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Le discours

aspectualisé

Actes du colloque
«Linguistique et Sémiotique I»
tenu à l'Université de Limoges du 2 au 4 février 1989
sous la direction de Jacques FONTANILLE

Préface de
Algirdas Julien GREIMAS et Jacques FONTANILLE

PULIM / BENJAMINS
Limoges / Amsterdam / Philadelphia

1991
SOMMAIRE

A.-J. GREIMAS, J. FONTANILLE,


Avant-propos 5

Bernard POTTIER.
L'aspect dans l'événement 17

Gérard GONFROY,
Enquête sur la préhistoire de la notion d'aspect verbal ... 25

Zlatka GUENTCHEVA,
L'opposition perfectif/imperfectif
et la notion d'achèvement 49

Lene FOGSGAARD,
Aspectualité et véridiction dans le système
copulatif espagnol, imperfectivité et perfectivité
à propos de SER/ESTAR 67

Claude ZILBERBERG,
Aspectualisation et dynamique discursives 83

Diana LUZ PESSOA DE BARROS,


Deux questions sur l'aspectualisation des blocs 105

Francesco MARSCIANI,
Problèmes d'aspectualisation dans deux
définitions de la «vergogna» 115
Jacques FONTANILLE,
Aspectualisation, quantification, et mise en discours 127

C.H. van SCHOONEVELD,


L'aspect et le temps verbaux en tant que composants
de la structure linguistique 145

Per Aage BRANDT,


La vibration du temps. De l'aspectualité 165

Jean PETITOT,
Le schématisme morphodynamique de l'aspectualité 177

Jean-Claude COQUET,
Temps ou aspect? Le problème du devenir 195

HORS COLLOQUE

Michel COLIN,
Logique d'intervalle et relations temporelles
dans la bande-image 215

Pierre BOUDON,
Un principe monadologique pour la
représentation des connaissances 225
Avant-propos

L'objectif affiché du colloque « Le Discours aspectualisé » était


d'examiner à quelles conditions on peut passer d'une conception
phrastique et linguistique de l'aspect à une théorie de l'aspectuali-
sation discursive en sémiotique. La confrontation de plusieurs
disciplines et de plusieurs méthodes - linguistique générale, linguis­
tique historique, sciences cognitives, sémiotique, entre autres -
devait permettre de cerner les effets théoriques de ce changement
d'objet et de dimension, et d'en mesurer, dans la mesure du possible,
les répercussions épistémologiques.
Comme il était prévisible, la mise en commun des recherches et
des réflexions des participants a conduit à reformuler la probléma­
tique, à déplacer certaines questions et à en poser de nouvelles.
L'éventail des réponses à la demande initiale est largement ouvert,
depuis la thèse défendue par B. Pottier, qui consiste à affirmer
qu'une telle transposition est de droit, jusqu'à celle de J.-Cl. Coquet,
qui considère que l'aspectualité ressortit d'une sémiotique impropre
à l'analyse du discours stricto sensu, et que la sémiotique discursive
devrait plutôt s'occuper du temps.
Au premier abord, la rencontre entre linguistes, sémioticiens et
cognitivistes se traduit par une confrontation conceptuelle et
terminologique, qui rend nécessaire une brève mise au point préa­
lable. Ensuite, de très nombreuses réflexions sur les relations entre
«continu» et «discontinu», et l'apparente impossibilité où nous
nous trouvons de décider lequel présuppose l'autre, amènent à
s'interroger sur le parcours génératif de la signification, sur son
organisation, sur la manière dont on peut y disposer le continu et le
6

discontinu, sur la place des univers de tensions et des équilibres


variables et modulables. D'un autre côté, évoquer l'aspect, c'est
immanquablement évoquer ses relations avec le temps ; les distinc­
tions pullulent : temps interne/temps externe, temps impliqué/ex­
pliqué, temps/tempo/durée, aspect/temps/devenir, etc., et un
premier panorama de ces relations ne semble pas inutile. Toutes ces
questions débouchent enfin sur une réflexion épistémologique, car la
question de l'aspect concerne au premier chef la théorie de la
connaissance.

1. Aspect/aspectualité/aspectualisation
Comme le fait remarquer G. Gonfroy, la question de l'aspect est
strictement liée à la linguistique du verbe et du syntagme verbal, et
il n'est pas très heureux de confondre trop de phénomènes différents
sous une seule appellation. On retrouve ici la difficulté qu'il y a à
passer d'un phénomène (à la fois linguistique et discursiD à un objet
(morphologique vs cognitif vs sémiotique) ; saisi sous divers angles
théoriques et méthodologiques, l'aspect se révèle recouvrir aussi
bien des morphèmes que des opérations, une catégorie qu'une
dimension. Sans préjuger de l'homogénéité ou de l'hétérogénéité de
la problématique, il paraît sage de fixer provisoirement quelques
termes :
- l'«as pect» pourrait être réservé à la catégorie morpho­
sémantique utilisée dans la description du verbe et du syntagme
verbal ;
- l'«as pectuaté» recouvrirait alors l'ensemble de la configura­
tion sémantico-syntaxique qui sous-tend et déborde à la fois l'aspect
proprement dit : l'aspectualité est à ce titre une des dimensions du
discours ;
- l'«as pectualisatïon» désignerait une procédure, un ensemble
d'opérations qui aboutirait à l'aspectualité comme résultat ; à ce
titre, elle concerne l'économie générale de la théorie, et plus parti­
culièrement les relations du continu et du discontinu.
De fait, de nombreuses observations morphologiques (appar­
tenant en principe au champ de 1'«aspect») révèlent l'existence
d'une problématique englobante (celle de 1'«aspectualité») : par
exemple, l'interprétation «aspectuelle» de certains pré­
déterminants du nom (J. Fontanille, Z. Guentcheva, G. Gonfroy,
Cl. Zilberberg, citant eux-mêmes G. Guillaume, R. Martin ou
7

F. Rastier), qui révèle les interférences entre l'aspectualité, la quan­


tité et l'actantialité, entre l'extension du procès et la quantification
appliquée aux actants ; de même, toutes les remarques qui, partant
de l'étude de l'aspect verbal, montrent l'inévitable intrication de ce
dernier avec la représentation de véritables configurations évé­
nementielles (Brandt, Guentcheva, Pottier), font apparaître à
l'évidence qu'on ne peut mettre entre parenthèses, même dans une
conception linguistique de l'aspect, les agencements narratifs et
discursifs.

2. Aspects et aspect
A trop généraliser ou étendre le champ de l'aspect, on rencontre
vite l'usage courant de ce terme en langue naturelle, à savoir la
multitude des aspects d'une situation, d'un objet, d'un lieu, d'une
personne. Cette extension du domaine n'est pourtant pas illégitime,
car, comme le montre P. Boudon, elle repose sur un noyau défini­
tionel commun : la quantification, la pluralisation des figures du
monde au moment de leur saisie perceptive. L'aspect reconnu dans
les procès, l'aspectualité prise en charge par les figures du temps, de
l'espace et de l'acteur, ne seraient alors à ce compte qu'un cas
particulier d'un phénomène beaucoup plus général et, somme toute,
d'une grande banalité.
Banalité n'est pas, en l'occurrence, trivialité, car, à inclure la
question de l'aspect et de l'aspectualité dans celle, plus générale, des
«aspects» du monde naturel, de ses figures et de ses configurations,
on ajoute deux difficultés majeures : la première tient au fait que
l'aspectualisation n'affecterait plus seulement la composante
syntaxique, mais aussi la composante sémantique (cf les «temp-
lums» de Boudon) ; la seconde tient au fait que l'aspectualisation
devient alors le titre d'un problème épistémologique, sollicitant un
pan entier de la théorie de la connaissance, et en particulier la ques­
tion des points de vue et de l'observateur (L. Fogsgaard, J. Fonta-
nille).

3. Du continu et du discontinu
L'extension du champ de réflexion amène plusieurs auteurs à
formuler quelques concepts, à convoquer quelques «méta-
8

catégories» qui, tout en n'étant pas proprement aspectuels, fondent


pourtant l'analyse. Qu'elles soient formulées comme «continui­
té/rupture» (D. Pessoa Luz de Barros), « durativité/ponctualité »
(F. Marsciani). «perfectivité/interruption/imperfectivité»
(Z. Guentcheva), «démarcation/segmentation» (Cl. Zilberberg), ou
«schéma analy tique/visée» (B. Pottier), ces catégories renvoient
toutes peu ou prou, explicitement ou implicitement, à la distinction
continu/discontinu ; ce qui ne signifie pas, comme on le verra,
qu'elles soient superposables, loin de là.
Le débat exploite de fait deux types de continuité et de discon­
tinuité : tantôt externe au procès (c'est le cas de la démarcation et de
la perfectivité), tantôt interne (c'est le cas de la segmentation et de la
distinction, classique en sémiotique, entre «inchoatif», «duratif»
et «terminatif»). Mais la distinction entre fonctionnement
« interne » et fonctionnement «externe» présuppose elle-même une
discrétisation du devenir en procès et en actants, qui est le sous-
bassement de toute réflexion sur l'aspectualité.
Par ailleurs, M. Colin propose une définition simple et opéra­
toire du «discret» : un intervalle est discret si la frontière qui le
sépare d'un intervalle adjacent est double ; il faut en quelque sorte
une frontière propre à chaque intervalle. On pourrait alors envisager
de distinguer :
- le continu, susceptible seulement de variations d'équilibres et
de modulations,
- le discontinu, comportant ruptures et fractures, mais à raison
d'une seule frontière à chaque interruption - un seuil, en quelque
sorte -,
- le discret, qui requiert deux frontières à chaque interruption,
c'est-à-dire, d'une certaine manière, une véritable solution de
continuité, aussi minime soit-elle.
Mais la difficulté reste entière, car la discussion se focalise non
pas sur la définition et le nombre de ces différents modes sémioti-
ques, mais sur leur statut et leurs positions respectives. Dans les
diverses contributions ici rassemblées, le partage se fonde sur la
relation d'ordre, et de présupposition, entre continu et discontinu :
pour les uns, le continu est premier, et engendre la discontinuité
grâce à l'intervention d'une visée, d'une saisie (M. Colin, J. Fonta-
nille, B. Pottier, entre autres), alors que pour d'autres, le discontinu
est à l'origine, comme principe organisateur du sémio-narratif, et le
continu caractérise une autre dimension, celle du discours pro­
prement dit, voire une autre sémiotique, dite «subjectale» (J.-Cl.
Coquet).
9

J. Petitot systématise et réinterprète cette alternative comme un


choix entre deux chemins épistémologiques : du topologique au
logique, on «discontinuise le continu intuitif»; du logique au
topologique, on «continuise le discret formel». Le plus curieux, en
l'occurrence, est de constateer que, en fonction des nécessités de
l'argumentation, on puisse prêter à la théorie sémiotique dite
«standard» l'une ou l'autre des deux conceptions. Pour J. Petitot,
par exemple, la sémiotique greimassienne obtient l'aspectualité par
catégorisation, grâce à l'intervention d'un observateur, d'un
continuum tensif présupposé et dûment reconnu; pour J.-C1. Coquet,
l'aspect caractérise la sémiotique dite «objectale», en ce qu'il
manipule des bornes et des intervalles, c'est-à-dire du discontinu et
du quantitatif exclusivement; mais cela n'empêche pas J. Petitot, par
ailleurs, de défendre l'idée qu'une sémiotique qui place le topolo­
gique en fin de parcours génératif (comme celle dite «standard»),
c'est-à-dire qui va du logique au topologique, continuise le discret
formel, lequel acquiert à son tour le statut de présupposé.
Loin d'être le signe d'une incertitude dans l'argumentation de tel
ou tel, cette contradiction révèle un véritable problème : le continu
est à la fois observable dans le discours, au même titre que le discon­
tinu, sous la forme de chevauchements, de progressions et de
régressions, de variations sans hiatus, et présupposé par l'analyse
discrète et catégorielle. De même, la temporalité et la spatialité sont
liées à la surface du discours, à sa manifestation la plus concrète,
directement sous la dépendance de l'énonciation, mais on est obligé
d'imaginer aussi un «devenir», tensif et modulable (J.-Cl. Coquet,
J. Fontanille, J. Petitot, entre autres), à partir duquel on pourrait
penser l'aspect, écrit J. Petitot, comme sa «détermination gramma­
ticale».
Dans une théorie non hiérarchisée, il est clair que la cohabita­
tion de toutes ces composantes est impensable et qu'on est amené,
comme J.-Cl. Coquet, à les affecter à des états successifs de la
théorie, voire à réécrire l'histoire de la discipline. En revanche, si
on accorde quelque pertinence à la notion de niveau, alors on peut
envisager :
1. une strate tensive des préconditions de la signification, où le
devenir, comme changement continu, est sujet à des modulations;
2. une strate catégorielle obtenue par discrétisation, au niveau
sémio-narratif;
3. une strate discursive qui conjugue les produits de la discrétisation
et ceux de la modulation.
10

Car l'aspectualité discursive est à la fois continue et discontinue,


catégorielle et tensive. C'est, entre autres, un des paradoxes de la
« vision sécante » propre à l'imparfait de l'indicatif, que d'engendrer
à la fois un effet d'extension indéfinie et de durée interne du procès
- de l'ordre du continu - et un effet de perspective dédoublée, de
part et d'autre du point de référence projeté sur le procès. Aussi
l'observateur qui aspectualise est-il capable à la fois d'opérer des
«saisies-arrêts» dans une variation continue des équilibres tensifs,
et des «balayages», homogénéisant la totalité des étapes d'un
procès.
Cela revient à attribuer deux interprétations à la série «con­
tinu/discontinu/discret» : une interprétation «générative», et une
interprétation «discursive». Selon l'interprétation «générative»,
ces trois modes constitueraient les étapes nécessaires à l'advenue de
la signification, à partir d'un continuum tensif faiblement articulé ou
seulement modulé. Selon l'interprétation «discursive», ces trois
modes seraient caractéristiques de la mise en discours, où on obser­
verait aussi bien des segments indépendants, nettement démarqués
(«discrets»), que des «versants» de procès séparés par des seuils
«discontinus» (notamment : inchoatif/duratif/inchoatif), eux-
mêmes solidarisés les uns aux autres par des procédures d'homogé­
néisation qui établissent comme une sorte de «nappage» discursif
continu.
La deuxième interprétation suppose qu'un univers de significa­
tion soit déjà constitué, et, de ce fait, autorise la projection du
continu/discontinu/discret, en tant que catégorie, sur les structures
élémentaires. On s'aperçoit que le «discontinu» proprement dit,
avec ses seuils, est le contradictoire du «continu», alors que le
«discret», établissant segments et intervalles indépendants, est son
contraire. Apparaît alors un quatrième poste, le contradictoire du
«discret», décrit par exemple chez M. Colin comme «che­
vauchement» entre deux segments; on pourrait, en violant quelque
peu l'étymologie, le dénommer «syncret», car la syncrétisation
apparaît bien, en linguistique et en sémiotique, comme la suspension
du caractère discret des unités; c'est ainsi que l'acteur, subsumant
plusieurs rôles actantiels simultanés ou successifs, suspend au sein de
la figurativité le caractère discret de la structure actantielle. On
aboutirait donc au système suivant :
11

La catégorie ainsi articulée peut être dotée d'une syntaxe canonique,


qui fonde dans leur principe même les procédures discursives :

[ A →B ] est la discontinuisation;
[ B →C ] est la discrétisation;
[ C →D ] est la syncrétisation;
[ D→A' ] est la continuisation.

Or une telle configuration n'est plus pertinente si l'on adopte


l'interprétation «générative» : le continu et le discontinu sont
présupposés par la signification et ses premières articulations,
comme le phonème, délimité par deux solutions de continuité,
présuppose les sons et les timbres. Les trois étapes (ou quatre : peu
importe ici) n'appartiennent plus au même niveau d'analyse. Il
semblerait que ce qui relève du parcours génératif, décrivant en
quelque sorte le parcours du sujet épistémologique de la théorie
sémiotique, du stade de la perception à celui de l'élaboration discur­
sive, soit convoqué et réorganisé à l'intérieur de la syntaxe discur­
sive : de la même manière que la série «virtualisé/actualisé/réa­
lisé», caractéristique du passage de la langue au discours, est
exploitée pour décrire le parcours syntaxique du sujet narratif, après
avoir été réarticulée par la catégorie de la jonction, la série «con­
tinu/discontinu/discret» est ici exploitée et réarticulée comme
procédure de mise en discours.
12

Une théorie hiérarchisée du langage et de la signification est


donc susceptible d'accueillir les deux interprétations (et, avec quel­
ques aménagements, les deux «relations d'ordre»); à cet égard, le
choix entre plusieurs théories à la fois successives et concurrentes, et
une théorie homogène et évolutive, prenant en compte et intégrant
les résultats de la recherche, appartient tout autant, sinon plus, à la
sociologie de la discipline qu'à son épistémologie.

4 . Achèvement et interruption, perfectif et


accompli
Les contributions des divers auteurs reconnaissant toutes
l'existence de bornes et de repères, mais toutes les bornes et tous les
repères n'ont pas ici le même statut. D'un côté, C. Van Schoonevelt
fait observer en linguiste que l'aspect n'est pas sous la dépendance
de l'énonciation; J. Petitot insiste sur le fait qu'une conception de
l'aspect qui reposerait sur une délégation subjective à partir de
l'énonciation se condamnerait au solipsisme. Z. Guentcheva établit
clairement la différence entre un procès interrompu et un procès
achevé, sans référence à un observateur. D'un autre côté, L.
Fogsgaard montre le rôle discriminant de l'observateur dans le cas
de «ser» et «estar»; et F. Marsciani exploite les effets passionnels
de l'aspectualisation sur l'observateur.
Plutôt que de rechercher (en vain) à établir une typologie des
procès, en distinguant ceux qui comprennent intrinsèquement une
borne et ceux qui n'en comprennent pas, ceux qui imposent l'inter­
vention de l'observateur et ceux qui ne l'imposent pas, il paraît plus
sage de partir de l'idée que tout procès est, en tant que tel, un
segment borné du devenir, un entier de droit (cf. B. Pottier), dont la
démarcation peut être prise en charge soit par la morphologie, soit
par le lexique, soit par les objets ou les sujets, soit par la linéarisa­
tion narrative. A ce compte, les différents types d'aspectualité
pourraient être interprétés, indépendamment des modes de prise en
charge et de manifestation retenus, comme différents niveaux de
saisie du procès, résultat d'une variation des relations entre le procès
et l'observateur.
Il est clair que les procès ont une forme et une durée propres,
dite ici-même «interne», et qui ne résulte pas de l'intervention de
l'observateur; toutefois, c'est bien déjà l'intervention de l'observa­
teur qui modifie cette forme et cette durée par «contraction» et
13

«dilatation» (F. Marsciani). P. Fabbri (communication orale) pro­


pose de traiter ces variations comme des «embrayages» et des
«débrayages». La «perfectivité», par exemple, résulterait d'un
débrayage, c'est-à-dire d'une indépendance entre le procès et
l'observateur, le premier n'apparaissant alors que dans sa globalité
indivisible aux yeux du second; 1'«imperfectivité» (et en particulier
la segmentation «inchoatif/duratif/terminatif») résulterait d'un
embrayage, c'est-à-dire d'une dépendance entre le procès et son
observateur, ce dernier étant alors «immergé» (Cl. Zilberberg) dans
l'événement. La vision dite «sécante» ou «non sécante» résulterait
de cette alternative.
Une telle hypothèse de travail permettrait ainsi de distinguer le
perfectif de l'accompli, dont la définition repose également sur
l'existence d'une borne terminale, mais avec deux positions diffé­
rentes de l'observateur. La perfectivité est une propriété du procès,
reconnue par un observateur débrayé; l'accompli suppose en
revanche un observateur partiellement embrayé, qui définit une
position de référence appartenant à un autre intervalle, postérieur
au procès. Ainsi, un procès peut-il être à la fois perfectif et non-
accompli, imperfectif et accompli (c'est-à-dire interrompu avant la
position de référence, par l'actualisation d'un autre intervalle où se
situe l'observateur embrayé).
La prise en compte des variations de l'embrayage et du
débrayage permet, entre autres, de passer graduellement des formes
non déictiques de l'aspectualité proprement dite aux formes déic-
tiques de la temporalité :
- au débrayage maximal correspond la forme «perfective», par
laquelle le procès impose ses propres bornes à l'observateur;
- à l'embrayage minimal, correspond la catégorie accompli/non
accompli, pour laquelle la position de l'observateur sert de référence
pour situer la borne terminale du procès;
- à l'embrayage maximal correspondent les effets de perspective
(vision sécante, prospection/rétrospection), par lesquels l'observa­
teur réorganise le procès à partir de sa position de référence. Ces
formes sont déjà en partie temporelles, au sens linguistique du
terme.
Une telle gradation aide à comprendre en particulier pourquoi,
en diachronie comme en synchronie, les mêmes tiroirs verbaux (par
exemple le passé composé ou l'imparfait) peuvent fonctionner, selon
les époques et selon les contextes, soit avec leur valeur aspectuelle,
soit avec leur valeur temporelle. En termes d'«information», on
14

pourrait dire que l'information aspectuelle a deux sources interac­


tives, et donc qu'elle reçoit deux orientations : du procès vers
l'observateur, et de l'observateur vers le procès. Aussi pourrait-on
parler, avec Cl. Zilberberg, d'orientation introjective (le procès
informe l'observateur) et d'orientation projective (l'observateur
informe le procès). Et plus l'observateur est proche du sujet
d'énonciation, plus le sujet d'énonciation est impliqué (par
embrayage) dans le dispositif aspectualisant, plus ce dernier est
porteur d'effets de sens temporels. Peut-être est-ce là une solution
dialectique à l'alternative posée par J. Petitot, entre une conception
subjectivisante et une conception objectivisante de l'aspect ?

5. Temps et aspect
Il aurait été présomptueux et irréaliste d'attendre de cette
rencontre une résolution des problèmes posés par la relation entre
l'aspect et le temps, dès lors qu'après un siècle de recherches
linguistiques actives en ce domaine, on n'y est toujours pas parvenu.
Il faut observer toutefois qu'en termes d'aspectualité et de tempora­
lité, et grâce au potentiel explicatif des opérations d'embraya­
ge/débrayage, la question se pose différemment. Les différentes
communications auront permis au moins de confronter un grand
nombre de positions et de distinctions :
- temps impliqué/temps expliqué (G. Guillaume, chez G. Gon-
froy);
- durée interne/temps déictique (Z. Guentcheva, C. Van
Schoonevelt);
- temps interne des sujets/temps interne des objets et des
phénomènes (F. Marsciani, J. Petitot, Cl. Zilberberg);
- temps de l'expérience/temps de la représentation (P. Boudon,
J.-Cl. Coquet, G. Gonfroy).
G. Gonfroy fait observer à plusieurs reprises, dans les grammaires
médiévales sur lesquelles il enquête, une confusion entre temps
verbal et temps des philosophes; à la lecture de l'ensemble des
contributions, on constate qu'il faudrait en fait distinguer quatre
acceptions du « temps » :
- le temps physique, dont le devenir représente, selon J. Petitot,
l'action dans les états de choses;
- le temps linguistique, fondé, comme le rappelle J.-Cl. Coquet,
sur le présent (et la présence) du sujet du discours;
15

- le temps intime des sujets de l'expérience et de la perception,


appelé «tempo» par Cl. Zilberberg;
- la durée interne des procès.
G. Gonfroy fait observer à ce sujet que l'homme médiéval connaît
une grande mutation : avant, le sujet de la perception ne connaît
que la durée interne des phénomènes, l'expérience qualitative du
passage et du transit, à l'image des rythmes internes du corps; après,
un sujet cognitif capable de mesurer le temps parvient à connaître
un temps externe, quantifié, rationnel et réversible.
Le temps de l'expérience et de la perception (ou l'expérience et
la perception du temps) supposent un actant syncrétique, où les rôles
de sujet et d'objet ne se distinguent pas encore; la référence à
Merleau-Ponty (chez J.-C1. Coquet et G. Gonfroy, notamment) est à
cet égard significative. Cet actant est ensuite scindé en un sujet
cognitif (qui mesure, qui projette, qui segmente...) et un objet ou
phénomène (qui se présente comme un entier autonome, démarqué
et catégorisé) : ainsi naissent respectivement le temps «externe»,
«narratif» et la durée «interne», «perfective». Au moment de la
manifestation discursive, le sujet d'énonciation dispose des opéra­
tions d'embrayage et de débrayage pour retrouver soit 1'« implica­
tion» de la perception dans le procès, soit 1'« explication » du procès
par l'observateur; soit l'aspect intrinséque, soit le temps déictique.
Quelle que soit la solution adoptée, il ne semble pas en tous cas
qu'on puisse se passer du sujet de la perception pour articuler
l'aspect et le temps.

6. De l'epistémologie à l'axiologie
C'est pourquoi la réflexion sur l'aspect débouche si souvent sur
la théorie de la connaissance; ce qui, pour Cl. Zilberberg est en
l'occurrence inévitable, puisque l'aspect traite, entre autres, des
relations entre la prédication et la référence. Que ce soit pour
opposer la perception et la conceptualisation (J.-Cl. Coquet), les
opérations cognitives et leur codage (C. Van Schoonevelt), la
compétence cognitive et l'activité perceptive du spectateur du film
(M. Colin), le solipsisme méthodologique et l'écologisme (J. Petitot),
le débat sur l'aspect, le temps et le devenir retrouve les grandes
questions de l'épistémologie contemporaine... et classique : la théorie
sémiotique repose-t-elle sur une théorie de la perception ou de la
cognition ? les structures sémiotiques sont-elles de pures construc-
16

tions du sujet de la connaissance, ou sont-elles déjà peu ou prou


inscrites dans les choses mêmes, en tant que formes qualitatives du
monde physique ? la théorie de la signification sera-t-elle générative
ou monadologique ? multiplanaire ou uniplanaire ?
Ce débat n'est ni récent ni original, mais il survient ici avec une
acuité particulière, à propos de l'aspectualisation, parce que ce
domaine est adjacent à, et solidaire de la modalisation (L.
Fogsgaard, Cl. Zilberberg), de l'énonciation, de l'actantialité (P.A.
Brandt, L. Fogsgaard), de la quantification (P.A. Brandt, J. Fonta-
nille).
La particularité de cette «épistémologie aspectuelle» tient à ce
qu'elle débouche sur une axiologie, et plus précisément sur une
éthique et une esthétique. Devenues mesurables, les formes aspec-
tuelles peuvent être évaluées : elles sont alors «normales»,
«excessives» ou «insuffisantes» (D. Pessoa Luz de Barros); si les
tensions qu'elles articulent sont interprétées comme résultant
d'équilibres variables entre des forces antagonistes, dispersives et
cohésives, la quantification projetée sur les figures du monde ne
relève plus seulement de la théorie de la connaissance, mais devient
en outre l'enjeu d'un conflit esthétique, d'une esthétique qui repose
sur une éthique (J. Fontanille, à propos de Baudelaire).
Morphologique dans son acception initiale, puis discursive quand
s'étend la problématique, l'aspectualisation devient en fin de compte
stratégique car, en jouant de l'imperfectif et du perfectif, le discours
chemine d'une certaine manière entre la perfection et l'imperfection.

A.-J.GREIMAS
J. FONTANILLE
L'aspect dans l'événement

Positions de base
1. - Une même démarche sémantique peut être appliquée à tous les
niveaux de la construction du signe. Du morphème (lexème ou
grammème) au texte, en passant par la lexie ou la phrase, pour nous
limiter aux étapes universelles, les composantes de l'analyse du sens
sont de même nature, bien que leur complexité diffère.

2. - Sur le plan conceptuel des représentations mentales, c'est


l'événement (noté E) qui en est la base, lequel peut s'analyser en ses
composantes (recherche des entités, des propriétés, des relations, des
localisations...) et se caractériser par ses enchaînements avec
d'autres événements :

3. - La théorie des catastrophes de René Thom fournit une sugges­


tion de représentation visualisée des événements qui est très proche
des intuitions d'images mentales des individus et qui permet de
18

figurer la plupart des éléments qui, en langue naturelle, apparaissent


dans l'énoncé. Ces schèmes analytiques (SA) sont indépendants des
classes syntaxiques (un lexème comme - écri- n'est ni verbe, ni
substantif, ni adjectif) et renvoient à des types d'événements. Nous
les présentons dans Théorie et analyse en linguistique (Hachette,
1987).

4. - Les linguistes ont l'habitude de choisir un verbe lorsqu'ils


traitent de l'aspect. Or les substantifs ou les adjectifs sont également
aspectualisés : négocier ou négociation suggèrent un même procès
pouvant être saisi à des stades différents de développement. Dans
négociable, il y a en outre une ouverture modale («qui peut être
négocié») où la prospective modale rappelle l'imperfectivité aspec-
tuelle. Cette affinité d'effets de sens correspond à une même
représentation noémique.

5. - On ne peut dire que lire est «perfectif» ou «imperfectif». Il


convient de considérer l'activité dans son entier événementiel. Le
choix du lexème (li-, lect-, lis- ) par l'émetteur (ou son interprétation
par le récepteur) implique :

- un auteur de l'acte : El (Jean )


- un objet, support de texte : E2 (journal)
- une relation agissante orientée (de El vers E2)
- une modification du SAVOIR de El
N.B. : E désigne une entité.

Voici le schème analytique minimal que nous proposons :


19

α = état du SAVOIR de Jean au départ


ß = état du SAVOIR de Jean à l'arrivée

■ début et fin d'activité de Jean.

Naturellement, ce schème analytique pourrait s'écrire analyti-


quement :

ou de toute autre façon. On perd dans ce cas toutes les incitations à


voir le schème analytique sous tous ses parcours possibles. Quant aux
écritures du type

lire (Jean, journal)

elles n'offrent aucun intérêt, puisqu'elles ne se différencient pas de

découper (Jean, journal)

6. - Les nombreux «systèmes aspectuels» produits par les linguis­


tes sont des classements par types (de 4 à 8 généralement), in
abstracto, au niveau du sémantisme en langue d'un verbe à l'infi­
nitif, hors contexte énonciatif. On privilégie ainsi un trait sémique
«souvent constaté», mais comment affirmer que lire est une activité
« imperfective » ? Toute activité humaine volontaire est supposée
avoir un début et une fin. Mais l'espace entre les deux est plus une
question de vision responsable associant une intentionalité et un
désir de métaphorisation, que de réalité. La seule chose qu'on puisse
dire de lire est sa morphologie topologique et chronologique illustrée
par le schème analytique.
20

L'aspect dans l'ensemble des visées


Un schème analytique peut être saisi sous quatre angles, dont
nous donnons ici les caractéristiques en conservant le même
exemple.

1. - La visée diathétïque, ou lieu d'entrée dans le schème aspectuel,


aura pour conséquence le choix d'une diathèse directe (notée D) ou
inverse (notée I) :

(+) et (-) indiquent les relations de puissance.

Les manifestations en pourraient être :

D : Jean / lire / journal (El → E2)


I : journal / être lu / (par) Jean (E2←El)

Une diathèse neutre (notée N) quant à la relation puissancielle,


centrée sur l'événement lui-même, rejetant les entités dans la marge
(décision de l'énonciateur), serait :

N : y avoir lecture / journal / (par) Jean

2. - La visée as pectuelle suppose que l'énonciateur considère le


procès (ou l'état) d'un certain point de vue (noté V) quant à son
déroulement :
21

Quelques exemples :

D, v1 : Jean / ne pas avoir encore lu / journal


I, v1 : journal / ne pas encore avoir été lu / (par) Jean
N, v2 : lecture / journal / (par) Jean / «être en cours»
D, v3 : Jean / avoir lu / journal
I, v3 : journal / avoir été lu / (par) Jean
N, v3 : lecture / journal / (par) Jean / « avoir eu lieu »

Tous les auxiliaires aspectuels peuvent ajouter des traits à ces


formes de base :

I, v2, inch. : journal / commencer à être lu / (par) Jean


N, v2, cont. : lecture / journal / (par) Jean / «se poursuivre»

3. - La visée temporelle reflète le moment de parole (to) ou un


repère fictif (ti) :
22

D, v1, ANTE : «Jean n'avait pas encore lu le journal


lorsqu'il entendit à la radio que...»

D, v1, POST : «Jean n'aura pas encore lu le journal


lorsqu'il devra prendre la décision».

D, v2, to : «Jean est en train de lire le journal»

N, v2, cont., ANTE : « Alors que la lecture du journal se poursuivait,


on entendit un bruit».

4. - La visée modale manifeste l'attitude de l'énonciateur sur son


propos. Ce sont les grandes catégories noémiques de l'épistémique,
du déontique et de l'axiologique, et ainsi que, croyons-nous, de la
détermination et de la quantification.

N, v2, cont., to, AXIO. :

Conclusions
1. - Tout schème analytique figurant un événement peut être saisi
par l'énonciateur sous quatre classes de visées, qui se manifesteront
dans la langue naturelle à travers des signes très divers.
23

2. - Ce qui est dit ici de l'événement manifesté au niveau de


l'énoncé (simple ou complexe) vaut également pour le texte.
On peut poser des macro-événements qui seront des
enchaînements, analysables et figurables par les mêmes techniques
de représentation.
Le mot (lexie) médecin intègre un micro-événement :

L'énoncé simple traduit généralement un événement : « J'ai été


guéri grâce à un excellent médecin de campagne».
Au niveau textuel Le médecin malgré lui inclut ce même schème
macroévénementiel, et les quatre visées peuvent également lui être
appliquées, à condition de les situer dans la perspective d'une
conceptualisation généralisante.

Bernard POTTIER
Université de Paris-Sorbonne
Enquête sur la préhistoire
de la notion d'aspect verbal

N'étant pas un théoricien de la linguistique, mais un «con­


sommateur» de théories linguistiques, que je mets au service de mon
objet prioritaire d'études d'édition et le commentaire de traités de
grammaire et de poétique médio-latins et vernaculaires), je mesure
l'imprudence qui fut mienne en proposant à l'organisateur d'un
colloque aux ambitions doctrinales aussi relevées, J. Fontanille, une
enquête sur la préhistoire de la notion d'aspect verbal; l'ampleur du
champ et la complexité du problème rendent en effet la tâche
malaisée et risquent de conduire toute recherche de ce type dans une
impasse, où le superficiel le disputerait à l'inutile. Puisse-t-on
conclure, au terme de cette présomptueuse tentative, que la mission
n'était pas totalement impossible...

Qui dit enquête dit définition précise de l'objet de la quête et


délimitation du domaine d'investigation. L'extension spatiale du
champ sera vite bornée : on ne s'occupera ici que de quelques gran­
des langues d'origine indo-européenne. Les limites diachroniques se
déduisent du propos lui-même : on interrogera le corpus gramma­
tical d'Occident, depuis Denys le Thrace jusqu'à la fin du XYIIIe
siècle; et déjà, le terminus a quo se dérobe, dans la mesure où il n'est
nullement assuré que la Techne Grammatike soit de Denys le Thrace:
le terminus ad quem, en revanche, ne souffre guère contestation;
26

au-delà du XVIIIe siècle commence l'histoire, et non plus la préhis­


toire, de la notion d'aspect grammatical : l'emploi métalinguistique
du terme semble en effet remonter à la traduction en 1829 par Ch.
Ph. Reiff de la Grammaire russe de Grec. Notre propos se situe donc
antérieurement : il s'agit, en se penchant sur la conception du verbe
qu'offrent les traditions grammaticales du passé, de déceler les
éventuelles amorces d'une réflexion touchant, de près ou de loin, à
la notion d'aspect verbal. Il n'est certes pas question d'explorer
l'intégralité de la tradition grammaticale occidentale, ne serait-ce
que sur ce seul point, dans le cadre restreint du présent exposé; on a
donc délibérément choisi d'éclairer, plus que d'autres, certaines
doctrines car elles constituent de précieux révélateurs de la pensée
linguistique de leur temps. C'est ainsi que les grammaires vernacu­
laires médiévales ont été plus fortement sollicitées qu'à l'accoutumée
dans la mesure où elles témoignent du piège dans lequel se trouve
enfermé le grammairien, coincé entre sa vision aprioristique des
catégories linguistiques, héritées des auctores, et la réalité des faits
dont il lui faut rendre compte. On ne s'étonnera pas, d'autre part,
que le choix des auteurs et des doctrines bouscule quelque peu les
hiérarchies habituellement reçues. Ce n'est pas tant la valeur
intrinsèque d'une œuvre qui intéresse l'historien de la linguistique,
c'est son impact ultérieur, sa réinscription dans les développements
théoriques qui vont suivre. Ainsi Varron est-il ignoré de la tradition
grammaticale médio-latine, à une époque, pourtant, où la gramma­
tica était la science majeure, alors que les analyses repartent tou­
jours de Donat et/ou de Priscien.
L'exposé sera logique et non chronologique (1), ce qui ne
surprendra personne dans un colloque consacré à l'aspect.
Nous venons de délimiter le domaine de l'enquête; reste à
définir précisément ce que l'on cherche et comment le chercher. En
première analyse, je m'en tiendrai à la conception qui me paraît
avoir - et en tant que médiéviste, je ne manifeste guère, ce faisant,
la preuve de beaucoup d'originalité - la vertu explicative la plus
puissante, c'est-à-dire celle de G. Guillaume. Résumons-en les
données essentielles : tout procès peut être situé sur l'axe du temps
par rapport à des repères extérieurs, qu'ils relèvent de la temporalité
objective (passé, présent, avenir), qu'ils soient constitués par
d'autres procès ou qu'ils se définissent par rapport au moment

(1 ) Pour des repères chronologiques succincts, v. infra p. 48.


27

d'énonciation. Ces repères, relatifs ou absolus, s'inscrivent dans une


chronologie externe par rapport au procès : ils appartiennent au
«temps expliqué». Parallèlement, tout procès implique en soi une
idée de durée, si minime soit-elle. Ce temps inhérent, partie inté­
grante de la substance du verbe, lui est indissociablement lié. C'est le
«temps impliqué». Comme le dit Guillaume, «est de la nature de
l'as pect toute différenciation qui a pour lieu le temps impliqué. Est
de la nature du temps toute différenciation qui a pour lieu le temps
expliqué» (2). C'est donc toute analyse qui ressortisse, si peu que ce
soit, au temps impliqué ainsi défini, que nous nous emploierons à
débusquer, à l'exclusion, bien entendu, des manifestations lexicales
de l'aspect, que les anciens avaient d'ailleurs parfaitement perçues.
Quant à la méthode, elle s'efforcera de suivre le conseil que
donnait naguère S. Auroux, dans l'article de synthèse qui ouvrait la
livraison de Langue Française consacrée à l'histoire de la linguis­
tique : «Actuellement, la stratégie la plus efficace paraît la concen­
tration sur quelques questions théoriques bien localisées. Je veux
dire qu'il faut pratiquer une histoire «hypothético-confirmative»,
aborder les documents avec des questions précises à résoudre» (3).
C'est cette démarche que l'on espère avoir ici adoptée.
Les grammairiens occidentaux ont toujours accordé, dans la
description des parties de discours, une place essentielle, souvent
prépondérante, au verbe, ressenti comme le constituant phrastique
par excellence. Mais leurs divergences quant à sa nature sont
considérables. En simplifiant, on peut considérer que trois concep­
tions du verbe se sont historiquement affrontées, qui l'ont tour à
tour emporté. La première, la moins susceptible a priori d'éclairer
notre enquête, réduit le verbe à sa seule morphologie; la seconde, à
l'opposé, ne l'envisage que sous l'angle logique (et parfois syntaxi­
que); la dernière, que l'on pourrait qualifier de morphosémantique,
cherche à donner du verbe une saisie globale, l'accent se déplaçant
au gré des théories sur l'un ou l'autre pôle. Bien entendu, les cloisons
entre ces trois conceptions ne sont pas aussi étanches qu'on a choisi
de le faire apparaître ici, pour la clarté de l'exposition, et l'on peut,
j'en suis parfaitement conscient, discuter la validité du classement
opéré.

(2) Langage et science du langage, Paris, Nizet; Québec, Presses de l'Uni­


versité Laval, 1964, p. 48 et note 8.
(3 ) Langue Française 48, 1980, p. 15.
28

I. La conception morphologique du yerbe


A cause même des conditions historiques (que l'on songe au rôle
joué par les stoïciens et par Aristote) dans lesquelles s'est forgée la
doctrine grecque, jamais une conception purement morphologique
du verbe ne s'est manifestée dans cette tradition. En revanche, la
doctrine divulguée à partir des Artes de Donat s'y est fort bien
prêtée. Certes, la définition liminaire du chapitre dévolu au verbe
dans VArs Maior conserve l'ensemble des éléments hérités des
Grecs :

Verbum est pars orationis cum tempore et persona sine casu out
agere aliquid aut pati aut neutrum significans (4).

Mais on comprend qu'il ne s'agit précisément que d'un legs,


puisque les notations sémantiques de la définition ne sont jamais
exploitées par la suite, alors que les divers «accidents», c'est-à-dire
les catégories morphologiques pertinentes du verbe, sont détaillées
dans la suite du chapitre :

Verbo accidunt septem, qualitas, coniugatio, genus, numerus,


figura, tempus, persona (5).

Le mode disparaît en tant que tel des accidents du verbe et ne


constitue plus qu'une sous-espèce de la qualitas, en compagnie de la
forma, qui subsume les éventuelles inscriptions lexicales de l'aspect
fréquentatif ou inchoatif (lectito, «lire fréquemment» par opposi­
tion à lego ou fervesco, «se mettre à bouillonner» par opposition à
ferveo). Quant au genus (littéralement, «genre»), il désigne la
diathèse.
On retrouvera, superficiellement abrégée, la même présentation
dans l'Ars Minor (6) dont la fortune comme outil pédagogique de
base fut considérable durant toute l'époque médiévale. Les Artes de

(4) Ed. Holtz, II, 12, 632, 5-6 : «Le verbe est une partie de discours avec
indication de temps et de personne, mais sans indication de cas, et exprimant
activité, passivité ou ni Tun ni l'autre (neutre)». (Sauf mention contraire, les
traductions sont de notre fait ).
(5) Ibid., 6-7.
(6) V. éd. Holtz, Ars Min., 4,591 sqq.
29

Donat instituent une vulgate grammaticale, aisément reconnaissable


à l'ordre d'exposition des parties de discours, qui se distingue à la
fois de celui des Grecs, de celui de Varron et de celui retenu ulté­
rieurement par Priscien.
La description des accidents liés aux temps (tempora) n'en a
donc que plus d'intérêt pour nous; elle rappelle la doctrine grecque
telle qu'elle s'incarne, par exemple, dans la Techné, mais privée de
l'indication (l'affinité de certains temps entre eux) la plus utile à
notre recherche, nous y reviendrons :

Tempora verbis accidunt tria, praesens praeteritum et futurum :


praesens, ut lego; praeteritum, ut legi; futurum, ut legam. Sed
praeteriti temporis differentiae sunt tres, imperfecta, perfecta,
plusquam perfecta : in per fecta, ut legebam; perfecta, ut legi;
plusquam perfecta, ut legeram. Ergo in modis verborum quinque
tempora numerabimus, praesens, praeteritum inper fectum,
praeteritum perfectum, praeteritum plusquanper fectum,
futurum (7).

On remarque d'emblée la confusion, ou du moins, l'absence de


distinction claire entre le temps objectif, celui des philosophes, et
l'expression linguistique du temps, sous la forme de tiroirs verbaux,
autrement dit entre time et tense. Tempus, tout comme chronos ou
temps, dénote en effet l'un et l'autre. Dans la définition, il est
manifeste que tempus praeteritum désigne d'abord le passé (temps
objectif), puis les divers tiroirs verbaux exprimant le passé. Cette
bivalence sémantique de tempus ne sera guère nettement perçue
avant le XVIIIe siècle. Donat se livre donc ici à une opération
d'étiquetage, mais sans que jamais ne soit explicitée la ratio des
dénominations, qu'il hérite de la tradition. L'opération est d'ailleurs
loin d'être satisfaisante en elle-même, puisque le futur antérieur
(type legero ) est effacé, comme il le sera chez Priscien, sans doute
par une soumission excessive au modèle grec, qui tendait à éliminer
le parfait futur, à la fois parce qu'il était peu usité et ressenti comme

(7) Ars Mai., II, 12, 637, 12 sqq : «Trois temps caractérisent le verbe :
présent, passé et futur : présent, comme lego; passé, comme legi; futur, comme
legam. Mais le passé offre trois variétés : imparfait, parfait, plus-que-parfait :
imparfait, comme legebam; parfait, comme legi; plus-que-parfait, comme legeram.
C'est pourquoi il y a cinq temps dans le mode du verbe : présent, prétérit impar­
fait , prétérit parfait, prétérit plus-que-parfait, futur ».
30

atticisme. D'où, dans toute la tradition artigraphique médiévale, le


rejet du futur antérieur dans le mode subjonctif (conjonctif ) , où il
se confond inexplicablement avec le parfait (legerim), malgré
l'évidence de leur opposition morphologique à la première personne;
il faudra attendre 1531 pour que Dubois, dans sa grammaire du
français, réintroduise le futur antérieur comme tiroir de l'indicatif.
On constatera enfin que la distinction aspectuelle fondamentale
infectum - perfectum, si lucidement mise à jour par Varron (8), est
complètement occultée, les formes ne se distribuant plus symétri­
quement en fonction de cette opposition thématique de base, mais de
façon incomplète, selon l'axe du temps objectif.
Dès Donat se trouve donc posé un ensemble d'éléments, qui vont
constituer la base de l'enseignement grammatical relatif au verbe et
ce, pour de longs siècles :
- primat du morphologique sur le sémantique ou le fonctionnel ;
- polysémie mal maîtrisée du signe temps;
- réduction, voire effacement, du mode;
- rejet du futur antérieur hors de l'indicatif;
- élimination de toute notation de type aspectuel, à l'inverse de
la réflexion linguistique grecque ou varronienne.

Ainsi l'enseignement élémentaire médiéval reprend, pour


l'essentiel, la définition de Donat, comme on le voit dans les rares
attestations en langue vulgaire qui nous soient parvenues :

«Qu'est verbe ? C'est une partie d'oreson qui senefie feire ou


souffrir avec meufs, temps, formes et personnes du verbe, sans
case. » (9)

De même, la désignation des tiroirs verbaux reproduit les Artes


donatiens :

«Quanz temps a l'indicatif? V. Quiex? Le présent, le prétèrit


non parfait, le prétérit parfait, le prétérit plus-que-par fait et le
futur.» (10)

(8) V. infra p. 42
(9 ) Thurot, Notices et extraits de divers manuscrits latins pour servir à l'his­
toire des doctrines grammaticales au Moyen Age, Paris, 1868, p. 182. «Qu'est-ce
qu 'un verbe ? C'est une partie de discours qui exprime activité ou passivité, avec
modes, temps, formes et personnes verbales, mais sans cas.»
(10) Ibid., p. 184. «Combien existe-t-il de temps à l'indicatif ? Cinq.
Lesquels ? Le présent, le prétérit imparfait, etc.»
31

Quant aux théoriciens, ils excluent de la définition du verbe


toute idée de durée; ainsi Pierre Hélie, dans sa Summa super Pris-
cianum, dont l'influence tant directe qu'indirecte, au travers du
Speculum Doctrinale de Vincent de Beauvais, fut considérable, écrit
au XIIe siècle :

Nec illud dico quod verbum consigni ficet tempus quantative,


quod antiqui dicebant, sed potius quod consignificattempus ut
ad predicamentum «guando» pertinet. Qui enim dicit cucurri
actum quidem currendi principaliter designat, sed quando
significat secundario (11).

Ce texte est particulièrement éclairant pour nous : Pierre Hélie


conserve au verbe sa capacité à situer un procès dans le temps,
admet donc que le verbe «explique» le temps, mais lui dénie radi­
calement la possibilité de 1' «impliquer». Cette position tranchée
cesse de surprendre si l'on se rappelle que Pierre Hélie constitue Tun
des jalons essentiels entre la tradition latine et la grammaire spé­
culative des Modistes : il lui fallait éliminer tout ce qui lui semblait
subalterne par rapport à l'essentiel, le mode de fonctionnement
logico-syntaxique du verbe.
La conception purement formelle du verbe, solidement installée
dans la tradition de l'enseignement grammatical, ne pouvait qu'être
renforcée par ce type d'analyses. Elle triomphe dans sa pureté
absolue au XVIe siècle chez un Ramus, en qui l'on a voulu voir, non
sans quelque naïveté, un ancêtre du structuralisme. Il est vrai que
Ramus cherche à distinguer de façon irréfutable typologie des
formes et considérations sémantiques. Il procède donc par dicho­
tomies successives, dont le rôle est de fonder les classes morpholo­
giques. Le verbe lui apparaît par conséquent comme «un mot qui a
en partage le nombre de la personne et le temps. La variation du
verbe faite par ses accidents s'appelle conjugaison» (12). Dans sa
grammaire latine, intitulée Scholae in tres primas liberales artes
(1559), la formulation était encore plus concise : «Verbum est vox
numeri cum tempore et persona» (13).

(11 ) Ibid., p. 182. «Je ne dis pas, contrairement aux anciens, que le verbe
consignifie la durée, mais plutôt qu 'il consignifie le temps relativement au moment
de l'action. En disant «j'ai couru», on désigne principalement l'acte même de
courir, mais, secondairement, le moment de l'action. »
(12) Gramere (éd. de 1562), p. 49; la formule sera reprise dix ans plus tard
dans sa Grammaire (éd. de 1572 ), p. 74.
(13) P. 243.
32

Le mode y est écarté des accidents du verbe avec une intéres­


sante réfutation du psychologisme en linguistique :

Modus grammaticus, ut Priscianus octavo libro ait (14), est


diversa inclinatio animi, varios eius af fectus demonstrans. Haec
de fînitio nihildefinit, et voluntatis humanae definitio potius
fuerit, quam ullius verbalis proprietatis (15).

Mais le classement formel qui découle de cette suppression n'y


gagne pas en clarté... Le subjonctif présent est ainsi qualifié de
second présent. De plus, les formes des temps composés sont exclues
du paradigme verbal et traitées dans la syntaxe en tant que péri­
phrases verbales. N'est pas non plus abordé le statut du pronom au
sein du groupe verbal, alors que l'accent mis dans la définition sur la
notion de personne laissait espérer une étude de ce type; la fonction
logique ou syntaxique du verbe est passée sous silence. En un mot,
les processus énonciatifs que traduit le verbe sont tous éliminés.
Soulignons que la conception de Ramus n'est nullement isolée :
le ramisme essaimera largement en Angleterre jusqu'à la fin du
XVIIe siècle; il exerce également une influence considérable par
l'intermédiaire de l'héritier spirituel de Ramus, Sanctius, dont la
Minerve (16) conduit plus avant l'entreprise de formalisation de la
langue en lui donnant le prolongement syntaxique nécessaire.
Nous voici parvenus au terme d'un processus continu d'évi-
dement du signifié verbal : partant des indications non strictement
formelles que Donat et la tradition grammaticale élémentaire
conservaient encore, on en arrive à une vision purement morpho­
logique du verbe; il n'est pas surprenant que les indices d'une
réflexion de type aspectuel s'en soient trouvés progressivement
écartés. De même que l'on ne sera guère surpris que la seconde
grande conception du verbe, sa conception logique, n'y ait pas été
plus réceptive.

(14) Cf. éd. Keil, Gram. lat., II, 421, 17.


(15) Scholae, p. 245. «Le mode grammatical, tel que Priscien le définit dans
le livre VIII, correspond aux diverses dispositions de l'esprit, manifestant ses dif­
férents mouvements. Cette définition ne définit rien et constituerait bien davantage
une définition de la volonté humaine que de la propriété d'un verbe. »
(16) Sur la dette de Sanctius à l'égard des thèses ramusiennes, v. la récente
traduction de G. Clerico, ainsi que sa copieuse introduction (en particulier, pp. 62
sqq.) : Sanctius, Minerve, trad. et éd. de G.C., Presses universitaires de Lille,
1982.
33

II. La conception logique du verbe


Elle s'inscrit bien évidemment dans la tradition aristotélicienne
et prend sa source chez l'auteur du De inter pretatione lui-même.
Mais les définitions du verbe (rhema) avancées par Aristote
présentaient leur objet tant du point de vue grammatical (« le verbe
est un composé de sons significatifs, avec idée de temps, et dont
aucune partie n'est significative en elle-même, comme dans les
noms; car homme ou blanc ne signifient pas le moment, tandis que il
marche ou il a marché signifient en plus l'un l'époque présente,
l'autre le passé» (17)) que du point de vue logique («le verbe est
toujours le signe de ce que l'on dit d'une autre chose, à savoir de
choses appartenant à un sujet ou contenues dans un sujet» (18)), si
bien que ni les grammairiens grecs, ni même les grammairiens latins,
n'ont jamais oublié que le verbe était « le nom qui signifiait en plus
le temps» (19).

C'est seulement la grammaire médiévale la plus exigeante sur le


plan théorique, celle des Modistes, qui va aiguiller la réflexion
linguistique sur le rôle logique et fonctionnel du verbe au sein de la
proposition.
La grammaire spéculative, mieux connue depuis les travaux de
Pinborg, de Bursill-Hall ou d'I. Rosier (20), excite la curiosité du
linguiste moderne, malgré la difficulté des textes, car elle se présente
comme un corpus doctrinal étonnamment solide et ambitieux : les
Modistes revendiquent en effet l'autonomie de leur science par
rapport à la logique; ils affirment la vocation universelle de leur

(17 ) Poétique, ch. 20, 1457, a.


