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de l'Evolution de l'Humanité
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de l'Evolution de l'Humanité
Philippe Sellier
Pascal et
saint Augustin
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Northwestern
University Library
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PASCAL ET SAINT AUGUSTIN
- Bibliothèque de
« L'Evolution de l'Humanité »
DU MÊME AUTEUR
PASCAL
ET
SAINT AUGUSTIN
ALBIN MICHEL
Bibliothèque de « L'Évolution de l'Humanité»
Non
& A 4
22e
\2) ) )
Première édition :
Librairie Armand Colin, 1970
Une ample partie des grandes œuvres littéraires qui illustrent le règne
du Roi-Soleil baigne dans le clair-obscur. Cet assombrissement de la
littérature, après l'âge de Comeille et du roman héroïque, on l'avait depuis
longtemps constaté. Mais on parvenait mal à l'expliquer. On donnait toute
son importance à la transmutation des textes de l'Antiquité païenne, à
l'influence de l'Italie et de l'Espagne, à la séduction de Montaigne, à
l'affinement de la langue avec Malherbe, Guez de Balzac et les maîtres de
la traduction (Amyot, Amauld d'Andilly, Perrot d'Ablancourt, Lemaître de
Sacy). Mais l'université, laïque, sous-estimait gravement Yimprégnation
religieuse de toute la culture. Ainsi l'édition magistrale donnée par Albert
Cahen des Aventures de Télémaque (1920), exceptionnelle dans la décou
verte des inspirateurs païens de Fénelon (Homère, Sophocle, Platon,
Virgile, Ovide), se révélait d'une étonnante indigence a propos du modèle
le plus actif, la Bible. Si on méconnaissait à ce point le socle chrétien d'une
épopée composée par un archevêque, comment attendre plus de clair
voyance à propos d'écrivains apparemment tout profanes comme la
Rochefoucauld ou Mme de Lafayette? Encore la Bible avait-elle suscité,
à propos de quelques auteurs manifestement catholiques, de rares études :
l'une du père de La Broise sur Bossuet en 1890, l'autre de Jean Lhermet sur
Pascal en 1930. Mais l'influence alors inouïe du plus grand des Pères, saint
Augustin, échappait à presque tous les critiques.
C'est en 1951, à l'occasion du Congrès international des études françai
ses, qu'un des meilleurs spécialistes de Bérulle, le professeur Jean Dagens,
risqua une formule intrépide, souvent citée par la suite : « Le xvn" siècle
est le siècle de saint Augustin. » L'autorité exceptionnelle de l'évêque
d'Hippone sautait aux yeux de ce connaisseur de la littérature religieuse
d'une époque où, en France, un livre sur deux appartenait à la production
chrétienne (1,5 sur cent aujourd'hui).
On admirait alors la richesse foisonnante et l'éclat poétique du massif
des Œuvres conzplètes : 1 13 traités, 218 lettres, plus de 500 sermons.
Beaucoup croyaient en l'inerrance du docteur africain sur tout ce qui
touche à la théologie de la grâce, et par conséquent sur une large part de
l'anthropologie. Du fait de la théorie de la spécialisation des Pères, on était
persuadé que Dieu avait suscité et assisté un théologien particulier pour
II PRÉFACE
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Comment létendue, limportance de cet augustinistne littéraire ont
elles été redécouvertes? Le quasi-oubli ne commença vraiment à se
dissiper qu'au cours des années 1960. Certes en 1938 un professeur
IV PRÉFACE
Le célèbre fragment sur les deux infinis, avec son insistance sur le
vertige, l'absence de point fixe, orchestre cette « inconstance noire » :
« Nous voguons sur un milieu vaste, toujours incertains et flottants,
poussés d'un bout vers l'autre ; quelque terme où nous pensions nous
attacher et nous affermir, il branle et nous quitte [...]. Rien ne s'arrête pour
nous [...]. Notre raison est toujours déçue par l'inconstance des apparen
ces : rien ne peut fixer le fini entre les deux infinis qui l'enferment et le
fuient » 230).
On aura reconnu là l'un des thèmes fondamentaux de la sensibilité
« baroque », imprégnée d'augustinisme. Or, même après le triomphe du
classicisme, à partir de l'avènement de Louis XIV, un vaste sillage baroque
persiste dans la littérature. En témoignent en particulier les écrivains
augustiniens (Pascal, Bossuet) ou proches de Port-Royal. Un chef-d'œuvre
comme La Princesse de Clèves (1678) n'est rien d'autre qu'une admirable
« Vanité » littéraire. Peu à peu l'éclat de la Cour avec ses fêtes, son luxe, ses
parures, s'efface. Tout cela n'est qu’apparence, illusion, déception. Rien ne
dure, et surtout pas les amours. Le toumoi inscrit la mon au milieu de la
fête. Les retraites successives de l'héroïne la conduisent des intrigues de
la Cour à la solitude méditative : à l'instar de Marie-Madeleine, elle quitte
la vanité du « monde » pour le crâne et le sablier.
A ce sentiment de l'inconstance s'en tresse un autre, tout proche, sorti
tout droit de l'Ouverture des Confessions : l'inquiétude. Fecisli nos ad Te,
et inquietum est cor nostrum donec requiescat in Te. Selon la traduction
d'Amauld d'Andilly : « Vous nous avez créés pour vous, et [...] notre cœur
est toujours agité de trouble et d'inquiétude jusqu'à ce qu'il trouve son
repos en vous. » Les développements littéraires et philosophiques sur ce
sentiment sont si nombreux qu'un livre entier a pu leur être consacré, dont
une ample partie traite de l'époque Louis XIV (Jean Deprun, Philosophie
de l inquiétude au XVIII" siècle, 1979).
Si l'inconstance noire apparaissait comme un sillage du baroque, le
second thème, lui, caractérise le classicisme : « la démolition du héros »,
selon la formule heureuse de Paul Bénichou (Morales du grand siècle,
1948). Pendant une centaine d'années, le renouveau du stoïcisme avait
marqué toute une part des productions littéraires et philosophiques : des
Essais de Montaigne aux tragédies de Corneille et à la Correspondance de
Descartes. Au milieu du xvn‘ siècle se produit un basculement culturel : à
une littérature souvent confiante, optimiste succèdent l'orchestration du
soupçon, la dénonciation des apparences, la démystification. Le vieil idéal
héroïque cher à l'aristocratie part en lambeaux. Paul Bénichou voit dans
le salon de la marquise de Sablé le foyer principal de cet incendie
anti-stoïcien. Or l'hôtel de Sablé, sis au premier étage du monastère de
Port-Royal de Paris, accueillait Pascal, La Rochefoucauld, Mme de
PRÉFACE IX
Philippe SELLIER
Professeur à la Sorbonne
(automne 1994)
AVANT-PROPOS
C'est vers des terres inconnues que l'auteur de cette étude s’embarqua
en 1962, quand il se proposa d'écrire un Pascal et saint Augustin. Il s'enten
dait assurer de toutes parts que le brillant polémiste des Provinciales était
en théologie un ignorantin, qu'il servait de simple secrétaire à Arnauld
et à Nicole. Evidemment ce physicien un peu jeunet ne connaissait rien
à la grâce et ne défendait Jansénius que par entêtement. Saint Augustin ?
Mais il ne l'avait jamais lu! Les florilèges, Montaigne, etc., lui avaient
fourni les textes qu'il en cite. « Vous vous précipitez à votre perte », me
répétait-on. On me plaignait. J'allais brillamment démontrer que Pascal
n'avait pas lu saint Augustin. Résultat considérable ! La critique historique
retient parmi ses objectifs l'étude d'une œuvre en fonction de ses sources.
J‘innovais: j'allais éclairer les Pensées par leur absence de source.
Des voix isolées pourtant me redonnaient quelque courage : M. Pintard,
qui m'avait aidé à concevoir ce travail; le Père Y. Congar, qui m'assurait
que Pascal était un disciple d'Augustin, et plus encore, lui semblait-il, de
Bemard de Clairvaux; le Père Julien-Eymard d'Angers, auteur d'un court
«Essai sur l'augustinisme des Pensées »; Mlle A.-M. La Bonnardière qui,
partant des textes d'Augustin sur les Juifs, me disait penser souvent à
Pascal.
Bientôt la fréquentation constante des deux œuvres me conduisit de
découverte en découverte. Les écrits pascaliens devenaient le lieu d'une
épiphanie augustinienne. Telle « Pensée » fameuse n'était que le raccourci
éclatant d'une sentence du Maître, conformément à l'esthétique de l'imi
tation originale; telle phrase latine, qu'on avait crue composée par un
Pascal bilingue, n'était qu'un fragment d'Epistula et ne s'expliquait que
dans son contexte d'origine Mais surtout, l'ensemble de la pensée
pascalienne révélait dans son auteur un des plus grands théologiens de
la lignée augustinienne. Une foule de questions - existence de Dieu, pro
blème de la «nature», etc. - demeurées sans réponse parce qu'elles
étaient mal posées (on prétendait par exemple juger Pascal du haut du
thomisme), trouvaient leur solution.
Théologien, et non philosophe, Pascal se refusait le droit d'innover
et ne reconnaissait que «l'autorité de l'Ecriture et des Pères». Car la
théologie « recherche seulement de savoir ce que les auteurs ont écrit Il
faut nécessairement recourir à leurs livres Il n'est pas possible d'y
rien ajouter» (Préface pour le Traité du vide). Fixiste, Pascal ne se
proposait que de revivre et de repenser un certain donné: la théologie
n'était à ses yeux que reprise originale.
Pour comprendre cette pensée réputée difficile, la meilleure méthode
est donc suggérée par l'auteur lui-même. Loin d'être apparue soudain
tout armée et casquée, comme la Minerve de la légende, la vision pasca
lienne du monde s'est constituée peu à peu, dans la fidélité à la Tradition
6 AVANT-PROPOS
’
Létude de ce milieu reste à faire. Ici, je me propose seulement de mettre
en lumière la lecture pascalienne de saint Augustin. S'il a été marqué
par Jansénius ou Amauld, Pascal, en définitive, se réfère toujours à la
source commune : les six in-folio des Œuvres complètes. Je m'attache donc
à ce qui constitue le résultat d'une éducation, de la lecture des commen
taires, de conversations, de travaux en équipe, mais peut-être plus encore
de la méditation personnelle: une manière originale de comprendre et
d'utiliser saint Augustin.
Comme Augustin, Pascal adopte un ordre d'exposition particulier,
«l'ordre du cœur», qui «consiste principalement à la digression sur
chaque point qui a rapport à la fin pour le montrer toujours » (fragment
298 - 283). Ainsi s'impose une vision unitaire de l'existence. Il m'a fallu ici
tenter de résoudre la quadrature du cercle: concilier l'ordre de l'esprit,
propre aux thèses, et celui du cœur. J'ai retenu le principe de vastes
chapitres, qui font apparaître aisément que chacun d'entre eux pourrait
englober à peu près tous les autres. Dans « Le Mystère d'Israël », pour
reprendre l'exemple déjà cité, il est facile de montrer que se trouvent
engagés l'opposition entre les hommes sans charité et les saints, la théo
logie de la grâce, les mystères du temps, de la transparence, de l'accès à la
foi De là un jeu perpétuel, et nécessaire, entre des ébauches ou allusions
à un thème et le développement complet de ce thème dans un autre
chapitre. S'il est déjà question des miracles à propos des Juifs, puisque
les « signes » réalisés par le Christ ont « partagé » ce peuple, la théologie
du miracle ne sera traitée tout au long que dans le chapitre « Théologie
et apologie». Peut-être qu'ainsi la rigueur et la vie prenante des écrits
pascaliens seront sauvegardées ensemble ?
Enfin, cette étude ne saurait être considérée que comme un défriche
ment. J'ai mis dix-huit mois entiers à lire de près le monument augustinien,
dans la première phase de mon travail. Il a fallu ensuite bien des relectures.
Avec une hardiesse que j'espère calculée, j'ai traité dans tel chapitre de
problèmes qui ont suscité des milliers de volumes: celui de la grâce par
exemple! Ma tâche a cependant été facilitée par la règle que je me suis
imposée de demeurer dans l'univers augustinien de Port-Royal. Il s'agissait
pour moi de lire saint Augustin avec Pascal, et non avec les innombrables
commentateurs qui se sont succédé depuis le xvn’ siècle. J'ai cherché
à « attraper » l’augustinisme du groupe jansénien et à manifester la
cohérence inteme de la lecture pascalienne d'Augustin. Néanmoins, même
dans ces limites, le travail est à poursuivre. Il suflit d'utiliser la caméra
autrement pour que surgissent des monographies: La raison chez Pascal
et Augustin; L'Eglise...; L'« Apologie » et le « Contre Fauste »; Bible
augustinienne, Bible pascalienne, etc. La présente étude ne constitue qu'un
panoramique. Un certain nombre de «plans américains» et de «gros
plans » demeurent à réaliser.
i
fi
2. Les références sont données en notes, ainsi que toutes les citations
parallèles destinées à montrer que tel thème est fréquemment étudié chez
l'un ou l'autre des écrivains.
Pascal raillait les auteurs qui disent « mon » livre. Celui-ci doit beau
coup, non seulement à l'armée de travailleurs qui a créé les magnifiques
éditions d'Augustin et de Pascal, mais aussi à quelques maîtres. Une heure
de conversation apprend souvent bien plus que des journées de recherches
érudites, et Montaigne avait bien raison de préférer aux fébriles lectures
la « conférence ».
Pendant plus de dix ans M. René Pintard m'a prodigué encouragements
et conseils. C'est lui qui m'a aidé à délimiter mon domaine de recherches,
alors que j'allais faire naufrage dans un océanique projet : Pascal dans la
pensée chrétienne (je rêvais d'opposer l'auteur des Pensées aux Pères
grecs...).
A la Fondation Thiers, la bienveillance de M. le Doyen Davy m'a fourni
les loisirs sans lesquels la lecture attentive d'Augustin, de Jansénius,
d'Amauld, de Pascal, etc., n'aurait peut-être jamais été possible.
AVANT-PROPOS 9
ME‘
Préface historique et critique du t. X des Œuvres d'Arnauld (éd. de Iausanne),
5 3, p. LXXXrv, cite un passage de l'Histoire littéraire de la Congrégation de Saint
_'>"<:-‘
Maur, p. 68, où la lucidité d'Arnauld apparaît pleinement: « Après la paix de l'Eglise, qui
se fit en 1669, ce docteur [Amauld] fut à l'abbaye de S. Germain des Prés demander
à voir un manuscrit de saint Augustin. En cherchant ce qu'il voulait examiner, il dit que
les docteurs de Louvain étaient très estimables d'avoir revu les ouvrages de saint Augustin
et de les avoir fait imprimer avec plus tïexactitude qu'ils ne l'avaient été auparavant;
mais qu'il manquait beaucoup à ce travail; que ces docteurs n'avaient vu qu'un petit
nombre de manuscrits de Flandres; qu'on pourrait donner un meilleur ordre aux ouvrages
12 INTRODUCTION
de ce Père; que la confusion où étaient les pièces ôtait une partie du plaisir qu'on avait
à les lire; qu'une nouvelle révision serait une entreprise vraiment digne de la congrégation
de Saint-Maur... ». Si elle est exacte, l'anecdote ferait d'Arnauld l'initiateur de l'édition des
Mauristes - Voir aussi la Préface d'Arnau1d à sa traduction du De vera religione, en 1647
(Œuvres, XI, 662). Ce qui ne l'empêche pas d'écrire dans la Préface à sa traduction du De
moribus Ecclesiae, en 1644: « J'ai suivi dans cette édition latine les exemplaires corrigés par
les Docteurs de Louvain, comme étant les plus corrects par le consentement de tout le
monde » (Œuvres, XI, 532).
2. On trouvera des éléments pour l'histoire des Opera omnia düàugustin dans J. de
Ghellinck, Patristique et Moyen Age, t. llI, Paris, 1948, p. 339-475; P. Petitmengin, «A
propos des éditions patristiques de la Contre-Réforme: le Saint Augustin de la typographie
Vaticane », in Recherche: augustiniennes, Paris, 1966, t. 4, p. 199-251.
INTRODUCTION 13
6. Vie de Jacqueline Pascal, par Gilberte (Br., I, 152). Dom Ch. Clémencet indique
que le premier ouvrage de Jansénius lu par la famille fut le Discours de la réformation
de l'homme intérieur, publié à Paris en 1640 (66 p. in-16), et traduit en 1642 par R. Arnauld
d'Andilly (Histoire générale de Port-Royal, Amsterdam. 1755-1757, t. III, p. 412). Pascal lut
aussi, à une date indéterminée, le Tetrateuchus sive commentarius in sancta Jesu-Christi
Evangelia, suivi de la Series vitae J.-C. iuxta ordinem temporum (Louvain, 1639, Paris,
1643 et 1655). Arnauld voyait dans cet ouvrage le meilleur commentaire des évangiles qui
ait été fait depuis plusieurs siècles (Ch. Clémencet, Histoire littéraire de Port-Royal, l, 1868).
Pascal s'en inspire constamment dans son Abrégé de la vie de Jésus-Christ (Br., Xl).
7. Voir notre chapitre « La grâce souveraine». Si Pascal n'avait pas connu à fond
1'Augustinus, les deux demières Provinciales n'aimaient pas été écrites. Voir aussi la
Première Provinciale (éd. Cognet, p. 7). Une étude des sources de la Lettre‘ sur la mort
d'Etienne Pascal (oct. 1651) mettrait en lumière l'influence de llAugustinus et celle de
Condren. Dès le 26 janvier 1648, Pascal raconte dans une lettre à Gilberte une entrevue
avec M. de Rebours: ‘ Je lui dis avec ma franchise et ma naïveté ordinaires que nous
avions lu leurs livres et ceux de leurs adversaires; que c'était assez pour lui faire entendre
que nous étions de leurs sentiments » (remarquer le nous).
8. ’ Il ne s'appliquait plus qu'a la lecture de l'Ecriture Sainte et des Pères de l'Eglise ’
(Manuscrit Lamy, cité par J. Mesnard, I, 733).
9. Eloge anonyme d'Etienne Pascal, cité par J. Mesnard, l, S13. Voir aussi les manus
crits Lamy et Durand (Mesnard, I, 728 et 722).
10. Mémoires dT-lermant, éd. Gazier, V, 87 (cité par J. Mesnard, I, 935). Jacqueline
entra à Port-Royal le 4 janvier 1652.
11. Ph. Sellier, Pascal et la liturgie, Paris, P.U.F., 1966.
INTRODUCTION 15
12. Lettre du 26 janvier 1648. Voir Serm. 90 - Sirmnnd 14, n. 6: « Duae sunt in homine
uno, charitas et cupiditas»; De gratia Christi, 20, n. 21: « Aliud est enim charitas radix
bonorum, aliud cupiditas radix malorum », etc.
13. Il s'agit de l'Epist. 243-38. Uaugustinisme de ces lettres apparaîtra de mieux en
mieux à mesure qu'on avancera dans les chapitres de cette étude. Nous avons choisi
une progression thématique, non chronologique.
14. MM. Deloffre et Rougeot nous ont indiqué que l'analyse stylistique du Discours
contraint également à conclure qu'il n'est pas de Pascal.
15. Ed. Courcelle, PP. 10-11.
16 INTRODUCTION
16. Œuvres complètes, dans l’« Intégrale » du Seuil, p. 640, fr. 1002, n. 3 (souligné par
nous).
17. « M. Nicole fait gloire de copier jusqu'à ses défauts » (extrait de l'Histuire secrète
du iansénisme, de Brienne, cité par J. Mesnard, I, 906).
INTRODUCTION 17
18. Traduction Joncoux, 1699 (Br., Vll, 65-70). On pourra lire un autre témoignage
d'admiration de Nicole, disciple de Pascal, dans la Préface du Traité de la grâce générale
(citée par Br., XI, 100-102).
19. D'après la Relation Vullaiit (Br., V11, 63), Boileau demanda un jour de Pascal
‘ s'il était seul et si on ne l'aidait point. M. Amauld et M. Nicole ont dit qu'on l'aidait,
mais de cette sorte que quand il avait fait une lettre il la portait, la lisait devant eux
et s'il se trouvait qu'un seul de la compagnie n'en fût pas touché et qu'il dcmeurât morne,
quand tous les autres se seraient écriés, il la recommençait et la changeait jusques à ce
qu'elle fût au gré de tout le monde, que la 16‘ n'était pas toutc de lui, que d'autres y
avaient travaillé, et qu'aussi elle était un peu rampante, et ne se soutenait pas si bien que
les autres » (entendu par Vallant chez Amauld, le 4 lévrier 1674).
20. Dans cette édition l'index rerum comporte non seulement des titres, mais aussi des
sous-titres. Ainsi sous le titre » Christus » (dix-huit colonnes) se lit le sous-titre « Christi
nomina et otficia » (deux colonnes, où se rencontrent: « Hostia et sacerdos, tom. 10.680 b 1...
Rex et sacerdos, tom. 4. 153. a. 1 et 16J... Sacrificium, tomo 3. 387. a. 2. tomo 8. 53. d. 2... ».
On pense au fragment 608-766 et à son titre: « J.-C. offices ». Autre sous-titre de « Christus »:
« Figume et promissiones Christi ». Voir fr. 607 -766 et son titre: n Fig »... Il est clair qu'il
ne saurait plus être question d'étudier un thème pascalien sans se reporter a cet Index,
qui foumissait à Pascal l'accès le plus aisé au monument augustinien. L'édition de Louvain
est bien plus facile à utiliser que celles qui l'ont suivie, car chaque colonne (a ou b) est
subdixiséc verticalement en quatre parties (1, 2, 3, 4). Le lecteur qui cherche un dévelop
pement sur le Christ agneau est immédiatement renvoyé aux dix lignes qui en traitent.
L'usage des sous-titres est, lui aussi, fort agréable.
18 INTRODUCTION
21. Mémoires, III, ch. 40, n. 7 (cité par Lai, III, 54).
CHAPITRE I
LE CLAlR-OBSCUR DU MONDE
1. Voir Jean Rousset, La littérature de l'âge baroque en France, Paris, Corti, 1953.
Id., Anthologie de la poésie baroque française, Paris, Armand Colin, 1961, 2 vol.
FLUIDITÉ NOCTURNE nu MONDE 21
Uécoulement.
C'est une chose horrible de sentir s'écouler tout ce qu'on possède 7.
Il s'agit là, chez lui, d'un sentiment profond, qui s'exprime longue
ment dans les écrits les plus personnels. Toute la Prière pour le bon
usage des maladies oppose aux changements de la créature la stabilité
divine: « Le changement de ma condition n'en apporte pas à la
vôtre Vous êtes toujours le même, quoique je sois sujet au chan
gement fl. L'écrit Sur la conversion du pécheur montre l'âme
effrayée de l'écoulement vertigineux de tout:
7. Fr. 757-212.
8. Ch. 1.
9. De vera relig., 3, n. 3: « Sanandum esse animum ad intuendam incommutabilem
rerum formam, et eodem modo semper se habentem atque undique sui similem pulchritu
dinem, nec distentam locis, nec tempore variatam, sed unum atque idem omni ex parte
senlantem... Caetera nasci, occidere, fluere, labim» Cf. In Ps. 65, n. 11: «Omnis iste
ordo rerum labentium, fluvius quidam est»; Ibid., n. 12: « Resurrectio promittitur; ibi
caro nostra jam non erit flumen: flumen enim modo est, quando mortalitas est. Videte si
stat aliqua aetas n.
10. Ch. l: ’ Vous êtes toujours le même, quoique je sois sujet au changement». Cf.
Ps. 101, versets 26-28, où le poète oppose à la précarité du ciel la permanence divine: « [psi
peribunt, tu autem permanes Mutabis eos et mutabuntur, tu vero idem ipse es ».
FLUIDITÉ NOCTURNE nu MONDE 23
11. Cf. In Ps. 101, n. 8 et 10: « [8] Exiguitatem dierum mearum non aetemitatem dierum
meorum, annuntia mihi [10] In gzneratione generationum anni tui. Ideo ego de diebus
exiguis quaesivi, quia licet usque in finem saeculi durent mecum isti dies. exigui sunt in
comparatione dierum tuorum Sed qui anni tui ? Qui, nisi qui non veniunt et transeunt 7
Qui, nisi qui non ideo veniunt, ut non sint ? Omnis enim dies in hoc tempore ideo venit, ut
non sit; omnis hora, omnis mensis, omnis annus: nihil horum stat; antequam veniat, erit;
cum venerit. non erit. Illi ergo anni tui aeterni ».
12. In Ps. 136, n. 3. Pascal a paraphrase ou traduit des passages entiers de cette
Enarratio dans les fragments 545 - 458 et 918 - 439. Nous réservons pour notre chapitre « La
théologie de l'histoire» l'étude détaillée de ces « Pensées» et de leur rapport à leur
source.
13. Amauld, Réflexions sur le psaume 136 (Œuvres, V, pp. 1-18). Robert Angot (1581-1640)
en a donné une paraphrase en vers...
14. Fr. 545 - 458.
15. In Ps. 136, n. l; cf. fr. 545 - 458.
In Ps. 136, n. 2: « In ista Babylonia non cives habitamus, sed captivi detinemur ».
Pascal a développé souvent une telle vision; il évoque le « cachot » de ce monde: « Nous
devons nous considérer comme des criminels dans une prison toute remplie des images
de leur libérateur et des instructions nécessaires pour sortir de la servitude» (Lettre du
1* avril 1648, à Gilberte); « Un homme dans un cachot... » (fr. 163 - 2(1)); « ce petit cachot
où il [l'homme] se trouve logé, j'entends l'univers » (199 - 72; cf. îr. 434 - 199). Il comptait
donner de l'éclat à cette image, s'il faut en croire le fragment 164 - 218: « Commencement.
Cachet ».
24 LE CLAIR-OBSCUR nu MONDE
L'homme est devenu semblable aux vanités. A quelles vanités ? Aux temps
qui glissent et s'écoulent à ses pieds. On parle de vanités par comparaison
à la Vérité, qui demeure toujours et ne défaille jamais Toutes ces
réalités terrestres, éphémères, passagères... tout ce qui passe est appelé
vanités. Cela en effet s'évanouit, dans le temps, comme la fumée dans
les airs Qu'est-ce que votre vie? Une vapeur qui apparaît pour peu
de temps []acques, IV, 15] Que l'homme s'applique pendant les jours
où il vit dans l'ombre à accomplir quelque action qui lui mérite la dési
Tout
rable doit être s'il
lumière sujet
estdedans
crainte et de de
l'ombre gémissements,
la nuit, qu'ilcar la vie delel'homme
recherche jour
sur la terre n'est que tentation [Job, VII, l]. Aussi est-il dit: Tout le
jour je marchais dans la tristesse [Ps. 37, verset 7] Que l'homme cherche
Dieu dans la nuit, comme il est écrit: Au temps de ma tribulation, j'ai
cherché à tâtons le Seigneur, la nuit, en sa présence, et ie n'ai pas été
déçu [Ps. 76, verset 3] Jusqu'à présent nous sommes dans la nuit,
2. La pensée de la mort
la mort chaque jour 3°. Mais si ce jour est caché, il n'est pas loin 33.
Si les hommes, à l'approche de leur mort, pensent à leurs héritiers,
combien plus ils devraient avoir souci de leur âme; ils songent
aux êtres éphémères qui les suivent, mais non au but qui se propose
à tous les hommes:
Ah! si seulement on pensait à la mort. Mais on n'y pense qu'au moment
des funérailles, et l'on dit: « Le malheureux! Il était comme ceci, hier il
se promenait s, ou c Je l'ai vu il y a une semaine, nous avons parlé de ceci
et de cela; l'homme n'est rien ». Voilà ce qu'on murmure... Mais après
l’ensevelissement, cette pensée aussi se trouve ensevelie. Reviennent les
préoccupations porteuses de mort, l'homme oublie celui qu'il vient de
descendre au tombeau: lui qui va y descendre, il réfléchit à l'héritage, il
revient à ses mensonges, à ses rapines, à ses parjures, à son ivrognerie,
aux infinies voluptés de son corps, que je trouve non pas même destinées
à périr après avoir été épuisées, mais périssantes à mesure qu'on les
épuise 35.
36. « latet ultimus dies, ut observentur omnes dies» (Serm. 39 - 13 ex homiliis 50,
l, n. 1).
37. Serm. 154 - de verbis Apostoli 5, 10, n. 15: « Separatio mentis a carne quandoque
ventura est: propter brevitatem vitae nunquam longe est; propter quotidianos casus quando
sis, nescis... ».
38. Serm. 36! - de diversis 120, 5, n. 5.
39. Lettre sur la mort de son père (Br. minor, p. 101).
40. L'importance de l'eau dans l'imagination augustinienne frappe d'emblée. M. Jacques
Fontaine, dans une étude sur les Confessions, a montré qu'une forte majorité des images est
tirée de l'eau. Il cite Conf., X, 8, n. 10 : ’ Toi qui fais tourbillonner à tes fins les profondeurs
du torrent, le flux des siècles ordonné dans sa turbulence »; mais aussi « les flots des tenta
tions », « le tourbillon des turpitudes », « le bouillonnement des passions honteuses », « la pluie
de larmes»; voir aussi CanL, Xlll: les eaux purificatrices... Chez Pascal se rencontrent
parfois des tours nettement « baroques»: »Les rivières sont des chemins qui marchent
et qui portent où l'on veut aller» (717 - 17), tout comme les oiseaux sont de n vives et
volantes galères » (Martial de Brives, cité dans l'Antholugie..., de M. Rousset, I. p. 152) ou le
papillon une « volante fleur» (Perrin, cité Ibid., 154). En outre, aux yeux de l'apologisle.
l'homme est un « cloaque» (131 - 434), un cœur creux rempli d'ordures et d'eaux croupis
santes. Aussi tait-il allusion dans le Mémorial à une image de Jérémie : « Ils m'ont aban
donné, moi la Source d'eau vive, pour se creuser des citernes fissurées, qui ne tiennent
pu; l'eau » (II, 13). Eaux stagnantes, eaux suintantes s'opposent à l'eau jaillissante comme
la mort à la vie. Voir Ph. Sellier, « De Pascal à Baudelaire : in La Nouvelle Revue Française,
janvier 1968 (181), pp. 98-104.
28 LB CLAIR-OBSCUR nu MONDE
3. Le vertige et la chute
nature capable de bien... Cette capacité est vide... Il a en lui la capacité de connaître
la vérité et d'être heureux ». Comme pour la chute, l'authenticité de sa rêverie du « creux »
intérieur de l'âme conduit Pascal à donner aux mots les plus abstraits un sens concret.
47. Lettre 5 à Ch. de Roamtez. Voir aussi Lettre 7.
48. Fr. 166 - 183: « Nous courons sans souci dans le précipice »; fr. 149 - 430: « Ceux
qui ont vu la vanité de cette prétention vous ont jeté dans l'autre précipice ».
Conf, V1, 16, n. 26: « Nec me revocabat a profundiore voluptatum camalium gurgite.
nisi metus mortis et futuri judicii tui ».
49. Fr. 199 - 72: «Je veux lui faire voir là-dedans un abîme nouveau Entre ces
deux abîmes de l'infini et du néant... »
S0. Fr. 199 - 72. Seule l'humilité permet à ce désir d'ascension de se réaliser: ‘ Tutam
ver‘imque in coelum viam molitur humilitas, sursum levans cor ad Dominum ...»; tandis
qu'à Babel, « Nimia disponebatur altitude, quae dicta est usque in coelum » (De civ. Dei,
XVI, 4).
51. Lettre 2 à Ch. de Roannez.
52. De civ. Dei, XI, 28; In Ps. 29, n. 10: ce qui tend naturellement vers la terre a
besoin d'un fondement pour s'élever; ‘ nisi sit quod sustineat, totum cadit, quia totum ad
terram vergit. Rebus ergo in ima tendentibus in imo ponilur fundamentum; Ecclesia vero
Dei in imo posita tendit in coelum », et son fondement, c'est le Christ. Epist. 157 - B9, 2.
n. 9: « Animus quippe velut pondere, amore fertur quocumque fertur. Jubemur itaque
detrahere de pondcre cupiditatis quod accedat ad pondus caritatism». Conf., XIII, 7:
" Quomodo dicam de pondere cupiditatis in abruptam abyssum et de sublevatione caritatis
per Spiritum tuum ?»; Ibid, 9: « Ascendimus ascensiones in corde, et cantamus canticum
gmduum. lgne tuo, igne tuo bono inardescimus et imus; quoniam sursum imus ad pacem
Ierusalem », etc.
53. In Ps. 93, n. 16: « Ita in profundum Deus altus ».
30 LE CLAIR-OBSCUR DU MONDE
54. Fr. 918 - 459 et 545 - 458. Chez Augustin, outre In Ps. 136, voir par exemple Serm.
76 - de verbis Domim’ 13, 6, n. 9: « Attendite saeculum quasi mare, ventus validus et magna
Amas
tempestas.
saeculum:
Unicuique
absorbebit
sua cupiditas,
te n. tempestas est. Amas Deum: ambulas super mare,
55. In 10h., tr. 18, n. 7: « Alia vita terrena, alia vita eoelestis; alia vita pecorum, alia
vita homimu-n, alia vita Angelorum et pecorum... ». La suite du texte invite l'homme à
entrer dans la société des Anges. C'est pourquoi l'esprit en est très différent de celui des
célèbres « Pensées » 678 - 358: « Qui veut faire l'ange fait la bête », et 522 - 140: ’ Il n'est
ni ange, ni bête, mais homme », inspirées plutôt de Montaigne, III, 13, ou d'Artus Thomas
(voir Laf., Il, 125, n° 678). la pensée augustinierme s'exprime en revanche dans le frag
ment 121 - 418: « Il ne faut pas que l'homme croie qu'il est égal aux bêtes ni aux anges,
ni qu'il ignore l'un et l'autre, mais qu'il sache l'un et l'autre a.
56. Sermo I73 - de verbis Apostoli 33, n. 1: « In hac autem vita quae media ante
summa bona et ante summa mala ducitur, in medio bonorum malorumque mediorum, id
est, in neutra parte summorum; quia et bona quaecumque hic fuerint homini, in compa
ratione bonorum aetemonun nulla sunt; et mala quaecumque in hae vita experitur homo in
comparatione ignis aetemi nec comparanda sunt: in hac ergo medietate vitae illud quod
audivimus nunc ex Evangelio, tenere debemus: qui credit, inquit, in me licct moriatur
vivit IIean, XI, 25] ».
57. Voir par exemple In 10h., tr. 38, n. 10; tr. 31, n. 5.
58. Conf., X, 40, n. 65, où Augustin cite, pour terminer, ces paroles d'Habacuc, III, 2:
« Et cortsideravi et expavi ».
59. In Ps. 148, n. 10, où Augustin fait admirer les membres de la puce ou du mou
chemn, la trompe qui suce le sang et conclut: « Expavescis in minimis, lauda magnum ».
60. Fr. 427 - 194. L'image traditionnelle de l'ombre qui est, en particulier, biblique, a
été reprise par Augustin: In Ps. 143, n. 11...
FLUIDITÉ NOCTURNE nu Momma 31
67. Peut-être faut-il voir un vestige du texte augustinien dans la première rédaction
suivante: « Je veux lui faire voir là-dedans un abîme de grandeur nouveau »; l'apologiste
a ensuite rayé « de grandeur ». ll s'efforce cependant de révéler dans la moindre particule
un univers immense.
68. Au centre des deux passages se trouve, en effet, l'affirmation de la puissance de
l'imagination: « Nihil enim est corporis. quod non vel unum visum possit innumerabiliter
cogitari, vel in parvo spatio visum possit eadem imaginandi facultate per infinita diffundi ».
69. Fr. 199 - 72 (Lat., 1, 137).
70. Essais, l, 26 (éd. Thibaudet, p. 191).
7l. De vera relig., 29, n. 52: ‘ Videamus quatenus ratio possit progredi a visibilibus ad
invisibilia... Non enim frustra et inaniter intueri oportet pulchritudinem coeli, ordinem
siderum, candorem lucis, dierum et noctium vicissitudines In quorum consÎÙCFSÜOnB non
vana et peritura curiositas exercenda est, sed gradus ad immortalia et semper manentia
faciendus ». Donc la contemplation de l'univers ne doit pas entraîner une stérile recherche
des sciences, mais doit élever l'âme a la grandeur étemelle du Créateur. C'est ce que dit
Pascal: l'homme « tremblera dans la vue de ces merveilles et je crois que sa curiosité se
changeant en admiration il sera plus disposé à les contempler en silence qu'à les rechercher
avec présomption » (Laf., l, 136, souligné par nous.)
FLUIDITÉ NOCTURNE nu MONDE 33
4. Uinconstance
à fait, Pascal affirme que l'homme n'a même guère cette sorte de
constance qui ferait que son âme deviendrait triste sous l'effet du
mauvais temps ou du malheur. L'âme est incompréhensible, allant
jusqu'à se réjouir dans la mauvaise fortune. L'homme est insaisis
sable aux autres et à lui-même dans ses métamorphoses 75. Pascal
pensait développer le thème de l'« Inconstance », comme l'attestent
les titres de plusieurs fragments 7°.
de folie de n'être pas fou » ‘°. C'est sans doute l'influence de Montaigne
et d'autres œuvres du temps qui explique cet aspect de la folie ‘‘.
La fluidité de tout explique aussi l'importance des développe
ments qui comparent cette vie fugitive à un songe. Nous vivons
comme en rêve, répète saint Augustin; les riches n'ont que des
richesses de rêve, et dur sera leur réveil ‘2. Pascal a repris et développé
cette image. Il se plaît à citer le verset du Livre de la Sagesse
(IV, 12): « La fascination de la frivolité obscurcit le bien, et l'in
constance de la concupiscence renverse le sens qui est sans mali
ce »‘8. Nous aurons l'occasion d'étudier le rôle primordial de ce
thème, dans le chapitre qui mettra en lumière la tendance des deux
théologiens au déchiffrement, à la lecture en transparence d'un
univers noyé dans le clair-obscur, flottant entre le réel et l'irréel.
Vers 1650, c'était, en outre, une image que le chef-d'œuvre de Cal
deron, La vie est un songe, imité par Boisrobert en 1657, avait
rendue familière à beaucoup ‘‘.
Au milieu des ténèbres, des précipices ou des eaux menaçantes,
l'homme est encore égaré. Il cherche sa route « à tâtons ». De là,
dans les deux œuvres, la recherche constante de la route sûre : dès
qu'elle commence à connaître Dieu, l'âme «fait la même chose
qu'une personne qui désirant arriver en quelque lieu, ayant perdu
le chemin, et connaissant son égarement, aurait recours à ceux qui
sauraient parfaitement ce chemin »‘5. L'errance de l'âme à la re
cherche de Dieu, dans la nuit, près des abîmes, sur une boue
glissante, constitue l'un des aspects essentiels des Confessions ‘°.
Pour l'homme perdu, pas d'autre chemin que le Médiateur ‘3, sans
lequel tout être tombe dans l'orgueil ou le désespoir: entre ces deux
abîmes, c'est Dieu la route de crête, solide 8°.
6. La hantise du repos
88. Fr. 199 - 72: « Nous brûlons du désir de trouver une assiette ferme et une dernière
base constante»; Prière, ch. 5. Chez l'évêque dŒ-Iippone, la participation à la stabilité
divine est le terme de toute recherche humaine; seul le stable est vraiment. Voir par
exemple Epist. 10 - 116, n. 2: « Magna secessione a tumultu rerum labentium, mihi crede,
opus est Hinc enim fit illud etiam solidum gaudium, nullis omnino laetitiis ulla ex
particula conferendum ».
89. Serm. 75 - de diversis 22. 2. n. 2: « Ex ipso autem itinere fluctus tempestatesque
patimur: sed opus est vel in navi simus. Nam si in navi pericula sunt, sine navi certus
interitus. Quantasvis enim vires habeat lacertorum qui natat in pelage, aliquando magni
tudine maris victus absorbetur et mergitur »; ce vaisseau, c'est la croix.
90. Fr. 697 - 383: « Où prendrons-nous un port dans la morale?» - Fr. 699 - 382:
« Quand tout se remue également rien ne se remue en apparence; comme en un vaisseau,
quand tous vont vers le débordement nul n'y semble aller. Celui qui s'arrête fait remarquer
l'emportement des autres, comme un point fixe ».
91. Scrm. 38 - de Tempore 245, 8, n. Il.
92. Serm. 75 - de diversis Z2, 3, n. 4.
FLUIDITÉ NOCTURNE DU MONDE 37
93. Conf., l, l, n. 1 : « Fecisti nos ad te, et inquietum est cor nostrum donec requiescat
in te»; cf. IV, 11, n. 16; V1, 16, n. 26: « Tu solus requies ». Tout ce qui est plus petit
que Dieu ne sutïit pas au repos de l'âme. ConL, X111, 8, n. 9. Voir encore Serm. 33 - de
diversis 18, 4, n. 3. etc.
94. Sur la conversion du pécheur. L'homme privé de Dieu le cherche « avec inquié
tude» (400-427; 477 -406) - « Mon cœur, que vous n'aviez formé que pour vous
(Maladies, ch. 6).
95, Fr. 399 - 438. Voir P. Courcelle, « De saint Augustin à Pascal par Sacy », in Pascal
vivant, 1962, pp. 140-141.
96. Fr. 136 - 139. C'est un principe augustinien: «Quod autem quictum est, non est
nihil; imo etiam magis est quam id quod inquietum est. Inquietudo enim variat atïectiones,
ut altera alteram perimat: quies auteni habet constantiam, in qua maxime intelligitur quod
dicitur, est » (De lib. arbitrio, III. 8, n. 23).
97. Fr. 464 - 419.
98. Fr. 631-422. M. Courcelle a bien vu que « l'inquiétude pascalienne est fille de
l'inquiétude augustinienne » (Les Confessions de saint Augustin dans la tradition littéraire,
Paris. 1963, p. 434).
99. Elle est donc radicalement différente des rêveries étudiées par Baehelard dans
La terre et les rêveries du repos, Paris, Corti, 1948; différente aussi du « faux-repos» de
Montaigne (voir Entretien, éd. Courcelle, pp. 51 et 53).
lœ. Fr. 545 - 458, paraphrasant l'In Ps. 136. Ct. 918 - 439: « Nous serons debout dans
les porches de Jérusalem ».
101. Lettre sur la mort de son père: » Dans sa mort il s'est entièrement détaché des
péchés Ne considérons plus un homme comme ayant cessé de vivre, quoi que la nature
suggère; mais comme commençant à vivrc, comme 1a vérité l'assure ». (Br. minor, p. 101).
102. Ibid., p. 101.
38 LE CLAIR-OBSCUR DU MONDE
103. Lettre 5 à Ch. de Roannez. Pascal plus qu’Augustin, et avant Nietzsche, a exprimé
le désir humain d'être Dieu, ou plutôt, puisqu'il est chrétien, l'aspiration humaine à
être aussi proche de Dieu que possible, à participer à la nature divine par grâce. Cette
hantise se manifeste par l'image bérullienne de l'adhérence a Dieu (fin de l'écrit Sur la
conversion du pécheur) et par le retour d'une imagerie de la souveraineté: ‘ gmnd sei
gneur, roi dépossédé» (116 - 398); ‘ souverain » (Lettre à Christine de Suède); « prince »
(308 - 793); « dieu» (2 - 227, cf. 131 - 434 fin, 358 -538)... Pascal a toujours été obsédé par
la grandeur. Mais cela ne l'empêche pas de condamner ce qu'il peut y avoir de perversion
orgueilleuse chez l'homme dans « cet instinct qui le porte a se faire Dieu » (617 - 492).
Il. L'INCERTITUDE DE NOS CONNAISSANCES
’ I
A une telle expérience de lunivers physique et de lêtre humain
correspond logiquement un scepticisme douloureux et désespéré.
Une grande école philosophique a exprimé cette attitude tragique:
les sceptiques ou pyrrhoniens, ou encore néo-Académiciens. Ces
philosophes ont montré que les principes mêmes dont dépendent
nos connaissances ne sont pas certains, que par conséquent rien n'est
sûr, et que l'homme est incapable d'atteindre la vérité. Leur doctrine
avait séduit Montaigne, qui l'expose avec chaleur dans l'Apologie de
Raymond de Sebonde et l'adopte, comme Pascal l'a fort bien vu:
Il met toutes choses dans un doute universel et si général, que ce doute
s'emporte soi-même, c'est-à-dire s'il doute; et doutant même de cette der
nière proposition, son incertitude roule sur elle-même dans un cercle
perpétuel et sans repos, s'opposant également à ceux qui assurent que tout
est incertain et à ceux qui assurent que tout ne l'est pas, parce qu'il ne
veut rien assurer. C'est dans ce doute qui doute de soi et dans cette
ignorance qui s'ignore, et qu'il appelle sa maîtresse forme, qu'est l'essence
de son opinion, qu'il n'a pu exprimer par aucun terme positif. Car s'il
dit qu'il doute, il se trahit en assurant au moins qu'il doute; ce qui étant
formellement contre son intention, il n'a pu s'expliquer que par inteno
gation, de sorte que, ne voulant pas dire: « Je ne sais », il dit: ’ Que
sais-je ? », dont il fait sa devise, en la mettant sous des balances qui, pe
sant les contradictions, se trouvent dans un parfait équilibre: c'est-a-dire
qu'il est pur pyrrhonien. Sur ce principe roulent tous ses discours et
tous ses essais. Et c'est la seule chose qu'il prétende bien établir, quoi
qu'il ne fasse pas toujours remarquer son intention. Il y détruit insen
siblement tout ce qui passe pour le plus certain parmi les hommes, non
pas pour établir le contraire avec une certitude de laquelle seule il est
ennemi, mais pour faire voir seulement que, les apparences étant égales
de part et d'autre, on ne sait où asseoir sa créance. Dans cet esprit il se
moque de toutes les assurances 1.
l. Valeur du scepticisme
Ce scepticisme, Pascal, qui pourtant ironise volontiers sur tant
de doctrines, l'a toujours considéré avec une certaine estime. Il
sait très bien qu'il est avec le stoïcisme l'une des deux grandes
attitudes « seules conformes à la raison»2. Il témoigne aux pyr
2. Augustin et le scepticisme
3. Fr. 4 - 184.
4. D'après l'Entrctien, p. 45.
5. Fr. 170 - 268. Cf. 187 - 254, 179 - 256, 505 - 260, 188 - 267, 167 - 269, etc.
6. Pascal l'a bien vu. et dit de Montaigne: « Il conclut qu'on en [chercher le vrai
et le bien] doit laisser le soin aux autres coulant légèrement sur les sujets de peur d'y
enfoncer en appuyant; et prendre le vrai et le bien sur la première apparence, sans le
presser, parce qu'ils sont si peu solides que, quelque peu qu'on serre les mains, ils s'échap
pent entre les doigts et les laissent vides n (Entretien, p. 47). L'apologiste a choisi ces deux
images dans Montaigne même: Essais, III, 10 et II, 12 (cités par M. Courcelle, Ibid., p. 46).
INCERTITUDE ma Nos CONNAISSANCES 41
7. Ed. Courcelle, p. 43. Sacy fait allusion à ce passage des Confessions (V, 14, n. 25):
« ltaque Academicorum more, sicut existimantur, dubitans de omnibus atque inter omnia
fluctuans Manichaeos quidem relinquendos esse decrevi, non arbitrans eo ipso tempore
dubitationis meae in illa secta mihi permanendum esse, cui jam nonnullos philosophes
praeponebam» (cité par M. Courcelle, p. 42).
8. Conf., V, 10, 19 (cité par M. Courcelle, p. 38).
9. « On pardonnerait à ces philosophes d'autrefois, qu'on nommait Académiciens, de
mettre tout dans le doute n (Entretien, p. 39).
10. ConL, VII, c. 9, n. 13 à c. 14, n. 20; Ibid., 20, n. 26.
Il. Ed. Courcelle, p. 39. Sacy fait allusion à La site‘ de Dieu, XIX, 18: « Quod autem
adtinet ad illam differentiam, quam de Academicis novis Varro adhibuit, quibus incerta
sunt onmia, omnino civitas Dei talem dubitationem tamquam dementiam detestatur, habens
de rebus, quas mente atque ratione comprehendit, etiamsi parvam propter corpus corrup
tibile quod adgraval animam [Sagesse IX, 15] quoniam, sicut dicit Apostolus, ex parle
scimus [l Con, XIII, 9], tamen eertissimam scientiam creditque sensibus in rei cujusque
evidentia, quibus per corpus animus utitur » (cité par M. Courcelle, p. 38).
12. Bd. Courcelle, p. 43. Allusion à Conf, VIII, 7, n. 17: ‘ Et ieram per vias pravas
superstitione sacrilega Et venerat dies. quo nudarer mihi et increparet in me conscientia
mea: ÜUbi est lingua? Nempe tu dicebas propter incertum verum nolle le abicerc
sarcinam vanitatis " » (cité par M. Courcelle, p. 42).
13. RetracL, I, 1, n. l: » Ut argumenta eorum, quae multis iugerunt veri inveniendi
desperatiorlem ab animo meo, quia et me movebant, quantis possem rationibus amoverem ».
42 LE CLAIR-OBSCUR DU MONDE
3. c Contrariétés » pascaliennes
21. Voir fr. 655 -377: « Les discours du pyrrhonisme sont matière d'affirmation
aux affirmatifs Peu [parlent] du pyrrhonisme en doutant ». Pascal est plus catégorique
encore au fr. 131 M334: « Je mets en fait qu'il n'y a jamais eu de pyrrhonien effectif
parfait ».
22. Fr. 110-282. Le fragment précédent 109-392 s'intitule « Contre le pyrrhonisme»; et
Pascal a écrit dans De l'esprit géométrique: « La géométrie ne définit aucune de ces
choses, espace, temps, mouvement, nombre, égalité, ni les semblables qui sont un grand
nombre parce que ces termes-là désignent si naturellement les choses qu'ils signifient à
ceux qui entendent la langue, que 1'éclaircissement qu'on en voudrait faire apporterait
plus d'obscurité que d'instruction ».
23. Le fr. 109 - 392 donne l'exemple du mouvement.
INCERTITUDE ma NOS CONNAISSANCES 45
24. III, 9, n. 24: « Nunquam rationes vestrae ita vim sensuum refellere potuerunt, ut
convinceretis nobis nihil videri s. Cf. Arnauld: « Personne ne doute jamais sérieusement
s'il y a une terre, un soleil et une lune ni si le tout est plus grand que sa partie » (Logique,
in Œuvres, t. 41, p. 608).
25. Exemple du principe de non-contradiction, III, 9, n. 25: « Hoc dico, istam totam
corporum molem atque machinam in qua sumus aut unam esse aut non esse unam ».
Cf. Ibid., III, 10, n. 23.
manifestum
26. Ibid.,estIII,
». Cf.
11, De
n. 25:
lib. «arbitrio,
Si autemII,unus
8, n.et21.sex mundi sunt, septem mundos esse
27. III, 11, n. 25-28: avec le précepte: «Noli plus assentiri quam ut ita tibi
apparere persuadeas, et nulla deceptio est». Cf. Arnauld: « Il y a quelques objets auxquels
l'entendement est naturellement déterminé à donner son consentement Car s'il y a
quelques objets, si clairs et si simples, qu'on ne puisse s'y figurer la moindre apparence
de fausseté, l'entendement est naturellement déterminé à y consentir. Tels sont les premiers
principes: il est impossible qu'une même chose soit et ne soit pas en même temps. Je
pense donc je suis. Il me semble que je vois une couleur blanche. Il me semble que je
sens de la douleur» (De la liberté de l'homme, in Œuvres, X, 615). La souplesse de cette
formule augustinienne permet d'éviter toute naïveté sur la valeur des données sensorielles.
Le jeune physicien fait aux sens la même confiance critique que l'évêque dllippone: « D'où
apprendrons-nous donc la vérité des faits ? Ce sera des yeux, mon Père, qui en sont les
légitimes juges Selon les sentiments de deux des plus grands Docteurs de l'Eglise,
saint Augustin et saint Thomas, ces trois principes de nos connaissances, les sens, la raison
et la foi, ont chacun leurs objets séparés, et leur certitude dans cette étendue. Et, comme
Dieu a voulu se servir de l'entremise des sens pour donner entrée à la foi, fides ex auditu,
tant s'en faut que la foi détruise la certitude des sens, que ce serait au contraire détruire
la foi que de vouloir révoquer en doute le rapport fidèle des sens » (Dix-huitième
Provinciale, éd. Cognet, p. 374). Allusion au De Gen. ad litt., I, 19, n. 39: « Il arriva en
effet bien souvent qu'un homme même non chrétien possède sur la terre, le ciel, les
autres éléments de ce monde, le mouvement, la révolution, ou même la grandeur et les
intervalles des astres, les éclipses du soleil et de la lune, le mouvement des années
et des époques, la nature des animaux, des plantes, des pierres, et les autres choses de
ce genre, des connaissances telles qu'il les tienne pour très certainement démontrées par
la raison et l'expérience [= yeux]. Il serait très honteux, funeste, et il faut éviter par
dessus tout qu'un incroyant, entendant un chrétien parler avec extravagance de ces sujets
comme s'il en parlait d'après les Ecritures puisse à peine contenir son envie de rire...».
On le voit, il s'agit d'un résumé du texte augustinien, ou plutôt d'une sorte de présen
tation. Pascal précise les limites de cette connaissance sensible: « Nos sens n'aperçoivent
rien d'extrême, trop de bruit nous assourdit, trop de lumière éblouit, trop de distance et
trop de proximité empêche la vue » (fr. 199 - 72: Laf., I, 138). Mais dans le domaine inter
médiaire, chez un homme sain, « les appréhensions des sens sont toujours vraies »
(fr. 701- 9). L'homme peut faillir dans l'interprétation des données sensibles, faute de
saisir tous les éléments d'explication (Ibid.). Souvent même les passions orientent nos
perceptions, ne tournent nos sens que vers une face de la réalité: les sens alors perçoivent
bien les éléments qu'on leur montre, mais non l'ensemble de la réalité en cause; ils sont
orientés à. faux par la raison et ainsi la trompent (fr. 45 - 83).
28. Fr. 131 - 434. Chez Augustin: De beata vita, II, 2, n. 7; SoIiI., II, 1, n. l; De lib.
arbitrio, II, 3, n. 7.
29. On connaît la dureté de Pascal à l'égard de la pensée cartésienne (mis à part
quelques points) : fr. 84 - 79; 553 - 76; 887 - 78 : « Descartes inutile et incertain », etc.
Un augustinien, sensible à la souplesse et aux virtualités de l'intelligence, à la « finesse »,
ne pouvait que rejeter comme étroit le rationalisme cartésien. Toutefois, Pascal a bien
saisi l'originalité du Cogito: « Je voudrais demander à des personnes équitables si ce
46 LE CLAIR-OBSCUR nu MONDE
principe: " La matière est dans une incapacité naturelle invincible de penser", et celui-ci:
"Je pense, donc je suis", sont en effet les mêmes dans l'esprit de Descartes et dans
l'esprit de saint Augustin, qui a dit la même chose douze cents ans auparavant.
En vérité, je suis bien éloigné de dire que Descartes n'en soit pas le véritable auteur,
quand même il ne l'aurait appris que dans la lecture de ce grand saint; car je sais
combien il y a de différence entre écrire un mot à l'aventure, sans y faire une réflexion
plus longue et plus étendue, et apercevoir dans ce mot une suite admirable de conséquences,
qui prouve la distinction des natures matérielle et spirituelle, et en faire un principe terme
et soutenu d'une physique entière, comme Descartes a prétendu faire. Car, sans examiner
s'il a réussi eiîicaœment dans sa prétention, je suppose qu'il l'ait fait, et c'est dans cette
supposition que je dis que ce mot est aussi ditférent dans ses écrits d'avec le même mot
dans les autres qui l'ont dit en passant, qu'un homme plein de vie et de force d'avec un
homme mort n (De l'art de persuader, Br. minor, pp. 192-193).
30. De l'esprit géométrique, Br. minor, p. 172 (souligné par nous). Cf. fr. 110 - 282:
« Ceux à qui Dieu a donné la religion par sentiment de cœur sont bienheureux et bien
légitimement persuadés n (souligné par nous).
31. Fr. 110 - 282.
32. Entretien ..., p. 45: « la superbe raison ».
33. Fr. 131 - 434.
34. De l'esprit géométrique (Br. minor, p. 169).
INCERTITUDE DE. NOS CONNAISSANCES 47
35. Fr. 110 - 282: ‘ Comme s'il n'y avait que la raison capable de nous instruire! Plût
à Dieu que nous n'en eussions au contraire jamais besoin et que nous connussions toutes
choses par instinct et par sentiment, mais la nature nous a refusé ce bien ». Ce vœu est
tout augustinien.
36. Fr. 131 - 434.
37. Noter le peut-être. Voir aussitôt après: a Qui sait il»; la mise en garde contre
les excès pyrrhoniens: « On n'a qu'à voir leurs livres; si l'on n'est pas assez persuadé,
on le deviendra bien vite, et peut-être trop ». Pascal dispose tout au long du texte des
points d'appui destinés à interdire au libertin de succomber à la cure de scepticisme qu'il
lui propose: « Je m'arrête à l'unique fort des dogmatistes Je mets en fait qu'il n'y a
jamais eu de pyrrhonien effectif parfait. La nature soutient la raison impuissante et l'em
pèche dextravnguer jusqu'à ce point ’ (souligné par nous). La nature, et non la foi; c'est
bien la même doctrine qu'au fragment 110 - 282. Les sceptiques se voient réunis sous le
vocable peu flatteur: ‘ la cabale ». Pascal, comme Arnauld et Nicole, est donc bien dogma
tique en ce qui conceme les certitudes intellectuelles évoquées par le Contra Academicos.
38. Il sulïit de comparer ce fragment 131- 434 à l'Entretien (éd. Courcelle, pp. 20-23
et 28-35) pour se rendre compte que Pascal reprend exactement les arguments qu'il prête
a Montaigne. En fait il est un peu généreux, puisqu'il étaie le scepticisme de l'auteur des
Essais par des empnmts au scepticisme méthodique de Descartes (voir les sources dans l'éd.
Courcelle).
48 LE CLAIR-OBSCUR nu MONDE
scepticisme pour des raisons tactiques: « Le matamore de comédie, qui prétendait avoir
taillé en pièces des armées, se rapetissait ou se dérobait quand on lui demandait du
secours. Ainsi les coups qu'a porté l'apparent scepticisme de Pascal se réduisent à des
vanter-fies» (pp. 304-305). Le « matamore» est très solide, puisque la seule foi anéantit
toutes les inquiétudes de la raison. Il y a bien une tactique, mais non un illusionnisme, pasca
liens. Uapologiste ne « truque n pas la présentation du réel, il s'appuie sur le clair-obscur
qui règne en tout,
Ill. EXISTE-T-IL UN DIEU ‘I
1. « Haec est enim vis verae divinitatis, ut creaturae rationali jam ratione utenti, non
omnino ac penitus possit abscondi », In 10h., tr. 106, 17, n. 4. Voir aussi In Ps. 74, n. 9:
« De nullo loco judicat, qui ubique secretus est, ubique publicus; quem nulli licet, ut est,
cognescere, et quem nemo permittitur ignorare ». Textes cités par E. Gilson, Introduction
à l'étude de S. Augustin, p. 11.
2. Lettre 4 à Ch. de Iloamtez (26 octobre 1656).
3. Fr. 881- 850: « Les miracles ont une telle force qu'il a fallu que Dieu ait averti
qu'on n'y pense point contre lui, tout clair qu'il soit qu'il y a un Dieu ». Ce fragment fait
allusion au chapitre 13 du Deutémnome, où le Dieu créateur dit qu'il ne faudra pas croire
les thaumaturges qui détourneront le peuple de lui. Cf. fr. 198 - 632: après un sombre
tableau de l'homme tâtonnant dans un monde effrayant, Pascal écrit: « Pour moi je n'ai
pu y prendre d'attache et considérant combien il y a plus d'apparence qu'il j‘ a autre chose
que ce que je vois, j'ai recherché si ce Dieu n'aurait point laissé quelque marque de soi 1
(c'est nous qui avons souligné). Fr. 844 - 837: ‘ C'est une chose si visible qu'il faut aimer
un seul Dieu qu'il ne faut pas de miracles pour le prouver ».
EXISTE-T-IL UN DIEU ? 51
4. Fr. 42.3 - 277. Pascal pouvait lire dans la Théologie familière de Saint-Cyran: « De
nous-mêmes et par notre première connaissance, nous voyons tous qu'il y a un Dieu,
auquel nous avons recours naturellement dans nos périls et dans nos maux, sans pouvoir
nous en empêcher» (art. 1, « de Dieu », n° 5. Cité par J. Russier, La foi selon Pascal, Il,
403). Pascal possédait et connaissait parfaitement cet ouvrage de Saint-Cyran dès 1646: voir
sur ce point Ph. Sellier, Pascal et la liturgie, pp. 22-23.
5. Fr. 429 - 229.
6. « Exceptis enim paucis in quibus nature nimium depravata est, universum genus
humanum Deum mundi hujus fatetur auctorem. In hoc ergo quod fecit hunc mundum coelo
terraque conspicuum, et antequam imbuerentur in fide Christi, notus omnibus gentibus
Deus »: In 10h., tr. 106, 17, n. 4.
Serm. 69 - de verbis Domini 10, 2, n. 3: « Pauci inveniuntur tantae impietatis ut
impleatur in eis quod scriptum est, Dixit stultus in corde sua, Non est Deus [Ps. 13, verset 1].
Insania ista paucorum est ».
7. « Si tale hoc hominum genus est, non multos parturimus ; quantum videtur occur
rere oogitationibus nostris, perpauci sunt, et difficile est ut incurramus in hominem qui
dicat in corde sua, non est Deus; tamen sic pauci sunt, ut inter multos timendo hoc dicere,
S2 LE CLAIR-OBSCUR DU MONDE
2. Croire d'abord
in corde suo dicant, quia ore dicere non audent. Non ergo multum est quod jubemur
tolerare; vix invenitur: rerum hominum genus est qui dicant in corde suo: non est Deus n:
In Ps. 52, n. 2.
E. Gilson, op. ciL, p. 12, renvoie encore à In Ps. 13; In Ps. 73, n. 25; In Ps. 103, I.
Il est à remarquer que le psaume 13 fait allusion à une incroyance pratique, et non à un
athéisme théorique, inconcevable en Israël; l'insensé agit comme s'il n'y avait pas de Dieu
rémunérateur. Mais les Pères, qui connaissaient l'existence d'athées, ont faussé le sens.
8. Pascal pourtant ne le cite jamais explicitement. Mais le fragment 423-277, cité
plus haut, présente des analogies avec lui: le cœur de l'insensé nie Dieu; si cet homme
est fou de nier, n'est-ce pas parce que « le cœur aime l'être universel naturellement »?
Ce refus insensé provient d'une corruption volontaire: «Corrupti sunt, et abominabiles
facti sunt in studiis suis » (verset 1).
9. Par‘ exemple fr. 427 -194: « En vérité, il est glorieux à la religion d'avoir pour
ennemis des hommes si déraisonnables ».
EXISTE-T-IL UN DIEU ? 53
10. De lib. arbitrio, Il, 2, n. 5 : « Tum ego demonstrarem, quod cuivis facillimum puto.
quanto esset aequius, cum sibi de occultis animi sui quae ipse nosset, vellet alterum
credere qui non nosset, ut etiam ipse tantorum viromm Libris, qui se cum Filio Dei
vixisse testatum Litteris reliquerunt, esse Deum crederct; quia et ea se vidisse scripserunt,
quae nullo modo fieri possent, si non esset Deus; et nimium stultus esset, si me repre
hcnderet quod illis crediderim, qui sibi vellet ut crederem ». Il s'agit de paroles d'Evodius,
implicitement approuvées par Augustin.
11. Voir In 10h., tr. 35, n. 7; Epist, 137 - 3, 4, n. 16; 149 - 6, n. 9; Contra duas epist.
Pelagianorum, III, 4, n. 9, etc.
12. De vera relig., 29 - 31.
Eodem
13. Conf,
modo utrique
X, 6, n. apparens,
9 - 10: « illi nec
mutarespondent
est [species],
ista interrogantibus
huic loquitur ». nisi judicantibus
3. La preuve augustinienne
19. La démarche augustinienne a été maintes fois évoquée. Nous nous appuierons
surtout sur le remarquable exposé d'E. Gilson. Introduction à l'étude de saint Augustin,
pp. 13-30, où l'on trouvera de nombreuses références.
20. E. Gilson, op. cit., p. 20.
21. lbid., p. 21.
56 LE CLAIR-OBSCUR nu MONDE
25. Nous prenons ici preuve au sens rigoureux. Mais nous aurons l'occasion de montrer,
au chapitre « L'avènement de la transparence », que Pascal, tout autant quütugustin, s'élève
d'un coup d'aile du monde sensible au monde de Dieu, en s'appuyant sur le fameux verset
de Saint Paul, Romains I, 20.
26. Fr. 418 - 233.
58 LE CLAlR-OBSCUR DU MONDE
27. Cf. In Ps. 4I, n. 7: ’ Aliquid enim quaerit animus iste quod Deus est Aliquam
quaerit incommutabilem veritatem, sine defectu substantiam. Non est talis ipse animus:
deficit, proficit; novit, ignorat; meminit, obliviscitur ; modo illud vult, modo non vult. Ista
mutabilitas non cadit in Deum».
28. Lettre 4, du 26 octobre 1656, a Ch. de Roannez. ll est surprenant de trouver sous
la plume de J. Russier, La loi selon Pascal, Il, 413, a propos de ce texte: « A ses yeux
[de Pascal], cette possibilité de soulever le voile n'est pas une aptitude naturelle à l'homme,
mais une grâce, comme ce fut une grâce qui découvrit a certains Juifs la divinité cachée
sous l'humanité de Jésus, comme c'est une grâce qui découvre aux catholiques le Christ
caché sous les espèces eucharistiques». Ces parallélismes sont artificiels. Pascal rappelle
dans sa lettre les différents voiles derrière lesquels Dieu se cache; mais il ne prétend
nullement que la grâce est nécessaire pour traverser chacun de ces voiles. On ne peut donc
conclure de la présence de la grâce dans deux cas à sa nécessité dans le troisième. D'autant
plus que les Juifs qui ont reconnu Jésus-Christ et les catholiques qui adorent [Eucharistie
sont des croyants, illuminés par la grâce et sauvés. Ceux qui ont percé le voile de
nature sont « plusieurs infidèles », incroyants, damnés, laissés à leurs lumières naturelles,
et que cette connaissance de Dieu n'a pas empêchés de s'enorgueillir. Pascal écrit au
fragment 3 -244: « Et quoi! ne dites-vous pas vous-même que le ciel et les oiseaux
prouvent Dieu ? non Car encore que cela est vrai en un sens pour quelques âmes à qui
Dieu donna cette lumière, néanmoins cela est faux à l'égard de la plupart ». Le verbe
donna ne signifie nullement qu'il s'agisse du don de la grâce. Dieu donne l'intelligence,
comme il donne la santé ou la maladie (Prière pour le bon usage des maladies). Confondre
le don de la grâce et le don d'une nature humaine supérieure serait revenir a l'hérésie
pélagienne que Pascal, évidemment, abomine. Le temps du verbe suggère qu'il pense aux
platoniciens. Pascal rangeait certainement les déistes de son temps parmi les hommes qui
nourrissent en eux un sentiment confus de la divinité, bien loin de faire d'eux des penseurs
de l'envergure de Platon.
EXISTB-T-IL UN nnau ? 59
29. De civ. Dei, VIII, 6: « Viderunt ergo isti philosophi, quos caeteris non immerito
fama atque gloria praelatos videmus, nullum corpus esse Deum: et ideo cuncta corpora
transcenderunt quaerentes deum Ita quod notum est Dei, ipse manifestavit eis, cum ab
eis invisibilia ejus, per ea quae facla sunt intellecta conspecta sunt, sempitema quoque
virtus ejus et divinitas [Romains, I, 20]». Au chapitre 9 du même livre, il est répété
que les platoniciens sont les penseurs les plus proches du christianisme: « Eos omnes
caeteris anteponimus, eosque nobis propinquiores fatemur ».
30. Fr. 394 - 288.
31. Fr. 229 - 444.
60 LE CLAIR-OBSCUR nu MONDE
Voilà pourquoi ils n'ont pas trouvé la voie qui les eût conduits à cette
si grande, ineffable et béatifiante possession. En effet, qu'ils aient vu,
même eux (autant qu'il est possible à l'homme de voir), le créateur par le
moyen [par] de la création, l'ouvrier par son ouvrage, l'architecte du
monde par le monde même, l'Apôtre l'assure, à la parole duquel doivent
croire les chrétiens en chaque circonstance. Or voici ce qu'il dit en parlant
de ces hommes: La colère de Dieu se révèle du haut du ciel sur toute
impiété et injustice des hommes, qui tiennent la vérité prisonnière de
l'iniquité [Romains I, 18].
Dit-il que ces hommes ne tiennent pas la vérité? Non, mais ils la
tiennent prisonnière de l'iniquité. Ce qu'ils possèdent est bon, mais la
prison est mauvaise.
Où ces impies ont-ils pris la vérité. Dieu a-t-il parlé a l'un d'eux ? Ont-ils
reçu une loi, comme le peuple d'Israël la reçut de Moïse ?...
Ecoutez ce qui suit. L'apôtre vous apprend que ce que l'on peut connaître
de Dieu est pour eux manifeste, car Dieu le leur a manifesté [Romains,
I, 19] Ecoutez comment: Les perfections invisibles de Dieu se laissent
voir à l'intelligence à travers ses œuvres [Ibid., l, 20]. Interroge le monde,
la parure du ciel, l'éclat et l'harmonie des astres, le soleil qui suffit à
susciter le jour, la lune qui nous console pendant la nuit; interroge la
terre qui produit en abondance les plantes et les arbres, couverte d'ani
maux et dont l'homme est le plus bel ornement; interroge la mer, pleine
d'une foule de poissons splendides; interroge les airs, qu'animent des
essaims d'oiseaux; interroge toutes les créatures, et vois si toutes ne te
répondent pas, à leur manière: «C'est Dieu qui nous a faites». De
grands philosophes ont ainsi questionné l'univers, et l'œuvre d'art leur
révéla l'artiste. Mais alors, pourquoi la colère de Dieu se révèle-t-elle
contre l'impiété ?... De telle sorte qu'ils sont inexcusables. Car, ayant
connu Dieu, ils ne l'ont pas glorifié comme Dieu, ne lui ont pas rendu
grâces; mais ils se sont évanouis dans leurs pensées, ils ont perdu le
sens
[Romains
dans leurs
I, 21].
raisonnements
Lair orgueiletleur
leuracœur
fait inintelligent
perdre ce que s'estleur
enténébre‘
curiosité
32. Sermon I4I - de verbis Domini 55, l-2. Au chapitre 3, Augustin précise que ces
philosophes ont continué à vivre dans l'idolâtrie. On pourra lire un texte analogue, très
beau, sur la démarche des philosophes, dans le Sermon 241 - de Tempore 143, l - 3.
33. Sermon 142 - de verbis Domini 54, sur la parole du Christ, «Je suis la voie»
(Jean, XIV, 6).
34. La Copie a en effet précisé ainsi le titre donné par Pascal à la liasse.
35. « Philosophi nobiles » (Serm. I4l - de verbis Domini 55, n. 1). Augustin n'a jamais
caché qu'il pensait à Platon: voir par exemple De vera relig., 1- 3, texte bien connu de
Pascal, comme nous le montrerons à la fin de ce chapitre. Aussi s'agit-il d'un petit
EXISTE-T-IL UN DIEU ? 61
nombre: « quelques-uns » (fr. 190 - 543), « quelques âmes n (fr. 3 - 244), « plusieurs infi
dèles n (Lettre 4 à Ch. de Roannez).
36. Romains, I, 20. C'est un leitmotiv chez Augustin: outre le sermon cité, voir De
spir. et litL, 12. n. 19 et De Gen. ud Iitt., IV, 32, n. 49; In Ps. 41, n. 8, où le verset se
trouve cité à propos de la démonstration de l'existence divine. Chez Pascal, voir Lettre 4
à Ch. de Roannez (déjà citée); Lettre du 1°‘ avril 1648 à Gilberte: « Comme nous avons dit
souvent entre nous Dieu a représenté les choses invisibles dans les visibles ». Descartes,
lui aussi, s'appuyait sur ce verset. Voir Epitre dédicatoire des Méditations : « On infère de la
Sainte Ecriture que (la) connaissance (de Dieu) est beaucoup plus claire que celle que l'on
a de plusieurs choses créées, et qu'en etïet elle est si facile que ceux qui ne l'ont point
sont coupables; comme il paraît aux Romains, ch. 1; il est dit qu'ils sont inexcusables;
et encore au même endroit par ces paroles: ce qui est connu de Dieu est manifeste dans
eux » (Adam-Tannery, 1X, p. 5; cité par J. Russier, La foi selon Pascal, II, 413, n. 4).
37. Fr. 612- 219. Les lignes précédentes parlent de l'immortalité de l'âme. Mais le
texte dont se souvient Pascal (Ver. re1ig., 1- 3) fait l'éloge de Platon pour de bien plus
vastes aspects de sa philosophie, en particulier pour sa découverte de Dieu. Voir aussi
De civ. Dei, VIII. D'ailleurs le lecteur aurait trouvé dans Platon le Dieu immuable, Pascal
ne pouvait l'ignorer.
38. Fr. 4 - 184.
62 LE CLAIR-OBSCUR DU MONDE
39. Fr. 190 - 543. Tout ce fragment constitue une réflexion sur les deux sermons que
nous avons cités. La remarque: « Ils craignent de s'être trompés» présente une double
valeur:
1° Portée historique: pour Pascal, le fait que Platon soit demeuré dans l'idolâtrie
signifie qu'il n'a pu s'affermir dans sa connaissance de Dieu.
2° Constatation d'expérience.
40. Fr. 189 - 547. « On ne peut prouver absolument Dieu », c'est-à-dire qu'on ne peut
pas vraiment, complètement prouver (Littré). Nous retrouvons ici l'idée pascalienne que
Dieu se cache, et qu'il n'est pas parfaitement clair qu'il existe. Saint Augustin dit que
Dieu se cache, et qu'il n'est pas parfaitement clair qu'il n'existe pas. « Haec est enim
vis verae divinitatis, ut creaturae rationali jam ratione utenti, non omnino ac penitus possit
nbscondi n (In Joh., tr. 106, 17, n. 4). Les deux formulations reposent sur la même concep
tion: Dieu vit dans le clair-obscur.
41. Fr. 781 - 242. Ce fragment est la partie négative d'un ensemble dont la partie posi
tive eût été constituée par la liasse 14, « Excellence », et sans doute les autres textes, épars,
qui exposent la méthode de démonstration suivie par Pascal. Le thème du Médiateur, développé
EXISTE-T-IL UN DIEU ? 63
Claudel s'est insurgé contre ces textes et, sans le savoir, est allé
rejoindre le camp des apologistes-matamores que Pascal, en pleine
connaissance de cause, raillait:
Il est difficile, écrit-il à un spécialiste anglais de Pascal, de trouver contre
vérités plus nettes. Le psaume Coeli enarrant gloriam Dei nous le prouve
juste après le passage cité, révèle ici encore le souvenir des deux grands sermons sur le
verset : « Je suis la voie et la vérité ».
42. Qu'on se rappelle le titre de l'ouvrage du capucin Jean Boucher, Les triomphes
de la religion chrétienne... (1628)! Pascal aimait méditer sur les titres.
43. Fr. 463 - 243. L'argument par le vide provient de l'apologiste hollandais Grotius’
dans son De la vérité de la religion chrétienne, l, c. ’I (1627). Sur la méthode de l'Ecriture,
voir aussi fr. 466 - 428.
64 LE CLAIR-OBSCUR nu MONDE
tout de suite. De même tous les Laudate des Psaumes. Job nous dit : inter
roge les bêtes, les poissons, les oiseaux. Notre Seigneur: Regardez les
lys des champs. Les livres sapientiaux: les lapins, les fourmis, etc. Toute
la Bible dans son langage figuratif est un recours continuel à la création.
Per visibilia ad invisibilia. Comment admettre d'ailleurs que la Création
ne nous parle pas de son Créateur?
Ce qui est grave est que cette position de Pascal n'a pas le caractère
d'une saillie accidentelle, d'une boutade ‘4.
Mais le danger le plus grave n'est pas celui de la paresse, c'est celui
de l'orgueil. Si un homme a réussi à s'élever jusqu'à la découverte
de Dieu, loin de sentir son néant en présence d'un Etre si trans
cendant, il se vante de la force de sa pensée. « Aussi ceux qui ont
connu Dieu sans connaître leur misère ne l'ont pas glorifié, mais s'en
sont glorifiés 52». Pascal, comme saint Augustin, rappelle ici le
verset biblique où saint Paul, après avoir rappelé que Dieu laisse
voir dans la nature ses perfections invisibles, écrit à propos des
philosophes : « Ils sont inexcusables, puisque ayant connu Dieu ils ne
l'ont pas glorifié Mais ils ont perdu le sens dans leurs raisonne
ments et leur cœur inintelligent s'est enténébré : dans leur prétention
à la sagesse ils sont devenus fous et ils ont changé la gloire du
Dieu incorruptible en une représentation, simple image d'hommes
corruptibles, d'oiseaux, de quadrupèdes, de reptiles M3 Ils avaient
connu Dieu par un appétit déréglé de savoir et l'ont perdu par leur
orgueil 5‘. « Quoi! s'indigne Pascal, ils ont connu Dieu et n'ont pas
désiré uniquement que les hommes l'aimassent, que les hommes
s'arrêtassent a eux. Ils ont voulu être l'objet du bonheur volontaire
des hommes. 55 » Alors que les athées, qui ignorent totalement
Dieu et ne conçoivent donc pas une idée bien haute de leurs forces,
sombrent dans le désespoir, les déistes, qui connaissent ou croient
connaître Dieu par la seule vigueur de leur pensée, se gonflent
d'orgueil: voilà ce que Pascal répète, en particulier dans cette
liasse Excellence, dont nous percevons de plus en plus l'importance
à propos de la recherche philosophique de Dieu. Seule la médiation
de Jésus-Christ nous conduit à Dieu et nous fait échapper au
désespoir et à l'orgueil, deux précipices entre lesquels nous ne pou
vons avancer que sous la conduite de l'Homme-Dieu. L'apologiste
suit maintenant le second des deux grands sermons qui ont inspiré
sa synthèse. L'évêque d'Hippone y écrit: « Le Christ est la voie
sûre. Les divines lectures [ici Jean, XIV, 6 : « Je suis la voie »] nous
élèvent et nous empêchent d'être brisés par le désespoir; et d'un
autre côté elles nous effraient et nous garantissent des souffles de
l'orgueil. Suivre la voie véritable et droite, qui passe en quelque sorte
au milieu, entre le désespoir à gauche et l'orgueil à droite, cela
nous serait infiniment difficile, si le Christ ne nous disait: C'est
moi qui suis la voie, la vérité et la vie »5". Plus brièvement Pascal
a noté :
La connaissance de Dieu sans celle de sa misère fait l'orgueil.
La connaissance de sa misère sans celle de Dieu fait le désespoir.
La connaissance de J.-C. fait le milieu parce que nous y trouvons et
Dieu et notre misère 57.
56. Serm. 142 - de verbis Domini 54, n. 1 (sur Jean, XIV: Ego sum via); « c. 1. Via
tuta Christus. 1. Erigunt nos divinae lectiones, ne desperatione frangamur: et rursus
terrent, ne superbia ventilemur. Tenere autem viam mediam, veram, rectam, tanquam inter
sinistram desperationis et dexteram praesumptionis, difficillimum esset nobis, nisi Christus
dicerct: " Ego sum, inquit, via, et veritas, et vita [Jean, XIV, 6] W. »
57. Fr. 192 - 527. Cf. 190 - 543, 191 - 549.
58. Fr. 352 - 526, où Pascal se souvient du même sermon, c. 6, n. 6, Augustin, après
avoir rappelé que le Christ a bu le premier la potion amère, écrit: « Jam videte, Fratres,
si amplius aegrotare debet genus humanum accepta tanta medicina. Jam humilis Deus, et
adhuc superbus homo Noli desperare: veni ad Filium n.
59. Fr. 449 - 556.
68 LE CLAIR-OBSCUR nu MONDE
1. L'âme et le corps
le vide, qu'ils ont des înclinaisons, des sympathies, des antipathies, toutes
choses qui n'appartiennent qu'aux esprits. Et en parlant des esprits ils les
considèrent comme en un lieu, et leur attribuent le mouvement d'une
place à une autre, qui sont choses qui n'appartiennent qu'aux corps.
Au lieu de recevoir les idées de ces choses pures, nous les teignons
de nos qualités et empreignons de notre être composé toutes les choses
simples que nous contemplons 3.
7. Augustin, De civ. Dei, XXI, 10: « La manière dont l'esprit est uni au corps ne
peut être comprise par l'homme, et cependant c'est cela même l'homme ». La citation est
librement raccourcie, car l'évêque africain avait écrit: « lste alius modus, quo corporibus
adhaerent spiritus et animalia funt, omnino mirus est, nec comprehendi ah homine potest:
et hoc ipse homo est »; le contexte de cette phrase traitait du problème suivant: « Est-ce
que le feu de l'enfer, s'il est corporel, peut brûler les mauvais esprits, c'est-à-dire les
démons, qui n'ont pas de corps?» Comme Brunschvicg l'avait vu (XII, 92), c'est dans
Montaigne que Pascal a pris ce passage: même contexte! » Ces gens ici, qui trouvent les
misons de Sebond trop faibles ..., qui savent tout n'ont-ils pas quelquefois sondé, parmi
leurs livres, les difficultés qui se présentent a connaître leur être propre Comme une
impression spirituelle fasse une telle faucée dans un sujet massif et solide, et la nature
de la liaison et couture de ces admirables ressorts, jamais homme ne l'a su. Omnia incerta
ratione et in naturae maiestate abdita, dit Pline; et S. Augustin: Modus quo corporibus
adhaerent spiritus, omnino mirus est, nec camprehendi ab homine potest: et hoc ipse
homo est» (Essais, Il, 12; éd. Thibaudet, pp. 603-604). Montaigne avait déja raccourci la
formule originale, Pascal n'a eu qu'a poursuivre.
8. Laf., n° 1008.
9. E. Gilson, Introd. à l'étude de saint Augustin, p. 58; voir, sur ces problèmes de
l'âme, les pages 56 à 72.
10. « Homo igitur, ut homini apparet, anima rationalis est mortali atque terreno utens
oorpore » (De moribus, I, 27). Cf. De quant. animae, B, n. 41 : « Respondeas mihi, quidnam
72 LE CLAlR-OBSCUR DU MONDE
tibi videtur iste esse sensus quo anima per corpus utitur »; De Gen. ad litt., XII, 24,
n. 51.
11. Voir par exemple De utilitate jefunii, 2, n. 2: « Caro in terram cogit, mens sursum
tendit, rapitur amore sed tardatur corpore. De hac re Scriptura loquitur: Corpus enim,
quod corrumpitur, aggravat animam et deprimit terrena inhabitatio sensum multa cogitantem
[Sag., IX, 15]. Si ergo caro in terram vergens onus est animae, et sarcina praegravans
praevolantem, quantum quisque delectatur superiore vita sua, tantum deponit de terrena
sarcina sua. Ecce quod agimus jejunautes ». C'est un verset-refrain: In Joh., tr. 23, n. S;
Opus imperf., III, 44 Aussi n'est-il pas étonnant de le rencontrer chez Pascal: alors
qu'il traitait de la dualité âme-corps, l'apologiste avait écrit, puis a rayé ceci: ’ Comment
connaîtrions-nous, distinctement, la matière, puisque notre suppôt qui agit en cette connais
sance est en partie spirituel, et comment connaîtrions-nous distinctement les substances
spirituelles ayant un corps qui nous aggrave et nous baisse vers la terre ?» (fr. 199 - 72).
12. Ainsi, De civ. Dei, XII, 27.
13. Opus imper-L, III, 44; IV, 75 Par moments Augustin craint tellement l'accu
sation de manichéisme qu'il rejette l'idée d'une inimitié de la chair et de l'esprit, pour
s'en tenir à la nécessité de discipliner la chair rebelle. Alors naissent des formules qui,
tout en demeurant loin de la théorie thomiste, l'annoncent: « Est ergo quoddam conjugium
spiritus et carnis » (De utilitate iejunii, 4, n. 5).
14. Fr. 688- 323: « Aimerait-on la substance de l'âme d'une personne, abstraitement,
et quelques qualités qui y fussent?n. Dans le passage rayé du fr. 199-72 mentionné
ci-dessus, on aura remarqué l'expression: « substances spirituelles»; cf. encore fr. 76 - 73.
15. Fr. 199 -72. L'expression « de divers genres» veut marquer qu'il n'y a rien de
commun, qu'il existe un abîme infini entre les deux substances, comme entre les trois
ordres, « différents de genre» (308- 793). Seules en effet, les espèces d'un même genre
ont un dénominateur commun, en philosophie aristotélicienne.
16. Lettre 2 à Ch. de Roannez et Lettre sur la mort de son père, Br. minor, p. 103.
Voir Ibid., p. 103: « corps coupable corps vicieux». Cf. fr. 48 - 366.
17. Maladies, 2.
MYSTÈRE nE UAME 73
2. L'origine de l'âme
18. E. Gilson a montré que l'un des grands caractères de tout augustinisme métaphy
sique est justement que « l'âme y est plus connue que le corps » (Introd, p. 321).
19. Sur cette théorie de la sensation, Ibid., pp. 73-87.
74 LE CLAIR-OBSCUR DU MONDE
20. ’ Non est itaque natum incommutabilis, quae aliquo modo, aliqua causa, aliqua
parte mutabilis est: Deum autem nefas est, nisi vere summeque incommutabilem credere.
Non est igitur anima pars Dei» (Epist. 166 - 28 seu De origine animae hominis, n. 3). Cf.
De moribus, II, 11.
21. De lib. arbitrio, III, 20, n. 56-59; De Gen. ad litL, X, 14-16 et 24, etc. Voir E. Gilson,
Introduction, pp. 66-68.
22. Entretien, éd. Courcelle, p. 19.
23. Contra Felicem, II, 20. n. 20; Contra Priscillianislas, 1, n. 1; De anima et ejus
origine, Il, 3, n. 5; De Gen. contra Man., II, 8, n. 11 M. Courcelle signale que Mon
taigne avait noté en marge: « Erreur des Stoîques qui croyaient que l'âme fût une parti
cule de l'essence de Dieu » (éd. Villey des Essais, I, 12, p. 5; Courcelle, p‘ 13) ÙCsË ‘lue
Montaigne, lui aussi, connaît son Saint Augustin! Le texte pascalien est plus proche des
formules augustiniennes que de cette note marginale. Voir De anima et efus origine, II,
3, n. 5 « Non arbitmr te umquam in Catholica animam credidisse Dei esse portionem »;
Ibid., n. 6: « Abjice istam exsecrandae impietatis errorem »; Civ. Dei. VII, 5: « Nec
cujus [Dei] portio, sed cujus conditio est ». De Genesi contra Manichaeos, VII, 2, n. 3:
‘ Cum quidam crediderint aliquid esse animam de ipsa subslantia Dei » (même expression,
Ibid., c. 28, n. 43 ..,). Augustin lui-même savait que les stoïciens vivaient dans la même
erreur: Epist. 165 - 27, c. 1, n. 1, où saint Jérôme le rappelle à deux disciples qu'il envoie
à Augustin; ce dernier lui répondra par l'EpisI. 166 - 28, seu De origine animae. L'expression
MYSTÈRE DE L'AMI; 75
3. Uimmortalité de l'âme
r
selon la réponse que lhomme apportera à cette question, toute
sa vie sera changée.
Uimmortalité de l'âme est une chose qui nous importe si fort, qui nous
touche si profondément, qu'il faut avoir perdu tout sentiment pour être
dans l'indifférence de savoir ce qui en est. Toutes nos actions et nos
pensées doivent prendre des routes si différentes, selon qu'il y aura
des biens éternels à espérer ou non, qu'il est impossible de faire
une démarche avec sens et jugement, qu'en les réglant par la vue de
ce point, qui doit être notre dernier objet.
Ainsi notre premier intérêt et notre premier devoir est de nous éclaircir
sur ce sujet, d'où dépend toute notre conduite. Et c'est pourquoi, entre
ceux qui n'en sont pas persuadés, je fais une extrême différence de ceux
qui travaillent de toutes leurs forces à s'en instruire, à ceux qui vivent
sans s'en mettre en peine et sans y penser.
Je ne puis avoir que de la compassion pour ceux qui gémissent sincère
ment dans ce doute, qui le regardent comme le dernier des malheurs,
et qui, n'épargna.nt rien pour en sortir, font de cette recherche leurs
principales et leurs plus sérieuses occupations.
Mais pour ceux qui passent leur vie sans penser a cette dernière fin de
la vie, et qui, par cette seule raison qu'ils ne trouvent pas en eux-mêmes
les lumières qui les en persuadent, négligent de les chercher ailleurs, et
d'examiner à fond si cette opinion est de celles que le peuple reçoit par
une simplicité crédule, ou de celles qui, quoique obscures d'elles-mêmes,
ont néanmoins un fondement très solide et inébranlable, je les considère
d'une manière toute différente.
Cette négligence en une affaire où il s'agit d'eux-mêmes, de leur éternité,
de leur tout, m'irrite plus qu'elle ne m'attendrit; elle m'étonne, et
m'épouvante: c'est un monstre pour moi. Je ne dis pas ceci par le zèle
pieux d'une dévotion spirituelle. J'entends au contraire qu'on doit avoir
ce sentiment par un principe d'intérêt humain et par un intérêt d'amour
propre: il ne faut pour cela que voir ce que voient les personnes les
moins éclairées.
Il ne faut pas avoir l'âme fort élevée pour comprendre qu'il n'y a point
ici de satisfaction véritable et solide, que tous nos plaisirs ne sont que
vanité, que nos maux sont infinis, et qu'enfin la mort, qui nous menace
à chaque instant, doit infailliblement nous mettre, dans peu d'années,
dans l'horrible nécessité d'être étemellement ou anéantis ou malheureux 27.
pas de cette gravité n'est pas permis. Mais, exactement comme pour
l'existence de Dieu, il pratique une sorte de guérilla intellectuelle.
Jamais il ne cherche à anéantir les positions adverses, il se contente
de lancer quelques traits, qui inquiéteront. Il se dit irrité, stupéfait,
épouvanté par ces hommes qui « négligent d'examiner à fond
si cette opinion est de celles que le peuple reçoit par une simplicité
crédule, ou de celles qui, quoique obscures d'elles-mêmes, ont
néanmoins un fondement très solide et inébranlable N‘. Le tour
est des plus habiles: les répliques du libertin sont prises en
considération 35, mais on lui suggère surtout que l'immortalité peut
être démontrée de façon irréfutable, si du moins l'on a un esprit
assez fort pour dépasser les obscurités. C'est le règne du « peut-être ».
