oedipien, L'intelligence propre-
ment dite ne se développant vraiment qu'à partir de la période de latence
lorsque l'énergie pulsionnelle est moins sollicitée.
René n'était pas un céphalalgique habituel ; il avait pu édifier les
défenses plus évoluées que nous avons vu se manifester dans le traite-
ment avant l'éclatement de la céphalée. Le céphalalgique chronique,
personnalité beaucoup plus pauvre, réunit tous ses systèmes de défense
dans sa céphalée.
TROUBLES PSYCHOSOMATIQUES 487

L'évocation du stade du miroir et de ses erreurs fait aussi comprendre


que les difficultés de cette époque vont également rendre difficile la
séparation de la représentation d'action de l'action elle-même. Cette
séparation (isolation) n'est d'ailleurs jamais réalisée complètement chez
aucun individu, ,même chez l'obsédé, comme en témoigne souvent sa
rigidité musculaire.
Les causes de l'érotisation de la motricité participent également de
façon plus générale à la céphalée. Je tenterai d'étudier ces causes dans
le paragraphe suivant.
La rachialgie. — Deux événements simultanés présidèrent à son
installation chez René : l'arrivée de son père et la disparition de sa
maîtresse. Il semble bien que René ne fut pour rien dans la disparition
de cette dernière. Chronologiquement, René alla chercher son père
à la gare puis se rendit le soir chez sa maîtresse où on l'informa de son
départ définitif (elle habitait l'hôtel). Le lendemain matin il ne put se
lever, cloué au lit par un lumbago.
Dans un premier temps, René fut effrayé de voir la faiblesse de
son père, qu'il interpréta comme résultant du déblocage de son agres-
sivité, déblocage qui s'était opéré dans le traitement. Dans un deuxième
temps, la frustration érotique provoquée par la disparition de sa maî-
tresse fut rattachée à l'arrivée de son père et réveilla une violente
agressivité contre ce dernier. Or, tous ses systèmes de défense habituels
étaient devenus par trop transparents à René. Il avait pleinement cons-
cience de cette agressivité et, ne pouvant plus la contenir, il opéra
une décharge massive vers ses muscles dont l'extrême tension le para-
lysa, nous allons voir comment. Et cette impuissance motrice lui
apporta un profond soulagement.
La localisation de la douleur lombaire a déjà fait l'objet d'une étude
de P. Marty et de moi-même. Je la résumerai ici rapidement :
1° C'est une zone faible, faiblesse due probablement à la valeur phylo-
génique de la station debout et à la richesse de l'innervation de
cette région ;
2° C'est une zone génitale, les muscles de cette région servant à des
mouvements quasi automatiques lors des rapports sexuels.
La douleur se localise à la région lombaire, bien que l'hypertonie
musculaire soit générale ; elle provoque en outre une contraction mus-
culaire régionale supplémentaire de défense.
Il est certain que, dans ce symptôme comme dans la céphalée, on
retrouve les mêmes raisons affectives plus profondes : l'absence de
488 REVUE FRANÇAISE DE PSYCHANALYSE

personnalité de son père, dont il reprit conscience lors de l'arrivée de


ce dernier à Paris et la disparition de sa maîtresse furent interprétées
comme le résultat de la réalisation de fantasmes inconscients d'incor-
poration dont la réalisation apparente éveilla chez René une grande
angoisse, par la disparition de l'objet qu'elle pouvait provoquer d'une
part, et par le retour contre lui de ces mêmes pulsions d'autre part. Il
transféra immédiatement ses craintes d'incorporation sur moi et me fit
téléphoner à plusieurs reprises pour s'assurer que je n'avais pas disparu,
comme son père et comme sa maîtresse. Là encore, en se paralysant,
René pensait paralyser les autres. La prédominance de ces mécanismes
régressifs permet d'affirmer que ce symptôme n'était pas un simple
mécanisme de conversion hystérique.
Je recherchai dans les antécédents de René les faits cliniques qui
auraient pu expliquer cet investissement libidinal intense de la mus-
culature. Je relevai certains faits montrant une disposition générale
retrouvée dans toute son enfance à réagir par des états d'agitation
motrice à tout trouble affectif. Pendant la période d'allaitement, il avait
souffert de gastro-entérites qui avaient entraîné des convulsions. On
peut penser que la voie musculaire avait déjà été choisie pour tenter
de décharger l'état de tension pénible engendré par la maladie.
Vers 8-9 ans, il avait présenté des crises d'agitation motrice qu'il
ne pouvait contrôler. Il y avait là encore une méthode de décharge
musculaire de tensions émotionnelles. A l'âge adulte, René ne pouvait
plus se livrer à de telles manifestations qui, tolérées chez l'enfant, ne
le sont plus chez l'homme.
La tension musculaire de tout individu en proie à des émotions
agressives ou érotiques est un phénomène normal et banal. Mais
entre une personne parfaitement en accord avec ses émotions et une
autre qui ressent avec angoisse un sentiment d'incapacité de contrôle
de ses réactions motrices, il y a une grande différence. La deuxième
présente l'hypertonie musculaire la plus marquée, et cette hypertonie
échappe à tout contrôle conscient. Cela laisse supposer qu'elle emploie,
pour se manifester, des voies nerveuses régressives.
Les expériences myoélectriques de Wolff portant sur des rachial-
giques ont montré quantitativement l'extrême tension musculaire à
laquelle parvenaient ces individus à la seule évocation verbale de leurs
difficultés affectives.
L'emploi de ces voies peut venir notamment d'une répression
motrice trop précoce, à une époque où le système nerveux dit « volon-
taire » n'est pas suffisamment différencié. Je ne pus recueillir chez René
TROUBLES PSYCHOSOMATIQUES 489

des constatations d'un ordre si général. Cependant, il m'apporta un


renseignement clinique important : il avait entendu sa mère déclarer
avec orgueil que ses enfants avaient été tous propres avant un an.
Autrement dit, il existait un précédent : l'éducation sphinctérienne avait
été un véritable conditionnement, utilisant des voies nerveuses qui
échappaient alors à la conscience. A l'excitation provoquée par le bol
fécal, René répondait alors par une contraction musculaire, réflexe de
blocage. Au cours d'une séance, nous pûmes voir succéder une violente
colique à un épisode musculaire transitoire.
On peut penser qu'une éducation sphinctérienne trop précoce va
entraîner des troubles de l'érotisation de la rétention anale. Entre
l'enfant qui, volontairement, resserre son sphincter et en éprouve des
émois érotiques et celui qui, utilisant la voie nerveuse régressive
conditionnée pendant le stade précédent, le resserre spasmodiquement,
il y a encore une grande différence, analogue à celle dont je parlais à
propos de l'exemple cité ci-dessus. (Je fais allusion ici à la différence
de qualité entre la tension musculaire consciente de certains individus
en accord avec leurs émotions, et la tension musculaire d'autres indi-
vidus craignant les manifestations motrices que peuvent provoquer leurs
émotions.)
La tendance à la constipation est souvent combattue par la mère,
comme c'était le cas pour René, par des lavements et autres moyens.
Cette attitude double de la mère, qui combat cette tendance après
l'avoir elle-même créée, est à même de provoquer déjà une névrose
presque « expérimentale » au sens pavlovien.
Je me suis demandé, en constatant que, chaque fois que René se
trouvait placé dans une situation engendrant une forte tension émo-
tionnelle, il lui fallait d'urgence trouver une voie de décharge, si son
incapacité à supporter un état de tension ne venait pas des troubles
apportés à son érotisme de rétention. Cela laisserait entendre qu'une
érotisation normale de la phase de rétention anale serait une étape
importante dans la formation du « Moi ». Les complications pathogènes
d'une exagération de cette érotisation ont été longuement étudiées.
Dans le cas présent, il semblerait plutôt qu'il y ait eu un manque
d'érotisation provoqué par une éducation sphinctérienne trop précoce
et les lavements maternels. Freud a défini comme une capacité impor-
tante du « Moi » sa possibilité d'ajourner les pulsions. On peut alors
se demander si cette possibilité de trouver un plaisir par une retenue
volontaire des matières fécales ne constitue pas la formation embryon-
naire de ce qui sera plus tard une capacité importante du Moi adulte
490 REVUE FRANÇAISE DE PSYCHANALYSE

Ces difficultés à érotiser la rétention tendent' à maintenir le besoin de


décharge immédiate qui caractérise le stade oral.
En résumé, on retrouve chez René :
1° Une aptitude à la réponse motrice aux affects pénibles ;
2° Un besoin de décharge immédiate, lors de fortes tensions s'opérant
sur un mode hypertonique de striction, ce qui constitue à la fois
une décharge et une défense par blocage.
Il y aurait beaucoup à dire sur cette aptitude à réagir immédiatement
par des voies motrices. Chez l'animal sauvage dans son état permanent
de « struggle for life », cette capacité est une valeur le plus souvent
positive. Dans la vie sociale elle devient une valeur le plus souvent
négative qui doit être combattue. Ceci nous ramène de nouveau à la
capacité d'érotisation de la rétention qui permet d'effectuer sur un mode
plaisant l'abandon de ce mode de réaction. Si cette période est troublée,
les tensions émotionnelles sont vécues comme stade oral avec un
besoin immédiat de résolution. La voie est ouverte aux mécanismes
impulsifs ou à leur négatif : les névroses psychosomatiques.
Le tremblement. — Ce symptôme était le seul rejeton, à l'âge adulte,
des multiples manifestations de René dans son enfance. Je n'ai person-
nellement jamais vu éclater une crise de tremblement chez René. Je
n'en eus connaissance que par la description qu'il m'en fit. Cette
réaction existait depuis longtemps et il ne s'en rappelait pas les premières
manifestations. Elle était devenue plus fréquente depuis l'éclatement de
ses troubles. En conséquence, il ne m'est pas possible d'en faire une
description clinique précise. C'était un tremblement généralisé, vécu
avec l'angoisse de devenir fou, dans le sens de René, c'est-à-dire avec
la crainte de se livrer à des actions motrices, à des passages à l'acte
répréhensibles et incontrôlés. La situation qui le déclenchait le plus
fréquemment était le spectacle de ses parents se disputant et se battant.
Nous avons vu que René, quelquefois, passait à l'action; repoussant
son père, il se battait avec sa mère. Dans ces cas le tremblement devenu
inutile cessait. Il est possible que le tremblement, décharge musculaire
intermittente, pouvait en partie traduire l'hésitation de René : allait-il
ou n'allait-il pas s'en mêler ? Nous voyons que, dans ce cas, le tremble-
ment avait la valeur d'une décharge motrice érotico-agressive immé-
diate devant un spectacle fortement générateur d'affect. Nous consta-
tons également que ce symptôme était infiniment moins défensif que
la rachialgie paralysante, n'empêchant nullement de passer du besoin
TROUBLES PSYCHOSOMATIQUES 491

d'action à l'action. René relata, lors du traitement, une autre circons-


tance parfaitement démonstratrice qui provoquait parfois chez lui un
tremblement : l'attente trop prolongée, d'une jeune fille avec laquelle
il avait rendez-vous. Autrement dit, ce symptôme survenait lors de la
frustration d'une relation sexuelle possible, la voie musculaire servant
alors régressivement de voie d'issue, le tremblement prenant également,
en plus de sa valeur agressive, une valeur d'auto-satisfaction érotique.
Cet équivalent masturbatoire existait également lorsque René assis-
tait à une dispute entre ses parents, interprétée inconsciemment comme
une relation sexuelle. Au cours du traitement, le souvenir d'avoir assisté
aux relations sexuelles de ses parents revint à René et il raconta comment
il y avait réagi par l'émission d'une selle. La contracture sphinctérienne
habituelle chez lui avait été débordée par la marée d'excitation provo-
quée par ce spectacle. Il n'y avait pas eu uniquement, à ce moment, une
contraction violente des fibres lisses de son intestin, mais également
une contraction musculaire généralisée non moins violente, et plus tard,
le tremblement suivi de passage à l'action n'était que la répétition de
cette scène primitive. C'est donc aussi cette première expérience qui
avait favorisé l'érotisation musculaire autant que le spectacle subséquent
des continuelles disputes des parents. Ainsi le tremblement est un
symptôme témoignant en partie de la régression et de la fixation de
René au stade anal. Ce symptôme apparaît cependant infiniment moins
inhibant et pénible que la céphalée ou la rachialgie. Il cesse avec l'action,
ce qui le distingue du tremblement provoqué par la peur et l'angoisse.
A vrai dire, l'action n'était possible que par la signification consciente
que René voulait lui donner : Il ne remplaçait son père, disait-il, que
pour le défendre. C'est ce côté de possibilité d'action qui distingue le
tremblement de la rachialgie. Il est a remarquer que ce trouble utilisait
un mode d'expression qui n'apparaît qu'à partir d'un certain âge :
le tremblement destiné à maintenir la température, autrement dit un
mode de réaction musculaire bien plus différencié, que la réaction hyper-
tonique. A ce détail près, ce sont les mêmes raisons que j'ai exposées
précédemment pour la rachialgie qui déterminent en partie son appa-
rition. En décrivant ce symptôme, René l'avait d'ailleurs comparé au
frisson. Dans le tremblement provoqué par la peur ou l'angoisse, on
peut penser que la chaleur qu'il crée donne l'illusion d'un rapproche-
ment auprès d'une mère protectrice et le symptôme prend, de cette
façon, la valeur d'un système de défense contre l'angoisse. Mais l'inverse
est également vrai : l'acquisition de ce moyen de défense permet de se
sentir moins attaché à la mère, moins dépendant d'elle, puisqu'il
492 REVUE FRANÇAISE DE PSYCHANALYSE

permet d'assurer personnellement une fonction d'auto-protection. Dans


ce sens, il est plus apte à prendre cette valeur auto-érotique que nous
retrouvons chez René.
CONCLUSION

Les auteurs qui ont étudié les affections psychosomatiques espé-


raient pouvoir découvrir des structures névrotiques expliquant claire-
ment la localisation du symptôme. Cette attente a été et continue à
être déçue, les structures découvertes se révélant banales et identiques
à celles qui existent dans des troubles du comportement. Il en était de
même dans le cas que j'ai rapporté. Cependant, ces recherches permet-
taient d'établir que l'énergie liée au symptôme somatique empêchait
le trouble du comportement. Cette vue fut confirmée par l'éclosion
de troubles du comportement à la suite de la cessation d'un trouble
somatique et inversement. En même temps, la quasi-constance de
difficultés prégénitales dans la genèse de ces troubles fut établie. Ces
découvertes parallèles se trouvent étroitement liées : une fixation
d'énergie sur un symptôme somatique se comprend mieux si elle est
contemporaine d'une époque où l'activité érotique utilisait largement,
pour se manifester, des fonctions somatiques. Dans ce sens, le symp-
tôme apparaît comme une fixation au sens psychanalytique du mot,
fixation se manifestant physiquement. De l'importance de la fixation
dépendra les possibilités d'évolution. Les malades chroniques sont des
personnalités pauvres dont le trouble semble remplir toute leur vie.
Les malades aigus sont des personnalités bien plus riches mais capables,
lorsqu'ils sont débordés, d'opérer une régression massive au point de
fixation. On pourrait avancer ce schéma : chez le chronique la fixation
domine, alors que la régression brusque semble plutôt l'apanage du
malade aigu.
J'ai insisté sur le besoin de décharge immédiat, contemporain du
stade oral, qui caractérise la plupart des affections psychosomatiques,
et tenté de l'expliquer par des troubles ayant contribué à empêcher une
érotisation suffisante de la rétention anale.
J'ai jugé ce préambule traitant des troubles psychosomatiques en
général nécessaire, afin de mieux situer des problèmes posés par les
troubles psychosomatiques affectant la motricité. En effet; si on consi-
dère que le trouble organo-névrotique est une défense contre un
mécanisme impulsif, ce dernier, s'il n'avait été réprimé, se serait
manifesté dans une synergie fonctionnelle : le mouvement moteur
cherchant à satisfaire un besoin qui se serait exprimé par un ensemble
TROUBLES PSYCHOSOMATIQUES 493

de mouvements organiques. Le système de défense tend à rompre cette


synergie, les troubles pouvant porter sur l'un ou l'autre système, ou sur
les deux à la fois.
D'autre part, la motricité qui peut, dans d'autres cas, exprimer des
troubles du comportement, apparaît ainsi comme lieu de passage, la
ligne frontière, entre les maladies mentales et les maladies psychoso-
matiques. P. Marty en avait eu l'intuition en étudiant la céphalalgie,
forme particulière d'un mécanisme de défense contre des réactions
motrices impulsives et dont le siège montrait déjà ce passage. Cette vue
était confirmée par la fréquence d'épisodes céphalalgiques en tant que
manifestations prodromiques de certaines maladies mentales.
De tous ces faits, on peut conclure que l'étude des phénomènes
psychosomatiques exige, en plus de connaissances psychanalytiques
approfondies, une capacité d'application de ces connaissances à l'éner-
gétique biologique qui préside au développement physiologique de
l'être humain. Autrement dit, il est nécessaire de connaître le mieux
possible la physiologie et de tenter une synthèse que la psychanalyse
seule ou la physiologie seule serait incapable de réaliser.

RÉSUMÉ

Les troubles psychosomatiques de René étaient représentatifs des


défenses érigées contre son incapacité à ne pas réagir immédiatement
par des voies musculaires aux stimuli de l'ambiance. Cette incapacité
apparaît comme la résultante d'influences diverses affectives, consti-
tutionnelles et organiques. Il n'est d'ailleurs pas possible de séparer
ces diverses influences, l'individu s'adaptant au milieu avec les moyens
dont il dispose. Les influences affectives furent de très loin les plus
agissantes dans l'établissement des troubles, empêchant une adaptation
qui aurait pu donner aux autres influences une valeur positive. Par
exemple René, homme grand et mince, répondait typologiquement à
ce type de champion sportif aux réflexes rapides et aux ripostes
immédiates.
Les traumatismes, en le faisant régresser à un climat où les buts
sadiques oraux d'incorporation dominaient, et en provoquant une
érotisation massive de la musculature, le contraignirent à ériger succes-
sivement des défenses :
a) Avant le traitement : le tremblement, trouble qui n'empêchait pas
l'action. Cette dernière n'était possible que par la mise en avant
d'une motivation de défense ;
494 REVUE FRANÇAISE DE PSYCHANALYSE

b) Pendant le traitement : l'analyse précipita une régression plus pro-


fonde dans laquelle toute action motrice apparaissait comme
dangereuse.

L'incapacité de séparer la représentation d'action d'une décharge


motrice nécessita successivement :
a) Un blocage des représentations entraînant la céphalée ;
b) Un blocage moteur entraînant la rachialgie.

Une hypothèse générale concernant le défaut d'une érotisation


suffisante du stade de rétention anale a été discutée pour tenter d'expli-
quer le besoin immédiat de décharge.
Une séance d'analyse
dans un cas
d'homosexualité masculine
par HENRI FLOURNOY (Genève)

I. — COMPTE RENDU D'UNE SÉANCE D'ANALYSE

M. X..., âgé de 30 ans, célibataire, est en cours d'analyse pour


divers troubles nerveux. Il ne présente aucune particularité physique
et il exerce avec succès une profession libérale. Mais il a toujours
souffert depuis sa puberté d'une instabilité instinctive, oscillant entre
des penchants normaux qui lui font rechercher et obtenir des satis-
factions avec le sexe féminin — et des penchants homosexuels.
Dans la séance du jeudi 15 du mois de M. X... me raconte les
...,
incidents suivants, survenus depuis la séance précédente qui avait
eu lieu le samedi 10. Dans l'après-midi du dimanche II il s'est promené
avec son ami Charles, de quelques années plus jeune que lui, avec qui
il a souvent des entrevues au cours desquelles, sous un prétexte ou
sous un autre, il pratique sur lui la masturbation manuelle. Mais
ce jour-là, conformément à une décision qu'il avait prise, il s'est
volontairement abstenu de tout attouchement malgré de fortes tenta-
tions, et rien de. suspect ne s'est passé entre les deux amis.
Le dimanche soir, il a aperçu par hasard dans la rue un garçon
de café qui se promenait avec sa femme, et qu'il avait remarqué depuis
quelque temps pour son allure distinguée, froide et hautaine. La
nuit qui suivit, M. X... a eu le rêve érotique que voici : Je vois le garçon
de café étendu sur un divan entièrement nu. Je lui saisis l'organe avec la
main, et je me livre sur lui à une active masturbation jusqu'à provoquer
chez lui l'éjaculation. Au même instant j'ai l'impression que nos deux
corps sont confondus en un seul, et je me réveille en constatant que j'ai
éjaculé moi-même.
496 REVUE FRANÇAISE DE PSYCHANALYSE

La nuit suivante, du lundi au mardi, M. X... a eu un rêve en deux


petits tableaux : a) Je passe la soirée chez un de mes contemporains, un
ami dont le père, M. R..., me reçoit selon son habitude avec une particulière
bienveillance à laquelle je suis très sensible. Puis je me trouve assis à une
table, en compagnie d'une aimable demoiselle inconnue avec laquelle je
déguste une « pêche Melba » sous les yeux de M. et Mme R... — b) Je me
trouve chez M. et Mme S..., dont le fils est également un contemporain
et ami; eux aussi me reçoivent avec beaucoup de gentillesse, ce dont je
suis très touché.
Depuis la journée de mardi — et comme une conséquence de ces
rêves, pense-t-il avec raison — M. X... a constaté qu'il est dégagé de
ses tendances homosexuelles, et il se sent porté de nouveau tout natu-
rellement vers les femmes.
Si nous reprenons la suite de ces incidents, nous voyons tout
d'abord que M. X..., ayant réprimé le dimanche ses tentations érotiques
à l'égard de son ami Charles, les a satisfaites en rêves la nuit suivante
avec le garçon de café, exactement de la même manière dont il avait
coutume de le faire avec Charles. Or le garçon de café, chose curieuse,
n'a jamais exercé sur lui aucun attrait quelconque. C'est un homme
marié, beaucoup plus âgé que lui, qui lui avait servi il y a plusieurs
semaines une consommation, alors que M. X... s'était rendu dans le
café avec Charles. Le garçon, ce jour-là, sous son allure froide et
hautaine, l'avait regardé, paraît-il, d'un air sévère et réprobateur,
comme s'il avait soupçonné quelque liaison suspecte entre M. X... et
son ami.
Lorsqu'on sait que l'allure distinguée, froide et hautaine, l'air
sévère et réprobateur, sont des caractéristiques qui s'appliquent fort
bien au père de M. X..., on s'aperçoit que le garçon de café est apparu
dans son rêve comme un substitut du père. Ceci éclaire du même
coup le rêve compensateur et tranquillisant de la nuit suivante, dont
les deux tableaux, comme on va s'en rendre compte, ont une même
signification : se concilier les bonnes grâces du père, l'apaiser et obtenir
éventuellement son pardon.
Prenons d'abord le rôle de M. et Mme R... Le samedi soir, le 10,
M. X... devait effectivement aller chez eux ; mais il avait été empêché
de se rendre à leur invitation. Il en avait éprouvé un vif regret, car
M. R... lui avait toujours témoigné une bienveillance toute paternelle.
En rêve, M. X... se trouve donc dans cette sympathique famille. M. et
Mme R... lui font le meilleur accueil ; puis il finit par savourer sous leurs
yeux, en compagnie féminine, un mets délicieux, particulièrement fin
CAS D'HOMOSEXUALITE MASCULINE 497

et délicat — une « pêche Melba », symbole certain, dit-il, de la jouissance


sexuelle. Ayant goûté de ce fruit, un nouveau pardon était nécessaire.
Cette fois, c'est M. S..., une personnalité marquante et bien en vue,
qui allait assumer dans son esprit le rôle de l'autorité conciliante et
protectrice. Donnons ici un résumé des associations qui lui viennent
à ce sujet.
Ayant vu tout récemment le nom de M. S... dans les journaux,
M. X... s'est rappelé avoir été invité chez lui il y a quelques mois. Dans
la soirée, son contemporain et ami, le fils de M. S..., avait fait au
cours de la conversation une remarque pleine d'esprit — un bon mot —
dont M. X... n'avait pas compris le sens. Il s'était senti gêné et mal à
l'aise devant les autres gens ; mais M. S..., le père, ayant remarqué
son embarras, était venu à son secours en déclarant, sans doute par
amabilité, que lui non plus n'avait pas compris. Dès lors il nous est
facile de nous rendre compte que M. S..., de même que M. R..., est
une image du père, sous son aspect tutélaire et bienveillant, prêt à
pardonner.
Le complexe d'OEdipe et le transfert. — Le rêve en deux tableaux,
avec M. R... et M. S..., est venu en quelque sorte neutraliser le rêve
de la nuit précédente, où M. X... s'était livré à une attaque sexuelle
sur le garçon de café, lui aussi un substitut du père. Le complexe
d'OEdipe s'était manifesté ici non seulement comme une agression,
mais encore comme une captation de la virilité et même une identifi-
cation totale ; car on a vu qu'au moment critique de l'orgasme le rêveur
avait l'impression que sa personne était confondue avec celle du par-
tenaire.
Qu'en est-il de l'autre composante du complexe d'OEdipe, la
tendance incestueuse ? Cette tendance s'était manifestée d'une manière
beaucoup plus voilée, mais continue, au cours d'une série de séances
précédentes. M. X... venait de passer pendant plusieurs semaines par
une période d'intérêt exclusif pour sa mère, une personne très impres-
sionnable et intuitive — une mère qui couve ses enfants. Et pendant
cette période de fixation maternelle, l'attrait normal de M. X... pour
les femmes avait, comme d'habitude, complètement disparu. Cet
attrait est revenu de manière toute spontanée dans la journée du mardi,
lorsque M. X... s'est senti apaisé et libéré par le rêve en deux tableaux
où il s'était placé sous l'autorité conciliante et protectrice de M. R... et
de M. S..., les pères de deux de ses amis. Pour employer la terminologie
qui convient à la structure de l'appareil psychique, nous dirons ceci :
Le moi (Ich) ayant cédé aux pulsions instinctuelles du ça (Es), n'a pu
498 REVUE FRANÇAISE DE PSYCHANALYSE

reprendre son équilibre qu'après s'être réconcilié avec les exigences


du surmoi (Ueberich). En conséquence les tendances normales, hété-
rosexuellesj ont repris le dessus.
Au cours de cette séance, le transfert, positif à mon égard d'une
façon générale, s'est manifesté tout à coup sous sa forme négative de
la façon suivante. M. X..., après avoir fourni les associations relatives
aux incidents, relatés ci-dessus — et en avoir donné lui-même sans diffi-
culté l'interprétation, vu son évidence pour quelqu'un qui est déjà
assez avancé dans l'analyse — s'est subitement mis à me critiquer
avec véhémence sur le mode ironique, comme si je ne comprenais
rien à la situation. Nous allons voir sous quel prétexte.
Je n'avais jamais admis, prétendait M. X..., que son attachement
pour sa mère lui causât des sentiments de culpabilité assez forts pour
justifier à eux seuls le désir de se concilier les bonnes grâces du père.
Le rêve en deux tableaux, affirmait-il, n'était qu'une réaction contre
la longue période de fixation maternelle par laquelle il venait de passer.
Il n'y avait donc nul besoin de faire intervenir, comme je le faisais à la
légère, le rêve érotique avec le garçon de café, en tant que facteur de
culpabilité. Tel était l'argument de M. X...
En réalité, je n'avais jamais contesté que la fixation à la mère pût
entraîner à elle seule, par son caractère incestueux dans l'inconscient,
des sentiments de culpabilité. Mais j'estimais qu'on ne pouvait pas,
dans le matériel analytique de la présente séance, faire abstraction du
rêve érotique. Car ce rêve constituait le chaînon essentiel entre la journée
du dimanche, où M. X... s'était imposé avec succès, malgré de fortes
tentations, une frustration sexuelle absolument conforme à son idéal —
et le rêve du lundi soir où il éprouvait quand même (on se demande
pourquoi, si l'on accepte la thèse de M. X...) le besoin d'apaiser la
sévérité du surmoi. C'est à ce chaînon intermédiaire, essentiel comme
motif de la culpabilité, que M. X... voulait maintenant, malgré mon
avis, dénier toute importance, et faire de cette divergence de vues un
prétexte pour me reprocher violemment mon incompréhension.
Au fond, cette soudaine résistance, cette explosion de transfert
négatif s'expliquait fort bien comme un nouveau moyen de défense :
M. X... cherchait à supprimer, dans son explication qu'il opposait à
la mienne, l'élément qui trahissait de façon éclatante ses tendances
homosexuelles vis-à-vis du père. Déjà à plusieurs reprises au cours de
l'analyse, ces attitudes contradictoires (pour ou contre l'homosexualité)
s'étaient manifestées à mon égard d'une façon plus ou moins transpa-
rente par des variations brusques du transfert.
CAS D'HOMOSEXUALITÉ MASCULINE 499

II. — COMMENTAIRE PSYCHANALYTIQUE

Dans la marche irrégulière et imprévue de toute analyse, que l'on


peut comparer au cheminement sur un sentier inexploré et cahoteux,
il arrive qu'on trouve soudain un palier, et en même temps une éclaircie,
ce qui permet de mieux envisager le trajet parcouru. En d'autres termes,
une séance comme celle que je viens de décrire résume parfois à elle
seule toute une série de données parmi les plus importantes d'un état
d'ailleurs fort enchevêtré. Le compte rendu de cette séance nous suffira
comme introduction, pour jeter maintenant un coup d'oeil sur le pro-
blème de l'homosexualité masculine dans son ensemble.
L'homosexualité est une condition morbide dont l'apparente sim-
plicité recouvre une pathogénie très complexe. On en trouvera des
exposés généraux au point de vue psychanalytique dans les publications
de Laforgue et Allendy, de Saussure, Hesnard, Marie Bonaparte,
Nacht, Loewenstein, pour ne citer que celles de langue française.
Le facteur organique, hormonal, entre sans doute en ligne de compte
comme Freud l'a toujours admis, et comme le démontrent les résultats
parfois sensationnels de certaines interventions chirurgicales (greffes
de Steinach,. etc.) dans des cas d'homosexualité avérée, reconnue clini-
quement comme telle. Mais l'importance de ce facteur organique est
beaucoup moindre lorsque les tendances homosexuelles sont en grande-
parties latentes, ou ne deviennent manifestes que dans certaines circons-
tances ou de façon transitoire, comme chez M. X... Ici, la psychanalyse
garde tous ses droits, car elle nous permet non seulement de comprendre
l'apparition du penchant à l'inversion et son développement à partir
des stades encore normaux de la sexualité infantile, mais elle constitue
aussi l'un des moyens thérapeutiques les plus efficaces vis-à-vis des
conflits personnels et sociaux que peut causer cette déviation.
Les 4 observations psychanalytiques d'homosexualité masculine
publiées dans tous leurs détails par Vinchon et Nacht (1931), Nunberg
(1936), Wulff (1941), Lagache (1949) — et dont 3 concernent des
malades qui ont été guéris — sont particulièrement instructives et
vont nous permettre de faire d'utiles confrontations avec notre cas.
Jetons un coup d'oeil sur ces 4 travaux.
1) Vinchon et Nacht distinguent 3 groupes d'inversion sexuelle.
Le. premier est celui de l'homosexualité due à un trouble organique
précis, anatomo-glandulaire. Les deux autres, qui comprennent les
cas essentiellement psychiques, sont ceux de l'homosexualité-perversion
et de l'homosexualité-névrose. Le pervers homosexuel n'a point, ou
500 REVUE FRANÇAISE DE PSYCHANALYSE

peu d'autres anomalies. Il vit sans troubles intérieurs, « confortable-


ment installé dans son vice » dont il ne souffre que si des complications
extérieures interviennent. Il ne guérira jamais, pour la bonne raison
qu'il ne le désire pas et qu'il ne fera aucune tentative dans ce sens.
Le névrosé est tout différent ; sa vie est remplie de difficultés
psychiques apparemment indépendantes de son trouble sexuel. Il n'est
pas satisfait de son état dont il désire guérir, et il est prêt à collaborer
avec l'analyste. Ceci justifie pleinement une intervention thérapeutique
dont le patient ne saisit pas toujours d'emblée toute la portée : c'est
en effet la psychanalyse qui lui révélera les liens inconscients entre
l'anomalie sexuelle et l'ensemble de sa vie mentale et qui lui permettra
de résoudre petit à petit les conflits dont il souffre.
C'est dans ce dernier groupe, l'homosexualité-névrose, que Vinchon
et Nacht font rentrer leur malade, qui s'est trouvé « pratiquement
guéri » après une cure psychanalytique continuée pendant un an.
C'est aussi dans ce groupe que je classerais le cas de M. X..., bien
que je ne puisse pas invoquer le critère thérapeutique puisque les
résultats obtenus jusqu'ici ne sont pas encore l'équivalent d'une guéri-
son. Néanmoins, parmi les symptômes cliniques qui justifient ce classe-
ment et qui permettent de faire chez mon malade un pronostic favo-
rable, je dois relever l'alternance de ses activités homo et hétérosexuelles,
et le fait que ces dernières sont en train de prendre une importance
toujours plus grande par rapport aux autres.
Au fond, il s'agit chez les malades de ce genre d'un état d'herma-
phrodisme (Krafft-Ebing) ; ce sont des « bisexuels » qui penchent
vers l'homosexualité à la faveur de conditions psychologiques qui ne
sont pas inéluctables et qu'une thérapeutique appropriée arrive à
redresser. Je pense, avec Vinchon et Nacht et d'autres psychanalystes,
que ce cas est beaucoup plus fréquent dans la catégorie des invertis
que celui d'un penchant exclusif vers le même sexe. Cette dernière
éventualité (une âme de femme dans un corps d'homme, selon la
formule courante mais par trop simpliste) serait celle, heureusement
assez rare, de l'homosexualité extrême, perversion au sens strict, ou
anomalie due à certaines malformations organiques. Rappelons que
dans son article consacré à la ps5rchogenèse d'un cas d'homosexualité
féminine (1920), Freud insistait déjà sur la bisexualité fondamentale
de l'être humain — affirmation en. plein accord avec celles des biolo-
gistes (Gley, Marañon, Guyénot, etc.) — et sur le fait que « tous les
êtres normaux présentent, dans une très large mesure, à côté de leur
hétérosexualité manifeste, une homosexualité latente ou inconsciente ».
CAS D'HOMOSEXUALITÉ MASCULINE 501