(18) De Interpretatione, ch. III.
(19) Ibid., ch. II, 16 b. La formule d'Aristote (to prossemainon khronon ) a
été correctement interprétée par la tradition grammaticale latine puis médio-latine,
qui traduit prossemainei soit par adsignificare, soit par consignificace, soit par
connotare.
(20) La difficulté intrinsèque des textes et l'accès malaisé à l'ensemble du
corpus (seuls quelques Modistes ont fait l'objet d'une édition récente) rendent
d'autant plus précieuses les synthèses parues depuis une trentaine d'années . V . J .
Pinborg, Die Entwicklung der Sprachtheorie im Mittelalter. Beiträge zur Geschichte
der Philosophie und Theologie des Mittelalters, Band 42, Heft 2, Münster-
Copenhagen, 1967; G.-L. Bursill-Hall, Speculative Grammars of the Middle Ages,
The Doctrine of partes orationis of the Modistae, La Hague-Paris, Mouton, 1971; I.
Rosier, La grammaire spéculative des Modistes, Lille, PUL, 1983.
34

grammaire, les différences entre langues n'étant qu'accidentelles; ils


distinguent clairement morphologie, syntaxe et sémantique : seules
les deux premières relèvent du champ grammatical, la troisième
étant renvoyée à la logique; la syntaxe, enfin, se définit comme
l'application de règles sur des éléments constructibles préalablement
définis.

Ces idées s'incarnent notamment dans leur conception du verbe,


qui se démarque clairement des positions antérieures. Nous avons vu
que Pierre Hélie dénie l'expression de la durée au verbe; simulta­
nément, sous l'influence d'Aristote qu'il lit dans Boèce, il affirme
que le verbe, avant même d'exprimer l'action ou la passion, sert à
désigner ce qui est dit d'autre chose (21). La fonction prédicative du
verbe, sa capacité à affirmer, passent donc au premier plan. Lorsque
la doctrine sera stabilisée, au siècle suivant, on retrouvera ces
mêmes principes.

Au cœur du système, la dichotomie entre modus entis (mode de


la permanence dans le temps, qui permet d'identifier les choses) et le
modus esse, dénommé aussi modus fieri ou modus fluxus, (mode du
changement et de la succession par lequel les choses peuvent subir
des transformations liées au temps) (22).
D'où la définition du verbe, telle qu'on la rencontre par exemple
chez Thomas d'Erfurt, le pseudo Dun Scott : Verbum est pars ora-
tionis significans per modum esse distantis a substantia (23). («Le
verbe est une partie de discours qui signifie selon le mode du procès
temporel, détaché de la substance»).
La substance désigne évidemment le sujet grammatical (suppo-
situm); mais, pour pouvoir être prédiqué d'un sujet, le verbe doit,
par nature, en être distant, comme l'exprime Boèce de Dacie : Omme
enimt quod de alio enuntiatur, enuntiatur de eo ut distans (24) (« Tout
ce qui est énoncé de l'autre en est énoncé comme en étant distant»).

(21 ) Thurot, op. cit., p. 178; Reperta sunt itaque yerba ad designandum quid
de altero dicitur et primo propter actionem et passionem.
(22 ) On mesurera la complexité et la subtilité de la conception du verbe chez
les Modistes en se reportant au chapitre consacré par I. Rosier à cette partie de
discours. V. op. cit. supra n. 21, pp. 117-123.
(23 ) Grammatica Speculativa, éd. Bursill-Hall, ch. XXV, 48, p. 214.
(24 ) Cité et traduit par I. Rosier, op. cit., p. 119.
35

Ce mode de signifier qui est celui de la distance par rapport à la


substance permet d'opposer le verbe au participe, qui, lui, n'est pas
distant de la substance. En plus de sa caractérisation par sa distance
à l'égard de la substance du sujet, le verbe se caractérise également
par sa distance à l'endroit de la substance objet. Tout le reste relève
des modes de signifier accidentels et non plus essentiels. Deux
d'entre eux définissent la constructibilité du verbe, respectivement
avec son sujet (la compositio) et avec son objet ou oblique (la
significatio ) . La compositio, qui permet au verbe d'entrer en
«composition» avec la substance et donc d'exercer sa fonction
prédicative, est un accident sans traduction formelle, ce que peut
indiquer le verbe universel est; car, comme l'écrit Thomas d'Erfurt :

...hoc verbum est in omni verbo includitur, tanquam radix


omnium; ideo compositio omni verbo inhaeret, per quam verbum
distans a sup posito ad suppositum principaliter inclinatur (25).

La significatio, symétrique de la compositio en ce qu'elle décrit la


relation du verbe à l'oblique, offre le mérite de briser la relation
binaire des logiciens, sujet-prédicat, pour instaurer une relation
symétrisée à trois membres.
Le mode du verbe, qui exprime, conformément à la vulgate
médio-latine, divers sentiments de l'âme, n'apparaît plus comme un
accident autonome du verbe, inscrit dans la morphologie; il se borne
à être la qualité (qualitas ) de la compositio, c'est-à-dire la qualité de
la relation du verbe au suppositum (26).
Quant au temps, il n'apparaît plus au centre de la définition du
verbe, ce qui consacre une nette rupture avec la tradition aristoté­
licienne. Certes la signification du verbe opère sur le mode du
mouvement (modus esse), et donc de la temporalité, mais le
moment et la durée de l'action sont perçus comme de purs accidents.
C'est si vrai que, de même qu'il existe des verbes impersonnels, il
pourrait exister des verbes intemporels. Le temps doit donc être

(25 ) Ch. XXVII, 52, p. 220. « Ce verbe est se trouve inclus dans tout verbe,
en tant que racine, pour ainsi dire, de tous les verbes ; c 'est pourquoi la composi­
tion est inhérente à tous les verbes, et c 'est à cause d'elle que le verbe, distant du
sujet, entre en combinaison avec lui ».
(26 ) V. Thomas d 'Erfurt, ed. cit., ch. XXVIII, 55, p. 224 : sed modus, ut est
accidens verbi, est qualitas compositionis, qua verbum inclinatur ad suppositum.
36

rejeté hors de la définition du verbe, contrairement à l'opinion des


anciens (27).

Il est clair que la conception fonctionnelle du verbe, telle que la


définissent les modistes, si prometteuse qu'elle puisse être sur le plan
syntaxique, se trouve fort éloignée des préoccupations aspectuelles.
C'est pourtant leur disciple le plus original, J.C. Scaliger, qui réha­
bilitera le signifié temporel et sera même à deux doigts de (re)dé­
couvrir les valeurs aspectuelles.
A la fois héritier de la grammaire spéculative et précurseur bien
connu de la grammaire générale, Scaliger repense les théories
médiévales en retournant aux sources, et, ici, directement à Aris-
tote. Son sens linguistique aigu - sa grammaire latine est considérée
comme la plus perspicace de la Renaissance - lui permet de redonner
au verbe un signifié temporel plein. Le verbe, écrit-il, est nota rei
sub tempore (28), «il est ce qui dénote la chose sous le rapport du
temps», précisant que ce trait suffit à distinguer le verbe de toutes
les autres classes de mots. Il interprète, en la commentant
longuement, la thèse aristotélicienne selon laquelle, si des substan­
tifs peuvent signifier le temps ( mois, année, temps, etc.), ils ne sau­
raient le consignifier, propriété qui appartient en propre au verbe :
rem fluentem significant, at non rei fluxum (29) («ils signifient la
chose s'écoulant, mais non le flux (les phases successives de
l'écoulement) de la chose»). Dans une analyse parfaitement cohé­
rente, il rejette l'action ou la passion hors de l'essence du verbe pour
en faire de simples accidents, dont il précise la portée : puisque le
verbe exprime un procès soumis au temps, son objet ne saurait être
le résultat de l'action qui la montre une fois achevée, mais l'action
elle-même. Si l'on dit scribo librum, le lieu de l'action - nous parle­
rions plutôt de l'objet - ne peut être le librum qui désigne l'œuvre
parvenue à son terme, mais la scriptio, l'acte même d'écrire (30).

(27 ) Sur ce point, v. l'analyse d 'I. Rosier, op. cit., p. 120.


(28 ) De Causis Linguae Latinae (édition Princeps ), Lyon, Sébastien Gryphe,
1540, p. 220.
(29) Ibid., p. 124. Sur sa perception tout à fait pertinente du couple signifi­
cado I consignificatio, v. l'étude de J. Stéfanini, «Aristotélisme et grammaire : le
De causis Latinae Linguae (1540) de J.C. Scaliger», in Histoire épistemologie
langage IV, fasc. 2, 1982, pp. 41-53.
(30) La perspicacité linguistique de Scaliger, en particulier dans le domaine
du verbe, a été mise en évidence par J. Stéfanini dans l'introduction de sa thèse
(La voix pronominale en ancien et en moyen français, Aix-en-Provence, Ophrys,
1962), pp. 48-53.
37

Ces réflexions, qui l'engagent à redéfinir en la simplifiant la


conception traditionnelle de la diathèse, ouvrent la voie au type
d'analyses que la Grammaire générale diffusera. C'est à cette occa­
sion qu'il remarque que les verbes «présentent les choses tantôt
dans leur être complet et parfait, tantôt en train de se faire» (31). On
pourrait croire un instant à une redécouverte des considérations
aspectuelles; en fait, il n'exploite cette intuition que pour montrer
que l'opposition entre verbes substantifs, qui dénotent l'essence, et
verbes adjectifs, qui dénotent le procès, peut être réduite.
Mais l'intérêt qu'on le voit manifester pour le signifié temporel
du verbe ne doit pas nous conduire à oublier que son analyse reste,
pour l'essentiel, logico-fonctionnelle. C'est pourquoi, malgré qu'en
aient ces Messieurs de Port-Royal, la Grammaire générale et rai-
sonnée doit beaucoup à Scaliger, dont les positions sont souvent
citées et parfois déformées.

Arnauld et Nicole optent pour une conception essentiellement


logique du verbe, renvoyant le balancier où les Modistes, qu'ils ne
connaissent qu'indirectement, l'avait laissé. Mais le dispositif de la
Grammaire générale et raisonnée est à la fois épuré et plus cohérent.
L'universalisme de la grammaire se fonde sur la raison; la relation
complexe entre les modi essendi de l'univers référentiel et les modi
intelligendi qui permettaient à l'esprit de les comprendre est évacuée;
l'opposition nom/verbe, fondée sur l'opposition permanence/ins­
tantanéité, héritée des Modistes au travers de la réinterprétation de
Scaliger, est réfutée, la fonction première du verbe tenant à sa
capacité d'affirmer. Le verbe «est un mot dont le principal usage est
de signifier l'affirmation» (32); il sert «à marquer la liaison que
nous faisons dans notre esprit des deux termes d'une proposition»
(33). Cette précellence du logique sur le linguistique est si forte
qu'Arnauld et Nicole se contentent de reprendre intégralement dans
leur Logique ou l'art de penser le chapitre du verbe, tel qu'il appa­
raissait dans le Grammaire générale et raisonnée.

(31) Cité et traduit par J. Stéfanini, op. cit., p. 49.


(32) Arnauld, A. et Lancelot, C , Grammaire générale et raisonnée, (1660),
ch. XII, p. 332. (Nous citons d'après l'éd. de 1803, précédée d'un Essai sur
l'origine et les progrès de la Langue françoise par M. Petitot et suivie du Commen­
taire de M. Duclos. )
38

Mais la Grammaire générale et raisonné e précise en outre qu'à la


signification première du verbe, l'affirmation, ont été associées
d'autres significations secondaires :

1. Un attribut; dans Petrus vivit, «vivit enferme seul l'affirmation et


de plus l'attribut d'être vivant»; ainsi «c'est la même chose de dire
Pierre vit, que de dire Pierre est vivant» (34). La suite illustre à
merveille la conception de Port-Royal :

De-là est venue la grande diversité des verbes dans chaque


langue; au Heu que, si on s'étoit contenté de donner au verbe la
signification générale de l'affirmation, sans y joindre aucun
attribut particulier, on n'auroit eu besoin dans chaque langue
que d'un seul verbe, qui est celui qu'on appelle substantif (35).

2. Un sujet, qui peut être explicite ou implicite;

3. Une mise en relation de l'affirmation avec le temps divisible en


époques; il existe ainsi

Un rapport au temps au regard duquel on affirme : de sorte


qu'un seul mot comme coenasti, signifie que j'affirme de celui
à qui je parle, l'action de souper; non pour le temps présent,
mais pour le passé. Et de-là est venue la diversité des temps, qui
est encore, pour l'ordinaire, commune à tous les verbes (36).

La signification fondamentale du verbe n'en demeure pas moins


l'affirmation. Là réside «ce qui est essentiel» au verbe, comme
l'atteste «sa seule vraie définition : vox significans affirmationem
(37). Les accidents du verbe apparaissent donc comme secondaires,
d'où le procès adressé à Aristote, accusé d'avoir pris un simple
accident du verbe (le temps) pour sa signification essentielle (l'af­
firmation). Or, comme l'analyse avec beaucoup de précision A. Joly,
la thèse d'Aristote «est que le verbe, en tant que prédicat, exprime à
la fois l'affirmation et l'existence, qu'il affirme l'existence de

(33 ) Ibid.
(34) Ibid., p. 333.
(35 ) Ibid.
(36) Ibid.
(37) Ibid.. p. 337.
39

l'attribut. On comprend que, du même coup, la temporalité, étroi­


tement liée à l'existence, soit elle aussi reléguée à l'arrière-plan»
(38).
La conception de Port-Royal, qui domine son siècle et au-delà,
bloque absolument toute velléité de réflexion sur la temporalité et,
plus encore, sur l'aspectualité. Pourtant, dans un mouvement dialec­
tique qui n'est pas sans rappeler celui de Scaliger à l'endroit des
Modistes, c'est à partir de ce lieu théorique qu'Harris (39) en
Angleterre et Beauzée (40) en France rouvriront ce chantier, en
frayant cette fois de fructueuses pistes.

Comme il y avait tout lieu de le supposer, cette seconde piste


d'enquête, l'exploration des conceptions logico-fonctionnelles du
verbe, n'a guère été féconde; en dehors de quelques fulgurances,
comme celles de Scaliger, l'aspectualité n'y affleure jamais. Avant de
clore le dossier, il nous reste encore à examiner ce que j'ai appelé :

III. La conception morphosémantique du verbe.


Là encore, ce sont les définitions grammaticales d'Aristote que
nous trouvons à la base de toute la réflexion linguistique ultérieure.
Mais le terrain, du moins pour l'antiquité classique, est mieux connu;
de plus, nous avons la chance que cette question ait fait l'objet
récemment, pour les grammairiens grecs, d'un réexamen approfondi
par J. Lallot (41) et une équipe de chercheurs. Leurs résultats invi­
tent à réinterpréter avec plus de prudence des données que l'on
croyait acquises. Je me bornerai donc à souligner ce qui me semble
essentiel pour notre enquête.

(38 ) V. A. Joly, « Temps et verbe dans les grammaires anglaises de l'époque


classique» in Histoire EpistémologieLangage VII, fasc. 2, 1985, p. 110.
(39 ) Sur ce point, v. infra p. 000.
(40) Plusieurs études récentes viennent de mettre en lumière le caractère
profondément novateur des thèses de Beauzée, notamment dans le domaine verbal.
V., en particulier, l'étude de M. Wilmet, «La modernité de Beauzée» in R.
Martin et H. Hasquin, eds., Etudes sur le XVIIIe siècle, Bruxelles, Ed. de
l'Université, 1981, pp. 109-123, ainsi que les travaux de P. Swiggers, «Temps et
verbe dans la théorie grammaticale des Encyclopédistes» in Lingua Posnaniensis
XXX, 1987 (1989), pp. 97-107 et «La description des modes verbaux chez
Beauzée » in Zeitschrift fur franzosische Sprache und Literatur 93, 1983, pp. 70-75.
(41) V. J. Lallot et alii, «Etudes sur les grammairiens grecs» in Histoire
Epistemologie Langage VII, fasc.I, 1985, 150 p.
40

La conception stoïcienne du verbe ne nous est en fait connue


que par la scholie de Stéphanos (42). Il s'agit donc d'un témoignage
isolé et tardif; partant, la reconstruction du système est éminemment
discutable. A l'en croire, les stoïciens classaient quatre des tiroirs
verbaux de l'indicatif d'un double point de vue, à la fois aspectuel
(traits pertinents extensif vs. accompli) et temporel (traits pertinents
présents vs. passé) :
le tiroir présent est un présent extensif;
le tiroir imparfait est un passé extensif;
le tiroir parfait est un présent accompli;
le tiroir plus-que-parfait est un passé accompli (43).
L'aoriste et le futur ne s'inscrivent pas dans ce modèle à double
caractérisation; ils en sont écartés comme indéfinis, la parenté
morphologique du radical dans de nombreuses formes de futur et
d'aoriste ayant sans doute renforcé ce choix. Le cas de l'aoriste est
tout à fait significatif : ce sont les corrélations adverbiales qui le
reversent tantôt dans la catégorie de l'extensif, tantôt dans la
catégorie de l'accompli.
Voilà ce que la scholie de Stéphanos nous laisse entrevoir de la
doctrine stoïcienne. A partir de là, l'histoire de la grammaire grec­
que semble bien marquer une évacuation progressive des notations
aspectuelles au profit des notations strictement temporelles.

La Techné de Denys le Thrace (44) nous laisse dans l'incertitude;


on se rappelle qu'il indique, dans sa définition des temps du verbe :

Il y a trois temps (présent, passé, futur); parmi ceux-là le


passé présente quatre variétés (imparfait, parfait, plus-
que-parfait, aoriste (45);

(42) Le texte de la scholie se lit in Grammatici Graeci, I, 3, p. 250 sqq.; pour


sa traduction, v. J. Lallot, op. cit., pp. 13-14.
(43) On trouvera dans l'article de J. Lallot, «La description des temps du
verbe chez trois grammairiens grecs (Apollonius, Stephanos, Planude)», outre la
bibliographie fondamentale, une analyse fouillée des principaux concepts. V'. op.
cit. supra n. 41, pp. 47-81.
(44 ) V. Grammatici graeci, I, 1. On lira une traduction commentée de la
Techne Grammatike, due à J. Lallot, in Archives et Documents de la Société d'His­
toire et d'Epistemologie des Sciences du Langage, n° 6, 1985, pp. 1-105.
(45 ) La traduction est celle de J. Lallot, à l'exception de la désignation des
temps verbaux, pour lesquels nous adoptons la terminologie usuelle.
41

C'est la formule adoptée par l'ensemble de la tradition antique et


médiévale. Mais il ajoute :

entre eux ( i.e. les tiroirs verbaux), il y a trois parentés : du


présent avec l'imparfait; du parfait avec le plus-que-parfait;
de l'aoriste avec le futur.

Cette seconde distribution des six tiroirs de l'indicatif est bien


différente de la première. Elle ne se fonde pas, à l'évidence, sur la
temporalité, puisqu'elle réunit, dans deux cas sur trois, des tiroirs
verbaux appartenant à des époques différentes. Le principe premier
de ce nouveau classement est à rechercher dans la forme des signi­
fiants verbaux : la parenté morphologique unissant chacun de ces
couples saute aux yeux, du moins pour les verbes réguliers (46). Mais
on ne peut s'empêcher de se demander si ces binômes morphologi­
ques ne traduisaient pas, sur le plan des signifiés, des relations d'une
autre nature, relevant des mécanismes aspectuels.

Malheureusement, la Techné, qui se borne à constater le fait sans


le commenter, ne nous est d'aucun secours sur ce point. La syntaxe
d'Apollonius Dyscole (47) apporte, en revanche, un éclairage pré­
cieux sur la place occupée par les mécanismes aspectuels dans l'étude
des temps verbaux chez les grammairiens grecs au début de notre
ère. Ainsi que le montre K. Schopsdau (48), les valeurs aspectuelles
conservent bien une vertu explicative, mais aux modes autres que
l'indicatif, ce qui revient à dire qu'elles se substituent aux valeurs
temporelles, quand celles-ci cessent d'être pleinement opératoires,
comme c'est le cas au subjonctif, à l'optatif et à l'impératif où
l'opposition des thèmes de présent et de parfait ne peut plus se
fonder sur des critères temporels. En d'autres termes, l'aspect
apparaît chez Apollonius Dyscole «comme une catégorie adventice,
imparfaitement dégagée de celle du temps» (49). C'est pourquoi J.
Lallot ne pouvait que conclure ainsi son étude d'ensemble :

(46) Par exemple : présent tupto et imparfait etupton; parfait tetupha et plus-
que-parfait etetuphein; aoriste etupsa et futur tupso.
(47 ) V. Grammatici Graeci, II, 2.
(48 ) V. « Zur Tempuslehre des Apollonios Dyskolos » in Glotta 56, 1978, pp.
273-394. L'article de J. Lallot cité supra complète et nuance le point vue exprimé
dans cette contribution (v., en particulier, pp. 51-69 ).
(49 ) Lallot, art. cit., p. 52.
42

On voit (...) comment, à partir de l'observation fondamentale


que le yerbe indique le temps, les grammairiens grecs ont
contribué à mettre au jour la catégorie que les modernes
nomment aspect. Mais on voit surtout combien cette catégorie,
conquise sur celle du temps, avec laquelle elle entretient en grec
des rapports complexes, a eu de la peine à s'imposer comme
pertinente à Vindicatif, mode par excellence de l'expression
temporelle (50).

Curieusement, l'histoire de la grammaire latine reproduit le


même schéma : Varron dessine un système à opposition aspectuelle,
que Priscien verra sans l'exploiter vraiment et que Donat éliminera
complètement.

J. Collart a montré avec une grande précision comment Varron


ne se satisfait pas de la distinction philosophique des trois époques
(51). La différence fondamentale qu'il convient d'établir, selon
l'auteur de De lingua latina, dans le système verbal latin, réside dans
l'opposition infectum I perfectum, ce que les contemporains ne
comprennent pas, ou du moins la plupart d'entre eux (fere omnes )
(52). Les tiroirs de l'infectum (imparfait, présent et futur) marquent
l'action inachevée, la présentent dans son développement; les tiroirs
du perfectum, symétriques des premiers (plus-que-parfait, parfait,
futur antérieur) la présentent comme accomplie. Bien entendu, et
comme pour Denys le Thrace, la forte inscription morphologique,
due à l'opposition des deux thèmes (tundo / tutudi), facilitait le
repérage du phénomène, mais Varron insiste bien sur sa nature; il
semble incontestable que pour lui la catégorie de la «durée» ait eu
plus d'importance que celle du temps (53). En revanche, il ne
parvient pas à s'affranchir des modèles grecs au point de ne pas voir
que le parfait latin cumule en système les valeurs de l'aoriste et du
parfait grecs.

Priscien, quant à lui, définit le verbe à la fois par son signifié :


«le propre du verbe est de signifier une action, sous la forme active

(50) Ibid., p. 77.


(51 ) V . J . Collart, Varron, grammairien latin, Paris, Les Belles Lettres, 1954,
pp. 186-188.
(52 ) De lingua latina, X, 47.
(53 ) V. ibid., X, 48 et le commentaire de J. Collart, p. 186.
43

ou passive» (54) et par ses accidents; nous retrouvons la formulation


de Donat, le mode en plus : «le verbe est une partie de discours qui
présente temps et mode, mais non le cas, et qui dénote action ou
passion» (55).
En décrivant la morphologie du verbe latin, Priscien emploie le
modèle de Denys le Thrace et établit correctement l'équivalence des
valeurs de l'aoriste et du parfait grecs avec le parfait latin. Mais,
bien qu'il reconnaisse la différence morphologique entre les deux
thèmes de l'infectum et du perfectum, il n'en tire aucune consé­
quence aspectuelle, marquant là un net retrait par rapport à Varron.
Il n'identifie pas non plus le futur antérieur, qu'il confond avec le
subjonctif parfait; sa soumission aux catégories grecques le conduit
encore à distinguer un mode subjonctif et un mode optatif, alors que
rien - et il le constate lucidement - dans la morphologie du latin ne
légitimait cette opération.
La doctrine de Priscien fige la conception morphosémantique du
verbe pour de longs siècles, pratiquement jusqu'au XVIIIe siècle;
son influence a donc été considérable : il n'est pas jusqu'aux défi­
nitions de Grevisse qui ne lui aient emprunté!

Nous prendrons, pour terminer, comme exemple du modèle


morphosémantique dérivé des Institutiones le cas de la grammaire
vernaculaire médiévale la plus complexe et la plus riche, les Leys
d'Amors (56). Le principal rédacteur des Leys, Guilhem Molinier, se
trouve placé devant un redoutable dilemme; d'une part, il dispose du
cadre théorique et descriptif latin, qu'il maîtrise parfaitement, tout
comme il connaît les spéculations grammaticales les plus récentes;
d'un autre côté, il a à rendre compte du fonctionnement en
synchronie d'une langue romane, l'ancien occitan, qui, si elle est

(54) Proprium est verbi actionem sive passionem significare. (Ed. Keil,
Grammat ici Latini, 2 , 4 , 18 ).
(55) Verbum est pars orationis cum temporibus et modis, sine casu, agendi vel
patiendi significativum. (Gram, lat.,8, 1, 1 ).
(56) L'immense compilation toulousaine (1332-1356) nous est parvenue sous
trois rédactions différentes ; nous nous contenterons de citer ici la rédaction longue
en prose. Malheureusement, l'édition Gatien-Arnoult (Toulouse-Paris, s.
d. [ 1840-1843 ] , 3 t . , 365, 431 et 409 p.) ne répond plus aux exigences scien­
tifiques modernes et nous contraint à recourir au texte de notre propre édition, en
voie d'achèvement. La concordance avec l'éd. Gatien-Arnoult sera indiquée,
chaque fois qu 'elle est possible.
44

parmi les plus conservatrices, n'en offre pas moins un système dif­
férent, des structures analytiques ayant largement remplacé les
structures synthétiques du latin. La prégnance des modèles latins, en
l'occurrence Priscien, est considérable. On en jugera par la défini­
tion (57), ainsi que par les accidents du verbe, directement hérités de
Priscien (58). L'étude des temps, outre qu'elle témoigne plaisamment
de la confusion des signifiés de temps (59), n'est pas exempte de
notations aspectuelles, du moins pour les tiroirs du passé. Mais, une
nouvelle fois, la transposition mécanique du système latin conduit à
une absurdité : donnant la même étiquette, preterit perfag, au passé
simple yeu amey et au passé composé yeu hay amat (60), il neutralise
leur oppositon aspectuelle pour ne retenir que la valeur d'extensif,
au sens guillaumien du terme, (cauza passada non ha gayre ) . Mais
confronté à la réalité discursive, lorsqu'il examine la combinatoire
des temps, il perçoit que le passé simple et le passé composé, qui
offrent, en système, pour la langue occitane, une opposition aspec­
tuelle claire (tensif vs extensif ) ne peuvent commuter. C'est encore
Priscien qui lui fournit la solution; de même que le parfait latin peut
se charger de la valeur d'aoriste ou de parfait, de même le preterit
perfag peut offrir deux significatz (61); il ne voit pas que dans un

(57 ) Verbs es una partz d'oratio, significans actio o passio, am mos («modes»)
et am temps. (= G.-A., II, p. 230).
(58 ) Devetz saber qu'en lo verb son segon romans. VII. acciden, sos assaber
gendres, temps, mos, especia, figura, persona e nombres. (= G.-A., II, p. 232). «Il
faut savoir que le verbe, en occitan, connaît sept accidents, qui sont le genre, le
temps, le mode, l'espèce, la figure, la personne et le nombre ».
(59) Segon cors de natura no son mas tres temps, le pre zens, le preterit e.l
futurs. Enpero en lo verb son .v. temps : le pre zens, le preteritz imperfagz, le preteritz
perfagz, le preteritz plusqueperfagz e.l futurs. Et enayssi le preteritz temps es partitz
en tres membres : en preterit imperfag, perfag e plusquepergfag. (= G.-A., II, p.
238).
«Le prétérit parfait exprime un événement passé il y a peu, mais accompli,
comme j'aimai et j'ai aimé [ amiey est une simple variante morphologique de
amey ] , tu as aimé, il aima et // aimé.»
(60) Le prete ritz perfagz significa cauza passada non ha gayre e complida,
coma yeu amey et hay amat o amiey et kay ornat, tu amiesi et has amat, cel amet et
ha amat. (= G.-A., II, p. 238).
«Le prétérit parfait exprime un événement passé il y a peu, mais accompli,
comme j'aimai et j'ai aimé [ amiey est une simple variante morphologique de
amey ] , tu aimas et tu as aimé, il aima et il a aimé . »
(61 ) DE LA CONBINATIU DEL PRETERIT IMPEREAG DEL INDICATIÜ
AM LOS AUTRES TEMPS.
Le preteritz imperfagz del indicatiu s'ajusta am si meteysh en totas aquetas
45

cas il y a deux signifiés pour un signifiant et que, dans l'autre,


chaque signifié verbal correspond à un signifiant différent. Il
n'analyse pas non plus l'opposition en termes aspectuels, il se borne
à en constater l'existence.

On retrouverait, fondées sur les mêmes bases épistémologiques,


des analyses comparables dans certaines grammaires françaises du
XVIe siècle. L'exploration de cette troisième piste, celle de la
conception morphosémantique du verbe, s'est donc révélée la moins
infructueuse pour notre enquête. Cela étant, ses résultats restent
décevants dans la mesure où, qu'il s'agisse de l'antiquité ou du
moyen âge, à peine mis à jour, les phénomènes aspectuels sont
refoulés, la temporalité reprenant bien vite le terrain perdu sur
l'aspectualité.
C'est seulement au XVIIIe siècle que, à partir pourtant des
conceptions de la grammaire générale, l'appréhension des phéno­
mènes temporels se fera dans toute sa complexité. Ainsi Harris,
l'auteur d' Hermes, nous l'avons vu (62), renouvelle profondément
la réflexion en ce domaine : il repense, en particulier, les relations
du présent linguistique avec le présent de l'expérience, intégrant à sa
réflexion l'apport des mathématiques, du calcul infinitésimal,
notamment (63). Sa conception du présent, dont le rôle consiste à
scinder l'infinitude du temps en deux, ne peut qu'évoquer celle qu'en

manieras quel prezens del indicatiu s'ajusta am si meteysh.


Le preteritz imperfagz del indicatiu s'ajusta am lo preterit perfag d'aquel
meteysh endicatiu am can, entre, sitot, sibe, am lo primier significat del dig preterit
perfag e non ges am lo segon, coma cant yeu anava a Tkoloza o mentre anava a
Tholoza, yeu vi Bernai o encontrey vi Bernat o encontrey Bernad. Quar ges be no
seria dig en lo segon significat, coma mentre anava a la gleyza, hay encontrat
Bernad ; per qu'om dey dir encontriey. ( = G .-A., II, p. 282 ).
«DE L'EMPLOI DU PRETERIT IMPARFAIT DE L'INDICATIF AVEC LES
AUTRES TEMPS.
Le prétérit imparfait de l'indicatif s'emploie avec lui-même, exactement dans
les mêmes conditions que le présent de l'indicatif le fait avec lui-même.
Le prétérit imparfait de l'indicatif s'emploie avec le prétérit parfait de ce
même indicatif après can, mentre, sitot, sibe, [ «quand, tandis que, quoique, bien
que » ] , mais avec le premier signifié dudit prétérit et nullement avec le second,
comme quand j'allais à Toulouse ou pendant que j'allais à Toulouse, je vis ou je
rencontrai Bernard. Car ce serait fort mal dit avec le second, signifié, comme
pendant que j'allais à l'église, j'ai rencontré Bernard c'est pourquoi l'on doit dire
encontriey [ je rencontrai ] . »
(62) V. supra p. 39.
(63 ) Sur tous ces points, v. l'étude d'A. Joly citée supra n. 38.
46

donnera Jespersen deux siècles plus tard. A partir du présent,


véritable pivot du système, il distribue les tiroirs verbaux selon des
critères temporels, mais aussi aspectuels. Certes son analyse pèche à
nos yeux par une distinction insuffisante de l'aspect verbal et de
l'aspect lexical; certes, alors qu'il rêve de décrire un système uni­
versel, il est, en fait, comme les rédacteurs des Leys, prisonnier des
contradictions que présentent sa langue maternelle (l'anglais), sur
laquelle porte, en réalité, l'intégralité de l'étude et la langue de
référence (le latin). Il n'empêche, son analyse, comme celle de
Beauzée, marque un saut qualitatif considérable.

J'ai bien conscience du sentiment de frustration qui doit habiter


le lecteur au terme de cette longue exploration du passé : il n'aura
été que trop peu question de l'aspect stricto sensu dans notre
enquête, mais je crois cette frustration révélatrice en elle-même. Si
la notion d'aspect verbal se dégage si malaisément et, j'espère l'avoir
montré, s'il n'y a aucune progression historique, mais plutôt des
avancées suivies de régression, cela tient, me semble-t-il, à deux
types de facteurs : d'abord à la difficulté de l'objet en lui-même :
comme le disait Vendryés, «Il n'y a guère en linguistique de ques­
tion plus difficile que celle de l'aspect, parce qu'il n'y en a pas de
plus controversée et sur laquelle les opinions divergent davantage.
On n'est d'accord ni sur la définition même de l'aspect, ni sur les
rapports de l'aspect et du temps, ni sur la façon dont l'aspect
s'exprime, ni sur la place qu'il convient de reconnaître à l'aspect
dans le système verbal des différentes langues» (64).

L'extraordinaire divergence dans les conceptions du verbe dont


nous avons eu à rendre compte témoigne bien de la complexité du
problème. Il nous semble d'autre part que la pensée linguistique a eu
et a toujours beaucoup de mal à discriminer ce qui est proprement
verbal dans les phénomènes aspectuels. Les corrélations verbo-
adverbiales, la simple complémentation (que l'on songe à la diffé­
rence aspectuelle soulignée par J. David et R. Martin entre je cueille
une fleur / je cueille des fleurs (65)), tout un ensemble de dispositifs

(64) Bull, Soc. Ling. de Paris 42, p. 84. Cité par R. Martin in Temps et
aspect, p. 48, n. 106.
(65) V. l'introduction des actes du colloque de Metz, La notion d'aspect
(18-20 mai 1978 ), publiés par J. David et R. Martin, p. 8.
47

énonciatifs produisent des effets aspectuels, qui ne tiennent pas, du


moins pas exclusivement, au signifié verbal. Et la confusion qui
règne en ce domaine, agrémentée d'une prolifération terminologique
exponentielle, est, encore aujourd'hui, grande : il suffit de lire les
instructions officielles de 1975 concernant l'enseignement du fran­
çais en classes de troisième et de quatrième pour en avoir un aperçu
caricatural.
Il était donc naturel que ce soit les systèmes linguistiques à
inscription forte de l'aspect dans leur morphologie qui aient favorisé
l'émergence de la notion; mais, le cas du latin l'a bien montré, c'est
une condition nécessaire sans être suffisante. De même, si l'on est
guillaumien, l'on considérera que la traduction morphologique de
l'aspect était en français trop aveuglante pour qu'on puisse la voir;
sinon, on estimera que l'aspect, sémasiologiquement différencié,
intervient en trop de lieux du système pour que l'on en ait une saisie
claire.

Secondairement la difficulté, pour l'historien des sciences du


langage, tient aux interrelations, aussi nécessaires que complexes à
établir, entre modes généraux de pensée et réflexion linguistique.
Inutile d'insister, dans le cas d'un Beauzée ou d'un Condillac sur cet
indispensable examen; mais permettez au médiéviste de conclure par
un exemple de ce genre d'investigations, dont il ne s'agit pas de nier
les dangers. Nous avons vu que, brusquement, aux XIIe - XIIe siè­
cles, le signifié verbal fut considéré comme inapte à l'expression de
la durée. Or l'homme médiéval connaît simultanément une fantas­
tique mutation dans son rapport au temps. Le temps devient objet de
mesure, témoigne de l'essor du quantitatif sur le qualitatif. Le temps
rationnel, abstrait, réversible mentalement, en quelque sorte exté­
rieur à l'homme, ce temps invariant et répétitif, objet de connais­
sance, se substitue progressivement au temps vécu, concret, lié aux
rythmes internes du corps, et qui nous apprend, selon la formule de
Merleau-Ponty, ce qu'est «le passage ou le transit» (66), l'irréver­
sibilité. Autrement dit, le moment où le temps «impliqué» cède le
pas au temps «expliqué».

(66) V . M . Merleau-Ponty, Phénoménologie de la perception, Paris, Nlle éd.,


1976, p. 474 sqq.
48

Principaux repères chronologiques

400
Aristote
200 Denys le Thrace
100
Varron, De lingua latina
0
Apollonius Dyscole
Techne attribuée à Denys le Thrace?
400 Donat, Ars minor, Ars maior
500 Priscien, Institutiones...

1100 Pierre Hélie, Summa...


1200 Les Modistes
Thomas d'Erfurt
1300
Les Leys d'Amors
1400
1531 Dubois, In Unguam gallicam Isagoge
1540 Scaliger, De causis Latinae Linguae
1572 Ramus, Grammaire
1587 Sanctius, La Minerve

1660 Arnaud et Nicole, Grammaire générale et raisonnée


1662 Arnaud et Nicole, La logique ou l'art de penser

1752 Harris, Hermes


1767 Beauzêe, Grammaire générale
1775 Condillac, Grammaire

Gérard GONFROY
Université de Limoges
L'opposition perfectif/imperfectif
et la notion d'achèvement

L'histoire de la catégorie grammaticale de l'aspect est longue et


complexe et nous ne l'évoquerons pas ici. Malgré une très abondante
littérature et un intérêt périodiquement renouvelé pour la notion
d'aspect, aucune définition généralement admise ne s'est encore
dégagée (1). Les phénomènes linguistiques considérés comme aspec-

(1) Rappelons ici quelques définitions. Pour J. Holt (1942 : 6 ) , l'aspect


concerne «les différentes manières de concevoir l'écoulement du procès». De son
côté, B. Comrie (1976 : 5) qui s'appuie sur cette définition, affirme que l'aspect
et le temps 'are concerned with time in very different ways '. (...) Tense locates
situations in time (...). 'Aspect is not concerned with relating the time of the
situation to any other time-point, but rather with the internal temporal consti­
tuency of the one situation'. Citons C. Hockett (1958 : 237) : 'aspects have to do,
not with the location of an event in time, but with its temporal distribution or
contour*. Ju. S. Maslov (1959 : 309) et A. Bondarko (1971 : 17), chefs de file de
l'école aspectologique de Léningrad, se fondent sur le point de vue que le sujet
parlant choisit pour présenter l'action : soit comme un tout indivisible, soit sans
référence à la totalité de l'action. J. Forsyth (1970 : 8) affine la définition de
Maslov et propose la suivante : «a perfective verb expresses the action as a total
event summed up with reference to a single specific juncture». J. Veyrenc (1980 :
40) définit l'aspect «comme la relation que l'énonciateur institue entre sa repré­
sentation du temps et le contenu du procès qu'il énonce». Par conséquent, trois
paramètres sont mis en jeu : l'attitude d'énonciation qui implique la personne et le
mode, le temps et le contenu sémantique du procès qui implique la voix.
Lorsqu'il s'agit des langues slaves, l'aspect est défini le plus souvent à partir de
l'opposition perfectif/imperfectif et en termes d'opposition privative. Suivant les
auteurs les traits sémantiques retenus diffèrent : notion de durée pour A. Meillet ;
notion de terme pour J. Holt ; notion de totalité pour Ju. S. Maslov et A.V.
Bondarko.
50

tuels varient d'un auteur à un autre (2) et l'aspect tel qu'il est envi­
sagé actuellement dans les études englobe toute une variété de
distinctions qui «ne devraient peut-être pas du tout être appelées
aspectuelles » (Leinonen - 1984 :239).
S'il existe des fluctuations aussi profondes entre les linguistes, il
est indispensable de s'interroger non seulement sur les raisons qui
les provoquent, mais aussi sur la méthodologie à adopter pour
arriver à circonscrire la notion d'aspect. Et la première question qui
se pose est de savoir si l'aspect est une catégorie notionnelle qui,
dans certaines langues seulement, a une expression grammaticalisée.
Il est bien connu que les faits slaves ont été d'une très grande
importance dans le domaine aspectuel puisque dans de nombreuses
études linguistiques la notion même d'aspect est identifiée à l'oppo­
sition entre le perfectif et l'imperfectif des langues slaves. Aussi,
dans les pages qui suivent, nous évoquerons de façon succinte les
raisons qui ont conduit à ces fluctuations en examinant les termes de
perfectif et d'imperfectif utilisés dans les études sur l'aspect. Ensuite,
à partir d'éléments qui paraissent mériter d'être retenus, nous pré­
senterons la notion d'achèvement et nous nous interrogerons sur sa
pertinence pour la construction de la notion d'aspect.

1. L'opposition perfectif/imperfectif
Pourquoi aucun consensus ne s'est-il dégagé dans l'emploi des
termes de perfectif et d'imperfectif ? Nous y voyons principalement
les raisons suivantes :

1) L'aspect a été d'abord conçu dans le domaine des langues slaves


comme une opposition entre deux séries de verbes - perfectifs et

(2) Il ne sera pas inutile de citer à ce propos l'appréciation formulée avec


autant de justesse par J. Vendryès (1942-1945 : 84), il y a presque cinquante ans,
et qui reste toujours en vigueur : «Il n'y a guère en linguistique de question plus
actuelle que celle de l'aspect. Chaque linguiste s'en préoccupe du point de vue de
ses études propres et l'introduit dans ses recherches sur les langues les plus variées.
Mais il n'y a guère aussi de plus difficile parce qu'il n'y en a pas de plus contro­
versée et sur laquelle les opinions divergent davantage. On n 'est d'accord ni sur la
définition même de l'aspect, ni sur les rapports de l'aspect et du temps, ni sur la
façon dont l'aspect s'exprime, ni sur la place qu'il convient de reconnaître à
l'aspect dans le système verbal des différentes langues ».
51

imperfectifs - puisque tout lexème verbal slave est morphologi­


quement aspectué. Les aspects slaves se manifestent par un jeu
complexe de préfixation et de suffixation d'où les distinctions entre
imperfectifs simples (type čitât' «lire»), perfectifs simples (dat'
«donner»), perfectifs dérivés (pročitat «lire») et imperfectifs
secondaires (pročityvat' «lire»). Mais la définition des aspects ne
peut pas être faite en termes purement morphologiques (Holt - 1942 :
59 sq) même si les formes linguistiques et les relations formelles
entre ces formes sont une condition nécessaire pour circonscrire une
catégorie grammaticale. Rappelons à ce propos la controverse des
slavistes concernant les paires aspectuelles et donc le statut des
préverbes vides (c'est-à-dire les préfixes qui ont une signification
purement grammaticale et non pas lexicale) (3) : la distinction entre
l'imperfectif simple du type pisa «écrire» et le perfectif préfixé du
type napisa «écrire» est-elle une opposition aspectuelle ou une
différence lexicale ? Si cette distinction est d'ordre lexical, la véri­
table opposition aspectuelle ne se situe-t-elle pas alors entre le
perfectif préfixé napiša « écrire » et l'imperfectif secondaire napis-
vam « écrire » ? la distinction entre lešti (pf) « se coucher » et ležati
(impf) «être couché» doit-elle être considérée comme une opposi­
tion aspectuelle ? Dans ces discussions apparaît nettement le pro­
blème de la distinction entre la catégorie de l'Aktionsart (modes
d'action) et la catégorie de l'aspect (4) bien que la frontière entre les
deux ne soit pas toujours très franche. D'un autre côté, sans entrer
dans le débat sur les paires aspectuelles, la question est importante
dans la mesure où elle touche à la préfixation en tant que moyen
permettant de perfectiver une forme verbale slave. Or, comme la
préfixation verbale est propre à toutes les langues indo-européennes
et que les verbes préfixés manifestent certaines similitudes séman­
tiques en commun, des assimilations ont été faites, par exemple,
entre les perfectifs slaves et les verbes préfixés allemands (jagen :

(3) Cette controverse a conduit, comme le remarque Koschmider (1934), à


un certain déplacement dans l'étude de l'aspect - un déplacement du domaine
sémantico-syntaxique dans celui de la lexicologie.
(4) Maslov définit la distinction entre l'aspect et les modes d'action de la
manière suivante : «Mais par opposition avec les aspects, les modes d'action ne
constituent pas des catégories grammaticales, ils ne forment pas d'oppositions
paradigmatiques nettes d'une grande ampleur, ils restent dans le cadre des distinc­
tions lexicales entre les verbes ».
52

erjagen ).E. Koschmider (1934) rejette avec raison un tel transfert et


montre que la préfixation verbale en allemand ne joue pas un rôle
grammatical, comme c'est le cas dans les langues slaves, et ne
conduit donc pas à la notion d'aspect.
Il apparaît donc que les termes slaves de perfectif et d'imperfec-
tif marquent d'abord des distinctions de type morphologique.

2) A l'opposition morphologique perfectif/imperfectif se superpose


la distinction de perfectif et d'imperfectif définie en termes séman­
tiques. Différentes notions sémantiques telles que durée, procès en
développement, répétition ont souvent été retenues comme essen­
tielles pour définir l'imperfectif. Selon A. Meillet (1902-1905 : 100),
par exemple, l'imperfectif indique le procès dans sa durée et le
perfectif en dehors de toute durée. J. Holt (1942 : 66), rejette la
notion de durée comme fondamentale pour définir le perfectif et
l'imperfectif parce que certains verbes imperfectifs comme dajati
« donner » ne contient rien de plus duratif que le verbe perfectif dati
«donner». A partir de l'analyse des formes verbales, il met en
évidence la notion de terme : les verbes perfectifs désignent le
procès avec son terme, tandis que les verbes non perfectifs ne pos­
sèdent pas une telle indication ; un procès peut être interrompu sans
pour autant être achevé. Cette façon de définir l'opposition perfec­
tif/imperfectif rejoint d'une certaine façon la conception de F.
Miklosich et de A. Leskin pour qui les verbes perfectifs indiquent le
procès achevé ou le procès avec son terme.
Les divergences entre les linguistes portent essentiellement sur
l'invariant à assigner à la forme imperfective, car les différentes
valeurs et nuances qui lui seraient associées dépendent entièrement
du contexte. Le perfectif, en revanche, présente des emplois plus
homogènes, ce qui permet de lui assigner une valeur sémantique
intrinsèque, d'où deux notions qui se font concurrence : la notion de
'limite' (ou de terme) et celle de 'tout indivisible'. A. Bondarko
(1967 : 31) fait remarquer que ces deux notions viennent de la
double définition donnée par L. Razmusen (1891). En effet, Ju.
Maslov (1959 : 309) suivi par J. Forsyth (1970), B. Comrie (1976)...,
définit, dans son étude sur le bulgare, l'opposition entre perfectif et
imperfectif de la manière suivante : « la catégorie du perfectif et de
l'imperfectif (...) reflète le choix objectivement conditionné du sujet
parlant (ou du sujet qui écrit) entre deux façons de voir l'action
dénotée par le verbe : le point de vue qui la présente comme un tout
indivisible (le perfectif) ou celui sans référence à la totalité de
53

l'action (l'imperfectif)».
La notion de 'tout indivisible' n'a pas été véritablement définie.
Implique-t-elle l'achèvement de l'action ? Est-elle équivalente à la
notion de 'totalité' puisque l'imperfectif est défini comme ne
renvoyant pas à la notion de totalité (Maslov - 1959 ; Bondarko -
1971 : 11 sq ). Pour Forsyth (1970 : 11) «l'expression d'une action
comme un 'tout indivisible' implique certainement dans un certain
sens 'achèvement' (completeness), mais pas nécessairement son
'achèvement actuel'.
Même s'il paraît relativement plus facile de définir un invariant
pour la forme perfective, l'association de façon biunivoque d'une
valeur sémantique unique à chaque terme de l'opposition s'avère, en
règle générale, chose difficile car chaque forme morphologiquement
aspectuée présente des emplois variés et complexes.
Devant l'ambiguïté des termes perfectif/imperfectif, on voit
apparaître ceux de perfectivité et d'imperfectivité dans les travaux
des slavistes. Citons B. Comrie :

«... la perfectivité indique le point de nued'une situation comme


un tout (single whole ) sans distinction des différentes phases
qui composent cette situation alors que l'imperfectif attire
l'attention essentiellement sur la structure interne de la
situation» (Comrie : 1976 :16)

et plus loin :

«il s'en suit que la perfectivité implique plutôt une absence de


référence explicite sur la composition interne de la situation que
l'indication explicite de l'absence d'une telle composition
temporelle interne» (Comrie - 1976 : 21).

Ces formulations, qui prennent directement appui sur celles de


Maslov, ne sont pas pleinement satisfaisantes. Elles ne permettent
pas de rendre compte, par exemple, de certains imperfectifs secon­
daires qui en bulgare ou en russe, par exemple, présentent un «fonc­
tionnement syntaxique restreint» puisqu'ils ne peuvent exprimer
«le processus en développement».

3) L'opposition slave perfectif/imperfectif et la corrélation tripartite


des thèmes du présent, de l'aoriste et du parfait en grec ancien sont
regardées comme des modèles classiques de l'expression de l'aspect
(Holt - 1942 ; Maslov - 1962 : 7-8 ; 1978). D'autres oppositions
54

grammaticales dans des langues aussi bien indo-européennes que


non indo-européennes sont également considérées comme aspec-
tuelles comme, par exemple, l'opposition accompli/inaccompli dans
les langues sémitiques, l'opposition du thème infectum/perfectum en
latin, l'opposition «Continuous - Non Continuous» en anglais,
l'opposition imparfait/passé simple en français, etc (5). Et lorsque
ces oppositions marquent une certaine ressemblance avec les aspects
slaves, on a recours aux termes de perfectif et d'imperfectif des
langues slaves. Prenons à titre d'exemple l'article de D. Armstrong
(1981) sur le grec ancien où le thème de l'aoriste et le thème du
présent sont identifiés respectivement par perfectif et par imper-
fectif. Un tel procédé pose problème parce que l'on ne tient pas
compte du fait que même actuellement il n'existe aucun consensus
sur la définition des distinctions sémantiques dites perfectif et
imperfectif. Peut-on vraiment assimiler le perfectif slave à l'aoriste
grec ou à l'accompli sémitique et l'imperfectif slave au thème du
présent grec ou à l'inaccompli sémitique ? Analyser des oppositions
grammaticales dégagées dans d'autres langues comme une opposition
de type perfectif/imperfectif ne permet de comprendre ni la nature,
ni la fonction de telles oppositions.

4) L'opposition perfectif/imperfectif des langues slaves est attachée


au système verbal, mais en réalité l'utilisation d'une forme verbale
obligatoirement aspectuée dépend d'autres facteurs tels que la
sémantique du lexème, la présence d'une expression adverbiale
(Maslov - 1959 ; Bondarko - 1971 ;...), les propriétés sémantiques du
groupe nominal assumant la fonction syntaxique d'objet direct
(Guentchéva - 1978 ; Kabakciev - 1984) et plus rarement celle du
sujet (Dancev & Aleksieva - 1973).
Il apparaît nettement alors un problème méthodologique : doit-
on partir des formes linguistiques ou d'un ensemble de notions pour
décrire l'aspect dans les langues ? Dans les deux cas, il y a des
dangers et des pièges. Au sujet des structures syntaxiques, B. Pottier
(1987 : 98 sq ) a bien mis en évidence le fait que travailler sur les
seuls critères formels pourrait conduire à mettre de simples éti­
quettes sur un type de marque formelle. Mais lorsqu'il s'agit de

(5 ) Maslov remarque que l'aspect slave perfectif/imperfectif s'avère être un


« cas » particulier de l'aspect verbal dans les langues.
55

l'aspect, il nous semble également dangereux de partir d'un ensemble


de notions parce que l'on risque de prendre pour aspectuelles des
notions qui n'ont rien à voir avec la notion d'aspect. Un va et vient
entre un système de formes linguistiques et un système de notions
constitue à nos yeux la seule garantie d'un travail systématique.

5) Il se pose enfin la question de la nature de la relation entre temps


et aspect : sont-ils deux catégories distinctes ou deux faces d'une
seule et même catégorie ?
Le problème est controversé (6) même si la majorité des linguis­
tes proclament l'indépendance du temps et de l'aspect. Ainsi, A.
Bondarko (1971 : 235 sq), par exemple, qui affirme que temps et
aspect (en russe) sont deux catégories grammaticales distinctes,
s'empresse de souligner leur interrelation et interdépendance. Temps
et aspect sont deux catégories indépendantes parce qu'ils «ont des
systèmes de formes distincts, un contenu sémantique différent et des
moyens d'expressions différents». Mais temps et aspect sont en
interrelation principalement parce que le paradigme temporel
dépend de l'aspect, que le fonctionnement des aspects dépend du
plan temporel, que certains traits sémantiques sont propres aussi
bien au système aspectuel qu'au système temporel...
D'une façon ou d'une autre, des notions temporelles inter­
viennent toujours dans les études sur l'aspect même lorsqu'on
examine l'opposition perfectif/imperfectif. D'ailleurs l'expression
'formes aspecto-temporelles' en est la preuve. Le point, de façon
succinte, fait par A. Timberlake (1985) dans un article sur l'aspect, le
montre clairement : pour certains, les différences d'aspect relèvent
de la qualité de la structure du temps lui-même (Galton - 1976) ;
pour d'autres, l'aspect est défini par la différence qui apparaît entre
les situations (événements) de base, construites elles-mêmes dans le
temps (Kucera - 1983) ; pour d'autres enfin, de façon implicite ou
explicite, l'aspect est défini comme une relation entre les prédicats et
le temps (Timberlake - 1985).
Nous avons adopté depuis longtemps l'attitude de considérer
temps et aspect comme deux faces d'une même catégorie.