Pascal écrira encore: « Les athées doivent dire des choses parfai
tement claires. Or il n'est point parfaitement clair que l'âme soit
matérielle » 3°. Réserve calculée ! Car l'apologiste a montré au contrai
re que l'immatérialité de l'âme est évidente. L'athée va donc
affirmer cette immatérialité, mais aussitôt se pose alors le problème
de l'immortalité d'une substance si mystérieuse, si différente des
corps périssables. Autre façon de «travailler» l'incroyant, Pascal
l'« adresse» aux philosophes, ou plus précisément a Platon. C'est
après avoir fait allusion à la folie des stoïciens, qui ne se sont pas
souciés de la vie future, qu'il annonce cette propédeutique qui en
dit long: « Platon pour disposer au christianisme »3’.
Nous retrouvons donc la réussite historique du platonisme, le
cas exceptionnel où la raison humaine a pu, par ses seules forces,
s'élever aux plus hautes vérités. C'est sans aucun doute sur la foi
du docteur africain que l'apologiste se proposait de faire lire
Platon, un incroyant, à l'incroyant. Augustin rappelle sans cesse que :
Parmi les philosophes de ce monde, ceux qui furent grands, savants et
meilleurs que tous les autres, ont compris que l'âme humaine était
immortelle: et ils ne l'ont pas seulement compris, mais ils l'ont soutenu
à l'aide de tous les arguments qu'ils ont pu trouver et ils ont transmis
par écrit à. la postérité leurs apologies elles-mêmes. Leurs livres existent,
on les lit... Ces philosophes donc qui ont compris et dit que les âmes
des hommes sont immortelles, ont recherché autant qu'il est possible à
des hommes les causes des maux htunains, des souffrances et des erreurs
des mortels; et ils ont dit, comme ils ont pu, que les hommes avaient
commis je ne sais quels péchés dans une vie antérieure et que cela
leur avait mérité ces corps qui sont des sortes de prisons pour l'âme 31.
Mais il ne faudrait pas croire qu'un tel exemple puisse être suivi
par beaucoup et se risquer à proposer aux athées un tel cheminement,
car « de tous les hommes qui se sont efforcés de trouver cela, un petit
nombre, avec peine, alors qu'ils étaient doués d'une puissante intel
ligence, qu'ils avaient beaucoup de loisirs et qu'ils étaient versés
dans les sciences les plus subtiles, ont pu parvenir à se mettre sur
la voie de l'immortalité de l'âme H’. Chez les deux écrivains, c'est
donc bien la même attitude: l'immortalité est démontrable en droit
par la seule raison, puisqu'elle a été démontrée en fait; mais cet
itinéraire est trop difficile pour la plupart des hommes et dépourvu
de valeur religieuse; il faut donc d'abord guider vers la foi en
Jésus-Christ, par l'Ecriture et les autres preuves plus concrètes; et
l'« intelligence »‘de cette question élevée sera donnée ensuite. Pascal,
comme Augustin, s'émerveille de voir la moindre paysanne croire
sans hésiter ce que Platon n'a pu persuader qu'à de rares disciples 4°.
Et lui-même considère évidemment l'immortalité comme hors de
doute. « Il est constant, affirme-t-il dans l'écrit Sur la conversion du
pécheur, que l'âme, étant immortelle comme elle est, ne peut trouver
sa félicité parmi les choses périssables." »
Mais l'athée, lui, demeure dans sa nuit. Son propre mystère lui
est peut-être plus troublant que l'énigme de Dieu. Comme tout
homme, il trouve vertigineuse l'inconstance des choses, et le voici
hanté par ce dilemme: son âme résiste-t-elle au dépérissement uni
versel ou va-t-elle se résoudre en fumée ? Et si elle résiste, quelle
est sa destinée ? On lui annonce que « Dieu a établi des marques
sensibles dans l'Eglise pour se faire reconnaître à ceux qui le cher
cheraient sincèrement » et que la connaissance de ces marques
le conduira vers la lumière sur ce mystère qui l'inquiète ‘2. Mais ces
« marques », il les ignore encore. Pour le moment, sur la question
qu'il se pose, il ne trouve que les dissentiments des philosophes
et un apologiste qui l'inquiète et lui propose la lecture de Platon.
1. Vérité et bonheur
5. De lib. arbitrio, 11, 13, n. 36. Cf. Ibid., Il, 9, n. 26: «Num aliam putas esse
sapientiam nisi veritatem, in quo cemitur et tenetur summum bonum? Nam illi omnes
quos contmemoxasti diversa sectantes, bonum appetunt, et malum fugiunt; sed propterea
diversa sectantur, quod aliud alii videtur bonum ». Ibid., Il, 13, n. 35; « Quid enim
petis amplius quam ut beatus sis ? Et quid beatius eo qui fruitur inconcussa et incom
mutabili et exeellentissima veritate?» Suit un grand développement lyrique sur les
bonheurs que se donnent les hommes, avec comme refrain que le bonheur, c'est la vérité.
6. Jean, XVII, 3. Pascal a écrit un peu plus haut: « Père juste le monde ne t'a
point connu, mais je t'ai connu ».
7. De div. quaest 83, qu. 35, n. 2. Augustin réunit a la fin de cette question le verset
johannique (XVII, 3) et l'exigence du Christ: » Tu aimeras le Seigneur ton Dieu de tout
ton cœur, de toute mon âme et de tout ton esprit n (Matth., XXII, 37).
8. Introduction ..., p. 9. Cf. De civ. Dei., X, 3, n. 2, où le verset Mihi adhaerere Deo
bonum est (Ps. 72, verset 28) est appliqué à l'adhésion de l'intelligence.
2. « Tous les hommes recherchent d'être heureux... »
9. Fr. 148 - 425 ; cf. De l'art de persuader : « Ceux [les principes] de la volonté sont
de certains désirs naturels et communs à tous les hommes, comme le désir d'être heureux,
que personne ne peut pas ne pas avoir » (Br. minor, p. 186).
10. Serm. 306 - de diversis 112, 3, n. 3 : « Omnis autem homo, qualiscumque sit, beatus
vult esse. Hoc nemo est qui non velit ... Diversis cupiditatibus homines rapiuntur, et alius
cupit hoc, alius illud. Diversa genera sunt vivendi in genere humano; et in multitudine
generum vivendi alius aliud eligit et capessit .. Beata ergo vita, omnium est communis
possessio : sed qua veniatur ad eam, qua tendatur, quo itinere tento perveniatur, inde
controversia est. Alius dicit : Beati qui militant. Negat alius, et dicit : Beati, sed qui
agrum colunt ... Quid est hoc, ut cum omnibus non placeat quaecumque vita, omnibus
placeat beata vita ? ». Cf. Conf., X, 21, n. 31 ; In Ps. 32, II, n. 14; De civ. Dei, VIII, 3,
et XI, 1 ; De moribus, 6, n. 10, et 11, n. 18; Contra Adimantum, 18, n. 2, etc. Voir aussi
Jansénius, Augustinus, P. N., I, c. 2 :
Pondus naturale creaturae rationalis in beatitudinem suam poscit ut beatri
possit.
Beati omnes esse volumus. Quod ita verum et certum et medullis omnium
infixum est, ut cum ipsis Academicis omnia dubia sint, hac de sententia nec
Academicus ille Cicero dubitaverit ... Beati certe, inquit, omnes esse volumus. Et
quia omnes hoc volumus, nec aliter velle possumus, profecto appetitus ille
naturalis est. Ab illa quippe voluntate quicquid vel patenter vel latenter voluerimus,
non recedimus. Nam et ille qui credit quod post mortem non erit, intolerabilibus
molestiis ad totam cupiditatem mortis impellitur, quamvis in opinione habeat errorem
omnimode defectionis in qua nulla omnino beatitudo est, in sensu tamen et voluntate
habet naturale desiderium quietis. Quod autem quietum est non est omnino nihil
imo etiam magis est, ideoque beatius quam quod inquietum est. Inquietudo enim
variat affectiones, ut altera alteram perimat ; quies autem habet constantiam, in
qua maxime intelligitur ipsum esse, et per hoc beatum esse. Omnis itaque ille
appetitus in voluntate mortis, non ut qui moritur non sit, sed ut quiescat et ipsa
quiete sit beatus intenditus. Ita cum errore credat se non futurum, natura tamen
quietum esse, et per hoc magis esse et beatior esse desiderat.
Cette fin fait penser au passage du fr. 136 - 139, sur le repos.
IGNORANCE DU SOUVERAIN BIEN 83
Même celui qui se suicide rêve d'être heureux 11, car ce désir
est inamissible ?. Intimement lié à notre soif de vérité, il constitue
le ressort du dynamisme humain, l'élan fondamental de l'âme vers
sa fin, antérieur à toute expérience *. Le même eudémonisme pro
fond règne donc chez Pascal et chez Augustin.
Mais comme les deux écrivains l'ont bien vu, à partir de là com
mencent les difficultés. Quel est le souverain bien de l'homme ?
Inde controversia est. Ici commence la « dispute » *. Il suffit de
jeter les yeux sur les livres des hommes, d'écouter leurs discours
pour percevoir la confusion qui règne sur ce sujet essentiel à notre
destinée.
11. De lib. arbitrio, III, 8, n. 22-23. Mais Pascal, comme l'a vu Brunschvicg, se souvient
en fait de Jansénius, qu'il a déjà cité dans le fragment 147 - 361 :
Le Souverain Bien. Loispute du Souverain Bien.
Ut sis contentus temetipso et ex te nascentibus bonis.
Il y a contradiction, car ils conseillent enfin de se tuer.
Oh ! quelle vie heureuse dont on se délivre comme de la peste !
Dans le De statu purae naturae, II, c. 1-9, Jansénius traite de la recherche du souverain
bien. C'est à ces forts chapitres que Pascal renvoie par le titre du fragment et celui de
la liasse. Voici le texte dont l'apologiste se souvient (P.N., II, 8) : « Sapientem suum
dixerunt [Stoïci] sola virtute contentum, etiam in Phalaridis tauro esse beatissimum, usque
adeo ut nec illa quae dicuntur mala, mala esse contendant ... Sed quid nisi magnus
quidam stupor arrogantiae hujusmodi paradoxa peperit, quandoquidem si tanta fuerint
illa quae dicuntur ab aliis mala, et ab ipsis bona, ut ea sapiens, qualem mirabili vanitate
describunt, vel non possit vel non debeat sustinere, cogi eum sibi mortem inferre, et ex
hac vita emigrare fateantur ... O vitam scilicet beatissimam, qua ut fruatur mortis quaerit
auxiliun ». « Sola virtute contentum » a pu rappeler à Pascal la citation de Sénèque que
Jansénius cite au moins dans le De haeresi pelagiana, V, 1. Mais l'évêque d'Ypres renvoie
à la Lettre 155 - 52 de saint Augustin, qu'il n'a fait que paraphraser. Or Pascal s'est reporté
à l'original, si bien que ses notes procèdent à la fois de Jansénius et d'Augustin (qui
d'ailleurs sont en parfait accord). Voici le passage de la Lettre (c. 1, n. 2) :
De qua re etiam philosophi multa dixerunt ; sed apud eos vera pietas, id est
verax veri Dei cultus, unde omnia recte vivendi duci oportet officia, non invenitur :
non ob aliud, quantum intelligo, nisi quia beatam vitam ipsi sibi quodammodo
fabricare voluerunt, potiusque patrandam quam impetrandam putaverunt ; cum ejus
dator non sit nisi Deus. Neque enim facit beatum hominem, nisi qui fecit hominem .
Illi vero qui in hac aerumnosa vita, in his moribundis membris, sub hac sarcina
corruptibilis carnis, auctores suae beatae vitae et quasi conditores esse voluerunt .
Deum superbiae suae resistentem sentire minime potuerunt. Unde in errorem
absurdissimum lapsi sunt, ut cum asseverant etiam in Phalaridis tauro beatum esse
sapientem cogantur fateri vitam beatam aliquando esse fugiendam ... Ubi nolo
dicere quantum sit nefas seipsum hominem occidere insontem, cum omnino non
debeat vel nocentem .
[n. 3] .. Vel ideo beatus [erit homo] quoniam fuerit ab illa beata vita,
tamquam ab aliqua peste liberatus ? O nimium superba jactantia ! Si beata vita est
in cruciatibus corporis, cur non in ea manet sapiens ut fruatur ? Si autem misera
est, quid, obsecro te, nisi typhus impedit ne fateatur, ne oret Deum .
Augustin développe le même thème dans De civ. Dei, XIX, 4.
12. Enchir., 105 ; Opus imperf., VI, 12.
13. De lib. arbitrio, II, 9, n. 26 : « Antequam beati simus, mentibus tamen nostris
impressa est notio beatitatis. » C'est parce que nous percevons cette marque que nous
savons que nous voulons être heureux. Mais nous ne le serons que dans la possession du
souverain bien : « Summo autem bono assecuto et adepto, beatus quisque fit ». Cf. Ibid.,
II, 13, n. 35-36).
14. « Inde controversia est » (Serm. 306 - de diversis 112, 3, n. 3 : cité plus haut).
« Le Souverain Bien - Dispute du Souverain Bien », titre du fr. 147 - 361.
3. Platon et Epictète
15. De civ. Dei, X, 1, n. 1 : « Illud quod omnes homines appetunt, id est vitam beatam,
quemquam isti assecuturum negant, qui non illi uni optimo, qui est incommutabilis Deus,
puritate casti amoris adhaeserit n.
Cf. Ibid., 2: « Non est nobis ullus cum his excellentioribus philosophis in hac quaestione
conflictus »; Ibid., VIII, 8. Epist. 118-56, 3, n. 16; De vero relig., 3, n. 3.
16. De civ. Dei, VIII, 6.
17. J. Orcibal, «Thèmes platoniciens », p. 1077: «L'hostilité de Jansénius à la
philosophie antique (L.P., 8; N.L., IV, 11 a 16; P.N., II, 2, 5, 8; III, 14) ou moderne
(L.P., 8 et 28) n'est pourtant pas douteuse. Il ne cesse en particulier de dénoncer 1e
péripatétisme commun aux pélagiens, ces ‘ singes d'Aristote» (H.P., VI, 23; L.P., 10;
l’.N., 11, 2); aux Marseillais (L.P., 10) et même aux scolastiques (L.P., 8; N.L., II, 11; III,
23; IV, 15; P.N., I, 3, 6, 9, 16; II, 2; III, 19; G.C., VII, 6; VIII, 2; IX, 15, 2.5). Il dé
couvre aussi des infiltrations stoîciennes chez les adversaires d'Augustin (H.P., IV, 19) et
chez les auteurs récents (P.N., I, 6; II, 2). Le contraste rend d'autant plus frappante sa
réserve à l'égard des platoniciens. Si Jansénius signale leur polythéisme, il leur trouve en
effet aussitôt des excuses (P.N., Il, 5; cf. I, 14) et c'est a peine s'il les nomme parmi les
inspirateurs d'Orlgène (cf. L.P., 5 à H.P., VI, 18; cf. aussi P.N., III, 14). Sans doute il
n'a aucune connaissance directe de leurs œuvres (P.N., I, 13 et II, 2). Mais il reprend
au Père africain nombre de leurs théories, qui lui servent, en particulier, à montrer l'im
possibilité de l'état de Pune Nature. Comme eux, il prouve que Dieu est la lumière de
l'intelligence, le bien de l'action et de la béatitude (P.N., I, 13). Ce dernier aspect est de
loin le plus important. Les platoniciens ont compris qu'on poursuit en vain dans les objets
créés un bonheur éphémère et que ce n'est que dans la fruitiva contemplatio de Dieu qu'on
peut trouver la béatitude naturelle (P.N., I, 13; II, 2). Dieu doit donc être exclusivement
l'objet de notre imitation et de notre dilection Bien plus, ils ont reconnu qu'un senti
ment si pur n'était pas en notre pouvoir et ils l'ont attribué a un don de Dieu, à une
grâce, qui est ainsi postulée par la nature de l'homme (1-I.P., 15; I..ov., c. 512; I’.N., I, 13,
14; II, 2). Rejetant la facile échappatoire de l'influence biblique, Jansénius tient à marquer,
IGNORANCE DU SOUVERAIN BIEN 85
dix fois dans un seul chapitre (P.N., I, 13; cf. II, 2) que toutes ces vérités ont été atteintes
par la «lumière naturelle de la raison ». Il ne peut donc trop célébrer la force d'esprit
(P.N., I, 13) du « divin ’ Platon et de ses disciples, omnium Philosophorum merito nobilis
simorum (P.N., I, 13; cf. II, 5). Ils ont été très proches du Christianisme (P.N., I, 10, 13;
II, 2) s
18. « Quomodo summum bonum est si est aliquid melius quo pervenire possimus ? Hoc
îgitur si est, tale esse debet quod non amittat invitus ’ (3, n. 5).
19. Sur la conversion du pécheur. Reprise évidente des Confessions (I, l, n. 1): « Fecisti
nos ad te, et inquietum est cor nostrum donec requiescat in te ». Formule clé de la pensée
pascalienne: « Mon cœur que vous n'aviez formé que pour vous, et non pas pour le
monde ni pour moi-même » (Prière pour le bon usage des maladies, ch. 6). Fr. 399 - 438:
Si l'homme n'est fait pour Dieu, pourquoi n'est-il heureux qu'en Dieu?
Si l'homme est fait pour Dieu, pourquoi est-il si contraire a Dieu?
(On notera a nouveau l'habileté de l'interrogation pascalienne).
Fr. 400 - 427: « Il [l'homme] le [Dieu] cherche partout avec inquiétude».
20. Conf., VII, 18-20.
21. L'âme veut que Dieu « soit lui-même son chemin Elle commence a connaître
Dieu et désire d'y arriver Elle fait la même chose qu'une personne qui désirant arriver
en quelque lieu, ayant perdu le chemin, et connaissant son égarement, aurait recours à
ceux qui sauraient parfaitement ce chemin ». Voir dans le passage des Confessions cité
ci-dessus: « Et quarebam viam comparandi roboris quod esset idoneum ad fmeudum
te; nec inveniebam, donec amplecterer mediatorem Dei et hominum ..., vocantem et dicen
tem: Ego sum via, veritas ct vita [Jean, XIV, 16] ’ (Conf, Vll, 18, n. 24; cf. Ibid., 19-20).
86 ua CLAIR-OBSCUR nu moNns
les événements les plus fâcheux »22. Il lui prête certains sentiments
de modestie: « Il montre aussi en mille manières ce que doit faire
l'homme. Il veut qu'il soit humble, qu'il cache ses bonnes résolutions,
surtout dans les commencements, et qu'il les accomplisse en secret;
rien ne les ruine davantage que de les produire »23; mais il ne
tarde pas à reprendre les accusations augustiniennes contre l'orgueil
stoïcien 2‘. Il n'admire pourtant pas moins Epictète qu'Augustin
n'admirait Platon et «ose dire qu'il mériterait d'être adoré, s'il
avait aussi bien connu son impuissance »35. Cet éloge d'un stoïcien
est propre à Pascal, qui ne cesse d'opposer stoïcisme et épicurisme
pour révéler ensuite la synthèse chrétienne, conformément au pro
gramme précisé à la fin de l'Entretien. L'évêque d'Hippone procède
différemment: il élève au-dessus des erreurs stoïciennes et épi
curiennes la grandeur du platonisme, qui est à ses yeux la meilleure
propédeutique à l'Evangile 2°. La cassure est donc faible, chez lui,
entre les acquisitions de la raison et les réalités de la foi. Pascal,
plus sensible sans doute au scepticisme ambiant, a préféré, au
moins dans la présentation des arguments, laisser le libertin en
proie aux « contrariétés » de ces deux philosophies. On comprend
qu'un augustinien comme Sacy, après n'avoir formulé aucune critique
contre l'éloge et l'utilisation d'Epictète (le Platon de ce jeune
homme, devait-il penser), se soit inquiété d'une méthode qui ré
habilitait le pyrrhonisme, renvoyait dos à dos stoïciens (Epictète)
et épicuriens (Montaigne) et ne ménageait pas assez la transition
vers le christianisme. Pascal a-t-il redouté que l'incroyant ne se fa
çonne un platonisme à sa mesure et n'en reste là ? Il semble plutôt
qu'il ait rapproché platonisme et stoïcisme, rapprochement que son
ignorance de Platon et le choix d'Epictète facilitaient, pour les
opposer à l'épicurisme de Montaigne. Il obtenait ainsi les fameuses
antinomies : grandeur - bassesse ; orgueil - désespoir ; ange - bête, etc.
22. Entretien, éd. Courcelle, p. 13. Cf. Cinquième Provinciale, éd. Cognet, p. 79, où Pascal
exige des chrétiens « une vertu plus haute que celle des Pharisiens et des plus sages du
paganisme. La loi et la raison sont des grâces suffisantes pour ces effets. Mais, pour dégager
l'âme de l'amour du monde, pour la retirer de ce qu'elle a de plus cher, pour la faire
mourir à soi-même, pour la porter et l'attacher uniquement et invariablement à Dieu, ce
n'est l'ouvrage que d'une main toute-puissante. Et il est aussi peu raisonnable de prétendre
que l'on a toujours un plein pouvoir, qu'il le serait de nier que ces vertus, destituées
d'amour de Dieu, lesquelles ces bons Pères confondent avec les vertus chrétiennes, ne sont
pas en notre puissance n.
23. Ibid., p. 15.
24. « Superbe diabolique », lbid., p. 19.
25. Ibid., p. 15. Cf. Contra Jul., V, 76: « Plato, quem Cicero appellare non dubitat pene
philosophorum deum ».
26. Epist. 118-56, c. 3, n. 16: « Inter eos autem qui fruendum Deo, a quo et nos et
omnia facta sunt, unum atque summum bonum nostrum esse dicunt, apud illos eminuerunt
Platonici, qui non immerito ad officitu-n suurn pertinere arbitrati sunt, Stoïcis, et Epicureis
maxime et prope solis omnino resistere Quantum igitur pertinet ad questionem de summo
hominis bono profecto reperies duos errores inter se adversa fronte collidi : unum consti
tuentem in corpore, alium constituentem in animo summum bonum Reperies Epicureos
et Stoïcos inter se acerrime dimicantes; eorum vero litem conantes dijudicare Platonicos,
occultantes sententiam veritatis, et illomm vanam in falsitate fiduciam convincentes et
redarguentes ». Cf. De civ. Dei, VIII, 8: « Cedant igitur hi omnes illis philosophis, qui non
dixerunt beatum esse hominem fruentem corpore, vel fruentem animo, sed fruentem Deo n.
On retrouverait assez facilement cette position dans l'écrit Sur la conversion du pécheur.
4. Dissentiments des philosophes
‘
Mais les deux théologiens ne tardent pas a se rejoindre pour
souligner l'impuissance des philosophies platonisantes. Ces philoso
phes ont assurément vu ou entrevu quel est le souverain bien de
l'homme, mais ils n'ont pas pu se diriger vers lui, car ils ignoraient
le Médiateur. L'éloge du platonisme s'achève sur une réserve chez
l'évêque d'Hippone, car Socrate et ses disciples demeurèrent, croit-il,
des idolâtres, et ne purent répandre leur doctrine 2’. Quant à l'éloge
d'Epictète, il est bientôt suivi de dures critiques, dans l'Entretien :
Il se perd dans la présomption de ce qu'on peut. Il dit que Dieu a donné
à l'homme les moyens de s'acquitter de toutes ses obligations; que ces
moyens sont en notre puissance; qu'il faut chercher la félicité par les
choses qui sont en notre pouvoir, puisque Dieu nous les a données à cette
fin; qu'il faut voir œ qu'il y a en nous de libre; que les biens, la vie,
l'estime, ne sont pas en notre puissance et ne mènent donc pas à Dieu;
mais que l'esprit ne peut être forcé de croire ce qu'il sait être faux,
ni la volonté d'aimer ce qu'elle sait qui la rend malheureuse, que ces deux
puissances donc sont libres, et que c'est par elles que nous pouvons
nous rendre parfaits; que l'homme peut, par ces puissances, parfaitement
connaître Dieu, l'aimer, lui obéir, lui plaire, se guérir de tous ses vices,
acquérir toutes les vertus, se rendre saint, et ainsi compagnon de Dieu.
Ces principes d'une superbe diabolique le conduisent à d'autres erreurs,
comme que l'âme est une portion de la substance divine; que la douleur
et les maux ne sont pas des maux; qu'on peut se tuer quand on est telle
ment persécuté qu'on doit croire que Dieu appelle; et d'autres 73.
27. De vera relig., l-Z; Conf., VII, 9, n. 14: « Etsi cognoscunt Deum, non sicut Deum
glorificant aut gratias agunt; sed evanescunt in cogitationibus suis, et obscuratur insipiens
cor eorum; dicentes se esse sapientes, stulti fiunt »; Ibid, VII, 21, n. 27; De civ. Dei,
Il, 7.
28.1311. Courcelle, pp. 15-19. Même condamnation de l'impuissance dîpictète et des
autres philosophes : fr. 140 - 466 ; 141 - 509.
29. De civ. Dei, XVIII, 41, n. 1; In Joh., tr. 45, n. 3: « Fuerunt ergo quidam philo
sophi, de virtutibus et virtiis subtilia multa tractantes, dividentes, definientes, ratiocinationes
acutissimas concludentes, libros implentes suam sapientiam buccis crepantibus: Nos sequi
mini, sectam nostram tenete, si vultis beate vivere. Sed non intrarant per ostium: perdere
volebant, mactare et occidere. »
30. De civ. Dei, XVIII, 41 n. 2:
Palam in conspicua et nutissima porticu, in gymnasiis, in hortulis, in locis
publicis ac privatis, catervatim pro sua quisque opinione certabant: alii asserentes
unum, alii innumerabiles mundos; ipsum autem unum alii ortum esse, alii vero
initium non habere; alii interiturum, alii semper futurum; alii mente divina, alii
fortuitu et casibus agi; alii immortales esse animas, alii mortales ; et qui immor
88 LE CLAIR-OBSCUR DU MONDE
tales, alii revolvi in bestias, alii nequaquam ; qui vero mortales, alii mox interire
post corpus, alii vivere etiam postea vel paululum, vel diutius non tamen semper ;
alii in corpore constituentes finem boni, alii in animo, alii in utroque, alii extrinsecus
posita etiam bona ad animum et corpus addentes ; alii sensibus corporis semper,
alii non semper, alii numquam, putantes esse credendum. Has et alias pene innume
rabiles dissensiones philosophorum .. quis unquam populus ... dijudicandas curavit
. Ut non frustra talis civitas mysticum vocabulum Babylonis acceperit. Babylon
quippe interpretatur Confusio ... Nec interest diaboli regis ejus, quam contrariis
inter se rixentur erroribus, quos merito multae variaeque impietatis pariter possidet.
[n. 3] At vero gens illa, ille populus, illa civitas, illa respublica, illi Israelitae,
quibus credita sunt eloquia Dei, nullo modo pseudoprophetas cum veris Prophetis
pari licentia confuderunt : sed concordes inter se atque in nullo dissentientes, sa
crarum Litterarum veraces ab eis agnoscebantur et tenebantur auctores .
Même démarche chez Pascal : « Ceci est effectif. Pendant que tous les philosophes se
séparent en différentes sectes, il se trouve en un coin du monde des gens qui sont les plus
anciens du monde, déclarant que tout le monde est dans l'erreur, que Dieu leur a révélé
la vérité » (fr. 456 - 618).
31. Fr. 76 - 73 ; cf. 148 - 425. De Trinitate, XIII, 4, n. 7 : « Mirum est autem cum
capessandae atque retinendae beatitudinis voluntas una sit omnium, unde tanta existat de
ipsa beatitudine rursus varietas atque diversitas voluntatum, non quod aliquis eam nolit,
sed quod non omnes eam norint. Si enim omnes eam nossent, non ab aliis putaretur esse
in virtute animi ; aliis in corporis voluptate ; aliis in utraque ; et aliis atque aliis, alibi
atque alibi ».
32. Fr. 76 - 73.
33. De Trinitate, XIII, 7, n. 9 : « Haec est tota, utrum ridenda, an potius miseranda,
superborum beatitudo mortalium, gloriantium se vivere ut volunt ».
34. Fr. 408 - 74 ; cf. 479 - 74 bis, d'après Essais, II, 12, qui porte, par suite d'une faute
typographique, 280 au lieu de 288, chiffre constamment cité par Augustin. Cf. De civ. Dei,
XIX, 2 ... « Marcus Varro .. ad sectas ducentas octoginta octo pervenit . ». Pascal ne
s'est donc pas reporté au texte augustinien.
35. De vera relig., 37, n. 68 : « Hinc [du culte de l'âme] ad animalia, et inde ad ipsa
corpora colenda dilabuntur ... In primis solis corpus occurrit ... Aliqui et lunae splendorem
religione dignum putant ... Alii etiam caeterorum siderum corpora adjungunt, et totum
IGNORANCE DU SOUVERAIN BIEN 89
Impuissant à découvrir par ses propres forces quel est son véri
table bien, incertain sur l'existence d'un Dieu et l'immortalité de
son âme, l'être humain est évidemment incapable d'établir ration
nellement une morale. Le voilà livré au hasard, à ses caprices, aux
coutumes, à l'intérêt, à la peur. Pascal n'hésite pas à rejoindre et
même à précéder le libertin dans son pyrrhonisme moral, à faire
la route avec lui. Les « Pensées » où il révèle cet accord avec son
interlocuteur sont légion 33. Evidemment Montaigne et les contem
porains ont inspiré à l'apologiste nombre de ses remarques scepti
ques. Mais en cela ils n'ont aidé Pascal qu'à illustrer l'une des thèses
fondamentales de l'augustinisme: il est impossible à l'homme d'éta
blir par sa seule raison une véritable morale 3‘.
caelum cum stellis suis. Alii caelo aethereo copulant aerem, et istis duobus superioribus
stulti
elementis
factisubjiciunt
sunt et
animas
immutaverunt
suas ». Cf. gloriam
De civ. incorruptibilis
Dei, XIV, 28: «Dei
Dicentes
in similitudinem
se esse sapientes
imaginis
pas certain qu'il y ait un Dieu, que l'âme soit immortelle, quelle morale édifiera l'incroyant?
« La vraie nature de l'homme, son vrai bien et la vraie vertu et la vraie religion sont
choses dont la connaissance est inséparable» (fr. 393 - 442). Cf. 417 - 548. C'est au nom
de cette conviction qu'Augustin refusera de voir dans Rome une vraie communauté: une
cité qui ignore le vrai Dieu est étrangère a la justice (De civ. Dei, XIX, 21).
39. Ed. Cognet, p. 406. Cf. fr. 601- 907: « Les casuistes soumettent la décision à la
raison corrompue et le choix des décisions à la volonté corrompue, afin que tout ce qu'il
y a de corrompu dans la nature de l'homme ait part à sa conduite ».
40. Ibid., p. 407 (souligné par nous); cf. pp. 412-413, où ce rationalisme moral est
attaqué violemment.
41. lbid., p. 417. Cf. encore Second Ecrit des curés de Paris, éd. Cognet, p. 422;
fr. 769 - 903 et 903 bis.
42. Epist. 157-190 a Hilaire, 3, n. 15: » Lex autem subintravit, ut abundarct delietum
[Romains, V, 20] Legem quippe sive naturalem intelligamus, quae in eorum apparet
aetatibus, qui jam ratione uti possunt ; sive conscriptam, quae data est per Moysen, quia
IGNORANCE DU SOUVERAIN BIEN 91
nec ipsa vivificare potuit, et liberare a lege peccati et mortis, quae tracta est ex Adam, sed
magis addidit praevaricationis augmenta .. Proinde quoniam lex est etiam in ratione hominis
qui jam utitur arbitrio libertatis naturaliter in corde conscripta, qua suggeritur, ne aliquid
faciat quisque alteri, quod pati ipse non vult : secundum hanc legem praevaricatores sunt
omnes etiam qui Legem per Moysen datam non acceperunt ». Contra Faustum, XXII, 27 :
« Lex vero aeterna est, ratio divina vel voluntas Dei, ordinem naturalem conservari jubens,
perturbari vetans » ; Ibid., XXII, 30 et 73 ; Serm. 81 - ex Sirm. 33, n. 2 : « Lex illa in
tabulis data Judaeis nondum erat temporibus Job, sed manebat adhuc lex aeterna in cordibus
piorum, unde illa descripta est quae populo data est ». Cette loi était en fait dans tous
les cœurs, mais seuls les justes la déchiffraient ; les pécheurs détournaient d'elle leurs
regards, elle n'existait pas pour eux : tel est ici le sens de la formule (cf. In Ps. 57, n. 1 :
« Non enim scriptum non habebant, sed legere nolebant »).
43. In Ps. 118, XXV, n. 4 : « Si ergo Apostolus secundum legem quam Deus per Moysen
populo Israël dedit, caeteris autem gentibus non dedit, sine lege dixit esse caeteras gentes,
quid intellecturi sumus in isto psalmo dictum esse, Praevaricantes aestimavi omnes pecca
tores terrae, nisi intelligamus aliquam legem non per Moysen datam, secundum quam sunt
praevaricantes caeterarum gentium peccatores ? Ubi enim lex non est, nec praevaricatio.
Quae ista lex est, nisi forte illa de qua idem dicit Apostolus : Gentes quae legem non habent,
naturaliter quae legis sunt faciunt ; hi legem non habentes, ipsi sibi sunt lex [Romains, II,
14] ... Nullus enim est qui faciat alteri injuriam, nisi qui fieri nolit sibi : et in hoc trans
greditur legem naturae, quam non sinitur ignorare, dum id quod facit non vult pati ».
44. In Ps. 57, n. 1 : « Manu formatoris nostri in ipsis cordibus nostris veritas scripsit :
Quod tibi non vis fieri, ne facias alteri [Tobie, IV, 16]. Hoc et antequam Lex daretur nemo
ignorare permissus est, ut esset unde judicarentur et quibus Lex non esset data ». Quelques
lignes plus loin apparaît Romains, II, 1-15.
45. In Ps. 57, n. 1.
46. Conf., III, 8, n. 15: « Flagitia quae sunt contra naturam, ubique ac semper detes
tanda atque punienda sunt, qualia Sodomitarum fuerunt ».
47. Conf., IV, 9, n. 14 : « Hoc est quod diligitur in amicis, et sic diligitur ut rea sibi
sit humana conscientia, si non amaverit redamantem, aut si amantem non redamaverit ».
48. In Ps. 57, n. 1 (point de vue horizontal, social : d'où l'absence de référence à l'ado
ration de Dieu).
92 LE CLAIR-OBSCUR nu MONDE
55. De musica, VI, 7, n. 19: » Non enim frustra consuetudo quasi secunda, et quasi
atïabricata natura dicitur ». Augustin reprend ici un dicton. Cf. Opus imperf, IV, 103 et
VI, 41.
56. L'ln Ps. 57, n. 1 faisait appel à la terminologie même de l'Ecole: ’ Numquid solus
es homo? Nonne in societate vivis generis humani ? Qui tecum factus est, socius tuus est
et omnes facti ad imaginem Dei ». On dirait de Hîpictète!
57. Nous aurons à revenir sur ces points dans les chapitres « Le règne du cœur mau
vais» et « La grâce souveraine», Jansénius avait parfaitement compris son maître: voir
I. Orcibal, « Thèmes platoniciens », p. 1079: « Sans doute il admet un droit naturel
inscrit dans le cœur humain par son Créateur (N.L., II, 5, 6; P.N., I, 3, s.f.), mais cela
ne changerait rien si, depuis la Chute, les préceptes en restaient ignorés. C'est précisément
l'hypothèse qui est exclue par le chapitre sur les semences naturelles des venus (N.L., IV,
16). Quoad oflicium nude, Augustin reconnaît sans difficulté l'existence d'inclinations saines
qui ont inspiré les belles parties de l'éthique des philosophes, et même les actions quasi
bona de certains Romains (N.L., IV, 4, 5, Il). C'est que l'âme humaine ne peut pas ne
pas être raisonnable et que l'action indirecte de la concupiscence n'y a pas détruit jusqu'au
demier trait de l'image de Dieu (N.L., II, 4, 6; IV, 16). Plutôt que de semences, il faut
donc parler des restes laissés par la ruine de l'intégrité primitive. D'ailleurs ces prétendues
vertus ne sont que des cadavres puisqu'elles ne se trouvent pas rapportées à la Fin de
tout par la charité vivifiante que Dieu seul peut donner (N.L., IV, 16). »
58. Fr. 45 - 83.
59. Voir P. Topliss, The Rheloric of Pascal, pp. 287-294.
94 LE CLAIR-OBSCUR nu MoNnE
a) LEs « PROVINCIALES »
60. Cf. Homélie 12 au peuple tÏflntioche, 5 3 (P.G., 49, 131). Ces lignes de la Provin
ciale se trouvent dans l'éd. Cognet, pp. 255-256. C'est nous qui avons souligné certains
termes, avant la citation.
61. Cf. Conf., III, 8. n. 15: ‘ Flagitia quae sunt contra naturam, ublque ac semper
detestanda
qui ont étéatque
reçuspunienda
dans toussunt
les». temps
Pascal etreprend
dans tous
un peu
les lieux
plus ».
loin (p. 258): « Principes
62. De civ. Dei, I, 17: « Utique si non licet privata potestate hominem occidere vel
nocentem, cujus occidendi lex nulla concedit, profecto etiam qui se ipsum occidit homicida
Cs2 s‘
63. De civ. Dei, I, 19. Ibid., 21: « Non hoc fecerunt feminae christianae, quae passae
sunt sîmilia, vivtmt tamen ».
64. 1, 21, 24. Pascal avait déjà condamné le suicide stoïcien dans l’Entretien (éd. Cour
celle, p. 19). Augustin ajoute un argument biblique: ’ Neque enim frustra in sanctis cano
nicis libris nusquam nobis divinitus praeceptum permissumve reperiri potest, ut nobismet
ipsis necem inferamus ».
IGNORANCE nu SOUVERAIN BIEN 95
65. Ed. Cognet, pp. 256-257. Augustin, De civ. Dei, I, 21 : « De interlectionibus hominum,
quae ab homicidii crimine excipiuntur ». Quasdam vero exceptiones eadem ipsa divina fecit
auctoritas, ut non liceat hominem occidi. Sed his exceptis, quos Deus occidi jubet, sive
data lege, sive ad personam pro tempore expressa jussione (non autem ipse occidit, qui
ministerium debet jubenti, sicut adminiculum gladius utenti ...). His igitur exceptis, quos
vel lex justa generaliter vel ipse fons justitiae Deus specialiter occidi jubet, quisquis
hominem vel seipsum vel quemlibet occiderit, homicidii crimine innectitur ».
66. Sermo 302 - de diversis 101, c. ll, n. 10: « Habent mali judices suos, habent potes
tates suas, de quibus Apostolus ait: Non enim sine causa gladium portat. Vindex est enim
in iram, sed ei qui male agit [Romains, X111, 3-4]». De telles formules supposent évidem
ment que le bien et le mal sont réellement connaissables.
67.1313. Cognet, p. 258. Nicole n'a pas retrouvé cette référence: dans sa première
édition latine des Provinciales, il l'0met; dans les suivantes il renvoie au Contra Faustum,
XXII, et cite un texte qui n'est pas celui que traduit Pascal. Brunschvicg et L. Cognet
renvoient à l'Epist. 204 - 61, n. 5: « Omnis qui sine ulla legitimae potestatis auctoritate
hominem occidit, homicida est»; mais nous sommes bien loin du texte et du contexte
de Pascal, puisque ce sermon traite du suicide des donatistes et nie à tout homme même
le droit d'achever un mourant. En réalité, Pascal semble suivre toujours, en abrégeant, le
Serm. 302 - de diversis 101, 14, n. 13: « Sed malus ille tanta fecit, tantos oppressit, tantos
ad mendicitatem egestatemque perduxit. Habet judices suos. habet potestates suas. Ordinata
est respublica. Quae enim sunt, a Deo ordinatae sunt [Romains, XIII, 1]. Tu quare
saevis? Quam potestatem accepisti, nisi quia non sunt ista publica supplicia, sed apena
96 u: CLAIR-OBSCUR nu MONDE
Il est donc clair que les leitmotive de cette Lettre sont augus
tiniens: l'homicide nie la loi naturelle inscrite dans tous les cœurs,
et la moins effacée, parce que l'assassinat et le suicide sont les actes
les plus violemment opposés à cette voix de la nature. De là les
derniers mots de cette Provinciale: « L'homicide est le seul crime
qui détruit tout ensemble l'Etat. l'Eglise, la nature et la piété » 6’.
Seuls les juges légitimes sont habilités aux exécutions de la justice
divine, sauf dans deux cas qui constituent des exceptions naturelles
à cette loi générale du respect de la vie: « Voilà, mes Pères, les
principes du repos et de la sûreté publique qui ont été reçus dans
tous les temps et dans tous les lieux, et sur lesquels tous les légis
lateurs du monde, saints et profanes, ont établi leurs lois, sans que
jamais les païens mêmes aient apporté d'exception à cette règle.
sinon lorsqu'on ne peut autrement éviter la perte de la pudicité
ou de la vie »’°.
A la différence de son maître, Pascal n'a pas donné de listes des
crimes contre nature. A la suite de saint Paul (Romains, I, 26-27),
il ne pouvait que considérer la sodomie comme anti-naturelle, bien
qu'il n'en ait jamais parlé. Mais il semble que l'auteur des Provinciales
ne s'en soit pas tenu à ces deux exemples. Qu'on lise en effet le
Second Ecrit des curés de Paris! On y trouve un résumé nerveux
des relâchements des casuistes: «Ils auront exempté de crimes
les calomniateurs... Ils auront permis aux juges de retenir ce qu'ils
auront reçu pour faire une injustice; aux femmes de voler leurs
maris; aux valets de voler leurs maîtres; aux mères de souhaiter
la mort de leurs filles quand elles ne les peuvent marier » Sur
quoi Pascal ajoute: « Enfin, ils auront permis aux chrétiens tout ce
que les Juifs, les Mahométans et les Barbares auraient en exécration
et ils auront répandu dans l'Eglise les ténèbres les plus épaisses
qui soient jamais sorties du puits de l'abîme »7‘. Autrement dit, les
casuistes sont si pervertis qu'ils autorisent ce que tant d'hommes
de divers temps ont considéré comme criminel: c'est presque le
ubique et semper (partout et toujours) d'Augustin.
Ainsi dans les écrits relatifs à la campagne des Provinciales
la position de Pascal est assez nette. Il existe des lois naturelles,
comme l'interdiction générale de l'homicide, gravées dans le cœur
de tout homme. Pourtant, il est aberrant de prétendre édifier une
morale avec les seules lumières de la raison, comme l'ont tenté les
casuistes". Comment s'explique cette apparente contradiction? Par
l'existence en l'homme d'une corruption profonde, qui fausse le juge
ment, aveugle l'esprit, le rend incapable de déchiffrer, sinon par
bribes, cette loi intérieure. De là les flottements, les incertitudes;
et comme la loi du cheminement de l'âme est de s'élever de lumière
en lumière ou de s'abîmer dans des ténèbres grandissantes, un jour
vient où beaucoup d'esprits n'entrevoient même plus ces saints
caractères. De sorte que ces lois naturelles, qui ne cessent jamais
d'être inscrites dans les cœurs, sont à la fois constamment retrou
vées et constamment perdues, ce qui explique les plus étonnantes
aberrations. Pascal évoque souvent, dans les écrits mêmes sur lesquels
nous nous appuyons, « l'inclination corrompue des hommes » "3, « les
la
passions
nature de
corrompue
la nature
»35. corrompue
C'est donc» 7‘,
bien« l'inclination
l'explication du
augustinienne
monde
71. Ed. Cognet, p. 423. Cf. aussi Quinzième Provinciale, éd. Cognet, pp. 288189, où
Pascal reprend (sans commentaire) l'expression de « loi de nature », utilisée par le
Père Bauny.
72‘ Même dans le cas de l'homicide Pascal ne se fie en fin de compte qu'à la Révélation:
« C'est une fausseté horrible de dire que c'est à la raison naturelle de discerner quand il
est pemiis ou défendu de tuer son prochain» (éd. Cognet, p. 415). Car ’ depuis qu'il a
perdu le vrai bien tout également peut lui paraître tel jusqu'à sa destruction propre.
quoique si contraire à Dieu et à la nature tout ensemble » (fr. 148 - 425).
73. Quinzième Provinciale, éd. Cognet, p. 279.
«Uinclination corrompue des hommes s'y [aux abus] porte d'elle-même avec tant
dïmpétuosité qu'il est incroyable qu'en levant l'obstacle de la conscience, elle ne se
répande avec toute sa véhémence naturelle» (souligné par nous: c'est le thème de la
seconde nature).
74. Second Ecrit des curés de Paris, éd. Cognet, p. 427. On voit les casuistes « auto
riser opiniâtrement la vengeance, l'avarice, la volupté, le faux honneur, l'amour-propre.
et toutes les passions de la nature corrompue ».
75. Cinquième Ecrit des curés de Paris, éd. Cognet, p. 433.
76. Factum, éd. Cognet, p. 405, cf. p. 417.
Tl. Second Ecril des curés de Paris, éd. Cognet, p. 427
98 LE CLAIR-OBSCUR DU MoNDE
b) LEs « PENSÉES »
78. Ed. Cognet, p. 268. Naturellement, souligne‘ par nous: encore la seconde nature!
79. Serm. 302 - de diversis 101, 21, n. 19.
80. Ibid., 23, n. 21: « Hortamur vos ut mansuete vivatis, Potestates facere quod
ad illas pertinet, unde Deo et majoribus suis redditurae sunt rationem, pacifice permittatis
CÜIII his qui mala faciunt, et infeliciter atque inordinate saeviunt, non vos misceatis ».
81. Fr. 60 - 294.
82. Fr. 149 - 430. C'est nous qui avons souligné. Cf. fr. 905 - 385.
IGNORANCE nu SOUVERAIN BIEN 99
83. Le larcin, l'inceste, le meurtre des enfants et des pères, tout a eu sa place entre
les actions vertueuses. Se peut-il rien de plus plaisant qu'un homme ait droit de
me tuer parce qu'il demeure au-delà de l'eau et que son prince a querelle contre
le mien, quoique je n'en ai aie aucune avec lui?
Il y a sans doute des lois naturelles, mais cette belle raison corrompue a tout
corrompu. Nihil amplius nostmm est, quod nostrum dicimus artis est. Ex senatus
consultis et plebiscitis crimina exercentur. Ut olim vitiis sic nunc legibus Iaboramus.
De cette confusion arrive que l'un dit que l'essence de la justice est l'autorité
du législateur, l'autre la commodité du souverain, l'autre la coutume présente, et
c'est le plus sûr. Rien suivant la seule raison n'est juste de soi, tout branle avec
le temps. la coutume est toute l'équité, par cette seule raison qu'elle est reçue.
C'est le fondement mystique de son autorité. (Fr. 60 - 294.)
84. De civ. Dei, XIX, 21, n. 1-2. Il s'agit de savoir si Rome a été une vraie république,
c'est-à-dire une cité unie dans le respect profond d'un même droit positif (jus), qui reflè
terait la justice, réalité morale (justitia). Pour Augustin, la cité de Dieu, fondée sur la
charité est la seule véritable ’ république ’: De civ. Dei, II, 21, n. 4. Pascal a certainement
le même point de vue: « 2 lois sutfisent pour régler toute la République chrétienne, mieux
que toutes les lois politiques » (fr. 376 - 484). Ces deux lois sont les préceptes évangéliques
de l'amour de Dieu et de l'amour des hommes, donc la charité, qui rend à Dieu le culte
qui lui est dû (Enchin, 3).
85. Fr. 520 - 375 (texte que Pascal a ensuite rayé).
100 LE CLAIR-OBSCUR nu MONDE
Justice.
Comme la mode fait l'agrément aussi fait-elle la justice 37.
videtur Archesilas, cum illu’l late serperet malum, occultasse penitus Academiae sententiam,
et quasi aurum inveniendum quandoque posteris obruisse. Ouare cum in falsas opiniones
ruere turba sit pronior ». Cf. aussi Epist. 118 - 56, 3, n. 16.
88. Fr. 130 - 420. Pour la propriété, le régime politique, voir la fin du chapitre « Le
règne du cœur mauvais ».
89. Fr. 130 - 420.
90. Fr. 45 - 83 (liasse Vanité). Ct. tr. 86 - 297: « Vert juris. Nous n'en avons plus » ,
l'homme est « dans des ténèbres impénétrables » (400 - 427); fr. 401- 437.
91. Fr. 60 - 294.
92. Ed. Courcelle, p. 65.
102 LE CLAIR-OBSCUR nu MONDE
100. Fr. 454 - 619. Cf. fr. 243 - 601 ; 451 - 620. Cf. 691 - 432:
Le pyrrhonisme est le vrai. Car après tout les hommes avant Jésus-Christ ne
savaient où ils en étaient, ni s'ils étaient grands ou petits. Et ceux qui ont dit l'un
ou l'autre n'en savaient rien et devinaient sans raison et par hasard. Et même ils
erraient toujours en excluant l'un ou l'autre.
Quod ergo ignorantes quaeritis religio annuntiat vobis.
Voir aussi le fr. 281 - 613.
CONCLUSION
1. Cf. fr. 190 - 543: « Quand cela servirait à quelques-uns. cela ne servirait que pendant
l'instant qu'ils voient cette démonstration, mais une heure après ils craignent de s'être
trompés». Fr. 429 -229: « La nature ne m'offre rien qui ne soit matière de doute et
d'inquiétude. Si je n'y voyais rien qui marquât une Divinité, je me déterminerais à la
négative; si je voyais partout les marques d'un Créateur. je reposerais en paix dans la foi.
Mais voyant trop pour nier et trop peu pour m'assurer ».
CONCLUSION 105
l. Pascal savait bien que la frontière est flottante: «Je vous demande pardon,
Monsieur, dit M. Pascal à M. de Sacy, de m‘emporter ainsi devant vous dans la théologie,
au lieu de demeurer dans la philosophie, qui était seule mon sujet; mais il m'y a conduit
insensiblement; et il est difficile de n'y pas entrer, quelque vérité qu'on traite, parce qu'elle
est le centre de toutes les vérités » (Entretien, éd. Courcelle, p. 59).
L'homme
M. H. ne
Gouhier
se connaît
écrit: comme
« L'anthropologie
tel qu'en ne
Jésus-Christ,
peut se constituer
image parfaite
qu'en devenant
de cette théologie
union des
‘l. La connaissance
7. Fr. 513 - 4.
8. Fr. 234 - 577: ‘ Toutes ces personnes ont vu les effets, mais ils n'ont pas vu les
causes. Ils sont à l'égard de ceux qui ont découvert les causes comme ceux qui n'ont que
les yeux à l'égard de ceux qui ont l'esprit. Car les effets sont sensibles et les causes
sont visibles seulement à l'esprit n.
9. Fr. 351- 829: «Ces grands efforts d'esprit où l'âme touche quelquefois sont
choses où elle ne se tient pas; elle y saute seulement non comme sur le trône pmuj
toujours, mais pour un instant seulement». Cf. 190-543. "
10. Fr. 382 - 287. Cf. 172 - 185. Au fr. 110 - 282, la même opposition s'exprime dans
les termes raison / cœur (de même dans 380 - 284).
11. Fr. 511- 2 et 512 - 1. Lorsqu'il conduit cette analyse, Pascal, pour opposer les
deux groupes, applique aux esprits fins la terminologie du «sentiment»; cela n'est pas
parfaitement rigoureux, mais nous avons vu que ce procédé hyperbolique est fréquent
chez Pascal. Voir cependant fr. 512 - 1, à propos des esprits fins: « Il faut avoir la vue
bien nette pour voir tous les principes, et ensuite l'esprit juste pour ne pas raisonner fausse
ment sur des principes connus n.
12. L'alliance de mots « esprit de finesse » rend assez bien compte de cet enlacement
du cœur et de la raison. Encore faut-il être prudent, car Pascal emploie aussi «esprit»
dans son acception traditionnelle d'aspect connaissant de l'âme: « Il y a trois ordres de
choses: la chair, l'esprit, la volonté» (fr. 933 - 460). «L'esprit croit naturellement et la
volonté aime naturellement» (fr. 661- 81). Opposé à «corps », il en viendra tout natu
rellement à désigner l'âme: « L'homme ne peut concevoir comment un corps peut
être uni avec un esprit» (fr. 199 - 72, a la fin).
13. Fr. 759 - 346.
14. Fr. 113 - 348. Cf. 620 - 146 et 756 - 365 (« dignité » est un leitmotiv).
FACULTÉS nE L'AMB 111
2. Uaffectivité supérieure
21. E. Gilson, Introduction p. 171-172. E. Gilson paraphrase ici De civ. Dei, XIV,
6 - 7. La Lettre 7 à Ch. de Roamrez (décembre 1656) est une variation sur cette répartition
augustinienne des mouvements de l'âme: désir, joie, crainte. tristesse. L: fameuse défi
nition augustinienne de la volonté se situe dans le De duabus animabits, 10, n. 14 : « Voluntas
est animl motus, cogente nullo, ad aliquid vel non amittendum, vel adipiscendum ».
22. Conf., Vlll, 9, n. 21.
23. De Trinitate, XI. 2, n. 2 et 5 : « voluntas animi qua‘ rci sensibili sensum admovet,
in eoque ipsam visionem tenet ».
24. « Cur plerumque falsa cogitamus, cum ea quæ sensimus non utique falso memi
nerimus: nisi quia voluntas illa quam conjunctriccm ac separatricem hujusce modi rerum
jam quantum potui demonstrare curavi, formandam cogitantis aciem per abscondita memoriz
durit ut libitum est Cum id agamus moderante memoria, unde sumimus omnia qtue multi
pliciter ac varie pro nostra voluntate componimus» (De Trinitate, XII, 10, n. 17). Cf. De
Trinitate, XI, 8, n. 15.
25. Ibid., IX. 12, n. 18.
26. Ibid., ’ Studium»: ardeur, passion, étude, application
FACULTÉS DE UAME 113
r
Elle est donc seule responsable de la conduite de lhomme, affirmation
qui situe saint Augustin à l'opposé du socratisme. Il n'est plus
question, ici, de soutenir que « personne ne pèche volontairement » 23 ;
on affirme au contraire; « C'est par sa propre volonté que chaque
homme est mauvais»? «L'homme, dit l'Ecriture, n'a pas voulu
comprendre pour agir bien. Vous voyez que le Psaume attribue ce
refus à la volonté: car il y a des hommes qui veulent comprendre
et ne peuvent pas ; mais il y a des hommes qui ne veulent pas com
prendre, c'est pourquoi ils ne comprennent pas2’ »
Ce point posé, il faut maintenant se demander quel est le principe
de la volonté humaine. Qui la meut? Pourquoi ses mouvements si
variés ? L'évêque d'Hippone a exprimé ses conceptions sur cette
question à l'aide de représentations aristotéliciennes. Dans la phy
sique d'Aristote, chaque corps a un lieu naturel vers lequel il tend
dès qu'il est livré à lui-même: le feu monte, la pierre tombe. De
même, pour Augustin, l'âme a un « poids » (pondus), qui l'entraîne
sans cesse vers le lieu naturel où elle trouvera enfin son repos; et
ce poids, c'est l'amour: « Mon poids, c'est mon amour; où que je
sois emporté, c'est lui qui m'emporte »3°. Cet amour, l'évêque
africain le désigne aussi par l'une de ses caractéristiques essentielles,
la délectation: « La délectation est une sorte de poids de l'âme.
La délectation crée une ordination de l'âme. Car où sera ton trésor, là
aussi sera ton cœur [Matth. VI, 21] M‘.
Cet amour, qui s'élance vers un certain bien, est l'essentiel de
l'homme. Jamais il ne se repose, sans cesse il agite l'homme et cette
quête ne pourra cesser qu'au moment où il aura trouvé le lieu pour
lequel il a été créé, et ce lieu, c'est Dieu. Toujours réapparaît la
fameuse formule: « Tu nous as faits vers toi, et notre cœur est
sans repos jusqu'à ce qu'il trouve son repos en toi » 32. L'être
humain est donc fondamentalement aimant: « Vous dit-on par
hasard de ne rien aimer? Jamais de la vie! Immobiles, morts, abo
33. In Ps. 31, n. 5 : « Num vobis dicitur : Nihil ametis ? Absit ... Pigri, mortui,
detestandi, miseri eritis, si nihil ametis. Amate, sed quid ametis videte ».
34. De civ. Dei, XIV, 7, n. 2 : « Recta itaque voluntas est bonus amor et voluntas
perversa malus amor » ; De Trimitate, XI, 6, n. 10 ; Contra Faustum, V, 11 : « Ex amore suo
quisque vivit, vel bene vel male ».
35. Epist. 155 - 52, 4, n. 13 : « In hac vita virtus non est, nisi diligere quod diligendum
est. Id eligere, prudentia est ; nullis inde averti molestiis, fortitudo est ; nullis illecebris
temperantia est ; nulla superbia, justitia est. Quid autem eligamus quod præcipue diligamus,
nisi quo nihil melius invenimus. Hoc Deus est . ». Cf. Ibid., 3, n. 12. De moribus, I, 15,
n. 25 : « Si virtus ad beatam vitam nos ducit, nihil omnino esse virtutem affirmaverim,
nisi summum amorem Dei ».
36. Fr. 933 - 460.
37. Art de persuader, Br., IX, 271.
38. Cf. fr. 148 - 425. Jansénius a bien vu ce point : Augustinus, P.N., II, 5 : « Illa
quibus naturaliter natura rationalis inhiat, et sine quibus beata esse non potest, ad tria
capita generalia revocari possunt, non mori, non falli, non perturbari » ; il appelle cet
instinct : « Ille profundissime insculptus beatudinis appetitus ». Et au ch. 7, sur l'horreur
de la mort : « Qui sane impetus ita medullitus inhæret, ut beatitudinis appetitus cum illo
indivisibili nexu oriatur atque moriatur ».
39. Fr. 97 - 334 : « La concupiscence et la force sont les sources de toutes nos actions.
La concupiscence fait les volontaires, la force les involontaires ». Comme Augustin, Pascal
considère que même nos actions instinctives et irréfléchies sont « volontaires », puisque la
volonté, c'est le dynamisme même de l'homme.
a _
.
cette volonté agile, mais il ne consent quà certains d'entre eux, et
c'est ainsi qu'il pèche ou s'élève 4°.
La domination de la volonté sur la connaissance constitue l'un
des fondements de l'anthropologie pascalienne et ce principe com
mandera toute 1'Apologie. Pascal, en apologiste, s'est surtout soucié
des rapports entre la volonté et la raison. Il a bien vu, comme Au
gustin, que la volonté est à la racine de notre activité pensante. De
là l'importance chez lui du thème de la recherche de la vérité. « Je
ne puis avoir que de la compassion pour ceux qui gémissent sincè
rement dans ce doute, qui le regardent comme le dernier des
malheurs, et qui, n'épargnant rien pour en sortir, font de cette
recherche leurs principales et leurs plus sérieuses occupations ».
Aussi l'absence de recherche du vrai, la nonchalance sont-elles des
marques d'une mauvaise disposition de la volonté". Il faut chercher
avec toute l'ardeur dont la volonté est capable : « de tout son cœur »,
ne cesse de répéter Pascal 42. Sinon, la raison sera paralysée ou
utilisée pour de fausses conclusions, car «la volonté est un des
principaux organes de la créance, non qu'elle forme la créance,
mais parce que les choses sont vraies ou fausses selon la face par
où on les regarde. La volonté qui se plaît à l'une plus qu'à l'autre
détourne l'esprit de considérer les qualités de celle qu'elle n'aime
pas à voir, et ainsi l'esprit marchant d'une pièce avec la volonté
s'arrête à regarder la face qu'elle aime et ainsi il en juge par ce
qu'il y voit » ‘3.
40. Comme le signale Jeanne Russier (La foi selon Pascal, I, p. 160, n. 2), « c'est la
différence classique dans l'ascèse chrétienne entre le « sentir » et le « consentir ». Elle cite
les dernières lignes de la Lettre de Pascal sur la mort de son père : « Saint Augustin nous
apprend qu'il y a dans chaque homme un serpent, une Eve et un Adam. Le serpent sont
les sens et notre nature; l'Eve est l'appétit concupiscible, et l'Adam est la raison. La nature
nous tente continuellement, l'appétit concupiscible désire souvent; mais le péché n'est pas
achevé si la raison ne consent» (Br. minor, p. 107). Havet a identifié l'allusion: De Gen.
contra Manichaeos, II, 14, n. 21: « Etiam nunc in unoquoque nostrum nihil aliud agitur,
cum ad peccatum quisque delabitur, quam tunc actum est in illis tribus, serpente, muliere
et viro. Nam primo fit suggestio sive per cogitationem, sive per sensus corporis Quæ
suggestio cum facta fuerit, si cupiditas nostra non movebitur ad peccandum, excludetur
serpentis astutia; si autem mota fuerit, quasi mulieri jam persuasum erit. Sed aliquando
ratio viriliter etiam commotam cupiditatem refrenat atque compescit Si autem ratio
consentiat, et quod libido commoverit, faciendum esse decernat, ab omni vita beata tamquam
de paradiso expellitur. Jam enim peccatum imputatur, etiamsi non subsequatur factum;
quoniam rea tenetur in consensione conscientia ». Sur cette «consensio»: Epist. 98 - 23.
n. 1; In Epist. ad Romanos, 13 - 18: « Non enim in ipso desiderio pravo, sed in nostra
consensione peccamus »; De continentia, 2, n. 3; Serm. 30 - de verbis Apost. 12, 3, n. 4.
La raison jouera un rôle d'autant plus faible que la volonté sera plus impétueuse, dest-à-dire
que par des démissions successives l'homme se sera habitué au mal. Chez les criminels
endurcis, le consentement en est venu à n'être plus qu'une simple « complaisance» dans
l'adhésion. De là la condamnation par Augustin et Pascal des « péchés d'ignorance »
(Quatrième Provinciale), commis sans véritable débat intérieur. Nous reviendrons sur ce
point dans le chapitre ‘ La grâce souveraine ».
41. Fr. 427 - 194. Cf. 472 - 574.
42. Ibid. «Ceux qui le [Dieu] cherchent de tout leur cœur ». Cf. «ceux qui
apporteront une sincérité parfaite et un véritable désir de rencontrer la vérité » (Ibid.).
L'idéal est le studium augustinien: ‘ L'ardeur des saints à chercher le vrai était inutile si le
probable est sûr» (fr. 721 - 917).
43. Fr. 539 - 99. Cf. 835 - 564; Art de persuader, XI, 273: les opinions « sont intro
duites en foule par les caprices téméraires de la volonté, sans le conseil du raisonnement »;
Ibid., p. 275; fr. 584 - 15; fr. 815 - 259: «Le monde ordinaire a le pouvoir de ne pas
116 LE RÈGNE DU CŒUR MAUVAIS
songer à ce qu'il ne veut pas songer ». Pascal semble avoir envisagé quelques exceptions à
cette domination universelle de la volonté: fr. 394 - 288, où il évoque « ceux qui ont assez
d'esprit pour voir la vérité quelques oppositions qu'ils y aient ». Voir aussi dans la série 30
le fr. 432 - 194 bis et ter (17).
44. Fr. 430 - 431.
45. Fr. 4Œ-427, voisin d'un fragment qui reprend le «Fecisti nos ad te ...» des
Conf. I, 1 (fr. 399 - 438). Cf. 464 - 419.
46. Fr. 477 - 406.
47. Cf. 429 - 229: ’ Mon cœur tend tout entier à connaître où est le vrai bien pour
le suivre ».
48. Lettre du 24 septembre 1656 à Ch. de Roannez. Tout l'écrit Sur la conversion du
pécheur illustre cette lutte victorieuse. Cf. fr. 281 - 613: « Les hommes dans le premier âge
du monde ont été emportés dans toutes sortes de désordres» (c'est le feror augustinien).
49. Fr. 633 - 411: « Malgré la vue de toutes nos misères qui nous touchent, qui nous
tiennent à la gorge, nous avons un instinct que nous ne pouvons réprimer qui nous élève ».
50. Fr. 661 - 81.
51. Fr. 641 - 129.
uuun
Fr. 661 - 81.
P’? Fr. 270 - 670; 255 - 758, etc. Voir le chapitre « bc mystère d'lsraél ».
FACULTÉS ms L'AMI! 117
3. Le cœur
62. Voir H. Lesêtre, art. «Cœur» du Dictionnaire de la Bible, Paris, t. II, 1926.
col. 822 - 826; Baügartel et Behm. art. « Kardia n du Theologisches Wärterbuch zum Neuen
Testament (Kittel), t. Ill, p. 609-611 et 611-616 (Stuttgart, 1938); A. Guillaumont, « Les sens
des noms du cœur dans l’Antiquité », in Etudes carmélitaines, Le cœur, Paris, Desclée de
Brouwer, 1950, p. 41-81.
63. Proverbes, XIV, 30.
64. Juges, XIX, 5; I Rois, XXI, 7; Ps. 103, verset 15.
. Proverbes, XXVII, 9.
-n . Ps. 103, verset 15. Cf. EccIL, XL, 20; Zacharie, X, 7.
67. Ps. 18, 15; 4. 5; Jérémie, XIX, 5; III, 16; Ezéchiel, XXXVIII, 10; Genèse, V1, 5:
«Dieu vit que la méchanceté de l'homme était grande sur la terre et que son cœur ne
formait que de mauvais desseins»; Gen., VIII, 21.
68. Eccli., XVII, 5-8; Eph., l, 18: « Puisse-t-il illuminer les yeux de votre cœur-I»;
Luc, II, 19
69. l Rois, III, 12: «Je te [à Salomon] donne un cœur sage et intelligent». Cf.
Proverbes, II, 2 et 10; XVI, 21. Romains, l, 19: « Ils ont perdu le sens dans leurs raison
nements et leur cœur inintelligent s'est enténébré ». Cf. 2 Con, III, 14 - 15: « Leur pensée
s'est obscurcie un voile est posé sur leur cœur ».
FACULTÉS DE L'AMI‘. 119
82. l Jean, III, 21; cf. versets 18-20. 1 Rois, ll, 44; Joh, XXVll, 6.
83. lsaîe, XLVI, 8.
84. A. Guillaumont, op. cit., p. 51 : « Il est difficile de dire quand on est en présence
d'un emploi métaphorique certain la métaphore en effet est fondée sur la claire distinction
de deux ordres et cette psychologie repose sur une dissociation encore confuse du physique
et du psychique ».
85. lérémie, XXIX, 13-14: ‘Quand vous me chercherai, vous me trouverez pour
m'avoir cherché de tout votre cœur, je me laisserai trouver par vous». Actes, VIII, 37:
«Si tu crois de tout ton cœur ». DeuL. Vl, 4-5: «Ecoute, lsraël: Yahvé notre Dieu est
le seul Yahvé. Tu aimeras Yahvé ton Dieu de tout ton cœur, de toute ton âme et de tout
ton pouvoir» (cf. Matth., XXII, 37),
86. Ps. 32, verset 15; Ps. 138 (en entier); Sagesse, I, 6: « Dieu est le témoin de ses
reins, le surveillant véridique de son cœur ». Les reins sont le siège des passions et des
impulsions inconscientes, le cœur celui de l'activité consciente (Bible de Jérusalem, Paris,
Cerf, 1956: note sur Sagesse, I, 6).
87. Ps. 16, verset 13; Proverbes, XXI, l-2; 2 Thess., III, 5; Px. 118, verset 36;
Hébreux, XIII, 9.
88. F. Prat, La théologie de saint Paul, Paris, 1923, p. 54.
FACULTÉS DE L'AME 121
89. A. Guillaumont, «Les scns du nom du cœur ...». Voir E. Gilson, Introduction,
p. 63, n. 3, et p. 64.
90. Cf. De quant. animæ, 13, n. 22 - 14, n. 23. Augustin dans lc verset biblique: « Cor
mundum crea in me Deus (Ps. 50, verset 12) traduit cor par cogitatio (Ibid., 33, n. 75).
91. Voir E. de la Peza, EI significado de «cor» en san Augustin, Paris, 1962. Nous
évoquons la liturgie, car cette excellente étude montre l'influence de la formule liturgique
« Sursum cor » sur saint Augustin. A. Guillaumont note de son côte que Cicéron avait écrit
son De amicitia presque sans parler de ‘ cor n.
92. La Peza, op. cit., p. 45. M. Guillaumont, dans son étude, antérieure à celle du
P. La Peza, parlait non pas d'évolution chronologique, mais de ditïérences dues aux genres
littéraires. C'est dans sa piété qu'Augustin retrouverait le sens biblique. Il y aurait donc
une langue philosophique ct une langue lyrique chez Augustin. la synthèse du P. La Peza,
plus compréhensive, n'exclut pas ce point de vue, puisqu'Augustin a de moins en moins
philosophe au cours de sa vie.
93. A. Guillaumont. op. ciL, p. 73. ConL, X, 8, n. 19: «Tum in illa grandi rixa
interioris domus meæ, quam forlitcr excitaveram cum anima mea in cubiculo nostro corde
meo ». Voir l'excellent article de P. Blanchard, « L'espace intérieur chez saint Augustin
d'après le livre X des Confessions», in Augustinus Magister, Paris, 1954, I, p. 535-542.
Augustin se fait dans ce livre le poète de la mémoire, mais il écrit lui-même: «Cum
animus sit etiam ipsa memoria» (c. 14, n. 21). Rien d'étonnant dès lors, si les mêmes
images que pour le cœur viennent sous la plume: «grandis memoriæ recessus» (c. 8.
n. 13). «Venio in campus et lata prætoria memoriæ» (c. 8, n. 12). « Immensa capacitas
memoriæ » (c. 9, n. 16). « Penetrale amplum et infinitum » (c. 8, n. 14). << de abstrusioribus
quibusdam receptaculis» (c. 8, n. 12). «Lustravi mundum foris sensu Inde ingressus
122 LE RÈGNE DU CŒUR MAUVAIS
sum in recessus memoriæ meæ multiplices amplitudines plenas » (c. 40, n. 65). « Per hæc
omnia discurro et volito hac illac .. et finis nusquam » (c. 16, n. 26). « Intus hæc ago
in aula ingenti memoriae meæ » (c. 38, n. 51 ; cf. c. 8, n. 14). « ... Remota et retrusa quasi in
caveis abditioribus » (c. 10, n. 17 ; cf. c. 11, n. 18 et c. 9, n. 16).
94. In Ps. 44, n. 23 : « Vis domos eburneas spiritaliter accipere ? Magnas domos, et
magna tabernacula Dei, corda sanctorum ». Le cœur est aussi un coffre plein de richesses
(In Ps. 122, n. 9).
95. In Ps. 41, n. 13: «Si produnditas est abyssus, putamus non cor hominis abyssus
est ? Quid enim est produndius hac abysso ? Loqui homines possunt, videri possunt per
operationam membrorum, audiri in sermone : sed cujus cogitatio penetratur, cujus cor
inspicitur ? Quid intus gerat, quid intus possit, quid intus agat, quid intus disponat, quid
intus velit, quid intus nolit, quis comprehendet ». Cf. In Ps. 134, n. 16 ; Conf., X, 2, n. 2.
96. Serm. 23 - de diversis 122, 7, n. 7 : « Non est angustum cor fidelis, cui angustum
fuit templum Salomonis [scil. Deo] .. Noli timere adventum Dei tui ... Veniendo dilatabit te.
Nam ut scias, quoniam dilatabit te, non solum adventum suum promisit, Habitabo in
eis ; sed ipsam etiam latitudinem, addendo, Et deambulabo [2 Cor., VI, 16] .. Vide latitu
dinem caritatis : quoniam charitas Dei diffusa est, inquit, in cordibus nostris [Romains,
V, 5] ». L'homme aussi se promène dans ces vastes retraites : Conf., X, 40, n. 65.
97. Conf., X, 35, n. 57.
98. In Ps. 141, n. 4.
99. « Deus ... cor nostrum verbo suo tanquam agrum suum visitare dignatur ; et de
corde nostro fructum quærit » (In Ps. 58, II, n. 1). Dans ce champ, « si plantaveris cupidi
tatem, spinae procedunt ; si plantaveris caritatem, fructus procedunt » (Serm. 91 - de
Tempore 234, 5, n. 5). Voir Conf., IX, 11, n. 28.
100. In Joh., tr. 49, n. 19: « Intrant venti cor tuum, utique ubi navigas, ubi hanc
vitam tanquam procellosum et periculosum pelagus transis ... In corde enim tuo somnus
Christi, oblivio fidiei ... ». Cf. In Ps. 106, n. 12 ; In Ps. 64, n. 11 : « Fundum maris est cor
impiorum ».
FACULTÉS DE L'AMI; 123
pervers, endurci, assoupi, etc. 1°‘ Mais tout change, dès qu'on pénètre
à l'intérieur. L'allégresse anime cette exploration des terres inconnues.
Le philosophe se lance dans ces expéditions intérieures avec son
savoir, sa subtilité, ses souvenirs de paysages et de palais. Il
décrit en poète ce monde du silence où il rencontre Dieu. Il y a
vraiment pour lui deux univers, celui des étoiles, de la terre et
des eaux, qui chante le Créateur, et celui du cœur, où l'homme
trouve Dieu. Ce qui frappe, c'est qu'en dépit des aspects sombres
de la doctrine augustinienne, le cœur n'y perd jamais vraiment,
dès qu'on pénètre sous ses voûtes, son originelle splendeur. Aussi le
grand évêque peut-il utiliser sans réticence l'exhortation biblique:
« Revenez à votre cœur» ou plus profondément: « Rentrez dans
votre cœur »1°1.
Mais ce n'est pas le seul enrichissement apporté par Augustin
au cœur biblique. Il en est un autre, c'est le développement d'une
vie concrète que la Bible avait déjà indiquée. Ce cœur, Dieu le modèle
peu à peu avec douceur m. L'évêque d'Hippone a repris et enrichi
les comparaisons bibliques de ce cœur avec la vie du corps: le
cœur a donc sa « bouche », sa « langue », ses « yeux », ses « oreilles »,
et même ses « mains». Il a ses maladies: « cécité», « surdité».
Il se dilate, désire, goûte la volupté, etc. 1°‘. Il peut, comme dans les
Psaumes, pousser des cris violents; mais Augustin se le représente
aussi comme un passereau solitaire, qui chante sa plainte tant
qu'il n'a pas trouvé sa demeure éternelle 105. Le cœur veut se désaltérer
à la source, boire à 1a vie de Dieu 1°‘. Quand il souffre, l'homme
verse des larmes, qui sont comme le sang du cœur ‘W. La théologie
chrétienne avait besoin de ce vocable qui peut être à l'âme ce que le
Dieu d'Abraham est à celui des philosophes 1°‘.
On a pu le remarquer, bien que le cœur augustinien ait une vie
101. Ces qualifications sont encore plus nombreuses chez Augustin que dans la Bible:
voir E. de la Pea, op. cit., p. 46-47.
102. Ce retour à l'intérieur de soi, après les folles surestimations de la douceur des
créatures (la mer, les femmes, les parfums ...) décrites dans les Confessions (X, 27-40) est
une des plus profondes expériences d'Augustin, qui demeurera désormais le métaphysicien
de l'intériorité: « Et ecce intus eras et ego foris » (Conf., X, 27, u. 38). « Lustravi mundum
foris sensu Inde ingressus suum in recessus memoriæ meæ » (Canf, X, 40, n. 65).
103. ConL, VI, 5, n. 7: « Paulatim tu, Domine, manu mitissima et misericordissima
pertractans et componens cor metun ».
104. Conf" IX, 10, n. 23; In Ps. I37, n. 2; In 10h., tr. 18, n. 10; ConL, IX, 12, n. 29
et 31; IV, 11, n. 16; De vera relig., 19, n. 37; In Ps. 16, n. 2, etc.
105. «Clamabat violenter cor meum» (Conf., VIII, ll, n. 27). «Iste est quentlus
passer, de quo in alio Psalmo dicit [Propheta], Sicut passer singularis in lecto [Ps. IOI,
verset 8]. De tecto volat ad domum. Jam sit in tecto, calcet domum carnalem; habebit
quemdam cœlestem locum, perpetuam domum; passer iste finiet querelas suas » (In Ps. 83,
n. 7).
106. Cf. ConL, I, 5, n. 5: « Quis mihi dabit ut venias in cor meum. et inebries illud ?»
107. «Cor pungitur, et tanquam sanguis cordis fletus exoritur. Sed sursum sit cor.
et sicci crunt oculi» (Epist. 263 - 248, n. 2: à une jeune fille qui venait de perdre son
frère). « Confluebat in praecordia mea maestitudo ingens et transfluebat in lacrimas » (ConL,
IX, 12, n. 29; cf. V, 7, n. 13).
108. Autres exemples de cette vie concrète: Conf., VIII, 11, n. 27; 12, n. 28; IV, 12,
n. 18; VII, 1, n. l; VI, 5, n. 7, etc. M. Guillaumont, op. cit., p. 73, fait remarquer que
dans l'extase d'Ostie (ConL, IX, 10, n. 23-25) ‘ cor» se mêle à des mots plotiniens comme
« mens 1, « intelligentia », « cogitatio »: signe de l'assomption d'une extase de type neoplato
nicien dans la foi biblique.
124 LE RÈGNE DU CŒUR MAUVAIS
109. De anima et ejus origine, IV, 6, n. 7 ; cf. De doctr. chr., III, 34, n. 48 ; De Trinitate,
X, 7, n. 9. Comme le fait souvent la Bible, Augustin oppose la vie profonde du cœur aux
gestes extérieurs : In Hept., IV, 18 .
110. Cf. In Ps. 106, n. 3.
111. E. de la Peza, op. cit., p. 52.
112. « Noli esse vana, anima mea, et obsurdescere in aure cordis tumultu vanitatis tuæ »
(Conf., IV, 11, n. 16). Voir la foule des équivalences acies mentis / acies cordis, oculi mentis /
oculi cordis : De vera relig., 19, n. 37; In Ps. 16, n. 2; consensio mentis / consensio cordis,
etc. (références E. de la Peza, op. cit., p. 75).
113. « Cor habes, sed et tardum securum est, quando in cœlo est ; et acutum cor
nihil est, quando in terra est » (Epist. 85 - 216, n. 2). Comme l'Ecriture, Augustin mentionne
souvent la « lumière » ou « l'illumination » du cœur : Epist. 140 - 120, 23, n. 54. Il distingue
curieusement, et avec des flottements, les cœurs et les reins qu'il trouve dans la Bible :
« Cogitationes et malae sunt in pravo corde, et bonæ in recto corde; delectationes autem
non bonae ad renes pertinent, quia inferiores atque terrenæ sunt, bonæ vero non ad
renes, sed ad ipsum cor » (In Ps. 7, n. 11). Mais ailleurs : « Cor pro cogitationibus, renes
pro delectationibus posuit » (In Ps. 25, n. 7).
114. « Generatio, inquit, quæ non direxit cor suum. Non dictum est, opcra ; sed cor.
Directo enim corde, recta sunt opera ; cum autem cor directum non est, opera recta non
sunt, etiamsi recta videantur .. Voluntas igitur, quæ est in corde recto, paratur a Domino,
fide præcedente, qua acceditur ad Deum rectum, ut cor fiat rectum » (In Ps. 77, n. 10). Dieu
incline le cœur : «Agit enim Omnipotens in cordibus hominum etiam motum voluntatis
eorum .. Sicut impetus aquae, sic cor regis in manu Dei ; quocumque voluerit, declinabit
illud [Proverbes, XXI, 1] ... » (De gratia et lib. arbitrio, 21, n. 42 : foule de citations).
115. « Tranquillitas autem cordis provenit de serenitate bonæ conscientiæ » (Serm. 270 -
ex-Sirm. 22, n. 5). « Non enim reprehendit me cor meum in omni vita mea [Job, XXVII, 6] .
Non reprehendit cor nostrum, si eadem fides qua corde creditur ad justitiam, non negligit
reprehendere peccatum nostrum » (De perf. just., 11, n. 28).
E. de la Peza, op. cit., p. 46-47, relève que cor est en rapport avec anima, animus,
mens, conscientia, ratio, intellectus, cogitatio, consilium, sensus.
FACULTÉS DE L'AME 125
116. «Tu interior intimis meis, tu intus in corde legem posuisti mihi spiritu tuo.
tamquam digito tuo; ut eam non tamquam servus sine amore metuerem, sed casto timore
ut filius diligerem, et dilectione casta timerem » (In Ps. 118, XXII, n. 6).
117. Ps. 118, verset 2: « Heureux ceux qui le cherchent de tout cœur ’; verset 10:
«De tout mon cœur c'est toi que j'ai cherché», Cf. Pensées: ‘Ainsi voulant paraître à
découvert à ceux qui le cherchent de tout leur cœur n (427 - 194). Cf. fr. 150 - 226.
Ps. 118, verset 34: «Que j'observe [Ta Loi] de tout mon cœur»; verset 69: « Moi, de
tout cœur, je garde tes préceptes ». Pensées.‘ « Il n'y a que deux sortes de personnes
qu'on puisse appeler raisonnables: ou ceux qui servent Dieu de tout leur cœur parce
qu'ils le connaissent, ou ceux qui le cherchent de tout leur cœur parce qu'ils ne le
connaissent pas ».
Ps. 118, verset 36: « incline mon cœur vers ton témoignage »; cf. verset 112 : « Jïnfléchis
mon cœur à faire tes volontés ». Pensées, fr. 380 - 284:
Il [Dieu] incline leur cœur à croire. On ne croira jamais, d'une créance utile
et digne de foi si Dieu n'incline le cœur et on croira dès qu'il l’inc1inera.
Et c'est ce que David connaissait bien. Inclina cor meum Deus in, etc.
Cf. 482 - 289 et 821 - 252. Pascal récitait ce psaume tous les jours dans son Bréviaire et
nous avons pu prouver que c'est bien du bréviaire qu'il a tiré cette image de l'inflé
chissement du cœur. Voir Ph. Sellier, Pascal et la liturgie, p. 30.
126 LE RÈGNE DU cœur. MAUVAIS
loi est dans le milieu de mon cœur »11‘. « Scindite corda vestra.. » U’.
Le fragment 278 - 446, composé de notes prises à la lecture du
Pugio fidei de Raymond Martin, est rempli de citations sur la per
versité du cœur de l'homme:
Sur le mot de la Genèse, 8, la composition du cœur de l'homme est mau
vaise dès son enfance
Ce mauvais levain a sept noms: dans l'Ecriture il est appelé cœur de
pierre tout cela signifie la malignité qui est cachée et empreinte dans
le cœur de l'homme
Cette malignité tente le cœur de l'homme en cette vie
Et sur le Ps. 36. L'impie a dit en son cœur
118. Hébreux, X, 5, cité par Pascal dans la Lettre sur la mort de son père (17 octobre
1651), Br., II, 545. Cf. fr. 777 - 847: « Exortum est in tenebris lumen rectis corde»;
486 - 682: «Pravum est cor omnium et inscrutabile Dominus scrutans cor et probans
renes », Jer. 17 - 9.
119. « Déchirez vos cœurs, el non vos vêtements n (Joël, Il, 13) ; cf. fr. 489 - 713 : « Parce
que ce peuple m'honore des lèvres, mais que son cœur est bien loin de moi S'ils adoraient
Dieu du cœur, ils entendraient les prophéties». Pour cette opposition de l'intérieur à
l'extérieur, voir encore le fr. 923 - 905: « Dieu absout aussitôt qu'il voit la pénitence dans
le cœur; l'Eglise quand elle la voit dans les œuvres ».
120. Fr 496 - 714. Cf. fr. 486 - 682: «Quare indurasti cor nostrum Is., 63 - 17 ».
Maladie s,4 « Mon cœur est tellement endurci ».
121 . Fr 769 - 903, traduction résumée de Jérémie, XVIII, 12.
122 . Fr 909 - 924.
123 . Fr 629 - 417.
124 . Fr 489 - 713.
125 . Fr. 394 - 288.
FACULTÉS nE I/AMB 127
126. Maladies, 5. Ce passage est inspiré d'une prière des Heures de Port-Royal, composée
a partir du Serm. 153 - de verbis Apostoli 4, 8, n. 10. On n'y trouve qu'anima et non cor.
Voir Maladies, 3: « O Dieu ..., qui a l'heure de la mort détachez notre âme de tout ce
qu'elle aimait au monde O Dieu, qui m'arracherez de toutes les choses auxquelles je
me suis attaché, et où j'ai mis mon cœur».
127. Maladies, 4.
128. Maladies, 7.
129. Cf. Conf., 1, 1: « Inquietum est cor nostrum, donec requiescat in te ».
130. Maladies, 15; fr. 449 - 556. Pour ces redoublements, voir parmi ceux qui concernent
précisément l'activité du cœur: « par instinct et par sentiment » (tr. 110 - 282), « ces connais
sances du cœur et de l'instinct» (110 - 282), «cœur / instinct» (155 - 281), «la concupis
ccnce et la malice du cœur» (835 - 564).
131. Maladies, 3.
132. Maladies, 6.
133. Sur la conversion du pécheur.
134. Premier écrit des curés de Paris, êd. Cognet, p. 417. Fr. 380 -284, 482-289.
821 - 252, etc.
135. Fr. 923 - 905. Cf. Conf., VIIl, ll, n. 27: « lsta controversia in corde meo, nonnisi
de meiplo adversum meipsum ».
128 LE RÈGNE DU CŒUR MAUVAIS
136. Lettre 7.
137. Br., IX, 271-273. Un peu plus loin (IX, 275), «désirs du cœur» correspond a
«ce qu'une volonté corrompue désire».
138. « Si j'ai eu le cœur plein de l'affection du monde » (Maladies, 2). « toutes les
choses auxquelles je me suis attaché et où j'ai mis mon cœur » (Maladies, 3). La » conversion »
se rencontre dans Maladies 3 et 4; Dixième Provinciale: ‘ cette véritable conversion de
cœur, qui fait autant aimer Dieu qu'on a aimé les créatures » (éd. Cognet, p. 182). «Mon
cœur que vous n'aviez forme’ que pour vous » (Maladies, 6), car Dieu est le « lieu n naturel
de la volonté. «Sans aucune affection pour Dieu, et sans que notre cœur soit à lui»
(Dixième Provinciale, éd. Cognet, p. 189). ’ Rien ne marque davantage une mauvaise dispo
sition du cœur que de ne pas souhaiter la vérité des promesses éternelles » (fr. 427 - 194).
Sur la «malice du cœur»: 278 -446; 835 - 564. On peut encore ajouter les images de
l'inc1ination et de l'endurcissement.
139. Fr. 503 - 675; cf. 978 ' 100; 427 - 194. C'est en ce sens que Pascal « disait souvent
que l’Ecriture Sainte n'était pas une science d'esprit, mais du cœur, qu'elle n'était intel
ligiblc que pour ceux qui ont le cœur droit » (Vie, par sa sœur; Laf., III, 29).
i
l
L
FACULTÉS DE L'AME 129
Nous connaissons la vérité non seulement par la raison mais encore par le
cœur. C'est de cette dernière sorte que nous connaissons les premiers
principes et c'est en vain que le raisonnement, qui n'y a point de part,
essaie de les combattre. Les pyrrhoniens, qui n'ont que cela pour objet.
y travaillent inutilement. Nous savons que nous ne rêvons point‘ Quelque
impuissance où nous soyons de le prouver par raison, cette impuissance
ne conclut autre chose que la faiblesse de notre raison, mais non pas
l'incertitude de toutes nos connaissances, comme ils le prétendent. Car
les connaissances des premiers principes: espace, temps, mouvement,
nombres, sont aussi fermes qu'aucune de celles que nos raisonnements
nous donnent et c'est sur ces connaissances du cœur et de l'instinct qu'il
faut que la raison s'appuie et qu'elle y fonde tout son discours. Le cœur
sent qu'il y a trois dimensions dans l'espace et que les nombres sont
infinis et la raison démontre ensuite qu'il n'y a point deux nombres
carrés dont l'un soit double de l'autre. Les principes se sentent, les
propositions se concluent et le tout avec certitude quoique par différentes
voies - et il est aussi inutile et aussi ridicule que la raison demande au
cœur des preuves de ses premiers principes pour vouloir y consentir,
qu'il serait ridicule que le cœur demandât à la raison un sentiment de
toutes les propositions qu'elle démontre pour vouloir les recevoir 143.
Dans l'esprit de finesse, les principes sont dans l'usage commun et devant
les yeux de tout le monde. On n'a que faire de toumer la tête, ni de se
faire violence; il n'est question que d'avoir bonne vue, mais il faut l'avoir
bonne: car les principes sont si déliés et en si grand nombre, qu'il est
presque impossible qu'il n'en échappe. Or l'omission d'un principe mène
à l'erreur; ainsi il faut avoir la vue bien nette pour Voir tous les principes,
et ensuite l'esprit juste pour ne pas raisonner faussement sur des prin
cipes connus.
Tous les géomètres seraient donc fins s'ils avaient 1a vue bonne car ils ne
raisonnent pas faux sur les principes qu'ils connaissent. Et les esprits
fins seraient géomètres s'ils pouvaient plier leur vue vers les principes
inaccoutumés de géométrie.
c'est
Ce quiqu'ils
fait ne
donc
peuvent
que certains
du tout esprits
se tourner
finsvers
ne sont
les principes
pas géomètres
de géométrie,
mais ce qui fait que des géomètres ne sont pas fins, c'est qu'ils ne voient
pas ce qui est devant eux et qu'étant accoutumés aux principes nets et
grossiers de géométrie et à ne raisonner qu'après avoir bien vu et manié
leurs principes, ils se perdent dans les choses de finesse, où les principes
ne se laissent pas ainsi manier. On les voit à peine, on les sent plutôt
144. Fr. 423 - 277 (souligné par nous). Cf. 983 - T16.
145. Fr. 610 - 30. Cf. 731-196: «Ces gens manquent de cœur ». Pascal ajoute, après
un blanc: « On n'en ferait pas son ami », ce qui reprend l'une des notes du fr. 610 - 30:
« (Je hais le bouffon et Venflé). On ne ferait son ami ni de l'un ni de l'autre ».
146. Fr. 675 - 29. Cf. 513 - 4.
FACULTÉS m; L'AMI; 131
qu'on ne les voit, on a des peines infinies à les faire sentir à ceux qui ne
les sentent pas d'eux-mêmes. Ce sont choses tellement délicates, et si
nombreuses, qu'il faut un sens bien délicat et bien net pour les sentir
et juger droit et juste, selon ce sentiment, sans pouvoir le plus souvent
le démontrer par ordre comme en géométrie, parce qu'on n'en possède
pas ainsi les principes, et que ce serait une chose infinie de l’entreprendre.
Il faut tout d'un coup voir la chose, d'un seul regard et non pas par
progrès de raisonnement, au moins jusqu'à un certain degré 147.
Pourquoi Pascal n'a-t-il pas développé davantage ses analyses sur
les mille interventions du cœur dans la vie ? Sans doute parce
qu'étant apologiste, ce qui 1'intéressait avant tout, c'est le rôle de
cette activité dans la connaissance religieuse. C'est dans ce domaine
que les indications se trouvent les plus nombreuses, de très loin.