2) Nunberg constate, lui aussi, que ce sont le plus souvent des


« bisexuels » qui désirent se faire traiter pour une raison quelconque.
Au cours de l'analyse leurs conflits apparaissent comme étant causés
principalement par la lutte contre l'homosexualité. De nombreux
facteurs psychologiques (qui tous ont joué un rôle plus ou moins
accentué chez M. X...) entrent en ligne de compte : attachement et
identification à la mère, choix narcissique de l'objet avec surestimation
de l'organe masculin, fantasme de la mère phallique, crainte du père
et de la castration, etc. En conséquence on trouve, selon la prédomi-
nance de tel ou tel facteur, des formes multiples et enchevêtrées, rare-
ment pures. Tantôt le sujet s'éloigne de la femme par peur de l'inceste,
tantôt pour fuir la concurrence avec l'homme, le rival. A côté de ces
types principaux déjà décrits par Freud et Ferenczi, Nunberg estime
que l'agression contre le rival peut faire partie intégrante de l'amour
homosexuel. Le but que cherche à atteindre le sujet représenterait un
compromis entre ses tendances agressives et libidinales.
C'est à l'analyse détaillée d'un cas de ce genre que Nunberg consacre
son étude. Son malade, très attaché inconsciemment à sa mère, avait
souvent été blessé par elle dans son narcissisme, et il avait contre elle
des accès de colère. En précisant les rapports du narcissisme et de
l'agression, Nunberg résume ainsi : « Il est donc clair que le patient
cherchait par son homosexualité à se venger de la femme et à triompher
sur elle. Mais l'acte homosexuel constitue aussi d'autre part un triomphe
sur l'homme, sur le père. Et ceci non seulement en le dominant, en
s'emparant de sa force, mais en le traitant comme une femme et en se
sentant alors soi-même suffisamment homme pour s'emparer de la
mère. Les deux processus servent à compenser les blessures du sujet
dans son narcissisme, à fortifier son moi trop faible. » On rémarquera
que cette considération s'applique fort bien à la signification de l'acte
homosexuel chez M. X..., tel que cela ressort du rêve très explicite que
j'ai rapporté ci-dessus : un compromis entre les tendances libidinales
et agressives, une captation de la virilité. (Nunberg établit aussi un
parallèle entre ces processus dans l'homosexualité et ceux de la paranoïa ;
sur cette question qui ne nous intéresse pas directement ici, je tiens à
signaler un récent article de Rosenfeld que je n'ai pas eu l'occasion
de lire.)
3) Wulff expose le cas d'un homosexuel de 27 ans que la psychana-
lyse a entièrement guéri. Il présentait certains traits exceptionnels.
La fixation à la mère semblait manquer complètement ; en revanche
la haine consciente contre le père était considérable. L'opinion de
PSYCHANALYSE 33
502 REVUE FRANÇAISE DE PSYCHANALYSE

Wulff s'écarte passablement de celle de Nunberg sur diverses questions


théoriques que je ne puis pas aborder ici.
4) Lagache résume l'observation d'un homosexuel de 32 ans qu'il
a traité avec succès, et au sujet duquel il précise les rapports entre
l'homosexualité et la jalousie. Au cours du traitement, l'analyste
ayant accepté de recevoir la visite de la fiancée du malade à la demande
même de ce dernier, celui-ci réagit néanmoins par une explosion très
vive de jalousie. L'incident n'eut aucun retentissement fâcheux, il
marqua au contraire un tournant décisif au point de vue thérapeutique.
Lagache se demande s'il fallait considérer cet état de jalousie comme un
rejet de l'homosexualité, donc un signe de guérison, ou comme une
résistance contre le transfert analytique. Cette seconde interprétation
lui paraît plus féconde : l'épisode de jalousie fut un indice précieux de
défense contre le transfert homosexuel (fixation passive au père) et
permit à l'analyse de s'engager avec succès dans des couches plus
profondes.
Sans relever d'autres détails de cette si riche observation de Lagache,
j'aimerais rappeler ici comme parallèle la soudaine explosion de trans-
fert négatif qui s'était produite chez mon malade lorsqu'il s'efforçait
de nier, contre toute évidence, l'élément qui trahissait ses tendances
homosexuelles — actives et agressives dans son cas — vis-à-vis du père.
A ces 4 observations cliniques il faut ajouter les remarques présen-
tées par Anna Freud, en 1949, au Congrès international de Zurich :
L'homosexualité masculine peut devenir manifeste, comme étape tran-
sitoire, au cours du traitement d'un état latent. Les cas « actifs » com-
mencent à se porter vers l'autre sexe lorsqu'ils se rendent compte que
leur partenaire passif les représente eux-mêmes par rapport à une
mère phallique. Les cas « passifs » évoluent vers l'autre sexe lorsqu'ils
s'aperçoivent que l'homme puissant qu'ils ont choisi comme partenaire
(à cause de sa force) représente dans leur inconscient leur propre
masculinité perdue.
Dans un petit article sur la jalousie, la paranoïa et l'homosexualité
paru en 1922, Freud, tout en reconnaissant le facteur organique, avait
déjà résumé les processus psychologiques typiques les mieux établis
dans l'homosexualité masculine (fixation à la mère, tendance au choix
narcissique de l'objet, haut prix attaché à l'organe mâle et angoisse à
l'égard du père — ces deux derniers motifs pouvant être attribués au
complexe de castration). Il y avait ajouté un nouveau mécanisme, celui
de tendances jalouses issues du complexe maternel, dirigées en général
contre des frères aînés, puis refoulées et transformées en attrait homo-
CAS D'HOMOSEXUALITÉ MASCULINE 503

sexuel. C'est-à-dire que les pulsions agressives, ne pouvant trouver


satisfaction telles quelles, subissent un revirement ; elles « changent
de signe » et produisent des sentiments d'attraction érotique.
Ces sentiments à leur tour, s'ils sont suffisamment « sublimés »,
c'est-à-dire dégagés de leur composante libidinale, peuvent donner
naissance à une vocation sociale et à des intérêts marqués d'utilité
publique. Ce processus — qui m'amènera à développer la IIIe et
dernière partie de ce travail — a été très net dans le cas de M. X...
et a exercé une forte influence sur le choix et le succès de son activité
professionnelle. «. Dans la conception psychanalytique, écrivait Freud
dans l'article que je viens de citer, nous sommes habitués à considérer
les sentiments sociaux comme des sublimations d'attitudes homo-
sexuelles quant à leur objet. Chez les homosexuels doués de sens social,
les sentiments sociaux n'auraient pas réussi entièrement à se détacher
de leur objet primitif. »

III. — INCURSION DANS L'ANTIQUITÉ

Les rapports étroits entre la déviation sexuelle et l'activité sociale,


si bien mis en lumière par la psychanalyse, éclairent aussi dans une
certaine mesure un problème de psychopathologié que nous pose
l'antiquité. Comment se fait-il que les moeurs homosexuelles, si généra-
lement stigmatisées comme une tare, réprouvées ou sévèrement punies
par lé code, dans nos sociétés modernes, aient pu être considérées
comme presque normales, être jugées avec une extrême indulgence,
parfois même approuvées chez les anciens ? (Nous verrons d'ailleurs
que l'opinion courante sur cette question n'est peut-être pas tout à
fait conforme à la réalité historique.)
La grande liberté des moeurs, avant que le christianisme eût fait
sentir son influence frénatrice sur toute forme de sensualité, ne serait
pas une explication suffisante, me semble-t-il, s'il n'y avait pas eu des
homosexuels éminents qui se sont imposés à l'estime de leurs conci-,
toyens par la dignité de leur caractère et par leur exemple. En effet,
écrit Marie Bonaparte dans son Introduction à la théorie des instincts,
« maint inverti s'est signalé dans l'histoire de la civilisation par de hautes
qualités intellectuelles, voire un haut niveau moral. Il suffit de citer
ici Socrate, Platon et aussi César, parmi tant d'autres grands hommes
qui ont illustré l'antiquité et qui furent aussi de grands invertis, si
l'on ne veut pas, parmi nous, parler de certains' modernes ».
En ce qui concerne Socrate et Platon, il existe à ma connaissance
504 REVUE FRANÇAISE DE PSYCHANALYSE

deux études fondamentales d'inspiration psychanalytique, et d'une


haute érudition, que nous devons à H. Gomperz et à H. Kelsen. Elles
jettent un jour sur ce problème et permettent de faire quelques compa-
raisons fort instructives avec nos cas de psychopathologie contempo-
raine.
Selon l'enseignement de Socrate, il importe que l' « amour des
garçons » reste toujours sur le plan spirituel. La pureté des moeurs
exige que toute idée de possession physique soit absolument exclue.
D'après de concordants témoignages, le philosophe lui-même — qui
eut d'ailleurs femme et enfants — ne s'est jamais laissé aller au moindre
contact charnel avec l'un quelconque de ses amis ou élèves. Néanmoins,
la passion pédagogique de Socrate et sa conduite exemplaire n'étaient
pas la manifestation d'un don inné, mais le résultat d'un combat sur
lui-même. « Certainement nous avons tous les motifs d'admettre,
écrit Gomperz, que le but véritable de cette auto-éducation chez
Socrate a été de surmonter le désir de posséder corporellement de
beaux garçons. »
D'autre part, c'est la notion de la maîtrise de soi qui est au centre
de la pensée et de l'enseignement du philosophe. Aussi Gomperz se
demande-t-il si cette ambition à se dominer, cette fierté, ce besoin
d'indépendance, ne constituaient pas justement le principal mobile
qui poussait Socrate à réprimer son penchant amoureux, dans une société
où l'opinion publique était pourtant très tolérante à cet égard. Ce fac-
teur de répression (qui appartiendrait à mon avis au moi) n'est cepen-
dant pas suffisant. Selon Gomperz, un autre élément plus profond
(qui dériverait, me semble-t-il, du surmoi hérité de l'enfance) a agi
dans le même sens.
En effet, le milieu de la petite bourgeoisie athénienne, dans laquelle
était né Socrate, ne cultivait pas l'amour homosexuel ; celui-ci fut
importé des États doriens dans les cercles aristocratiques où la beauté
du corps et les talents militaires étaient plus appréciés que les choses de
l'intelligence. C'est donc une erreur de croire que les moeurs homo-
sexuelles aient bénéficié dans l'antiquité grecque d'une approbation
unanime. « Même dans la société dorienne — écrit aussi Kelsen dans
l'étude sur laquelle je reviendrai tout à l'heure — la pédérastie n'était
pas du tout une institution à l'abri des critiques, bien qu'elle fût admise
ouvertement ou même reconnue comme légitime par la religion. »
De son côté, Gomperz pense que la force de volonté de Socrate, qui
lui permit de vaincre son attrait physique pour de beaux jeunes gens,
prenait son origine dans le milieu familial et dans l'ambiance (somme
CAS D'HOMOSEXUALITE MASCULINE 505

toute saine à cet égard) où se déroula son enfance. Ce ne sont là, ajoute-
t-il, que des suppositions ; en revanche, on peut tenir pour certain que
Socrate n'acquit la maîtrise sur ses penchants sensuels qu'au prix
d'un pénible combat intérieur.
Je ne puis m'étendre davantage sur les considérations de Gomperz,
notamment au sujet des rapports de Socrate avec son père et sa mère
(que le philosophe désigne comme une sage-femme « très capable et
respectable »), de ses préoccupations d'ordre moral, de son empire
sur soi-même, et surtout de l'ascendant qu'il exerçait sur les jeunes
gens dont il aimait à s'entourer et qui sentaient en lui l'autorité d'un
père — un père dont la grandeur morale et la laideur physique devaient
d'ailleurs offrir un saisissant contraste.
En ce qui concerne Platon, le Pr Kelsen a publié une étude minu-
tieuse et d'un grand intérêt. A son avis on ne peut comprendre ni
l'homme, ni son oeuvre, si l'on ne prend pas en considération la passion
particulière qui l'animait : l'amour platonique. C'est bien d'amour
« homosexuel » qu'il s'agit au sens le plus strict du mot, et non pas
d'une métaphore exprimant la parenté qui unit deux amis intimes,
l'un maître, l'autre disciple. « Que l'Eros de Platon ne soit pas ce qu'on
appelle aujourd'hui l'amitié, mais repose sur une base manifestement
sensuelle même dans sa forme supérieure et spiritualisée — qu'il
s'agisse bien d'un Eros sexuel jouant le rôle principal dans sa vie et
son enseignement — voilà ce qu'on ne peut pas sérieusement mettre
en doute. »
Les constantes références à des textes précis de Platon donnent à
l'article de Kelsen la valeur d'une véritable démonstration. Ajoutons
qu'aucune femme n'a joué un rôle quelconque dans l'existence de
Platon, à l'exception de sa mère dont il faudrait peut-être voir un por-
trait dans l'un de ses ouvrages (selon Wilamowitz-Moellendorff, cité
par Kelsen). En revanche, c'est l'attrait du corps masculin, l'ardeur
passionnée pour les jeunes gens qui transparaît sans cesse dans l' « amour
platonique ».
Kelsen estime que le facteur principal de la sublimation chez
Platon est à rechercher dans la pression morale qu'exerçait l'opinion
publique à Athènes. On a déjà vu que les moeurs homosexuelles,
la pédérastie, étaient importées des États doriens ; mais sur le sol
athénien elles devaient se heurter, même dans la classe aristocratique
de Platon, pense Kelsen, à une opposition beaucoup plus forte qu'on
ne l'admet en général. Néanmoins il semble que Platon — qui n'a
jamais songé à fonder une famille et dont le penchant vers l'homo-
506 REVUE FRANÇAISE DE PSYCHANALYSE
.

sexualité paraît avoir été plus exclusif que celui de Socrate — ait eu à
soutenir un combat intérieur plus difficile.
Son idéal de la chasteté, Platon l'a trouvé réalisé par Socrate, dont
la réputation était de n'avoir jamais commis aucun acte impur avec
des jeunes gens, malgré le commerce constant qu'il entretenait avec
eux. C'est cela, précisément, qui explique le lien affectif si fort et si
profond qui attachait Platon à son maître et qui le remplissait d'admi-
ration pour lui. Comme lui, Platon invoquait les forces de la raison
dans la lutte contre Éros, même s'il ne parvint pas, dans sa vie person-
nelle, à la même maîtrise. Comme lui, il était fasciné par des problèmes
moraux, la vertu, le bien, la justice, l'amour spiritualisé — autant de
préoccupations qui, pour le psychologue, reflètent par leur intensité
l'existence de conflits intérieurs et l'incessant effort à les résoudre.
D'autre part, si l'on veut comprendre la possibilité d'une sublimation
des tendances érotiques refoulées en un intérêt pour la chose sociale
— intérêt avant tout pédagogique et politique dans le cas particulier —
il faut se rappeler les profondes connexions instinctuelles que l'analyse
découvre chez les invertis (ceux du type « actif » comme l'étaient
certainement Socrate et Platon) entre la tendance à « aimer les garçons »
et le désir de les « dominer ». On retrouve d'ailleurs là, à mon avis, un
reste de l'agressivité primitive dont il a été question plus haut. En
effet, « ce que veut Socrate, le petit bourgeois, c'est humilier les jeunes
aristocrates qui s'assemblaient autour de lui ; aussi vante-t-il l'humilité
comme une vertu »... « Toute l'attitude d'esprit de Socrate, pour autant
que nous pouvons la reconstruire d'après les écrits de Platon et de
Xénophon, écrit Kelsen, révèle ce désir de puissance sur les hommes. »
Sans doute cette passion ne s'exprimait-elle que sous forme intel-
lectuelle ; mais l'un des traits principaux de la dialectique socratique
était bien de « confondre l'adversaire ». (N'en est-il pas de même
dans nos joutes politiques du XXe siècle, peut-être avec moins de
finesse ?) Quant à Platon, on ne le considère plus de nos jours comme
un philosophe théoricien plongé dans la science pure et la méditation.
« On sait aujourd'hui, écrit encore Kelsen, que Platon était par toute
sa nature un politicien davantage qu'un théoricien. On l'appelle main-
tenant un « conducteur d'hommes », un « caractère impératif » ; on
voit surtout en lui « l'éducateur et l'innovateur ».
Pour finir revenons, après cette incursion dans un lointain passé,.
à notre cas de' psychopathologie contemporaine. L'étude de deux
célèbres invertis de la Grèce antique nous a permis de voir de façon
assez nette, comme au moyen d'un verre grossissant, les rapports
CAS D'HOMOSEXUALITE MASCULINE 507

entre leur déviation sexuelle etle déploiement de leur activité dans le


domaine social, pédagogique et politique. Mais on aura remarqué que
l'envergure morale et intellectuelle des deux philosophes ne dépendait
pas de leur instinct comme tel ; elle était fonction du refoulement de
cet instinct et de sa sublimation. Il en est de même dans les cas ordi-
naires que nous pouvons observer aujourd'hui, malgré leur évidente
médiocrité par rapport aux grands exemples d'autrefois.
J'ai fait allusion tout au début de cet article, en décrivant la séance
d'analyse que j'ai prise comme point de départ, à la restriction sexuelle
que M. X... s'était imposée la veille de son rêve érotique. Ce refoulement
intentionnel, couronné de succès ce jour-là malgré de fortes tentations,
émanait de l'instance du moi — le moi réfléchi et raisonnable, pleine-
ment conscient, adapté à la situation réelle, et agissant d'ailleurs en
toute conformité avec le précepte socratique. Mais pendant le rêve
les pulsions homosexuelles ont pris leur revanche et se sont donné
libre cours. Cette rechute, quoique involontaire, a déclenché la nuit
suivante" un autre rêve dont nous avons vu la signification : s'assurer
le pardon du père, l'apaiser et faire tomber les sentiments de culpa-
bilité. (Grâce à cette libération les tendances normales, hétérosexuelles,
ont pu reprendre le dessus.) Dans ce mécanisme l'instance de contrôle
— dont dépendent les sentiments de culpabilité — n'était pas le moi,
mais le surmoi.
Le surmoi (ou « idéal du moi ») agit de façon inconsciente ; il se
forme insensiblement dès la petite enfance, par une assimilation irré-
fléchie et progressive des influences éducatives et morales de l'ambiance.
Il dépend donc du milieu, d'abord parental et familial, puis social.
Ces derniers facteurs, d'origine externe, ont joué un grand rôle dans
le développement de M. X... ; ils nous sont apparus aussi dans l'étude
historique sur Socrate et Platon. De même, chez M. X..., la sublimation,
quoique bien imparfaite, de ses pulsions homosexuelles, a fortement
orienté ses activités, comme on l'a vu plus haut, dans le sens d'une
vocation sociale et d'intérêt public. Il m'a donc semblé intéressant de
pouvoir faire, sur plus d'un point, le rapprochement entre une obser-
vation assez banale de notre pratique journalière et certains cas illustres
de l'histoire.
C'est surtout par l'étude des pulsions instinctuelles, de leur dyna-
misme et de leurs possibilités de sublimation, par l'analyse scientifique
des rêves, de l'inconscient et du surmoi, que Freud a apporté quelque
chose d'absolument inédit et nouveau pour éclairer les tréfonds per-
manents de la nature humaine.
508 REVUE FRANÇAISE DE PSYCHANALYSE

RÉFÉRENCES BIBLIOGRAPHIQUES

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psychanalyse, 1934, VII, p. 217, 417 et 611.
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1949, XXX, n° 1.
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Revue française de psychanalyse, 1929, III, p. 50.
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névrose homosexuelle, ibid., 1931, IV, p. 677.
WULFF (M.), Ueber einen Fall von männlicher Homosexualität, Internazionale
Zeitschrift für Psychoanalyse und Imago, 1941, XXVI, p. 105.

Note. — Cet article a été traduit en anglais (An analytic session in a case
of male homosexuality) pour paraître dans le volume publié à New York en
l'honneur de Madame la Princesse Marie Bonaparte.
Le
« Mythe de l'enfant rôti »(I)

par MARIE LANGER (Buenos Aires)


(traduit de l'espagnol par Madeleine BARANGER)

Il y a quelque temps un bruit courut à Baenos Aires, que tous


avaient à la bouche, et qui transmettait par les domestiques, les
chauffeurs de taxi et les coiffeurs avec une rapidité extrême. Il s'agit,
donc, de ce qu'on pourrait appeler un « mythe moderne ». Nous
empruntons cette expression au livre de Marie Bonaparte intitulé
Mythes de guerre (2). L'auteur y décrit comment la situation psycholo-
gique collective créée par la seconde guerre mondiale a fait surgir des
rumeurs persistantes rapidement diffusées par voie orale. L'analyse de
leurs contenus latents montra qu'elles servaient à élaborer psycholo-
giquement, sous une forme déguisée, des situations d'angoisse collec-
tive et les conflits sous-jacents, comme les faisaient les mythes dans le
passé.
Le bruit dont nous allons parler et qui, comme nous le disions,
se diffusa très rapidement (dans une seule semaine il m'en revint
9 versions, qui ne différaient que dans leurs détails) fut accepté comme
véridique par des personnes qui étaient généralement capables d'un
jugement critique. Cela prouve que le bruit correspond, quoique de
façon très déguisée et élaborée, à une situation intérieure réprimée et à
des angoisses infantiles qui persistent encore chez la plupart des gens.
La version la plus complète de l'étrange histoire qu'on racontait
dans tout Buenos Aires, en juin 1949, est la suivante : Un jeune
ménage prend une bonne, alors que la femme se trouve à la fin de sa
grossesse. L'enfant naît. Quelques semaines plus tard, le mari et la
femme sortent un soir pour aller au cinéma, et laissent l'enfant sous
la surveillance de la bonne, qui jusque-là a mérité leur confiance. Au
retour, la bonne les reçoit avec beaucoup de cérémonies, vêtue de la
(1) Pris d'un chapitre (« L'image de la mère mauvaise ») du livre Maternité et Sexe du même
auteur (Maternidad y Sexo, Biblioteca de Psicoanalisis, Editorial Nova, Buenos Aires, 1951).
(2) Marie BONAPARTE, Myths of War, Imago Publishing Co. Ltd., London, 1947 ; New York,
1946.
510 REVUE FRANÇAISE DE PSYCHANALYSE

robe de mariée de la dame, suivant une version, et leur dit qu'elle leur
a préparé une grande surprise. Elle les invite à passer à la salle à manger_
où elle va leur servir un mets spécial. Ils entrent et se trouvent devant
un spectacle affreux. Au milieu de la table, mise avec beaucoup de soin,
ils voient, sur un grand plat, leur enfant, rôti avec des pommes de terre
autour. La malheureuse mère devient folle aussitôt. Elle perd la parole
et personne ne l'a plus entendu dire un seul mot depuis ce jour. Le
père qui, d'après certaines versions, est un militaire, sort son revolver
et tue la bonne. Puis il prend la fuite et l'on ne sait plus rien de lui.
Suivant des informations postérieures, le drame s'expliquerait par
le fait, inconnu du ménage, que la bonne était une psychotique, échappée
peu avant d'un asile. Il y a d'autres versions du même événement, qui
diffèrent dans les détails. Le mari souvent est médecin. Il ne prend pas
la fuite après avoir tué la meurtrière, mais se suicide... D'après certains,
le bébé n'avait pas quelques semaines, mais venait juste d'avoir 6 mois.
Ce bruit a toutes les caractéristiques observées par Marie Bonaparte
dans les mythes modernes. D'abord toutes les personnes qui racontent
le fait disent l'avoir appris d'autres qui connaissent très bien les prota-
gonistes. On m'affirma plusieurs fois aussi que tout le drame avait
paru dans les journaux, mais personne ne l'avait lu personnellement. Et
presque tous étaient prêts, dès l'abord, à croire vraie la tragédie qu'ils
me racontaient.
L'histoire paraît très curieuse, peut-être trop pour que nous puis-
sions maintenir notre affirmation que son contenu latent correspond à
une situation psychologique commune à tout le monde. Car s'il en était
ainsi, elle serait apparue sous cette forme ou sous une forme analogue
avec beaucoup plus de fréquence. Cherchons donc s'il existe d'autres
récits dans lesquels un enfant est servi comme mets à ses parents.
Voyons d'abord la mythologie classique. Le matériel sur ce sujet est
abondant, et la légende la plus connue et la plus proche de notre
« mythe moderne » est celle de Tantale.
Tantale, roi de Lydie, et gendre de Jupiter servit aux dieux, pour
mettre à l'épreuve leur divinité, le corps dépecé de son propre fils,
Pélops. Seule sa femme, Cérès, déesse de la fertilité, distraite par la
douleur d'avoir perdu son fils, mangea de ce terrible mets. Jupiter
rendit la vie à Pélops et lui mit une épaule d'ivoire pour remplacer
celle qu'avait mangée sa mère Cérès. Il précipita Tantale dans le Tartare
et le condamna à souffrir une faim et une soif dévorantes. On le repré-
sente au milieu d'un fleuve dont les eaux s'enfuient dès qu'il veut en
approcher ses lèvres, sous des arbres fruitiers dont les rameaux se
LE « MYTHE DE L'ENFANT ROTI » 511

relèvent aussitôt qu'il veut cueillir un fruit. Laissons l'interprétation


de ce mythe pour plus tard et voyons des situations analogues dans
deux contes de fées.
D'abord, dans Blanche-Neige. Là, la méchante marâtre, qui jalouse
Blanche-Neige pour sa beauté, demande au chasseur d'emmener la
jeune fille dans la forêt pour la tuer et de lui rapporter son coeur. Le
chasseur, ému par la beauté et la bonté de la jeune fille, tue à sa place
un lièvre dont il rapporte le coeur à la cruelle reine ; celle-ci le fait
préparer et le mange en croyant ingérer une partie authentique du
corps de sa jolie belle-fille.
Dans Hänsel et Gretel, le père des, enfants, poussé par la pauvreté
qui ne lui permet pas de continuer à les nourrir, se laisse persuader par
sa femme, marâtre des enfants, de les emmener dans la forêt et de les
y abandonner. Les enfants errent seuls dans la forêt jusqu'à ce qu'ils
arrivent a la maison de la sorcière, faite de friandises. Ils commencent
à manger des morceaux du toit, quand ils sont surpris... La sorcière les
emprisonne et met Hänsel à l'engrais, pour le tuer et le faire cuire
ensuite. Gretel sauve son frère par un stratagème. Nous nous trouvons
de nouveau devant la tentative d'une méchante femme qui veut tuer
un enfant pour le manger ensuite. La situation de ce conte ressemble
déjà beaucoup à celle de notre mythe moderne.
Voyons maintenant du matériel psychologique procédant d'une
culture différente de la culture classique et de la nôtre, celle des îles
Marquises. Là-bas, comme il naît plus de garçons que de filles, la
situation de la femme est très spéciale. C'est une société polyandrique.
La femme, occupée à satisfaire érotiquement 3 ou 4 maris, rejette la
maternité. Elle refuse son sein à l'enfant. Elle fait assez fréquemment des
grossesses nerveuses, et quand elle se rend compte qu'elle n'est pas
enceinte, elle croit que l'esprit d'une des femmes sauvages, les Vehini-
hai, lui a volé le foetus. Les Marquisiennes craignent aussi que les
Vehini-hai leur volent les petits enfants pour les manger.
Cherchons d'autre part : Voilà le même thème dans le rêve d'une
jeune homosexuelle qu'elle raconta pendant son analyse. Elle voit un
arbre, et plusieurs petits cochons à son ombre. Elle regarde vers le
haut, et découvre une « araignée-crabe » énorme, suspendue à la cime
de l'arbre. Tout à coup, l'araignée commence à descendre. Les petits
cochons s'enfuient, sauf un, qui reste comme paralysé et fasciné.
L'araignée se jette sur lui et commence à le sucer. La dormeuse voit
avec horreur que le pauvre petit cochon n'arrive pas à se défendre et
que la couleur rose de sa peau devient pâle et blanche, parce que
512 REVUE FRANÇAISE DE PSYCHANALYSE

l'araignée a sucé tout son sang. Nous pouvons dire déjà, pour l'interpré-
tation de ce rêve, que les trois petits cochons — connus comme trois
frères par les dessins animés de Walt Disney — représentent la rêveuse
et ses deux soeurs cadettes, tandis que l'araignée, comme on le trouve
généralement dans les rêves et dans le matériel folklorique, représente
la mère.
L'analyse de tout ce matériel va nous aider à comprendre notre
mythe moderne. Nous avons déjà souligné une situation qui apparaît
dans tous les cas : la possibilité qu'on mange un enfant. Quelquefois
ce crime est accompli, d'autre fois, la protagoniste est frustrée dans son
intention perverse. Mais qui représente la protagoniste ? Qui essaie
d'accomplir le crime anthropophagique? En un mot : qui est le criminel ?
Dans le mythe de Tantale, c'est le père qui tue le fils, mais la seule
à parachever le crime en mangeant de ce mets horrible est Cérès, la
mère. Dans Blanche-Neige la marâtre fait tuer la princesse et veut
manger son coeur. Dans Hänsel et Gretel, la situation est plus voilée,
puisque la marâtre allègue sa pauvreté et son incapacité à nourrir les
enfants, pour atteindre son but, qui est de les exposer au danger d'être
mangés par la sorcière. C'est une autre image de la mauvaise mère qui
refuse de nourrir les enfants.
Dans le mythe des îles Marquises, les Vehini-hai, ou femmes
sauvages, font disparaître l'embryon du corps de la mère ou mangent
les petits enfants.
Freud a montré que dans notre inconscient règne la loi cruelle et
inflexible du Talion, « oeil pour oeil, dent pour dent ». C'est-à-dire que
comme punition de nos méchancetés nous attendons toujours qu'une
autre personne nous fasse ce que nous avons fait en réalité ou en imagi-
nation. Mais les crimes que réalisent les Vehini-hai est justement celui
que les enfants de deux sexes, poussés par la jalousie commettent, dans
leurs fantaisies inconscientes, sur la mère enceinte ou sur ses petits
enfants, les frères cadets, quand ils veulent les voler et les tuer. D'où
l'on peut déduire que la fillette, devenue grande, quand elle attend
son propre enfant, redoute la vengeance de sa mère et la transforme en
la femme sauvage du mythe, qui vole et dévore ses enfants.
Nous avons déjà donné l'interprétation du rêve de l'araignée et des
trois petits cochons : la mère mauvaise est représentée par l'araignée et
les trois petits cochons sont la rêveuse-enfant et ses deux soeurs.
Pendant que, dans le rêve, elle observe la scène tragique, elle s'identifie
avec le petit cochon victime de l'araignée. Elle rêve donc que sa mère
la tue, en suçant son sang.
LE « MYTHE DE L'ENFANT ROTI » 513

Nous retrouvons dans tout le matériel des situations presque sem-


blables. Dans le mythe du Tantale, le père est responsable du crime,
mais c'est la mère qui l'exécute. Dans les deux contes de fées, des
substituts mauvais de la mère (la marâtre et la sorcière) essaient d'ac-
complir le crime. Dans le rêve, la mère est un vampire qui tue sa fille (1).
Dans le mythe des Vehini-hai, l'image terrifiante de la mère — la
femme sauvage — tue et dévore les enfants de sa fille. Bien que la
tragédie soit déplacée sur la. génération suivante, la situation psycho-
logique est la même que dans le reste du matériel, parce que la jeune
mère s'identifie à son enfant et la considère comme une partie d'elle-
même, comme la chair de sa chair.
Voyons maintenant la situation dans notre mythe moderne. Ici,
c'est la bonne qui tue l'enfant de sa jeune patronne. Si l'on considère
la bonne comme représentant l'image rabaissée de la mauvaise mère,
nous trouvons la même situation que pour les Vehini-hai. Mais, s'il en
était ainsi, quelles sont les raisons pour lesquelles la bonne en vient à
jouer pour l'inconscient le rôle de mère ? Il y en a plusieurs, et on les
retrouve dans les traitements psychanalytiques de beaucoup de femmes.
La plupart des difficultés et des plaintes constantes des maîtresses de
maison à propos des domestiques viennent de cette identification
inconsciente. D'abord, les activités des bonnes ressemblent beaucoup
à celle qu'a la mère à l'égard de l'enfant ; la bonne doit nourrir, soigner
et nettoyer. Faisant contraste avec cette ressemblance, il y a la dépen-
dance et l'infériorité sociale de la bonne à l'égard de la patronne, qui
permettent à celle-ci de réaliser une vieille fantaisie infantile de
revanche : le changement des rôles. Le petit enfant exprime souvent
cette fantaisie en face de sa mère par les mots : « Tu verras, quand je
serai grand et que tu seras petite ! » Tout ce que souffre la fillette à
cause de sa dépendance à l'égard de sa mère et de son obligation de lui
obéir, elle peut maintenantle faire souffrir à la bonne. Toutes les critiques
à l'égard de sa mère qu'elle a dû réprimer pendant son enfance, elle

(1) Nous pouvons ajouter une autre observation clinique de contenu analogue ; celle d'un
symptôme de conversion hystérique. Une femme qui nourrissait son enfant de quelquessemaines
sent un jour, brusquement, une douleur spasmodique dans les seins, qui va s'intensifiant
jusqu'à devenir intolérable. La douleur disparaît brusquement quand elle la met en rapport
avec un événement survenu quelques heures plus tôt. Elle avait reçu une lettre de sa mère
dans laquelle celle-ci lui disait qu'elle se voyait dans l'obligation d'accepter l'aide économique
que sa fille lui avait proposée longtemps avant. Ce que la patiente exprimait au moyen du
symptôme, c'est qu'elle était disposée à donner le sein à son bébé, auquel elle s'identifiait, mais
non à nourrir sa mère. Le faire serait comme se laisser manger par elle, et elle exprima cette
situation et protesta contre elle par sa douleur, qui disparut quand elle prit conscience de sa
signification.
514 REVUE FRANÇAISE DE PSYCHANALYSE

peut les exprimer plus tard et bien clairement à l'égard de la bonne.