(6) Holt (1942) a bien mis en évidence les deux tendances tranchées de son
époque : d'un côté, les linguistes - de loin majoritaires - pour qui l'aspect étant
une qualité du procès, se constitue en catégorie grammaticale distincte de celle du
temps (Delbruck) ; d'un autre côté, les linguistes pour qui temps et aspect sont
deux faces d'une même notion (Koschmider, Guillaume ).
56

2 . La notion d'achèvement

La littérature sur les problèmes aspectuels abonde en termes


comme limité, borné, terminatif, telic, achevé, accompli, etc. qui ne
sont jamais bien définis (7). La signification qui leur est attribuée,
n'est pas très précise, ce qui les rend à la fois proches et concurrents.
Le dernier concept en date, à notre connaissance, est celui de
clôture. Il est introduit par S. Chung et A. Timberlake (1985). Dans
le cadre théorique fixé par les auteurs, le concept de 'clôture' est
posé comme abstrait et fonctionne à deux niveaux - niveau propo-
sitionnel et niveau prédicatif. Bien que des distinctions aspectuelles
très fines soient dégagées, les problèmes ne sont pas complètement
résolus. D'abord l'opposition «niveau propositionnel/niveau pré­
dicatif» (8) n'est pas toujours très claire car les réflexions sur les
oppositions au niveau prédicatif semblent se confondre avec celles
au niveau propositionnel. D'un autre côté, le concept de 'clôture' qui
opère aussi bien au niveau propositionnel qu'au niveau prédicatif
(Chung et Timberlake - 1985 : 217), ne nous paraît pas suffisamment
bien défini. En effet, il est établi au niveau propositionnel une
opposition entre d'un côté

(1) John painted until the sun went down

et d'un autre côté (2) et (3) :

(2) John painted from morning until night


(3) John painted seventeen houses within three days
A notre avis, une telle opposition n'est pas pertinente car la distinc­
tion se fait non pas entre (1) d'un côté et (2) et (3) d'un autre, mais
entre (1) et (2) d'une part, et (3) de l'autre. En effet, dans (1) et (2) on
marque qu'il y a eu processus et que ce processus a été interrompu
(l'interruption étant marquée par une subordonnée temporelle dans
(1) et par une expression adverbiale dans (2) ; dans (3) on ne marque
pas une simple interruption du processus, mais une interruption due

(7) Voir les commentaires de Dahl (1981 ) sur le désordre terminologique en


aspectologie.
(8 ) Voir les commentaires de Leinonen (1984) sur l'ensemble des paramètres
sémantiques proposés par Timberlake (1982).
57

au fait que le processus a atteint son terme («70 maisons ont été
peintes entièrement dans un intervalle de trois jours») et qu'au-delà
de ce terme, il ne peut pas être continué. Les langues slaves ont
grammaticalisé ces deux types d'interruption du processus au niveau
de la forme verbale.
Nous nous plaçons dans un cadre théorique où la notion de
changement est considérée comme fondamentale pour la description
des phénomènes aspecto-temporels dans les langues. Si l'on accepte
cette notion, tout énoncé dénote alors soit une situation statitive,
soit une situation dynamique : une situation renvoie à un état, une
situation dynamique renvoie soit à un processus, soit à un événement
(9). Par conséquent, état, processus et événement doivent être
considérés comme des concepts de base. Mais pour bien comprendre
le concept d'événement, il est nécessaire d'introduire deux autres
concepts, à savoir le concept d'achèvement et le concept d'ac­
complissement.
Un processus est une situation dynamique. Il est conçu comme
une certaine transformation qui s'opère à partir d'un état initial et
qui est orienté vers un état final. Construit comme une succession
d'états instantanés non identiques entre eux et donc temporellement
orientés, le processus est lié intimement à la notion de changement.
Pris au cours de son développement, le processus se présente comme
non accompli. Ainsi, l'énoncé bulgare :

(4) Ivan jade « Jean mange »

marque un processus en cours de développement qui se trouve en


concomitance avec l'acte d'énonciation ; le processus est donc non
accompli.
En revanche, lorsque le processus est interrompu au cours de
son développement, il peut renvoyer :
- soit à un processus accompli ;
- soit à un processus accompli et achevé.
Le processus est dit accompli lorsque la transformation qu'il
opère n'est pas complète, c'est-à-dire que le processus est interrompu
avant «d'atteindre son terme». Le processus est dit achevé lorsque

(9) Sur les notions d'état, processus, événement, voir l'article de J.-P.
Desclés (1989), ainsi que (Desclés et Guentchéva - 1987 ; 1989 ; Guentchéva et
Desclés- 1982).
58

la transformation qu'il opère est complète et qu'il n'est pas possible


de la poursuivre plus loin ; le processus a donc atteint tout natu­
rellement son état final. Prenons pour illustrer les exemples suivants
en bulgare où les notions d'accompli et d'achevé sont grammatica-
lisées :

(5) Az pix (A. impf.) kafe «J'ai bu du café/J'ai pris


Je ai-bu café du café»

(6) Az pix (A. impf.) edno kafe «J'ai bu un café/J'ai pris


Je ai-bu un café un café»

(7) Az izpix(A. pf.) edno kafe «J'ai bu un café»


Je ai-bu un café

Dans (5) et (6), l'aoriste (A.) permet de marquer que le processus


'boire-café' a eu lieu ; la forme imperfective (impf.) permet de
signifier que ce processus a été simplement effectué et interrompu
sans atteindre son terme. Il s'agit donc d'un processus simplement
accompli. La différence entre les deux exemples consiste dans
l'apparition du marqueur edno « un » dans (6) où sa présence permet
de considérer l'entité nominale kafe qui apparaît, comme un objet.
En revanche, son absence dans (5) permet de considérer kafe comme
pleinement intégré au prédicat. Cette différence apparemment
infime détermine certains contextes où seul (6) peut être utilisé. Par
exemple, à une question comme «Pourrais-je vous offrir un café ?»,
on utilisera plus spontanément (5) pour refuser :

(5) a. Ne, blagodarja. Az vece pix (A. impf.) kafe.


«Non, merci. J'ai déjà pris du café».

et (6) pour accepter :

(6) a. Az pix edno kafe predi da trăgna, no šie pija ošte


edno s udovolstvie.
«J'ai pris un café avant de partir, mais j'en
prendrai avec plaisir un deuxième».
Dans (7), si l'aoriste marque comme précédemment que le pro­
cessus 'boire-café' a eu lieu et qu'il a été interrompu, la forme
perfective signifie que ce processus n'a pas été simplement effectué,
59

mais qu'il a été effectué en atteignant son propre terme. Il s'agit


donc d'un processus accompli et achevé.
La différence entre (6) et (7) consiste dans le fait que toute
occurrence d'un autre café se présentera dans (6) comme une suite du
processus précédent, alors que dans (7) comme faisant partie d'un
nouveau processus.
Il apparaît nettement que le concept d'achèvement trouve son
expression grammaticalisée dans la forme perfective. Mais la notion
d'achèvement trouve un support dans d'autres parties du discours
comme, par exemple, le groupe nominal en fonction d'objet synta­
xique. En effet, une tendance très nette se dégage en bulgare : la
forme perfective exige un minimum de détermination sur le groupe
nominal en fonction d'objet syntaxique et l'absence de détermina­
tion sur lui conduit à des suites non acceptables. Illustrons-le par
l'exemple (8) :

(8) *Az izpix (A. pf.) kafe


je ai-bu café

Il y a cependant quelques contre-exemples comme :

(9) Vidi (Pr. pf.) li kuče, bjaga (Pr. impf.)


voit Part. Inter. chien, court
prez glava
à-travers tête
«Lorsqu'il voit un chien, il court à tue-tête»

(10) Toj obarna (A. pf.) grab


il tourna dos
«Il tourna le dos»

qui nécessitent une explication. Pour notre part, nous pensons que le
problème réside essentiellement dans la notion de transitivité. En
effet, comme l'a signalé B. Pottier lors de ce colloque, cette notion
n'est pas claire. La notion de transitivité sémantique devrait être
définie comme une transformation affectant un objet et effectuée par
un agent. Or dans les deux contre-exemples cités il n'y a aucune
transformation de l'objet puisque la transformation affecte en réalité
le sujet lui-même.
En ce qui concerne des langues comme le français ou le finnois
où la notion d'achèvement n'est pas grammaticalisée comme dans les
60

langues slaves au niveau du système verbal, il est pertinent de se


demander si cette notion trouve son expression et si, oui, comment
elle se manifeste. Un simple coup d'œil sur le français montre que,
pour signifier l'achèvement, on a recours soit à l'article défini
comme dans

(11) J'ai bu le café

qui s'oppose nettement à

(12) J'ai bu du café

et selon les contextes à

(13) J'ai bu un café

et, d'un autre côté, à des expressions adverbiales du type en une


heure, en un jour, etc. comme dans

(14) Il a lu le livre en un jour

qui s'oppose à

(15) Il a lu le livre pendant une heure

En finnois, les valeurs aspectuelles se manifestent assez net­


tement à travers l'opposition casuelle accusatif/partitif de l'objet
direct d'un verbe transitif et l'opposition partitif/nominatif du sujet
dans un énoncé existentiel. A ce propos, M. Leinonen (1984 : 245)
remarque :

«If the object is accusative, signalling the total amount, the


action is automatically interpreted as completed, while with
partitive, the action might continue».

Illustrons la première opposition par un exemple où la signifi­


cation d'achèvement est marquée par l'accusatif et celle de non
achèvement par le partitif :

(16) a. Nielin veden


swallow-Past-I water-Acc
«I swallowed the water»
61

b. Nielin vetta
swallow-Past-I water-Part.
«I swallowed the water»

Même si le lexème verbal est modifié au moyen d'affixes,


l'opposition aspectuelle est respectée grâce au cas attribué au groupe
nominal :

(17)a. Nielaisin veden /vetta


swallow-Mom-Past-I water-Acc /water-Part.
«I swallowed the water/some water»

b. Nielaisin vetta /veden


swallow-Freq-Past-I water-Part./water-Acc.
«I swallowed/kept swallowing water/I swallowed
the water (short for several times until the water
was gone)».

Mais dans les langues slaves, l'opposition morphologique perfec-


tif/imperfectif ne se réduit pas à une simple opposition entre signi­
fication d'achèvement et non signification d'achèvement. En effet,
la productivité du processus de préfixation et de suffixation permet
d'obtenir des formes imperfectives à partir de formes perfectives
déjà dérivées (c'est-à-dire que la forme perfective est déjà le résultat
d'une préfixation d'une forme imperfective) (10). En bulgare, par
exemple, certains imperfectifs secondaires gardent «le sémantisme
résiduel du préfixe» et, de ce fait, ont un «fonctionnement
restreint». Ainsi, des imperfectifs secondaires comme napisvam
«écrire», prochain «lire», izpivam «boire»... qui sont souvent
caractérisés comme décodant l'itérativité, peuvent renvoyer, dans

(10) Holt (1942 : 63) a remarqué à juste titre que le point capital pour
l'opposition slave perfectif/imperfectif est l'existence de verbes imperfectifs
secondaires. En ce qui concerne les imperfectifs bulgares, S. Ivančev (1971 : 24
ss. ) montre en introduisant le trait sémantique de 'complexivité ' qu 'à l'opposition
morphologique perfectif/imperfectif correspondent deux oppositions sémantiques :
dans un cas, le couple perfectif/imperfectif s'oppose par le trait complexivité/non
complexivité, dans le deuxième cas chaque membre du couple est porteur du trait
de complexivité ; la première opposition est caractérisée comme lexico-
grammaticale ; la deuxième comme purement grammaticale. En ce qui concerne le
russe, de son côté J. Forsyth (1970 : 43-46 ; 163-165) montre clairement la fai­
blesse de certains arguments avancés en faveur d'une paire aspectuelle perfectif
dérivé-imperfectif secondaire dans certains triplets du type chat' - procitat' - pro-
cityvat' « lire ».
62

des contextes appropriés, à des processus dont le terme est expli­


citement visé (Guentchéva - 1982). Il apparaît alors justifié d'affiner
l'opposition proposée en non signification d'achèvement // signifi­
cation d'achèvement atteint // signification d'achèvement visé.

3 . Conclusion
En guise de conclusion, nous mentionnerons quelques points
essentiels de différence entre les notions d'achèvement et
d'accomplissement que nous proposons et les termes d'achèvement et
d'accomplissement introduits par Z. Vendler (1967) :
Vendler propose quatre termes, à savoir 'activities', 'accomp­
lishments', 'achievements', 'states' qui lui servent à distinguer quatre
types de classes de verbes. Or, un verbe peut fonctionner non seu­
lement avec la valeur d'état, mais aussi avec celle de processus et il
suffit d'apporter pour cela une légère modification dans le contexte
(Mourelatos - 1981 : 196 ; Timberlake - 1985). Il suffit de prendre les
verbes understand et know qui sont classés par Vendler comme
verbes d'état, mais qui dans les deux exemples suivants marquent au
sens de Vendler le premier 'l'activité' et le second 'l'achèvement' :

(18) I'm understanding more about quantum mechanics as


each day goes by
(19) And then suddenly I knew !

Ensuite, Vendler fait un rapprochement entre état et achève­


ment. Ils forment, selon lui, un même «genus» parce que les verbes
relevant de ces deux classes ne permettent pas le présent continu
(present continuous). Or, comme le mentionne Mourelatos (1981 :
193) tous les verbes donnés dans la liste «achèvement» peuvent
apparaître dans la forme progressive :

(20) He is winning the race.

Enfin, la distinction entre accomplissement et achèvement de


Vendler repose explicitement sur la notion de durée (Vendler -
1967 : 107) : les verbes figurant dans la classe «accomplishment»
sont intrinsèquement duratifs («Accomplishments, (...) imply the
notion of unique and definite time periods»), alors que ceux classés
comme «achievement» ne le sont pas parce qu'ils marquent un
63

instant précis qui peut être soit le début, soit l'instant


(«(...)achievements involve unique and define time instants»).

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Zlatka GUENTCHEVA
CNRS - Université de Paris VII
Aspectualité et véridiction
dans le système copulatif espagnol

Imperfectivité et perfectivité
à propos de SER/ESTAR

Les observations qui suivent se répartissent en trois parties :

Après un commentaire de caractère général (1), je passerai à une


caractérisation de ce que j'appelle la thèse aspectualiste dans le
champ copulatif ou attributif de l'espagnol (2), pour terminer en
proposant une figure chorématique comme lieu de synthèse possible
des facteurs en jeu dans le système copulatif et comme point de
départ pour l'analyse de l'empirie linguistique (3).

Ma contribution d'aujourd'hui n'est qu'une petite partie de mes


recherches sur les deux verbes copulatifs espagnols SER et ESTAR.
ce travail s'est effectué au moyen d'une approche théorique et ana­
lytique que je caractériserais globalement comme discursive, dans
une acception plutôt pragmatique du terme, à seule fin de pouvoir
rendre compte des effets discursifs de la distribution de
SER/ESTAR, les emplois de monopole et les alternances.
68

Le résultat de ma recherche est l'attribution d'une structure


modale de base spécifique pour chacun des deux verbes en question,
de sorte que les constructions copulatives peuvent être considérées
comme munies d'une position discursive particulière quant à la
deixis, la quantification, les diverses modalisations et l'aspectuali-
sation.

Je pose pour les énoncés avec SER un jugement qui a une valeur
véridictoire d' «évidence». L'effet de valorisation discursive est la
«neutralité» comme pour un discours dépersonnalisé. Quant à
l'aspectualité et à la temporalité, l'énoncé procède à la suspension de
leur présence discursive. Les effets de quantification sont de totali­
sation.

Pour les énoncés avec ESTAR, un jugement fournit une garantie


épistémique, personnalisée, due aux conditions déictiques aspecto-
temporelles et actorielles d'ancrage énonciatif). La valorisation de
ESTAR est d'emphase, l'aspectualisation est de phase.
Le dispositif des effets discursifs des deux verbes participe à la
production d'une vision narrative, d'un point de vue, qu'on peut
approximativement référer à la contraposition «récit/discours»
(SER/ESTAR).

Or, évidemment, une liste d'effets éventuels ne fait pas structure.


Pour relier les domaines et former une structure discursive ouverte à
l'intervention du discours dans lequel les énoncés copulatifs sont
censés fonctionner, j'envisage la possibilité d'installer une figure
chorématique de type modal, qui s'inspire des travaux de Per Aage
Brandt. (Il me faut avouer, tout de suite, que cette modélisation ne
possède pas le même degré de raffinement et d'élaboration
dynamico-topologique que la sienne.)

Les grammaires de l'espagnol ont l'habitude d'isoler trois


constructions syntaxiques différentes où entrent nos deux verbes, et
de les traiter séparément :

a - comme verbe intransitif dans une construction locative


absolue ;
b - comme verbe copulatif avec complément d'attribut;
c - comme auxiliaire.
69

La chorématique rend possible le rassemblement des fonctions, à


mon avis, même s'il faut, bien sûr, nuancer et spécifier sa lecture
quand on l'applique aux énoncés empiriques. J'anticipe sur le fait
que, même si les fonctions sémantico-syntaxiques primaires des deux
verbes diffèrent, il ne sera peut-être pas impensable de leur attribuer
une même topologie, plus ou moins complexe.
Je ne fais ici qu'esquisser une voie possible et ne traiterai que de
l'attribution nominale.
Le traitement traditionnel du champ copulatif espagnol a été,
dans une large mesure, aspectuel. Mais la dimension cognitive de
l'attribution, qui nous met devant le problème de la véridiction liée
au jugement attributif, ne se laisse pas réduire à l'aspectualité. Il
faudra relier ces deux domaines : le modal et l'aspectuel.
En ce qui concerne l'attribution nominale, on rencontre la
notion d'état. Le fait qu'il y a un couple attributif espagnol nous
confronte au problème d'un partage à l'intérieur de la notion d'état,
et réintroduit par là forcément le modal. Les deux verbes désignent
une situation stative, mais pas de la même façon. On doit supposer
deux structures internes.
L'enjeu théorique et épistémologique de mon travail sera
l'intégration de l'aspectualité et de la modalité. Comment les diver­
ses espèces d'aspectualités et de modalités, aux paliers chorématique,
phrastique, énonciatif, peuvent-elles être mises en relation ?

La thèse aspectualiste sur ser/estar


En réalisant mon travail sur SER/ESTAR j'ai rencontré fré­
quemment une conception disant que la différence entre SER et
ESTAR se baserait sur une distinction aspectuelle. Citons, entre
autres, les travaux des hispanistes M. Roldan, M. Lujàn, K. Book­
mann, et R. Navas Ruiz.

Les défenseurs de la thèse d'un primat d'aspectualité acceptent


sans plus une catégorie aspecto-temporelle - souvent assez floue et
laxiste, d'ailleurs - comme principe d'explication satisfaisant des
constructions copulatives. Les catégories aspectuelles subsument les
autres distinctions en cours, p.e. le couple modal :

'essentiel/accidentel'
70

qui est éventuellement relayé par les termes temporels :

'permanent/transitoire*.

La différence se formule à l'aide de l'opposition :

'imperfectif/perfectif,

couple qui est à distinguer par la notion : « +/- limite».

On assiste ainsi à une traduction entre termes modaux et termes


aspectuels, qui promeut une conception aspecto-temporelle
restreinte, au détriment du modal, en quelque sorte reléguée dans le
marécage pragmatique. L'aspectuel est censé incorporer et expliquer
les distinctions modales.

La thèse aspectualiste est la suivante pour SER et ESTAR :

Une construction attributive qui se réfère à un état perfectif


sélectionne ESTAR.
(A valide x à l'intérieur d'une période temporelle particulière et
limitée : A(x) en Tj.)

Une construction attributive qui se réfère à un état imperfec­


tif sélectionne SER.
(A valide x pour une période temporelle sans limites; période
dont la durée consiste en une succession de périodes temporelles :
A(x) en Tj...Tj+k).

Cette vision s'avère trop simpliste, selon moi. Il est vrai que
l'aspect est une des conditions, un des présupposés de la véridiction.
C'est-à-dire qu'un énoncé aspectualisé sous-tend l'énoncé modalisé
véridictoirement. Ainsi conçue, la conceptualisation aspectuelle peut
rendre service et appartient en effet à une analyse copulative. Mais
ceci ne signifie pas que le modal est un simple supplément de carac­
tère pragmatique.
71

De fait, les aspectualistes se sont contentés de plaquer une


opposition linguistique supposée bien connue, et confortée par
l'existence de deux morphèmes flexionnels, celui d'imparfait et celui
de passé simple (perfecto pasado absoluto/definido ) sur l'opposi­
tion à expliquer : SER/ESTAR, dans un acte analogisant, comme si
les deux distinctions étaient équivalentes, et comme s'il n'y avait pas
la complication d'une aspectualité double pour SER et ESTAR : 1) la
construction copulative même et 2) une réduplication possible de
l'aspect par la flexion. (Curieusement, les exemples sont presque
toujours au présent chez les aspectualistes).

Il n'y a pas de temps pour entrer de façon détaillée dans la série


de problèmes que pose l'application d'une opposition aspectuelle
dans le champ copulatif. Je me bornerai à citer un exemple :

Etat imperfectif - état perfectif ? Qu'est-ce que ça veut dire


dans un exemple comme :

(la) Toda aquella noche Juan FUE muy cortés conmigo ?


(Ib) Toda aquella noche Juan ESTUVO muy cortés conmigo ?

Il faudrait nuancer un peu. Dans (a) le dit état n'est pas imper­
fectif dans le sens d'une situation verbale sans limites marquées,
puisque nous avons un adverbial circonstanciel temporel de limita­
tion : Toda quella noche, et que nous avons aussi un passé défini :
FUE. Le système d'aspect est croisé par un autre système, le système
copulatif, qui dit : SER cortés.
A l'intérieur de l'aspect perfectif, la relation entre Juan et sa
courtoisie est indiquée comme «trait de nature». C'est-à-dire, Juan
est conforme à l'image qu'on se fait de lui et de la courtoisie ou à la
bonne norme. C'est cela qu'on appelle l'imperfectif, je suppose. Rien
n'empêche qu'un énoncé de SER indique un état limité et qu'un
changement est envisagé comme possible. A l'intérieur de cet état,
SER signale que la relation entre actant et lieu est totalisée. Elle a un
caractère de définition et représente un être stable.

(b) L'interprétation d'une forme ESTUVO dépend du contexte


discursif et peut aller d'une indication de courtoisie manifestée,
visible (par actes, par un faire) à travers la variante d'une subjec-
tivisation énonciative épistémique de l'énoncé : «Je te le garantis,
72

parce que j'ai été présent» - jusqu'à une insinuation de contradic­


tion par rapport à la norme. Le manque de courtoisie en est la toile
de fond; le phénomène est passager, et il ne s'agit pas d'un chan­
gement substantiel de personnalité.

Le chorème
Pour essayer de répondre aux questions soulevées au paragraphe
précédent, je proposerai une figuration chorématique du champ
copulatif. Je pense que l'approche chorématique sera intéressante
pour la problématique générale de l'aspectualité.
Cependant, je me limiterai au thème plus restreint de l'attribu­
tion, là où le chorème offre un appareil précieux.
Il paraît clair que SER/ESTAR comme lexèmes inscrits dans le
code de la langue manifestent deux états ontiques différents pour
leur actant. Ceci se trouve déjà indiqué dans la terminologie clas­
sique :
SER ESTAR
essentiel accidentel
absolu contingent
qualité état

En principe, toute attribution pourrait être vue sous l'angle d'un


état-phase ou d'un état-propriété.
Comme forme syntaxique correspondante nous voyons qu'un
complément attributif de substantif exige SER, tandis qu'il y a
alternance SER/ESTAR avec un complément attributif d'adjectif ou
de complément prépositionnel.

Le chorème (1) est une figure topologique élémentaire grâce à


laquelle un seuil établit deux espaces, un dehors et un dedans,
divisés par le cercle du chorème. Ce seuil, plus ou moins franchis­
sable de l'intérieur et de l'extérieur, nous donne l'occasion de situer
un moment de transformation, une coupure ou un passage éventuels,
entre les deux espaces mentionnés.

(1) En ce qui concerne la formulation topologique du chorème dans la


théorie catastrophiste, voir la note (élargie) 140 dans «La charpente modale du
sens » de Per Aage Brandt.
73

L'attraction est forte entre


actant et chorème. Il s'agit
d'une modalité qui touche à 1 '
être de la personne. Le lien
est stable. Il peut-être dé­
Un actant se déplace par taché. Alors l'actant rompt la
rapport à un chorème. Il est norme et quitte son chorème
localisé dans un cadre spatio­ totalement ou partiellement,
temporel. Il est là ou bien il pour venir s'installer dans une
n 'est pas là. Il sort et il entre. autre norme.

L'actant (sujet de phrase) assume un rôle actanciel dans un


scénario-prédicat, un lieu chorématique, selon le jugement attributif.
Ce rôle est déterminé par le mouvement et la dynamique de l'actant
et par l'attraction exercée par le chorème sur l'actant. Il dépend de
son «chemin modal», comme le dit Per Aage Brandt. Le parcours
de l'actant sur le chemin modal permet de prévoir deux états onti-
ques et deux modalisations aléthiques pour l'actant, représentés en
espagnol par les deux verbes SER/ESTAR.

SER :

L'actant normatif est conforme à une norme; il ressemble assez à


l'image prototype du scénario pour qu'on puisse l'identifier comme
légitimement joint à tel attribut. La relation entre actant et lieu est
«comme-il-faut». Dans ce cas, les considérations aspectuelles
classiques semblent littéralement hors de propos, bien que le dispo­
sitif chorématique ne soit pas incompatible avec une formulation
aspectuelle. Les questions de type : pour quelle raison ? Comment ?
Où ? Quand ?, etc., bref, les circonstances, n'interviennent pas.
L'histoire du chemin modal, de l'avènement de l'actant au choreme,
est mise entre parenthèses. Le seuil ne compte pas.
74

Pour illustrer la chorématique, j'ai choisi un champ conceptuel


homogène : les couleurs.

(2) El verano anterior el bañador de Elvira ERA azul.


Il s'agit d'une classification, qui identifie l'objet en le distin­
guant des autres exemplaires de sa classe. Ce n'est pas le même
maillot qui traverse des phases relatives au point de repère : «l'été
passé», (ce qui aurait pu donner ESTAR).

(3) Las cimas, según las horas del dia, ERAN blancas, grises y azu­
ladas de acero.
Dans cet exemple il s'agit bien d'un changement temporel de
phases pour les sommets «segun las horas del dia». Mais ceci n'est
pas décisif. Il y a autre chose, et même quelque chose qui semble
plus fort que la perspective d'une mise en phase d'un procès. Dans
l'exemple, l'instance vérifïcatoire d'un regard, qui a la fonction de
mettre en phase, est suspendue au profit d'un registre narratif
dépersonnalisé «olympique», de «récit», qui nous raconte que
chaque heure donne sa couleur au sommet, qu'il y a une relation
fixe, codée.

(4) A mediodía la cal de la pared ERA blanca.


De nouveau, la véridiction retrouve la priorité par rapport à
l'aspect comme scansion en phases d'un procès. L'emploi de SER
signale dans ce contexte que la couleur du mur est revenue à son
statut originaire, authentique, qui a été jusqu'alors cachée dans sa
vérité par un état superficiel.

(5) A los años, toda la mar ES azul. Hasta que no la veas negra,
jurarás que ES azul.
Le jugement est un croire, attribué à un homme jeune, sans
expérience, qui imagine (poétiquement) une couleur omniprésente,
démentie par celui qui parle.

L'actant est normatif dans la mesure où il se conforme suffi­


samment à une norme pour qu'il y ait un lien évident et un acte
d'identification. Quand on rencontre l'actant, il se trouve déjà
installé dans le chorème comme actant qui possède son statut de
droit. Il n'acquiert pas ce statut, mais il est simplement là, parce que
c'est là son lieu prévu, auquel il appartient. Il peut être classifié
comme... Par exemple, il réalise sa nature, réalise un idéal, ou se
75

conforme à une norme. Un complément attributif substantif illustre


ce phénomène exemplairement. L'incidence du discours culturel,
idéologique, du contexte chorématique est - comme on pouvait s'y
attendre - très forte et influe sur l'interdépendance entre actant et
lieu. C'est en ce sens que la distribution de SER et ESTAR est
sensible au contexte discursif pragmatique.

ESTAR :

L'actant est conçu comme une entité relativement stable, qui


peut entrer et sortir du chorème et par là diviser le trajet en phases
séquentielles de présence et absence, les dits états. Il n'est pas lié de
façon fixe au chorème qui lui offre une succession ou des alterna­
tives de position. Cette mobilité a des répercussions sur les contours
de l'actant (et des effets discursifs significatifs, faut-il ajouter).
L'actant est thématisé comme localisé matériellement dans une
phase déterminée d'un procès. Il n'est pas défini, identifié, par cette
position. Ainsi, la position n'influence pas radicalement son statut
d'actant.
L'actant de phase représente quantitativement une déviation par
rapport à l'actant normatif : un peu trop/ pas assez, pas encore/ ne
plus. Et véridictoirement, il fonctionne à la manière d'un comme
emphatique, qui souligne le caractère simulé de la manifestation
(PE : paraître - ne pas être). Ceci explique que les énoncés de
ESTAR peuvent avoir une valeur discursive de négation d'un énoncé
correspondant qui utiliserait SER. ESTAR est la copule de l'ironie.
Le changement peut rendre le caractère d'une déviation par rapport
à une norme et indiquer un état exceptionnel, ou d'une altération de
la nature de l'actant ou du lieu, et en particulier de leur rapport.
Ce que ESTAR peut difficilement faire, c'est attribuer à l'actant
une propriété considérée comme caractérisant le sujet, comme lui
donnant un statut disons symbolique.

Je donne une petite illustration de la différence chorématique :

(6) Ayer Juana ESTABA muy pálida. Hoy ESTA morena.


Dans cet exemple, il y a changement conjoncturel et superficiel,
pour ainsi dire, de l'actant, changement souvent visible et manifeste
et d'aspect résultatif.
76

Les énoncés de ESTAR présentent le jeu aspectuel dans tout son


déploiement, et non pas exclusivement la résultativité. Avec ESTAR
il est possible de mettre l'accent sur les points du seuil (les ruptures
et les passages) ou bien sur la phase qui précède ou qui suit un seuil.
ESTAR implique des entités discrètes comme participants; des
actants de FAIRE, et présuppose un moment transformationnel, un
changement (réalisé ou prévu).

(7) Antes Juan ERA muy religioso. Desde su accidente ES ateo.


Pourquoi choisir SER, si l'actant a subi un changement d'état ?
Comment distinguer état et qualité ?

Mon propos sera à cet égard provisoire et ne présente qu'une


ébauche d'explication.
Avec SER nous postulons un changement de chorème : l'actant
se détache de son chorème et vient s'installer dans un autre. Il reçoit
une nouvelle dénomination. Entre les deux chorèmes, il n'y a pas de
continuité, mais une rupture. Entre les deux, il y a eu justement
«l'accident». L'actant a changé de discours, de position discursive,
d' être, si l'on veut. Cela suppose normalement un rituel, un réglage
assez complexe et codifié pour s'effectuer. Selon une formulation
modale : le changement s'effectue avec effort, avec difficulté, avec
un programme d'action hétérogène. Le cercle chorématique est une
barrière épaisse dans cette situation, par où l'on ne peut pas passer
comme par une porte qui s'ouvre, mais qu'il faut sauter. Ainsi,
«qualité» n'équivaut pas simplement à «état imperfectif».

Avec ESTAR, c'est l'actant qui change de position par rapport à


un même chorème et éventuellement à un autre actant. Le chan­
gement établit des phases successives ou une alternance. Ici le cercle
est un seuil, un point de passage

(8a) La entrada ES libre


(8b) La entrada ESTA libre.
Dans (8b) il s'agit d'obstacles physiques, concrets; dans (8a) de
statut et de modalité déontique (la permission).

(9a) Este cepillo ES para limpiar las paredes (y no para barrer el


suelo).
77

(9b) Este cepillo ESTA para limpiar las paredes (o para lo que tú
quieras ) .
Dans (9a) la modalité est déontique : il y a prescription.
Dans (9b) il y a alternative possible, simple localisation.

Je propose d'appeler simplement l'état ontique de SER 'quali­


té/statut' - et celui de ESTAR, 'état/phase'.

Tout le monde paraît disposé à constater une affinité entre


aspect et mode. Il est admis que l'aspect imperfectif comporte tou­
jours une note d'incertitude quant à la réalisation complète du procès
du point de vue référentiel; c'est l'inverse dans le cas du 'perfectif
comme aspect de l'expérience réalisée.
La plupart des grammairiens, cependant, ne se compromettent
pas au point de franchir le pas suivant, qui serait l'intégration de la
dimension véridictoire. Quand on attribue univoquement à ESTAR
le trait de 'perfectif', malgré les difficultés que cela représente, se
pourrait-il qu'on se réfère en réalité à la véridiction impliquée par
une chorématique ?
Nous voilà arrivés à Vactant observateur, par rapport auquel le
chorème opère.
La scansion en phases d'un procès dépend d'un regard, dit actant
observateur, pour enregistrer l'effet de phase. ESTAR est le verbe qui
indique la présence d'un actant observateur.

A l'encontre de ESTAR, un énoncé de SER, n'implique pas un tel


observateur, et il s'ancre dans une instance narrative implicite et
dépersonnalisée, transparente, souvent collective ou générique.
Cette fonction de SER se trouve réalisée fréquemment à la fin d'une
narration, (dans les mêmes circonstances, d'ailleurs, qu'un imparfait
de rupture) :

(10) En la noche, corriente arriba, el perro ha dejado de ladrar... El


agua del Manzanares ya ES negra.

Essayons de mettre en fonction la lecture chorématique sur


quelques exemples réfractaires au traitement aspectuel traditionnel :

(lla) Juana ES soltera.


(llb) Juana ESTA soltera.
78

L'analyse aspectuellc standard (celle de Roldan par exemple)


ressemble plus ou moins à ce qui suit : en (a) aucune possibilité de
modification potentielle n'est envisagée (= état dit imperfectif); en (b)
une modification potentielle est indiquée (= état dit perfectif).

Mais il est aisé de créer des contextes qui problématisent


l'analyse standard :

(a)... pero se casará pronto. (.mais elle va se marier bientôt).


(b)... y se va a quedar así para siempre. (.et elle restera célibataire).

Que peut-on conclure de l'exemple de «la soltera» ?


Première observation : le contexte des deux exemples diffère; ils
ne se prononcent pas sur le même ton.
Avec SER, l'énoncé s'intègre dans un discours impersonnel,
«officiel» et classificatoire, où l'on requiert l'état civil de l'actant.
On donne un trait d'identification, qui n'implique pas, bien sûr,
d'invariabilité temporelle.
Avec ESTAR, la variation discursive est prononcée, et l'inci­
dence du discours est forte. L'interprétation dépend des valorisa­
tions culturelles quant au mariage. Entrent en jeu préjugés, idées
fixes, tant en général que chez celui qui profère l'énoncé. Mais der­
rière cette variation discursive on trouve quand même le schéma
fondamental entre les deux états chorématiques :
«SER soltera» thématise une appartenance tellement stable du
sujet au chorème que l'actant est défini et identifié par ce lieu. Le
contexte de la relation, ses circonstances ne sont pas pris en
considération. Pour le registre tous les états civils s'égalent en prin­
cipe. Ce sont des rubriques, et l'individu appartient forcément à
l'une d'elles.
«ESTAR soltera» indique une situation de l'actant, considérée
comme séquence dans un parcours, avec le mariage comme toile de
fond ou point de repère.

Si l'on passe de la construction attributive à la construction


locative, on pourra garder la même chorématique et par là mettre en
relief la conformité des deux constructions. Ce point a l'avantage de
nous offrir une analyse acceptable des énoncés locatifs-existentiels
avec SER, qui ne sont pas du tout démodés en espagnol moderne.
19

(12) No te sientes en la cabecera. Tu papá ES ahí.


Le père est physiquement absent, mais il garde sa place à lui. Il
la remplit de son autorité, et cette place porte son nom.

Dans la construction absolue, locative, une dimension déictique


peut intervenir : ESTAR comporte alors l'idée de proximité (d'ho­
rizon visible ou situation déjà connue des interlocuteurs) et/ou de
dynamique (celui qui parle constitue un point d'orientation qui
semble faire une trajectoire vers le lieu).

Remarques finales
Si j'ai pris le détour du système copulatif et du jugement attri­
butif dans la discussion sur l'aspectualité, c'est à cause de l'étroite
relation qui existe entre véridiction et aspectualité. C'est la relation
qui m'a paru intéressante à relever, et qui peut être mise en évi­
dence, si l'on accepte la description géométrique. Celle-ci peut
s'avérer une bonne méthode pour penser la continuité entre aspect
et véridiction.
Pour ESTAR une conceptualisation aspectuelle fonctionne assez
bien et peut servir de plate-forme pour une élaboration des diffé­
rents effets de sens et constructions syntaxiques avec ESTAR.
Quant à SER, cela est plus difficile et le rendement de l'analyse
aspectuelle, en tout cas d'allure traditionnelle, ne semble pas très
élevé. Plusieurs grammairiens parlent carrément de l'atemporalité de
SER, ce qui est un symptôme du fait que le jeu entre SER et ESTAR
ne se laisse capter que partiellement comme différence aspectuelle.

J'espère avoir réussi à éclairer un peu les deux états ontiques de


SER et ESTAR. Ma conclusion est que les deux verbes peuvent être
inscrits dans la même topologie, avec un chorème pour ESTAR, et
une chorématique plus complexe pour SER. L'actant observateur,
impliqué dans ESTAR, embrasse un chorème par son regard, tandis
qu'avec SER et sa pluralité de chorèmes, il ne peut être question de
les contrôler et saisir tous en même temps; on ne peut que les penser
simultanément.
80

Exemples d'illustration :
(la) Toda aquella noche Juan FUE muy cortés conmigo.
(Ib) Toda aquella noche Juan ESTUYO muy cortés conmigo.
Pendant toute la nuit Juan m'a fait des politesses.

(2) El verano anterior el bañador de Elvira ERA azul.


L'été passé le maillot d'Elvira était bleu.

(3) Las cimas, según las horas del día, ERAN blancas, grises y
azuladas de acero.
Selon les heures de la journée, les sommets étaient blancs, gris
et bleus d'acier.

(4) A mediodía la cal de la pared ERA blanca.


A midi la chaux du mur était blanche.

(5) A los veinte años, toda la mar ES azul. Hasta que no la veas
negra, jurarás que ES azul.
Quand tu as vingt ans, la mer entière est bleue. Tant qu'on ne
la voie pas toute noire, on est prêt à jurer qu'elle est bleue.

(6) Ayer Juana ESTABA muy pálida. Hoy ESTA morena.


Hier Juana était très pâle. Aujourd'hui elle a le teint coloré.

(7) Antes Juan ERA muy religo so. Desde su accidente ES ateo.
Avant Juan était très religieux. Depuis son accident, il est
devenu athée.

(8a) La entrada ES libre. (L'entrée est gratuite).


(8b) La entrada ESTA libre. (L'entrée est sans obstacles matériels).

(9a) Este cepillo ES para limpiar las paredes (y no para barrer el


suelo).
Cette brosse sert pour nettoyer les murs (et non pas pour le
plancher).
(9b) Este cepillo ESTA para limpiar las paredes (o para lo que tú
quieras ) .
Cette brosse est là pour nettoyer les murs (ou pour n'importe
quoi).
81

(10 ) La noche, corriente arriba, el perro ha dejado de ladrar...


El agua del Manzanares ya ES negra.
Dans la nuit, plus en amont, le chien n'aboie plus... L'eau du
Manzanarès est devenue noire.

(11a) Juana ES soltera. (Juana est célibataire).


(11b) Juana ESTA soltera. (Juana n'est pas mariée).

(12) No te sientes en la cabecera. Tu papá ES ahi.


Ne te mets pas au bout de la table. C'est la place de ton père.

Bibliographie
Per Aage BRANDT : «Le faire comme état». Poetica et analytica, 4,
déc. 1987, Arhus, pp. 89-94. La charpente modale du sens. Poetica et
analytica, avril 1988, Arhus. «Normes et méta-normes dans
l'énonciation». Urbino, juillet 1988.
BOOKMAN, Karen : «Spanish SER and ESTAR as imperfective
copulas». Journal of the Linguistic Association of the Southwest, 4
(4), 1982, pp. 413-421.
DESCLES, J.-P./Guentchéva, Zlatka : «Fonctions discursives.
Passé simple et imparfait». Le texte comme objet philosophique.
Institut catholique de Paris 1987, pp. 111-137.
GILI GAYA, Samuel : Curso superior de sintaxis española. Barce­
lona 1961 (8. édit.).
JOHNSON, Marion R. : « A unified Temporal Theory of Tense and
Aspect». Syntax and Semantics, vol. 14, Tense and Aspect, pp. 145-
177. (Edit. Tedeschi/Zaenen, Academic Press, 1981).
LEMOS, C.T.G. de : SER et ESTAR in brazilian Portuguese. Tübin­
gen, 1987.
LUJÁN, M. : «The Spanish Copulas as aspectual indicators».
Lingua 54 (1981), pp. 165-210.
MOURELATOS, Alexander P.D. : «Events, processes and States».
Syntax and Semantics, vol. 14, Tense and Aspect, pp. 191-213. (Edit.
Tedeschi/Zaenen, Academic Press, 1981).

Lene FOGSGAARD
Université d'Aarhus (Danemark)
Aspectualisation et dynamique
discursives

Les mots isolés, tels que nous les trouvons dans les dictionnaires
et dans les traités de philologie, sont des abstractions qui, sous
cette forme, n'ont que peu de rapport avec la véritable vie du
langage.

O. Jespersen

L'aspect ne pose que des questions intéressantes, qu'il s'agisse de


l'inventaire de ce qu'il faut bien appeler des traits aspectuels,
comme, par exemple, le trait extrémité reconnu par A.-J. Greimas
dans Sémantique structurale, qu'il s'agisse de la situation de l'aspec-
tualisation dans le parcours génératif (1), qu'il s'agisse du lien, sinon
élucidé du moins unanimement et intensément vécu, entre aspec­
tualisation et éthique. La problématique de l'aspect compte au

(1) Pour ce concept, voir A.-J. Greimas et J. Courtès, Sémiotique 1,


dictionnaire raisonné de la théorie du langage, Paris, Hachette, 1979, pp. 157-160;
et Sémiotique 2, Paris, Hachette, 1985, pp. 97-100.
84

nombre de celles, peu nombreuses semble-t-il, à propos desquelles


on pourrait parler - non sans quelque naïveté sans doute - d'« en­
richissement», de «progrès» : loin de se contester et de s'entredé-
truire les unes les autres, les hypothèses semblent s'ajouter les unes
aux autres... Dans la mesure où aucune description ne peut se pré­
valoir de l'innocence, il convient de poser quelques préalables.
Une des contributions de Hjelmslev les plus difficiles à entendre
concerne la distinction entre «forme scientifique» et «forme
sémiotique » qui est présentée dans l'étude intitulée La Stratification
du langage : «Pour désigner la manifestante sans impliquer qu'elle
soit sémiotiquement formée, c'est-à-dire sans distinguer manifes­
tante sémiotiquement formée et manifestante sémiotiquement non-
formée, ce qui est une notion entièrement différente, nous proposons
le terme de matière. (...) Ajoutons d'ailleurs que, sous peine
d'échapper à la connaissance, cette matière doit être scientifique­
ment formée, (...)» (2). Le difficile est de penser à la fois la concer­
tation et l'autonomie de la forme sémiotique à l'égard de la forme
scientifique, mais si l'intrication de ces deux formes est à déchiffrer,
ce déchiffrement ne peut intervenir qu'après leur description
séparée.

I. La «forme scientifique» de l'aspect


I. 1. Situation de la description
La pratique descriptive dépend de l'objet qu'elle se donne et des
critères qui sont retenus. Pour ce qui regarde l'objet, ce qui est à
décrire est une relation si l'on adopte un profil bas, une fonction si
l'on se défie de l'imprécision attachée au concept de relation. Mais
c'est aussitôt avouer que la description d'une fonction dans le champ
sémiotique est en proie à l'incertitude. En ce qui regarde les critères,
Hjelmslev a regroupé sous la dénomination de «principe d'empi­
risme» les demandes courantes : exhaustivité, non-contradiction,
simplicité - non sans hésiter sur la pondération relative de ces trois

(2) L. Hjelmslev, Essais linguistiques, Paris, Les Editions de Minuit, 1971,


p. 58. C'est, nous semble-t-il, le passage qui fournit l'explication la plus acces­
sible. Cf. également le treizième chapitre des Prolégomènes à une théorie du
langage, Paris, Les Editions de Minuit, 1971.
85

demandes (3).
Sous ces conditions, nous envisageons la description comme un
dispositif hiérarchique, ou stratifié, en mesure, par là-même,
d'assigner à telle caractéristique (ou telle classe de caractéristiques)
une place, un rang, ou bien encore une valeur. Il nous paraît que la
description d'une fonction devrait, pour se connaître en somme elle-
même, viser l'une des trois possibilités suivantes : la consistance,
l'universalité ou la généralité. Les dénominations étant forcément
expédientes, seules importent les relations associant entre elles ces
trois approches :

i) une description consistante est celle qui établit une classe


d'unités en fixant sa base paradigmatique à partir de sa base
syntagmatique, en un mot sa catégorie selon l'acception glosséma-
tique du terme : «(...) la catégorie se définit comme un paradigme
muni d'une fonction définie.» Les critères à retenir sont ceux de
toute démarche heuristique; la distinction couramment utilisée à
propos de l'aspect est bien entendu :

perfectif vs imperfectif

ii) la description sera considérée comme universelle quand elle


réussit à dégager la fonction de son ancrage linguistique singulier tel
qu'il s'est inscrit en telle langue, ou famille de langues, et par voie de
conséquence dans la ou les descriptions qui en ont été proposées (4).
Le cas de l'aspect est peut-être ici exemplaire : l'aspect a été prati­
quement réservé au verbe (5), parfois avec mauvaise conscience.

(3) Ces demandes du côté du sujet rendent possible une intersubjectivité et


couramment un consensus; du côté de l'objet, un certain nombre de tensions à
résoudre : tensions internes à l'exhaustivité, la non-contradiction et la simplicité;
tensions entre exhaustivité et non-contradiction, entre non-contradiction et
simplicité notamment.
(4) Il est clair qu'au fil du temps la description retient pour objet les
descriptions qui l'ont précédée.
(5 ) C 'est le cas de Hjelmslev dans l'étude intitulée « Essai d'une théorie des
morphèmes», in Essais linguistiques, op. cit., p. 168; de même pour K. Togeby
dans sa Structure immanente de la langue française, Copenhague, Nordisk-Sprog-og
Kulturforlag, 1951, pp. 173-179. Dans leur Grammaire du français classique et
moderne, de Wagner et Pinchon proposent une définition éminemment restrictive :
« On désigne sous le nom d'aspect les valeurs qui concernent l'accomplissement du
procès et les formes du verbe qui les traduisent.», Paris, Hachette, 1962, p. 288.
86

Ainsi J. Holt écrit : «On a étudié l'aspect presque exclusivement


dans le domaine des verbes. Or, il faut se rendre compte qu'il
pourrait exister des aspects dans d'autres parties du discours. Nous
avons nous-même étudié les différences qui séparent les uns des
autres les suffixes de nom d'action en grec ancien, et ces études,
nous semble-t-il, ont montré qu'il faut définir comme valeurs
d'aspect les oppositions qui existent entre les types différents de
noms d'action. Donc, il faut admettre que la catégorie d'aspect se
retrouve dans les morphèmes nominaux. Mais dans une langue qui
possède des morphèmes verbaux pour exprimer les différences
d'aspect, c'est la catégorie verbale dans son ensemble qui est sujette
à cette distinction. Cependant la notion de l'aspect n'a pas pénétré
dans toute la catégorie nominale» (6). Si nous envisageons un
exemple à portée de la main, l'opposition entre «purification» et
«pureté» confronte la durativité du premier à la terminativité, l'état
résultatiƒ du second, sans prétendre épuiser la question. On pourrait
également citer l'exemple classique de courir et de parcourir (7).

Une description universelle de l'aspect est donc celle qui opère


comme une «déverbalisation» si l'aspect a été réservé au verbe. La
distinction à retenir est moins évidente, il semble qu'il faille retenir :

limites vs degrés

en appariant normalement :

- l'imperfectivité à la définition d'un degré;


- la perfectivité à la définition d'une limite.

iii) la description sera considérée comme générale si les catégo­


ries qu'elle utilise sont identiques dans le plan du contenu et dans
celui de l'expression.

(6 ) J. Holt, Etudes d'aspect, Copenhague, E. Munksgaard, 1943 , p. 1.


(7) Sur la «déverbalisation» de l'aspect, cf. Fr. Rastier, «Microsémantique
et syntaxe», in L'Information grammaticale, n° 37, mars 1988, pp. 11-12; l'auteur
propose même de « réduire » l'article partitif à l'imperfectivité et les articles non
partitifs, à savoir le défini et l'indéfini, à la perfectivité.
87

A lire les bons auteurs, la distinction qui émerge est celle qui
confronte :

démarcation vs segmentation

et attribue respectivement :

- l'émergence de limites à la démarcation;


- l'émergence de degrés à la segmentation.

Le modèle est pour nous la distinction hjelmslevienne extense/in-


tense qui dans le plan du contenu intéresse les éléments verbaux et
les éléments nominaux et, dans le plan de l'expression, la distinction
entre modulations et accents. Il suffit de la mentionner pour
s'apercevoir aussitôt que la triade inchoativité /durativité Iterminati-
vité renvoie à la segmentation tandis que la paire perfectivité/im-
perfectivité renvoie à la démarcation et que, jusqu'à un certain
point, les définitions fonctionnelles de ces traits aspectuels sont
hétérogènes.

Sur cette base, les distinctions proposées peuvent être graduées


selon leur indice d'abstraction (ou ce qui revient au même : de
pertinence) :

N1 consistance → perfectif vs imperfectif


N2 universalité → limites vs degrés
N3 généralité → démarcation vs segmentation

Les relations entre niveaux peuvent être ainsi précisées : un


niveau n est présupposant par un niveau n ♦ 1 et, à ce titre, ce
niveau n ♦ 1 accède au rang de prédiquant et le niveau n doit «se
contenter» du rang de prédiqué (8). Sur la base des conventions

(8 ) Selon Greimas : « Nous dirons donc qu ' a priori, dans le cadre de


l'univers sémantique pris dans son ensemble, le prédicat présuppose l'actant, mais
qu ' a posteriori, à l'intérieur d'un micro-univers, un inventaire exhaustif de pré­
dicats constitue l'actant.», in Sémantique structurale, Paris, P.U.F., p. 122. Il est
clair qu'en présence de l'alternative traditionnelle : logique compréhensive, plutôt
objectivante puisque l'actant semble contenir le (s ) prédicat (s ) ou logique extensive
plutôt subjectivante, puisque le prédicat semble précéder l'actant, la sémiotique
fait plutôt choix du second terme de l'alternative.
88

indiquées, N2 est présupposé par N1 et, à ce titre, N2 prédique, ou


définit, N1; de même N3 est présupposé par N2 et a qualité pour le
«dire». Ainsi J. Holt, déjà cité, fait appel à des traits, des fonctifs,
relevant de N2 pour «parler de» N1 : «(...) la notion de l'aspect est
l'indication du terme et du non-terme d'un procès» (9).
L'analyse de l'aspect et la place qu'on lui attribue intéressent
directement l'économie de la théorie linguistique.

I. 2. Aspect et hiérarchie conceptuelle


En conformité avec l'épistémologie hjelmslevienne, cette mise
en perspective de l'aspectualisation consiste à résoudre un réalisé, ici
aspectuel, en discernant le réalisable qui le sous-tend et la condition
de réalisation singulière qui se trouve appelée (10). Si bien que de N1
vers N3 il y a retrait, soustraction mentale de conditions de réali­
sation, dégagement d'une forme littéralement inconditionnée, mais
de N3 vers N1 il y a introduction, «enrichissement» si l'on veut, par
inscription dans telle ou telle «matière» laquelle devient, en raison

(9 ) J. Holt, op. cit., p. 29. Il est loin d'être certain, ainsi que l'indique Holt,
que l'aspect soit indépendant du sujet parlant. P. Fabbri a suggéré que le perfectif
et l'imperfectif pourraient renvoyer à des régimes de débrayages incomparables :
pour le perfectif, le sujet observateur se placerait «à distance» du procès,
l'embrasserait, tandis que pour l'imperfectif il serait comme immergé «dans» le
procès, et de ce fait n'en distinguerait ni le début ni la fin. Cette interprétation
recoupe l'opposition des catégories utilisées par Hjelmslev pour rendre compte de
l'aspect à savoir l'opposition :
ponctuel (perfectif) vs massif (imperfectif)
Qu 'est-ce qui empêche de faire du ponctuel la limite du perfectif et corrélativement
du massif la limite de l'imperfectif ? Mais l'essentiel n 'est peut-être pas là : que
l'on catalyse un sujet observateur, comme le demande P. Fabbri, ou non, le
perfectif et l'imperfectif (niveau N1 ) sont approchés par rapport aux notions de
limites (N2 ), lesquelles demandent leur transfert, leur projection sur N3, niveau
où la démarcation, génératrice des limites, et la segmentation, génératrice des seuils
et des degrés, tantôt composent (régime participatif), tantôt s'opposent (régime
antagoniste). Indiquons que seules les définitions schématiques doivent être envi­
sagées : au-delà les distinctions aspectuelles tombent bientôt dans le byzantinisme :
la fin du commencement coïncide-t-elle avec le début de la durativité ? La fin de
la durativité coïncide-t-elle avec le commencement de la fin ?... Mais ces jeux,
vains en eux-mêmes, sont, peut-être, l'image en creux de la poïétique de la
langue. (Nous examinerons plus loin, en 2. 5., jusqu 'à tel point il est possible de
refuser de voir dans les paires imperfectif/perfectif ou massif/ponctuel des primi­
tives ).
(10) L. Hjelmslev, Essais linguistiques, op. cit., p. 140.
89

des prémisses déclarées, une «substance» aspectuelle. Si nous


retenons le premier parcours, de N1 vers N3 :

- de N1 «vers» N2, il convient d'opérer comme une «dé-


verbalisation» de l'aspect;

- de N2 «vers» N3, il convient d'opérer comme une «dé-


sémiotisation » qui se réalisera tantôt comme une «désémanti-
sation» (plan du contenu), tantôt comme une « désexpressivisation »
(plan de l'expression).