« C'est le cœur qui sent Dieu et non la raison. Voilà ce que c'est
que la foi. Dieu sensible au cœur, non à la raison. l" » Ce serait une
erreur grave que d'assimiler ici le cœur à la volonté et de s'imaginer
que l'apologiste souligne simplement la nécessité d'une bonne dis
position de la volonté pour rendre la foi possible. Car si le cœur
connaît, la volonté ne connaîtra jamais l Ce qui a rendu la confusion
possible, c'est que, dans la connaissance religieuse, le cœur inclut la
volonté. Il représente toute la partie jaillissante, spontanée de l'âme,
par opposition à la lente recherche de la raison. Aussi Pascal a-t-il
multiplié les expressions pour faire saisir exactement sa pensée:
Connaissance de Dieu.
Ceux que nous voyons chrétiens sans la connaissance des prophéties et
des preuves ne laissent pas d'en juger aussi bien que ceux qui ont cette
connaissance. Ils en iugent par le cœur comme les autres en jugent par
l'esprit. C'est Dieu lui-même qui les incline à croire et ainsi ils sont
très efficacement persuadés 149.
147. C'est nous qui avons souligné. Voir un peu plus loin: « les esprits fins, ayant
ainsi accoutumé à juger d'une seule vue ». Ce fragment n'est pas « rédigé» ; ses reprises
insistantes sont caractéristiques des brouillons de Pascal; on peut à cet égard le comparer
a l'opuscule De l'esprit géométrique. L'absence du mot cœur suffit-elle à lui assigner une
date assez ancienne ?
148. Fr. 424 - 278. La foi est dans le cœur: 781- 242, 7 - 248, 172 - 185.
149. Fr. 382 - 287 (c'est nous qui avons souligné). Pascal se demande ensuite comment
ceux qui connaissent par le cœur peuvent faire reconnaître la validité de cette connaissance.
Eux-mêmes ne le peuvent pas, conclut-il. Comment en effet distinguer entre la « fantaisie »
et le « sentiment»? (fr. 530 - 274; cf. 534 - 5) ? Mais « ceux qui savent les preuves de la
religion prouveront sans difficulté que ce fidèle est véritablement inspiré de Dieu » (382 - 287).
Rien là d'étonnant! Nous retrouvons un caractère capital des innombrables intuitions
du cœur (premiers principes ...): elles sont indémontrables, mais certaines.
150. Fr. 7 - 248.
151. Fr. 110-282. Cf. 179 - 256; 808 -245. Dans ces fragments Pascal songe à ceux
qui, au terme d'une longue et laborieuse recherche rationnelle, reçoivent soudain l’ « inspi
132 LE RÈGNE DU CŒUR MAUVAIS
ration » et voient. Dans ce seul cas, l'apologiste est proche de la conception augustinienne.
où la saisie (intellectus) de la vérité suit la recherche par la raison.
152. Fr. 328-732. Pascal cite Jérémie, XXXI, 33-34, et Joël, Il, 28. Le prophète
biblique est l'homme qui déchiffré la vie avec les yeux de Dieu; les «‘. prédictions» ne
constituent qu'une part de son activité. Ce fragment peut servir a en comprendre un
autre, qui est souvent mal interprété :
Géométrie. Finesse.
La vraie éloquence se moque de l'éloquence, la Vraie morale se moque de la
morale, c'est-à-dire que la morale du jugement se moque de la morale de l'esprit
qui est sans règles.
Car le jugement est celui à qui appartient le sentiment, comme les sciences
appartiennent à l'esprit. La finesse est la part du jugement, la géométrie est celle
de l'esprit (fr. 513 - 4).
Pour l'éloquence, tout est clair: le cœur, faculté du jugement esthétique, sent ce qui
est beau et se moque des recettes de rhétorique (cf. fr. 610 - 30 et 731- 196). C'est a
propos de la morale qu'apparaissent les contresens. Pascal dit ici que le cœur « juge »,
désignant par là la conclusion de l'activité de connaissance: cette conclusion est immé
diate quand il s'agit du cœur, tandis qu'elle n'intervient qu'après une recherche s'il
s'agit de l'esprit (cf. 382 - 287: « Ils en jugent par le cœur comme les autres en jugent
par l'esprit » ...). Par conséquent, l'homme qui saisit par le cœur la vraie morale se moque
des morales édifiées par la recherche rationnelle. Qu'on se rappelle les sarcasmes de Pascal
et d'Augustin contre les morales qui prétendent s'appuyer sur cette raison ployable à tout
sens, sur cet «esprit qui est sans règles». Il n'y a donc pas lieu, comme le propose
Brunschvicg, d'imaginer un rattachement de qui à jugement! Mais il faut ajouter
qu'aux yeux des deux théologiens vraie morale et foi ne sont pas séparables et représentent
le monde de Dieu, surnaturel. « La vraie morale se moque de la morale », vise donc les
morales païennes ou les prétentions des casuistes... Ceux qui ont reçu l'Esprit de Dieu
connaissent « par sentiment intérieur et immédiat» la vraie morale, qui est la charité, et se
moquent des élucubrations rationnelles. Pascal reprend ici sous une forme originale le
fameux «Dilige, et quod vis lac» augustinien (In Epist. 10h., tr. 8, n. 8).
153. Fr. 338 - 724.
154. Fr. 418 - 233. Cf. la fin du fr. 199 - 72, où Pascal montre que « notre être composé »
nous rend incapables de nous représenter une nature simple, soit matérielle, soit spirituelle.
Fr. 419 - 89: « Qui doute que notre âme étant accoutumée à voir nombre, espace, mouve
ment, croit cela et rien que cela ».
FACULTÉS DE L'AME 133
155. Fr. 585 - 32. C'est sans doute parce que la femme est (éventuellement) la beauté
la plus proche de notre nature qu'elle est la réalité sur laquelle notre goût s'égare le
moins (fr. 585 - 32 et S86 - 33).
156. Fr. 580- 28. Les variations du goût s'expliqueront alors par «la faiblesse de
l'homme» qui «est la cause de tant de beautés qu'on établit » (96 - 329). Car il y a
des beautés d'établissement (mode...), à côté des beautés naturelles. Comme elle aveugle
le sens moral, l'intervention de la raison fausse le goût: « Les sentiments naturels s'effacent
par la raison n (646 - 95).
157. Fr. 381- 286 (termes soulignés par nous). C'est exactement ce domaine que
s'attache à étudier l' » anthropologie transcendantale » de K. Rahner. Voir aussi fr. 449 - 556:
«Le Dieu des chrétiens est un Dieu qui remplit l'âme et le cœur de ceux qu'il
possède, c'est un Dieu qui leur fait sentir intérieurement leur misère n (tenues soulignés
par nous).
134 LB nlscNt'z DU CŒUR muwus
trouvent raillées, anéanties par l'apologiste, qui n'en est pas moins
persuadé que la seule évocation de la morale évangélique peut
faire tressaillir le cœur. Aucune contradiction dans cette attitude,
qui donne à une position augustinienne les concepts qui la soute
naient à l'insu de l'évêque d'Hippone ‘s‘.
Le cœur exclut donc la raison. Pascal nous précise qu'il exclut
également l'imagination: « Les hommes prennent souvent leur ima
gination pour leur cœur; et ils croient être convertis dès qu'ils
pensent à se convertir » ‘s’. Car cette imagination est la faculté de
l'irréel. Mais la mémoire, comme chez saint Augustin, semble faire
partie de la sphère du cœur W.
Le cœur pascalien se révèle maintenant sous son vrai jour. Il est
le siège de connaissances intimes, immédiates et non démontrables ;
ces connaissances sont essentielles soit parce qu'elles constituent le
point de départ de toutes les autres, soit parce qu'elles président à la
conduite de la vie, soit parce qu'elles découvrent à l'homme ce qui
lui importe le plus, sa destinée. En presque tous les domaines,
hormis les sciences, « Tout notre raisonnement se réduit à céder
au sentiment »1‘l. C'est par lui que l'âme se connaît elle-même 1°2. Le
158. Contre la raison: 110 - 282 (« humilier la raison - qui voudrait juger de tout »);
Dixième Provinciale: «Je laissai passer tout ce badinage, où l'esprit de l'homme se joue
si insolemment de l'amour de Dieu» (éd. Cognet, p. 188). Chez Pascal, la raison apparaît
souvent comme la suivante de l'orgueil: Entretien ..., éd. Courcelle, p. 65 et 45: «la
superbe raison »; « humilier cette superbe puissance du raisonnement» (Art de persuader,
Br. minor, p. 185).
159. Fr. 975 - 275. Cf. fr. 530- 274 et 534 - 5. Le grand texte sur l'imagination est
le fr. 44 - 82.
160. Fr. 646 - 95: « La mémoire, la joie sont des sentiments et même les propositions
géométriques deviennent sentiments ». Voir aussi la Lettre du 5 novembre 1648 a Gilberte
Périer: « Tu ne dois pas craindre de nous remettre devant les yeux les choses que nous
avons dans la mémoire, et qu'il faut faire rentrer dans le cœur ». Mais l'expression suggère
une exclusion que la lettre nie par ailleurs: la mémoire ne se distingue ici du cœur que
par l'absence de la grâce; elle n'est « qu'un corps inanimé et judaïque sans l'esprit qui les
[les souvenirs] doit vivifier ». Retenir une épître de saint Paul n'est qu'un «effet de
mémoire», tandis que « pour y entendre ce langage secret et étranger à ceux qui le sont
du ciel, il faut que la même grâce, qui peut seule en donner la première intelligence, la
continue et la rende toujours présente en la retraçant sans cesse dans le cœur des fidèles ».
Ce flottement montre qu'en 1648 Pascal n'a pas encore mis au point sa propre conception
du cœur; une telle opposition semble venir de Saint-Cyran, auteur d'un opuscule intitulé
Le cœur nouveau (publié dans sa Théologie familière, Paris, 7‘ éd., 1646, p. 127-161). On y
lit: « Le Fils de Dieu est celui qui est venu sur la terre pour y apporter un cœur nouveau
et le mettre dans l'âme des hommes... » (p. 139). Et « ce cœur n'est rien que son esprit et
sa grâce» (p. 139). Saint-Cyran appelle donc cœur l'intérieur de l'homme quand il a reçu
la grâce. C'est exactement la pensée religieuse de la lettre. Jacqueline s'était préparée à la
confirmation en 1646 avec la Théologie familière (Vie de Jacqueline par sa sœur, Br. I, 152).
161. Fr. 530 - 274. Dans les sciences mêmes ‘ les propositions géométriques deviennent
sentiment» (646 - 95). J. Laporte écrit: « Le cœur, organe de la foi religieuse et du sens
pratique, est aussi le premier moteur de la pensée scientifique en même temps que du goût
esthétique et de la connaissance morale. Non seulement en maint endroit le cœur va
au-delà des "dernières démarches" de la raison; mais dès ses premiers pas, la raison
le suppose. Et ce qu'il ajoute à la raison, comme ce qu'il lui fournit, c'est toujours quelque
donnée impliquant cet infini qui dépasse la raison et dont la raison ne peut se passer.
Infini de quantité, infini de vie intérieure, infini divin, tout ce que la raison nous montre
d'i1limité dans notre être propre et dans l'être en général, nous n'y pénétrons, nous ne le
traversons, nous ne l'absorbons - très imparfaitement, cela va sans dire - que par
le cœur. Le cœur est la faculté de l'infini » (Le cœur et la raison selon Pascal, Paris, 1950,
p. 84-85). Mais ce jugement laisse dans l'ombre bien des activités plus modestes du cœur:
intuitions de l'esprit de finesse, mémoire.
162. «Notre cœur se sent déchiré entre ces efforts contraires » (924 - 498).
FACULTÉS ma L'AMI?‘ 135
163. « La mémoire, la joie sont des sentiments » (646 - 95). « Dieu absout aussitôt qu'il
voit la pénitence dans le cœur » (923 - 905). Touchez mon cœur du repentir de mes fautes »
(Maladies, 7).
164. «J'ai une tendresse de cœur pour ceux à qui Dieu m'a uni plus étroitement»
(931 - 550).
165. « Si tu connaissais tes péchés tu perdrais cœur» (919 - 553). Mais l'homme peut
changer, «d'une présomption démesurée a un horrible abattement de cœur» (629 - 417).
166. « Pour vous parler franchement de la géométrie, je la trouve le plus haut exercice
de l'esprit; mais en même temps je la connais pour si inutile, que je fais peu de différence
entre un homme qui n'est que géomètre et un habile artisan. Aussi je l'appelle le plus
beau métier du monde; mais enfin ce n'est qu'un métier Je ne ferais pas deux pas
pour la géométrie » (Lettre à Fermat, 10 août 1660).
136 LE RÈGNE nu cœua MAUVAIS
167. Voir par exemple le fragment 308-793, où se multiplient les termes empruntés
au registre de la vision: visible, invisible, vus non des yeux mais des esprits, vus de
Dieu et des anges, il n'a pas donné de batailles pour les yeux, aux yeux du cœur et qui
voient la sagesse ll règne aussi dans cc poème une véritable hantise de l'éclat: «Tout
l'éclat des grandeurs Archimède sans éclat Oh! qu'il a éclaté aux esprits pour
éclater dans son règne de sainteté avec l'éclat de son ordre ». Voir tout le chapitre
« L'avènement de la transparence ».
168. «Si j'ai eu le cœur plein de l'affection du monde pendant qu'il a eu quelque
vigueur » (Maladies, 2). Maladies, 9.
169. Maladies, 3. 4, 6.
170. Maladies, 15.
FACULTÉS DE UAME 137
mon cœur, Seigneur ; entrez dans cette place rebelle que les vices ont
occupée. Ils la tiennent sujette; entrez-y comme dans la maison
du fort; mais liez auparavant le fort et puissant ennemi qui la
maîtrise et prenez ensuite les trésors qui y sont - Seigneur, prenez
mes affections que le monde avait volées... » "‘.
Mais c'est surtout l'imagination de son espace intérieur qui oppose
Pascal à Augustin. On chercherait en vain dans l'œuvre du disciple
les amples et somptueuses images du Maître. La vision est tout autre.
L'apologiste se représente en effet son cœur comme un puits profond.
Plutôt même que de puits - car le puits recèle une source vive -
c'est de citerne ténébreuse et suintante qu'il faut parler. Le Mémorial
contient la célèbre plainte de Dieu dans le livre de Jérémie: « Dere
liquerzuat me fontem aquae vivae ».
179. Fr. 136 - 139; cf. 622 - 131: « Incontinent il [l'homme] sortira du fond de son âme
l'ennui, la noirceur, la tristesse, le chagrin, le dépit, le désespoir ».
180. l-‘r. 628 - 153 et 627 - 150. Cf. Ecr. gr., p. 228 et 229.
181. Fr. 535 - 102.
182. Matth, V11, 18: voir Contra 114L, l, 8, n. 38 et 9, n. 45; lV, 3, n. 30. Chez
Pascal, cf. fr. 985 - 942 et 536 - 579, un des rares cas où apparaissent les « fruits» de la
charité, peut-être même le seul. 1 Tim., V1, 10: voir In Ps. 9, n. 15; De gratia Christi, 18,
n. 19. Eph., III, 17: voir In Ps. 9, n. 15; In Epist. 10h., tr. 2, n. 9
183. «Si duæ arbores, bona et mala, duo sunt homines, bonus et malus. Quid est
bonus homo, nisi voluntatis bonæ, hoc est arbor radicis bonæ ? Et quid est homo malus.
nisi voluntatis malæ, hoc est, arbor radicis malæ ? » (De gratia Christi, 18, n. 19). » Quomodo
ibi radicabitur caritas, inter tanta silvosa amoris mundi .7 Extirpate silvas (In Epist. 10h.,
tr. 2, n. 9).
184. Fr. 211-453, 978 -100: «Il met tout son soin à couvrir ses défauts et aux
autres, et a soi-même. et il ne peut soutïrir qu'on les lui fasse voir, ni qu'on les voie ».
Cf. fr. 597 - 455: «Le moi est haîssable. Vous Miton le couvrez, vous ne l'ôtez point
pour cela ». Fr. 210 - 451: « Ce n'est que feindre..., car au fond ce n'est que haine ».
FACULTÉS nE L'AME 139
L'homme est fait pour Dieu, et c'est lui seul qu'il devrait aimer.
Hélas! par sa chute originelle il est devenu incapable de cet amour
si pur; une sorte de seconde nature s'est glissée en lui, elle a son
«lieu naturel», qui est la terre, le bas. De sorte que l'homme ne
peut plus s'élever sans une aide extraordinaire de Dieu:
Tout amour ou monte ou descend. En effet le bon désir nous élève
vers Dieu, et le mauvais désir nous précipite dans les bas-fonds. Mais
comme par un mauvais désir nous avons déjà glissé et sommes tombés,
il nous reste, si nous reconnaissons celui qui est non pas tombé, mais
descendu vers nous, à nous élever en nous tenant à lui; car par nos
propres forces nous ne le pouvons plus 2.
1. In Ps. I2I, n. 1. Cf. In Ps. 126, n. 1: « Amando Deum, ascendis; amande sæculum,
cadis ».
2. In Ps. I22, n. l.
- d
Quels sont donc ces « deux très grands et très saints person
nages ? Il s'agit de l'évêque d'Hippone et de l'évêque d'Ypres.
3. In Ps. 9, n. 15: « Cum pravus est [amor], vocatur cupiditas aut libido; cum autem
rectus, dilectio vel caritas ». Dans de rares cas, cupiditas désigne le désir en général
(De civ. Dei, XIV, 7, n. 2). Libido sert souvent à désigner le désir sexuel: ‘ Ea [voluptas]
quæ in genitalibus usitatius libido nominatur, cum hoc sit gcnerale vocabulum cupiditatis »:
car on parle aussi de libido ulciscendi, habendi pecuniam, vincendi, gloriandi, dominandi
(De civ. Dei, XIV, 15, n. 2).
4. Fr. 502 - S71. Cf. Lettre du 26 janvier 1648 à Gilberte: «Comme tu sais que
toutes les actions peuvent avoir deux sources ».
S. S. Augustin, Contra serm. Arianorum, 7: « Hoc loco dicitur voluntas sua, ut
intelligatur esse propria contra voluntatem Dei ». Ce que Pascal appelle « amour-propre » ou
« amour de soi» est l' «amor sui» augustinien, amour mauvais dans la mesure où il se
détourne de Dieu: Serm. 330 - Sirm. 29, n. 3; 96 - de diversis 47, 1, n. 2: « Prima hominis
perditio, fuit amor sui ».
‘ Concupiscentia » peut avoir un sens neutre, ou même bon: De nupt. et conc., II, 10,
n. 23 (Concupiscentia sapientiae); In Ps. 118, IV, n. 3. Mais dans l'ensemble le mot désigne
les tendances mauvaises. Voir les Serm. 151 - de Tempore 45 et 155 - de verbis Apost. 6,
qui traitent longuement de la concupiscence.
Cf. Jansénius, N.l.., II, 7: « Concupiscentia ista, seu libido, seu cupiditas ».
Pascal traduit parfois cupiditas par « convoitise », tout comme Arnauld (X, 384 et 415):
« La volonté propre ne se satisfera jamais n (362 - 472). « La nature de l'amour-propre
et de ce moi humain est de n'aimcr que soi n (978 - 100).
Le terme « concupiscence » revient constamment dans toute l'œuvre: 564 - 485, 595 - 450,
618 - 479, 798 - 48, 933 - 460, etc. On trouve au fr. 460 - 544 l'un des redoublements d'expres
sion habituels de Pascal: « l'amour-propre et la concupiscence Ce Dieu lui fait sentir
[à l'âme] qu'elle a ce fonds d'amour-propre qui la perd ».
6. Lettre sur la mort (17 octobre 1651), Br. minor, p. 102.
142 LE RÈGNE nu CŒUR MAUVAIS
7. «Iste beatissimus amor tum Dei, tum sui, visceribus hominis eum conderetur
infusus est » (De statu naturæ lapsæ, lI, 25). Brunschvicg avait bien vu ces emprunts (Il, S50).
8. « Hinc est quod Augustinus isto solo amore sui tanquam generalissîmo et uberrimo
fonte omnium omnino vitiomm Civitatem terrenam, cujus Adnm in hominibus principium fuit,
a cœlesti civitate discernat. Secernunt civitates duas amores duo, terrenam scilicet amor
sui usque ud contemptum Dei, cœlestem vero amor Dei usque ad canlemptum sui » (N.L.,
II, 25). Jansénius cite de mémoire De civ. Dei, XIV, 28: ‘ Fecerunt itaque civitates duas »
et a pu penser au De Gen. ad 1itt., XI, 15, n. 20: « Hi duo amores distinxerunt conditas
in genere humano civitates duas ». Adam est le premier citoyen humain de la mauvaise
cité, mais elle renfermait, avant sa venue, le diable et les mauvais anges: De Gen. ad litt.,
XI, 15, n. 20 et Quatorzième Provinciale: «le monde ennemi de Dieu, dont le diable est
le Chef et le Roi » (éd. Cognet, p. 271).
9. ’ Cum neque seipsum curet [qui amat Deum] aut diligat, nisi propter Deum s
(N.L., II, 25).
10. 2, n. 2: ‘ Prima hominis perditio fuit amor sui ». Mais plus rien ensuite dans ce
passage ne présente de rapport avec le texte pascalien. En revanche, le chapitre 3 du
sermon traite de la nécessité de suivre le Christ en des termes parfois proches d'un des
paragraphes suivants de Pascal: « C'est un des grands principes du christianisme que tout
ce qui est arrivé à Jésus-Christ doit se passer et dans l'âme et dans le corps de chaque
Chrétien ».
11. « l-Iinc omnia vitia proficiscuntur libido maxima cæteris dominandi» (N.L..
II, 25). On retrouve libido dominandi au fr. 545 - 458, mais Pascal a pu l'empmnter direc
tement au texte fameux du De civ. Dei, XIV, 28: dans la cité terrestre « dominandi libido
dominatur n. Jansénius connaît si intimement Augustin que ses commentaires mêmes sont
encore du saint Augustin.
12. Après la citation de Conf., I, 1 : « Inde igitur perpetua ejus extra Deum inquietudo,
dum quidquid appetit ut fruatur et gaudeat, nihil omnino invenit præter Deum, quo
vastilssima illa capacitas impleatur ». Un peu plus loin: « Postquam homo deserlo Deo in
seipsum antandum fruendumque velut beatitudinis fontem cecidit, ingentem et sibi ipsi
incamprehensibilem vacuitalem et egestatem expertus est » (N.L., II, 25). Nous avons souligné
les expressions qui semblent reprises par Pascal. Brunschvicg signale que ces empmnts à
ROYAUTÉ DE LA CUPIDITÉ 143
on voit que dans les ténèbres du monde on les suit par un aveuglement
brutal, que l'on s'y attache et qu'on en fait la dernière fin de ses désirs,
ce qu'on ne peut faire sans sacrilège, car il n'y a que Dieu qui doive
être la dernière fin comme lui seul est le vrai principe. Car, quelque
ressemblance que la nature créée ait avec son Créateur, et encore que les
moindres choses et les plus petites et les plus viles parties du monde
représentent au moins par leur unité la parfaite unité qui ne se trouve
qu'en Dieu, on ne peut pas légitimement leur porter le souverain respect,
parce qu'il n'y a rien de si abominable aux yeux de Dieu et des hommes
que l'idolâtrie, à cause qu'on y rend à la créature l'honneur qui n'est
dû qu'au Créateur. L'Ecriture est pleine des vengeances que Dieu a
exercées sur ceux qui en ont été coupables, et le premier comman
dement du Décalogue, qui enferme tous les autres, défend sur toutes
choses d'adorer ses images. Mais comme il est beaucoup plus jaloux de
nos affections que de nos respects, il est visible qu'il n'y a point de crime
Jansénius sont sans doute cause que l'édition de Port-Royal ne fait commencer ce para
graphe des Pensées sur la mort qu'à « Dieu a créé l'homme ». Pas un mot des « deux »
saints personnages!
13. In Ps. 90, I, n. 8: « Quomodo enim radix omnium malorum cupiditas, sic radix
omnium bonorum charitas est ». De eiv. Dei, VII, 27, n. 2: Dieu «quo solo anima se
inhabitante sit felix ».
14. Fr. 428 - 425. Cf. 119 - 423: « Qu'il se méprise, parce que cette capacité est vide ».
15. Fr. 136 - 139.
16. Fr. 362 - 472.
17. In Ps. 105, n. 13: « Festinaverunt beati fieri temporalibus rebus, quæ ideo nemini
conferunt veram felicitatem, quia non extinguunt insatiabilem cupiditatem. Qui enim
biberit, inquit, ex hac aqua, sitiet iterum [Jeam IV, 13]». In Ps. 122, n. 12: « Plus augent
[divitiæ] cupiditatem eis qui eas possident ». Pascal développe la même idée dans la
Douzième Provinciale: n Les saints ont travaillé au contraire à porter les hommes à donner
leur superflu, et à leur faire connaître qu'ils en auront beaucoup, s'ils le mesurent non
par la cupidité, qui ne souffre point de bornes, mais par la piété, qui est ingénieuse à se
retrancher pour avoir de quoi se répandre dans l'exercice de la charité n (éd. Cognet, p. 223).
18. Fr. 503 - 675. Cf. 460 - 544, 269 - 692. Maladies, 3-6...
144 LE RÈGNE nu CŒUR MAUVAIS
qui lui soit plus injurieux ni plus détestable que d'aimer souverainement
les créatures, quoiqu'elles le représentent W.
19. Lettre à Gilberte. Cf. In Ps. 79, n. 14: «Circumspice universam creaturam;
vide utrum alicubi cupiditatis visco tenearis, et a diligendo Crcatore impediaris, nisi ea re
quam creavit ipse quem negligis Non ob aliud perniciosa est amatori, nisi quia præponitur
Creatori ».
20. In Epist. 10h., tr. 2, n. ll. Un peu plus haut on pouvait lire: « Inebrianlur, et
pereunt, et obliviscuntur Creatorem suum; dum non temperanter, sed cupide utuntur creatis,
Creator contemnitur ». Cf. Serm. 21 - 5 Sirm., n. 3-4...
2l. Lettre du 17 octobre 1651 sur la mon (Br., minor, p. l02).
22. Fr. 48 - 366.
23. Fr. 617 - 492.
ROYAUTÉ DE LA CUPIDITÊ 145
tout troublé de la vue de son propre état, il [l'homme] ose dire que
Dieu ne le peut pas rendre capable de sa communication. Mais je voudrais
lui demander si Dieu demande autre chose de lui sinon qu'il l'aime et
le connaisse, et pourquoi il croit que Dieu ne peut se rendre connaissable
et aimable à lui puisqu'il est naturellement capable d'amour et de
connaissance. Il est sans doute qu'il connaît au moins qu'il est et qu'il
aime quelque chose. Donc s'il voit quelque chose dans les ténèbres où
il est et s'il trouve quelque sujet d'amour parmi les choses de la terre,
pourquoi, si Dieu lui découvre quelque rayon de son essence, ne sera-t-il
pas capable de le connaître et de l'aimer en la manière qu'il lui plaira
se communiquer à nous 2°?
24. Fr. 618 - 479. Cf. tout le grand fragment sur l'amour-propre: 978 - 100. Fr. 564 - 485 :
« On est haîssable par sa concupiscence ». Cf. fr. 381 - 286.
25. Fr. 220 - 468.
26. Fr. 149 - 430.
27. Laf., n° 913.
28. Fr. 450 - 494.
146 LE RÈGNE nu CŒUR MAUVAIS
l'aveuglât point pour faire son choix, et qu'elle ne l'arrêtât point quand
il aura choisi.
L'homme doit donc haïr en lui tout ce qui le détourne de Dieu,
c'est-à-dire certaines de ses tendances les plus profondes, cet amour
propre qui l'empêche d'être libre et de se voir à sa vraie place.
Mais il doit aimer en lui-même cette grande âme qui peut recevoir
Dieu, et les mouvements qui lui viennent de Dieu 2°.
L'évêque d'Hippone n'a pas développé ces deux thèmes anti
thétiques avec autant de vigueur et de tranchant que l'auteur de
l'Apologie. C'est précisément parce que ce dernier développe tantôt
un point de vue, tantôt l'autre et les oppose souvent que ses Pensées
sont plus frappantes. Mais la doctrine est la même. Pascal pouvait
par exemple lire dans l'Enarratio sur son psaume préféré, le
psaume 118, ce commentaire : « J'ai haï les méchants, dit le Psaume.
Pourquoi ajoute-t-il : et j'ai aimé ta loi ? C'est pour montrer que dans
les hommes injustes ce n'est pas la nature qui les fait hommes qu'il
hait, mais leur injustice, qui les rend ennemis de la Loi qu'il
aime » 3°. Il en est en effet de l'amour des autres comme de l'amour
de soi. Ce qu'on doit aimer en eux c'est leur grandeur, qui les
ouvre à Dieu 5‘. «Notre conduite est sûre si nous haïssons dans
les méchants leur corruption et aimons en eux la créature; de
manière à aimer d'un côté l'œuvre de Dieu, à haïr de l'autre
l'œuvre propre de l'homme. Or l'homme produit le péché. Aime
l'œuvre de Dieu, hais l'œuvre de l'homme; tu t'attaques ainsi à
l'œuvre de l'homme pour rendre libre l'œuvre de Dieu»? Celui
qui aime ses vices croit s'aimer, mais il se hait, car il se perd.
L'homme doit aimer en lui-même tout ce qui l'ouvre à Dieu 35.
Il faut donc aimer Dieu pour savoir s'aimer soi-même 3‘.
29. « Otez donc de moi, Seigneur, la tristesse que l'amour de moi-même me pourrait
donner de mes propres soutfrances et des choses du monde qui ne réussissent pas au gré
des inclinations de mon cœur, qui ne regardent pas votre gloire; mais mettez en moi une
tristesse conforme a la vôtre ...» (Maladies, 13; cf. 15: «Qu'étant plein de vous ce ne
soit plus moi qui vive et qui souffre, mais que ce soit vous qui viviez et qui souffriez en
moi, ô mon Sauveur »).
30. In Ps. 118, XXIV, n. 1 (verset 113).
31. «Ceux qui vivent sans le connaître et sans le chercher, ils se jugent eux-mêmes
si peu dignes de leur soin, qu'ils ne sont pas dignes du soin des autres et qu'il faut avoir
toute la charité de la religion qu'ils méprisent pour ne les pas mépriser jusqu'à les aban
donner dans leur folie. Mais parce que cette religion nous oblige de les regarder toujours,
tant qu'ils seront en cette vie, comme capables de la grâce qui peut les éclairer, et de croire
qu'ils peuvent être dans peu de temps plus remplis de foi que nous ne sommes, et que nous
pouvons au contraire tomber dans l'aveuglement où ils sont, il faut les appeler à avoir pitié
d'eux-mêmes. » (fr. 427 - 194.)
Cf. In Ps. 139, n. 2: « Nos autem in hac vita difficile est ut nos ipsos noverimus;
quanto minus debemus de quoquam præproperam ferre sententiam ? Ouia si hodie malum
novimus, cras qualis futurus sit ignoramus; et forte quem vehementer odimus, frater noster
est, et nescimus » (suit le texte auquel renvoie la note suivante).
32. In Ps. 139, n. 2.
33. In Ps. 140, n. 2: « Purum cor in charitate, hoc est, quando diligis hominem
secundum Deum; quia et teipsum sic debes diligere Si ergo diligis iniquitatem, putas
quod teipsum diligas? Erras: ita et proximum diligens, ad iniquitatem duces, et dilectio
tua laqueus erit dilecti ». La bienveillance des casuistes conduit leurs amis à leur perte, dira
Pascal dans les Provinciales.
34. «Qui autem se propter habendum Deum diligunt, ipsi se diligunt: ergo, ut se
diligant, Deum diligunt» (In 10h., tr. 83, n. 3). «In eo quippe nosmetipsos diligimus, si
ROYAUTÉ nE LA CUPIDITÉ 147
c) L'AMOUR D'AUTRUI
C'est aussi pour Dieu qu'il faut aimer les autres hommes, sinon
on aboutit aux pires folies et à des parodies de charité, comme
cette «charité» qui règne entre les bandits de grand chemin. Ils
sont solidaires, regrettent leurs amis absents, se réjouissent de
leur retour, et vont jusqu'à mourir pour ne pas les livrer s3. De
même les Juifs charnels formaient un peuple de frères, défendaient
avec zèle leur Loi, mais c'était par amour des récompenses tempo
relles. Ce qu'il faut donc scruter, c'est la présence de l'amour de
Dieu au fond du cœur; car si l'on s'en tient aux œuvres exté
rieures «rien n'est si semblable à la charité que la cupidité»,
mais en vérité, «rien n'est si contrairefi‘. L'élan du cœur vers
Dieu, le désir d'entraîner autrui dans cet élan vers un bonheur
infini et durable, voilà la charité.
Toutes les réalités créées doivent soutenir cet élan. Elles sont
belles et bonnes et laissent deviner la beauté et la grandeur de leur
Auteur: «le ciel, la terre, la mer, le soleil, la lune, les étoiles,
toute la parure du ciel. Quelle est la parure de la mer? Tout ce
qui glisse dans les eaux. Celle de la terre ? Les animaux, les arbres,
les oiseaux. Tout cela est dans le monde, et Dieu l'a fait. - Pour
quoi n'aimerais-je pas ce que Dieu a fait? - Que l'Esprit de Dieu
soit en toi et te montre que tout cela est bon. Mais malheur à
toi si tu aimes la création en délaissant le Créateur. Tu trouves
beau tout cela; mais combien plus beau est celui qui t'a formé...
Dieu ne t'interdit pas d'aimer la création, il demande de ne pas
la chérir et de ne pas y placer ton suprême bonheur »". L'homme
doit aimer chaque être selon sa valeur; son amour doit être
conforme à l'ordre métaphysique de la Création: Dieu, les hommes,
Deum diligimus» (Epist. 130 - 121, 7. n. 14). Que l'homme comprenne « nullam esse aliam
dilectionem qua quisque diligit seipsum, nisi quod diligit Deum. Qui enim aliter se diligit,
potius se odisse dicendus est» (Epist. 155 - 52, 4, n. 15). Augustin aime ces jeux verbaux:
« Disce amare te, non amando te» (Serm. 96 - de diversis 47, 2, n. 2).
35. «Habent enim inter se, quam charitatem vocant. etiam latrones, sibi debentes
facinorosam flagitiosamque conscientiam » (Contra Faustum, V, 5). ‘ Et maie viventes irre
tiuntur sibi societate perditæ conscientiæ, et dicuntur amare se, nolle discedere ab invicem,
suis collocutionibus conciliari, desidemre se absentes, gaudere se ad præsentiam suam » (In
Ps. 140, n. 2). Les brigands savent mourir sans livrer leurs complices: Surm. 169 - de verbis
Apostoli 15, 11, n. 14, etc.
Pascal, fr. 794 - 393: « C'est une plaisante chose à considérer de ce qu'il y a des gens
dans le monde qui, ayant renoncé à toutes les lois de Dieu de la nature, s'en sont fait eux
mêmes auxquelles ils obéissent exactement comme par exemple les soldats de Mahomct, etc.,
les voleurs ».
36. Fr. 615 - 663. Cf. In Epist. 10h., tr. 8, n. 9, où Augustin insiste sur la ressem
blance et la différence de la charité et de l'orgueil (qui est la source de tous les maux):
«Videte quanta opera faciat superbia; ponite in corde quam similia facit, et quasi parla
charitati Noli attendere quod floret foris, sed quæ radix est in terra. Radicata est
cupiditas? Species potest esse bonorum factorum, vere opera bon-a esse non possunt.
Radicata est caritas ? Securus esto, nihil mali procedere potest ».
37. In Epist. 10h., tr. 2, n. 11.
148 LE RÈGNE DU cœun MAUVAIS
r
les autres créatures. Toute la vraie vie de lhomme, toute la morale
consistent à retrouver ou à conserver la claire vue de cet ordre, qui
est la vérité à laquelle il faut se conformer pour être heureux. Il y a
là une première acception de cette expression si courante chez
Pascal: « l'ordre de la charité ». Cet ordre consiste à placer Dieu
au-dessus de tout; ensuite vient l'homme: d'abord soi-même, puis
les proches et tous les hommes; ensuite seulement viennent les
autres créatures 38. Toute l'œuvre pascalienne suppose cet « ordre ».
« Dieu doit régner sur tout, et tout se rapporter à lui »3°. « J'ai
en toutes mes actions la vue de Dieu, qui les doit juger et à qui je
les ai toutes consacrées »‘°. L'amour de soi et de son corps est
’
si naturel à lhomme qu'il lui reste toujours, si éloigné qu'il puisse
être de la vérité ‘1. C'est pourquoi Pascal apologiste ne cesse de
faire appel à cet amour de soi chez l'incroyant. Il l'invite à retrouver
par la méditation le rapport de lui-même à son Créateur : « L'homme
est visiblement fait pour penser; c'est toute sa dignité et tout
son mérite; et tout son devoir est de penser comme il faut. Or
l'ordre de la pensée est de commencer par soi, et par son auteur et
sa fin »". On commence par soi, quand on ignore Dieu, mais pour
connaître Dieu et commencer par lui. Après ce souci naturel de
soi-même vient l'amour des autres hommes, et d'abord de ceux qui
nous sont les plus proches: « J'essaie d'être juste, véritable, sincère
et fidèle à tous les hommes et j'ai une tendresse de cœur pour
ceux à qui Dieu m'a uni plus étroitement »‘3. En ce qui concerne
les réalités
Pascal purement
semble physiques:
s'être imposé soleil,plus
une ascèse étoiles, animaux,
rigoureuse forêts
qu'Augustin.
38. De civ. Dei, XV, 2: «Definitio brevis et vera virtutis, Ordo est amoris ».
Cf. XIX, 14; Serm. 100 - de verbis Domini 7, 2 , n. 2. Augustin aime à citer le Cantique
des Cantiques (II, 4): « Ordinate in me caritatem ». L'exposé le plus net sur cette ‘ ordinata
dilectio» se trouve dans le De doctr. chr., I, 21-31. Augustin y écrit (23, n. 22): « Cum
ergo quatuor sint diligenda, unum quod supra nos est, alterum quod nos sumus, tertium quod
juxta nos est, quartum quod infra nos est ».
39. Fr. 933 - 460. Cf. De doctr. chr., I, 22, n. 21 : « Tunc est quippe optimus homo, cum
tota vita sua pergit in incommutabilem vitam, et toto affectu inhæret illi: si autem se
propter se diligit, non se referit ad Deum ».
40. Fr. 931 - 550.
41. De doctr. chr., I, 23, n. 22: « Quantumlibet enim homo excidat a veritate, remanet
illi dilectio sui et dilectio corporis sui ».
42. Fr. 620 - 146. Cf. 427 -194: «Cette négligence en une affaire où il s'agit d'eux
mêmes, de leur éternité, de leur tout, m'irrite plus qu'elle ne m'attendrit; elle m'étonne et
m'épouvante: c'est un monstre pour moi. Je ne dis pas ceci par le zèle pieux d'une
dévotion spirituelle. J'entends au contraire qu'on doit avoir ce sentiment par un principe
d'intérêt humain et par un intérêt d'amour-propre: il ne faut pour cela que voir ce que
voient les personnes les moins éclairées ». C'est la théologie de la Lettre sur la mort qui est
sous ces expressions: intérêt humain, car Dieu nous a créés avec un amour naturel de
nous-mêmes (Pascal parle un peu plus loin de « sentiments si dénaturés »; intérêt d'amour
propre, car notre concupiscence a démesurément dilaté cet amour naturel, jusqu'à la
perversion.
43. Fr. 931 - 550. Cf. la Vie par Gilberte: « Il avait une extrême tendresse pour ses
amis et pour ceux qu'il croyait être à Dieu » (Laf., III, 39). Augustin écrit dans le De doctr.
chr., I, 28, n. 29: « Omnes autem æque diligendi sunt: sed cum omnibus prodesse non
possis, his potissimum consulendum est, qui pro locorum et temporum vel quarumlibet
rerum opportunitatibus, constrictius tibi quasi quadam sorte junguntur ». Voir l'anecdote de
la jeune fille recueillie par Pascal: « Il crut que Dieu la lui avait envoyée » (Vie par
sa sœur: Laf., III, 38).
ROYAUTÉ DE LA CUPIDITÉ 149
autels des démons. Innocent dans un cas, non dans l'autre Les étreintes
des époux ont du charme, celles des prostituées aussi. Les unes sont
innocentes, pas les autres. Vous le voyez donc, frères, dans ces plaisirs
sensibles les uns sont permis, les autres pas. Que la justice vous charme
assez pour l'emporter même sur les plaisirs innocents; préfère la justice
aux plaisirs les plus légitimes H.
du monde aux « délices de Dieu » 5°. Son ascétisme paraît plus rude
parce qu'il entraîne le dépouillement le plus total, jusque dans
la conversation. Nous savons qu'il supportait impatiemment les
remarques sur l'agrément de la nourriture ou sur la beauté phy
sique des femmes 3‘. La sensibilité d'Augustin, son exubérance, la
charge qu'il avait de centaines de gens simples, tout cela atténue
la sévérité de sa doctrine. La Bible d'ailleurs parlait avec optimisme
de la vie et de la nature. Sans doute est-ce à l'influence de Cîteaux
que Pascal doit ici un dépouillement qui était de règle dans ce
grand Ordre (il suffit de penser à ses églises). Mais il faut aussi
tenir compte du genre littéraire de ses œuvres. Qu'aurait dit Pascal
aux braves paysans d'Hippone ? - Et trouverait-on une grande diffé
rence d'atmosphère entre les traités d'Augustin sur la grâce et les
Provinciales ou les Pensées?
Malgré la parenté entre sa pensée et celle de son maître, Pascal
n'a pas utilisé dans cette première acception la formule: « Ordre de
la charité ». Mais il songeait très précisément à cette doctrine lors
qu'il disait, nous raconte Gilberte, « que la tendresse ne peut être
parfaite que lorsque la raison est éclairée de la foi et qu'elle nous
fait agir par les règles de la charité. C'est pourquoi il ne mettait
pas beaucoup de différence entre la tendresse et la charité, non
plus qu'entre la charité et l'amitié ». Ces règles, c'est bien le respect
de l' « ordre ». «Voilà, continue en effet Gilberte, comment il conce
vait la tendresse et ce qu'elle faisait en lui sans attachement et
amusement, parce que la charité ne pouvant avoir d'autre fin que
Dieu elle ne pouvait s'attacher qu'à lui, ni s'arrêter non plus à rien
qui amuse ». Enfin, un peu plus loin, nous est révélée, sans ambi
guïté, la source augustinienne de toute cette morale: « S'il ne vou
lait point que les créatures, qui sont aujourd'hui, et qui ne seront
peut-être pas demain, et qui d'ailleurs sont si peu capables de se
rendre heureuses, s'attachassent ainsi les unes aux autres, nous
voyons que c'était afin qu'elles s'attachassent uniquement à Dieu,
et en effet c'est là l'ordre, et on n'en peut juger autrement quand
on y fait une attention sérieuse, et que l'on veut suivre la véritable
lumière. C'est pourquoi il ne faut pas s'étonner que celui qui était
si éclairé et qui avait le cœur si bien ordonné se fût proposé ces
règles si justes et qu'il les pratiquât si régulièrement M2.
50. Maladies, 3, 5, 9.
51. Vie par sa sœur: Laf., lll. 27 et 38. «Il trouvait à dire presque à tous les
discours qu'on faisait dans le monde et que l'on croyait les plus innocents. Si je disais
par exemple, par occasion, que j'avais vu une belle femme, il m'en reprenait et me disait
qu'il ne fallait jamais tenir ces discours devant les laquais et de jeunes gens, parce que
je ne savais pas quelles pensées cela pouvait exciter en eux » Peut-être Gilberte n'a-t-elle
pas assez précisé dans quelles circonstances Pascal faisait ces remarques, car les Pensées
donnent la beauté féminine comme l'étalon de toutes les autres: 585 - 32 ct 586 - 33.
52. Lalî, III, 40-41. Il est clair que la découverte dans la Vie de certaines clés qui
permettent ainsi d'éclairer toute l'œuvre confère aux dires de Gilberte une singulière autorité.
2. L’ péché
Le péché, dès lors, se définit très simplement comme la rupture
de cet ordre de l'amour. Définition admirable, en ce qu'elle respecte
le dynamisme et les fluctuations de l'âme, en ce qu'elle a la sou
plesse de la vie! Conception si opposée aux étiquetages commodes
de la casuistique décadente ! Théologie où seul compte l'amour pour
Dieu et l'assomption de l'univers dans cet amour: elle a sa casuis
tique, mais qui consiste à s'inquiéter de la façon dont on témoi
gnera le plus d'amour à Dieu, s'il faut choisir entre deux actes;
alors que les casuistes corrompus se demandent jusqu'à quel point
il est permis de ne pas aimer Dieu.
L'attitude de l'homme par rapport à cet « ordre », Augustin l'a
fixée en des antithèses célèbres: uti et frui, aversio et conversio.
Or Pascal a repris et même développé ces oppositions dans toute son
œuvre. Chez lui, «user de» et «jouir de» sont des termes tech
niques dont la compréhension eût évité bien des erreurs. Avec une
portée analogue à celle de «jouir de », il emploie une expression
refrain, « s'attacher à » et il crée son contraire, « se détacher de ».
Enfin il traduit conversio par « conversion » et aversio par le verbe
correspondant: « se détourner de ».
a) Un ET FRUI
l. I, 4, n. 4: «Frui enim est amore alicui rei inhærere propter seipsam. Uti
autem, quod in usum venerit ad id quod amas obtinendum referre, si tamen amandum
est ». Augustin donne l'exemple d'hommes égarés loin de leur patrie, qui seule fait leur
bonheur. Ils se servent de navires, traversent certains pays. Mais que dirc si, oubliant
leur véritable destination, ils se prenaient à jouir du voyage même ?
2. De nloribus, l, 3, n. 4; De div. quœst. 83, qu. 30; Du Trinilale, X, 10. n. 13
et ll, n. 17; De civ. Dei, XI, 25; ConL, VII, l7, n. 23; Serm. l77 - 10 Chartreuse, n. 8:
« Videtur enim aliud esse uti, aliud frui. Utimur enim pro necessitate, fruimur pro jucun
ditate. Ergo ista temporalia dedit [Deus] ad utendum, se ad fruendum ». In 10h., tr. 40, n. l0.
3. EpisL 140-120, 2. n. 4: «Potest igitur anima rationalis etiam temporali et
corporali felicitate bene uti, si non se dederit creaturæ, Creatorc neglecto, sed eam potius
felicitatem fecerit servire Creatori Benc agit in his [rebus] anima rationalis, si ordinem
servet ..., ne se et corpus suum mittat in pejus, sed potius ordinata carilate se et corpus
suum convertat in melius ».
ROYAUTÉ nE LA curnnnâ 153
nous est nécessaire, sans nous arrêter à lui. Rien n'est plus
éclairant sur la limite extrême de cette attitude que le témoignage
de Gilberte à propos de son frère: « Il n'était pas possible qu'il
n'usât de ses sens; mais quand il était obligé par nécessité de leur
donner quelque plaisir, il avait une adresse merveilleuse pour en
détourner l'esprit afin qu'il n'y prît point de part »‘. C'est assuré
ment là la compréhension la plus ascétique de l'usage, mais « user
du monde» n'exclut pas la joie de vivre, le sens de la beauté et
de la bonté de la création, le plaisir de l'amitié. Cela implique un
sens aigu du caractère éphémère, relatif de tout ce qui n'est pas
Dieu et entraîne par conséquent un grand détachement à l'égard
de ces réalités périssables. Le chrétien doit vivre ainsi, car nous
sommes en exil, loin du Seigneur, aime à répéter Augustins. Nous
ne devons pas « jouir » du monde, car la jouissance est une ivresse,
un vertige: elle entraîne brutalement, et l'homme se rue sur les
biens périssables, l'étudiant de Carthage parle en connaissance de
cause e. Le symbole de cette «jouissance » est l'union physique de
l'homme et de la femme, moment où la royauté de la raison subit
souvent une éclipse inacceptable pour un platonicien. Qu'on se
rappelle le mythe de l'attelage dans le Phèdre! Comment pourrait-on
trouver bon un acte où la raison (le cocher) est déchue de sa souve
raineté, et où le corps ne lui obéit plus ? Si l'on ajoute à une telle
philosophie les expériences racontées au début des Confessions,
où le désir des femmes fut un si grand obstacle à la conversion
du futur évêque, on comprend mieux que l'union sexuelle ait été
regardée par lui avec au moins une profonde méfiance et qu'Augustin
ait établi un lien entre elle et la transmission du péché d'origine,
comme nous le verrons. Ne nous étonnons donc pas de voir cette
métaphore de la «jouissance» se mêler à tant d'autres images
amoureuses, tout au long de l'œuvre augustinienne. «C'est main
tenant», y lit-on, «le temps de la nostalgie, mais alors ce sera le
temps des étreintes et de la jouissance » l. La terre est un lieu d'exil,
loin de la bien-aimée Sagesse, et l'homme ne peut contenir ses
soupirs amoureux. Si nous avons un peu insisté sur le symbole
originel de la a jouissance », c'est pour rendre plus claire la concep
tion augustinienne de la concupiscence. Jansénius l'a fort bien
comprise, quand il écrit: « Elle n'est pas le désir, mais l'empor
tement effréné du désir » E. Cet emportement est tel qu'il s'accom
4. Laf., III, 27 (termes soulignés par nous). Cf. Serm. 177 - 10 Chartreuse, n. 8:
«Utimur enim pro necessitatc, fruimur pro jucunditate ». Cf. fr. 693 - 906: «Rien n'est
plus aisé que d'être dans une grande charge et dans de grands biens selon le monde; rien
n'est plus difficile que d'y vivre selon Dieu, et sans y prendre de part et de goût ».
5. In Ps. 145, n. 8.
6. Conf., VIl, 17, n. 23: ’ Et non stabam frui Deo meo, scd rapiebar ad tc dccore
tuo; mox deripiebar abs te pondere meo, et ruebam in ista cum gcmitu ».
7. Serm. 125 - Sirm. 15, n. 9: «Modo tempus est desiderandi, tunc erit tempus
amplectendi et fruendi ». Origène avait déjà donné dans son commentaire du Cantique des
Cantiques d'admirables exemples de cette traduction de l'expérience mystique cn des images
empmntées à l'amour le plus brûlant.
8. N.L., lI, 14 et 7. A qui objecterait que cet élan est naturel aux bêtes, Augustin
répond: « Vitium hominis natura est pecoris » (De gratia et pecc. orig., 40. n. 46).
154 LE RÈGNE nu CŒUR MAUVAIS
17. Lafuma signale les sources probables de ces réflexions de Pascal: Montaigne,
Essais, 111, 5, et Charron, De la Sagesse, I, 22 (éd. de 1632).
18. Contra ]uI., lV, 14, n. 71: la faim et la soif peuvent être satisfaites avec
mesure, comme le prouvent ces repas où les convives conversent des plus hautes questions
de la philosophie. Mais dans l'amour: « illi totus animus et corpus impenditur, et ipsius
mentis quadam submersione illud extremum ejus impletur»; 1bid., V, 10, n. 42. Voir
aussi De civ. Dei, XIV, c. 15, n. 2 - c. 26. Nous aurons à revenir sur ce point dans le
chapitre « La grâce souveraine ».
19. De nupt. et coiia, Il, 21, n. 36; Contra 111L, lV, 14, n. 7l: « Vincit etiam
Conjugatos ut non propagationis, sed delectationis carnis cupiditate misceantur ».
20. Maladies, 9 (souligné par nous). Cf. Epist. 140 - 120, 2, n. 4: ‘ Potest igitur anima
rationalis etiam temporali et corporali felicitate bene uti, si non se dederit creaturæ ».
Cf. Maladies, 2: « Vous m'avez donné la santé pour vous servir, et j'en ai fait un usage
tout profane. Vous m'envoyez maintenant la maladie pour me corriger: ne permettez pas
156 LE RÈGNE DU CŒUR MAUVAIS
C'est parce que les païens ignorent Dieu qu'ils se reposent dans
l'éphémère: « S'il y a un Dieu il ne faut aimer que lui et non les
créatures passagères. Le raisonnement des impies dans la Sagesse
n'est fondé que sur ce qu'il n'y a point de Dieu. Cela posé, dit-il,
jouissons donc des créatures. C'est le pis-aller. Mais s'il y avait un
Dieu à aimer il n'aurait pas conclu cela mais bien le contraire.
Et c'est la conclusion des sages: il y a un Dieu, ne jouissons donc
pas des créatures»? Les chrétiens sont de ces sages, qui ont
compris la grandeur de ce Dieu et pour lesquels « il est visible qu'il
n'y a point de crime qui lui soit plus injurieux ni plus détestable que
d'aimer souverainement les créatures, quoiqu'elles le représentent.
C'est pourquoi ceux à qui Dieu a fait connaître ces grandes vérités
doivent user de ces images pour jouir de Celui qu'elles repré
sentent N». Aussi Pascal se scandalise-t-il du relâchement de ceux
qui font profession de christianisme: « On fréquente les sacre
ments et on jouit des plaisirs du monde N». Bien des théologiens,
même, sont corrompus, et aujourd'hui «on rend dignes de jouir
de Dieu dans l'éternité ceux qui n'ont jamais aimé Dieu en toute
leur vie! Voilà le mystère d'iniquité accompli w‘.
La violence de ces condamnations révèle qu'il s'agit bien là du
cœur de la Révélation évangélique. D'ailleurs la dernière d'entre
elles se situe au terme d'une des pages les plus passionnées des
Provinciales, où Pascal accumule les citations bibliques les plus frap
pantes sur la nécessité de l'amour de Dieu.
b) L'ATTACHEMENT
que j'en use pour vous irriter par mon impatience. J'ai mal usé de ma santé, et vous
m'en avez justement puni. Ne souffrez pas que j'use mal de votre punition»: mal user,
c'est jouir: « Dum non temperanter, sed cupide utuntur creatis, Creator contemnitur» (In
Epist. 10h., tr. 2, n. 11).
21. Fr. 618 -479 (souligné par nous). _
22. Lettre du l" avril 1648, à Gilberte (souligné par nous). On aura remarqué la
traduction de jrui par aimer souverainement.
23. Comparaison des chrétiens, n. 3.
24. Dixième Provinciale, éd. Cognet, p. 191.
25. De doctr. chr., I, 4, n. 4: «Frui enim est amore alicui rei inhterere propter
seipsam ». Cf. Ibid., 33, n. 37: « Si vero inhœseris atque permanseris, finem in ea [delec
tatione] ponens lætitiæ tuæ, tune vere et proprie frui dicendus es ». Cf. In Ps. 145, n. 8.
ROYAUTÉ ma LA curmmâ 157
Il avait une extrême tendresse pour ses amis et pour ceux qu'il
croyait être à Dieu; et l'on peut dire que si jamais personne n'a été plus
digne d'être aimé, personne n'a jamais mieux su aimer et ne l'a jamais
mieux pratiqué que lui. Mais sa tendresse n'était pas seulement un effet
de bon tempérament, car, quoique son cœur fût toujours prêt à s'atten
drir sur les besoins de ses amis, il ne s'attendrissait pourtant jamais que
selon les règles du christianisme, que la raison et la foi lui mettaient
devant les yeux: c'est pourquoi sa tendresse n'allait point jusques à
l'attachement
Il aimait sans attache Voilà comment il concevait la tendresse et
c'est ce qu'elle faisait en lui sans attachement ..., parce que la charité
ne pouvant avoir d'autre fin que Dieu elle ne pouvait s'attacher qu'à
lui Non seulement il n'avait point d'attache pour les autres, il ne
voulait pas non plus que les autres en eussent pour lui. Je ne parle
pas de ces attachements criminels et dangereux, car cela est grossier
et tout le monde le voit bien.
26. Laf., lll. 39-41. Cf. le fr. 396 - 471. Gilberte écrit encore:
Mais s'il ne voulait point que les créatures, qui sont aujourd'hui, et qui ne
seront peut-être pas demain, et qui d'ailleurs sont si peu capables de se rendre
heureuses, s’attaehassent ainsi les unes aux autres, nous voyons que c'était afin
158 LE RÈGNE DU CŒUR MAUVAIS
plus clairement encore. « Tout ce qui nous incite à nous attacher aux
créatures est mauvais. 2° » « La concupiscence vous attache à la
terre. 3° » a O mon Dieu, qu'un cœur est heureux qui peut aimer un
objet si charmant, qui ne le déshonore point et dont l'attachement
lui est si salutaire Les méchants périront avec les objets
périssables auxquels ils se sont attachés, les autres subsisteront
éternellement dans l'objet éternel et subsistant auquel ils se sont
étroitement unis. 31 » Dès qu'on a compris la portée de tous ces
termes: « s'attacher à », « aimer souverainement », et même quel
quefois « aimer », pris alors au sens le plus fort 32, on perçoit le
contresens total d'où sont nées les indignations de Voltaire 33. Voltaire
s'attaque à des expressions dont il ne saisit pas la portée. Ni
Augustin, ni Pascal ne condamnent la tendresse pour les proches,
l'amitié, tous deux ont fait preuve d'une sensibilité peu commune.
L'amour d'Augustin pour sa mère n'eut d'égal que celui de Pascal
pour sa sœur Jacqueline:
Il ne pouvait plus aimer personne qu'il aimait ma sœur et il avait
raison. Il la voyait souvent; il lui parlait de toutes choses sans réserves;
il recevait d'elle satisfaction sur toutes choses sans exception, car il y
avait une si grande correspondance entre leurs sentiments qu'ils conve
naient de tout; et assurément leurs cœurs n'étaient qu'un cœur et ils
trouvaient l'un dans l'autre des consolations qui ne se peuvent comprendre
que par ceux qui ont goûté quelque chose de ce même bonheur et qui
savent ce que c'est qu'aimer et être aimé ainsi avec confiance et sans
rien craindre qui divise et où tout satisfasse 3‘.
ordonne de les haïr, puisque le même ordre nous est donné à propos
de notre âme Celui qui aime [ses parents] doit les perdre [cf. Jean,
XII, 25], non pas en les tuant à la manière des parricides; mais, en
frappant et en faisant mourir avec piété et foi par le glaive spirituel de
la parole de Dieu l'affection charnelle par laquelle ils s'efforcent
d'embarrasser dans les liens de ce monde eux-mêmes et ceux qu'ils
ont engendrés; il doit faire vivre en eux ce qui fait qu'ils sont frères,
qu'ils reconnaissent, tout comme leurs enfants temporels, pour parents
étemels Dieu et l'Eglise. Le drapeau du Christ sous lequel nous
sommes enrôlés nous exhorte à tuer en nous et dans les nôtres tous ces
sentiments qui viennent de la chair, ce qui ne veut pas dire qu'il faille
être ingrat pour ses parents et mépriser toute cette suite de bienfaits:
la naissance, l'adoption, les soins de la croissance. Il faut bien plutôt
conserver toujours la piété qui leur est due. Elle trouve sa place, dès
lors que rien de plus élevé ne nous appelle 1"‘.
sur nous-mêmes. et que nous devons principalement hériter de l'affection qu'il nous
portait, pour nous aimer encore plus cordialement s'il est possible (Br. minor,
p. 106).
35. Voir la Lertre du 5 novembre 1648 à GiIberle: Pascal et Jacqueline font allusion
a «cette tour mystique, dont tu sais que saint Augustin parle dans une de ses lettres ".
C'est I‘Epist. 243 - 38, n. l-3 et 6-7.
36. n. 4, S et 7. Au n. 9, Augustin commente la parole du Christ: «Qui est ma
mère cl qui sont mes frères .7 » (Marth., Xll, 48).
ROYAUTÉ m: LA currvmï: 161
‘
doivent prendre des routes si différentes selon létat de cette éternité, qu'il est impossible
de faire une démarche avec sens et jugement qu'en la réglant par la vue de ce point qui
doit être notre dernier objet ». On notera que cette pensée, voisine du fr. 427 - 194, traite
du même thème.
42. Ibid., n. 4.
43. Fr. 210 - 451.
44. Fr. 606 - 155; 792 - 101. Mais, écrit Pascal dans le «Pari », si vous choisissez
Dieu, « vous serez fidèle, honnête, humble, reconnaissant, bienfaisant, ami sincère, véritable »
(418 - 233).
45. Fr. 978 -100. Cf. la formule augustinienne rendue célèbre par le second concile
d'Orange, en 529 (canon 22): « Nemo habet de suo nici mendaciunt et peccatum » (In 10h.,
tr. 5, n. 1). Pascal semble s'en souvenir dans De l'esprit géométrique: L'homme «ne
connaît naturellement que le mensonge »; mais il la charge d'un sens assez différent.
ROYAUTÉ ms LA CUPIDITÉ 163
‘ Ceux qui n'ont de déplaisir que d'être privés de sa vue. qui n'ont d'ennemis que ceux
qui les en détournent je le leur ferai voir ». Cf. aussi fr. 978 - 100: « Cette aversion pour
la vérité ».
54. Maladies, 3, 4 Cf. fr. 919 - 553: « C'est mon affaire que ta conversion», etc.
55. Laf., fr. 903.
56. Maladies, 8.
57. Voir la Vie (Laf., III, 38, 40, etc.). Qu'on songe aussi à sa position inflexible lors
de l'affaire du Formulaire!
ROYAUTÉ DE LA CUPIDITÉ 165
58. Conf, X, 35, n. 57. « Avertil me fortassis et ab aliqua magna cogitatione atque ad
se convertit illa venatio, non deviare cogens corpore jumenti, sed cordis inclinatione ».
Au moment de la prière: ‘ Nugatoriis cogitationibus res tanta præciditur ».
59. Fr. 136 - 139. Pascal reprend un peu plus loin l'évocation de la chasse: « ll est
tout occupé à voir par où passera ce sanglier que ses chiens poursuivent avec tant
d'ardeur depuis six heures ». Le lièvre reparaît: fr. 39 - 141.
60. Fr. 48 - 366: « Ne vous étonnez pas s'il [l'homme] ne raisonne pas bien à présent.
une mouche bourdonne à ses oreilles Si vous voulez qu'il puisse trouver la vérité, chassez
cet animal ». Pascal a laïcisé: il ne s'agit plus de la prière ou des pensées de la Sagesse,
mais de l'activité ordinaire de l'esprit.
61. Outre l'ensemble de la liasse Divertissement (fr. 132 - 170; 133 - 168; 134 - 169;
136 - 139; 137 - 142; 138 - 166; 139 - 143; ainsi qu'une méditation d'homme non diverti:
135 - 469), on peut se référer à: 23 - 67; 36 - 164; 39 - 141; 70 -165 bis; 100 - 324; 405 - 421;
540-380; 553-76; 395 -478; 414-171; 710-24; 889-436 bis A la fin du fr. 136-139
et dans la Vie par Gilberte, voir la condamnation de l’ « amusement» (Laf., III, 39-40).
62. Fr. 395 - 478. Cf. fr. 132 - 170:
Si l'homme était heureux, il le serait d'autant plus qu'il serait moins diverti,
comme les saints et Dieu. Oui; mais n'est-ce pas être heureux que de pouvoir être
réjoui par le divertissement?
Non; car il vient d'ailleurs et de dehors; et ainsi il est dépendant, et partout,
sujet à être troublé par mille accidents, qui font les afflictions inévitables.
63. De lib. arbitrio, II, 19, n. 53: «Voluntas autem aversa ab incommutabili et
communi bono, et conversa ad proprium bonum peccat Atque ita homo superbus, et
curiosus, et lascivus effectus, excipitur ab alia vita, quæ in comparatione superioris vitæ
mors est ».
Fr. 478 - 137: « Sans examiner toutes les occupations particulières, il suffit de les
comprendre sous 1e divertissement ’‘
166 LB RÈGNE nu CŒUR MAUVAIS
détourne de Dieu ". C'est pourquoi Pascal voit dans «cette sensi
bilité pour les moindres choses et cette étrange insensibilité pour les
plus grandes un enchantement incompréhensible et un assoupis
sement surnaturel, qui marque une force toute-puissante qui le
cause »; elle prouve à ses yeux «la corruption de la nature » n. Le
divertissement est donc une des suites du péché originel et de la
royauté de la concupiscence. Pascal ne prétend évidemment pas que
l'homme doive penser tout le jour à sa condition. Il sait bien
qu’ «il est nécessaire de relâcher un peu l'esprit » "ñ Mais le règne
de la concupiscence se laisse percevoir en ce que cet excellent prin
cipe sert aux hommes à se détourner de l'essentiel, dès qu'ils en
sentent les exigences difficiles. Il est donc « nécessaire de relâcher
un peu l'esprit, mais cela ouvre la porte aux plus grands déborde
ments », de même que l'inégalité naturelle entre les hommes, au
lieu d'être la base d'une communauté bien ordonnée, ouvre la porte
« non seulement à la plus haute domination, mais à la plus haute
tyrannie»". Toujours le caractère insatiable de la cupidité! Le
sain délassement est devenu indifférence à la destinée! Il est bon
que l'homme joue, mais l'«amusement» n'est pas le tout d'une
vie humaine. La concupiscence pervertit tout et ne cherche que son
plaisir: « Il ne faut point détourner l'esprit ailleurs sinon pour le
délasser mais dans le temps où cela est à propos ; le délasser quand
il le faut et non autrement. Car qui délasse hors de propos il lasse
et qui lasse hors de propos délasse, car on quitte tout là. Tant la
malice de la concupiscence se plaît à faire tout le contraire de ce
qu'on veut obtenir de nous sans nous donner du plaisir qui est la
monnaie pour laquelle nous donnons tout ce qu'on veut»". La
grande théorie pascalienne du Divertissement porte donc toutes les
traces de son origine augustinienne, s'insère dans la cohérence de
toute une théologie. Jansénius précisait que la concupiscence n'est
pas le désir, qui est sain, mais l'emportement effréné du désir.
Conséquence du règne de la concupiscence, le divertissement n'est
pas le délassement, qui est sain, mais une perversion du délassement
dans l'homme pécheur.
de songer à nous et qui nous fait perdre insensiblement. Sans cela nous serions
dans l'ennui, et cet ennui nous pousserait à chercher un moyen plus solide d'en
sortir, mais le divertissement nous amuse et nous fait arriver insensiblement à
la mort (fr. 414 - 171).
Cf. fr. 427 - 194: ‘Ceux qui vivent sans le connaître et sans le [Dieu] chercher, ils
se jugent eux-mêmes si peu dignes de leur soin, qu'ils ne sont pas dignes du soin des
autres ».
71. Fr. 269 - 692.
72. Fr. 427 - 194.
73. Fr. 540 - 380. Cf. 93 - 328 et 101 - 324.
74. Ibid.
75. Fr. 710 - 24.
3. Uuniversalité de la concupiscence
3. « Vel libidine. vel superbia, vel curiositate n (De ver. reL, 38, n. 70). Cf. Ibid., n. 69:
«Serviunt enim cupiditati triplici, vel voluptatis, vel excellcntiæ, vel spectaculi».
4. In Ps. 8, n. 13: « Voluptas carnis et superbia et curiositas ».
5. De Gen. contra Manichaeos, Il, 26, n. 40: « Aut superbos aut desideriis camalibus
implicatos aut curiosos ».
6. Malth., IV, l-ll; commenté dans le De vera relig., 38, n. 7l.
7. « Nequaquam victus libidine talis voluptatis, sed curiositate » (Conf, VI, l2, n. 22).
8. ConL, X, 37, n. 60.
9. Fr. 545 - 458. la première phrase est la traduction de l Jean, II, 16 (Vulgate).
La seconde rappelle De civ. Dei, XIV, l5, n. 2, et XIV, 28: « Dominandi libido ». Cf. Conf,
III, 8, n. 16 :« Hæc sunt capita iniquitatis, quæ pullulent principandi et spectandi et sentiendi‘
Iibidine ». Cf. l90 - 543.
ROYAUTÉ ms LA curmmä 171
Ce n'est pas qu'on puisse être glorieux pour le bien ou pour les
connaissances, mais ce n'est pas le lieu de l'orgueil, car en accordant à
un homme qu'il est savant on ne laissera pas de le convaincre qu'il a
tort d'être superbe.
Le lieu propre à la superbe est la sagesse, car on ne peut accorder à un
homme qu'il s'est rendu sage et qu'il a tort d'être glorieux. Car cela
est de justice.
Aussi Dieu seul donne la sagesse et c'est pourquoi: qui gloriatur in
domino glorietur 1°.
a) LEs VOLUPTÉS
10. Fr. 933 - 460. Comme Augustin, Pascal donne parfois le nom de concupiscence
à la première des trois, la volupté (fr. 216 - 493).
11. Genèse, III, 5. Jansénius, Oratio ..., p. 17-18.
12. Ibid., p. 20-36.
13. Ibid., p. 19: «Voluntati superbia, intelligentiæ curiositas, corpori concupiscentia
carnis impressa est ». Cette précision n'est pas sans rappeler le fragment 933 - 460; mais
toute l'œuvre augustinienne la suppose, et Pascal a tort bien pu partir directement du
texte dflltugustin.
14. Fr. 919- 553. Cf. 959 - 636: «In quacumque die»; mais Jansénius cite le texte
de la Vulgate: ’ In quocumque die ». Pascal se rappelle donc une citation de ce texte
par Augustin, qui utilise ici la version italique (cf. la Trias, de Sinnich, 1, 3, c. 5).
15. De civ. Dei, XIX, 1, n. 2.
172 LE RÈGNE nu CŒUR MAUVAIS
26. Pr. 96 - 329. La rédaction n'est pas claire, car Pascal a condensé deux phrases
en une. Mais la rature permet de comprendre. Savoir jouer du luth n'est beau que par
suite des conventions sociales; (ne point) savoir bien en jouer n'est un mal qu'à cause
de notre faiblesse, qui ne nous permet plus guère de discerner quelles sont les beautés
naturelles.
27. Fr. 620- 146. Cf. 136 - 139: «la danse, il faut bien penser où l'on mettra les
pieds ». La danse fait partie des « vains amusements » (137 - 142). Le Cinquième Ecrit des
curés évoque une dispute « entre le P. d'Estrade, jésuite, et le ministre [pasteur] Vincent,
sur le sujet du bal, que ce ministre condamnait comme dangereux et contraire ù l'esprit
du Christianisme, et pour lequel ce Père fit des Apologies publiques n (éd. Cognet, p. 431).
Ce sont ici les Protestants qui défendent l'Evangile.
28. Fr. 585 - 32 (souligné par nous). Cf. 199 - 72: «Trop de plaisir incommode, trop
de consonances déplaisent dans la musique ».
29. Fr. 55 - 111: «On croit toucher des orgues ordinaires en touchant l'homme. Ce
sont des orgues à la vérité, mais bizarres, changeantes, variables. (Ceux qui ne savent
toucher que les ordinaires) ne seraient pas d'accord sur celles-là. Il faut savoir où sont
les touches ». Voir J. Mesnard, « Pascal et la musique », in Chroniques de Port-Royal, Paris,
1963, p. 195-205. Cet article signale que Pascal a vécu dans un milieu passionné de musique
(Etienne Pascal, Mersenne ...). Comme Augustin, le jeune savant s'est intéressé à l'acoustique
et aurait écrit à onze ans un traité des sons (Vie, par Gilberte: Lat, lll, 20). Dans la
Préface sur le Traité du vide, la musique est aussi une science citée entre l'arithmétique
et la physique (Br., Il, 132).
30. Fr. 40 -134. Sur la peinture, voir fr. 260 - 678, 21- 381.
31. De doctr. chr., II, Z5, n. 39: « In picturis vero et statuis cæterisque hujus modi
simulatis operibus, maxime peritorum artificum, nemo errat cum simili: viderit, ut aposcat
ROYAUTÉ DE LA CUPIDITÉ 175
b) LA CURIOSITÉ
quibus sint rebus similia. Et hoc totum genus inter superflua hominum instituta nume
randum est ».
32. Conf, IV, l-2. «Faire des vers» est rangé par Pascal dans le divertissement
(620 - 146).
33. Con!" X, 35, n. 54: « Inest animæ per eosdem sensus corporis quzedam non se
oblectandi in carne, sed experiendi per carnem vana et curiosa cupiditas, nomine cognîtionis
et scientiæ pallîata ». Ibid., n. 55: ‘ experiendi noscendique libidine ». De util. cred., 9,
n. 21: « Scis etiam curiosum non nos solere appellare sine convicio; studiosum vero etiam
cum laude ». Augustin distingue la curiosité de la volupté (couleurs ...) en donnant l'exemple
de la dissection anatomique (Conf., X, 35, n. 55).
34. In Epist. 10h., tr. 2, n. 13. Conf., VI, 8, n. 13 et X, 35, n. 55.
35. Conf., Ill, 2, n. 2: «Rapiebant me spectacula theatrica, plena imaginibus mise
riarum mearum, et fomitibus ignis mei Qualis misericordia in rebus fictis et scænicis ?
Non enim ad subveniendum provocatur auditor; sed tantum ad dolendum invitatur ».
36. Fr. 657 - 452. M. Courcelle (« De saint Augustin à Pascal par Sacy », in Pascal
vivant, Clennont-Ferrand, 1962, p. 141) a souligné les réminiscences augustiniennes dans
176 LE RÈGNE DU CŒUR MAUVAIS
42. De util. cred., 9, n. 22: « Quamvis uterque agatur magna cupiditate noscendi.
curiosus tamen ea requirit quæ nihil ad se attinent, studiosus autem contra, quæ ad sese
attinent requirit ».
43. Epist. 118 - 56, 1, n. 1.
44. Serm. 112 - de verbis Domini 33, 5, n. 5.
45. Saint Augustin et la fin de la culture antique, p. 35l. M. l-l.-I. Marrou utilise un
terme pascalien pour définir Augustin; nous verrons bientôt combien il a raison. Nous
nous inspirons largement de ses conclusions sur tout ce qui concerne Augustin et la culture.
46. I-L-I. Marrou, op. cit, p. 370: entre autres citations, De Trinitate, Xlll, 1 n. l:
«Scientia. rationalis mentis officium in temporalibus rebus, ubi non sola cognitio, verum
et actio nostra versatur »; Xlll, 20, n. 25: « ad distinguendam activam scientiam a contem
plativa sapientia ». Cf. lbid., Xll, 12 et 14
47. De Trinitate, XIV, l, n. 3. Mais la contemplation du Verbe divin appartient à
la «sagesse». Les théologiens ont la ‘ sagesse » (qui englobe une culture philosophique);
les chrétiens moins instruits ont une culture religieuse (« science» de la Bible...); les
chrétiens analphabètes apprennent par cœur le Credo et vivent dans l'amitié de Dieu.
48. H.-I. Marrou, op. CiL, p. 339.
178 LE RÈGNE nu cœur. MAUVAIS
à peu près totale. Les sciences ont été pour lui comme ces maîtresses
dont parle Proust: il fut un temps où sans elles la vie n'eût pas
paru possible, et dix ans plus tard on les croise dans une rue, et on
ne les reconnaît pas. De ce détachement les Pensées, puis la Lettre
à Fermat portent la marque. Pascal, au moment de ses grandes
œuvres religieuses, est devenu non seulement un disciple modéré
d‘Augustin (comme Arnauld, par exemple), mais un extrémiste. C'est
bien le même homme qui tombera évanoui, lorsqu'on parlera d'un
compromis pour la signature du Formulaire.
L'apologiste a fréquemment repris le terme augustinien de « curio
sité » auquel il donne bien la place et le sens péjoratif qu'il avait.
« Curiosité n'est que vanité M2. « Je vois mon abîme d'orgueil, de
curiosité, de concupiscenceñ3 » Abîme de curiosité, car « cet esprit
si grand, si vaste et si rempli de curiosité cherchait avec soin
la cause et la raison de tout » 3‘. Mais peu à peu il se consacra à la
religion, nous dit sa sœur. Ce détachement fut progressif, et ne
devint total qu'au début de 1659. Mais depuis plusieurs années, proba
blement, Pascal emploie comme synonymes « curieux et savants s H,
« dans les curiosités et dans les sciences » 5°. Le grand fragment sur
les deux infinis condamne la science en des termes tout augus
tiniens: « Qui se considérera de la sorte tremblera dans la vue
de ces merveilles et je crois que sa curiosité se changeant en admi
ration il sera plus disposé à les contempler en silence qu'à les
rechercher avec présomption » 53. Plutôt que de calculer le parcours
des planètes et de scruter les étoiles, il faut s'élever du spectacle
du monde à la pensée de son Auteur 3E, car ces recherches sur
l'univers ne nous concernent pas. Les secrets du monde sont, pour
la plupart, hors de nos prises. « Qui suivra ces étonnantes démarches ?
L'auteur de ces merveilles les comprend. Tout autre ne le peut faire.
Manque d'avoir contemplé ces infinis, les hommes se sont portés
témérairement à la recherche de la nature comme s'ils avaient
quelque proportion avec elle.
C'est une chose étrange qu'ils ont voulu comprendre les prin
cipes des choses et de là arriver jusqu'à connaître tout, par une
présomption aussi infinie que leur objet » 5°. Ces gens présomptueux
sont les pré-socratiques qui, aux yeux d'Augustin aussi, travaillaient
dans un domaine étranger à la vie de l'homme, dans l'inutile. C'est
la grandeur du platonisme que d'avoir ramené l'homme à la médi
tation sur lui-même °°.
Vanité des sciences.
La science des choses extérieures ne me consolera pas de l'ignorance
de la morale au temps d'affliction, mais la science des mœurs me conso
lera toujours de l'ignorance des sciences extérieures 51.
59. Fr. 199- 72. Augustin parle lui aussi de la curiosité «ad pcrscrutanda naturæ,
quæ praeter nos est, operata proceditur. quæ scire nihil prodest et nihil aliud quam scire
homines cupiunt» (Conf., X, 35. n. 53).
60. De civ. Dei, VIII, 3 : ‘ Socrates ergo primus univcrsam philosophiam ad corri
gendos componendosque mores flexisse memoratur, cum ante illum omnes magis physicis,
id est naturalibus, rebus perscrutandis operam maximam impenderent ».
61. Fr. 23 - 67. Cf. fr. 408 - 74: «Une lettre de la folie de la science humaine et
de la philosophie »; fr. 553 - 76: « Ecrirc contre ceux qui approfondissent trop les sciences.
Descartes»; fr. 887 - 78: «Descartes inutile et incertain». Lettre à Format: « Je ne
ferais pas deux pas pour la géométrie » (10 août 1660).
62. Fr. 744 - 18. C'est la « curiosité » qui pousse les demi-habiles à s'interroger sur la
valeur des lois: ils sont sots. «ces curieux examinateurs des coutumes reçues ». Mieux
vaut un mythe qui dupe, mais fixe les esprits (fr. 60 - 294).
63. Fr. 269 - 692.
64. Cf. fr. 269 - 692.
ROYAUTÉ DE LA CUPIDITÉ 181
65. L'homme étranger à lui-même: « J'avais passe‘ longtemps dans l'étude des sciences
abstraites et le peu de communication qu'on en peut avoir m'en avait dégoûté. Quand j'ai
commencé l'étude de l'homme. j'ai vu que ces sciences abstraites ne sont pas propres à
l'homme. et que je m'égarais plus de ma condition en y pénétrant que les autres en
1'ignorant. J'ai pardonné aux autres d'y peu savoir, mais j'ai cru trouver au moins bien des
compagnons en l'étude de l'homme et que c'est la vraie étude qui lui est propre. J'ai été
trompe’. Il y en a encore moins qui l'étudient que la géométrie. Ce n'est que manque de
savoir étudier cela qu'on cherche le reste. Mais n'est-ce pas que ce n'est pas encore la
science que l'homme doit avoir, et qu'il lui est meilleur de s'ignorer pour être heureux? »
(687 - 144). L'homme étranger a Dieu, car «La grandeur de la sagesse, qui n'est nulle
sinon de Dieu, est invisible aux charnels et aux gens d'esprit Les saints sont vus
de Dieu et des anges et non des corps ni des esprits curieux. Dieu leur suffit » (308 - 793).
66. Matth, V, 29.
67. Fr. 919 - 553.
68. Laf., III, 24.
69. Jansénius avait une grande culture profane, comme en témoigne lflugustinus.
Au fr. 798 - 41 Pascal fait allusion à un Epigramniaturi: delectus, choix däêpigrammes latines
publié par Port-Royal en 1659, Paris, Savreux (note de Lafuma).
70. Il le cite pour la question du souverain bien (408 - 74, 76 - 73), le scepticisme
(60 - 294 ...). la fausseté des philosophies (409 - 220), les miracles (872 - 813; 863 - 814), etc.
71. Dans la Lettre sur la mort (17 octobre 1651), Pascal. âgé de vingt-huit ans, écrit:
«Il est sans doute que Sénèque et Socrate n'ont rien de persuasif en cette occasion. Ils
182 LE RÈGNE nu cœun MAUVAIS
c) Uorzcurzn.
ont été sous l'erreur qui a aveuglé tous les hommes dans le premier: ils ont tous pris
la mort comme naturelle à l'homme; et tous les discours qu'ils ont fondés sur ce faux
principe sont si futiles, qu'ils ne servent qu'à montrer par leur inutilité combien l'homme
en général est faible, puisque les plus hautes productions des plus grands d'entre les hommes
sont si basses et si puériles ». La condamnation est brutale. Rien ne prouve que Pascal ait
lu la Consolation à Marcia, où Sénèque écrit en effet: « O ignaros malorum suorum, quibus
non mors ut optimum inventum naturæ laudatur» (20, n. l). ll se rappelle certainement
deux chapitres de lflugustinus, P.N., ll, 7-8, dont voici les titres: c. 7, «De mariendi
necessitate in pura natura, quæ capitaliter bcatitudini naturali est contraria »; c. 8: « Osten
ditur insania Philosophorum naturalem beatitudinem sibi machinantiltm in ea quam putabanl
esse puram natumm» (Pascal cite ce chapitre au fr. 147 - 361). Jansénius s'attaque bien
à Séneque, mais pas à Platon (lbid., c. 5). Augustin, lui, loue à ce point les Platoniciens,
qu'il écrit au début du De vera religione (4, n. 7) que s'ils vivaient encore ils se conver
tiraient. a moins d'être aveuglés par l'orgueil, l'envie ou la curiosité pour la magie. Voici
la traduction d'Arnauld (octobre 1647): «Je ne sais si, demeurant dans la corruption et
dans l'attachement de ces passions si basses [istis sordibus], ils pourraient ensuite s'élever
vers les choses divines La curiosité est une passion si puérile [quia nimis puerile
est] que je ne pense pas qu'elle eût pu retenir des hommes de cette sorte ». S'agit-il
entre Pascal et ce passage d'une simple rencontre de termes ou d'un retoumement voulu?
ROYAUTÉ DE LA CUPIDITÉ 183
72. « Quid est superbia, nisi perversæ celsitudinis appetitus ? Perversa enim celsitudo
est, deserto eo cui debet animus inhærere principio, sibi quodammodo fieri atque esse
principium. Hoc fit, cum sibi nimis placet. Sibi vero ita placet, cum ab illo bono immutabili
deficit, quod ei magis placere debuit quam ipse sibi » (De civ. Dei, XIV, 13). Cf. Ibid.,
n. 14 : « Superbi secundum Scripturas sanctas alio nomine appellantur, sibi placentes
[2 Pierre, II, 10]. Bonum enim est sursum habere cor : non tamen, ad se ipsum, quod
est superbiae ; sed ad Dominum, quod est obedientiæ, quæ nisi humilium non potest
eSSe ».
73. « Timeri et amari velle ab hominibus, non propter aliud, sed ut inde sit gaudium,
quod non est gaudium, misera vita est, et fœda jactantia. Hinc fit vel maxime non
amare te, nec caste timere te. Ideoque tu superbis resistis, htunnilibus autem das gratiam
[1 Pierre, V, 5 et Jacques, IV, 6] . [Libet] nos amari et timeri, non propter te, sed
pro te ... Qui laudari vult ab hominibus vituperante te, non defendetur ab hominibus judi
cante te, nec eripietur damnante te » (Conf., X, 36, n. 59). Cf. Pascal, fr. 628 - 153 :
Du désir d'être estimé de ceux avec qui on est.
L'orgueil nous tient d'une possession si naturelle au milieu de nos misères,
erreurs, etc. Nous perdons encore la vie avec joie pourvu qu'on en parle.
74. « Nec jactantia vitium est laudis humanæ, sed animæ perverse amantis laudari
ab hominibus, spreto testimonio conscientiae » (De civ. Dei, XII, 8). Cf. Conf., X, 39, n. 64.
75. De Gen. ad litt., XI, 14, n. 18 : « Cum igitur superbia sit amor excellentiæ
propriae . ».
76. Fr. 978- 100. Cf. De Gen. contra Manichaeos, II, 5, n. 6 : « Quid est enim superbia
aliud, nisi deserto secretario conscientiæ foris videri velle quod non est ? »
184 LE RÈGNE nu CŒUR MAUVAIS
77. «Merito initium omnis peccati superbiam Scripturn definivit, dicens: Initium
omnis peccati supcrbia [Eccli., X, 13]» (De Gen. ad litL, XI, 15, n. 19).
78. In Ps. 57, n. 18; De civ. Dei, XIV, 13, n. 1-2 (qui cite Eccli., X, 13).
79. In 10h., tr. 25, n. 15-16: «lnitium omnis pcccati supcrbia et initium superbiæ
hominis apostalare a Deo [Eccli., X, 15]». Ibid., 25, n. 16: «Caput omnium morborum
superbia est, quia caput omnium peccatorum superbia ».
80. De Gen. ad Iitt., XI, 15, n. 19 : « Perversus sui amor privat sancta socictate turgidum
spiritum Alio loco cum dixisset, Erunt enim homines scipsos amantes; continuo subjecit,
amatores pecuniæ [2 Tim., III, 2] Neque enim essent etiam homines amatores pecuniæ.
nisi eo se putarent excellemiores, quo ditiores. Cui morbo contraria charitas non quærit
quæ sua sunt, id est non privata excellentia lætatur: merito ergo et non inflatur [l Con.
XIII, 5 et 4] ».
81. De Gen. ad litt., X1, 15, n. 20: « Hi duo amores alter socialis, alter privatus;
alter communi utilitati consulcns propter supernam societatem, nlter etiam rem communem
in potestatem propriam redigens propter arrogantem dominationem; alter subditus, alter
æmulus Deo; alter tranquillus. alter turbulentus; alter pacificus, alter seditiosus, alter
veritatem laudibus errantium pracfercns, alter quoquo modo laudis avidus: alter amicalis‘
alter invidus ». La formule que nous avons soulignée rappelle, elle aussi, le fr. 978 - 100:
«N'est-il pas vrai que nous haïssons la vérité et ceux qui nous la disent, et que nous
aimons qu'ils se trompent à notre avantage. et que nous voulons être estimés d'eux autres
que nous ne sommes en effet » .
82. Fr. 149 - 430. Bmnschvicg cite (X111, 330, n. 5) à ce propos un passage du Discours
de la Réformation de l'homme intérieur (trad. Arnauld d'Andi1ly, 3° partie, De l'orgueil):
« Il y a un désir d'indépendance gravé dans le fond de l'âme et caché dans les replis les
plus secrets de la volonté, par laquelle elle se plaît à n'être qu'à soi, et à n'être point
soumise à un autre, non pas même a Dieu ». Ct. fr. 271 - 545.
83. Fr. 597 - 455. L'ambition est appelée dans la Neuvième Provinciale « un amour désor
donné pour les grandeurs » (éd. Cognct, p. 160).
84 Fr. 617 - 492.
ROYAUTÊ DE LA CUPIDITÉ 185
vestra non est opus Dei. Forma vestra, corpus vestrum, anima vestra, hoc totum opus Dei.
Quære quæ sufficient et videbis quam pauca sint Superilua divitum, necessaria sunt
pauperum. Res alienæ possidentur, cum superflua possidentur» (référence donnée par
Nicole dans son édition latine des Provinciales). Sur le lien entre les richesses et l'orgueil,
voir In Ps. 136, n. 13; Serm. 177 - 10 Chartreuse, n. 7; 14 - de Tempore 110, 1, n. 2 .‘.;
36 - de Tempore 212 (tout entier); 61 - de verbis Domini 5, 9-11, etc.
92. Maladies, 9: «J'ai dit: Heureux ceux qui jouissent d'une fortune avantageuse,
d'une réputation glorieuse ».
93. l-‘r. 933 - 460 (citant I Con, I, 31). Voir Enchin, 98: « Altissimo quippe ac salu
berrimo sacramento universa facies, atque, ut ita dixerim, vultus sanctarum Scripturarum,
bene intuentes id admonere invenitur, ut qui gloriatur, in Domine glorietur ». G. Rodis-Lewis
suggère que Pascal oppose le verset paulinien à un texte ou Cicéron remercie la divinité
de donner richesses, santé, etc., mais attribue au sage sa vertu: « Propter virtutem enim
jure laudemur et in virtute recte gloriamur quod non contingeret, si donum a Deo
non a nobis haberemus» (Nat. deorum, II, 36). Or ce passage est cité dans lflugustinus,
H.P., VI, 18. (« Les trois concupiscences », in Chroniques de Port-Royal, Paris, Mazarine,
1963, p. 81-92.)
188 LE REGNE DU CŒUR MAUVAIS
entre dans la vue des grandeurs de son Créateur, et dans des humilia
tions et des adorations profondes. Elle s'aneantit en sa présence et ne
pouvant former d'elle-même une idée assez basse, ni en concevoir une
assez relevée de ce bien souverain, elle fait de nouveaux efforts pour
se rabaisser jusqu'aux derniers abîmes du néant, en considérant Dieu
dans des immensités qu'elle multiplie; enfin dans cette conception, qui
épuise ses forces, elle l'adore en silence, et par ses respects réitérés
l'adore et le bénit, et voudrait à jamais le bénir et l'adorer.
Ensuite elle reconnaît la grâce qu'il lui a faite de manifester son
infinie majesté à un si chétif vermisseau 99.
94. Trias Louvain, 1648. M.-Cha-El signifie en hébreu: qui est comme Dieu ?
95. Fr. 919 - 553 et 959-636; cf. 473 - 500: «L'intelligence des mots de bien et
de mal n.
96. Fr. 617 - 492. Fr. 410 - 413: « L.es uns ont voulu renoncer aux passions et devenir
dieux ». Certes le christianisme « ordonne de vouloir être semblable à Dieu » (351 - 537), mais
il s'agit alors non d'une prétention de la nature à l'égalité, mais d'une élévation par la
grâce à l'adoption divine. Cf. De civ. Dei, XIV, 13, n. 2: « Dii enim creati, non sua veritate,
sed Dei veri participatione sunt dii». Serm. 121 - de diversis 85, n. 1: « Amando Deum,
efficimur dii »; Serm. 166 - de diversis 25, 4, n. 4: « Deus enim deum te vult facere: non
natura sicut est ille quem genuit; sed dono suo et adoptione ». Augustin et Pascal citent
aussi en ce sens le Psaume 81, verset 16: «J'ai dit: vous êtes des dieux ». Fr. 916 - 920
et 131 - 434; De civ. Dei, IX, 23.