Elle peut se venger des frustrations qu'elle a subies dans son enfance, (1).
Toute la haine réprimée que la femme adulte n'ose pas non plus mani-
fester à sa mère, elle la décharge contre la bonne. Elle la redoute et la
croit capable de n'importe quelle atrocité, à cause de cette haine.
Beaucoup de femmes croient continuellement que les bonnes leur font
du mal, les volent, séduisent leurs maris et leurs fils. Une des raisons
pour lesquelles le récit de l'enfant rôti fut accepté comme véridique
provient de cette même situation inconsciente entre maîtresse de maison
et bonne. Il semble donc que nous nous trouvions devant des variantes
d'une même situation dans laquelle toujours le fils ou la fille sont
victimes d'une mère criminelle.
La personne qui s'émeut à ce récit sinistre s'identifie avec l'enfant,
victime innocente de la servante qui représente la mauvaise mère, et
ressent de la sympathie et de la compassion pour la jeune femme, sur
laquelle elle projette l'image consciente et bonne qu'elle a de sa propre
mère. Nous avons dit déjà comment, par suite de la jalousie réprimée
pendant l'enfance, on en vient à attribuer à un substitut maternel
l'étrange désir de manger son enfant. En outre, il y a pour cela une cause
plus profonde : suivant la loi du Talion, la personne qui croit aux désirs
cannibales de la mère et s'identifie avec la victime, craint de souffrir,
de la part de la mère mauvaise, le traitement qu'elle-même, dans son
enfance, a voulu lui infliger. Elle lui attribue ses propres désirs pervers,
pour pouvoir condamner chez la mère ce qu'elle refuse de se reprocher
à elle-même. Nous devons donc démontrer que le crime primitif de
notre mythe serait d'avoir voulu dévorer la mère, et que le véritable
criminel serait la victime apparente, l'enfant. Pour cela, revenons au
matériel dont le contenu a un rapport direct avec notre mythe.
Tantale est condamné à souffrir éternellement de la soif, et à voir
comment se retirent les rameaux chargés de fruits quand il étend la
main pour les prendre. Les fruits sont des symboles de la poitrine
féminine. On déduit, du caractère même du châtiment, que son crime
primitif fut la voracité de sa faim. Dans le mythe, la situation apparaît

(1) On m'a raconté il y a quelque temps qu'une dame, pas du tout avare en général et fort
riche, sortait chaque matin du placard de la cuisine un sac plein de morceaux de sucre. Elle
comptait soigneusement pour chaque personne de sa nombreuse domesticité les morceaux qu'ils
avaient le droit de manger pendant la journée. Puis elle les donnait à la cuisinière et remettait
le reste sous clef. Tout d'abord, je fus choquée par cette attitude tellement en contraste avec le
niveau économique et le train de vie de cette famille. Puis je pus comprendre que probablement
la mère de cette bonne dame avait dû la traiter de la même façon, quand, petite, elle lui deman-
dait des bonbons ou d'autres friandises de peu de valeur.
LE « MYTHE DE L'ENFANT ROTI » 515

transformée en son contraire. Ce n'est pas lui qui veut manger sa mère,
mais c'est son fils — représentant de son enfance — qui sert d'aliment
à Cérès.
Blanche-Neige tombe comme morte, après avoir mangé la pomme
empoisonnée que lui offre la marâtre, c'est-à-dire qu'elle est punie
pour sa gloutonnerie, pour avoir voulu manger le sein de sa mère
hostile.
Dans Hänsel et Gretel, les enfants sont chassés de la maison à cause
de leur voracité (on ne peut plus les nourrir) et la sorcière les surprend
et les punit quand ils mangent une partie de sa maison. La maison, elle
aussi, constitue un symbole matériel bien connu.
Dans le mythe des Vehini-hai, la faim de l'enfant puni n'apparaît
pas. Mais nous savons que les mères des îles Marquises refusent le sein
à leurs enfants et les nourrissent d'aliments grossiers. Elles provoquent
par conséquent, de violents désirs cannibales et vengeurs des enfants
et ces désirs trouvent plus tard à se réaliser dans l'anthropophagie
pratiquée sur l'ennemi vaincu.
Au cours du traitement psychanalytique de la jeune homosexuelle
dont nous avons reproduit le rêve, on vit clairement ses fortes tendances
orales de caractère agressif dirigées contre sa mère.
Etant donnée la similitude des situations, nous pouvons déduire
que dans notre mythe moderne aussi le crime primitif est la faim
dévorante de l'enfant, faim que l'abandon de la mère a rendue plus
intense. La tragédie se produit quand la mère s'est absentée en compa-
gnie du père.
Le criminel serait donc, toujours, l'enfant lui-même, et son senti-
ment de culpabilité fait que, par la suite, il porte en lui-même l'image
d'une mère-sorcière, avec des désirs cannibales et mauvais à son égard.
La persistance de cette image chez ceux qui entendirent notre « mythe
moderne » explique leur crédulité naïve. A une certaine époque de notre
enfance, nous avons tous éprouvé des désirs cannibales à l'égard du sein
de notre mère. Le psychanalyste, Abraham, fut le premier à découvrir
qu'en même temps que les premières dents, c'est-à-dire, à 6 mois, il
surgit chez l'enfant des désirs sadiques de mordre et de mâcher le sein
maternel, liés aux tendances d'amour. Nous attirons l'attention sur le
fait que dans une version de notre mythe l'enfant venait précisément
d'avoir 6 mois. Prendre des aliments, aussi bien le lait maternel que
des aliments d'autre sorte, signifie pour lui dévorer sa mère, et cet acte
acquiert deux significations différentes. Il incorpore sa mère parce que,
à cause de son amour pour elle, il veut la porter en lui, mais il la détruit
516 REVUE FRANÇAISE DE PSYCHANALYSE

avec ses dents, parce qu'il la hait et la craint, en projetant sur elle sa
propre agressivité. Ces tendances agressives sont renforcées par chaque
expérience douloureuse de l'enfant et par toutes les frustrations qu'il
souffre de la part de la mère. Le petit enfant projette sa faim sur la
mère et la ressent comme si elle le mangeait et le détruisait de l'intérieur ;
comme une agression qu'elle lui inflige délibérément et comme une
punition pour sa voracité. Donc, la bonne qui prépare le nourrisson
comme un mets qu'elle servira aux parents représente la mère qui
veut calmer sa propre faim avec la chair de son enfant au lieu de lui
offrir le sein.
Jusqu'à maintenant, nous ne nous sommes occupés dans notre
mythe que de la relation mère-enfant sur le plan oral. Mais le père
aussi apparaît en scène. Les protagonistes du drame sont : le père,
médecin suivant une version, militaire suivant une autre, la mère et la
bonne. Nous croyons que les deux professions assignées au père n'ont
pas surgi par hasard, mais qu'elles correspondent à la situation inté-
rieure qu'exprime le mythe. Un militaire est un personnage important,
autoritaire, quelque chose comme un président ou un roi, c'est-à-dire
correspondant à l'image que la petite fille se fait de son père. Le médecin
est un homme devant lequel il n'existe pas de secret sexuel ni de prohi-
bition. Il sait tout, et il est autorisé à examiner notre intimité physique.
Il a donc un rôle analogue à celui du père dans les rapports sexuels
avec la mère. Voyons maintenant la situation de la petite fille en face
de ses parents unis. A un certain âge, elle s'éprend de son père et veut
occuper la place de la mère. Elle éprouve une violente jalousie, elle
la déteste et souhaite l'éliminer. C'est une autre raison encore pour que
la fillette craigne la vengeance de sa mère et la voie comme mauvaise.
En outre, s'il naît d'autres enfants, elle le vit comme une trahison de
la part des parents et dirige toute sa haine et toute sa jalousie sur le
nouveau venu (1). Elle devient susceptible, elle se sent mise à l'écart
et traitée comme Cendrillon.
Nous avons exposé que sur le plan oral la bonne de notre mythe
représente la mère mauvaise, sur laquelle l'enfant projette ses propres
désirs cannibales. Sur le plan oedipien, le rôle de la bonne est autre :
elle représente la fillette rancunière et amoureuse de son père. La
situation de rivalité avec la mère est exprimée plus clairement dans la
version du mythe qui montre la bonne vêtue de la robe de noces de la

(1) Une fillette de 4 ans, qui vient d'avoir un petit frère, demande à son père : 0 Comment
fait-on pour arrêter le coeur au bébé ? En appuyant fort, ça suffit ? »
LE « MYTHE DE L'ENFANT ROTI » 517

dame ; elle se met ainsi directement à la place de la jeune mère, à côté


du père. La fillette est jalouse de la vie sexuelle de ses parents. Dans le
mythe, le malheur se produit quand les patrons laissent la bonne à la
maison pour sortir ensemble le soir. En outre, la bonne est entrée dans
la maison avant la naissance du bébé, c'est-à-dire que, de fille unique,
elle est devenue soeur aînée, et s'est vue déplacer par la naissance du
frère. Elle fait une régression au plan oral et se venge en tuant le
nourrisson et en le préparant comme un mets. Sa vengeance consiste
en ce que le bébé, au lieu de continuer à manger la mère avec la permis-
sion du père, est servi comme aliment à tous les deux. Elle doit en être
punie. Dans le mythe, suivant une version, le père tue la bonne à coups
de bâton, suivant les autres avec son revolver. Les deux châtiments
représentent, sur un plan masochique régressif, le coït avec le père.
Le réprimé, la satisfaction sexuelle défendue et refusée, fait de nouveau
irruption dans la conscience, sous une forme déguisée et douloureuse,
il est vrai. Mais c'est pour peu de temps, puisque le père disparaît
ou se suicide et que la mère devient muette, ce que symbolise aussi la
mort. C'est-à-dire que la fillette-bonne subit le châtiment le plus grave
qu'une enfant puisse imaginer : à la suite de son crime de jalousie, elle
est abandonnée par ses parents.
Marie Bonaparte a trouvé que les mythes modernes analysés par elle
étaient une réaction à une situation d'angoisse actuelle, la seconde
guerre mondiale, qui correspondait ainsi à une constellation psycho-
logique commune à beaucoup de gens. Probablement la genèse de
mythe que nous examinons peut être rapportée à des situations que
l'Argentine traverse actuellement, mais notre but n'est pas d'étudier
cet aspect. Nous avons voulu analyser le contenu inconscient et éternel
de notre mythe pour vérifier qu'il correspond* à une situation psycholo-
gique commune à nous tous, et qu'il trouve une entière crédulité
dans le public parce que celui-ci, à travers les différentes identifi-
cations avec les divers protagonistes, arrive à saisir cette constellation
et sa vérité psychologique.

PSYCHANALYSE 34
A propos de Chronos, Eros
et Thanatos(1)

PSYCHOLOGIE ÉTYMOLOGIQUE
par le Dr LOGRE

Freud a découvert un monde nouveau qu'il a exploré : le domaine


de l'inconscient, jusqu'alors interdit à nos sondés. Cette prospection
« abyssale », qui laisse entrevoir dans l'âme humaine des profondeurs
ignorées, devait aboutir à une philosophie nouvelle : on en retrouve
assez bien les données principales dans l'oeuvre même de Freud, qui a
été, sans aucun doute, un des plus grands penseurs de tous les temps.
La princesse Marie Bonaparte, fille spirituelle de Freud, elle-même
psychanalyste, écrivain, poète et philosophe, a esquissé, dans un livre
récent, un aperçu de cette « psycho-philosophie des profondeurs »,
qu'elle reprend à son compte mais que, dans une certaine mesure, elle
crée à nouveau en la complétant.
Marie Bonaparte considère, tour à tour, les incidences de la doctrine
de Freud sur le Temps, l'Amour et la Mort. Elle analyse et psychanalyse
trois personnages symboliques dont la toute-puissante intervention ne
cesse de régir l'existence de l'homme et du monde : Chronos, qui préside
à l'écoulement de la vie, Eros, qui la fait apparaître et Thanatos, qui la
supprime.
Poursuivant actuellement des études sur la « psychologie étymolo-
gique », j'ai eu maintes fois l'impression que l'étymologie, où se trouvent
consignées dans les mots les opinions de nos aïeux sur, les choses, donne
raison, avec toute son autorité antique et vénérable, aux idées de Freud
et de Marie Bonaparte sur Chronos, Eros et Thanatos.

(1) Marie BONAPARTE, Chronos, Eros, Thanatos, Imago Publishing, Co., Ltd., London, 1952 ;
et Presses Universitaires de France, Paris, 1952.
A PROPOS DE CHRONOS, EROS ET THANATOS 519

I. — CHRONOS

En thèse générale, — et si l'on veut tenter une définition toujours


difficile et contestable —, on peut dire que, l'espace étant le cadre des
objets qui coexistent, le temps est le cours des événements qui se
succèdent.
L'espace qui, selon une intéressante remarque de Marie Bonaparte,
n'a « jamais été personnifié », ne ressemble pas, en effet, à un être
vivant : il est statique. Le temps est, au contraire, évolutif : il ne cesse,
à chaque instant, de mourir au passé, de vivre dans le présent et de
naître à l'avenir : il ne doit son éternité qu'à son renouvellement. Il est,
tout ensemble, éphémère comme l'être individuel et persistant comme
l'être collectif. Il présente, à vrai dire, un caractère humain, si humain
qu'on peut se demander, avec Kant, s'il n'est pas une « forme de notre
sensibilité » ou, avec Freud, « le sentiment interne, de l'écoulement de
notre propre vie ».
C'est le sens de la durée vécue que Marie Bonaparte a étudié surtout
dans le chapitre consacré à Chronos.
En voici la donnée capitale : « Freud nous a rappelé maintes fois
ce que la psychanalyse permet de constater :,l'inconscient est intem-
porel. Il faut tout l'effort de l'intelligence humaine pour nous rendre
attentifs au temps comme à la réalité. »
L'auteur — avec une jeunesse d'âme qui est un exemple et un
argument — ajoute : « Nous pouvons saisir quasi sur le vif l'intempo-
ralité perpétuelle de l'inconscient dans ce fait psychologique : nous ne
nous sentons pas vieillir. Demeurons-nous bien portants, les années
peuvent passer, les rides, les cheveux blancs arriver, au-dedans rien
ne les a enregistrés... Cette espèce de chant mystérieux, profond, qui,
du réveil des matins au sommeil des soirs, ne cesse jamais au fond de
nous et qui est comme l'hymne à la vie de notre chair et de notre sang,
nous berce à peu près de même, de la jeunesse à la vieillesse. Or c'est
notre inconscient qui nous berce de ce chant profond. »
Et ailleurs : « L'inconscient, ce réservoir de nos primitifs instincts,
ignore donc la négation, en particulier celle de sa propre vie. La vie
ne peut que se sentir vivante et elle se réfléchit, dans l'inconscient
d'un chacun, hors le temps que l'inconscient ignore et sans' limi-
tations. »
520 REVUE FRANÇAISE DE PSYCHANALYSE

Tournons-nous maintenant vers le langage, où se trouve inscrit,


dans la formation des mots, l'avis du conscient et de l'inconscient
collectifs. Il semble bien que l'étymologie, au moins par l'un des mots
qui désignent le temps, apporte une confirmation à la thèse de Freud
et de Marie Bonaparte. Le mot AEvum (racine indo-européenne A I W)
a signifié d'abord « génie de la force vitale » (ayuh, en védique), puis
« temps vécu », temps intérieur qui s'oppose au tempus, au temps exté-
rieur et mesurable du sablier ou du cadran solaire, (AEvum a donné, en
français, « âge », temps vécu par le sujet.) On pourrait voir, dans les
deux sens du mot AEvum, une préfiguration curieuse de la doctrine
bergsonienne, qui les a repris et puissamment fécondés sous les noms
d' « élan vital » et de « durée vécue ». En tout cas, l'AEvum — « génie de
la force vitale » — est une disposition instinctive qui, sauf retour sur
soi-même, échappe à la conscience et ressemble par suite à l'inconscient
de Freud, à la « Libido » qui gouverne le monde. (On trouve, aussi bien,
dans le mot « génie » une composante raciale et « génésique », rapprochant
l'aevum de la libido.)
Il y a mieux : le mot AEvum, avec un simple suffixe commun aux
adjectifs qui désignent le temps (oevi-ternus), a donné précisément
naissance au mot oetemus, en français « éternel ». Ainsi l'aevum, analogue
à l'inconscient libidinal, porte en lui une affirmation spontanée de vie
indestructible et pour toujours. C'est un mot qui — rien qu'en expri-
mant son contenu intime — parle d'éternité.
Bref, pour l'étymologie comme pour Freud et Marie Bonaparte,
l'inconscient ne vieillit pas et se sent éternel. Il ignore Chronos, dans
la mesure où ce mot désigne le temps qui passe, le temps « où nous
passons ». C'est l'aevum qui, très probablement, inspire aux humains
la croyance à l'immortalité de l'âme : une intuition profonde semble
les avertir que, même après la mort, il demeuré — « tel qu'en lui-même
enfin l'éternité le change ».
Marie Bonaparte donne une excellente définition de l'aevum, de ce
« génie » obscur qui impose à l'être humain un sentiment de vitalité
indéfinie. Elle écrit, à propos de l'enfant : « Peut-être la poussée de vie,
qui le fait croître ainsi que les plantes du sol, et qui plus tard le portera
à transmettre, à son tour, la vie à une chaîne d'êtres infinie, se fait-elle
obscurément sentir du fond de sa substance, et est-elle ce qui imprègne
ainsi d'une prescience d'infini le sentiment du temps chez l'enfant. »
A PROPOS DE CHRONOS, EROS ET THANATOS 521

L'auteur, qui fait vivre sous nos yeux l'effort instinctif de l'être
humain pour lutter contre le temps, — pour fuir « cet ennemi vigilant
et funeste », comme disait Baudelaire, — évoque, après le paradis de
la vie intra-utérine où le temps n'existe pas, le paradis presque aussi
parfait de l'enfance où il existe à peine. Rappelons que le mot « Paradis »,
comme le mot « Eden » qui s'y associe et le complète, désigne un
« enclos » (paradaiza, mot iranien), un séjour de « volupté » (c'est le sens
propre du mot hébreu Eden), bref un lieu de délices où l'on ne perçoit
que la joie de vivre sans fin, la libido toute pure à l'exclusion du
temps (1).
Une autre façon de réaliser ce que l'auteur appelle, d'un mot pitto-
resque, le « saut de carpe » hors du temps, est le recours naturel au
sommeil et au rêve : je me permets de noter, à titré de contre-épreuve,
qu'en fait on ne s'ennuie jamais dans le rêve, l'ennui étant, par définition,
la prise «en haine » (in odio) du temps qui s'écoule sans intérêt. Il en
va de même pour la rêverie, ce « rêve éveillé ». Quant à l'amour (que
Lucrèce rapprochait du rêve), c'est une autre façon de vaincre le temps,
non seulement par la procréation qui perpétue la race, mais, dans le
monde intérieur, par la volupté qui engendre l' « extase » (ek-stasis ou
« station hors de soi » et, par conséquent, hors du temps) ; l'orgasme
lui-même est un « ravissement », un « transport », où l'être individuel a
l'impression de participer, dans un éclair de jouissance infinie, à l'éter-
nité de la race. L'intoxication, apparentée au rêve, provoque une
illusion analogue, soit que la vie se réduise, comme dans l'euphorie
volatile de l'éther, à la perception de l' « instant » (le temps qui « s'arrête
en » un point : in-stare), soit qu'elle s'éternise, comme dans l'opium
qui, selon Baudelaire, « allonge l'illimité, approfondit le temps ».
L'échappée mystique, où le simple mortel arrive à se fondre, en un
acte d'amour, avec l'Éternel, est la suprême extase. Enfin la gloire,
notamment la gloire artistique et littéraire qui peut, en ce monde,
assurer par la seule expression du désir la satisfaction de tous les rêves,
— puissances richesse, amour, — la gloire a moins de vertu après la
mort : elle protège un temps contre l'oubli, sorte d' « oblitération »
(oblitare) ou d' « effacement » qui fait disparaître peu à peu les traits

(1) Ou peut noter que le séjour du bonheur s'efforce d'échapper à l'espace comme au
temps, de se restreindre en un lieu circonscrit, fermé ou isolé, — un «pourpris », c'est-à-dire une
enceinte, — un enclos, un jardin, une oasis, une « île fortunée ».
522 REVUE FRANÇAISE DE PSYCHANALYSE

de notre face dans la mémoire des hommes. Survie hélas avant tout !

nominale (nom et « renom »), subordonnée à la fidélité de l'âme collec-


tive oublieuse à la longue : en sorte que la gloire, se bornant à retarder
l'inévitable fin, — la mort sociale après la mort individuelle, — est une
façon de mourir deux fois.
Le mot « perpétuité » — dont la racine indo-européenne (PET,
avec préfixe per) signifie s' « élancer, voler ou tomber » — suggère
l'image, indéfiniment continuée, d'un vol à tire d'ailes ou d'une chute
dans l'abîme : c'est à ce temps, fugitif comme un oiseau, que le poète
adressait l'invocation pathétique : « O Temps ! Suspends ton vol ! »
Le mot « écoulement » (de colum, filtre) exprime, au contraire,
la filtration du temps, sa marche lente et insidieuse, pareille au
cheminement de l'ombre sur le cadran solaire ou des aiguilles sur nos
montres (1).
Quant au mot « durée », qui provient d'une racine très ancienne, il
semble avoir évoqué surtout, dans l'esprit populaire, — à cause de sa
ressemblance phonétique avec le mot durus, — l'image d'un corps dur,
qui résiste, comme le roc ou le fer, aux ravages du temps.
Mais l'oevum, la durée psychique de la vie inconsciente, de la libido
personnelle et raciale, ne se sent ni tomber ni voler, ni cheminer lente-
ment, ni résister avec force aux atteintes de l'âge : il échappe au temps,
comme Chronos lui-même qui n'use de sa faux que pour autrui, ou
comme le Père Éternel : car tout être vivant croit percevoir en lui la
nature et la durée d'un Dieu.

II. — EROS

Dans le chapitre sur Eros, Marie Bonaparte a étudié surtout l' « ambi-
valence » amoureuse. Cette ambivalence, définie par le double jeu,
l'activité contradictoire d'un sentiment relatif à un même objet,
s'explique en amour, — comme l'avait fort bien vu le poète Lucrèce, —
par un besoin de communion ou plutôt d' « assimilation », le désir instinc-
tif de rendre l'être aimé « pareil à soi » (adsinilis), d'en faire pour ainsi
dire la chair de sa chair et l'âme de son âme. Mais il n'y a, pour assimiler

(1) Sauf en ce qui concerne l'aiguille des secondes qui, pour la vue, — comme le carillon pour
l'oreille, — rend la fuite du temps perceptible, inexorablement. On sait que le mot désignant
l'horloge antique, la clepsydre (de Kleptein, voler et hudôr, eau) signifiait la « voleuse d'eau »,
en raison de l'écoulement « furtif » du liquide par un orifice étroit : le temps, qui « fuit » comme
un voleur ou comme un vase percé, capte et soutire en quelque sorte « goutte à goutte » les
instants de notre vie.
A PROPOS DE CHRONOS, EROS ET THANATOS 523

un autre « individu » (isolé dans son « indivisibilité » : in-dividuus), que


deux moyens : l'un, qui est d'ordre alimentaire, consiste dans l'absorp-
tion de l'objet : c'est ce que fait, par exemple, l'enfant qui ingère et
digère, (c'est-à-dire « porte dans » et « à travers » lui : in et dis-gerere) la
substance maternelle (parasitisme de la vie intra-utérine et de l'allai-
tement). Mais, excepté lorsqu'il s'agit de la mère, qu'on peut dévorer
sans meurtre et même sans blessure, cette forme d'assimilation, agres-
sive et destructive, aboutit à « consommer » ce qu'on aime ou plutôt
à le « consumer » (cum sumere «détruire dans son ensemble »; « consom-
mer » qui, au contraire, signifie « réaliser dans son ensemble », a pris
par erreur le même sens). Un second moyen d'assimilation, non plus
sur le mode nutritif mais plus spécialement sur le mode amoureux,
consiste à vouloir absorber l'être qu'on aime en se fondant et « confon-
dant » avec lui (comme deux liquides qu'on « verse » et mêle « ensemble » :
cum-fundere). Mais cette étreinte, qui vise à l'impossible union des
âmes par les corps, ne peut obtenir que la fusion des cellules germinales,
des « gamètes », non celle des amoureux, des générateurs. On n'a donc
travaillé que pour autrui : c'est comme une duperie machinée par la
nature, — par le Génie de l'Espèce, dirait Schopenhauer. D'où un
certain degré d'insatisfaction et d'irritation, l'ironie de la solitude à
deux, la haine couvant sous la tendresse, avec ce double et obscur
besoin de « tuer ce qu'onaime » : lé dévorer pour l'inclure en soi ou
le briser pour s'introduire en lui.
C'est ce que la princesse Marie Bonaparte a exprimé avec beaucoup
de force, en établissant une distinction, inspirée de la psychanalyse,
entre les deux stades, — prégénital et génital, — de l'amour.
« Telle est douleur profonde qui guette tout amour.
« L'amour, aux stades prégénitaux, peut très bien s'assimiler l'objet
aimé, comme lorsqu'on mange, mais au prix de la destruction de
l'objet.
« L'amour, au stade génital, conserve l'objet aimé, mais cette
conservation de l'objet aimé implique l'impossibilité de l'assimiler.
Alors l'amour génital, se heurtant aux murailles de l'individualité
étrangère, l'amour, déçu, régresse au mode prégénital et voudrait
détruire, soit pour assimiler, soit pour simplement mettre fin à la
douleur d'une aspiration vaine.
« Ainsi
Éros, oscillant sans cesse entre deux modes d'amour impar-
faits et inconciliables, reste condamné à une insatisfaction éternelle. »
524 REVUE FRANÇAISE DE PSYCHANALYSE

Le psychiatre suisse Bleuler a eu raison de créer le mot « ambi-


valence » (I), parce que le mot français « ambiguïté » s'applique, en fait,
à l'équivoque des significations plutôt qu'à l'équivalence des sentiments.
Mais le verbe ambigere désignait exactement l'acte de placer, sur les
deux plateaux d'une balance, des poids qui, « poussant de part et
d'autre » (ambi-agere), provoquent tantôt un équilibre instable, tantôt
des mouvements alternés, avec ou sans chute d'un côté ou d'un autre.
Ambiguïté, originairement, signifiait donc, à peu de chose près, ambi-
valence.
Insistons, d'autre part, sur le mot « sexe » : il provient du latin sexus,
dont la racine, d'après certains étymologistes, signifie « couper en
deux » (même racine que secare en latin et « scier » ou « sécateur » en
français). Il est donc possible que le mot sexe ait obscurément consigné,
dans notre langue, le mythe platonicien rappelé par Marie Bonaparte,
celui de l' « androgyne » primitif, de l' « homme-femme » d'abord
conformé en boule et que Zeus, pour le punir, a décidé de « couper en
deux », — comme on coupe « un oeuf avec un crin ».
Voilà pourquoi, d'après ce symbole poétique recelant une vérité
physiologique, les deux « moitiés » (chaque amant ne dit-il pas « ma
moitié », en parlant de l'autre ?) essaient, depuis lors, avec un désespoir
éternel et délicieux, de se rejoindre en vue de reconstituer l'être initial,
intact et non mutilé : car les amants sont, en général, beaucoup moins
soucieux de se reproduire que de s' « unir ».
Ailleurs Marie Bonaparte, à propos de la « communion » avec Dieu,
observe que l'amour divin n'est pas exempt, lui non plus, d'ambiva-
lence. Il a fallu inventer Lucifer, afin de lui imputer, sans dommage
pour le Créateur, les méfaits de la création. Il semble donc, si l'on s'en
rapporte à cette donnée de la psychanalyse, que Dieu et Lucifer ne
soient qu'un seul et même personnage. C'est aussi l'avis de l'étymo-
logie : le mot «Dieu » vient d'une racine indo-européenne qui évoque
« la lumière du ciel » et qui a donné en grec « Zeus », génitif « Dios »,
en latin « Deus » et « dies », en français « Zeus », « Dieu » et « jour ».
Bref, Dieu est « Celui qui apporte au monde la lumière du jour ». Et
Lucifer (de lucem-ferre) n'est autre chose, lui aussi, que le « Porte-
lumière ».

(I) Freud parlait de « contraires affectifs », de « paires contrastées ».


A PROPOS DE CHRONOS, EROS ET THANATOS 525

III. — THANATOS

Les parties génitales sont appelées tour à tour, selon les circons-
tances et les interlocuteurs, « parties nobles » et « parties honteuses » :
c'est un des multiples traits de l'ambivalence qui caractérise la psycho-
logie sexuelle. Mais, dans ce cas, les deux termes de l'ambivalence
— la honte et la fierté — n'ont entre eux que des relations très simples
d'antagonisme : ils se combattent sans pactiser. Dans le sado-masochisme,
au contraire, les deux éléments du couple affectif — le plaisir et la
peine — ont des rapports tout différents, beaucoup plus complexes,
et pour ainsi dire « sexualisés » : non contents de coexister en s'opposant,
comme des poids sur les deux plateaux d'une balance, ils ont une
propension manifeste à s'attirer, à s'aimanter, à se joindre et se
conjoindre, à s' « imprégner » (impregnare, mot à signification sexuelle,
désigne un état « pré-natal » — pre nascere — une « grossesse » qui
modifie l'être -tout entier par une sorte d'inoculation et d'injection
diffuses). Ainsi le plaisir se charge de peine et la volupté de douleur,
ils sont tout mêlés l'un à l'autre et ne peuvent se passer l'un de l'autre :
la volupté, pour jouir, a besoin de souffrance, — provoquée ou subie
(sado-masochisme) (1).

L'étymologie met en évidence la « cruauté » de la fonction sexuelle


à l'égard de la femme, qui est, dans le couple amoureux, l'élément
passif (de pati « subir » et « souffrir » : elle est la « patiente »). Le mot
« cruel » s'apparente au mot cruor qui désigne, en latin, le « sang répandu »
(par opposition à sanguis, le « sang circulant »). La fonction sexuelle est,
à la fois, chez la femme, sanglante et douloureuse : par exemple dans
la menstruation, sorte d'avortement préconceptionnel et périodique,
éfirnination « cruentée » du nid de chair que la muqueuse utérine avait
préparé à l'oeuf attendu en vain ; — ou dans l'accouchement, exoné-
ration spasmodique et douloureuse, qui saigne inévitablement, puisque
le système vasculaire de l'enfant se continue avec celui de la mère :
la délivrance est une vivisection ; — enfin dans la défloration : le mâle,
pour inaugurer la voie sexuelle, doit lever d'abord, en un geste quelque
peu brutal d'effraction sanglante, les scellés membraneux posés par la
nature. Comment ne pas voir dans le « dépucelage » une invitation

(1) Reprenant ici un mot très heureux, que René Laforgue applique à l'angoisse, on peut
dire qu'il y a, dans le sado-masochisme, « érotisation » de la douleur.
526 REVUE FRANÇAISE DE PSYCHANALYSE

subreptice à la cruauté sanguinaire, — une amorce de sado-masochisme,


tendue à la psycho-sexualité par la physiologie ?
Dans la pensée antique, la « défloration » (perte de la « fleur » avant
la venue du fruit) était si bien l'acte essentiel du mariage que, pour
nommer celui-ci, on a employé, — comme on le fait encore aujour-
d'hui, — les mots servant à désigner le pucelage et son effondrement :
Hymen, Hyménée (le « pucelage » étant lui-même caractéristique de la
jeune fille, de la pucelle : pulicella).
L'étymologie met en relief — et non moins crûment — la dispo-
sition offensive, physiologique et surtout anatomique, du mâle. L'organe
viril est représenté comme une arme, contondante et pénétrante. La
« bitte », — mot d'origine Scandinave : biti, — est la «poutre » qui s'en-
fonce dans le vagin, et le « vit », — mot d'originelatine : vectis, — est le
« levier » qui sert à en forcer l'entrée. (D'après Ernout, Dictionnaire
étymologique de la langue latine, — le mot vectis signifie « pince-mon-
seigneur ».) La « verge », à son tour, est une « baguette », qui administre
des coups, des « verbérations » (de verbera, coups de verge) ; et la
« transverbération » de sainte Thérèse, — interprétée par Marie Bona-
parte comme un orgasme érotico-mystique, — substitue à la baguette
végétale une verge métallique, une « lance d'or «très significative, portant
à sa pointe une goutte de feu et provoquant une blessure « trans-
fixiante », à la fois douloureuse presque jusqu'à la mort et délicieuse
infiniment.
Marie Bonaparte fait allusion au « symbolisme phallique du cou-
teau », qui « peut être par l'imagination humaine pris à la lettre ». Il
l'est aussi par l'étymologie : en effet, le mot « vagin » signifie la « gaine »
(vagina), le fourreau de l'épée. (L'organe viril est, tour à tour, dénommé,
en français populaire et en argot : sabre, baïonnette, dard, arbalète
— ou braquemart, c'est-à-dire épée large et courte, etc. : bref tout un
arsenal d'armes blanches, à la disposition du sadisme.)
Pour dire bourreau, la langue latine employait un mot d'une étymo-
logie saisissante, celui que J.-J. Rousseau enfant criait à son précep-
teur comme une suprême injure : Carnifex ! Il vient de caro, chair et
defacere, faire : le bourreau est l'homme qui « travaille dans la chair ».
Et le mot chair lui-même vient de caro (racine Ker, couper) : il désigne
un « morceau de viande coupée » et qui saigne. Le sadique, à l'exemple
du bourreau, travaille dans la chair qui saigne, comme le boucher ou
le chirurgien. (On sait, d'ailleurs, que le boucher et le chirurgien sont
en principe, d'après la psychanalyse, des sadiques plus ou moins
sublimés.) Et l'amoureux, qui fait « oeuvre de chair », mérite étymo-
A PROPOS DE CHRONOS, EROS ET THANATOS 527

logiquement le nom de « carnifex », avec résonance éventuelle du mot


dans le sens de « carnage », de cruauté sanguinaire, consciente ou
inconsciente (1).
Est-ce parce que la « violence » est naturelle à l'amour ? Il se trouve
que, parmi les quatre mots français dérivant de la même racine, — vio-
lence, viol, violer et violenter, — les trois derniers ont une signification
sexuelle plus ou moins prédominante. Il est difficile, en fait et en droit,
de fixer les limites du « viol » : tant l'amour, surtout chez la femme, est
ambivalent ! Que de femmes, sincèrement éprises, ne laissent pas de se
donner, en quelque mesure, à « leur corps défendant », — sans parler-
de l'âme elle-même ! C'est à peu près ce que dit Marie Bonaparte :
« Une dose homéopathique de masochisme reste riécessaire à la péné-
tration la plus érotiquement femelle. »
L'étymologie partage, en somme, l'avis de l'enfant qui assiste, par
surprise, à l'accouplement des parents : il y voit, — non sans dommage
pour sa psychologie sexuelle, — une bataille où l'homme fait figure
d'agresseur, tandis que la femme, ayant le dessous, paraît toucher le
sol des épaules comme un lutteur vaincu. Et l'attitude générale des
amants, les traits de leur visage et l'expression de leur regard sont
dépeints sous le même aspect farouche par le mot « orgasme » lui-même
(qui se rattache, en grec, à orgê, bouillonnement, colère).