Il importe de rappeler que ce protocole descriptif porte sur la


forme scientifique de l'aspect et que, par conséquent, il opère une
désémiotisation de l'aspect, mais dans un instant, quand il sera
question de la forme sémiotique de l'aspect, c'est, jusqu'à un certain
point, l'inverse qui adviendra.

En effet :

i) de N1 vers N3, l'analyse est, de manière quasiment tauto-


logique, un dégagement de la forme, une formalisation, selon
l'acception triviale du terme;

ii) de N3 vers N1, la réalisation se confond avec une sémio-


tisation de plus en plus dense;

iii) de tel niveau vers un autre, progressivement, un niveau n


est «plus» sémiotique et «moins» formel que le niveau n ♦ 1 qu'il
présuppose - ou, régressivement, l'inverse (11).

(11 ) Une démarche comparable à celle qui est tentée ici a été conduite pour
la dimension cognitive par J. Fontanille et M. Hammad. La typologie des sujets
observateurs proposée par J. Fontanille distingue, ou plus exactement gradue
l'assistant, le spectateur et le focalisateur : dans l'ordre indiqué, c'est par abstrac­
tion que le spectateur se dégage de l'assistant, que le focalisateur se dégage du
spectateur; selon l'ordre inverse, le focalisateur, simple épure actantielle, reçoit des
investissements actoriels de plus en plus denses quand il est manifesté comme
spectateur puis comme assistant. (In Sémiotique 2, op. cit., pp. 155-156).
90

I. 3. Aspect et méta-langage
La question du méta-langage ne peut pas ne pas se poser, avec
l'embarras prévisible. Si le méta-langage recueille les «mots qui
parlent des mots», ces «mots» appelleront à leur tour une analyse
ou une description laquelle, à son tour... aussi longtemps qu'un arrêt
ne décrètera des «indéfinissables» et annulera le fait que ces
«indéfinissables» valaient précisément, dans le moment précédent,
comme «définissants». L'aspect permet d'envisager une autre
approche : si nous supposons la description de l'aspect valide et que
l'aspect soit bien une des composantes du méta-langage, alors la
teneur du méta-langage d'une part, son principe d'autre part, se
trouvent sensiblement déplacés.

Dans le CLG, Saussure insiste à plusieurs reprises sur


l'importance de la démarcation et de la segmentation :

- pour la démarcation : «Ce sont des entités délimitées ou


unités qui s'opposent dans le mécanisme de la langue. (...) la seule
définition qu'on puisse en donner est la suivante : une tranche de
sonorité qui est, à l'exclusion de ce qui précède et de ce qui suit dans
la chaîne parlée, le signifiant d'un certain concept.» (12);

- pour la segmentation, il suffira d'indiquer que la délimita­


tion-démarcation est le préalable de la division-segmentation :
«Dans la langue, tout revient à des différences, mais tout revient
aussi à des groupements.» (13) L'homologation stipulant que les
«groupements» seraient aux «différences» ce que la démarcation
est à la segmentation nous semble recevable : la démarcation noue,
assemble, instruit, d'abord de facto, des cohésions que la segmen­
tation détaille, divise, dispose.

De son côté, M. Hammad s'est plutôt intéressé à la constitution de l'objet et a


montré que la compréhension dépendait de la «mise en place de trois niveaux de
relation » : « Pour les mathématiciens, cette mise en place se ramène à celle de trois
systèmes de repères ( = trois référentiels). Pour le sémioticien, cela s'inscrit dans
un cadre plus large, celui des opérations de débrayage susceptibles de porter sur
l'espace (les référentiels cités), les acteurs (éléments de l'expérience, expérimen­
tateur) et le temps.» In Le bonhomme d'Ampère, Actes sémiotiques, VIII, 33, mars
1985, pp. 44-45.
(12) F. de Saussure, Cours de linguistique générale, op. cit., p. 146.
(13) Ibid., p. 177.
91

Pour Saussure, la postulation de la linéarité appelle les opéra­


tions démarcatives, puis la postulation de la complexité de l'entité
ainsi délimitée appelle les opérations segmentatives. La procédure
est scandée par cette alternance de la totalisation - la démarcation -
et de la division - la segmentation.
L'aspectualité générale est donc partie prenante du méta-
langage, mais le méta-langage n'est pas épuisé, bien évidemment,
par l'aspectualisation. Si nous rappelons la définition de la structure
donnée par Hjelmslev : « entité autonome de dépendances internes »
(14), et que l'affinité entre dépendance et modalisation soit tolérée,
alors c'est la modalisation qui entre maintenant comme composante
à part entière du méta-langage, et la définition de ce dernier change
de contenu : le méta-langage comporte moins des termes réputés
indéfinissables que des fonctions générales, et à partir de l'examen
succinct, nous serions fondé à poser :

méta-langage = modalisation ♦ aspectualisation ♦ ...

sous réserve de discerner la relation, c'est-à-dire l'orientation entre


modalisation et aspectualisation; mais supposer aussitôt l'existence
d'une présupposition réciproque entre modalisation et aspectuali­
sation du fait qu'elles interviennent comme composantes, ne saurait
suffire :

- la modalisation ne demande-t-elle pas la finitude, la démar­


cation, et dans les limites ainsi générées ne confronte-t-elle pas
nécessairement un terme régissant à un terme régi ? Dans ce cas, la
modalisation appellerait l'aspectualisation, c'est-à-dire la différen­
ciation du procès lui-même;

- ou bien faut-il envisager l'hypothèse inverse : le fait premier


serait-il l'extension différentielle des éléments ? Et la modalisation
n'enregistrerait-elle que le «rapport des forces» constaté dans
l'énoncé ? Ainsi pour Hjelmslev, la distinction entre éléments
extenses capables de caractériser un énoncé entier et éléments
intenses n'ayant pas cette capacité.

(14 ) Essais linguistiques, op. cit., p. 28.


92

Le méta-langage serait dans ces conditions voué à la banalité


puisqu'il aurait à résoudre le commerce général, indépendant des
substances, entre la force, la rection en linguistique, la modalisation
en sémiotique d'une part, et l'étendue, l'aspectualisation en linguis­
tique, la discurvisation en sémiotique d'autre part. La question est
délicate, mais la réponse peut être différée puisque elle ressortit
précisément à l'épistémologie générale, et dans la mesure où
l'épistémologie de la linguistique est rien moins que singulière, les
sémioticiens ne sauraient être blâmés d'être logés à la même
enseigne que les autres disciplines.

II. La «forme sémiotique» de l'aspect


II. 1. Information et orientation
Il faut insister sur le fait que ces opérations sont autant linguis­
tiques que méta-linguistiques et que le premier cas est probablement
le répondant du second. Le passage, de N1 vers N3 est couramment
effectué par le glissement, banal, du sens dit «propre», situé pour
nous en N1, au sens «figuré» situé en N3. La manifestation du sens
figuré est une analyse immanente, vive, une résolution diligente du
sémantisme du sémème. Envisageons le lexème «tiède» que le Petit
Robert définit en ces termes : «légèrement chaud, ni chaud ni
froid» et de donner comme exemple de sens figuré : «un commu­
niste tiède». Comment penser ce passage ? Les deux éléments défi-
nitionnels retenus sont loin, ainsi qu'on va le voir, d'être homogè­
nes : la séquence « ni chaud ni froid » ressortit au terme neutre de
Br0ndal, qui est un cas particulier de division d'un continuum
«analysable mais non analysé» (Hjelmslev) qui est tel si le «divi­
seur» est... trois; si ce «diviseur» monte à quatre, on obtient
l'étalonnage :

froid <> frais <> tiède <> chaud.

Etant entendu qu'il s'agit du continuum de la perception thermique,


le paradigme segmente, dans un cas comme dans l'autre, une région
«moyenne» obtenue par virtualisation du «plus que froid», le
glacé, comme du «plus que chaud», le brûlant. A l'intérieur de la
zone ainsi délimitée, l'homogénéité est atteinte puisque le tiède et le
frais sont respectivement définis comme «légèrement chaud» et
93

«légèrement froid». Mais le sens figuré demeure encore hors de


portée.
Force est d'admettre que la division d'un continuum est une
condition nécessaire mais non suffisante. Le continuum, si nous
continuons de faire référence à Hjelmslev, est orientable mais non
orienté et l'une des cases doit être choisie comme pivot, repère
interne (15) ou encore différence dans la différence. Dans le cas qui
nous occupe, c'est la case du «chaud» qui est sélectionnée comme
base du système et donc les autres cases sont dirigées par ce choix, ce
qui signifie que le « chaud » entre légitimement dans leur définition et
les prédique, sous ce rapport, comme insuffisantes, et - dans la
mesure où la gradualité est du ressort du sujet - comme plus ou
moins insuffisantes (16). Ce faisant, nous accédons à la seconde
séquence définitionnelle : «communiste tiède» est, pour l'énon-
ciateur, un communiste dont la conviction n'est plus ce qu'elle était
ou ce qu'elle devrait être.

Les deux éléments entrant dans l'équation définitionnelle de


«tiède» sont donc, en dépit des apparences, incomparables puisque :

- la séquence «ni chaud ni froid» intéresse l'information du


continuum;

- la séquence «légèrement chaud» intéresse, elle, l'orientation


du continuum. Et, en effet, la case dégagée peut être choisie comme
positive ou négative : c'est ainsi que le « léger » relève de deux direc­
tions synonymiques parfaitement divergentes : tantôt rapproché de
«agile, leste, vif», termes reçus comme positifs parce que signifiant
la suffisance, tantôt rapproché de «creux», de «faible» et de
«petit», terme reçus comme négatifs parce que signifiant l'insuf­
fisance.

(15) «L'une des cases de la zone sémantique est choisie comme pivot du
système. Un seul sert à désigner exclusivement le pôle choisi comme pivot; les
autres cas se groupent autour de lui tout en offrant une figuration extensionale
complexe ou neutre par rapport à ce premier terme.
Le pôle choisi comme base du système peut être n'importe laquelle des trois
cases dans l'échelle significative. Le système peut présenter l'orientation positive,
négative ou neutre.» (In L. Hjelmslev, La catégorie des cas, Munich, E. Fink
Verlag, 1972, p. 112). Voir également la note précédente.
(16) C'est assurément la théorie de la marque qui est en cause, à un détail
près : la théorie de la marque sera expliquante si elle est d'abord expliquée.
94

La visée heuristique est dès lors sensiblement différente :

- l'information produit seulement des intervalles et les pos­


sibles, les réalisables attachés à l'émergence d'intervalles : consé­
cution ou non-consécution de cases; dans la division ternaire mise
en avant par Hjelmslev :

Les cases a et b sont désignées comme contraires et la case c comme


neutre, mais ce qui nous retiendra ici, ce sont les contiguïtés a-c et
b-c et la solution de continuité entre a et b. La visée est descriptive
et produit des «états de choses».

- l'orientation, à partir de la case retenue comme positive,


produit des évaluations selon l'insuffisance, la suffisance ou la
justesse, et l'excès; c'est dans ces conditions que le «tiède» a été
marqué comme «insuffisant». La visée est maintenant valuative et
produit, si l'on ose dire, des tensions à résoudre : des manques à
combler et, corrélativement, des excès à résorber. Mais c'est là
marquer le lien entre cette aspectualité figurale, c'est-à-dire
constitutive des figures (hjelmsleviennes) et la problématique
pérenne de la prédication.

II. 2. Aspectualité, prédication et tension predicative


La mise en évidence des deux strates fonctionnelles que
constituent l'information, génératrice de valeurs descriptives, et
l'orientation, génératrices de valeurs modales, peut contribuer à
mieux formuler les interrogations qui font le siège de la prédication.
Si la simplicité a bien les mérites qu'on lui prête, nous aimerions
apparier les deux fonctions de la manière suivante : si l'information
procure des prédicats, il nous semble que l'orientation manifeste
dans l'énoncé les prédicats de ces prédicats. Et nous en proposerons
pour preuve la lecture par Cl. Lévi-Strauss de la «structure du
mythe» - que nous supposerons connue dans ses grandes lignes.
95

On sait que le déchiffrement du mythe d'CEdipe aboutit à la mise


en évidence de quatre séries paradigmatiques corrélées deux à deux,
que le grand ethnologue présente en ces termes : «Toutes les rela­
tions groupées dans la même colonne présentent, par hypothèse, un
trait commun qu'il s'agit de dégager. Ainsi, tous les incidents réunis
dans la première colonne à gauche concernent des parents par le
sang, dont les rapports de parenté sont, pourrait-on dire, exagérés :
ces parents font l'objet d'un traitement plus intime que les règles
sociales ne l'autorisent. Admettons donc que le trait commun à la
première colonne consiste dans des rapports de parenté surestimés. Il
apparaît aussitôt que la deuxième colonne traduit la même relation
mais affectée du signe inverse : rapports de parenté sous-estimés ou
dévalués. » (17) Les colonnes trois et quatre sont relatives à
1'«autochtonie de l'homme», ce qui conduit l'analyste au bilan
suivant : «(...) une corrélation se dégage : la surévaluation de la
parenté de sang est, à la sous-évaluation de celle-ci, comme l'effort
pour échapper à l'autochtonie est à l'impossibilité d'y réussir.» (18)
Si nous faisons intervenir l'exigence de réduction, il n'est guère
difficile de reconnaître :

- dans la mise en rapport de la parenté humaine et de l'au-


tochtonie la problématique de l'information discriminant des degrés
de filiation;
- puis dans l'éclatement de ces termes respectivement l'excès et
le manque afférents à l'orientation...

Nous aboutissons à un réseau, ou encore à un jeu de rimes, dans


lequel parenté humaine et autochtonie marqueraient le pôle de la
dissemblance tandis que l'excès et le défaut définiraient celui de la
ressemblance, puisque deux de ces configurations sont produites
chacune deux fois :

(17 ) Cl. Lévi-Strauss, Anthropologie structurale I, Paris, Plon, 1960, p. 237.


(18) Ibid., p. 239.
96

La série parenté humaine/autochtonie ressortit à une aspectualité


distinctive, génératrice d'écarts, tandis que la série excès/manque
relève d'une aspectualité critique, génératrice de valeurs selon
l'acception existentielle du vocable, mais il importe de souligner que
les secondes prédiquent les premières, et c'est sous cette condition
que nous pensons être fondé à les envisager comme des prédicats de
prédicats et à faire dépendre l'énoncé minimal d'abord d'une tension
prédicative entre une information plutôt objectivante et une orien­
tation plutôt subjectivante.

Si nous tentons maintenant d'établir le lien avec les niveaux de


description que nous avons posés d'entrée, les deux approches sont
largement comparables :

i) la consistance saisissait des relations investies dans des


dimensions, ici elle retrouverait le mode de filiation que les humains
se donnent et tâchent de reconnaître des degrés et des limites; à cet
égard, il convient de remarquer que le mythe traite également des
relations entre êtres humains et êtres divins avec l'enlèvement
d'Europe par Zeus, mais l'information ne privilégie aucune division,
elle postule simplement l'efficience d'un «principe de formation»
(19); nous serions en présence du premier «différentiel» indiqué par
M. Hammad;

ii) l'universalité intervient par le marquage en choisissant un des


degrés qu'il promeut en seuil critique et en isolant une des zones
délimitées qui devient, de ce fait, un pivot interne auquel les autres
sont rapportées - ce serait le second «différentiel»;

iii) la généralité - le troisième «différentiel» - relève, on l'a


indiqué, des excès et des défauts de proximité de la part des actants
discursifs et ferait donc valoir de facto la segmentation et la
démarcation (20);

(19) Selon Hjelmslev : «il n'existe pas de formation universelle, mais seu­
lement un principe universel de formation.», in Prolégomènes, op. cit., p. 98.
(20 ) Eu égard à la typologie, elle-même triadique, des sujets cognitifs avan­
cée par J. Fontanille, l'homologation est partiellement possible, mais délicate. Elle
est possible si Ton prend comme repère le sujet de l'hyper-savoir et en le défi­
nissant comme celui qui voit bien l'application de l'orientation sur l'information,
comme celui qui perçoit ce «deux en un» et qui comprend que l'information est
97

- l'excès consisterait à traiter une limite comme un degré, donc


«à ne pas s'arrêter» et à ignorer la démarcation;
- tandis que le manque pratiquerait l'inverse; il traiterait le
degré comme une limite et serait coupable, cette fois, «de ne pas
continuer», «de ne pas persévérer»; la segmentation ne serait plus
satisfaite (21).
Un univers discursif qui ne connaîtrait que la démarcation
serait en proie à l'affrontement des contraires, à l'antonymie dans
l'exacte mesure où un univers discursif n'admettant que la segmen­
tation serait voué à la synonymie, à l'indifférence, au vertige de la
neutralité.

II. 3. Forme scientifique, forme sémiotique et paradoxe


aspectuel
Nous retrouvons, une fois encore, la problématique des trois
niveaux de saisie déjà évoquée. Nous aimerions souligner les inci­
dences épistémologiques de notre cheminement. En premier lieu, il
semble que, dans la profusion des concepts légués par Hjelmslev,
l'on puisse homologuer sans trop de peine :
- l'information et la « forme scientifique» d'une part,
- l'orientation et la « forme sémiotique» d'autre part;

l'information inscrit des différences, lesquelles livrées à elles-mêmes


seraient sous le signe de la réversibilité, l'orientation introduit, par
la sélection d'une case, d'un repère, l'irréversibilité et la possibilité
d'une prédication homogène et continue. Les langues diffèrent les
unes des autres par l'information, mais dans des limites étroites, par
contre l'orientation les rend «opaques» les unes aux autres.
L'aspect permet de rendre à chacune de ces instances la part qui
est la sienne dans la sémiosis. La forme scientifique concerne le
chiffre de la partition (bipartite, tripartite, quadripartite) en vertu
duquel le procès est analysé et aboutit généralement à des cases, à

une demande et l'orientation une réponse. Elle reste délicate dans la mesure où les
sujets cognitifs débrayés le sont, dans notre perspective, d'abord sur la base de leur
contribution.
(21) Cf. sur ce point Cl. Zilberberg, «Pour introduire le faire missif», in
Raison et poétique du sens, op. cit., pp. 97-113.
98

des plages qui dans le cas de l'aspect ont reçu les noms d'inchoativité,
durativité et terminativité. Dans le cas de l'aspect, la forme sémiotigue
procède tout autrement : la perfectivité n'est plus une case parmi
d'autres, mais le terme intensif, celui dont la signification est stable,
ou stabilisée, parce qu'elle respecte les limites de la case qui est la
sienne du fait de l'orientation, en face du terme extensif dont la
signification s'étend sur les autres cases. Le paradoxe de l'aspect
ressortit, pour le cas examiné, au fait que le terme étendu du point
de vue de la forme scientifique, la perfectivité pour autant qu'elle
dénote le procès achevé, se trouve être le terme étroit du point de
vue de la forme sémiotique. Forme scientifique et forme sémiotique
sont ici dans un rapport de chiasme.

II. 4 . Aspectualité et connaissance

Rapportées aux deux grands préalables saussuriens, l'arbitraire


et la linéarité, ces deux caractéristiques intéressent respectivement :
- pour l'information, la linéarité : le continuum réclame des
arrêts, des intervalles, des espacements, bref une segmentation;
- pour l'orientation, l'arbitranté : le recours même à la diffé­
rence comme clef prédicative demande que l'une de ces différences
soit reconnue comme... différente des autres, intensive dans la
terminologie de Hjemlslev ;
- quant au rapport entre information et orientation, il est clair
que la seconde procure au sujet un «regard» sur la première : si
«voir», c'est toujours «voir à travers», l'information procure un
«quelque chose à voir», l'orientation fournit le dispositif au moyen
duquel ce «quelque chose» est « v u » par un sujet lui-même
fonctionnellement distinct de ce dispositif.

La prédication consiste dans la relation entre information et


orientation et plus exactement dans la rection de l'information par
l'orientation : les écarts, les intervalles - simples différences - sont
évaluées par les valeurs positives émanées de l'orientation (22).

(22) Il nous semble que les discussions qui ont lieu autrefois à propos du
carré sémiotique auraient gagné à être formulées en termes de hiérarchie
fonctionnelle et que, pour le dire succinctement, on demandait à l'information de
produire des valeurs qui ressortent à l'orientation.
99

Tellement que la théorie linguistique et la théorie de la connaissance


entrent en réciprocité.

Nous ne craignons pas d'affirmer que la contribution de Saus­


sure à la théorie de la connaissance demeure encore largement
incomprise, car la puissance d'un concept n'est pas relative à sa
pénétration, à sa subtilité, lesquelles sont bien entendu loin d'être
négligeables, mais à la mesure de son extension. Les émules de
Saussure se sont cru quittes en considérant que la linéarité et
l'arbitrarité n'intéressaient que le signe, s'arrêtaient au signe,
qu'elles étaient moins des principes directeurs que le double constat
du fait que, eu égard à l'arbitrarité, le signifié «fromage» - supposé
identique... - avait pour signifiant en français «fromage» et
« cheese » en anglais et que la linéarité renvoyait aux positions dans
la chaîne. Alors que Saussure assure le contraire : ces deux principes
traversent et inspirent la sémiosis tout entière. On objectera sans
doute : mais en quoi la théorie de la connaissance est-elle au juste
concernée ? Elle l'est, nous semble-t-il, à un double titre : en pre­
mier lieu, la linéarité et l'arbitrarité sont reconnues comme des
fonctions, c'est-à-dire comme des efficiences; en second lieu, qu'il
s'agisse de l'aspect, du sens figuré, du mythe et dans un instant du
méta-langage, le problème soulevé n'est jamais que celui de la pré­
dication, c'est-à-dire des contraintes, des réquisits auxquels cette
prédication satisfait.

La prédication tient son importance des présupposés fonction­


nels qu'elle subsume : à moins, cette importance serait incompré­
hensible. Dans Les principes de phonologie, Saussure assure que «la
syllabation est pour ainsi dire le seul fait qu'elle (la phonologie)
mette en jeu du commencement à la fin.» (23) Mais la prédication ne
présente-t-elle pas, dans le plan du contenu, la même universalité?
Et de même que la syllabe saussurienne est fondée par la description
qui en rend compte, de même la prédication dit peut-être quelque
chose du référent, pourquoi pas ? Mais elle est d'abord relative aux
fonctions qui l'étayent incessamment, à savoir l'information et
l'orientation et d'autres encore à reconnaître (24)... Il convient

(23 ) F. de Saussure, Cours de linguistique générale, Paris, Payot, 1962, p. 79.


(24 ) Les actes fondateurs, par lesquels Saussure et Hjelmslev ont posé l'objet
de la linguistique, nous semblent largement comparables :
100

d'ailleurs de remarquer que la prédication a pour limites strictes


d'une part 1'oxymoron pour le «communiste tiède» de notre
exemple de référence, d'autre part le pléonasme pour le «commu­
niste ardent». Comme si chaque figure énoncée était hantée par le
déni, le négatif que représente pour elle l'autre.

En second lieu, nous ne chercherons pas à dissimuler que la


question sous-jacente à cette recherche, et ce de façon relativement
imprévue, est celle «toujours recommencée» de la relation entre
théorie linguistique et théorie de la connaissance : Hjelmslev a
recherché leur identification par le «haut», d'abord dans le res­
serrement de la trilogie traditionnelle - alignant axiomes, postulats
et définitions - autour du dernier terme, à savoir les définitions;
ensuite par un déploiement interne, de l'interdéfinition; ensuite,
dans l'identification entre définition et fonction, identification
plutôt murmurée que proclamée d'ailleurs (25). Mais ce à quoi nous
assistons, ce que nous recueillons, c'est une identification par le
«bas», nous aimerions dire, «à fleur de parole» : si le jeu de la

Saussure Hjelmslev

information linéarité forme scientifique


orientation | arbitraire forme sémiotique

Dans ce cadre duel, ce théâtre, les relations, l'ambiance sont toutefois assez dif­
férentes. La position de Hjelmslev est la plus simple à appréhender : la forme
scientifique témoigne de la puissance de la forme sémiotique dans le cadre d'une
sémiosis donnée. Par contre, la position de Saussure se laisse malaisément cerner et
dépend des textes que l'on retient d'abord : le CLG ne nous apprenant pas grand-
chose à ce sujet - peut-être précisément parce qu'il n'est pas de la main de Saus­
sure... mais ceci est une autre histoire - il nous faut nous tourner vers les autres
textes et, à cet égard, nous nous en tiendrons au constat suivant :
- le Mémoire, dont certainement Hjelmslev est le seul continuateur du point
de vue théorique, ne veut connaître que la forme sémiotique, la définition
fonctionnelle qui transcende les affinités substantielles inventoriées par la descrip­
tion phonétique et détache, par exemple, / i / et / u / de / a / pour les rapprocher
fonctionnellement parlant - de /r / , /m / et /n / ;
- les Principes de phonologie et les manuscrits vont, eux, dans une direction
opposée : les espèces émanées de la forme scientifique et classées selon leur degré
d'aperture sont prises en charge par les catégories syllabiques issues du jeu de
l'implosion et de l'explosion. Et c 'est ici que la formulation s'avère ambiguë : ces
catégories syllabiques ne sont pas tributaires des espèces, mais envisagées en elles-
mêmes, pour elles-mêmes, elles sont ce qu'elles peuvent être, c'est-à-dire néces­
saires.
(25 ) L. Hjelmslev, Nouveaux essais, Paris, P .U .F., 1985, pp. 69-80.
101

parole ressortit bien à la description étagée, différenciée, stratifiée,


que nous proposons, alors la parole est de droit connaissance. Elle ne
Test pas nécessairement de fait, elle manque souvent, presque tou­
jours peut-être, à elle-même, mais elle y tend comme vers sa raison.

II 5. Stratification et résolution des apories


L'intérêt, l'avantage d'un dispositif stratifié réside dans la pos­
sibilité de résoudre à un niveau n ♦ 1 une aporie décelée à un
niveau n. Nous avons déjà souligné le fait que pour J. Holt le temps
et l'aspect étaient indépendants l'un de l'autre alors que Hjelmslev
proposait un traitement unique. Il nous semble que les deux affir­
mations ne se contredisent qu'en apparence dès lors qu'on les
appréhende comme les moments d'une fonction (26).

Les fonctions ne peuvent être approchées que par les tensions


qu'elles règlent. Si la fonction propre à l'aspect règle - au niveau n -
la tension entre perfectivité et imperfectivité, qu'en est-il à propos
du temps ? La fonction élémentaire propre au temps se saisit du
temps chronique de l'avant et de l'après comme d'une «matière»
(27) et cette saisie consiste en ceci que le temps énonciatif, le
«maintenant» de la triade énonciative («je-ici-maintenant»),
modalise tel segment tantôt en le «rapprochant», tantôt en
1'«éloignant», bien sûr subjectalement parlant. La tension propre au
temps confronterait le temps «apathique», projectif selon l'accep­
tion freudienne du vocable, abjectal, des énoncés totalement
débrayés, le temps de l'aoriste, du passé simple français et le temps
empathique, introjectif, adjectal, des énoncés «à peine» débrayés,
bref l'imparfait français - tel qu'il rivalise avec le passé simple -;
Cependant il importe de souligner que la relation de dépendance
entre temps et aspect n'est pas simple : l'aspect ne dépend pas du
temps, mais du tempo qui chiffre le temps et les distinctions aspec-
tuelles, quelques désignations qu'elles reçoivent : perfectif/imper-
fectif, ponctuel/massif, démarquent les régimes du tempo :

(26 ) A identifier ultérieurement.


(27) Nous reprenons le terme proposé par Hjelmslev, mais il est clair que
cette «matière» est culturelle, aussi bien dans sa forme, son rythme que par ses
investissements.
102

- le perfectif est une manifestante aspectuelle qui a pour mani­


festée un tempo rapide, et à son tour ce tempo rapide signifie que
Ténonciateur fait savoir à l'énonciataire qu'il n'a pas de temps à
donner, c'est-à-dire à «perdre», qu'il ne «s'étendra» pas, ne
s'attardera pas sur... - et inversement :

- l'imperfectif signifie par le choix de la lenteur cette fois que le


sujet s'ouvre à la durée, que Ténonciateur comme l'énonciataire vont
« prendre leur temps », « tout leur temps ».

Et par un passage à la limite, qui donne peut-être leur sens


définitif aux fonctions, la perfectivité, parce qu'elle interne la célé­
rité, a pour limite le point et son indivisibilité, tandis que la lenteur
dirige la divisibilité, qui est la condition de possibilité de l'imperfec-
tivité puisque cette dernière n'exprime que la partition du procès.
Bien entendu, expliquer se ramène à transférer le mode interrogatif
d'une catégorie à une autre : de l'aspect au temps d'abord, du temps
au tempo, ce qui revient à dire que le tempo, précisément en raison
de cette (relative) vertu heuristique dont il vient d'être crédité,
devient à son tour l'énigme, mais ce constat est si ordinaire qu'il ne
mérite pas qu'on s'y arrête. A partir de cette mise en place, la rela­
tion entre temps et aspect, entre temporalisation et aspectualisation,
insaisissable, aussi longtemps qu'elle est recherchée à hauteur des
traits, devient discernable. Le temps projectif, thématisé par le passé
simple français, est solidaire :

- de la perfectivité à hauteur de N1 ;
- de la démarcation à hauteur de N2 ;
- de l'indivisibilité à hauteur de N3.

Dans la sélection de cette forme, seule est pertinente la démarcation


et si le contexte ne l'introduit pas, la segmentation s'en trouve
exclue. Les retombées aspectuelles de cette mise à distance mettent
l'accent sur l'indivisibilité, sur la «ponctualité» pour Hjelmslev. Le
passé simple n'exprime pas moins la durée que l'imparfait, ainsi que
l'atteste l'exemple canonique : il régna cinquante ans (28), mais cette

(28 ) La durée, et même la durativité, se laisse aisément catalyser : // régna


durant cinquante ans. Que la démarcation soit seule en cause ressort d'une autre
catalyse : // régna de... à...; enfin l'indivisibilité afférente à N3 est «prouvée»
103

durée exprimée est posée comme indivisible, parce qu'elle est dirigée
par la célérité.

Inversement, le temps empathique, introjectif de l'imparfait,


véritable «loupe» temporelle, manifeste :

- l'imperfectivité à hauteur de N1 ;
- la segmentation à hauteur de N2 ;
- la divisibilité à hauteur de N3 - laquelle devient ainsi le
répondant de l'imperfectivité comme de celui de l'itérativité.

Cette réciprocité du temps et de l'aspect peut être figurée de la


manière suivante :

Les conditions de la sémiotisation sont remplies à un double titre :

- la relation entre temps et aspect ne relève ni du contraste ni


de l'opposition («pragoises») mais se présente comme une déter­
mination («danoise»), à savoir une relation de dépendance qui saisit
le temps comme constante et l'aspect comme variable; et cette mise

par l'impossibilité bien connue de combiner le passé simple à un adverbe du type


de déjà.
104

en structure donne raison à la fois à Holt et à Hjelmslev dont la


différence d'appréciation devient affaire de « point de vue » : le parti
de Hjelmslev est celui du syncrétisme, ou ce qui revient de l'impli­
cation de la constante en la variable; celui de Holt envisage la
résolution de ce syncrétisme ;

- les relations entre fonctifs temporels et aspectuels sont réglés


par une commutation «en chaîne» puisque la substitution d'un
morphème d'imparfait à un morphème de passé simple n'intéresse
pas seulement l'aspect, mais également le temps et surtout peut-être,
mais comment le dire ? l'assiette même du sujet. Selon le contrat, le
quantum d'attention que le sujet se dit, se croit prêt à «dépenser» :
le sujet a, se donne pour objet interne tel tempo, mais qui touche au
tempo touche au temps et qui touche au temps agit sur l'aspect.
Passer d'un régime temporel au régime temporel alternant est une
opération transitive en vertu de la dépendance indiquée à l'égard du
tempo. Le temps, à travers les catégories (ou les régimes) qui sont
dans sa dépendance, à savoir le temps projectif et le temps introjec-
tif évoqués, dirige l'aspect. La dépendance globale de l'aspect à
l'égard du temps est résultative : elle est avérée d'une part par la
dépendance de la perfectivité à l'égard du temps projectif, d'autre
part par la dépendance de l'imperfectivité à l'égard du temps
introjectif. En dehors de cette formulation, de cette régulation
inscrivant une alternance (ou... ou) entre deux coexistences (et...
et), la formule n'a, à peu près, aucun intérêt, puisque ce qui «fait
sens», ce ne sont pas tant la perfectivité et l'imperfectivité en elles-
mêmes que leur congruence respective avec le temps projectif et le
temps introjectif.

Claude ZILBERBERG
Paris
Deux questions sur
l'aspectualisation des blocs

I. Le matériel
Nous reprenons le matériel et quelques données qui résultent de
l'analyse narrative et discursive des compositions que les jeunes
Brésiliens rédigent au titre de l'une des épreuves de l'examen
d'entrée à l'Université (1), ceci pour essayer de répondre à deux
questions concernant l'aspectualisation discursive des textes :

1. Comment les rapports entre l'aspectualisation temporelle,


spatiale et actorielle des discours s'établissent-ils ? Y a-t-il un
dénominateur commun ?
2. Quels sont les rapports que l'on peut établir entre l'aspec­
tualisation discursive et le contexte socio-culturel ?

Pour répondre à ces questions, il faut d'abord présenter, en


quelques mots, les procédures d'analyse employées et quelques-uns
de leurs résultats.

(1) Il s'agit d'une recherche déjà accomplie et présentée comme thèse de


« Livre-Docencia » à l'Université de Sao Paulo : A festa do discurso. Teovia de
discurso e analise de redaçoès de vestibulandos. Sao Paulo, 1985, 595 p.
106

Le sujet de la composition était le suivant : « Supposez que vous


avez été invité à une fête chez des gens que vous ne connaissiez pas
très bien. Racontez dans un texte en prose ce qui s'est passé, ima­
ginez les circonstances particulières de la situation et n'oubliez pas
de transmettre vos réflexions et vos sentiments sur l'événement.»
Nous avons examiné 2 500 compositions (10 % du nombre total
des compositions) de l'examen de 1982.
A partir de l'analyse narrative des textes, on a établi onze types
de récits; on ne parlera ici que de deux d'entre eux, qui, à eux seuls,
représentent 65 % des récits dont nous disposions. Le type I, celui
des récits d'échec, développe l'histoire d'un sujet las, qui s'ennuie à
la maison parce qu'il n'a rien à faire, qui veut certaines valeurs et
croit pouvoir les obtenir à la fête. Il ne s'agit pas de valeurs objec­
tives, telles que manger ou boire. Le sujet cherche, plutôt, à main­
tenir et surtout à établir des relations intersubjectives, c'est-à-dire, à
se faire des amis, à rencontrer des camarades, à avoir la compagnie
de l'autre sexe, etc. Ce sujet construit ainsi un simulacre positif de la
fête, mais dès son arrivée, il s'aperçoit que cette image n'est pas
conforme à la réalité : lui même est pauvre dans une fête de riches, il
n'est pas habillé comme il faudrait, etc. Il ne parvient pas alors à se
faire accorder les valeurs désirées, à cause de son manque de
compétence - il ne sait pas se conduire dans le monde et fait toutes
sortes de gaffes : il tombe par terre, sur le tapis, fait tomber des
boissons ou des gateaux sur les invités, déchire ses vêtements, etc. -
mais aussi à cause des autres, c'est-à-dire de l'ami qui l'avait invité,
du maître de maison et des autres invités qui ne s'occupent pas suf­
fisamment de lui. Malheureux, il quitte la fête et rentre à la maison,
auprès de sa famille, où il retrouve la confiance et l'assurance
perdues, où il est heureux.
Le type narratif II, celui des récits de succès, est presque iden­
tique au type I : les mêmes valeurs, les mêmes quêtes, la même
inadéquation à la fête, les mêmes bien-être et aisance à la maison.
Les deux types se distinguent surtout par un élément : dans le type
II, pendant la fête, après les moments d'embarras et d'échec, tout à
fait semblables à ceux des compositions du premier groupe, le sujet
parvient à acquérir les valeurs désirées. Il trouve un mari ou une
femme et il reproduit, à la fin, les rapports sûrs de la famille et de la
maison.
Quant aux structures discursives, les compositions ne présentent
pas des mécanismes variés de projection du discours. On utilise
toujours le débrayage énonciatif : je, ici, maintenant. Si l'emploi de la
107

première personne peut se révéler comme un moyen de fabrication


d'effets de sens de proximité et de subjectivité de l'énonciation, dans
les compositions il ne fait que répondre à la formule proposée par le
libellé du sujet d'examen : «Supposez que vous ...»; tous ont
répondu : Je...
Le Je du discours assure, dans ces conditions, trois rôles dans les
compositions : le rôle du narrateur (sujet discursif à qui le sujet de
l'énonciation a délégué la voix), le rôle d'actant narratif (qui a plu­
sieurs fonctions narratives) et le rôle de l'observateur (sujet cognitif
discursif qui détermine le ou les points de vue sur le récit). C'est
l'observateur qui aspectualise le discours, c'est-à-dire qui «qua­
lifie», selon la perspective choisie, l'organisation temporelle, spa­
tiale et actorielle du discours. Il mesure et organise les récits discur-
sivisés selon une échelle humaine.
A une organisation narrative très répétitive et à une syntaxe
discursive très pauvre, il faut encore ajouter le très faible degré de
variation des parcours thématiques et figuratifs, au niveau séman­
tique du discours.
Les parcours thématiques se rapportent surtout au contenu
fondamental de l'opposition entre le savoir et le non-savoir, entre le
connu et l'inconnu, qui découle du thème proposé : une fête chez des
gens que l'on ne connaît pas bien. Le savoir ou la connaissance sont
axiologisés selon l'euphorie et l'aisance, et le non-savoir ou la
méconnaissance, par la dysphoric et la tension. Ce que l'on sait est
familier, ami, routinier, prescrit, normal, pauvre, jeune, national,
identique à soi-même, simple et informel. Ce que l'on ne connaît pas
se définit par les termes contraires. On confronte le monde familier,
ordonné et sûr du sujet avec le désordre et l'incertitude d'une
nouveauté qu'il craint et à laquelle il essaye d'échapper pour se
cacher, une fois encore, dans une routine sans surprises.
Deux thèmes principaux ont été repérés dans les compositions :
le thème de la familiarité et celui de l'ascension sociale.
Le premier peut être lu comme celui du passage mal réussi à l'âge
adulte, à savoir le passage de la dépendance familiale enfantine et
juvénile à l'indépendance de l'adulte. L'adolescent sort de «la
chaleur de son foyer», par la main d'un ami et à la recherche
d'autres amitiés qui, petit à petit, le délivrent du cercle familial trop
étroit. Cependant, il est souvent déçu et il revient alors à la protec­
tion de la famille qui n'exige rien de lui.
L'autre thème est celui de la quête de l'ascension sociale. Le
sujet veut bien être reçu et accepté dans les fêtes des riches et il croit
108

à la possibilité d'ascension. Les différences sociales et économiques


peuvent, il le croit, être toujours vaincues. L'échec et la déception,
pendant la fête, le conduisent à critiquer, par des formules stéréo­
typées, les riches bourgeois qui lui ont interdit le changement de
classe auquel il continue à croire.
A partir de ces données, très résumées, on peut dresser le cadre
de l'aspectualisation dans les textes analysés et répondre, partiel­
lement aux questions posées.

II. Procédures d'aspectualisation


Le Je -observateur détermine, on l'a déjà signalé, un point de
vue sur l'organisation temporelle, spatiale et actorielle des compo­
sitions.
L'organisation temporelle et spatiale permet de diviser chaque
composition en trois grandes séquences qui caractérisent une sorte
de composition canonique :

SEQ. SEQ. DE SEQ.


INITIALE TRANSFORMATION FINALE

TEMPS avant la fête temps de la fête après la fête

à la dépla­ sur les lieux dépla­ à la


ESPACE maison cement de la fête cement maison

Ce schéma résume la localisation et la programmation spatio­


temporelle du récit dans le discours. Ces temps et ces espaces sont
aspectualisés par le point de vue de l'observateur.
Quant au temps, l'aspect duratif marque la séquence initiale
«avant la fête», grâce surtout à l'itérativité de la routine. La durée
est interrompue par le caractère ponctuel de la fête et reprise, après
la fête, par une nouvelle répétition du temps qui dure. La première
durée n'a pas de début, la dernière n'a pas de fin, ce qui produit
l'effet de sens de durée et de répétition de toujours et pour toujours.
109

La fête rompt la continuité mais elle n'empêche pas sa reprise illi­


mitée (2).
L'aspectualisation de l'espace, à son tour, signale les possibilités
de déplacement spatial et en rapport avec l'observateur visuel. Les
termes de «diversion» ou de, «divertissement» qui, en général,
correspondent au but d'amusement des fêtes, dans ces compositions
désignent bien l'aspectualisation spatiale du discours : diversion et
divertissement en tant que détournement, et changement de direc­
tion. Il y a la bonne direction à suivre, sûre et continue, à la maison
et le détour à prendre sur ou vers les lieux de la fête. Les traits qui
figurativisent les espaces soulignent bien leurs «qualifications»
aspectuelles. L'espace de la maison s'oppose alors à l'espace de la
fête :
espace de la maison espace de la fête
- bon goût (doux) - goût amer ou insipide
- bonnes odeurs (des - mauvaises odeurs
odeurs fines et suaves)
- silencieux - bruyant
- bonne dimension, - gigantesque ou minuscule
fermé, délimité
- bonne chaleur - trop chaud ou froid
- clair - peu ou trop de lumière
etc. etc.

Il s'agit, on peut le dire, de l'opposition entre l'espace proche


(connu du je) et l'espace lointain (inconnu). Dans ces espaces
s'instaurent des rapports visuels différents (3) : ils sont conflictuels
dans l'espace de la fête (le sujet ne veut pas être vu et on le regarde
quand même, ou bien il veut être vu et on ne fait pas attention à lui)
et harmonieux ou contractuels à la maison, où l'intimité du sujet
aussi bien que son désir de se montrer sont respectés.

(2) Il faut remarquer que la fête, en même temps qu'elle rompt la durée de
la routine à la maison, installe une nouvelle durée :

Aspect Aspect Aspect Aspect Aspect


duratif ponctuel duratif ponctuel duratif
de la routine - terminatif pendant - terminatif de la routine
à la maison de la routine la fête de la fête à la maison
- inchoatif - inchoatif
de la fête de la routine

(3) Cf. Eric Landowski, «Jeux optiques. Une dimension figurative de la


communication», in Actes sémiotiques. Documents, Paris, 1981, III (22).
110

La mobilité du sujet dépend alors de la «qualification» aspec-


tuelle de l'espace. Dans la fête, il est en général passif et il se cache
dans un coin. Sa mobilité, rare, est toujours maladroite. La figure
spatiale du coin (du salon, du balcon, du jardin, du canapé, etc) est
très utilisée et elle sert à délimiter l'espace trop grand et public de la
fête.
Si l'on compare l'aspectualisation de l'espace et celle du temps,
on peut facilement conclure que la même catégorie aspectuelle de
continuité (proximité et harmonie) vs rupture (ou éloignement) qua­
lifie aussi bien les termes que les espaces des textes des compositions.
Il y a, en définitive, une organisation aspectuelle commune du temps
et de l'espace.
Il faut examiner maintenant l'aspectualisation de l'acteur,
c'est-à-dire la manière dont les performances sont accomplies, leur
qualification selon la perspective de l'observateur. On a déjà signalé
quelques éléments de l'aspectualisation de l'acteur : des performan­
ces qui se répètent, avant la fête, à la maison, le manque de
compétence, surtout du savoir-faire, pour réaliser de nouvelles
performances, pendant la fête et sur ses lieux. Les performances du
sujet sont alors qualifiées par les catégories suivantes :

normalité, banalité vs. fantaisie, mystère, absurde


prescription vs. interdiction
ordre, routine, tranquillité vs. chaos.

Les traits de la première colonne déterminent les performances


effectuées à la maison - regarder la télévision, manger à la cuisine,
se lever, mettre ses chaussures, prendre un bain -, des actions de
tous les jours, figurativisées par les tonalités et les goûts neutres de
la maison. La deuxième colonne définit les performances du sujet à
la fête : boire trop, manger des choses rares et inconnues, parler trop
fort, etc. L'opposition entre la règle et la fête est figurativisée
surtout par l'autorité du père et par la critique des drogues, de
l'argot et de l'homosexualité qui marquent les performances des
participants à la fête. Les rôles sociaux établis doivent, dans les
compositions, être bien préservés.
La conversation et la répétition des mêmes performances et des
mêmes valeurs, par opposition à leur rupture, au moment de la fête,
témoignent du fait que les acteurs subissent une organisation aspec­
tuelle identique à celle de l'espace et du temps. Une même qualifi­
cation aspectuelle détermine les trois composantes du discours, le
111

temps, l'espace et les acteurs. Trois conclusions en découlent :

1. au niveau des structures fondamentales du texte, il faut alors


reconnaître des éléments tensifs (4) qui répondent, à ce niveau, aux
perspectives discursives choisies par l'observateur, délégué du sujet
de l'énonciation;
2. au moment de la discursivisation des récits, des catégories
aspectuelles communes qualifient, en même temps et de la même
façon, les espaces, les temps et les acteurs du discours;
3. on doit aussi reconnaître que la tension des structures pro­
fondes, sous-jacente à l'aspectualisation discursive, s'étale dans le
discours sous la forme des mouvements continus de la passion.

La première conclusion amène à l'identification, au niveau des


structures fondamentales, des catégories tensives qui, avec les
catégories thymiques de la phorie, déterminent les catégories
sémantiques descriptives qui engendrent le discours. Ces «méta-
catégories» assurent, à d'autres niveaux de description, la modali-
sation et l'aspectualisation discursive.
Deuxièmement, on a pu conclure que le sujet observateur voit le
temps, l'espace et les acteurs selon un même prisme, parce qu'il subit
les mêmes «tensions» et qu'il organise, à partir de ce choix optique,
les syntagmes aspectuels. Au moins, les choses se passent-elles ainsi
dans les compositions examinées. Il faudrait poursuivre les inves­
tigations sur ce sujet et étudier des textes poétiques, surtout, où, par
exemple, plusieurs observateurs choisissent chacun sa perspective. Il
en résultera alors des points de vue différents sur les temps, les
espaces et les acteurs du discours.
Dans les compositions, il y a donc un dénominateur aspectuel
commun aux temps, aux espaces et aux acteurs, qui peut être articulé
génériquement par la catégorie

continuité vs. rupture

Qu'elle soit temporelle, spatiale ou actorielle, la continuité est


déterminée selon les termes euphoriques et relâché, des catégories
fondamentales, tandis que la rupture est dite dysphorique et tendue.

(4) Cf. Claude Zilberberg, Essai sur les modalités tensives, Amsterdam,
Benjamins, 1982.
112

Si Ton reprend les analyses de l'aspectualisation des composi­


tions, on doit encore considérer que l'on a affaire à la catégorie de
l'excès et de l'insuffisance (5). La fete, par l'aspectualisation du
temps, de l'espace et des acteurs, se définit soit par l'excès, soit par
l'insuffisance : elle offre trop de lumière ou trop peu, elle occupe des
lieux gigantesques ou minuscules, il y a trop de monde ou presque
personne, on y parle trop ou pas du tout, on y mange et on y boit de
façon démesurée, il y a un bruit effrayant ou un silence de mort, le
personnel est exagérément nombreux, les vêtements sont incongrus,
etc. Il s'agit, enfin, de l'excès ou de l'insuffisance de la rupture, par
opposition à la juste mesure de la continuité spatiale, temporelle et
actorielle à la maison. La maison représente alors la juste mesure, la
bonne moyenne, la correcte médiocrité, ni excès ni insuffisance, ou,
en même temps, et l'excès et l'insuffisance, c'est-à-dire les termes
neutre ou complexe, par rapport à l'opposition catégorielle. Dans ce
sens, il faut remarquer que, dans les compositions, la juste mesure,
la médiocrité, est euphorique, tandis que l'excès ou l'insuffisance
sont dysphoriques.
La troisième et dernière conclusion à laquelle on peut aboutir,
c'est celle qui établit des rapports entre les passions - des effets de
sens d'organisations modales - et l'aspectualisation. Le flot des
passions dans les discours obéissent à leur organisation aspectuelle,
si l'on accepte que l'aspect dépend des déterminations tensives
fondamentales, tel qu'il a été proposé. On peut donc suivre la
variation tensive, passionnelle et aspectuelle :
113

Le parcours passionnel se laisse voir, aussi bien que la visée


aspectuelle, temporelle, spatiale ou actorielle. Est-ce que Ton doit
parler des passions du temps, de l'espace et de l'acteur ?

III. Aspectualisation et
contexte psycho-socio-culturel
Pour déterminer les rapports entre l'organisation aspectuelle des
conditions et le contexte psycho-socio-culturel nous nous appuyons
sur deux études sémiotiques de la culture brésilienne effectuée par
J.L. Fiorin (6). Fiorin définit la culture brésilienne, c'est-à-dire
l'image que les Brésiliens ont d'eux-mêmes et de leur culture, par la
conciliation de termes contraires ou par la neutralité qui nie les
deux. La culture brésilienne, selon l'auteur, est, en général, dite une
culture «baroque», justement parce qu'elle se caractérise par
l'englobement des termes contraires : supérativité vs. infériorité,
identité vs. altérité, unité vs. pluralité, individualité vs. sociabilité,
intériorité vs. extériorité, etc. Le thème de l'éclectisme est alors
reconnu comme un des traits du «caractère national». Il permet de
rapprocher et même d'englober dans un élément commun, des
personnes, des événements, des groupes différents et encore des
traditions sociales et politiques divergentes.
Fiorin examine l'image que les Brésiliens construisent de leur
culture comme un terme complexe qui, au niveau fondamental du
parcours génératif de la signification, subsume les éléments
contraires. La relation est euphorique, et non les termes polaires. On
valorise positivement la complexité du rire et de la gravité, du
travail et du loisir, de la liberté et de la réglementation, de l'excès et
de l'insuffisance, du logique et de l'absurde, de la cordialité et de la
violence.
Au niveau des structures narratives, l'auteur souligne que les
rapports entre les sujets sont plutôt contractuels que polémiques. Les
relations intersubjectives sont conçues, dans la culture brésilienne
dominante, comme des contrats ou des échanges. Les thèmes (et les
termes) les plus fréquents du vocabulaire politique du Brésil sont la
conciliation, l'accord, le pacte.

(6) José Luiz Fiorin, «Sémiotica da culturalidade», in Santaella L. (éd.),


Semiotica da cultura e da arquitetura, Sao Paulo, editora da PUC, 1988.
114

Ainsi caractérisée, la culture brésilienne peut être aussi pensée


comme une culture de la neutralité, puisqu'elle choisit, toujours
selon Fiorin, la juste mesure comme l'aspect euphorique du
comportement social. La négociation de l'excès et de l'insuffisance
domine l'aspectualisation des comportments sociaux au Brésil. Nous
ne nous arrêterons pas maintenant sur les différences qui découlent
de ces deux perspectives, celle de la complexité et celle de la neu­
tralité de la culture. Nous ne considérerons que ce qu'elles ont en
commun, à savoir l'opposition entre les termes polaires.
On rejoint ainsi les résultats de l'analyse aspectuelle des temps,
des espaces et des acteurs dans les compositions examinées. Les
jeunes gens qui passent leurs examens d'entrée à l'Université
assument pleinement les valeurs de la culture brésilienne et font
l'éloge, au moyen des procédures d'aspectualisation, de la modéra­
tion, de la prudence, de la discrétion.
L'aspectualisation, engendrée par la tension fondamentale et par
les choix de l'observateur, a donc des rapports étroits avec le
contexte psycho-socio-culturel.
L'étude des procédures d'aspectualisation est nécessaire pour
comprendre la discursivisation et les discours, et aussi, à travers les
textes, les comportements et l'organisation des sociétés.

Diana LUZ PESSOA DE BARROS


Université de Säo Paulo (Brésil)
Problèmes d'aspectualisation
dans deux définitions de la
«vergogna»

Deux définitions de la «vergogna»


Au cours d'une étude sur la configuration passionnelle de la
«vergogna» (honte), nous avons rencontré deux définitions dans
deux dictionnaires de langue italiens qui produisent deux effets de
sens divergents et qui s'opposent sur plusieurs points. Le cas n'a pas
manqué d'attirer notre attention. Comment traiter ces oppositions ?
Quelle est la nature qu'on doit reconnaître, du point de vue sémio-
tique, à cette bifurcation sémantique ? Y a-t-il un fond commun
sous-jacent aux différences manifestées à la surface des textes
descriptifs et définitoires ? Nous avons développé par ailleurs une
hypothèse de complémentarité, en optant pour une interprétation de
type configurationnel, à savoir la possibilité qu'une même configu­
ration sémantique a de remplir différentes fonctions en se réalisant
dans des textes donnés (1). Dans cette perspective, les deux défini­
tions de la «vergogna» recouvrent et soulignent des aspects dif­
férents, mais co-possibles, d'une même configuration complexe, en
livrant aux textes la tâche et l'opportunité de leur exploitation.