97. Fr. 48 - 366.
98. Fr. 919 - 553. Cf. 149 - 430: « Est-ce avoir guéri la présomption de l'homme que
de l'avoir mis à l'égal de Dieu ? »
99. Sur la conversion du pécheur.
100. De sancta virg, 53, n. 54: « Quanquam superflua sit sollicitude, ne ubi fervet
caritas, desit humilitas ». In Ps. 141, n. 7: «Nihil excelsius via caritatis, et non in illa
ambulant, nisi humiles ». Cf. In Joh., tr. 40, n. 7.
ROYAUTÉ DE LA CUPIDITÉ 189
101. De civ. Dei, XIV, 13 ; Cf. Serm. 353 - 20 inter Honilias, 2, n. 2 : « Humilis esse
non potest nocens, superbus esse non potest innocens ».
102. In Ps. 31, II, n. 18 : « Hæc aqua confessionnis peccatorum, hæc aqua humiliationis
cordis, haec aqua vitæ salutaris, abjicientis se, nihil de se præsumentis, nihil suæ potentiae
tribuentis. Hæc aqua in nullis alienigenarum libris est, non in epicureis, non in stoïcis, non
in manichaeis, non in platonicis. Ubicumque etiam inveniuntur optima præcepta morum et
disciplinæ, humilitas tamen ista non invenitur. Via humilitatis hujus aliunde manat :
a Christo venit. Hæc via ab illo est, qui cum esset altus, humilis venit. Quid enim aliud
docuit humiliando se, factus obediens usque ad mortem, mortem autem crucis ? ... Quid
aliud docuit nisi hanc humilitatem ? ... In hac ergo humilitate propinquatur ad Deum,
quia prope est Dominus his qui obtriverunt cor ». Augustin semble le premier parmi les
Pères à avoir ainsi affirmé la nouveauté de l'humilité. Voir aussi Epist. 118 - 56, 3, n. 22 :
« Ea [via] est autem prima humilitas, secunda humilitas, tertia humilitas, et quoties inter
rogares hoc dicerem, non quo alta non sint alia præcepta, quae dicantur, sed nisi humilitas
omnia quæ bene facimus et præcesserit et comitetur et consecuta fuerit, et proposita
quam intueamur, et apposita cui adhacreamus, et imposita qua reprimamur, jam nobis de
aliquo bono facto gaudentibus totum extorquet de manu superbia. Vitia quippe cætera in
peccatis, superbia vero etiam in recte factis timenda est ... »
103. De sancta Virg., 31, n. 31 ; 32, n. 32 ; 35, n. 35 ... Pour l'humilité du Christ,
Augustin rappelle sa naissance (Serm. 188 - de Tempore 25, 3, n. 3), son baptême (Serm. 292 -
de Sanctis 23, 4, n. 4), le lavement des pieds (De sancta Virg., 32, n. 32), la passion, etc.
Il cite Matth., XI, 25 et 29 ; Phil., II, 7-8 ; la parabole du pharisien et du publicain (Luc,
XVIII, 9-14), la première des Béatitudes (Matth., V, 3), etc.
104. Fr. 562 - 534.
105. Fr. 897 - 533.
106. Fr. 351 - 537 ; 358 - 538 ; 353 - 529.
107. Fr. 352 - 526 ; 192 - 527 ; 212 - 528.
108. In Joh., tr. 25, n. 16 : « Tota humilitas tua, ut cognoscas te ». L'amour-propre,
au contraire, redoute cette connaissance (fr. 978 - 100, etc.).
190 LE RÈGNE nu CCEUR MAUVAIS
109. Fr. 308 - 793. Cf. 82 - 271: « La sagesse nous renvoie à l'enfance: Nisi efficiamini
sicul‘ parvuli [Malth., XVIII, 4] ».
110. Fr. 145 - 461.
lll‘ Epist. 118-56, 3, n. 16-21; De civ. Dei, VIII, 8. Pour Pascal, voir Entretien,
fr. 407 - 465, 4l0 - 413, 398 - 525
112. Epist. 118 - 56, 3, n. 16: « Reperies Epicureos et Stoïcos inter se acerrime
dimicantes ».
113. Voir Contra Faustmn, XX, 10: Augustin y jongle avec les bi-partitions. Le
De Trinitale voit partout des vestiges de la Trinité: XI, 11, n. 8; XI, 3, n. 6. Cf. De vera
relil., 7, n. 13; De civ. Dei, XI, 25, etc.
ROYAUTÉ DE LA CUPIDITÉ 191
mais ils ont été atteints aussi et surtout par l'orgueil U‘, semblables
en cela à tout homme, et l'on ne peut soutenir que leurs médi
tations furent avant tout « curieuses ». Tout porte à croire que ces
adeptes de la curiosité sont les penseurs pré-socratiques: Thalès,
qui scruta l'univers, se rendit capable de prédire les éclipses de
lune et de soleil et prétendit ramener tous les éléments à un seul,
l'eau; Anaximandre, avec sa théorie de l'infini; Anaximène, qui
faisait naître tout l'univers de l'air; Anaxagore surtout, qui divi
nisa l'esprit. Augustin évoque encore Pythagore, Diogène d'Apollonie,
Archelaüsl", Xénophane A ces penseurs il donne le nom de
« physiciens », parce qu'ils se sont plongés dans l'étude de l'univers
physiquem. C'est à eux que pense Pascal quand il condamne la
«curiosité» des hommes qui, au spectacle des merveilles de la
nature, sont moins disposés «à les contempler en silence qu'à
les rechercher avec présomption ». « C'est une chose étrange qu'ils
ont voulu comprendre les principes des choses et de là arriver jusqu'à
connaître tout, par une présomption aussi infinie que leur objet » "l.
Comme Augustin ne semble pas avoir envisagé pareille symétrie
entre les trois concupiscences et les écoles philosophiques, il faut
sans doute voir dans ce court fragment 145 - 461 la marque de la
tendance pascalienne à une plus grande rigueur, l'indice d'un vœu
tout scientifique d'organisation du réel.
Cette tendance va aboutir à une autre systématisation à trois
termes, qui n'était qu'esquissée dans l'œuvre augustinienne. Il s'agit
de la fameuse répartition de l'humanité en trois « ordres » qui
apparaît dans les fragments 308 - 793 et 933 - 460. Si le premier
est plus connu, par suite de sa beauté littéraire, le second révèle
mieux les origines de cette étonnante conception.
Concupiscence de la chair, concupiscence des yeux, orgueil, etc.
L.es chamels sont les riches, les rois. Ils ont pour objet le corps.
Les curieux et savants, ils ont pour objet l'esprit.
Les sages, ils ont pour objet la justice.
Dieu doit régner sur tout et tout se rapporter à lui.
Dans les choses de la chair règne proprement sa concupiscence.
Dans les spirituels, la curiosité proprement.
Dans la sagesse, l'orgueil proprement.
I
Il existe donc trois races d'hommes, et lapologiste les réfère ici
aux trois concupiscences. Comme Pascal songe surtout aux chefs
de file, dans chaque groupe, il va d'emblée aux cas-limites. Le premier
de ces groupes réunit les « charnels », c'est-à-dire ceux qui vouent
un culte à leur corps ou à ce qui le flatte et périt comme lui:
l'argent (les riches), la force (les militaires, les «capitaines» du
fr. 308 - 793), la puissance (les rois) On y ajouterait aujourd'hui
114. Serm. 141 - de verbis Domini 55, 2, n. 2: « Quod curiositate invenerunt, superbia
perdiderunt »; cité par Pascal dans le fr. 190 - 543.
115. De civ. Dei, VIII. 2; cf. EpisL, 118-56, 4, n. 23.
116. De civ. Dei, XVIII, 7.5.
117. Fr. 199 - 72. Un peu plus loin Pascal s'en prend à l'atomisme de Démocrite,
attaqué également par Augustin (Epist. 118 - 56, 4, n. 28-31).
192 LE RÈGNE nu CŒUR MAUVAIS
l: - ' r» r
univers des saints. Leloge dArchimède ne doit pas cacher ici la
condamnation de la science, des « esprits curieux », faussés par la
seconde concupiscence. Ils sont un néant auprès des saints, d'un
autre monde. On remarquera que Pascal, pas plus qu'Augustin, ne
cherche à ménager ici une assomption de la science dans l'univers
de l'Evangile. Il suggère une coupure entre les ordres. La pente de
Pascal va à séparer: il ne parle pas d'un roi ou d'un savant qui
serait saint ‘u... A ses yeux: « Les saints n'ont nul besoin des gran
deurs charnelles ou spirituelles Dieu leur suffit». Et l'exemple
du Christ, qu'il faut imiter, n'a pu que l'encourager dans cette
sévérité: «Il n'a point donné d'invention, il n'a point régné».
Pareille conception jette une vive lumière sur la vie de l'écrivain
lui-même: une pauvreté de plus en plus dépouillée, un rejet des
sciences de plus en plus marqué, une passion pour le Christ et
pour la sainteté de plus en plus exigeante. Tout Port-Royal, fidèle
à la tradition cistercienne, pense qu'il est plus facile de supprimer
les plaisirs et les connaissances que de les maintenir à la place qui
pourrait légitimement leur revenirm; tout comme il est plus facile
de se taire totalement que de parvenir à un usage mesuré de la
parole.
Cette doctrine des trois ordres, Pascal ne l'a pas trouvée chez
l'évêque d'Hippone. Mais il a cependant pris à ce dernier à peu
près tous les éléments qui la constituent. Le matériau, quelques
plans sont augustiniens; mais le véritable architecte est Pascal.
Chez son maître l'apologiste trouvait d'abord une division qu'il a
souvent reprise entre les « charnels » et les « spirituels ». Les char
nels sont la proie de la cupidité, c'est-à-dire des trois concupis
cences, tandis que les spirituels sont animés par la charité ‘22. Si le
terme « spirituel» a perdu ce sens dans les fragments sur les trois
ordres (mais pas ailleurs) et y désigne les savants, « charnel » a été
conservé, avec une portée moins large que chez Augustin, mais
120. En juin 1652, il écrit à Christine de Suède: «J'ai une vénération toute parti
culière pour ceux qui sont élevés au suprême degré, ou de puissance, ou de connaissance.
Les derniers peuvent, si je ne me trompe, aussi bien que les premiers, passer pour des
souverains. Les mêmes degrés se rencontrent entre les génies qu'entre les conditions;
et le pouvoir des rois sur les sujets n'est, ce me semble, qu'une image du pouvoir des
esprits sur les esprits qui leur sont inférieurs, sur lesquels ils exercent le droit de persuader,
qui est parmi eux ce que le droit de commander est dans le gouvernement politique. Ce
second empire me paraît même d'un ordre d'autant plus élevé. que les esprits sont d'un
ordre plus élevé que les corps, et d'autant plus équitable, qu'il ne peut être départi et
conservé que par le mérite, au lieu que l'autre peut l'être par la naissance ou par la
fortune ».
Ici apparaissent les deux premiers ordres. Comme on demeure au plan naturel, peut
être est-il plus facile de cumuler pouvoir et science ? Mais est-ce sûr ? Il s'agit ici d'une lettre
de cour. L'expérience montre que, comme sans doute tous les puissants, «le Pape hait ct craint
lcs savants qui ne lui sont pas soumis par vœu » (tr. 677 - 873). Chaque concupiscence est
totalitaire: qui veut la puissance ne saurait tolérer les gens d'esprit sans les asservir
et sans s'exclure par là même de leur société.
121. Jansénius écrit aussi, dans son Discours de la Réformatian ..., qu'en ce qui
concerne un plaisir, même légitime: « Il est plus aisé de n'en point user que d'en user
sans faute» (trad. Arnauld d'Andilly, p. 42).
122. Voir Contra Faustum, lV, 2; In Ps. 136, n. 18: « Omnes carnales spiritalibus inimici
sunt », etc. Fr. 502 - 57l, 286 - 609, 289 - 608, etc. Nous verrons cette opposition se déve
lopper en particulier à propos du peuple juif.
194 LE RÈGNE nu cœun MAUVAIS
123. Nous avons montre‘ qu'il en est de même avec « concupiscence n ; Pascal,
fr. 269 - 692: « Ceux qui croient que le bien de l'homme est en la chair, et le mal en cc
qui le détourne des plaisirs des sens, qu'ils s'en soûlent et qu'ils y meurent ».
124. Romains, X, 3.
125. Fr. 933 - 460.
ROYAUTÉ DE LA CUPIDITÉ 195
donne aux trois ordres une résonance assez différente de celle des
trois concupiscences. De la recherche des voluptés à celle des connais
sances on ne s'élevait pas, chez Augustin: c'étaient deux formes
également nuisibles de la cupidité. Pour Pascal, le savant est infini
ment supérieur au charnel. Il fallait un mathématicien pour dégager
parfaitement la grandeur et la perfection de l'esprit. Car l'évêque
d'Hippone, qui a certes loué la raison, pense surtout à l'esprit philo
sophique, beaucoup moins indépendant de la chair ou de la grâce
que celui du savant. Aussi l'esprit flotte-t-il, chez lui, entre l'une et
l'autre: tantôt il s'enlise dans la chair, tantôt il est métamorphose’
par la grâce, de sorte que la coupure tend toujours à n'intervenir
qu'entre deux termes: « L'homme est doué d'une âme raisonnable;
mais l'important, c'est l'usage de cette même raison qui lui fera
diriger sa volonté: sera-ce vers les bicns de la nature extérieure et
inférieure, ou vers les biens de la nature intérieure et supérieure;
c'est-à-dire la jouissance du corps et du temps, ou la jouissance de
la divinité et de l'éternité ? Car l'âme est placée dans une sorte de
monde intermédiaire: elle a au-dessous d'elle la création corpo
relle [la nature physique] et au-dessus d'elle le Créateur d'elle
même et de son corps » l". Son expérience de savant a conduit
Pascal à établir une répartition des hommes beaucoup plus intéres
sante et plus juste que celle des concupiscences, élaborée sous la
pression d'un texte biblique qui n'avait pas ces prétentions à la
description synthétique du monde. Un seul flottement demeure
aujourd'hui: la place des artistes créateurs. Bien que soient attri
buées aux charnels des voluptés qui ne touchent plus seulement les
sens, mais s'adressent à l'âme, comme l'ivresse des conquérants, il
n'est pas possible de situer les artistes dans l'ordre le plus bas. C'est
aux côtés des savants, peut-être, que les situerait maintenant Pascal.
Comme eux ils dépassent l'éphémère et se proposent la découverte
de la richesse du monde. Comme eux ils peuvent s'arrêter à leur
activité, s'y enfermer, se détourner de Dieu. Il existe une religion
de l'art semblable à celle de la science, avec ses prophètes, et ses
pontifes: Renan, Mallarmé. Science et art sont, au moins partiel
lement, du domaine de l'esprit. La science procède de l'esprit de
géométrie et l'art de l'esprit de finesse. Car si le jugement esthé
tique en face d'une œuvre est le fait du cœur, il semble que la
création de cette œuvre appartienne à l'esprit de finesse: l'artiste
instaure en lui-même un dialogue entre cette nébuleuse intérieure
qu'il perçoit obscurément, de façon intuitive, et ses connaissances
techniques (si rudimentaires soient-elles parfois), son expérience.
Pascal n'a-t-il pas pressenti par moments, en dépit de sa sévérité,
cette situation de l'art ? Il a écrit dans un fragment intitulé « Géo
métrie - Finesse» que «la vraie éloquence se moque de l'élo
quencefl". C'est dans le domaine où il était artiste lui-même et
126. Epist. 140 - 120, l, n. 3: « In quadam quippe medietatc posita est, infra se
habens corporalem creaturam, supra se autem sui ct corporis Creatorem ».
127. Fr. 513 - 4.
196 LE RÈGNE DU CŒUR MAUVAIS
1. Le pessimisme augustinien
Comment saint Augustin pourrait-il professer un optimisme
politique? Hormis les élus, tous les hommes sont la proie des
concupiscences. Un groupe humain mériterait vraiment les beaux
noms de république ou de cité, s'il connaissait la justice et la
concorde. Mais sans la connaissance et le culte du vrai Dieu, il n'est
pas de vraie justice, il n'est pas véritablement de droit. Il faut ici
se rappeler le grand texte, que nous avons déjà rencontré, de
La cité de Dieu: « Là où il n'y a pas de vraie justice, il ne peut
y avoir non plus de droit Car on ne saurait estimer ni dénommer
droit les iniques institutions des hommes Quand l'homme n'est
pas soumis à Dieu, quel semblant de justice reste-t-il en lui ? Si
dans pareil homme il ne reste aucune justice, il n'en reste certes
pas davantage dans un groupement d'hommes semblables. On n'y
trouve donc pas ce consentement au droit, qui d'une multitude
d'hommes fait un peuple dont la ire, affirme-t-on, est véritablement
communautaire » ‘.
Toutefois, il y avait bien une certaine concorde à Rome, à Athènes,
chez les Egyptiens ou les Babyloniens. L'union des membres de
ces états se réalisait dans la poursuite de biens qu'ils désiraient en
commun. On parlera donc tout de même, mais avec une moindre
plénitude de sens et en se référant à une définition plus modeste
et plus courante, de peuple, de république ou de cité à propos de
ces groupes d'hommes 2. Rome mérita mieux son nom de république
au temps des vieux Romains, malgré les injustices de cette époque-là,
que par la suite. Mais la grande et véritable cité, c'est la commu
nauté des vrais chrétiens 3.
1. De civ. Dei, XIX, 21; repris par Pascal dans le fr. 520 - 375. « Ubi ergo justitia
vera non est, nec jus potest esse ». Cf. De eiv. Dei, XIX, 23; Epist. 138 - 5, 2, n. 10-11:
des dieux en lutte les uns contre les autres donnaient l'exemple des guerres civiles à leurs
adorateurs.
2. De civ. Dei, XIX, 24.
3. De civ. Dei, II, 21, n. 4: Augustin annonce qu‘il montrera à propos de Rome
»nunquam illam fuisse rempublicam, quia nunquam in ea fuit vera justitia. Secundum
probabiliores autem definitiones, pro suo modo quodam respublica fuit: et melius ab
198 LE RÈGNE DU CŒUR MAUVAIS
antiquioribus Romanis, quam a posterioribus administrata est. Vera autem justitia non est,
nisi in ea republica, cujus conditor rectorque Christus est ; si et ipsam rempublicam placet
dicere, quoniam eam rem populi esse negare non possumus. Si autem hoc nomen quod
alibi aliterque vulgatum est, ab usu nostræ locutionis est forte remotius ; in ea certe
civitate est vera justitia, de qua Scriptura sancta dicit : Gloriosa dicta sunt de te, civitas
Dei [Ps. 86, verset 3] ». Epist. 137 - 3, 5, n. 17 : « Quae disputationes, quæ litteræ quorum
libet philosophorum, quæ leges quarumlibet civitatum, duobus præceptis, ex quibus Christus
dicit totam Legem Prophetasque pendere, ullo modo sint comparandæ, Diliges Doninum
Deum tuum ex toto corde tuo, et ex tota anima tua, et ex tota mente tua : et diliges proximum
tuum tamquam te ipsum ... Hic etiam laudabilis reipublicæ salus : neque enim conditur et
custoditur optime civitas, nisi fundamento et vinculo fidei, firmaeque corcordiæ, cum bonum
commune diligitur, quod summum ac verissimum Deus est, atque in illo invicem since
rissime se diligunt homines ». C'est un thème qui sera repris par Pascal : fr. 376 - 484.
4. De civ. Dei, V, 12, n. 1 : « Veteres igitur primique Romani .. laudis avidi,
pecuniae liberales erant, glorian ingentem, divitias honestas volebant [Salluste, Catilina, 7] ;
hanc ardentissime dilexerunt, propter hanc vivere voluerunt, pro hac emori non dubitaverunt.
Cæteras cupiditates hujus unius ingenti cupiditate presserunt ». Cf. Pascal, fr. 628 - 153 :
« Nous perdons encore la vie avec joie pourvu qu'on en parle ». Pour le Romain : « Via
virtus est, qua nititur tamquam ad possessionis finem, id est, ad gloriam, honorem,
imperium » (De civ. Dei, V, 12, n. 3).
5. Ibid., c. 13 ; cf. XV, 5.
6. De nupt et conc., I, 3, n. 3 : « Cum igitur faciunt hæc homines sine fide, quae
videntur ad conjugalem pudicitiam pertinere, sive hominibus placere quaerentes, vel sibi,
vel aliis, sive in his rebus quas vitiose concupiscunt, humanas molestias devitantes, sive
daemonibus servientes : non peccata coercentur, sed aliis peccatis alia peccata vincuntur.
Absit ergo pudicum veraciter dici, qui non propter Deum verum fidem connubii servat
uxori ». De pareils textes indiquent clairement où La Rochefoucauld a puisé sa théologie
(car c'est de théologie qu'il s'agit). Pascal a signalé dans l'Entretien que Montaigne « se fait
quelque violence pour éviter certains vices ; et même il a gardé la fidélité au mariage, à
cause de la peine qui suit les désordres » (éd. Courcelle, p. 51). Ainsi les vrais épicuriens
« L'ORDRE DE LA CONCUPISCENCE » 199
les très glorieuses paroles qui ont été dites de toi, ô cité de Dieu
[ Ps. 86]. Et ils traînent cela comme une sorte de corvée dans une
cité destinée à périr »°. Déjà les saints de l'Ancien Testament, comme
Joseph en Egypte et Daniel, avaient occupé de hautes places auprès
des chefs de la cité mauvaise :
Il est donc évident que le royaume terrestre avait utilisé pour ses
œuvres, c'est-à-dire les œuvres de son Etat, mais non pour Ses mau
vaises actions, les citoyens du royaume des cieux .. Nous voyons parfois
un citoyen de Jérusalem, un citoyen du royaume des cieux, administrer
certaines affaires sur la terre ; par exemple, il porte la pourpre, est
magistrat, édile, proconsul, ... il gouverne l'Etat terrestre : mais il tient
son cœur élevé, s'il est chrétien ., s'il méprise les affaires dont il se
mêle [contemnens in quibus est] et met son espérance en celui en qui
il n'est pas encore ... Ne désespérons donc pas des citoyens du royaume
des cieux, quand nous les voyons s'occuper en quelque chose des affaires
de Babylone 10.
échappent à bien des vices, car ils aspirent en tout à « la commodité et la tranquillité»
(Ibid., p. 51).
Pour cet équilibre des vices, voir encore De civ. Dei, XXI, 16 ; Contra Jul., IV, 3,
n. 21 et les références signalées par E. Gilson, Introduction ., p. 98, n. 1.
7. De civ. Dei, III, 29 : « Quæ rabies exterarum gentium, quæ sævitia barbarorum
huic de civibus victoriæ civium comparari potest ? Quid Roma funestius, tetrius, amariusque
vidit ... ?» Ibid., XIX, 7, etc.
8. « In ista vita, in ista confusione sæculi hujus, in ista Babylonia non cives habi
tamus, sed captivi detinemur » (In Ps. 136, n. 2).
9. In Ps. 61, n. 8 : « ... Quasi angariam faciunt in civitate transitura ». Angaria désigne
la corvée de charroi. Cf. In Ps. 51, n. 4 : « Regnum cœleste gemit inter cives regni terreni,
et aliquando (nam et hoc tacendum non est) quodammodo regnum terrenum angariat cives
regni cœlorum ».
10. In Ps. 51, n. 4 et 6. On ne saurait guère opposer plus brutalement les chrétiens aux
citoyens de la cité diabolique que dans ce n. 6 : « Duo genera hominum attendite : unum
laborantium, alterum eorum inter quos laboratur ; unum de terra, alterum de cœlo cogi
tantium ; unum in profundum cor mittentium, alterum cor Angelis conjungentium ; unum
sperantium de terrenis quibus pollet hic mundus, alterum præsumentium de cœlestibus
quae promisit non mendax Deus. Sed mixta sunt ista genera hominum. Invenimus modo
civem Jerusalem, civem regni cœlorum administrare aliquid in terra ; ut puta, purpuram
gerit, magistratus est, ædilis est, imperator est, rempublicam gerit terrenam : sed cor
sursum habet, si christianus est, si fidelis est, si pius est, si contemnens in quibus est, et
sperat in quo nondum est ... Non ergo desperemus de civibus regni cœlorum, quando eos
videmus aliqua gerere Babyloniae negotia ».
200 LE RÈGNE nu CŒUR MAUVAIS
enim pertinet ad hanc vitam mortalium, quæ paucis diebus ducitur et finitur, quid interest
sub cujus imperio vivat homo moriturus, si illi qui imperant, ad impia et iniqua non
cogant » (De civ. Dei, V, 17).
13. In Ps. 124, n. 7. Mais cet asservissement disparaîtra à la fin du monde (Ibid., n. 8).
14. Sulpice Sévère, Vita Martini, 4.
15. Contra Faustum, XXII, 75, n. 75 : « Interest enim quibus causis quibusque
auctoribus homines gerenda bella suscipiant : ordo tamen ille naturalis mortalium paci
accomodatus hoc poscit, ut suscipiendi belli auctoritas atque consilium penes Principen
sit ; exsequendi autem jussa bellica ministerium milites debeant paci salutique communi ».
16. De civ. Dei, IV, 6 : « Inferre autem bella finitimis, et inde in cætera procedere, ac
populos sibi non molestos sola regni cupiditate conterere et subdere, quid aliud quam
grande latrocinium nominandum est ?» Voir Ibid., III, 10 et 14 ; IV, 3, 14-15.
17. Epist. 138 - 5, 2, n. 14 : « Cui licentia iniquitatis eripitur, utiliter vincitur ; quoniam
nihil est infelicius felicitate peccantium ». De civ. Dei, XIX, 7 : « Iniquitas enim partis
adversae justa bella ingerit gerenda sapienti ».
18. De civ. Dei, IV, 15 : « Belligerare et perdomitis gentibus dilatare regnum, malis
videtur felicitas, bonis necessitas ».
202 LE RÈGNE nu cœun MAUVAIS
l9. Contra Faustum, XXII, 74, n. 74: « Nocendi cupiditas, ulciscendi crudelitas, impa
catus atque implacabilis animus, feritas rebellandi, libido dominandi, et si qua similia,
hæc sunt qua‘. in bellis jure culpantur ».
20. Ibid., 75, n. 75: « quod jubetur, vel non esse contra Dei præceptum certum
est, vel utrum sit, certum non est, ita ut fortasse reum rcgem faciat iniquitas imperandi.
innocentem autem militem ostendat ordo serviendi».
2l. Epist. 153 -54 ad Macedonium, 6, n. 26: «Hoc enim certe alienum non est.
quod jure possidetur; hoc autem jure quod juste, et hoc juste quod bene. Omne igitur
quod male possidetur, alienum est; male autem possidet, qui maie utitur. Cemis ergo
quam multi debeant reddere aliena, si vel pauci quibus reddantur, reperiantur ». Voir
B. Roland-Gosselin, La Morale de saint Augustin, Paris, 1925, p. 168-218.
22. Serm. 50 - de diversis 15, 2, n. 4. « Illius est ergo aurum et argentum, qui novit
uti auro et argento Quod juste non tractat [aliquis], jure non tenet. Quod autem jure
non tenet, si suum esse dixerit, non erit vox justi possessoris, sed impudentis incubatoris
iniquitas n. Cf. In Ps. 123, n. 9.
23. De civ. Dei, XIX, 21: «Ubi justitia vera non est, nec jus potest esse ». Un tel
principe eût pu faire de l'évêque d'Hippone, s'il eût écrit sur ce thème, l'un des plus
grands utopistes.
_‘_ __.1 m.
« L'ORDRE DE LA CONCUPISCENCE » 203
35. Epist. 93 - 48, 12, n. 50: «Quamvis res quæque terrena non recte a quoquam
possideri possit, nisi vel jure divino, quo cuncta justorum sunt, vel jure humano, quod
in potestate regum est terræ; ideoque res vestras falso appelletis, quas ne: justi possi
detis, et secundum leges regum terrenorum amitterc jussi estis ».
In 10h., tr. 6, n. 7.5: «Unde quisque possidet quod possidet ? Nonne jure humana?
Nam jure divino, Domini est terra et plenitudo ejus [Ps. 23, verset l]. Pauperes et divites
Deus de uno limo fecit, et pauperes et divites una terra supportat. Jure tamen humano
dicit: Hæc villa mea est, hæc domus mea, hic servus meus est. Jure ergo humano, jure
imperatorum. Quare? Quia ipsa jura humana per imperatores et rcges sæculi Deus distribuit
generi humano Aut tolle jura imperatorum, et quis audet dicerc: Mca est illa villa? ».
Ibid., n. 26: «Apostolus voluit scrviri rcgibus, voluit honorari reges, ct dixit: Regem
reveremini [l Pierre, Il, 17]».
« L'ORDRE DE LA CONCUPISCENCE » 205
sont lents à punir, prompts à pardonner; s'ils exercent leur vindicte par
obligation de gouverner et de protéger l'Etat, non pour assouvir leur
haine contre leurs ennemis; s'ils accordent leur pardon non pour laisser
le crime impuni, mais dans l'espoir d'un amendement; si, contraints
souvent de prendre des mesures sévères, ils les compensent par la dou
ceur de leur miséricorde et l'ampleur de leurs bienfaits; s'ils renoncent
d'autant plus à la luxure qu'ils sont plus libres de s'y adonner; s'ils
aiment mieux commander à leurs mauvaises passions qu'à n'importe
quelles nations; et s'ils font tout cela non par ardent désir de la vaine
gloire, mais par amour de la félicité éternelle; si enfin, pour leurs péchés
ils ne négligent pas d'offrir au vrai Dieu qui est le leur un sacrifice
d'humilité, de propitiation et de prière.
De tels empereurs chrétiens, nous les proclamons heureux en espé
rance dès ici-bas, et un jour, en réalité, quand sera arrivé ce que nous
attendons 3°.
l'on n'a pas plus tenu compte de leur genre littéraire que des
indications données par les Provinciales ou les Discours. On a fait
de l'auteur des Provinciales un tenant du mensonge en politique,
sans même s'interroger sur l'énorme incohérence d'une pareille affir
mation à propos de l'homme qui eut la plus ardente des passions
pour la vérité, qui fustigea équivoques, ambiguïtés, direction d'inten
tion, etc. L'ennemi des jésuites serait jésuite en politique, lui qui
précisément reprochait aux jésuites ce qu'il appelle avec dégoût
leur « politique ».
L'erreur était pourtant facile à éviter. Il suffisait de se rappeler
que les Pensées sont une apologie du christianisme. Dès lors tous
les fragments politiques qui s'y trouvent ne présentent pas un
programme, bien inutile au dessein de l'auteur, mais un constat.
L'individu humain est plein de bassesses, et pourtant il a sa gran
deur, en ce qu'il connaît sa misère. Passons à la cité, dit Pascal:
c'est « un hôpital de fous » 3*‘, et pourtant - ô merveille - il fonc
tionne! La plupart des pensées politiques se trouvent dans les
liasses Vanité, Misère, Raisons des effets, Grandeur. L'apologiste, de
même qu'il révèle à l'incroyant les secrets de l'être humain dépourvu
de foi, analyse les mécanismes de l'appareil politique dans la cité
mauvaise. Cette cité mauvaise, c'est une cité d'où toute influence
chrétienne serait absente; elle sera donc proche de la Babylone
augustinienne, puisque la France des rois très chrétiens offrirait
un exemple impur, comme l'atteste par exemple la Quatorzième
Provinciale, où les relâchements des jésuites sur le duel se voient
combattus par les édits royaux: « On doit louer Dieu de ce qu'il
a éclairé l'esprit du Roi par des lumières plus pures que celles de
votre théologie Sa piété lui a fait connaître que l'honneur des
Chrétiens consiste dans l'observation des ordres de Dieu et des
règles du Christianisme, et non pas dans ce fantôme d'honneur que
vous prétendez»". Il ne faut donc pas envisager ce qu'est un
royaume chrétien, ni rêver d'un idéal politique, mais on présen
tera une cité sans Dieu, de même qu'on a mis en scène un homme
sans Dieu. Cependant, ces royaumes modemes sont le plus souvent,
comme les hommes, peu chrétiens, et de larges zones de leur vie
appartiennent à Babylone: pourquoi, alors, se priver d'allusions
à Machiavel ou à la France ? Pascal pourrait écrire ici ce qui achève
l'un des fragments sur le divertissement : « Je ne parle point en tout
cela des rois chrétiens comme chrétiens, mais seulement comme
rois»‘°. Tout ce qui n'est pas pour Dieu est contre lui; la cité
mauvaise réunit les païens et les mauvais chrétiens. C'est elle qui
nous est dépeinte dans les Pensées.
Dans cette cité, Dieu est absent. A quoi, par conséquent, se
réduisent toutes les actions des citoyens ? Pascal, qui cherche les
sources secrètes de tout ce qu'il voit, affirme comme saint Augustin:
41. Fr. 9’! - 334. Il s'agit là d'une des distinctions fondamentales de l'augustinisme.
‘ Si [quis] enim cogitur, non vult » (Opus imperL, I. 101). « Si trahimur ad Christum, ergo
inviti credimus; ergo violentia adhibetur, non voluntas excitatur» (In 10h., tr. 26, n. 2).
Epist. 173 - 204, n. 2 et n. 10: « Qui compellitur, quo non vult cogitur»; 185 - 50, 6, n. 21.
Augustin souhaite pour les hérétiques: « Foris inveniatur necessitas, nascitur intus voluntas ’
(Serm. 112 - de verbis Domini 33, 7, n. 8). Citons encore la définition même de la volonté:
« Voluntas est animi motus, cogente nullo, ad aliquid vel non amittendum vel adipiscendum »
(De duabus animabus, X, 14).
42.
43. Fr. 86
81 - 299.
297; cf. 85 - 878
les moi totalitaires la paix. Le clavier sur lequel il joue est entiè
rement mauvais, et il en tire une sorte de musique. On dirait quel
quefois une musique céleste, et c'est pourquoi les naïfs, les huma
nistes, en viennent à s'imaginer que l'homme est bon et qu'on peut
avoir confiance en lui. Il n'en est rien, et pourtant cette extraordinaire
réussite est à porter à l'actif de l'homme. Nous avons longuement
parlé de «l'ordre de la charité», qui seul assurerait à la cité
une idéale harmonie. Eh bien ! dans la cité mauvaise on peut obtenir
un ordre inattendu, « l'ordre de la concupiscence », selon une expres
sion qui semble créée par Pascal, mais qui cerne une réalité tout
augustinienne.
Grandeur.
Les raisons des effets marquent la grandeur de l'homme, d'avoir tiré
de la concupiscence un si bel ordre "a
Î
« L'ORDRE m: LA CONCUPISCENCE » 209
des incroyables horreurs des guerres, mais pour une raison plus
profonde, métaphysique, qui est que la paix, c'est «la tranquillité
de l'ordre»? La véritable paix n'existe que dans la cité de Dieu,
si parfaitement ordonnée par la charité. Mais Augustin et Pascal
n'ont cessé de louer la paix politique et de voir en elle le reflet de
l'autre et l'aspiration de tous les hommes: le désir de la paix est
une des formes du désir d'être heureux. On a souvent signalé que
Pascal a connu la Fronde et que c'est sans doute à ces expériences
que l'on doit la fameuse formule: « Le plus grand des maux est
les guerres civilesfi3. Mais ces expériences ne faisaient que vivi
fier, illustrer l'une des vues les plus profondes de la théologie augus
tinienne. Si la paix est le plus grand des biens, la guerre est évidem
ment le souverain mal; et si nous nous rappelons «l'ordre de la
x
charité », ce mal se révélera de plus en plus aigu a mesure qu'on
s'élèvera dans la hiérarchie: guerre avec nos voisins, guerre avec
nos proches, guerre et meurtres dans notre propre famille W. De
51. Fr. 208 - 435. Pascal pense comme son maître que l'orgueil peut suffire à équi
librer toutes les autres concupiscences: «L'orgueil contrcpèse et emporte toutes les
misères ’ (fr. 477 - 406). Dans la Cinquième Provinciale, éd. Cognet, p. 79, Pascal dit que la
grâce n'est pas là simplement « pour guérir les vices par d'autres vices ». Cf. fr. 962 - 921.
Dans un recueil constitue’ en vue des Ecr. gr., il a traduit un texte du Contra Jul., IV,
3, n. 18: «Cette cupidité vaine et partant mauvaise vainc et arrête en eux d'autres
mauvaises cupidités, et c'est pour cela qu'ils sont appelés continents » (il s'agit des joueurs
de flûte, soucieux d'obtenir la victoire dans les concours).
52. Premier écrit des curés de Paris, éd. Cognet, p. 405. Cette sentence, prononcée
dans un état «chrétien», montre à quel point l'Evangile pénètre peu la vie des citoyens.
53. Fr. 81- 299. Cf. De civ. Dei, XIX, ll: «Finis civitatis hujus [cœlestis], in quo
Tantum
summum est
habebit
enim bonum,
pacis bonum,
vel paxut inetiam
vita in
æterna
rebusvelterrenis
vita æterna
atque in
mortalibus
pace dicendus
nihil gratius
est
soleat audiri, nihil desiderabilius concupisci, nihil postrcmo possit melius inveniri».
54. De civ. Dei, XIX, 13: « Pax omnum rerum, tranquillitas ordinis ». Les horribles
maux des guerres ne sont que la manifestation d'un désordre métaphysique. Augustin les
a souvent dénoncés: De civ. Dei, XIX, 7, etc.
55. Fr. 94 - 313. Ct. 85 - 878 et 60 - 294. De civ. Dei, lll, 29: « Quæ rabies exterarum
gentium, quæ sævitia barbarorum huic de civibus victoriæ civium comparari potest?»
56. Voir le texte violent d'Augustin sur la guerre de Rome contre les Sabins: ‘ Romani
autem soceros
lllæ sociatæ interficiebant
bellantibus, in præliis,
parentum suorumquorum
mortes jam filias amplexabantur
procedentibus in thalamis
viris timebant, redeuntibus
dolebant, nec timorem habentes liberum, nec dolorem. Nam propter interitum civium,
propinquorum, fratrum, parentum, aut pie cruciabantur, aut crudeliter lætabantur victoriis
maritorum » (De civ. Dei, llI, 13).
Il est dommage qu'un Racine n'ait pas songé à développer cette prodigieuse élégie.
lui qui était plus proche d'Euripide et de ses Troyennes que l'auteur d'Horace. Peut-être
s'en est-il souvenu dans Andromuque, car Augustin dit qu'elle fut plus heureuse que les
Sabines, qui subissaient les étreintes d'hommes qui continuaient à tuer leurs parents.
210 LB RÈGNE nu CCEUR MAUVAIS
Mais dans une cité qui ignore la justice, quand y a-t-il légitime
défense ? Quelle guerre sera juste ? Contrairement à Augustin, Pascal
ironise: quelle folie! La décision du conflit appartient à un seul
homme, le prince. « Quand il est question de juger si on doit faire
la guerre et tuer tant d'hommes, condamner tant d'Espagnols à
la mort, c'est un homme seul qui en juge, et encore intéressé w".
Aussi sera-ce « la commodité du souverain »"» qui entraînera l'état
de guerre, et non la légitime défense d'une communauté. Quelle diffé
rence alors entre la guerre et l'assassinat, sinon celle qu'institue
le caprice des hommes? « Se peut-il rien de plus plaisant qu'un
homme ait droit de me tuer parce qu'il demeure au-delà de l'eau et
que son prince a querelle contre le mien, quoique je n'en aie
aucune avec lui ?°° » « Pourquoi me tuez-vous à votre avantage ?
Je n'ai point d'armes. Eh quoi, ne demeurez-vous pas de l'autre
côté de l'eau ? Mon ami, si vous demeuriez de ce côté je serais un
assassin, et cela serait injuste de vous tuer de la sorte. Mais
puisque vous demeurez de l'autre côté, je suis un brave et cela est
juste. 61 » Dans une cité qui ignore la Vraie justice, la guerre n'est
le plus souvent que l'utilisation de la force au service des concupis
cences des chefs: le prétendu droit de Babylone décore donc des
assassins.
La seconde folie qui excite la verve de l'apologiste, c'est le droit
de la propriété. Il a d'ailleurs opéré lui-même le rapprochement
avec le droit de la guerre:
Dans la lettre de l'injustice peut venir. La plaisanterie des aînés qui
ont tout. Mon ami vous êtes né de ce côté de la montagne, il est donc
juste que votre aîné ait tout.
Pourquoi me tuez-vous 62?
îîî
« L'ORDRE DE u CONCUPISCENCE ’ 211
63. De civ. Dei, 111, 21: » Lata est etiam illa lex Voconia, ne quis hæredem feminam
faceret, nec unicam filiam. Qua lege quid iniquius dici aut cogitari possit, ignoro ».
64. Pr. 64 - 295.
65. Fr. 60 - 294. Pascal a raillé les préjugés de classes: dans tel pays on se vante
d'être noble, dans tel autre d'être roturier (50 - 305).
66. Fr. 94 - 313.
67. Fr. 30 - 320.
68. Fr. 25 - 308.
212 LE RÈGNE nu CŒUR MAUVAIS
Î-‘î ..__., m
« L'ORDRE DE LA CONCUPISCENCE » 213
74. ConL, Vlll, 5, n. 10: « Ex voluntate pervcrsa facta est libido: et dum servitur
libidini, facta est consuetudo; et dum consuetudini non resistitur, [acta est necessitas ’;
cf. Ibid., n. 12, etc.
75. De civ. Dei, lIl, 24.
76. Fr. 525 - 325.
77. Fr. 44-82; 87-307; 797-310; 19-318; 101-324.
78. Fr. 60 - 294. Noter l'ironie de cette dernière phrase.
214 LE REGNE nu cœur: Mauvais
79. De civ. Dei, IV, 27: «Præclara religio, quo confugiat liberantlus infirmus, et
cum veritatem qua liberetur inquirat, credatur ei expedire quod fallitur ». Montaigne citc
ce passage avec exactitude: Essais, Il, 12 (éd. Thibaudet. p. 598). Pascal cite de mémoire.
Il avait commencé par écrire en tête du fragment, puis a rayé: « En vérité la vanité des
lois il s'en délivrerait, il est donc utile de l'abuser ».
80. De civ. Dei, IV, 31, n. 1: « Hic certe totum consilium prodidit velut sapientium,
per quos civitates et populi regerentur ». Le peuple se voit appelé tantôt populus,
tantôt valgus.
81. lbid., IV, 32: « Hominum velut prudentium et sapientium negotium fuit populum
in religionibus fallere Hoc modo eos civili societati velut arctius alligantes Quis autem
infirmus et indoctus evaderet simul fallaces et principes civitatis et dæmones?» Cf.
fr. 26 - 330: " La puissance des rois est fondée sur la raison et sur la folie du peuple, et
bien plus sur la folie. La plus grande et importante chose du monde a pour fondement la
faiblesse. Et ce fondement est admirablement sûr, car il n'y a rien de plus que cela, que
le peuple sera faible n.
« L'ORDRE DE LA CONCUPISCENCB » 215
voies : Vae duplici corde, et ingredienti duabus viis [Eccli., II, 14] » s‘.
Et l'emploi de ce «Il faut», si fréquent dans les fragments poli
tiques, ne révèle-t-il pas que Pascal s'est installé dans la perspective
de la cité sans Dieu et en développe l'horrible logique s3 ? Il la déve
loppe si bien, qu'il affine la théorie de Scévola et de Varron : ceux-ci
opposaient au « peuple » les « habiles », ceux qui ont une arrière
pensée, un dessein secret (consilium), que Varron découvre (prodit).
Entre les habiles et le peuple Pascal introduit les demi-habiles, les
demi-savants, qui voient la sottise des lois et veulent les renverser.
82. Considérations politiques sur les coups d'état, Rome. 1639 : page citée par R. Pintard,
Le libertinage érudit ..., Paris, 1943, p. 548. Voir d'autres textes, p. 542-551.
83. Fr. 909 - 924.
84. Ed. Cognet, p. 254.
85. Fr. 60 - 294: «Pour le bien des hommes il faut souvent les piper Il ne faut
pas qu'il sente la vérité de l'usurpation Il faut la faire regarder comme authentique ».
Fr. 66 - 326 :
Injustice...
Il faut lui dire [au peuple] en même temps qu'il y faut obéir parce qu'elles
sont lois, comme il faut obéir aux supérieurs non parce qu'ils sont justes, mais
parce qu'ils sont supérieurs
Le titre du fragment parle assez de lui-même! Même titre au fr. 67 - 879 et même:
‘ Il faut » l
216 LE RÈGNE nu CŒUR MAUVAIS
Le peuple et les habiles respectent les lois, l'un parce qu'il les croit
justes, les autres parce qu'ils connaissent les maux de la guerre et
savent que la justice nous échappera toujours: ils ont « une pensée
de derrière»". Les habiles mentent au peuple et les demi-habiles
dénoncent leurs mensonges, sans voir qu'ils conduisent à la ruine
et eux-mêmes et le peuple; inutilement d'ailleurs, car d'autres
habiles remplaceront les premiers et fabriqueront les nouveaux
mensonges requis par la situation. Le peuple est toujours la victime,
et ce sont « les grands » qui l'exploitent 83. Quels sont leurs conseillers
dans cette tâche, sinon les érudits libertins, qui méprisent le peuple,
préconisent l'absolutisme et l'utilisation politique de la religion. Les
rois, les juges et les mauvais évêques exercent leur pouvoir en
faisant semblant d'assumer une responsabilité devant Dieu et de lui
devoir des comptes; ils se disent soumis à ses lois, ce qui serait
dangereux si le peuple n'était pas faible et ignorant et crédule;
mais cet aveu hypocrite est utile, car le peuple sera plus empressé
dans son obéissance. Ainsi les propres paroles du Christ, qui
condamnent l'exercice du pouvoir pour le pouvoir, se voient-elles
utilisées par les faux-sages de Babylone:
Injustice.
La juridiction ne se donne pas pour le juridiciant mais pour le
juridicié: il est dangereux de le dire au peuple, mais le peuple a trop
de croyance en vous; cela ne lui nuira pas et peut vous servir. Il faut
donc le publier. Pasce oves meas non tuas. Vous me devez pâture 58.
86. Fr. 101- 324; 91 - 336; 83 - 327; etc. Cf. le f’‘. 90 - 337. sur lequel nous allons
bientôt revenir.
87. Fr. 60 - 294.
88. Fr. 67-879. Cf. Montaigne, Essais, III, 6 (éd. Villey, 1965, p. 903). M. Pintard
a bien montré que les libertins se moquent en secret de la religion, se voient condamnés
à la défendre et à en faire hautement profession. De Naudé à Maurras, longue est la lignée
de ces «politiques». Comme le disait La Mennais, le trôn‘: et l'autel, c'est le trône sur
l'autel. Il est plaisant de voir Naudé s'attaquer au protestantisme et célébrer l'unité catho
lique (Le libertinage érudit, p. 561).
89. J. Maritain, Principes d'une politique humaniste, New York, 1944, p. 183; voir
aussi Ransoming the time, New York, 1941, où se trouve un chapitre sur «The political
ideas of Pascal»: Maritain a bien vu que Pascal constate et méprise, mais il lui reproche
de ne pas avoir proposé d'idéal. Etait-ce utile dans une Apologie? E. Baudin, dans ses
Etudes historiques et critiques sur la philosophie de Pascal, Neuchâtel, 1946-1947, t. II, p. I-75,
pense que Pascal justifie l'état de fait (p. 1-28). C'est oublier le sens des mots: Pascal dit
«injustice ». C'est oublier aussi le dessein de l'écrivain, sa perspective particulière dans
lflpologie.
« L'ORDRE DE LA CONCUPISCENCE » 217
406 - 395
l
3. Les chrétiens et lEtat selon Pascal
96. Sixième écrit des curés, éd. Oognet, p. 457. La citation, non identifiée jusqu'ici,
provient du De mendacio, 1: «Qui enim severe reprehendunt, hoc nimium dicunt esse:
ipsa autem veritas fortasse adhuc dicat, Nondum est satis. » Arnauld avait cité ce passage
dans la Réponse à la lettre d'une personne de condition (Œuvres, XXVII, 23), dont Pascal
s'est beaucoup inspiré pour la Onzième Provinciale : « Il y a peut-être sujet de croire, selon
l'excellente parole de Saint Augustin, que s'il se trouve des censeurs sévères qui l'accusent
d'en avoir trop dit, la vérité dira peut-être qu'il n'en a pas encore assez dit.‘ Ipsa veritas
fortasse adhuc dicat: Nondum est satis ». Pascal semble s'être reporté au texte augustinien
et avoir introduit illi pour la clarté.
97. Pascal est donc un pur augustinien, quand il condamne les subterfuges des
jésuites en Chine « où ils ont permis l'idolâtrie même, par cette subtile invention, de leur
faire cacher sous leurs habits une image de Jésus-Christ, à laquelle ils leur enseignent de
rapporter mentalement les adorations publiques qu'ils rendent a l'idole Chacimchoan»
(Cinquième Provinciale, éd. Cognet, p. 77).
98. 7, n. 18: « Ea quæ constat esse peccata, nullo bonæ causæ obtentu, nullo quasi
bono fine, nulla velut bona intentione, facienda sunt ».
220 LE RÈGNE nu CŒUR MAUVAIS
99. Ed. Cognet, p. 279. Voir à la fin de cette lettre (p. 294 et 295) le leitmotiv : ‘ Mentiris
impudentissime ». Au fr. 962 - 921, Pascal note: « Labor mendacii», ce qui constitue sans
doute une allusion à l’1u Ps. 139, n. 13: «Laborant homines loqui mendacieum sed
ipsum mendacium ipsorum, labor est labiorum ipsorum ln omni enim opere malo
labor est Omnes laborant in mendacio ». Augustin commente ici Jérémie, IX, 5: « Docue
runt linguns suas loqui mendacium; ut inique agerent laboravemnl ».
1(1). Douzième Provinciale, éd. Cognet, p. 234.
101. Ed. Cognet, p. 234-235 (souligné par nous).
102. In Ps. 61, n. 15.
mm
« L'ORDRE DE LA CONCUPISCENCE » 221
mais elle ne peut durer » 1°». Il est beau de voir comment l'éloquence
pascalienne a développé ces simples données pour créer un des cris
les plus beaux en l'honneur de la vérité. Jamais donc un chrétien
ne pourra accepter le mensonge, en aucun cas. Il n'y a pas de
raison d'état qui vaille. Jamais un chrétien ne pourra tromper le
peuple, comme le pratiquent les enfants du diable, païens et jésuites.
Nous ne détaillerons pas tous les autres éléments de cette loi
évangélique infrangible. Quelques points sont cependant à signaler.’
si les régimes de la propriété sont regardés avec indifférence par
le chrétien, ce dernier ne saurait cependant voler. Il respectera
l'Etat et les lois existants.
103. Ibid., n. 16: « Vana est iniquitas, nihil est iniquitas; potens non est nisi justitia.
Occultari potest ad tempus veritas; vinci non potest. Florere potest ad tempus iniquitas‘
permanere non potest ».
222 LE RÈGNE DU CŒUR Mauvars
104. Douzième Provinciale, éd. Cognet, p. 222: Saint Thomas n'a fait que synthétiser
la doctrine augustinienne que nous avons étudiée.
105. ‘Septième, Treizième et Quatorzième Provinciales.
106. Cf. Lettre du 5 novembre 1656 à Ch. de Roannez: «J'entre en une vénération
qui me transit de respect envers ceux qu'il [Dieu] semble avoir choisis pour ses élus.
Je vous avoue qu'il me semble que je les vois déjà dans un de ces trônes où ceux qui
auront tout quitté jugeront le monde avec Jésus-Christ, selon la promesse qu'il en a faite
[Matth., XIX, 28]».
107. Fr. 14 - 338. Sur la «folie» ambiante, voir fr. 533 - 331.
108. Cf. Logique de Port-Royal (1662), I Part., ch. X: « Saint Thomas croit que c'est
ce regard d'estime et d'admiration pour les riches qui est condamné si sévèrement par
l'apôtre saint Jacques» (cité par L.af., II, 8).
« L'ORDRE DE LA CONCUPISCENCB » 223
113. Gilberte suggère très bien que pour son frère la « liberté» est dans une répu
blique un bien dont les royaumes sont privés. Cf. fr. 81 - 299:
Les seules règles universelles sont les lois du pays aux choses ordinaires et
la pluralité aux autres. D'où vient cela ? de la force qui y est.
Et de là vient que les rois qui ont la force d'ailleurs ne suivent pas la pluralité
de leurs ministres.
114. Quatorzième Provinciale, éd. Cognet, p. 268. Cf. fr. 326 - 66.
115. Abrégé de l'histoire de Port-Royal, dans J. Racine, Œuvres complètes, G.E.F., t. IV,
p. 494-496.
« L'ORDRE ms LA CONCUPISCENCE » 225
ll6. On notera que ce duc, s'il accorde des dons à ceux qui ne vivent que pour eux,
ne viole jamais la loi évangélique, et que son comportement est fait de bonnes œuvres qui
n'attendent que la charité pour être intérieurement vivifiées. Le second Discours évoquait la
crédulité du peuple, qui « considère presque les grands comme étant d'une autre nature que
les autres ». Pascal, avec bon sens, évite les excès des machiavéliens, qui renchériraient et
écriraient des théories pour duper en prouvant que cette supériorité est naturelle et voulue
directement par la
pour la France); divinité
il évite (Clovis,
aussi Reims,
la sottise qui Saint
ferait Louis,
dire au Jeanne
duc: «d'Arc, les écrouelles
Mais non, bonnes gens,
117. Ed. Cognet, p. 263: «Que. pour conserver un faux honneur, il soit permis en
conscience d'accepter un duel, contre les édits de tous les Etats chrétiens, et contre tous
les Canons de l'Eglise. sans que vous ayez encore ici pour autoriser toutes ces maximes
diaboliques, ni lois, ni Canons, ni autorités de l'Ecriture ou des Pères ». Voir Ibid..
p. 258 (la peine de mort); fr. 958 - 928 (la collation des bénéfices).
118. Ed. Cognet, p. 269 (souligné par nous). Les jésuites sont d'autant plus surpris
qu'ils cherchent a «désévangéliser‘ les lois d'inspiration chrétienne (fr. 969 - 926 et les
notes abondantes de Laf., Il, 198).
« L'ORDRE DE LA CONCUPISCENCE » 227
pensent que « l'ordre » est voulu par la Providence et que par consé
quent les gouvernants ont une sorte d'investiture divine 11°. Dieu
place ses élus dans des institutions préexistantes: il appartient
d'autant moins aux chrétiens de semer le désordre sur la terre
que leur vie véritable est dans le ciel. Ils se soumettent au mal,
comme leur Maître, qui en est mort. Tout cela n'est que pour un
temps. Il faut souhaiter de bons Princes, et supporter les mauvais.
Rappelons-nous que l'activité politique des particuliers était à peu
près nulle et ne connaissait souvent pas d'autre forme, en l'absence
de mécanismes démocratiques, que la révolte sanglante. Mieux
vaut donc attendre les réformes opérées par les bons souverains
que d'en venir à cette extrémité, puisqu'un chrétien ne peut tuer
et que souvent, dans ces soubresauts, un mal pire remplace le
premier. On voit que les guerres civiles ont conduit Rome à se
donner des institutions de moins en moins bonnes. Dans ces condi
tions, l'action politique la plus efficace qu'on pouvait rêver, c'était de
former le futur roi. Aussi comprend-on mieux que Pascal ait maintes
fois répété « qu'il n'y avait rien à quoi il désirait plus de contribuer,
s'il y était engagé, et qu'il sacrifierait volontiers sa vie pour une
chose si importante » 12°.
‘k
‘ki‘
LA GRACE SOUVERAINE
l. Lettre du 26 janvier 1648 à Gilberte. Vie de Jacqueline Pascal, par Gilberte Périer
(Br. l, 152), indique que ces livres sont « des ouvrages de M. Jansénius, de M. de Saint
Cyran. de M. Arnauld ’ et d'autres « écrits dont ils furent très édifiés ».
2. Dix-septième Provinciale, éd. Cognet, p. 334-335: Les jésuites exploitent la crédulité
des simples. Et l'écrivain ajoute: « Je vous avoue que je vous ai cru aussi autrefois. Vous
m'aviez donné cette même idée de toutes ces personnes-là. De sorte que, lorsque vous les
pressiez sur ces propositions, jbbservais avec attention quelle serait leur réponse; et
230 LA GRACE SOUVERAINE
j'étais fort disposé a ne les voir jamais, s'ils n'eussent déclaré qu'ils y renonçaient comme
à des impiétés visibles. Mais ils le firent bien hautement. Car M. de Sainte-Beuve, professeur
du roi en Sorbonne, censura dans ses écrits publies ces cinq propositions longtemps avant
le Pape; et ces docteurs firent paraître plusieurs écrits, et entre autres celui De la Grâce
victorieuse, qu'ils produisirent en même temps, où ils rejettent ces propositions et comme
hérétiques et comme étrangères. Car ils disent, dans la préface, que ce sont des propa
sitions hérétiques et luthériennes, fabriquées et forgées à plaisir, qui ne se trouvent ni dans
Jansénius ni dans ses défenseurs; ce sont leurs termes ». Contrairement à M. l'abbé Cognet,
nous pensons qu'il ne s'agit pas ici de mai 1653, où les cinq propositions furent condamnées
officiellement par Rome, mais de l'époque des premières polémiques sur les propositions,
en 1649. En effet, c'est a cette époque que Sainte-Beuve et Lalane écrivent et publient
leurs ouvrages.
3. Ecrit sur la signature (Br., X, 171). On pourra voir des témoignages analogues dans
ce même volume de Brunschvicg, X, p. 178, 182, 353, 371, 373...
INTRODUCTION 231
3. Voir De pecc. meritis, I, 36, n. 67 - 37, n. 68 ; Opus imperf., III, 204 : « Si ergo
nullum esset in parvulis ex origine malum meritum, quidquid mali patiuntur, esset injus
tum » ; I, 122 : « Cur ergo grave jugum super exordia parvulorum sub Deo potentissimo
atque justissimo ? » ; VI, 24 et 27. Contra Jul., VI, 21, n. 67, etc.
4. Contra Jul., IV, 16, n. 78 : « Videntur autem non frustra christianac fidei propin
quasse, qui vitam istam fallaciae miseriæque plenissimam non opinati sunt nisi divino judicio
contigisse, tribuentes utique justitiam Conditori ... Quanto ergo te melius veritatique
vicinius de hominum generatione senserunt, quos Cicero in extremis partibus Hortensii
dialogi velut ipsa rerum evidentia ductus compulsusque commemorat . ». On s'étonne que
le Père Refoulé, soucieux d'échapper aux conclusions de Jansénius sur la différence profonde
de l'état originel et de l'état présent, soutienne qu'aux yeux d'Augustin les philosophes de
l'Antiquité ont ignoré la condition primitive de l'homme. Il essaie d'en conclure que
l'argument par l'expérience a besoin de la Bible (« Misère des enfants et péché originel
d'après saint Augustin », in Revue thomiste, 1963, p. 341-362). Il cite à l'appui de son dire
Contra Jul., IV, 15, n. 77, où Augustin dit que les philosophes n'ont rien su d'Adam et
de sa femme, de leur première prévarication, de l'astuce du serpent, de la nudité anté
rieure au péché ... Les philosophes n'ont évidemment pas connu le déroulement de la
chute, ni le mystère de la transmission du péché ; leur enseignement n'a pas la fermeté
de la Bible. Mais les platoniciens, tout proches de la foi (comme toujours), avaient vu
l'essentiel. Voir encore Contra Jul., IV, 12, n. 60 ; VI, 21, n. 67.
5. Opus imperf., VI, 27 : « Enimvero hæreditaria ipsa generis humani, ab infantibus
usque ad senes, calamitas testis est ; quæ miseriæ non haberent condicionem supplicii, nisi
traherentur contagione peccati ». Ibid. : « Miserias nascentium cogeris confiteri, quoniam
vim tibi facit rerum evidentia, quam præ oculis omnium constitutam negare non sineris .
Remanet igitur, ut propter peccatum primi hominis genus humanum fatearis miserum
effectum ... Itane vero res manifestissima, quam tu quoque jam sentire compelleris, non
docetur ?» Ibid., I, 31 : « Vos potius iniquum cogimini confiteri grave super parvulos
jugum ». Contra Jul., VI, 21, n. 67 ... De civ. Dei, XXII, 22, n. 1 : « Omnem mortalium
progeniem fuisse damnatam, hæc ipsa vita, si vita dicenda est, tot et tantis malis plena,
testatur ».
6. Opus imperf., III, 48 : « Quomodo justum ostendatis Deum, non invenitis, si et in
nascentibus nulla peccata invenit, et eos tamen corruptibili corpore, et tot tantisque insuper
calamitatibus aggravat. Non enim numerari possunt mala quæ patiuntur infantes, febrem,
tussim, scabiem, dolores quorumque membrorum, ventris fluxum, lumbricos, et alia innume
234 LA GRACE SOUVERAINE
r
dHippone rappelle à Julien que ces enfants sont des «images de
Dieu »3, souvent il se pose en chrétien pour rejeter l'idée que Dieu
les ait créés dans l'état actuel ‘. Parlant à un évêque, il souligne par
des appels à leur foi commune le caractère horrible de la théologie
pélagienne. Mais ses arguments conservent leur force sans l'appui de
l'Ecriture, comme l'attestent ses références à la philosophie plato
mcienne.
L'état présent des adultes n'est pas moins scandaleux, inacceptable
de la part d'un Dieu bon. Il s'agit donc d'un châtiment. Comment en
effet Dieu serait-il l'auteur de cette vie douloureuse, de ces membres
de mort, de ce fardeau sous lequel, misérables légionnaires, nous
avançons en ahanant ? De cette crucifixion à laquelle certains veulent
échapper en se tuant ? De cette espèce de peste qui ronge ? Ce n'est
pas dans un pareil cachot que l'homme assouvira jamais son désir
d'être heureux’. A ces maux physiques, à l'affreuse mort s'ajoute
une nuée de fléaux moraux.
Cette vie même, s'il faut l'appeler vie, atteste, par les maux si nombreux
ct si grands dont elle est remplie, que toute la race des mortels a été
condamnée. Révèle-t-il autre chose, cet horrible abîme d'ignorance d'où
provient toute erreur, sein ténébreux où s'engouffrent tous les fils d'Adam
et dont personne ne peut sortir sans labeur, sans douleur, sans terreur ?
Et que nous indique l'amour de tant de choses vaines et nuisibles, d'où
naissent les cuisants soucis, les désordres, les afflictions, les frayeurs,
les folles joies, les dissensions, les procès, les guerres, les embûches, les
colères, les inimitiés, les duplicités, les flatteries, la fraude, le vol, la rapine,
la perfidie, l'orgueil, l'ambition, l'envie, les homicides, les parricides, la
cruauté, la sauvagerie, la perversité, la luxure, l'effronterie, l'impudence,
l'impudicité, les débauches, les adultères, les incestes, tant de stupres
et d'impudicités contre nature de l'un et de l'autre sexe que l'on rougit
même de nommer, les sacrilèges, les hérésies, les blasphèmes, les parjures,
les oppressions d'innocents, les calomnies, les tromperies, les prévari
cations, les faux témoignages, les jugements iniques, les violences, les
brigandages, et tant d'autres crimes qui ne viennent pas à l'esprit et qui
pourtant ne quittent pas cette triste vie humaine 1°?
rabilia ex ipsa came existentia, et ipsarum curationum quam morhorum plura tormenta,
et extrinsecus ictus vulnerum. plagas verberum, incursus dæmonum. Vos autem sapientes
hæretici, ne fateamini originale peccatum, parati estis talibus floribus implere paradisum ».
Cf. Ibid., IV, 123, etc. J. I.aporte a fait remarquer qu'Augustin ne tient aucun compte
des souffrances des animaux et qu'au xvir siècle la théorie cartésienne des animaux-machines
faisait s'évanouir d'éventuelles objections. Peut-être Arnauld et Pascal ont-ils adhéré a cette
théorie en partie pour cela (La doctrine de la grâce p. 46, n. 33).
7. Opus imperf., IV, 39 et VI, 36; Contra JuL, 111, 4, n. 10, etc.
8. Opus imperf., 111, 65; VI, 16 et 25.
9. Epist. 155 - 52, c. 1, n. 2-3 et c. 2, n. 6; In Ps. 141, n. 17: sur le verset 8. «Educ
de carcere animam meum ..., Non enim caro quam tu fecisti, sed corruptela camis, et
pressuræ et tentationes carcer mihi sunt».
10. De civ. Dei, XXII, 22, n. 1 (trad. Combes, Bibi. Augustinienne).
NÉCESSITÉ DE LA GRACE DU CHRIST 235
11. Ibid. Le pessimisme augustinien éclate encore aux n. 2 et 3. Pour le couple ignorance
concupiscence, voir encore De nat. et grat., 67, n. 81 De lib. arbitrio, III, 19, n. S4:
’ Mortales et ignari ct carni subditi nascimur ».
12. De pecc. men, I, 37, n. 68: « Si hæc natura pura non est, sed vitiosæ primordia,
quia talis non est crcatus Adam ». Opus imperL, III, 206: « Natura humana, etsi mala est,
quia vitiata est, non tamen malum est » (précision antimanichéenne).
13. Retract., I, 10, n. 3: « ...naturam, qualis sine vitio primitus condita crat: ipsa
enim vere ac proprie natura hominis dicitur ».
14. Ibid. : « Translato autem verbo utimur, ut naturam dicamus ctiam, qualis nascitur
homo ». Même idée dans le De lib. arbitrio, III, 19, n. 54.
15. Certains critiques modernes, toujours pour essayer de rétablir une continuité plus
grande entre l'état de création et l'état présent, allèguent le fait qu'Augustin a dit trois
fois que, même si l'homme naissait innocent dans l'état actuel, il faudrait louer Dieu.
C'est exact. Il s'agit de: De lib. arbitrio, III, 19 à 23; Retracn, 1, 9, n. 6; De dono pers.,
Il, n. 26 - 12, n. 28. Les deux derniers textes sont des retours sur le premier. Deux notes
du De dono pers. (éd. de la « Bibl. augustinienne », vol. 24, p. 826-831) analysent ces textes
et les interprétations qu'on peut en donner, sans oser prendre parti. Le R.P. de Montcheuil
(Mélanges théologiques, Paris, 1946. p. 93-111) a montré qu'Augustin s'adressait alors aux
manichéens. Ceux-ci demandaient pourquoi ce qui fut une juste peine chez Adam serait
mérité par ses descendants; et ils concluaient de la réalité actuelle du mal à l'existence
d'une Substance mauvaise. Or c'est cette conclusion qu'Augustin veut empêcher. Il soutient
donc qu'Adam et Eve ayant péché et ayant perdu leur nature originelle, il ne serait pas
contraire à la sagesse de Dieu que leurs descendants, fussent-ils innocents (c'est ici qu'il
adopte la perspective adverse), en portassent les conséquences: les créatures innocentes
arriveraient à l'être dans l'état que nous voyons. Même alors, dit Augustin, il faudrait
louer Dieu, car elles pourraient avec l'aide de la grâce s'élever progressivement vers la
perfection. Pareille hypothèse ne met nullement en cause la justice divine, aux yeux de
l'évêque d'Hippone, puisque Adam a péché. C'est seulement la transmission de culpabilité
d'Adam à ses descendants qui est supposée inexistante.
Cette explication d'une hypothèse augustinienne trois fois reprise est la seule qui soit
en harmonie avec la légion de textes où Augustin montre aux Pélagiens que notre état
actuel est inexplicable sans une déchéance et condamnerait Dieu. Avec les traités anti
pélagiens, le De civ. Dei, etc., il ne s'agit ni d'ouvrages de jeunesse (cas du De lib. arbitrio).
ni d'hypothèses: le grand théologien développe clairement et abondamment sa conception
personnelle qui va directement contre toute possibilité d'un état de pure nature dans le
monde présent.
2. Pascal et les deux états de l'homme
1. Voir J. Laporte, La doctrine de la grâce chez Arnauld, p. 42-94. Pascal fr. 208 - 435 :
« chaos ... confusion monstrueuse » ; fr. 131 - 434 : « Quel monstre, quel chaos » .
2. Augustimus, P.N., I, c. 1.
3. Ibid., II, c.7 : « De moriendi necessitate in pura natura, quae capitaliter beatitudini
naturali est contraria » (titre) ; c. 8 : « Ostenditur insania philosophorum naturalem beatitu
dinem sibi machinantium in ea quam putabant esse puram naturam » (titre).
4. Ibid., II, c. 11-21.
5. Ibid., III. Voici le titre du c. 8: « Justitia Dei funditis evertitur juxta Augustinum
per statun purae naturae ». Ce simple titre rappelle en effet une fouie de textes augustiniens.
NÉCESSITÉ DE LA GRACE DU CHRIST 237
6. Opus. imperL, I, 96
7. Ecr. gr., Br., XI, 145 et 135.
8. Fr. 398 - 525. Cf. fr. 149 - 430: « Ils ne savent ni quel est votre véritable bien, ni
quel est (votre véritable état) ».
9. Fr. l3l - 434 (passage rayé, peut-être à cause de 1'excessivc brutalité de la formule
’ ignorance invincible s).
10. Fr. 149 - 430.
ll. Fr. 444 - 557.
12. De lib. arbitrio, Ill, 19, n. 54: « lpsam naturam aliter dicimus, cum proprie loquimur,
naturam hominis in qua primum in suo genere inculpabilis factus est; aliter islam, in
qua, ex illlus damnati pœna, et mortales et ignari et carni subditi nascimur » (cf. RetracL,
l, lÜ, n. 3).
13. Fr. 397 - 426 (souligné par nous).
238 LA GRACE SOUVERAINE
peut donc annoncer aux hommes _. « Vous n'êtes plus dans létat
r
de
votre création »". Et l'apologiste peut s'étonner de ce qu'à la suite
de la chute et de la condition qui en est résultée, « on n'entre point en
désespoir d'un si misérable état »15. Même lorsqu'il nous paraît rece
voir sa signification habituelle, il est à peu près certain que le terme
Q
état conserve dans l'esprit de Pascal beaucoup de sa densité augus
tinienne: « Que fera dont l'homme en cet état ? » demande l'apo
logiste, après avoir montré l'être humain flottant entre le dogmatisme
et le scepticisme 1°. « Voilà notre état véritable », conclut-il ailleurs
au terme d'une démarche semblable". « En l'état où je suis, ignorant
‘J
où je suis et ce que je dois faire, je ne connais ni ma condition, ni mon
devoir. "i »
Il est à remarquer que cette conception des deux états était fami
lière à Pascal dès avant octobre 1651. Elle se trouve en effet assez
longuement exposée dans la lettre sur la mort d'Etienne Pascal, et en
des termes qui trahissent - nous l'avons vu - l'influence de I'Augus
tinus l’. On la retrouve dans I'Entretien avec M. de Sacy, où le jeune
interlocuteur de Sacy révèle déjà l'usage qu'on pourrait faire de
ces données théologiques dans une apologie. Après avoir évoqué les
idées des stoïciens et des épicuriens, Pascal ajoute:
Il me semble que la source des erreurs de ces deux sectes est de n'avoir
pas su que l'état de l'homme à présent diffère de celui de sa création;
de sorte que l'un, remarquant quelques traces de sa première grandeur 5
et ignorant sa corruption, a traité la nature comme saine et sans besoin
de réparateur, ce qui le mène au comble de la superbe; au lieu que
l'autre, éprouvant la misère présente et ignorant la première dignité,
Q
traite la nature comme nécessairement infirme et irréparable, ce qui
le précipite dans le désespoir d'arriver a un véritable bien, et de là dans
une extrême lâcheté. Ainsi ces deux états, qu'il fallait connaître en
semble pour voir toute la vérité, étant connus séparément, conduisent
nécessairement à l'un de ces deux vices, d'orgueil et de paresse, où sont
infailliblement tous les hommes avant la grâce, puisque, s'ils ne demeurent
dans leurs désordres par lâcheté, ils en sortent par vanité 2°.
les organiser. C'est alors que parlera la Sagesse divine, qui d'un seul
coup ordonnera les pièces de ce jeu de patience où se sont perdus les Q
philosophes.
L'Apologie va mettre en lumière les contradictions qui nous
empêchent d'être heureux. Les vestiges de notre vraie nature nous
rappellent que le vrai bonheur est infini, que nous rêvons de tout
connaître et de régner. Mais la réalité de la seconde nature nous
condamne à l'aveuglement et à la convoitise. Quand on s'adresse à
C'est pourquoi « Miton voit bien que la nature est corrompue et que
les hommes sont contraires à l'honnêteté, mais il ne sait pas pourquoi
ils ne peuvent voler plus haut » 2‘. Miton ressemble en cela à Cicéron :
Augustin souligne que dans le livre III du De Républica ce demier
présente l'homme comme un être produit par une nature-marâtre,
nu, fragile, sans force, à l'âme anxieuse, craintive, paresseuse, encline
aux convoitises... et pourtant habité d'une parcelle de feu divin. Le
grand orateur accuse la nature. C'est donc qu'il a bien vu la réalité,
mais en a ignoré la cause. Il lui échappait en effet pourquoi « un
21. Fr. 208 - 435 (souligné par nous). On reconnaît là le thème augustinien de la contrainte :
Cogimini Vous êtes forcés de recevoir cette doctrine.
22, Fr. 149 - 430 (début).
B. I-‘r. 131 - 434.
24. Fr. 642 - 448. Cf. 467 - 449: «Après la corruption dire: il est juste que tous ceux
qui sont en cet état le connaissent, et ceux qui s'y plaisent et ceux qui s'y déplaisent, mais
il n'est pas juste que tous voient la rédemption ».
240 LA cmcE SOUVERAINE
joug pesant » était « sur les fils d rAdam, depuis le jour de leur sortie
du sein maternel, jusqu'au jour de leur sépulture dans le sein de la
mère universelle [EccIi., XL, 1] ». Parce qu'il n'était pas instruit
de l'Ecriture, il ignorait les causes exactes de l'état présent 3. Pascal
a noté ces remarques d'Augustin par la mention de la formule:
« Rem viderunt, causam non viderunt », passée au pluriel pour être
appliquée à un certain nombre de penseurs de l'antiquité 2°. Il s'en
tient à ce texte sur Cicéron, esprit moyen, et ne recourt pas aux
Platoniciens, qui s'étaient approchés beaucoup plus près de la vérité
en affirmant une déchéance ancienne et le caractère expiatoire de
la vie présente 17. Nous retrouvons toujours Platon et son école
dans Augustin, quelquefois dans Pascal, plus sensible à des affirma
tions plus modestes de l ’ augustinisme ‘. les esprits ordinaires ne voient
plus très bien par eux-mêmes, mais ils reconnaissent la vérité si on
la leur montre. C'est pourquoi l'apologiste, tout en s'appuyant sur
l'expérience, n rhésite pas à ouvrir la Bible devant ses interlocuteurs :
(Il y a deux vérités de foi également constantes,
L'une que l'homme dans l'état de la création, ou dans celui de la grâce,
est élevé au-dessus de toute la nature, rendu comme semblable à Dieu et
participant de la divinité. L'autre qu'en l'état de la corruption, et du
péché, il est déchu de cet état et rendu semblable aux bêtes. Ces deux
propositions sont également fermes et certaines.
L’Ecriture nous les déclare manifestement lorsqu'elle dit en quelques
lieux - deliciae meae esse cum filiis hominum - e/fundam spiritum
meum super omnem carnem, etc - dii estis. Et qu'elle dit en d'autres :
omnis caro foenum, homo assimilatus est iumentis insipientibus et similis
/actus est illis, dixi in corde meo de filiis hominum - eccle. 3 -
Par où il paraît clairement que l'homme par la grâce est rendu comme
semblable à Dieu et participant de sa divinité, et que sans la grâce il est
censé semblable aux bêtes brutes)23.
25. Contra JuL, lV, l2, n. 60: « Rem vidit. causam nescivit ».
26. Fr. 206 - 235.
27. Cf. Contra Jul., V, l5, n. 78: « Ex quibus humanæ inquit, vitæ erroribus et ærumnis
fit, ut interdum veteres illi, sive vates, sive in sacris initiisque tradendis divinæ mentis
interpretes, qui nos ob aliqua scelcra suscepta in vita superiore, pœnarum luendarum causa
natos esse dixerunt, aliquid vidisse videantur: verumque sit illud quod est apud Aristotelem,
simili nos affectos esse supplicio, atque eos qui quondam, cum in prædonum Etruscorum
manus incidissent, crudelitate excogitata necabantur, quorum corpora viva cum mortuis,
adversa adversis accomodata, quam aptissime colligabantur; sic nostros animos cum corpo
ribus copulatos, ut vivos cum mortuis esse conjunctos » (rapporté par Cicéron à la fin de
lflortensius). Cicéron ne donne pas ici son propre avis. Pascal n'a pas retenu la doctrine
platonicienne: fr. 804 - 447.
28. Fr. 131- 434. Pascal a écrit un peu plus haut:
Que deviendrez-vous donc, ô nomme qui cherchez quelle est votre véritable
condition par votre raison naturelle
Humiliez-vous, raison impuissante! Taisez-vous, nature imbécile, apprenez que
l'homme passe infiniment l'homme et entendez dc votre maître votre condition véri
table que vous ignorez.
Ecoutez Dieu.
29. Souligné par nous. Voir un peu plus haut: « De ce principe que je vous ouvre vous
pouvez reconnaître la cause de tant de contrariétés qui ont étonné tous les hommes et
qui les ont partagés en de si divers sentiments ». C'est aussi après avoir évoqué la Révélation
NÉCESSITÉ DE LA GRACE nu CHRIST 241
1
3. Létat d 9 innocence
chrétienne que Pascal reprend une formule très augustinienne: « Nous naissons si contraires
à cet amour de Dieu et il est si nécessaire qu'il faut que nous naissions coupables. ou
Dieu serait injuste» (fr. 205 - 489).
30. Fr. 471 - 441.
242 LA GRACE SOUVERAINE
Pascal l'a maintes fois affirmée. Dès 1651, dans la Lettre sur la
mort de son père, il écrit:
Dieu a créé l'homme avec deux amours, l'un pour Dieu, l'autre pour soi
même; mais avec cette loi que l'amour pour Dieu serait infini, c'est-à-dire
sans aucune autre fin que Dieu même, et que l'amour pour soi-même
serait fini et se rapportant à Dieu.
L'homme en cet état non seulement s'aimait sans péché, mais ne pouvait
pas ne point s'aimer sans péché... L'horreur de la mort était naturelle
à Adam innocent, parce que sa vie étant très agréable à Dieu, elle devait
être agréable à l'homme: et la mort était horrible, lorsqu'elle finissait
une vie conforme à la volonté de Dieu... 2.
passées dans l'état d'une nature toute différente de la nôtre et qui passent
l'état de notre capacité présente.
Tout cela nous est inutile à savoir pour en sortir; et tout ce qu'il nous
importe de connaître est que nous sommes misérables, corrompus, séparés
de Dieu, mais rachetés par Jésus-Christ 12.
Par l'état glorieux d'Adam, Pascal désigne tout ce qui concerne son
corps, ses connaissances, etc. Il a promené dans la forêt augustinienne
la hache du bûcheron et n'a laissé debout que quelques très grands
arbres: bonté primitive d'une créature sortie des mains de Dieu et
comblée de biens par son Créateur, statut de la grâce et théorie de la
prédestination liés à cette richesse originelle.
b) LA GRACE D'ÀDAM
~.
NÉCESSITÉ DE LA GRACE DU CHRIST 245
18. 12, n. 34. Il existe une aide qui est seulement une condition nécessaire pour agir
(adjutorium sine quo non, grâce adamique) et une autre qui entraîne infailliblement l'action
(adjutorium quo, grâce christique donnée aux rachetés).
19. Augustimus, t. II : De gratia primi hominis, c. 10 ; De gratia Christi, II, c. 4. Il cite
cette distinction près de deux cents fois.
20. Voir De corr. et grat., éd. de la « Bibl. augustinienne », t. 24, p. 787-799, note 11.
21. Ecr. gr., Br., XI, 146.
22. De corr. et grat., 11, n. 32 : « ... non utique sua culpa cecidissent ». Pascal : « Ils
n'auraient point péché en les transgressant. » Un peu plus loin, Augustin souligne que
Dieu se devait de donner à l'homme innocent le secours indispensable à sa persévérance :
« Nunc autem quibus deest tale adjutorium, jam pœna peccati est : quibus autem datur,
secundum gratiam datur, non secundum debitum ». Tout est grâce, mais il y a des degrés
dans la gratuité de la grâce.
23. Ecr. gr., Br., XI, 146.
24. 11, n. 32: « Posset ergo permanere si vellet ... Sed quia noluit permanere . ».
25. Ecr. gr., Br., XI, 146. De corr. et grat., 11, n. 31 : « Nec ipsum [Adam] Deus esse
voluit sine sua gratia, quam reliquit in ejus libero arbitrio ».
246 LA GRACE SOUVERAINE
26. Cf. De corr. et grat., 10, n. 28: « Si per ipsum liberum arbitrium manere voluisset
[Adam], profecto acciperet illam, merito hujus permansionis, beatitudinis plenitudinem,
qua et sancti Angeli sunt beati, id est, ut cadere non posset ulterius, et hoc certissime sciret n.
Voir aussi Ibid., 11, n. 32.
27. Ecr. gr., Br., XI, 222; cf. 206: «Qui ne sait quelle différence il [Augustin] met
entre la persévérance d'Adam et des anges, et celle des hommes d'à présent ? » etc. Pascal
songe à la célèbre formule: « Ipsa adjutoria distinguenda sunt. Aliud est adjutorium sine
quo aliquid non fit, et aliud est adjutorium quo aliquid fit » (De corr. et grat., 12, n. 34).
Ailleurs, il est dit qu'Adam avait une grâce « magnam, sed disparem » (lbid., ll, n. 29).
28. Ecr. gr., Br., XI, 222-223. Pascal y cite le De dono pers., 7, n. 13. Brunschvicg
signale que ce texte est cité par Sinnich dans sa Trias (II, c. 3, art. 24, p. 183); mais rien
ne prouve que Pascal n'ait pas recouru directement à Augustin. Voir Bourzeis, Saint
Augustin victorieux ..., conférence 4, chapitre 9, p. 117:
S'il est rien d'essentiel et de fondamental en la doctrine de saint Augustin,
c'est sans contredit cette immuable vérité, que le premier homme a été formé dans
la grâce divine, et avec un libre arbitre par lequel il pouvait ou n'user pas de
cette grâce, ou en user selon qu'il lui plaisait: d'où il s'ensuit que lorsqu'il a péché,
il n'a péché par aucune espèce de nécessité ou de contrainte, mais dans une liberté
pleine et absolue de ne pas pécher: « Ce que Pélage assure est véritable, savoir que
Dieu non moins bon que juste a fait l'homme en telle sorte, qu'il eût pu s'il eût
voulu se garantir du mal du péché: Et en effet qui ne sait que l'homme a été créé
sain et sans tache, et qu'il a été enrichi d'un libre arbitre et d'une puissance libre
pour accomplir le bien et pour vivre saintement » [Nat. et gratia cap. 45] ? Et vous
verrez que saint Augustin n'enseigne autre chose en des chapitres entiers de
l'excellent livre De la correction et de la grâce, et en plusieurs autres lieux de ses
œuvres.
,L_ __‘
NÉCESSITÉ DE LA GRACE DU CHRIST 247
Les seules expressions qui ne soient pas dans Augustin sont celles
de « grâce suffisante », de « pouvoir prochain », de « secours prochai
nement suffisant »*. Elles sont empruntées au molinisme de Lessius.
Pascal les fait définir dans la première et la seconde Provinciales :
« Avoir le pouvoir prochain de faire quelque chose. c'est avoir tout
ce qui est nécessaire pour la faire, de telle sorte qu'il ne manque rien
pour agir »*. En ce qui concerne la grâce suffisante, soutenue par les
jésuites, c'est « une grâce donnée généralement à tous les hommes,
soumise de telle sorte au libre arbitre, qu'il la rend efficace ou inef
ficace à son choix, sans aucun nouveau secours de Dieu, et sans qu'il
manque rien de sa part pour agir effectivement » *. Il apparaît donc
que Pascal identifie la grâce adamique et la grâce suffisante des
molinistes. Lui-même a précisé à plusieurs reprises que les molinistes
se trompaient, parce qu'ils développaient à propos des hommes dé
chus une théorie de la grâce qui n'était vraie que d'Adam innocent.
Ceux-ci, écrit-il, « considérant la volonté de Dieu sur les hommes in
nocents, l'ont établie aussi sur les hommes criminels » *. D'après eux,
« les hommes sont sauvés ou damnés suivant qu'il plaît aux hommes
de rendre vaine ou efficace cette grâce suffisante donnée à tous les
hommes pour croire ou pour prier, Dieu ayant une volonté égale de
les sauver de sa part » *. Pascal nous indique ici que la théologie de
la grâce n'est pas séparable de celle de la prédestination, qui constitue
le troisième aspect important d'une étude sur l'état d'innocence.
29. Ecr. gr., Br., XI, 135, 146-147, 151, 221-222, etc.
30. Première Provinciale, éd. Cognet, p. 15
31. Deuxième Provinciale, éd. Cognet, p. 22.
32. Ecr. gr., Br., XI, 141. Cf. p. 151-152, où les molinistes sont assimilés aux « restes
des pélagiens », c'est-à-dire aux semi-pélagiens.
33. Ibid., p. 152. Jansénius, lui aussi, situe avant la chute la grâce suffisante des
molinistes : De gratia primi hominis, c. 10-12.
34. Ecr. gr., Br., XI, 145-146. Ibid., p. 151 : « Dieu avait en la création une volonté
conditionnelle de les sauver tous, pourvu qu'ils usassent bien de cette grâce ».
35. Ecr. gr., Br., XI, 141 et 151-152.
248 LA GRACE SOUVERAINE
4. La chute
a) LA FAUTE
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NÉCESSITÉ DE LA GRACE DU CHRIST 249
r
Augustin, ici encore, est beaucoup moins sobre. Il sétend longue
ment sur les moindres détails des récits de la création. Mais c'est
bien l'armature théologique de sa pensée que Pascal expose.
Le commencement de tout péché est l'orgueil [Eccli., X, 15]. Qu'est-ce que
l'orgueil, sinon le désir d'une grandeur perverse ? Perverse en effet est cette
grandeur où l'âme, après avoir abandonné le principe auquel elle doit
s'attacher, devient et est en quelque sorte son propre principe Le
diable n'aurait pas séduit l'homme, si ce dernier n'avait pas déjà commencé
à se complaire en lui-même. Car la cause de sa délectation fut la parole:
Vous serez comme des dieux. Dieux, les hommes pouvaient l'être bien
mieux par leur union au principe véritable et souverain grâce à l'obéis
sance, qu'en se constituant eux-mêmes leur propre principe par orgueil 5.
5. De civ. Dei, XIV, 13. n. I-2. Texte cité par Arnauld, Œuvrus, XVII, 324-5; X, 403-4.
Pour les idées d'Arnauld, voir J. Laporte, La doctrine de la grâce ..., p. 53-56. Chez
Jansénius, voir Augustinus, N.L., Il, 15 et 19.
6. De Gen. ad litt., VIII, 13. n. 30: «A peccante nihil aliud appetitum est, nisi non
esse sub daminatione Dei ». Ibid., 14, n. 31: «Nec fieri potest ut voluntas proprio non
grandi ruinæ pondere super hominem cadat, si eam voluntati superioris extollendo præponat.
Hoc expertus est homo coutemnens præceptmn Dei ».
7. Lettre sur la mort, Br. minor, p. 102-3.
8. Fr. 149 - 430.
9. Lettre sur la mort, p. 102.
10. Fr. 149 - 430. Cf. fr. 788 - 486.
250 LA GRACE SOUVERAINE
11. Ecr. gr., Br., Xl, 147. Cf. Ibid., 151: « Adam pécha Il fut puni de la concupis
cence et de l'ignorance ».
12. Fr. 149 - 430. Cf. fr. 214 - 491, 399 - 438, 131 - 434.
13. Lettre sur la mon, Br. minor, p. 102.
14. Fr. 423 - 277. Cf. fr. 661 - 81.
15. Fr. 131 - 434. Ct. fr. 208 - 435 et 199 - 72: ‘ Voilà notre état véritable. C'est ce qui
nous rend incapables de savoir certainement et d'ignorer absolument». Fr. 136 - 139: « lls
ont un autre instinct secret, qui reste de la grandeur de notre première nature, qui leur
fait connaître que le bonheur n'est en effet que dans le repos et non pas dans le tumulte ».
16. Fr. 131 - 434. Lettre sur la mort, Br. minor, p. 102. Fr. 400 - 427, etc.
NÉCESSITÉ nE LA GRACB nu cmusr 251
-*_-_‘
252 LA GRACE SOUVERAINE
s'est pas éteinte complètement cette sorte d'étincelle, si l'on peut dire,
de la raison qui fit de lui l'image de Dieu H‘. Il lui reste donc un
certain sentiment de la vérité. Augustin ajoute que «la nature, au
milieu de ses maux, n'a pas pu perdre le désir de la béatitude »2’.
Tous les hommes déchus désirent d'être heureux: c'est là l'un des
leitmotive de la pensée de l'évêque d'Hippone, comme nous l'avons
vu. Jansénius a bien saisi l'importance de cette affirmation augusti
nienne: la nostalgie de l'être infini, du bonheur que lui seul peut
donner, est demeurée au fond des cœurs, gravée de façon indélébile.
Il s'appuie sur sa force pour montrer l'impossibilité de l'état de pure
nature: comment Dieu eût-il donné à l'homme actuel ce désir de lui
et l'eût-il plongé dans l'impuissance radicale où il est de le réaliser n ?
Augustin proposait donc à Pascal tous les éléments avec lesquels ce
dernier a construit ses fameuses oppositions entre la misère et la
grandeur de l'homme. « Dieu en effet n'enlève pas à la nature tout
ce qu'il lui a donné, mais il enlève quelque chose et laisse quelque
chose, afin que subsiste un être qui se lamente de ce qu'il a perdu. 2’ »
Plusieurs des textes pascaliens ou augustiniens que nous venons
de citer révèlent qu'aux yeux des deux penseurs la destruction de la
première nature en Adam a affecté toute l'espèce humaine. Il faut
donc scruter maintenant l'un des aspects les plus impénétrables du
péché originel, sa transmission d'Adam à tous ses descendants.
c) LA TRANSMISSION MYSTÉRIEUSE
summum bonum ». Quant a la volonté, elle tend naturellement vers sa fin; l'évêque d'Ypres
cite avec éloge saint Thomas, In Bœthium, qu. ultima, Sm: «Quamvis homo naturaliter
inclinetur in finem ultimum, non tamen potest naturaliter illum consequi, sed solum per
gratiam, et hoc est propter eminentiam illius finis ». Comme on le voit, ces explications
sont assez embanassées.