Une condition physiologique, très favorable au foetus, à sa protec-


tion et à sa nutrition, complique, en revanche, la psychologie de
l'amour : c'est la fécondation interne, — comme y a très justement insisté
Marie Bonaparte (2).
Que de difficultés pour notre nourriture, si les aliments devaient
avoir faim de nous comme nous avons faim d'eux ! C'est pourtant ce
qui nous arrive en amour. Il faut, d'abord, une rencontre physique,
des mouvements concertés comme dans une « marche » au même pas,
un « rapprochement » sexuel poussé jusqu'à la compénétration : bref
un « coït » (de cum-ire — marcher avec). Cela suppose une prise de
corps, une « possession » : la personne d'autrui devient un instrument,

(1) La syphilis.—maladie générale qui nécessite une effraction des téguments — s'inocule
avec la complicité de la Vénus sanglante — ou d'Eros carnifex — (excoriations, déchirures,
petites plaies génitales).
(2) Dans le monde des poissons, par exemple, où le frai — fécondation externe — remplace
l'accouplement, on entrevoit à quel point la psychologie sexuelle peut être modifiée par cette
différence fondamentale.
528 REVUE FRANÇAISE DE PSYCHANALYSE

un moyen de la jouissance amoureuse. D'où l'immoralité foncière de


l'amour charnel : il tend vers une infraction, sollicitée par la nature
elle-même, au principe essentiel de la morale de Kant : « Traiter tou-
jours la personne humaine comme une fin, jamais comme un moyen. »
D'autre part, si l'amour, dans l'ordre physiologique, est intra-
corporel, il est, dans l'ordre moral, inter-psychologique : il faut se conci-
lier le désir du partenaire ou, du moins, son assentiment, — voire sa
passivité résignée ou terrifiée.' Il faut s'introniser dans l'esprit comme
dans le corps, s'y installer à la façon d'un occupant, d'un maître ou
d'une « maîtresse ». L'amoureux, d'ordinaire, a le continuel souci de
l'objet aimé, de ses pensées, de ses sentiments et de ses sensations, de ce
qui se passe dans l'intimité de son âme et de sa chair, mais surtout par
rapport à lui-même : car, pour les amoureux passionnés, la vie tout
entière devient, à l'image de l'orgasme, un « rapport », une confrontation
et une interpénétration psycho-physiques perpétuelles.
Or, le sadique est un homme pour qui la psychologie d'autrui existe,
mais sous une incidence très particulière. L'étymologie précisément
nous incline à voir dans le sadisme — chose étrange — une forme de
sociabilité, un aspect de la « sympathie » ou plutôt de la compassion,
une manière de « participer à la souffrance » (de sumpathein et de cum
-pati : sentir et souffrir avec). Mais alors que, dans la sympathie normale,
au plaisir correspond le plaisir et à la douleur la douleur, on observe
chez le sadique une relation inverse, une sympathie à rebours, dans
laquelle c'est la volupté qui se greffe sur la douleur. Et le masochisme
comporte un retournement analogue de la sympathie avec soi-même,
un plaisir inhérent à la douleur personnelle, appliquée par soi-même
ou par autrui. Les sado-masochistes sont des invertis de la compassion.
Leur sympathie, agressive et dissonante, ignore cette sympathie bien-
veillante et consonante appelée la « pitié » (beau mot qui signifie
« piété » — pietas — envers le prochain comme envers Dieu) (I).
Le marquis de Sade, auteur expérimenté, dont les textes confirment
les opinions de Marie Bonaparte, avait fort bien noté que l'interpsycho-
logie, avec sympathie inversée pour la douleur, est à la base du sadisme :
le libertin, écrivait-il « serait bien à plaindre s'il agissait sur un être

(I) Il semble naturel que l'amoureux, dans le raffinement de sa sensibilité interpsychologique,


puisse attacher sa jouissance à la représentation de la jouissance d'autrui : le sadique l'attache
à la représentation de la douleur d'autrui. Et si l'on réfléchit que le désir charnel, considéré
en lui-même, n'a rien d'affectueux et peut tendre aussi bien vers la haine que vers l'amitié, le
sadisme n'apparaît plus, au même degré, contre nature. Il faut échapper à la duperie des mots
et, lorsqu'on nous dit : « Je t'aime », ne pas croire nécessairement qu'on est aimé d'amitié ou
qu'on nous « veut du bien ».
A PROPOS DE CHRONOS, EROS ET THANATOS 529

inerte qui ne sentît rien ». Il faut qu'il y ait, au contraire, une souffrance
aussi vive que possible ; il faut que la victime sache qu'elle est tour-
mentée et qui est le bourreau ; que lui-même assiste et prenne part
au tourment. Il faut que les partenaires se sentent vibrer ensemble et
l'un par l'autre, dans leur interpsychologie adverse et pourtant soli-
daire : « alliance conflictuelle », où nous retrouvons, mais portée à son
comble de malignité, l'ambivalence foncière de l'union entre les
sexes (1).

Voici maintenant, sur ce problème, inépuisablement paradoxal, de


la volupté reliée à la douleur, quelques citations de Marie Bonaparte :
on y voit clairement l'apport nouveau de l'auteur, sa part d'originalité
qui consiste surtout dans la psychanalyse creusée en profondeur jusqu'à
rejoindre la physiologie de l'individu et de la race, avec conception
« biologique et phylogénétique » du sado-masochisme.
« Le sadisme (quoi que Freud ait pensé d'abord) ne saurait être
primaire, car comment éprouver du plaisir à infliger du déplaisir si,
soi-même, on n'a pas d'abord éprouvé ces deux sensations antagonistes
liées de façon mystérieuse ? »
C'est pourquoi Freud a cru pouvoir affirmer l'existence des « ins-
tincts de mort », s'opposant aux instincts de vie et trouvant plaisir à la
destruction, qui provoque la douleur.
De son côté, Marie Bonaparte insiste sur le rôle primordial de la
« fécondation interne » : « Non seulement la cellule sexuelle, l'ovule,
doit être pénétrée, mais, par le pénis mâle, le corps même de la femelle...
Alors, dans le psychisme de la femelle, une confusion peut s'établir
entre la pénétration érotique et la pénétration blessure... »
Par conséquent, le masochisme a son point de départ naturel dans
la « passivité » douloureuse de la femelle.
C'est chez le mâle, en revanche, que « le sadisme assume ses formes
les plus accusées. Car, puisqu'à l'instar du spermatozoïde, le mâle
n'est, dans l'acte générateur, pas pénétré, mais pénètre un autre orga-
nisme, le sadisme est d'essence mâle ».
Le sadisme, naturel au mâle, s'observe aussi chez la femme : en

(1) Anna Freud, pour exprimer cette sympathie et cette compassion, emploie une formule
riche de sens : « l'identification de l'agresseur à l'agressé », celui là se mettant, pour ainsi dire,
à la place de l'autre, comme s'il n'existait plus qu'une seule et même personne. (Le mot identi-
fication est de Freud.) Mais il s'agit, dans ce cas, d'une identification discordante, avec repré-
sentation Imaginative conforme, et très intense, de la douleur, mais retentissement affectif
contraire, bien que très intense lui aussi (transmutation de la douleur en volupté).
530 REVUE FRANÇAISE DE PSYCHANALYSE

effet, « vu la bisexualité originelle de tous les êtres, tout masochiste est


plus ou moins un sadique ».
Mais voici une « seconde et capitale condition psychologique du
sadisme, l'imagination humaine, permettant cette identification de
l'agresseur à l'agressé, génératrice d'intenses plaisirs masochiques sans
limites et sans péril, puisqu'imaginaires, lesquels s'allient, pour atteindre
au comble des voluptés cruelles, à l'ivresse égoïste de la souveraineté ».
Et ce résumé général : « Ainsi le sado-masochisme, qui plonge ses
racines jusqu'en le terroir des primitives cellules, pénétrées tantôt pour
la vie et tantôt pour la mort, voit chez l'homme, mammifère à féconda-
tion interne, s'affirmer son emprise de par cette confusion originelle,
transmise, tout au long de l'échelle animale, jusqu'à l'ensemble du
corps humain. »

Si nous voulons donner nous-même une conclusion, psychologique


et linguistique, à ces considérations sur le Temps, l'Amour et la Mort,
c'est à l'Amour qu'il faut, croyons-nous, revenir : car c'est de lui que
tout procède.
Le mot « aimer » (amare : mot peut-être dérivé de l'appel initial
— surtout nutritif — de l'enfant vers la mère : ma-ma) comporte, en
français, une acception très large, analogue à celle du mot grec « Eros »
(en particulier dans la philosophie de Platon). Il semble justifier pleine-
ment la conception freudienne de la « libido », car il assemble et unit
sous la même accolade tout ce qui est objet de désir et d'appétit, depuis
l'amour de la bonne chère jusqu'à l'amour de Dieu, en passant par
l'amour des conjoints et l'amour des amis. (On sait qu'il n'en va pas de
/
même dans les langues germaniques, où les mots love ou Ich liebe ne
peuvent s'appliquer, par exemple, au goût de la nourriture.)
Mais, si l'on admet l'amour au sens large, — qui est celui de la
langue française et de Freud, — il devient plus facile, à notre avis,
d'expliquer les rapports qui unissent les grandes notions du Temps,
de l'Amour et de la Mort.
I. — CHRONOS. — « L'Amour et l'AEvum », ou l'éternité de la race
pressentie dans l'inconscient individuel.
Si « l'aevum », c'est-à-dire le temps vécu, incommensurable, porte
en lui le germe du mot « éternel », et si le tempus, c'est-à-dire le temps
extérieur et mesurable, ne porte en lui que le germe du mot « tempo-
raire », c'est parce que la libido, étroitement apparentée à l'aevum,
participe au même « génie de la force vitale », à cet élan immortel de
A PROPOS DE CHRONOS, EROS ET THANATOS 531

l'amour, que l'individu est chargé de transmettre mais qu'il a cependant


l'impression de posséder pour lui-même et à son propre compte (I).
II. — EROS. — « L'Amour et le Sexus », ou le drame de la fusion
incomplète.
L'ambivalence de l'amour est une réaction au sexus, à cette disjonc-
tion ménagée en vue d'une conjonction, à cette misère intime de l'être
« coupé en deux » qui cherche à se rejoindre et à se compléter pour
survivre indéfiniment. Mais hélas ! Eros peut seul obtenir, au cours
de la grossesse et de l'allaitement, l'union intime et consubstantielle
de l'enfant avec la mère et surtout, par la fécondation, l'union intime
et consubstantielle des gamètes. Il est l'Amour : il travaille, non pour
les amants, mais pour les générations futures ; il accorde aux amoureux
— comme un appât — la volupté, infinie peut-être mais passagère, non
la renaissance et la vie éternelle (2).
III. — THANATOS. —.« L'Amour et la Mort », ou le crime de la'
« communion » qui dévore et de la « compassion » qui tue.
Enfin le sado-masochisme est un effort, plus brutal et hardi, pour
réaliser ce que les amoureux normaux se bornent, dans leur vaine
tendresse, à regarder comme un idéal inaccessible, une aspiration
platonique. Extrémiste de l'amour, le sadique effectivement dévore,
boit le sang et mange la chair, brise, enfonce et défonce, coupe et
transperce, avec l'ambivalence atroce d'un bourreau qui se délecte
jusqu'à l'orgasme en « communiant » avec la douleur de sa victime. Le
masochisme n'est que la même sympathie à rebours, conjuguée sur le
mode passif, la même « compassion », éventuellement poussée jusqu'à
la « passion », c'est-à-dire jusqu'à la mort (passiô, au sens d' « épreuve »
extrême et suprême, comme dans la langue biblique) (3).
Mais seul Eros, malgré son apparente cruauté, peut sans dommage
et avec fruit mêler le plaisir au déplaisir, pour assurer la fécondation
interne puis la gestation interne. Comme le chirurgien, — « carnifex »
au service de l'humanité, — c'est pour le plus grand profit de l'oeuvre

(1)En termes physio-psychologiques, on peut dire que le somato-plasma, porteur du


génito-plasma et partageant ses aspirations, croit aussi partager son destin,' son aptitude à
l'éternité.
(2) Il est intéressant de noter que le mythe platonicien correspond — telle une « rémi-
niscence » — à une intuition vérifiée par l'histologie : les gamètes, qui sont des cellules
dédoublées, s'unissent pour former une cellule complète, en une effraction mutuelle qui est
à la fois une mort et une survie, un processus d'éternité biologique.
(3) Un délirant mystique et sado-masochiste, que j'ai observé avec le Pr Dupré, avait
demandé à sa femme de le crucifier : ils avaient dressé la croix contre le mur de son jardin ; et.
le malade, conduit tout sanglant à l'Infirmerie spéciale, nous disait : « J'étais nu, debout sur
la Croix face à l'infini, la verge en érection et j'enfilais le Ciel ! »
532 REVUE FRANÇAISE DE PSYCHANALYSE

vitale qu'il fait couler le sang. Et la défloration n'est pas plus une vraie
blessure que l'accouchement n'est, aux yeux du médecin, une maladie
véritable, en dépit de la douleur et des cris. Recherche de l'infini,
— comme les autres formes d'amour, mais avec des moyens plus dan-
gereux, — le sado-masochisme ne peut être qu'un échec, une sanglante
caricature de l'oeuvre unitive d'Eros, l'imitation bassement humaine,
fourvoyée et dépravée, d'un Dieu.
Deux conceptions du sado-masochisme sont possibles : est-il dû
à une erreur tragique de l'amour lui-même qui, par le mauvais versant,
le côté cruel de son ambivalence, peut conduire à la mort au lieu
d'engendrer la vie ? Est-il dû, selon une hypothèse de Freud, à l'inva-
sion de l'amour par une force étrangère et contraire à l'amour, un
« instinct de mort » chargé de rétablir, par involution destructive, « le
repos que la vie a troublé ? »
En tout cas, le sado-masochisme, qui corrompt la sociabilité humaine
jusqu'à renverser le sens normal de la compassion et changer l'amour
en haine, a quelque chose de « satanique » (Satan vient d'un mot
chaldéen qui signifiait « haïr »). C'est lui, d'ailleurs, le sado-masochisme,
qui officie dans les « Messes noires », au cours d'agapes sanglantes et
sous les espèces d'une communion avec la douleur, le mal et la mort.

En résumé, c'est seulement pour la race, pour la suite des généra-


tions qu'Éros peut, ici-bas, tenir la promesse d'immortalité contenue
dans l'AEvum, assurer la fusion totale, physique et psychique, où tend
l'aspiration unitive des sexes, promouvoir enfin, sans meurtre ni bles-
sure, la jeunesse toujours renouvelée qui échappe à la mort.
Mais, dans l'ordre surnaturel, Eros peut-il faire mieux et promettre,
non seulement à la race, mais à l'individu lui-même, une survie éter-
nelle dans l'Amour ? C'est l' « Évangile » — eu angelos — la « bonne
nouvelle » annoncée par les religions d' « amour » : et le salut vient
précisément d'une « communion » et d'une « passion », d'un sacrifice
où participent la chair et le sang, avec « hostie » divine (hostia, victime
sacrée) : le tout par la vertu mystérieuse de 1' « Eucharistie » (eu, « bien »
et charis, « grâce », — mot impliquant la rencontre de la reconnaissance
et de l'amour : « acte de grâces » total pour un amour parfait). L'idéal
de l'aspiration unitive est, en principe, atteint, mais dans l'amour de
Dieu, non de la créature, et par un miracle, objet de foi.
A PROPOS DE CHRONOS, EROS ET THANATOS 533

Au terme de ce travail, je prie le lecteur de vouloir bien excuser


mon lourd pédantisme étymologique : il était indispensable à mon
propos. J'ai voulu montrer comment l'étymologie et, plus générale-
ment, le langage — ce patrimoine héréditaire de la pensée humaine —
peut confirmer, par des indications et suggestions d'une richesse infinie,
la thèse d'un auteur à la fois psychanalyste et philosophe. En fait, la
plupart des idées qui, au cours de cet article, ont retenu notre attention,
étaient préfigurées dans l'étymologie avec une sagacité pénétrante ou
un réalisme vigoureux. Mais il fallait, pour s'en rendre compte, avoir
lu d'abord et médité la très belle, profonde et lumineuse étude, consacrée
par Marie Bonaparte au Temps, à l'Amour et à la Mort.

PSYCHANALYSE 35
Essai sur la peur (I)
par le Dr NACHT
" La conscience fait de nous tous
des lâches, "
SHAKESPEARE.

Le choix du sujet de la présente étude a été déterminé par diverses


raisons. La première — et la plus impérieuse sans doute — est que la
peur est si étroitement liée à la condition humaine qu'elle semble en
être partie intégrante. Nous la trouvons d'ailleurs au centre de toutes les
perturbations psychiques. Cette « constante » admise, les conditions
dites « normales » et celles considérées comme « anormales » apparaissent
plutôt comme des moment réactionnels et évolutifs de la personnalité
que comme des « états » isolés et étrangers à celles-ci. Cette perspective
nouvelle, cet angle de vision particulier, c'est à la psychanalyse que nous
les devons. C'est par là qu'elle a contribué à une connaissance de
l'homme plus complète, à une compréhension meilleure des problèmes
humains.
Une autre des raisons qui m'ont incité à approfondir l'étude de la
peur, c'est que celle-ci nous offre la possibilité de saisir mieux que nulle
part ailleurs, la rencontre, la conjonction par excellence des deux ver-
sants de la personne humaine : le somatique et le psychique.
Je ne parle ici, bien entendu, que de la peur pathologique qui n'est
pas provoquée par un danger réel, extérieur, connu, mais par une
menace intérieure, inconnue, toute subjective, sans lien direct avec
la réalité environnante.
Si je m'en tiens au terme général de peur, ce n'est pas que je veuille
délibérément ignorer les différences cliniques entre celle-ci et l'an-
goisse ou l'anxiété. Mais en réalité, ces différences m'apparaissent plu-
tôt comme des nuances diverses d'une même chose. Les négliger à
dessein me semble une simplification nécessaire si nous voulons éviter
un inutile effritement du sujet.
(I) Conférencefaite à la Faculté de Médecine de Barcelone le Ier juin 1952 sous les auspices
de la Direction des Relations culturelles au ministère des Affaires étrangères.
ESSAI SUR LA PEUR 535

Par souci de clarté encore, au lieu de vous exposer d'abord des


théories sur la peur, et de les étayer ensuite sur des faits, je procéderai
en sens inverse : je vous décrirai des faits d'observation clinique et nous
remonterons ensuite aux concepts théoriques qui les éclairent.
J'affirmais tout à l'heure que la peur constituait le noyau de tout
état psycho-pathologique. Si vous avez quelques doutes à ce sujet,
observez seulement le vocabulaire employé généralement par vos
malades... Vous y verrez revenir avec une singulière fréquence les :
« Je crains que... » ou : « J'ai peur que... » Le médecin lui aussi emploie
souvent, dans ses explications, les : « Vous avez peur de ceci » ou les :
« Vous redoutez, cela. » Ceci admis, délimitons les deux grandes formes
cliniques de la peur, entre lesquelles se situent toutes les formes inter-
médiaires : la peur est manifeste, elle est symptôme, ou bien elle est
latente, recouverte par le symptôme. Les cadres nosographiques où
cette opposition apparaît à l'extrême sont d'une part les névroses pho-
biques, d'autre part, les névroses obsessionnelles.
Le phobique dit par exemple : « J'ai peur de toucher à ce couteau »,
alors que l'obsédé dit : « Je ne peux pas toucher à ce couteau sans avoir
d'abord fait ceci ou dit cela » (suit alors le geste ou la parole qui font
partie du cérémonial obsessionnel). Chez le premier, la peur s'exprime
directement, elle est manifeste. Chez l'autre, elle est recouverte par le
cérémonial obsessionnel, et la preuve en est que si l'obsédé est contraint
— ou se contraint — à accomplir le geste obsédant sans le cérémonial
ordinaire, il est subitement pris de peur. Ceci démontre donc clairement
que le cérémonial obsessionnel non seulement recouvre la peur mais
parvient à mettre le sujet à l'abri de cette peur. En somme, tout se passe
comme si, l'obsession disparue, l'obsédé devait devenir phobique.
D'ailleurs, quand nous étudions l'histoire de certains cas de névrose
obsessionnelle, nous trouvons toujours au début une phase de phobie
infantile faisant place plus tard aux obsessions, comme si la défense
contre la.peur devenait absolument indispensable à partir d'un certain
moment de l'évolution, pour des raisons que je vous exposerai plus loin.
Cette évolution qui va de la peur manifeste à l'installation de symp-
tômes destinés à la maintenir inconsciente (comme nous venons de
le constater dans le cas des obsessions) cette même évolution se retrouve
dans la production de certains délires.
La période pré-délirante, qu'elle soit marquée par un état dépres-
sif ou confusionnel, ou qu'elle soit accompagnée d'anxiété avec des
paroxysmes d'angoisse, est invariablement imprégnée de peur. Puis,
à mesure que les idées délirantes apparaissent, la peur diminue.
536 REVUE FRANÇAISE DE PSYCHANALYSE

Nous la verrons même souvent disparaître lorsque la systématisation


du délire s'accomplit. Il semble donc que la systématisation délirante
ait ici la même fonction protectrice contre la peur qu'avait ailleurs le
cérémonial obsessionnel.
Ce rôle protecteur et défensif des symptômes s'observe dans d'autres
états névropathiques. Les névroses caractérielles ou de comportement,
par exemple, nous montrent clairement ce processus alternant : les états
d'anxiété ou d'angoisse disparaissent lorsqu'un comportement incons-
ciemment autopunitif a abouti à l'échec ; puis, l'échec consommé,
l'angoisse réapparaît, puis de nouveau l'échec, et ainsi de suite.
La peur pathologique remplirait donc la même fonction que la /
peur normale, qui donne l'alarme et prépare à l'action musculaire :
fuite ou riposte. La peur pathologique provoque les mêmes réactions
de défense et met, elle aussi, l'organisme en état d'alerte. Mais ici la
fuite ou la riposte — ou les deux — sont remplacées par la création
de symptômes. L'état d'alerte, la mobilisation d'énergie, la tension qui
en résulte, aboutissent à une dépense d'énergie, donc à une détente
obtenue par l'action dans le premier cas, par la création de symptômes
dans l'autre. Du point de vue purement dynamique, la fuite ou la riposte
provoquée par la peur normale et la création de symptômes provoqués
par la peur pathologique sont équivalentes.
Nous retrouvons ici la fonction essentielle de la peur : signaler le
danger, mobiliser l'énergie par l'état d'alerte qui prépare l'organisme à
l'action de défense. Et, en même temps, nous comprenons le rôle des
symptômes : leur création se substitue à l'action et par là rompt la tension
due à l'état d'alerte, tension que l'organisme ne saurait supporter long-
temps sans dommage.
Ceci posé, reste le plus difficile : appréhender les sources de la peur
pathologique, et définir quelle espèce de danger elle a pour fonction de
signaler.
Revenons pour cela aux exemples cliniques déjà cités.
Si le phobique a peur de toucher à un couteau, c'est qu'il craint
— dit-il — de l'utiliser pour faire du mal à autrui (généralement ses
proches) ou à lui-même. Dans ce cas la peur est consciente, et le danger
qu'elle signale aussi.
Chez l'obsédé, le cas est tout différent : les symptômes le protègent
contre la peur qui demeure ainsi inconsciente tant que le rituel obsédant
est strictement observé. Ces symptômes recouvrent en outre une agres-
sivité dont le sujet est également inconscient. En somme, tout se passe
comme si le « moi » du phobique était suffisamment organisé pour enre-
ESSAI SUR LA PEUR 537

gistrer l'alarme donnée par la peur et neutraliser d'autre part les ten-
dances agressives par une inhibition motrice salutaire : il ne touchera
pas au couteau.
Tandis que chez l'obsédé, ni la peur ni les tendances agressives
qu'elle signale ne peuvent être supportées directement, être prises en
charge par la conscience : les réactions de défense interviennent pour
les réprimer et les camoufler. Si les conduites .nous apparaissent ici
moins évoluées, c'est que l'organisation du moi l'est également et que
celui-ci se révèle aussi inapte à enregistrer la peur qu'à faire face au
danger qu'elle signale. Il y a chez l'obsédé d'une part une faiblesse du
moi qui découle d'une organisation moins évoluée, d'autre part, des
tendances agressives plus fortes qu'un « moi » insuffisamment armé ne
peut maîtriser. D'où l'apparition de réactions de défense plus puis-
santes qui protégeront le moi à la fois contre la peur et contre le danger
des tendances agressives, mais qui, en même temps, donneront à ces
dernières une possibilité déguisée de se satisfaire.
Si le phobique arrive, au moins partiellement, à neutraliser son
agressivité, l'obsédé, lui, ne peut que la détourner des voies d'expres-
sions directes, et la déguiser afin de la manifester à travers des symp-
tômes (1). C'est que le stade évolutif et la structure de l'obsédé
impliquent une force plus grande des pulsions agressives en même
temps qu'une aptitude régressive plus marquée à y puiser de la satis-
faction. Sans vouloir pousser plus loin une investigation qui nous éloi-
gnerait de notre sujet, retenons cependant ce qui se dégage des com-
portements que nous venons de décrire, car nous allons y trouver la
réponse à la question que nous nous posions tout à l'heure : l'origine
de la peur apparaît, liée à la pulsion agressive. C'est la force de cette pul-
sion qu'elle a pour fonction de signaler comme un danger menaçant le sujet.
Cette rencontre est, à mon avis, un fait CONSTANT. Mais ici, d'autres
questions se posent.
On est tenté, en premier lieu, de se demander pourquoi les tendances
agressives envers autrui seraient perçues par le sujet comme un danger
le menaçant lui-même. En outre, la peur pourrait bien semble-t-il,
signaler des dangers autres que celui-là. Freud n'avait-il pas soutenu
jadis que l'angoisse était la conséquence directe de l'insatisfaction
libidinale ?
La psychanalyse nous démontre que la poursuite de la satisfaction

(1) NACHT, Les manifestations cliniques de l'agressivité dans De la pratique à la théorie


psychanalytique, 1 vol. aux Presses Universitaires de France, 1950.
538 REVUE FRANÇAISE DE PSYCHANALYSE

sexuelle est plus ou moins entachée d'interdiction : passer outre à cet


interdit ne suffirait-il pas à créer une situation ressentie comme dan-
gereuse ? Tant de légitimes questions, et d'autres que l'on pourrait
formuler, nous obligent à confronter ce que nous avons tenté d'établir
tout à l'heure avec d'autres théories sur la peur névropathique.
Examinons pour commencer la première théorie de Freud, d'après
laquelle l'angoisse serait la conséquence directe de l'insatisfaction libi-
dinale (I). Freud considérait alors que la névrose d'angoisse était due
à la résorption dés sécrétions sexuelles par l'organisme lorsque le sujet
était privé de rapports sexuels, soit par suite d'une impuissance génitale,
soit par une abstinence voulue, soit parce que le coït était volontaire-
ment interrompu (donc incomplet et insatisfaisant).
Cette théorie de Freud ne semble pas devoir être retenue car elle
ne tient pas compte de certains faits.
D'abord, l'angoisse, si elle était simplement le produit de cette
résorption chimique, devrait apparaître chaque fois qu'il y aurait
absence de relations sexuelles, et par contre ne jamais se manifester
quand ces relations existent.
Or, ni la première ni la seconde de ces alternatives ne correspondent
aux faits d'observation : il existe des êtres chastes qui ignorent l'an-
goisse — et par contre, on voit des états anxieux où l'angoisse est mani-
feste malgré l'existence de relations sexuelles (ou même parfois à cause
d'elles).
A mon avis, l'insatisfaction sexuelle peut, certes, déclencher la peur,
non pas pour les raisons indiquées ici par Freud, mais parce que tout
état d'insatisfaction est susceptible de donner naissance à l'angoisse, et
ceci par un cheminement que je me propose de vous exposer plus loin.
C'est pourquoi l'état de chasteté, lorsqu'il n'est pas source d'insatis-
faction — ce qui arrive — ne s'accompagne pas d'angoisse, et c'est
pourquoi aussi des êtres ayant des relations sexuelles dites normales
mais dont ils se sentent insatisfaits, peuvent connaître l'angoisse. En
bref, c'est dans l'insatisfaction qu'il faut chercher l'origine de l'an-
goisse, mais il ne semble pas qu'il y ait lieu d'attribuer en l'occurrence
une valeur spécifique à l'insatisfaction sexuelle. Tout être insatisfait
réagit comme s'il était frustré, et s'il n'est pas capable de surmonter ce
sentiment de frustration, il est guetté par l'angoisse. Pourquoi ? Parce
que si le moi n'a pas atteint un degré de maturité suffisant, s'il est resté
faible (selon la terminologie psychanalytique) la frustration déclenchera

(I) S. FREUD, Introduction à la psychanalyse, Payot.