(1) Nous nous permettons de renvoyer le lecteur à notre article «Uno


sguardo semiotico sulla vergogna », en Quaderni del Circolo Semiologico Siciliano, n°
30, Palermo 1989.
116

L'analyse d'un roman, The Scarlet Letter de N. Hawthorne, nous a


permis de montrer la façon dont un texte se rend capable d'utiliser à
la fois, en gérant l'opposition, les deux orientations divergentes que
les deux définitions de dictionnaire rendent explicites. Nous y
reviendrons brièvement par la suite.

Voilà les deux définitions :

1) Devoto-Oli :
« Il profondo e amaro turbamento interiore che ci assale quando ci
rendiamo conto di aver agito o parlato in maniera riprovevole».
(Le profond et amer trouble intérieur qui nous assaille lorsque nous
nous rendons compte d'avoir agi ou parlé de façon répréhensible).

2) Zingarelli :
«Turbamento e timore che si provano per azioni, pensieri o parole
che sono o si ritengono sconvenienti, indecenti, indecorose e sim. e
che sono o possono essere causa di disonore o rimprovero».
(Trouble et crainte que l'on éprouve pour des actions, des pensées ou
des mots qui sont ou que l'on considère comme inconvenants,
indécents, indignes etc. et qui sont ou peuvent être cause de
déshonneur ou reproche).

Plusieurs oppositions sémiotiques apparaissent à l'analyse, dans


ces deux définitions de la «vergogna». Si ce n'était le rôle homo­
généisant du léxème commun, on aurait l'impression d'avoir affaire
à deux entités sémantiques différentes. Et pourtant, en deça de la
manière spécifique dont chaque définition traite la passion qui nous
intéresse, on ne peut pas ne pas reconnaître un même schéma
général, une même structure profonde : il s'agit d'un sentiment
pénible provoqué par un savoir portant sur des performances à
valeur axiologique et éthique négative. En quoi consistent les
oppositions et les différences dont nous avons parlé ? Nous allons en
donner un bref aperçu.

1) Au niveau actantiel, on peut très facilement noter une différente


distribution de la transitivité fondamentale liant entre eux le sujet et
l'objet. Le sujet de la première définition est un sujet passif qui subit
l'action de la passion ; il est un sujet d'état qui subit une transfor­
mation dans son existence et dans sa compétence par une perfor­
mance qui lui est étrangère et qui fait qu'une subjectivité-autre
117

apparaît. Le sujet de la deuxième définition est au contraire un sujet


actualisé dans sa compétence à «éprouver» un sentiment et à
«considérer» les résultats d'un comportement ; il est le sujet d'un
véritable /faire/ cognitif.

2) Au niveau narratif, l'on reconnaît dans la première définition


l'instance transcendante d'un Destinateur qui impose les valeurs
auxquelles le sujet doit se conformer et qui sanctionne par le trouble
les performances ratées. Dans la deuxième définition le Destinateur
est immanent au jeu des valorisations intersubjectives des compor­
tements ; la sanction prend place dans ce qu'on appelle la produc­
tion de simulacres et de stratégies dans l'interaction. Cette opposi­
tion s'accompagne d'une différence de modalisation dans les deux
énoncés : d'un côté, en effet, on est sous le domaine du /devoir-
être/ en liaison avec un /savoir/ attribué au sujet, de l'autre la
domination est celle du /pouvoir-faire/ associé à une modalisation
cognitive du sujet de l'ordre du /croire/.

3) Au niveau actoriel, l'opposition apparaît entre la construction


d'un acteur humain individuel et l'absence de toute opération
d'individuation. Grâce au pronom «nous» de la première défi­
nition, le sujet de la passion est assimilé aux actants de l'énonciation
par un procédé d'embrayage participatif qui identifie l'acteur pas­
sionné à l'auteur et au lecteur du dictionnaire. Le débrayage, au
contraire, est total dans la deuxième définition, s'articulant sur
l'impersonnel de cet « o n » répété. La passion elle-même est un tout
identifiable et circonscrit dans le premier cas - un trouble avec
plusieurs attributs -, tandis qu'elle se complexifie et se problématise
dans l'autre cas - elle est trouble et crainte - Les performances
présentées comme causes de la passion, enfin, sont des comporte­
ments réalisés dans la première définition, des comportements réa­
lisables et seulement éventuels dans la deuxième.

4) Au niveau des isotopies sémantiques, la première définition


insiste sur le sentiment, privé, intime et sensible, (le trouble est
profond, amer, intérieur), tandis que la deuxième exploite toute une
série de lexémes, pour ainsi dire, «socialisants» (le thème est celui,
général, de l'honneur et de ses multiples déguisements).
Voilà quelques oppositions qui permettent d'amorcer une
description des dispositifs qui produisent les deux effets de sens.
118

Nous faisons maintenant l'hypothèse qu'une réflexion sur l'aspec-


tualisation des deux énoncés nous permettra de raffiner l'analyse. Il
s'agit pour nous de mettre en place un certain nombre de catégories
qui nous aident à rendre compte, de la manière la plus homogène
possible, des opérations de mise en discours présupposées par les
deux définitions de la «vergogna». Nous espérons pouvoir saisir
quelques composantes des configurations passionnelles, susceptibles
de remplir différentes fonctions lors de leur insertion dans la
dynamique textuelle.

Notes sur l'aspectualisation


Avant de passer au traitement de l'aspectualisation dans nos
énoncés, il ne sera pas inutile de s'arrêter un instant sur le problème
général de l'aspectualité en sémiotique. On le sait très bien, la
recherche est encore loin d'une conceptualisation satisfaisante en
cette matière. On ne peut qu'utiliser les nombreuses suggestions qui
nous viennent de la linguistique de la phrase, d'un côté, les remar­
ques pas tout à fait enthousiastes de la linguistique textuelle (v.
Weinrich, par exemple), de l'autre, et cette ébauche d'idée qui
continue à guider les sémioticiens et qui consiste à dire que «le
point de vue d'un actant observateur sur l'action» doit être déter­
minant par rapport à la construction du discours. Il est tentant pour
la sémiotique de s'emparer de la foison de concepts et de sous-
catégories élaborés par la linguistique autour de l'aspect verbal, mais
un problème de pertinence de niveaux se pose, qui fait que l'optique
du sémioticien doit se placer à un niveau plus abstrait et profond en
gardant avant tout la pertinence théorique même de la question de
l'aspect. Faisons donc un pas en arrière et imaginons l'action sur
laquelle doit porter l'observation d'un actant délégué dans l'énoncé.
Un problème d'identification de l'unité minimale survient qu'on ne
peut pas résoudre de manière directement logique. Pour utiliser une
représentation spatio-figurale naïve, nous traçons le dessin suivant :
119

Il s'agit tout simplement d'un segment. Ce segment représente une


unité d'action, en tant qu'abstraction que j'opère sur la «vision» de
l'actant observateur. C'est cette contrainte de l'observation qui nous
empêche d'analyser et de formaliser logiquement l'unité d'action ;
c'est qu'il nous faut rester dans le discours pour nous approcher des
opérations d'un actant du discours. Cette représentation spatiale
abstraite est pourtant construite et, plus précisément, elle est
composée par une durée et deux points qui la limitent. Si nous
opposons ces deux composantes (la durée et les points) dans une
catégorie sémantique, de la façon suivante :

Nous pensons à la dilatation et à la contraction comme aux deux


contraires qui s'articulent sur les déixis, là où le rôle des négations
respectives est déterminant ; à l'infinitisation comme à une opéra­
tion de négation des deux termes posés, sans que l'orientation du
processus soit pertinente ; en ce qui concerne le terme complexe,
nous exploitons la possibilité d'en reconnaître deux, l'un positif (que
nous appelons segmentation pour en souligner la positivité, le fait
qu'il s'agit de la constitution même du segment) et l'autre négatif
(que nous appelons itération en entendant par là, à la fois la frag­
mentation et la multiplication de l'unité-segment, sa prolifération
par adjonction de points-limites).
120

Nous disposons maintenant de quelques concepts générés par


des opérations très simples, accomplies sur, et à partir d'une oppo­
sition sémantique reconnue entre les traits figuraux d'une représen­
tation, naïve et arbitraire mais possible, de l'action ou de l'évé­
nement. Une fois mis en place ce micro-système conceptuel, il nous
faut revenir sur nos textes pour tenter une première description de
l'aspectualité énoncée.
La première définition de la «vergogna» prend place et s'arti­
cule autour du verbe «assaillir». La signification de ce verbe pro­
duit une contraction de l'événement («assaillir» = attaquer avec
véhémence, avec violence), contraction qui est le produit, à son
tour, de l'investissement d'une marque plus profonde de tensivité à
son degré «haut» de réalisation. L'assaut est un événement qui a
lieu dans un instant. Il s'agit de l'interruption ponctuelle d'une
continuité qui caractérise la compétence du sujet.
Deux réflexions nous imposent de nous arrêter un instant.
D'abord, on pourrait nous objecter que la ponctualité n'est pas une
marque inhérente à une signification, qui serait en quelque sorte
essentielle, du verbe «assaillir». Cela est tout à fait vrai, mais nous
en repérons également la présence en vertu de la comparaison
virtuelle avec plusieurs lexémes qui pourraient occuper la même
place dans la chaîne de signification constituée par notre texte
(songeons à des verbes tels que «envahir», «pénétrer», «pren­
dre», «occuper», etc.).
Deuxièmement, il nous faut dire quelques mots à propos de la
compétence que nous avons qualifiée de «continue», pour remar­
quer que cet aspect d'interruption abrupte d'un écoulement régulier
et tranquille est manifesté très clairement par l'utilisation du terme
«trouble». La définition de «troubler» dans le Petit Robert, défi­
nition qui ne diffère pas de celle qu'en donnent les dictionnaires
italiens («turbare»), est, entre autres : «Empêcher (un état calme,
paisible) de se continuer. Interrompre ou gêner le cours normal de
quelque chose. Au sens moral : Priver de lucidité ; susciter chez
quelqu'un un état émotif, une activité psychique anormale ou
pénible qui compromet le contrôle de soi».
Une telle interruption est due à l'apparition d'un /savoir/ («se
rendre compte», s'apercevoir) qui porte sur une performance
accomplie. Cette performance est donc prise en charge par le /sa­
voir/ en tant que séquence dont on focalise l'achèvement. Pour le
sujet du pâtir énoncé, le mauvais comportement, son mauvais
comportement, doit avoir eu lieu effectivement et de manière
121

achevée. Le /savoir/ doit reconnaître son objet dans sa «perfec­


tion», son début, son déroulement, sa fin, et en cela il doit faire
coïncider son propre regard avec le regard transcendant du Desti-
nateur. C'est bien cette transcendance assumée qui entraîne la
bonne objectivation du comportement.
Dès qu'on se risque à évoquer le couple «perfectif/imperfectif»,
Ton se trouve face à la problématique délicate du croisement, au
moment de la discursivisation, du temps et de l'aspect. En linguis­
tique, on dirait que notre énoncé est composé de deux présents et
d'un passé, du point de vue strictement temporel, mais que du point
de vue aspectuel on n'a affaire qu'à des présents. Le passé composé
de «avoir agi ou parlé» n'est, aspectuellement, qu'un présent mais
manifestant un perfectif. Evidemment, il s'agit ici de la relation
étroite, et souvent de la confusion, entre aspectualité et temporalité ;
la notion de perfection marque un point critique entre ces deux
domaines. Nous ne voulons - et nous ne pourrions - pas trop nous
aventurer dans cette question, mais il nous semble intéressant de
remarquer l'importance que l'aspectualisation peut avoir dans le
processus de temporalisation d'un énoncé. Il y a bien un passé - c'est
le passé composé - qui fait que, du point de vue temporel, la seconde
subordonnée est au passé, mais cela est l'effet d'une contrainte
discursive qui provient de la perfectivité aspectuelle. Bien que
distinct de droit du temps, il semble que l'aspect nous oblige à
organiser le temps à partir de ses propres articulations, fondées sur
le point de vue de l'observateur. Ainsi, en généralisant la réflexion,
l'on comprend l'exigence proprement sémiotique qui consiste à
reconnaître à l'aspectualisation une fonction plus profonde parmi les
procédures dites de discursivisation.
Pour comprendre la globalité de l'effet de sens, il nous faut
prêter attention à la façon dont son aspectualité agit sur l'ensemble.
Quelque chose se révèle en effet au croisement entre perfectivité
(achèvement du comportement du sujet), temps passé de la réalisa­
tion à sanctionner, reconnaissance de cette réalisation par un /sa­
voir/, fonction objectivante de ce même /savoir/ par rapport aux
données de la performance, système de valeurs établi et figé qui
permet la validation et, finalement, forte causalité qui fait que la
passion surgit nécessairement et immédiatement, comme mécani­
quement.
Concernant cette causation, on peut faire observer que son
immédiateté est l'effet de l'aspectualisation qui fait coïncider dans le
même instant, grâce à l'adverbe «lorsque», les deux moments, celui
122

de l'assaut et celui de l'acquisition du / savoir/. Le décalage


temporel entre performance réalisée et /savoir/ du sujet est celui qui
rend possible, en articulant la perfectivité, l'objectivation de
l'événement.
Dans la deuxième définition, au contraire, nous n'avons pas de
véritable événement. Il s'agit de la définition d'une passion conçue
comme un état, duratif, dont on ne focalise pas les limites (il s'agit
donc d'une «dilatation»). La causation, le pourquoi de la passion,
est, du point de vue aspectuel, indéterminée : l'état est «mis en
relation» avec un comportement dont l'emplacement temporel reste
suspendu. Il vaut peut-être la peine de remarquer que cette « mise en
relation» est obtenue par une préposition qui, en italien, est sans
doute la plus générale, la moins spécifiante : «per» («per» corres­
pond à : pour, par, à travers, à cause de, pendant, etc., avec 22
compléments).
On s'aperçoit tout de suite que cette indétermination aspectuelle
de l'enchaînement de la cause et de l'effet correspond à une
temporalisation articulée sur des présents verbaux. De la même
manière, si dans la première définition, à une perfectivité de la
performance correspond la ponctualité de l'assaut de la passion, ici à
l'imperfectivité des événements correspond la durativité de ce qu'on
éprouve.
La «vergogna» de la deuxième définition est une passion
ouverte, en quelque sorte, à des développements narratifs ultérieurs.
Du point de vue aspectuel, on peut dire que la passion n'est pas le
résultat du processus, mais plutôt l'un de ses moments. Eprouver de
la honte semble être un état traversé par la compétence du sujet qui,
bien que plongé dans une situation pénible, n'est pas moins capable
de produire des inférences, de croire, de mesurer des possibilités.
Son état est toujours «entre» des états, des états en amont et des
états en aval. Pour revenir à notre carré, nous serions tentés de dire
qu'au lieu de l'articulation entre la contraction de la passion et la
segmentation objectivante de sa cause, on est ici au cœur d'une
dialectique entre une passion dilatée et l'itération de ses conditions.
En effet, la honte de la deuxième définition contient, à la fois et
virtuellement, l'inchoatif et le terminatif ; elle constitue l'un des
cadres de leurs jeux réciproques, l'un de leurs régimes.
Nous voudrions aborder maintenant la question des rapports
entre l'aspectualité et les procédures d'actorialisation. Nous l'avons
déjà évoquée dans notre liste des oppositions, tout au début : les
deux définitions de la «vergogna» produisent des acteurs différents.
123

L'articulation aspectuelle des deux énoncés semble avoir sa part


dans la constitution de ces actorialités discursives.
En réfléchissant d'abord sur l'acteur objet (objet de la passion),
nous avons déjà remarqué une différence essentielle : c'est la dif­
férence entre comportement réalisé et comportement éventuel. D'un
côté, il y a un /savoir/ qui prend en charge un comportement
achevé, une durée finie, et par là reconnaissable pour ce qu'elle est,
selon un système de traits et de valeurs qui en font un véritable
objet. De l'autre côté, on trouve des procédures de valorisation qui
font jouer les valeurs sur des traits comportementaux à qualifier. Le
comportement n'est pas tout à fait donné, il est éventuel, il fait
l'objet d'une négociation entre le simulacre des partenaires d'un
contrat. Les locutions : «qui sont ou que l'on considère» et «qui
sont ou peuvent être», en montrant l'imperfectivité de la détermi­
nation objectale, ouvrent une négociation portant à la fois sur les
traits actoriels nécessaires à la reconnaissance et sur les valeurs
axiologiques et éthiques qui y sont impliquées.
Du côté du sujet, les procédures d'actorialisation se font plus
intéressantes encore. Il s'agit de l'évidence des processus de
construction de la topologie des acteurs. Qu'entendons-nous par là ?
Nous pensons à la topologie des acteurs du discours comme à une
représentation spatiale abstraite, et analogique, dont on peut se
servir pour se représenter l'articulation des diverses subjectivités qui
en composent l'identité. Pour développer une théorie des subjecti­
vités internes à l'acteur (acteur-sujet, bien entendu) il nous faudrait
sans doute un raffinement de la théorie sémiotique des modes
d'existence. N'empêche que le phénomène est patent : les deux
définitions de la « vergogna » actorialisent le sujet de la passion de
manière tout à fait différente.
La première définition apprête un espace interne de l'acteur. La
passion est conçue comme l'effet, sur le «dedans», d'un assaut qui
provient du «dehors». Il y a un monde articulé autour du /savoir/,
fait d'objets et de compétences cognitives transcendantes, qui agit
en modifiant un état interne. L'acteur sujet est un être humain
individuel délimité par les bornes, les limites de sa psyché. Il s'agit
en effet d'un sujet psychique, assumant par une sorte de sur-moi la
sanction du Destinateur-judicateur. Cet espace interne est un espace
duratif bombardé par des événements externes très localisés,
ponctuels en un certain sens. Ce sont en effet les points critiques du
/savoir/, ses seuils, qui provoquent des changements, des mutations,
dans une sensibilité dont la nature est permanente.
124

Ce qui n'est pas du tout le cas dans la deuxième définition. Au


lieu d'offrir une infinitisation de la transcendance, une ponctualité
de la reconnaissance et une durativité de l'espace interne, on a ici
une dilatation du cadre servant de référence à la valorisation du
comportement. Le sujet de la passion est cueilli dans sa surface, dans
le paraître de son simulacre face aux autres et, inversement, des
simulacres des autres face à son /croire/. La permanence est celle de
la configuration polémico-contractuelle de l'échange dont l'enjeu est
bien plus l'honneur et la dignité que le bien être affectif. La subjec­
tivité est limitée à telle ou telle inscription d'un actant stratégique, à
tel ou tel moment du déroulement de l'interaction. L'espace produit
par cette dilatation, espace de l'échange, est un espace ponctué par
les positions des sujets qui y prennent place. L'énoncé de la deu­
xième définition dévalorise l'espace interne du sujet pour en
marquer au contraire le fonctionnement, l'emplacement, et la posi­
tion dans l'interaction.
Plutôt qu'individu psychique, ce second sujet n'est qu'une
fonction socio-sémiotique. Son être est l'être des signes de la honte,
signes partagés par une communauté et dispersés dans l'univers
sémiotique couvert par celle-ci :

Ponctualité Durativité
des réalisations VS de la
sémiotiques compétence

Il serait intéressant de montrer dans le détail comment un texte


particulier peut utiliser dans une même économie discursive les deux
effets de sens opposés que nous venons de considérer. Faute de
place, nous ne faisons qu'en indiquer l'exploitation faite par
Hawthorne dans son roman The Scarlet Letter. Le roman tout entier
est organisé autour de la honte : elle en est le thème topique et ce
sont précisément ses aspects opposés et complémentaires qui se
trouvent distribués sur les deux personnages principaux. S'il est vrai
que la femme, Hester, et le curé, le révérend Dimmesdale, partagent
une même culpabilité, un même objet d'ancrage de la passion, la
façon dont l'auteur fait jouer, tous ensemble et sur des parcours
différents, les parcours actoriels des deux sujets, est d'autant plus
remarquable.
Dans le cas de Hester, la honte se transforme du début à la fin
en signe de la honte, elle est affichée en forme de A majuscule écar-
late sur sa poitrine pour le regard judicateur et méprisant des
125

membres de la communauté du village. Ce signe, cette rougeur


permanente, est du coup une passion externalisée. Elle marque un
espace externe de fonctionnement des relations intersubjectives où
la honte représente un type très particulier d'échange, un échange
qui n'inclut le sujet coupable qu'en vue de son exclusion du circuit
de la communication. L'acteur de la honte est appelé à jouer un rôle
communicatif, de par le signe qu'il supporte, très précis, celui de
limite infranchissable de l'échange. Mais en même temps, c'est pré­
cisément le fait qu'on ne puisse pas franchir les bornes de son
paraître, de sa surface signifiante, ce qui rend possible, dans
l'économie actorielle, le déploiement d'un espace interne vidé alors
de compétence. Cet espace interne devient tout de suite le lieu d'une
transformation profonde de l'existence sémiotique de Hester, trans­
formation qui va l'amener à une conclusion, glorifiante sous plu­
sieurs aspects, de sujet conscient de sa propre position dans la
communauté, et capable d'en gérer les conséquences conformément
à un système de valeurs différent et alternatif.
Au contraire, le parcours discursif de Dimmesdale est sous le
régime du secret. Sa position centrale parmi les membres de la
communauté fait qu'il ne puisse manifester sa culpabilité au dehors
qu'avec le symptôme ambigu de la maladie et du dépérissement
physique, symptôme interprété par les autres comme le signe de sa
grande dévotion religieuse. Ce phénomène entraîne une topologie
subjective très particulière : le « dedans » de Dimmesdale en ressort
écrasé entre le regard envahissant de l'attribution de compétence
par les autres et sa propre conscience qui agit sous forme de
remords. Ces deux instances contraires travaillent la compétence du
jeune curé en lui ôtant toute possibilité de transformation narrative.
La honte de Dimmesdale ne peut se réaliser que dans un processus
aspectuel d'augmentation de la tension dont l'image analogique, sur
le plan figurai, est bien celle d'un conflit bloqué dans un contenant
qui se rétrécit de plus en plus. Et bien sûr, l'explosion surviendra
pour égaliser les deux hontes au moment culminant du roman, mais
avec inversion complète des rôles et ouverture sur la transformation
possible des systèmes des valeurs qui régissent l'échange commu­
nicatif.
Ce bref aperçu sur un texte concret n'était que pour montrer la
possibilité, fort intéressante à notre avis, qu'ont les textes d'utiliser
de manière dynamique des aspects complémentaires d'une même
configuration passionnelle en produisant des parcours divergents
mais entrelacés dans le but de la mise en œuvre d'effets de sens
126

déterminés. Pour ce faire, le discours articule en première instance


des procédures de type aspectuel qui lui permettent de construire des
entités appropriées telles que des acteurs-sujet avec des topologies
précises. L'aspectualisation du discours vient nous aider lorsque
nous voulons rendre intelligible la façon dont des oppositions
thématisées dans des définitions de dictionnaire peuvent se réaliser
dans des morphologies actorielles, temporelles ou spatiales d'un
texte donné.

Francesco MARSCIANI
Université de Bologne
Aspectualisation, quantification,
et mise en discours

Je voudrais faire ici quelques hypothèses sur l'aspectualisation, à


partir des observations que suscitent l'analyse concrète des discours
et certaines rencontres théoriques. Pour commencer, il paraît peu
pertinent, aussi bien en principe qu'à l'usage, d'aborder la question
de l'aspectualisation par l'étude des formes temporelles, spatiales ou
actorielles : bien qu'elle se manifeste essentiellement sous ces trois
formes, précisément, elle n'y apparaît que comme effet de sens, et
l'analyse ne saisit par conséquent que les effets de l'aspectualisation
sur les composantes figuratives du discours, laissant échapper ainsi
son principe et son fonctionnement propre.
On peut ensuite s'interroger sur la manière dont on passe, dans
le parcours génératif de la signification, de la transformation nar-
rative au procès discursif. Cette question n'a de sens, bien entendu,
que dans le cadre d'une théorie qui se donne de son propre faire
épistémologique une représentation sous forme de niveaux hiérar­
chisés et de parcours; mais il semble que, formulée explicitement ou
mise en oeuvre implicitement, une telle représentation soit assez
largement répandue et que, par exemple, la notion même d'« entier
du procès», utilisée au cours de ce colloque, fasse référence à un
autre mode d'existence, plus abstrait et non segmentable, que celle
d'« aspect». Le passage de la transformation au procès peut diffi-
128

cilement être pensé sans une dimension quantitative doublée d'une


dimension dynamique; en effet, il semblerait qu'on soit obligé de
poser à la fois la pluralisation de la transformation (en étapes, en
séquence, en phases, en identités transitoires...) et l'homogéisation
du résultat de la pluralisation. De telles opérations se présentent
superficiellement comme quantitatives, mais on constate très vite
qu'elles reposent sur des tensions, en particulier de réunification, qui
relèvent d'une autre logique que quantitative.
En relisant G. Guillaume, par exemple, on ne peut s'empêcher de
penser qu'au-delà de la description de l'aspect c'est la théorie toute
entière qui est aspectuelle; toute mise en discours suppose chez cet
auteur, en effet, et quel qu'en soit le contenu, des saisies sur des
cinétismes qui appartiennent quant à eux à la «langue», ou du
moins à sa substance psychique. C'est ainsi que bien des analyses
guillaumiennes se ramènent aux «deux grandes opérations de
l'esprit humain», la particularisation, qui est de tendance restric­
tive, et la généralisation, qui est de tendance expansive. Un examen
plus attentif du traitement de l'article permettra d'éclairer le statut
sémiotique de telles opérations.
D'un autre côté, on rencontre chez Talmy et d'autres linguistes
une représentation polémique de l'aspect, décrit dans ce cas expli­
citement comme résultant de tensions, et d' équilibres instables entre
des tendances contraires. Deux questions différentes se posent à cet
égard; si l'aspectualisation comporte une dimension polémique, ce
ne peut être celle qui oppose dans l'énoncé, le sujet et l'anti-sujet : il
ne s'agit plus d'une polémique narrative, mais bien de conflits
propres à la mise en discours elle-même; en outre, l'aspectualisation
du discours se présente intuitivement à la fois comme segmentation
du procès en aspects et comme modulation continue de ce même
procès, et cette synthèse du continu et du discontinu est sans doute
un de ses traits spécifiques : la question est de savoir comment les
conflits propres à la mise en discours, ayant pour enjeu des opéra­
tions quantitatives, peuvent engendrer une telle synthèse.
Une incursion brève mais sélective dans Les Fleurs du Mal
(Baudelaire) montrera comment un Ego en quête de totalité et
d'harmonie se heurte au faire «chaotique» d'un Démon du pluriel.
129

Observations sur et à partir de


la psycho-mécanique guillaumienne
On a déjà fait remarquer que non seulement la théorie de
l'aspect et du temps, mais aussi celle des prépositions, du nombre et
de l'article sont intrinsèquement aspectuelles chez Guillaume. C'est
ainsi que tout phénomène linguistique est susceptible d'être repré­
senté comme un processus, présupposé par les réalisations en
discours, dans lequel on opère des saisies-arrêts pour obtenir les
effets de discours souhaités. On peut s'arrêter quelques instants sur
la question de l'article, et en particulier sur l'opposition entre LE et
UN. Rappelons que pour Guillaume l'article détermine la compré­
hension du nom grâce à une opération qui connaît deux orientations
conflictuelles, dont peut représenter les cinétismes ainsi :

Ces deux cinétismes sont présupposés par les réalisations


concrètes en discours, obtenues grâce aux saisies plus ou moins
précoces ou tardives qui y sont opérées. Chacun des deux articles
peut recevoir ainsi deux grands types de réalisations discursives,
qu'illustrent les exemples suivants :
(1) UN soldat résiste à la fatigue.
(2) UN soldat entra et tira.
(3) LE soldat entra et tira.
(4) LE soldat résiste à la fatigue.

Ces emplois de discours réalisent les quatre saisies suivantes sur les
cinétismes de langue :
130

Une telle description engage à proposer quelques reformulations


en termes de sémiotique discursive, ce qui ne serait pas en soi d'une
grande utilité, si la reformulation ne débouchait pas immédiatement
sur un ensemble d'hypothèses, et sur une représentation globale du
dispositif de l'aspectualisation.
Les formes aspectuelles sont celles de la représentation du pas­
sage des structures sémio-narratives - l'équivalent de la «langue» -
aux structures discursives, et ce avant même d'être les signifiés de
morphèmes spécifiques. Cette constatation implique que l'aspectua­
lisation appartienne sous une forme à définir à la dimension épis-
témologique de la mise en discours, comme une de ses préconditions,
c'est-à-dire un de ses présupposés explicatifs.
Les saisies-arrêts réalisantes portent sur des opérations très
générales et constantes, dénommées chez Guillaume « partitulari­
sation» et «généralisation», mais qui peuvent être réinterprétées
comme les opérations fondamentales de la mise en discours, le
débrayage et l'embrayage.
Ainsi, dans l'énoncé (1), le débrayage actoriel est engagé, mais
suspendu avant l'attribution d'une identité à l'acteur manifesté; la
perspective ainsi obtenue est celle d'une orientation argumentative
qui aboutirait ultérieurement à l'application d'un tel énoncé à un
individu identifiable. Dans l'énoncé (2), le débrayage est complet,
l'acteur étant alors identifié, individué et localisé. Dans l'énoncé (3),
le débrayage est achevé et même dépassé, puisqu'un ré-embrayage
est engagé; ce ré-embrayage intègre partiellement les univers
cognitifs et figuratifs de l'énoncé à ceux de l'énonciation : en effet,
puisque l'acteur est supposé connu, la «généralisation» saisie pré­
cocément recouvre en fait ici la mise en relation d'une grandeur de
l'énoncé avec le savoir du sujet d'énonciation. Toutefois, l'em­
brayage est incomplet, puisqu'il ne s'accompagne pas de la suspen­
sion des ruptures d'isotopies actorielles et spatio-temporelles. Enfin,
dans l'énoncé (4), l'embrayage est achevé, l'acteur est délocalisé,
totalement intégré au savoir du sujet d'énonciation, et perd son
individuation.
Il y aurait en somme une condition à la convocation des réali­
sables dans le discours réalisé, et cette condition serait dynamique :
cinétlsme chez Guillaume, brayage dans la théorie sémiotique. De
fait, cette condition ne peut pas appartenir aux structures discursives
elles-mêmes, car elle ne peut pas être à la fois condition présupposée
et conditionnée présupposante, mais elle n'appartient pas non plus
aux structures sémio-narratives, car elle ne peut pas être à la fois
131

l'une d'entre elles et la condition de leur réalisation.


Une telle condition pourrait être interprétée comme un avatar
pré-discursif de la tensivité sous-jacente à toute élaboration de la
signification. Il a été suggéré ailleurs, en particulier, que l'espace
tensif des préconditions de la signification pouvait être le théâtre de
la scission d'un proto-actant en actants différenciés (1); si la condi­
tion dynamique de la mise en discours, puis de l'aspectualisation,
résulte d'une convocation des propriétés de l'espace tensif sous-
jacent, il n'est pas étonnant de constater que les opérations de la
mise en discours procèdent pour commencer d'une véritable schizie
de l'instance d'énonciation qui, comme la scission du proto-actant
tensif, se développe en deux orientations opposées, qu'on peut
intuitivement gloser comme «séparation vs réunion» et qui pren­
nent en sémiotique le nom de «débrayage vs embrayage». Sur ces
deux orientations, seraient effectuées des convocations discursives,
grâce à des «saisies-arrêts» qui feraient alors figure d'embrayages et
de débrayages réalisants.
L'ensemble : embrayage/débrayage en conflit, saisies-arrêts
réalisantes, constitue le dispositif aspectualisant, situé ainsi au cœur
même des procédures de mise en discours, et non ajouté après coup,
comme c'est souvent le cas dans les descriptions les plus courantes
en matière d'aspectualisation.
Si on analyse les composantes sémantiques et syntaxiques de ce
dispositif, on y rencontre :
- une composante de quantification, articulant l'unité et la
totalité, comme c'est le cas aussi bien pour ce qui concerne l'aspec­
tualisation du procès (l'entier et ses aspects) que pour ce qui
concerne l'aspectualisation de l'acteur, y compris sous la forme de la
«compréhension du nom» chez Guillaume;
- une composante polémique, reposant sur la coexistence et
l'interaction de deux orientations discursives : d'un côté, des forces
dispersives, aboutissant au débrayage, et de l'autre des forces cohé~
sives, aboutissant à l'embrayage; appliquées à la quantification, les
forces dispersives pluralisent, voire infinitisent, et les forces cohé-
sives homogénéisent, voire totalisent;
- une opération discursive, le brayage, qui consiste, dans cette
situation polémique, à conquérir la totalité ou à réinstaller la plura­
lité.

(1 ) Cf. Greimas et Fontanille, Des états d'âme aux états de choses, Essais de
sémiotique des passions, à paraître 1991, Le Seuil.
132

Les formes connues de l'aspectualisation (inchoatif, duratif,


terminatif, par exemple) résulteraient par conséquent de la projec­
tion du dispositif précédent, y compris les saisies-arrêts réalisantes,
sur les catégories figuratives. Si on suppose que la saisie, établissant
des seuils, des segments, des arrêts, a pour opérateur un observateur
abstrait (mais qui, comme on le verra, peut recevoir une identité
dans le discours), il conviendra de toujours envisager la double
orientation du faire discursif, de sorte qu'il y ait en fait toujours
deux observateurs, un aspectualisateur et un focalisateur dont les
opérations s'opposent et s'équilibrent. Chaque forme aspectuelle
résultera dans cette perspective d'un certain équilibre entre les deux
faires discursifs, et apparaîtra par conséquent à l'analyse comme
relevant à la fois du discontinu et du continu sous l'effet conjoint de
la quantification et de la polémique discursive.

Aspectualisation et quantification dans


Les Fleurs du Mal
Dans le recueil de Baudelaire, la problématique envisagée reçoit
deux déterminations complémentaires; tout d'abord, le nombre
définit à lui seul un actant négatif : il est la manifestation figurative
de l'antactant par excellence, du moins au niveau discursif; ensuite,
et l'un ne va pas sans l'autre, la poétique baudelairienne vise à la
reconstitution d'une totalité perdue, qui devrait réapparaître comme
totalité homogène, reconquise grâce à un parcours esthétique : on
sait quelle place occupent les «correspondances», la recherche des
diverses formes du terme complexe, et d'une manière générale des
procédés stylistiques qui relèvent d'une aspectualisation unifiante.

Le nombre et l'être
Dans L'Art romantique, à propos de Victor Hugo, Baudelaire se
demande :

« Comment le père UN a-t-il pu engendrer la dualité et s'est-il


enfin métamorphosé en une population innombrable de
nombres ? Mystère ! La totalité infinie des nombres doit-elle ou
peut-elle se concentrer de nouveau dans l'unité originelle ?
Mystère».
133

Visiblement, il s'agit plus dans ce texte de métaphysique que de


poétique; mais d'une métaphysique qui fonderait une poétique. En
effet, ce qui se présente ici comme une instabilité des tensions de
l'être, évoquant immanquablement les inquiétudes des philosophes
pré-socratiques, deviendra l'enjeu d'une stratégie discursive : les
figures du monde naturel résultant d'une dégénérescence de l'unité
originelle en multitude, le poète s'impose d'en retrouver l'effet de
totalité.
On ne manquera pas de relever ici l'ébauche d'une syntaxe spé­
cifique à la composante quantitative, dont les transformations sont
prévisibles et ordonnées :

UNITE → DUALITE → MULTIPLICITE → TOTALITE

Si 1'«unité» et la «multiplicité» peuvent apparaître comme des


contraires, les termes ab quo et ad quem des processus de dégéné­
rescence et de regénérescence, et si la «totalité» est l'effet produit
par le recouvrement de l'unité perdue à la fin du parcours, alors la
forme syntaxique du carré sémiotique peut aider (momentanément) à
affiner un tel parcours :

La «dualité» serait donc le contradictoire de 1'«unité», la première


négation-disjonction qui inaugure la perte, la scission, précédant
l'assertion de l'infini. Il reste à trouver quelle forme intermédiaire
permet de passer, chez Baudelaire, de la multiplicité à la totalité; à
titre d'hypothèse, et sachant que les correspondances et les synes-
thésies, de même que les figures du mixte, sont les intermédiaires les
plus fréquemment utilisés dans Les Fleurs du Mal pour restituer au
monde sa cohérence globale, la place manquante serait celle d'une
autre dualité, celle de l'écho et du renvoi sémiotique. De fait, l'effet
de totalité présuppose chez Baudelaire la découverte que telle figure
vaut pour telle autre, et signifie en tant que symbole, que telle
sensation renvoie à telle autre et en tient lieu.
134

Il y aurait donc deux formes de dualité, l'une, la «scission» de


l'unité, menant sur la voie de la multiplicité, et l'autre, la «sé-
miosis», permettant de rebrousser chemin vers la totalité. Le
parcours ébauché ci-dessus peut donc se réécrire :

UNITE → SCISSION → MULTIPLICITE → SEMIOSIS → TOTALITE

Le nombre, de l'expression au contenu


Le nombre apparaît dans Les Fleurs du Mal à la fois comme une
figure de l'expression et comme une figure du contenu. Il est tout
d'abord une figure de l'expression sous la forme de l'énumération
rythmée : l'alexandrin propose une matrice métrique et accentuelle
dans laquelle se glisse comme « naturellement » la litanie des maux
et des ennuis. Le poème Au Lecteur, par exemple, commence ainsi :

« La sottise, l'erreur, le pêché, la lésine


Occupent nos esprits...»

Première énumération rythmée qui déclenche la description de


l'anti-sujet :

« Mais parmi les chacals, les panthères, les lices,


Les singes, les scorpions, les vautours, les serpents,
Les monstres glapissants, hurlants, grognants, rampants
Dans la ménagerie infâme de nos vices.»

Qu'elle soit composée de groupes de trois ou de deux syllabes,


l'énumération apparaît bien comme l'expression canonique du
cortège des maux; sans chercher à faire passer une liste d'exemples
pour une démonstration, citons encore, parce qu'elle rassemble cette
fois des adjectifs, cette énumération rencontrée dans Le Flacon :

« Désolé, décrépit, poudreux, sale, abject,


Visqueux, fêlé...»

L'effet négatif découle trop visiblement du contenu des lexémes, et


non de l'énumération elle-même, pourrait-on objecter. La réponse
est aisée semble-t-il, et comporte deux arguments différents. Tout
d'abord, sur l'ensemble du recueil, l'énumération rythmée semble
135

quasi exclusivement réservée au «cortège des maux», et une lecture


attentive ne révèle que deux contre-exemples, ce qui ne semble pas
suffisant pour infirmer l'existence d'un usage idiolectal, d'une spé­
cialisation de cette forme de l'expression; ensuite, on rencontre
plusieurs énumérations dont les termes ne sont pas intrinsèquement
négatifs, mais qui se révèlent en tant qu'énumération la manifestation
même de l'antactant; il en est ainsi dans Bénédiction :

« Et je me soulerai de nard, d'encens, de myrrhe,


De génuflexions, de viandes et de vins...
Pour savoir si je puis dans un coeur qui m'admire
Usurper en riant les hommagesdivins.»

Et l'on comprend pourquoi, chaque fois que l'énumération est


reprise par un terme générique («cohue», «peuple», «ménage­
rie»), le lexéme choisi est péjoratif, voire démoniaque : dans
l'expression elle-même, c'est-à-dire dans la forme superficielle de la
mise en discours, le Démon, c'est la force de dispersion contre
laquelle le poète doit lutter pour restituer au monde sa totalité
cohérente.

Le conflit discursif
On connaît en général très bien les poèmes de l'homogénéité
reconquise : Correspondances, Harmonie du soir, entre autres, où le
parcours du sujet discursif seul est manifesté, occultant celui de
l'anti-sujet; on connaît aussi les procédés mis à la disposition de ce
parcours : correspondances, synesthésies et symbolisation; Cl.
Zilberberg a montré en outre, dans Une lecture des « Fleurs du Mal»,
le rôle essentiel du terme complexe et de ses divers équilibres dans
l'écriture de Baudelaire. Mais on s'est moins intéressé aux poèmes
qui manifestent à la fois le parcours et les procédés de l'anti-sujet et
du sujet, c'est-à-dire le conflit discursif; Tout entière en offre pour­
tant une belle illustration :

Le Démon, dans ma chambre haute, Quel est le plus doux.» - O mon âme!
Ce matin est venu me voir, Tu répondis à l'Abhorré :
Et, tachant à me prendre en faute, «Puisqu'en Elle tout est dictame,
Me dit : «Je voudrais bien savoir, Rien ne peut être préféré.

Parmi toutes les belles choses Lorsque tout me ravit, j'ignore


Dont est fait son enchantement, Si quelque chose me séduit.
Parmi les objets noirs ou roses Elle éblouit comme l'Aurore
Qui composent son corps charmant, Et console comme la Nuit;
136

Et l'harmonie est trop exquise, O métamorphose mystique


Qui gouverne tout son beau corps, De tous mes sens fondus en un!
Pour que l'impuissante analyse Son haleine fait la musique,
En note les nombreux accords. Comme sa voix fait le parfum!»

Le texte s'ouvre sur le faire persuasif de l'anti-sujet : le Démon


propose au sujet d'énonciation de sélectionner Parmi toutes les belles
choses qui composent le corps féminin, la partie la plus douce; la
sélection doit fonder une focalisation; elle présuppose pour cela une
fragmentation, une pluralisation du corps. Il propose en somme de
faire apparaître une multitude à partir d'une unité. Si le corps
féminin peut se concevoir comme une figure actorielle, et la dialec­
tique de ses parties et de son unité comme relevant de son aspec-
tualisation, alors le programme du Démon discursif repose sur un
débrayage pluralisant, hétérogénéisant, et opère grâce à une saisie
qui définit l'objet de la focalisation. Le texte du poème manifeste
directement la pluralité (les belles choses, les objets noirs ou roses ) ,
l'opération pluralisante (...qui composent son corps charmant), ainsi
que la saisie focalisante (le plus doux), qui procède ici par évalua­
tion comparative, et vise donc - le superlatif relatif en témoigne - à
extraire une unité intégrale parmi les unités partitives obtenues lors
du débrayage.

Le conflit des quantifications va se développer ensuite dans la


réponse du sujet discursif :

tout est díctame / rien ne peut être préféré


tout me ravit / quelque chose me séduit
tout son beau corps / les nombreux accords
tous mes sens / fondus en un

Face au parcours discursif du Démon, celui de Ego s'affirme


donc comme celui de la défense de la totalité; on remarquera à cet
égard qu'il ne s'agit plus de défendre l'UN, mais de reconstruire le
TOUT; bien qu'on s'en défende, le Démon a néanmoins fait son
œuvre, et il n'est plus possible de revenir à l'unité perdue; dialec-
tiquement, il faut maintenant nier la pluralité et affirmer la totalité.
Superficiellement, le texte défend pourtant l'idée d'une résistance au
programme démoniaque : 1' harmonie est présentée comme donnée,
1' analyse est d'emblée dite impuissante : tout se passe apparemment
comme si le Démon n'avait rien fait, comme si le sujet discursif ne
137

faisait que défendre le statu quo. Mais dans les termes mêmes de sa
défense, le sujet discursif admet la pluralisation, et l'existence des
parties (les quelque chose), éventuellement mises en relation (les
nombreux accords ) entre elles. L'état euphorique d' harmonie pré­
suppose lui-même l'existence de parties différentes, et un processus
d'homogénéisation qui les aurait réunies en un accord global : une
syntaxe est en cours, et ce n'est pas simple résistance au faire
démoniaque, mais transformation du résultat de ce faire.
Les procédés communément affectés à l'homogénéisation chez
Baudelaire sont tous ici présentés. On repère tout d'abord, sur
l'isotopie musicale, 1' accord et 1' harmonie, qui introduisent, dans le
processus même de la réunification du corps, des règles d'aspectua-
lisation. La cohabitation des contraires dans un terme complexe se
remarque dans :

Elle éblouit comme l'Aurore


Et console comme la Nuit

Enfin, et surtout, la synesthésie établit un véritable codage semi-


symbolique :

Son haleine fait la musique


Comme sa voix fait le parfum

qui pourrait se formuler ainsi :

/haleine : voix : : musique : parfum/

et qui consisterait à permuter les termes d'une comparaison plus


ordinaire :
/haleine : voix : : parfum : musique/

Il convient toutefois de noter que l'harmonie n'est pas obtenue


immédiatement, et qu'entre les parties dispersées en pluralité d'une
part, et la totalité reconquise d'autre part, s'insèrent les accords qui
établissent des relations duelles entre ces parties. En relisant plus
attentivement la cinquième strophe, on s'aperçoit alors que le pro­
cessus d'homogénéisation commence par une négation de la plu­
ralité, puis par un dépassement dialectique de cette négation : on ne
peut en rester aux accords, car ils sont trop nombreux pour être
connus, on doit alors affirmer leur harmonie globale. Ce phénomène
138

est particulièrement significatif, car il introduit, au sein même de la


composante quantitative, un principe de résolution indépendant de
toute intervention extérieure : l'effet de multitude est littéralement
retourné au profit de la totalité, au nom d'une sorte de règle de
discours, qui ne serait autre qu'une règle d'aspectualisation. En effet,
tout se passe comme si, au-delà d'un certain seuil, le nombre deve­
nait indicible, et devait faire place au postulat de l'harmonie pour
maintenir les figures dans l'ordre du dicible; cette règle pourrait être
comprise comme fixant une limite au débrayage initial : nécessaire à
la mise en discours des figures du monde naturel, il lui devient
néfaste au-delà d'un seuil critique, et doit être contre-balancé par
l'embrayage.
L' accord serait donc le principe de ce retournement, puisque
d'une part il fait apparaître des traits partitifs dans la pluralité
débrayée, et, d'autre part, en multipliant à l'infini les relations
possibles entre les parties, il rend nécessaire le ré-embrayage
homogénéisant. Cette observation confirme le rôle des relations
duelles dans la dialectique de l'UN et du TOUT.
Il n'en reste pas moins que le «retournement» de l'effet de
multitude s'accompagne d'un changement de registre discursif et de
genre. Le Démon propose d'arrêter le processus pluralisant pour
focaliser, et réaliser ainsi un blason du corps féminin; la démarche
serait cognitive, fondée sur l'analyse, la connaissance du corps et
l'évaluation comparative des parties qui le composent. Le sujet
discursif résiste à la tentation au nom de 1' esthésie, c'est-à-dire
d'une perception où le sujet et l'objet se fondent et retrouvent l'unité
perdue; la chose est claire dans l'énoncé «tous mes sens fondus en
un» : mais elle est aussi à l'œuvre dans la distinction «sé­
duit/ravit», le premier conservant une part cognitive et analytique,
le second concernant le sujet tout entier, réuni à son objet par l'effet
exclusif du sentir. Enfin, dire que l'harmonie est exquise, c'est dire
qu'elle n'est pas connaissable, qu'elle procède d'une adhésion
perceptive et pathématique à la fois.
L'enjeu est donc triple : reconstruire la totalité de l'objet, par
une aspectualisation appropriée, retrouver l'unité perceptive et
pathémique de Ego lui-même, et fondre le sujet et l'objet dans
l'esthésie. Le refus du blason, sur la dimension esthétique, acquiert
de ce fait une véritable dimension épistémologique, puisqu'au-delà
du choix d'un genre littéraire, il procède d'une prise de position
concernant la possibilité et les limites de la connaissance.
139

Un rapide examen d'autres poèmes, comme Lesbos ou Femmes


Damnées, confirme la présente analyse. On remarque en particulier
que ces femmes qui devraient être damnées se sauvent en partie, et
échappent au jugement moral grâce à un processus qui ressemble
beaucoup à celui relevé dans Tout entière. Les «attirances
mutuelles», l'«écho des baisers» introduisent les relations duelles
identitaires - ces relations que les mathématiciens spécialistes des
systèmes appellent des relations triviales - et la multiplication de ces
relations duelles va précipiter l'homogénéisation : les baisers sont en
cascade, les attirances mutuelles frôlent l'infini, et le déluge des
larmes engendre une mer. Le résultat est ici la naissance d'une
véritable communauté, actant collectif homogène et doté d'une
identité, qui peut donc s'abstraire des lois morales les plus com­
munes, et échappe ainsi, y compris en suivant les voies douloureuses
de l'«éternel martyre», aux jugements ordinaires. La meilleure
preuve en est que l'intervention du mâle, qui séduit Sapho, détruit
l'harmonie, provoque la dispersion en introduisant l'altérité au sein
de l'harmonie, jusqu'à la mort.

Le modèle sous-jacent
A partir de l'aspectualisation de l'acteur examinée jusqu'ici, et
qui présente l'avantage, paradoxalement, d'être moins bien connue
que l'aspectualisation temporelle, et donc de n'être pas encore dotée
de catégories spécifiques qui feraient écran à la connaissance de la
procédure sous-jacente, on peut envisager de généraliser les résultats
obtenus. L'aspectualisation reposerait donc à la fois sur une
composante quantitative et sur une composante polémique; la
composante quantitative est dotée d'une syntaxe discontinue et
dialectique; la composante polémique est dotée d'une syntaxe
continue, tensive, résultant des variations d'équilibre entre les
forces dispersives et cohésives. On obtient, grâce à la composition de
ces deux dimensions, un modèle qui conjugue le continu et le
discontinu. Mieux qu'un long discours, une représentation gra­
phique, sans aucune prétention mathématique, permettra d'y voir
plus clair :
140

L'embrayage et le débrayage sont les processus résultant de cette


composition : ils participent en effet à la fois de la quantification
(pluralisation/homogénéisation) et du conflit des forces dispersives
et cohésives. L'évolution continue des équilibres dans la tension qui
les associe peut être représentée par la courbe suivante :

Au point A, les forces cohésives l'emportent, mais dans l'en-deça du


discours, puisque l'indicible est le prix de l'unité, de la pérennité de
l'UN; au point C de la courbe, les forces dispersives l'emportent à
leur tour, ayant produit la pluralité; au point E, les forces cohésives
l'emportent à nouveau, ayant permis de reconquérir une totalité
homogène. La zone AC est celle du débrayage, la zone CE, celle de
l'embrayage. L'axe AE, ainsi que celui qui passe en C, représentent
donc en quelque sorte les deux saisies discursives extrêmes sur la
courbe des opérations discursives, l'une au moment de la domination
141

des forces cohésives, l'autre au moment de la domination des forces


dispersives. Entre ces deux saisies extrêmes et idéales, se situent
toutes les saisies intermédiaires, qui réalisent concrètement des
débrayages et des embrayages dans le discours. D'un côté, celui du
débrayage, les saisies intermédiaires feront apparaître des focalisa-
tions, qui pourraient être, dans la poétique baudelairienne, des «di-
esthésies»; d'un autre côté, celui de l'embrayage, les saisies inter­
médiaires feront apparaître des aspectualisations, qui procéderaient
chez Baudelaire de la «synesthésie». Les saisies intermédiaires
peuvent elles aussi prendre place sur le schéma général :

Chez Baudelaire, le modèle se réalise de la manière suivante :

- Avant le point A, c'est le règne du «père Un», le domaine de


l'indicible, qui ne peut être évoqué que sous la forme d'un simulacre,
et sur le mode de la nostalgie des origines.

- De A à C, on observe la montée du fourmillement tératolo-


gique, le point ultime C étant mortifère : c'est le chaos absolu; B, le
point des saisies concrètes intermédiaires, représente la tentation du
blason, analytique et focalisante. Corrélativement, les saisies
intermédiaires entraînent ici la «vaporisation» du moi, puisqu'Ego
perd dans cette affaire l'unité de ses sens.
142

- De C à E, la totalité est reconstruite, grâce aux correspon­


dances et à la quête de l'harmonie; D, le point des saisies concrètes
intermédiaires, représente des embrayages spécifiques, des arrêts
dans le processus général qui produisent des effets de perspective
aspectualisante ; on peut considérer par exemple que dans Elévation,
la perspective adoptée, «au-dessus», «par-delà», «loin de»...
résulte d'une telle saisie.

- Après E, un autre indicible commence, celui de l'embrayage


total qui n'est, dans les discours concrets, évidemment jamais
atteint.
Le point C marque le changement d'équilibre entre les deux types de
forces, dans la zone même de la pluralisation : il faut donc y voir la
représentation des relations duelles, des «accords» baudelairiens,
qui, tout en redonnant l'initiative aux forces de cohésion, précipi­
tent l'infinitisation et préparent le réembrayage. Au-delà du point C,
et au-dessus de la saisie discursive qui lui correspond, apparaîtrait
un troisième indicible, celui même de la multitude infinie, du pluriel
excessif que corrige et compense le nouveau processus d'homogé­
néisation qui commence ici.

Pour finir
Comme bien des fonctionnements discursifs l'aspectualisation
résulte de la composition de plusieurs variables : ici, celle du quan­
titatif et du conflictuel dans les opérations de débrayage et
d'embrayage, appliquées à la conversion des transformations
discursives en procès, et des actants en acteurs. Il est à remarquer, à
cet égard, que l'aspectualisation, bien qu'elle procède de l'em­
brayage, ne se confond pas avec lui : d'une part la question de
l'aspectualisation n'épuise pas celle de l'embrayage, et d'autre part,
l'aspectualisation fait appel à un principe continu et tensif qui
n'appartient pas en propre au niveau discursif, mais qui doit être
postulé dans la théorie sémiotique dès les pré-conditions de la
signification, et antérieurement à la catégorisation elle-même.
Quoi qu'il en soit, l'aspectualisation apparaît ici prise dans les
contraintes de l'énonciation : pour être énoncés, un procès ou une
figure doivent obligatoirement être ou bien focalisés, ou bien
aspectualisés; s'ils sont aspectualisés, c'est qu'on a fait le choix de
manifester telle ou telle composante dans la perspective (et dans
143

l'attraction) du tout. Chacun de ces choix est en quelque sorte


contraint par la menace de l'indicible : indicible en-deçà de l'UN,
indicible de l'infini pluriel, indicible au-delà du TOUT. Le sujet
discursif qui aspectualise navigue entre plusieurs indicibles, dans un
univers discursif modalisé (selon le pouvoir dire) qui interagit avec
sa propre compétence modale.