29. De civ. Dei, XIX, 13, n. 2. Cf. Pascal, fr. 114 - 397: «La grandeur de l'homme
est grande en ce qu'il sc connaît misérable », etc.
NÉCESSITÉ DE LA GRACE DU CHRIST 253
tous ils meurent » 3°. Augustin cite toujours le verset de la Lettre aux
Romains: Adam, en qui tous ont péché 3‘. Par une solidarité mysté
rieuse tous les hommes péchèrent en leur source.
Peut-on préciser ? Augustin a quelque peu flotté, mais l'ensemble
de son œuvre permet quelques affirmations. L'évêque d'Hippone
n'a pas parlé d'un pacte qui aurait établi Adam responsable pour tous :
le péché originel ne consiste pas en une simple imputation à tous de
la faute d'un seul. L'unité avec Adam n'est pas de type juridique ; elle
est beaucoup plus réelle que cela. Jansénius montre qu'Augustin
évoque souvent l'image de la contagion, de la transmission héréditaire
des maladies 32. Comme une souche mauvaise, le premier homme ne
peut produire que des branches pourries. « Selon la foi catholique,
la nature humaine fut créée bonne, mais viciée par le péché et à bon
droit condamnée. Il n'est ni étonnant ni injuste qu'une racine
condamnée produise des surgeons condamnés. 33 » Cette transmission
s'opère par la concupiscence mauvaise liée désormais à l'acte procréa
teur: c'est pourquoi le Christ a voulu naître d'une Vierge 3‘. Les hési
tations d'Augustin sur l'origine de l'âme réapparaissent ici. Il avoue ne
pas bien savoir si l'âme et le corps se trouvent viciés ensemble par
les troubles qui accompagnent la procréation, ou si l'une se corrompt
dans l'autre comme un liquide qui deviendrait empoisonné au contact
d'un vase aux parois couvertes de poison. Peu importe, d'ailleurs,
car une telle connaissance est inutile au salut. Mieux vaut penser à
la grâce qui nous permet de sortir de la corruption 35. Par le baptême
en effet, qui nous fait bénéficier du sacrifice du Christ, notre culpa
bilité nous est enlevée, et seule restera notre faiblesse, ce qui est
proprement châtiment dans le péché originel 3°.
S'il est parfois assez abrupt en face de ses adversaires pélagiens,
Augustin n'en avait pas moins avoué dans Les mœurs de l'Eglise qu'il
n'y a rien de plus difficile à comprendre que le dogme du péché
originel i’.
30. ‘ In illo peccaverunt omnes, in quo moriuntur omnes» (Opus imperf., ll, 197).
31. Romains, V, 12. Opus imperf., ll, 191; De corr. et graL, 6, n. 9; Contra JuI.,
10, n. 28.
32. Contagium ou contagio: Contra JuI., III. 5, n. 11 et 6, n. 13; Opus imper-L, lI, 31:
Ambroise de Milan, comme Augustin, « Hominem membris genitalibus infusum, et concupis
centiæ voluptate concretum, ante dicit excipere delictorum contagium, quam vitalis spiritus
munus haurire ». Voir Jansénius, Augustinus, N.L., l, 16.
33. Contra JuI., III, 12, n. 24; voir le très net chapitre de l'Opus imperL, I, 48, où
Augustin unit à celle de l'insémination l'image de la germination.
34. ‘Ecce de qua [libidine pudenda] trahitur originale peccatum: ecce per quam
nasci noluit, qui venit, non suum ferre, sed nostrum auferre peccatum» (Opus tmperf.,
II, 42). On notera que cette argumentation augustinienne va contre l'immaculée conception
de la Vierge. Voir sur ce rôle du plaisir sexuel: De nupt. et cana, ll, 2l, n. 36; De pecc.
meritis, II, 9, n. ll.
35. Contra JuI., V, 4, n. 17: «Hoc quod de anima latet ..., sicut alia multa in hac
vita, sine salutis labe nescitur. Magis enim curandum est quo anima sanetur auxilio ».
On songe au fr. 431- S60, où Pascal dit de la transmission du péché originel: «Tout
cela nous est inutile à savoir pour en sortir; et tout ce qu'il nous importe de connaître
est que nous sommes misérables, corrompus, séparés de Dieu, mais rachetés par Jésus
Christ ».
36. RetracL, I, 15, n. 2: ‘ Concupiscentiæ reatus in baptismo solvitur, infirmitas manet ».
37. ‘Corpus hominis gravissimum vinculum est, justissimis Dei legibus, propter anti
quum peccatum, quo nihil ad prædicandum notius, nihil ad intelligendum sBCVCIiHs! (I, 22..
n. 40).
254 LA GRACE SOUVERAINE
38. Fr. 131- 434. Cf. fr. 431- 560 et 695 - 445: « Le péché originel est folie devant les
hommes, mais on le donne pour tel n.
39. Fr. 571 - 775. Cf. Ecr. gr., Br., Xl, 151: «Adam pécha et en lui toute la nature
humaine ».
40. Ecr. gr., Br., XI, 147-148.
41. IbitL, 153.
42. Comparaison des chrétiens ..., n. 13 (souligné par nous).
43. Lettre sur la mort, Br. minor, p. 100. Pascal ne dit pas un mot des tentatives
d'explication de Jansénius par l'appel à des théories médicales sur l'hérédité ou le pouvoir
de l'imagination, etc. (N.L., I, 3, c. 5, 16 et 23).
NÉcEssrrÉ DE LA GRACE DU CHRIST 255
5. La - masse de perdition »
1. In 10h., tr. 109, n. 2: «Quis enim eorum a damnatione totius massæ perditionis.
quæ per unum hominem facta est, salvus esse potuisset ? De carr. et graL, 7, n, 12: » Ab
illa perditionis massa quæ facta est per primum Adam...»; Enchin, 92; Contra duas
epist. Pelag.. 11, 7, n. 13 et 15; IV, n. 16; Contra Jul.. V, 4, n. 14; De don0 pers., 14.
n. 35; Opus imperL, IV, 131, etc.
2. Romains, IX, 20-23. Dans la Vulgate: « Numquid dixit figmentum ei qui se finxit.‘
quid me fecisti sic? An non habet potestatem figulus luti ex eadem massa facere aliud
vas in honorem, aliud vero in c0ntumeliam?». Augustin connaît une autre version, où
conspersio remplace massa (In Epist. ad Rom., n. 62). Cf. De corr. et gr., 7, n. 12:
‘Non sunt ab illa conspersione discreti, quam constat esse damnatam ».
3. «Omnes una massa luti facti sumus, quod est massa peccati» (Dc div. quœst. 83,
qu. 68, n. 3: toute cette question étudie le passage de la lettre aux Romains que nous
venons de citer).
4. De div. quaest. ad Simplia, I, 2. n. 16-17; In Ps. 101, I, n. 11; In Ps 70, I, n. 15:
«Factum est genus humanum tamquam massa peccatorum, profluens de peccatoribus ».
5. In Ps. 70, I, n. 15.
6. Opus imperL, 1, 136.
7. Contra Jul., IV, 8, n. 46.
8. Serm. 165 - de verbis Apost. 7, 7. n. 9: « Ecce primus homo totam massam damna
bilem fecit»; Epist. 194 - 105, 6. n. 9; De civ. Dei, XIV, 26; XV, 1 et XXI, 12; Enchin,
27
256 LA GRACE SOUVERAINE
et impies qu'ils soient, tant qu'il leur reste un moment de vie, qu'ils
ne sont pas du nombre des Prédestinés, laissant dans le secret impéné
trable de Dieu le discernement des Elus d'avec les réprouvés. Ce qui les
oblige de faire pour eux ce qui peut contribuer à leur salut.
Voilà leur sentiment, suivant lequel on voit que Dieu a une volonté
absolue de sauver ceux qui sont sauvés et une volonté conditionnelle
et par prévision de damner les damnés, et que le salut provient de la
volonté de Dieu, et la damnation de la volonté des hommesl.
Si ce texte est le plus clair et le plus long de tous ceux où Pascal
a abordé le mystère de l'économie de la grâce, sa densité nécessite
un commentaire, au cours duquel éclatera la conformité de cette
théologie à celle de saint Augustin. L'un des couples de termes les
plus célèbres de l'augustinisme conduit d'abord à un certain nombre
de réflexions. Ensuite s'impose l'étude de la position pascalienne sur
la cinquième proposition : Jésus-Christ n'est pas mort pour tous, mais
pour les seuls prédestinés.
4. De dono pers., 14, n. 35: «Ubi nisi in massa perditionis justo divino judicio
reliquuntur P »
Cf. De corr. et grat., 13, n. 42; Opus imperL, I, 48; Epist. 186-106, 4. n. 12;
194 - 105, 3, n. 10.
5. Ecr. gn, Br., X1, 135.
6. Ibid., p. 148.
7. Ibid., p. 149; cf. p. 150: « ll pouvait avec justice les abandonner tous ».
8. lbid., p. 149.
9. Fr. 149 - 430.
10. lbid.
11. Fr. 233 - 796 (souligné par nous).
12. Fr. 235 - 771 (souligné par nous). 1A volonté de précision de Pascal est d'autant plus
apparente à la fin de ce fragment, que l'apologiste se souvient du cantique Magnificat:
Dieu « a rempli de biens les indigents et renvoyé les riches vides », «Esurientes implevit
bonis, et divites dimisit inanes » (Luc, I, 53, Vulgate).
13. Fr. 781 - 242 (souligné par nous).
14. Lettre 3 à Ch. de Roannez.
260 LA GRACE SOUVERAINE
15. Comparaison des chrétiens ..., n. 13; fr. 131 - 434 (fin); Ecr. gr., Br., XI, 135. Chez
Augustin, voir par ex. Epist. 149 - 59, 2, n. 22; Enchin, 50-51.
Dans le De lib. arbitrio, III, 23, n. 66, Augustin admettait une sentence intermédiaire
du juge entre la récompense et le c 3‘â2°. ment. Mais il s'est ensuite rétracté: De dono pers.,
12, n. 30.
16. Voir le chapitre «Le mystère d'lsraël», partie lll, «In eadem perditionis massa
relicti sunt etiam Judæi, qui non potuerunt credere factis in conspcctu suo tam magnis
clarisque virtutibus » (De don0 pers, 14, n. 33).
17. De corr. et grat., 7, n. 11 ; De civ. Dei, XXI, 16.
Chez Pascal, Ecr. gr., Br., XI, 135: «Ceux qui naissent encore aujourd'hui sans en
être retirés [de la masse damnéc] par le baptême, sont damnés et privés éternellement
de la vision béatifique, ce qui est le plus grand des maux ». Ibid., 247: « On ne conteste
pas que les Infidèles, abandonnés dans le comble de l'lmpiétt‘: et du dérèglement, et
destitués des secours nécessaires pour l'accomplissement des Préceptes, comme ayant
comblé la mesure de leurs crimes, ne soient en tel état que l'observation des préceptes
ne soit point en leur pouvoir».
18. « Bonum enim opus intentio facit» (In Ps. 31, n. 4). Cf. De nloribus, 13, n. 27;
De gratia Christi, 18, n. 19.
19. Contra JuL, IV, 3, n. 21: « Noveris itaque, non officiis, sed finibus a vitiis discer
nendas esse virtutes. Officium est autem quod faciendum est: finis vero propter quod
faciendum est. Cum itaque facit homo aliquid ubi peccare non videtur, si non propter hoc
facit propter quod facerc debet, peccare convincitur... ».
20. « Nec faciunt bonos vel malos mores, nisi boni vel mali amores » (Epist. 155 - 52,
4, n. 13). Enchin, 117, n. 31: « Regnat enim carnalis cupiditas, ubi non est Dei caritas a».
De Trinitate, IX, 8, n. 13: « Ergo aut cupiditate, aut caritate ». Sur tout le problème de
la vertu des païens, voir J. Wang Tch'ang Tche, Saint Augustin et les vertus des païens,
Paris, 1938. Nous avons emprunté à cet ouvrage une bonne partie des citations qui vont
suivre.
DISPENSATION DE LA GRACE nu cmusr 261
21. De civ. Dei, V, 19; XIX. 4, n. 5 et Z3, n. 5; De gratia ct lib. arbitrio, 17, n. 33.
22. ’ Inde necesse est ut fiat homo beatus, unde fit bonus» (Epist. 130 - 121, 2, n.3).
23. Epist. 155 - 52, 4, n. l6; Contra JuI., IV, 3, n. 19; De moribus, l, 15, n‘ 25.
24. De civ. Dei, XIX. 24-25; lbid., XIV, 9, n, 6: on y rencontre encore videri, paraître.
25‘ Conlra JuI., IV, 3.
26. De civ. Dei, V, 20.
27. Contra JuI., IV, 3, n. 19.
28. lbid., n. 18, et 28; De civ. Dei, V, 20; Epist. 164 - 99, 2, n. 4; Serm. 285 - 4 Grande
Chartreuse, n. l: « Ipsa est vera et sola dicenda virtus, quæ non militat typho, sed Deo >.
29. De civ. Dei, V, 13: « Minus turpes sunt »; Ibid., 19; Epist. 164 - 99, 2, n. 4. De là
des degrés dans les châtiments futurs: De spir. et 1171.. 28, n. 48; Contra JuI., IV, 3, n. 25;
Enchivz, 111; De civ. Dei, XXI, 16.
30. Contra JuI., IV, 3, n. 30.
262 LA GRACE SOUVERAINE
31. Serm. 349 - de Tempore 52, 2, n. 2 : « Liceat vobis humana charitate diligere
conjuges, diligere filios, diligere amicos vestros, diligere cives vestros. Omnia enim ista
nomina habent necessitudinis vinculum, et gluten quodam modo charitatis. Sed videtis
istam charitatem esse posse et impiorum, id est, Paganorum, Judæorum, haereticorum. ».
Augustin précisera ailleurs que les intentions de ces païens sont sans doute rarement tout
à fait pures : De spir. et litt., 27, n. 48 : « Si discutiantur quo fine fiant [bona opera], vix
inveniuntur quæ justitiæ debitam laudem defensionemque mereantur ».
32. Serm. 141 - de verbis Domini 55, 4, n. 4. Le chemin, c'est le Christ. Voir In Ps. 31, n. 4.
33. De spir. et litt., 27, n. 48: « Quia non usque adeo in anima humana imago Dei
terrenorum affectuum labe detrita est, ut nulla in ea lineamenta extrema remanserint, unde
merito dici possit etiam in ipsa impietate vitæ suæ facere aliqua legis vel sapere ... Sicut
enim non impediunt a vita æterna justum quædam peccata venialia, sine quibus hæc vita
non ducitur : sic ad salutem aeternam nihil prosunt impio aliqua bona opera, sine quibus
difficillime vita cujuslibet pessimi hominis invenitur. »
34. J. Wang Tch'ang Tche, Saint Augustin et les vertus des païens, p. 46-61.
35. De civ. Dei, V, 13, 15, 18 et 12, n. 5 ; Ibid., I, 24, etc. Voir Jansénius, N.L., IV, c. 11 :
il est clair « non virtutem, sed pompaticam quamdam virtutis effigiem loco virtutis apud
eos viguisse ».
36. Contra Jul., IV, 3, n. 26 ; Ibid., n. 17.
DISPENSATION DE LA GRACE DU CHRIST 263
51. Cinquième Provinciale, éd. Cognet, p. 79. Cf. De civ. Dei, XXI, 16: « Nonnunquam
sane apertissima vitia aliis vitiis vincuntur occultis, quæ putantur esse virtutes ». Le terme
‘grâces suffisantes» n'a Pas ici son sens moliniste. Comme Augustin, Pascal considère
qu'en soi tout est grâce: ‘ Natura non putetur gratia; sed et si putetur gratia, ideo putetur
gratia quia et ipsa gratis concessa est» (Serm. 26 - de verbis Apostoli II, 4, n. 4). Et un
peu plus loin, ibid, 8, n. 9: «...illam generalem gratiam qua creatus est homo»
(textes cités par E. Gilson, Introduction p. 191). Quant à la loi -- naturelle ou
mosaïque - il est bien évident qu'elle est aussi un don de Dieu. Néanmoins les catho
liques, pour éviter toute confusion, ont réservé le nom de grâce à cette aide extraordinaire
de Dieu par laquelle quelques-uns sont conduits au salut. Ce sont les Pélagiens qui préten
daient ramener la grâce à la loi et à la nature. « Isti autem asserunt in eo Dei gratiam
deputandam, quod talem hominis instituit creavitque naturam, quæ per propriam voluntatem
legem Dei possit implere, sive naturaliter in corde conscriptam, sive in litteris datam:
eamdem quoque Iegem ad gratiam Dei pertinere, quod illam Deus in adjutorium hominibus
dedit» (Epist. 175 - 90, n. 2). Pascal est si marqué par son modèle qu'il s'attaque aux
jésuites comme s'ils tenaient les thèses mêmes de Pélage.
Sur cet aspect du pélagianisme, voir H. Rondet, Gratia Christi, p. 118-119.
S2. Epist. 194 - 105, 6, n. 27. De civ. Dei, XXII, 22, n. 1. De ’aL et graL, 17, n. 19.
De lib. arbitrio, 111, 19, n. 54: «Illud quod ignorans quisque non recte facit, et quod
recte volens facere non potest, ideo dicuntur peccata, quia de peccato illo liberæ voluntatis
originem ducunt ». Sur les péchés d'ignorance, on pourra se reporter à l’Augustinus, N.L., 11,
c. 2-6; au ch. 3, Jansénius cite l'EpisL 194 - 105: « Et ipsa ignorantia, in eis qui intelligere
noluerunt, sine dubitatione peccatum est; in eis autem qui non potuerunt pœna peccati.
Ergo in utrisque non est justa excusatio, sed justa damnatio ».
53. Contra 114L, V, 3, n. 8: «Sicut cæcitas eordis, quam solus removet illuminator
Deus, et peccatum est, quo in Deum non creditur; et pœna peccati, qua cor superbum digna
animadversione punitur; et causa peccati, cum mali aliquid cæci cordis errore committitur:
266 LA GRACE SOUVERAINE
ita concupiscentia carnis, adversus quam bonus concupiscit spiritus, et peccatum est, quia
inest illi inobedientia contra dominatum mentis; et pœna peccati est, quia reddita est
meritis inobedientis; et causa peccati est defectione consentientis vel contagione nascentis ».
Pascal reprend ces distinctions dans sa Lettre du 1"‘ avril 1648 à Gilberte: « Comme nos
péchés nous retiennent enveloppés parmi les choses corporelles et terrestres, et qu'elles ne
sont pas seulement la peine de nos péchés, mais encore l'occasion d'en faire de nouveaux
et la cause des premiers » (souligné par nous). Pascal parle ensuite d'un ’ aveuglement
charnel et judaïque n. Ce qui peut faire penser à ce qu'Augustin avait écrit quelques lignes
plus haut. « Ista cæcitas fuit in Judæis grandis causa peccati, ut occidcrent Christum ».
Au fr. 962 - 362, Pascal a noté:
Calomnier, hæc est magna cæcitas cordis.
N'en pas voir le mal, hæc est major cœcitas cordis.
54. Quatrième Provinciale, éd. Cognet, p. 67. La citation est tirée de l'Opus imperf.,
I, 106. Pascal l'utilise aussi dans les Ecr. gr., Br., XI, 257: «Les Infidèles n'ont pas
le pouvoir de les accomplir [les préceptes], puisqu'ils les ignorent Et c'est ce qui
a fait dire à saint Augustin: Il est nécessaire et inévitable que ceux qui ignorent la justice
la violent. Necesse est ut peccet a quo ignoratur justitia. Et ailleurs: On peut bien dire
à un homme: Vous persévéreriez si vous le vouliez; mais on ne peut dire en aucune sorte :
Vous croiriez si vous le vouliez les choses dont vous n'avez point ouï parler. » Pascal traduit
ici un passage du De corr. et grat., 7, n. 11; il s'est reporté au texte même, car avant
ces deux citations, il paraphrase, comme Augustin, Romains, X, 7: il est impossible de
connaître l'Evangile sans l'avoir entendu.
Comme la formule de l'Opus imperf. est citée non seulement par Arnauld, dans son
Apologie pour les Saints Pères (Œuvres, XVII, 917), suivie par Pascal dans sa lettre, mais
aussi par Sinnich dans sa Trias (II, 3, 23, p. 181), on peut penser que les saints Pères
évoqués aux côtés d'Augustin sont Prosper d'Aquitaine et Fulgence de Ruspe.
55. Quatrième Provinciale, éd. Cognet, p. 63. ll s'agit là de citations bibliques assez
libres. Mais le retour du thème de l'abandon fait penser à la fin du chapitre I de
Romains. On peut cn voir un commentaire dans le Contra Jul., V, 3, n. 10-13, et Pascal
y fait plus nettement allusion dans les Ecrits sur la grâce: Dieu «a abandonné les
autres à leurs mauvais désirs » (Br., XI, 149).
56. Ed. Cognet, p. 70. Retract., I, 15, n. 3. Cf. Contra Jul., VI, 16, n. 49.
DISPENSATION DE LA GRACE DU CHRIST 267
inclut tout ce que nous faisons sans contrainte, tout notre passé, dans
la mesure où nous-mêmes nous nous sommes faits. Sont volontaires
tous nos actes irréfléchis ou même inconscients, puisqu'ils procèdent
tous de ce dynamisme intérieur qu'est la voluntas augustinienne.
Or cette volonté a été progressivement rendue bonne ou mauvaise
par l'homme lui-même. Chacun est donc responsable de ce qu'il fait,
lucidement ou non, parce qu'il est responsable de ce qu'il est. L'igno
rance du criminel apparaît alors comme le résultat d'une série de
désordres antérieurs commis avec plus de lucidité, et, au-delà de ces
fautes personnelles, d'une obscure participation à la prodigieuse ré
volte du chef de la race. L'ignorance qui vient d'Adam n'est pas totale :
il subsiste des vestiges de la première nature, mais l'expérience
montre que de crimes en crimes un homme peut achever en lui-même
l'anéantissement commencé dans l'Eden. C'est alors qu'apparaissent
ces êtres inconscients, aveugles, sans remords dont le monde n'est pas
avare et que Pascal connaissait bien, comme il le rappelle avec violence
au naïf bonhomme jésuite.
Cette sévérité n'empêche pas les deux écrivains d'affirmer une hié
rarchie dans la culpabilité entre ceux qui commettent le mal sciem
ment ou en négligeant de regarder en face la vérité et ceux qui sont
dans une ignorance totale du caractère criminel de leur conduite.
A ceux qui connaissent les préceptes divins est ôtée l'excuse que les
hommes invoquent habituellement: l'ignorance. Mais ceux-là même qui
ignorent la loi divine ne seront pas sans châtiment. Car ceux qui auront
péché sans la loi périront sans la loi; et ceux qui auront péche‘ sous la
loi seront jugés par la loi [Romains, II, 12]... Le Seigneur dit dans
l'Evangile: Le serviteur qui ignore la volonté de son maître et mérite
des coups par sa conduite n'en recevra qu'un petit nombre; mais le
serviteur qui connaît 1a volonté de son maître et mérite des coups par
sa conduite en recevra un grand nombre [Luc, XII, 48-47]. C'est là qu'il
montre qu'on pèche plus gravement quand on sait que quand on ignore.
Il ne faut pourtant pas se réfugier dans les ténèbres de l'ignorance, pour
y trouver une excuse. Car ne pas savoir est une chose, ne pas vouloir
savoir une autre. C'est bien la volonté qui est blâmée dans ce passage:
Il n'a pas voulu comprendre pour bien agir [Ps. 35, verset 4]. Mais
même si elle concerne non ceux qui ne veulent pas savoir, mais ceux qui
ignorent d'une façon pour ainsi dire absolue, l'ignorance n'excuse pas un
seul homme au point de l'empêcher de brûler dans le feu éternel, même
si la raison de son incroyance est qu'il n'a pas du tout entendu parler
de ce qu'il lui faudrait croire; mais il se peut qu'il soit livré à des
flammes plus douces 57.
57. De grat. et lib. arbitrio, 3. n. 5. Pascal a repris les versets de saint Lue dans la
Quatrième Provinciale, éd. Cognet, p. 64: «Ne suffit-il pas que Jésus-Christ lui-même
nous ait appris qu'il y a deux sortes de pécheurs, dont les uns pèchent avec connaissance,
[et les autres sans connaissance] et qu'ils seront tous châtiés, quoiqu‘à la vérité différem
ment?n. Et dans le fr. 538 - 531: «Celui qui sait la volonté de son maître sera battu
de plus de coups à cause du pouvoir qu'il a par la connaissance ».
268 LA cRAcE SOUVERAINE
Une telle théologie, qui condamne aussi bien les crimes commis par
ignorance que les vertus, jugées apparentes ou neutres, des païens,
n'est au fond que le développement, l'application à des catégories
particulières d'hommes de la théorie augustinienne de la masse de
perdition. Elle frappe aussi ceux des chrétiens qui ont peu à peu oublié
la loi évangélique et se sont aveuglés: ils vont ainsi repoindre la
multitude des délaissés. « 0 Dieu, s'écrie Pascal, qui laissez les pé
cheurs endurcis dans l'usage délicieux et criminel du monde l 6° » Les
plus justes eux-mêmes ne sont jamais assurés de persévérer et peuvent
à tout moment devenir des abandonnés.
Les véritables justes sont des hommes que Dieu a arrachés défi
nitivement à la masse de perdition. Comme toute cette masse est
condamnée avec justice, c'est par miséricorde que Dieu en tire
quelques élus ‘. Ainsi se révèle le second des grands attributs de Dieu
qui permettent d'entrevoir quelques linéaments de la sage conduite
de l'Absolu. Dieu exerce à l'égard de l'humanité sa miséricorde ou sa
justice, « sa miséricorde, si celui qu'on reprend a été discerné de la
masse de perdition par la libéralité de la grâce, et n'est pas du nombre
des vases de colère qui ont été faits pour la perdition, mais du nombre
des vases de miséricorde que Dieu a préparés pour la gloire; sa
justice, si celui qu'on reprend a été condamné avec les premiers,
et non prédestiné avec les autres »2.
La condamnation d'un grand nombre manifeste l'importance de la
chute, le salut de quelques-uns la bienveillance de Dieu :
Des peines éternelles semblent dures et injustes aux pensées de l'homme,
car dans la faiblesse même de ses facultés vouées à la mort, il lui manque
ce sens de la très haute et très pure sagesse qui lui ferait concevoir
la grandeur du crime commis lors de la première prévarication. Plus
en effet l'homme jouissait de Dieu, plus grande fut son iniquité a l'aban
donner et il devint digne d'un mal éternel, celui qui détruisit en lui un
bien qui pouvait être étemel. De là vient la condamnation de la masse
tout entière du genre humain, car le premier qui se rendit coupable de ce
crime fut puni avec sa race, qui était en lui comme dans sa racine, de
telle sorte que personne n'est affranchi de ce châtiment juste et mérité,
si ce n'est par une grâce miséricordieuse et imméritée, et ainsi se partage
le genre humain: en quelques-uns apparaît ce que peut la grâce misé
ricordieuse, dans les autres, une juste vengeance. L'une et l'autre ne
pourraient se montrer en tous, car si tous demeuraient dans les peines
d'une juste condamnation, en aucun n'apparaîtrait la réalité de la ven
geance. Celle-ci renferme beaucoup plus d'hommes que celle-là, pour
que, de la sorte, soit montré ce qui était dû à tous. Et si ce dû était
rendu à tous, personne n'aurait un juste titre à le reprocher à la justice
de celui qui punit: mais si un très grand nombre en sont affranchis, c'est
afin qu'ils rendent les plus grandes actions de grâces pour le don gratuit
qui leur vient du libérateur 3.
3. De civ. Dei, XXI, 12 (trad. Combès, éd. de la Bibl. augustinienne). Cf. Epist. 194 - 105,
2, n. 5 : « Si enim omnis homo liberaretur, utique lateret quid peccato per justitiam debeatur ;
si nemo, quid gratia largiretur»; Contra JuI., IV, c. 8, n. 46; Contra duas epist. Pelag.,
Il, 7, n. 15, etc.
4. On trouve à la fois eruere et discernere dans les Serm. 71 - de verbis Domini 11,
l, n. 3 et Serm. 293 - Viguier 5, n. 8. Pour discemcre, voir encore Cunf., XIII, I4: « Quis
nos, nisi qui venit quærere et salvare quod perierat, ab illa perditionis massa et concretione
discernit ? » ; Epist. 214 - 46, n. 3.
5. Ecr. gr., Br., Xl, 148; cf. p. 151: «indiscrétion discernement». Pascal utilise
aussi les équivalents du latin eruere: « Dieu pouvait avec justice damner toute la masse
entière, et ceux qui naissent encore aujourd'hui sans en être retirés par le baptême n (Ibid.,
p. 135); cf. Comparaison des chrétiens, n. 13: « délivrer de cette masse Elle retire de
la contagion ».
6. Fr. 149 - 430. Cf. fr. 468 - 562.
7. Fr. 460 - 584.
270 LA GRACE SOUVERAINE
8. Fragment d'une Lettre de Pascal (juin 1657): Br. minor, p. 246. Pascal fait allusion
au Traité 111 sur saint Jean, n. 5: « Quia justus es, ideo te non cognovit. Mundus quippe
ille damnationi prædestinatus merito non cognovit: mundus vero quem per Christum
reconciliavit sibi, non merito, sed gratia cognovit. Quid est enim cum cognoscere, nisi
vita æterna?n. Voir aussi la Lettre du l" avril 1648 à Gilberte: « dans la captivité
même où sa justice nous a réduits »
9. Ecr. gr., Br., XI, 136. Voir Ibid., 138: «On voit que Dieu a une volonté absolue
de sauver ceux qui sont sauvés et une volonté conditionnelle et par prévision de damner
les damnés; et que le salut provient de la volonté de Dieu, et la damnation de la volonté
des hommes ». Ibid., 271.
l0. Voir par ex. De corr. et grat., 13, n. 42: «Hi vero qui non pertinent ad hunc
prædestinatorum numerum pro meritis rectissime judicantur. Aut enim jacent sub
peccato, quod originaliter generatione traxerunt ..., aut per liberum arbitrium alia insuper
addiderunt»; Enchir., 99: « Nliseretur scilicet magna bonitate, obdnrat nulla iniquitate ;
ut nec liberatus de suis meritis glorietur; nec damnatus nisi de suis meritis oonqueratur»:
De dono pers., 8, n. 19.
_, , _ _ _ ___mr
DISPENSATION m; LA GRACE DU cmusr 271
non les autres, on lui répondra avec saint Paul : O homme, qui es-tu
pour discuter avec Dieu [Romains, IX, 20] ? ou encore : O profondeur
de la richesse, de la sagesse et de la science de Dieu! Que ses décrets
sont insondables et ses voies incompréhensibles ! Qui en effet a jamais
connu la pensée du Seigneur [Romains, XI, 33-34] ? et on affirmera
que ce discernement s'opère en vertu d'« un jugement caché, mais
parfaitement juste de Dieu». Quiconque a seulement feuilleté les
œuvres antipélagiennes d'Augustin sait avec quelle fréquence re
viennent ces formules. Quant à comprendre, écrit-il par exemple,
pourquoi le don de la foi n'est pas accordé à tous,
C'est là une question qui ne doit pas troubler le fidèle, lui qui croit que le
péché d'un seul homme a entraîné la condamnation de tous, et une
condamnation si indubitablement, si parfaitement juste, qu'on n'aurait
pas le droit d'élever contre Dieu la moindre critique, alors même que
personne n'en serait délivré. C'est donc certainement par une grâce
insigne qu'un très grand nombre d'hommes en obtiennent délivrance,
et ils peuvent reconnaître, en regardant ceux qui ne sont pas délivrés,
quel sort ils méritaient eux-mêmes; ainsi, que celui qui se glorifie, ne se
glorifie pas de ses mérites, qu'il voit pareils aux mérites de ceux qui sont
condamnés, mais qu'il se glorifie dans le Seigneur! Et si l'on demande
pourquoi le Seigneur délivre celui-ci plutôt que celui-là, je réponds:
Impénétrables sont ses jugements et incompréhensibles ses voies. Il est
préférable d'écouter ici ou de dire cette parole: Qui es-tu, ô homme, pour
discuter avec Dieu? plutôt que d'oser expliquer, comme si on en avait
l'intelligence, un dessein que Dieu a voulu tenir caché, lui qui d'ailleurs
ne saurait rien vouloir d'injuste U.
secret et juste Saint Augustin allègue la raison pour laquelle ils quittent, et dit
très clairement qu'ils quittent, pour ce qu'ils ont été laissés à leur franc arbitre Et pour
quelle cause quittent-ils, grand Augustin ? Saint Aug. n'apporte pas la cause pour laquelle
Dieu nous quitte, quand nous l'avons quitte‘, mais la cause pour laquelle nous le quittons,
avant qu'il nous quitte». Or Pascal parle lui aussi de la netteté augustinienne, ajoute:
« Mais si l'on demande pourquoi il quitte, il en donne pour raison, Cur ils ont été aban
donnés à leur libéral arbitre » et conserve le jeu quitte - sont quittes (p. 189).
16.Enchir., 95: «Tunc non latebit quod nunc latet, cum de duobus parvulis unus
essct assumendus per misericordiam, alius per judicium relinquendus ».
17. Fr. 896 - 390. Voir la seconde partie du fr. 131-434: elle met en pratique ce
programme, qui semble issu de l'EHC/iiridion (c. 99): ‘ O homo, ’’ quis es, qui respondeas
Deo ? Hoc loco enim quidam stulti putant Apostolum in rcsponsione defecisse Sed
magnum habet pondus quod dictum est, O homo tu quis vs? Et in talibus quæstionibus
ad suæ capacitatis considerationem rcvocat hominem ».
18. l Tim., II, 4.
19. Telle est l'idée d'A. Michel. art. « Volonté de Dieu », in Dictionnaire de théologie
catholique, col. 3356-3374. Il cite à l'appui de sa thèse De spir. et litL (412), n. 58; De
catech. rurlibus (400), 26, n. 52 (texte particulièrement net).
20.103: « dum tamen credere non cogamur aliquid omnipotentem Deum voluisse
fieri, [actuinque non esse; qui sine ullis ambiguitatibus, si in cœlu cl in terra, sicut
cum Veritas cantat, omnia quæcumque volait fecit [Ps. 113, verset ll], profecto facere
noluit quodcumque non fecit.» Cf. Epist. 217 - 107, 6, n. 19: Augustin y cite l'argument
qui gênait le plus ses adversaires, persuadés comme lui que les enfants non baptisés
étaient perdus: la damnation des petits enfants, avant même qu'ils aient pu mériter ou
déméritcr, fait-elle échec à la volonté divine ? Voir aussi Epist. 149 - 6, 2, n. 22.
2l. De corr. et graL, 14, n. 44.
DISPENSATION DE LA GRACE nu CHRIST 273
de tout savoir, de tout sexe, de tous âges 22 ; ou bien tous est employé
ici au sens de beaucoup U.
Pascal a conservé trois de ces solutions. « Il plaît à Dieu de choisir,
élire et discerner de cette masse également corrompue, et où il ne
voyait que de mauvais mérites, un nombre d'hommes de tout sexe,
âges, conditions, complexions, de tous les pays, de tous les temps,
et enfin de toutes sortes »2‘. Le disciple de saint Augustin poursuit:
« Les élus de Dieu font une universalité, qui est tantôt appelée monde
parce qu'ils sont répandus dans tout le monde, tantôt tous, parce
qu'ils font une totalité, tantôt plusieurs, parce qu'ils sont peu à pro-
portion de la totalité des délaissés » 75.
De tels efforts pour restreindre la portée d'un texte gênant
montrent bien qu'aux yeux d'Augustin et de Pascal, Dieu ne veut plus
le salut de tous les hommes, mais seulement celui des prédestinés.
Qu'en résulte-t-il pour la dispensation de la grâce?
Aux molinistes, qui soutenaient que Dieu propose son aide à tous
les hommes, Pascal et ses amis ont toujours opposé la doctrine de
saint Augustin, aux yeux de qui la grâce n'est pas donnée à tous.
Port-Royal revient sans cesse à cette Lettre 217-107 à Vital, où Augustin
a ramené à douze affirmations particulièrement nettes la foi catho
lique dans le domaine de la grâce. Trois de ces propositions résument
bien la pensée augustinienne sur la dispensation actuelle de la grâce :
5°
« 4°Nous
Noussavons
savonsqu'à
queceux qui la n'est
[la grâce] reçoivent elle estàdonnée
pas donnée tous lespar la misé
hommes
22. Enchin, 103: «Ut omnes homines omne genus humanum intelligamus per quas
cumque differentias distributum, reges, privatos, nobiies, ignobiles, sublimes, humiles,
doctos, indoctos. integri corporis, dcbiles, ingeniosos, tardicordes, fatuos, divites, pauperes,
médiocres, mares, feminas, infantes, pueros, adolescentes, juvenes, seniores, senes; in
linguis omnibus, in moribus omnibus, in artibus omnibus, in professionibus omnibus, in
voluntatum et conscientiarum varietate innumerabili constitutos, et si quid aliud differen
tiarum est in hominibus ».
23. Contra JuI., IV, 8, n. 42 et 44.
24. Ecr. gr., Br., XI, 148.
25. 1bid., p. 148-149. Cf. fr. 571-775: « Il y a hérésie à expliquer toujours, omnes, de
tous Il faut donc suivre les Pères et la tradition ».
26. 5, n. 16. Cf. De dono purs, 8, n. 16; De civ. Dei, XXI, 12; Enchin, 27.
411. -
274 LA GRACE SOUVERAINE
27. Ed. Cognet, p. 8-9. M. l'abbé Cognet donne en note des références à Arnauld, à
Jansénius, etc. et souligne avec raison que «ce tcxte est devenu un lieu commun de la
défense janséniste ». Voir encore Bourzeis, Lettre à un abbé, ch. l, p. ll.
28. Lettre sur la mort, Br. minor, p. 104.
29.Ecr. gr., Br., XI, 232. Pascal cite encore l'Epist. 217-107, à Vital, 4, n. 14.
La mention (Aug. 571) renvoie à Sinnich, Trias ..., p. 571 (IV, c. 4, art. 3), comme l'a vu
Brunschvicg.
30. Ecr. gr., Br., XI, p. 222-226. Pascal y rappelle avec raison que le molinisme est
abattu d'avance tout au long des traités De corr. et grat. et De dono persev.
3L Ecr. gr., Br., Xl, 137 - 136; lbid., p. 189. Pascal écrit le 5 novembre 1656 à Charlotte
de Roannez qu'il est plein de respect pour les grands chrétiens qu'il a rencontrés, pour
«ceux qu'il [Dieu] semble avoir choisis pour ses élus» (souligné par nous).
32, De corr. et gmL, 7, n. 14 (voir n. 13 et 16); lbid., 9, n. 21-22; De prædesL, 16, n. 32.
DISPENSATION DE LA GRACE DU CHRIST 275
c) LE MYSTÈRE DE LA PERSÉVÉRANCE
loco ait Propheta, lncbriabuntur ab ubertate domus tuae, et torrente voluplatis tune potabis
eos [Ps. 35, verset 9] » (Serm. 32 - de diversis 20, 6, n. 6). Voir ln Ps. 45, n. 8.
L'idée que la lumière de la grâce peut se retirer de l'homme est fréquemment déve
loppée par saint Augustin (par ex. In Job, 37; P.L,, 34, 870-871). Mais il reste à préciser
à quel passage de l'Ecriture Pascal fait allusion.
43. Lettre du 5 novembre 1648 à Gilberte.
44. Ecr. gr., Br., XI, 163-164. Le texte du De nat. et grat. est cité en latin p. l22-l23.
puis traduit p. 164-165 et plus longuement p. 174-l75. La Trias cite une partie seulement
du passage: II, c. 3, art. 20, p. 177 (donné par Brunschvicg).
Mais comme Pascal continue, ou bien il a pris directement sa citation à l'original,
ou bien il s'y est reporté.
Le chap. 10 du De perf. jusL, n. 21, est cité en latin p. l20-l2l, puis traduit p. 165,
et plus longuement p. 174-175. Brunschvicg donne des références à la Trias pour plusieurs
bribes de ce texte (II, 3, 20, p. 177; II, 7, 10, p. 273). En fait Pascal s'est tout simplement
reporté a son Saint Augustin, où il a copié certains passages et résumé en français les
autres, en conservant l'ordre du texte.
Pascal traduit p. l76-l77 le n. 22 de ce même chapitre l0. Brunschvicg signale qu'il
se trouve dans la Trias, ll, 7, 10, p. 272. Pascal note par erreur: «Mug. de perf. JusL,
c. 20) ».
45. Pascal étudie cette proposition du concile dans la plus grande partie de ses Ecrits
sur la grâce, p. 156-295.
Sur l'évidente hostilité de l'œuvre augustinienne au molinisme, voir p. l63:
Ces paroles: Les commandements ne sont pas impossibles aux justes, étant
prises de saint Augustin, qui est cité à la marge du Concile, on ne doit pas penser
qu'elles y aient été employées dans un sens contraire à celui de saint Augustin;
7 7 î" m’ \L__
DISPENSATION DE LA GRACE DU CHRIST 277
Les luthériens soutenaient formellement que les actions des justes, même
faites par la charité, sont nécessairement toujours des péchés, et que
la concupiscence, qui règne toujours en cette vie, ruine si fort l'effet de
la charité que, quelque justes que soient les hommes et par quelque
mouvements de la charité qu'ils agissent, la convoitise y a toujours tant
de part, que non seulenent ils n'accomplissent pas les préceptes, mais
qu'ils les violent, et qu'ainsi ils sont absolument incapables de les obser
ver, de quelque grâce qu'ils soient secourus, vous jugerez sans doute
qu'il était nécessaire que le Concile prononçât contre une erreur si
insupportable 46.
car il n'a rapporté ces paroles que pour rapporter son sens, puisqu'autrement
ce serait agir de mauvaise foi.
Or, que saint Augustin ait jamais entendu autre chose par ces paroles, toutes
les fois qu'il en a usé, sinon ce que fait le Concile en cet endroit ; il ne faut
qu'avoir jeté les ycux dans ses ouvrages pour en être éclairci. Je crois qu'il ne
l'a presque jamais dit sans l'avoir expliqué de la sorte ; c'est-à-dire que les comman
dements ne sont pas impossibles à la Charité et qu'ils sont impossibles sans la
Charité ; et que la seule raison pour laquelle ils sont donnés, est pour faire
connaître le besoin qu'on a de recevoir de Dieu cette Charité.
Le Concile, dans le chapitre 11 de sa session VI, cite en effet De nat. et grat., 43,
n. 50 : « Non igitur Deus impossibilia jubet : sed jubendo admonet, et facere quod possis,
et petere quod non possis ». Pascal a copié en latin ou résumé en français p. 122 les
chapitres 42 et 43 du De nat. et grat.
46. Ecr. gr., Br., XI, p. 157-158 ; cf. p. 295 : « Apprenons donc par cette doctrine si
pure, à défendre tout ensemble la puissance de la nature contre les luthériens, et l'impuis
sance de la nature contre les pélagiens ... et ne pensons pas qu'il suffise de fuir une de
ces erreurs pour être dans la vérité ». Cette affirmation constitue le soubassement de
nombreux développements de l'Apologie : fr. 119 - 423, 208 - 435, 354 - 524 : « Il n'y a point
de doctrine plus propre à l'homme que celle-là qui l'instruit de sa double capacité de recevoir
et de perdre la grâce à cause du double péril où il est toujours exposé de désespoir ou
d'orgueil ». Pascal rapproche à plusieurs reprises les luthériens et les manichéens : Ecr. gr.
p. 269, 279 et 280 : « Il est donc hors de doute que tout ce que les Luthériens ont dit
de la concupiscence était dit mille ans avant leur naissance, par ces anciens hérétiques,
de cette mauvaise nature ». Voir p. 282.
47. Ecr. gr., p. 244; voir tout le fragment : p. 243-261. Les railleries de Pascal dans
la Première Provinciale (éd. Cognet, p. 10-12 et 19-20) sur le terme de « prochain » ont
disparu dans les Ecrits sur la grâce, qui sont donc postérieurs : voir p. 180-186, 219, etc.
On trouve aussi « plein pouvoir », p. 252.
48. Fr. 119 - 423,
278 LA GRACE SOUVERAINE
Il ne s'agit pas ici de ces justes que sont pour un temps les appe
lés, car l'évêque l'Hippone a maintes fois affirmé leur chute et il était
impossible qu'il n'y insistât pas. Il est donc clair que Pascal songe à
ces élus, auxquels, comme à saint Pierre, Dieu a ôté pour un temps
sa grâce. On sait qu'Arnauld avait été vivement critiqué pour avoir
soutenu « que saint Augustin dit, en un endroit qu'il cite : Que Jésus
Christ nous montre un juste en la personne de saint Pierre, qui nous
instruit par sa chute de fuir la présomption » 52. Pascal, qui reproduit
cette proposition dans sa Troisième Provinciale, poursuit :
Il en rapporte un autre [passage] du même Père, qui dit: Que Dieu,
pour montrer que sans la grâce on ne peut rien, a laissé saint Pierre sans
grâce. Il en donne un autre de saint Chrysostome, qui dit: Que la chute
de saint Pierre n'arriva pas pour avoir été froid envers Jésus-Christ, mais
49. La citation se trouve dans Ecr. gr., p. 254; l'argumentation, p. 2511261 et 163.
50. Ecr. gr., p. 285.
5l. Fr. 930-513. lzfuma (II, 182) renvoie au De pecc. meritis, II, 17, traduit par
Pascal dans les Ecr. gr., p. 109, et retraduit page 207. Ce passage provient de la Trias,
dont Pascal indique la page (Trias, I, 6, 9, p. 112). Voir aussi Ecr. gr., p. 235. Mais ce
texte ne semble viser que les fautes légères, vénielles des justes; de même qu'un autre
passage du même traité (De pecc. mer., II, 19), traduit par Pascal p. 109-110, retraduit
p. 208 et mentionné p. 235 comme provenant de la Trias (I, 6, 9, p. ll3). En fait, il
s'agit, comme nous allons le voir, du 2° sermon De symbole ad catecllunlcnos.
52. Voir Troisième Provinciale, éd. Cognet, p. 41-42, où l'on trouvera tous les détails
souhaitables. La citation provient du 2° sermon De symbole ad catechumenos, 6, n. 15
(P.L. 40, 646): « In Petro demonstrans non in se quemquam justum debere præsumere ».
Comme le rappelle M. l'abbé Cognet, « l'attribution de ce sermon à saint Augustin est
considérée comme fort douteuse depuis l'édition des bénédictins, mais cette édition (l679
1700) est postérieure aux factums d'Arnauld ». ll ajoute que la traduction est sans doute
de Pascal lui-même.
DISPENSATION nE LA cnncE nu cHnrsr 279
parce que la grâce lui manqua; et qu'elle n'arriva pas tant par sa négli
gence que par l'abandon de Dieu, pour apprendre à toute l'Eglise que sans
Dieu l'on ne peut rien. Ensuite de quoi il rapporte sa proposition accusée,
qui est celle-ci: Les Pères nous montrent un juste en la personne de
saint Pierre, à qui la grâce, sans laquelle on ne peut rien, a manqué.
C'est sur cela qu'on essaie en vain de remarquer comment il se peut faire
que l'expression de M. Arnauld soit autant différente de celles des Pères
que la vérité l'est de l'erreur, et la foi de l'hérésie: car où en pourrait-on
trouver la différence ? Seraitce en ce qu'il dit: Que les Pères nous mon
trent un juste en la personne de saint Pierre? Saint Augustin l'a dit
en mots propres. Est-ce en ce qu'il dit: Que la grâce lui a manqué?
Mais le même saint Augustin qui dit, que saint Pierre était juste, dit qu'il
n'avait pas eu la grâce en cette rencontre. Est-ce en ce qu'il dit: Que
sans la grâce on ne peut rien? Mais n'estce pas ce que saint Augustin
dit au même endroit, et ce que saint Chrysostome même avait dit avant
lui, avec cette seule différence, qu'il l'exprime d'une manière bien plus
forte, comme en ce qu'il dit : Que sa chute n'arriva pas par sa froideur, ni
Ëar s; Jnégligence, mais par le défaut de la grâce, et par l'abandon de
zeu .
On conçoit que la bataille ait fait rage sur cette proposition d'Ar
nauld, qui s'appuyait sur un texte douteux d'Augustin et sur un seul
autre passage. Et l'on comprend que Pascal, qui ne trouvait que ce
seul passage, ait écrit dans le fragment 930-513 que c'est un hasard si
l'évêque d'Hippone a soutenu formellement la proposition incriminée,
mais que toute sa théologie de la grâce y conduit logiquement.
Si les ennemis de Port-Royal s'acharnaient contre cette proposition
extraite d'Arnauld, c'est qu'il existait à leurs yeux un lien évident entre
elle et la première des cinq propositions reprochées à Jansénius:
« Quelques commandements de Dieu sont impossibles aux justes qui
veulent et s'efforcent selon les forces qu'ils ont présentes; la grâce
par laquelle ils leur seraient rendus possibles leur manque à eux
aussi »5‘. Cette formule présentait pour un augustinien des ambiguï
tés: Que signifiait ici le terme « possible », eu égard aux définitions
si diverses qu'on peut en donner, comme le rappelle la Première
Provinciale ? Comme Jansénius et Arnauld 55, Pascal reconnaissait aux
justes différents pouvoirs de pratiquer les commandements: le pre
mier procède de la puissance naturelle du libre arbitre ; le second, de
la grâce habituelle qui consiste en un état présent, mais n'assure
pas à elle seule la persévérance sans un secours actuel ; le troisième,
de ces grâces simplement excitantes que Dieu a voulues trop faibles
pour qu'elles triomphent des concupiscences déchaînées et qu'il
donne selon son bon plaisir, soit pour disposer ensuite à des secours
53. La seconde citation donnée par Pascal provient du Sermon douteux 79 - de Tempore
124, n. l; ‘ Quid est homo sine gratia Dei, nisi quod fuit Petrus cum negaret Christum;
et nisi quod ait Propheta: Omnis caro fenum [lsaïe, XL, 6]? Et ideo beatum Petrum
paululum Dominus subdeseruit ut in illo tatum humanum genus posset agnoscere, nihil
se sine Dei gratia praevalere, et ut Ecclesiæ rectori futuro ignoscendi peccantibus quædam
regula poneretur » (citation soulignée). L'édition de lnuvain considérait déjà comme douteuse
l'attribution à saint Augustin de ce sermon.
54. « Aliqua Dei præcepta hominibus justis volentibus et conantibus, secundum præscntes
quas habent vires, sunt impossibilia: deest quoque illis gratia, qua possibilia fiant»
(H. Denzinger, Enchiridion symboloritm, Fribourg, 1955, p. 360, n. 1092: 31 mai 1653).
55. Voir J. Laporte, La doctrine de la grâce, p. 409-410, n. 12; Jansénius, Aitgustinus,
t. III, l. 3.
‘æîgj _- -
280 LA GRACE SOUVERAINE
Ce sont ceux que Dieu a prédestinés qu'il appelle, je veux parler de cet
appel dont il a été dit : Les dons de Dieu et son appel sont sans repentance
[Romains_, VIII, 30; XI, 29]. Et cet appel-là, un homme ne peut jamais
affirmer avec certitude d'aucun homme qu'il en a été l'objet, avant que
celui-ci soit sorti de ce monde: car tant que dure la tentation qu'est la vie
humaine sur la terre [Job, VII, 1], celui qui se flatte d'être debout doit
prendre garde de tomber [1 Cor., X, 12]. Dieu a voulu en sa très pré
voyante sagesse, nous l'avons dit plus haut, que ceux qui ne doivent pas
persévérer soient mêlés a ceux qui persévéreront, afin de nous apprendre
à n'avoir pas de pensées d'orgueil, mais à nous laisser attirer par ce qui
est humble [Romains XII, 16], et pour que nous travaillions à notre
propre salut avec crainte et tremblement 60.
Il faut œuvrer non seulement pour soi, mais pour tous ceux que
nous croisons dans la vie. Car
tous les hommes du monde sont obligés de croire, mais d'une croyance
mêlée de crainte et qui n'est pas accompagnée de certitude, qu'ils sont
de ce petit nombre d'élus que Jésus-Christ veut sauver, et de ne juger
jamais d'aucun des hommes qui vivent sur la terre, quelque méchants
et impies qu'ils soient, tant qu'il leur reste un moment de vie, qu'ils
ne sont pas du nombre des prédestinés laissant dans le secret impéné
trable de Dieu le discernement des élus d'avec les réprouvés. Ce qui les
oblige de faire pour eux ce qui peut contribuer à leur salut 62.
Lie’ -
282 LA GRACE SOUVERAINE
Il suffit d'avoir lu Pascal d'un peu près pour comprendre que cette
théologie fut toujours au cœur de sa vie. S'il a maintes fois évoqué
les douceurs de la grâce et la joie qu'elle procure, il sait qu'« il n'y
a point de juste qui ne puisse à toute heure tomber » ‘é. C'est pourquoi
même une longue vie de foi vive ne peut donner que l'espoir du salut.
Il est certain que les grâces que Dieu fait en cette vie sont la mesure de
la gloire qu'il prépare en l'autre.. Aussi, quand je prévois la fin et le
couronnement de son ouvrage par les commencements qui en paraissent
dans les personnes de piété, j'entre en une vénération qui me transit de
respect envers ceux qu'il semble avoir choisis pour ses élus. Je vous
avoue qu'il me semble que je les vois déjà dans un de ces trônes où
ceux qui auront tout quitté jugeront le monde avec Jésus-Christ selon
la promesse qu'il en a faite [Matth., XIX, 28]. Mais, quand je viens à
penser que ces mêmes personnes peuvent tomber, et être au contraire
au nombre malheureux des jugés, et qu'il y en aura tant qui tomberont
de leur gloire, et qui laisseront prendre à d'autres par leur négligence
la couronne que Dieu leur avait offerte, je ne puis souffrir cette pensée;
et l'effroi que j'aurais de les voir en cet état éternel de misère, après les
avoir imaginés avec tant de raison dans l'autre état, me fait détourner
l'esprit de cette idée, et revenir à Dieu pour le prier de ne pas abandonner
les faibles créatures qu'il s'est acquises, et à lui dire pour les deux
personnes que vous savez ce que l'Eglise dit aujourd'hui avec saint Paul
[Pllil., I, 6] : « Seigneur, achcvez volts-même l'ouvrage que vous-même avez
commencé. n Saint Paul se considérait souvent en ces deux états, et c'est
ce qui lui fait dire ailleurs [ 1 Cor., IX, 27]: « Je châtie mon corps, de
peur que moi-même, qui convertis tant de peuples, je ne devienne ré<
prouvé » Je finis donc par ces paroles de Job [XXXL 23] : « J'ai toujours
craint le Seigneur comme les flots d'une mer furieuse et enflée pour
64. Ecr. gr., p. 241. On aura reconnu au passage la proposition si controversée d'Amauld
sur l'abandon de saint Pierre. Pascal fait allusion à tout le contexte d'où elle fut extraite:
« lbi [in cruce] statim illum latronem fecit confessorem, ut per eum impiorum restauraret
ruinam. Videte redemptum quem diabolus possederat homicidam: vidcte Dominum et in
ipsa morte miracula facientem. Tunc latro confitebatur, quando Petrus turbabatur; tunc
iste agnovit, quando ille negavit. Sed numquid quia Dominus acquisivit latronem, Petrum
perdidit negatorem? Absit. Absit. Agebat mysterium qui fundebat pretium, in Petro
demonstrans non in se quemquam justum debere præsumere; in latrone, nullum impium
conversum posse perire. Timeat bonus. ne pereat per superbiam » (Z» sermon De symbolo
ud cutechumenos, 6, n. 15; P.L., 40, 646).
La mention de David par Pascal est ici d'autant mieux venue que ce roi, comme
saint Pierre, est un de ces élus que Dieu abandonna pour un temps, le temps de l'adultère
avec Bethsabée: « Per medicinalcm providentiam paululum desertus est a rectore, ne per
exitialem superbiam desereret ipse rectorem» (De continentia, 14, n. 30).
65. Ecr. gr., p, 241 (souligné par nous). Cf. fr. 378 - 470: ‘La conversion véritable
consiste a s'anéantir devant cet être universel qu'on a irrité tant de fois et qui peut vous
perdre légitimement à toute heure, a reconnaître qu'on ne peut rien sans lui et qu'on
n'a rien mérité de lui que sa disgrâce ».
DISPENSATION DE LA GRACE DU CHRIST 283
66. Lettre 5 à Ch. de Roannez (5 nov. 1656). Cf. Maladies, 8. où Pascal demande a
r faire pénitence des fautes qui se commettent tous les jours, et qui même sont ordinaires
aux plus justes, de sorte que leur vie doit être une pénitence continuelle. sans laquelle
ils sont en danger de déchoir de leur justice ».
67. Lettre du 5 novembre 1648 à Gilberte,
68. Fragment d'une Lettre (vers juin 1657), Br. minor, p. 246.
69. Br., X1, p. 188-190 et 202-204. Nous aurons à analyser bientôt ces pages. Citons
simplement ici l'une d'entre elles: Saint Augustin « ne se contredit pas, lorsqu'ayant établi
par tous ces principes. que la grâce est tellement efficace et nécessaire que l'homme ne
quitte jamais Dieu, si Dieu ne le laisse auparavant sans secours, puisque tant qu'il lui
plaît de le retenir, l'homme ne s'en sépare jamais, il ne laisse pas de dire en quelques
endroits que Dieu ne quitte point le juste que le juste ne l'ait quitté. parce que ces
deux choses subsistent ensemble à cause de leurs différents sens » (p. 188). De là, à côté
des versets où Pascal craint d'être abandonné, ceux où il confesse avoir abandonné ou
ne veut plus abandonner:
Dereliquerunt me
Je m'en suis séparé, je l'ai fui, renoncé. crucifié...
en 1661, «il ne dit autre chose, sinon: « Dieu nous fasse la grâce
de mourir ainsi chrétiennement ». Et dans la suite il ne nous parlait
que des grâces que Dieu avait faites à ma sœur durant sa vie et des
circonstances et du temps de sa mort; et puis élevant son cœur au
ciel où il la croyait bienheureuse, il nous disait avec quelque trans
port: « Bienheureux ceux qui meurent et qui meurent ainsi au
Seigneur »32. Enfin, quand approcha sa propre fin, le grand savant
« reçut le saint viatique et l'extrême-onction avec des sentiments si
tendres qu'il en venait des larmes. Il répondit à tout et remercia
même à la fin M. le Curé, et, lorsqu'il le bénit avec le Saint Sacrement,
il dit: « Que Dieu ne m’abandonne jamais!» qui furent comme ses
dernières paroles »73. Jusqu'au bout, la vie de Pascal fut donc domi
née par le sentiment de l'heureuse dépendance de l'homme par rapport
à la grâce, que Dieu donne et enlève à qui il veut.
Convaincu lui-même du mystère impénétrable de la prédestination,
Pascal se heurtait à un délicat problème : comment parler aux autres
de cet abîme sans les rebuter ? L'évêque d'Hippone avait déjà été
violemment critiqué de son temps, non seulement à cause de sa doc
trine, mais encore parce qu'il l'exposait en public. Aussi a-t-il consacré
toute la seconde partie du Don de la persévérance aux questions que
pose l'enseignement de la prédestination. Il soutient d'abord que cette
vérité n'a pas lieu d'être tue, que le Christ et saint Paul l'ont procla
mée, qu'elle seule rend véritablement humble, qu'elle est liée directe
ment à la gratuité de la grâce et se situe par conséquent au cœur de
l'Evangile chrétien, qu'elle a toujours été enseignée dans l'Eglise
(chapitres 14 à 21). Mais cette fermeté ne l'empêche pas d'exhorter
ses disciples à se servir de formules « qui secouent la paresse
humaine » au lieu de l'encourager 7‘. Au lieu de parler brutalement
du décret divin, on partira de l'homme ; on l'exhortera à faire effort
et on lui rappellera sans cesse que toutes ses réussites sont des dons
de Dieu, afin qu'il ne s’enorgueillisse pas. Si l'on doit évoquer le sort
des délaissés, on le fera en parlant d'autres groupes que de celui
auquel on s'adresse 75. Enfin, on attirera souvent l'attention des audi
teurs sur les prières de l'Eglise, qui prouvent à elles seules la prédes
tination 7°. Comme Pascal connaît bien ce traité et en a appliqué les
conseils dans son Apologie, où ils s'imposaient, il serait tout à fait
vain de faire état du caractère nuancé, flexible de certaines formules
qui s'y rencontrent pour imaginer une quelconque évolution de l'écri
vain sur ce point de sa théologie".
Dieu donc veut le salut de certains et les discerne de la masse de
boue où il a abandonné l'humanité qui l'avait abandonné. Ce discer
72. Vie de Pascal par sa sœur (Laf., III, 39). Le temps de cette mort désigne sans
doute la jeunesse de Jacqueline, enlevée la veille de son trente-sixième anniversaire. Tout
le chapitre 14 du De praedesL célèbre la disparition prématurée des justes comme un
bienfait de Dieu.
73. Vie par sa sœur (Laf., III, 47: souligné par nous).
74. De dono pers, 22, n. 57.
75. Ibid., n. 58-62.
76. Ibid., c. 23.
77. Voir par ex. le dernier paragraphe du fr. 427 - 194.
DISPENSATION DE LA GRACE Du CHRIST 285
nement est l'effet d'une décision juste, mais impénétrable, qui ne tient
aucun compte des prétendus mérites humains, comme l'atteste en
particulier le salut des petits enfants qui meurent aussitôt après leur
baptême. « Que fassent silence les mérites humains, qui ont péri par
la faute d'Adam ; et que règne la grâce souveraine de notre Seigneur
Jésus-Christ l 7‘ ».
3. La grâce du Christ
a) LA GRACE NOUVELLE
1. Fr. 226 - 523. Reprise pure et simple du De gratia Christi et pecc. orig., 24, n. 28:
« In causa duorum hominum, quorum per unum venumdati sumus sub peccato per alterum
redimimur a peccatis proprie fides christiana consistit. » Cf. fr. 448 - 559: « La religion
chrétienne consiste proprement au mystère du Rédempteur qui a retiré les hommes de
la corruption du péché pour les réconcilier à Dieu ».
2. I-‘r. 427 - 194.
3. Fr. 149 - 430. Cf. 205 - 489.
4. Fr. 919 - 553. C1. Opus impurl., Il, 193 et 196.
5. De corr. et grat., 10, n. 27.
-‘ËÎË; -
286 LA GRACE SOUVERAINE
tel que la persévérance elle-même leur est donnée: ce n'est pas seule
ment un don sans lequel ils ne peuvent être persévérants, mais encore
un don par lequel ils ne sont que persévérants. En elfet, le Christ n'a
pas seulement dit: Sans moi vous ne pouvez rien faire; il a dit aussi:
Ce n'est pas vous qui m'avez choisi: c'est moi qui vous ai choisis, et
je vous ai établis pour que vous alliez et que vous portiez du fruit, et
que votre fruit demeure [Jean, XV, 5, 16]. Ces paroles montrent qu'il ne
leur a pas donné seulement la justice, mais encore la persévérance dans
la justice. Il les établit pour qu'ils aillent et portent du fruit, et que ce
fruit demeure: qui pourrait se permettre de dire: Ce fruit ne demeurera
pas ? ou de dire: Ce fruit ne demeurera peut-être pas? Sans repentance
sont les dons et l'appel de Dieu [Romains XI, 29]’.
Älî
288 LA GRACE SOUVERAINE
- deliciæ meæ esse cum filiis hominum - effundam spiritum meum super omnem carnem,
etc. dii estis ».
Cf. fr. 239-510; 231-511; 149-430. Cette foi en la divinisation de l'homme est
d'ailleurs traditionnelle. Si elle est en particulier honneur chez les orthodoxes, elle n'a
jamais été oubliée en Occident: Thomas d'Aquin, Snmma Tlmol0giau, la lIae, qu. 110,
art. 3-4; qu. 112, art. 1 ; qu. 113, art. 9; qu. 114, art. 3, etc. Elle s'appuie sur de nombreux
textes bibliques, par ex. 2 Pierre, I, 4: « malin que vous deveniez participants de 1a
nature divine ».
15.1'-'r. 271 - 545, souvenir du De pecc. meritis, I, 26, n. 39: « Jesum Christum non
aliam ob causam in carne venisse, ac forma servi accepta factum obedientem usque ad
mortem
vivificaret,crucis [Phil.,
salvos 11, liberaret,
faceret. 7-8], nisi redimeret,
ut hac dispensatione
illuminaret, misericordissimæ gratiæ
qui prius fuissent omnes
in peccatorum
morte, languoribus, servitute, captivitate, tenebris constituti, sub potestate diaboli principis
peccatorum ».
16. Fr. 149 - 430 (souligné par nous). Cf. 205 - 489; 446 - 586; 595 - 450.
17. Abrégé de la vie de Jésus-Christ, prologue (Br. XI, 7).
DISPENSATION DE LA GRACE DU CHRIST 289
rédemption du Christ: « Omnes homines vult Deus salvos fieri Sicut illud quod dictum
est, Omnes in Christo vivificabuntur [I Cor., XV, 22], cum tam multi æterna morte
puniantur, ideo dictum est, quia omnes quicumque vitam æternam percipiunt, non perci
piunt nisi in Christo» (6, n. 19).
24. Dix-septième Provinciale, éd. Cognet, p. 334, 338, etc.
25. Ecr. gr., Br., XI, 136-138.
26. Contra Jul., VI, 15, n. 48.
DISPBNSATION DE LA GRACE nu CHRIST 291
appelés, mais non élus. Dieu les fait servir au bien de ceux qu'il a
réellement choisis, et il leur accorde pour un temps une grâce qui
fut acquise par la croix du Christ. Ce demier est donc mort pour
une foule de réprouvés, bien qu'il ne l'ait pas fait avec la volonté
absolue de les sauver. C'est cette conviction qui permet à Pascal, si
peu sûr d'être des élus, d'entendre sans présomption le Christ lui
dire: « Je pensais à toi dans mon agonie; j'ai versé telles gouttes
de sang pour toi »2’. Pascal était donc fondé à accuser les jésuites
de calomnie, lorsqu'ils appelaient les théologiens de Port-Royal « ces
nouveaux hérétiques qui disent qu'il [Jésus-Christ] n'est venu que
pour les prédestinés » P‘. Ce qui fascine les augustiniens, c'est la toute
puissance de Dieu. Ceux que Dieu a voulu sauver sont sauvés ; si donc
il existe des réprouvés, c'est que Dieu n'a pas voulu les sauver, c'est
que le Christ n'a pas voulu les délivrer. Par conséquent il faut donner
un sens plausible aux versets qui parlent de tous, qu'il s'agisse de:
Dieu veut que tous les hommes soient sauvés ou de Jésus-Christ s'est
livré pour la rédemption de tous les hommes 2’.
Nous retrouvons donc ici les considérations exégétiques augus
tiniennes sur les termes quantitatifs utilisés par l'Ecriture: monde,
tous, plusieurs. Le Christ lui-même n'a-t-il pas dit maintes fois qu'il est
venu donner sa vie « pour le salut de plusieurs » et l'Eglise n'a-t-elle
pas placé cette parole au centre de la messe3° ? Tout cela indique
clairement en quel sens il faut prendre les autres versets, où il est
parlé de totalité. « Les figures de la totalité de la rédemption comme
que le soleil éclaire à tous, ne marquent qu'une totalité, mais les
figures des exclusions, comme des Juifs élus à l'exclusion des Gentils,
marquent l'exclusion H‘. Jésus-Christ n'a voulu le salut de tous
qu'en ce sens qu'il a sauvé des hommes de toutes les nations, de
tous les temps, etc.
Néanmoins‘, on peut dire que le Christ a offert sa vie pour tous,
en ce sens qu'il a été crucifié à cause de la chute de tous et parce que
sa rédemption est infinie et suffirait à sauver réellement tous les
hommes, s'ils le voulaient. Mais par leur faute ils ne le veulent pas.
De droit, sa mort fait face à toute l'humanité; mais ses intentions
diffèrent selon les hommes: il en laisse certains à l'abandon que
tous ont voulu; il en délivre d'autres pour un temps; il sauve pour
27. Fr. 919 - 553. Arnauld observe qu'un Juif, un mahométan, un païen n'auraient
pas le droit d'en dire autant, car le Christ n'est pas leur Rédempteur (Œuvres, XVI,
p. 167 et 190 sq.; cité par J. Laporte, La doctrine de la grâce, p. 266). C'est exactement
la pensée de Pascal: « Il n'y a point de rédempteur pour les païens Il n'y a point
de rédempteur pour les Juifs: ils l'espèrent en vain. Il n'y a de rédempteiir que
pour les chrétiens » (fr. 227 - 747).
28. Dix-septième Provinciale, p. 334-335. Cf. lbid., p. 338. où Pascal dit aux jésuites:
« Ils condamnent cela aussi bien que vous »; p. 349: « S'il est faux selon lui [Jansénius],
que Jésus-christ ne soit pas mort pour les seuls prédestinés ».
29. l Tim. I1, 5-6; cf. 2 Con, V, 14, etc. Pascal s'en prend à l'interprétation pélagienne
de tous dans les Ecr. gr., p. 152.
30. Marc, X, 45 et Matth., XX, 28 et XXVI, 28; Luc, XXII, 20. Au canon de la messe:
«Hic est calix sanguinis mei ..., qui pro vobis et pro multis effundetur in remissionem
peccatorum ».
31. Fr. 910 - 781. Cf .Ecr. gr., p. 148-149; fr. 571 - 775; 785 - 776.
292 LA GRACE SOUVERAINE
32. Fr. 911 - 781. J. Laporte a noté qu'à la fin de ce fragment. Pascal semble attribuer
à Jésus-Christ en qualité de Rédempteur une volonté et une puissance distinctes de celle
de Dieu (La doctrine de la grâce, p. 256, n. l).
Sur le Christ sauvant potentiellement la nature humaine: fr. 449 - 556; 352 - 526.
33. Fr. 221- 774. Pascal fait allusion a l'oblation du pain, pendant la messe: «pro
omnibus fidelibus christianis vivis atque defunctis ». Arnauld, lui aussi, rappelle cet aspect
de la liturgie et ajoute que cette première formule fait comprendre clairement celle qui
suit: «Pro nostri et totius mundi salute» (Œuvres, XVIIl, 186-187; cité par J. IAPOFIB,
La doctrine de la grâce ..., p. 259, n. 22).
On peut interpréter ce texte comme une opposition entre l'immensité de la rédemption
acquise et les intentions précises du Christ sur lesquelles se modèle la prière de ses
disciples. L'insistance avec laquelle apparaît la mention des «nations» laisse deviner
comment Pascal entend ici tous. Cependant il choisit les expressions les moins brutales pour
évoquer la prédestination. Cf. fr. 912- 781: «Quand on dit que J.-C. n'est pas mort
pour tous, vous abusez d'un vice des hommes qui s'appliquent incontinent cette exception.
ce qui est favoriser le désespoir au lieu de les en détourner pour favoriser l'espérance. ‘
34. Quatorzième Provinciale, p. 265-266. Cette position est rappelée par Pascal dans
la Dix-septième Provinciale, p. 329-330. Le polémiste est d'autant plus sûr de lui dans ce
second cas que tout le débat sur le droit de tuer un voleur se déroule dans un monde
chrétien, où tous sont baptisés. Cf. fr. 208 - 435.
-ç.\&
DISPENSATION DE LA GRACE Du cmusr 293
la vérité et la vie U". «Sans moi vous ne pouvez rien faire r",
« Unique est le Médiateur entre Dieu et les hommes, le Christ Jésus,
homme lui-même »‘2.
Le Christ est le modèle des chrétiens et la source de toute grâce.
Sans lui, les hommes demeurent abandonnés à leur aveuglement,
débiles. Il est l'unique source de vie dans le monde d'après la chute.
Et toutes les actions humaines n'ont de valeur que si elles sont faites
en union avec lui, c'est-à-dire sous l'influx de sa grâce. Comme l'a
dit l'Apôtre, « Tout ce qui ne procède pas de la foi est péché s" et
« Sans la foi il n'est pas possible de plaire à Dieu r". C'est pourquoi
la pratique du Décalogue n'empêche pas de mourir ceux qui n'ont pas
la grâce de Jésus-Christ ‘‘. Pascal n'a pas cessé de reprendre, avec plus
d'éclat encore, les affirmations augustiniennes sur Jésus-Christ unique
source de toute grâce, unique chemin vers Dieu:
DIEU PAR J .-C.
Nous ne connaissons Dieu que par J.-C. Sans ce médiateur est ôtée toute
communication avec Dieu. Par J.-C. nous connaissons Dieu Par J.-C. et
en J.-C. on prouve Dieu et on enseigne la morale et la doctrine. J.-C. est
donc le véritable Dieu des hommes ‘6.
40. Jean, XIV, 6. Voir Serm. 141 - de verbis Domini 55 et 142 - de verbis Domini 54.
41. Jean, XV, 5; De corr. et graL, 1, n. 2; De grat. et lib. arbitrio, 8, n. 20, etc.
42.1 Tim., II, 5; De grat. et pecc. orig., 24, n. 28. Cf. Enchin, 33: » Ouod ergo per
Mediatorem reconciliamur Deo et accipimus Spiritum Sanctum. ut ex inimicis efficiamiu‘
filii ..., hanc est gratin Dei per Jesum Christum Dominum nostrum ».
43. Romains, XIV, 23. Cf. De pmedesh, 10, n. 20.
44. Hébreux, X1, 6. Cf. Contra Jul., IV, 8, n. 51.
45. « Decalogus quoque occidit nisi adsit gratia (De spir. et Iitt., 14, n. 23). Cf. In Ps. JI,
II, n. 4: «Ea enim ipsa opera quæ dicuntur ante fidem, quamvis videantur hominibus
laudabilia, inania sunt Ubi fides non erat, bonum opus non erat»; Contra Jul., IV,
3, n. 17, où Augustin cite Romains, I, 17: « Le juste vit 11e la foi»; Ibid., IV, 3, n. 32;
Enchin, 117.
46. Fr. 189 - 547; cf. 417 - 548.
47. Fr. 190-543; cf. 191 -549; 192-527; 142-463; 141 -509; 140-466.
48. Fr. 140 - 466. La citation est de Jean, XIV, 6; et nous avons vu que Pascal fait
allusion aux deux sermons qu'Augustin lui consacre.
49. Fr. 141 - S09. Cf. 352 - 526. De civ. Dei, XXI. 16: ‘ Tunc itaque victa vitia deputanda
sunt, cum Dei amore vincuntur, quem nisi Deus ipse non donat nec aliter nisi per media
torem Dei et hominum, hominem Christum Jesum, qui factus est particeps mortalitatis
nostræ, ut nos participes faceret divinitatis suæ»; Contra Jul., IV, 3, n. 16: «De jugo
gravi quod est supra filios primi Adam [Eccli., XL, 1] nemo liberat nisi secundus Adam ».
50. Fr.60’I-766;608-766.
51. Ecr. gr., p. 196: citant Jean, XV, 5.
Ph
DISPENSATION DE LA GRACE DU CHRIST 295
« Nos prières et nos vertus sont abominables devant Dieu si elles ne sont
les prières et les vertus de J.-C. Et nos péchés ne seront jamais l'objet
de la (miséricorde) mais de la justice de Dieu s'ils ne sont (les péchés)
de J.-C.
Il a adopté nos péchés et nous a (admis à son) alliance, car les vertus lui
sont propres (et les) péchés étrangers, et les vertus nous (sont) étrangères
et nos péchés nous sont propres 52.
Sans Jésus-Christ, il faut que l'homme soit dans le vice et dans la misère;
avec Jésus-Christ, l'homme est exempt de vice et de misère. En lui est
toute notre vertu et toute notre félicité. Hors de lui, il n'y a que vice,
misère, erreurs, ténèbres, mort, désespoir 53.
52. Fr. 948 - 668. Cf. De grat. Christi et pecc. orig., 26, n. 27: ’ Ubi non est dilectio,
nullum bonum opus imputatur. nec recte bonum opus vocatur: quia omue quod non
ex fide peccatum est [Romains, XIV, 23]; et fides per dilcctionem opcratur [Gal., V, 6] ».
53. Fr. 416 - 546.
54. In Ps. 103, IV, n. 4.
S5. Pascal cite «Ne evacuetur crux Christi» [l Con, l, 17] au fr. 808 - 245 et «Ne
evacuata sit crux » au fr. 842 « 588. l! s'agit là d'un verset cher aux augustiniens.
La Vulgate a traduit « Ut non evacuetur ». Il s'agit donc ici encore d'un verset que
Pascal a pris chez Augustin, dans une ancienne traduction. Cf. De doctr. chr., IV, 28,
n. 61: «Zelo nos oportet accendi, ne evacuetur crux Christi. Evacuatur autem, si aliquo
modo præter illius Sacramentum ad justitiam vitamque ætcrnam perveniri posse dicatur ».
56. Lcltre sur la mort (Br. minor, p. 98).
57. Fr. 301 - 772. Cf. 447 - 769.
lll. TOUTE-PUISSANCE DE LA GRACE DU CHRIST
a) LA RÉFORME
p. 366.
5. Voir
Toutepar
la exemple
Seizième Dix-septième
Provinciale rappelle
Provinciale,
que éd.
la même
Cognet,
calomnie
p. 328-329;
avait Dix-huitième
été proférée en
dont il est question en cette matière, on peut dire avec vérité que leurs
sentiments sont semblables touchant la possibilité, et que les manichéens
étaient les luthériens de leur temps, comme les luthériens sont les ma
nichéens du nôtre » i.
Pascal multiplie les citations augustiniennes qui condamnent le
manichéisme’ et montre ainsi que le docteur de la grâce est un
défenseur du libre arbitre, le théologien donné par Dieu à l'Eglise
pour réfuter par avance toutes les grandes hérésies. Augustin, un
millénaire avant la naissance du réformateur, était déjà un anti-Luther,
puisque « il est hors de doute que tout ce que les luthériens ont
dit de la concupiscence était dit mille ans avant leur naissance par
ces anciens hérétiques [les manichéens], de cette mauvaise nature » 1°.
Les luthériens ont « trop abaissé la nature » Ü, et c'est contre eux que
le Concile de Trente, s'appuyant sur saint Augustin, a promulgué ses
canons sur la justification. « Si quelqu'un dit que l'observation des
préceptes est impossible à l'homme même justifié et constitué sous
la grâce: soit anathème » affirme le canon 18, que Pascal commente
ainsi :
Ces paroles: Les Commandements ne sont pas impossibles aux justes,
étant prises de saint Augustin, qui est cité à la marge du Concile, on ne
doit pas penser qu'elles y aient été employées dans un sens contraire à
celui de saint Augustin ; car il n'a rapporté ces paroles que pour rapporter
son sens, puisqu'autrement ce serait agir de mauvaise foi.
Or que saint Augustin ait jamais entendu autre chose par ces paroles,
toutes les fois qu'il en a usé, sinon ce que fait le Concile en cet endroit;
il ne faut qu'avoir jeté les yeux dans ses ouvrages pour en être éclairci.
Je crois qu'il ne l'a presque jamais dit sans l'avoir expliqué de la sorte:
c'est-à»dire que les commandements ne sont pas impossibles à la Charité
et qu'ils sont impossibles sans la Charité; et que la seule raison pour
laquelle ils sont donnés, est pour faire connaître le besoin qu'on a de
recevoir de Dieu cette Charité. C'est ainsi qu'il dit: Dieu juste et bon
n'a pu commander les choses impossibles; ce qui nous avertit de faire
ce qui est facile, et de demander ce qui est difficile. Car toutes choses
sont faciles à la Charité (Aug. De nat. et gratia, chap. 69.) Et ailleurs:
Qui ne sait que ce qui se fait par amour, n'est pas difficile ? (De perfect.
Just., chap. 10) 12.
8. Ibid., p. 282.
9. «Manichacus etc. dit que la nature qu'il dit être mauvaise. ne peut en aucune
manière être guérie et rendue bonne s (Ecr. gr., p. 279: citant Opus imperL, l. 117). « Et il
est misérablement extravagant, en ce qu'il veut que la nature du mal soit absolument
incapable d'être changée n (Ecr. gr., p. 280 et en latin p. 125: citant Opus imperL, I, 99).
« Ceux-là errent, qui tiennent avec Manichaeus que l'homme n'a point de pouvoir de ne
pas pécher n (Ecr. gr., p. 280, 275 et en latin p. 126: citant Serm. dubius 236 - de Tempore
191, n. 6). « Julian: Vous niez le libre arbitre avec Manicliaeias » (Ecr. gr., p. 280, 275 et
en latin p. 124: citant Opus imperL, I, 98.
Ces quatre textes ont été empmntés par Pascal à la Trias de Sinnich; l'écrivain
renvoie lui-même aux pages du recueil pour trois d'entre eux: p. 153 (Trias, ll, 3, 6)
pour Opus imperL, I, 117; p. 131 (Trias, II, 2, 1: Brunschvicg corrige à juste titre en
p. 132) pour le Sermo 191 de Tempare; p. 133 (Trias, Il, 2, 2: Brunschvicg corrige à
tort en p. 132) pour Opus imperf., l, 98. La citation d'Opus imperf., l. 99, qui suit
immédiatement celle de I, 117, vient aussi de la Trias: Pascal n'a eu qu'a toumer la
page (p. 154, comme l'avait vu Brunschvicg).
10. Ecr. gr., p. 280.
11. Ecr. gr., p. 250. Cf. p. 291, 271, etc.
12. Canon 18, traduit et commenté par Pascal dans Ecr. gr., p. 162-164; cf. p. 249.
L'écrivain n'utilise ici que deux des nombreux textes augustiniens qu'il avait copiés dans
la Trias, de S’nnich, pour faire échec à Luther. Ces textes sont reproduits par Brunschvicg
TOUTE-PUISSANCE DE LA GRACE DU CHRIST 299
(XI, 119-126). Pascal a transcrit successivement De per-fect. fusL, c. 10 (Trias, II, 3, 20,
p. 177), traduit p. 174; De pecc. meritis, II, 3 (Trias, II, 3, 21, p. 177), traduit p. 277;
De pecc. meritis, II, 6 (seul passage que Br. n'ait pas pu situer dans la Trias); De nat.
et gmL, 42 et 43 (Trias, II, 3, 8-9, p. 157-S); Ibid., 69 (Trias, II, 3, 20, p. 177; mais Pascal
a complété la citation de Sinnich en se reportant à l'original, traduit p. 163 et 174); Opus
imperf., I, 7 (Trias, II, 1, 5, p. 125), traduit p. 281; Opus imperf, II, 76 (Trias, II, 1, 3,
p. 123: suivant la Trias, Pascal a par négligence placé sous cette référence une phrase qui
appartient déjà au De nuptiis et conc., II, 3, traduit p. 275; De nuptiis et conc., II, 3
(Trias, II, 1, 4, p. 124), traduit p. 277-278; Contra duas epist. Pelag., I, 2, n. 4 (Trias,
II, 2, 1, p. 132), traduit p. 273; IbitL, c. 15, n. 29 (Trias, II, 2, 1, p. 132), traduit p. 274;
De gratia Christi, 31 (Trias, II, 2, 1, p. 132), traduit p. 274; Opus imperf, I, 98 (Trias,
II, 2, 2, p. 133), traduit p. 275 et 280; Contra duas epist Pelag., I, 2, n. 5 (Trias, 11, 2, 5,
p. 137), traduit p. 276; Epist. 157 - 89, 2, n. 10 (Trias, II, 2, 6, p. 140), traduit p. 276;
De spir. et litt., 29 (Trias, II, 2, 9, p. 141), traduit p. 276; Opus imperL, I, 117 (Trias,
Il, 3, 6, p. 153), traduit p. 279; Ibid., I, 99 (Ibid., p. 154), traduit p. 280; Sermo 236
dubius - 191 de Tempore, n. 6 (Trias, 11, 2, 1, p. 132: Pascal donne par négligence p. 131),
traduit p. 275 et 280.
13. Verset 32. On sait que Pascal avait un culte pour ce psaume. Dans les Ecr. gr.,
p. 168, il évoque le moment où « après qu'il [Dieu] a rompu nos liens, nous marchons vers
lui en courant dans la voie de ses préceptes n.
14. Cité par M. Jean Cadier, dans l'article « Calvinisme » de l'Encyclopaedia Universalis
(vol. 3), Paris, 1969. Voir L. Smits, Saint Augustin dans l'œuvre de Jean Calvin, Assen, 1957, I ;
1958, 11: le second volume contient une table des références augustiniennes.
4
300 LA GRACE SOUVERAINE
15. Ecr. gr., p. 153-155. Voir un autre exposé, très bref, p. 133.
l6. Institution chrétienne. III, 21 et 24. Calvin refuse de distinguer en Dieu le vouloir
et le «laisser faire» (Inst. chr., III, Z3, 8). On notera que le grand thème calvinien
de la gloire de Dieu est aussi celui d'lgnace de Loyola, qui fut peut-être le condisciple
du futur réformateur à Paris.
TOUTE-PUISSANCE DE LA GRACE nu cmusr 301
b) LE MOLINISME
20. Note de Nicole dans sa traduction latine de la Deuxième Provinciale, citée dans
l’éd. Cognet, p. 23, n. 3.
21. La grâce adjuvante de Bañez consiste « dans une prédétermination physique de la
volonté à l'acte délibéré, c'est une entité physique, transitoire, infuse par Dieu dans
la volonté et elle a pour fonction de faire physiquement que la volonté veuille hic et nunc
consentir à la grâce excitante. Donc la grâce excitante est la même que la grâce suffisante,
et la grâce adjuvante est la même que la grâce efficace. l..a grâce efficace est donc une
entité numériquement et spécifiquement distincte de la grâce suffisante, et elle doit néces
sairement y être ajoutée pour qu'il y ait consentement libre La grâce suffisante est
celle qui confère a l'homme le pouvoir de bien agir; mais pour que, de fait, il agisse
bien, c'est-à-dire pour qu'il utilise de fait le pouvoir qui lui est conféré. il faut une
nouvelle grâce, plus puissante, c'est-à-dire la grâce efficace ’ (article « Grâce » du D.T.C.,
col. 1666-1667; dû à J. Van der Meersch).
22. On sait que Pascal a raillé les nouveaux thomistes dans toute la Deuxième Provinciale :
Ils sont d'accord avec les jésuites d'admettre une grâce suffisante donnée a
tous les hommes; mais ils veulent néanmoins que les hommes n'agissent jamais
avec cette seule grâce, et qu'il faille, pour les faire agir, que Dieu leur donne
une grâce efficace qui détermine réellement leur volonté à l'action, et laquelle Dieu
ne donne pas à tous. De sorte que, suivant cette doctrine, lui dis-je, cette grâce est
suffisante sans l'être. Justement, me dit-il: car, si elle suffit, il n'en faut pas
davantage pour agir; et si elle ne suffit pas, elle n'est pas suffisante.
Mais, lui dis-je, quelle différence y a-t-il donc entre eux et les jansénistes 7
Ils diffèrent, me dit-il, en ce qu'au moins les dominicains ne laissent pas de dire
que tous les hommes ont la grâce suffisante. J'entends bien, répondis-je, mais
ils le disent sans le penser, puisqu'ils ajoutent qu'il faut nécessairement, pour
agir, avoir une grâce efficace, qui n'est pas donnée à tous; et ainsi, s'ils sont
conformes aux jésuites par un terme qui n'a pas de sens, ils leur sont contraires,
et conformes aux jansénistes, dans la substance de la chose. Cela est vrai, dit-il.
(Ed. Cognet, p. 22.)
Cette conformité, assez large, entre Port-Royal et les néo-thomistes est soulignée par
Pascal dans la Dix-huitième Provinciale, où il cite un des confrères de Bafiez, Diego
Alvarez (1550 ?-1635), auteur d'un De auxiliis divinae gratiae (Rome, 1610). Voir aussi
Ecr. gr., p. 215.
TOUTE-PUISSANCE DE LA GRACB Du CHRIST 303
vue passent pour l'ancienne foi de l'Eglise » 2‘. Pascal, comme Arnauld
ou Bossuet, n'a pas l'idée d'une évolution organique du dogme. Il est
fixiste. La théologie consiste simplement à « savoir ce que les auteurs
ont écrit d'où il est évident que l'on peut en avoir la connaissance
entière, et qu'il n'est pas possible d'y rien ajouter»? En ce qui
concerne la grâce, le vrai théologien se refère à celui que la Tradi
tion de l'Eglise s'est reconnu pour maître, saint Augustin. Tout le
reste n'est qu'« égarements de l'esprit humain H‘, c'est-à-dire naïf
rationalisme: une faculté qui est déjà saisie de vertige en face de
l'immense nature prétend sottement légiférer sur le Créateur tout
puissant de la nature. Qu'elle écoute plutôt la Sagesse éternelle et
les penseurs dont cette Sagesse fut la compagne: saint Paul, saint
Augustin. Car « Dieu parle bien de Dieu » 23, tandis que l'homme ne sait
même pas parler de l'homme.
La seconde objection pascalienne au molinisme est l'anthropo
centrisme de cette doctrine. Elle « flatte » l'homme, « en le rendant
maître de son salut ou de sa perte, et « fait que le salut et la dam
nation procèdent de la volonté humaine », de la versatilité humaine 7‘.
Il en était bien ainsi avant la chute adamique. Mais maintenant seul
l'orgueil humain empêche certains de reconnaître ce que l'expérience
et la Tradition de l'Eglise découvrent : l'impuissance du libre arbitre
et la nécessité d'une grâce toute-puissante.
Pascal n'était pas le seul à rejeter les thèses de Molina. Plusieurs
décennies plus tôt, dès la fin du XVI‘ siècle, les plus grands théolo
giens de la Compagnie de Jésus les avaient considérées comme sus
pectes. Pour le cardinal Bellarmin, qui se veut disciple de saint
Augustin, Dieu prédestine sans considération des mérites (ante
praevisa merita), l'homme déchu est impuissant, et les païens inca
pables d'actions utiles à leur salut. Nul ne peut, sans la grâce, observer
la loi naturelle, ni résister aux grandes tentations, ni aimer Dieu par
dessus tout 2’. Mais à la thèse bañézienne de la grâce efficace par
elle-même il substitue « une thèse inspirée à la fois de saint Augustin
et de Molina. Dieu sait de toute éternité, par la « science moyenne »,
ce que feraient Pierre et Judas s'il leur offrait telle grâce particulière.
Si donc Judas se damne, il ne pourra s'en prendre qu'à lui-même.
24. Troisième Provinciale, éd. Cognet, p. Sl: on aura remarqué la force du chiasme.
des antithèses et l'utilisation stylistique du pléonasme (inventions / nouvelles / qu'on fabrique
tous les jours). Voir lbid., p. 46; Cinquième Provinciale, p. 78: attaque contre la doctrine
des opinions probables, «comme si la foi, et la tradition qui la maintient, n'était pas
toujours une et invariable dans tous les temps et dans tous les lieux »; Ecr. gr., p. 142;
fr. 769 - 903 et 903 bis.