ESSAI SUR LA PEUR 539

des réactions d'agressivité inadaptées qui, à leur tour, engendreront


la peur. Nous verrons mieux tout à l'heure pourquoi l'agressivité est
presque inévitablement liée à la peur chez les êtres dont le « moi » n'est
pas parvenu à maturité.
Mais reprenons d'abord les théories de Freud sur l'angoisse. Nous
voyons comment ces théories évoluèrent et comment, après les premières
investigations dont je vous ai parlé, Freud émit l'opinion que l'angoisse
était l'expression directe de l'insatisfaction libidinale ou plus exactement
que la libido se transformait elle-même en angoisse. Vint ensuite une
période de tâtonnements : Freud essaya d'utiliser les notions de Rank
sur le traumatisme de la naissance pour fonder une théorie de l'angoisse,
mais sans grand succès. Il s'attarda, de même, peut-être inutilement,
à examiner si le moi était le lieu de manifestation ou la source de l'an-
goisse (I).
Ce n'est que vers 1920 qu'il aboutit enfin à une conception vivante,
dynamique et féconde de l'angoisse, lorsqu'il y découvrit une réaction
du moi en présence des exigences instinctuelles.
Cependant, cette conception qui allait se montrer d'une grande
utilité clinique et thérapeutique, fut à son tour plus pu moins aban-
donnée lorsque Freud introduisit dans ses travaux le concept de l'ins-
tinct de destruction et de mort. Il avoua finalement dans un de ses
derniers écrits, peu de temps avant sa mort, que le problème de l'an-
goisse restait pour lui irrésolu et que toutes les théories qu'il avait
formulées lui paraissaient insatisfaisantes. « Il manque toujours quelque
chose », écrivit-il « lorsqu'on veut édifier une théorie de l'angoisse ».
Ce qui, selon sa propre expression, a manqué à Freud, en l'occurrence,
il semble que ce soit la juste utilisation des rapports existant entre l'agres-
sivité et la peur. Sans doute en a-t-il mesuré l'importance, sans en tirer
cependant tout l'enseignement que la clinique psychanalytique nous a
permis d'approfondir depuis.
Même la théorie de Freud selon laquelle l'angoisse traduirait la peur
du moi en présence des exigences instinctuelles, souffre d'un dévelop-
pement incomplet. Car, en fait, si l'angoisse n'était que cela, il suffirait
que le moi s'oppose aux exigences instinctuelles, qu'il les réprime ou
les refoule pour empêcher l'apparition de l'angoisse. Or, ce n'est pas
du tout ce que nous observons. Bien au contraire, la frustration qui
résulte de cette" répression déclenche des réactions d'agressivité et par

(1) FREUD, Nouvelles conférences sur la psychanalyse, Gallimard, Essais de psychanalyse,


Payot. FREUD, Inhibition, symptôme et angoisse, Presses Universitaires de France, 1951.
540 REVUE FRANÇAISE DE PSYCHANALYSE

voie de conséquence, la peur. La séquence frustration-agressivité que


Freud a négligée, à partir du moment où il a renoncé à sa première
théorie de l'agressivité pour la remplacer par celle de l'instinct de mort,
est une donnée capitale pour la compréhension de tout ce qui touche
au problème de la peur.
Quant aux liens étroits qui lient l'agressivité et la peur, ils peuvent
apparaître comme teintés d'arbitraire et surprendre au premier abord.
Ils sont au contraire d'une évidence si éclatante dans la pratique de
la psychanalyse qu'on pourrait presque parler ici d'une relation de
cause à effet. Il est même surprenant que cette notion, pourtant essen-
tielle, n'ait pas encore entièrement acquis droit de cité. Jones avait
cependant écrit, il y a longtemps déjà : « Là où gît l'angoisse couvent
la haine et la culpabilité (I). » On regrette seulement que, dans ce travail,
Jones considère lui aussi la genèse de l'angoisse comme directement
liée à l'insatisfaction libidinale. Or, — j'insiste sur ce fait — toute insa-
tisfaction est susceptible de déclencher la peur dans la mesure même
où elle est ressentie comme frustration. Le lien spécifique s'établit, à
mon avis, entre l'angoisse et l'agressivité, à l'exclusion de toute autre
pulsion. Si l'insatisfaction sexuelle aboutit souvent, en effet, à l'angoisse,
ce n'est que secondairement aux réactions agressives qu'elle provoque,
comme n'importe quel état d'insatisfaction le ferait.
Mais, ceci posé et admis (du moins supposons-le), nous voilà au
coeur même du problème : pourquoi l'hostilité que le sujet éprouve
envers autrui engendre-t-elle un sentiment de peur — donc de danger —
qui concerné sa propre personne ?
On pourrait répondre (on l'a déjà fait) que l'énergie contenue dans
l'agressivité réprimée trouve une issue — disons un emploi — dans
l'angoisse (2). Ce processus est à mon avis un processus secondaire :
il suppose que la répression de l'agressivité est déjà chose faite. De plus,
ce mécanisme ne peut que renforcer, surdéterminer un état d'angoisse
déjà existant, mais non le créer.
En fait, si l'agressivité provoque chez le sujet un sentiment de danger,
ce n'est pas parce qu'elle est réprimée. Mais, à l'inverse, elle est répri-
mée parce que, si elle se donnait libre cours, le sujet se sentirait menacé.
En somme, la pulsion agressive est ressentie par l'inconscient comme
une sorte de boomerang, cette arme dangereuse qui après avoir atteint
l'adversaire revient frapper celui qui l'a lancée. Ce sentiment obscur

(1) E. JONES, Das Angstssyniptom in seiner klinischer Stellung, Monatschrift f. Psychiatrie


tmd Neurologie, 1929.
(2) On a formulé la même hypothèse pour toute force instinctuelle inhibée.
ESSAI SUR LA PEUR 541

remonte à la nuit des temps. « OEil pour oeil, dent pour dent » dit l'An-
cien Testament. Et Jésus-Christ lui-même ne dit-il pas : « Celui qui
frappe par l'épée périra par l'épée. »
Si l'on veut mesurer toute la force de l'interdit pesant sur l'agres-
.
sivité et la complexité du cycle : « frustration, agressivité, peur », il faut
revenir à certaines réactions ayant marqué le développement de la per-
sonnalité dans la toute première enfance. Lorsque l'enfant vient au
monde, et pendant de longs mois, son existence est régie uniquement
par les lois élémentaires de tout ce qui vit : il a des besoins qui doivent
trouver satisfaction sans quoi sa vie est en péril. Son psychisme reflète
alors uniquement cette existence végétative, organique, et se réduit
,
à ce que j'appelle l'inconscient élémentaire, désigné couramment par
le « ça » dans la littérature psychanalytique.
Vous savez comment peu à peu, au contact du milieu extérieur et
de la réalité environnante, d'autres fonctions psychiques vont appa-
raître, à mesure que s'opérera la maturation de certains systèmes neuro-
logiques. Ces fonctions nouvelles vont constituer ce qu'on appelle le
moi, dont le rôle consistera à s'interposer entre l'inconscient élémen-
taire (le « ça » ) et le milieu extérieur.
Mais il faudra longtemps — des années — avant que le moi ne soit
apte à remplir d'autres fonctions et que l'être humain puisse satisfaire
à ses propres besoins. Pendant des années, seul de son espèce, le petit
homme ne pourra rien par lui-même et vivra dans un état de complète
dépendance vis-à-vis de son entourage. C'est cette dépendance exces-
sive qui marquera l'homme à tout jamais ; c'est là le point de départ
d'une peur qu'il sera seul à connaître parmi les êtres vivants, car à la
peur naturelle des dangers extérieurs s'ajoutera la terreur qu'il aura
de lui-même et de ses propres réactions.
Revenons à l'évolution du moi, dont les fonctions vont se multi-
plier du fait de la maturation progressive du système nerveux d'une
part, et d'autre part, de l'intégration d'expériences vécues (ou si l'on
veut, de réflexes conditionnés). Ainsi le moi va s'affermir, acquérir la
possibilité de contrôler les pulsions et aussi de les satisfaire.
C'est l'exercice de ce contrôle qui rendra l'enfant « sage », discipliné,
et fera plus tard de lui un homme « raisonnable », adapté.
Mais si favorablement que s'opère son développement, l'être humain
ne pourra éviter qu'un écart persiste toujours entre l'inconscient inca-
pable de changement, et le moi qui s'enrichit de fonctions nouvelles,
les consolide, bref qui s'achemine vers ce que nous appelons la
maturité.
542 REVUE FRANÇAISE DE PSYCHANALYSE

L'inconscient élémentaire, lui, n'évolue guère. Il exprime toujours


les besoins pulsionnels, a toujours les mêmes exigences aveugles de
satisfaction immédiate, constante et totale. C'est la loi du tout ou rien qui
commande ici, car l'inconscient n'en connaît pas d'autre. Qu'une seule
satisfaction lui soit refusée, ou que cette satisfaction soit seulement
retardée, ou partielle — bref, qu'elle échappe par quelque côté à cet
absolu de l'exigence inconsciente, et l'insatisfaction sera éprouvée
comme totale, c'est-à-dire assimilée à une frustration. Il en découle que,
si exceptionnellement favorables que soient les conditions où vit l'en-
fant, on ne peut éviter qu'elles lui fournissent de multiples occasions
de se sentir frustré. Or, tout état de frustration, d'insatisfaction, déclenche
une tension que l'organisme cherche à éliminer. Il lui faut donc, soit
obtenir la satisfaction nécessaire, soit supprimer la cause même de l'in-
satisfaction. Dans l'un ou l'autre cas, l'énergie à déployer est de même
intensité, et procède de la même source pulsionnelle : l'agressivité.
Le nourrisson déploie la même force et fait le même geste pour attirer
le sein quand il a faim que pour l'écarter quand il est vide. En somme,
il utilise la même énergie pour un acte positif que pour un acte négatif.
Cette confusion est lourde de conséquences. Elle se prolongera long-
temps et persistera parfois plus ou moins chez l'adulte.
Condition aggravante : la même superposition d'opposés inconci-
liables se retrouve dans ce que l'enfant va éprouver vis-à-vis de sa mère,
qui lui dispense à la fois toute satisfaction et toute insatisfaction, et
qu'il voudrait en même temps garder et détruire : car c'est cette mère
toute puissante qui nourrit mais qui peut refuser de nourrir, qui désal-
tère mais qui peut prolonger la soif, qui soigne et entoure, mais qui peut
négliger ou abandonner, qui aime enfin, mais qui peut refuser son
amour. Il suffira donc par exemple que l'enfant ait faim, qu'il ait le
sentiment, à tort ou à raison, d'être bousculé, ou négligé, ou aban-
donné pour que cette insatisfaction provoque un mouvement d'agres-
sivité contre la mère.
Mais comment oserait-il s'en prendre à ce dont il dépend pour
vivre ? Là se dessine la grande peur de l'enfant, la première peut-être
et sans doute aussi la plus indéracinable. Jamais plus — même adulte —
il ne s'en libérera tout à fait. Désormais toute pulsion agressive envers
l'objet d'une frustration ou d'une insatisfaction restera associée, liée
à la peur, car cet objet sera, pour l'inconscient, confondu, identifié avec
celle qui fut la source des premières frustrations. Et cette identification
fera renaître la même peur et le même besoin simultané de garder et
de détruire, d'aimer et de haïr. Selon Melanie Klein, l'agressivité pro-
ESSAI SUR LA PEUR 543

jetée par l'enfant sur sa mère la lui fait apparaître comme dangereuse,
redoutable. Et comme dans les mois qui suivent la naissance, les liens qui
le lient à cette mère sont principalement oraux, il peut avoir la sensation
de s'incorporer cette mère au même titre que la nourriture qu'elle lui
donne. De là aggravation des conflits, car cette mère redoutable, il la
portera désormais en lui, en quelque sorte, ce qui redoublera sa peur.
Et comment pourrait-il lui vouloir du mal sans s'en faire à lui-même
puisque objet et sujet sont à présent confondus ?
Il est difficile d'apprécier jusqu'à quel point ces mécanismes déve-
loppés par Melanie Klein jusqu'à former la trame de toute la vie phantas-
mique du nourrisson, correspondent à une réalité vécue et si les « objets »
introjectés par le nourrisson sur ce mode deviennent, en quelque sorte,,
des êtres habitant l'être.
Quoi qu'il en soit, l'enfant est placé devant la nécessité de réprimer
toute tendance agressive envers celle dont il a absolument besoin pour
vivre. Mais la tension provoquée par l'insatisfaction et la frustration
persiste. Bien plus : elle se trouve accrue du fait que l'énergie provoquée
par l'inhibition de l'agressivité est bloquée. Là interviennent évidem-
ment certains facteurs constitutionnels, tels que la force de l'instinct,
la capacité organique de supporter un état de tension, éléments essen-
tiellement variables d'un être à un autre et qui rendront très différents,
selon leur dosage, les effets suscités par les mêmes causes.
Mais quelles que soient ces variations, les' mécanismes décrits ci-
dessus marqueront profondément le moi, donc toute la personnalité.
C'est là qu'il faut trouver l'origine de l'ambivalence affective qui
imprègne plus ou moins toutes les conduites humaines et au coeur
desquelles on retrouve encore la peur.
En outre, cette agressivité qui ne peut trouver d'issue à l'extérieur
dégage une énergie qui, au lieu d'être intégrée et utilisée par le moi,
est inhibée puis retournée contre lui. Nous avons là la racine même du
masochisme moral (1). Dans l'immédiat, la peur de l'agressivité — ou
la peur et l'agressivité refoulées — ont des effets d'une extrême impor-
tance : les fonctions du moi s'épuisent à éliminer une énergie pulsion-
nelle qu'elles ne peuvent intégrer, et qui finit par les désorganiser. Leur
action est perturbée tant en ce qui concerne la réponse aux exigences

(I) Tant que les premiers rudiments du moi existent seuls, l'entourage, la mère, se pro-
longent en eux, et il y a identification immédiate entre l'enfant et la mère. Durant cette phase,
l'agressivité non extériorisée imprègne directement le sujet et constitue ce que j'appelle le
masochisme organique distinct du masochisme moral qui résulte d'un infléchissement de
l'agressivité.
544 REVUE FRANÇAISE DE PSYCHANALYSE

de la réalité extérieure que la réponse aux pulsions émanant de l'in-


conscient.
C'est ainsi que peu à peu s'édifie ce qu'on appelle un « moi faible »,
avec ce que cela comporte de difficulté d'adaptation, ou même de véri-
table désorganisation de la personnalité.
Peut-être la description de ce processus que je me suis efforcé de
faire en termes aussi concrets que possible apparaît-elle à certains
comme une vue de l'esprit, une reconstruction plus ou moins gratuite.
Mais il se trouve que la physiologie apporte aujourd'hui une base
de vérification expérimentale à ce que la psychanalyse avait induit de
l'observation des processus inconscients. Je me réfère ici surtout aux
travaux inaugurés par Cannon et qui trouvent leur aboutissement dans
ceux, plus récents de Reilly et de Selye. Ces travaux, dont on ne saurait
trop souligner l'importance, nous montrent ce que peuvent être les
répercussions des affects sur toutes les fonctions de l'organisme et même
leur pouvoir lésionnel. Selye a notamment démontré que les réactions
qu'il décrit dans le symptôme général d'adaptation, avec ce que cela
comporte de bouleversement endocrinien et de suites lésionnelles,
pouvaient tout aussi bien succéder à un traumatisme physique, qu'à
un état de peur. Ses travaux jettent une lumière toute cartésienne sur
des phénomènes considérés jusqu'ici comme fort obscurs. Ils nous ont
montré avec évidence que la peur pouvait agir sur l'organisme comme
un quelconque agent traumatisant, comme un choc physique s'exer-
çant du dehors — qu'elle pouvait déclencher les mêmes réactions fonc-
tionnelles et éventuellement produire les mêmes lésions.
Tout cela me semble donc confirmer ce que je vous disais au début
de cet exposé : à savoir que la peur est un élément crucial de la vie psy-
chique et, partant, de la psycho-pathologie. Je voudrais vous citer encore,
à l'appui de cette thèse, les travaux de Margaret Ribble qui mettent
en lumière les perturbations occasionnées par la peur due à la frus-
tration, sur le plan psycho-somatique (I). Ces travaux très importants
portent sur l'observation de 600 enfants. Margaret Ribble a constaté
ceci : lorsque le nouveau-né n'a pas un contact suffisant avec la mère
— lorsqu'il n'est ni porté par elle, ni bercé, ni choyé, donc frustré, il
en résulte une certaine raideur musculaire généralisée, une diminution
dans le rythme et l'amplitude de la respiration, phénomène qui indique
clairement à mon avis, que cet état d'anxiété est une réponse à la frus-
tration et à l'agressivité qui en découle. De plus, et ceci est très impor-

(1) Personalityand the behaviour disorders, J. Mc V. Hunt, Ronald, Publisher.


ESSAI SUR LA PEUR 545

tant, on constate alors un appauvrissement de l'oxygène dans la cir-


culation sanguine, particulièrement au niveau du cerveau. Or, on sait
que les cellules de la substance grise font une consommation d'oxygène
beaucoup plus grande que les autres systèmes cellulaires. Nous sai-
sissons ici sur le vif comment l'anxiété répondant à une frustration
affective exerce une action perturbatrice sur la nutrition cellulaire, donc
sur le développement et la maturation des centres nerveux. Or, les
centres nerveux et tout spécialement les centres sous-corticaux jouent
un rôle capital dans l'ensemble de l'appareil nerveux destiné à intégrer
les forces pulsionnelles et constituant, à mon avis, les assises soma-
tiques des fonctions du moi. Les observations nombreuses et minu-
tieuses de Margaret Ribble me semblent donc apporter une nouvelle
confirmation à ce dont je suis convaincu depuis longtemps (1) à savoir :
l'importance fondamentale de l'agressivité et par voie de conséquence
de la peur dans la formation et les perturbations des fonctions du moi.
Je n'ai jamais, pour ma part, considéré ce que nous appelons le
« moi » que comme un ensemble de fonctions, contrairement à de nom-
breux travaux psychanalytiques où le « moi » apparaît comme une
entité, presque comme une personne dans la personne humaine.
Ces fonctions sont plus ou moins hiérarchisées dans l'évolution du
psychisme et reposent sur des assises physiologiques que l'on peut
sans risque d'erreur situer dans l'ensemble fonctionnel de la vie affec-
tive et de relation, constitué par le cortex, les noyaux sous-corti-
caux, l'hypophyse, le système neuro-végétatifet la surrénale.
Les grands bouleversements anatomiques et fonctionnels décrits
par Selye (et avant lui par Reilly) dans le syndrome dit d'adaptation,
se constatent précisément dans cet ensemble neuro-endoctrino-végé-
tatif, soit à la suite d'un traumatisme physique, soit sous l'influence
de la peur. Si la peur, facteur d'agression s'exerçant sur un organisme
évolué, adulte, parvenu à maturité, est susceptible d'avoir de telles
conséquences, il est aisé d'entrevoir les effets d'un pareil traumatisme sur
un organisme jeune en voie de formation dont certains systèmes fonc-
tionnels n'ont pas encore atteint la maturation physiologique. La peur
doit forcément avoir ici un effet traumatisant bien plus marqué — sinon
aussi spectaculaire — que dans les cas décrits par Selye chez l'adulte.
Les traumatismes répétés chez le tout petit enfant par des frustra-
tions inévitablement renouvelées, doivent forcément avoir une action

(1) Le moi et son rôle dans la thérapeutique psychanalytique, Congrès franco-britannique,


Paris, 1939, Rev. française de Psychanalyse.
546 REVUE FRANÇAISE DE PSYCHANALYSE

perturbatrice sur le système que nous considérons comme formant


les assises physiologiques des fonctions du moi, fonctions qui ne peu-
vent se développer et s'exercer que si les systèmes physiologiques qui
les supportent ont atteint la maturation nécessaire.
Vous conviendrez qu'il est absurde d'imaginer, par exemple, qu'un
contrôle puisse s'exercer sur la motricité avant la myélinisation du
système pyramidal. Mais si les fonctions et l'évolution du moi peuvent
dépendre de la maturation de certains appareils physiologiques, on
peut se demander aujourd'hui, à la lumière des connaissances neuro-
physiologiques récentes, si l'action inverse n'est pas également probable.
Autrement dit, la maturation de certains systèmes physiologiques
pourrait, à son tour, être soumise à l'influence de facteurs psychiques.
Il s'en suivrait alors une série d'interactions psycho-somatiques et
somato-psychiques qui me paraît établir l'interdépendance de ces deux
éléments dans la formation du moi.
J'ai cité à ce propos ailleurs (I) un exemple qui m'avait assez vive-
ment impressionné : de récentes observations semblaient prouver que
certains automatismes moteurs existent chez le nouveau-né, mais
disparaissent peu à peu dans les jours qui suivent la naissance, pour ne
reparaître que vers l'âge de six mois. Cette suspension, cette mise en
veilleuse, ne serait-elle pas déterminée par les réactions psychiques
du nouveau-né aux premières épreuves d'adaptation à l'environne-
ment ? On peut considérer comme confirmant la même hypothèse le
fait que les mères Indiennes Sioux jettent, paraît-il, à l'eau leurs nou-
veaux-nés quelques jours après la naissance afin, disent-elles « qu'ils
nagent avant d'avoir oublié » comme si l'enfant venait au monde muni
d'automatismes lui permettant de nager.
Nous sommes donc amenés à conclure (on l'admet d'ailleurs géné-
ralement aujourd'hui) que la faiblesse ou l'insuffisance du moi est un
facteur déterminant dans tous les processus psychopatiques, légers ou
graves, même lorsque ces derniers sont d'origine purement organique,
car tous se caractérisenttoujours par une désorganisation du moi. Faut-il
en outre rappeler ici quelques-unes des conséquences majeures de l'in-
suffisance du moi ?
Incapacité, ou capacité limitée d'intégrer les forces pulsionnelles
émanant de l'inconscient et de les utiliser après élaboration — d'où
faiblesse de la personnalité.

(I) Problèmes de méthodologie dans l'étude du « moi », Congrès international de Psychanalyse


d'Amsterdam, 1951.
ESSAI SUR LA PEUR 547

Incapacité, ou capacité limitée de dissocier dans la pulsion agressive


ce qui est positif, constructif, de ce qui est négatif et destructeur
— d'où inhibition de l'activité.
Incapacité partielle ou totale de réduire l'ambivalence foncière,
de manière à ce que des investissements affectifs à prévalence positive
soient possibles ou durables.
Incapacité partielle ou totale de supporter un état de frustration
sans que des réactions agressives, anachroniques, ne rééditent des situa-
tions traumatiques et ne ramènent le sujet adulte à des stades infantiles.
Si j'ajoute à cela que l'insuffisance du moi entraîne forcément,
comme vous le savez, des réactions de défense qui sont à la basej des
traits de caractère dans le domaine normal et des symptômes dans le
domaine pathologique, il devient évident que tout homme malade
garde en lui l'enfant craintif qu'il a été.
Il me paraît donc indéniable, c'est ce que j'ai tenté de vous démon-
trer, que la force et la faiblesse du moi dépendent étroitement de la
peur et des réactions qu'elle suscite. C'est la peur qui est au coeur
même de tout problème psycho-pathologique. On pourrait presque
dire que toute la vie d'un être dépend de la façon dont il a pu composer
avec la peur.
D'innombrables peurs jalonneront le cours de son évolution, mais
ce sont les toutes premières qui l'auront mal préparé à affronter les
autres et qui par exemple, pourront mettre l'enfant dans l'incapacité
de vivre sainement les conflits oedipiens. C'est pourquoi le petit garçon
placé dans une situation de rivalité et de jalousie qui pourrait faire
surgir une agressivité trop redoutée, l'évitera d'emblée par une attitude
d'extrême passivité pouvant le mener jusqu'à l'homosexualité. La
crainte de la castration sera neutralisée par des conduites d'autocas-
tration de plus en plus marquées à mesure que devront être franchis
les échelons de l'évolution vers l'affirmation virile.
Peur de perdre l'objet aimé, peur de la castration, voilà les deux
pôles de l'angoisse. L'une et l'autre sont entièrement liées à des mou-
vements agressifs, telle est du moins ma conviction étayée sur l'obser-
vation psychanalytique.
La situation créée par le transfert durant un traitement (à condition,
bien entendu, qu'aucune réaction de contre-transfert ne s'y oppose)
offre avant tout au patient, dans une ambiance de frustration techni-
quement entretenue et dosée, la possibilité de s'aguerrir, de s'entraîner
progressivement à vaincre la peur qu'il éprouve à chaque impulsion
agressive.
548 REVUE FRANÇAISE DE PSYCHANALYSE

Je suis tenté de croire que le « vécu » de ces expériences renouvelées


de l'enfance constitue une grande épreuve correctrice. L'efficacité
thérapeutique y est en grande partie subordonnée quelles que soient
d'autre part la valeur, la justesse et l'opportunité des interprétations
données au cours du traitement (I).
Ce sont ces expériences qui permettent au moi de se fortifier, d'ac-
quérir par degrés une maturation sans laquelle il est incapable d'aban-
donner des réactions de défense inadaptées à la réalité, ni d'en adopter
de nouvelles plus conformes à cette réalité. Les rapports du patient
et de son médecin reproduisent dans leurs grandes lignes les rapports
qui existèrent jadis entre l'enfant et ses parents, mais le climat est tout
différent, et l'ambiance affective doit permettre au patient de trouver
progressivement la sécurité qui lui est indispensable. C'est grâce à
cette sécurité que les peurs de jadis peuvent être revécues, devenir
conscientes, puis s'éliminer, et que le moi trouve enfin la possibilité
de maîtriser puis d'intégrer utilement les forces provenant des pulsions
agressives.
L'évolution habituelle, vous la connaissez : le patient parvient à
renoncer à des comportements qui lui étaient familiers pour en adopter
de nouveaux qui sont centrés, au début, sur la personne de l'analyste.
Ces conduites nouvelles, il va les expérimenter, timidement d'abord,
puis avec une assurance croissante. C'est un véritable apprentissage
qui met en lumière le côté correcteur et rééducateur du traitement.
En somme les conduites habituelles se déconditionnent d'abord, puis
uniquement grâce à la disparition de la peur, se reconditionnent diffé-
remment. La parenté de ces processus avec ceux des réflexes condi-
tionnés me paraît évidente. Simultanément, l'élimination de la peur
latente, inconsciente, doit entraîner un ensemble de modifications
progressives dans les fonctions neuro-endocriniennes. J'insiste sur
cette importante conséquence du traitement psychanalytique qui
m'apparaît comme certaine bien que la preuve n'en soit pas encore faite.
Seules ces modifications physiologiques expliqueraient la libération
de forces jusque-là inhibées et l'accroissement énergétique qui en
découle. De là, si l'on peut dire, un meilleur « rendement » de tout
l'organisme. La personnalité, libérée de la peur, peut mûrir, et c'est
cette maturité qui est, en dernier ressort, le but de la thérapeutique
psychanalytique, but qui ne peut être atteint que lorsque les réper-

(I) Le rôle des interprétations rue semble être ici surtout d'écarter les résistances qui
s'opposeraientà ce que le sujet vive entièrement ces expériences nécessaires.
ESSAI SUR LA PEUR 549

cussions émotionnelles du traitement ont été vécues par l'organisme


tout entier. Ce « vécu » qui bouleverse et modifie toute la structure
affective du sujet n'est réalisable que grâce aux situations émotionnelles
créées par le transfert.
Ici encore s'impose plus que partout la nécessité d'une observation
rigoureuse de la technique psychanalytique classique. Elle seule rend
possible cette prodigieuse expérience biologique que représente une
cure psychanalytique.
Je voudrais pour conclure résumer les trois points principaux de
cet essai où j'ai tenté de démontrer :
I° Qu'il n'y a pas de peur subjective — ou d'angoisse — quand il
n'y a pas de pulsion agressive, la peur étant toujours engendrée par
l'agression' primaire lorsqu'un « moi » faible ne peut affronter celle-ci ;
2° Que l'état de peur vécue par le tout petit perturbe le fonction-
nement et le développement des systèmes physiologiques sur lesquels
repose, selon toute vraisemblance, la structure même du moi ;
3° Qu'enfin, le réveil émotionnel réalisé par le traitement constitue
une expérience correctrice grâce à laquelle ces perturbations fonction-
nelles doivent pouvoir être modifiées. De ce fait, les fonctions du moi
acquièrent une possibilité de mieux s'exercer.
Certes, l'importance de la peur n'était pas à démontrer. Mais il
m'a paru utile de préciser jusqu'où s'étendait sa puissance, car la peur
n'est pas seulement un des éléments perturbateurs des fonctions psy-
chiques, mais à mon avis l'élément pathogène par excellence. Bien
plus : le fait qu'en dernière analyse ce soit toujours elle que l'on trouve
à l'origine de tous les mécanismes de défense m'a amené à la considérer
comme le noyau unique de tout élément pathogène.
La peur nous permet en outre de saisir mieux qu'en toute autre
émotion — car elle est la plus violente de toutes, et commune à tous les
hommes — la rencontre du psychologique et du corporel, leur inter-
dépendance. Grâce à elle, à travers elle, nous voyons comment l'orga-
nisme agit et réagit constamment dans l'unité somato-psychique de la
personnalité. Plus la psychanalyse réussira à développer les moyens
d'appréhender ces mécanismes subtils d'interaction, plus elle affirmera
sa valeur en tant que science biologique — ce qu'elle est, à mon avis,
par excellence.

PSYCHANALYSE 36
Le problème des guérisseurs
par GEORGES PARCHEMINEY

Il n'est pas d'un grand intérêt d'étudier du point de vue médical


ou médico-légal, le problème si discuté des guérisseurs ; cette manière
de voir conduit à mal poser le problème et c'est dans une perspective
psychologique qu'on pourra mieux en préciser les données réelles,
données qui en fait vont mettre en question les rapports de la science
médicale et de la magie.
Ce terme de « magie » peut signifier quelque chose d'archaïque,
une appartenance à un passé de croyances mythiques, ou encore le
privilège actuel de quelques peuples primitifs, en tout cas pour le civi-
lisé axé sur la raison, il n'est plus qu'un mot vide de signification.
En réalité, il n'en est rien et une étroite parenté relie l'activité
du guérisseur de nos jours à celle du sorcier, du shaman des tribus
primitives, qui ont été l'objet de pénétrantes études des sociologues
contemporains.
D'autre part, on ne peut pas considérer le shaman comme posses-
seur authentique d'un mystérieux pouvoir magique, capable de gué-
rison, d'actions surnaturelles ; en fait, ce pouvoir n'est que l'expression
de la croyance du groupe en la toute-puissance magique et croyance
au fait que le shaman est investi de cette puissance.
La tribu et le shaman n'existent qu'en fonction l'un de l'autre, dans
un rapport de complémentarité.
La même remarque est justifiée pour le guérisseur de notre société,
que nous observons et dont nous entendons vanter les prodiges. Il
faut souligner que guérisseur et groupe forment un couple indissoluble :
ils n'existent que l'un par l'autre (naturellement en se limitant au champ
d'activité de ce dernier).
Dès lors, nous nous apercevons que s'il est facile pour les époques
d'une civilisation ancienne, ou actuellement pour les tribus primitives
ou soi-disant telles, d'admettre une enfance à l'irrationnel, force nous
est de concevoir que pour nous, rationalistes, le problème du couple
LE PROBLEME DES GUERISSEURS 55I

guérisseur-groupe est un problème de l'irrationnel psychologique (ce


qui ne veut pas dire, bien au contraire, de l'irréel).
A cet égard, de précieux enseignements nous sont fournis par la
sociologie d'une part, la psychanalyse et la psychologie génétique
d'autre part.
Dans ses premiers travaux Lévy-Bruhl pensait pouvoir opposer
la structure psychique du primitif à celle de l'homme actuel. Pour lui,
ce qui caractérisait le primitif, c'était la mentalité pré-logique axée sur
la croyance à l'irrationnel, à la puissance magique des êtres inanimés
ou vivants et à l'investissement sur la personne du shaman de ces
pouvoirs.
En réalité, dans ses derniers travaux et surtout dans ceux des socio-
logues contemporains (Mauss, Lévi-Strauss), Lévy-Bruhl et ces auteurs
ont bien montré qu'il n'existe pas de différence essentielle entre le pri-
mitif et le civilisé. Le premier est tout aussi capable de logique, d'actes
réfléchis, sensés, mais ce qui le distingue de nous, en apparence du
moins, c'est le fait que parallèlement à cette structure psychique, sans
opposition aucune, le primitif adhère à une croyance consciente dis-
tincte, ce que Lévy-Bruhl a nommé la catégorie affective du surnaturel.
En d'autres termes, ce qui caractérise le primitif par rapport à nous,
c'est le fait que pour ce dernier il existe une parfaite compatibilité entre
ces deux' secteurs psychiques, comme l'a remarqué M. Odier. Par
exemple, l'individu pourra discuter avec une logique impeccable, et
en même temps énoncer le fait que le shaman vit à la fois sur terre et
dans les eaux. (On pourrait multiplier les exemples.)
On pourrait objecter que ceci constitue une différence essentielle
entre le primitifet nous, il n'en est rien, car si pour ce dernier la croyance
à la magie est parfaitement consciente, juxtaposée sans interpénétration,
ni contradiction à un secteur rationnel, chez nous tous, cette croyance
existe, mais elle est inconsciente et peut être aussi effective et agissante,
en dépit de ce caractère inconscient, que chez le primitif. Mauss avait
souligné le fait qu'en magie, en religion ou en linguistique, ce sont les
forces inconscientes qui agissent.
La psychologie génétique illustrée par les célèbres travaux de
Piaget, nous apprend que l'être humain n'arrive pas d'emblée à une
maturité psychique, bien au contraire. Si l'on étudie les différents stades
du développement de la pensée chez l'enfant, on se rend compte qu'il
passe, depuis les premières perceptions du monde extérieur, depuis les
rudiments d'une psyché encore informulée, par toute une série de stades
de pensée animiste, magique, puis symbolique et ce n'est que progres-
552 REVUE FRANÇAISE DE PSYCHANALYSE

sivement, vers 12 ans environ suivant Piaget, que l'autonomie psychique


prend sa valeur définitive et que l'enfant abandonne les modes de pensée
préexistants.
D'autre part, les enseignements fournis par les travaux de Freud
montrent que ces stades infantiles dépassés ne sont pas abolis défini-
tivement, mais qu'ils conservent dans les couches de l'inconscient leur
potentialité, leur existence virtuelle, pouvant se manifester dans de
nombreuses activités psychiques.
Par exemple : le phénomène normal du rêve prouve que si les sec-
teurs évolués de la pensée subissent une inhibition temporaire dans
l'abolition de la conscience que représente le sommeil, à ce moment
toute une activité psychique régressive reprend ses droits,- mais orientée
suivant un mode de pensée qui s'apparente aux mécanismes infantiles
signalés. Nous n'avons pas ici à insister.
Par ailleurs, ce qui caractérise le névrosé, c'est la persistance à côté
de la conscience claire, d'un secteur infantile irrationnel, et on pourrait
ici indiquer des points de convergence entre la pensée du primitif et
les modalités des symptômes des névrosés.
L'obsédé, pour ne citer qu'un cas fréquent, est à la fois capable des
plus hautes activités de l'esprit et par ailleurs se voit contraint de
recourir à toute une série de pensées ou d'actes irrationnels, que l'ana-
lyse permet d'interpréter comme des mécanismes de magie conjuratoire.
Dans ce cas, il existe en opposition avec le primitif une compatibilité
forcée, une existence obligatoire des deux plans de la pensée.
Cette croyance à l'irrationnel n'est pas l'apanage exclusif des
névrosés ; les plus normaux d'entre nous donnent constamment, sans
s'en douter, des preuves de cette activité psychique : de nombreuses
« manies » passées à l'état d'habitudes ou d'automatismes constituent
en fait des actes de magie conjuratoire (toucher du bois, valeur malé-
fique du chiffre 13, etc.).
Ces considérations rapides nous amènent au centre du problème.
Si l'on considère à travers les époques, à travers les races, le fina-
lisme de toutes les formes de magie, on peut se rendre compte qu'elles
ont pour objet : soit chez le primitif de se concilier les faveurs de puis-
sances occultes ou des êtres divinisés, soit de rechercher dans ces
pratiques, un remède aux maladies, en un mot elles constituent un
.processus de sécurisation contre toute atteinte vitale, contre l'angoisse
vécue devant tout danger ressenti, qu'il soit réel ou non.
Il en est de même vis-à-vis de la question qui nous occupe : le gué-
risseur entre en scène dès qu'un membre du groupe se sent menacé
LE PROBLEME DES GUERISSEURS 553

dans son existence, et ceci d'autant plus que l'individu aura épuisé
toutes les ressources de la science médicale ; la croyance à un pouvoir
surnaturel au delà des possibilités de la médecine lui sera d'autant plus
facile à être admise, qu'à ce moment la croyance du groupe au faiseur de
miracles entraînera peu à peu sa propre conviction. Nous trouvons ici
tous les éléments psychologiques nécessaires à une régression du psy-
chisme au stade de la pensée magique : l'individu perdant son auto-
nomie psychique, n'étant plus qu'un élément du groupe.
Il importe peu que nous trouvions différents modes d'action théra-
peutique : qu'il s'agisse de passes magnétiques, d'imposition des
mains, de transmission de mystérieux fluides, d'incantations, etc., tous
ces procédés existent depuis le début de l'humanité et en dépit des
hypothèses pseudo-scientifiques qui cherchent à les expliquer, il ne
s'agit que de procédés archaïques invariables.
Mais ce serait une erreur de conclure à l'inanité de ces procédés,
à une absence de tout résultat thérapeutique concret ; nous sommes
en effet habitués à considérer les domaines de l'esprit et du corps comme
deux entités distinctes, sans interpénétration, ni réaction de l'une vis-à-
vis de l'autre.
Nous savons toutefois, que dans l'art médical le facteur psycho-
logique appelé « confiance» est loin de jouer un rôle négligeable, mais
en fait quelles sont les limites et les possibilités de ce facteur ? Dans
quelles situations privilégiées peut-on observer de telles réactions ?
Or, ces effets thérapeutiques d'ordre psychologique présentent
leur maximum d'efficience, quand les forces inconscientes axées sur
la croyance magique entrent en jeu.
L'étude des guérisons dites magiques sortirait du cadre limité de
cet article : nous avons signalé plus haut que Mauss dans sa Théorie de
la magie avait mis en relief l'action de facteurs psychiques inconscients.
Plus récemment l'éminent sociologue Lévi-Strauss, dans un impor-
tant travail, a pu retracer in extenso toutes les phases d'une action sha-
manistique ayant rapport à la guérison d'une parturiente dont l'accou-
chement normal s'avérait impossible. La description de toute la scène
où l'on voit le shaman et la malade revivre tout le déroulement du
processus morbide (ceci en faisant intervenir l'action de génies malé-
fiques) puis le retour à la normale, constitue un véritable tableau de
clinique expérimentale de magie, et l'auteur conclut en disant que tout
se passe comme si l'on se trouvait en présence d'une véritable manipu-
lation psychique d'organes. Ce document pris sur le vif présente un
très grand intérêt scientifique et peut nous aider à comprendre ce qui
554 REVUE FRANÇAISE DE PSYCHANALYSE