Jacques FONTANILLE
Université de Limoges
L'aspect et le temps verbaux
en tant que composants
de la structure linguistique

I. Introduction
Les caractéristiques des catégories purement linguistiques de
l'aspect et du temps que j'entends présenter ici sont fondées sur une
analyse sémantique du russe contemporain dont le début date de
plusieurs dizaines d'années. Au fil des années, ces recherches m'ont
de plus en plus convaincu que les relations entre des unités
morphologiques, qu'elles soient grammaticales ou lexicales, sont
fondées sur des oppositions binaires privatives. L'une des unités, à
savoir l'unité marquée, comporte un trait sémantique qui manque à
l'autre unité; cette autre unité, l'unité non-marquée, est neutre à cet
égard et ne précise pas l'information annoncée par le trait séman­
tique qui caractérise l'unité marquée.

I I . Conclusions préalables
De plus, des analyses approfondies ont abouti aux quatre
conclusions suivantes, tout à fait essentielles.
146

II. 1. Six traits sémantiques


On peut analyser tous les invariants sémantiques de la langue russe
par le moyen de six traits sémantiques (1), qui sont plus ou moins
comparables aux sèmes et noèmes de la linguistique française
moderne (2). On en trouve une liste dans la figure 1 page suivante.
Le système fondamental des prépositions russes (voir figure 2,
page 4) se compose de cinq traits sémantiques dont trois, à savoir la
vérification (les fonds des quatre cubes), l'annulation (les deux cubes
supérieurs) et l'objectivité (les deux cubes à droite) sont identiques
aux trois traits sémantiques qui, selon Jakobson, constituent le
système des cas russes. Ces trois traits conceptuels semblent diffé­
rents d'une catégorie à l'autre parce qu'ils sont enchâssés dans deux
catégories différentes : la catégorie des prépositions et la catégorie
des cas, et chacune de ces deux catégories apporte sa propre colo­
ration à chacun de ces traits conceptuels. On peut comparer ce qui
arrive à un même trait sémantique en fonction de son enchâssement
dans ces deux catégories différentes, à savoir cas et prépositions,
avec la fonte de deux cloches. Lorsque le même métal est versé dans
deux moules de dimensions différentes, le son des deux cloches sera
différent (3).

II. 2. Instructions d'identification


Ces traits sémantiques comportent des instructions à l'intention
du destinataire du message (de la parole) pour identifier un référent
dans la réalité extérieure, et ces instructions (et en effet les traits
sémantiques) sont conceptualisés en des termes qui relèvent de l'acte
même d'identification. Tout se passe comme si une description de la

(1) C.H. van Schooneveld, «Contribution to the Systematic Comparison of


Morphological and Lexical Semantic Structures in the Slavic Languages», in Ame-
rican Contributions to the Ninth International Congress of Slavists, Kiev, september
1983, Columbus, Ohio, 1983, vol. I, pp. 321-347.
(2 ) B. Pottier, Theorie et analyse en linguistique, Paris, 1987, pp. 61-63 ; A J .
Greimas, Sémantique structurale : recherche de méthode, Paris, 1986, pp. 27, 35,
44-45.
(3) C.H. van Schooneveld, Semantic Transmutations : prolegomena to a
calculus of meaning, vol. I : The Cardinal Semantic Structure of Prepositions, Cases,
and Paratactic Conjunctions in Contemporary Standard Russian (Physsardt Series in
Prague Linguistics, I ), Bloomington, Indiana, 1978.
147

: signifie : correspond à
les lignes horizontales indiquent l'énoncé
pour la Pluralité et la Démarcativité les pointillés indiquent un ensemble non-infini
pour l'Annulation et l'Objectivité les pointillés indiquent l'annulation
les hachures indiquent que le référent est identifié d'avance
(Préidentité [ ou Préidentité impliquée dans les traits suivants ] )

Figure 1 : les traits conceptuels.


148
149

ville de Limoges consistait en une liste des plans de vol qui guiderait
les avions vers elle. Les traits sémantiques ne donnent guère une
description d'un segment quelconque de la réalité extérieure, mais
ils décrivent la procédure même aboutissant à l'identificatiion d'un
tel segment de la réalité extérieure. Les traits sémantiques n'ont rien
à voir avec la réalité extérieure, sauf le trait commun à tous, qu'ils
aboutissent à un acte d'identification de n'importe quel élément de la
dite réalité. Ceci relève du fait que la perception aboutit à un acte
d'identification. Par conséquent, les traits sémantiques ont en
commun la référence à l'acte même d'identification de n'importe
quel élément de la réalité exogène. La référence à l'acte d'identifi­
cation est l'ultime invariant de la signification puisque cet acte
même est le seul invariant que toutes les significations de la langue
humaine ont en commun (4).

II. 3. Hiérarchie
Chacun de ces six traits sémantiques indique une procédure
différente par laquelle on peut identifier un certain ensemble de
segments de la réalité extralinguistique. Cependant, ces traits
constituent un ordre hiérarchique dans la mesure où le trait suivant
implique le trait précédant. Par exemple, l'annulation implique la
vérification; cf. fig. 1. Or, cette hiérarchie est fondée sur une reco­
dification de l'acte d'identification. L'acte d'identification amène la
recodification (figure 3 page suivante).
Par exemple, dès que le trait conceptuel de la pluralité est
instancié, nous avons affaire à une pluralité distincte, donc à une
pluralité limitée. Ce sous-ensemble possédera une nouvelle propriété
qui est le résultat de l'acte même d'identification. Cette nouvelle
propriété, qui signifie une pluralité limitée, est recodifiée et élevée
au rang de trait sémantique. Ainsi l'acte d'identification mettant en
oeuvre le trait de la pluralité est recodifié de sorte qu'il aboutisse à
un nouveau trait sémantique, à savoir le trait de la démarcativité (5).

(4) C.H. van Schooneveld, «By Way of Introduction : Roman Jakobson's


tenets and their potential», in Roman Jakobson, Echoes of his Scholarship, Lisse,
1977, p . 5.
(5) Ce trait correspond dans une mesure à la dimensionalité de A J.
Greimas; cf. op. cit., p . 34.
150
151

La nature du trait sémantique ne sort donc jamais du domaine de la


procédure même d'identification. Par conséquent, la hiérarchie des
traits sémantiques est fondée sur une alternance entre l'acte,
c'est-à-dire l'application d'un trait sémantique appartenant au code,
et la recodification de cette application en un nouveau trait séman­
tique (fig. 3). La hiérarchie des traits sémantiques s'assimile à un jeu
de chaises musicales qui s'effectuerait avec deux chaises, à savoir la
chaise de l'acte d'identification et la chaise de la codification de cet
acte. Dans le domaine de la physiologie du système nerveux,
Maturana et Varela, par le biais de leur théorie de l'autopoiésis,
proposent la même conception (6).

II. 4. Relations d'inclusion


Chaque trait sémantique suivant étant un sous-ensemble du trait
précédent, la hiérarchie des traits sémantiques constitue notamment
une hiérarchie d'inclusions entre ensembles (fig. 3).

II. 5. Caractéristiques sémantiques des traits concep­


tuels
Les trois premiers traits sémantiques sont fondamentaux
puisqu'ils représentent des conceptions qui sont, pour l'essentiel,
mathématiques. Le premier trait, la pluralité, correspond à un
ensemble non singleton qui peut être formé ou bien en fonction
d'une propriété commune (en compréhension) ou bien par énum­­
ration (en extension). Pour ce qui concerne ce trait conceptuel, il n'y
a pas de différence quant aux deux méthodes possibles de formation
de l'ensemble. Le deuxième trait, la démarcativité, correspond à un
ensemble formé en compréhension, et le troisième trait, la préiden-
tité, correspond à un ensemble formé en extension. Les trois autres

(6) H.R. Maturana, F.J. Varela, Autopoiesis and Cognition (Boston Studies
in the Philosophy of Science, 42), Dordrecht, 1980; C.H. van Schooneveld,
« Praguean Structure and Autopoiesis : Deixis as Individuation », in Proceedings of
the First International Roman Jakobson Conference : «New Vistas in Grammar :
Invariance and Variation», October 10-13, 1985 (à paraître); Y. Tobin, «Three
Sign-Oriented Theories : A Contrastive Approach », in Descriptio Liinguistica,
Tuebingen, 1987, p . 60.
152

traits sémantiques sont secondaires (7), ce qui m'amène à la


conclusion que la signification linguistique est, au fond, de nature
mathématique (8). Elle peut être réduite à des conceptualisations
d'ordre mathématique, et notamment à une théorie des groupes (9).
On peut formuler brièvement les significations des trois autres traits
conceptuels, (4) la vérification comme réidentification d'un référent
déjà identifié, (5) l'annulation comme l'élimination d'un référent
déjà identifié qui est remplacé en conséquence par sa négation (son
complémentaire); et (6) l'objectivité comme l'existence d'un référent
où que ce soit dans une situation (énoncé) déjà identifiée. J'en
reviendrai à la démarcativité et à l'annulation plus tard, ici même.

III. Quatre groupements d'identificateurs


(quatre niveaux de traits conceptuels)
Il existe au moins quatre catégories de traits conceptuels, et par
conséquent quatre groupes de six traits.
La distinction relève des identificateurs qui peuvent être
concernés (10) :
(a) les interlocuteurs, c'est-à-dire les participants à l'énonciation (la
parole); ce sont des identificateurs dits transmissionnels; (b) ceux qui
observent l'énoncé. Ce sont des identificateurs dits identification-
nels. Ce groupe est composé d'interlocuteurs ou de tout autre
personne étant en mesure d'identifier la situation narrative (l'énon­
cé), ou les deux. Ce groupe identificationnel est donc l'ensemble
dont le premier groupe, dit transmissionnel, celui des interlocuteurs,
est le sous-ensemble.
Il n'est pas nécessaire que les identificateurs transmissionnels et
identificationnels visent un même référent en même temps. Les
critères amenant à l'identification, conceptualisés par les traits
sémantiques, restent identiques. Outre ces identifications, qui ne
sont pas obligatoirement synchronisées, il y a d'autres identifica-

(7) C.H. van Schooneveld, «Praguean Structure...»; E. Andrews, «Jakob-


sonian Markedness Theory as Mathematical Principle», Language, Poetry and
Poetics, Berlin, 1987, p . 196.
(8) C.H. van Schooneveld, «Linguistic Structure and Autopoiesis»,
Language, Poetry and Poetics, Berlin, 1987, p . 137.
(9 ) E. Andrews, op. cit., p . 192.
(10) Pour cette formulation, je me suis inspiré de Y. Tobin, op. cit., p . 59.
153

tions qui se produisent toutes simultanément, dites singulatives.


C'est le type d'identification qui caractérise les pronoms (11).
Les niveaux transmissionnel et transmissionnel singulatif cor­
respondent grosso modo à ce qu'on appelle traditionnellement des
éléments déictiques.
En conséquence la hiérarchie des traits sémantiques est multi­
pliée par quatre (12). Il y a donc quatre hiérarchies, ou groupes de
traits conceptuels :

un groupe identificationnel
un groupe transmissionnel
un groupe identificationnel singulatif
un groupe transmissionnel singulatif.

IV. Enonciation et énoncé


L'énonciation (parole) et l'énoncé de Benveniste (terme que
j'utilise dans le sens de situation narrative et matière énoncée) (13)
sont tous les deux des événements qui peuvent être identifiés.
La situation narrative d'énoncé) peut être identifiée directement
par les interlocuteurs et ce fait peut être incorporé dans la signifi­
cation lexicale d'un mot et par conséquent donner naissance à des
sémantèmes (morphèmes lexicaux) qui comportent cette information.
Nous n'avons plus qu'à citer des exemples comme en français venir,
en allemand kommen et en russe idti ('aller dans une direction sous-
entendue') (14). En contrepartie, une identification faite par

(11) C.H. van Schooneveld, «The Semantics and Syntax of Russian Pro­
nominal Structure », Proceedings of the XIith International Conference on Compu-
tational Linguistics (COLING XII), Budapest, August 1988, Budapest, 1988, pp.
705-707; idem, «The Semantics of Russian Pronominal Structure», American
Contributions to the Tenth International Congress of Slavists, Sofia, September 1988;
Linguistics, (Columbus, Ohio, 1988), pp. 401-414.
(12) C.H. van Schooneveld, «Praguean structure...»; idem, «Baudouin de
Courtenay 's Methodological Premisses for the Investigation of Language and their
Relation to Present-day Linguistics», Jan Niecislaw Baudouin de Courtenay a
lingwistyka swiatowa, Wroclaw, 1989, pp. 11-16.
(13) E. Benveniste, Problèmes de linguistique générale, t. 2, Paris, 1966, pp.
80-85 ; J. Simonin-Grumbach, « Pour une typologie des discours », Langue Discours
Société, pour Emile Benveniste, Paris, 1975, pp. 85-121.
(14) C.H. van Schooneveld, «Programmatic Sketch of a Theory of Lexical
Meaning», Quaderni di Semantica, vol. IV, n°1, Bologna, 1983, pp. 129-130;
154

n'importe qui peut s'inscrire dans un cadre grammatical; c'est-à-dire


une fois que l'identité d'un certain événement sera établie par le
biais d'une situation énonciative, un trait identificationnel pourra
signaler une caractéristique repérable par n'importe qui. Prenons,
par exemple, la catégorie grammaticale du passif. Elle reprend, dans
la situation énonciative, un patient qui est, naturellement, déjà
introduit dans la situation narrative telle qu'elle est indiquée
d'habitude par le sémantème (morphème lexical) et le morphème
grammatical dans la voix active. La voix active est préalable au
changement de visée qu'effectue le passif sur le plan de l'énonciation
(grammatical, c'est-à-dire déictique, c'est-à-dire transmissionnel
singulatif). Le passif signale qu'un patient déjà identifié continue à
être identifiable. Il réaffirme. Il y a toujours un multiple d'identifi­
cateurs. Or, une fois que l'identité du patient est donnée comme
établie, il est évident que l'identité de ces identificateurs importe
peu. Cette pluralité d'identificateurs elle-même appartient au plan
(sémantique) identificationnel de la langue mais elle est incorporée
sur le plan grammatical (15). Par conséquent, on peut dire que la
voix passive est un hybride qui tient à des traits conceptuels dont
l'un est non-déictique et l'autre déictique; la catégorie verbale pas­
sive est déictique dans la mesure où elle renvoie à une relation entre
un patient donné et un agent donné qui ont déjà été identifiés par les
interlocuteurs et non-déictique dans le sens que n'importe qui peut
contrôler l'identifiabilité généralisée du patient identifié préala­
blement. En revanche, le verbe venir cité ci-dessus est un exemple de
l'inverse : le sémantème (morphème lexique) signale un mouvement
dans la situation narrative (énoncé) qui est globalement identifiable
par qui que ce soit, mais l'identification de la destination demeure
réservée aux interlocuteurs. On trouve donc dans un verbe comme
venir une intervention déictique (transmissionnelle) dans l'énoncé (la
situation lexicale, narrative) tandis que le passif crée une situation
narrative à l'intérieur d'une relation établie par le biais de l'énon­
ciation.

P. Auer, «On Deixis and Displacement», Folia Linguistica : Acta Societatis


Linguisticae Europaeae, tomus XXII/3-4, Berlin, 1988, p . 267.
(15) C.H. van Schooneveld, «A Semantic Proteus : the transitivity feature in
Russian», Studia Linguistica in Honorem Vladimiri I. Georgiev, Sofia, 1980, p . 382
sqq.; idem, Signs of Friendship : To Honour A.G.F. van Holk, Slavist, Linguist,
Semiotician, Amsterdam, 1984, pp. 249-251; idem, «The Place of the Opposition
Active-Passive in Linguistic Structure», Zbornik Matice Srpske za Filologiju i
Lingvistiku, XXIX/1, Novi Sad, 1986, pp. 17-18.
155

V. La structure morphématique du mot russe


La figure 4 présente tous les traits conceptuels pouvant appa­
raître dans une langue indoeuropéenne de type antique (inflec-
tionnel), comme le latin, le grec, le sanscrit et le russe. L'accusatif
latin habilitaient est un exemple de la répartition des traits concep­
tuels transmissionnels singulatifs dans l'ensemble d'un mot doté de
flexion. La signification du mot habilitaient est composée des traits
suivants, qui sont en italiques dans la figure 4, page suivante.

o"" : vérif'
plur"" : vérif'
dém"" : dém',obj'
préid"" : vérif (accusatif).

De la même façon, l'aspect perfectif est constitué de :


préid"" : dém'(16).

Dans l'aspect perspectif, nous avons à faire à un événement


verbal lexical, c'est-à-dire avec une évolution dans le temps d'un
agent (et, dans le cas des verbes transitifs, d'un ensemble agent +
patient) qui a (ont) été identifiable(s) lors de l'énoncé. Leur existence
dans la situation narrative est en raison du fait que l'aspect est une
catégorie grammaticale, obligatoirement connue des interlocuteurs
(préid""). Le trait sémantique de démarcativité signifie que le
référent est distinct de tous ses pairs (égaux). Appliqué à la catégorie
du verbe au niveau grammatical, cela veut dire qu'une certaine
évolution dans le temps est distincte de toute autre évolution dans le
temps identifiable aux interlocuteurs, qui, lors de l'énonciation, ont
connaissance de ce qui se déroule dans l'énoncé (la situation narra­
tive) aussi bien que de l'énonciation elle-même. Il est bien connu que
«le perfectif non passé (et, à plus forte raison, le perfectif prétérit),
ne peut pas renvoyer à un événement contemporain du moment de
l'énonciation» (17). L'énonciation peut donc être traitée, comme
dans le passif, à titre d'énoncé.

(16) C.H. van Schooneveld, «Contribution à l'étude comparative des


systèmes des cas, des prépositions et des catégories grammaticales du verbe en russe
moderne », Studia Slavica hierosolymltana II, Jerusalem, 1978, pp. 44-46.
(17) D. Paillard, Voix et aspect en russe contemporain (Bibliothèque russe de
l'Institut d'études slaves LI ). Paris, 1979, p . 49.
plur"" dém"" préid"" vérif" annul"" obj""
0""
(formation (parties du (signification (accord) (accord) (accord)
(lex)
des mots) discours) grammaticale)
156
(cas) (parties du (pronom
hab ili tat em (nombre) discours) personnel)
(genre)

plur' plur' plur' plur' plur' plur' plur'


dém' dém' dém' dém' dém' dém' dém'
préid' préid' préid' préid' préid' préid' préid'
vérif vérif vérif vérif vérif vérif vérif
annul' annul' annul' annul' annul' annul' annul'
obj' obj' obj' obj' obj' obj' obj'

plur" plur" plur" plur" plur" plur" plur"


dém" dém" dém" dém" dém" dém" dém"
préid" préid" préid" préid" préid" préid" préid"
vérif" vérif" vérif' vérif" vérif' vérif' vérif'
annul" annul" annul" annul" annul" annul" annul"
obj" obj" obj" obj" obj" obj" obj"

plur" ' plur" ' plur" ' plur" ' plur" ' plur" ' plur"
dém" ' dém" ' dém" ' dém" ' dém" ' dém" ' dém" '
préid" ' préid" ' préid" ' préid" ' préid" ' préid" ' préid"
vérif" ' vérif' ' vérif' ' vérif" ' vérif' ' vérif" ' vérif' '
annul" ' annul" ' annul " ' annul" ' annul" ' annul" ' annul" '
obj" ' obj" ' obj" ' obj" ' obj" ' obj" ' obj" '

Primes simples : identificationnalité


Doubles primes : transmissionnalité
Triples primes : identificationnalité singulative
Quadruples primes : transmissionnalité singulative

Figure 4
157

En résumé on peut dire que l'existence de l'énoncé et de


l'énonciation est respectivement codifiée par les niveaux des traits
identificationnels et des traits transmissionnels. De surcroît,
pendant l'énonciation effective (la parole), l'énoncé peut être iden­
tifié par des identificateurs identificationnels ou bien par des iden­
tificateurs transmissionnels; de même en ce qui concerne l'énon­
ciation. Il faut donc distinguer rigoureusement l'énonciation effec­
tive de l'énoncé qui en découle. L'énonciation apparaît, entre
autres, dans le passif, le perfectif et le prétérit.

VI. Deux théories principales de l'aspect


Il y a deux théories principales de l'aspect, toutes les deux
voulant que l'aspect perfectif comporte plus d'information (est
marqué) que l'aspect imperfectif, non-marqué : 'ligne-point' et
'durée-achèvement'. Cette position fut reflétée récemment,
notamment dans les pays de l'Europe de l'Est, par la conception du
perfectif exprimant l'intégralité de l'action (linguistique soviétique,
et R. Ruzicka, A. Dostal) (18).
L'action perfective est distincte sur l'axe temporel de tous ses
égaux, l'acte de la parole y compris. La signification de l'aspect
perfectif correspond donc à la définition que j'ai donnée, au début
de cette contribution, de la démarcativité. De plus, l'aspect, et à plus
forte raison l'aspect perfectif, fait le bilan de la scène mise en oeuvre
par le morphème lexical (sémantème), comme le font toutes les
catégories grammaticales. Aussi, doit-il être placé, avec les autres
catégories grammaticales, dans la quatrième colonne (préidentité"")
de la figure 4.
Cet emplacement de l'aspect perfectif (préid""/dém') peut illus­
trer le mécanisme sémantique de l'aspect et également celui du temps
prétérit.

(18) V.V. Vinogradov, Russkij jazyk, Moskva-Leningrad, 1947, pp. 477-


497; A.V. Isacenko, Grammaticeskij stro) russkogo jazyka v sopostavlenii s slovac-
kim, Morfologija, II, Bratislava, 1960, pp. 131-137; J. Fontaine, Grammaire du
texte et aspect du verbe en russe contemporain (Bibliothèque russe de l'Institut
d'études slaves, LXVI ), Paris, 1983, pp. 17-35.
158

VII. La singulativité transmissionnelle


La singulativité transmissionnelle sert à faire référence à la
parole telle quelle est prononcée. Dans la parole, nous avons affaire
à un événement tout à fait unique, un «res acta» (sc. semel, CHvS),
«l'acte de l'individu réalisant sa faculté» (de langue, CHvS) (19). Il
est possible de faire référence à une parole (événement singulatif
transmissionnel) de plusieurs manières. Ces différentes méthodes
sont conceptualisées par les traits sémantiques.

VII. 1. Préid"" : les catégories grammaticales


Les traits singulatifs transmissionnels sont des codifications
d'une activation de la parole renvoyant à cette activation même.
Faisant le point de l'identifîabilité d'un complexe (cumulation)
lexique quelconque, le trait singulatif transmissionnel qui codifie,
c'est-à-dire annonce préalablement l'identification d'un signifié
(référent) spécifique, est la préidentité (préid""). Elle correspond à
un ensemble extensionnel. La préidentité (préid"") signale la codi­
fication de l'identification du référent du signifié. Elle remplit la
fonction de la signification grammaticale, qui est d'effectuer le lien
entre l'énoncé et l'énonciation. En d'autres mots, la préid"" identifie
l'énoncé (et l'énonciation) du point de vue de l'énonciation donnée.
Ce trait annonce que l'existence d'un référent spécifié est un fait
avéré pour le locuteur. Les subcatégorisations dans la colonne de
préid"", par le biais de traits sémantiques autres que singulatifs
transmissionnels spécifient les relations entre l'existence du référent
et l'existence des locuteurs; tels, par exemple, dans la catégorie du
substantif les diverses relations de cas, et dans la catégorie du verbe
les catégories de l'aspect et du temps verbal.
La préidentité singulative transmissionnelle, c'est-à-dire les
catégories grammaticales, effectue le traitement conclusif des
signifiés des morphèmes lexicaux (lexémes) et dérivationnels pré­
cédents dans le même mot en signalant l'identification définitive du
référent.

(19) T. de Mauro, dans F. de Saussure, Cours de linguistique générale, Paris,


1985, note 63, pp. 419-420; cf. E. Benveniste, op. cit., , p . 80 : «l'énonciation est
(la ) mise en fonctionnement de la langue par un acte individuel d'utilisation ».
159

VIII. L'aspect perfectif


L'aspect perfectif, sous-catégorie de la préidentité singulative
transmissionnelle (préid""/dém'), oppose son référent à tous les
autres procès qui sont identifiables comme des unités distinctes
pendant l'énonciation, c'est-à-dire des actions perfectives dans
l'énoncé actuel ou l'acte même de l'énonciation. Pourquoi cet
étrange amalgame d'éléments qui sont caractérisés par le fait que
leur identifiabilité ne peut pas être synchronisée avec le référent de
l'aspect perfectif ? Cela relève de la nature de la démarcativité, qui
correspond à un ensemble formé par intension. Comme dans la
théorie des ensembles, la propriété délimitant l'ensemble varie
suivant le cas. Cela veut dire qu'à chaque parole la propriété
distinguante est improvisée; elle s'avère une propriété qui dans la
réalité où se trouve le réfèrent, est facilement répérable. Cette pro­
priété distingue le réfèrent de son environnement (son complémen­
taire). Cet environnement peut être un continu ou bien être articulé
en d'autres unités. D'un point de vue cognitif, il est évident que la
propriété qui distingue les autres unités entre elles est la même
propriété qui distingue le référent de son complémentaire. Ainsi, le
référent de la démarcativité est délimité de ses égaux. Au
demeurant, le repère de la démarcativité n'est pas seulement une
propriété uniforme et improvisée de cas en cas, mais de surcroît son
complémentaire est non-limité. En ce sens encore, le complémen­
taire lui-même est lui aussi improvisé. Dans une aspectualisation
effective, le complémentaire de la démarcativité comporte donc une
nuance de potentialité. Les membres du complémentaire sont iden­
tifiés en même temps que le référent. Puisque le réfèrent (indiqué par
le matériau lexical et dérivationnel) n'est identifié que lors de
l'énonciation, celle-ci, étant identifiable en même temps que et avec
le référent, figure à titre égal parmi les membres du complémentaire.
On peut représenter la sémantique de l'aspect perfectif comme
dans la figure 5 (page suivante).

IX. Le temps grammatical


Quand on rapproche la catégorie de l'aspect de la catégorie du
temps, on constate qu'en russe moderne, il n'y a qu'un temps en plus
du présent, à savoir le prétérit. Le prétérit signale que son référent
ne peut pas avoir lieu au même instant que l'énonciation, c'est-
0"" piur"" dém"" préid"" vérif"" annul"" obj""
(lex) (formation (parties du (signification (accord) (accord) (accord) 160
des mots) discours) grammaticale)

(cas) (parties du (pronom


discours) personnel)

l'aspect perfectif dém'

Cf. figure 6. Pour des raisons de clarté, tous les autres traits sémantiques possibles ont été supprimés.

Primes simples : identificationnalité


Doubles primes : transmissionnalité
Triples primes : identificationnaiité singulative
Quadruples primes : transmissionnaiité singulative

Figure 5 : l'aspect perfectif.


161

à-dire l'identification du référent du prétérit ne peut pas se dérouler


simultanément avec l'identification de l'énonciation. Il existe donc
une rupture entre l'énoncé prétérital et l'énonciation.
Cela dit, quelle est la différence entre le prétérit et l'aspect
perfectif ? En ce qui concerne le perfectif, il faut tenir compte
d'autres actions perfectives, qu'elles soient virtuelles ou effectives.
Par contre, en identifiant le référent du prétérit, d'autres processus
prétéritaux ne jouent aucun rôle. La signification du prétérit relève
uniquement de l'exclusion du présent comme référent. Tout à fait
comme dans le perfectif, l'énonciation elle-même commence à jouer
un rôle comme énoncé. Cependant on ne peut pas dire qu'il faille
définir la signification du prétérit comme une négation de la signi­
fication du présent. La relation entre la signification du présent et
du prétérit est plus compliquée que la relation entre l'imperfectif et
le perfectif. L'identification du référent du présent peut être
synchronisée ou non-synchronisée avec l'identification de l'énon­
ciation donnée. Le présent est une catégorie non-marquée dans la
mesure justement où l'identification de son référent peut être ou ne
pas être synchronisée avec l'identification de l'énonciation. Le
prétérit est marqué dans le sens que l'identification de son référent
ne peut pas être synchronisée avec l'identification de l'énonciation.
Or, cela veut dire que pour l'identification du référent du présent il
n'y a pas besoin d'identifier l'énonciation. Il est par contre pour
l'identification du référent du prétérit obligatoire d'identifier
l'énonciation. Au prétérit donc, l'énonciation figure en tant
qu'énoncé à la fois imaginé et constaté. Pour l'identification du
référent du présent l'énonciation est un élément identifiable, mais
l'identification effective de l'énonciation n'est pas une condition
préalable pour l'identification de ce référent. L'identification du
réfèrent du prétérit pose, par contre, comme condition préalable,
l'identification de l'énonciation à titre d'énoncé. Le mécanisme
sémantique du prétérit codifie donc l'acte de l'énonciation en le
transformant en événement identifié au préalable. La codification
des actes en éléments de la structure sémiologique de la langue est
précisément la fonction de l'autopoiésis.
Il faut noter donc qu'il y a une distinction entre l'énonciation et
le signifié du présent. Dans le cas du prétérit, l'énonciation est trans­
formée, à titre d'énoncé, en composant de l'engrenage sémantique de
ce temps grammatical. Dans le mécanisme du prétérit, l'énonciation
figure en élément codifié de l'énoncé.
Le signifié du prétérit est le complémentaire de l'énonciation,
162

tandis que dans l'aspect perfectif c'est l'énonciation qui s'insère dans
le complémentaire du signifié. Pour aboutir à la signification du
perfectif, il suffit de compter l'énonciation parmi les actions ima­
ginaires qui forment la toile de fond du référent; pour aboutir à la
signification du prétérit (dont notamment dans l'usage hypothétique,
le référent peut être imaginaire) il faut d'abord avoir identifié
l'énonciation effective comme un élément avéré de la situation
énonciative et la prendre en considération comme composant latent
constaté de l'énoncé, et ensuite il faut la rejeter comme telle en
l'excluant de l'énoncé; l'identifiabilité de l'énonciation comme
référent (énoncé) est niée. L'énonciation devient donc imaginaire.
Sur le plan grammatical, nous avons exactement affaire au même
trait sémantique, à savoir l'annulation, qui distingue la préposition
hors de la préposition en. Hors est marqué par l'annulation; en est à
cet égard la préposition non-marquée. L'annulation considère la
position en comme une position avérée, la rejette par la suite et la
remplace par son complémentaire.
Dans les deux catégories, celle du prétérit et celle de l'aspect
perfectif, on peut nettement distinguer entre les deux stratifications
sémantiques : la préidentité singulative transmissionnelle (préid""),
qui donne l'encadrement, et les traits identificationnels (dém' et
annul', respectivement) qui s'insèrent dans ce cadre et qui indiquent
le traitement du matériau lexical dans le cadre de la préid"", cadre
qui réunit l'énoncé (le matériau lexical) et l'énonciation effective. La
démarcativité (préid""/dém; l'aspect perfectif) délimite le référent
de son complémentaire. D'autre part, l'annulation (préid""/annul';
le prétérit) exclut le présent, comme énoncé imaginaire (codai) iden­
tifié pendant l'énonciation, de l'énoncé. La figure 6 sert à illustrer le
mécanisme sémantique du prétérit.
C'est encore la préidentité singulative transmissionnelle
(avec la préidentité identificationnelle, marque de la conjugaison
(préid""/préid') qui identifie le présent, c'est-à-dire l'énonciation
comme faisant partie potentielle de l'énoncé, pendant l'énonciation.
Il faut donc distinguer l'énonciation comme acte des locuteurs ou
plutôt l'identification de l'énonciation, de l'énonciation identifiée,
qui peut être un composant de l'énoncé. Ce sont donc les traits
identificationnels sous le cadre de préid"" qui créent une énoncia-
tion énoncée.
Je crois donc que la distinction entre temps verbal et aspect est
tout à fait nette.
0"" plur"" dém"" préid"" vérif"" annul"" obj""
(lex) (formation (parties du (signification (accord) (accord) (accord)
des mots) discours) grammaticale)

(cas) (parties du (pronom


(nombre)) discours) personnel)
(genre)

Cf. figure 5. Pour des raisons de clarté. tous les autres traits sémantiques possibles ont été supprimés.

Primes simples : identificationnalité


Doubles primes : transmission nalité
Triples primes : identificationnalité singulative
Quadruples primes : transmissionnalité singulative

Figure 6 : le préterit.
163
164

X. Ma conclusion
Premièrement. Les traits sémantiques qui caractérisent l'aspect
et la catégorie de temps sont des invariants que l'on retrouve dans
tout le système grammatical, voire par toute la structure sémantique
de la langue russe. Ce que je me suis efforcé de mettre en relief c'est
que du point de vue de la structure sémantique, il n'y a rien de
surprenant dans les significations invariantes de l'aspect perfectif et
du prétérit et à plus forte raison dans les significations des deux
catégories opposantes non-marquées, c'est-à-dire l'aspect imperfectif
et le présent grammatical. Le perfectif et le prétérit sont tous deux
marqués par des traits conceptuels qui se retrouvent ailleurs dans la
même structure linguistique et en font partie intégrante.
Deuxièmement. A mon sens, beaucoup de linguistes sont trop
défaitistes. La science cherche des régularités. Cherchez et vous
trouverez. Dès maintenant, les faits sémantiques de la langue sont,
dans une certaine mesure, calculables.

C.H. van SCHOONEVELD


Fondation Janua Linguarum
La vibration du temps.
De l'aspectualité

«Avoir cessé de vivre n'a rien d'imparfait».


Lyn Hejinian (Zuk, 17)

1. Pour une dynamique générale


En préface à cette brève étude de l'aspectualité, nous voudrions
inscrire une idée de portée plus ample : il existe une dynamique
générale dans l'organisation schématique constitutive du sens,
dynamique qui est responsable de l'ensemble des effets que nous
regroupons sous les termes de modalité, d'aspectualité, de tempora­
lité et de quantification. On peut dériver l'aspectualité de la
temporalité, et celle-ci de la modalité, alors que la quantification
semble être un phénomène ayant affinité aux trois catégories en
question. Au lieu de dériver ainsi, on peut théoriquement revenir à
cette dynamique générale dont les facteurs essentiels sont les forces,
les actants qui les incarnent ou les subissent, et le temps pendant
lequel elles travaillent. La catégorie de modalité apparaît alors dans
la dimension qui relie les forces et les actants; celle d'aspectualité,
dans la dimension reliant les actants et le temps; et la temporalité,
dans la dimension qui relie les forces au temps (physique) de leur
travail. La quantification renvoit aux trois facteurs essentiels.
166

Déployer cette dynamique générale serait une tâche globale de la


recherche sémiotique à venir; c'est le but théorique que nous nous
donnons au moins en présentant l'analyse aspectuelle qui suit,
analyse qui développe un modeste fragment de ce triangle, mais qui
le présuppose constamment comme son principe régulateur.

2. Noème et morphologie
B. Pottier se réfère, dans son article Linguistique et intelligence
artificielle (1), au langage gestuel étudié par Yau (2), qui avait fait
remarquer que la valeur/fini/ se mime par «mains étendues, paumes
inférieures s'écartant toujours»; B. Pottier prolonge l'observation en
ajoutant que le phénomène s'explique par un noème, une représen­
tation mentale prenant la forme générale d'un parcours abstrait :

tension tenue détente

LG «joindre «maintenir «disjoindre


les mains» les mains les mains»

LN commencer faire finir


arriver être partir
et ou mais
(conjoindre) (coexister) (disjoindre)

(1) In (réd. Fr Rastier), «Sémantique et intelligence artificielle», Langages


n°87, 1987.
(2 ) Shun-chin Yau, La genèse de la syntaxe et du lexique d'un langage créé
par une Amérindienne sourde isolée, Recherches sémiotiques (Toronto), vol. 2, n°
3, 1982. La genèse d'un signifiant. Etude cratylienne du langage gestuel, Langages
n°82, 1986.
167

Voilà un bel exemple de l'attitude comparative et des effets


féconds qu'elle peut produire : on juxtapose des séries d'expressions
(de signifiants) venant de langages ou de langues différents, et l'on
essaie d'expliciter la morphologie du contenu (du signifié) qui motive
la juxtaposition des morphologies expressives (signifiantes); on
trouve, notamment dans le non-verbal, des expressions morpholo­
giquement continues, des variations à l'intérieur d'une même géo­
métrie, correspondant iconiquement aux variations sémantiques
constituant la morphologie du contenu. Et ainsi, on se donne le
moyen d'étayer par une morphologie forte (à variation continue aux
deux plans) ce qui par ailleurs se manifeste à travers des morpho­
logies faibles, de simples sémiologies, du sens - à savoir, du sens
suffisamment prégnant pour motiver l'opération comparative. Le
sens aspectuel appartient à cette dernière catégorie, comme nous le
montre, notamment, la série commencer - faire - finir.
On peut même penser la théorisation explicitant les géométries
noémiques sous-jacentes, à titre de représentations mentales, comme
une activité particulière relevant du domaine des langages gestuels
(LG); ainsi, l'écriture, qu'elle se fasse dans l'espace ou sur le papier,
peut viser une représentation à variation continue pour rendre
compte d'un noème à variation continue, c'est-à-dire pour la rendre
intelligible au-delà de la simple intuition.
L'exemple montre que faire fait partie de la série aspectuelle qui
s'y «superpose» syntaxiquement; là où la syntaxe superpose, la
sémantique appose, met sur le même plan. (En ce qui concerne
arriver - être - partir, on superpose même avec hésitation : « arriver
à être ..», mais non : «partir d'être...», et si la détermination locale
est forte, on ne superpose plus du tout : «arriver» tout court; - c'est
probablement que partir - voyager - arriver constituent une série
complémentaire).

3 • Formes et catastrophes
Ainsi, là où la syntaxe superpose, la sémantique juxtapose;
sinon, il n'y a pas de noème. Il est évident que par rapport au faire,
commencer le précède et finir le suit. Cet ordre est temporel :

(1 ) Je commençais à m'inquiéter, quand tu as téléphoné.


(2 ) Je finissais de dîner, quand tu m'as téléphoné.

Dans la situtation (1), je n'ai pas le temps de m'inquiéter


168

vraiment, puisque tu me rassure déjà; dans la situation (2), j'ai le


temps de finir pratiquement le dîner, puisque tu m'appelles in
extremis. Dans ces situations, j'ai le temps, ou je n'ai pas le temps,
c'est bien du temps qu'il s'agit, et pourtant nous parlons d'aspect : les
phrases superposent l'aspect au temps, mais les situations ne super­
posent aucunement une situation aspectuelle à une situation
temporelle; il n'y a qu'une seule situation, et le temps (que j'ai ou
que je n'ai pas) est bien celui de quelque chose que je commence ou
que je finis de faire.
Il serait donc anti-noémique de superposer dans l'analyse une
opération aspectuelle à un énoncé descriptif selon la structure des
phrases :

(1') «Je m'inquiète» (est un état qui) commence.


(2') « Je dîne» (est un état qui) commence.

Ce serait là négliger le fait que s'inquiéter est déjà une forme


temporelle, dotée dans sa structure d'un début, mais non pas d'une
fin; alors que dîner est une forme temporelle dotée structurellement
d'un début et d'une fin. Ce qui explique l'effet bizarre de :

(3) «Je finissais de m'inquiéter, quand tu m'as téléphoné.

Il faut donc abolir l'idée d'un état simple et uniforme auquel on


puisse superposer d'abord un temps, ensuite un aspect. Autrement
dit, il n'y a pas de temporalisation, ni d'aspectualisation, sauf dans la
structure de l'état lui-même; mais si c'est le cas, il n'y a rien à
temporaliser, ni à aspectualiser.
Disons que s'inquiéter est un état qui est un faire (non transitif),
non pas un faire que quelque chose ait lieu, mais un faire comme
quelqu'un, à savoir comme fait un être inquiet (puisque le verbe
développe un adjectif); c'est un faire qui possède une forme norma-
tive et un déploiement standard dans le temps, où il traverse un seul
seuil, il est donc mono-catastrophique.
Dans le même sens, dîner est un faire, et à la fois un faire que (...
le corps soit nourri) et un faire comme (... les gens bien élevés qui
mangent à des heures préétablies, et selon certaines règles); c'est un
faire qui possède une structure normative, et qui possède en plus une
forme transitive; c'est sans doute ce dernier trait qui explique que
son déploiement standard dans le temps demande une traversée de
deux seuils; il est en fait bi-catastrophique.
169

4 . La signification symbolique
Mais il faut ici considérer un troisième facteur (à côté de la
forme normative et la forme transitive, qui commandent respec­
tivement le caractère mono-catastrophique ou bi-catastrophique), à
savoir leur signification symbolique. Les états actifs qui peuvent
s'interpréter comme des opérations par lesquelles «on fait quelque
chose à quelqu'un» se globalisent de la même manière que les actes
de parole : le performatif promettre n'admet pas de «commen­
cement» ni de «fin», sauf en position descriptive (et encore); on
promet, ou on ne promet pas, le sens de ce faire est unitaire et
temporellement ponctuel, sans être pour autant mono­
catastrophique (sinon, ce serait un état, comparable à s'inquiéter,
chanter, sauter ); les deux bornes se rapprochent plutôt jusqu'à
former un temps identique à celui de l'énonciation matérialisée. Les
faire à signification symbolique intègrent leurs gestes en un seul
mouvement significatif qui prend la même valeur qu'un acte
langagier. On peut dire qu'il s'agit du temps de l'intention. La
signification symbolique est intentionnelle, elle relie son destinateur
et son destinataire le temps d'un éclair, qui est celui du passage d'un
«message» pragmatique. Si un faire possède à la fois une forme
transitive et une signification symbolique, ses deux limites se rap­
prochent ou s'écartent selon que le contexte sélectionne la lecture
symbolique ou la lecture transitive (la transitivité désigne la trans­
formation d'un autre état non intersubjectif).
Donner est un exemple de cette instabilité : même «donner
raison à quelqu'un» est transitif (accepter quelque chose), alors que
«donner un cadeau à quelqu'un» est clairement symbolique. Par
conséquent, on n'a pas :

(4 ) Je commence à te donner un cadeau. (Non, je donne ou je


ne donne pas ! )

Alors qu'on a, parfaitement :

(5 ) Je commence à te donner raison.

La morphologie aspectuelle contraint les imparfaits de verbes


«symboliques» à prendre le sens itératif : il promettait, il menaçait,
il donnait (des cadeaux)...
Les verbes cognitifs - comprendre, sentir, voir - se comportent
170

selon les trois dimensions et semblent extrêmement complexes,


manifestant à la fois des formes normatives, transitives et symbo­
liques dans leur temporalité.

(6 ) Je commence à comprendre comment il fait. Hélas !


(7 ) Je te comprends.
(8 ) J'essayais désespérément de comprendre cette théorie.

(6) semble normatif, il ne s'agit pas d'un travail de compréhension,


mais d'un état cognitif qui s'installe et qui change l'attitude affective
du sujet. (7) est symbolique, - ou bien on se comprend, au sens d'une
reconnaissance, ou bien on ne se comprend pas. (8) est transitif, ce
comprendre travaille clairement entre un début et une fin. Mais les
trois sens s'imbriquent et ne se séparent pas facilement.

5. Les trois étages de la manifestation


Une remarque méthodologique : syntaxiquement, on distingue
l'Aktionsart du verbe, la morphologie aspectuelle qui s'y superpose,
et la périphrastique aspectuelle qui déplace cette superposition en
infinitisant le verbe de base et en installant la morphologie aspec­
tuelle à l'endroit de 1'«auxiliaire» aspectuel (3). Pour interpréter
cette architecture sémantiquement, nous analysons ici les faits de
base, parce que ces faits semblent déjà suffisamment structurés pour
nous promettre un accès à la sémantique des superpositions.

6. Noème et géométrie
En nous résumant, nous pouvons inscrire ce qui précède dans la
noématique discrètement proposée par B. Pottier. Le «tunnel»
gestuel et géométrique contient entièrement le contenu de l'état dont
la forme temporelle est normative et monocatastrophique ; c'est donc
son entrée, tensive, qui constitue la limite, et sa sortie est égale à
l'entrée : tensive ou détensive, c'est une frontière simple entre ce qui
appartient à l'état et ce qui ne lui appartient pas. Or, pour les états

(3 ) Voir l'entrée Aspectualisation, (B ), in A .J. Greimas, J. Courtés,


Sémiotique, dictionnaire raisonné de la théorie du langage, II, Paris 1986.
171

actifs dont la forme temporelle est transitive et bi-catastrophique, il


faut remarquer que ce qui suit l'état (plus ou moins laborieux) est un
résultat, la réalisation d'un nouvel état de choses, dont l'établis­
sement décide de la fin de l'état actif. Le « tunnel » noémique prend
ici un tout autre sens, puisque cette fois il existe une «bonne» sortie
qui n'est nullement identique à l'entrée; le contenu de l'état actif ne
se trouve donc plus dans la séquence tendue, mais après elle. Pro-
mettre établit une promesse; construire laisse une construction, etc.
Les deux frontières sont donc du même côté du réalisé.
En d'autres termes :

A gauche, nous avons noté les deux géométries mono-


catastrophique et bi-catastrophique, avec la flèche du temps réali-
satoire, flèche qui apparaît également à droite, où elle traverse le
«tunnel» noémique muni des signes ÷ et + pour désigner, comme
sur les topologies catastrophistes, le non-être ( ÷ ) ou l'être (+) de ce
que réalise l'état. Dans le cas des normatifs, les états se réalisent
eux-mêmes, simplement, alors que les transitifs réalisent un autre
état : le temps réalisatoire n'a donc pas le même contenu dans les
deux cas. Le temps est soit celui de la réalisation d'un seul et même
état, soit celui de la réalisation d'un état recoupant la réalisation
172

d'un autre (son résultat). Ce qui pourrait expliquer l'existence des


deux frontières dans ce cas. En effet, la structure cusp que nous
proposons pour analyser la forme des états actifs nous donne dans
son espace interne un tel parcours :

Entre l'état déclencheur («producteur») et l'état résultat, nous


avons inscrit un événement actantiel décisif, l'idée d'un saut de l'un
à l'autre, à savoir 1'« étincelle » qui passe et qui «féconde» le deu­
xième état, qui - pour notre esprit - n'existe que potentiellement, in
ovo, avant ce «contact» créateur, la réception de ce catalyseur (C).
Essayer de faire quelque chose, c'est développer E 1 sans encore
être sûr d'obtenir le saut de C, et par là, comme aboutissement, E 2 .
L'acte mental appelé inférence consiste ainsi à deviner, derrière
un E 2 , une conjoncture E1→C responsable de E 2 .
Alors que pour les états normatifs, E 2 suffit à la réalisation
(topologiquement, il ne s'agit pas d'un cusp, mais d'un simple
pli), E 1 et E 2 comportent chacun sa temporalité pour les états
actifs, et alors que C est la finalité de E 1 , son but «technique», il
n'est que le «point de départ» de E 2 , ce qui le verse du statut de
virtualité au statut d'actualité.
E 1 est virtuel avant de franchir la frontière catastrophique,
actuel après ce passage et avant le moment de C; après C, il peut être
considéré comme réalisé (heureux, fructueux, réussi). E 2 , en
revanche, est virtuel avant C, actuel après C et avant la frontière
catastrophique qui le fait émerger comme réalisé. Les actes symbo­
liques visent et ritualisent C immédiatement. Mais leur principe de
relayage est le même.
173

7. La vibration du temps
Notre idée est alors la suivante : Vaspectualité exprime notre
sensibilité catastrophique. Si nous «pensons» ou sentons le cours des
choses en «termes» de flèches traversant des frontières, ces flèches
peuvent apparaître plus ou moins «droites», plus ou moins «vi­
brantes» dans leur rapport dramatique à la frontière qu'elles tra­
versent. La valeur aspectuelle marquée serait celle qui signale
l'existence d'une vibration de ce type; alors que la valeur non-
marquée suggère un comportement straight, llano, simple et linéaire,
sans détours.
Un état normatif «arrive» par un futur (où il est encore
impossible), un présent (où il est déjà possible), pour s'« installer »
dans un présent-passé rétrospectif où l'on « est depuis un moment »
(«Je m'inquiète depuis quelque temps...»). Ces segments temporels
correspondent aux séries modales ou, dans la terminologie de M.
Greimas, aux modes d'existence, que nous venons de préciser
pour E 2 (virtuel : futur; actuel : présent; réalisé : présent-passé
rétrospectiD, mais nous pouvons simplifier la représentation en
marquant la zone d'actualisation qui sépare la virtualité de l'état
réalisé comme une frontière pour ainsi dire épaissie :

P 1 est un parcours simple, aspectuellement neutre, alors que P 2


est un parcours «vibrant», aspectuellement marqué. Le morphème
verbal du français signalant directement la conjoncture P 2 serait
celui de l'imparfait (il se manifeste au passé, parce que cette stylis­
tique est rétrospective). Il y a évidemment des vibrations de
«sortie», au même titre que ces vibrations d'«entrée»; les adver­
biaux de la phrase semblent diriger cette orientation («Je dînais
encore, quand...»). Il y a finalement des vibrations statiques,
174

exprimant le non-passage, dans un sens ou dans l'autre. C'est ainsi


que l'aspectualité caractérise une transition de phase (entrer, sortir
de l'état) ou une intensité (statique) de l'état ou du non-état.
Les adverbiaux décident de ces orientations de la vibration
aspectuelle; mais la périphrastique le fait d'autant plus nettement
qu'elle dispose d'un petit nombre de verbes explicitement aspectuels
(commencer, finir, continuer, etc.) et de l'ensemble plus vaste des
verbes de mouvement (aller, venir, etc.) et des tournures spatiales
réfléchies (se mettre à, etc.). Dans ces constructions, la morphologie
temporelle et aspectuelle est prise en charge par les semi-auxiliaires,
les verbes périphrastiques; leur rôle est notamment, dans le cas des
procès bi-catastrophiques, de préciser le lieu d'attaque (première
frontière, seconde frontière, strate intermédiaire) de l'aspectualité
morphologique binaire (vibration-fluctuation ou non).

(9 ) Il se mit à crier.
(10) Il s'arrêta de crier.

(9) et (10) focalisent sur l'une et l'autre frontière, respectivement,


et le morphème aspectuel non-marqué ajoute l'information /non-
vibration/ (produisant l'effet aoriste, dirions-nous).

8. A s p e c t u a l i t é et o r g a n i s a t i o n inter-
propositionnelle : l'attente

Le régime aspectuel semble souvent inter-propositionnel, et


apparemment plutôt syntaxique que sémantique; à notre avis, il
s'agit toujours d'une synchronisation bien sémantique des temps de
deux événements, dont la rencontre est contingente :

(11 ) Je travaillais, quand tu as téléphoné.

Je retiens l'état de travail par une vibration de sa flèche, pour


que le coup de téléphone passe au bon endroit dans mon noème
réécrit :
175

La vibration est sentie comme syntaxiquement commandée,


parce qu'elle n'est pas emphatique; en effet, la conjonction tempo­
relle quand comporte l'instruction sémantique qui fait «attendre» à
l'un des procès, par une vibration statique (d'intensité), pour que
l'autre le rejoigne. Ainsi se construisent nos images plus complexes
du temps.
Le dernier exemple, (11), reprend le premier, (1), sauf en ce qui
concerne la périphrase, qui produit, de par son morphème marqué,
une vibration emphatique, vibration que l'événement contingent
introduit par quand renverse et rend dégressive. Curieusement,
l'exemple (1) peut impliquer une attente de la part du sujet de l'état,
comparable à celle de la proposition elle-même, dans (11). L'attente
subjective et emphatique semble directement appeler l'événement
qui déréalise l'état « attendant » :

Ce phénomène, serait-il généralisable ? Serait-il possible de dire


que la vibration du temps que nous appelons aspectualité s'inscrit
dans un dynamisme par lequel les états, les faire, les événements,
quels qu'ils soient, bref, les «porteurs de temps», (pour lesquels
nous n'avons pas encore de terme suffisamment large et précis), se
convoquent, s'attirent, par une sorte de passion du contingent - belle
définition dynamique de l'attente comme telle - qui fait contrepoint
avec la tendance centripétale des enchaînements par nécessité, par
causalité et par temporalité recta ? L'aspectualité, serait-elle une
temporalité obliqua par distraction ou même ennui, temporisation et
ouverture vers le quelque chose, l'indéterminé, pour qu'il vienne
déterminer, ou simplement pour que quelque chose vienne ou
advienne ? Une sorte de frange qui permet à notre intentionalité
d'être attention, de flotter comme une attention, au lieu de vivre le
temps comme une tuyauterie faite de nécessités infinies.

Per Aage BRANDT


Université d'Aarhus (Danemark)
Le schématisme morphodynamique
de l'aspectualité

I. Définition sémiotique de l'aspectualité


Dans la théorie sémiotique standard (1), le rôle de l'aspectualité
est, par définition, de convertir les fonctions des énoncés narratifs en
procès. Autrement dit, la mise en place des catégories aspectuelles y
appartient au niveau discursif du parcours génératif et, plus pré­
cisément, à celui de la syntaxe discursive. On considère qu'elles sont
liées à la présence, implicite ou explicite, d'un actant observateur,
actant débrayé et délégué par l'énonciateur, actant cogniti ƒ pour qui
les actions réalisées par les sujets narratifs de faire apparaissent -
sont saisies - comme des procès, c'est-à-dire comme des déroule­
ments temporels. Cette opposition entre le caractère continu du flux
discursif tensif, et celui discret des catégorisations produites par le
sujet cognitif observateur est fondamentale.
Ainsi définie, l'aspectualité se manifeste bien comme une
surdétermination de la temporalité. Lors du passage, dans le
parcours génératif, des niveaux sémio-narratifs profonds aux
niveaux discursifs et figuratifs de surface, trois composantes
constitutives des mécanismes de débrayage interviennent, on le sait,
en syntaxe discursive : celle de la spatialisation, celle de la tempo-

(1) Cf. Greimas-Courtès (1979).