25. Fragment d'un Traité du Vide, éd. Br. minor, p. 75. Cf. fr. 285 - 867, etc. Cette
autorité des Apôtres, des Pères et de l'Eglise primitive explique la portée d'un opuscule
comme la Comparaison des chrétiens
26. Ecr. gr., p. 138. Pascal proscrit, nous l'avons vu, ce même rationalisme en théologie
morale. ll est, en revanche, hostile à toute intervention de la tradition et de l'autorité
dans les matières qui sont proportionnées aux sens ou à l'intelligence (sciences de l'univers
physique...) et préconise la méthode expérimentale (Fragment d'un Traité du Vide, Dix
huitième Provinciale).
27. Fr. 303 - 799.
28. Ecr. gr., p. 134.
29. De grat. et lib. arbitrio, Vl, 6 et 8; V, 5 et 7.
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TOUTE-PUISSANCE DE LA GRACE nu cumsr 305
lu
306 LA ameE SOUVERAINE
a) LB PÉLAGIANISMB
1. Augustin, Epist. 186 - 106, l, n. 1; cf. De gratia Christi et pecc. orig., I, 3: « Gratiam
Dei et adjutorium quo adjuvamur ad non peccandum aut natura et libero ponit arhitrio,
aut in lege atque doctrina ». Epist. 175 - 90, n. 2.
2. De gratia Christi, 33.
l 1";
308 LA GRACE SOUVERAINE
b) LE SEMI-PÉLAGIANISME
411‘
310 LA GRACE SOUVERAINE
"æ-IË" ’
312 LA GRACE SOUVERAINE
3. La grâce médicinale
Les pélagiens, écrit Augustin, disent aussi que la grâce de Dieu qui nous
a été donnée par la foi en Jésus-Christ, et qui n'est ni la loi ni la
nature, n'a d'autre effet que de remettre les péchés passés: nous n'en
aurions besoin ni pour éviter le péché, ni pour triompher des obstacles
au bien. Mais si cela était vrai, après avoir dit dans l'0raison dominicale:
Pardonnez-nous nos offenses comme nous pardonnons à ceux qui nous
ont offensés, nous n'ajouterions pas: et ne nous laissez pas succomber à
la tentation. Nous formulons la première demande pour que les péchés
soient remis; la seconde pour qu'ils soient évités ou vaincus l.
20. In Ps. 62, n. 12: «Quæ bona {acta nostra præcesserunt, ut Deus nobis gratiam
suam daret? Numquid invenit justitias quas coronaret, et non delicta quæ donaret?n.
Cf. In Ps. 144, n. 11, etc. Voir Pascal, Maladies, 4: « Ni mes efforts, ni ceux de tout le
monde ensemble, ne peuvent rien du tout pour commencer ma conversion ».
21. De dono pers, 13, n. 33. Pascal, fr. 913: << Mon Dieu me quitterez-vous ? »
22. In Ps. 31, II, n. 6: «Noveris quia peccatorem te fides invenit, etsi te fides data
Iecit justum, impium invenit quam faceret justum ». Pascal, fr. 7 - 248: «La foi est
un don de Dieu cette foi que Dicu lui-même met dans le cœur n.
23. De don0 pcrs., 23, n. 64: ’ Nec volunt [Pelagiani et Massilienses] intclligcre etiam
hoc divini muneris esse, ut oremus ». Texte cité à deux reprises par Pascal, Ecr. gr.,
p. 210 et 217. L'indication: (Aug. 438) renvoie à la Trias de Sinnich, lll, 6, 6, p. 438.
les intelligences, elle guérit les ulcères du cœur, fait non seulement
connaître, mais aimer les commandements. Son véritable lieu est la
volonté, dans laquelle le Saint-Esprit répand la charité qui renouvelle,
délivre, fortifie, règne 12. Augustin réaffirme ici le primat absolu de
la volonté sur l'intelligence. C'est parce que l'esprit obéit à la volonté
que la seule conversion décisive sera celle de la volonté. Rien d'éton
nant dès lors si c'est sur elle que Dieu agit! Au sens rigoureux, la
grâce se reconnaît donc à la conversion de la volonté. Elle rend
humble, alors que les seules lumières de l'esprit ont toujours conduit
à l'orgueil, qu'il s'agisse des découvertes de la contemplation plato
nicienne, de la connaissance de la Loi par les Juifs ou de celle des
préceptes évangéliques par les pélagiens. Cette grâce est celle qu'ont
annoncée Jérémie et saint Paul, quand ils disent que Dieu remplacera
les cœurs de pierre par des cœurs de chair ou qu'il circoncira les
cœurs l3.
Pascal évoque avec prédilection ces versets sur «le Cœur nou
veau » ". Lui aussi, il est sensible à l'insuffisance des connaissances
religieuses : « Qu'il y a loin de la connaissance de Dieu à l'aimer » 15.
La Loi n'est rien sans la grâce 1° et « nous serons toujours vaincus,
si nous ne sommes tellement aidés de Dieu, que non seulement nous
connaissions notre devoir, mais encore que l'âme étant guérie,
12. Pascal cite Augustin, De gratia Christi, 14: «Quando Deus docct non per Legis
litteram, sed per Spiritus gratiam, ita docet, ut quod quisque didicerit non tantum
cognoscendo vident, sed etiam volendo appetat, agendoque perficiat » (ce passage se trouve
dans la Trias, III, 2, 5, p. 320, comme le signale Brunschvicg). Il a traduit et utilisé un
texte de même sens p. 108 et 259: Opus imperf., I, 109.
Jansénius, Augustinus, «De gratia Christi Salvatoris », l, 18:
Animi fortitudinem, qua quis adversus concupiscentiam importunissime tumul
tuantem robustus fiat, ut eam et oppugnare possit et vincere, nullam esse aliam,
nisi charitatem, quæ per spiritum sanctum diffunditur in cordibus nostris. Illa
quippe sola est, quæ affectum tribuit spiritalem, quæ liberat, quæ innovat, quæ
robustum faciat animum, concupiscentiæ dominantem: qua si caret non affectu
spiritalis, sed carnalis est, non innovatus sed vetustus, non robustus adversus cupidi
tatis impetum, sed infirmus, non liber ab ejus dominatione sed servus, cui tamquam
imperiosæ dominæ serviat necesse est
Hæc ergo fundamentalis ratio est, extremaque radix, cur neque lex neque doctrina,
neque ulla illustratio, vel revelatio veritatis quantumcumque clara, neque ulla
intellectus cogitatio, quantumcumque supernaturalis, nedum naturalis, quantumcumque
etiam fingatur congrua, sufficere possit ad liberationem voluntatis Unde Augustinus
dicit : Inest sanctae legis scientia, nec tamen sanatur vitiosa concupiscentia [De gestis
Pelagi, 7, n. 20].
Sur les grâces de l'intelligence, voir les chapitres 6-18 de Jansénius.
13. Jérémie, XXXI, 31, et XXXII, 39-40; 2 Cor., IlI, 3. Cf. De gratia et lib. arbitrio,
16, n. 32...
14. Le cœur nouveau est précisément le titre d'un opuscule de Saint-Cyran publié
dans la Théologie familière. Dans les Pensées, voir fr. 268 - 683, 270 - 670, 279 - 690, etc.
15. Fr. 377 - 820.
16. Fr. 925 - 520 : « La grâce n'a pas détruit la loi, mais elle la fait exercer ». Maladies, 4 :
« Ni les discours, ni les livres, ni vos Ecritures sacrées, ni votre Evangile ne peuvent
rien du tout pour commencer ma conversion, si vous n'accompagnez toutes ces choses
d'une assistance tout extraordinaire de votre grâce». Lettre du 5 nov. 1648 à Gilberte.‘
« Notre mémoire, aussi bien que les instructions qu'elle retient, n'est qu'un corps
inanimé et judaïque sans l'esprit qui les doit vivifier ». Cf. De spir. et IitL, 4, n. 6:
«Doctrina quippe illa, qua mandatum accipimus continenter recteque vivendi, littera est
occidens, nisi adsit vivificans spiritus ». Pascal a copié dans la Trias (III, 7, 7, p. 467)
ce passage de l'Opus imperf, I, 96: «La lettre d'elle-même tue, parce qu'elle fait des
prévaricateurs quand elle commande le bien et qu'elle ne donne pas la charité qui seule
veut le bien » (Ecr. gr., p. 118).
TOUTE-PUISSANCE DE LA GRACE DU CHRIST 315
17. Ecr. gr., p. 259-260. La citation est Opus imperf., 1, 109, que Pascal signale avoir
prise dans Sinnich (Trias, I, 6, 12, p. 119). Il traduit ainsi: « 119. Nous sommes délivrés
de la nécessité de cette servitude par Celui qui nous donne, non seulement les préceptes
par la Loi, mais encore la charité par l'esprit, en sorte que la délectation du péché soit
vaincue par la délectation de la charité. Autrement elle demeure toujours victorieuse,
et tente toujours celui qu'elle tient en esclave: Car on est captivé et esclave de celui
par qui on a été vaincu» (Ecr. gr., p. 108).
18. Fr. 346 - 729. Cf. fr. 172 -185; Ecr. gr., p. 128: «C'est la seule grâce qui donne
la foi à la volonté », formule qui représente l'équivalent théologique d'une alliance de
mots. puisque le siège de la foi est la faculté de connaissance, non la volonté.
19. Fr. 234 - 581.
{ZI
316 LA GRACE SOUVERAINE
pour qu'il vienne au Fils, il lui ôte son cœur de pierre et lui donne un
cœur de chair, comme il l'avait promis par la parole du prophète. C'est
ainsi qu'il fonne les fils de la promesse, les vases de miséricorde qu'il a
préparés pour la gloire 2°.
Foi et œuvres.
A la suite de saint Augustin, l'Eglise rejette les deux tendances
contraires des protestants et des jésuites, en ce qui concerne le rap
port de l'Esprit et des œuvres. La Réforme exalte la foi vive au détri
ment des œuvres et les jésuites ont insisté sur des pratiques exté
rieures au point d'oublier que l'essentiel est l'amour pour Dieu. Les
premiers ont choisi l'Esprit contre la lettre et les seconds la lettre
contre l'Esprit. « Allez donc, je vous prie, voir ces bons Pères, s'in
digne Pascal, vous y verrez les vertus chrétiennes si inconnues et
si dépourvues de la charité qui en est l'âme et la vie que vous ne
trouverez plus étrange qu'ils soutiennent que tous les hommes ont
toujours assez de grâce pour vivre dans la piété de la manière qu'ils
l'entendent. Comme leur morale est toute païenne, la nature suffit
pour l'observer La loi et la raison sont des grâces suffisantes pour
ces effets»? Les jésuites tendent à réduire la vie chrétienne au
respect du décalogue, et encore, comme cela leur paraît trop diffi
cile, leurs casuistes multiplient les dispenses: on pourra donc tuer
pour un soufflet, pour un écu (Septième Provinciale). Alors que
«les saints subtilisent pour se trouver criminels, et accusent leurs
meilleures actions ceux-ci subtilisent pour excuser les plus mé
chantes » 75. Ils n'ont pas compris que les difficultés de la Loi invitent
l'homme à implorer la venue de l'Esprit, de la grâce d'amour qui
rendra ce fardeau léger 2°. Saint Augustin n'a jamais dissocié l'Esprit
de la lettre. Pour lui, une foi sans actes ne sauvera pas 2’.
Qui doute, écrit Pascal, qu'on puisse considérer la première lumière de
la foi séparément, et les actions qui en naissent séparément? Mais qu'on
puisse aussi considérer et la foi et les œuvres en commun et comme en
un corps. C'est ainsi que fait saint Augustin, lorsque pour s'accommoder
à ceux à qui il parle, il dit: « On peut distinguer la foi d'avec les œuvres,
comme on distingue dans le Royaume des Hébreux Juda d'avec Israël,
quoique Juda fût d'lsraël 23.
24. Cinquième Provinciale, éd. Cognel, p. 78-79. Le passage souligné par nous renvoie
à 2 Con, lll, 6: « La lettre me, l'Espri1 [d'amour] donne la vie ». Cf. Dixième Provin
ciale, éd. Cognc’, p. 191: «On attaque la piété dans le cœur; on en ôte l'esprit qui
donne la vie; on dit que l'amour de Dieu n'est pas nécessaire au salut ». Pascal cite
ce verset dans le fr. 268 - 683, dans les Ecr. gr., XI, 118, où il traduit un passage de
l'Opus in’perL, l, 96. On notera dans cette page de la Cinquième Provinciale l'assimilation
des jésuites aux pélagiens: la grâce des jésuites, c'est soit la numru h’’tl’iut! (douée de
raion), soit la connaissance de la loi.
25. Fr. 962 - 921.
26. Fr. 824 - 522: «La loi obligeait à ce qu'elle ne donnait pas. La grâce donne ce
à quoi elle oblige ». Voir tout ce qui a été dit par Augustin et Pascal de la possibilité des
commandements, dans ce chapitre.
27. De spir. et litL, 32, n. 56; De fide eI operibus, 14, n. 2l: tous les auteurs du
Nouveau Testament «astruant fidem sine operibus non prodesse: sicut etiam ipse Paulus,
non qualemlibet fidem, qua in Deum creditur, sed eam salubrem planequc evangelicam
definivit, cujus opera ex dilectione procedunt: Et fides, inquit, quae per rlilectionem
operatur [Gal., V, 6] ». De unico baptismo, l0, n. I7, In Ps. 31, Il, n. 6.
28. Ecr. gr., XI. 169. Ce passage n'avait pas jusqu'à présent été identifié. Il s'agit
du De praedesL, 7. Il n'est pas possible de savoir si Pascal l'a pris dans Augustin même
ou dans la Trias, qui l'a recueilli (III, 8, 7, p. 490).
29. Enchin, 120: « Ad charitatem refertur omne prœceptum ».
318 LA GRACE SOUVERAINE
Les sacrements.
Trop peu conscients que la vie du chrétien, c'est l'amour pour
Dieu, les jésuites s'égarent non seulement à propos des pratiques
extérieures, de la « dévotion aisée » 32, mais aussi au sujet des sacre
ments. Ici encore s'opposent deux tendances: les réformés parlent
de simples symboles 33, les jésuites au contraire semblent croire à
une efficacité magique des signes sacramentels. Ils professent que
l'amour de Dieu n'est pas nécessaire pour que les sacrements réalisent
ce qu'ils signifient, c'est-à-dire la purification du cœur et l'adoption
divine dans le baptême, la rémission des péchés dans la pénitence,
etc. C'est à propos de trois des sept sacrements que se manifeste l'au
gustinisme pascalien ; il s'agit des plus courants de la vie chrétienne :
l'eucharistie, le mariage et surtout la pénitence. Ces sacrements
n'exercent leur effet salutaire que sur les cœurs purifiés et animés
au moins d'un commencement de charité. Bref sur l'eucharistie et
le mariage, Pascal s'est étendu plus longuement sur la pénitence,
prenant ainsi position dans l'une des plus fameuses controverses du
siècle, celle qui concerne la contrition.
Comme Arnauld, qui avait écrit contre les relâchements des jé
suites son traité De la fréquente communion (avril 1643), Pascal
s'indigne qu'on permette à des pécheurs de recevoir sans préparation
du cœur le Corps et le Sang du Christ. Il accuse les jésuites « de faire
environner la table de Jésus-Christ de pécheurs envieillis tout sortant
de leurs infamies, et de placer au milieu d'eux un prêtre que son
7 Î_ .|
TOUTE-PUISSANCE DE LA GRACE DU CHRIST 319
Aux yeux dAugustin, c'est donc une faute pour des époux de
s'unir sans vouloir par cet acte engendrer des enfants pour Dieu:
34. Ibid., p. 319. Il ne fait aucun doute que Pascal, digne disciple de Saint-Cyran, dont
il admirait la lettre De la vacation (Lettre du l" avril 1648 à Gilberte), était d'une extrême
exigence en ce qui concerne les dispositions intérieures à la prêtrise : voir par ex. fr. 602 - 885.
35. Ibid., p‘ 309.
36. In Joh., tr. 26, n. 12-13. Voir le Serm. 132 - de verbis Domini 46, où Augustin
insiste sur le rejet des « impudicités » comme condition d'un recours salutaire à 1'eucharistie.
37. Voir par ex. Contra Jul., V, 16; Ibid., l, 8, n. 40, et I, 2, n. 4.
38. De moribus, II, 18, n. 65: ils pratiquaient, on le voit, une sorte de méthode Ogino.
Voir encore De bono conjug., 24, n. 32; De conf. adulL, Il, 12, n. 12.
Ç Il -
320 LA GRACE SOUVERAINE
39. Contra Faustum, XV, 7, n. 7. Cf. Serm. dubius 21 - de Tempore 95, n. 10: « Si enim
peccatum est uxorem propriam, excepta causa filiorum, agnoscere; quale putas peccatum
est, non solum in sua peccare, sed et alienam appetere ».
40. Fr. 713 - 923.
41. Contra Faustum, XXll, 47: «Non lasciviendi, sed gignendi causa illis mulieribus
utebatur n.
42. Ibid., 43.
TOUTE-PUISSANCE DE LA GRACE DU CHRIST 321
43. Br., XI, 317 (voir n. 2): « La plus basse des conditions du christianisme ’ s'explique
sans doute par la classification des saints dans le Bréviaire et le Missel: apôtres, vierges
et martyrs, martyrs non vierges, etc., avec tout a la fin les déshérités, ceux qui ne sont
«ni vierges ni martyrs». On peut remarquer dans les lettres d'Augustin un cas assez
proche de celui-ci: il y est question d'une orpheline confiée à la tutelle de l'Eglise
(Epist. 252 - 217); la jeune fille n'envisage pas de se marier, même quand elle sera en
âge de le faire; en tout cas ’ In ea vero ætate est, ut si voluntatem nubendi haberet, nulli
adhuc dari vel promitti deberet »; de toute façon ses désirs actuels de virginité ne peuvent
encore être pris au sérieux; il faut donc attendre; et si elle veut se marier, on lui
trouvera le meilleur mari possible (Epist. 254 - 233); ce devra en tout cas être un chrétien
(Epist. 255 - 234).
322 LA cRAcE SOUVERAINE
44. Session XIV (25 nov. 1551), chap. 3 et canon 4. Nous renvoyons à Denzinger, Enchi
ridion symbolorum, éd. de 1955, p. 313 et 324.
45.1bid., chap. 4 (Denzinger, p. 312). On a reconnu là le premier paragraphe du
fragment 713 - 923: Pascal connaît admirablement le Concile de Trente, et une étude sur
ce point éclairerait bien des aspects de son œuvre.
46. Contre Luther, Deuxième sermon sur la pénitence, et De la captivité de Babylone,
comme le signale Denzinger.
47. Ch. 4 (Denzinger, p. 312) et canon S (p. 324). C'est nous qui avons souligné.
48. Le Concile a en particulier remplacé le verbe primitivement envisagé «sufficit»
par «disponii», bien vague. Dans l'article «Attrition» du D.T.C., A. Beugnet, malgré
son désir évident de soutenir l'attritionnisme, se voit contraint de reconnaître que l'Eglise
n'a rien défini à ce sujet et que refuser cette position est seulement « gravement téméraire »
(col. 2245).
49. In Ps. 149, n. 15.
50. In Ps. 141. n. 4; Serm. 161 - de verbis Apost. 18, 8, n. 8; In Ps. 149, n. 15.
_ _ _ _
_
TOUTE-PUISSANCE DE LA GRACE DU CHRIST 323
AÈî
324 LA GRACE SOUVERAINE
Richelieu «tenant en prison M. l'abbé de Saint-Cyran. par le seul soupçon qu'il avait,
quoique sans fondement. que ce savant théologien avait part au livre du Père Séguenot,
à cause de la doctrine de la contrition, il ne pouvait souffrir que M. l'évêque d'Ypres
l'eût soutenue dans un ouvrage d'une si grande étendue, et qu'il l'eût appuyée de toute
l'autorité de Saint Augustin. Son Catéchisme de Luçon lui revenait toujours dans l'esprit;
c'était le toucher dans la prunelle de l'œil que de vouloir contester ses sentiments sur
la suffisance de l'attrition» (G. Hermant, Mémoires sur l'histoire ecclésiastique du
XVII‘ siècle, publiés par A. Gazier. t. I, Paris, 1905, p. 108-109). Voir l'éd. Cognet des
Provinciales, p. 182, n. 2. Pascal affirme n'avoir jamais lu le livre de Séguenot (Dix
septième Provinciale, éd. Cognet, p. 332).
59. Arnauld, Œuvres, XXVI, 200 et II, 371-372. Textes cités par Jean Laporte, La doctrine
de Port-Royal, Il, p. 50, n. l, et p. 71-87. Le texte du Concile se trouve Session VI, ch. 6
(Denzinger, p. 286).
60. Ed. Cognet, p. 182: le bon Père cite avec éloge son confrère Pinthereau.
61. Ibid., p. 186.
62. Ps. 110, verset 10. Voir Augustin, In Ps. 149, n. 15: «Nisi timore incipiat homo
Deum colere, non perveniet ad amorem. lnitium sapientiae timor Domini ». S'appuyant sur
ce même verset, la Onzième Provinciale rappelle que, même chez les meilleurs chrétiens,
le cœur demeure un clavier qui s'étend de la crainte à l'amour: « beur sagesse est toute
couâggàse entre la crainte qui en est le principe, et l'amour qui en est la fin » (éd. Cognet,
p. .
63. Fr. 427 - 194. Cf. 748 - 239.
TOUTE-PUISSANCE DE LA GRACE DU CHRIST 325
" W ’ - f 1L.‘
TOUTE-PUISSANCE DE LA GRACE DU CHRIST 327
Il faut qu'ils considèrent leur ardeur, leur dévotion, leur horreur pour
le monde, et leur généreux renoncement à toutes ses pompes. Car si on
ne jugeait pas ceux-ci dignes de recevoir le baptême sans ces dispositions,
n'est-il pas juste que ceux qui ne les trouvent pas en eux après l'avoir
reçu, fassent tous leurs efforts pour former d'aussi généreux sentiments,
se soumettent à une pénitence salutaire le reste de leurs jours, et qu'ils
aient moins d'aversion pour une vie toute crucifiée qu'ils ne trouvent de
charme dans l'usage des délices empoisonnées du péchéffl?
L'Eglise.
69. ä 15. Chez Amauld, voir Fréquente communion, dans Œuvres. XXVII, ILS. Cette dis
tinction entre l'esprit de l'Eglise et ses pratiques se retrouve par exemple dans la Quatorzième
Provinciale, où il est question des pénitences imposées jadis aux assassins: « L'Eglise peut
disposer diversement de cette discipline extérieure», mais il faut saisir «quel est son
esprit immuable sur ce sujet» (éd. Cognet, p. 266). Parmi les sermons d'Augustin aux
catéchumènes, voir par exemple Serm. 216 - de diversis 8; 224 - de Tempore 164; 225 - de
diversis 53; 226 - de diversis 82, etc. L'opuscule pascalien, Comparaison des chrétiens ...,
baigne dans une atmosphère augustinienne: «On jouit des plaisirs du monde L'Eglise
des saints se trouve donc maintenant toute souillée par le mélange des méchants ..., l'esprit
de concupiscence ..., la malédiction d'Adam ..., la masse de perdition », etc.
70. «Hunc Spiritum quod illi non habeant, qui sunt ab Ecclesia segregati, Judas
apostolus apertissime declaravit, dicens qui se ipsos segregaiit, animales, spiritum non
habentes [Jude, 19] » (Serm. 71 - de verbis Domini Il, 18, n. 30).
« Quod autem est anima corpori hominis, hoc est spiritus sanctus corpori Christi, quod
est Ecclesia: hoc agit Spiritus sanctus in tota Ecclesia, quod agit anima in omnibus
membris unius corporis Contingit ut in corpore humano aliquod praecidatur membrum,
numus, digitus, pes; numquid præcisum sequitur anima? Sic et homo christianus catho
licus est, dum in corpore vivit ; præcisus hæreticus factus est, membrum amputatum non
sequitur spiritus. Si ergo vultis vivere de Spiritu sancto, tenete charitatem, amate veritatrm,
desiderate unitatem, ut perveniatis ad æternitatem » (Sermo 267 - de Tempore 186, 4, n. 4).
Mêmes idées dans le Serm. 268 - Sirm. 20. Cf. Cinquième écrit des curés de Paris, éd. Cognet,
p. 441: « Tous sont certainement hors de la charité, puisqu'ils sont hors de l'unité ».
71. Contra Cresconium, II, 13, n. 16. In Ps. 42, n. 4: « Quisquis præter istum montem
[scil. Ecclesiam] orat, non sese speret exaudiri ad vitam æternam ».
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328 LA GRACE SOUVERAINE
gion »*1, nous qui savons que Jésus-Christ a promis « à l'Eglise que
sa vérité et son esprit reposeraient sur elle éternellement M2.
Ainsi, la grâce nouvelle, ou l'Esprit qui donne la vie, anime à chaque
instant toutes les réalités chrétiennes, parce qu'elle enchante la
volonté de chaque vrai croyant. Principe permanent d'une vie surna
turelle, cette charité transfigure tout: à la place des plaisirs frelatés
de la concupiscence elle fait régner une joie et un bonheur incompa
rables. A l'ancienne « délectation » de la cupidité s'oppose la « délec
tation » de la charité.
78. Lettre 6 à Ch. de Roannez. Dans la Lettre 3 il évoque ’ l'Eglise entière, hors laquelle
il n'y a que malédiction», et cette mention fait suite à une célébration de la grâce. Voir
Dix-septième Provinciale, éd. Cognet, p. 330: ’ Je n'ai d'attaches sur la terre qu'à la seule
Eglise Catholique, Apostolique et Romaine, dans laquelle je veux vi\'re et mourir et dans
la communion avec le pape son souverain chef, hors de laquelle je suis très persuadé
qu'il n'y a point de salut ».
79. Cinquième écrit des curés, éd. Oognet, p. 435 et 437.
80. Voir Dix-huitième Provinciale, éd. Cognet, p. 369 à 374. Lettre d'un avocat, éd.
Cognet, p. 396 à 400, p. 403.
81. Cinquième écrit des curés, éd. Cognet, p. 442.
82. Projet de mandement, éd. Cognet, p. 461 (souligné par nous).
1. T. III, l. 4, c. 1-5.
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330 LA ORAcE soUvERAINE
2. Ps. 84, verset 13: De peccat. meritis, II, l7, n. 27; De corr. et gratia, 2, n. 4:
In Ps. 84, n. 15; Serm. 169 - de verbis Apostoli 15, 7, n. 8.
3. Ps. 118, verset 14: In Ps. 118, VI, n. 3.
4. Ps. 118, verset 63: De gratia Christi, 13, n. 14; verset 65: In Ps. 118, XVII, 1;
verset 103: In Ps. 118, XXII, n. 7.
0 5. Iâgmains, VII, 22: De gratia Christi, 14, n. 25-26; Contra duas epist. pelag., I,
1 , p‘-n .
De gratia Christi, 3, n. 5; Enchin, c. 22, n. 81 et c. 31, n. 118; In Ps. 67, n. 13.
7. Serm. 159 - de verbis Apost. 17; In Ps. 118, XVII, n. 3.
8. In 10h., tr. 26, n. 4, cité par Jansénius (t. III, I. 4, c‘ 2). La traduction donnée
ici est de Pascal (Ecr. gr., XI, 112-114). C'est cette théologie de la délectation qui est
sous-jacente à de nombreux fragments de l'Apologie, comme le fr. 269 - 692: «Ceux qui
cherchent
je Dieu deunetout
leur annonce leur cœur,
heureuse qui n'ont
nouvelle; il y de déplaisir
a un que pour
libérateur d'être eux;
privés
je de
le sa
leurvue
ferai
voir; je leur montrerai qu'il y a un Dieu pour eux; je ne le ferai pas voir aux autres n.
9. De continentia, 3.
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TOUTE-PUISSANCE DE LA GRACE DU cumsr 331
10. Jansénius, » De gratia Christi Salvatoris », II, c. 6-11 et 24. « Delectatio victrix»
se rencontre dans le De peccat. meritis, ll, 19, n. 22; cf. Opus imperf., 1, 107: « [caritas]
cujus delectatione vincatur delectatio peccati» (texte utilisé par Pascal, Ecr. gr., p. 108 et
259). « Delectatio vincens »: De continentia, 3; Enchin, 81 ‘ Plus delectare »: De spirit.
et litt., 28 et l5.
11. «Quod amplius nos delectat, secundum id operemur necesse est» (Expositio epist.
ad Galalas, 5, n. 49).
12. Augustinus, t. III, 1. 4, c. 11 (le titre est en italique):
Delectatio ista cælestis secundum Augustini mentem est actus vitalis et indelibe
delectationem
ratus animae: creatura
et quidamrationalis, quando
amoris ac proprie
desiderii, sumitur, esse
praecedentis particularem
consensum actum,
Constat
qui etiam gaudium dicitur De isto delectationis actu non loqui Augustinus,
perspicuum est. Est enim terminus desiderii, tamquam cujusdam motus, quo
voluntas ad delectationem istam tamquam ad quietem suam tendit Eam [del.]
esse actum quemdam vitalem voluntatis, non videtur posse dubitari
Delectation ista quam ad omnia opera bona sanctus Augustinus exerceuda postulat,
non est aliud quam actus quidam indeliberatus cœlitus immissus in voluntatem
Ut sane merito sanctus August. actus illos indeliberatos amoris ac desiderii
quibus anima suaviter in Deum deliberato actu diligendum suscitatur, invitatur,
trahitur, rapitur, nomine dulcedinis, suavitatis, ac delectationis designaverit.
Constabit delectationem illam cœles tem, qua carnis desideria spiritui
rebellantia cœrcentur, non esse aliud nisi amorem vel desiderium a Spiritu sancto
inspiratum, quo mens hominis, improvise ac indeliberate, ac delectabiliter tangitur.
332 LA GRACE SOUVERAINE
13. Augnstinits, t. III, l. 8, c. 2: «Secundo prædeterminatio physica non est eis actus
vitalis animi, sed aliquid cui voluntas tantum passive subjacet. » Janscnius rejette ensuite
toute analogie entre le concours naturel de Dieu et des créatures d'une part et la grâce
d'autre part: « Quarto quod prædeterminatio physica sit instar concursus cujusdam gene
ralis Dei in ordine supernaturali: adjutorium Christi nulle pacto. Nihil enim ei respondet
in agentibus naturalibus ». Il affirme que la grâce du Christ n'est nécessaire que par suite
de la déchéance: « [Gratia] læscc voluntati propter solum vulnus necessarium est inde
gratia Christi medicina ». Et il conclut: «Totum ergo fundamentum gratifie mediclnalis
Christi funditus evertitur dum gratiæ necessitas, non ex vulnere voluntatis, sed ex
naturali ejus indifferentia, et omnium causarum naturali subordinatione sub altiore, suspen
ditur ». Voir Ibid, 1. 7, c. 14: « Effectus igitur gratiæ est, delectando voluntatem iacere,
ut actu velit, et faciat id quod ante languore vel torpore quodam non volebat, neque faciebat.
Et ita diametralitei‘ repugnat philosophicæ libertati seu indillerentiæ libertatis; quia illam
extrahit ab indifferentia agendi, eamque determinate facit agere vel non agere, velle vel
non velle ».
14. lbid., c. 3.
15. lbitL, c. 4: «Quicquid physicæ pnedeterminationis dclcnsores pro sua sententia
protulerunt, ut liberum arbitrium sub ea salvum esse persuadeant; quicquid etiam ad
dissolvenda oppugnantium argumenta, telaque repercutienda moliti sunt, pro hac sententia
dictum puta. Eodem quippe modo libertatem illam arbitrii, de qua ipsi solliciti sunt, inco
lumem permanere sub illo auxilio medicinali quod Augustinus docuit, ostendi ac defendi
P01C5l ».
A peu près toutes les objections, continue Jansénius, sont abattues pur leur célèbre
division entre sens composé et sens divisé, entre pouvoir et acte [voir ibid, c. 20]. Dans le
libre arbitre préparé (à agir) demeure toujours n simultas potentiæ ad operandum et non
operandum; hoc est ut clarius dicatur, in libero arbitrio est potestas ad opposita,
non tamen potestas ad opposita simul in se habenda In sensu diviso, potest voluntas
non facere id quod Deus per gratiam efficacem in ea operatur, in sensu vero composito,
nequaquam ».
t6. Lettre du 8 mai l693 à M. du Vaucel (Œuvres, III, 636): « Le vrai sentiment de
saint Augustin, de saint Bernard et de saint Thomas touchant la grâce actuelle, est celui
TOUTE-PUISSANCE nE LA GRACE DU cmusr 333
d'Estius, qui ne met rien de créé produit de Dieu dans la volonté, entre la volonté de
Dieu qu'il appelle la grâce incréée, et le mouvement libre de la volonté humaine que la
grâce incréée produit en elle ’ Cum fortis et potens praeparetur volumas a Domino,
facile fit opus pietatis quod prius difficile atque impossibile fuit [RetracL]. Mais on ne
voit point dans tout cela, ni de qualitas fluens, ni d'anus indeliberatus, dans lequel
M. d'Ypres a fait consister sa délectation victorieuse, en quoi certainement il s'est trompé.
Mais il est de la prudence de ne le mettre point en jeu, et de ne se point faire un
mérite de ce qu'on l'abandonne en cela ». Voir aussi le traité De l'amour naturel de
Dieu (1693), dans Œuvres, X, 689: «Dans l'homme de bien qui aime Dieu par charité,
c'est Dieu qui opère dans son libre arbitre ce mouvement d'amour, comme dit saint
Thomas lorsqu'il définit la grâce actuelle, par laquelle se fait cette opération, misericordia
Dei quae interius matum mentis operatur: ce qui revient aussi à ce que dit saint Augustin
en définissant la grâce, inspiratio dilectionis, ut cognita sancto amore faciamus. C'est ce
qui fait voir qu'on ne doit rien mettre de créé, de non libre, d'indéIibéré, entre la misé
ricorde de Dieu et ce mouvement libre d'amour qu'il opère dans notre cœur ». J. lapone
expose ces conceptions d'Amauld dans La doctrine de la grâce, p. 422 sq..., mais il ne dit
rien de l'évolution d'Amauld.
17. Ecr. gr., X1, 207. Pascal s'était constitué, en puisant dans la Trias de Sinnich,
comme il l'indique lui-même, un petit florilège sur la délectation: Brunschvicg le repro
duit en tête des brouillons sur la grâce (XI, 108-119). Tous les passages ont été traduits, ce
qui suggère que leur utilisation était prévue avec certitude. Ce sont successivement: Opus
imperf., I, 107 (Trias, I, 6, 12, p. 119), utilisé p. 259-260; De Spir. et litt., 3 (Trias, I, 6, 8,
p. 112); De pecc. meritis, Il, 17 (Trias, 1, 6, 9, p. 112), retraduit p. 207; Ibid., 19 (Trias,
I, 6, 9, p. 113), utilisé p. 208 et 235; De civ. Dei, XXI, 16 (Trias, Il, 7, 7, p. 269); De div.
quaest. ad Simplicz, I, qu. 2 (Trias, III, 6, 7, p. 440); Ibid. (Trias, lll, 5, 24, p. 413);
Enchin, 118 (Trias, II, 6, 4, p. 227); Contra duas epist. pelag., Il, 9, n. 21 (Trias, lll,
5, 24, p. 414); In 10h., tr. 26, n. 4 (Trias, Ill, 5, 26, p. 420); Enchin, 30 (Trias, IV,
7, 7, p. 662); De civ. Dei, XIV, 11 (Trias, lV, 7, 7, p. 663); Enchin, 81 (Trias, I, 6, 2, p. 102);
De spir. et lilt., 35 (Trias, Il, 3, 23, p. 181); Contra duas epist. pelag, l, 3, n. 7 (Trias,
Il, 3, 1, p. 145) et I, 3, n. 6 (Trias, Il, 3, 3, p. 148); C071L JuL, IV, 3 (Trias, II, 4, 13,
p. 209); Serm. 156 - de verbis Apost. 13, 9, n. 9 (Trias, III, 5, p. 394); Epist. 145 - 144,
n. 4 (Trias, Il, 6, 17, p. 253); De gmtia Christi, 13 (Trias, Ill, 7, 7, p. 466); Opus imperf.,
I, 96 (Trias, lll, 7, 7, p. 467); De peccat. meritis, II, 17 (Trias, II, 7, 9, p. 270).
18. Eer. gr., XI, 149 (souligné par nous). Cf. Mémorial: «Renonciation totale et
douce»; «douceurs célestes» (Maladies, 4); Fr. 275 - 643 (fin); Entretien, éd. Courcelle,
p. 41: « Dieu a répandu dans votre cœur d'autres douceurs et d'autres attraits que ceux
que vous trouviez dans Montaigne.
il;
334 LA GRACE SOUVERAINE
Il faut ces deux choses pour sanctifier, peines et plaisirs. Saint Paul a
dit que ceux qui entreront dans la bonne vie trouveront des peines et des
inquiétudes en grand nombre [Actes, XIV, 22]. Cela doit consoler ceux qui
en sentent, puisque étant avertis que le chemin du ciel qu'ils cherchent
en est rempli, ils doivent se réjouir de rencontrer des marques qu'ils
sont dans le véritable chemin. Mais ces peines-là ne sont pas sans plaisir,
et ne sont jamais surmontées que par le plaisir. Car de même que ceux
qui quittent Dieu pour retourner au monde ne le font que parce qu'ils
trouvent plus de douceur dans les plaisirs de la terre que dans ceux de
23. Lettre 2 à Ch. de Roannez. Cf. De civ. Dei, XIX, 3, n. 1 : « Porro ipsa virtus quid
hic agit nisi perpetua bella cum vitiis. nec exterioribus, sed interioribus; nec alienis
sed plane nostris et propriis ». Ce thème se retrouve dans le fr. 919 - 553: « Nous implorons
la miséricorde de Dieu, non afin qu'il nous laisse en paix dans nos vices, mais afin que
Dieu nous en délivre » - et le fr. 924 - 498: « Il est vrai qu'il y a de la peine en entrant
dans la piété, mais cette peine ne vient pas de la piété qui commence d'être en nous,
mais de l'impiété qui y est encore. Si nos sens ne s'opposaient pas à la pénitence et
que notre corruption ne s'opposait point à la pureté de Dieu, il n'y aurait en cela rien
de pénible. Pour nous nous ne souffrons qu'à proportion que le vice qui nous est naturel
résiste à la grâce surnaturelle; notre cœur se sent déchiré entre ces efforts contraires,
mais il serait bien injuste d'imputer cette violence à Dieu qui nous attire au lieu de
l'attribuer au monde, qui nous retient. C'est comme un enfant que sa mère arrache
d'entre les bras des voleurs doit aimer dans la peine qu'il souffre la violence amoureuse
et légitime de celle qui procure sa liberté, et ne détester que la violence injurieuse et
tyrannique de ceux qui le retiennent injustement. La plus cruelle guerre que Dieu pût
faire aux hommes en cette vie est de les laisser sans cette guerre qu'il est venu apporter.
Je suis venu apporter la guerre, dit-il, et pour instrument de cette guerre je suis venu
apporter le fer et le feu. Avant lui le monde vivait dans cette fausse paix n.
TOUTE-PUISSANCE ma LA GRACE nu cmusr 335
l'union avec Dieu, et que ce charme victorieux les entraîne, et les faisant
repentir de leur premier choix les rend des pénitents du diable, selon la
parole de Tertullien: de même on ne quitterait jamais les plaisirs du
monde pour embrasser la croix de Jésus-Christ, si on ne trouvait plus
de douceur dans le mépris, dans la pauvreté, dans le dénuement et dans
le rebut des hommes, que dans les délices du péché. Et ainsi, comme dit
Tertullien, il ne faut pas croire que la vie des chrétiens soit une vie de
tristesse. On ne quitte les plaisirs que pour d'autres plus grands. Priez
toujours dit saint Paul, rendez grâces toujours, réjouissez-vous toujours
[I Thess., V, 16]. C'est la joie d'avoir trouvé Dieu qui est le principe de
la tristesse de l'avoir offensé et de tout changement de vie. Celui qui a
trouvé le trésor dans un champ en a une telle joie, que cette joie, selon
Jésus-Christ, lui fait vendre tout ce qu'il a pour l'acheter [Matth., XII, 44].
Les gens du monde n'ont point cette joie que le monde ne peut ni donner
ni ôter, dit Jésus-Christ même [Jean, XIV, 27; XVI, 22]. Les bienheureux
ont cette joie sans aucune tristesse; les gens du monde ont leur tristesse
sans cette joie, et les chrétiens ont cette joie mêlée de la tristesse d'avoir
suivi d'autres plaisirs, et de la crainte de la perdre par l'attrait de ces
autres plaisirs qui nous tentent sans relâche 2‘.
A g‘;
336 LA GRACE SOUVERAINE
2. Ecr. gr., p. 131. C'est le morus indeliberalits de Jansénius (souligné par nous),
3. Dix-huitième Provinciale, éd. Cognet, p. 359.
4. Ecr. gr., p. 147.
5. Ecr. gr., p. 225.
6. Br. minor, p. 107: citant le De Gen. contra ‘llanichacus. ll. 14, n. 21, utilise’ dans
l'Angustinus, t. III, l. 4, c. 11, où Jansénius le commente: « delectationem quæ consensum
in peccata præcedit, et suggestionem sequitur, non aliud esse nisi desiderium illicitum
indeliberatum quo animus etiam repugnans in peccatum inhiat ». Quand Pascal prie que
la ’ grâce fortifie tellement notre Adam qu'il demeure victorieux », il demande que l'Esprit
de Dieu répande dans la volonté une délectation supérieure aux délices du péche’, de sorte
que son libre arbitre se porte vers Dieu. Avant l'intervention de la grâce, nous étions
«en paix dans nos vices» (fr. 919-553), «le monde vivait dans cette fausse paix»
(fr. 924 - 498). Cf. Serm. 30 - de verbis Apost. 12, 3, n. 4: « lsta rixa non est in te?
Nulla est concupiscentia carnis, quæ resistat legi mcntis ? Si nihil in te alteri resistit, vide
totum ubi sit. Si spiritus tuus a carne contra concupiscente non dissentit, vide ne forte
carni mens tota consentiat: vide ne forte ideo non sit bellum, quia prix perversa est.
Forte in totum carni consentis, et nulla rixa est ».
7. Ecr. gr., p. 150.
TOUTE-PUISSANCE ma LA GRACE nu cmusr 337
8. Brunschvicg signale que ce passage existe dans la Trias (lll, 5, 13, p, 389). Pascal
a repris et poursuivi sa traduction p. 197-198.
9. Ces textes n'avaient pas été identifiés. Le second provient du De gratia et lib.
arbitrio, 16, n. 32: «Certum est enim nos mandata servare, si volumus ». Les deux
autres sont tout proches de certaines formules du même ouvrage: «ut ergo vclimus,
sine nobis operatur, cum autem volumus, et sic volumus ut faciamus, nobiscum cooperatur ’
(17, n. 33). Pour mérites et démérites: c. 5, n. 12 et c. 14, n. 28: ‘ Etsi [gratia] non datur
secundum merita bonorum opemm, quia per ipsum bene operamur, tamen secundum
merita bonæ voluntatis datur ». Mais le premier provient du Serm. 169 - de verbis
Apost. 15, 11, n. 13: «Qui ergo fecit te, non te justificat sine te », comme l'a vu
J.-N. Bakhuizen van den Brink dans sa conférence De triomf der genade bij Blaise
Pascal, 1965.
_.‘ 7"»
338 LA GRACE soUvERAINE
seule grâce. C'est ainsi qu'il dit: Je vis non pas moi, mais Jésus-Christ
en moi. Il dit donc Je vis, et il ajoute Je ne vis pas. Tant il est vrai que
la vie est de lui, et qu'elle n'est pas de lui, suivant qu'il en veut marquer
ou la cause première ou la cause seconde. Mais, à proprement parler, il
attribue cette vie à Jésus-Christ, et jamais à lui seul 10.
Voilà l'origine de toutes ces contrariétés apparentes, que l'lncamation du
Verbe qui a joint Dieu à l'homme, et la puissance à l'infirmité, a mises
dans les ouvrages de la grâce ll.
Vous ne vous étonnerez pas après cela de voir dans St Augustin de ces
contrariétés pareilles à celles de l'Ecriture12.
10. Les deux citations de saint Paul proviennent de 1 Cor., XV, 10 et Gal., Il, 20.
Pascal les a déjà utilisées avec la même intention dans Ecr. gr., p. 128-132: «Il est
question de savoir laquelle de ces deux volontés, savoir de la volonté de Dieu ou de la
volonté de l'homme, est la maîtresse, la dominante, la source et la cause de l'autre»
(p. 129). Toutes ces réflexions développent la théologie du De gratia et lib. arbitria, auquel
est encore empruntée la médiation sur 1 Cor., XV, 10 (c. 5, n. 12). Mais la théologie thomiste
fait son apparition avec les notions de cause première et de cause seconde, déjà sous
jacentes à la Lettre 4 a Ch. de Roannez (octobre 1656). J. Laporte fait remarquer qu'Arnauld
«n'a jamais fait état de ces notions, quoiqu'il cite des textes de saint Thomas où elles
se trouvent [Œuvres, X, 629]». Arnauld leur reprochait d'être trop générales, de convenir
à toutes sortes d'activités créées, d'être inaptes à exprimer ce qu'offre d'unique le rapport
de la volonté humaine déchue à la grâce du Christ (La doctrine de la grâce, p. 432).
ll. C'est certainement parce qu'il connaît l'objection d'Arnauld que Pascal suggère
une comparaison tirée de la foi: le concours de la volonté divine et de la volonté humaine
dans le mystère de la grâce, est un reflet de l'union de la volonté du Verbe et de la
volonté humaine en Jésus-Christ, homme-Dieu. Cet appel à l'lncamation, à l'union hypo
statique, était particulièrement cher à Arnauld, et existait chez saint Thomas (Summa
Theologiae, lIIa pars., qu. 18, art. 1, ad 4m et ad 1m, qui s'appuie sur Augustin, Contra
Maximinum, Il, 20, n. 2). Voir J. Laporte, La doctrine de la grâce, p. 432-438. Pascal
utilise encore cette comparaison dans les Ecr. gr., XI, 130-131 et a ajouté en marge:
‘ J.-C. ne veut pas être principe, et vous le voulez être ».
12. Ecr. gr., XI, 182-184. Pascal cite ensuite de ces «contrariétés» présentes dans
l'œuvre augustinienne: De Gen. contra Manichaeos, I, 3, n. 6, corrigé dans les RetracL,
I, 10, n. 2 (Trias, II, 6, 13, p. 246 selon Br., X1, 199), que Pascal a traduit et utilisé p. 184-5.
199-200 et 256. L'écrivain poursuit avec la révision d'une phrase du Contra Adimantum, 26
dans les RetracL, l, 22, n. 4 (Trias, II, 6, 13, p. 246, selon Br., X1, 199); ce passage est
traduit p. 185-187, 200-201 et 256-257.
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TOUTE-PUISSANCE DE LA GRACE DU CHRIST 339
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340 LA GRACE SOUVERAINE
Et c'est enfin par ce moyen que s'accordent tous ces passages de l'Ecri
ture, qui semblent les plus opposés: Convertissez-vous à Dieu: Seigneur,
convertissez-nous à vous. Rejetez vos iniquités hors de vous: c'est Dieu
qui ôte les iniquités de son peuple. Faites des œuvres dignes de pénitence :
Seigneur, vous avez fait en nous toutes nos œuvres. Faites-vous un cœur
nouveau et un esprit nouveau: Je vous donnerai un esprit nouveau, et
je créerai en vous un cœur nouveau, etc.17.
L'unique moyen d'accorder ces contrariétés apparentes qui attribuent nos
bonnes actions tantôt à Dieu et tantôt à nous, est de reconnaître que,
comme dit saint Augustin, nos actions sont nôtres, à cause du libre
arbitre qui les produit; et qu'elles sont aussi de Dieu, à cause de sa
grâce qui fait que notre [libre] arbitre les produit. Et que, comme il dit
ailleurs, Dieu nous fait faire ce qu'il lui plaît, en nous faisant vouloir ce
que nous pourrions ne vouloir pas: A Deo factum est ut vellent quod
nolle potuissent 13.
nisi volentibus nobis ». La seconde, placée par Nicole en exergue à ses Disquisitiones
(1657), est tirée de l'Opus imperf, II, 154: pour que se réalisent les promesses divines
à Abraham « præparata est Gentium voluntas a Domino; et ut vellent, quod et nolle
potuissent, ab illo factum est; qui ea quæ promisit potens est facere ».
19. Fr. 971- 654, citation du De civ. Dei, V, 10: « Recte quippe omnipotens dicitur
[Deus], qui tamen mori et falli non potest Quod ei si accideret, nequaquam esset
omnipotens. Unde propterea quædam non potest, quia omnipotens est ». Cf. Enchin, 98:
« Quis porro tam impie desipiat, ut dicat Deum malas hominum voluntates quas voluerit,
quando voluerit, ubi voluerit, in bonum non posse pervertere ? »; 102: « Quantælibet sint
voluntates vel angelorum vel hominum, vel bonorum, vel malorum, vel illud quod Deus,
vel aliud volentes quam Deus, omnipotentis voluntas semper invicta est »; cf. 95-96. 102;
De pecc. meritis, II, 17, n. 26; Epist. 107 - 217, 6, n. 19: «Cum tam multi salvi non
fiant, non quia ipsi, sed quia Deus non vult ». Saint Thomas n'insiste pas moins sur
le fait que la Volonté divine obtient toujours son effet: Summa Theologiae, la IIae, qu. 110,
art. 1 et qu. 112, art. 3.
TOUTE-PUISSANCE DE LA GRACE DU CHRIST 341
Mais Pascal ne s'en tient pas à cette explication, qui ruine pour
tant à elle seule la seconde proposition. Il soutient « contre Calvin
le pouvoir que la volonté a de résister même à la grâce efficace et
victorieuse ». Qu'est-ce à dire ? Le « disciple de saint Augustin » ne
pense évidemment pas que la volonté créée pourrait triompher de la
Toute-Puissance. Il veut simplement mettre en lumière, contre Calvin,
le fait que le libre arbitre n'a pas été anéanti et conserve, de par sa
nature, son pouvoir de choix. Mais à ses yeux ce pouvoir est si affaibli
depuis la chute que seule la grâce divine lui restitue une spontanéité
pour le bien. Jansénius, Amauld et Pascal ont toujours distingué
« diverses manières dont on peut considérer les différents pou
voirs J‘. Pascal retient ainsi: le pouvoir dû à la nature, le pouvoir
dû à la grâce habituelle, le pouvoir dû à la grâce actuelle victorieuse :
On peut dire de celui qui est secouru de la grâce, quoi qu'il le soit moins
qu'il ne faut, pour faire qu'il marche parfaitement dans la voie de Dieu,
qu'il a un pouvoir qu'il n'aurait pas s'il était privé de tout secours,
puisqu'il est plus proche d'avoir tout celui qui lui est nécessaire lorsqu'il
en a une partie que s'il n'en avait point du tout; et même que ce secours
imparfait, ou trop faible dans la tentation où l'on le considère, deviendra
assez puissant si la tentation vient à se diminuer, et qu'il la lui fera
vaincre alors effectivement, ce qui ne serait pas véritable s'il n'en avait
aucun. De la même sorte qu'on peut dire d'un homme dont la vue est
affaiblie par une maladie, et qui a besoin de beaucoup de lumière,
qu'encore qu'une petite lumière ne lui donne pas le plein pouvoir de voir,
néanmoins elle lui en donne un certain genre, ou un certain degré de
pouvoir qu'il n'aurait pas s'il était dans les ténèbres, puisqu'il est plus
proche d'avoir tout celui qui lui est nécessaire en cet état, et que même,
si sa santé s'affermit, cette lumière deviendra assez forte pour lui en
donner alors le pouvoir entier.
Voilà toutes les diverses manières dont on peut considérer les différents
pouvoirs qui sont tous véritables, quoique le seul qui doit être appelé
entier, plein et parfait, et qui donne l'action même, soit celui auquel il
ne manque rien pour agir. De sorte qu'il est très véritable qu'on peut dire
de ceux auxquels il manque quelque secours, sans lequel il est assuré
qu'ils ne feront jamais une action, qu'ils n'ont pas, en ce sens, le pouvoir
de la faire.
C'est ainsi qu'on peut dire avec vérité qu'un homme dans les ténèbres n'a
pas le pouvoir de voir, en considérant le plein et demier pouvoir sans
lequel on n'agit point 75.
23. l7. n. 33. Pascal a traduit une partie de ce passage dans les Ecr. gr., p. 198-199,
et Brunschvicg signale sa présence dans la Trias (III, 5, l3, p. 389). Arnauld voit dans le
velle la volonté naissante. et dans le perficere le consentement qui conduit à l'acte (Œuwes.
XX, 50, et XXXIX, 627: cité par J. Laporte, La doctrine de la grâce, p. 408). Pascal
appelle cette grâce imparfaite «petite lumière» (Ecr. gr., XI, 260).
24. Ecr. gr., Xl, 260; cf. p. 219: « un pouvoir éloigné, tel qu'est la possibilité qu'ont
tous les hommes d'être sauvés » et. à l'autre extrême, « le pouvoir prochainement suffisant »,
le seul capable en fait de se transformer en acte.
25. Ibid., 260-61. Cette image de l'œil, qui a par lui-même la possibilité naturelle de
voir, mais ne peut voir sans lumière, a été empruntée par Pascal à saint Thomas (Summa
Thealogiae, la llae, qu. 109, art. 9), cité p. 259. C'est dans cet article de la Somme qu'il
a trouvé un passage d'Augustin, De nat. et graL, 26, où se rencontre la même image
et qu'il cite p. 258-259. Brunschvicg signale que Sinnich avait relevé ce texte dans sa
TOUTE-PUISSANCE DE LA GRACE DU CHRIST 343
Voyez donc, mon Père, s'il [Jansénius] tient qu'on a le pouvoir de résister,
quand il dit, dans des traités entiers, et entre autres, au t. 3, l. 8, c. 20,
qu'on a toujours le pouvoir de résister à la grâce, selon le Concile : QUE
LE LIBRE ARBITRE PEUT TOUJOURS AGIR ET N'AGIR PAS, vouloir
et ne vouloir pas, consentir et ne consentir pas, faire le bien et le mal,
que l'homme en cette vie a toujours ces deux libertés, que vous appelez
de [contrariété et] de contradiction. Voyez de même s'il n'est pas
contraire à l'erreur de Calvin, telle que vous-même la représentez, lui
qui montre, dans tout le chap. 21, que l'Eglise a condamné cet hérétique,
qui soutient que la grâce n'agit pas sur le libre arbitre en la manière qu'on
l'a cru si longtemps dans l'Eglise, en sorte qu'il soit ensuite au pouvoir
du libre arbitre de consentir ou de ne consentir pas, au lieu que, selon
saint Augustin et le Concile, on a toujours le pouvoir de ne consentir pas,
si on le veut, et que, selon saint Prosper, Dieu donne à ses élus mêmes
la volonté de persévérer, en sorte qu'il ne leur ôte pas la puissance de
vouloir le contraire. Et enfin jugez s'il n'est pas d'accord avec les Tho
mistes, lorsqu'il déclare, c. 4, que tout ce que les Thomistes ont écrit pour
accorder l'efficacité de la grâce avec le pouvoir d'y résister est si conforme
à son sens, qu'on n'a qu'à voir leurs livres pour y apprendre ses senti
ments : Quod ipsi dixerunt, dictun puta 27.
Trias (III, 2, 14, p. 336). Il est utilisé aussi par Bourzeis, Lettre à un Président, ch. 1,
p. 3-4.
Pour les différents pouvoirs, voir Jansénius, Augustinus, t. III, 1. 3 : pouvoir de nature,
pouvoir moins éloigné venant de la foi, pouvoir né de la petite grâce, pouvoir immédiat
et complet provenant de la grâce actuelle efficace. Il en conclut que, puisque l'homme
possède toujours au moins le premier de ces pouvoirs, il est vrai de dire qu'il peut
observer les commandements. Arnauld adopte la même position (La doctrine de la grâce,
p. 409-410, n. 12).
26. Ed. Cognet, p. 29-31 : les trois médecins sont un augustinien, un moliniste et
un néo-thomiste. Faisant face à un moliniste, Pascal insiste sur la faiblesse de l'homme
déchu. Cette parabole s'inspire de celle du Bon Samaritain (Luc, X, 30-37), mais par
l'intermédiaire des commentaires augustiniens, par exemple De nat. et grat., 43, n. 50, que
Pascal cite dans les Ecr. gr., XI, p. 122 : « Qui ne sait que Dieu a créé l'homme sain ?
Sed nunc agitur de illo quem semivivum latrones reliquerunt, etc. ». Plus précisément encore,
Pascal n'a pas pu ne pas penser au livre écrit par Florent Conroy (Conrius), Peregrinus
Jerichuntinus, Paris, 1641, traduit par Arnauld en 1645 sous le titre Le Pèlerin de Jéricho.
La préface signale un certain nombre de passages où Augustin a évoqué ce pèlerin secouru
par le bon Samaritain : p. 6 de l'éd. latine on lit en marge « Luc 10 - Aug. de nat. et grat.
c. 43 et l. 2. qq. Evangel. q. 19. Tract. 41 in Joan. Serm. 37 de verbis dom. et serm. 2
de verb. Apost. » Cette liste n'est pas exhaustive : ajoutons l'In Ps. 136, n. 7 (bien connu
de Pascal). Pascal avait lu Conrius, comme nous l'indique dom Clémencet (voir Ecr. gr.,
XI, 143).
27. Dix-huitième Provinciale, éd. Cognet, p. 364-366.
344 LA GRACE SOUVERAINE
b) « INFAILLIBLEMENT »
Le libre arbitre, charmé par les douceurs et par les plaisirs que le
Saint-Esprit lui inspire, plus que par les attraits du péché, choisit infail
liblement lui-même la loi de Dieu . .
Ceux à qui il plaît à Dieu de donner cette grâce, se portent d'eux-mêmes
par leur libre arbitre à préférer infailliblement Dieu à la créature . .
Toutes les fois qu'elle est donnée, le libre arbitre s'y porte infaillible
ment . .. Ceux à qui il plaît à Dieu de la donner jusqu'à la fin persé
28. De corr. et grat., 12, n. 38: « Inter tot et tantas tentationes infirmitate sua voluntas
ipsa succumberet, et ideo perseverare non possent, quia deficientes infirmitate nec vellent,
aut non ita vellent infirmitate voluntatis ut possent. Subventum est igitur infirmitati voluntatis
humanæ, ut divina gratia indeclinabiliter et insuperabiliter ageretur ; et ideo, quamvis
infirma, non tamen deficeret, neque adversitate aliqua vinceretur ». Ce texte est un des
plus fréquemment utilisés par les théologiens de Port-Royal (Arnauld, CEuvres, VIlI, 361
et XVII, 170-171, etc. ; Bourzeis, Lettre à un évêque ., 2e partie, p. 48, n. 4.).
29. De corr. et grat., 12, n. 38.
30. Cité dans l'éd. des Opuscules sur la grâce, Bibl. Aug., t. 24, p. 786, n. 9.
31. Ed. Cognet, p. 357. C'est d'ailleurs un véritable refrain : Ibid., p. 340, 349 364-366.
TOUTE-PUISSANCE nE LA GRACE nu cmusr 345
32. Ecr. gr., p. 149-ISO: notez choisit et lui-même (soulignés par nous) entourant
infailliblement. Voir ibid, p. 137; «J.-C. conduit [ses élus] par des moyens certains
et infaillibles». Ce terme technique n'est pas propre a Pascal, qui le trouvait chez saint
Thomas, Alvarez, le P. Pétau, Arnauld, etc. (cf. Dix-hHitième Provinciale, p. 362).
33. Ecr. gr., p. 148; cf. p. 150: «Ils aiment mieux infailliblement pécher que ne
pécher pas ». Dans le fr. 378 - 470, l’apologiste parle d' «opposition invincible entre Dieu
et nous ».
34. Fr. 97 - 334: ‘ La concupiscence et la force sont les sources de toutes nos actions.
La concupiscence fait les volontaires, la force les involontaires». Dapologiste évoque ici
le monde sans Dieu; c'est pourquoi il passe sous silence les actions volontaires inspirées
par la grâce.
35. Ecr. gr., p. 280-281 (souligné par nous).
36. Maladies, 5.
37. Opus imperf., V, 50: «Notum est quod homo primus voluntate malum egit, non
necessitate: sed iste qui dicit quod nolo malum hoc ago [Romains, VIl, 19] necessitate
se ostendit malum agere, non voluntate ». Conf., Vlll, S, n. 10: «Suspirabam ligatus,
non ferro alieno, sed mea ferrea voluntate. Velle meum tenebat inimicus, et inde mihi
catenam fecerat, et constrinxerat me. Quippe ex voluntate perversa facta est libido: et dum
servitur libidini, facta est consuetudo; et dum consuetudini non resistitur facta est
necessitas ». Ce dernier texte fait apparaître qu'il s'agit d'une nécessité morale, concrète,
et non métaphysique: de là, chez les augustiniens, le retour des oppositions entre pouvoir
réel et impuissance de fait. Sur l'image de la chaîne, voir Ecr. gr., p. 228-230.
J î»
346 LA cRAcE soUvERAINE
4.5‘.
348 LA GRACE SOUVERAINE
Y
davoir été délivré par celui qui a dit: Si le Fils vous délivre, alors
vous serez vraiment libres [Jean, VIII, 36] »". Pascal avait pris
soin de choisir dans la Trias de Sinnich et de traduire deux textes
augustiniens particulièrement clairs sur ce point :
662. On est réduit sous la servitude de celui par qui on est vaincu. Quelle
peut donc être la liberté de l'esclave assujetti sous le péché, sinon de
ce qu'il trouve sa délectation à pécher? Car celui-là sert librement son
maître, qui fait sa volonté de bon cœur. Et c'est par ce moyen que celui
qui est esclave du péché, est libre pour pécher. Et de là vient qu'il ne
sera point libre pour agir justement jusqu'à ce qu'étant délivré du péché,
il commence à être fait esclave de la justice. Voilà la liberté qui est
véritable a cause de la joie que l'on a à faire le bien, et en même temps,
voilà la servitude qui est sainte, a cause de l'obéissance que l'on rend
aux préceptes. Mais cette liberté de bien faire, d'où viendra-t-elle à
l'homme asservi et vendu, si celui-là ne le délivre qui a dit: Si le Fils
vous délivre, vous serez véritablement libres.
663. Donc le libéral arbitre est véritablement libre, lorsqu'il n'est plus
esclave des vices et des péchés 47.
Augustin et Pascal insistent donc sur l'état d'affranchissement de
l'homme. Bien que le pouvoir de choix soit inamissible, ce qui existe
concrètement, ce sont des pécheurs plus ou moins ensorcelés par
leurs fautes ou des saints plus ou moins fascinés par l'amour du Bien.
Si donc on perçoit bien que le libre arbitre n'est pas distinct de la
volonté même, on est autorisé à identifier exercice du libre arbitre et
spontanéité, dans tous les actes particuliers qu'inspire la nécessaire re
cherche du bonheur. Comme l'écrit Augustin, « celui-là sert librement
son maître, qui fait sa volonté de bon cœur »‘‘. Il choisit, reprend
Pascal, « volontairement et très librement et avec joie »". Ainsi sont
affirmés par l'augustinisme le pouvoir éloigné qu'a le libre arbitre de
résister à la grâce même efficace et victorieuse, l'infaillibilité de
l'action de la grâce, la spontanéité avec laquelle la volonté charmée
s'élance vers Dieu.
46. De corr. et grat., 1, n. 2. Cf. fr. 818-782: «Moïse ne vous a point tirés de
captivité et ne vous a pas rendus véritablement libres ». Voir Ecr. gr., p. 226.
47. Ecr. gr., p. l14-ll5, citant Enchin, 29-30 (Trias, IV, 7, 7, p. 662) et De civ. Dei,
XIV, 11 (Ibid., p. 663). Pascal paraphrase le premier de ces textes dans les Ecr. gr.,
p. 225-226 et cite p. 251 l'Enchir., 31: « Tune ergo efficimur vere liberi, cum Deus nos
fingit, id est, formal et creat, non ut homines, quod jam fecit, sed ut boni homines simus,
quod nunc sua gmtia facit ».
48. Enchin, 29-30, cité par Pascal, Ecr. gr., p. 114.
49. Ecr. gr., p. 148. Cf. Lettre 2 à Ch. de Roannez,
50. Brunschvicg signale l'origine de cette allusion: «Tota vita Christiani boni, sanctum
desiderium est» (In Epist. 10h., tr. 4, n. 6). Ajoutons que ce passage se trouve dans la
Trias, III, 6, 3, p. 430.
TOUTE-PUISSANCE ma LA GRACE DU cmusr 349
l'homme, et que l'homme prévient Dieu; que Dieu donne sans qu'on
demande, et que Dieu donne ce qu'on demande; que Dieu opère sans que
l'homme coopère, et que l'homme coopère avec Dieu; que 1a gloire est
une grâce et une récompense; que Dieu quitte le premier, et que l'homme
quitte le premier; que Dieu ne peut sauver l'homme sans l'homme, et
que ce n'est nullement de l'homme qui veut et qui court, mais seulement
de Dieu qui fait miséricorde 51.
51. Ecr. gr., p. 170-171; voir une autre série d'oppositions p. 195-196. Cf. fr. 969 - 514.
S2. Ecr. gr., p. 172.
53. Ecr. gr., p. 170. Cf. fr. 791-777: « Les effets in communi et in particulari. Les
semi-pélagiens errent en disant de in communi ce qui n'est vrai que in particulan et les
calvinistes en disant in particulari, ce qui est vrai in communi, ce me semble ».
Les calvinistes ont en effet méconnu le pouvoir de la prière.
‘J’;
350 LA cmcE SOUVERAINE
54. De dono persem, 7, n. 13: «Non est hoc omnino in viribus liberi arbitrii, quales
nunc sunt ». Ce texte est repris dans Ecr. gr., XI, p. 211, 221, 222-223, 236-237. Pascal le
cite de mémoire p. 230: l'homme « ne peut rentrer dans cette indifférence prochaine de
sa première condition. Hoc non est amplius in viribus, etc.».
55. Fr. 75 - 389. Voir aussi fr. 205 - 489, 149 - 430 et 378 - 470. Cf. De div. quaest. ad
Simplia, I, qu. 1, n. l: « Velle adiacet mihi [Romains, VII, 18] ? Certe enim ipsum velle in
potestate est, quoniam adjacet nobis: sed quod perficere bonum non est in potestate, ad
meritum pertinet originalis peccati».
56. Cette insistance provient de la nécessité de commenter saint Paul: «C'est Dieu
qui opère en nous le vouloir et le faire» (PhiL, II, 13); «Vouloir le bien est à ma
portée, mais non pas l'accomplir » (Romains, VII, 18), etc.
D'autre part il fallait abattre Pélage, selon qui pouvoir appartenait à notre nature,
vouloir à notre libre arbitre.
57. De div. quaest. ad Simpliez, I, qu. 2, n. 12.
58. De corr. et gratia, 12, n. 8.
59. De perf. justitiae, resp. ad ration. ll, c. 5. Ce texte est traduit par Pascal dans
les Ecr. gr., XI, 176: Brunschvicg signale sa présence dans la Trias (Il, 3, 23, p. 182).
Juste auparavant Pascal cite un passage de portée analogue: De corr. et graL, 3, n. 5
(Trias, II, 3, 21, p. 178: indication donnée par Brunschvicg).
_60. Il s'agit du verset 35 du livre 8 des Proverbes (version des Septante): «A Domino
enim praeparatur voluntas hominis n. Voir par exemple Serm. 173 -33 de verbis AposL,
-----__; t; ,
TOUTE-PUISSANCE DE LA GRACE DU CHRIST 351
volonté, au lieu qu'il était méchant auparavant. Par elle, il est fait
que cette bonne volonté qui maintenant a commencé d'être, soit aug
mentée, et deviendra assez grande » ‘‘. Dans cette perspective, l'homme
déchu est dépourvu de tout mérite,
car il a plu à Dieu, afin de détruire le plus possible l'orgueil de la
présomption humaine, de faire en sorte qu'aucune chair, c'est-à-dire aucun
homme, ne se glorifie devant lui. De quoi la chair pourrait-elle se glorifier
devant lui, sinon de ses mérites? Or ces mérites, elle a pu les avoir, c'est
vrai; mais elle les a perdus... C'est pourquoi il ne reste à ceux qui ont
besoin d'être libérés, que la grâce du Libérateur Aux justes convient
ce mot Que celui qui se glorifie se glorifie dans le Seigneur [1 Cor., I, 31]62.
2. n. 2; Enchin, 32 (traduit par Pascal dans Ecr. gr., p. 182 et 197-198); De grat. et lib.
arbitrio, 16, n. 32.
61. De gratia et lib. arbitrio, 15, n. 31. Pascal donne comme référence: « c. 15-16 v,
ce qui nous indique qu'il ne s'agit ici que d'un début de citation, comme l'attestent aussi
les points de suspension. Il comptait donc traduire toute la fin du c. 15 et au moins
une partie du chapitre 16. Le fragment cité existe dans la Trias (II, 3, 20, p. 130: indi
cation fournie par Brunschvicg). Tout le début de ce ch. 15 est utilisé dans la Dix-huitième
Provinciale, éd. Cognet, p. 361.
Pascal a relevé également une phrase de l'Opus imperyfl, II, n. 157: «Cum vero dat
incrementum Deus, sine dubio credit et proficit » (Ecr. gr., p. 251).
62. De corr. et grat., 12, n. 37. Cf. fr. 933 - 460: « Dieu seul donne la sagesse et c'est
pourquoi: qui gloriatur in domino glorietur ».
63. Fr. 931 - 550.
64. Epist. 194 - 105, 3. n. 9: « Restat, inquam. ut ipsam fidem non humano tribuamus
arbitrio, nec ullis præcedentibus meritis, quoniam inde incipiunt bona quæeumque sunt
merita»; Ibid., 5, n. 19; De grat. et lib. arbitrio, 6, n. 13. Cf. Ecr. gr., p. 150: les élus
«méritent la gloire et par le secours de cette grâce et par leur propre choix ».
65. Conf, lX, 13, n. 34. Cf. De grat. et lib. arbitrio, 1, n. 1: ’gratiam per quam
bona merita comparamus»; De civ. Dei, XIV, 26; Epist. 194 - 105, 5, n. 19. Sur la diffé
rence entre les mérites avant tout humains d'Adam innocent et les mérites avant tout
divins de l'honune déchu, voir Augustinus, t. Ill, l. 2, c. 6 et l. 9, c. 10.
66. Ce sont là les «saintes maximes» établies par les Pères, affirme Pascal dans les
Ecr. gr., p. 250. Il s'agit de trois textes augustiniens: De div. quaest. ad Simplia, l, qu. 2,
n. 12; Contra duas epist. pelag., Il, 9; De praedesL, 8, n. 13. Le premier n'avait pas
ÄSJ
352 LA GRACE SOUVERAINE
jusqu'ici été identifié. Pascal a sauté enim (« Si enim Deus »): « Si Dieu fait miséricorde,
nous voulons aussi ». Le second est cité par Bourzeis dans la Lettre à un évêque, 2‘ partie,
p. 61 (en marge): « Cependant sans l'aide de Dieu, qui prépare le cœur, l'homme ne peut
préparer son cœur ». Le troisième (« S'il avait entendu et appris de mon Père, il viendrait »)
est évoqué dans la Trias (III, 2, 4, p. 319-320). Mais Sinnich cite: « Absit ergo ut quisquam
non veniat, qui a Patre audivit et didicit ». Comme Pascal cite ensuite un passage du
De gratia Christi, 14 (Trias, III, 2, 5, p. 320), on peut penser qu'il est parti de la Trias,
mais s'est reporté à l'original.
67. Lettre 6. Cf. Maladies, 5: « O mon Dieu, qu'une âme est heureuse dont vous êtes
les délices, puisqu'elle peut s'abandonner à vous aimer, non seulement sans scrupule, mais
encore avec mérite ».
68. Pascal, Lettre du 5 nov. à Gilberte: « Cette charité que tu as eue pour nous est une
prière du nombre de celles qu'on ne doit jamais interrompre ». C'est à Augustin que Pascal
emprunte l'idée que la prière permanente exigée par le Christ (Luc, XVIII, 1), c'est la
charité: Epist. 130 - 121 ad Probam, 9, n. 18: « In ipsa ergo charitate continuato desiderio
semper oramus ».
69. Epist. 194 - 105, 4, n. 16: traduction de Pascal. dans les Ecr. gr., p. 210; le même
texte est repris p. 217, et la référence est donnée à la Trias (III, 6, 6, p. 438).
70. In Ps. 118, XIV, n. 2. Texte pris dans la Trias (III, 6, 6, p. 438).
71. Ecr. gn, p. 187-188. Les « deux livres entiers » sont lc De praedest. et le De dono
persan, qui constituent effectivement un unique traité. La citation provient du De dono
pers., 6, n. 10: « Hoc ergo Dei donum [sciL perseverantia] suppliciter emereri potest ».
72. Ecr. gr., p. 204; p. 213: «Dieu ne laisse jamais ceux qui le prient Il leur
accorde toujours les moyens nécessaires a leur salut, s'ils les lui demandent sincèrement ».
Lettre du 5 nov. 1648 à Gilberte: « La grâce est particulièrement accordée à la prière ».
Mais toute prière qui n'est pas prononcée en Jésus-Christ est « abominable » (fr. 948 - 668).
Cf. In Ps. 108, n. 9: « Non est justa oratio nisi per Christum Oratio autem quæ non
fit per Christum, non solum potest delere peccatum, sed etiam ipsa fit in peccatum >.
Il faut aussi que le chrétien prie avec un cœur pur: Maladies, 6.
---_----1 5L.’
TOUTE-PUISSANCE DE LA GRACE DU CHRIST 353
De sorte que « ceux qui .. sont [tentés], c'est parce qu'ils ne prient
pas » *. Pascal a synthétisé sa pensée dans le fragment 930-513 :
Pourquoi Dieu a établi la prière ?
1. Pour communiquer à ses créatures la dignité de la causalité.
2. Pour nous apprendre de qui nous tenons la vertu.
3. Pour nous faire mériter les autres vertus par travail.
Mais pour se conserver la primauté il donne la prière à qui il lui plaît.
Object : mais on croira qu'on tient la prière de soi.
Cela est absurde, car puisque ayant la foi on ne peut avoir les vertus.
Comment aurait-on la foi ? Y-a(-t-)il pas plus de distance de l'infidélité
à la foi que de la foi à la vertu ?
Mérité, ce mot est ambigu.
Meruit habere redemptorem.
Meruit tam sacra membra tangere.
Digna tam sacra membra tangere.
Non sum dignus, qui manducat indignus.
Dignus est accipere.
Dignare me.
Dieu ne donne que suivant ses promesses.
Il a promis d'accorder la justice aux prières.
Jamais il n'a promis les prières, qu'aux enfants de la promesse 74.
73. Fr. 550 - 774 : « Priez de peur d'entrer en tentation. Il est dangereux d'être tenté.
Et ceux qui le sont, c'est parce qu'ils ne prient pas ». Augustin a souvent développé un
commentaire analogue de Matth., XXVI, 41 : De gratia et lib. arbitrio, 4, n. 9.
74. Cf. Epist. 218 - 208, n. 3 : « Vigila ergo et ora, ne intres in tentationem [Marc,
XVIII, 38]. Ipsa quippe oratio admonet te quod indigeas adjutorio Domini tui, ne spem
bene vivendi in te ponas »; De dono persev., 7, n. 15: « Quod [ne pas quitter Dieu]
poterat nobis et non orantibus dari : sed oratione nostra voluit admoneri, a quo accipiamus
hæc beneficia ». Ou encore ce texte traduit par Pascal dans les Ecr. gr., p. 175 et 277 :
« Aug. De nat. et grat., cap. 15 et 16. Les pélagiens [s'imaginent dire] quelque chose
d'important, quand ils disent que Dieu ne commanderait pas ce qu'il saurait que l'homme
ne pourrait faire. Qui ne sait cela ? Mais il commande des choses que nous ne pouvons
pas, afin que nous connaissions à qui nous devons le demander ». Brunschvicg indique
la véritable référence : De gratia et lib. arbitrio, 16, n. 32 (cependant on trouve le même
thème à la référence indiquée par Pascal et l'existence du passage dans la Trias : II, 3,
21, p. 180). Mais Pascal l'a emprunté en réalité à la Censure des thèses molinistes par
la Faculté de Théologie de Douai (1588). En effet, dans un passage du manuscrit édité
par Lafuma (Deux pièces imparfaites sur la grâce et le concile de Trente, p. 41), Pascal
cite cette censure : « Celui-là même qui nous commande de faire nous commande aussi
de demander ce que nous ne pouvons faire ... C'est pourquoi saint Augustin dit, Dieu
nous commande des choses impossibles, afin que nous connaissions ce que nous devons
lui demander ... Comme dit saint Augustin : qu'y a-t-il de plus ridicule que de demander
que de prier pour accomplir ce qui est en notre puissance ». La seconde citation provient
du De nat. et grat., 18, n. 20 : « Quid stultius, quam orare ut facias quod in potestate
habeas ?».
75. « Deserunt et deseruntur » (De corr. et grat., 13, n. 42), passage cité par Pascal,
Ecr. gr., p. 193 et 203 (avec une fausse référence au ch. 12).
354 LA GRACE SOUVERAINE
prière, et l'autre pour faire persévérer dans les œuvres: et qu'il est vrai
que Dieu ne refuse jamais le secours pour les œuvres à ceux qui ne cessent
point de le lui demander, et qu'en ce sens Dieu ne quitte point le juste
que le juste ne le quitte: mais qu'aussi Dieu ne donne pas toujours le
secours pour prier; et qu'en ce sens Dieu laisse le juste, avant que le
juste le quitte, de sorte que ce délaissement est toujours conduit en sorte
que premièrement Dieu laisse l'homme sans le secours nécessaire pour
prier, et qu'ensuite l'homme cesse de prier, et qu'ensuite Dieu laisse
l'homme qui ne le prie plus 76.
Cette méditation sur l'abandon revient sans cesse dans les Ecrits
sur la grâce 7’, parce qu'elle est au cœur de la vie de Pascal lui-même.
Il suffit pour s'en convaincre de relire le Mémorial:
Je m'en suis séparé
Dereliquerunt me fontem aquae vivae.
Mon Dieu me quitterez-vous
Que je n'en sois pas séparé étemellement...
Jésus-Christ
Je m'en suis séparé, je l'ai fui, renoncé, crucifié
Que je n'en sois jamais séparé...
76. Ecr. gr., p. 202. Pascal ajoute aussitôt: « Ce double délaissement a été si bien traité
dans la Lettre d'un Abbé à un Président qu'il est ridicule d'en parler davantage ». Il s'agit
d'un ouvrage d'Amable de Boureeis, théologien du groupe de Port-Royal jusqu'en 1653: il
fut publié en 1649 (131 p. in-4°).
77. XI, 165-169; 188-190; 204-205; 213-231; 236-242. Voir aussi fr. 969 - 514.
78. De div. quaest. ad Simplia, I, qu. 2, n. 22.
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CONCLUSION
l. Serm. 25 - de diversis 19, 2, n. l. Cf. In Ps. 67, n. Z2: « Ipsum lac miro modo
significat gratiam; manat quippe ex abundantia viscerum maternorum, et misericordia delec
tabile parvulis gratis infunditur ».
2. Lettre 6 à Ch. de Roannez, (fleuve, lumière); Mémorial (« Feu »); Maladies, 10:
«Que ferai-je pour vous obliger à répandre votre esprit sur cette misérable terre ».
Lettre du 5 nov. 1648 à Gilberle («vin nouveau », image hardie, mais d'origine évan
gélique).
3. Fr. 931 - 550.
4. Fr. 869 - 508.
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356 LA GRACE SOUVERAINE
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CONCLUSION 357
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CHAPITRE IV
L'AVÈNEMENT DE LA TRANSPARENCE
1. Maladies, 11: « Vous comblez d'une béatitude toute pure vos saints dans la gloire
de votre Fils unique ».
2. Cet Ecrit fait apparaître que, si la grâce divine a l'initiative, l'homme s'élance
vers Dieu de toute sa force. le titre du présent chapitre insiste sur la suprématie de la
grâce, par fidélité a l'inspiration profonde de l'augustinisme. Mais il ne prétend pas nier
ce qu'il y a de jaillissement chez Augustin et, peut-être plus encore, chez Pascal.
L'œuvre augustinienne, à la suite des platoniciens, brode sans cesse sur la décou
verte de la lumière par l'âme, de sorte que toute la théologie occidentale en a été marquée.
Augustin écrit dans ses Confessions, au moment de sa conversion dans le jardin: «Ce
fut comme une lumière: la sécurité inonda mon cœur, et toutes les ténèbres du doute
ils!-
360 L'AVÈNEMENT DE LA TRANSPARENCE
se dissipèrent » (quasi luce securitatis infusa cordi meo .), VIII, 12, n. 29. Ct. De lib.
arbitrio, II, 16, n. 43 : « Vae qui derelinquunt te ducem, et oberrant in vestigiis tuis, qui
nutus tuos pro te amant, et obliviscuntur quid innuas, o suavissima lux purgatæ mentis
sapientia ... Væ qui se avertunt a lumine tuo » ; In Joh., tr. 3, n. 5 ; In Ps. 62, n. 4.
3. Psaumes, XVII, 6 ; XXVIII, 9 ... Isaie, LIII, 1 ; Job, XII, 22, etc.
4. Conf., X, 27, n. 38.
5. Texte donné par l'édition Bossut, t. II, p. 527 sq., à un endroit où se trouve dans
les manuscrits qui nous restent une lacune. La phrase ajoutée par Bossut semble d'autant
plus être la bonne que Pascal donne d'autres preuves de la présence à son esprit de
ce passage célèbre. Il écrit en effet de l'âme : « Connaissant par une lumière toute pure
qu'il [Dieu] n'est point dans les choses qui sont en elle, ni hors d'elle, ni devant elle,
elle commence à le chercher au-dessus d'elle » : en bon augustinien, Pascal complète
l'opposition simple établie ici par son maître, et il procède par adjonction d'autres
passages. Dieu n'est pas les choses de l'âme, mais il réside en l'âme, car c'est en passant
par elle qu'on s'élève à lui : « Quis est ille super caput animæ meæ ? Per ipsam animam
meam ascendam ad illum », s'écrie l'auteur des Confessions au même livre (X, 7, n. 11).
Il est bien clair que le mouvement d'ensemble est identique dans les deux textes, et l'on
comprend facilement que Pascal se soit reporté ici à l'expérience augustinienne de la
conversion.
INTRODUCTION 361
reflets de son Auteur °. Comme son maître, Pascal a donné une portée
précise à ces termes : voile, dévoilement, révélation ; ni l'un ni l'autre
n'emploient jamais ces mots au sens concret, matériel de « retirer une
étoffe » Ils répugnent même à les prendre au sens figuré pour les
appliquer à des rapports d'homme à homme. Bien plus, l'homme ne
peut rien révéler à Dieu, puisque Dieu connaît tout 7. « Chez Augustin
le sujet actif de revelare est Dieu, ou le Christ homme-Dieu, ou un
ange ou un homme mandatés spécialement par Dieu, toujours Dieu
en dernière analyse N. Il en est de même chez son disciple. Dieu a
toujours l'initiative: c'est lui qui avait choisi de se cacher, c'est
lui qui choisit de se découvrir. Voilà pourquoi les chrétiens lui doivent
une reconnaissance infinie « de ce que s'étant caché en toutes choses
pour les autres, il s'est découvert en toutes choses et en tant de ma
nières » pour eux ’.
Chez Augustin, il est assez souvent question de révélations parti
culières, portant sur des faits contingents: ainsi les corps des saints
Gervais et Protais furent retrouvés grâce à une révélation faite à
saint Ambroise... Les Anciens, plus crédules que les Modernes, se
complaisaient dans ces récits de songes, d'extases, de visions, d'adme
nitions. Pascal ne semble pas avoir eu beaucoup de goût pour ces
anecdotes. De toute façon, ce ne sont pas elles qui nous intéressent
ici, c'est le dévoilement qu'opère la grâce dans le cœur de tous les
chrétiens. Sur ce point Pascal et Augustin se retrouvent très proches.
Tous deux ont longuement développé leur réflexion sur les deux
grands ordres de réalités qui peu à peu se transfigurent pour ceux qui
croient: l'univers, d'une part, c'est-à-dire la nature physique, le
cours des événements, les hommes ; et d'autre part l'Ecriture Sainte.
6. Cette zone d'ombre constitue le Voile qui empêche l'œil de voir; parfois Pascal
recourra à une image qui, au fond, rejoint celle-là: la cécité. Il n'y a plus alors d'écran
devant l'objet, mais l'œil est incapable de voir. Oter le voile, rendre la vue aux aveugles
sont en réalité la même opération divine.
7. In Ps. 36, I, n. 6. Voir sur toute cette question l'excellent article d'A. de Veer,
« Revelare-Revelatio, Eléments d'une étude sur l'emploi du mot et sur sa signification chez
saint Augustin ». in Recherche: augustiniennes, II, p. 331-357‘
8. Art. cité, p. 337.
9. Lettre 4 du 26 octobre 1656 à Ch. de Roannez.
il’ '
l." LA TRANSPARENCE DE LA CRÉATION
l. L'univers physique
13. Fr. 781- 242. M. Mauriac est sur ce point tout à fait pascalien: «L'étendue
rongée de galaxies ne m'a jamais annoncé l'amour incréé: elle est absence infinie. La
nuit n'a jamais eu d'autre cœur que le mien ni d'autres passions que les miennes. Elle
ne parle de Dieu qu'à ceux dont le cœur est déjà plein de Dieu. Mais ceux-là n'ont plus
besoin, pour atteindre leur Amour, de faire ce détour par les étoiles n (Nouveaux Mémoires
intérieurs, p. 23).
14. In Ps. 148, n. 10.
15. De civ. Dei, X1, 4; voir Ibid., X, 14.
16. Augustin. lui aussi, oppose à la découverte admirative de Dieu, devant la nature
(Serm. 141 - de verbis Domini 55, l-2; 241 - de Tempore 143, 2 et 3), la stérile connais
sance scientifique; par exemple celle des éclipses (Serm. 68 - de diversis 21, 1, n. 2):
« Tu autem non valde cura, si gyros siderum et ccelestium terrenorumve corporum numerus
ignores. Vide pulchritudinem mundi, et lauda consilium Creatoris.»
l7. Tous les textes que nous venons de citer proviennent du fragment 199 - 72, sur
les deux infinis. Nous avons signalé, dans le chapitre « Le clair-obscur du monde », ce
qu'offre de particulier l'attitude de Pascal dans ce texte: il réagit en effet en croyant, alors
que son développement appartient aux liasses, donc à lflpologie.
18. Valéry, Variation sur une pensée, dans les Œuvres, Bibl. de la Pléiade, I, p. 458-473.
‘ ._
364 UAVÈNELIBNT DE LA TRANSPARENCE
19. C'est le cas d'A. Béguin, dans Pascal par lui-même, p. 14-15, etc.
20. In Ps. 145, n. 12: «Nondum vides Deum, non potes amare plene quod nondum
vides. Quæ vides, ipse fecit. Miraris mundum, quare non artificem mundi? Suspicis
cælum, et exhorrescis; cogitas universam terram, et contremiscis Respice innumera
bilitatem stellarum, respice tanta genera seminum. tantas diversitates animalium, quidquid
natat in aquis, repit in terra, volitat in ære, circuit in cælo: omnia ista, quam magna.
quam præclara, quam pulchra, quam stupenda! Ecce qui fecit hæc omnia, Deus tuus
est ». Nous avons montré au chapitre «Le clair-obscur du monde» tout ce que Pascal
doit au De vera religione dans ce grand texte. Le commentaire du psaume 145 est fort
proche de certains passages du fragment pascalien ; on lit au début du manuscrit: » qu'il
éloigne la vue des objets bas qui l'environnent (qu'il les étende à ces feux innombrables
qui roulent si fièrement sur lui, que cette immense étendue de l'univers lui fasse
consi--): cf. suspicis, innumerabilitatem stellarum, cogitas universam terram; ct plus
loin «il tremblera dans la vue de ces merveilles», renoncera à la «curiosité» (terme
technique empnmté à saint Augustin) et s'abandonnera à l'«admiration» (miraris,
stupenda).
21. Lettre 4 du 26 octobre 1656 à Ch. de Roannez: «Les impies, voyant les effets
naturels, les attribuent à la nature, sans penser qu'il y en ait un autre auteur. »
22. Entretien, éd. Courcelle, p. 55.
23. Fr. 199 - 72.
f fîia‘ î‘
TRANSPARENCE nn LA CRÉATION 365
24. Romains, I, 19. Cf. Aug., Conf., VII, c. 17; De Trinitate, Vl, 10, n. 12; In Ps. 103,
I, n. 1. Tous les grands poètes chrétiens ont la même vision: « Les choses visibles ne
doivent pas être séparées des choses invisibles. Toutes ensemble constituent l'univers
de Dieu et ont entre elles des relations claires ou mystérieuses; l'Apòtre nous dit en
effet que par les unes, nous sommes conduits à la connaissance des autres » (P. Claudel.
« Religion et poésie », in Œuvres en prose, éd. de la Pléiade. p. 58).
25. Lettre du 1"‘ avril 1648 à Gilberte. La demière phrase est probablement un souvenir
de Romains, l, 23, où saint Paul stigmatise 1'idolâtrie et qu'Augustin a souvent commenté:
par ex. De natura et gratia, 22, n. 24. Pascal aimait beaucoup le psaume 118, dont
Augustin commente ainsi le verset 129:
Mirabilia testimonia tua; propter hoc scrutala est ea anima mea. Quis enumerat
saltem generatim testimonia Dei ? Cœlum et terra. visibilia et invisibilia opera ejus,
J!‘
366 L'AVÈNEMENT DE LA TRANSPARENCE
Il est remarquable que dès 1648 Pascal soit déjà ancré dans des
convictions qui se laissent facilement retrouver dans les Pensées :
le monde ne parle vraiment de Dieu qu'à ceux qui le connaissent déjà
par grâce ; les incroyants errent dans les ténèbres et Dieu leur est
caché ; les idoles que se façonnent les hommes ne comblent pas le
désir de leur cœur. Le secret de cette permanence est aisé à pénétrer :
dès 1648, toute la famille est imprégnée de pensée augustinienne, et
presque toute cette lettre reprend des thèmes majeurs de l'évêque
d'Hippone. Le jeune physicien voit dans l'unité du monde un reflet de
« la parfaite unité qui ne se trouve qu'en Dieu »*. De son côté, l'évêque
africain développe sans cesse les « correspondances » du visible et
de l'invisible. Ainsi, dans son Commentaire sur le Psaume 103, il fait
de l'univers une immense figure de la réalité divine. Le vent, qui était
alors ce que les hommes connaissaient de plus rapide, devient le sym
bole de l'ubiquité du Créateur27; la mer houleuse, si redoutable pour
les Anciens, c'est le « monde », que les chrétiens doivent traverser, et
le port le Royaume de Dieu *. La grandeur et la beauté des créatures
reflètent celles du Créateur ?°. « Malheur, s'écrie-t-il ailleurs, à ceux
qui abandonnent ta conduite, et s'égarent au milieu des traces que
tu laisses, qui aiment tes signes au lieu de toi, qui oublient les signes
que tu nous fais, ô sagesse lumineuse et si suave qui remplit l'âme
purifiée . Car tu ne cesses de nous dire par des signes qui tu es
et quelle est ta grandeur ; et tes signes, c'est toute la splendeur de
la création »*. Hélas ! bien des hommes demeurent « dans cet aveu
dicunt quodam modo testimonium bonitatis et magnitudinis ejus ... Nonne fit in
nobit quod ait propheta : Consideravi opera tua et expavi [Habacuc, III, 1] ?