se passe dans l'action des guérisseurs (toute superstructure archaïque


éliminée).
En réalité, nous savons — et ceci en grande partie grâce aux ensei-
gnements de la psychanalyse — que les possibilités thérapeutiques
d'ordre psychologique débordent le cadre du psychisme, peuvent d'une
part se caractériser par toute une gamme de troubles organiques rangés
dans le cadre des troubles fonctionnels, mais aussi influencer sinon
produire des états morbides qualifiés d'authentiquement organiques
— et nous verrons plus loin le danger de ceci.
La conclusion qui découle de l'étude de ces manifestations, bien
qu'en apparence paradoxale, se justifie scientifiquement.
Le shaman ou le guérisseur n'est pas l'agent réel d'une guérison,
il n'est, à son insu, que le catalyseur ou mieux l'agent déclenchant des
forces psychiques inconscientes mobilisées chez le malade et ceci pré-
cisément par le fait de la croyance du malade à la toute-puissance
magique du guérisseur.
Guérisseur et malade forment un couple indispensable à toute
action thérapeutique, le premier dans sa croyance à son pouvoir mys-
térieux, le second dans la croyance de ce pouvoir chez le premier.
Cette conclusion peut surprendre et cependant elle pourrait être
étayée par de nombreux exemples. Le cas de l'hypnotisme en
est un.
Jadis, et encore aujourd'hui chez beaucoup de sujets, l'hypnotiseur
était considéré comme un personnage capable, par la fascination de son
regard ou par d'autres procédés, de supprimer toute volonté du sujet,
de le soumettre à une obéissance aveugle, et ceci grâce à la transmission
d'un fluide mystérieux.
Il n'y a pas si longtemps que l'hypnose était considérée par les plus
grands savants, comme une arme thérapeutique, et nous avons tous
souvenance des célèbres expériences de Charcot, à la Salpêtrière, et des
guérisons quasi magiques qu'on y observait.
Cependant les travaux ultérieurs ont montré que tout se réduisait
en fait, non seulement à une simple suggestion (Bernheim), mais bien
plus à une auto-suggestion (Claparède, Baudoin).
Par ailleurs, les premiers travaux de Freud avaient mis en relief
l'importance décisive des facteurs psychiques inconscients dans la
genèse des troubles morbides.
Dès lors, il n'y avait plus de magie, plus de fluide mystérieux trans-
mis et, constatation curieuse, au fur et à mesure du discrédit de ce pro-
cédé, son pouvoir thérapeutique s'annulait, n'était plus utilisé, comme
LE PROBLEME DES GUERISSEURS 555

si l'élément magique disparu, la vertu thérapeutique n'avait plus lieu


d'exister.
Il faut donc un élément magique dans l'action du guérisseur ; c'est
pourquoi il est de toute nécessité, pour que son action soit valable, que
le groupe soit convaincu qu'il est investi de pouvoirs extra-scientifiques,
de dons mystérieux, mais avant tout qu'il puisse dépasser les possibilités
de la science officielle, qu'il puisse obtenir des guérisons spectaculaires,
inexplicables par la seule médecine, en un mot de véritables miracles.
Il importe assez peu que le guérisseur soit en partie un illusionniste,
disons le mot, quelque peu charlatan, ce qui n'est nullement le cas
habituel, car la plupart de ces thérapeutes sont convaincus de la réalité
de leurs dons qu'ils constatent et ne peuvent expliquer ; mais quand
même un élément artificiel existerait, qu'importe si la croyance du
groupe demeure intacte. Les sociologues nous apprennent que les sha-
mans ne dédaignent pas, pour assurer leur prestige, de se livrer à cer-
tains « trucs », mais ceci ne constitue pas l'essentiel.
Le grave danger d'une semblable action para-médicale apparaît
de suite.
Beaucoup de malades (surtout dans les campagnes) iront de pré-
férence consulter le guérisseur plutôt que le médecin, ou même feront
contrôler par ce dernier le diagnostic et le traitement prescrit par le
médecin.
Le péril d'une semblable pratique est évident, car des guérisons ou
des améliorations peuvent se produire qui accréditent de plus en plus
la valeur de ce guérisseur.
Dans bien des cas ceci n'offre pas grand intérêt, mais il ne faut pas
perdre de vue que la plupart du temps, il sera consulté pour des cas
graves et à ce moment combien d'erreurs irréparables peuvent être
commises.
C'est souvent quand l'angoisse de la mort plane sur le malade,
quand ce dernier n'aura pas trouvé de guérison auprès d'éminents
médecins, qu'il se tournera vers l'espoir d'une guérison magique.
Mais ici que de sources d'erreurs. Nous voyons souvent dans cer-
tains journaux des statistiques, des preuves soi-disant absolues, de
guérisons de cancers inopérables, là où tout avait échoué ; le plus souvent
aucune preuve formelle de la nature de la tumeur n'est apportée, comme
une preuve histologique, ou bien on parlera de guérison là où une rémis-
sion temporaire peut avoir lieu, nous savons tous combien l'évolution
de cette affection est mystérieuse.
Il est facile de concevoir le danger que courent les malades qui cher-
556 REVUE FRANÇAISE DE PSYCHANALYSE

chent le miracle, et qui peuvent perdre le bénéfice d'une action théra-


peutique d'autant plus utile que précocement mise en action.
Certes les guérisseurs peuvent dans de nombreux cas se déclarer
incompétents et envoyer les patients au médecin, mais quelle est en fait
leur faculté réelle de discrimination ?
Il semble logique que le monde scientifique soit alerté devant de
telles conséquences et cherche à s'opposer aux traitements des gué-
risseurs.
Mais alors, un phénomène se produit qui justifie la thèse que-nous
proposions :
Si un guérisseur est l'objet d'une plainte devant la justice, c'est tout
le groupe qui se sent inconsciemment* atteint dans sa sécurité vitale ;
il réagit comme si on le privait d'un custos indispensable à son assurance
contre le danger et nous savons tous combien les procès intentés déchaî-
nent des réactions de tout le groupe et ne font que de donner au gué-
risseur une auréole de martyre.
Il est heureusement rassurant que les progrès de la science détour-
nent à son profit tout l'élément magique inhérent à la nature humaine,
et nous savons avec quelle ferveur les nouvelles acquisitions de la science
sont attendues par le public, lequel a désormais tendance à rechercher
dans ce qu'il croit être la magie de la science, ce qu'il attribuait jadis
à la magie tout court, à des puissances inexplicables.
Il faut également tenir compte de l'évolution des idées, des progrès
de la connaissance et de la critique raisonnée. On n'imaginerait pas
aujourd'hui un Roi de France guérissant les écrouelles le jour de son
sacre.
Ces considérations rapidement esquissées mériteraient de plus
amples développements, hors du cadre limité de cet exposé. Ce que
nous avons tenté de mettre en relief, c'est de placer le problème sous un
aspect psychologique, en insistant sur la valeur de la lutte contre l'an-
goisse, comme point de départ des manifestations psycho-somatiques
qui ont leurs possibilités de réalisations dans le secteur inconscient
irrationnel du psychisme humain.
Vers une psychanalyse
des mathématiques ?
par FRANÇOIS ROSTAND

L'on ne s'étonne plus aujourd'hui lorsqu'on entend parler de la


psychanalyse d'une oeuvre d'art ou d'un artiste ; il est admis que
celui-ci, littérateur, peintre, sculpteur, musicien, doive une partie de
son talent ou de sa vocation à des motivations inconscientes ; au
contraire, l'homme de science, et en particulier le mathématicien,
est généralement épargné par la curiosité du psychologue : le caractère
«
objectif » de la science est sans doute pour beaucoup dans cette
inégalité ; puisque la science est impersonnelle, comment la ratta-
cherait-on à la personnalité de ses créateurs ? Et puis, les mathématiques
se défendent par leur aridité, qui semble défier l'analyse psychologique :
c'est un lieu commun de dire qu'elles sont desséchantes,qu'elles ignorent
le sentiment. Pourtant, mis à part tout jugement normatif, le mathéma-
tisme apparaît comme une attitude intellectuelle parmi beaucoup
d'autres, justiciable, comme les autres, de tous les modes d'investigation
psychologique ; et c'est ainsi que l'épistémologie doit compter avec la
psychanalyse. Celle-ci fournit déjà, à cet égard, divers éléments d'infor-'
mation, que nous voudrions grouper ici, afin de chercher s'il s'en dégagé
une vue d'ensemble.
Notons, dès l'abord une apparente dualité dans notre sujet :
les mathématiques supposent un mathématicien qui les exerce ; on
peut donc se proposer d'étudier le mathématicien en tant qu'homme,
d'après les biographies de mathématiciens célèbres ; sa forme de
caractère, son genre de vie, ses habitudes ou ses manies, pourraient
ainsi être passés au crible. Mais on peut aussi s'intéresser à l'oeuvre
mathématique, considérée comme expression de la personnalité, et
voir surtout chez le mathématicien les tendances proprement mathéma-
tiques qui se donnent libre cours dans son activité professionnelle.
Il ne s'agirait plus tant d'une psychanalyse du mathématicien que
558 REVUE FRANÇAISE DE PSYCHANALYSE

d'une psychanalyse du mathématisme. Ces deux façons de voir ne sont


d'ailleurs pas toujours aussi nettement séparables, car on retrouve
dans la typologie mathématique certains aspects du mathématisme, et
même les traits qui paraissent a priori ressortir à la pure technique
mathématique peuvent parfois être rattachés à des singularités affectives
tout à fait étrangères à cette technique. De surcroît, si nous demandons
à la psychanalyse du mathématisme de rattacher celui-ci à des méca-
nismes affectifs non-mathématiques, inversement la psychanalyse
du mathématicien ne nous intéresse que dans la mesure où elle mettrait
en lumière les racines profondes du mathématisme. Les deux points
de vue sont donc complémentaires.
I. A vrai dire, il n'est pas aisé de dégager des traits de caractère
qui appartiennent à tous les mathématiciens ; les études biographiques
des grands mathématiciens fournissent des résultats très divers (5) ;
à part une habituelle précocité, on mentionnerait une tendance —
légendaire — à la distraction. Le mathématicien apparaîtra, grosso modo,
comme un introverti, voire un « schizoïde ». Mais c'est là une conclusion
un peu sommaire, et qui demanderait à être confirmée par des obser-
vations plus précises. En quoi par exemple le mathématicien se distin-
guera-t-il du philosophe, de tous les « théoriciens » ? Et l'on est conduit
à chercher dans l'analyse du mathématisme un supplément d'information.
2. On décelerait dans le mathématisme plusieurs traits principaux,
correspondant aux caractères principaux de la connaissance mathéma-
tique. Celle-ci est, en effet, abstraite, analytique, rigoureuse, déductive.
a) De nombreux auteurs s'accordent à penser que, par l'abstraction,
le penseur évite, en s'assouvissant sur un plan oral, les sentiments de
culpabilité qui naîtraient de ses pulsions sadiques : selon H. I. Kupper,
les abstractions seraient « autant de seins maternels à être pris avec
amour et gourmandise » (45). Selon A. Ehrenzweig, le savant peut être
considéré comme un « voyeur » qui, par sa soif de connaître, traduit
impunément ses besoins oraux et sadiques (19). « Nous en savons encore
trop peu, écrit J. C. Flugel (22), sur la nature des procédés psycholo-
giques prenant part à l'attitude scientifique. Ces procédés sont dérivés
sans doute de ce que les psychanalystes appellent (dans leurs aspects
libidinaux) le voyeurisme, que d'autres psychologues appellent l'instinct
d'exploration ou de curiosité, et d'autres encore (plus poussés vers le
behaviorisme) le réflexe d'investigation. La tendance principale de
cette impulsion... est de mieux connaître l'objet qui l'excite plutôt que
d'agir d'une façon spéciale envers cet objet. » D'après Mme M. Klein,
on pourrait considérer que la tendance à l'abstraction marque origi-
VERS UNE PSYCHANALYSE DES MATHEMATIQUES ? 559

nellement une crainte de connaître de façon précise et exacte les


détails réels du corps maternel : à la connaissance réelle, extérieure,
assimilée à un acte d'agression coupable, l'enfant porté à abstraire
substitue une connaissance intérieure, utilisant des, symboles ; ceux-ci
représenteraient une activité licite, celle que l'enfant peut, par exemple,
attribuer au père, et qu'il ne connaît que théoriquement (42). Les
mathématiques seraient l'invisible qui est permis.
L'attitude à l'égard des sujets intellectuels et abstraits reproduirait
d'ailleurs une attitude primitive à l'égard des aliments : on se souvient
que K. Abraham estimait (1) que la fonction réceptrice du nourrisson
forme le prototype des attitudes ultérieures à l'égard des objets intel-
lectuels, des troubles de cette fonction pouvant donner des inhibitions
de l'intelligence (6), (8), (12), (17), (29), (72). Il serait tentant de citer
ici une phrase d'un profond mathématicien, écrite en préface à un
traité de L'incompréhension mathématique : « Il en va de l'élève comme
du convive mis en face de mets qu'il n'a pas désirés » (13) : on ne
saurait mieux suggérer que le mauvais élève est parent du « mauvais
mangeur »...
b) La connaissance analytique représente un morcellement qui
rappelle le stade où l'enfant détériore et met en pièces ses jouets et les
objets qui l'entourent : cette destruction est une manière de connaître
et d'aimer, pour un enfant qui vient de prendre tout son plaisir de
l'ingestion, de la consommation du lait maternel. Les rapports entre
personnes aimées et aimantes sont imaginés sur le modèle : nourriture-
nourri et senti-disparu ; la disparition étant souvent précédée d'un
morcellement effectué par le bébé ou par ses parents, d'un émiettage
permis. La connaissance analytique serait une sublimation de pulsions
destructives, et elle ferait revivre sous forme discrète l'objet dont la
disparition fut souhaitée (48), (76). « La vraie attitude scientifique
développée dans l'homme, écrit J.-C. Flugel, est caractérisée par un
intérêt sympathique dans lequel les éléments libidinaux sont sublimés
en une forme intellectuelle : le savant désire connaître et comprendre
l'objet de ses études plutôt que le posséder. D'autre part, les éléments
agressifs subissent une transformation similaire : ici le savant analyse
et explique plutôt qu'il n'attaque ou détruit... » (22).
c) Mais l'agressivité de l'enfant, retournée contre lui, se transforme
en un sentiment de coercition, si bien que la connaissance sera soumise
à des règles strictes, d'autant plus strictes que le sujet était tenté d'être
plus agressif envers l'objet aimé. A ce prix, il aura le droit d'analyser
un monde mathématique qui sera la forme atténuée et licite de l'objet (68),
560 REVUE FRANÇAISE DE PSYCHANALYSE

et où l'on reconnaît quelques traits de la « réalité anale », pour parler


comme le Dr Laforgue (46).
Le mathématicien exerce en effet à l'encontre de soi un contrôle rigou-
reux, et critique ses méthodes et son raisonnement, c'est-à-dire qu'il
se refuse le droit de connaître autrement que conformément à une
norme, et qu'il n'accepte plus la satisfaction totalitaire — sur le mode
oral — de l'intuition première. Son raisonnement ne doit pas lui être
plaisir — il n'est bon que dans la mesure où il fut critiqué, le seul idéal
licite est celui de l'obédience aux règles logiques. Ajoutons que l'aridité
des questions mathématiques, qui exigent un travail assidu, n'est pas
pour rebuter le « caractère anal », qui aime à accumuler les connaissances
abstraites ; apprendre est encore une façon de satisfaire le sur-moi
parental, c'est une défense contre les tendances agressives et sadiques
(40) (10).
Insistons sur le rôle du scrupule en mathématiques : on peut (70)
déceler chez les mathématiciens l'existence d'un grand nombre de
scrupules bien définis, dont le jeu est nécessaire au déroulement correct
des opérations intellectuelles. Le caractère obsessionnel du scrupule
représente donc, en un sens, un aspect constructif de la personnalité
du mathématicien (40).
d) La tendance déductive reposerait, selon A. Ehrenzweig (19), sur
un sentiment de culpabilité, qui serait projeté en besoin de causalité.
La « mentalité causaliste » n'est pas très différente d'une « mentalité
animiste » ; la « cause », psychologiquement, rappelle un personnage
(cf. le « démon » de Maxwell) ; d'ailleurs E. Meyerson (56) se demande
s'il n'y aurait pas un lien entre la notion de cause objective et celle de
cause volontaire : « Il se pourrait même, écrit-il, que cette dernière
notion fût, au point de vue psychologique, antérieure à la première,
c'est-à-dire que l'idée de liaison me vînt primitivement de ce que je
sens pouvoir moi-même à mon gré exercer une action, l'identité venant
se greffer sur ce concept primitif, devant le besoin de comprendre
l'impossibilité d'attribuer aux choses une volition analogue à la mienne »
(p. 43). Peut-on plus clairement décrire le passage de l'animisme enfan-
tin au rationalisme causaliste ? E. Meyerson est nettement préoccupé
par le problème de la génétique psychologique (« psychologie méta-
physique », dit-il, p. 43) ; « l'enfant, écrit-il encore, dès qu'il sait s'expri-
mer, formule des pourquoi tellement abondants qu'on est porté à croire
que la tendance causale existait chez lui, obscure, bien avant la parole »
(p. 44). Et E. Meyerson note aussi l'essentielle insatisfaction qui accom-
pagne la recherche des causes : « Notre esprit, écrit-il, conscient (incons-
VERS UNE PSYCHANALYSE DES MATHÉMATIQUES ? 561

ciemment conscient, si l'on veut bien nous permettre cet apparent


paradoxe) de la difficulté de l'explication causale, est, pour ainsi dire,
d'avance résigné à cet égard, consentant à accepter à peu près n'importe
quoi, même quelque chose d'inexpliqué et de radicalement inexplicable,
pourvu que la tendance à la persistance dans le temps se trouve satis-
faite » (pp. 111-112). « Il faut se limiter, ajoute-t-il, se contenter
d'une satisfaction partielle. Voilà la raison pour laquelle, en parlant
de causes, nous ressemblons tous aux enfants que satisfont les réponses
les plus immédiates aux questions qu'ils posent » (p. 40).
Plus précisément, et d'après le Dr Laforgue, le besoin de causalité
naîtrait chez l'enfant à l'occasion de l'éclosion du complexe d'OEdipe :
il représenterait le besoin de connaître les rapports réels qui existent
entre les choses, et non plus ceux qui sont imaginés en fonction de leur
utilité pour le je captatif et anal (46). On note d'ailleurs que la pensée
causative semble électivement atteinte dans des cas de régression
du type schizophrénique (16).
3. Reconnaissons cependant que, dans toutes les descriptions
précédentes, la pensée mathématique n'a été considérée que dans la
plus grande généralité. Aussi le mathématicien serait-il en droit de
trouver fort insuffisantes des explications qui négligent la substance même
de sa discipline, et qui n'en retiennent que l'orientation d'ensemble.
Ce qui est significatif, dit justement. W. A. Weisskopf, ce n'est pas
tant que les sciences soient abstraites, c'est en quoi elles le sont, c'est
ce qui est exclu par l'abstraction (80). Mais les mathématiques consti-
tuent pour le mathématicien un véritable monde, en perpétuelle évolu-
tion. Et il conviendra, si l'on veut se faire une image exacte de l'abstrac-
tion mathématique, d'en examiner les aspects divers.

4. Il est dans la nature de la science de procéder par schématisa-


tions (30) : l'expérience, pour devenir rationnelle, subit une élaboration
fort complexe, et qui ne suit pas toujours, historiquement, des voies
prévisibles ou directes. Or, ce qui doit être exclu de l'expérience brute
pour qu'elle prenne une valeur mathématique, ce qui, en y subsistant,
corromprait l'intégrité des schémas explicatifs, on peut demander à
l'histoire des sciences de nous le révéler, grâce à une critique rétros-
pective des erreurs passées. Ainsi, M. G. Bachelard (3), ouvrant une
voie nouvelle à l'étude de la formation de l'esprit scientifique, y décèle
des « obstacles » qui sont dus selon lui à des valorisations sensibles.
562 REVUE FRANÇAISE DE PSYCHANALYSE

Le géométrique, l'algébrique, devront se dégager de ces fausses valeurs ;


il faudra se défier des « géométrisations malheureuses », des définitions
et des rationalisations hâtives, des identifications trop courtes ; éviter
le mathématisme trop vague qui en reste à l'imprécision de l'image,
et le mathématisme trop précis qui ne sait pas « négliger le négligeable ».
La mathématisation sera favorisée par une « psychanalyse de la connais-
sance objective », qui préserverait l'esprit de sa propre automatisation.
Et l'éminent philosophe, en dénonçant les tentations intellectuelles
du mathématicien, nous éclaire indirectement sur le monde mathéma-
tique — puisque celui-ci est pavé de mauvaises intentions.
5. Mais il s'agit alors de « psychanalyser » le « mauvais » mathéma-
tisme, afin de l'aider à atteindre les « belles formes » d'une mathématique
refaite, où l'ordre historique fût aboli au profit d'un ordre purement
rationnel — et détemporalisé. Or le « bon » mathématisme, celui que du
moins l'on considérerait comme provisoirement et relativement bon,
n'est pas exempt de valorisations latentes, qui feraient l'objet d'une
« psychanalyse de la culture » scientifique (64), prolongeant les études
de Lévy-Bruhl.
Et ceci nous ramène au point de vue synchronique : avant d'étudier
le développement et les sursauts de la pensée mathématique, ne convient-
il pas de porter son attention sur les mathématiques constituées ? Pour
juger ce que représente une découverte mathématique pour son auteur,
ne faudrait-il pas connaître la valeur des éléments qui entrent en jeu,
signes, notions, et qui, quoique subjective, n'est sans doute pas indépen-
dante de leur valeur objective ? C'est pourquoi, délaissant pour l'instant
le domaine de l'invention, nous en venons à examiner le matériel
mathématique que l'inventeur, un jour ou l'autre, est appelé à mettre
en oeuvre.
A) FIGURES, SIGNES

Plusieurs observations révèlent que l'enfant accorde une valeur


privilégiée au cercle et à la sphère. La sphère donne même lieu, chez
l'enfant, à des perceptions privilégiées : les évaluations de taille pour
celle-ci sont à peine meilleures chez l'adulte que chez le jeune enfant,
alors que pour la droite et le cercle, l'enfant se montre de beaucoup
inférieur à l'adulte (43).
La valorisation du cercle au cours de l'histoire des sciences a été
notée par M. G. Bachelard ; l'ellipse, au contraire, sera prise comme
un cercle mal fait, le « résultat d'un accident », ou un « cercle en voie de
guérison ».
VERS UNE PSYCHANALYSE DES MATHÉMATIQUES ? 563

M. Bachelard dénonce le mythe du « naturel », Koffka invoque


l'importance « biologique » du cercle ou de la sphère. Il est vraisemblable
que ces valorisations auraient une origine d'ordre maternel, comme
si le point qui figure le centre du cercle (ou de la sphère) était associé
dans l'inconscient enfantin à une idée de foetus intérieur au corps
maternel (symbolisé sous forme circulaire ou sphérique). On note
l'association cercle-petit bébé chez un enfant étudié par M. J. Piaget
(60) (p. 84) et, chez un enfant observé par R. et D. Katz (39), l'associa-
tion entre l'idée d' « enseigner les sphères » (« and such squares, round
sphères », ajoute l'enfant) et l'idée que les enfants naissent dans le
corps de la mère (p. 165). Cette dernière association est d'autant plus
significative que les auteurs de l'ouvrage cité sont partis avec un préjugé
très défavorable à l'égard des thèses psychanalytiques : on ne saurait
donc les suspecter en l'occurrence d'avoir, par l'éducation, et par leurs
propos, suscité chez l'enfant des réactions moulées sur leurs propres
conceptions. Pour « Bernard », observé par R. de Saussure (71), la
sphère représentait la perfection (idée d'ordre maternel). Chez « Ernst »
(observé par Mme Klein), le cercle avait une signification vaginale (42),
sans doute à cause de la vacuité de son intérieur.
Autres exemples : « Bernard », étudié par R. de Saussure, associait
inconsciemment les triangles (dont il avait peur) à des couvercles de
cercueils ; une fillette, étudiée par Ch. Baudouin (4), associait la « frac-
tion » (Bruch en all.) à une « hernie » (id.) d'un grand-père, associée
elle-même à la création des enfants (II, p. 45).
Ces exemples, qui montrent les racines de certaines valorisations
d'ordre intellectuel, illustrent bien la formule de R. de Saussure :
« C'est une erreur de ne considérer l'intelligence que du point de vue
de l'intelligence. Elle est inséparable de la personnalité qui l'inspire »
(p. 212). Ils surprennent d'ailleurs d'autant moins que l'on pense au
« réalisme » de l'enfant, qui assimile d'abord les figures géométriques
à des objets matériels, — de bois, de terre, de pierre (58) : quoi d'éton-
nant à ce que, mis en face de signes qui a priori ne lui sont rien, l'enfant
les associe à des objets qu'il connaît bien, et dont la forme s'apparente
plus ou moins vaguement au dessin du signe ?
Mais ces associations sont fortuites, en quelque sorte ; car rien
dans la définition du triangle ne le prédisposait à prendre une signifi-
cation macabre, et rien dans la définition de la sphère ou du cercle ne
les prédisposait à prendre une signification « maternelle » (tout au plus
le caractère topologique de courbe ou de surface fermées et présentant
un intérieur pouvait-il évoquer naturellement une idée de contenance,
564 REVUE FRANÇAISE DE PSYCHANALYSE

et de protection du contenu : toutes choses valables pour n'importe


quelle autre courbe où surface fermée). Il faudrait plutôt compléter
l'argument, et chercher dans la simplicité géométrique une des raisons
pour lesquelles on a coutume de donner une forme triangulaire aux
couvercles de cercueil. D'ailleurs, l'attrait du sein maternel est sans
doute, historiquement, pour quelque chose dans l'importance accordée
aux formes circulaire et sphérique, qui le rappellent — outre la raison
pratique qui tient aux possibilités de roulement (celles-ci liées à la
définition géométrique des éléments circulaires). De même sont fortuites
les associations entre des nombres valorisés et les dates de certains
événements affectifs dans le passé de l'individu qui les valorise (78).
Ainsi le Dr E. Jones (38) citait en 1925 le cas d'un malade qui, invité
à « deviner » le numéro d'une rue, proposa successivement : 24, 28
(24 + 4), 32 (24 + 4 + 4)3 et finalement 26 (24 + 2) ; « Toutes ces
réponses, écrit M. E. Jones, tournent autour des chiffres 4 et 2, avec
prédominance, bien entendu, du premier. Un fait qui n'est peut-être
pas tout à fait dépourvu d'importance, c'est que l'adresse du malade
à New York était 4 Charles Street. A ceux qui croient qu'il s'agit là
d'un simple effet du hasard et que le malade aurait pu tout aussi bien
donner d'autres chiffres, nous recommandons de faire la psychanalyse
des chiffres qu'ils voient parfois dans leurs propres rêves et qu'ils
« choisissent » soi-disant librement dans un but quelconque, sans avoir
une raison spéciale de choisir tels chiffres plutôt que tels autres ; s'ils
suivent notre conseil, ils ne tarderont pas à constater que leurs chiffres,
choisis soi-disant « au hasard », sont aussi rigoureusement déterminés
par des processus mentaux préalables que tous nos autres actes et toutes
nos autres idées qu'on considère habituellement comme étant des effets
du « hasard ». Les chiffres sont soumis au même jeu inconscient que les
mots dans les formes inférieures des associations » (p. 600). Freud (24)
a donné des exemples d' « analyses de nombres » (pp. 280-89).
6. Or il arrive qu'un signe mathématique soit prédisposé, par sa
signification, à jouer un rôle de symbole : ainsi le nombre 2 symbolisera-
t-il naturellement le couple parental (indépendamment cette fois de
la forme du chiffre). On chercherait peut-être là une des raisons pour
lesquelles il a joué un rôle si important dans le développement des
mathématiques (opérations de duplication et de dimidiation, etc.).
Selon Mme M. Klein (42), tandis que les nombres 0 et 1 peuvent signifier,
pour l'enfant, vagin et pénis, le nombre 2, lui, pourrait symboliser
la réunion des organes sexuels parentaux (p. 79). La correspondance
entre o et vagin, entre I et pénis doit reposer, en ce cas, non seulement
VERS UNE PSYCHANALYSE DES MATHÉMATIQUES.? 565

sur la ressemblance de forme entre chiffres et organes, mais aussi sur


le rapport de signification (o = absence de l'unité-pénis, I = présence
de l'urrité-pénis), lequel peut d'ailleurs avoir influé sur la forme attribuée
aux signes (31).
Pour « Fritz » (42), le nombre 1 signifie : « gentleman who lives
in a hot country, and is therefore naked... ». D'ailleurs le nombre 10
également est identifié au nombre des doigts, symboles phalliques.
L'addition 1+1 = 2 était comprise par « Ernst » de la façon sui-
vante : les 1 sont les pénis paternel et maternel (sic), et le signe + est
l'enfant (situation à deux unités parentales).
Quant au. nombre 3, il symbolisait le triangle père-mère-enfant.
Ainsi « Lina » trouvait le 3 insupportable (« a third person is of course
always superfluous », alors que « two can run races with one another »)
(p. 76).
Autre exemple, plus complexe, où se mêlent associations fortuites
et associations « sémantiques » : dans une lettre publiée (79) par l'Inter-
national Journal of Psychoanalysis, H. J. Wegrocki signale une phobie
des nombres, qui, chez un malade, portait spécialement sur les nombres
pairs (surtout 2, 14, 18) et sur 21 et 23. La phobie empêchait le malade
de marcher sur un trottoir du côté des numéros craints. La psychanalyse
établit que ces nombres avaient une signification précise : 2 représentait
l'union homme-femme ; 21 représentait le malade et sa -mère, placés
à côté du père mort (le 1 de 21). De même, dans le nombre 14, le 1
représentait le père mort, à côté de deux couples (et aussi dans 23).
Dix-huit était l'âge auquel le malade avait fait une expérience sexuelle.
D'après Jefferys (37), les nombres pairs ont souvent une signifi-
cation femelle, les pairs une signification mâle. En particulier, 2 pourra
symboliser les seins maternels, et 3 les organes mâles ; 5 pourra symbo-
liser les doigts ou les dents de lait ; 7 sera parfois un substitut de 3.
L'équation 2+1 = 3 symboliserait l''équation affective : femelle +
mâle. De même l'équation 3 + 2 = 5. Le 4 représenterait des attributs
fortement femelles.
M. Jefferys va jusqu'à voir, dans la théorie des nombres premiers
(qui sont « mâles »), le résultat d'un mécanisme de défense contre
l'angoisse de la destruction en facteurs d'égale taille (p. 222). D'une
façon générale, selon cet auteur, les nombres se rattachent à des pulsions
prégénitales, orales ou uréthrales.
La valorisation du nombre répond bien à la fiction orale, au stade
de la pensée magique (37) (2). Ajoutons que les noms de nombre sont
souvent énoncés en musique (comptines) ou de façon rythmée : autre
PSYCHANALYSE 37
566 REVUE FRANÇAISE DE PSYCHANALYSE

raison qui contribue à leur donner une valeur orale (pré-musicale)


et prégénitale (15). On sait que les mouvements rythmés ont généra-
lement une valeur sexuelle pour l'enfant, et équivalent à une satisfaction
d'ordre prégénital, mais détournée par des interdictions que l'enfant
a rencontrées : après avoir effectué ces mouvements à une fin mastur-
batoire, il leur accordera une valeur en soi, et restera fixé au stade de
la jouissance interdite (23).
On peut aussi voir dans l'acte de compter et de faire des nombres,
par addition de l'unité — un assouvissement du genre prégénital.
Il faut noter que l'obtention des nombres n'a pas de fin : jamais on
n'en sera frustré. Et sans doute cette propriété de la suite indéfinie des
entiers est-elle bien faite pour répondre à des besoins oraux : on se
souvient qu'une des malades observée par A. A. Brill (15) écrivait
dans une lettre adressée à une personne qu'elle connaissait : « the
...
severity and enormity of this suffering of the code of 7 — 999, 999,
999, 999, 999, 999, 999, 999, times by 999, 999 — 999 so as the better
to tell you..., etc. » : cette tendance à répéter indéfiniment un chiffre,
et le chiffre le plus « grand », de façon à tendre vers une limite maximum,
est très caractéristique de l'avidité orale.