178

ralisation, celle de l'actorialisation. Rappelons (2) que la spatialisa-


tion met en corrélation les programmes narratifs des sujets avec les
espaces segmentés et catégorisés qu'ils exploitent. Elle concerne
l'enchaînement syntagmatique de ces espaces partiels (passages,
traversées de frontières, mouvements, etc.). La temporalisation
convertit quant à elle l'axe des présuppositions (l'ordre logique de
l'enchaînement des programmes narratifs) en celui des successions
temporelles. Sur la temporalité vient se greffer l'aspectualité qui
articule la temporalité des procès par des catégories comme celles de
l'inchoatif, du terminatif, du duratif (séme aspectuel de remplis-
sement d'un intervalle temporel), du perfectif (de l'accompli conçu
comme terminatif doublé d'une actualisation du duratif), de
l'imperfectif, etc.
Ainsi s'effectue, grâce aux investissements de ces catégories
aspectuelles, la conversion des énoncés narratifs en énoncés pro-
cessuels spatio-temporalisés lexicalisables et référentiables à des
états de choses. Dans une telle conversion, les énoncés subissent une
mutation de statut. En effet, dans la théorie standard, les énoncés
narratifs sont originairement de nature logique (ils sont issus de la
syntaxe fondamentale des opérations) alors que les énoncés pro-
cessuels sont de nature spatio-temporelle - disons topologique - dans
une carte locale de l'espace-temps R 4 .
Les caractères principaux de l'aspectualisation sont par consé­
quent :
(a) spatio-temporalisation des énoncés produits par la syntaxe
narrative;
(b) catégorisation aspectuelle de cette spatio-temporalisation ;
(c) mutation du statut des énoncés : logique topologique;
(d) rôle constitutif de la perception à travers l'actant observateur.
En ce qui concerne ce dernier caractère, remarquons que le rôle
constitutif de la perception est attribué au sujet de l'énonciation.
Cette thèse épistémologique fait partie du solipsisme méthodologique
qui domine depuis longtemps les sciences du langage et de la
cognition. On admet bien une saisie perceptive des états de choses.
Mais dans la mesure où l'on ne peut rien en dire linguistiquement ou
sémiotiquement on la ramène à l'action démiurgique d'un sujet de
l'énonciation dont, de façon au fond très kantienne, la temporalité
serait la forme interne. Un des buts de ces remarques est de soutenir
une approche plus réaliste de la saisie perceptive.

(2) Ibid.
179

II. Aspectualité et sémiotique du monde naturel


L'aspectualité constitue donc l'un des dispositifs permettant de
passer d'une syntaxe narrative d'actants supports de valeurs inté-
roceptives (les valeurs étant des sèmes, thymiquement investis,
produits par une sémantique fondamentale) à des structures ext­­
roceptives (figuratives) de la discursivité et en particulier à une
syntaxe actantielle actorialisée et casuelle à contenu linguistique. On
peut par conséquent chercher à la redéfinir comme une composante
de la sémiotique du monde naturel. Rappelons la façon dont la
sémiotique du monde naturel est définie dans le Dictionnaire : «le
paraître selon lequel l'univers se présente à l'homme comme un
ensemble de qualités sensibles doté d'une certaine organisation qui le
fait parfois désigner comme le monde du sens commun» (3). «Par
rapport à la structure "profonde" de l'univers, qui est d'ordre
physique, chimique, biologique, etc., le monde naturel correspond,
pour ainsi dire, à une structure "de surface"». «Interprétation
sémiotique du référent extra-linguistique», le monde naturel est
perceptivement et linguistiquement catégorisé et structuré. Mais cela
ne signifie pas pour autant qu'il soit un pur «monde parlé». Ni
linguistique, ni objectif, c'est «un langage figuratif, dont les figures
(...) sont faites des "qualités sensibles" du monde et agissent direc­
tement - sans médiation linguistique - sur l'homme» (4). C'est à la
fois un monde organisé et qualitativement structuré émergeant du
monde objectif et le monde phénoménologique et gestaltique dont il y
a perception et dont il y a langage.
Comme nous l'avons longuement expliqué ailleurs (5), la
sémiotique du monde naturel se fonde sur une ontologie qualitative
de la manifestation sensible. Mais les contenus substantiels, acci­
dentels et relationnels de cette ontologie (formes sensibles, choses,
états de choses, événements, processus, etc.) sont contraints par des
formes (non substantielles) de la manifestation. Ces formes (intui­
tions pures) font l'objet d'une esthétique transcendantale au sens de
Kant. Elles comprennent évidemment l'espace et le temps, mais
également les bords d'objets, les gradients de qualités et les discon­
tinuités qualitatives.

(3) Ibid.
(4) Ibid.
(5) Cf. Petitot. (1985 a ) , (1985 b ) , (1986 c ) , (1987), (1989 b ) , (1989 d ) ,
(1989 c ) , (1989 f ) , (1989 g ) .
180

On peut alors, de façon générale et théorique, définir l'aspec-


tualité comme une instance médiatrice corrélant une syntaxe actan-
tielle avec une esthétique transcendantale du monde naturel. Ainsi
définie, l'aspectualité apparaît comme fondamentale. Elle ne
concerne pas seulement le temps mais également l'espace et les
principes morphodynamiques des formes. Objective, elle se distingue
nettement des dispositifs indexicaux de repérage d'une scène perçue
par rapport au repère énonciatif (les déictiques, le temps au sens
linguistique, etc.). Ces dispositifs la présupposent.

I I I . Le statut de l'aspectualité
Médiatrice entre le pôle logique d'une syntaxe actantielle et le
pôle topologique d'une esthétique transcendantale, l'aspectualité
constitue une instance pivot. Son statut est bimodal, régi par une
sorte de principe de complémentarité logique - topologique. Pour des
raisons relevant de l'histoire des idées, il est devenu habituel de
privilégier le logique au détriment du topologique. Le logico-
symbolique est projeté en profondeur et l'on «monte» par paliers
successifs vers une superficialité topologique (discursive). Cette
démarche n'est pas propre à la sémiotique. C'est de façon très
générale que, dans les théories cognitives, linguistiques et discur­
sives, on suppose qu'il existe au niveau profond des structures pri­
mitives formelles, relationnelles et abstraites, et que, à travers une
suite de niveaux successifs de représentation et d'opérations de
construction (prédication, modalisation, aspectualisation, focalisa­
tion, thématisation, catégorisations, quantifications, qualifications,
etc.), on en arrive aux niveaux superficiels de la manifestation. Dans
de telles approches, les opérations aspectuelles apparaissent comme
une insertion des relations formelles dans l'espace et dans le temps,
ce qui permet de situer spatio-temporellement la représentation
prédicative construite par l'énoncé et, par là-même, de référer des
«états de pensée» internes à des «états de choses» externes (6). Le
topologique et le dynamique y opérent donc de façon superficielle.
En profondeur règne la perspective essentiellement discontinue et
discrète de l'être et du faire, être et faire relativement auxquels le
devenir naturel n'est qu'un simple supplément (7).

(6) Cf. par exemple Vignaux (1988) et Desclés (1986).


(7) B. Pottier a beaucoup insisté sur ce point. Cf. Pottier (1985).
181

Nous considérons pour notre part le topologico-dynamique


comme aussi profond que le logico-symbolique, c'est-à-dire comme
aussi constitutif pour les structures actantielles : une esthétique
transcendantale doit être mise sur le même plan qu'une logique
formelle. Une telle thèse confère à l'aspectualité un statut fort
particulier, intimement lié au schématisme topologico-dynamique de
Vactantialité que nous avons développé ailleurs (8). Si l'on pense
l'aspectualité du logique vers le topologique (i.e. du sujet vers le
monde, de l'intéroceptif vers l'extéroceptif), alors elle permet au
discret logico-symbolique de devenir affine au continu. Si on la
pense en revanche du topologique vers le logique, elle permet au
contraire au continu topologico-dynamique de devenir affine au
discret. Dans un sens elle «continuise» le discret formel. Dans
l'autre sens elle «discontinuise» le continu intuitif.
Nous dirons en définitive que l'aspectualité concerne la déter-
mination grammaticale du devenir (du mouvement, des procès, des
franchissements d'obstacles, etc.) c'est-à-dire de Vaction du temps
dans les substances, les qualités et les états de choses de l'ontologie
qualitative. Comme action spatialisée du temps, elle a bien trait à
l'esthétique transcendantale. Mais, dans la mesure où l'articulation
substantielle de l'ontologie qualitative est l'objet des structures
sémio-linguistiques, elle appartient également à la syntaxe actan-
tielle.

IV. Cadre épistémologique pour l'aspectualité


Pour développer une telle approche de l'aspectualité, il est
nécessaire d'arriver à articuler les structures sémio-linguistiques sur
l'organisation morphologique - morphodynamique même - des scènes
perceptives, celle-là conférant à celles-ci une figurativité intrinsèque
et une iconicité schématique.
Pour ce faire, il est évidemment impératif de disposer de
descriptions non sémio-linguistiques - mais au contraire topologiques
et morphodynamiques - des accidents morphologiques génériques
dont sont susceptibles les processus d'évolution temporelle. Ce n'est
en effet qu'à cette condition que l'on peut sortir du cercle vicieux
projectiviste (remontant au moins au Tractatus de Wittgenstein)

(8) Cf.Petitot (1984), (1985 a ) , (1986 a ) , (1987), (1989 d ) , 1990 (b).


182

consistant à affirmer que les structures sémio-linguistiques


«miment» la structure des états de choses qu'elles dénotent alors
que cette structure n'est elle-même que leur projection sur ces états
de choses.
Dans un certain nombre de travaux (9), nous avons montré que
de telles descriptions existent effectivement. Nous nous bornerons
ici à quelques rappels épistémologiques.

IV. 1. Le concept de phéno-physique


L'approche morphodynamique concerne l'ensemble des dimen­
sions de la structuration qualitative du monde sensible en formes,
choses, états de choses, événements, processus, etc., perceptivement
appréhendables et linguistiquement descriptibles. Elle concerne
donc, nous l'avons vu, ce que l'on peut appeler une ontologie quali-
tative. Cette ontologie n'y est pas conçue seulement comme une
projection cognitive. Elle y est conçue comme partiellement émer-
gente. Autrement dit, c'est une phéno-physique, exprimant phéno-
ménologiquement une physique fondamentale, qui y fonde et y
constitue le niveau de réalité objectiƒ morphologique et structural.
On se référera aux ouvrages de René Thom pour ce qui concerne
le concept phénophysique de morphologie dans un substrat matériel
(10). Rappelons seulement que la structuration qualitative d'une
forme spatio-temporelle repose essentiellement sur l'ensemble K des
discontinuités qualitatives que présentent les qualités sensibles qi(w)
remplissant l'extension spatio-temporelle du substrat W de la forme.
Dans les modèles morphodynamiques des morphologies (W,K) on
suppose que la physique interne locale Pw du substrat en w déter­
mine les corrélats physiques des qualités qi( w ). Ces corrélats sont les
« états internes » - les « régimes locaux » - définis par la famille de
processus P w . Lorsque w varie dans W ils subissent des bifurcations
et ce sont celles-ci qui engendrent les discontinuités phénoméno­
logiques K. On peut ainsi rendre compte : (i) des discontinuités
qualitatives intérieures aux W; (ii) des bords des formes, c'est-à-dire
des contours apparents des objets; (iii) des classifications de formes
en catégories sémantiques (problèmes du schéme des concepts

(9) Cf.Petitot (1989 b ) , (1989 e ) , (1989 f ) , 1990 (a), 1990 (b).


(10) Cf. par exemple Thom (1972), (1980), (1988).
183

empiriques et du rapport entre catégories et typicalité); (iv) des


relations spatio-temporelles syntaxiquement spécifiables entre objets
(hypothèse localiste, etc.); (v) des structurations qualitatives des
processus et des événements. Bref la phéno-physique permet bien de
fonder une ontologie qualitative objective du monde phénoménologique.
Son programme de recherche rejoint celui, beaucoup plus récent et
issu de problèmes d'intelligence artificielle, de la physique quali-
tative.
Ce point est d'une importance épistémologique considérable sur
le plan de l'histoire des idées. En effet nous avons vécu sur
«l'évidence» (héritée de la réduction du physique à une mécanique
des forces) qu'il était nomologiquement impossible de prolonger
l'objectivité physique de la matière en une ontologie qualitative du
monde phénoménal à travers une dynamique des formes. Comme si
l'objectivité physique ne possédait pas en elle-même les ressources
de sa phénoménalisation. La conséquence en a été que tout ce qui
concernait ce processus naturel de phénoménalisation, c'est-à-dire la
question phénoménologique de l'apparaître du monde, a été ramené
d'une façon ou d'une autre à des instances subjectives ou intersub­
jectives : les processus perceptifs et cognitifs en psychologie, les
actes noétiques en phénoménologie, l'objectivité logique du langage
en sémantique formelle, etc. C'est ce corps d'évidences apparemment
bien établies qui se trouve ici remis en cause.

IV. 2. Gestaltthéorie, sémiotique du monde naturel et


écologisme
Les structures qualitatives du monde phénoménal sont intrin-
séquement significatives. On peut donc fonder (ce qui ne veut pas
dire réduire) certaines structures du sens dans l'objectivité
morphologique et structurale fournie par la phéno-physique. C'est le
projet thomien d'une sémiophysique - que nous qualifions quant à
nous de Physique du Sens. Il propose une approche mathémati­
quement morphodynamique et métaphysiquement réaliste d'ap­
proches déjà existantes. Citons en deux, outre la sémiotique du
monde naturel déjà évoquée.
(i) La Gestaltthéorie et la Phénoménologie (de Husserl à Merleau-
Ponty) qui, jusqu'aux recherches actuelles, ont évidemment
constitué le lieu privilégié d'élaboration d'une ontologie qualitative
et d'une compréhension de ce que Husserl appelait le «flux héra-
clitéen» des essences morphologiques vagues.
184

(ii) L'écologisme à la Gibson-Marr en perception visuelle (11). La


thèse de Gibson est qu'il existe des structures qualitatives,
morphologiques, organisationnelles, constituant une information
véhiculée par le signal lumineux et explicitée par le système percep­
tif. David Marr a donné une version de cette explicitation en termes
de théorie computationnelle. Pour Gibson cette information est
«écologique», à la fois objective et non physique (au sens physica-
liste strict). Véhiculée essentiellement par des flux et des disconti­
nuités, elle concerne les propriétés de forme, de texture ou de
réflectance des surfaces visibles ainsi que les structures topologiques
de l'environnement comme les bords et les frontières, le fait d'être
ouvert ou fermé ou troué, etc. C'est dire qu'elle est typiquement
phéno-physique. Dans un important article, Jerry Fodor et Zenon
Pylyshyn (12) ont critiqué les thèses gibsoniennes. Selon eux,
l'écologisme ne saurait se substituer à une théorie représentationa-
liste et inférentielle des actes mentaux. Le concept d'information (la
lumière contient de l'information sur l'environnement) est un
concept relationnel (corrélation lumière-environnement). Par
conséquent les processus de traitement de cette information doivent
nécessairement être inférentiels (inférer la structure de l'environ­
nement à partir du signal lumineux sur la base de la connaissance
des corrélations lumière-environnement). Gibson aurait hypostasié
ce concept relationnel («contenir de l'information sur») en un
concept substantiel («information contenue dans»). Pour Fodor et
Pylyshyn (comme d'ailleurs pour la plupart des cognitivistes et des
philosophes du langage) le morphologique s'abstrait en définitive en
sémantique (formelle). Tout ce qui est significatif dans l'environ­
nement ne peut l'être que relativement à un interprétant-sujet et la
signification est donc nécessairement produite par une intentionalité
(la façon dont des représentations mentales dénotent). Les structures
«écologiques» gibsoniennes ne sont et ne peuvent être que des
modes particuliers de représentation des objets physiques : il est
impossible qu'il existe dans la nature des structures (morphologi­
ques) intrinsèquement significatives. Ce que ces critiques mécon­
naissent, c'est que toute information ne fonctionne pas nécessai-

(11) Cf. Gibson (1979) et Marr (1982). Pour des précisions, cf. Petitot
1990a.
(12) Fodor-Pylyshyn (1981). Cf. également Petitot 1990a pour une discus­
sion.
185

rement sémiotiquement comme un signe (avec renvoi symbolique).


La saillance perceptive des discontinuités qualitatives (qui servent
de base à l'ontologie qualitative) fonctionne sémiotiquement plutôt
de façon ¡conique. Ce qui change tout.

IV. 3 . L'ontologie qualitative et la sémiotique peircienne


des entéléchies

Il y a derrière ces débats un point métaphysique fondamental.


Une ontologie qualitative est d'une façon ou d'une autre une onto­
logie de substances, d'accidents substantiels et d'accidents rela­
tionnels entre substances. Elle doit donc d'une façon ou d'une autre
conférer un statut scientifique aux concepts aristotéliciens permet­
tant de penser la solidarité entre substance et forme, en particulier
aux concepts de forme substantielle et d'entéléchie (encore essentiels
chez Leibniz).
La rupture de l'objectivité scientifique avec l'aristotélisme au
17e siècle a débouché sur des réinterprétations gestaltistes, phé­
noménologiques, sémantiques - c'est-à-dire (inter) subjectives - de
l'ontologie qualitative. Ce faisant, le rapport entre substance et
forme a perdu tout lien avec le concept de nature et a été entière­
ment repensé en termes sémiotiques (il suffit de penser au structura­
lisme hjelmslevien) (13). Il faut toutefois excepter Peirce. Comme
tant d'autres philosophes et savants (Leibniz, Kant, Goethe,
Maxwell, Brentano, Driesch, Stumpf, Husserl, d'Arcy Thompson,
Valéry, etc.), Peirce a été fasciné par la diversification et la
complexification morphologique des formes naturelles. Ses réfle­
xions l'ont conduit à la conclusion qu'elles n'étaient pas explicables
physiquement, ni mécaniquement ni thermodynamiquement, et qu'il
fallait donc, pour les expliquer, reprendre les concepts aristotéli­
ciens (ce que Kant appelait la « finalité interne objective » des êtres
organisés). Pour Peirce l'entéléchie est la tercéité associée au rapport
substantiel entre matière et forme. C'est par elle que la matière
devient déterminée pour une forme. Elle s'actualise de façon pro­
grammée - en tant que finalité interne objective - dans une matière à

(13) Nous avons longuement analysé ces problèmes dans un certain nombre
de travaux. Cf. en particulier Petitot (1985 a ) , (1985 b ) , (1989 b ) , (1989 e ) ,
(1989 f ) .
186

travers une forme. Or les entéléchies sont des signes - mais ce sont
des signes qui ne s'adressent à aucun sujet, des signes dont l'inter­
prétant n'est pas un sujet mais la nature elle-même (14). C'est cette
dimension sémiotique sans sujet, immanente à la nature, que la
phéno-physique déploie en sémiophysique. Ce faisant, elle confirme
partiellement l'hypothèse écologique d'un fondement naturel objec­
tif du sens.

IV. 4. La sortie du solipsisme méthodologique et le


problème de l'intentionalité
Contrairement aux thèses logicistes et cognitivistes classiques,
ce n'est donc pas l'objectivisme logique de la sémantique formelle
qui détient la clef de la structuration qualitative du monde mais un
naturalisme élargi de la physique à une morphodynamique générale.
Il ne faut voir dans cette thèse de la naturalité du sens aucun réduc-
tionnisme. Il est bien évident que le monde phénoménologique est
également constitué à travers des actes subjectifs et des structures
intersubjectives pragmatiques, communicationnelles, etc. Mais il
n'est pas constitué qu'à travers eux. Physique du sens et cogniti-
visme sont complémentaires. Le cognitivisme part du sujet. Il adopte
un point de vue computationnel. Son substrat matériel est le système
nerveux. Et il étudie comment des structures symboliques et
formelles en émergent qui, en traitant les informations physiques,
transforment le monde physique en monde de l'expérience phé­
noménologique. La physique du sens part, quant à elle, du monde.
Elle adopte un point de vue morphodynamique. Son substrat maté­
riel est la nature extérieure. Et elle étudie comment des structures
morphologiques et qualitatives en émergent qui, explicitées et trans­
formées par des représentations mentales, permettent au sujet
d'expérimenter le monde phénoménologique. Les deux se rejoignent
sur l'interface de l'ontologie qualitative.
Cette complémentarité permet (pour la première fois) aux scien­
ces cognitives et aux sciences sémio-linguistiques de sortir de leur
solipsisme méthodologique. Précisons maintenant ce point. L'une
des thèses du cognitivisme standard est qu'il existe (au moins) deux

(14) Je remercie Robert Marty et Antonio Machuco pour ces précisions sur
l'aristotélisme de Peirce.
187

types très différents de systèmes cognitifs (15). Les premiers sont les
systèmes périphériques modulaires. Ils ont pour fonction de trans­
former les informations neuronales périphériques fournies par les
transducteurs (la rétine par exemple) en représentations possédant
un format propositionnel adéquat pour les calculs symboliques
mentaux. Ce sont des transducteurs compilés, fonctionnant auto­
matiquement et de façon strictement ascendante (« bottom-up » : du
périphérique vers le central) comme des réflexes computationnels.
Ils sont spécifiques et informationnellement cloisonnés (c'est-à-dire
insensibles aux croyances, aux connaissances, aux attentes, etc., du
sujet). Ils formulent des hypothèses et effectuent des inférences non
démonstratives permettant aux stimuli sensoriels proximaux d'être
transformés en représentations sur des objets distaux. Mais il existe
également des systèmes cognitifs centraux, qui sont non modulaires,
non spécifiques, non cloisonnés, descendants, interprétatifs (et donc
sensibles aux croyances, connaissances, attentes, etc.). Dans la
mesure où il n'existe aucun contrôle nomologique de leur
fonctionnement, ils ne sont pas, selon Fodor, traitables scientifi­
quement : c'est le problème du holïsme sémantique. Ils sont «iso­
tropes» (toute croyance, toute connaissance, toute attente sont
partiellement pertinentes pour l'interprétation et le traitement de
sortie des modules) et «quiniens» (l'ensemble des croyances, etc.
influe sur chaque traitement, etc.) (16).
Un des aspects du problème du holisme sémantique est que ce
qui est significatif dans l'environnement pour le sujet cognitif (au­
trement dit l'interaction sujet/environnement) n'est pas nomologi-
quement légalisable (ne peut pas être dérivé des lois de la nature) et
que, par conséquent, une psychologie scientifique (donc nomolo­
gique) ne peut pas inclure une référence constitutive aux structures
du monde extérieur. La seule réalité objective est la réalité physique
au sens physicaliste du terme. Elle agit causalement sur les automa­
tismes computationnels des transducteurs et des modules. Ensuite,
au niveau des systèmes centraux, seule la forme syntaxique des
représentations agit causalement. La signification n'est pas objet de
science, sauf en ce qui concerne une sémantique formelle dénotative.

(15) Cf. Fodor (1980) et (1983).


(16) D'où d'ailleurs, chez Fodor, une critique de l'intelligence artificielle et
des systèmes experts qui traitent les systèmes centraux comme s' ils étaient modu­
laires , spécifiques, non isotropes et non quiniens.
188

Dans une telle perspective, le problème fondamental de l'inten-


tionalité devient - comme de nombreux auteurs (Searle, Dreyfus,
Putnam) l'ont souligné - insoluble.
Il y a, de fait, deux problèmes de l'intentionalité.
(i) Celui des systèmes cognitifs dont le comportement se manifeste
comme intentionnel, c'est-à-dire comme régi par des croyances, des
connaissances, des fins. L'action de tels systèmes paraît être déter­
minée par des représentations internes agissant comme des causes
efficientes et finales.
(ii) Celui de l'orientation, en particulier perceptive, d'un système
cognitif vers l'extériorité, celui de la directionalité des représenta­
tions mentales vers le monde, vers des objets, des états de choses,
des événements, des processus, etc. Comme le disait Husserl, c'est
lui qui constitue «le problème des problèmes».
Si le solipsisme méthodologique, le rejet de l'écologisme et la
réduction du contenu objectif de la sémantique à une sémantique
dénotative rendent le problème de la directionalité intentionnelle
insoluble, c'est que, comme l'a souligné Joëlle Proust, il n'existe plus
dès lors de façon non circulaire de traiter les notions sémantiques
(17).
Comme l'a montré Pierre Ouellet, ce cercle vicieux se trouve
déjà, et de façon exemplaire, dans le Tractatus de Wittgenstein (18).
Considérons une proposition décrivant un état de choses. Elle
possède une forme logique («logische Form»), à savoir son articu­
lation syntaxique, ainsi qu'une forme du sens («Form der Sinn»).
Ainsi structurée, elle est une image logique de l'état de choses auquel
elle réfère : c'est la forme de la reproduction (« Form der Abildun-
g»). Dans sa forme, elle se présente elle-même comme représenta­
tion : c'est la forme de la (re)présentation («Form der Darstellung»).
En s'exposant, en se montrant, elle expose la façon dont l'état de
choses s'expose et se présente. Sa forme logique se convertit ainsi en
forme de la réalité («Form der Wirklichkeit»), mais en se répétant
elle-même. D'où le cercle vicieux. On fait l'hypothèse d'une relation
projective, mimétique, de représentation entre la proposition et
l'état de choses, mais cette relation n'est en fait qu'une auto-
affirmation de la forme logique. Du coup, la sémantique se trouve
réduite à sa dimension dénotative (vériconditionnelle).

(17) Cf. Proust (1987).


(18) Cf. Ouellet (1982).
189

Or, tant que le problème de la directionalité intentionnelle n'est


pas résolu, celui des attitudes propositionnelles ne peut pas l'être
non plus. Considérons par exemple le point de vue de Daniel Den­
nett (19) selon lequel la conceptualité intentionnelle relève d'une
stratégie prédicative, c'est-à-dire d'une heuristique permettant de
décrire et de prédire le comportement de certains systèmes. Une des
thèses de Dennett est (i) que les systèmes cognitifs comme le cerveau
sont des machines sémantiques intentionnelles au niveau de la
compétence (de la théorie descriptive abstraite et formelle de leur
fonctionnement) mais (ii) que physiologiquement (au niveau
dynamique de la performance) ce sont en fait des machines synta­
xiques. Autrement dit, de tels systèmes miment le comportement
d'une machine sémantique s'appuyant sur des correspondances
entre, d'un côté, des régularités de son organisation interne corrélée
à son environnement externe et, d'un autre côté, des types séman­
tiques. Selon nous, une telle thèse n'est défendable qu'en ce qui
concerne les attitudes propositionnelles (l'intentionalité au sens
banal) . Et elle ne l'est que si le problème préjudiciel de l'intentio­
nalité perceptive se trouve déjà réglé. Dans tout ce débat il est
essentiel de comprendre qu' entre la dénotation logique et le holisme
sémantique il existe un niveau morphologique objectif permettant de
décrire « écologiquement» (i.e. morphodynamiquement, de façon ni
perceptive, ni logico-sémantique, ni linguistique, ni sémiotique) les
formes et les états de choses. Cela brise le cercle solipsiste de la
représentation et permet d'accéder (enfin) à une théorie de la direc­
tionalité intentionnelle.

Y. Infrastructures morphologiques de l'aspec-


tualité
Une fois que l'on dispose de la théorie morphodynamique des
accidents morphologiques génériques engendrés par l'action du
temps (du devenir) dans les substances et les états de choses, on peut
faire l'hypothèse que l'aspectualité, qui les spécifie grammaticale­
ment, en est en grande partie déductible.
Effectivement, il est facile de retrouver ainsi les principales
dimensions de l'aspect comme organisation temporelle des procès :

(19) Cf. Dennett (1987).


190

(i) les états stables occupant réversiblement un intervalle temporel,


(ii) les processus occupant irréversiblement un intervalle temporel,
(iii) les bords d'intervalles que sont les débuts et les fins de pro­
cessus (inchoatif, terminatif).
(iv) les événements correspondant à des discontinuités qualitatives,
etc.
Mais l'organisation topologique du temps en intervalles ne suffit
pas. Il faut également tenir compte des substances, qualités et états
de choses sur lesquelles opère le temps. Pour cela on doit introduire,
conformément à la doctrine générale des modèles morphodynami­
ques, des espaces internes sur lesquels le temps (et l'espace) agit
comme contrôle.
Considérons par exemple un substrat W dont l'état interne se
manifeste à travers une qualité (une grandeur intensive) q w pouvant
varier dans un espace de qualités E. Lorsque t varie, trois situations
qualitatives sont possibles :
191

Si Ton en revient à la (brève) présentation des éléments de phéno-


physique esquissée plus haut et si l'on considère les possibilités
génériques d'action du temps sur les bords, les contours apparents et
les discontinuités qualitatives, il est facile d'en déduire des schémes
pour les structures aspectuelles expérimentalement trouvées par les
linguistes.
Toutefois, en ce qui concerne l'aspectualité des structures actan-
tielles en tant que telles, le problème est beaucoup plus difficile. Il
faut en effet arriver à enraciner ces structures dans la perception de
façon à en dévoiler les infrastructures morphodynamiques. Comme
nous l'avons montré ailleurs, cela est possible en reprenant une
hypothèse fondamentale de la tradition linguistique, à savoir
l'hypothèse localis te (20). L'idée est de traiter, en accord avec les
plus confirmées des théories de la vision, les actants d'un processus
spatio-temporel comme des domaines connexes, compacts et
simplement connexes de R 3 , bien délimités et démarqués, c'est-
à-dire en fait comme des boules topologiques. Ces actants identifiés
à des lieux entretiennent entre eux des relations topologiques que l'on
peut facilement décrire morphodynamiquement.
Le temps apparaît alors comme un contrôle déformant celles-ci.
On obtient ainsi, par bifurcation, des événements d'interaction actan-
tielle (théories des graphes actantiels). Dans la mesure où ces évo­
lutions temporelles sont décrites par des chemins dans des espaces
externes de catastrophes élémentaires, leur aspectualisation est co-
donnée avec leur représentation topologico-dynamique. Elle est
intrinsèque et immanente. Mais lorsque les graphes actantiels sont
discrétisés et encodés dans des représentations symboliques
(«frames» à la Schank ou à la Fillmore, archétypes cognitifs à la
Desclés, etc.) elles-mêmes insérées dans des dispositifs prédicatifs,
elle devient alors extrinsèque.

Jean PETITOT
E.H.E.S.S. Paris

(20) Cf.Petitot (1985), (1989a), (1989c), (1989d).


192

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Temps ou aspect ?
Le problème du devenir

A la question : temps ou aspect ? les grammairiens des langues


classiques ont répondu, souvenons-nous, en disant que la tempora­
lité se manifeste sous deux modes distincts, ordonnés diachroni-
quement, au moins dans les langues indo-européennes : en premier
lieu, sous le mode de l'aspect, ensuite, sous le mode du temps.
Il revient à la catégorie de l'aspect, disent-ils, de prendre ou non
en charge la «durée» du procès. En grec ancien, la morphologie du
verbe repose sur cette articulation. Le «thème du présent» convient
si le point de vue est celui de la durée; le «thème de l'aoriste», si la
durée ne constitue pas un trait pertinent. Je peux donc coordonner
deux actes appartenant à la même temporalité de présent en français
et représenter cette consécution en grec par deux verbes dont un
seul est au présent et le suivant à l'aoriste : «Zeus met en fuite
(présent ) un homme même vaillant et lui ravit la victoire
(aoriste )». Passons de cette citation homérique à un
exemple pris dans une grammaire scolaire. C'est encore l'aoriste que
j'utiliserai si je veux traduire ce présent français : « Le temps efface
bien des choses», pour peu que la durée logiquement
nécessaire à l'effectuation du procès ne soit pas pertinente à mes
yeux. (1)

(1) A. Meillet et J. Vendryès, Traité de grammaire comparée des langues


classiques, Champion, 1948, p. 175.
196

Un fait pourrait cependant troubler l'analyste. L'aspect englobe


en effet la morphologie du verbe et la sémantique du mot; autrement
dit, le procès est susceptible d'être caractérisé deux fois, et même
d'une manière contradictoire. Le thème d'aoriste fait abstraction de
la durée, mais lorsque notre choix se porte sur un verbe dit «non-
conclusif » par O. Jespersen, nous réintroduisons ce que nous avions
exclu. «Mettre en fuite» ou «effacer» sont morphologiquement en
opposition : l'un est au thème de présent, l'autre au thème d'aoriste;
ils sont identiques sémantiquement : « effacer » et « mettre en fuite »
sont des «non-conclusifs», le procès peut durer. A l'inverse, les
deux aoristes sont identiques morphologiquement; sémantiquement,
ils sont contraires : «effacer» est «non-conclusif», mais «ravir»
est «conclusif» : le procès ne peut être continué.
Plutôt que la pertinence de la notion de durée, la catégorie de
l'aspect en grec ancien nous permet de mettre en lumière la notion
topologique de borne. Les deux plans sont distincts. Considérer le
procès comme borné implique l'utilisation du thème de présent
(«mettre en fuite»). Transposons dans le domaine temporel : pour
l'observateur implicite des procès, la durée est limitée par la circons­
tance : le combat. A l'inverse, considérer le procès comme non
borné implique l'utilisation du thème d'aoriste («ravir», «effa­
cer»); la durée effective du procès, son temps de réalisation ne sont
pas pris en compte. Au borné, correspond une durée limitée; au
non-borné, une durée quelconque; ou encore, là, présence de la
mesure; ici, son absence (2).
D'autre part, nous dit-on, lorsque la temporalité se manifeste
sous le mode du temps, c'est que la langue a établi un système de
conjugaison (construction que Meillet décrit comme un «fait de
civilisation»); opération formelle, logiquement nécessaire pour que
les procès puissent être disposés sur un axe de symétrie, en avant ou
en arrière d'un point de référence. Ce type de temps, dit «chro­
nique» par E. Benveniste, est borné et donc mesurable. C'est le
temps quantitatif des calendriers : « le comput des intervalles [ y ]
est fixe et immuable» (3).

(2) Aoriste signifie non-borné. Les grammairiens ont choisi le terme


adéquat.
(3 ) E. Benveniste, Problèmes de linguistique générale, II, Gallimard, 1974, p .
72.
197

En introduisant les notions de borne, de métrique, d'axe,


d'intervalle, nous courons cependant le risque de spatialiser le
temps, et donc de l'immobiliser (4). On peut s'en étonner, puisque la
topologie, à laquelle ces notions sont très librement empruntées, doit
décrire des phénomènes dynamiques pendant lesquels le temps
«physique» (Benveniste), ne s'arrête pas : une déformation
continue, par exemple. La compréhension des langues naturelles et,
en particulier, du phénomène de l'énonciation, de ses instances,
suppose résolus des problèmes de cet ordre.
Prenons le cas du verbe devenir. Son traitement est révélateur de
la position adoptée. Soit cet énoncé, apparemment élémentaire,
proposé par J.P. Desclés et Z. Guentcheva : «Socrate devient
grand» (5). Pour les auteurs, il s'agit d'un «processus simple» où le
passage, s'effectuant à partir d'une situation stative initiale (domaine
du «pas encore...»), est orienté vers une situation stative finale
(domaine du «ne... plus...»). Une analyse topologique de ce type
est-elle sans reste ? De quel devenir est-il question lorsque ce pré­
dicat est disjoint de l'une de ses propriétés, semble-t-il, spécifique,
l'évolution ? Or la topologie nous invite aussi à réfléchir sur le
continu supposé, par exemple, lors du passage d'une couleur à l'autre
ou de la transformation d'un cube en sphère ou sur la différence que
l'on doit établir entre disjonction, notant le discontinu, et sépa­
ration, notant le continu, ou encore sur l'approche et l'éloignement,
la limite et l'empiétement, la fusion, etc.
Un texte de M. Merleau-Ponty me servira d'illustration. En
faisant valoir deux modes temporels opposés liés l'un à la pratique
du photographe, l'autre à celle du peintre, il nous rappelle que nous
avons le choix entre continu et discontinu : «La photographie
maintient ouverts les instants que la poussée du temps referme aus­
sitôt, elle détruit le dépassement, l'empiétement, la 'métamorphose'
du temps, que la peinture rend visible au contraire, parce que les
chevaux [ du Derby d'Epsom, de Géricault ] ont en eux le 'quitter
ici, aller là' [ H . Michaux ] , parce qu'ils ont un pied dans chaque
instant». Ils peuvent ainsi courir sur la toile «dans une posture
pourtant qu'aucun cheval au galop n'a jamais prise» (6).

(4) Le danger a souvent été signalé; il y a peu encore par H. Parret :


«L'oubli naturel des linguistiques du temps», in La Linguistique fantastique,
Denoël, 1985.
(5) J.P. Desclés et Z. Guentcheva, «Fonctions discursives», in Le Texte
comme objet philosophique, Beauchêne, 1987, p . 119.
(6) M. Merleau-Ponty, «L'Œil et l'esprit», Les Temps modernes, n° 184-
185, 1961, p. 222.
198

Telle est, finalement, me semble-t-il, la perspective la plus juste.


Il faut donc se doter, en plus d'une sémiotique du discontinu, d'une
sémiotique du continu. Le temps du discontinu, temps chronique,
quantitatif, est aisément analysable en intervalles; celui du continu,
temps du devenir, qualitatif, est, analytiquement, inséparable de
l'instance de discours et renvoie de ce fait au mode temporel
dénommé «temps linguistique» par Benveniste.
La sémiotique de première génération est une sémiotique de
l'énoncé. Elle n'a donc retenu que le temps du discontinu. Les
procédures de «normalisation» mises en place et préconisées au
moment de sa fondation dans les années 60 imposaient ce choix.
Pour objectiver le texte - d'où la dénomination d'«objectale» que
j'ai proposé d'associer à cette sémiotique - il était nécessaire
d'«éliminer» tout ce qui paraissait en rapport avec un «temps
subjectif». Je lis dans Sémantique structurale d'A.J. Greimas (1966) :
« L'élimination concerne toutes les indications temporelles relatives
au nunc du message. Le texte conservera toutefois le système de
non-concomitance temporelle, construit sur un alors sans rapport
direct avec le message». En fonction de cet «alors» se distribuent
logiquement des programmes narratifs qui lui sont antérieurs ou
postérieurs. Intervient ensuite «la mesure du temps en durées». Et
nous revoici aux intervalles et à l'aspect. En effet, les procès
constitutifs des programmes ne sont connaissables, rappelle le
Dictionnaire (1979), que s'ils sont articulés en «aspects» (7). D'où
cette déclaration pour le moins paradoxale : «En situant le procès
dans le temps, on dira que l'aspectualisation est une surdétermina­
tion de la temporalité et que le procès, tout en étant temporel, n'est
connaissable que grâce à ses articulations aspectuelles», principa­
lement l'inchoatif, le duratif et le terminatif. Le temps ainsi norma­
lisé est le seul qui permette de « localiser les différents programmes
narratifs du discours». Autrement dit, nous avons affaire à un temps
«aspectualisé» ou «énoncif» ou encore «objectif», d'où est
nécessairement exclu le paramètre du continu. Le «duratif», de ce
point de vue, ne doit pas faire illusion. Il n'est que «l'intervalle
temporel» compris entre les deux bornes initiale et finale. C'est dans
cette période que s'effectuent les «transformations subies entre un
état initial et un état final», «le passage d'un équilibre à un autre».

(7 ) A J . Greimas et J. Courtés, Sémiotique. Dictionnaire raisonné de la théorie


du langage, Paris, Hachette, 1979.
199

Comme d'autre part il n'y a qu'un seul repère temporel, le «alors»


de la narration, l'analyste élimine toute référence au sujet du
discours, assimilé à l'énonciateur et disqualifié pour sa «mobilité».
La sémiotique objectale se consacre donc à la description des
«états» et de leurs transformations. Sa syntaxe, qui ne connaît que
deux types d'«énoncé élémentaire», énoncé de jonction, construit
avec le verbe être, et énoncé de transformation, construit avec le
verbe faire, ne met en place aucun énoncé construit avec le verbe
devenir. Comme le note justement B. Pottier : « L ' être et le faire
semblent suffire pour la description des événements du monde, dans
une perspective essentiellement discontinue» (8). Quelle analyse
proposer alors, si l'on reste sur le plan de la syntaxe phrastique, des
verbes de «modification» (R.L. Wagner) ou d'«évolution» (B.
Pottier) tels que «s'évanouir», «pâlir», «s'endormir», «se
déplacer», etc. ? Il n'y a d'autre solution que l'assimilation du
changement au faire, à la transitivité. Ainsi, dans le cas d'un énoncé
comme : «Le déplacement de Pierre», le Dictionnaire, dans son
article «transitivité», propose l'équivalence : «Pierre déplace lui-
même». Or, si l'on admet que «le déplacement de Pierre» est la
nominalisation de «Pierre se déplace», on doit écarter toute possi­
bilité de substitution sémantique entre un évolutif (« se déplacer ») :
«Pierre se déplace», et un transitif («déplacer») : «Pierre déplace
lui-même». C'est ce que relève B. Pottier dans l'article déjà cité :
«un simple évolutif ne peut être glosé par une construction active».
Donnons un second exemple : la «Nostalgie», étudiée au titre de la
sémantique lexicale par A J . Greimas, renvoie selon les dictionnaires
d'usage, à un «état de dépérissement» (9). Mais quelle analyse
proposer de cet «état» ? Quelle permanence pouvons-nous lui
reconnaître alors que le « dépérissement » est étrangement glosé par
les dictionnaires comme : «état de ce qui dépérit» et «dépérir» à
son tour par : « s'affaiblir par consomption graduelle » ? Le faire est
donc de nouveau convoqué par A J . Greimas ou plutôt une succes­
sion de sèmes aspectuels après conversion du faire en procès. C'est

(8) B. Pottier, «Un mal-aimé de la sémiotique : le devenir», in Recueil


d'hommages pour A. J. Greimas, J. Benjamins P.C., Amsterdam, Philadelphia,
1985, pp. 500-501.
(9) A. J. Greimas, «De la nostalgie. Etude de sémantique lexicale», Actes
sémiotiques, Bulletin 39, 1986; repris in Hommage à B. Pottier, I, Klincksieck,
1988, pp. 343-349. Cet article constitue une sorte de réponse à la critique précitée
de B. Pottier.
200

le stade ultime de la transposition dans la sémiotique objectale.


Aussi bien, l'état de dépérissement sera-t-il, en définitive, noté par
deux aspects concaténés :

durativité > détensivité (10).

La question revient : comment peut-on rendre compte d'un procès


évolutif (une «consomption graduelle») et donc continu, par une
séquence aspectuelle, autrement dit, par une juxtaposition d' inter-
valles ?
Il est probable d'ailleurs que l'aporie dans laquelle s'est enfermée
la sémiotique objectale est due en particulier au fait qu'elle a rabattu
l'articulation continu-discontinu sur l'opposition être-faire. Selon le
Dictionnaire en effet - qui suit en cela la leçon des lexicographes -
«le terme d'état peut être homologué avec celui de continu». Le
Petit Robert, référence habituelle d'A.J. Greimas, définit de même
l'état comme la «manière d'être (d'une personne ou d'une chose)
considérée dans ce qu'elle a de durable» et l'oppose à devenir. Quant
au discontinu, poursuit le Dictionnaire, il introduit la rupture dans le
continu, il est «le lieu de la transformation», le lieu de la modifi­
cation des états, le lieu du faire assurant le passage d'un état à un
autre. Telle est bien encore la définition du Petit Robert : le devenir,
c'est « le passage d'un état à un autre».
Le point de vue de la sémiotique de deuxième génération est
inverse : la catégorie du discontinu subsume les états de choses et
celle du continu leur devenir. J'ai développé la thèse dans Le
Discours et son sujet (1984) que, si nous rapportions l'identité actan-
tielle à un procès de formation, nous ne pouvions faire l'économie
du devenir. Tel est le propre de la visée syntagmatique : cerner les
processus d'identification de telle sorte que l'on suive au plus près,
c'est-à-dire jusqu'à l'abolition de la limite, l'histoire transforma-
tionnelle de l'actant. On peut rappeler ici la préoccupation de G.
Bachelard décrivant justement La Formation de l'esprit scientifique
et déclarant : «L' avoir et 1' être ne sont rien devant le devenir » ou

(10) Notons d'ailleurs que, selon le Dictionnaire, les deux aspects ne sont pas
au même niveau puisque la « détensivité » surdétermine la relation entre l'inchoatif
et le duratif (la «tensivité» surdéterminant la relation entre le duratif et le
terminatif). La postposition de la détensivité fait donc doublement problème :
absence de hiérarchie apparente entre les aspects et abolition de la relation entre
inchoatif et duratif.
201

celle de linguistes comme B. Pottier qui, s'adressant à A. J. Greimas,


appelle de ses vœux le moment où le « devenir serait (...) la base
nécessaire de tout programme narratif» et où, en conséquence, l'état
serait présenté comme «une réduction artificielle du sémioticien,
consciente et provisoire (11).
Or, chacun sait que dans les années 70 un tournant épistémo-
logique s'est produit facilitant la réintégration du devenir. Pour faire
bref, les problèmes de l'énonciation ont pris le pas sur ceux de
l'énoncé. Des articles de Benveniste, qui représentait le mieux à
cette époque la linguistique structurale en France (12), «La nature
des pronoms» (1956), «De la subjectivité dans le langage» (1958),
préparaient ce changement de focalisation mais il ne devait être
effectif qu'à partir de deux autres articles appelés à un grand reten­
tissement : l'un de 1965, «Le langage et l'expérience humaine»,
l'autre de 1970, «L'appareil formel de l'énonciation». Les notions
de base devenaient celles de discours, d' instance et de temps. Pour
Benveniste, en effet, le temps forme avec la personne les «deux
catégories fondamentales du discours». Elles sont «conjointes
nécessairement» (1965, p. 67). Sous ce patronage s'est ainsi élaborée,
avec des ajustements, bien entendu, une sémiotique discursive et
subjectale. Concernant la catégorie de la personne, par exemple, la
sémiotique discursive ne peut adopter tout à fait la perspective du
linguiste. Ce ne sont pas les déictiques de la langue naturelle, les
embrayeurs manifestés, qu'elle doit viser, même pour discerner,
comme le fait Benveniste, l'instance linguistique, formelle, les
pronoms «je» et « t u » , de l'instance du discours, mais bien davan­
tage, à partir des marques formelles, des centres de discursivité, les
instances énonçantes, situés au niveau plus abstrait des actants. Le
discours est conçu de ce fait comme une organisation transphras-
tique rapportée à une ou plusieurs instances énonçantes. Le pro­
blème crucial ne consiste plus à opposer énoncé et énonciation, ni
même à dégager l'énonciation de ses liens avec l'oralité, mais à
repérer et à caractériser ces centres de référence que sont les
instances énonçantes (13). En revanche, une fois ce remaniement

(11) Loc. cit.


(12) Je me réfère à un jugement de C. Lévi-Strauss in De près et de loin,
Paris, Editions Odile Jacob,1988, p. 96.
(13) Voir sur ces problèmes soulevés par la sémiotique de deuxième généra­
tion J.C. Coquet, «L'être et le passage ou d'une sémiotique à l'autre», TLE, 6,
Presses universitaires de Vincennes, 1988, pp. 101-102.
202

accompli, la sémiotique discursive conserve tel quel le second point


d'ancrage : le temps, plus précisément le présent. Car, écrit Benve-
niste : «Le présent est proprement la source du temps. Il est cette
présence au monde que l'acte d'énonciation [ je dirai l'acte de
prédication (14) ] rend seul possible» (1970, p. 83). Présent, pré­
sence. Cette mise en relation dit assez ce que le linguiste doit à la
phénoménologie. Le «réel» nous est présent dès la prédication et
par elle, de même qu'il nous est présent au moment de la perception
et par elle. Nous sommes de ce fait partie intégrante de ce monde qui
nous entoure. Par la perception mais aussi par la prédication, nous
nous conjoignons au monde. Dans la langue, professait Benveniste
au Collège de France en 1967 : «Tout est prédication; tout est
affirmation d'existence». En couplant présent et présence, le
linguiste réintroduit la «réalité» comme paramètre nécessaire de
l'exercice du langage alors qu'elle était soigneusement exclue dans la
tradition saussurienne sinon par Saussure (15). Formant une entité
avec l'instance qui le manifeste, ce présent reste implicite. Il est un
«présent continu coextensif à notre présence propre» (1970, p. 83).
Ainsi, la catégorie du continu est essentielle à l'analyse du discours.
Elle subsume l'instance, centre de discursivité, et le couple présent-
présence qui lui est associé. La réunion de ces facteurs rend possible
l'expérience du temps. On peut dès lors échapper à la confusion
entre expérience du temps et concept de temps.
Avec le concept de temps, nous entrons de nouveau dans le
domaine du discontinu. L'articulation se fait donc une nouvelle fois
selon le partage continu/discontinu ou entre temps linguistique et
temps chronique, d'après la terminologie de Benveniste. Lorsque
nous rappelions les propos de Meillet : la conjugaison est un fait de
civilisation, cela voulait bien dire que la construction d'un para­
digme verbal (et la conceptualisation présupposée) constituait un
remarquable progrès de société. A l'intérieur du système, toute
forme est délimitée par une autre forme : le passé par le présent, le
présent par le futur. La structure est cohérente, mais le présent situé

(14) Analytiquement, l'acte de prédication est constitutif de l'instance


énonçante, mais il doit être accompagné de l'acte d'assertion pour que nous pas­
sions du non-sujet au sujet (ou au tiers actant); voir notre article cité, pp. 102-
105.
(15) Sur les «fonctions actives» du langage et l'entrée en action de la langue
comme discours selon Saussure, voir notre article « Linguistique et sémiologie », in
Actes Sémiotiques, Documents, n° 88, INALF-CNRS, 1987, p . 9.
203

par objectivation sur le même plan que les autres temps qui l'enca­
drent symétriquement, a perdu dans l'opération toute sa spécificité.
Ou bien, autre vision symétrique qui n'accorde pas davantage de
caractère propre au présent, des formes d'antériorité ou de posté­
riorité se subordonnent à des formes de même niveau temporel, par
exemple un antérieur de présent à un présent : « quand il a écrit son
texte, il sort». La succession n'a pas de caractère temporel en soi,
mais la référence à la structure déjà connue passé-présent-futur
permet l'intégration dans le paradigme temporel. Ainsi quelle que
soit l'hypothèse, le «temps» est considéré comme homogène,
c'est-à-dire composé de segments de même nature, disposés sur une
ligne, et symétrique; comme fléché, orienté généralement du passé
vers le présent et du présent vers le futur. Son statut est donc bien
celui d'une unité de raison. C'est un temps « objectivé » (16).
Une organisation aussi achevée ne laisse pas d'inquiéter. Elle a
tout l'air de l'artefact d'une culture dont l'instance, le centre orga­
nisateur, est le «schématisme logique» dénoncé par Nietzsche, la
Raison. Or, bien entendu, cette figure du tiers actant n'est pas la
seule imaginable (17). Il suffit de se tourner vers d'autres langues
pour observer des combinaisons toutes différentes. Dans son article
de 1965 (p. 75), Benveniste, s'appuyant sur Sapir, cite le cas d'un
dialecte de la langue chinook (nord-ouest de l'Amérique du Nord) où
un fort déséquilibre est institué entre le passé (trois formes) et le
futur (une forme). On est tenté de penser qu'un tel système verbal
porte les traces d'un jugement de valeur sur le temps. «Impossible
de connaître le temps sans le juger», avançait Bachelard. La pré­
valence du passé a ceci de particulier en effet dans cette société
indienne que trois temps sont reconnus : un pour le passé immédiat,
un autre pour le passé lointain. Mais c'est peut-être le dernier qui est
l'attracteur le plus puissant dans la mesure où il manifeste une
tension vers l'origine. La langue a en effet créé une forme pour
noter le passé mythique, autrement dit pour situer l'événement dans
le «temps où les hommes et les animaux n'étaient pas encore
distincts» (18).