Et tamen iste non est ipsa rerum admiratione perterritus, sed eam potius dixit
esse causam cur ea debuerit scrutari, quia mira sunt. Cum enim dixisset, Mirabilia
testimonia tua, secutus adjunxit, propter hoc scrutata est ea anima mea [In Ps. 118,
XXVII, n. 1].
26. L'influence augustinienne est présente à maintes reprises. Augustin n'avait-il pas
vu dans l'unité de chaque chose créée un reflet de l'unité divine ? Il écrit dans les
Confessions (I, 20, n. 31) : « Vivebam atque sentiebam, meamque incolumitatem, vestigium
secretissimae unitatis ex qua eram, curæ habebam ». L'« aveuglement charnel et judaïque »
et la réflexion sur les choses terrestres, cause et occasion du péché, proviennent du
Contra Jul., V, 3, n. 11. Dans le Serm. 68 - de diversis 21, 1, n.1, Augustin dit des sages
de ce monde que : « Attendentes enim magnitudines et pulchritudines et fortitudines creatu
rarum, ibi remanserunt, Creatorem non invenerunt ».
27. « Insinuans Deum vel Verbum ejus ubique præsentem velocitate motus nihil
deserere, quia tu non noveras aliquid vento velocius » (I, n. 12).
28. Ibid., IV, n. 4. Texte repris par Pascal au fr. 843 - 759.
29. Ibid., I, n. 1, où, après avoir cité Romains, I, 20, Augustin écrit : « Videmus enim
fabricam mundi amplam quamdam ex cœlo et terra, et omnium quæ in eis sunt ; et ex
hujus fabricae magnitudine ac pulchritudine, fabricatoris ipsius inæstimabilem magnitudinem
et pulchritudinem, etsi nondum videmus, jam tamen amamus. Non enim cessavit, qui
nondum potest nostri cordis puritate conspici, ante oculos nostros ponere opera sua, ut
videntes quæ possumus, amemus quod videre non possumus, ut ipsius amoris merito
aliquando videre possimus ». Voir aussi In Ps. 144, n. 13, sur le verset 10 : « Confiteantur
tibi, Domine, omnia opera tua. Ista contextio creaturæ, ista ordinatissima pulchritudo, ab
imis ad summa conscendens, a summis ad ima descendens, nusquam interrupta, sed
dissimilibus temperata, tota laudat Deum ... Vox quædam est mutae terræ, species
terræ .. Cum autem inquisieris admirans, et perscrutatus fueris et magnam vim, magnam
pulchritudinem, præclaramque virtutem inveneris, quoniam apud se et a se habere hanc
virtutem non posset, continuo tibi venit in mentem, quia non potuit a se esse, nisi
ab illo Creatore. »
30. De lib. arbitrio, II, 16, n. 43, cité dans la note 2 et où Augustin continue : « Non
enim cessas innuere nobis quæ et quanta sis ; et nutus tui sunt omne creaturarum decus. »
TRANSPARENCE DE LA CRÉATION 367
31. Lettre du l" avril l648 à Gilberle. Cf. De lib. arbitrio, Il, l6, n. 43: ‘ Væ qui
nutus tuos pro te amant >. Pascal précise en termes encore plus nettement augustiniens:
«(Jeux à qui Dieu fait connaître ces grandes vérités doivent user de ces images pour
jouir de Celui qu'elles représentent» (Lettre du l" avril 1648 à Gilberte).
32. De div. quaest. 83, qu. 46, n. 2:
Sunt namque ideæ principales formæ quædam, vel rationes rerum stabiles
atque incommutabiles quæ in divina intelligentia continentur. Et cum ipsæ neque
oriantur, neque intereant, secundum eas tamen formari dicitur omne quod oriri et
interire potest, et omne quod oritur et interit. Anima vero negatur eas intueri posse,
nisi rationalis, ea sui parte qua excellit, id est ipsa mente et ratione, quasi quadam
facie vel oculo suo interiore atque intelligibili. Et ea quidem ipsa rationalis anima
non omnis et quælibet, sed quæ sancta et pura fuerit, hæc asseritur illi visioni
esse idonea: id est, quæ illtun ipsum oculum quo videntur ista, sanum, et sincerum,
et serenum. et similem his rebus quas videre intendit, habuerit. Quis autem
religiosus et vera religione imbutus, quamvis nondum possit hæc intueri, nepre
tamen audeat, imo non etiam profiteatur, omnia quæ sunt, id est, quæcumque,
in suo genere propria quadam natura continentur, ut sint, Deo auctore esse
procreata ?
33. Mensura / numerus / pondus (De Trinitalz, XI, 11, n. 8); unitas / species / ordo
(De vera relig., 7, n. 13), etc. Voir une liste dans E. Gilson, Introduction ..., p. 282, n. 2.
4_5
368 UAVENEMENT DE LA TRANSPARENCE
Il est clair que dans les deux cas il s'agit bien de la torpeur char
nelle qui menace tout chrétien et accable les incroyants. L'un des
moyens dy échapper, selon l'apologiste, est de considérer la mort
comme imminente: alors tous les nuages lourds se disperseront, les
vapeurs des mauvais rêves se dissiperont ; l'homme verra ses richesses
prêtes à tomber de ses mains défaillantes, il comprendra que seul
compte Dieu. Il est émouvant de voir Pascal s'appliquer à lui-même
cette méthode dans la Prière pour le bon usage des maladies et avouer
que le monde l'a trop longtemps fasciné:
Si j'ai eu le cœur plein de l'affection du monde pendant qu'il a eu quelque
vigueur, anéantissez cette vigueur pour mon salut, et rendez-moi incapable
de jouir du monde pour ne jouir que de vous seul . O Dieu, devant
anima:
34. In
estPs.oblivisci
62, n. 4,Deum
sur le suum.
verset Quæcumque
2: Deus, Deus
anima
meus oblita
ad te de
iuerit
luce Deum
vigilo suum,
« Somnus
dormit.
ldeo dicit Apostolus quibusdam oblitis Deum suum, et tamquam in somno agentibus
deliramenta culturæ idolorum. Sic sunt enim qui colunt idola, quomodo qui vident in
somnis vana; si autem evigilet anima ipsorum, intelligit a quo facta est, et non colit
quod ipsa fecit. Dicit ergo quibusdam Apostolus: Sitrge qui rlÛÎMis, cl exsurgc a mortuis;
et illuminabit te Christus [Eph., V, 14]».
35. Ces précisions sont données par Lafuma, II, 70: «Cf. Lettre d'Arnauld à Saint
Cyran (24 déc. 1638): «Je suis demeuré tant d'années dans une perpétuelle léthargie,
voyant le bien et ne le faisant pas; et j'ai reconnu par une misérable expérience la vérité
de cette parole du Saint-Esprit: fascinatio nugacitatis obscurat bona ».
Cf. Lancelot, Mémoires sur Saint-Cymn: « Il savait qu'il y a dans l'time de l'homme
une niaiserie qui l'ensorcèle, fascinatio nugacitatis, comme dit l'Ecriture, qui fait que,
quelque séparé qu'il soit, il s'occupe de lui-même, se multiplie et se divise, et que souvent
il est moins seul que s'il était au milieu d'une multitude».
Cf. Epilaphe de Racine par Tronchon (1723): « Fascinatio enim nugacitatis seculi
hujusce juvenis ohscurat bona Uensorcellement des niaiseries du monde obscurcit
le bien qui se trouvait en ce jeune homme (Boileau, Dialogues, éd. Boudhors, les Belles
Lettres, 1942, p. 302) n (fin de la citation de Lafuma).
_ _ - i-Aff Îîî h ‘
TRANSPARENCE DE LA CRÉATION 369
36. Maladies, ch. 2 et 3. Une simple comparaison avec la lettre du l" avril 1648 suffit
à mettre en relief la permanence de la pensée et du vocabulaire (user / jouir; idoles, etc.),
d'ailleurs purement augustiniens. E. Meunier a reconnu avec raison dans cet aspect de
la méditation pascalienne le thème existentialiste du « réveil» (Introduction aux existen
tialismes, ch. 1).
37. In Ps. 75, n. 9. Commentaire semblable dans le Serm. 345 - ex Sirm. 32, n. l:
De
«O divitibus
vos divites
dicit
..., Psalmus:
vita ista Dormierunt
somnus vester
somnum
est: divitiæ
suum, istæ
et nihil
velutinvenerunt
in somnisomnes
fluunt viri
39. Fr. 801-666, citant le Psaume 71, verset 9: «Devant lui se prosterneront les
Ethiapiens, et ses ennemis lécheront la poussière ».
40. Serm. 231 - de Tempore 141, 4, n. 4: «Amande terram, utique lingis terram, et
efficeris ejus inimicus, de quo dicit Psalmus: Et inimici ejus terram lingent. »
41. Lettre du 5 novembre 1648 à Gilberte.
_ f î-fi ng__
TRANSPARENCE m: LA CRÉATION 371
mais, outre qu'elle n'est que trop longue elle seule, elle engage à l'achève
ment du reste aussitôt qu'il n'y aura plus d'obstacle, de quelque résolution
qu'on se fortifie pour s'en empêcher, principalement s'il emploie à bâtir
le temps qu'il faudrait pour se détromper des charmes secrets qui s'y
trouvent. Ainsi nous l'avons conseillé de bâtir bien moins qu'il ne pré
tendait et rien que le simple nécessaire, quoique sur le même dessein,
afin qu'il n'ait pas de quoi s'y engager, et qu'il ne s'ôtc pas aussi le moyen
de le faire. Nous te prions d'y penser sérieusement, de t'en résoudre et
de l'en conseiller, de peur qu'il arrive qu'il ait bien plus de prudence et
qu'il donne bien plus de soin et de peine au bâtiment d'une maison qu'il
n'est pas obligé de faire, qu'à celui de cette tour mystique, dont tu sais
que saint Augustin parle dans une de ses lettres qu'il s'est engagé d'achever
dans ses entretiens.
42. Luc, XIV, 26-33. Dans la lettre d'Augustin, voir en particulier les n. l-3 et 6-7.
L1 demière phrase de Pascal est un peu embrouillée; la relative, «qu'il s'est engagé
d'achever dans ses entretiens», se rapporte à Périer, non a Augustin, qui ne s'engage
à rien dans sa lettre et ne parle pas de cette tour dans ses Sermones.
43. Lettre du l" avril 1648 à Gilberte.
44. Ibid.
2. Les événements
Î
TRANSPARENCE DE. LA CRÉATION 373
tendam, in qua eruditur ad æternam, bonisque terrenis, tamquam peregrina utitur, nec
capitur, malis autem aut probatur. aut emendatur Ille [Deus] cum me adversis rebus
exagitat, aut merita examinat, aut peccata castigat, mercedemque mihi æternam pro toleratis
pie malis temporalibus servat ».
48. Il évoque «ces mouvements d'horreur qui sont si naturels à l'homme ». Voir
Augustin, Serm. 172 - de verbis Apostoli 32, 1, n. 1: ‘Admonet nos beatus Apostolus,
ut de dormientibus, hoc est de mortuis charissimis nostris, non contristemur sicut et
cæteri qui spem non habent: spem scilicet resurrectionis et incorruptionis æternæ Est
ergo de mortuis eis qui diliguntur quædam Lristitia quodam modo naturalis. Mortem quippe
exhorret non opinio, sed natura. Nec mors homini accideret, nisi ex pcena quam præcesserat
culpa ». Ce sermon et le suivant (173 - de verbis Apostoli 33) commentent la parole de
saint Paul: « Ne vous affliger pas comme les autres hommes, qui n'ont pas d'espérance»
(1 Thess., lV, 13), citée précisément à deux reprises dans la lettre de Pascal. Voir encore
Epist. 92 - 6.
49. La référence a été découverte par Havet: De civ. Dei, XIII, 4: « Si regenerationis
sacramentum continuo sequeretur immortalitas corporis, ipsa fides enervaretur, quæ tunc
est fides, quando exspectatur in spe quod in re nondum videtur Cum parvulis autem
baptizandis quis non ad Christi gratiam propterea potius curreret, ne a corpore solvcretur?
Atque ita non invisibili præmio probaretur fides ..., sed tantam Deus fidei præstitit
gratiam, ut mors, quam vitæ constat esse contrariam, instrumentum fieret per quod
transiretur ad vitam ».
374 UAVÈNEMENT DE LA TRANSPARENCE
50. «Sed plerumque non voce de cælo, non per prophetam, non per revelationem
vel somnii vel excessus mentis qui dicitur ecstasis, sed rebus ipsis accidentibus, et ad aliud
quam statueramus vocantibus cogimur agnosccre Dei voluntatem esse aliam quam erat
nostra» (Epist. 80 - 65, n. 3). Cf. fr. 948 - 668: «l'événement, qui est une manifestation
de la volonté de Dieu‘; presque toute cette pensée reprend le thème de la modification
de notre volonté, central dans l‘Epist. 80 - 65.
_ f_ , ___l
TRANSPARENCE DE LA CRÉATION 375
51. Jean Guitton, Actualité de saint Augustin, p. 31-33. L'auteur cite en note divers
textes caractéristiques. Conf., V, 13: «Manus enim tuæ, Deus meus, in abdito providentiæ
tuæ non deserebant animam meam et egisti mecum miris modis»; Conf., l, 16: « Et
tamen peccabam, Domine Deus meus, ordinator et creator rerum omnium naturalium,
peccatorum autem tantum ordinator ». Conf., VI, 6, n. 9: «Quam ego miser eram et
quomodo egisti. ut sentirem miseriam meam ». Cf. Maladies, 7: «La plus grande de ses
maladies [a l'âme] est cette insensibilité, et cette extrême faiblesse qui lui avait me tout
sentiment de ses propres misères »; fr. 449 - 556: « Le Dieu des chrétiens est un Dieu
qui leur fait sentir intérieurement leur misère, et sa miséricorde infinie ».
S2. l2; cf. aussi 1, 2, 3, 4, 6, 7, etc.
53. 1.
54. 3.
55. 1. Sur les salutaires châtiments de Dieu, Conf., II, 2, n. 4: « Efferbui miser, sequens
impetum fluxus mei relicto te Tu semper aderas misericorditer saeviens, et amarissimis
aspergens offensionibus omnes illicitas jucunditates meas, ut ita quærerem sine offensione
jucundari, et ubi hoc possem, non invenirem quicquam præter te, Domine, præter te
qui fingis dolorem in praecepto el percutis, ut sanes, et occidis nos, ne moriamur abs le n.
376 L'AvÈNEMENT DE LA TRANSPARENCE
56. Cf. Conf., I, 20, n. 31 : « Hoc enim peccabam, quod non in ipso, sed in creaturis
ejus, me atque cæteras voluptates, sublimitates, veritates quærebam ».
57. Conf., II, 1, n. 1 : « Recordari volo transactas foeditates meas et carnales corrup
tiones animæ meæ, non quod eas amem, sed ut amem te, Deus meus. Amore amoris tui
facio istud, recolens vias meas nequissimas in amaritudine recogitationis meae, ut tu
dulcescas mihi, dulcedo non fallax, dulcedo felix et secura ».
58. Maladies, 8. Cf. 2, 4 et 9.
59. Ibid., 4.
60. Conf., II, 2, n. 4 : « Quam longe exulabam a deliciis domus tuae ! » IX, 1, n. 1 :
« Quam suave mihi subito factum est carere suavitatibus nugarum, et quas amittere metus
fuerat, jam dimittere gaudium erat. Ejiciebas enim eas a me, vera tu et summa suavitas,
ejiciebas et intrabas pro eis omni voluptate dulcior ».
61. Maladies, 5.
62. Nous avons montré dans notre Pascal et la liturgie, p. 84-85, que Pascal se souvient
de la prière de ses Heures, et non du texte même d'Augustin : Serm. 153 - de verbis
Apostoli 4, n. 10. En effet la prière a choisi des phrases isolées du sermon et les a réunies.
TRANSPARENCE DE LA CRÉATION 377
44' ‘
378 UAVËNEMENT DE LA TRANSPARENCE
religieux, ont été à ce point endurcis de cœur qu'ils ont nié ces grands
coups de Dieu. C'est l'occasion pour Pascal de déplorer l'aveuglement
des hommes chamels, si total qu'ils ne voient jamais la vérité, même
dévoilée. Il complète sa théorie du miracle, que nous rencontrerons
bientôt, en faisant remarquer que cette intervention manifeste de
la Cause première ne parle qu'à ceux à qui Dieu s'est découvert et
qui nourrissent leur foi de cet enseignement: «Il s'est fait, écrit-il
à Charlotte de Roannez, un miracle depuis votre départ, à une reli
gieuse de Pontoise, qui sans sortir de son couvent a été guérie d'un
mal de tête extraordinaire par une dévotion à la Sainte-Epine. Je vous
en manderai un jour davantage ; mais je vous dirai sur cela un beau
mot de saint Augustin, et bien consolatif pour de certaines personnes,
c'est qu'il dit que ceux-là voient véritablement les miracles auxquels
les miracles profitent, car on ne les voit pas si on n'en profite pas » 6°.
Ainsi, constatation étonnante, les miracles contemporains ne parlent
vraiment qu'à ceux qui déjà sont disposés à croire. Ce n'est pas que
cette modification des lois de la nature n'ait pas de valeur probante.
Mais le miracle chrétien n'est pas simple thaumaturgie, pur prodige.
Il est révélation, il est transparence. Quand Jésus-Christ guérit
l'aveugle-né, ce prodige peut bien constituer un argument en faveur
de l'adhésion de foi; mais sa portée est loin d'être épuisée par cet
aspect. Un tel miracle est dévoilement, il représente symboliquement
l'aveuglement humain que le Médiateur seul peut guérir. Le prodige
invite à découvrir le mystère qu'il recèle; et si l'homme est indocile
à cette invitation, il en vient bientôt à ergoter sur le prodige même.
De sorte qu'en fin de compte il ne voit plus du tout un miracle dont
il n'a pas voulu profiter. Le 26 octobre 1656, dans une autre lettre,
Pascal développe encore cette idée : « Il y a si peu de personnes à qui
Dieu se fasse connaître par ces coups extraordinaires, qu'on doit
bien profiter de ces occasions ; puisqu'il ne sort du secret de la nature
qui le couvre que pour exciter notre foi à le servir avec d'autant plus
d'ardeur que nous le connaissons avec plus de certitude »°7. Pascal
pouvait penser ici à l'une des plus célèbres distinctions augusti
niennes: factum-mysterium (ou signum) ‘‘. Le prodige a bien été
historiquement réalisé, mais en même temps Dieu a parlé silencieu
sement en l'exécutant. Il existe donc un sens littéral - le fait -
et une portée spirituelle du miracle. La grâce la dévoile. Pascal l'a
bien vu: « Les figures de l'Evangile pour l'état de l'âme malade sont
des corps malades. Mais parce qu'un corps ne peut être assez malade
pour le bien exprimer, il en a fallu plusieurs. Ainsi il y a le sourd, le
C» ‘ÄÀ
TRANSPARENCE DE LA CRÉATION 379
3. La sainteté
69. Fr. 938 - 658. Pascal se souvient dans ce texte de la riche liturgie du Carême, où cette
interprétation en profondeur des miracles évangéliques est courante. Voir sur ce point Ph. Sel
lier, Pascal et la liturgie, p. 49-50. ll n'en reste pas moins qu'une telle exégèse est avant tout
augustinienne: les commentaires auxquels pense l'apologiste sont l'œuvre de saint Ambroise,
maître d'Augustin pour l'herméneutique, d'Augustin lui-même et de ses disciples: saint
Grégoire et Bède le Vénérable. Voici le texte augustinien donné par la liturgie comme
homélie à l'évangile de l'aveugle-né (Jean, IX, 1-38): «Genus humanum est ille cæcus.
Hæc enim cæcitas contigit in primo homine per peccatum, de quo originem omnes duximus
non solum mortis, sed etiam iniquitatis » (In 10h., tr. 44, n. 1).
70. Fr. 308 - 793, « Les trois ordres ». Cf. De Trinitate, XIV, 12. n. 15: « Sic enim dicitur
ista hominis sapientia, ut etiam Dei sit. Tunc enim vera est; nam, si humana est, vana est >.
71. Epist. 140 - 120, 18, n. 45: «Summa igitur et vera sapientia est in præcepto illo
primo: Diliges Dominum Deum tuum ex toto corde tuo, et ex tota anima tua. Ac per hoc
sapientia est caritas Dei. »
72. Serm. 159 - de verbis Apostoli, 3, n. 3 : « Habes duos servos, unum deformem corpore,
alium pulcherrimum; sed illum deformem fidelem, alterum infidelem. Dic mihi quem
plus diligas, et video te amare invisibilia Contempsisti enim oculos camis, et erexisti
oculos cordis ».
la Bible avait déjà utilisé cette métaphore: Eph., 1, 18 Sur l'expression «yeux du
cœur» chez saint Augustin, voir De civ. Dei, XXII, 29, n. 2-3; Serm. 286 - de diversis 39,
380 UAVÈNEMENT DE LA TRANSPARENCE
8. n. 6: «Oculos cordis proferte Dominus vobis oculos cordis aperuit, quando fidem
dedit »; In Ps. 123, n. 9: « Non eas [divitias fidei] vides oculis carnis tuæ: habeto oculum
cordis, et vides eas »; Serm. 159 - de verbis Apostoli 17, 3 ct 4
Mais, comme nous l'avons signalé au début de ce chapitre, l'évêque d'Hippone ne
s'en tient pas au sens de la vue: « Si enim habes sensus interiores, omnes illi interiores
sensus delectantur delectatione justitiæ. Si habes oculos interiores, vide justitiæ lumen:
Quoniam apud le est fons vitae, et in lumine tuo videbimus lumen [Ps. XXXV, 10] Item
si habes aures interiores, audi justitiam. Tales aures quærebat, qui diccbat: qui habet
aures audiemii, audiat [Luc, VIII, 8]. Si habes olfactum interius, audi Apostolum: Christi
bonus odor sumus Deo in omni loca [2 Cor., II, 15]. Si habes gustatum interius, audi:
Gustate et videte, quoniam suavis est Dominus [Ps. XXXIII, 9]. Si habes tactum interius,
audi quid sponsa cantet de sponso: Sinistra ejus sub capite meo, et dextera ejus amplec
tetur me [Cant., Il, 6] » (lbid., 4, n. 4).
73. Cf. Maladies, 4. Fr. 787 - 843.
74. Fr. 308 - 793.
75. Voir fr. 228 - 751, 255 - 758, 261 - 757, 17l - 696.
76. Voir Ph. Sellier, Pascal et la liturgie, p. 103-l04 et p. 39.
77. Constitutions de Port-Royal, l72l, p. 320. Sur le voile de l'humanité de Jésus-Christ,
voir Lettre 4 à Ch. de Roanncz (26 octobre 1656), écrite le jour où Port-Royal fêtait
solennellement l'anniversaire de sa transformation en Institut du Saint-Sacrement. Pour le
voile de l'Eucharistie, voir la même lettre et la Seizième Provinciale, éd. Cognet, p. 314-315,
écrite un mois plus tard: « Les bienheureux possèdent Jésus-Christ réellement sans figure
et sans voile. Les Juifs n'ont possédé de Jésus-Christ que les figures et les voiles, comme
_ _, îîxgm.
TRANSPARENCE DE LA CRÉATION 381
était la manne et l'agneau pascal. Et les chrétiens possèdent Jésus-Christ dans l'Eucharistie
véritablement et réellement, mais encore couvert de voiles Ufiucharistie est parfai
tement proportionnée a notre état de foi, parce qu'elle enferme véritablement Jésus-Christ,
mais voilé ». Pascal a emprunté ces réflexions au cardinal Du Perron, comme il le dit
lui-même. Sur l'aspect figuratif de l'liucharistie, voir fr. 270 _ 670, à la fin.
78. UEucharistie ne laisse nullement deviner à l'expérience humaine qu'un Dieu est
caché sous les apparences de l'hostie. On croit à la présence divine sur la simple parole
du Christ. Nous sommes donc ici à l'opposé de la transparence.
ll. LES PROFONDEURS DE UÉCRITURE
f Îmmiæ
PROFONDEURS DE UÉCRITURE 383
272 - 687: « Il n'est pas dit que les tsade et les he deficientes signifieraient des mystères ».
8. De Sermone Domini in monte, Il, 20, n. 69: «In hoc autem præcepto [Matth.,
Vll, 6] quo prohibemur sanctum dare canibus, et mittere ante porcos margaritas nostras,
diligenter
Margaritæ, quærendum
autem, quæcumque
est quid spiritalia
sit sanctum,
magniquid
æstimanda
margaritæ,
sunt,quid
et quia
canes,in quid
abditoporci
latent,
a) UEBAUCHE AUGUSTINIENNE
Saint Augustin ne s'en est guère soucié : son époque était habituée
aux exégèses subtiles. L'allégorie était à la mode: les grammairiens
l'appliquaient aux poèmes dTlomère et de Virgile. L'école d'A1exan
drie, en particulier Origène, avait développé avec tant d'éclat l'inter
prétation spirituelle de toute l'Ecriture qu'on ne se posait guère de
questions, chez les croyants comme chez les païens, sur la légitimité de
cette démarche". Seuls les manichéens faisaient des objections sé
rieuses et considéraient cette exégèse comme une échappatoire, un
moyen trop facile d'éluder les contradictions des deux Testaments.
Mais le jeune rhéteur de Milan, qui avait vu se dissoudre toutes les
réticences que lui causaient les grossièretés de l'Ancien Testament
en écoutant la prédication allégorisante de saint Ambroise l‘, réagissait
avec violence aux critiques de ses anciens coreligionnaires. Il leur
_ _________Ï l- .
PROFONDEURS nE UÉCRITURE 385
19. Contra Faustum, IV, 2; Vl, 2; VlII, 2; X, 2; XII, 27... Voir une foule d'autres
textes: In Ps. II3, n. l, n. 3... L'index biblique que prépare Mlle A.-M. de la Bonnardière
révélera la place capitale de ce verset dans l'œuvre augustinienne.
20. 2 Cor., III, 16. Voir Contra Faustum, XII, 4; In Ps. 64, n. 6; In 10h., tr. 9, n. 3
et tr. 24, n. 5; De spir. et 1itt., 15, n. 27; 17, n. 30... Les allusions sont innombrables.
21. Serm. 5 - Sirm. I, n. 5. Cf. In Ps. 136, n. 18.
22. In Ps. 88, II, n. 17. Voir In Ps. 72, n. 3; 73, n. 2, etc.
J ‘l
386 UAVÈNEMENT nE LA TRANSPARENCE
b) LA DÉMONSTRATION PASCALIENNE
23. Cf. De Genesi contra Manichaeos, ll, 2, n. 3: « Si autem nullus exitus datur, ut
pie et digne Deo quæ scripta sunt intelligantur, nisi figurate atque in ænigmatibus proposita
ista credamus, habentes auctoritatem apostolicam, a quibus tam multa de libris Veteris
Testamenti solventur ænigmata, modum quem intendimus teneamus, adjuvante illo qui
nos petere, quærere et pulsare adhortatur ».
24. Fr. 274 - 642. Pascal cite Moïse Maïmon (1135-1204), qui pense que les prophéties
sont enveloppées d'un certain mystère et intelligibles seulement en leur sens spirituel:
«Scito quod clavis universorum quæ dixerunt prophetæ est intelligere parabolas atque
metaphoras, similitudines atque ænigmata; scis etenim quod dictum est Hoz. l2, vers Il:
Et in manu prophetarum assimilabo. Et itenun Ezech. 17, v. 2: Fili Adam ænigmatiu
ænigma » (Pugio, p. 342). L'image de la clef se trouve d'ailleurs utilisée par Pascal à la
fin du fragment (texte rayé): et le texte Œlïzéchiel est cité au début du fr. 487 - 727.
Sur la critique de l'exégèse rabbinique: fr. 270 - 670: «Les rabbins prennent pour figure
les mamelles de l'épouse et tout ce qui n'exprime pas l'unique but qu'ils ont des biens
temporels ».
25. Fr. 501 - 659.
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PROFONDEURS DE LÉCRITURE
1 387
26. De civ. Dei, X, 32: « Eloquiis quibusdam manifestis, plerisque mysticis prædixerunt ».
Cf. De vera relig., 17, n. 33: « Jamvero ipse totius doctrinæ modus. partim apertissimus,
partim similitudinibus, in dictis, in factis. in sacramentis, ad omnem animæ instructionem
exercitationemque accomodatus, quid aliud quam rationalis disciplinæ regulam implevit?n.
déclare
27. Cf.
sonfr.dessein
344 - 756:
d'aveugler
«Que etpeut-on
d'éclaircir
avoir etsinon
qui mêle
de la des
vénération
obscurités
d'un
parmi
homme
des qui
choses
claires qui arrivent?n. Fr. 267 -680: «Tous ces sacrifices et cérémonies étaient donc
figures ou sottises, or il y a des choses claires trop hautes pour les estimer des sottises ».
28. Deut., XXVIII, 29: Fr. 793 - 737 ; cf. 347 - 735.
29.Isa'ie, XXIX, 9-14: fr. 489-713, 495 -641, 793- 737. Pascal cite encore Daniel,
XII, 10: «Les méchants ne comprendront point» (fr. 498 3713); Osée, XIV‘ ÎÜI ‘QUz
le sage comprenne ces paroles » (502 - 571 et 489 - 713); Jérémie, XXX, 24: « Dans l'avenir
vous comprendrez cela» (501 -659). Pour ce qui est du vrai sacrifice auquel pense un
Dieu qui se moque bien des génisses, Pascal note «Michée admirablement 6»: «On t'a
fait savoir, homme, ce qui est bien, ce que Dieu réclame de toi: rien d'autre que d'accom
plir la justice, d'aimer avec tendresse et de marcher humblement avec ton Dieu n (Michée,
VI, 8; fr. 453 - 610)...
30. Pascal emploie dans la même « Pensée n le terme d'« ouverture », qui provient d'Augus
tin. Ce dernier cite en effet souvent « Il leur ouvrit l'esprit » et applique à l'intelligence de
l'Ecriture le: « Pulsanti aperietur» de Matlh., VIl, 7 (De Gcn. contra Manichaeos, ll,
2, n. 3).
31. I Con, X, 11: fr. 270 - 670, 253 - 679, 268 - 683. Tout le Manriement est une illus
tration saisissante de ce verset, qui s'y trouve évidemment cité (éd. Cognet, p. 463).
32. 2 Cor., Il], 16: fr. 260 - 678: Jésus-Christ « a rompu le voile ».
388 UAVÈNEMENT nE LA TRANSPARENCE
33. 2 Cor., III, 6: fr. 268 - 633; Ecrits sur la grâce (Br., XI, 118).
34. Fr. 276 - 691. Cf. 265 - 677, 249 - 681, 268 - 683.
35. Fr. 260 - 678.
36. Fr. 257 - 684. C'est nous qui soulignons.
Cette méthode d'exégèse est appliquée par Pascal a l'œuvre augustinienne elle-même:
a) Il se trouve dans Augustin comme dans l'Ecriture des propositions contraires.
b) Mais les unes sont équivoques, les autres univoques.
c) Il faut expliquer les passages équivoques par les univoques.
d) Uexégète est guidé non seulement par certains «passages formels», mais par sa
connaissance de la vision augustinienne dans son ensemble (Ecr. gr., Br., XI, 172-173.
182-191, 195-197, etc. ; fr. 930 - 513).
37. Fr. 263 - 686; voir 257 - 6M. Pour la contradiction concernant la royauté, Pascal
a emprunté ses idées à saint Augustin: voir le chapitre «Le mystère dflsflël », II.
Augustiniennes aussi les ‘ contrariétés » sur les sacrifices: fr. 257 - 684 et In Ps. 73, n. 11:
«Nusquam sacerdos nusquam victima, nusquam templum»; sur l'Alliance: «Ubi est
enim testamcntum vetus Judæorum’ Ubi est terra illa promissionis, in qua habitantes
peccarunt, qua deleta migrarunt? Regnum Judæorum quæris, non est: altare Judæorum
quæris, non est: sacrificium Judæorum quæris, non est: sacerdotium Judæorum quæris,
non est.» (In Ps. 88, II, n. 7), etc.
38. Fr. 257 - 684.
- -- -- --_-_.L l! ‘a
PROFONDEURS DE LÉCRITURE
’ 389
a) LA RÉPONSE AUGUSTINIENNE
1. De doctr. chr., IV, 6, n. 9 (trad. Marrou). Cf. De doctr. chr., III, 8, n. 22. Sur cette
notion d'exercitatio nous reprenons en partie l'analyse de M. Marrou, Saint Augustin et
la fin de la culture antique, p. 304 et 486-494.
2. Epist. 149 - 59, 3, n. 34 : « Utile est autem ut de obscuritatibus divinarum Scriptu
rarum, quas exercitationis nostræ causa Deus esse voluit, multae inveniantur sententiæ,
cum aliud alii videtur, quæ tamen omnes sanæ fidei doctrinæque concordent. » Cf. Speculum,
Préface ; De div. quaest. &3, qu. 53, n. 2; De consensu evangelistarum, III, 13, n. 48 :
« ad elimandum pium intellectum » ; De doctr. chr., IV, 8, n. 22 : « ad elimandas quodam
modo mentes legentium ».
3. « Facile investigata plerumque vilescunt » (De doctr. chr., II, 6, n. 7). De doctr.
chr., II, 6, n. 8 : « Qui autem non quærunt, quia in promptu habent, fastidio saepe
marcescunt »; Contra Jul., VI, 7, n. 17 : Contra mendacium, 10, n. 24.
PROFONDEURS DE LÉCRITURB
r
391
4. M. Marrou souligne que ce texte fait allusion au ‘ caractère mystérieux des empereurs
du Bas-Empire dissimulés aux yeux de la foule de leur palais» (op. cit., p. 488). Voici le
texte latin: «Haac est utilitas secreti. Honora in eo quod nondum intelligis; et tanto
magis honora, quanto plura vela cernis. Quanto enim quisque honoratior est, tanto plura
vela pendent in domo ejus! Vela faciunt honorem secreti; sed honorantibus levantur vela.
Irridentes autem vela, et a velorum vicinitate pelluntur. Quia ergo transimus ad Christum,
aufertur velamen. »
5. De doctr. chr., II, 6, n. 7-8: « Nemo ambigit et per similitudines libentius quæque
cognosci et cum aliqua difficultate quæsita multo gratius inveniri ». Cf. In Ps. 38, n‘ 2:
« ex dulcedine inventionis, quam præcessit labor inquisitionis n. Sur la fraîcheur que le
mystère confère aux vérités déjà connues: « Unde dulciora, quo obscuriora? Mirificat
[Deus] ipsa dicta sua, ut cum ea diceremus quæ jam noveratis, tamen quia ex illis locis
eruebantur quæ obscura videbantur, tamquam nova fieret ipsa cognitio »; suit l'exemple de
la parabole des poissons, qui rajeunit l'idée qu'il faut supporter les méchants.
6. Epist. 55 - II9, 7, n. 13: «Ad rem sacrate significandam similitudines aptas devo
tione suscipimus, sicut de caetera creatura, de ventis, de mari, de terra, de volatilibus, de
piscibus, de pecoribus, de arboribus, de hominibus ». Dans l'ouvrage de M. Pontet, Dexégèse
de saint Augustin prédicateur, il a fallu cinq pages sur deux colonnes (p. 605-609) pour
énumérer les principaux symboles d'une partie de l'œuvre: Abeille, Abel, Abîme, etc.
392 L'AvÈNEMENT DE LA TRANSPARENCE
plein de charité sans cet exercice, force est de constater que sa valeur
propre est ailleurs et qu'elle consiste surtout dans le plaisir esthé
tique : plaisir du jeu et de la découverte, goût du mystère, qui nous
introduisent au cœur de l'exégèse augustinienne.
Mais est-ce là tout ? Dieu n'aurait-il créé ces voiles scripturaires
que pour adapter sa révélation à la psychologie humaine et rendre
ses paroles plus délectables ? M. Marrou a bien entrevu qu'il y avait
plus. « Dans quelques textes, écrit-il, j'entrevois de façon fugitive
l'idée pascalienne de l'obscurité voulue par Dieu pour aveugler les
uns et éclairer les autres : par le travail salutaire qu'elle impose
à notre paresse elle ferme la porte aux négligents, écarte les impies
des mystères, dompte l'orgueil, humilie et égare ceux qui, trop sûrs
d'eux-mêmes, ne se soumettent pas à notre patiente recherche .
L'idée est d'ailleurs chez Pascal plus augustinienne (au sens jansé
niste) que chez Augustin lui-même où sa valeur est plutôt morale et
n'est pas liée à la hantise de la prédestination »7. Il faut en effet
convenir qu'Augustin, tout en insistant surtout sur l'aspect intellec
tuel de la recherche, n'oublie pas de rappeler les conditions morales
de sa réussite. La volonté humaine est malade, elle est corrompue ;
elle obscurcit l'intelligence. Elle doit donc s'adresser au Médecin :
c'est lui qui lui présente ces obscurités, pour lui révéler sa faiblesse
et l'acheminer vers la prière *. L'ancien étudiant de Carthage rappelle
dans quelles conditions il aborda l'Ecriture au début de sa vie, l'aveu
glement dans lequel le jetèrent sa vie débauchée et son orgueil. Il a
compris par expérience que les mystères de la Bible ne sont accessibles
qu'aux humbles, et que l'activité intellectuelle est vaine, quand elle
ne se développe pas au sein de la charité°. En fait, si la théorie de
l'exercitatio se trouve sans cesse développée, on ne saurait oublie
qu'elle ne constitue qu'une partie de la doctrine. Pour l'évêque d'Hip
7. Saint Augustin et la fin de la culture antique, p. 487. Voici les « quelques textes
mentionnés en note par M. Marrou : De civ. Dei, XX, 21, n. 2: « Locutiones enim tropica
propriis prophetico more miscentur, ut ad intellectum spiritalem intentio sobria cum quodan
utili ac salubri labore perveniat ; pigritia vero carnalis, vel ineruditae atque inexercita
tarditas mentis contenta litteræ superficie, nihil putat interius requirendum ». In Ps. 103
III, n. 2 : « Deo placuit talium rerum figuris abscondere sapientiam suam, non auferr
studiosis, sed claudere negligentibus, aperire pulsantibus ». De doct. chr., IV, 8, n. 22
« ut a mysteriis secludantur »; II, 6, n. 7 : « Multis et multiplicibus obscuritatibus e
ambiguitatibus decipiuntur qui temere legunt, aliud pro alio sentientes ... Quod totun
provisum divinitus esse non dubito, ad edomandam labore superbiam, et intellectum ;
fastidio revocandum, cui facile investigata plerumque vilescunt ». - In Ps. 146, n. 13, oi
il s'agit des manichéens : « Reprehendentes Scripturas mysticis quibusdam rebus salubrite
tegentes intelligentiam, ut parvuli exerceantur, et ipsa reprehensione immites facti, quo
contrarium est mansuetis, humiliati sunt usque ad terram, ut incorporalem Deum sentir
non possent, et quidquid de Deo cogitarent, nonnisi corporaliter cogitarent. »
8. In Ps. 146, n. 12 : « Quando obscurum est, medicus ille fecit, ut pulses ; voluit
ut exerceris in pulsando ; voluit ut pulsanti aperiret [Matth., VII, 7]. Mitis esto, mansuetu
esto .. Non corrigat aeger medicamenta sua ; novit ea medicus modificare ; ei crede, qu
te curat ... Si autem resistis audi quod sequitur : Humilians autem peccatores usque au
terram [Ps. 146, verset 7] ».
9. « Loquor vobis, aliquando deceptus, cum primo puer ad divinas Scripturas ant
vellem afferre acumen discutiendi, quam pietatem quærendi : ego ipse contra me perversi
moribus claudebam januam Domini mei. Cum pulsare deberem, ut aperiretur, addeban
ut clauderetur. Superbus enim audebam quærere, quod nisi humilis non potest invenire
(Serm. 51 - de diversis 63, 5, n. 6).
PROFONDEURS DE LÉCRITURE
1 393
pone, le monde est partagé en deux cités: les élus et les réprouvés.
Or il est clair que seuls les élus tirent profit de la lecture de la Bible,
car la grâce les a rendus humbles. Augustin ne revient que rarement
sur les conditions morales d'une bonne compréhension de l'Ecriture,
non parce qu'elles ne sont pas importantes, mais parce que cela va
de soi. Il a assez insisté ailleurs sur l'humilité-charité! Chaque fois
qu'il évoque l'exercitatio, il pense aux élus. Et s'il la célèbre tant,
c'est à cause de sa conception de la sagesse : le chrétien commence par
se nourrir du lait de la simple foi ; il adhère alors à la parole divine
et rejette tout orgueil. Mais au-dessus de la foi qui ne comprend pas
se trouve l'intelligence des vérités de foi. Le croyant doit s'efforcer
sans cesse de passer du respect du mystère à sa compréhension, si
relative qu'elle soit ici-bas. L'intellectualisme augustinien se manifeste
ici : le grand docteur ne peut s'empêcher de considérer comme supé
rieurs ceux qui connaissent davantage ; assurément jamais la charité
n'est oubliée, mais elle apparaît assez souvent comme la condition
sine qua non de l'intelligence des mystères plutôt que comme la seule
mesure de la proximité avec Dieu 1°. Aussi est-il si souvent question,
quand il s'agit des humbles, de force ou de lenteur d'esprit, que l'on
pourrait être tenté d'oublier les conditions morales, mais ce serait
évidemment bien à tort.
Quant aux réprouvés, Augustin répète sans cesse que Dieu les a
aveuglés, qu'il les a abandonnés à leurs convoitises charnelles. Et l'un
des aspects de leur cécité concerne manifestement la compréhension
de l'Ecriture: il suffit pour s'en convaincre de penser au grand
exemple des Juifs, prédestinés à ne pas comprendre les prophéties et
à servir ainsi de témoins non suspects, puisqu'ils portent partout et
défendent des Livres qu'ils ne comprennent pas. Ils sont le type de
l'homme chamel, incapable de découvrir un Dieu qui se cache et ne
se laisse trouver que des cœurs purifiés : c'est pourquoi les hérétiques
et généralement tous ceux qui vivent selon la chair ne peuvent
comprendre la Bible et les prophètes". Pourquoi Dieu a-t-il mêlé
clartés et obscurités, se demande Augustin ? Pour l'exercitatio des
élus - qu'ils parviennent à l'intelligence des obscurités ou que la
faiblesse de leurs dons intellectuels les retienne à la surface des
mystères - ou pour que « la paresse des charnels leur fasse penser
qu'il n'y a rien à découvrir sous la surface de la lettre s ‘2. Ainsi les
charnels et les esprits débiles ne pénètrent pas dans la sombre forêt
10. «Quisquis autem ad sumendum solidum cibum verbi Dei adhuc minus idoneus
est, lacte fidei nutriatur, et verbum quod intelligere non potest, credere non cunctetur.
Fides enim meritum est, intellectus præmium. In ipso labore intentionis desudat acies
mentis nostræ, ut ponat sordiculas nebulæ humanæ, et serenetur ad Verbum Dei. Non
ergo recusetur labor, si adest amor: nostis enim quoniam qui amat non laborat. Omnis
enim labor non amantibus gravis est. Si tantos labores cum avaris portat cupiditas, nobiscum
non portat caritas?» (In 10h., tr. 48, n. l).
ll. «Non veritatem desiderabant [Judæi] Prædicavcmnt Prophetæ Christum: sed
divinitatem Christi et in Prophetis et in ipso Evangelio nec hæretici intelligunt; quanto
minus Judæi, quamdiu velamen est super cor eorum [Z Cor., III, 15] n (In 10h., tr. 48, n. 3).
Voir notre chapitre «Le mystère d'Israël». Nous nous séparons donc de M. Marron.
qui détend le lien entre prédestination et interprétation de l'Ecriture.
12. De civ. Dei, XX, 2l, n. 2.
394 UAVÈNELŒNT DE LA TRANSPARENCE
b) LA RÉPONSE PASCALIENNE
Quelle est maintenant la réponse pascalienne ? Une différence frap
pante éclate d'emblée entre les deux pensées: le thème de l'exerci
ratio a complètement disparu. Pascal a pu trouver cela bien païen,
étranger à l'Ecriture, qui n'a jamais offert de telles explications de son
13. In Ps. 103, III, n. 2. C'est exactement l'idée pascalienne qu'il est juste que Dieu
se cache aux regards de ceux que son existence n'intéresse pas.
14. Quaest. I7 in Matth., qu. 14, n. 2.
815. In 10h., tr. 53. n. 6, où Augustin cite Romains, Xl, 7 et Isaïe, VI, 10. Cf. In Ps. 138,
n. , etc.
_ 16. Nous n'insistons pas sur cette dernière raison d'être du double sens, très importante.
qui se trouve longuement étudiée dans le chapitre « Le mystère d'Israël ».
»- -» 1L: s
PROFONDEURS DE UÉCRITURE 395
double sens. Il n'a donc conservé que les considérations sur l'attitude
morale de l'homme : pour lui aussi n'existent dans le monde que deux
cités, celle des élus, qui sont humbles et brûlés de charité, et celle des
damnés, rongés d'orgueil et de concupiscence. Les Pensées sont ici
plus proches de saint Paul que de saint Augustin. Mais cela n'empêche
pas leur auteur de s'inspirer largement des formules augustiniennes
sur la prédestination et ses affleurements moraux, ainsi que sur les
Juifs Il se sépare de son maître parce qu'il passe sous silence tout
un aspect de sa synthèse et donne ainsi à l'autre un extraordinaire
relief. En effet, alors qu'Augustin donne beaucoup à l'intelligence puri
fiée, Pascal n'insiste guère que sur les dispositions de la volonté : « Dieu
veut plus disposer la volonté que l'esprit, la clarté parfaite servirait
à l'esprit et nuirait à la volonté. Abaisser la superbe » 1". C'est pourquoi
il a noté au passage une référence de Montaigne à saint Augustin dans
l'Apologie de R. de Sebonde : « Ce saint m'a fait plaisir. - Le voile
qui couvre la vérité est ou un exercice d'humilité ou un abaissement
de la superbe » l‘. A propos de ce texte, qui ne conceme d'ailleurs pas
l'Ecriture, Pascal se livre à une méditation qui, comme habituellement
celles de saint Augustin sur l'aveuglement, présente une portée très
générale : « Il y a assez de clarté pour éclairer les élus et assez d'obs
curité pour les humilier. Il y a assez d'obscurité pour aveugler les
réprouvés et assez de clarté pour les condamner et les rendre inexcu
sables » 1’. On ne peut plus clairement souligner le lien entre la cécité
et la prédestination : les élus comprennent humblement, les réprouvés
sont dans la nuit et méritent leur condamnation. Comme chez Augus
tin, l'un des aspects de cet aveuglement est l'incompréhension de
l'Ecriture : « Il y a des obscurités et sans cela on ne serait pas aheurté
à Jésus-Christ. Et c'est un des desseins formels des prophètes :
excaeca » 2°. Pascal attachait beaucoup d'importance à cette cécité en
présence de la Bible, comme l'atteste sa sœur Gilberte :
Il disait souvent que l'Ecriture Sainte n'était pas une science d'esprit,
mais du cœur, qu'elle n'était pas intelligible que pour ceux qui ont le
cœur droit et que tous les autres n'y trouvaient que de l'obscurité, que
le voile qui est sur l'Ecriture pour les Juifs y est aussi pour les mauvais
chrétiens, et que la charité était non seulement l'objet de l'Ecriture, mais
qu'elle en était aussi la porte 2‘.
3. La méthode exégétique
22. Voir le chapitre « Le mystère d'Israël ». Pascal pense d'ailleurs à eux dans les deux
textes que nous venons de citer. En bon augustinien, il ne peut penser damné sans que
derrière ce vocable se profile l'homme judaïque. C'est en effet des Juifs qu'Augustin répète :
« Ils sont inexcusables ». Voir par ex. In Joh., tr. 89, n. 4 : « Isti certe ad quos venit
et quibus locutus est Christus, non habent de magno infidelitatis peccato illam excusa
tionem, qua possint dicere : Non vidimus, non audivimus ». Et les Juifs ont été les
premiers, comme Augustin le rappelle souvent, à buter sur la pierre d'Isaïe et de Daniel,
symbole de Jésus-Christ : « Ante te erat [Christus], o Israël ! Quassatus es, quia offendisti
in jacentem .. Ita prædictum est per prophetam : Quisquis offenderit in lapidem illum,
conquassabitur [Isaie, VIII, 14] » (In Ps. 73, n. 11).
23. Fr. 232 - 566.
24. Lettre du 1er avril 1648 à Gilberte.
1. « Psalmus hic magna quidem secreta continet, quæ si omnia singillatim tractare
voluerimus, vereor ne non ferat communis infirmitas ... » (Serm. 22 - de diversis 20, 1, n. 1 ;
sur le psaume 143).
2. « Miror quia hoc te latet, quod .. in ipsis sanctis Scripturis multo nesciam plura
quam sciam » (Epist. 55 - 119, 21, n. 38).
PROFONDEURS DE L'ÉCRITURE 397
par votre humilité d'avancer sur les admirables parvis du mystère 1°.
Pascal se souvient manifestement des formules augustiniennes, mais
il les modifie: Vous êtes émerveillés par les clartés admirables de
l'Ecriture, vous devez donc révérer les obscurités, même si elles
vous déconcertent quelque peu: « Ce sont les clartés qui méritent,
quand elles sont divines, qu'on révère les obscurités »". Le souci
apologétique n'est peut-être pas étranger à cette modification de pers
pective: d'un revers de main, toutes les difficultés de l'Ecriture
sont balayées; mais plus profondément, cette attitude semble natu
relle à Pascal. Elle ne l'empêchera pas de s'intéresser beaucoup au
sens spirituel, de s'enthousiasmer même - nous l'avons vu - pour
lui ; mais plus que les « mystères » eux-mêmes, c'est l'organisation
du double sens par la Sagesse divine qui le transporte. Il n'y a pas
en tout cela l'ombre d'une contradiction: les réprouvés, fascinés
par les passages apparemment charnels, ne remarquent pas les clartés
divines; les hommes de bonne volonté que la grâce commence à
éclairer perçoivent des clartés et des obscurités, mais ces obscurités
ne sauraient les arrêter, tant les clartés autorisent l'ensemble des
Ecritures; les croyants pénètrent derrière les voiles et comprennent
le sens spirituel. Mais on peut dire que, dans l'ensemble, l'évêque
d'Hippone s'intéresse surtout à la dernière proposition, tandis que
Pascal explore surtout la seconde. L'un se passionne pour l'ombre
des mystères, l'autre pour la lumière.
La méthode exégétique de Pascal comprend quatre grands prin
cipes. Nous allons maintenant voir dans quelle mesure ils proviennent
d Augustin.
a) PREMIER PRINCIPE
10. Serm. 46 - de Tempore 165, 15, n. 35, sur le Cantique des Cantiques : « Illa Cantica
ænigmnta sunt, paucis intelligentibus nota sunt, paucis aperiuntur. Tene et devote accipe
aperta, ut merito tibi pandantur obscura. Quomodo eris penetrator obscurorum, contemptor
manifestorum?n. Cf. In 10h., tr. 18, n. 1. En forçant à peine, on distinguerait, d'après
l'ensemble des textes, la masse des croyants, un peu puérile, et les « happy few»; tous
seront sauvés, mais les seconds d'une façon nettement plus distinguée. L'écart entre les deux
groupes peut être cependant réduit grâce a la prédication: l'humilité du sage chrétien
et son souci de communiquer sa connaissance de Dieu atténuent beaucoup ce que cet intellec
tualisme augustinien pourrait présenter de gênant.
11.Fr. 217-650. Cf. 218 -598: «Il n'est pas juste de prendre ses obscurités [de
Mahomet] pour des mystères, vu que ses clartés sont ridicules. Il n'en est pas de même
de l'Ecriture. Il ne faut pas confondre et égaler les choses qui ne se ressemblent que par
l'obscurité et non par la clarté qui mérite qu'on révère les obscurités ». On reconnaît le
vocabulaire augustinien concernant le sens spirituel: «mystères» (mysteria, sacramenta),
et
capable
un peu d'être
plus mystérieux».
haut: « sens mystérieux». Cf. fr. 276 - 691: «l'un parlait avec mystère
a
PROFONDEURS DE L'ÉCRITURB 399
les domaines de chacun des deux sens (sens littéral seulement, sens
spirituel seulement, sens et littéral et spirituel), s'inspire nettement
de la théorie et de la pratique augustiniennes, devenues d'ailleurs tra
ditionnelles. L'évêque d'Hippone tenait compte du genre littéraire
des écrits bibliques dans son interprétation. Il observe à propos de
la Genèse et des premiers livres de la Bible : « Dans les livres qui nous
occupent, le récit n'appartient pas au genre qui exprime des choses
figurées, comme le Cantique des Cantiques, mais il exprime des choses
réellement arrivées, comme les Livres des Rois et tous les autres
de cette sorte On y prend les faits d'abord à la lettre, avant de
passer de ces faits réellement arrivés à leur signification pour les
événements à venir » U. Ainsi apparaît au moins une œuvre, le Can
tique des Cantiques, à laquelle Augustin donne un sens purement
spirituel. « Quant au Cantique des Cantiques, il chante une sorte de
volupté spirituelle des âmes saintes dans les noces du roi et de la
reine de cette cité, c'est-à-dire du Christ et de l'Eglise. " » Il applique
donc à un livre entier ce qu'il dit de la parabole : « Le récit lui-même
est quelque chose de figuré, et il ne s'agit pas de la signification
figurée de choses réellement arrivéestfl‘. Il est vrai que les cris
d'amour charnel de l'admirable poème hébraïque n'étaient pas faits
pour séduire un homme qui a imposé pendant des siècles à l'Occi
dent ses obsessions dans le domaine de la sexualité. Ces chants amou
reux ne pouvaient à ses yeux avoir qu'un sens spirituel, à l'exclusion
de toute valeur littérale. Aussi les applique-t-il au dialogue du Christ
et de l'Eglise. Quant à Pascal, si réservé dans le domaine sexuel
(qu'il lui eût été facile d'accabler les Jésuites, s'il eût choisi quelques
unes de leurs ridicules « questions » sur la luxure !), jamais il ne cite
le Cantique ; peut-être y fait-il cependant allusion dans la Quatorzième
Provinciale, où il évoque « cette chaste Epouse du Fils de Dieu, qui,
à l'imitation de son époux, sait bien répandre son sang pour les
autres » l‘. Ajoutons que le sens littéral se trouve également nié par
l'auteur des Commentaires sur les Psaumes, lorsque le texte lui paraît
incompréhensible ‘7. Mais, somme toute, le grand amateur de symboles
qu'est Augustin, ne met que bien rarement en cause l'existence du
sens charnel. Nous pouvons donc nous attendre à trouver Pascal
encore plus réticent, plus méfiant à l'égard d'une exégèse purement
que les rabbins ne recourent à l'exégèse spirituelle que quand cela ne s'oppose pas à
leurs rêves de richesse et de victoires militaires.
17. In Ps. 77, n. 26-27.
\
400 UAVÈNEMENT nE LA TRANSPARENCE
lités on ne peut accorder tous les passages; il faut donc par néces
sité qu'ils ne soient que figure » "l. « Tous ces passages marquent-ils
que ce soit réalité ? non; marquent-ils aussi que ce soit figure?
non, mais que c'est réalité ou figure; mais les premiers excluant
la réalité marquent que ce n'est que figure. 19» S'appuyant sur de
telles affirmations, certains commentateurs ont pensé que Pascal
spiritualisait intégralement l'Ancien Testament; mais comme ils
butaient sur des reconnaissances manifestes du sens littéral, ils en
étaient réduits à dire que, son bon sens ayant par moments prévalu,
l'apologiste avait en fin de compte une position pleine d'incertitudes
et de flottements, voire d'incohérence 2°. Accuser dîncohérence l'un
des esprits les plus rigoureux était pourtant quelque peu imprudent.
Sïmaginer que, quand Pascal voit dans les passions les seuls ennemis
de l'homme, il niait l'existence des Egyptiens et des Babyloniens,
c'est-à-dire réduisait à une parabole l'histoire d'Israël, c'était le taxer
de sottise. Il fallait donc, selon une formule chère à Augustin et a
Pascal, « y regarder de plus près »2‘. Or deux remarques suflisent
à montrer que Pascal demeure dans toute son œuvre parfaitement
cohérent avec lui-même. L'une concerne la source de ses idées et de
son vocabulaire en la matière, l'autre son style.
Il apparaît d'abord que la théorie des « contrariétés a à partir de
laquelle l'apologiste argumente, et que ses exemples et ses termes
mêmes sont empnmtés à l'évêque d'Hippone. C'est ce dernier qui
montre la véritable portée du sacrifice et explique comment en un
sens il devait être « changé ». « Regardons de quelle manière là où
Dieu dit qu'il ne veut pas de sacrifice, à cet endroit même il dit
qu'il en veut un. Il ne veut pas le sacrifice d'une bête mise à mort,
mais il veut le sacrifice d'un cœur brisé C'est pourquoi les sacrifices
devaient être changés. 22 » Les sacrifices des Juifs étaient «faux »:
;-- f un‘: _‘
PROFONDEURS DE L'ÉCRITURE 401
23. « Huic summo veroque sacrificio [Christi] cuncta sacrificia falsa cessarunt » (De civ.
Dei, X, 20). Cf. In Ps. 39, n. 12. Pascal, fr. 573 - 646 : « la figure a subsisté jusqu'à la
vérité ».
24. In Ps. 39, n. 13.
25. « Sacrificium ergo visibile invisibilis sacrificii sacramentum, id est sacrum signum,
est » (De civ. Dei, X, 5).
26. Contra Faustum, XVIII, 4 : « Ea Christiani ex Lege et Prophetis non faciunt, quibus
significata sunt ista quæ faciunt. Illæ quippe erant figuræ futurorum, quas rebus ipsis
per Christum revelatis et præsentatis auferri oportebat, ut eo quoque ipso quod hæc
ablata sunt, Lex et Prophetae implerentur. Ibi quippe et hoc scriptum est, daturum Deum
Testamentum novum, Non quale dedi, inquit, patribus eorum [Jérémie, XXXI, 32]. Populus
enim ille pro suo corde lapideo, multa præcepta magis sibi congrua quam bona acceperat,
quibus tamen figurarentur et prophetarentur futura ... Unde ibi de hac etiam re futura
dicitur : Auferam eis cor lapideum, et dabo eis cor carneum [Ezéch., XI, 19] ».
Pascal a la même pensée et a noté : « Mandata mon bona - Ezéch. » (fr. 453 - 610).
27. Contra Faustum, XVIII, 6 : « Sive circumcisio, sive sabbatum, sive differentia
ciborum, sive immolatio sacrificiorum, omnia hæc figuræ nostræ fuerunt et prophetiæ ».
Cf. fr. 453 - 610. Serm. 149 - de diversis 26, 3, n. 4: « Illa circumcisio [antiqua] significat
circumcisionem cordis ».
28. Voir par exemple Contra Faustum, XVI, 28: « Quidquid dicis [Fauste] de sabbato
et de circumcisione carnis et de differentia ciborum, aliam fuisse traditionem Moysi,
aliud per Christum didicisse Christianos, jam supra ostendimus quia, sicut dicit Apostolus,
Haec omnia figurae nostrae fuerunt [ 1 Cor., X, 6]. Non ergo diversa doctrina est, sed
diversum tempus. Aliud enim erat, quo hæc oportebat per figuratas prophetias prænun
tiari ; et aliud est, quo hæc jam oportet per manifestam veritatem redditamque adimpleri ».
29. Fr. 257 - 684 : cf. 259 - 685.
402 UAVÈNEMENT ma LA TRANSPARENCE
‘L
PROFONDEURS DE L'ÉCRITURE 403
Dieu voulant faire paraître qu'il pouvait former un peuple saint d'une
sainteté invisible et le remplir d'une gloire éternelle a fait des choses
visibles. Comme la nature est une image de la grâce, il a fait dans les
biens de la nature ce qu'il devait faire dans ceux de la grâce, afin qu'on
jugeât qu'il pouvait faire l'invisible, puisqu'il faisait bien le visible.
Il a donc sauvé le peuple du déluge ; il l'a fait naître d'Abraham, il l'a
racheté d'entre ses ennemis et l'a mis dans le repos.
L'objet de Dieu n'était pas de sauver du déluge, et de faire naître tout un
peuple d'Abraham pour n'introduire que dans une terre grasse 3*.
34. Fr. 275 - 643 (lecture de Tourneur). C'est nous qui avons souligné. Cf. 503 - 675 :
« Dieu a montré en la sortie d'Egypte, de la mer, en la défaite des rois, en la manne, en
toute la généalogie d'Abraham qu'il était capable de sauver, de faire descendre le pain
du ciel, de sorte que ce peuple ennemi est la figure et représentation du même Messie
qu'ils ignorent, etc. »
35. Fr. 275 - 643.
36. Fr. 269 - 692. Nous avons souligné les termes techniques augustiniens. L'évêque
d'Hippone développe constamment des idées analogues : « Mare rubrum significat baptismum ;
Moyses ductor per mare rubrum significat Christum ; populus transiens significat fideles ;
nors AEgyptiorum significat abolitionem peccatorum » (In Joh., tr. 45, n. 9). Cf. In Joh.,
tr. 55, n. 1 : « Tunc primum Pascha celebravit populus Dei, quando ex AEgypto fugientes,
rubrum mare transierunt. Nunc ergo figura illa prophetica in veritate completa est, cum .
a perditione hujus sæculi tanquam a captivitate vel interemptione aegyptia liberamur ».
Serm. 4 - de diversis 44, 8, n. 9 : « Persecutores AEgyptii et Pharao persequuntur exeuntes
de AEgypto Judæos ; persequuuntur populum christianum peccata ipsorum et diabolus
princeps peccatorum »; Ibid., 9, etc.
404 L'AVENEMENT DE LA TRANSPARENCE
que « la grâce n'est que la figure de la gloire » 3’, qui soutiendrait que
la grâce lui semble sans consistance, sans intérêt, sans importance ?
Quand il écrit que « les choses corporelles ne sont qu'une image des
spirituelles H‘, le jeune physicien songerait-il soudain à nier l'exis
tence des corps, lui qui en fait un principe premier et évident ? Bien
sûr que non. Mais il a bien senti la platitude qu'il y aurait à traduire
mot à mot les fortes formules augustiniennes. Quelle différence
entre « Vous serez vraiment libre: donc l'autre liberté n'est qu'une
figure de liberté », où la pensée se révèle nette, rigoureuse, tendue,
nerveuse, et ceci: « Vous serez vraiment libre; donc l'autre liberté
est une figure de liberté » ! Pascal, qui avait à la fois le sens du latin
et celui du français, a bien perçu que ce qui était fortement exprimé
dans une langue devenait terne dans l'autre. Son goût pour l'hyper
bole a sans aucun doute joué aussi 3’. Les traducteurs de l'édition
Vivès de saint Augustin, si peu soucieux de rigueur, ont cependant,
dans leur recherche d'un français coulant, suivi sans le savoir
que » et nedesemblent
l'exemple Pascal ; pas penser qu'il ils
spontanément puisse le moins
adoptent du monde «prêter
le redoutable ne
37. Fr. 275 - 643. Pascal établit dans ce fragment que la Loi était la figure de la grâce.
et la grâce est la figure ct la cause de la gloire.
38. Lettre du 1°" avril 1648 à Gilberte.
39. Voir P. Topliss, The Rhetoric of Pascal, p. 290-292, où « plein, seul, unique, nul,
aucun, rien, personne, partout, toujours, jamais, and especially ne que and tout, tous,
toutes» (p. 290) se trouvent cités parmi les termes caractéristiques de l'hyperbole pasca
lienne. A Port-Royal, cet emploi de ne que paraît propre a Pascal, dont il exprime les
jugements incisifs (comme Littré, F. Brunot passe sous silence cette acception).
40. Voir par exemple In Ps. I36, n. 7: « Jam diximus omnia quæ secundum litteram
in illa civitate [Jerusalem] contingebant, figuras nostras fuisse» ; trad. Vivès: « n'était
qu'une figure de notre propre situation»; cf. Contra Faustum, Vl, 2, 3, 9, etc. In Ps. 72,
n. 6; EpisL 82 - 16 ad I-lieronymum, n. 14: « Umbræ enim sunt »; trad. Vivès: « Elles sont
uniquement des figures».
41. Fr. 501 - 659.
42. La foi selon Pascal, l, p. 138.
PROFONDEURS DE LÉCRITURB
r
405
43. Epist. ad cath., 5, n. 8: « Hoc etiam prædico atque propono, ut quæque aperta
et manifesta deligamus: quæ si in sanctis Scripturis non invenirentur, nullo modo esset
unde aperirentur clausa et illustrarentur obscura ». Cf. 5, n. 9-l0.
44. Ibid., 10, n. 26. Le verset est Luc, XXIV, 26.
45. Cf. Luc, XXIV, 27: « Tunc aperuit illis sensum, ut inlelligercnt Scriptxmzs... n (Ibid.,
10, n. 24). Et Augustin écrit de ces versets: « Ecce vox ejus [Christi] clara et aperta:
hac audits qui cum non sequitur, quomodo se ovem ejus dicere audebit » (Ibid., Il n. 28).
Les tenues pascaliens de «clartés », d' «obscurités» (Ibid., 10, n. 25), d'«0uverture »,
l'expression «à découvert», etc. proviennent évidemment de l'œuvre augustinienne.
46. Isaîe, VI, 10, Ps. L, 19; Isaîe, XXIX, 11; Ezéch., XVIII, 31 (cf. Jérémie, XXX,
33-34); Mlchée, VI, B.
47. Lettre 4 à Ch. de Roannez (26 octobre 1656).
406 UAVÈNEMENT DE LA TRANSPARENCE
48. De Gen. ad litL, VlII, 4, n. 8. De div. quaest. 83, qu. 65: « Quanquam secundum
evangelicam historiam resuscitatum Lazarum plena fide teneamus. tamen et in allegoria
significare aliquid non dubito. Neque cum res factæ allegorizantur, gestæ rei fidem
amittunt. » - De même, pour le Paradis terrestre peuvent être proposées plusieurs inter
prétations spirituelles: Augustin les admet toutes. à condition qu'on ne nie pas le sens
littéral (La cité de Dieu, XIII, 21).
quanquam
49. «Psalmus
etiam cuncta
qui lectus
quae est
dictaprope
sunt, totus
possintfiguris
ad litteram
rerum religiose
mysteriisque
accipi»
contexitur
(In Ps. 103.
I, n. 1).
50. Conf., Xll, 31, n. 42; De doctr. christ., III, 27, n. 34. Saint Thomas affirme l'unicité
du sens littéral dans la Somme de théologie, la, qu. 1, art. 10.
5l. Voir le chapitre «Le mystère d'lsraël », ll-III et la Lettre 4 à Ch. de Roannez:
« Il y a deux sens parfaits, le littéral et le mystique; et les Juifs s'arrêtant à l'un ne
pensent pas seulement qu'il y en ait un autre Comme les Juifs. voyant un homme
partait en Jésus-Christ, n'ont pas pensé à y chercher une autre nature ».
52. In Ps. 131, n. 2.
PROFONDEURS DE UÉCRITURE 407
53. De civ. Dei, XVI, 2; «De hominibus qui non sunt cives ejus [sciL Ecclesiæ],
quidquid hic dicitur. ad hoc dicitur, ut illa ex comparatione vel proficiat, vel emineat ».
Ce principe, d'une immense portée, a été repris par Pascal aux yeux de qui tout ce que
l'Ecriture a dit du Pharaon, des Egyptiens et surtout des Juifs eux-mêmes publie,
par contraste, la vérité et la sainteté de l'Eglise.
54. De Gen. ad Iitt., XI, 38, n. 51.
408 UAVÈNEMENT nE LA TRANSPARENCE
une telle perplexité, n'aura pas le visage en sueur pour manger son pain ?
Voilà ce que nous sommes destinés à subir tous les jours de notre vie,
je veux dire de cette vie passagère. . Et il a été dit à celui qui
cultivera son champ qu'il éprouvera ces douleurs jusqu'à ce qu'il retourne
dans la terre, d'où il a été tiré, c'est-a-dire jusqu'à la fin de sa vie
présente. Car celui qui aura cultivé ce champ intérieur et aura gagné son
pain, bien qu'avec peine, peut bien jusqu'à la fin de sa vie endurer ce
labeur: mais après la vie présente, il ne sera plus nécessaire qu'il
l'endure. Tandis que celui qui par hasard n'aura pas cultivé son champ
et aura laissé les épines l'envahir, éprouve dès cette vie la malédiction
de sa terre dans toutes ses œuvres, et après cette vie éprouvera soit le
feu purifiant, soit le châtiment éternel. Ainsi personne n'échappe à cette
sentence 55.
b) SECOND PRINCIPE
58. De doctr. christ., II, 16, n. 2.5: il s'agit d'expliquer les 40 jours de jeûne de
Moïse, d'Elie et du Christ. Rien de plus simple! Dieu = 3 (la Trinité). L'homme = 7,
car le corps à 4 éléments et l'âme 3 mouvements, pour «aimer Dieu de tout son cœur,
de toute son âme, de tout son esprit ». Première conclusion: « Denarius numems Creatoris
atque creaturæ significat seientiam n. Poursuivons: le temps = 4 (les 4 saisons). Donc
10 >< 4 = 40, ce qui signifie que pendant tout le temps dont elle dispose la créature doit
se détacher du temporel pour s'unir a Dieu.
Autre exemple: pourquoi les apôtres ont-ils pris 153 poissons dans leurs filets après
la résurrection? C'est que Pentecôte = 50; or il y a trois époques du monde: avant,
pendant et après la Loi juive. Donc 50 X 3 = 150. Ajoutons à cela la Trinité: 150 + 3 = 153!
Ce qui représente l'Eglise sanctifiée par Dieu depuis les origines du monde.
59. «M. Pascal n'aimait point les réflexions que saint Augustin fait sur les nombres »
(Recueil de choses diverses, extraits donnés par M. Jean Mesnard, dans son édition des
Œuvres complètes de Pascal, t. I, p. 891).
60. Fr. 254 - 649. Saint Augustin est certainement visé, qui spiritualisait aussi le Nouveau
Testament. Par exemple, parlant de la scène où une femme vient arroser de parfums les
pieds du Christ (Jean, XII, 3), il s'imagine que ce geste est indigne de son Maître et
se donne ainsi le plaisir de le spiritualiser: «Odor enim bonus, fama bona est, quam
quisquis bonæ vitæ operibus habuerit, dum vestigia Christi sequitur, quasi pedes ejus
pretiosissimo odore perfundit» (De doctr. christ, III, 12, n. 18).
61. Empruntée au De civ. Dei, XVI, 3 (citation étudiée à propos du « Mystère d'lsraël »).
62. Fr. 251 - 900.
63. De doctr. christ, III, 28, n. 39: « Sed hæc consuetudo [se. ratiocinandi] perieulosa
est: per Scripturas enim divinas multo tutius ambulatur ; quas verbis translatis opacatas
cum scrutari volumus, aut hoc inde exeat quod non habeat controversiam; aut si habet,
ex eadem Scriptura ubicumque inventis atque adhibitis testibus terminetur >. Cf. Ibid_,
l, 26-27, n. 41; III, 27, n 38.
410 L'AVËNELAENT DE LA TRANSPARENCE
64. Ibid., III, 26, n. 37. Cf. II, 9, n. 14; Il, 6, n. 8 et III, 27, n. 38... De civ. Dei,
XI, 19: «Quod in obscuro loco intelligitur, vel attestatione rerum manifestarum, vel
aliis locis minime dubiis asseratur ». De vera relig., 17, n. 33: « Mysteriorum expositio ad
ea dirigitur, quæ apenissime dicta sunt n (traduction d'Arnauld: ‘ Car ce qui est obscur
dans l'Ecriture se règle et s'explique par ce qui est clair »). Jansénius applique cette
méthode dans son Tetrateuchus, quand il commente Luc, XXII, 20 (page 104 a)...
65. Fr. 272 - 687. Voir par exemple Isaîe, XXIX, 9-14, cité au moins cinq fois par Pascal.
66. Fr. 260 - 678. C'est nous qui soulignons ce singulier.
67. Ibid. Toujours ce goût pour la clarté, qui rend le géomètre si différent du rhéteur
néoplatonicien !
68. Fr. 250 - 667, qui fait allusion au Ps. 44, verset 4: « Accingere gladio tuo super femul
tuum, potentissime ». Comme on le voit, il n'est pas question de bouclier dans ce texte.
En réalité, Pascal, qui lisait fréquemment ce psaume dans son bréviaire, a ajouté le
terme patentissime à une note de lecture du De Gen. contra Manichaeos, I, 17, n. 27 : « Omnes
qui spiritaliter intelligunt Scripturas, non membra corporea per ista nomina [scil. manus
PROFONDEURS DE L'ÉCRITURE 411
avec ses fûts droits et nets, ses allées cavalières et ses clairières;
le clair-obscur se fait moins sombre. Toute interprétation augusti
nienne qui ne trouvait aucun appui, proche ou lointain, dans l'Ecri
ture elle-même, a été impitoyablement rejetée. Pas d'exégèse nu
mérique donc, car jamais l'Ecriture n'a dit que les chiffres qu'elle
donne avaient un sens particulier. Aussi chercherait-on en vain dans
les Pensées des méditations sur le nombre des apôtres, les cinq
maris de la Samaritaine, etc. Pas de subtilités cabalistiques non plus
sur la signification qu'auraient les lettres hébraïques! Car « il n'est
pas permis d'attribuer à l'Ecriture des sens qu'elle ne nous a pas
révélé qu'elle a. Ainsi de dire que le mem d'Isaïe signifie 600, cela
n'est pas révélé. Il n'est pas dit que les tsadé et le he deficientes
signifieraient des mystères. Il n'est donc pas permis de le dire M2.
L'insistance, les répétitions de ce texte révèlent assez qu'il s'agit
d'un principe auquel Pascal a longuement réfléchi et qui s'est solide
ment ancré dans son esprit. L'apologiste n'a - c'est un fait - repris
que les figures révélées par la Bible elle-même, comme celle des
« ennemis N’, ou, en s'appuyant sur certaines affirmations clés telles
que « Tout arrivait en figures », les interprétations reconnues par la
tradition, par la liturgie, etc., comme celle du patriarche Joseph ’‘.
Ainsi l'évêque d'Hippone, en rhéteur antique amoureux du mystère,
a limité au minimum sa liberté d'interprétation: il suffisait que le
sens trouvé par lui ne fût pas hérétique. Pascal, plus exigeant, tout
en étant conscient de la profondeur des paroles de Dieu, a limité
au maximum la fantaisie humaine : à ses yeux, sans doute, cette fan
taisie présentait un aspect scandaleux; l'homme s'autorisait du mys
tère divin pour affirmer presque n'importe quoi; il risquait de ridi
culiser les Livres saints, comme le faisaient des gens qu'il n'aimait
pas, les Apocalyptiques 75.
C) TROISIÈME PRINCIPE
C'est ce même respect pour l'Ecriture qui commande un troi
sième principe exégétique commun, celui-là, aux deux interprètes:
On ne peut attribuer à la Bible un sens qui heurte les certitudes ac
quises par les sens et par l'intelligence. Toutes les réalités, étant
l'œuvre du même Dieu, ne sauraient se contredire les unes les autres.
On comprend qu'un physicien comme Pascal, formé par un père à
la fois savant et croyant, contemporain de l'Affaire Galilée, ait énoncé
cette règle, qu'il développe dans la Dix-huitième Provinciale, dans la
célèbre page sur « la vérité des faits ». On l'y voit s'appuyer non
seulement sur saint Thomas, mais aussi sur son maître habituel,
Augustin :
72. Fr. 272 - 687. Cf. 476 - 688: « Je ne dis pas que le mem est mystérieux ».
73. Fr. 269 - 692, 270 - 670, 260-678: David et Isaîe ont donné eux-mêmes de quoi
comprendre leurs paroles. Puis Jésus-Christ est venu et a révélé la portée spirituelle du
terme; ensuite les apôtres et en particulier saint Paul ont insisté sur le sens mystique
du « combat ».
74. Fr. 570 - 768. Voir l'origine liturgique de cette figure dans Ph. Sellier, Pascal et la
liturgie, p. 50-52.
75. Fr. 217 - 650.
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PROFONDEURS DE LÉCRITURE
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413
d) QUATRIÈME PRINCIPE
76. Ed. Cognet, p. 375-376. La citation provient du De Gen. ad litt., l. l9, n. 39: « Cum
enim quemdam de numero Christianorum ea in re, quam optime norunt, errare deprehen
derint, et vanam sententiam suam de nostris libris asserere, quo pacto illis libris credituri
sunt, de resurrectione mortuorum, et de spe vitæ ætemæ, regnoque cœlorum, quando
de his rebus, quas jam experiri vel indubitatis numeris percipere potuerunt, fallaciter
putaverint esse conscriptos?» Les connaissances scientifiques auxquelles fait allusion
Augustin concernaient le ciel, les éclipses, les éléments, etc. En évoquant Galilée et
Christophe Colomb, Pascal donne des exemples d'une force singulière.
77. Fr. 270 - 670 (c'est nous qui soulignons). Cf. 267 - 680.
414 L'AVENEMENT DE LA TRANSPARENCE
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PROFONDEURS DE UÉCRITURE 415
82. De Gen. contra Manichaeos, II, 4, n. 5; Cf. In Ps. 146, n. 15. Augustin recourt
aussi a cette image, pour faire comprendre que l'Ecriture est une pluie bienfaisante pour les
bons et une source d'éclairs consumants pour les chamels. Mais nuage exprime ailleurs
la même réalité que voile. Ainsi le Christ incamé est « nuage » (In Ps. 88, n. 7).
83. Fr. 453 - 610.
84. Fr. 403 - 174. Cf. 69 - 174 bis:
Misère
Job et Salomon.
Fr. 74 - 454; Bll - 741: « Les deux plus anciens livres du monde sont Moïse et Job. L'un
juif, l'autre païen, qui tous deux regardent J.-C. comme leur centre commun et leur
Objet ».
85. Fr. 275 - 643.
86. Autour de ce thème du sacrifice se groupent les thèmes connexes de la circoncision,
du temple, du culte, du sabbat, de l'adoration, du sacerdoce. de l'agneau Le vrai
sacrifice c'est celui du cœur de l'homme (et de cet homme parfait que fut le Christ),
c'est la charité (453 - 610).
87. I-‘r. 304 - 743, 236 - S78.
88. Le fragment 269-692 fait allusion, entre autres, aux chapitres 13-23 d'lsqîe, au
chapitre 9 de Daniel. Autour de cette image centrale s'en rassemblent d'autres: armes,
victoire-défaite, auxiliaires, soumission, royauté... et surtout celle du Messie conquérant
(fr. 287 - 607).
416 UAVËNEMENT DE LA TRANSPARENCE
89. Fr. 275 - 643, qui se réfère à Isaîe, LI. Fr. 801 - 666: ‘ L'Ancien Testament contenait
les figures de la joie future et le nouveau contient les moyens d'y arriver ».
90. Fr. 453 - 610 et deux des titres du fr. 489 - 713: « Captivité des Juifs sans retour»
et «Réprobation des Juifs ».
91. Fr. 260 - 678.
92. Cf. fr. 801- 666, qui rappelle le Mémorial: «ll ne se trouve que par les voies
enseignées dans l'Evangile », si clair qu'il n'y a pas a hésiter! Fr. 501- 659 et surtout
260 - 678.
93. L'étude de chacun de ces trois termes jetterait la plus vive lumière sur la pensée
religieuse de Pascal. Les vrais ennemis sont les passions; c'est aussi le Diable, qui est par
excellence l'Enncmi, chef de la Cité mauvaise (Quatorzième Provinciale, éd. Cognet, p. 271
273); cette Cité rassemble les ennemis de l'Eglise, qui sont les Juifs, les hérétiques, les
païens et les mauvais chrétiens Contre tout ennemi, il [aut prendre pour chef le
Christ, ‘ Terrible aux démons » (308 - 793)...
94. Voici quelques textes augustiniens:
Sur les vrais ennemis, outre tous ceux que nous avons cités, voir In Ps. 113, n. 4:
« Ipsos hostes nostros ..., id est delicta nostra, sicut Ægyptios in mari obrutos, ita in
baptismo demersa atque extincta»; cf. In Ps. 106, n. 3; In Ps. 72, n. S: «Attendite jam
breviter ipsam figuram nostram: Populus Israël sub Pharaonis et Ægyptiorum domi
natione» (suit un des exposés les plus détaillés de cette figure: lutte du diable et de
Jésus-Christ. anéantissement des péchés au baptême, attente du triomphe définitif, perma
nence des guets-apens du diable, qui frappe dans le tlos ...); voir lbid., n. 3; In Ps. 84,
n. 4, sur le verset « Tu as fait cesser la captivité de Jacob »; Opus imperf., Vl, 29.
Sur le vrai sacrifice, voir In Ps. 33, I. n. 5: « Erat sacrificium Judaaorum antea
secundum ordinem Aaron in victimis peoorum. et hoc in mysterio: nondum erat sacrificium
corporis et sanguinis Domini, quod fideles nomnt ..., quod sacrificium nunc diffusum
est toto orbe terrarum ». In Ps. 50, n. 21 : « Erant illa sacrificia figurata, prænuntiantia unum
r g‘ _
PROFONDEURS DE LÉCRITURE
’ 417
salutare sacrifieiumXXlI,
Contra Faustum, ». - In
17, Ps.
n. 39,
17: n.« In
12 et
eo 143, n. 2.populo
autem - De hæc
civ. Dei,
rite XVIII, Il;sunt,
celebrata XX, cujus
26
est plus simple, plus rigoureux ; il s'intéresse avant tout aux « clartés »
et à la clarté, à l'opposé de son prédécesseur qui fait ses délices des
obscurités. Chacun incarne une époque, une discipline, un tempéra
ment. Augustin est un homme du Iv‘ siècle, compatriote du magicien
Apulée, amateur de « mystères », il a été formé par la rhétorique ;
c'est un imaginatif, il a le goût de la subtilité: trop de simplicité le
lasse ! Pascal, contemporain de l'essor de la pensée rationnelle, raillait
certaines fantaisies de l'auteur du Traité des passions, car il était
bien plus rigoureux que Descartes ; dès sa jeunesse, il a travaillé dans
le domaine des sciences exactes ; enfin, il a l'obsession du simple, du
convaincant. Le géomètre a donc pris au rhéteur les règles de son
herméneutique aussi bien que les grandes figures qui dominent les
Pensées. Mais il a précisé, élagué considérablement.
1. Fr. 7 - 248.
2. Fr. 475 - 676. On reconnaît au passage le couple augustinien caritas-cupiditas, la
charité étant l'amour de Dieu jusqu'au mépris de soi et la cupidité l'amour de soi jusqu'au
mépris de Dieu.
3. De civ. Dei, IV, 33: ‘ Hoc est sacramentum veteris testamenti, ubi occultum erat
novum, quod illic promissa et dona terrena sunt, intellegentibus et tunc spiritalibus. quamvis
nondum in manifestatione prædicantibus, et quæ illis temporalibus rebus significaretur
ætemitas, et in quibus Dei donis esset vera felicitas ». Ce texte exprime une vision qui se
retrouve dans de nombreuses Pensées : 286 - 609, 287 - 607, 289 - 608, etc.
PROFONDEURS DE L'ECRITURE 419
4. Fr. T75 - 899. « Uoraison pour le roi » est un pamphlet anti-jésuite, adressé à I-lenri IV
par le père du grand Arnauld: on y reproche a la Compagnie d'abuser d'un passage de
la Bible qui va dans son sens et de négliger tous ceux qui lui sont contraires. Voir
Ph. Sellier, Pascal et la liturgie, p. 39-40.
5. In 10h., tr. 18, n. 1, où Augustin, après s'en être pris aux Juifs, passe aux héré
tiques: «Neque enim natæ sunt hæreses, et quædam dogmata perversitatis illaqueantia
animas et in profundum præcipitantia, nisi dum Scripturæ bonæ intelliguntur non bene;
et quod in eis non bene inteiligitur, etiam temere et audacter asseritur ».
6. Fr. 313 - 569, qui a pour titre: Canoniques.
7. Epist. 237 - 253, intitulée « Augustinus Cerctio, de Priscillianistarum fraude in Scrip
turis, cum sacris, tum apocryphis exponendis ; deque hymno quem a Christo dictum esse
fingentes præferebant canonicis Litteris ».
420 [JAVÈNEMENT nE LA TRANSPARENCE
Quelle différence alors entre les pauvres lueurs apportées par les
raisonnements et cette éblouissante aurore! Pascal n'a jamais cessé
de s'extasier sur la beauté qu'il avait ainsi découverte. Le chant de
la transparence est l'un de ses principaux thèmes lyriques: dès qu'il
y pense, le ton s'élève, l'émotion et l'action de grâces apparaissent.
« Dieu a représenté les choses invisibles dans les visibles Cela est
trop beau pour ne t'être pas resté dans la mémoire » écrit-il à sa
sœur Gilberte ". Voilà pour l'univers physique! Qu'il songe aux évé
nements, il nous confie qu'il est « beau de voir par les yeux de la
foi, Darius et Cyrus, Alexandre, les Romains, Pompée et Hérode, agir
sans le savoir pour la gloire de l'Evangile » l5. Mais c'est la découverte
du rayonnement divin de Jésus-Christ qui nous a valu l'un des textes
les plus chaleureux que Pascal ait écrit, le fragment sur les trois
ordres: « O qu'il est venu en grande pompe et en une prodigieuse
magnificence aux yeux du cœur et qui voient la sagesse » l‘. Le poète
remercie Dieu de lui avoir révélé le mystère de sa présence eucha
ristique l3. Quant à l'Ecriture, la découverte du sens caché l'enthou
siasme: « Dès qu'on a ouvert ce secret il est impossible de ne le pas
voir. Qu'on lise le vieil Testament en cette vue et qu'on voie... »1‘.
Par cet enthousiasme, Pascal est parent d'Augustin : il y a là beaucoup
plus qu'une influence, il s'agit de deux cœurs « véritablement pa
rents » 1’ que la découverte de Dieu n'a pas cessé d'émerveiller.
14. Lettre du l" avril 1648. C'est nous qui avons souligné.
l5. Fr. 317 - 701.
16. Fr. 308 - 793.
17. Lettre 4 à Ch. de Roannez.
18. Fr. 267 - 680.
19. Lettre du l" avril 1648, Souligné par nous.
CHAPITRE V
LA THÉOLOGIE DE L'HISTOIRE
1. J. Guitton, Le temps et l'éternité chez Plotin et saint Augustin, p. 356. Voir les
pages 355-358.
424 LA THÉOLOGIE DE L'HISTOIRE
2. A. Béguin, Pascal par lui-même, p. 72; le dernier des trois chapitres du livre
s'intitule « Pascal sans histoire » et oppose constamment l'apologiste à saint Augustin.
3. On peut, comme nous le verrons, constater cette netteté à propos de l'appel à
la contrainte physique (fr. 172 - 185 et 591 - 186) et a la consensio gentium (fr. 504 - 260). etc.
I. LE MYSTÈRE DU TEMPS
4. De Gen. ad litt., III, 8: ’ Quoquo modo hoc se habeat (res enim secretissima
est, et humanis conjecturis impenetrabilis). illud certe accipiendum est in fide, etiamsi
modum nostrae cogitationis exœdit, omnem creaturam habere initium; tempusque ipsum
creaturam esse, ac per hoc ipsum habere initium, nec coaetemum esse Creatori ». Voir
E. Gilson, Intr0duction..., p. 246-255.
5. In Ps. 101, n. 10: « Aeternitas, ipsa Dei substamia est, quac nihil habet muta
bile Non est ibi nisi Est ; non est ibi, Fuit et Erit Merito sic misit Deus famulum
suum Moysen Ego sum, inquit, Deus Abraham, et Deus Isaac, et Deus Jacob ».
426 LA THÉOLOGIE DE L'HISTOIRE
instant lui arrache la jouissance de son bien, et que ce qui lui est le plus
cher s'écoule à tout moment, et qu’enfin un jour certain viendra auquel
elle se trouvera dénuée de toutes les choses auxquelles elle avait mis
son espérance . De sorte qu'elle comprend parfaitement que son cœur
ne s'étant attaché qu'à des choses fragiles et vaines, son âme se doit
trouver seule et abandonnée au sortir de cette vie; puisqu'elle n'a pas eu
soin de se joindre à un bien véritable et subsistant par lui-même, qui pût
la soutenir durant et après cette vie ’.
17. Sur l'étemité comme attribut divin de prédilection pour Pascal, voir encore:
« Père éternel» (Maladies, 9), «providence éternelle» (IbitL, 13). Pascal adopte sur le
temps un point de vue moral dans l'Apologie, fr. 47 - 172, et dans la Lettre 7 à Ch. de
Roannez. C'est normal: il s'agit dans les deux cas de faire agir autrui. Ce point de
vue pratique est étranger a Augustin pour qui le présent est fuite, dissolution perpétuelle.
Pascal se souvient d'ailleurs de Montaigne, Essais, l, 3; mais le Christ avait demandé
à ses disciples de vivre dans le présent, et son précepte rejoint celui de la sagesse
antique, dans un tout autre esprit, évidemment. C'est cela, sans doute, qui explique
que Pascal, soucieux de ne pas trop dissiper la réalité du présent, ne soit jamais allé
aussi loin que son prédécesseur dans une analyse de l'instant qui finirait par donner
le vertige et empêcher de vivre.
18. In Ps. 101, n. 1 : « Factum est et tempus Omnia per ipsum facto sunt et sine
ipso facrum est nihil [Jean, l, 31». Cf. In 10h., tr. 31, n. S.