B) RELATIONS, OPÉRATIONS

Invariance. — Cette notion est à la base de tous les systèmes de


transformations, par exemple de la géométrie du corps solide ; elle est
implicite dans toute définition, dans tout langage formalisé, et utilisant
un système de signes, dont le sens doit, en cours de route, rester
identique à lui-même (principe d'identité). Or on postule la permanence
spatio-temporelle plus qu'elle n'est donnée ; la géométrie, en particulier,
dépasse la nature, en supposant l'existence du corps solide. « Croyant
généraliser les résultats de l'expérience, écrit E. Meyerson (56), on
arrive paradoxalement à affranchir nos conceptions, antérieures
à l'expérience, des restrictions que celle-ci lui impose » (p. 442). « Si
la conviction de la permanence des objets ne vient que du sens commun,
ajoute E. Meyerson (57), comment admettre qu'elle le dépasse à ce
point que l'entendement trouve la permanence des objets perçus insuffi-
sante... comment concevoir la naissance même de cette conception
du monde extérieur ? Sans doute, une fois le système tout entier
debout, la prévision et l'action s'en trouvent facilitées. Mais comment
notre entendement a-t-il pu accomplir le premier pas ? » (p. 580).
Cette croyance en la permanence, cette croyance en l'objet, qui
VERS UNE PSYCHANALYSE DES MATHEMATIQUES ? 567

est évidente, serait en effet inexplicable si elle devait être induite des
faits constatés par le savant. Mais est-elle inexplicable si on se reporte
à la « construction du réel » chez l'enfant ? Pour un enfant, il y a des
sensations agréables privilégiées, il y a des situations affectives fonda-
mentales (alimentation, présence de la mère, ...) sur lesquelles se
construit le moi ; ces sensations, agréables, ne sont pas permanentes ;
mais l'enfant désirerait qu'elles le fussent ; il est insatisfait, bien sou-
vent, de leur fugacité. N'est-il pas concevable, dans ces conditions,
qu'un schème de frustration influence, en quelque sorte, le dévelop-
pement de l'intelligence ? Les sensations, écrit E. Meyerson (57),
« vont et viennent, mais surtout elles reviennent, sinon absolument
identiques, du moins suffisamment semblables pour qu'il soit possible
de les constituer en un système tel que celui du monde des objets,
pour qu'il y ait avantage à constituer ce système en vue d'une action des-
tinée à nous procurer des sensations agréables et surtout à nous en éviter
de pénibles » (c'est nous qui soulignons). Ainsi E. Meyerson explique
génétiquement la formation de la notion d'objet : « C'est cette expérience
et cette attente du retour qui, transformées en une fiction de persis-
tance, créent l'objet » (pp. 574-76).
Le goût des invariants, chez le mathématicien, pourrait être une
compensation de la labilité des circonstances : ayant été frustré de
l'objet « libidinal », le moi hypostasie, ensuite, une stabilité qui servira
de support à ses explications. La notion de transformation se ratta-
cherait aussi à l'instinct de récupération de l'enfant, qui désire retrouver
des objets, sortis par exemple de son champ visuel, ou déformés par
perspective. Les déformations ou transformations seraient valorisées
parce qu'elles ont constitué, dans la perception du bébé, l'une des
manières de perdre (mais non définitivement) les objets. .

« De même que, dans la conquête de l'objet perceptif, écrivent


J. Piaget et B. Inhelder (59), le bébé comprend que les solides peuvent
être récupérés tels quels, même lorsqu'ils sortent du champ visuel
ou semblent se déformer, la conduite de « retrouver » se décentrant
ainsi du moi grâce à la construction du groupe des déplacements
spatiaux... de même... l'enfant découvre que les parcelles de l'objet
déformé peuvent être retrouvées mentalement en libérant ainsi cette
action de ces attaches avec la perception subjective et en l'insérant
à titre d'opération dans le groupement logique des relations qui défi-
nissent la déformation » (p. 58).
Similitude. — Mentionnons ici les significations inconscientes de
certaines lettres, prises non pas en tant que formes, mais en tant que
568 REVUE FRANÇAISE DE PSYCHANALYSE

représentants de certaines relations de grandeur : dans les observations


de Mme Klein, les majuscules sont parfois assimilées à des parents de
minuscules (p. III). D'ailleurs, la majuscule peut marquer l'origine
(de la phrase), voire la substantivité, ou la personnalisation (du nom
propre) : traits qui sont l'apanage des importants personnages
parentaux.
A l'occasion de la IXe Semaine de Synthèse, un éminent mathé-
maticien raconte comment il a découvert la notion de figures semblables
« en levant la main pour la donner à une enfant, plus grande, et me
demandant pourquoi je devais la lever, dit-il ; j'ai « vu » tout à coup
l'explication, aussi soudainement que lorsqu'en arrivant au sommet
d'une montagne on aperçoit un paysage nouveau » (52).
Ici, l'enfant plus grande pourrait être substitut de la mère (cf. l'asso-
ciation : arriver au sommet d'une montagne) ; et la notion nouvelle
(figures semblables) associée à l'idée de paysage nouveau (partie inconnue
de la mère), connue grâce à une relation nouvelle entre enfant et mère.
L'enfant se demandait pourquoi il devait lever la main, il refusait donc
de lever la main sans comprendre pourquoi, il établissait un « pourquoi »
à propos du fait « lever la main pour la donner à une personne plus
grande » : la curiosité en éveil pourrait marquer la valorisation de
l'acte en question ; lever la main, acte pourtant naturel, est investi
libidinalement, de sorte que l'enfant ne veut plus, n'ose plus, lever
la main sans savoir pourquoi, sans qu'une réponse (en termes de sur-
moi), le rassure, lui explique que cet acte est utile, inévitable (et ôte
son sentiment de culpabilité).
La réponse, sur le plan intellectuel, est l'idée de similitude, c'est-
,à-dire d'analogie entre figures de tailles différentes, de parenté entre
grand et petit. L'agression du grand par le petit est permise parce
qu'ils sont parents, elle consiste à les voir parents, à voir leur parenté.
La similitude serait, sur le plan géométrique, la transposition de la
notion de parenté entre l'enfant et sa mère, parenté qui sera rattachée
à une correspondance chacun à chacun entre les éléments corporels de
l'enfant, et de la mère.,
Dans une autre observation de Mme Klein (42), « Fritz » attribuait
à la couple de lettres ss la signification affective : enfant et son père (p.74)
en rivalité. Ici, il est encore question d'un genre de similitude, mais
les deux lettres ne diffèrent pas par la taille, elles diffèrent par la
position. Ajoutons que la-lettre S majuscule était regardée par « Fritz »
comme l' empereur des s.
Il semble que le schème de comparaison se rattache assez naturel-
VERS UNE PSYCHANALYSE DES MATHÉMATIQUES ? 569

lement au complexe d'OEdipe. Dans les dessins d'un enfant fort inhibé,
« fils d'un homme remarquable », M. C. Baudouin (4) décèle un « motif
insistant » : « Celui d'un objet de grande taille voisinant avec un objet
semblable de petite taille, à peu près homothétique, qu'il semblait
écraser de sa puissance : la grande maison et le petit garage, le grand
arbre et le petit arbre, etc. Plusieurs de ces couples comportaient un
symbolisme phallique évident... Les fantaisies de castration les plus
classiques mêlaient leur jeu-à celui-là » (II, p. 38).
Opérations. — Dans d'autres observations, Mme M. Klein (42)
mentionne des facteurs inconscients intervenant à propos des opéra-
tions arithmétiques : la division, signifiait pour « Fritz » une division
du corps maternel ; et la confusion du quotient et du reste était due,
chez cet enfant, aux sentiments de culpabilité liés à ces « parts » de
viande saignante. L'inhibition intellectuelle disparut du jour au lende-
main lors de l'élucidation de la cause affective (p. 79).
« Lisa » ne comprenait pas la division d'un très grand nombre par
un grand nombre plus petit (surtout en cas de reste non nul). La
grandeur du nombre exerçait une influence, car la division représentait
pour l'enfant une division du corps maternel (grand).
De même, la compréhension, de. l'algèbre pourra dépendre de
certains mécanismes affectifs : il est curieux de découvrir chez certains
enfants la signification affective précise de certaines équations. Ainsi
« Lisa » ne comprenait que les équations à I inconnue : la « seconde
inconnue » représentait pour elle le second pénis (superflu) dont elle
voulait se débarrasser afin de posséder un parent pour elle seule :
la seconde inconnue représente, en quelque sorte, la semence mysté-
rieuse ; tandis que l'équation à I inconnue, plus accessible, représen-
terait, selon Mme Klein, l'équation faeces = pénis (p. 80).
7. Jusqu'à présent nous n'avons envisagé que des valorisations
inconscientes relatives aux rudiments des mathématiques, et nous les
avons empruntées à des observations portant soit sur des enfants — et
la plupart atteints de troubles intellectuels — soit sur des névrosés.
Aussi pourrait-on être tenté d'en inférer que de telles valorisations
sont la marque d'un état infantile ou régressif. Rien encore ne prouve
qu'elles existent chez les individus bien doués en mathématiques ni
chez les mathématiciens proprement dits. Aussi convient-il de préciser
le rôle qu'elles semblent jouer dans la psychogenèse, en essayant de
situer le cas du développement intellectuel normal par rapport aux
cas de développements anormaux.
Que l'on doive ou non rattacher toute inaptitude intellectuelle ou
570 REVUE FRANÇAISE DE PSYCHANALYSE

scolaire à un trouble du développement du moi (53), l'aptitude, elle,


n'est-elle pas en rapport avec ce développement ? Les facteurs incons-
cients ne sont-ils responsables que des lapsus, oublis, erreurs (24) ?
R. de Saussure a signalé (71) que, chez l'enfant, une incapacité
d'apprendre ou de retenir certaines formules peut provenir d'asso-
ciations inconscientes entre éléments affectifs et éléments du système
de symboles scientifiques. Chez « Bernard » qui a peur des triangles
parce qu'il les associe à des couvercles de cercueils, « l'acquisition
scientifique ne peut progresser qu'au moyen d'une technique magique ».
Et il s'ensuit des troubles intellectuels qui sembleraient inexplicables
sur le plan conscient. « Cette multitude de sentiments subconscients
servent incontestablement à l'enfant à retenir un grand nombre de
connaissances, mais lorsque les intérêts affectifs changent, les connais-
sances qu'ils véhiculaient sombrent dans l'oubli, du même coup. »
D'où les amnésies et les incompréhensions... Les troubles de cette
espèce, ajoute R. de Saussure, dépendent d'ailleurs largement du
transfert que l'enfant effectue sur la personne du maître d'école. On
note que la mémorisation sur le mode « magique » peut déjà, quoique
capricieuse, rendre des services. D'ailleurs toute technique mathé-
mathique repose en partie sur une surestimation de algorithmel'
magique (54).
D'après Mme M. Klein (41, 42) les inhibitions intellectuelles
pourraient dériver de fixations libidinales aux premiers stades affectifs ;
certains « complexes » se retrouveraient dans la plupart des cas de
troubles épistémophiles. Lorsqu'une angoisse fait obstacle à la sublima-
tion de ces fixations, il se produira des symptômes hystériques, ou
bien le développement intellectuel présentera des lacunes, qu'une
analyse peut parfois supprimer. Mais le développement ultérieur du
moi permet, dans les cas favorables, un développement de facultés
intellectuelles spéciales, en rapport avec le degré de réussite de la
sublimation relative à ces fixations.
Les rudiments de science seraient d'abord assimilés à des objets
pulsionnels, pris,- sous l'angle correspondant à ces stades primaires
de développement. Quand le moi progressera normalement, il pourra
étendre sa libidination à des objets plus complexes, en même temps
que la libidination changera de forme et suivra le progrès affectif du
moi. Les rudiments seront en quelque sorte déchargés de leur inves-
tissement pulsionnel, dans la mesure où ils le partageront avec les
éléments plus complexes — eux-mêmes intégrés à des actions plus
intéressantes, en lesquelles le moi exerce sa puissance et obtient des
VERS UNE PSYCHANALYSE DES MATHÉMATIQUES ? 571

succès scolaires. Ils deviendront en somme plus abstraits, abstraits de


charge affective concrète, alors que chez l'inhibé, ils restent imprégnés
de celle-ci en un moi peu évolué ; l'inhibition serait donc liée au fait
que les signes sont pris comme trop concrets, non trop abstraits comme
on le dit souvent.
Il est d'ailleurs difficile de préciser en quels cas un refoulement
de pulsions primaires aura un effet défavorable du point de vue du
développement intellectuel. Un refoulement des curiosités interdites
pourra orienter l'esprit (par transfert) dans d'autres voies de recherche,
et conditionner des aptitudes mathématiques supérieures ; mais si le
refoulement suit pas à pas le transfert, les nouvelles voies sont tour
à tour interdites et le développement intellectuel est inhibé au lieu
d'être favorisé (4), (25).
Dans le cas de la sublimation réussie, le surinvestissement de
l'objet (élément mathématique) nommé permet la liaison objectale-
verbale (27) et la libido se liquide de façon satisfaisante au cours de
l'exercice intellectuel qui utilise le symbole. Mais il n'y a pas de raison
de penser que les associations premières soient rompues : l'évolution
du moi doit au contraire les admettre à titre constructif : il est vrai-
semblable que l'épanouissement d'un don mathématique réalise
l'annexion de toutes les forces libidinales primaires et leur canalisation
ultérieure selon des voies conformes à l'état de la mathématique.
8. Sur le fondement extrêmement précoce de certaines notions
mathématiques, si précoce qu'il ne peut être qu'ineffable et inconscient,
les mathématiciens eux-mêmes seraient d'accord : M. J. Hadamard (33)
admet que les idées du mathématicien sur certains sujets, acquises
dans la première enfance, soient reléguées dans l'inconscient (p. 101).
D'ailleurs le goût mathématique est extrêmement précoce (21) :
M. Lecat dit qu'à 3 ans 1/2, son attention était « fortement fixée sur
l'idée de nombre » ; on se souvient que Gauss sut calculer avant de
parler ; et à 3 ans, il reprit son père sur une erreur de calcul.
M. Ch. Meray mentionne l' « extase » où le plongeaient les « notes
techniques de la Trigonométrie de Lefébure », telles « des paroles
magiques », alors qu'il n'y comprenait presque rien, vers l'âge de
13 ans (pp. 4-9). Il est malaisé de concevoir comment le tout jeune
enfant concevrait de tels problèmes, à moins de faire appel à des
facteurs affectifs et pré-logiques, appelés à, disparaître ultérieurement
de la conscience du mathématicien.
Peut-être cela expliquerait-il cependant pourquoi certains sujets
sont plus difficiles à discuter et à critiquer, et pourquoi le mathématicien
572 REVUE FRANÇAISE DE PSYCHANALYSE

doit lutter contre sa croyance spontanée en la nécessité de telle ou


telle proposition, posée comme axiome.
« Les opérations linguistiques apprises dans les premières années,
écrit M. F. Rossi-Landi, et' restées inanalysées et inconscientes (c'est-
à-dire « naturelles »), pèsent comme des données au delà desquelles
on ne peut pas remonter et constituent par là la limite de la capacité
de se servir de la langue nouvelle » (67). Cela vaudrait, pensons-nous,
pour les opérations primitives des mathématiques, acquises par le
jeune enfant, et qui, gardant une valeur affective et inanalysable en
termes conscients, constituent en quelque sorte les axiomes affectifs
implicites de toute la construction intellectuelle subséquente.
9. M. J. Piaget a montré combien difficile est l'acquisition des
notions de conservation, de quantité, de nombre, de classe, de relation
asymétrique, par l'enfant (59) : d'où celui-ci tirerait-il le pouvoir
d'accéder à des notions ou des opérations entièrement nouvelles pour
lui, qui étaient inconcevables ou impossibles auparavant ? D'où tire-
rait-il l'énergie psychique nécessaire pour renoncer aux données intui-
tives, gagner des mécanismes libérés du champ perceptif, et grouper
ces mécanismes assez éloignés de la vie intellectuelle primaire, si ce
n'est en poursuivant un investissement pulsionnel déjà commencé,
et en se construisant une personnalité mathématique sur le modèle
de sa personnalité tout court ? Or, il semblerait que l'enfant repasse,
pour l'apprentissage de la mesure, par les mêmes stades que pour
l'apprentissage du monde extérieur : en effet, le jeune enfant commence
par regarder les objets de son berceau ; puis il apprend à se servir de
ses mains, et à toucher, à transporter les objets qui l'environnent ;
ainsi, il acquiert la connaissance de son propre corps, par comparaison
avec les objets qu'il manie, et par identification avec le corps des adultes
qu'il voit et touche ; il apprend, pourrait-on dire, à se mesurer aux
objets : les objets sont, par lui, identifiés à des parties de son corps,
ou à dés parties du corps de l'adulte-aimé ; et, quand il acquiert la notion
de la distinction du moi et du non-moi, de moi et d'autrui, les objets lui
servent de moyen terme, d'intermédiaire symbolique entre lui et autrui,
entre lui et ce qui l'intéresse : d'unité, pourrait-on dire, commune
aux deux termes de la- dualité. De même selon J. Piaget, B. Inhelder
et A. Szeminska (61), l'acquisition du groupe des déplacements, sans
lequel toute mesure serait impossible, se fait par abolition progressive
de l'égocentrisme spatial ; l'enfant mesure d'abord avec l'aide des yeux,
puis des mains, et de son propre corps (« imitation de l'objet »), puis
avec un objet symbolique (un objet d'imitation intermédiaire). La
VERS UNE PSYCHANALYSE DES MATHÉMATIQUES ? 573

mesure apparaît comme un « déplacement » (transport visuel, manuel,


symbolique) au profit des moyens termes : le sujet lui-même devient
un objet comme les autres, un mobile dans le « cadre spatial immobile
et coordonné », tandis que la mesure se fait par déplacement de l'unité
itérable (pp. 194-96).
La formation d'un système de relations coordonnées par rapport
à un repère semble marquer une étape dans l'évolution du moi, d'abord
prisonnier de son égocentrisme : une remarque de Mme A.-M. Seche-
haye donnerait à penser que la compréhension du relativisme foncier
de la géométrie exige la fin de la construction du moi oral (75).
10. Au reste, chez le mathématicien, on décèle la trace de semblables
associations inconscientes. Dans les fautes d'abord : chez de bons
mathématiciens, on relève des fautes grossières de calcul ; celles-ci
tiennent, selon E. Klein (40), à des valorisations affectives des nombres ;
dans les procédés mentaux : certains nombres craints seront évités;
ainsi, par exemple, 6 + 7 ne fera pas 13, mais 10 + 3 ; d'où pour le
calcul de 6 +7 +9, les opérations suivantes, plus complexes : 6 + 7 +
+ 9 = 10 + 3 +-9 = 10 + 12. = 22 (p. 385). Dans les rêves, où
des symboles mathématiques reparaissent avec des significations
détournées (47). Dans certains traits psychologiques : quand nous
voyons le mathématicien Sylvester (5) traiter un terme algébrique absent
comme une personne, et lui adresser un poème (p. 434), cela nous
rappelle l'enfant observé par Mme Klein, et pour qui la « deuxième
inconnue » était le second parent. Le mathématicien exprime parfois
son exaltation dans une forme où le psychanalyste (77) décèlera des
résonances inconscientes (pp. 21-22). Il est d'ailleurs certain que le
simple signe mathématique a une forte valeur psychologique. M. J. Hada-
mard donne (33) des observations personnelles très intéressantes
au sujet du rôle des mots et des signes dans la pensée mathématique.
Les uns et les autres, dit-il, disparaissent quand il réfléchit, et ils ne
reparaissent que quand la recherche est terminée ou abandonnée (p. 75).
Et M. J. Hadamard explique comment il « comprend » la démons-
tration du théorème « la suite des nombres premiers est illimitée ».
Il voit une masse confuse (les nombres premiers jusqu'à II inclus) ;
puis il forme le produit (schéma associé : un point assez fortement
détaché de la masse confuse) ; il ajoute une unité (schéma associé :
un second point, légèrement plus éloigné que le premier) ; il démontre
que si le nombre formé n'est pas premier, il admet un diviseur premier
supérieur aux nombres premiers du produit (schéma associé : attention
portée sur l'intervalle entre la masse confuse et le premier point). « Quelle
574 REVUE FRANÇAISE DE PSYCHANALYSE

peut être, se demande M. Hadamard, l'utilité d'une telle imagerie,


étrange et nuageuse ? Elle ne vise pas à me rappeler les propriétés
de divisibilité, primalité, etc. Toute information en ce sens serait
plus ou moins impropre et me tromperait. » Et il ajoute : « J'en ai besoin
pour avoir une vue simultanée de tous les éléments du raisonnements
pour les maintenir ensemble, en faire un tout — bref, pour achever
la synthèse et donner au problème sa physionomie... Cela ne m'informe
sur aucun chaînon du raisonnement, c'est-à-dire sur aucune propriété
de divisibilité ni de primalité ; mais cela me rappelle comment ils
doivent être combinés » : « Toute recherche mathématique m'oblige
à construire un schéma de ce genre, qui est et doit être vague, afin de
n'être pas trompeur » (p. 77).
Et M. Hadamard donne un autre exemple. Dans sa thèse, il avait
à considérer une somme d'une infinité de termes, afin d'évaluer son
ordre de grandeur. « En ce cas, dit-il, il y a un groupe de termes qui
a chance d'être le plus important, tandis que les autres ont une influence
négligeable. Or, quand je pense à cette question, je ne vois pas la formule
elle-même, mais la place qu'elle tiendrait si elle était écrite ; une
sorte de ruban/ qui est plus épais et plus sombre à la place correspondant
aux termes présumés importants ; ou bien, à d'autres moments, je
vois quelque chose comme une formule, mais absolument pas lisible,
et comme je la verrais (étant fortement presbyte) si je n'avais pas
de verres, et avec des lettres qui paraissent plus nettes (quoique
toujours 71011 lisibles) à la place supposée la plus importante » (p. 78).
Il semble, en ces cas, interdit au mathématicien de voir nettement.
En effet, le produit des nombres premiers inférieurs à 13 (soit 2, 3,
5, 7, 11) n'a pas de raison d'être schématisé par une masse confuse,
puisqu'il ne comporte que cinq termes très familiers ; s'il est aperçu
confus, c'est en tant que produit de nombres premiers consécutifs ;
le nombre 11, choisi pour fixer les idées, sert paradoxalement à les
rendre flottantes, car il n'est pas assumé totalement, et l'esprit le rejette
en tant que nombre particulier ; le choix d'un nombre comme II repose
déjà sans doute sur une valorisation affective (au moins momentanée) :
il est vraisemblable que le nombre 11 est pris ici en tant que nombre
petit (assez petit pour donner lieu à un raisonnement simple et
à des schémas simples — du moins théoriquement, car, en fait, les
schémas sont surtout confus) ; mais aussi en tant que nombre qui n'est pas
trop petit, car un nombre comme 5 ou 3, par sa petitesse même, appa-
raîtrait gênant : les premiers nombres sont trop valorisés (on les qualifiera,
par rationalisation, de trop particuliers).
VERS UNE PSYCHANALYSE DES MATHÉMATIQUES ? 575

Le raisonnement pourrait, semble-t-il, comporter une partie déli-


bérément particulière, délibérément relative au nombre II (puisque
celui-ci a été choisi), et qui serait suivie d'une généralisation (qui se
libérerait alors du nombre II). Mais le mathématicien préfère faire
intervenir la généralisation avant même que le raisonnement particulier
soit terminé. Il feint de choisir un nombre comme II pour fixer ses
idées, mais, en réalité, il n'ose pas l'avoir choisi : et le produit se présen-
tera à lui comme une masse confuse, faute d'être aperçu comme une
réunion d'individus familiers. On serait tenté de considérer cette géné-
ralisation précoce comme une défense contre une image angoissante,
angoissante par sa trop grande simplicité, dangereuse par sa prégnance,
image qui, au fond, serait affectivement préférée aux images plus abs-
traites et plus générales : comme par exemple, celle d'une mêlée agres-
sive entre individus qui ont des affinités les uns pour les autres, et qui se
groupent pour engendrer un produit (petit point détaché de la masse
confuse).
Cette absence de mots et de signes nets serait, apparemment,
la marque du travail inconscient et du refoulement des éléments cons-
cients qui appartiennent au plan de la verbalisation. Les représentations
vagues, taches, figures géométriques sans contenu verbalisable, sont
au contraire acceptées. La plupart des mathématiciens interrogés par
M. J. Hadamard ont donné des réponses analogues : aucun usage de
mots, ni même de signes algébriques. Seulement des images, visuelles,
auditives, kinesthésiques, généralement vagues ; parfois un rythme
(pp. 84-85).
II. Plus particulièrement le goût de la géométrie, le sens de la « beauté
géométrique », pourrait être rattaché à des motivations inconscientes.
A. Ehrenzweig croit à une grande puissance Révocation des formes
géométriques, dont la signification subjective est refoulée, et « ratio-
nalisée » en des « propriétés » objectives telles que l'harmonie, la pers-
pective, etc., par un processus d' « externalisation » (20). L'idée d'har-
monie et d'équilibre correspondrait elle-même à un mécanisme de
« répression », par lequel un fantasme est substitué à la réalité (80)..
On serait tenté de penser que la géométrie (comme le sens géo-
graphique (42) utilise une sublimation de tendances dirigées vers le
corps maternel. On note d'ailleurs l'association fréquente mère-ville
chez les enfants de R. et D. Katz (39). Il est très probable que le corps
maternel représente, pour le tout jeune enfant, l'espace sous sa forme
la plus intéressante : le lieu des points d'intérêt, d'où viennent nourriture,
sourire, caresse, voix, etc. (69). « L'espace, rien qu'en étant, ne nous
576 REVUE FRANÇAISE DE PSYCHANALYSE

tue pas, ainsi que fait le temps, écrit Mme M. Bonaparte (II). Il peut
être au contraire quelque chose d'ami, il est comme notre atmosphère ;
nous y respirons, nous nous y déplaçons, nous y voyageons, nous nous
enivrons de la pauvre amplitude d'espace qui, autour de notre minime
planète, nous est accordée » (p. 64).
12. Toute valorisation d'un être mathématique, être créé par l'esprit,
ne correspondrait-elle pas à une sublimation de fixations contempo-
raines du stade de la différenciation du moi et du non-moi, par introjec-
tion et projection ?
Une dualité entre deux plans de pensée caractérise, d'après R. Daval
et G. Guilbaud (18), la pensée mathématique. « L'objet mathématique
exprime le travail créateur qui le fit naître... Le produit de l'opération...
est cette opération même, mais objectivée : l'objet de la construction,
c'est la construction elle-même... Il y a construction dans la mesure
même où une opération se projette en un objet... » (p. 139). « La création
de l'objet se présente comme la condensation d'un travail mathéma-
tique. » « L'objet mathématique se distingue, semble-t-il, de l'objet-
chose, en ce qu'il est l'expression explicite du travail créateur qui le
fit naître ; l'objet-chose est offert à notre contemplation, mais sa création
nous reste mystérieuse » (pp. 134-5).
Cette connexité des deux plans de pensée mathématiques ne serait
elle pas en rapport avec la connexité des deux thèmes affectifs de
relations que Mme Klein considère comme fondamentaux dans la
théorie des instincts de la première enfance (42) : relations de l'enfant
avec le corps de la mère et avec son propre corps ? Les réactions d'an-
goisse qui troublent ces relations leur portent des atteintes solidaires,
et toute atténuation de l'angoisse se soldera par un effet favorable
dans l'un et l'autre domaine (p. 263).
L'objet mathématique nous est donné comme un « dedans », il
spatialise un travail intérieur : il rend visible — acceptable — des
détails qui sont intérieurs (en tant que démarche) et extérieurs
(en tant que résultat), mais qui toujours appartiennent à l'esprit, sont
sa propriété, légitime car rigoureuse. La connaissance permise et mathé-
matisée se trouve alors être aussi bien intérieure qu'extérieure, c'est
une connaissance mixte, une connaissance par correspondance entre
le moi et le monde, et qui sera exactement la même sur les deux plans,
associés l'un à l'autre comme des complémentaires dans la formation
de l'image du moi et du monde.
On s'expliquerait assez bien, de ce point de vue, que les questions
les plus controversées parmi les mathématiciens soient les questions
VERS UNE PSYCHANALYSE DES MATHÉMATIQUES ? 577

d'existence : ces questions seraient, en somme, essentiellement inéluci-


dables par le développement des mathématiques, et leur solution,
admise par le mathématicien, serait une définition de sa propre attitude
quant à la réalité, une définition du plan de réalité choisi, et qui répond
à la fixation affective qui lui est propre.
13. Bref, en se plaçant à un point de vue individuel et génétique,
on considérera les mathématiques comme un système de signes qui,
chez l'adulte, sera assumé en certaines situations, refusé en d'autres,
et l'activité intellectuelle consciente du mathématicien comme une
transposition de la vie instinctuelle fondamentale au moyen des symboles
acquis (69).
Les divers éléments ou groupements d'éléments donneront lieu
soit à une « compréhension », soit à une « incompréhension ». Mais
la « compréhension » a divers degrés. On « comprendra » immédiatement,
directement, ou indirectement et en fonction d'autres groupements.
C'est-à-dire que la satisfaction pulsionnelle se produira soit à propos
des seuls éléments « compris », soit au moyen de quelques éléments auxi-
liaires conscients.
La satisfaction pulsionnelle sera, en ce dernier cas, impossible au
moyen des seuls éléments primitifs, qui ne jouiront pas, par exemple,
d'un investissement suffisant. Il y faudra une condition consciente
complémentaire (présence dans le conscient de quelques autres éléments
qui, joints aux éléments primitifs, constitueront un ensemble satis-
faisant). Il y a même des cas (où l'on peut à peine parler de « compré-
hension ») où l'entendement comprend chaque partie du raisonnement
sans apercevoir le lien synthétique qui existe entre les parties : en ce
cas, on parlerait plus justement d'une somme de compréhensions
partielles.
Que signifie le besoin d'une condition consciente complémentaire ?
Lorsque l'investissement pulsionnel n'est pas suffisant pour assurer
la compréhension des éléments les plus « intellectualisés », cette
insuffisance d'investissement peut provenir soit d'un barrage affectif
(un empêchement à accepter telle forme, équivalente intellectuel-
lement mais non affectivement), soit, ce qui revient presque au
même, d'une fixation à la forme partielle et « comprise », qui immo-
bilise la majeure partie de l'énergie psychique, et gêne le développement
intellectuel du raisonnement.
Ainsi, lorsque le raisonnement est « compris » en fonction d'autres
éléments intellectuels, la « condition consciente » de la compréhension
représente, semble-t-il, une assurance que se donne l'inconscient.
578 REVUE FRANÇAISE DE PSYCHANALYSE

afin de bien marquer la dépendance de la forme intellectuelle à l'égard


d'autres formes ; une fois cette dépendance bien établie, au moyen
de l'actualisation d'une étape privilégiée du raisonnement, celui-ci
pourra se poursuivre, c'est-à dire qu'au prix de cet assouvissement,
inutile en toute rigueur rationnelle, l'entendement a gagné le droit de
progresser vers une étape qui correspond à une organisation pulsion-
nelle plus poussée et plus coûteuse, du point de vue du principe de
plaisir, dans la mesure où elle suppose des renonciations à certaines
satisfactions primaires. Les « conditions conscientes » de la compré-
hension seraient des concessions faites à certaines fixations inconscientes,
en vue de permettre la progression de la libido sur un plan de connais-
sance plus évolué et moins assujetti aux formes de satisfaction les
plus primaires.
Lorsque, au contraire, les éléments médiats sont oubliés, inutiles,
et que l'entendement saisit le raisonnement dans son ensemble, et
sans recourir à des représentations auxiliaires, conscientes, les chaînons
sont véritablement identifiés les uns aux autres, de manière à ne cons-
tituer qu'un tout synthétique : il y a, dans le domaine de l'identification
inconsciente, un « symbolisme d'identité » (28).
14. Mais chaque grand mathématicien se singularise par le monde
mathématique qu'il choisit et invente, plus encore que par son attitude
à l'égard des questions d'existence des êtres mathématiques. Cette
attitude, certes, est un élément important de sa faculté créatrice,
mais elle ne paraît pas conditionner l'aptitude exceptionnelle, l'aisance
qu'il manifeste dans tel ou tel domaine électivement. Doit-on imputer
celle-ci à un développement exceptionnel de certains mécanismes
intellectuels — lié à un développement affectif spécialement bien
achevé ? A la vérité, comme la moyenne des hommes n'accède pas aux
hautes mathématiques, on serait tenté de considérer le mathémati-
cien comme quelqu'un dont l'affectivité a évolué, d'une façon peu
commune. Toutefois, si le goût et l'aptitude mathématiques sont
liés à des fixations primaires, cela ne prouve pas — même si l'affecti-
vité a singulièrement évolué, même si des points d'arrêt en gênent
l'épanouissement — que le mathématicien, au prix d'échecs ou de
sacrifices affectifs qui sont le lot de tous les créateurs de théories abstraites,
n'atteint pas, localement, à un grand développement, puisqu'il possède
la faculté d'agréger des mécanismes abstraits jusqu'à un point rare-
ment atteint (tandis que d'autres démarches lui seraient peut-être,
en compensation, interdites) : sa faculté exceptionnelle de raisonner
consisterait peut-être, en certains cas, à grouper et à combiner un
VERS UNE PSYCHANALYSE DES MATHEMATIQUES ? 579

très grand nombre de fois des mécanismes plus primitifs affecti-


vement que ceux qui, à un stade plus avancé de développement,
ne permettraient pas, en revanche, de concevoir ou de comprendre
aisément tel ou tel raisonnement complexe (on en aurait une idée
schématique en imaginant ce que donnerait la simple répétition, la
simple itération d'un mécanisme à deux termes : elle permettrait
d'obtenir une complexité simple, une complexité moins évoluée que
celle d'un mécanisme en lui-même plus complexe — comportant par
exemple, un rapport de trois termes au lieu d'un rapport de deux). Le
mathématicien userait alors de mécanismes relativement accessibles,
mais combinés et agrégés de façon à créer des mécanismes difficilement
accessibles, des mécanismes très évolués dans un sens anormal.
Le mathématicien est capable de valoriser, d'investir libidinalement
des signes que l'homme moyen considère comme peu accessibles et
peu séduisants. Ces signes vont acquérir à ses yeux une réalité indé-
niable (36) (62) et, corrélativement, s'incorporer à sa vie affective.
L'évolution du moi pourra s'exprimer par leur truchement ; et,
dans la mesure où elle s'organisera autour d'un point de fixation, il
s'ensuivra une prolifération des structures rationnelles, autour d'une
idée ou d'un problème. Chez le mathématicien, pourrait-on dire, des
problèmes vitaux se jouent sur le plan du problème logico-mathématique.
Le côté obsessionnel de la recherche, souvent noté par les créateurs
eux-mêmes, témoigne du fondement irrationnel de la tendance épisté-
mophile, malgré toutes les apparences de rationnalité de la question
posée — rattachement à la théorie, compatibilité logique.
Ainsi certaines systématisations de signes et de figures participeront
à la défense du moi contre des pulsions refoulées : elles progresseront
par association, par contamination, envahissant le moi au fur et à mesure
que les procédés de défense réussissent à lui apporter la sécurité —
au moyen de restrictions affectives (27). D'où une projection de la
structure qui fut le premier prétexte d'angoisse, un envahissement
du domaine des êtres mathématiques par des formations substitutives,
ce qui permettra au mathématicien — l'obligera — d'accéder à des
propositions de plus en plus complexes, de plus en plus éloignées du
point de départ rationnel et pourtant toujours en liaison avec lui, toujours
orientées dans un sens favorable à la construction d'un édifice logique :
les formations intellectuelles substitutives représentent alors, pour
le chercheur, des objets affectivement équivalents (ou presque) aux
objets primitivement valorisés, et c'est ce qui permet la poursuite des
raisonnements, la progression vers des propositions qui, pour complexes
580 REVUE FRANÇAISE DE PSYCHANALYSE