(16) Voir les propositions parallèles de J.F. Bordron sur une représentation
tridimensionnelle du temps (le présent, l'axe de symétrie passé/futur, Taxe de
succession), in «Transitivité et symétrie du temps. Préliminaires à une sémiotique
du temps», Travaux du Cercle Linguistique de Copenhague, vol. XXII, 1989.
(17) Le tiers actant est, par définition, doté d'un pouvoir transcendant; voir
notre article cité, p . 97 ; ici-même, la note 14 et plus bas, note 24.
(18 ) C. Lévi-Strauss, Didier Eribon, op. cit., p. 193.
204

Mais il n'est pas nécessaire de se confronter à un idiome parlé


sur les bords du fleuve Columbia pour trouver des systèmes réglés
sémantiquement par un tiers actant «mythique». L'histoire de la
formation du futur dans les langues romanes et, particulièrement, en
français, est de ce point de vue très instructive. Sans entrer dans les
détails déjà exposés ailleurs, disons que la forme du futur s'est éta­
blie à une époque bien définie (début du IIIe siècle de notre ère) et
d'abord à Carthage dans un milieu chrétien, où le prosélytisme était
très vivace. Concurrençant la forme établie, une nouvelle forme de
futur, périphrastique, s'imposait dans la mesure où la notion de
prédestination «était à la fois nouvelle par rapport aux 'temps'
classiques du verbe et nécessaire dans le cadre conceptuel où elle se
produisait». Ce nouveau futur est le symétrique inverse du passé
chinook : il est tension vers la fin comme l'autre était tension vers
l'origine. Les deux renvoient à un univers de croyance. Pour
Tertullien, traducteur de la Bible en latin, il s'agissait de faire
entendre la bonne nouvelle : l'homme n'est pas abandonné sur terre;
la nouvelle foi accomplit l'ancienne. La prédication des apôtres
s'étendra à la terre entière, c'était écrit : «in omnem terram exire
habebat praedicatio apostolorum». Si les premiers textes étaient au
passé, c'est que l'on pouvait constater dès maintenant ce qui avait
été annoncé. Le futur vise un monde où les choses arriveront comme
elles doivent arriver, comme elles sont déjà arrivées; les hommes,
enfants de Dieu, rejoindront la maison du Père (19).
Il y a d'autres phénomènes analogues qui ne ressortissent plus à
la description synchronique ou diachronique des langues, mais à la
typologie des discours. Les témoignages abondent de récits qui ne
passent pas sous les « meules de la Raison » (20) mais de l'une de ses
formes les plus prégnantes et les plus inquiétantes : l'Idéologie. Il
arrive, comme on le sait trop bien, que cette figure du tiers actant de
la sémiotique discursive organise et gouverne la réflexion historique
et politique. Je donnerai deux exemples qui ont l'avantage de nous
amener à réfléchir sur l'opération sous-jacente d'évaluation et la
prévalence du futur, autrement dit sur l'asymétrie du système. Dans

(19) E. Benvenistc, Cours du Collège de France, 1965-66; Problèmes de


linguistique générale, II, Paris, Gallimard, 1974, pp. 131-133; J.C. Coquet, Le
Discours et son sujet, op. cit., pp. 62-63; «Linguistique et sémiologie», op. cit., pp.
13 et sq.
(20) J'emprunte l'expression à Claude Lévi-Strauss, op. cit., p . 165.
205

les deux cas, il s'agit d'un modèle de société politique. On en connaît


l'origine, le développement et aussi quelquefois l'aboutissement.
Situation favorable, et même, sans doute, excessivement favorable.
Il faut donc s'attendre à ce qu'elle se révèle rapidement trompeuse.
Quand, au milieu du XIXe siècle, A. Thierry écrit : 1' Histoire de la
formation et des progrès du Tiers Etat, il a d'autant moins de peine à
présenter l'origine qu'il en a vécu, pense-t-il, l'achèvement ou peu
s'en faut. Il a eu la chance d' «avoir sous [ les ] yeux la fin provi-
dentielle [ je souligne ] du travail des siècles écoulés depuis le XIIe
siècle». La Révolution de 1789 avait joué imparfaitement son rôle;
elle aurait pu réussir si elle n'avait été dévoyée. En tout cas, elle
«éclaire les révolutions médiévales». Mais il revenait à la Révolu­
tion de 1830 et à la Monarchie constitutionnelle qu'elle avait insti­
tuée d'apparaître comme l'aboutissement «logique» des révoltes
communales du XIIe siècle. Thierry croyait ainsi en avoir terminé
avec l'histoire politique de la France. Mais quand juin 1848 arriva,
succédant au «Matin de Juillet», l'historien, écrit F. Hartog, fut
« frappé 'comme citoyen' et 'comme historien' par cette catastrophe
qui balaie le postulat d'une vie et d'une œuvre». Son modèle
d'intelligibilité n'intégrait pas ce type de République (21).
C'est la même instance qui est en jeu dans le second exemple. Le
mythe fondateur est cette fois à situer à la fin du XIXe siècle, en
1871. Selon Lénine, la Révolution d'octobre 1917 trouve son origine
dans la Commune. Il crédite le Paris ouvrier d'avoir anticipé le
pouvoir des Soviets. J. Rougerie rappelle que «le révolutionnaire
russe avait dansé dans la neige lorsque la durée du pouvoir des
Soviets eut dépassé de 24 heures seulement celle de la Commune de
Paris, et qu'il dort, dans son mausolée, enveloppé du drapeau de l'un
des bataillons de la Garde nationale insurgée en 1871». Quant au
terme, s'il n'est pas encore atteint, il est dès maintenant prévisible.
Staline, qui donne une vue d'ensemble du processus dans Les Ques-
tions du léninisme, date sans peine les deux premiers stades : 1871 et
1917. Il laisse le troisième en pointillé : « La Commune de Paris a été
l'embryon [ la forme politique recherchée et enfin trouvée ] ».
C'est dans le cadre de la République des Soviets que « doit être réa­
lisée l'émancipation du prolétariat, la victoire complète du socia­
lisme» (22).

(21) F. Hartog, «L'œil de l'historien et la voix de l'histoire», Communica-


tions 43, 1986, p . 59. La Révolution de 1830 «a fait faire un pas au développement
logique de notre histoire », écrit Thierry.
(22) J. Rougerie, Procès des Communards, Paris, Gallimard, collection
Archives, 1978, pp. 12-13.
206

Qu'il s'agisse de l'analyse linguistique ou du discours idéolo­


gique, le recours au tiers actant ne peut faire illusion très longtemps.
Si un effet d'objectivation a bien été obtenu, il n'en reste pas moins
que toute instance est une fonction du discours. D'autre part, la
manipulation est trop manifeste pour que nous oubliions que le
temps chronique, dont le correspondant formel est la conjugaison,
est subordonné au temps linguistique. Loin d'être exclusifs l'un de
l'autre, l'un détermine l'autre. C'est l'expérience du temps qui
«informe les systèmes concrets et notamment l'organisation
formelle des différents systèmes verbaux» (1970, p. 75), j'ajouterai,
les différents types de discours. Le passé et l'avenir ne sont donc que
des «vues sur le temps, projetées en arrière et en avant à partir du
point présent » (ibid.).
En substituant le prime actant, c'est-à-dire le couple sujet-non
sujet, au tiers actant, nous changeons les conditions de l'expérience
temporelle (23). Dans le discours idéologique, c'était le tiers actant
qui déterminait la place et la trajectoire du prime actant. En prenant
pour centre le prime actant et le présent qui lui est associé, non
seulement nous changeons de perspective mais nous instituons une
relation d'autonomie (24). Un commentaire de la Bible par saint
Augustin me paraît assez éclairant sur ce point en ce qu'il se réfère,
dans le même énoncé, aux deux pôles temporels du temps linguis­
tique et du temps chronique. Dans la formulé bien connue : «Sum
qui sum» (Je suis celui qui suis), le temps ne peut être que continu; il
n'est pas possible de poser ici ou là une borne ni de marquer une
orientation. Le temps est alors, comme le diraient Benveniste ou
Merleau-Ponty, coextensif à l'être; sémiotiquement, coextensif à
l'instance énonçante. Faut-il en conclure que le temps chronique est
aboli ? Non, répond Dieu : «Pour ne pas désespérer la faiblesse
humaine, j'ajoute : 'Je suis le Dieu d'Abraham, le Dieu d'Isaac, le
Dieu de Jacob'». La hiérarchie entre les temps est bien mise en
évidence. Ce n'est que pour des raisons contingentes qu'il est fait
appel au temps chronique. Faiblesse humaine, dit Dieu; facilités

(23) Dans Le Discours et son sujet, op. cit., qui est en partie fondé sur cette
ambivalence, le sujet est doté de «jugement»; le non-sujet en est dépourvu. Voir
l'acte d'assertion, note 14.
(24 ) Le prime actant n 'est pas nécessairement tributaire du tiers actant dans
la sémiotique discursive et subjectale ; voir le mythe de Prométhée, in Le Discours
et son sujet, I, p . 51.
207

offertes au calcul, dira de son côté le mathématicien (25). Quant au


« Je suis celui qui suis » (on laissera de côté l'enjeu métaphysique de
cette déclaration d'identité), il a cet avantage de nous rappeler que le
discours comporte le prime actant comme instance énonçante; que
ce type d'instance est inséré dans le présent et que le tiers actant
n'est qu'une projection du prime actant (26).
Faire de cet actant un centre organisateur du discours nous
conduit en quelque sorte à réduire notre visée ou à adopter la
sienne. Pour reprendre une expression familière à Merleau-Ponty, je
dirai que notre problème est maintenant d'observer le «champ de
présence» du prime actant et son étendue. Je présenterai trois
exemples qui, à l'analyse, devraient mettre en lumière le rétrécis­
sement relatif de ce champ et, simultanément, le passage de l'actant
sujet à l'actant non-sujet. Suivons d'abord une remarque de G.
Bachelard concernant le «dynamisme de pensée». Un prédicat
comme /comprendre/, qui condense un ensemble de procès
cognitifs, dispose d'une double orientation avec déséquilibre à
droite, vers le futur. D'un côté, /comprendre/ «résume un passé du
savoir»; de l'autre, /comprendre/ est «l'acte même du devenir de
l'esprit». Comme l'explorateur, le sujet épistémique a sa ligne
d'emprise. Adossé à un savoir acquis et confiant dans sa «pensée
progressive» ou «discursive» (une valeur de rapidité est attachée à
la réflexion), il se porte là où il se saisira d'un nouveau savoir.
«L'élan inductif est le vecteur même de la découverte», dit-il
encore. Le devenir, lorsqu'il est associé au futur, au lieu de l'être au
présent, au passage, alimente aisément la foi. Bachelard sur ce point
est hégélien tout comme Nietzsche. Je ne reviendrai pas là-dessus
mais j'insisterai plutôt sur le bornage du champ de présence et la
relation du sujet au monde qui lui est propre. Réintroduire la notion
de bornage n'implique pas d'ailleurs une mesure de l'espace (et un
retour par cette voie au temps spatialisé); il s'agit en fait de marquer
la double limite du déploiement temporel imposée au sujet épisté­
mique, et, ce faisant, de se prémunir contre les vues réductrices
d'une intentionnalité conçue comme unidirectionnelle.

(25 ) « Saint Augustin », Les Dossiers H, Paris, éd. L'Age d'Homme, 1988.
(26) Benveniste le souligne : «insérer» ne veut pas dire «situer» : «Autre
chose est de situer un événement dans le temps chronique, autre chose de l'insérer
dans le temps de la langue », 1965, p . 73.
208

En postulant le primat de la perception et donc en se situant à


un autre niveau de l'analyse phénoménologique que Bachelard,
Merleau-Ponty lui fait écho tout en précisant les conditions de
l'expérience : c'est le corps, «mon corps», qui sert maintenant de
référentiel. Il tient les choses en cercle autour de lui : «dans chaque
mouvement de fixation, mon corps noue ensemble un présent, un
passé et un avenir, il secrète du temps, ou plutôt il devient ce lieu de
la nature où, pour la première fois, les événements, au lieu de se
pousser l'un l'autre dans l'être, projettent autour du présent un
double horizon de passé et d'avenir et reçoivent une orientation
historique» (27). L'acte de comprendre engage un horizon de passé
et un horizon d'avenir, et il revient au corps d'exercer une fonction
de connaissance.
Nous voilà déjà à pied d'oeuvre pour examiner le deuxième
exemple, extrait comme le suivant de l'œuvre de Marcel Proust, à
laquelle il n'est guère surprenant que Merleau-Ponty recoure volon­
tiers. Lorsque le corps se déplace - mais il suffit que le regard bouge
- les formes se modifient, les volumes se transforment. Les objets
perdent leurs contours et leurs priorités. Ils entrent dans le monde
des qualités sensibles, instables et souvent impalpables. Ils échap­
pent à la saisie immobilisatrice, fût-elle seulement perceptive. Telle
est l'expérience décrite par le narrateur lorsque, le dimanche, sui­
vant ses parents «qui portaient leur paroissien», il allait de l'entrée
de l'église à la chaise qui lui était réservée. L'ancien sire de Guer-
mantes, tel qu'un vitrail le représentait, - «ma croyance en Gilbert
le Mauvais m'avait fait aimer Madame de Guermantes» -, se
métamorphosait au gré d'un rayon de soleil et de son avancée dans
la nef, pareille à « une vallée visitée des fées » : « il passait du vert
chou au bleu prune, selon que j'étais encore à prendre de l'eau bénite
ou que j'arrivais à nos chaises». La variation des formes, imposée
par l'action sensible du temps (vu de l'extérieur, Gilbert n'était que
laque noire) fait perdre au monde des Guermantes sa stabilité
substantielle et confère à leur «personne ducale» plongée dans le
passé mérovingien, une manière d'immatérialité. Le balayage de
l'œil, sans mouvement du corps, produit même des effets de
«transmutation». C'est ainsi que, par exemple, grâce à la robe de
Fortuny portée par Albertine (Fortuny était un «artiste» vénitien),

(27) M. Merleau-Ponty, Phénoménologie de la perception, Paris, Gallimard,


1945, p. 277.
209

Marcel réalisait son voyage à Venise. Sous ses yeux en effet, l'étoffe
miroitait et, «au fur et à mesure que [ s ] on regard s'y avançait»,
le bleu profond «se changeait en or malléable, par ces mêmes
transmutations qui, devant la gondole qui s'avance, changent en
métal flamboyant l'azur du Grand Canal» (28). Pour le sujet qui tout
à la fois enregistre et provoque la déformation continue des objets,
l'homologie est claire : l'univers de Venise est comparable à celui de
Guermantes, comme la robe de Fortuny l'est au vitrail de Gilbert
(29). Par ailleurs, c'est dans le devenir-présent que se produit l'alté­
ration progressive de l'objet (et, implicitement au moins, la modi­
fication correspondante du sujet). Ce temps n'est autre que celui de
la «pure durée», décrit par Bergson, composé de «changements
qualitatifs qui se fondent, qui se pénétrent, sans contours précis,
sans aucune tendance à s'extérioriser les uns par rapport aux autres,
sans aucune parenté avec le nombre». A l'inverse du temps chro­
nique qui est homogène et donc mesurable, celui-ci est «hétérogé­
néité pure» (30).
Il y a une autre manière d'accéder à la « pure durée » que par la
perception des couleurs. Si nous prenons comme référentiel le temps
chronique, nous dirons que l'expérience est quasi instantanée. Les
changements de forme sont évidemment éphémères. Mais le pro­
blème n'est pas là. Ces moments, aussi brefs soient-ils, échappent,
parce qu'ils sont qualitatifs, à toute mesure. C'est encore ce que nous
enseigne le leitmotiv de l'histoire de la «madeleine». Le voir qui
était en action dans l'expérience du vitrail ou de la robe cède la
place au toucher. Les deux modes perceptifs bénéficient d'un régime
temporel différent, comme si l'expérience corporelle était plus
profondément engagée dans le toucher que dans la vision. Marcel le
note en une phrase : la vue de la petite madeleine ne lui avait rien
rappelé avant que la gorgée mêlée des miettes du gateau n'eût touché
son palais. Le corps, il est vrai, enferme «dans mille vases clos» les

(28) M. Proust, A la recherche du temps perdu, Gallimard, Pléiade, 1954, I,


171-172, 899; III, 394.
(29) J.P. Richard, après avoir noté le «charme qualitatif» de cette robe à
« l'incertitude colorée», analyse ainsi les transmutations de l'objet : «l'eau-azur
de Venise devient substantiellement un flamboiement de métal, tout comme le bleu
profond de la robe devient or malléable, et, à la limite, tout comme la robe devient
elle-même l'azur du Grand Canal», in Proust et le monde sensible, Paris, Le Seuil,
1974, p . 126.
(30) H. Bergson, Essai sur les données immédiates de la conscience, Paris,
P.U.F., 1946, p . 77.
210

propriétés substantielles des choses, ainsi, leur saveur. Et cette


sensation-là reste, «à [ son ] rang», «dans l'attente» de l'occasion
qui la rendra de nouveau «réelle». Le moment peut ne jamais se
présenter, mais s'il advient, une expérience concrète s'enclenche.
Concrète, «matérielle parce que l'impression est entrée par nos
sens», précise le narrateur. Alors, comment s'effectue le raccor­
dement entre ce qui, dans le temps chronique, correspondait à deux
instants distincts ? Les conditions de succès sont claires. Il faut
d'abord que «la minute présente» et le souvenir soient totalement
disjoints, aucun chaînon ne doit exister entre eux. Le souvenir est
donc «resté à sa place, à sa date (...) il a gardé ses distances». Pour
qu'il monte à la surface et, au moment où commence le déplacement,
il n'est pas encore identifié, il faut qu'il soit soumis à une force
d'attraction. Le narrateur-témoin est explicite : «Je sens tressaillir
en moi quelque chose qui se déplace, voudrait s'élever, quelque
chose qu'on aurait désancré, à une grande profondeur; je ne sais ce
que c'est, mais cela monte lentement; j'éprouve la résistance et
j'entends la rumeur des distances traversées». Le signe que le corps
a réussi la jonction, c'est «la puissante joie» qui l'anime tout à coup
sans que soit donnée en même temps «la notion de sa cause». Aus­
sitôt se placent autour de lui la chambre de sa tante Léonie (qui, la
première, lui avait offert la madeleine trempée dans son infusion) et
« à sa suite tout Combray, et ses deux côtés». Marcel, pour ainsi
dire, accrédite par avance la définition de Merleau-Ponty : «Per­
cevoir, c'est se rendre présent quelque chose à l'aide du corps» (31).
Nous revoilà au couple présent/présence. Ces moments excep­
tionnels, ce sont des «fragments d'existence soustraits au temps».
L'opération même, opération d'attraction que le corps, le corps
propre, a menée à bien, n'est pas à mettre au compte d'un actant
sujet. En fait, tout se passe en dehors de lui. Il est incapable de
«résoudre l'énigme du bonheur» qui lui est proposé. Seul un non-
sujet, soustrait à une structure de jugement, peut couvrir ici une
situation ou «un être extra-temporel [ jouit ] de l'essence des

(31) M. Merleau-Ponty, Le Primat de la perception et ses conséquences phi-


losophiques, Cynara, 1989, p . 104.
211

choses». Ce type d'actant subsume le «vrai moi». Lui seul est


capable de ressentir «la joie du réel retrouvé», d'éprouver la
sensation «à la fois dans le moment actuel et dans un moment
éloigné jusqu'à faire empiéter le passé sur le présent». Au vrai,
ajoute Marcel, «l'être qui alors goûtait en moi cette impression la
goûtait en ce qu'elle avait de commun dans un jour ancien et main­
tenant, dans ce qu'elle avait d'extra-temporel, un être qui n'appa­
raissait que quand, par une de ces identités entre le présent et le
passé, il pouvait se trouver dans le seul milieu où il pût vivre, jouir
de l'essence des choses, c'est-à-dire en dehors du temps». C'est au
non-sujet, à cette instance anté-assertive, qu'il revient «d'obtenir,
d'isoler, d'immobiliser - la durée d'un éclair - ce que [ le sujet ]
n'appréhende jamais : un peu de temps à l'état pur».

Comme il arrive chaque fois que l'attention se porte sur des


phénomènes de langage, il n'y a pas de solution unitaire. Il va de soi
que mes propositions n'invalident en rien les descriptions anté­
rieures. Question de point de vue et aussi différence de champ épis-
témologique. La prévalence de l'aspect contre le temps a eu sa raison
d'être. Les travaux de la sémiotique objectale et narrative ont bien
montré à l'époque structuraliste l'intérêt de ce choix. On en voit
mieux aujourd'hui les limites. Comment contester, par ailleurs, la
justesse de la démarche du linguiste subsumant la temporalité sous la
catégorie dite « aspecto-temporelle » ? A l'examen des langues
naturelles, les notions de temps et d'aspect paraissent en effet inex­
tricablement liées. Pourtant, la temporalité linguistique ne se réduit
pas aux propriétés du temps chronique et de l'aspect; telle est la
leçon qu'il faut maintenant rappeler. On peut risquer ici une ana­
logie. De même que l'espace est homogène ou hétérogène selon qu'il
est euclidien ou non euclidien, de même le temps est homogène si
l'on se réfère aux propriétés du temps chronique et de l'aspect, et
hétérogène si l'on se réfère aux propriétés du temps linguistique. Un
espace hétérogène est déterminé par les corps qui s'y trouvent; un
temps hétérogène, par les instances qui gouvernent le discours. Nous
sommes confrontés, par exemple, à un temps asymétrique si l'ins­
tance discursive valorise le passé ou le futur (cas du tiers actant); à
un temps non fléché ou à double orientation , à « double horizon de
passé et d'avenir», selon la formulation de Merleau-Ponty, ou
encore qualificatif, de «pure durée», si l'instance discursive est
centrée sur le présent (cas du prime actant, sujet ou non-sujet).
212

C'est sans doute en allant du non-borné (impliqué par l'analyse


de l'aoriste en grec ancien) au devenir-présent, cette forme du
continu, qu'on avait une chance, en définitive, de résoudre le pro­
blème posé dans la Phénoménologie de la perception : «Le temps
constitué, la série des relations possibles selon l'avant et l'après, ce
n'est pas le temps même, c'en est l'enregistrement final (...). Il doit y
avoir un autre temps, le vrai, où j'apprenne ce que c'est que le
passage ou le transit lui-même» (32).

Jean-Claude COQUET
Université de Paris VII

(32) M. Merleau-Ponty, Phénoménologie de la perception, Gallimard, 1945,


pp. 474-475.
HORS COLLOQUE
Michel Colin s'était engagé à participer au colloque «Le Discours
aspectualisé». Sa mort accidentelle a à la fois empêché ce projet
de se réaliser et interrompu le texte qu'il avait commencé à cette
occasion.

Logique d'intervalle
et relations temporelles
dans la bande-image

I. Introduction
On a souvent remarqué, Metz notamment, que les relations
temporelles au cinéma étaient principalement construites, contrai-
rement à la langue, sur la base de relations parataxiques, que la
bande-image était relativement pauvre en ce qui concerne les opé-
rateurs formels marquant des relations de dominance comme les
relations de cause à effet ou les relations de succession ou de simul-
tanéité temporelles. Cela ne veut bien entendu pas dire que le « lan-
gage » cinématographique est plus « pauvre » que le langage verbal
par rapport à l'expression de ces relations, mais plutôt que le spec-
tateur a une compétence « cognitive » lui permettant d'associer à ces
relations parataxiques de plans des constructions sémantiques
beaucoup plus riches.
Dans la mesure où un film dure un certain temps et où il est
constitué d'un certain nombre de plans, dont la première propriété
est qu'ils sont un intervalle continu d'une certaine durée, la première
définition qui vient à l'esprit est celle qui consiste à dire que le film est
une succession d'intervalles temporels. Comme à la fin d'un plan il y a
216

le début d'un autre, on peut ajouter que le film est un ensemble de


plans qui se touchent : la relation primitive d'un film est la relation de
jonction (JOINT). Autrement dit entre un plan n et un plan n+1 il
n'existe pas d'intervalle temporel tel qu'il soit un plan. Par ailleurs,
comme le montre d'ailleurs la question des raccords dans le mou-
vement dont il sera question tout à l'heure, le point dénotant l'instant
correspond à la fin du plan n est différent de celui correspondant au
début du plan n+1; autrement dit, les plans sont des intervalles
fermés.

L'interprétation sémantique d'un film présuppose bien entendu


d'autres relations temporelles. Les intervalles (diégétiques) dénotés
par les plans peuvent se chevaucher ou être disjoints. Le problème
est alors de savoir comment expliquer la relation entre ces construc-
tions sémantiques et la structure du film. Ainsi, pour prendre un
premier exemple tout à fait simple, si un personnage sort du champ 1
et dans le plan suivant entre dans un champ 2 dont rien ne permet de
dire qu'il est inclus ou adjacent au premier, on peut penser que le
spectateur considérera que les intervalles temporels dénotés par ces
deux plans qui se touchent sont disjoints. On reconnaît ici un cas de
ce que traditionnellement on appelle une ellipse. Cependant les
choses sont un peu plus complexes. Ainsi, j'ai déjà montré par ail-
leurs (Colin, 1987) que dans North by Northwest le fait que Thornhill
soit représenté dans le plan 1 déjà en train de se raser et Eve déjà
en train de téléphoner dans le plan 2, qui touche le premier plan dont
la fin intervient tandis que Thornhill se rase toujours, signifie que les
événements «A se rase» et « B téléphone» se chevauchent.

On ne peut pas manquer de remarquer qu'en définissant le film


comme succession de plans qui se touchent on ne rend pas compte
de phénomènes comme le fondu enchaîné ou le fondu au noir. En ce
qui concerne le fondu enchaîné, on peut considérer que la relation
entre les deux plans est de chevauchement. Pour le fondu au noir, les
choses peuvent paraître un peu plus problématiques, puisque se
pose, bien entendu, le problème du statut du passage au noir : doit-on
le considérer comme plan ou non ? Cependant, dans la mesure où le
problème ici est d'expliciter les relations entre les événements dié-
gétiques dénotés par les plans et les relations temporelles entre les
plans qui les dénotent, il suffira de considérer qu'alors les plans en
questions sont disjoints.
217

II. Les relations entre intervalles


Soient les intervalles X et Y, on représentera les relations pos-
sibles entre eux par le tableau suivant (Tsang, 1987 : 6 4 ) :

relation symboles leur inverse relation temporelle

YYYYYY
avant < > XXXX
joint m mi XXXXXXXX
chevauche 0 oi XXXXXXXXXXX
co-start s si XXX
égal XXXXXX
inclus d di XXX
co-finish f fi XXXX

Il n'est pas difficile de trouver des exemples filmiques permettant


au moins d'illustrer quelques-unes de ces relations. Ce que Metz
appelle la séquence correspond à < et ce qu'il appelle la scène à m.
Dans le syntagme alterné si X et Y ont des débuts et des fins diffé-
rentes il y a alors chevauchement, s'ils ont même début (s), même fin
(f) et les deux (=). Pour ce qui est de l'inclusion, on pensera, bien
entendu, à l'insert ou aux séquences «subjectives», par exemple.

En ce qui concerne les relations entre les plans représentant les


événements, elles ne peuvent être que < (fondu au noir), m (coupe
franche) et o (fondu enchaîné). Le problème maintenant est, bien
entendu, celui de la correspondance entre une structure sémantique
(diégétique) et une structure symbolique (filmique). Or, ce n'est pas,
par exemple, parce que le plan 2 chevauche le plan 1 qu'il y aura
chevauchement temporel entre l'événement dénoté par 1 et celui
dénoté par 2; ainsi, dans une séquence au fondu enchaîné pourra
correspondre une relation temporelle de disjonction. Par contre, si on
a fondu enchaîné avec passage au rêve, on aura chevauchement.
218

Je n'aurai pas la prétention ici d'expliciter l'ensemble des cor-


respondances entre structures symboliques et structures sémanti-
ques, j'essaierai d'abord d'en rendre compte en ce qui concerne une
structure < P1, <> et une structure E correspondant au raccord par
le mouvement, c'est-à-dire au trajet d'un personnage.

III. Un exemple : le raccord dans le mouvement


Etant donné un personnage se déplaçant par exemple de gauche
à droite et réapparaissant toujours en mouvement dans le plan sui-
vant, les raccords possibles peuvent être considérés comme
dépendant d'un premier paramètre : le personnage est-il dans le
champ à la fin du plan ? Est-il déjà dans le champ au début du plan
suivant ?
Le raccord dans le mouvement n'implique donc pas seulement
une relation entre intervalles, mais une relation entre points. Ainsi, la
façon même dont les techniciens explicitent le raccord dans le
mouvement en est un exemple : le point correspondant à l'état du
mouvement à la fin du plan 1 doit être différent de celui correspon-
dant à l'état du mouvement au début du plan 2. On remarquera
d'ailleurs que cette règle est une excellente illustration du postulat de
Dedekind concernant la différence entre le continu et le discret
(dense) : diviser un mouvement continu en deux intervailles (deux
plans) implique que ces deux plans aient deux frontières distinctes. A
partir de là, on peut d'ailleurs préciser que dans ce que Metz appelle
la scène, les plans sont des intervalles temporels adjacents ayant
des frontières distinctes, ce qui veut dire qu'il n'y a pas temps « con-
tinu », mais temps « dense ».
On peut résumer les différents raccords dans le mouvement de la
façon suivante :
(sortie de champ < fin de 1) et (entrée de champ > début 2)
(sortie de champ < fin de 1) et (In champ d 2)
(In champ d 1) et (entrée de champ > début 2)
(In champ d 1) et (In champ d 2).
Par rapport aux notions de point et d'intervalle, dans la première
ligne, les relations sont entre points, dans la seconde, entre points
pour la première partie et entre point et intervalle pour la seconde,
pour la troisième, entre point et intervalle pour la première partie et
entre point pour la seconde, et enfin entre point et intervalle pour les
deux membres de la dernière ligne.
219

Il reste, bien entendu, à savoir à quels types de relations


temporelles correspond « e t » . Avant d'examiner cette question, je
rappellerai les contraintes sur R (x,y), où x et y sont des points ou
des intervalles, proposées par Tsang (1987) :

X Y relations possibles

intervalle intervalle ( < m o fi di s = si d f oi mi > )


intervalle point (< fi di mi >)
point intervalle (< = >)
point point (< m d f >)

On peut maintenant essayer de déterminer quelles sont les


relations temporelles entre les plans raccordés dans le mouvement.
Pour ce faire on commencera par rappeler qu'un plan est un inter-
valle qui se termine en un point, la relation entre cet intervalle et ce
point étant alors fi. On dira bien sûr qu'il commence aussi en un
certain point; mais, si l'on suit Tsang, dans ce cas le point touche
l'intervalle (m).

Dans la première configuration, le point qui correspond au début


du second plan précède celui correspondant à l'entrée dans le
champ; le problème est bien entendu de savoir si le point qui finit 1
peut être égal à celui qui commence 2. On appellera ces points f 1 et
d2, quant à ceux correspondant à l'entrée et sortie de champ, on les
appellera s et e; le mouvement peut être représenté par un vecteur.
On aura alors :

X XX X >
s f1d2 e

et rien ne permet d'interdire que f 1=d2, mais s < e; autrement dit il y a


disjonction entre la fin du mouvement représenté danns 1 et le début
de celui représenté dans 2.

Dans la deuxième configuration, on aura alors s < f1, mais e < d2:

X X X X >
s f1 e d2
220

On peut remarquer que rien n'interdit de placer e avant f 1 , la


seule contrainte étant que f 1 < ou = d2 et que s < ou = e. On pourrait
alors avoir :

XX XX >

se f1d2

La troisième configuration correspond à :

X X X X >

f1 s d2 e

où là encore f 1 < ou = d2 et s < ou = e, ce qui permet :

XX XX >
f1d2 se
Pour la quatrième configuration, on aura :
X XX X >

f1 se d2

où là encore s < ou = e.

On peut résumer tout cela de la façon suivante :


1) (s < f1) < (d2 < e)
2) (s < f1) m (d2 < e)
3) (s < f1) < (d2 > e)
4) (s < f1) m (d2 > e)
5) (s > f1) < (d2 < e)
6) (s > f1) m (d2 < e)
7) (s > f1) < (d2 > e)
8) (s > f1) m (d2 > e)
Si l'on se souvient que f1 et d2 sont respectivement la fin et le
début d'un intervalle temporel et que s et e sont respectivement
inclus ou non dans les intervalles 1 et 2, on peut alors avancer que,
quand s est inclus dans 1 et e dans 2, les intervalles sont fermés et
que sinon ils sont ouverts. En représentant un intervalle fermé par
< > et un intervalle ouvert par > < , on aura alors :
221

1) — x > < x >


s f1 d2 e

2) x >< x >
s f1d2 e

3) x > x > >


s f1 e d2

4) x x >> >
s e f1d2

5) < x < x >


f1 s d2 e

6) << x X------->
f1d2 s e

7) <—x — x —> >


f1 s e d2

8) < > >


f1d2

Il peut paraître y avoir un problème avec 8); cependant comme s


et e sont des points, on peut penser qu'alors s = e et que, dans ce
cas, il n'y a pas d'intervalle entre les deux plans (il n'y a qu'un instant,
sans durée). De même, en ce qui concerne 2), on peut dire de f 1 et d2
sont des points distincts, mais qu'il n'y a pas de durée entre les deux.
Au sens strict, cependant, m ne tient que pour 4) et 6).
222

L'utilisation des notions d'ouvert et de fermé peut paraître ici,


problématique, notamment en ce qui concerne 2) et 8). De fait, O.
Bachler (1985), dans sa thèse, considérerait 2) comme succession
d'intervalles ouverts et 8) d'intervalles fermés. Le critère qu'elle uti-
lise n'est pas le même qu'ici; pour elle, 2) serait ouvert dans la
mesure où le mouvement ne s'arrête pas dans l'intervalle temporel du
plan et 8) serait fermé dans la mesure où le plan s'arrête avant la fin
du mouvement.

J'essaierai de montrer tout à l'heure que l'utilisation faite ici des


notions d'ouvert et de fermé permet notamment d'expliciter la rela-
tion de chevauchement entre intervalles. Par ailleurs, le problème
soulevé par la formulation d'O. Bachler me semble être surtout lié au
fait que les relations temporelles construites dans les raccords dans
le mouvement impliquent l'interprétation de relations spatiales. Ainsi,
dans 2), si 1 m 2, l'espace dénoté par 1 doit être disjoint de celui
dénoté par 2. Autrement dit, si 1 et 2 sont interprétés comme joint,
c'est que quand finit 1 le personnage est interprété comme étant à un
point dans l'espace (hors-champ) correspondant à celui où il est au
début de 2 :
1 2
) x (
s f1 =d2 e

Dans le cas de 8), le point dans l'espace correspondant à l'endroit où


est x à la fin de 1 (f1) est inclus dans le champ de 1 et appartient à
l'espace dénoté par 2 et le point dans l'espace où est x au début de 2
(d2) appartient à celui dénoté par 1. Du point de vue spatial, il y a
chevauchement entre 1 et 2 et le personnage n'est jamais hors-
champ. Si f 1 est interprété comme égal à d2, ou si tout du moins il n'y
a pas d'intervalle temporel entre les deux, il n'y a alors pas de points
s et e (de point correspondant à l'entrée et à la sortie de champ), on
aura alors :
2 1
( x )
d2 f1

Pour ce qui concerne 4) et 6), si les intervalles temporels sont joints,


e=s a un correspondant spatial qui est un point appartenant respec-
tivement au champ de 2 et de 1.
223

IV. Alternance et chevauchement temporel


Je n'ai pour l'instant parlé que d'intervalles et de points tempo-
rels. Or, dans un film, à ces intervalles temporels, correspondent des
événements.

Pour commencer, je reprendrai l'exemple de North by northwest


évoqué plus haut, qui peut être résumé comme impliquant deux
événements : 1) Thornhill (T) se rase dans les lavabos de la gare; 2)
Eve Kendall (K) téléphone à Léonard (L) dans le hall de la gare. Le fait
que T soit déjà en train de se raser dans le premier plan de 1) et que
K soit déjà en train de téléphoner quand commence 2) signifie que
ces deux événements sont ouverts au début (n'ont pas de point de
départ explicité). Si l'on prend en considération que le premier plan
de 1 (pl1/1) précède le premier plan de 2 (pl2/1), on peut déjà
avancer que ce qui est représenté dans pl2/1 > le contenu de pl 1/1.
Mais, dans la mesure où, intuitivement, on dirait que T continue à se
raser pendant l'intervalle pl2/1, qui, de plus, étant ouvert dénote un
événement ayant déjà commencé, on aura alors chevauchement 1 o
2. Autrement dit, à la configuration pl 1/1 m pl2/1 est associée
l'interprétation sémantique e1 o e 2 :

I l l

pl1/1 pl2/1

e1

e2
La relation entre ces deux représentations est maintenant relati-
vement simple; pl 1/1 et pl2/1, en tant que plans ayant une certaine
durée filmique sont des intervalles fermés, interprétés comme
représentant des intervalles ouverts.

Michel COLIN
Un principe monadologique
pour la
représentation des connaissances

1. Je partirai de la considération que le monde du sens est compa-


rable à un univers kaléïdoscopique toujours en mouvement, multipli-
cité d'«éclats» : fragments, facettes, que l'on peut rattacher à divers
«être à définir»; j'emprunte cette conception diffractante du sens
aux univers mythologiques étudiés par Lévi-Strauss (1964-1971),
peuplés de tels êtres qualifiables par leurs aspects, leurs compor-
tements, les statuts sociaux qu'on leur prête métaphoriquement (cf.
« le jaguar, maître du feu»).

1.1. Ces éclats (au sens où eidos signifie en grec aspect et forme)
constituent ce que j'appelle une « aspectualité», soit autant de
singularités liées caractérisant un objet ou phénomène.
Exemple : le « feu ».
Nous pouvons saturer le sens de ce phénomène au moyen des
singularités suivantes :
«flamme» «cendre» «étincelle, brandon, éclair» «calcina-
tion » « substance inflammable » (bois, étoupe,...).
Tous ces aspects constituent ensemble une conjonction-
disjonction comme processus temporel, une présence virtuelle ou une
virtualité actualisable sous tel et tel de ses aspects.
226

2. Au phénomène signifié globalement correspond ainsi un groupe-


ment de singularités signifiantes (cf. saillances perceptives) définies
différentiellement les unes par rapport aux autres. C'est la formation
d'une variation sérielle à nombre limité d'états repérables, définis-
sant une autonomie de fonctionnement : quelle que soit l'ampleur du
phénomène, son contexte (brasier, foyer, four), le phénomène passe
par un certain nombre d'étapes singularisables.
Cette classification par aspectualités, je l'appelle un templum
comme lorsque les Anciens définissaient un principe de repérage
augurai en gauche et droite, haut et bas - principe d'un découpage
céleste, d'une fiction révélatrice d'un sens comme montage abstrait.

2 . 1 . Voici comment je représente géométriquement ce templum :


cette variation sérielle est définie par la donnée de trois singularités
majeures.
Par exemple : « substance
«flamme - cendres»
inflammable ».
Ces trois singularités forment une opposition triadique (irréduc-
tible à une binarité), semblable à celle que nous avons chez Ch. S.
Peirce entre «index - icône - symbole», caractérisant variablement
le Signe.
On peut placer ces trois singularités aux extrémités d'un tríscèle
qui, par dualité, donnent les trois sommets d'un triangle complémen-
taire.
Par exemple : «étincelle, brandon - fumée - calcination».
Ces trois autres aspects sont médiateurs par rapport aux pré-
cédents, le tout donnant la forme d'un hexagramme dans lequel le
sens des liaisons, comme consécution et/ou adjacence, est pertinent
227

Ce schéma constitue un spatium mental basé sur des liaisons


associatives, ou implications faibles, du type «si... alors», non pas
unique mais plurielle; non pas, si A alors B, mais, si A alors -B-C-D-,
tous ces aspects étant associables virtuellement.
Ce tout est défini par la donnée de deux termes complémentaires
(disons, et non ), comme lorsque le blanc subsume optiquement
toute espèce de couleur; ces deux méta-termes (puisqu'ils sont
supérieurs aux précédents) constituent l'axe catégoriel d'une varia-
tion, en étant son «caput variationis»; par exemple, «présence
ou absence de feu ».

2.2. Ce schéma est aussi un principe d'atomicité de la signification


car je peux concevoir une pluralité de phénomènes cooccurrents : le
«feu» est associable à la «lumière» (terrestre et céleste; diurne et
nocturne), à la «chaleur»; il peut être circonscrit (foyer, four) ou non
(brasier, embrasement); il peut être objet d'une possession ou d'une
privation; il peut devenir un opérateur de médiation entre la Nature et
la Culture comme dans la cuisine, la métallurgie; inversement, le
«feu» peut être opposé à l'«eau», comme par ailleurs, il peut être
neutralisé dans l'enceinte du four du potier, fait d'argile, et renvoyant
au complexe chtonien liquide et solide. Etc.
Nous obtenons dès lors un réseau associatif basé sur un jeu
d'inférences entre les divers aspects cooccurrents, non seulement au
sein d'un tern plum, mais entre plusieurs.
Un templum n'est ainsi qu'une «entrée» dans une probléma-
tique.

2.3. Ordonnons notre mode d'analyse :


Nous avons, à la base, une somme de templums comme autant de
variations sérielles locales, à caractère empirique par exemple;
comme topologie indépendante d'une quelconque forme d'association
entre eux.
Le réseau comme série associative par inférences de templum à
templum, comme distributeur d'anaphoricité (rappels, renvois par
présupposition, sous-entendus); cette notion sérielle de l'association
deviendra plus tard le «parcours thématique» caractérisant des
séries mythiques en tenants et aboutissants.
Prenons l'exemple du «jaguar, maître du feu»; ce personnage
associe un templum «feu» avec un templum «maîtrise» renvoyant
à la distinction entre «labeur» et «oisiveté» (posséder le feu
nécessite ou pas un travail), «domptage» et «ludisme» (maîtrise de
228

de soi ou maîtrise de l'autre); «maître» s'oppose par ailleurs à


«gardien». Etc.
Le réseau comme série de séries, comme tabulation de sens
virtuels, fonde un univers de sens possibles : une réserve de sens.
J'obtiens ce que Leibniz appelait une entr'expression définitionnelle
comme jeu de rapports entre différents niveaux d'analyse, empiri-
quement et théoriquement.

2 . 3 . 1 . Empiriquement, nous avons ce qu'on peut intituler un


«paysage mental» comme dans le tableau I ci-après, formant un
syncrétisme, puisque tous ces phénomènes «se tiennent mutuel-
lement», dont on peut extraire une multiplicité de rapports, une
diversité morphologique et écologique, à la base de la notion de
mythe, selon Lévi-Strauss.
« Paysage » et « territorialité » sont deux syncrétismes distincts.
Tous ces templums sous-jacents sont à la fois autonomes
comme « entrée » dans une description, et interdépendants puisque la
spécification de chaque phénomène dépend des autres facteurs
concomitants. Par exemple : le «couvert végétal» (entre désert et
forêt vierge) dépend de la latitude et de l'altitude, du régime des
pluies, des types de sol; la causalité qui les lie n'est pas simple mais
multiple, en boucle.
Cette notion de «paysage» est donc distincte de celle d'une
«genèse», bien qu'elle comporte des «lignes de force» (cf. corres-
pondant à des grandes régularités) qui l'architecturent en phéno-
mènes majeurs et secondaires.
Chaque templum peut enfin donner naissance à d'autres par
approfondissement d'un des niveaux du découpage; ainsi à la
morphologie de l'arbre - type parmi d'autres du végétal - on peut
adjoindre celle de la feuille, celle du tronc entre cœur et écorce; etc.,
il y a un phénomène de focalisation descriptive.
Généralisons cette procédure; comme autre mode de ras-
semblement affinitaire de templums, nous pourrions avoir les «lieux
du corps» (anatomies et physiologies comparées dans lesquelles
sont codés beaucoup de phénomènes), les «règles de la parenté»,
les «principes techniques»; nous obtenons autant de domanialités
fédératives, que l'on croisera par la suite.
229

TABLEAU 1

Règnes :
minéral - végétal - animal

Spécifiquement :
morphologie végétale

Différenciation végétale
(arbres, fougères, mousses,...)

Couvert végétal Types de nuage

Latitude et altitude, Pluie, évaporation


variation saisonnière

Terrestre/ céleste Reliefs :


mont, vallée

bassin fluvial,
réseau hydrographique

rivière :
lit, morphologie de flux

2.3.2. Considérons toujours le thème du paysage décrit par le


tableau I; c'est une description (plus exactement : un ensemble de
«schémas descriptifs») qui présuppose la définition de ce qu'est
une classification, quelle que soit son domaine (ainsi de la distinction
première en «minéral, végétal, animal») :

- qualification des écarts différentiels (ce qu'opèrent les divers


tern plums);
- normalisation, ou calibration, ou régularisation, des individus
(objet ou phénomène);
230

- unicité de leur mode d'appartenance à une classification;


- clôture ou saturation par degrés d'abstraction en espèces et
genres (échelonnement de templums du concret vers l'abstrait).

Dans la notion de paysage considérée auparavant, l'échange


entre les éléments est le résultat d'une bonne classification. Mais
imaginez une démesure dans les cycles de reproduction : séisme,
déluge, embrasement, etc., etc., et toute I«économie» de ce
paysage se disloque. C'est le thème de la «monstruosité» (écolo-
gique ou morphologique; animale ou végétale) traitée dans tous les
mythes comme contrepoint à la classification.
Même chose à propos du normal et de l'unicité d'appartenance :
c'est le thème également mythologique du «décepteur», de l'animal
(le carcajou, par exemple) qui n'entre pas dans une seule classifica-
tion, et c'est aussi un «schéme d'action» parallèle : le «décepteur»
est le tiers terme entre l'«ami» et I'«ennemi»; à l'opposé, nous
avons le «traître» (rénégat, transfuge) qui est plus qu'un ennemi, car
«déloyal»; enfin le «complice», volontaire ou involontaire.
Toujours en termes d'action, nous avons le thème du normal et du
transgressif qui se rabat sur le précédent au regard d'une évaluation
négative; ceci nous amènerait aux rapports de I'«action» et de la
« passion ».
Tout ceci veut dire qu'au thème de la classification s'entrelace
celui d'une évaluation, ou en d'autres termes, à celui d'une aspectua-
lité (saillances perceptives) celui d'une axiologie (ce que nous avons
reconnu dans le personnage du «jaguar» contractant «feu» et
«maîtrise»).
Anthropologiquement, le thème de la classification est à la fois
celui d'un étalement (grille classificatoire, hiérarchie linnéenne) et d'un
croisement (individus renvoyant à une multiplicité syncrétique comme
l'animal ou la plante au XVIe siècle : non seulement à une zoologie ou
à une botanique mais aussi à une médecine, une astrologie, une
emblématique, un art culinaire (Foucault, 1966); d'une totalisation et
d'une détotalisation où l'on retrouve le caractère fragmentaire,
présence par facettes, de notre aspectualité originaire.
Le thème de la classification est ainsi indépendant des domaines
empiriques axquels elle réfère; on peut parler d'un «dispositif clas-
sificatoire», que l'on situera perpendiculairement aux divers
domaines, où sont introduits des mécanismes de l'analogie propres à
la définition d'écarts différentiels; de l'analogie on peut tirer la
métaphore comme contradiction d'une correspondance interdoma-
231

niale; on peut tirer la métonymie comme relation de partie à tout,


d'exemplaire à classe. Des mécanismes de conformation et de
déformation d'entités (normalité, monstruosité), de totalisation et de
détotalisation corporelle (anatomique) et territoriale, la classification
spécifiant des espaces-temps.
Enfin, en tant qu'échange entre Nature et Culture, Vie et Mort,
etc., elle exprime un rapport symbolique.

3. Nous venons d'établir une équivalence entre classification et


cognition : savoir c'est classer.
Ceci reste insuffisant tant que nous n'introduisons pas une
échelle d'instances (sous entendue auparavant) définissant un rap-
port plus large, «modes d'action sur le monde», sous la forme des
registres :

description -fabrication
action - judication
instances narration
affabulation

La description est ce dont nous avons parlé auparavant comme


présentation phénoménologique du monde.
La fabrication relève par contre de l'élaboration d'artefacts :
«édification», «ameublement», «vêtement», «récipient», «outils»
(soit autant de templums comme «entrées» dans cette probléma-
tique de transformation du monde).
L'action-judication (cf. la notion dénonciation au sens large)
constitue le pivot de cette hiérarchie d'instances; c'est par elle que
nous pouvons introduire le rapport attributif entre sujet et objet,
programme de quête et d'accomplissement que nous avons dans les
diverses analyses sémio-narratives; programme qui implique des
décisions, des évaluations alternatives, des révisions. Bref, d'un côté,
l'action-judication concerne un «socius» avec ses rôles, ses statuts,
ses institutions maintenant une pérennité; de l'autre, nous avons la
narration comme simulacre d'action (cf. un jeu théâtral) qui est
support d'une affabulation comme production de mondes imaginaires.
L'expression «affabulation» fait songer à l'illusoire, au peu
crédible; bref, aux yeux du sens commun, synonyme de fausseté.
232

Ce n'est pas dans ce sens que nous l'évoquons : le mythe forme


la parole de cette affabulation comme « mise en scène » de la société
et du monde, «représentation» que les hommes se donnent à eux-
mêmes; on peut parler à ce propos d'une mimesis comme effet de
reverbération entre le monde naturel et la société humaine délivrant
dans un jeu de congruences entre leurs éléments respectifs les
assertions de croyance.
Prenons l'exemple fameux de la phrase «les Bororos sont des
aras» qui fit couler tant d'encre sur l'absence d'un quelconque prin-
cipe logique; phrase que nous traiterons non pas comme une propo-
sition logique mais comme un micro-univers de sens.
En fait, ce qui met ces noms en équivalence, c'est d'un côté le
plumage, de l'autre la parure (faite des plumes du volatile) et seuls les
hommes en sont les détenteurs (mais non les femmes). L'oiseau
représentant également une incarnation au-delà de la mort, on peut
donc dire que l'homme Bororo, à rencontre de la femme, a une âme
comme principe de cette réincarnation; il est du côté de la Culture
(parure, société des âmes) alors qu'elle est du côté de la Nature.
On pourrait toujours ajouter que s'opère finalement une mysti-
fication idéologique comme identification de l'homme et de l'animal (cf.
Bororo = ara) redonnant à la phrase son sens confusionnel comme
dans la transubstanciation chrétienne (cf. pain et vin = Jésus-Christ).
Revenons au sens de notre analyse : tous ces rapports peuvent
prendre place dans autant de templums qu'il est nécessaire : «pa-
rure vs nudité vs suaire», «bipède vs quadrupède vs poissons»,
« incarnation vs augure vs deuil », etc., je dispose ainsi actuellement
de plus d'une centaine de templums permettant de reconstruire une
certaine représentation du monde.

Indépendamment de cette forme équative imaginaire, l'affabula-


tion est aussi indissociable d'une spéculation théorique portée sur la
nature des éléments, leur statut causal. C'est le sens expérimental du
mythe comme questions soulevées et réponses apportées faisant
dire à Lévi-Strauss que cette parole mythique comporte une ratio-
nalité semblable à la nôtre mais traduite dans des termes distincts. Le
mythe est un experimentum intellectuel spéculant sur les qualités,
les formes, les rapports antithétiques. Nous retrouvons là le thème de
la classification en lui ajoutant le sens d'une origine et d'une fin, d'une
familiarité et d'une étrangeté (cf. mondes de Tailleurs) qui font de ce
mythe un jeu symbolique comme situation de l'homme dans le monde.
233

4. Conclusions
J'aimerai terminer cette présentation sur la nature du templum,
pierre d'angle de cet édifice.
Il est semblable à la monade leibnizienne comme atome (au-
tomate, cellule) défini de manière autonome tout en présupposant un
ensemble sous-jacent dans lequel il prend place pour être interpré-
table; nous l'avons constaté à propos de la notion de «paysage».
Les écarts différentiels sur lesquels il fonctionne - qu'ils relèvent
d'une aspectualité ou d'une axiologie - ne sont pas semblables au
fonctionnement des traits distinctifs figés dans des matrices taxino-
miques se rapportant à la définition d'un lexique. Si nous avons bien
un dictionnaire de templums, ce n'est pas tant l'aspect énumératif et
arbitraire des entrées lexicales qui importe que leurs renvois mutuels
des uns aux autres. Cette circularité sous-jacente, ce «jeu du
dictionnaire» présenté comme définitionnel mais qui est en fait
interprétatif par rapprochement, correspond bien à un principe
monadologique que nous opposerons ici à un principe génératif (1) :
alors que dans ce dernier on opère à partir d'axiomes premiers
développés par règles de dérivation, puis des règles de conversion
de niveau à niveau, cheminant ainsi du simple au complexe (ou du
profond au superficiel), dans le premier, nous avons une totalité
donnée d'emblée (dont nous ne nous soucierons pas du mode
d'émergence) et c'est à partir de cette multiplicité active et passive
qu'un réseau d'inférences peut être établi selon les niveaux d'instan-
tiation exposés auparavant.

Notons à leur sujet qu'il ne s'agit pas d'une hiérarchie mais d'une
hétérarchie puisque «description» et «affabulation» peuvent se
boucler l'un sur l'autre.
Si dans le principe génératif le problème central est celui de la
conversion de niveau à niveau (avec l'enrichissement que cela pré-
suppose à chaque passage : d'où vient-il, puisque le contexte ne peut
intervenir?), dans celui d'une monadologie, nous rencontrons le pro-
blème d'une divergence au sens où la totalité étant donnée, du
nouveau apparaît à son insu. Sinon, il n'y a pas d'événement; rien ne
bouge, au sens où le temps n'est qu'une reproduction intégrale. C'est

(1) Je dois à la grande perspicacité de J.F. Bordron de m'avoir ouvert les


yeux sur cette différence fondamentale entre principes monadologique et génératif
(Bordron, 1982). Qu'il en soit ici vivement remercié.
234

sans cesse dans la recherche d'une harmonie, d'un accord/ désac-


cord nécessaire que se maintient l'ensemble du réseau sous tension.
De ce point de vue, la contradiction n'est pas un défaut mais le pivot
mobilisateur d'une dialectique - aspect caractéristique des mythes
qui ont à résoudre des contradictions sociales - ou bien de la classi-
fication, dont l'envers est une monstruosité.

En conclusion, la notion de templum mobilise les fonctions sui-


vantes :

- fonction heuristique comme recherche et stigmatisation d'un


domaine restreint de connaissance que l'on associera à d'autres par
pavage; le templum comme jeu de contraintes oblige à apparier des
termes dont la position (non permutative) les définit différentiellement;
- fonction herméneutique, comme mise en rapport, rap-
prochement congruent ou incongru dans la notion de «parcours
thématique» (série de templums transformant un ou des rapports
isotopes);
- fonction symbolique comme confrontation entre la structure
sociale et la structure mythique où l'on retrouve les principes d'une
« vision du monde » comme savoir et légitimation d'un état de chose.

Pierre BOUDON
Université de Montréal (Canada)
Achevé d'imprimer le 20 février 1991
à la Faculté des Lettres et des Sciences Humaines de Limoges
Dépôt légal : février 1991
N° d'ordre dans la série des travaux de l'Imprimeur : 064

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