qu'elles apparaissent au non-chercheur, restent effectivement presque


toujours aussi simples pour le chercheur, puisqu'elles constituent toujours
pour lui un moyen de se défendre contre un même danger et une même
angoisse. Comme disait Th. Ribot (65) : « Quand l'esprit, aux prises
avec les abstractions les plus hautes, court de cimes en cimes, ce qui
le soutient contre les chutes et le garantit contrel'erreur, c'est la quantité
et la qualité d'inconscient emmagasiné sous les mots » (p. 252). Et
E. Rignano (66), de son côté, écrivait : c'est « cette affectivité visant
à une fin donnée, ou recherchant le sort d'un objet donné, qui constitue,
en somme, le phénomène psychique qui, seul et unique, reste
« invariant » durant tout le cours du raisonnement » (p. 128). Il est
à noter que cette interprétation rejoindrait dans une certaine mesure
les idées de M. G. Bouligand, selon qui l'intuition prolongée jouerait
un rôle important dans l'élaboration de la pensée mathématique (14).
En un sens, cette prolifération de mécanismes représente un progrès
anormal. Parvenir à une connaissance très affinée de la réalité — fût-ce
une réalité mathématique — cela n'est-il pas satisfaire à un principe
de réalité généralisé ? Toute connaissance de l'objet représente le
résultat d'un effort d'adaptation, régressive peut-être (34) (44), à cet
objet, et une acceptation de la part d'extériorité qu'il contient. Le
plus souvent, d'ailleurs, il s'agit de trouver une façon de poser telle
question différemment, un biais par lequel des éléments mathématiques
donnent lieu à un raisonnement fructueux : la résolution exigera donc
une maturité affective certaine, puisqu'il faudra savoir renoncer à
des satisfactions très immédiates, celles que suggère intuitivement
l'énoncé, et préférer une réalité plus féconde. Le mathématicien dépas-
sera souvent le stade anal et trop strictement déductif, pour atteindre
le stade génital (46) de l'invention synthétique.
15. Il y a longtemps que psychologues et mathématiciens s'accordent
à demander à l'inconscient l'explication des « illuminations » du mathé-
maticien. Pour M. Hadamard (33) le travail mathématique peut s'accom-
plir à une plus ou moins grande « profondeur » de l'inconscient ; il
peut s'orienter dans un champ plus ou moins étroit ; il peut s'appuyer
sur différentes représentations auxiliaires, diverses sortes de signes;
mais il met en jeu, au moins à son origine, des mécanismes inconscients
(pp. 112-115). « Une opération de synthèse, écrit M. Hadamard, qui
est indispensable à toute pensée scientifique..., ne peut s'opérer sans
le secours de l'inconscient » (32).
Inversement on a pu se demander si les très rares moments d'illu-
mination méritaient à eux seuls toute l'attention, et si, à défaut du
VERS UNE PSYCHANALYSE DES MATHÉMATIQUES ? 581

génie, une longue patience, un labeur scrupuleux et quotidien, n'était


pas la condition des découvertes •mathématiques. Chacun se souvient
des conclusions de H. Poincaré. Sans doute les « apparences d'illumi-
nation subite », écrit H. Poincaré (63), sont les « signes manifestes
d'un long travail inconscient antérieur ; le rôle de ce travail inconscient
dans l'invention mathématique me paraît incontestable... » ; mais
« jamais... ces inspirations subites ne se produisent qu'après quelques
jours d'efforts volontaires, qui ont paru absolument infructueux... Ces
efforts n'ont donc pas été aussi stériles qu'on le pense, ils ont mis
en branle la machine inconsciente, et, sans eux, elle n'aurait pas marché
et n'aurait rien produit » (pp. 53-54).
Mais n'est-il pas illusoire d'opposer de façon tranchée le conscient
à l'inconscient, le logique à l'imaginatif, l'ordre de la preuve et l'ordre
de la découverte, pour parler comme M. E. Le Roy (50) ? On ne saurait
séparer absolument le travail inconscient de la découverte et le travail
conscient de sa préparation ou de son achèvement. L'inconscient
peut jouer un rôle primordial dans l'élaboration, et fournir des données
essentielles (33). Le travail conscient de la préparation pourra être
la condition du déclenchement inconscient. Souvent la vérification
de l'idée est un élément essentiel de la découverte (calculs numériques...)
et en ce cas, il est quasiment impossible que l'entendement prévoie
le résultat des vérifications : il est obligé, pour ainsi dire, d'expérimenter ;
mais il arrive, néanmoins, que le mathématicien, guidé par son « flair »,
préjuge le résultat, le déclenchement inconscient peut anticiper la
formulation rigoureuse et consciente qui s'en ensuivra. D'ailleurs,
au cours d'un raisonnement, chaque étape doit être marquée par une
formule précise, un « relai ». A partir de là, deux directions s'offrent :
une consciente et une inconsciente. En général, il faudra « digérer »
la formule nouvellement acquise, avant qu'elle devienne utilisable
(disons : affectivement), et puisse s'intégrer à un raisonnement complexe.
Ainsi, M. Hadamard (33) s'arrête délibérément dans son travail quand
il est parvenu à ce point (p. 63). Et l'on ne saurait brûler les étapes :
« Souvent, ajoute M. Hadamard, une recherche qui m'a profondément
intéressé pendant que je la poursuivais, perd tout intérêt pour moi
juste au moment où j'en ai découvert la solution, ce qui, par malheur,
est précisément le moment où je devrais m'en souvenir. Après quelque
temps, disons quelques mois, je reviens à une évaluation meilleure. »
Une somme de démarches conscientes et inconscientes est donc
requise par la pensée créatrice en mathématiques. Or, si les unes et
les autres sont guidées par la personnalité du chercheur, prise dans
PSYCHANALYSE 38
582 REVUE FRANÇAISE DE PSYCHANALYSE

sa totalité, ne devrait-on pas déceler une parenté entre elles ? L'orga-


nisation rationnelle qui prélude à la découverte, ou' qui la parachève,
n'est-elle pas gouvernée par une finalité intérieure, qui en assure
l'unité structurale, en sorte qu'il y ait un rapport direct entre la forme
de la découverte et la forme des relations inconscientes qui s'y jouent ?
On remarque toutefois que, dans la plupart des observations clas-
siques sur l'invention, il n'est question que d'invention en général.
H. Poincaré lui-même (63), s'il a décrit avec complaisance les circons-
tances de telle de ses découvertes mathématiques, n'a pas jugé utile
de rapporter le détail des opérations intellectuelles qui y ont abouti :
« Ce qui est intéressant, écrit-il, ce n'est pas le théorème, ce sont les
circonstances » (p. 50).
N'est-ce pas au contraire l' ensemble théorème + circonstances, et la
correspondance entre théorème et circonstances, entre démarches
intellectuelles et démarches affectives, qu'il importerait de connaître,
afin de sortir du vague des explications ? Bref, l'activité mathématique
ne peut-elle être considérée comme une expression de la personnalité,
et comme une conduite analysable au même titre que la conduite ver-
bale (69) ? Si on en dresse le vocabulaire et la grammaire, ne sera-t-il
pas possible de déceler, sous une découverte, une structure de conduite
qui corresponde simplement à la personnalité de son auteur ?
Dans le cas des inventions concrètes, on a proposé des schémas
de correspondance : « Les découvertes, écrit W. Stekel (77) sont des
superpositions spirituelles, le plus souvent la résolution d'un problème
sexuel, en se servant de la technique comme élocution » (p. 22). Mais
il s'agirait de savoir si, dans les domaines abstraits, une hypothèse
semblable est recevable. Le Dr R. de Saussure, consulté par M. Hada-
mard à ce sujet (33), croyait à l'indépendance entre le processus inventif
et la chose inventée, en mathématiques, vu le caractère abstrait de
celles-ci (p. 12, n. 8). Et pourtant le caractère abstrait, en philosophie
tout au moins, se concilie souvent avec une simplicité essentielle :
la doctrine d'un philosophe, dit H. Bergson (7), s'organise autour
d'un point qui est « quelque chose de simple, d'infiniment simple,
de si extraordinairement simple que le philosophe n'a jamais réussi
à le dire » (p. 137) : n'est-ce pas que l'ensemble du système est organisé
autour d'une structure qui est caractéristique de la personnalité du
créateur, qui est en accord avec cette personnalité, et l'exprime, dirions-
nous, de façon symbolique ? Le philosophe n'a pas réussi à le dire
parce que son oeuvre, dans son unité structurale, pouvait seule « le »
dire, d'une manière acceptable par le moi conscient du créateur.
VERS UNE PSYCHANALYSE DES MATHÉMATIQUES ? 583

Il est très remarquable que le grand mathématicien, quand il décrit


à l'usage du psychologue ce que représente pour lui une de ses décou-
vertes, en dégage l'essentiel sous une forme si dépouillée qu'elle semble
simple et symbolique. Naturellement, il ne faut pas oublier que
cette simplicité n'est que de structure, et que le mathématicien dépense
une énergie psychique considérable à se maintenir dans le domaine
abstrait où il exerce son activité : la moindre initiative y représente
un supplément d'effort dont lui seul peut être capable.
16. Mais n'est-ce pas surestimer le rôle de la personnalité du créa-
teur, que de vouloir en retrouver la marque dans des résultats qui
dépendent étroitement de l'état de la science ? La découverte, une
fois faite, semble découler des données ; elle semble rattachée à la
théorie provisoire et incomplète qui ne la contenait pas. Cependant
le créateur a pu créer ensemble l'élément neuf de théorie et le rapport
par quoi il se rattache à la théorie ancienne : la découverte est justement
ce qui permet d'introduire un élément nouveau et qui soit dans le
rapport « donné » avec la part ancienne de la théorie. Comme l'a très
subtilement montré R. Lenoble (49), même la notion de réel, de
fait scientifique, dépend à chaque époque du système des valorisations
qui caractérise celle-ci. Il y a toute une part de donné qui n'est
qu'apparente, et qui est sujette à varier selon la forme que prendra la
lucidité des chercheurs.
Avant la découverte proprement dite se réalisera tout un travail
d'adaptation du donné et du moi : élaboration des matériaux donnés
ou intronisation des matériaux auxiliaires, refonte du système de
valorisations intellectuelles, organisation du donné ou du pouvant être
donné, sous l'influence de l'investissement pulsionnel de ses éléments.
Par cette adaptation les éléments du donné et les éléments du psychisme
sont associés chacun à chacun (sans compter les associations complé-
mentaires qui existent entre éléments psychiques, et entre éléments
rationnels pris comme parties d'un système rationnel cohérent) ; les
éléments affectifs appellent des éléments rationnels qui puissent leur
correspondre — fût-ce au prix d'une refonte du système — et les
incohérences rationnelles subséquentes astreignent le moi à chercher
d'autres issues, à modifier les groupements et les valorisations d'élé-
ments, par exemple en remarquant, en isolant, en découvrant un
rapport ou un élément jusqu'alors méconnu, et qui parût plus propre
à jouer le rôle de répondant rationnel à telle ou telle tendance, à tel
ou tel élément affectif. Ce travail d'ordonnance, de mise en place des
éléments déjà existants ou créés à cette occasion, aboutira à l'établis-
584 REVUE FRANÇAISE DE PSYCHANALYSE

sement d'une correspondance qui, a priori, était impossible, et qui,


a posteriori, est surprenante. C'est pendant cette phase que le' donné
se transforme, parce que le moi choisit ses objets d'intérêt et ses répon-
dants de façon qu'il y ait eu un donné qui lui ressemble.
Le plus souvent d'ailleurs — pour le savant comme pour le profane
— la recherche n'aboutit pas ; la question reste question — la réponse
n'est pas trouvée. La personnalité du chercheur peut être, en ce cas
également, exprimée par la recherche d'une solution, et par le choix
du problème, que l'état provisoire de la théorie ne permet pas de
résoudre au moyen des combinaisons effectivement possibles au chercheur,
car une solution pourrait exiger plusieurs élargissements de la théorie,
vers lesquels l'intérêt ne saurait simultanément se porter ; on conçoit
qu'il y ait des antinomies de l'affectivité. Cela est une question de
moment historique : telle structure réussira à une époque, qui n'eût
pas réussi à une autre (par exemple la remise en cause des rapports
de l'espace et du temps n'aurait sans doute rien donné au Moyen Age).
Il n'est pas sûr que l'auteur de la découverte, qui valorise telle structure,
aurait à d'autres époques trouvé le problème qui convenait à sa recherche.
En d'autres cas, la solution n'est pas trouvée parce que l'absence
de solution représente sur le plan intellectuel une situation incons-
ciemment souhaitée : le problème est voulu en tant que problème non
résolu, ou non soluble.
17. Ces hypothèsesdemanderaient des vérifications précises ; quelques
tentatives ont été faites dans ce sens. Ainsi, les rêves de Descartes
ont été étudiés psychanalytiquement ; quoique les analyses de rêves
historiques ne puissent donner, selon S. Freud (26), que des résul-
tats contestables, Stephen Schonberger s'est proposé « d'essayer de
déterminer la nature de la découverte scientifique que fit Descartes
la veille du rêve en question » et est arrivé à la conclusion que ce fut
la géométrie analytique (74). Plus récemment, un psychanalyste hongrois,
I. Hermann (35), s'est intéressé au mathématicien de génie G. Cantor.
On sait que Cantor, violemment attaqué à la suite de ses découvertes
sur les nombres transfinis, mal acceptées et mal comprises par ses
contemporains, souffrit de nombreuses crises nerveuses, et dut être-
interné à l'asile de Halle. Selon I. Hermann, le modèle inconscient
qui aurait présidé à l'organisation de la pensée mathématique de
Cantor serait dominé par les traits suivants : fuite des idées, conflit
entre le mortel et l'immortel. En particulier, le célèbre « procédé diago-
nal » par lequel on définit un nombre distinct de tous les nombres
d'une suite dénombrable, servirait inconsciemment à établir l'existence
VERS UNE PSYCHANALYSE DES MATHÉMATIQUES ? 585

d'un nombre irrationnel qui soit pour ainsi dire immortel (échappant
à la mort sériatrice) (p. 193). Ces traits se retrouveraient dans la folie
qui affecta Cantor à la fin de sa vie, et en particulier dans certaines
de ses idées maîtresses (pp. 194-99).
Le domaine de la Théorie des ensembles semble spécialement propice
à ce genre d'études : aussi bien, les différents mathématiciens adoptent-
ils à l'égard de l'infini des attitudes variées, attitudes que l'on doit à
la rigueur considérer comme psychologiques (55). Selon I. Hermann
(35), la théorie des ensembles serait même régie par des lois compa-
rables à celles qui régissent les représentations inconscientes : l'équi-
valence de la partie au tout, par exemple, qui caractérise les ensembles
infinis, caractérise également la « pensée magique ». Et le parallé-
lisme est loin d'être fortuit, car les ensembles infinis échappent à la
représentation, et s'apparentent à un modèle mental de « fuite des
idées » tandis que l'inconscient produit des représentations qui tendent
à se répéter indéfiniment, et qui possèdent plusieurs traits des ensembles
infinis ; une certaine indépendance quant à la réalité extérieure carac-
térise les lois de l'inconscient, comme celles des ensembles : les lois
des ensembles refléteraient donc l'inconscient d'une manière assez
fidèle (p. 224). En conséquence, il serait possible d'étudier psychana-
lytiquement les attitudes adoptées par des mathématiciens ou des
logisticiens comme B. Russell, Brouwer, Hilbert. Selon I. Hermann,
l'oeuvre logistique de B. Russell serait caractérisée par la notion d'inter-
diction ; les antinomies sont évitées grâce à des procédés conjuratoires ;
le type affectif correspondant serait celui du phobique, et les relations
d'inceste, d'endogamie, joueraient le rôle de modèles inconscients pour
les relations mathématiques ou logistiques du système de rationalisation,
comportant une hiérarchie de types. L'axiome de réductibilité serait
construit sur le modèle d'un symptôme névrotique de genre hystérique.
L'intuitionnisme de Brouwer se rattacherait à un ' type affectif
d'ambivalence, comme la névrose obsessionnelle. Le doute, l'exigence
inassouvie d'un signe indubitable de définition, conduisant à l'abandon
du principe du tiers-exclu, en seraient les traits saillants. L'intui-
tionnisme résoudrait donc le problème des antinomies sur un mode
de « zwangneurose ».
Quant au formalisme de Hilbert, il résout le même problème sur
un mode schizoïde, conférant au symbole une valeur d'existant. Le
système est fermé sur lui-même, il est imperméable à la contradiction
extrinsèque ; les mots et signes s'enchaînent formellement et non selon
une signification objective (35).
586 REVUE FRANÇAISE DE PSYCHANALYSE

18. Cette analyse pourrait d'ailleurs être appliquée de façon plus


générale ; car en tout mathématicien il y a du formaliste, du phobique,
du scrupuleux, tout mathématicien se complaît dans ses formules
comme le formaliste — souvent sans penser à y attacher une réalité —
éprouve des répulsions, des pressentiments de contradiction ou de
paradoxe, et, plus encore, des doutes et des scrupules qui lui permettent
d'éviter un très grand nombre d'erreurs : Je me trompe plus souvent
que mes élèves, disait M. J. Hadamard, mais je me corrige mieux
qu'eux.
La personnalité du mathématicien serait définie par les interactions
de diverses tendances. D'une manière générale, on envisagerait une
description analytique du mathématisme, qui se référerait à un
répertoire de schèmes (70) : la propension à utiliser, dans une mesure
donnée, tel ou tel de ces schèmes, caractériserait la forme d'esprit du
mathématicien, laquelle se rattacherait vraisemblablement à sa forme
d'affectivité. Il ne faut pas exclure la possibilité de comparer la structure
affective du mathématicien et la structure de son style scientifique, que
révélerait l'étude stylométrique de ses mémoires scientifiques. Mais la
stylométrie mathématique ne pourrait se concevoir qu'après que l'on
aurait démêlé la valeur psychologique des éléments du raisonnement
mathématique.
RÉSUMÉ

Le mathématisme est une attitude, justiciable de la psychanalyse,


et dont les traits principaux peuvent se rattacher à des fixations incons-
cientes. Le matériel mathématique qui lui permet de s'exercer donne
lieu à des valorisations, qui ont pu être nocives historiquement chez le
savant, mais qui persistent dans la culture scientifique, d'abord chez
l'enfant, qui interprète affectivement la forme ou la signification de
certains signes mathématiques. La psychogenèse des mathématiques
exploite ces fixations et associations primaires, dont on retrouve des
traces chez le mathématicien. La compréhension du raisonnement, la
recherche d'une solution, et l'invention mathématique, doivent être
considérées comme des conduites dont la complexité tient à un déve-
loppement spécial du moi. Les découvertes mathématiques et la person-
nalité scientifique du mathématicien peuvent faire l'objet d'une descrip-
tion psychologique précise.
VERS UNE PSYCHANALYSE DES MATHÉMATIQUES ? 587

BIBLIOGRAPHIE

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LES REVUES

KRIS (Ernst). — EGO PSYCHOLOGY AND INTERPRÉTATION IN PSYCHOANALYTIC


THERAPY (LA PSYCHOLOGIE DU MOI ET L'INTERPRÉTATION DANS LA THÉRAPIE
PSYCHANALYTIQUE) (The Psychoanalytic Quarterly, vol. XX, 1951, n° 1,
pp. 15-30).
La Première Partie de cette étude est consacrée à une tentative d'interpré-
tation de l'histoire de la psychanalyse. La pensée de Kris est complexe sinon
confuse. Sa principale thèse est la suivante : la transformation de la technique
est en très largepartie le résultat d'une meilleure compréhension et d'un meilleur
maniement des résistances, replacées dans le contexte des activités défensives
du Moi ; elle est par conséquent liée au développement de la psychologie du
Moi et des théories structurales ; ce qui ne veut pas dire que la théorie ait
précédé la technique : Kris fait la part de progrès techniques autonomes ; la
psychologie du Moi fait son apparition dans les écrits techniques de Freud
avant d'être élaborée pour elle-même. Au total, l'exposé de Kris donne l'impres-
sion de relations circulaires entre clinique, théorie et technique.
La Deuxième Partie a pour titre « Illustrations ». Kris part d'un exemple
d'Anna Freud, dans lequel trois interprétations sont possibles ; la thèse est que
les trois interprétations sont nécessaires et que le problème est de trouver le
meilleur moyen de communiquer l'ensemble, dans l'esprit du « principe de
l'appel multiple » de Hartmann. Pour élaborer le problème général, Kris pro-
pose de recourir à la méthode comparative, spécifiquement à la comparaison
entre les systèmes d'interprétation de la première et de la seconde analyse,
comparaison favorisée dans un petit nombre de cas où l'on dispose de la publi-
cation de la première observation analytique. Dans un cas, analysé une première
fois par Melitta Schmideberg,il s'agissait d'un savant qui n'avançait pas dans sa
carrière scientifique à cause de son impuissance à publier, en rapport avec la
crainte de plagier. En dehors de résultats analytiques et thérapeutiques impor-
tants qui ne sont pas en cause, la première analyse avait appris au sujet que la
peur et la culpabilité l'empêchaient de produire, qu'il voulait prendre, voler,
comme il l'avait fait à la puberté ; il était sous la pression constante de l'idée de
plagier. Dans la seconde analyse, un examen minutieux des faits montra qu'il
faisait dire à ceux qu'il voulait plagier ce qu'il pensait de lui-même ; la projec-
tion des idées était déterminée en partie par le désir d'avoir un père puissant,
chercheur fécond comme le grand-père ; le principal déplacement des ten-
dances prédatrices, dont un objet archaïque avait été le pénis du père, se faisait
sur les idées. En somme, la première analyse a reconnu la connexion entre
l'agressivité orale et l'inhibition professionnelle. La seconde analyse a clarifié le
mécanisme de l'inhibition ; des interprétations plus concrètes, plus extensives,
lient davantage le présent et le passé, l'activité adulte et les fantasmes de l'en-
fance ; le point crucial est l'exploration de la surface, c'est-à-dire de la genèse
du sentiment : je suis en danger de plagier. Ainsi, le système d'interprétation
LES REVUES 59I

de la seconde analyse est caractérisé par l'absence d'accès rapide au Ça, et par
le développement d'une période d'exploration initiale, qui a pour objet l'en-
semble des habitudes de conduite (ici, Kris se réfère à Bibring) ; il tend à
mettre en évidence une défense, et non un contenu du Ça ; ceci fait, les conte-
nus du Ça émergent. Tel est le mode d'approche qu'a systématisé et guidé la
psychologie du Moi.
Dans la Troisième Partie, Kris discute la question classique des rapports du
« planning » et de l'intuition. Le progrès des connaissances a augmenté les
possibilités de précision, en même temps qu'il nous a rendu plus conscients de
certains problèmes, dont Kris formule quelques-uns. L'opposition du « plan-
ning » et de l'intuition lui paraît désuète, la vraie question est de savoir à quel
moment les processus de pensée préconsciente prennent le dessus et déter-
minent les réactions de l'analyste ; les divergences techniques se ramènent à des
attitudes individuelles différentes ; certains sont gênés par une formulation trop
explicite ; d'autres ont besoin de faire le point de temps en temps ; d'autres
enfin ont tout le temps besoin de savoir où ils en sont. Si on pose que la distance
optimale à partir de la pleine conscience est une partie de l'équation personnelle
du psychanalyste, la contribution des processus préconscients acquiert une
importance considérable. Elle garantit d'abord la spontanéité de l'analyse, et
certains effets de surprise sur la valeur desquels Kris s'avoue hésitant. Sans
aller jusque-là, on a raison de croire à la valeur constructive de l'intuition ;
Kris donne un exemple dans lequel une formulation nouvelle de l'interpré-
tation (« besoin d'amour » au lieu de « demande d'amour») permit de toucher
juste ; la nouvelle formulation procédait de l'intuition et non de la compré-
hension consciente. En général, conclut-il, les progrès de l'analyse ont reposé
sur les interactions du « planning » et de l'intuition. Souvent, un coup d'oeil
dans la direction de l'auto-analysejoue un rôle important dans son intervention.
Les relations de l'attention, de l'intuition et de l'auto-analyse ont été magistra-
lement décrites par Ferenczi.
D. L.
PREMIERE CONFÉRENCE
DES
PSYCHANALYSTES DE LANGUES ROMANES
(XVe Conférence des Psychanalystes de Langues romanes)

La Ire Conférence des Psychanalystes de Langues romanes a tenu ses assises


les 9 et 10 novembre 1952 au Centre psychiatrique Sainte-Anne, sous la prési-
dence du Dr S. NACHT.
Les rapports furent présentés par leurs Auteurs :
— Rapport théorique du Dr M. BENASSY sur Théorie des instincts ;
— Rapport clinique du Dr M. BOUVET sur Le Moi dans la névrose obsessionnelle,
relations d'objet et mécanismes de défense.
La présidence des séances fut successivement confiée au Dr R. de Saussure,
de Genève, au Pr Perrotti, de Rome, à M. F. Lechat, de Bruxelles.
Le Dr S. Nacht, dans son allocution d'ouverture, salua la présence des nom-
breuses personnalités étrangères venues de Belgique, d'Espagne d'Italie, de
Suisse, et regretta que des difficultés matérielles aient empêché, au dernier
moment, le Dr Loewenstein d'être présent.
Le Dr M. Benassy exposa les grandes lignes de son rapport.
Interventions de : S. Nacht, F. Pasche, de Mme la princesse Marie
Bonaparte, du Pr Perrotti, de J. R. de Otaola (de Barcelone), de G. Dubal (de
Genève), de R. Laforgue, R. Held, de J. Michel (de Rabat), de R. de
Saussure, du Pr D. Lagache, de J. Lacan.
Le Dr M. Bouvet présenta ensuite son rapport.
Interventions de : Mme la princesse Marie Bonaparte, du Pr Servadio (de
Rome), de R. Held, S. Lebovici, F. Dolto, R. Laforgue, R. de Saussure, J. Lacan,
S. Nacht.
Les rapporteursrépondirentensuite à chacun des participants à la discussion.
Le Dr S. Nacht, remercia enfin les congressistes, en soulignant la haute tenue
scientifique des rapports et de leur discussion, il remercia tous ceux qui avaient,
par leur présence ou leur action, assuré la pleine réussite de la Conférence.
Dans l'après-midi de la journée du 10 novembre un goûter fut offert par
l'Organisation de la Conférence à ses participants, à la salle des fêtes du Centre
psychiatrique Sainte-Anne.
Nous remercions M. le Pr J. Delay d'avoir accueilli, comme à l'habitude,
nos journées scientifiques à la Clinique des Maladies mentales et de l'Encéphale.
Nous remercions M. B. Graulle, directeur du Centre psychiatrique Sainte-
Anne, de l'aide matérielle qu'il nous a apportée dans l'organisation de la
Conférence.
Dr Pierre MARTY,
Secrétaire de la Conférence.
REVUE FRANÇAISE DE PSYCHANALYSE 593

DÉCISIONS ADMINISTRATIVES DE LA CONFÉRENCE


Le bureau de la Société psychanalytique de Paris, auquel était adjoint le
secrétaire de la Conférence, a décidé de conserver le nom de Conférence des
Psychanalystes de Langues romanes à notre réunion annuelle mais de reprendre
la numération ancienne des Conférences des Psychanalystes de Langue fran-
çaise. La prochaine Conférence aura donc pour titre : XVIe Conférence des
Psychanalystes de Langues romanes.
Le bureau de la Conférence a décidé à l'unanimité de répondre favorable-
ment à l'invitation de la Société italienne de Psychanalyse. La XVIe Conférence
des Psychanalystes de Langues romanes aura lieu, à Rome, pendant la dernière
semaine du mois de septembe 1953.
Les rapporteurs désignés sont :
M. le Pr SERVADIO, de Rome, qui parlera du Rôle des conflits pré-oedipiens ;

— M. le Dr J. LACAN, qui traitera du sujet : Le langage dans la psychanalyse.

Le compte rendu des débats scientifiques de la Ire Conférence des Psycha-


nalystes de Langues romanes paraîtra intégralement dans le prochain numéro
de la Revue française de psychanalyse.

EXTRAIT DES COMPTES RENDUS


DE LA SÉANCE ADMINISTRATIVE
DU 20 JANVIER 1953

i° Elections au bureau de la Société Psychanalytique de Paris pour l'année 1953


Le nouveau bureau est ainsi composé :
Président : Dr Jacques LACAN.
Vice-président : Pr Daniel LAGACHE.
Membre assesseur : Dr Pierre MALE.
Secrétaire : Dr Pierre MARTY.
Trésorier : Dr Maurice BOUVET.
2° Elections au Comité de Direction de l'Institut de Psychanalyse
Le Comité de direction est ainsi composé :
Directeur : Dr Sacha NACHT.
Secrétaires scientifiques Dr Maurice BENASSY.
Dr Serge LEBOVICI.
(Le Dr Henri SAUGUET est nommé par le directeur secrétaire administratif de
l'Institut.)
594 REVUE FRANÇAISE DE PSYCHANALYSE

3° Elections à la Commission d'Enseignement


Le Dr Marc SCHLUMBERGER est réélu.
Le Dr Francis PASCHE est élu.
Au cours de la même séance, les statuts de l'Institut de Psychanalyse ont été
votés.
Sont élus membres adhérents de la société :
Dr Rafaël BARAJAS CASTRO.
Dr Jean-Pierre LABRECQUE.
Dr Jacqueline DREYFUS-MOREAU.
M. G. MAUCO.

Le XIe Congrès international de Philosophie qui se tiendra à Bruxelles du 20


au 26 août est assuré dès maintenant du plus éclatant succès. A l'heure actuelle,
plus de 400 communications sont déjà parvenues au secrétariat. Toutes ces
communications seront intégralement publiées dans les volumes des Actes, qui
paraîtront trois mois avant l'ouverture du Congrès et seront expédiés aux
membres actifs afin de permettre une préparation sérieuse de la discussion.
On prévoit que le nombre des membres actifs dépassera très largement le
millier.
Pour le Comité,
Les secrétaires :
Pr Ch. PERELMAN, Pr H. L. VAN BREDA,
32, rue de la Pêcherie, 2, place Cardinal-Mercier,
Uccle. Louvain.
TABLE DES MATIÈRES
DU TOME XVI

Nos I-2. — Janvier-Juin 1952


XIVe Conférence des Psychanalystes de Langue française :
D. LAGACHE. — Le problème du transfert 5
M. SCHLUMBERGER. — Introduction à l'étude du transfert en clinique
psychanalytique 123
Discussion des Rapports.
S. FREUD. — La dynamique du transfert 170
H. CHRISTOFFEL. — Le problème du transfert .' 178
M. KLEIN. — Les origines du transfert 204
R. LAFORGUE. — Du transfert 215
A. MULLER. — A propos du transfert 225
A. PICHON-RIVIÈRE. — Quelques considérations sur le transfert et le
contre-transfert dans la psychanalyse d'enfants 230
E. PICHON-RIVIÈRE. — Quelques observations sur le transfert chez
des patients psychotiques...' 254
M. SCHMIDEBERG.'— Note sur le transfert 263

N° 3. — Juillet-Septembre 1952
Hommage au Dr John Leuba
G. RICHARD, Ch. ODIER. — Allocutions prononcées aux obsèques du
Dr John Leuba, le 13 mai 1952 269
M. SCHLUMBERGER. — John Leuba (1884-1952) 274
Articles
R. BÉJARANO-PRUSCHY. — Quelques mécanismes inconscients révélés
par le test de Rorschach 278
S. BLAJAN-MARCUS. — Erreurs, tâtonnements et tentations des apprentis
analystes 292
Marie BONAPARTE. — Quelques lueurs projetées par la psychanalyse
et l'ethnographie sur la sociologie 313
R.-A. HUNTER et I. MACALPINE. — Morceaux de piano et scène
primitive 319
S. LEBOVICT. — Introduction à la discussion sur les indications de la
psychanalyse 325
Intervention de M. F. Pasche 335
P. MARTY. — Les difficultés narcissiques de l'observateur devant le
problème psychosomatique 339
Discussion 359
A.-J. MONSALLUT. — Réflexions sur « La médecine psychosoma-
tique » d'Alexander 363
596 REVUE FRANÇAISE DE PSYCHANALYSE

PAGES

S. MOSCOVICI. — Premiers résultats d'une enquête concernant la


psychanalyse 386
A. MULLER. — Le psychodrame selon Moreno 416
Comptes rendus du IXe Congrès annuel de l'American Psychosomatic
Society, Chicago 430
Les Livres 442
Les Revues 447

N° 4. — Octobre-Décembre 1952
R. DIATKINE. — Les satisfactions régressives au cours des traitements
d'enfants 453
M. FAIN. — Troubles psychosomatiques survenus au cours d'une
psychanalyse. Étude des facteurs ayant contribué à déterminer
leur localisation 468
'
H. FLOURNOY. — Une séance d'analyse dans un cas d'homosexualité
masculine
M. LANGER. — Le « mythe de l'enfant rôti »
495
509
J. LOGRE. — A propos de Chronos, Éros et Thanatos. Psychologie
étymologique 518
S. NACHT. — Essai sur la peur 534
G. PARCHEMINEY. — Le problème des guérisseurs 550
Fr. ROSTAND. — Vers une psychanalyse des mathématiques 557
Les Revues 590
Communications 592

Le gérant : Daniel LAGACHE.

1953. — Imprimerie des Presses Universitaires de France. — Vendôme (France)


ËDIT. N° 23.074 Dépôt légal : 2-1953 IMP. N° 13.223

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