19. Serm. 167 - de verbis Apostoli 24, 1, n. 1 : « Dies malos, fratres. duae res faclunt,
malitia et miseria Ex quo enim lapsus est Adam, et de paradiso expulsus, nunquam
fuerunt dies nisi mali. Istos pueros qui nascuntur, interrogemus, quare a ploratu inci
piant, qui et ridere possunt ». Même idée dans In 10h., tr. 124, n. 5. Cf. Pascal. fr. 149 -
430, où la Sagesse dit aux hommes: «Vous n'êtes plus maintenant en l'état où je
vous ai formé L'œil de l'homme voyait alors la majesté de Dieu. ll n'était pas alors
dans la mortalité et dans les misères qui l'affligent ».
in‘
MYSTÈRE DU TEMPS 429
20. Péguy, dont les jugements sur la temporalité sont d'ailleurs complexes, a immor
talisé cette expérience à propos du Christ:
Heureuse Madeleine, heureuse Véronique vous n'êtes pas des saintes comme
les autres... Tous les saints, toutes les saintes sont assis avec Jésus à la droite
du Père. Tous les saints, toutes les saintes, contemplent Jésus assis à la droite
du Père. Et il y a, dans le ciel il a son corps d'homme, tel que le jour de
l'Ascension. Mais vous autres, vous seuls, vous avez vu, vous avez touché, vous
avez saisi ce corps humain dans son humanité, dans notre commune humanité.
marchant et assis sur la terre commune. Vous seuls vous l'avez vu sur la terrc.
(Le Mystère de la Charité de Jeanne d'Arc, dans les Œuvres poétiques, éd. dc la
Pléiade, p. 402.)
21. Fr. 757- 212. Même platonisme chez Baudelaire, si proche de Pascal à tant
d'égards.
22. Même opposition caractéristique entre nos deux écrivains et Péguy sur des adjec
tifs comme « charnel », « terrestre »...
23.111 Ps. 9, n. ll. Voir le chapitre « Le mystère d'Israël », où est étudié le problème
des biens temporels.
430 LA THÉOLOGIB DE L'HISTOIRE
Cette nouveauté, qui ne peut déplaire à Dieu, comme le vieil homme ne lui
peut plaire, est différente des nouveautés de la terre, en ce que les choses
du monde, quelque nouvelles qu'elles soient, vieillissent en durant, au lieu
que cet esprit nouveau se renouvelle d'autant plus qu'il dure davantage.
Notre vieil homme périt, dit saint Paul [Col., III, 9], et se renouvelle de
jour en jour, et ne sera parfaitement nouveau que dans l'éternité, où l'on
chantera sans cesse ce cantique nouveau dont parle David dans les
Psatunes de Laudes, c'est-à-dire ce chant qui part de l'esprit nouveau de
la charité 24.
___*~
MYSTÈRE DU TEMPS 431
28. Voir fr. 292-624 et les fragments découverts par M. J. Mesnard et cités dans
Œuwes complètes de Pascal, Paris, Seuil, 1963: numéros Il et XV.
29. Fr. 290- 626. On pourrait dégager des Pensées quelques remarques de méthode:
les bons témoins sont les contemporains (436 - 628, 474 - 622), ceux qui sont nombreux
et s'accordent (332-710 et 474-622), etc. Mais Pascal ne se soucie guère de méthode
historique qu'à cause de son Apologie, et ses remarques sont des plus limitées.
30. Voir Romains, II et VII; Jean I, 17...
3L De baptismo contra Don., I, 15, n. 24: «Primis temporibus utrumque [testa
mentum] occultum fuit ab Adam usque ad Moysen. A Moyse autem manifestatum est
vetus, et in ipso occultabatur novum, quia occulte significabatur. Postea vero quam in
came Dominus venit, revelatum est novum ». Cf. Conlra duas ep. pelag, lll, 4. n. 13, etc.
Voir A.C. de Veer, « Revelare-revelatio, éléments d'une étude sur l'emploi du mot et
sur sa signification chez saint Augustin », in Recherche: augustiniennes, vol. II, p. 344-345.
32. Epist. 55- II9, ad Januarium, 3, n. 5: ‘ In toto tempore saeculi nunc tertium
tempus apparuit, ideo resurrectio Domini triduana est. Primum enim tempus est ante
Legem, secundum sub Lege, tertium sub Gratia, ubi jam manifestatio est sacramenti
prius occulti in prophetico aenigmate »; Enchin, 118,
432 L.-\ THÉOLOGIE DE L'HISTOIRE
La division en six âges était déjà connue bien avant saint Augus
tin 3‘. Mais ce demier l'a constamment utilisée et enrichie dans son
œuvre. Elle lui offrait une vision synthétique de l'histoire où, dans
la même foi au Christ attendu (les cinq premiers âges) ou venu
(sixième âge) l'ancienne et la nouvelle Alliance, contrairement aux
idées manichéennes (que l'affirmation des trois époques risquait de
renforcer), étaient unies. Cinq âges avaient prédit le Christ, et le
sixième l'avait vu naître 3’. Si l'évêque africain revient fréquemment
à cette division 3‘, il est sur ce point un chapitre de ses ouvrages qui
constitua l'une des lectures de prédilection de Pascal, c'est le vingt
troisième chapitre du livre I, dans le Commentaire de la Genèse
contre les manichéens. L'apologiste s'y réfère, lorsqu'il note: u Les
six âges, les six pères des six âges, les six merveilles à l'entrée des
six âges, les six orients à l'entrée des six âges » 37. Le terme « orient »
mérite explication: saint Augustin compare ces six époques aux six
jours de la Création et reprend les paroles de la Genèse: « Il y eut
33. Fr. 337-753. C'est le texte donné par la grande édition Bnmschvicg; Lafuma
lit: ‘Malédiction des grees contre ceux qui comptent les périodes des temps n. ltlais
on ne voit à cette phrase aucun sens. Tandis que la lecture de Brunschvicg est tout
à fait claire: les Juifs n'apprécient évidemment pas cette division de l'histoire, qui leur
parait rejeter dans un passé périmé leur sainte Loi.
34. Voir le De catcch. rudibus, éd. de la Bibliothèque augustinienne, t. XI, p. 554,
n. 13, où le R.P. de Veer donne des références à Barnabé, XV, 4; lrénée, Adversus
huereses, V. 28, 3; l-llppolyte. In Danielem, IV, 23, 6; Cyprien, Ad. I-‘ortunatum, Praef, 2;
Iactance, Instit. Div., VII, 14, 9; Ambroise, In Lucam, VII, 7; Jérûme, Epist. 140, 8...
Par saint Augustin cette division connaîtra une grande fortune au Moyen Age chez
lsidore de Séville, Bède, Bonaventure... Le Martyrologe romain la reprendra pour la date
du 25 décembre: « Sexta mundi aetate, Jesus Christus natus est ».
35. De catech. rudibus, 3, n. 6: « Per quinque temporum articulos praenuntiari ven
turus prophetarique non destitit ». Voir lbid., 18, n. 30 et 22. n. 40; In HeplaL, 11, 73;
Contra rluas epist. pelag, 111, 4, n. 20.
Le fait que cette division soit proposée comme un des éléments fondamentaux de la
catéchèse (De cat. rudibus) permet de se demander si Augustin n'a pas été instruit lui
même avec ce cadre temporel ; il souligne en tout cas l'importance qu'elle revêtait à
ses yeux. Ce cadre est également sous-jacent aux développements du De civ. Dei, XI-XXII.
36. Voir encore In Joh., tr. 9, n. 6-10 (à propos des six urnes de Cana); De div.
quaest. 83, qu. 44; 53, n. 1 et 4; 58, n. 2; 64, n. 2; De civ. Dei, X, 14; XVI, 43, n. 3;
XXII, 30, n. S; De vera relig., 26-27, n. 49-50; RetracL, 1, 26 (in qu. 44)...
h 37. Fr. 283 - 655. Havet s'était déjà aperçu de cet prunt au De Gen. contra Mani
C 0203‘
ï~
MYSTÈRE nu rEMrs 433
38.De Con. contra Manichaeos, 1, 23, n. 35: «Quasi vespera hujus diei sit dilu
vium ». Pascal fait allusion à ce soir au fr. 281-613: « Les hommes dans le premier
âge du monde ont été emportés dans toutes sortes de désordres».
39. Ibid., n. 36: « Et incipit mane a temporibus Noe secunda aetas Hujus vespera
est confusio linguarum ».
usque
40. Ibid.,
ad xnalitiam
n. 37: pessimi
’ Fit mane
regisadSaül
Abraham
». Ce même
Hujus
paragraphe
vespera est
oppose
in populi
la constance
peocatis du
Peuple élu aux flottements des doctrines dans le monde: ’ Bene comparatur [haec aetas]
diei tertio, quo ah aquis terra separata est. Ab omnibus enim gentibus, quarum error
instabilis et vanis simulacrorum doctrinis tamquam ventis omnibus mobilis, maris nomine
hene significatur; ab hac ergo gentium vanitate et hujus saecxrli fluctibus separatus est
populus Dei». Cf. fr. 454-619: « En considérant cette inconstante et bizarre variété
de mœurs et de créances dans les divers temps je trouve en un coin du monde un
peuple particulier séparé de tous les autres peuples de la terre n.
41. 1bid., n. 38: « Et inde fit mane regnum David Hujus quasi vespera est in
peccatis regum » .
42.Ibid., n. 39: «Et fit mane transmigratio in Babylonia Hujus diei, hoc est
hujus aetatis quasi vespera est multiplieatio peccatorum in populo Judaeorum, quia sic
excaecati simt ut etiam Dotninum Jesum Christum non possent agnosoere ».
43. Pascal appelle Jésus»Christ ’ mon Dieu et mon père, qui s'est livré pour mon
propre salut» (Maladies, 12). Cette dénomination peu traditionnelle de «père» pourrait
provenir des litanies du Nom de Jésus. où l'on rencontre « Jesu pater futuri saeculi’
et « Jesu pater pauperum ». Voir Ph. Sellier, Pascal et la liturgie, p. 38. Mais il appa
raît aussi que Pascal considérait Jésus comme le ‘père» du sixième âge, c'est-à-dire
de celui ou il vivait: « les six pères à l'entrée des six âges» (fr. 283 - 655).
434 LA THÉOLOGIB DE L'HISTOIRE
44. De Gen. contra Manichaeos, I, 23, n. 40: « Mane autem fit praedicatione Evangelii
per Dominum nostrum Jesum Christum ».
45. Ibid., n. 35: « Video enim per totum textum divinarum Scripturarum quasdam
aetates operosas, certis quasi limitibus suis distinctas, ut in septima speretur requies:
et easdem sex aetates habere similitudinem istorum sex dierum, in quibus ea facta sunt,
quae Deum fecisse Scriptura commemorat ». Pascal pouvait lire dans la marge de son
édition (Louvain, t. I, p. 352): « Septem dies et septem aetates mundi».
46. Fr. 590 - 656.
47. De Gen. contra Manichaeos, I, 23, n. 40 : « Sexta enim die fit homo ad imaginem
et similitudinem Dei, sicut in ista sexta aetate nascitur in carne Dominus nostcr Et
quemadmodum in illo die masculus et femina, sic et in ista aetate Christus et Ecclesia ».
48. In 10h., tr. 15, 4, n. 8-9: Sub hac rerum imagine Adam, qui erat forma futuri,
pmebuit nobis magnum indicium sacramenti Nam et dormiens meruit habere uxorem.
et de costa ejus facta est ei uxor: quoniam de Christo in cruce dormiente futura erat
Ecclesia de latere ejus »; le n. 9 rappelle la succession des six âges. Dans son ouvrage,
Pascal ‘s unfinished Apology, New Haven, 1952, p. 90, note 1, M.-L. Hubert propose comme
source De vera relig., 26, n. 48, parce que le contexte de ce traité évoque l'opposition
péché-grâce, a l'instar de la pensée de Pascal. Mais cette dernière se réfère à la création
dans toute sa première partie; et le De vera religione, qui mentionne les six âges de
la vie charnelle comme images de ceux de la vie spirituelle, n'otïre guère de rapport
avec les fragments pascaliens que nous étudions.
msralua DU ‘rEmes 435
Dans les rares cas où son intelligence se laisse troubler par l'imagi
nation, il cède à des images de dégradation et d'usure, alors que les
modernes s'enchantent de rêves d'épanouissement: « Quoique le
monde penche vers sa ruine et, dans l'épuisement des choses, annonce
son demier âge, ils [les apôtres] n'en sont que plus fidèles à attendre
ce qui a été prédit, le bonheur éternel de la cité céleste H’.
Et Pascal utilise dans le fragment 270 - 670 la même triste image :
u Les Juifs avaient vieilli [jusqu'à l'entrée du sixième âge] dans ces
pensées terrestres Le monde ayant vieilli dans ces erreurs char
nelles, Jésus-Christ est venu ».
Si l'on interroge l'évêque d'Hippone sur la durée de la période
qui nous intéresse, le sixième âge, il répond qu'elle nous est inconnue
et aime à citer les paroles du Christ au moment de l'Ascension:
« Il ne vous appartient pas de connaître les temps et moments que
le Père a fixés de sa seule autorité » 5°. Mais il ne semble pas, au fond
de lui-même, croire que le temps de l'Eglise pourrait être aussi long
que l'époque d'avant le Christ, puisqu'il considère que le sixième
âge correspond à la onzième heure de l'Evangile 5‘. Pascal, quant à lui,
s'il évoque parfois le Jugement dernier, n'a pas un mot sur la durée
de l'âge présent. Il est en cela un moderne, alors que son prédécesseur,
proche encore des débuts de l'Eglise et pouvant se dire que la Fin
ne tarderait pas, puisque l'Evangile avait été annoncé à presque toute
la terre 52, garde les perspectives pauliniennes.
Le temps sinistre continue donc à séparer les hommes de l'éter
nité, mais aussi à leur donner une chance d'y parvenir. La durée du
dernier âge dépend assurément de Dieu, mais le regard humain,
éclairé par la grâce et la Révélation, ne pourrait-il pas déceler, sous
cette succession apparemment dépourvue de sens terrestre, une évo
lution, un progrès ?
Cette vision est d'un optimisme, d'une « foi au monde a qui sont
assez nouveaux dans la pensée chrétienne. L'humanité progresse, se
purifie, se « suranime », s'élève, jaillit en quelque sorte à la rencontre
d'un Dieu qui à la fois la meut intérieurement et l'appelle d'en haut.
La succession des événements offre donc un sens exaltant, au plan
même de la terre.
vie cosmique, texte publié à la fin de L'avenir de l'homme, Paris, Seuil, 1959,
p. .
HISTOIRE ET PROGRÈS HUMAIN 437
1. Les sciences
l ;_Ù -
438 LA THÉOLOGIE DE L'HISTOIRE
3. De vera relig., 27, n. 50: «Universum genus humanum, cujus tamquam unius
hominis vita est ab Adam usque ad finem hujus saeculi ». Ce texte ressemble étrangement
à « Toute la suite des hommes, pendant le cours de tant de siècles, doit être considérée
comme un seul homme ».
4. De Gen. contra Manichaeos, I, 23, n. 35: « l-laec aetas tamquam infantia depu
tanda est ipsius universi saeculi, quod tamquam unum hominem proportione magnitudinis
suae cogitare debemus ». Ici encore, les ressemblances sont frappantes. Proportiane
magnitudinis : la durée des âges du monde et celle des âges de l'homme, si on les figure
geométriquement, sont homothétiques. L'image met en lumière un rapport, au sens mathé
matiäpsâ non l'identité d'une croissance organique (voir aussi De vera relig., 26-27,
n, .
___ -
HISTOIRE ET PROGRÈS HUMAIN 439
a) AVANT LE CHRIST
Christ lui révèle une réalité simple: l'humanité entière gît dans le
mal, corrompue dans l'orgueil d'Adam; partout l'intérêt, la cupidité,
le règne des trois concupiscences, l'idolâtrie : « Sur toute la terre, en
tous lieux, on vouait un culte aux idoles, on révérait les démons H.
Une telle conception est parfaitement cohérente avec la théorie de la
« masse de perdition », qui se rencontre chez Augustin comme chez
Pascal, nous l'avons vu. A cette masse damnée appartenait même le
peuple d'Israël; seuls quelques saints, élus, en étaient retirés par la
miséricorde divine. C'est exactement l'idée que se fait Pascal et que,
se rappelant maints textes de son prédécesseur, il développe dans le
fragment 281 - 613, où il est visible qu'il n'est nullement question d'un
quelconque progrès:
Les hommes dans le premier âge du monde ont été emportés dans toutes
sortes de désordres, et il y avait cependant des saints comme Enoch,
Lamech, et d'autres qui attendaient en patience le Christ promis dès le
commencement du monde. Noé a vu la malice des hommes au plus haut
degré et il a mérité de sauver le monde en sa personne par l'espérance du
Messie, dont il a été la figure. Abraham était environné d'idolâtres quand
Dieu lui a fait connaître le mystère du Messie qu'il a salué de loin; au
temps d'Isaac et de Jacob, l'abomination était répandue sur toute la
terre, mais ces saints vivaient en leur foi, et Jacob mourant et bénissant
ses enfants s'écrie par un transport qui lui fait interrompre son discours:
j'attends ô mon Dieu, le sauveur que vous avez promis, salutare tuum
expectabo domine.
Les Egyptiens étaient infectés et d'idolâtrie et de magie, le peuple de
Dieu même était entraîné par leur exemple. Mais cependant Moïse et
d'autres voyaient celui qu'ils ne voyaient pas, et l'adoraient en regardant
aux dons éternels qu'il leur préparait.
Les Grecs et les Latins ensuite ont fait régner les fausses déités, les
poètes ont fait cent diverses théologies. Les philosophes se sont séparés
en mille sectes différentes. Et cependant il y avait toujours au cœur de
la Judée des hommes choisis qui prédisaient la venue de ce Messie qui
n'était connu que d'eux.
9. « Per omnes terras ubique idola colebantur, daemonia limebanturn (In Ps. 84,
n. il). Cf. In Ps. 62, n. l; In 10h., tr. 2, n. l2; De vem reI5g., c. 38, n. 69-7l et c. 27,
n. 50.
10. Voir la note précédente et le texte cité dans le chapitre « Le mystère d'Israël»:
» Soient Judaei gloriari in isto psalmo Notas in Judaea Deus et dicere quia
sibi solis notus est Deus» (In Ps. 75, u. l; Cf. In Ps. 128, n. 2).
HISTOIRE ET PROGRÈS HUMAIN 441
11.141 formule la plus célèbre se trouve dans le De civ. Dei, X, 14. On l'y rencontre
isolée, comme un aéxolithe. Augustin la cite au début d'un chapitre et passe aussitôt
à autre chose: « Sicut autem unius hominis, ita humani generis, quod ad Dei populum
pertinet, recta eruditio per quosdam articulos temporum tamquam aetatum profecit
accessibus, ut a temporalibus ad aeterna capienda et a visibilibus ad invisibilia surge
retur ». Voir aussi dans les QuaIre-vingt-trois questions: qu. 44 (J.-C. vient dans la
jeunesse du monde: Augustin suit en etïet Gai, III, 23-24); qu. 53, n. 1 et 4;
qu. 58, n. 2. Albert Béguin, qui pense que la réponse de saint Augustin au problème
de l'histoire ‘est si complète que ses successeurs n'ont guère pu qu'en reprendre ou
en redécouvrir par d'autres voies les lignes majeures», se réfère à ce texte (Pascal par
lui-même, p. 72-74). Mais ces quelques lignes du grand Docteur suggèrent quelques
réflexions :
1° Sur 4400 ans d'histoire, Israël, dont les saints formaient l'essentiel du peuple de
Dieu, en couvre ZOŒ. Augustin affirme presque toujours que le peuple juif est fait de
damnés; que les saints y sont restés peu nombreux. Voir notre chapitre « Le mystère
d'lsraël ».
2° Il écrit même qu'à mesure qu'il approchait du Christ le peuple juif devint pire:
De civ. Dei, XVIII, 45. Il parait donc malaisé de discerner un progiès.
3° Il nous semble donc que les rares textes qui évoquent une pédagogie proviennent
de l'influence de la Tradition, mais ne représentent nullement la pensée profonde de
saint Augustin. Ce dernier croit que les saints sont devenus plus nombreux au moment
même de l'apparition du Christ et après sa venue; il ne relie pas ce fait è une
pédagogie divine, mais à un décret de la Providence: on passe soudain de l'ancienne
à la nouvelle Alliance; et ce passage signifie en particulier accroissement brusque du
nombre des élus.
On rencontre aussi des hésitations chez saint Augustin à propos du Sermon sur la
montagne, où le Christ dit qu'il apporte des préceptes plus parfaits: De sermone Domini
in monte, I, l, n. 2. Mais il soutient ailleurs que le Christ s'est borné a recommander
alors la Loi de Moïse: Contra Fizustum, XIX, 26 - 28; et sa théorie des figures nie en
fait tout progrès. Comme sa théologie de la grâce, sa théologie de l'histoire ne s'est
précisée que peu à peu, substituant aux développements traditionnels sur la pédagogie
divine l'affirmation de la fixité, de la perpétuité et du double-sens. De là quelque
confusion.
442 LA THÉOLOGIE nE L'HISTOIRE
25. Fr. 315-752. C'est nous qui avons souligné: d'abord signifie d'emblée, et par
ce seul mot Pascal nie la possibilité d'une progression. Quant à David, il présente une
qualité chrétienne: le pardon des ennemis. Et sa sainteté fut telle qu'il pouvait être
confondu avec le Prince des saints. Moise enseignait la résurrection du Christ, dit
saint Augustin (Quaesliones Evangeliorum, II, qu. 38, n. 4)...
26. Voir fr. 281- 613 et de façon générale la liasse 21, Perpéruité.
27. Fr. 453 - 610. qui reprend Epist. 102-49 à Deogratias, 2‘ question, n. 2.
28. Fr‘. 451 - 620.
29. On ne peut guère citer que des allusions assez lointaines: « la loi obligeait à
ce qu'eÜe ne donnait pas» (824 - 522); « La loi n'a pas détniit la nature. mais elle l'a
instniite » (925 - 520).
30. Pascal ne cite pas les versets paulinlens sur la Loi et la grâce (Romains.
Galates). Reprend-il 641., III, ll, « Le juste vivra par la loi » (fr. 7 - 248) qu'il l'applique
à distinguer la foi de la preuve, et non plus de la loi, et qu'il amputé le verset de
toute sa première partie: ‘Que d'ailleurs, la loi ne puisse justifier personne devant
Dieu, c'est l'évidence, puisque le juste vivra par la foi» [Habacuq II, 4] e. La constata
tion est la même, si l'on suppose que le verset dflabacuc est cité d'après Romains, I, 17.
31. Voir l'index des mauristes, repris par Mlgne, au mot Lex.
446 LA THÉOLOGIE DE L'HISTOIRE
’
il la donc laissée aux archives. Les pélagiens de son temps préten
daient obéir avec succès à la voix de leur conscience, et non plus à
une Loi révélée; c'est donc cette conscience même qu'il fallait
abaisser, et non plus la Loi. Nous n'avons donc même pas à examiner
la portée d'une pédagogie par la Loi: l'apologiste n'en dit rien.
En revanche, ce qui occupe chez lui une place considérable, c'est le
troisième aspect de la Loi, son caractère figuratif 32, dont les saints
d'Israël étaient conscients 33. On peut même dire que Pascal n'a guère
mis en évidence que la transparence de l'ancienne Loi. De sorte que,
les préceptes se ramenant tous à celui de la charité, et quelques
saints seulement le sachant, l'histoire d'Israël n'a pas marqué le
moindre progrès d'Abraham à Nathanaël, et Nathanaël est passé
au Christ sans hésitation, car il était déjà chrétien, comme Moïse
et Elie, dont Jésus s'entourera au mont Thabor; la signification des
vingt siècles de cette histoire se réduit à ceci: préparer le miracle
subsistant des prophéties et des figures réalisées.
Ainsi, ni l'évêque d'Hippone, ni Pascal ne voient dans Israël une
croissance interne, organique. Israël n'est pas pour eux un corps qui
grandit, au milieu du changement universel. Alors que tout passe en
ce monde, il est le Peuple soliveau, où vivent quelques saints. « Au
lieu que les peuples de Grèce, de l'Italie, de Lacédémone, d'Athènes,
de Rome et les autres qui sont venus si longtemps après soient péris
il y a si longtemps, ceux-ci subsistent toujours », et leur Loi n'a pas
changé d'un iota « pendant que tous les autres états ont changé de
temps en temps leurs lois quoique tout autrement faciles H‘; cette
fixité fut l'œuvre de Dieu et des saints anciens, car «la piété des
saints de l'Ancien Testament consistait à s'opposer aux nouveautés des
faux prophètes » 35. De sorte que l'un des grands indices de crédibilité
du christianisme consiste non pas dans l'harmonie d'une croissance
organique d'Israël - c'est l'idée des modernes - mais dans sa fixité,
dans son immobilité marmoréenne au sein de l'universelle fluidité.
37. Fr. 338-724, intitulé «Prédiction» et placé dans la liasse 24, Prophéties: ce
qui souligne l'usage apologétique que Pascal comptait faire du brusque épanouissement
religieux et moral qui se produisit dans l'humanité à l'époque du Christ et des
débuts del'Eglise.
Cette pensée s'inspire de plusieurs lectures: celle des apologistes contemporains
pour le calcul précis des temps messianiques (70' semaine, 2' temple, domination
étrangère); celle du Pugio fidei, de R. Martin, pour la mention des rabbins; celle du
traité sur La vie contemplative, de Philon düàlexandrie, cher aux solitaires de Port
Royal, puisque s'y trouve décrite la vie anachorétique des Thérapeutes, communauté
sainte qui aurait vécu en Haute-Egypte à une date incertaine: Philon aurait servi à
développer la simple allusion que fait saint Augustin à la vie dans les déserts. Mais
l'ensemble du fragment s'inspire du De vera religione. Avant le texte que nous avons
cité, on peut lire dans la traduction d'Arnauld (3, n. 3): » Si donc un des disciples
de ce philosophe [Platon], voyant que son maltre tâchait de lui persuader ces choses,
lui eût fait cette question: s'il se trouvait un homme excellent et tout divin, qui per
suadât aux peuples qu'ils devraient croire au moins ces vérités [du platonisme] ...,
savoir s'il le croirait digne de recevoir les honneurs divins ». Le texte latin fait mention
de « tot juvenum et virginum milia contemnentium tmptius casteque vivcntium»; évoque
la diffusion de l'Eglise: ‘Haec [les vérités de la foi] per totum orbem jam populis
leguntur Usque ad barbares nationes Ecclesiae pullularunt». Les riches quittent leurs
biens pour aller dans l'austérité d'un désert: ‘ Tam innumerabiles aggrediuntur hanc
viam [de la foi] ut, desertis divitiis et honoribus hujus mundi ex omni hominum
genere uni Deo summo totum vitam dicare volentium, desertae quondam insulae ac
multarum terrarum solitudo compleatur ». On pourrait lire un développement analogue
dans le De moribus Ecclesiae, 31 (également traduit par Arnauld). Lafuma, après Tour
neur, cite un sermon de Claude de Lingendes: «Quels etforts n'a pas faits Platon
pour persuader l'immortalité de l'âme? Et pourtant à combien peu d'hommes l'a-t-il
persuadée. Mais les apôtres a quel genre d'hommes ne l'ont-ils pas persuadée?n
(3° Sermon de carême). Que tout cela est loin du texte pascalien! D'ailleurs Lingendes
se rappelle lui aussi son Saint-Augustin, mais beaucoup moins bien que Pascal.
38. De civ. Dei, XXII, 5, n. 1 et 2, où Augustin, après être revenu sans cesse sur
la conversion de l'univers, conclut: « Hoc nobis unum grande miraculum sufficit, quod
eam [resurrectionem Christi] terrarum orbis sine ullis miraculis credidit». Cette sou
daineté est également mise en lumière dans Epist. 137 - 3, à Volusien...
HISTOIRE ET PROGRÈS HUMAIN 449
grande partie du monde connu paraît déjà gagnée. Il ne voit pas que
déjà la pureté de la prédication par la parole de l'Evangile s'est salie
en s'unissant aux contraintes législatives et physiques et que l'essor
de l'Eglise visible perd peu à peu sa valeur apologétique. Ce qui le
frappe surtout, c'est l'expansion, qu'il croit presque achevée 3°. Aussi
rencontre-t-on parfois chez lui l'idée que l'humanité, depuis l'avène
ment du Christ, a commencé à s'élever"; mais à d'autres moments,
conscient que l'Eglise visible est devenue très différente de la commu
nauté terrestre des saints, il se laisse aller au pessimisme, il repense
au petit nombre des élus, à l'importance des ennemis intérieurs et
extérieurs de l'Eglise, et il écrit tristement : « L'or ne peut s'extraire,
si l'on ne brûle de la paille... Mais ici-bas quelle grande quantité de
paille, et pour combien peu d'or » ‘‘. Ce sont là les émouvantes hésita
tions d'un homme qui est trop proche du temps du Christ pour
distinguer si l'éblouissante sainteté des origines chrétiennes était le
début d'une ascension spirituelle des hommes ou si elle ne fut qu'une
courte traînée lumineuse laissée dans l'univers par le passage de
l'homme-Dieu dans l'histoire. Les signes dhñadissement abondaient
déjà, mais d'autre part les martyrs étaient d'hier.
Pascal a tranché. Lui qui avait seize siècles de recul, il a compris
que la seconde explication était la vraie. Il a même rédigé une
Comparaison des chrétiens des premiers temps avec ceux d'aujour
d'hui, qui n'est qu'une sévère opposition entre l'Eglise primitive
et celle du XVn’ siècle.
1. Dans les premiers temps, on ne voyait que des chrétiens parfaitement
consommés dans tous les points nécessaires au salut;
au lieu qu'on voit aujourd'hui une ignorance si grossière qu'elle fait
gémir tous ceux qui ont des sentiments de tendresse pour l'Eglise
3 On fréquente les sacrements et on jouit des plaisirs du monde
12 L'Eglise des saints se trouve donc maintenant toute souillée par le
mélange des méchants 42.
vos Christiani qui bene vivitis, pauci inter multos suspiratis, pauci inter plurimos
gemitis ».
42. On aura remarqué au passage les mots techniques de la théologie augusti
nienne: jouir (fmi), saints. Voir encore au n. 13: «cette ntasse de perdition» (massa
damnationis).
450 LA THÉOLOGIB ma L'HISTOIRE
43. Mandement, éd. Cognet, p. 463-464. Le verset de saint Luc (XVIII, 8) était cher
aux donatistes, et l'on voit Augustin s'efforcer d'en atténuer la portée (Epist. ad Ca|h.,
15, n. 38).
44. Matlh, XVI, 18.
45. Fr. 961- 888. La suite du fragment: « Par la grâce de Dieu nous n'en sommes
pas là » et le Mandemem indiquent que Pascal percevait ce qui demeurait de sainteté
dans l'Eglise de son temps; mais cela ne l'empêchait pas de situer son époque sur
une courbe descendante s'acheminant vers la corruption totale qui préeédera I» Fin.
46. F. 743 - 859.
HISTOIRE ET PROGRÈS HUMAIN 451
47. In Ps. 103, IV, n. 4-5 : « Hoc autem saeculum adhuc tentationum fluctibus quatitur,
adhuc tempestatibus et procellis tribulationum et tumorum turbatur. Minetur licet mare,
et tumeat fluctibus, procellasque parturiat; hac itur, datum est nobis lignum in quo
navigemus Illic naves commeabunt [verset 26]. Ecce in eo quod terrebat, naves natant
et non merguntur. Naves Ecclesias intelligimus, commeant inter tempestates Com
meabunt secure ». Voir un développement en partie analogue: In Ps. 96, n. 4. Le « Il
y a plaisir» de Pascal traduit sa réaction à la lecture de In. Ps. 103; nous retrouvons
en effet le même mouvement dans deux fragments qui constituent, eux aussi, des
réactions enthousiastes en présence de la pensée augustinienne: «Qu'il est beau de
voir par les yeux de la foi Darius » (fr. 317 -70l) et « Beau de voir des yeux de
la foi 1-Iérode ...» (fr. 500-700): allusions au De civ. Dei, XVIII, 26 et 45.
48. En particulier dans l’Epist. ad Cath., 11-12; In Ps. 40, n. 1: « Crescit per omnes
gentes nomen Christi»; In Ps. 118, XXXII, n. 6. Il est caractéristique qu'Augustin lie
spontanément cet essor à la sainteté des martyrs.
49. F. 451 - 620.
50. Fr. 372 - 483. La liasse 26, ‘ Morale chrétienne», contient plusieurs fragments sur
le même thème; mais certains semblent s'appliquer à la société civile d'abord, comme
un peu plus loin le fragment 421-477. Sur cette image du corps, voir encore les
Lettres du l" avril 1648, du 17 octobre 1651. la Comparaison des chrétiens (n. 7), le
Cinquième Ecrit des curés (éd. Cognet, p. 439-442), la Quatorzième Provinciale (éd. Oognet,
p. 265-266), la préface de l’Abre‘gé, etc. On est déconcerté de lire sous la plume
d'A. Béguin, dont décidément le chapitre » Pascal sans histoire» (in Pascal par lui
même, p. 59-111) réunit une foule de contre-vérités, que Pascal «inaugure l'ère d'un
christianisme de plus en plus restreint à la conscience individuelle, moralisant plutôt que
spirituel n (p. 66).
452 LA THÉOLOGIE nE L'HISTOIRE.
5l. Voir en particulier De pecc. meritis, III, 3, n. 6; 13, n. Z2, etc.; Epist. 193, 1,
n. 2; Contra JuL, II, 9, n. 81.
S2. Voir encore en ce qui concerne l'immobilité du dogme: 1 Cette soumission et
cette conformité à l'ancienne Eglise prévaut et corrige tout» (fr. 285 - 867).
53, Les cinq derniers chapitres du livre XVII] du De civ. Dei brossent une esquisse
d'histoire de l'Eglise. Mais elle est si brève qu'on peut se demander si Augustin ne
voyait pas dans l'essor de l'Eglise de son temps l'approche de la fin de l'histoire.
III. LA CROISSANCE DE LA COMMUNAUTÉ DES SAINTS
Aux yeux d'Augustin, Dieu règle le sort des royaumes selon des
desseins qui nous échappent :
Dieu donne lui-même les royaumes terrestres aux bons et aux méchants
et il ne le fait pas à la légère et comme au hasard - car il est Dieu, et
non la Fortune - mais selon un ordre des événements et des époques
qui, s'il nous est caché, lui est parfaitement connu. A cet ordre des
époques pourtant il n'est pas soumis ni asservi; mais il le gouverne en
maître et le règle avec mesure. Mais le bonheur, il ne le donne qu'aux
bons x 1.
1. De civ. Dei, IV, 33. Voir d'autres textes évoquant la Providence sur l'histoire:
Epist. 102-49 à Deogratias, qu. 2, n. 14-15; Dieu règle les plus infimes détails du
monde: De ordine, I, l, n. 1; Contra Acfld., 1, 1, n. l; In Ps. 109, n. 2, etc.
454 m THÉOLOGIE nE L'HISTOIRE
bien considérer que certaines des plus importantes d'entre elles conti
nuaient à s'accomplir à la fin du IV‘ siècle - par exemple la ruine
des Juifs, la conversion des nations, la naissance des hérésies - il
apparaîtra vite que l'œuvre augustinienne pouvait sans risques illus
trer de faits non seulement passés, mais contemporains ses pages sur
le gouvernement de l'histoire par Dieu. Elle fait évidemment souvent
allusion à l'expansion de l'Eglise, à la misérable destinée des Juifs,
aux hérésies prédites ; et elle reprend l'histoire du passé pour admirer
comment Dieu a réalisé ses promesses. Isaïe avait déjà révélé que
Cyrus était un envoyé divin, chargé de mettre fin à la captivité de
Babylone 2. Saint Augustin reprend des réflexions semblables dans
La cité de Dieu ; à Cyrus il adjoint Darius, qui poursuivit l'œuvre de
libération de son prédécesseur3. Un peu plus loin, il admire la réalisa
tion de la prophétie de la Genèse qui annonçait la venue du Messie au
moment où régnerait pour la première fois à Jérusalem un roi étran
ger‘: il voit donc peu à peu, grâce à Alexandre, à Rome, à Pompée se
préparer la chute des princes judéens, se profiler le règne d'Hérode,
s'approcher l'avènement du Messie: « C'est sous le règne d'Hérode
en Judée, alors que chez les Romains était empereur César Auguste et
qu'il avait pacifié l'univers, que naquit le Christ » 5. Pascal, à la lecture
de ces chapitres s'émerveille et consigne ses réactions dans deux
fragments: « Qu'il est beau de voir par les yeux de la foi Darius et
Cyrus, Alexandre, les Romains, Pompée et Hérode, agir sans le savoir
pour la gloire de l'Evangile n°. Comme la réalisation de la prophétie
de la Genèse tient une grande place dans l'Apologie, il reprend une
méditation semblable dans une autre pensée: « Beau de voir des
yeux de la foi l'histoire d'Hérode, de César »3.
Cette direction imprimée par Dieu à l'histoire pour réaliser les
prophéties que, dans sa prescience, il avait fait entendre aux hommes,
est la seule que nous puissions connaître avec certitude. Mais en
dehors de ces indications qu'il a données, Dieu conduit tout l'univers.
Les sages païens eux-mêmes « ont vu par lumière naturelle que s'il y a
une véritable religion sur la terre, la conduite de toutes choses
doit y conduire comme à son centre. Toute la conduite des choses
doit
Elle avoir
doit être
pourtellement
objet l'établissement
l'objet et le centre
et la grandeur
où toutes de
choses
la religion
tendent,
2. C'est l'un des grands thèmes du Livre de la Consolation, ou second Isaïe: voir
par exemple le chapitre 41.
3. Livre XVIII, 26: Cyrus, écrit-il, libéra cinquante mille Juifs, qui commencèrent
à édifier le second Temple. Puis vint Darius, qui libéra tous les autres.
4. Genèse, XLIX, verset 10.
5. De civ. Dei, XVIII, 4546.
6. Fr. 3l7-70l. Lafuma mentionne Grotius, De la vérité l, l2: ‘ Dieu se sert
d'un Cyrus, d'un Alexandre, d'un César dictateur». Mais Pascal a puisé directement
dans l'œuvre augustinienne: le premier groupe « Darius et Cyrus» renvoie au ch. 2.6;
les autres au ch. 45.
7. Fr. 500-700. D'après le texte augustinien, ce César serait Auguste. Pascal pense
sans doute que c'est le recensement ordonne par Auguste, dans un univers paciflé, qui
a conduit Joseph et Marie à Bethléem, où devait naître le Messie, selon la prophétie
de Michée, V, l.
CROISSANCE DE LA COMMUNAUTÉ DES SAINTS 455
r
nature de lhomme en particulier et de toute la conduite du
monde en général H. Pascal a développé abondamment l'idée
que les principes de la foi chrétienne expliquent l'énigme
humaine. Mais que veut-il dire, quand il prétend expliquer avec eux
« toute la conduite du monde ? Rien que nous ne connaissions déjà
bien: d'abord que Dieu a fait en sorte que la religion fût toujours
sur la terre ’, ensuite qu'il a dirigé toute la conduite d'Israël de façon
à faire des Juifs un vivant témoignage, tant par les traces de transcen
dance qui se manifestent chez eux que par l'établissement d'un miracle
subsistant, les prophéties réalisées ; qu'il a veillé à l'accomplissement
des moindres prophéties ou figures 1° ; qu'il a toujours, quand il l'a
fallu, fait éclater la vérité par des miracles ‘l ; qu'il a toujours empêché
et empêchera toujours la ruine de son Eglise 12, car « l'histoire de
l'Eglise doit être appelée proprement l'histoire de la vérité » ‘3. Toutes
ces idées, nous les avons rencontrées dans saint Augustin. Pascal
n'innove point. Il se garde bien d'expliquer le rôle dans le dessein
providentiel des grands événements de son temps, comme la révo
lution anglaise ou la Fronde. Il lui suffit d'affirmer que Dieu fait
concourir tous les événements de ce monde au bien des élus.
Car c'est pour les élus que tout advient, plus encore que pour
le succès de l'Eglise visible, où vivent peut-être tant d'hommes
condamnés. Toute l'histoire, tous les faits humains sont ordonnés en
fonction de la purification des élus. Dieu élève ou brise les empires
non parce qu'ils contribueraient les uns après les autres à une éléva
tion de l'humanité, mais parce qu'il prépare les essaims de circons
tances qui conduiront à Lui le petit nombre des élus dans chaque
génération. C'est la seule réussite qui l'intéresse; le reste est pur
instrument qu'on rejette après usage. Chez saint Augustin, l'illus
tration la plus frappante de cette conception est Rome: la grande
cité n'a jamais connu la véritable grandeur, qui vient de la justice;
les Romains ont rêvé de gloire et Dieu leur a laissé, comme on jette
un os à un chien, l'e1npire du monde"; ils se sont habilement admi
nistrés 15, mais leur perversité n'a pas été ôtée 1°. Comme tout empire
8. Fr. 449 - 556. Cf. pour tous les événements de l'ancienne Alliance l'affirmation de
saint Augustin « Non ea nisi ad Christum et ejus Ecclesiam, quae Civitas Dei est,
esse referenda» (De civ. Dei, XVI, 2, n. 3).
9. Cf. fr. 834-826, etc. Nous avons montré que c'est une idée augustinienne. Voir
RetracL, I, 13, 3: « Res ipsa, quae nunc christiana religio nuncupatur, erat apud anti
quos, nec defuit ab initio generis humani, quousque ipse Christus veniret in carne, unde
vera religio, quae jam erat, coepit appellari christiana ».
10. Fr. 550-744: «Le mot de Galilée que la foule des Juifs prononça comme par
hasard en accusant Jésus-Christ devant Pilate donne sujet à Pilate d'envoyer Jésus-Christ
à l-lérode. En quoi fut accompli le mystère qu'il devait être jugé par les Juifs et les
Gentils. Le hasard en apparence fut la cause de l'accomplissement du mystère».
ll. Fr. 902 - 841, 840 - 843, 854 - 839, etc.
12. Fr. 903-851: «Si le refroidissement de la charité laisse l'Eglise presque sans
vrais adorateurs, les miracles en exciteront».
l3. Fr. 776 - 858. Pascal note: « Dieu conduit bien son Eglise de l'[Augustin] avoir
envoyé devant avec autorité», car aujourd'hui, dans la corruption régnante. » il ne ferait
rien » (517 - 869).
14. De civ. Dei, XV, 5.
15. De civ. Dei, II, 21.
16. lbid., Ill.
456 LA THÉOLOGIE m3 Uursronua
l-nh-n
-nfl ‘lbid.,
XVI, 4-5; XVIII, Il; XIV, 28. In Ps. 148, n. 8; In Ps. 136.
. De civ. Dei, XVlll, 2.
19. IbicL, XVI, 17 et XVIII, 41, etc.
20.Ibid., XVIII, l.
21 l Pierre, I, 7: « Vous tressaillez de joie, bien qu'il vous faille encore quelque
temps être aflligés par diverses épreuves, afin que la valeur de votre foi, plus précieuse
que l'or périssable que l'on vérifie par le feu, devienne un sujet de louange, de gloire
et d'honneur, lors de la Révélation de Jésus-Christ ».
22. Serm. 15 - de Tempore 254, 4, n. 4-5. Cf. Serm. 301 - de diversis 110, 7, n. 6:
« Totus enim mundus fornax aurificis ».
23. Quand il en parle, la vision est tout augustinienne: « Les Egyptiens étaient
infectés dîdolàtrie et de magie Les Grees et les Latins ont fait régner les fausses
déités n (28! - 6l3).
CROISSANCE DE LA COMMUNAUTÉ DES SAINTS 457
ll n'est rien de cela aux exemples des païens. Nous n'avons point de liaison
à eux. Comme on ne devient pas riche pour voir un étranger qui l'est,
mais bien pour voir son père ou son mari qui le soient.
24. Cf. In. Ps. 91, n. 8: « Boni laborant, quia flagellantur ut filii; mali exsultant,
quia damnantur alieni ». In Epist. 10h., tr. 7, n. l; Serm. 15 - de Tcmpare 254, 9, n. 9:
« Exercere ergo in mediis malis, o bone Cum sudatur, aurum purgatur ».
25. Fr. 919 - 553 (souligné par nous); voir Maladies. A. Béguin n'a pas vu que pour
Pascal, comme pour saint Paul et saint Augustin, le temps historique est conçu comme
la prolongation de la Passion (Pascal par lui-même, p. 101). Les erreurs de son livre
viennent de ce que, comme Bremond, il n'a guère lu que les Pensées. Pascal a en effet
développé dès 1651 ce thème de la Passion continuée dans plusieurs pages de la Lettre
sur la mort, où éclate la grande vertu préconisée par le Nouveau Testament: la
constance.
26. De catech. rudibus, 19, n. 31.
l'autre 23. La division des deux cités naquit avec l'hostilité de Caîn
pour Abelfl; l'une est soumise au diable et l'autre à Jésus-Christ E.
Pascal lui-même a résumé admirablement la pensée augustinienne
dans la Quatorzième Provinciale, où il somme les jésuites de choisir
à laquelle des deux cités ils veulent appartenir:
Car enfin, mes Pères, pour qui voulez-vous qu'on vous prenne: pour des
enfants de l'Evangile, ou pour des ennemis de l'Evangile? On ne peut
être que d'un parti ou de l'autre, il n'y a point de milieu. Qui n'est point
avec Jésus-Christ est contre lui [Matth., XII, 30]. Ces deux genres
d'hommes partagent tous les hommes. Il y a deux peuples et deux
mondes répandus sur toute la terre, selon saint Augustini"): le monde
des enfants de Dieu, qui forme un corps dont Jésus-Christ est le Chef et
le Roi; et le monde ennemi de Dieu, dont le diable est le Chef et le Roi.
Et c'est pourquoi Jésus-Christ est appelé le Roi et le Dieu du monde,
parce qu'il a partout des sujets et des adorateurs, et que le diable est
aussi appelé dans l'Ecriture le Prince du monde et le Dieu de ce siècle,
parce qu'il a partout des suppôts et des esclaves. Jésus-Christ a mis
dans l'Eglise, qui est son empire, les lois qu'il lui a plu, selon sa sagesse
éternelle; et le diable a mis dans le monde, qui est son royaume, les
lois qu'il a voulu y établir. Jésus-Christ a mis l'honneur à souffrir; le
diable à ne point souffrir. Jésus-Christ a dit à ceux qui reçoivent un
soufflet, de tendre l'autre joue; et le diable a dit à ceux à qui on veut
donner un soufflet, de tuer ceux qui leur voudront faire cette injure.
Jésus-Christ déclare heureux ceux qui participent à son ignominie, et le
diable déclare malheureux ceux qui sont dans l'ignominie. Jésus-Christ
dit: Malheur à vous, quand les hommes diront du bien de vous! Et le
diable dit: Malheur à ceux dont le monde ne parle pas avec estime!
Voyez donc maintenant, mes Pères, duquel de ces deux royaumes vous
êtes. Vous avez ouï le langage de la ville de paix, qui s'appelle la Jérusalem
mystique 31, et vous avez ouï le langage de la ville de trouble que l'Ecriture
appelle la spirituelle Sodome 32: lequel de ces deux langages entendez
vous? lequel parlez-vous ? Ceux qui sont à Jésus-Christ ont les mêmes
sentiments que Jésus-Christ, selon saint Paul; et ceux qui sont enfants
du diable, ex patre diabolo [Jean, VIII, 44], qui a été homicide dès le
commencement du monde, suivent les maximes du diable, selon la parole
de Jésus-Christ.
33. Le thème des deux cités est sous-jacent au fragment 545-458, où l'expression
libido dominandi semble provenir du texte fameux du De civ. Dei, XIV, 28: « Fecerunt
itaque civitates duas amores duo .. Illi dominandi libido dominatur n. Cf. fr.
502 - 57l, 918 - 459.
34. Fr. 269-692. On retrouve un peu le même mouvement, la même opposition
oratoire dans l'In Ps. 61, n. 6, qui se réfère explicitement aux deux Cités: «Omnes
qui terrena sapiunt, omnes qui felicitatem terrenam Deo praeferunt, omnes qui sua
quaerunt, non quae Jesu Christi [Phil., II, 21], ad unam illam civitatem pertinent
quae dicitur Babylonia mystice, et habet regem diabolum. Omnes autem qui ea quae
sursum sunt sapiunt, qui caelestia meditantur, qui cum sollicitudine in saeculo vivunt
ne Deum otfendant, qui cavent peccare, quos peccantes non pudet confiteri, humiles,
mites, sancti, justi, pii, boni, omnes ad unam civitatem pertinent, quae regem habet
Christum n.
35. In Ps. 92, n. 4.
36. In Ps. 106, n. 14. Cf. In Px. 25, II, n. 2: a Sunt longe a nobis latentes in Eccle
sia»; Ibid., n. 5. In Ps. 128, n. 1. Il y a des réprouvés «quos habet civitas Dei
connexos communione sacramentorum, nec secum futuros in aetema sorte sanctorum»
(De civ, Dei, I, 2, n. 2). Voir sur cette question II,-J‘ Thonnard, « L'Église et la Cité
I .. o..- î
460 LA THÉOLOGIE nE L'HISTOIRE
Comment chanterions-nous
un cantique de Yahvé
sur une terre étrangère ?
Si ie t'oublie, Jérusalem,
que ma droite se dessèche!
4. Serm. 10, n. 7 (sermon inconnu de Pascal). Voir aussi Serm. 154 - de Tempore I5I,
n. l-2: «Tempus enim moestitiae, laboris, miseriae, peccata nostra pepererunt: tem
pus vero laetitiae, quietis, felicitatis, non venit de meritis nostris, sed de gratia Salve
toris », In Ps. 109. n. 18 : « Distributa sunt duo tempora, humilitatis et elaritatis Christl ».
De vera relig, 27, n. 50: « Cujus populi [novi] vita interim temporalis incipit a Domini
adventu in humilitate, usque ad diem judicii. quando in clarltate ventunis est ».
5. Lettre 4 à Ch. de Roannez, sur le Dieu caché. Voir fr. 261-757; Mémorial:
« Eternellement en joie pour un jour d'exercice sur la terre », etc.
6. Nous n'avons cité que les six premiers versets de ce Psaume, qui en contient
neuf; les trois derniers expriment des souhaits de vengeance a l'égard des Edoinltes
et des Babyloniens, auteurs du sac de la ville sainte: ils ne nous intéressent pas ici.
La traduction est celle de la Sainte Bible, dite Bible de Jérusalem (1956).
ATTENTE CHRÉTIENNE 463
On peut admirer la beauté de cette traduction. Amauld avait écrit dans sa jeunesse,
vers 1643, quelques pages intitulées: Réflexions sur le psaume 136 (Œuvres, V, p. l-l8);
il commente le psaume verset par verset, en s'inspirant assez souvent de l'Enarratio:
0
«Ilsainte
y a, Sion,
dit saint
s'écrieAugustin,
ensuite ce
deux
père,
grandes
où tout
villes,
est Jérusalem
permanent, etet Babylone
rien n'est[p.sujet
3] au
l «l '
464 LA THÉOLOGIE DE L'HISTOIRE
De tels textes situent leurs auteurs parmi les plus pessimistes des
théologiens de l'histoire io. Ils n'étonnent pas, quand on connaît la
profondeur de l'anti-humanisme pascalien et augustinien.
s :
dicens, « Stantes erant pedes nostri in atriis Jerusalem [Ps. 121]. Ibi erigeris si
te hic paenitendo et confitendo humiliaveris .. Inde oportet ut fleas, recordando
Sion.
Mais comment expliquer : « ... d'où ils ne se relèvent pas avant la lumière ... » ?
C'est un souvenir de l'In. Ps. 126, n. 5 et 7, où Augustin commente le verset 2 : « In
vanum est vobis ante lucem surgere [Ps. 126, verset 2]. Et quando surgemus ? Cum fuerimus
humiliati. « Surgite postea quam sedistis » [Ps. 126, verset 2]. Surrectio exaltationem significat,
sessio humilitatem significat ... Surgere vultis, sed primo sedete : et surgens ab humilitate,
pervenis ad regnum . [n. 7] Tuam exaltationem post mortem spera, in resurrectione mortuo
rum spera, quia ille [J.C.] resurrexit et adscendit ». Voilà encore une preuve de la profonde
connaissance qu'avait Pascal des Enarrationes ! Saint Augustin unit au rappel des trois
concupiscences la mention du fleuve du monde dans In Epist. Joh., tr. 2, n. 10, texte
admirable.
10. Voir J. Chaix-Ruy, « Antihistorisme et théologie de l'histoire », in Recherches
augustiniennes, I (Paris, 1958), p. 287-302 : « La théologie de l'histoire a ... ses molinistes
et ses jansénistes. Les premiers pensent que l'histoire humaine s'inclinera progressive
ment et d'elle-même vers le bien, et que le jugement de Dieu ne fera que sanctionner
le rachat du monde par les hommes ... » (p. 297-98). M. Chaix-Ruy cite parmi ces
« molinistes » les abbés de Saint-Pierre, Pluche, Morellet, Galiani, qui partageaient
l'optimisme de leurs amis les encyclopédistes.
CHAPITRE VI
LE MYSTÈRE D'ISRAËL
ÜRDRE.
Voir ce qu'il y a de clair dans tout l'état des Juifs
et dïncontestable.
Fragment 8 - 602.
Qui ouvre les Pensées ne peut qu'être frappé par la place impor
tante qu'y occupent les Juifs. Dès la liasse « Ordre », deux fragments
leur sont consacrés, qui semblent promettre une profonde méditation
sur Israël ‘. Or la promesse a été tenue au-delà de tout ce que nous
aurions pu imaginer. A mesure que le lecteur avance, il constate que les
réflexions sur le peuple élu sont légion et que plusieurs de ces textes
semblent dans leur état définitif, certains admirablement écrits.
Beaucoup d'entre eux portent des titres: « Avantages du peuple
juif », « Antiquité des Juifs », « Sincérité des Juifs a», Rabbinage », etc. 2,
comme si Pascal, sachant que le mystère d'Israël constituerait l'un
des grands thèmes de son Apologie, en préparait avec soin le dévelop
pement, en marquait déjà les différents aspects. Enfin, parmi les
douze preuves de la foi énumérées dans le fragment 482 - 289, la
septième s'intitule « Le peuple juif » ; ce peuple n'aurait-il pas,
d'ailleurs, été présent dans plusieurs autres arguments, comme les
merveilles de l'Ecriture sainte, Moïse et les prophètes, les prophéties,
la perpétuité, la sainteté de la loi... ?
Pourtant les communautés juives n'occupaient nullement le devant
de la scène française, vers 1655-1660. Soumises à une législation op
‘ w .- ’an-- à
466 LB MYSTÈRE DÏSRAËL
3. Fr. 503 - 675 ; 793 - 737. Cf. 433 - 783 et 497 - 714; 858 - 840.
4. Fr. 793 - 737.
5. Fr. 858-840.
mrnonucnoN 467
S .
468 LE MYSTÈRE DÏSRAËL
depuis 315 les lois anti-juives s'étaient succédées 1°: par exemple, en
388, sous Théodose, le mariage mixte est assimilé à l'adultère et puni
de la peine de mort ". On imagine sans trop de peine les mentalités
que tout cela suppose, l'état des relations entre les deux groupes
religieux.
Mais surtout on s'explique que saint Augustin ait recouru, pour
désigner des hommes qui ne partageaient pas sa foi, à ce vocable,
qui serait surprenant dans d'autres conditions, d'ennemis ‘2. A son
époque, tous ceux qui n'étaient pas catholiques, se trouvaient en
conflit avec l'Eglise, et dans des conflits allant jusqu'à l’effusion du
sang: qu'il s'agit des païens, tout récemment encore persécuteurs,
ou des hérétiques, comme les donatistes, dont les bandes armées
pillaient, brûlaient et tuaient, ou même de ceux qui dans le sein de
l'Eglise ne reculaient devant rien pour imposer leurs vues. Aussi
répète-t-il que l'Eglise a plusieurs sortes d'ennemis: les Juifs, les
païens et les hérétiques i3. Il écrit de façon plus générale encore:
« Au dehors supporte les hérétiques, les païens et les Juifs; et sup
porte au dedans les mauvais chrétiens, car les ennemis de l'homme
appartiennent à sa propre maison » ", ce qui est tout proche de la
« Pensée » 858 - 840 de Pascal, que nous citions tout à l'heure: l'écrivain
de 1660 a évidemment supprimé de l'énumération les païens, bien
lointains à son époque; mais sa méditation a conservé le rapport
de ces pécheursennemis au Corps de l'Eglise.
On s'explique aussi que les Juifs occupent une place si considé
rable dans l'œuvre augustinienne. Ils n'étaient pas seulement le
peuple élu auquel l'Eglise doit la Bible, Jésus-Christ et les apôtres.
Ils menaçaient l'expansion catholique. Aussi la controverse apparaît
elle souvent dès qu'il est question d'eux: outre la Lettre 196 - 200
à Asellicus, consacrée tout entière à une mise en garde contre le
judaïsme, outre un Traité contre les Juifs (429-430 ?), qui vise beau
coup plus à protéger les chrétiens qu'à convertir les Juifs, presque
tous les livres du théologien africain consacrent d'importants dé
veloppements à cette polémique. La Cité de Dieu, les Commentaires
scripturaires s'y prêtaient sans difficulté, l'un dans la grande fresque
historique qu'il propose, les autres grâce à la présence constante
de la Bible. Comme les manichéens rejetaient l'Ancien Testament,
tous les écrits qui les combattent transforment Israël en bouc émis
saire: assurément l'Ancien Testament paraît inacceptable à des
10. Ibid., p. 175-184. J. Isaac y reprend les faits apportés par Jean Juster, Les Juifs
dans l'Empire romain, 2 vol., Paris 1914.
11. Code théodosien, éd. Mommsen. III, 7, 2 (cité par J. lsaac).
12. Voir par exemple De civ. Dei, XVIII, 46; In Ps. 40, n. 14; In Ps. 58, n. 2l, etc.
13. Serm. 349 - 52 de Tempore, 2, n. 2; In Ps. 109 n. ll: «Dominare in medio
Paganorum, Judaeorum, Haercticorum, falsorum fratrum»; De vcra rclig., 5, n. 9; In
Ps. 56, n. 9: « Proferimus Codices ab inimicis [les Juifs], ut confundamus alios inimicos
[les païens et les hérétiques] ». Un catholique du temps d'Henri lll pouvait appeler les
protestants ses ennemis; mais conçoit-on qu'un catholique d'aujourd'hui parle en de
pareils termes?
14. Serm. 15 - de Tempore 254. 6. n. 6; Cf. In Ps. 103, I, n. 9; De agone christiano,
12, n. 13; Serm. 71 - de verbis Domini II, 3, n. 5 et 6.
INTRODUCTION 469
16. Fr. 454- 619. Evidemment étonner signifie pour Pascal frapper de stupeur.
17. Fr. 451 - 620; cf. 793 - 737.
18. XVI, 1 à 12. Pascal ne distingue pas toujours «peuple juif », donc descendant
d'Abraham, avant lequel existaient évidemment d'autres peuples, et « peuple de Dieu s,
cc que saint Augustin appelle la Cité de Dieu, qui commença avec Abel, Enoch, Lamech,
Noé, etc. (fr. 281- 613). Ce peuple de Dieu ne comprit a certaines époques qu'une seule
famille, comme celle de Noé ou celle du père d'Abraham (De civ. Dei, XVI, 12).
19. Fr. 451 - 620. Cf. 243 - 601 et 811 - 741.
20. Fr. 451 - 620.
TRANscENnANcE r-nsroruouE 471
ou le vrai Dieu a parlé aux hommes » 2‘, c'est à cette tradition juive,
la plus ancienne, qu'il faut recourir. Il va falloir ouvrir les livres
sacrés que ce peuple conserve avec un zèle étonnant maintenant
encore.
En tout cela Pascal reste fidèle au but qu'il s'est assigné de
« voir ce qu'il y a de clair dans tout l'état des Juifs et d'incontes
table », et de le montrer à l'incroyant. On comprend qu'il ait élagué
bien des développements de son prédécesseur sur cette question,
qu'il en ait fait disparaître le plus possible l'aspect théologique,
de façon à partir d'un état de fait constatable par tous. Augustin
n'affirme pas moins que Pascal que la vérité a toujours été connue
des hommes, mais il en confie l'annonce au ministère des anges:
« Le mystère de la vie éternelle a été annoncé par des Anges dès le
début du genre humain, à travers des signes et des mystères que ces
temps-là imposaient comme convenables. Ensuite le peuple hébreu
fut rassemblé en une sorte d'unique république, pour garder ce
mystère » 12. Cette mention des anges eût entraîné chez l'incroyant des
questions inutiles, secondaires. Aussi Pascal paraît-il s'être souvenu
d'un autre texte :
Depuis le commencement du genre humain, tantôt d'une façon plutôt
cachée, tantôt d'une façon plus claire, selon que la Providence de Dieu le
jugea convenable, [le Messie] n'a pas cessé d'être annoncé [prophetari] et
il y eut toujours des hommes pour croire en lui, d'Adam à Moïse, non
seulement dans le peuple même d'Israël, qui par un mystère particulier
a été une nation prophétique [speciali quodam mysterio gens prophetica
fuit], mais aussi parmi les autres nations, dès avant l'incamation. En
effet, dans les livres saints des Hébreux, on voit mentionnés quelques
personnages, dès le temps d'Abraham, qui n'étaient pas de sa race, ni du
peuple d'Israël, qui n'eurent même aucun lien passager avec le peuple
d'Israël, et qui cependant eurent part à ce mystère. Pourquoi ne croirions
nous pas que chez les autres peuples aussi, de par le monde, il y en eut
aussi d'autres, les uns ici, les autres là, bien que nous ne les trouvions
pas mentionnés dans les mêmes livres saints? Ainsi le salut de cette
religion, qui seule promet vraiment le vrai salut, n'a jamais manqué à
qui en était digne; et ceux auxquels il a manqué n'en étaient pas dignes.
Et depuis le commencement de la race humaine jusqu'à la fin, cette
religion est prêchée, aux uns pour leur récompense, aux autres pour
leur jugement 23.
f g a ‘ ‘u-ï r
472 LE MYSTÈRE DÏSRAËL
24. De civ. Dei, XVI, 12. Mais il nuance: ’ quantum credibile est u.
25. Fr. 451 - 620.
26. XVIII, 37. Voir aussi 39. Au chapitre 40 saint Augustin s’eñorce de montrer que
les Egyptiens sont ridicules, lorsqu'ils se prétendent très anciens. Pascal, au fr. 454 - 619,
après avoir rejeté la religion des Egyptiens, entre autres, écrit que « les histoires [des
Juifs] précèdent de plusieurs siècles les plus anciennes que nous ayons n.
27. Fr. 436-628. Cf. 451- 620. Une telle affirmation signifie qu'aux yeux de Pascal
il exista des documents, ou au moins une tradition orale soigneusement conservée. dès
l'époque des Patriarches. Moïse aurait le premier retranscrit ou simplement mis par écrit
ces documents ou cette tradition.
28. Fr. 243-601. Voir fr. 811- 741: « Les deux plus anciens livres du monde sont
Moïse et Job »; et 451 » 620, où la rédaction de la Bible est placée six ou sept cents ans
avant l-lomère et Hésiode. Pascal prend bien soin de montrer que le souvenir du passé
se transmettait facilement grâce a la longévité des premiers hommes et des patriarches:
Fr. 243 - 601; 290 - 626; 292 - 624; 296 - 625.
2. Lintransigeance du monothéisme
aux païens il ajoute les vrais chrétiens, que ce soient ceux de l'an
cienne Alliance ou ceux de la nouvelle " :
Les Juifs charnels tiennent le milieu entre les chrétiens et les païens.
Les païens ne connaissent point Dieu et n'aiment que la terre, les Juifs
connaissent le vrai Dieu et n'aiment que la terre, les chrétiens connais
sent le vrai Dieu et n'aiment point la terre. Les Juifs et les païens aiment
les mêmes biens. Les Juifs et les chrétiens connaissent le même Dieu 35.
34. Pascal emprunte à saint Augustin, comme nous le montrerons dans la dernière
partie de ce chapitre, l'idée que les vrais Israélites étaient les chrétiens de l'ancienne
Alliance, de même que les mauvais chrétiens sont les Juifs de la nouvelle Alliance. Cf.
In Ps. 128, n. 2; Pascal, fr. 286-609.
35. Fr. 289 - 608.
36. Fr. 451- 620. On perçoit facilement l'insistance de l'apologiste: « toujours conser
vée constamment durant tant de siècles»; et le leitmotiv de l'étonnement dans tous ces
fragments (étonnant, admirable, particulier, étrange, considérable, etc.) sur le rôle histo
rique
la plusdesparfaite
Juifs. Son
..., la
enthousiasme
seule qui transparaît
I», « avec dans
tant de
les sagesse,
anaphores:
tant « d'équité,
La plus ancienne
et tant de
jugement ».
37. Par exemple A. Neher, Moise et la vocation juive, Paris, Seuil, 1957, p. 95-109.
« Premier apologiste de l'impératif de la Loi, Moise en souligne l'idéale et universelle
Uflndeur: «Elle est votre sagesse et votre intelligence aux yeux des peuples. Lorsque
ceux-ci auront connaissance de toutes ces Lois, ils diront: Ah! qu'il esl sage et intel
ligent, ce grand peuple Où est, en effet, Ie peuple assez grand pour posséder des
lois et des règles aussi parfaites que cette thora que ie vous présente aujourd'hui?»
rmNscENnxucE HISTORIQUE 475
4. Un peuple de frères
L'un des aspects les plus étonnants de cette Loi, de ces Livres
saints, c'est qu'ils entretiennent dans le cœur de ce peuple le senti
ment d'une étroite fraternité entre tous: « C'est un peuple tout
composé de frères, et au lieu que les autres sont formés de l'assem
r
blage dune infinité de familles, celui-ci quoique si étrangement
abondant est tout sorti d'un seul homme, et étant ainsi tous une
(Deut., IV, 6-8). Aujourd'hui? A plus de tmis millénaires de distance et sans aucune
préoccupation apologétique, en vertu des seules considérations qu'impose notre connais
sance du monde, charun peut souscrire à l'éloge que Moïse faisait de sa propre Loi»
(p. 95-96).
38. Voir encore fr. 454 - 619; « Je trouve étrange que la première loi du monde se
rencontre aussi la plus parfaite, en sorte que les plus grands législateurs en ont
emprunté les leurs ..., comme il serait aisé de le montrer si Josephe et d'autres
n'avaient asse: traité de cette matière.»
39. Cinquième Provinciale, Br., IV, p. 303, et éd. Cognet, p. 78; la citation provient
du Ps. 18, verset 8. Voir aussi le Faction des curés de Paris, Br., VII, 297 et éd. Cognet,
p. 416, citant le Psaume 118, versets 126-128. On sait quel amour Pascal portait à ce
psaume, qui n'est qu'un long éloge de la Torah: il le récitait tous les jours dans son
bréviaire. Voir Vie de M. Pascal, par sa sœur, Laf., III, 44 et notre étude sur Pascal
et la liturgie, Paris, P.U.F., 1966, p. 19.
40.Fr. 257-684, 267-680, 268-683, etc. Pour un Israélite Pascal brise en réalité
les Tables de la loi; la coupure entre accomplissement matériel et contenu spirituel
étant rejetée par Israël. C'est la réalisation matérielle du précepte avec les sentiments
qu'elle implique, c'est tout cela qui, indissolublement, a une efficacité rédemptrice.
41. Voir Contra duas epist. pelagianorum, IV, 5, n. 10. Les innombrables développe
ments augustiniens sur la Loi tournent, dans l'ensemble, autour de trois affirmations:
1° Elle figurait la loi nouvelle: Contra Adirnantum, 15, n. 3; 16‘ n. 3. 2° Elle mainte
nait les Juifs dans l'obéissance par la crainte: De Sennone Domina‘ in monte, l, 1, n. 2.
3° Elle leur révélait leur impuissance, leur péché et leur servait a chacun de pédagogue
vers la grâce du Christ: In Heptateiachum, Il, 55; De spir. et litt., 9, n. 15. C'est l
cause de cela qu'elle était bonne et que par conséquent Dieu l'avait donnée.
42. Voir par exemple De civ. Dei, XVIII, 41, n. 3.
f - _
476 LE MYSTÈRE DÏSRAËL
5. L'annonce messianique
porum articulos praenuntiari venturus prophetarique non destitit; et huic rei consonans
per quem Lex data est, quinque libros conscripsit: et superbi carnaliter sentientes, et
suam justitiam volentes constituere [Romains, X, 3], non aperta manu Christi repleti
sunt benedictione, sed constricta atque conclusa retenti sunt)».
48. Dans la deuxième partie de ce chapitre, consacrée au rôle plus spécialement
apologétique du peuple juif: son témoignage en faveur de l'Eglise.
49. Fr. 278 - 446.
50. Fr. 589 - 704.
51. Fr. 264-746. Cf. 275-643 et surtout 503-675. On trouve la même idée dans
l'Epist. 137 - 3, 4, n. 15: Dieu sauve Israël d'Egypte, ’ horrendis signis atque miraculis ».
52.Fr. 275-643; cf. 594-576; Epist. 138-5, 4, n. 18.
53. Fr. 238 - 645.
54. Fr. 442 - 560 bis.
55. De civ. Dei, X, 8, 13, l7, etc.
I- l- -’- ‘u-"a-n-u-çn - g _ _ -1
478 LE MYSTÈRE D'ISRAÉL
des Traités sur saint Jean *, avec leurs rappels, leurs énumérations
des bienfaits terrestres dont Dieu combla Israël, leurs oppositions
entre le visible et l'invisible *, le charnel et le spirituel, l'affirma
tion de la Puissance d'un Dieu qui peut bien faire l'invisible puisqu'il
a fait le visible 58.
On pourrait penser que ce peuple manifesta une constante gra
titude à l'égard de son Dieu, qui le comblait de biens. Il n'en a rien
efté, et cette aveugle ingratitude se révélera pleinement lors de l'appa
rition du Messie promis. Elle se trouvait d'ailleurs figurée depuis
longtemps dans l'ingratitude du Juif sauvé par Moïse :
Figures.
Les peuples juif et égyptien visiblement prédits par ces deux particuliers,
que Moïse rencontra : l'Egyptien battant le Juif, Moïse le vengeant et
tuant l'Egyptien et le Juif en étant ingrat 59.
56. In Joh., tr. 25, n. 12 : Les Juifs attendaient de Jésus des miracles plus éclatants
que ceux de Moïse : « Per Moysen quippe promittebatur regnum et terra fluens lac et
mel, temporalis pax, abundantia filiorum, salus corporis, et caetera omnia, temporalia
quidem, in figura tamen spiritalia ... Attendebant itaque qualia fecisset Moyses, et adhuc
aliqua majora volebant fieri ab eo qui tam magna pollicebatur . « Patres, inquiunt,
nostri manna manducaverunt in deserto » [Jean, VI, 31] ». Cf. fr. 264 - 746 : « Les Juifs
étaient accoutumés aux grands et éclatants miracles et ainsi, ayant eu les grands coups
de la mer Rouge et de la terre de Canaan comme un abrégé des grandes choses de
leur Messie ils en attendaient donc de plus éclatants dont ceux de Moyse n'étaient que
les échantillons ». Voir aussi Epist. 140 - 120, 7, n. 20: « Tale aliquid [magna veteris
Testamenti miracula] in Christo exspectabant Judae ». In Joh., tr. 31, n. 7 : les promesses
charnelles de l'Ancien Testament ont été accomplies en faveur des Juifs, qui ont reçu :
« la terre promise, la victoire sur leurs ennemis, la fécondité pour leurs femmes, la
multiplication de leurs fils, l'abondance des fruits de la terre ».
Evidemment Pascal reprend librement ces énumérations de biens charnels, qui
reviennent constamment sous la plume du docteur africain. Voir les fragments : 270 - 670 ;
275 - 643.
57. In Joh., tr. 24, n. 1 (il s'agit de la multiplication des pains) : « Potestas enim
erat in manibus Christi : panes autem illi quinque quasi semina erant, non quidem
terrae mandata, sed ab eo qui terram fecit multiplicata. Hoc ergo admotum est sensibus,
quo erigeretur mens, et exhibitum oculis ubi exerceretur intellectus, ut invisibilem Deum
per visibilia opera miraremur, et erecti ad fidem et purgati per fidem, etiam ipsum
invisibiliter videre cuperemus, quem de rebus visibilibus invisibilem nosceremus ».
58. Le texte cité dans la note précédente implique que les actions visibles de
Dieu s'accomplissent en fonction de l'invisible. Saint Augustin, à cause des païens de son
temps, insiste sur les réalisations concrètes du Dieu chrétien, opposées à l'impuissance
des dieux grecs et latins. Voir par exemple Epist. 140 - 120, 8, n. 22 : « Commendabat
Deus etiam terrenae felicitatis praeter se non esse alium largitorem ». Le point de vue
est donc différent.
59. Fr. 256 - 657. Saint Augustin oppose à plusieurs reprises les bienfaits de Dieu à
l'ingratitude d'Israël : Epist. 137 - 3, 4, n. 15.
TRANSCENDANCE HISTORIQUE 479
de son Ange avec des paroles divines sur le mont Sinaï, afin que par lui
fût délivré d'Egypte le peuple d'Israël 60.
60. Contra Faustum, XXII, 70 : « Quod cum percussisset [Moyses] Aegyptium, quan
quam illi Deus non praeceperit, in persona tamen prophetica ad hoc divinitus fieri per
missum est, ut futurum aliquid praesignaret ... Ille animi motus quo Moyses peregrinum
fratrem a cive improbo injuriam perpetientem, non observato ordine potestatis, inultum
esse non pertulit ., magnae fertilitatis signa fundebat. Ipse denique per angelum suum
divinis Moysen vocibus evocavit in Monte Sina, per quem liberaretur ex Aegypto populus
Israël. » Augustin rappelle que Moïse, sans faire appel à la justice humaine normale s'est
arrogé le droit de punir : ce détail est conservé dans l'expression pascalienne : « deux
particuliers » Cf. le début de la Quatorzième Provinciale).
61. Exode, II, 13 - 14. Sur cette ingratitude, voir aussi fr. 452 - 631.
62. Augustin, In Ps. 131, n. 17; In Ps. 134, n. 7. Pascal, fr. 331 - 748.
63. Serm. 374 - 67 de diversis, n. 2 : Les Juifs ont indiqué aux Mages que le Messie
naîtrait à Bethléem, et n'y sont point allés ; ils sont semblables aux menuisiers qui
construisirent l'arche et furent eux-mêmes engloutis par les eaux.
64. Fr. 287 - 607 ; 593 - 760 ; 256 - 662.
Augustin, In Ps. 73, n. 11 : « Eversa sunt omnia quae primo erant : nusquam sacer
dos, nusquam altare Judaeorum, nusquam victima, nusquam templum ... Ecce isti
Judaei qui ... dicunt .. in captivitate adhuc se esse, nondum se liberari, exspectant
adhuc Christum. Venturus est Christus, sed veniet ut judex ». Cf. Serm. 91 - de Tempore
234, n. 1.
65. Fr. 971 - 654. Le chapitre cité ne dit pas cela, mais commente le texte de
Malachie, IV, 5 - 6, selon lequel les fils acquerront le cœur de leurs pères, lorsque
viendra le nouvel Elie ; les Juifs futurs auront le même cœur que ceux qui ont cru en
Moïse. Pascal, lui, songe à la parabole des deux fils envoyés à la vigne : l'un sembla
accepter, mais n'y alla pas ; l'autre grogna, mais finit par s'y rendre. L'allusion aux
Juifs et aux païens pouvait en effet se dégager facilement (Matth., XXI, 28-32. Il est
probable que Pascal, pour développer ce qui concerne le mauvais fils, c'est-à-dire les
Juifs, comptait se reporter au chapitre de La cité de Dieu qu'il mentionne.
66. De civ. Dei, XVI, 3 : « Generationes ergo filiorum Noe ... coeptae sunt
commemorari a minimo filio, qui vocatus est Japhet ».
67. Fr. 254 - 649 : « Parler contre les trop grands figuratifs ».
480 LE MYSTÈRE D’ISRAËL
68. Fr. 350 - 623, cité intégralement. La première ligne a été rayée.
Pascal s'est trompé: ce n'est pas Joseph, c'est Jaeob qui bénit en croisant les
mains Ephraim et Manassé (Genèse. XLVIII, 13-14). L'apologiste a pu être induit en
erreur par le texte augustinien qu'il a trouvé quelques pages après la mention de
Japhet: De civ. Dei, XVI, 42: « Ita factum est etiam in duobus liliis Joseph; nam
major gessit typum Judaeorum, Christianonun autem minor. Quos cum benediceret Jaoob.
manum dextram ponens super minorem quem habebat ad sinistram, sinistram super
majorem quem habebat ad dextram ». Le rapprochement avec Japhet s'imposait:
chaque fois il s'agissait du plus jeune, qui, chaque fois privilégié, préfigurait les
chrétiens. Le mot typum a pu contribuer à faire placer ce fragment dans la liasse
« figures particulières ».
TRANSCENDANCE HISTORIQUE 481
72. Mandement, éd. Cognet, p. 467-468. la prophétie citée est de Jérémie, VII, 4. Le
texte mentionné clôt le Mandement.
'13. Il s'agit d'affirmations générales sur la grâce (IX, 16 et X. 10), ou du rapport
entre foi et prédication (X, 17). Le seul verset où il soit question d'Israël est significatif :
il s'agit de X, 21, cité dans le fragment 347 -735: « [Isaïe] dit à l'adresse d'Israël:
Tout le four j'ai tendu les mains vers un peuple désobéissant et rebelle ».
TRANSCENDANCE HISTORIQUE 483
74. Oui voudrait présenter rapidement les traces de transcendance dans l'histoire
juive pourrait se contenter de citer trois fragments:
Fr. 451- 620: ’ Peuple tout composé de frères ». - «Le plus ancien qui soit en
la connaissance des hommes ». - «Peuple singulier en sa durée ». - «Loi la
plus ancienne du monde, la plus parfaite et la seule qui ait toujours été gardée sans
interruption dans un Etat ». - « Loi la plus sévère ..., conservée constamment». -
« Le plus ancien livre du monde ».
Fr. 454-619: il reprend certains de ces thèmes et ajoute: ’ Peuple qui adore
un seul Dieu Ils soutiennent qu'ils sont les seuls du monde auxquels Dieu a révélé
ses mystères ». - ‘ Ils soutiennent que tous les hommes sont corrompus ..., qu'il
viendra un Libérateur pour tous ».
Fr. 275 -643: «Dieu a fait dans les biens de la nature ce qu'il devait faire
dans ceux de la grâce, afin qu'on jugeât qu'il pouvait faire l'invisible puisqu'il faisait
bien le visible.
Il a donc sauvé le peuple du déluge; il l'a fait naltre d’Abmham, il l'a racheté
d'entre ses ennemis et l'a mis dans le repos ».
ll. LA MISSION APOLOGÉTIQÜE
1. Fr. 474- 622. C'est nous qui avons souligné ce qui semble propre à Pascal. Cf.
fr. 392 - 644.
MISSION APOLOGÊTIQUE 485
Les prophéties ont un sens caché, le spirituel dont ce peuple était ennemi,
sous le charnel dont il était ami. Si le sens spirituel eût été découvert
ils n'étaient pas capables de l'aimer, et ne pouvant le porter, ils n'eussent
point eu le zèle pour la conservation de leurs livres et de leurs céré
monies, et s'ils auraient aimé ces promesses spirituelles et qu'ils les
eussent conservées incorrompues jusqu'au Messie leur témoignage n'eût
point eu de force puisqu'ils en eussent été amis.
Voilà pourquoi il était bon que le sens spirituel fût couvert, mais d'un
autre côté si ce sens eût été tellement caché qu'il n'eût point du tout
paru il n'eût pu servir de preuve au Messie. Qu'a-vil donc été fait?
Il a été couvert sous le temporel en la foule des passages et a été dé
couvert si clairement en quelques-uns qu'il fallait un aveuglement
pareil à celui que la chair jette dans l'esprit quand il lui est assujetti
pour ne le pas reconnaître‘.
2. Fr. 502-571. C'est nous qui avons souligné. Voir un peu plus bas dans le
même fragment: ’ Il n'y avait qu'un peuple aussi charnel qui s'y pût méprendre»;
et « Dieu s'est servi de la concupiscence des Juifs pour les faire servir à Jésus-Christ»
(614 - 664), etc. Saint Augustin affirme que Dieu a choisi les Juifs mauvais, dans sa
prescience, pour les faire servir aux justes: Epist. 149 - 6, n. 18. Il dit aussi en parlant
du témoignage des Juifs chamels: « Omnia ergo Dominus distribuit, omnia pro salute
nostra ordinavit » (In Ps. 40, n. 14).
3. Prière pour le bon usage des maladies, ll.
4. Fr. 502 - 571.
486 LE msrianE DÏSRAËL
Les Juifs sont aussi des témoins non suspects en faveur de la vérité
de la foi chrétienne. Car sous le voile des symboles, c'est la nouvelle
alliance qui est annoncée. En défendant farouchement la lettre même
des Ecritures, les Juifs, qui sont les pires ennemis des chrétiens,
prouvent la messianité de Jésus-Christ et l'origine divine de l'Eglise :
« Ce peuple déçu par l'avènement ignominieux et pauvre du Messie ont
été ses plus cruels ennemis, de sorte que voilà le peuple du monde
le moins suspect de nous favoriser et le plus exact et le plus zélé qui
se puisse dire pour la loi et pour ses prophètes, qui les porte incor
rompus »’. Sur ce point aussi, Pascal reflète exactement les concep
tions augustiniennes :
C'est par les prophéties que nous répondons victorieusement aux attaques
des païens. « Qui est le Christ ? », disent les païens. Nous leur répondons:
« Celui qu'ont annoncé les prophètes». Mais ils objectent: ‘ Quels sont
ces prophètes?» Nous leur citons lsaïe, Daniel, Jérémie et les autres
saints prophètes; nous leur disons combien ils sont venus longtemps
avant lui et de quel grand laps de temps ils ont précédé son avène
ment . «Mais c'est vous, répondent-ils, qui avez inventé en votre
faveur ces prophéties; témoins de ces événements, vous les avez trans
formés en prédictions faites à l'avance et les avez écrites dans les livres
qu'il vous a plu ». C'est à ce moment qu'intervient en notre faveur contre
nos ennemis les païens le témoignage d'autres ennemis. Nous produisons
les livres détenus par les Juifs, et nous répondons: « Il est clair qu'eux et
vous êtes les ennemis de notre foi. Aussi ont-ils été dispersés à travers
le monde pour que nous convainquions nos ennemis les uns par les
autres 1°.
L'objection que rapporte l'évêque d'Hippone n'est certainement
pas imaginée par lui. En effet, aux IV’ et v’ siècles, l'apologétique chré
tienne ne se servait pas seulement des livres saints, mais faisait aussi
appel à des témoignages plus contestables, comme ceux d'Hermès
Trismégiste Ü, de l'oracle de Cumes invoqué par Virgile 12 et surtout des
Livres Sibyllins, que saint Augustin lui-même utilise et admire comme
œuvre d'« une enfant de Dieu » 13. Or on savait dès cette époque que
des interpolations chrétiennes s'étaient glissées dans ces oracles".
Augustin ne l'ignore pas, et c'est pourquoi il a développé sa théorie
de l'authenticité des Livres saints conservés par les Juifs: « On dira
peut-être que les chrétiens ont inventé les prophéties relatives au
Christ qui circulent sous le nom d'une Sibylle ou d'autres auteurs.
Celles qui nous viennent des livres de nos ennemis nous suffisent;
et nous savons qu'en vue de ce témoignage que malgré eux ils rendent
en notre faveur en détenant et en conservant ces livres, ils ont été
eux-mêmes dispersés parmi toutes les nations, partout où s'étend
l'Eglise du Christ » ‘s. Il est curieux de constater que Pascal, lecteur
assidu de La Cité de Dieu, a pris quelques notes sur ces oracles
pâens; mais se rendant compte que leurs prophéties n'avaient plus
aucun rôle à jouer dans une apologétique moderne, il a modifié
complètement le point de vue qui domine chez son prédécesseur.
Il est parti des remarques de La Cité de Dieu sur la date de ces textes
pour infirmer leur témoignage et développer la théorie qui lui est
chère qu'une des conditions d'authenticité d'une histoire est que ses
rédacteurs soient des contemporains; ainsi ressortira, par contraste,
la valeur de la Bible: « Toute histoire qui n'est pas contemporaine
est suspecte; ainsi les livres des sibylles et de Trismégiste, et tant
d'autres qui ont eu crédit au monde, sont faux et se trouvent faux
à la suite des temps. Il n'en est pas ainsi des auteurs contempo
10. In 10h., tr. 35, n. 7: « Hic contra inimicos Paganos occurrit nobis aliorum testi
monium inimicorum. Proferimus codices a Judaeis, et respondemus: Nempe et vos et
illi, fidei nostrae estis inimici. Ideo sparsi sunt per gentes, ut alios ex aliis convincamus
inimicis n. Développements analogues dans Epist. 137-3, 4, n. 16; 149-6, n. 9.
ll. De civ. Dei, VIII, 23-24.
12. Ibid., X, 27.
13. Ibid., XVIII, 23. Ce recueil juif, antérieur à 80 avant Jésus-Christ, et qui pro
phétisait contre les païens, fut utilisé très tôt par les apologistes chrétiens: Hermas,
Il, 4; Tertullien, Apologétique, XIX, 10, etc.
14. Voir l'édition du De civ. Dei de la Bibliothèque augustinienne, i. 36. p. 757, n. 50.
15. De civ. Dei, XVIII, 46.
488 LE MYSTÈRE DÏSRAËL
rains N‘. A tous égards, le témoignage des Juifs est donc de grande
valeur.
16. Fr. 436 - 628. Sur les dates où vécurent les Sibylles: De civ. Dei, XVIII, 23.
17. Fr. 294 - 703. Cf. 297 - 702. Ses sources sont Josèphe et Philon: fr. 317 - 701.
18. Fr. 589- 704: « Le diable a troublé le zèle des Juifs avant Jésus-Christ parce
qu'il leur eût été salutaire, mais non pas après ». Ce fragment ne s'accorde toutefois
pas parfaitement avec les précédents. C'est lui qui représente sur cette question l'opinion
de saint Augustin, aux yeux duquel, après le retour d'exil et la reconstruction du Temple
en 537-515 avant Jésus-Christ, le peuple juif devint pire; si bien que n'était pas
accomplie la prophétie d'Aggée (Il, 10): « La glaire de cette dernière maison sera plus
grande que celle de la première». C'est l'Eglise, vrai Temple de Dicu. qui réalise
cette promesse (De dv. Dei, XVIII, 45). Pascal comptait utiliser, lui aussi. le texte
d'Aggée, qu'il a transcrit au fr. 483-726.
19. Pascal s'était informé de cette abondante littérature dans le Pugio fidei (Poignard
de la foi contre les Maures et les Juifs) de Raymond Martin, apologiste dominicain dont
l'ouvrage, écrit en 1278, avait été édité en 1651 avec des commentaires de Joseph de
Voisin. Voir fr. 270 - 670, 274 - 642; 277 - 635, 278 - 446, 272 - 687, 593 - 760, etc. Encore
un indice qui montre quel intérêt il portait aux Juifs.
20. Cette insistance sur la vénération dont les Juifs entourent leur Loi correspond
effectivement à l'une des réalités fondamentales du judaïsme. Pascal a pu la découvrir
en écoutant un hébraïsant comme Joseph de Voisin ou dans le Pugio fidei. Voici o:
qu'écrit sur ce sujet un Israélite d'aujourd'hui:
Les dimensions de la Thora - cinq mille huit cent quarante-cinq versets -
font que ce rouleau est lourd, difficile à manier. encombrant ù porter. Peu
MISSION APOLOGÉTIQUE 489
importe, c'est - immédiatement après les personnes ct bien avant toute autre
possession - cet objet que les Juifs sauvent d'abord lorsqu'ils sont en danger.
Pour lui, comme pour un enfant, on se précipite au cœur de l'incendie afin de
l'en retirer. La fidélité du peuple juif à la Thora de Moïse se signale spectacu
lairement par ce sacre conféré à un objet
Seul parmi les livres sacrés de l'humanité, le Séfer Thora [rouleau de la Loi]
exige ime rédaction traditionnelle: il doit être transcrit de main d'homme, sur
parchemin, et en conformité parfaite - non seulement du texte, mais de l'agen
cement et de la facture des lettres et des signes - avec le modèle-type, dont
l'existence se perd dans la nuit des temps et dont la tradition enseigne que
c'était celui-là même que Moïse avait transcrit dans le désert. Chaque Juif est
tenu de réaliser lui-même, dans sa vie, la rédaction d'un Sefer Thora Un
Sefer Thora dans lequel se découvre une erreur, si minime soit-elle, un Séfer
Thora dans lequel l'encre d'un mot, si banal soit-il, s'estompe jusqu'à devenir
illisible, et (est-il nécessaire de le préciser?) un Sfcr Thora qui serait imprime‘,
tous sont inutilisables La vie sacrée du Séfer Thora est tout entière dans cette
scrupuleuse fidélité de son texte à celui de Moïse ». (A. Néher, Moïse et la voca
tion juive, Paris, Seuil, 1957, p. 140 et 143.)
21. Fr. 452 - 631.
22. De civ. Dei, XVIII, 45: « Post paucos annos etiam Herodem alienigenam
regem habere meruerunt, quo regnante natus est Christus. Jam enim venerat plenitudo
temporis significata phophetioo spiritu per os patriarchae Jacob, ubi ait : ’ Non deficiet
princeps ex Juda donec veniat cui repositum est regnum, et ipse exspectatio gentium
[Genèse XLIX, 10]. Non ergo defuit Judaeorum princeps ex Judaeis, usque ad istum
Herodem, quem primum acceperunt alienigenam regem ».
L'argument s'appuie sur la prophétie où Jacob dit:
« Le sceptre ne seloignera pas de Juda,
ni le bâton de chef d'entre ses pieds
jusqu'à la venue de celui à qui il est,
à qui obéiront les peuples. »
Juifs et chrétiens donnaient à ce texte une portée messianique (Pascal le cite avec
ce sens aux fr. 483 - 726 et 484 - 711; la seconde citation a été ensuite rayée). Or il
régna en Judée des princes judéens jusqu'à Aristobule II (67-63), comme le remarque
saint Augustin, De civ. Dei, XVIII, 36 et 45. Une période très troublée suivit et se
termina par l'avènement de l'lduméen Hérode (37-4 avant Jésus-Christ). Les temps
prévus par la prophétie étaient donc là! La royauté n'était plus entre les mains de
Juda, le Messie était donc imminent. Or Jésus naquit sous le règne d'l-lérode, en l'an 7
ou 6 avant l'ère qui porte son nom.
23. Fr. 337 - 753: « Hérode crut le Messie. Il avait ôté le sceptre de Juda, mais il
n'était pas de Juda n. Cf. 258 - 728 et 793 - 737: « Le sceptre étant encore entre les
mains du premier usurpateur étranger». Saint Augustin ne s'en était pas tenu à la
mention d‘Hérode; derrière Hérode et ses fils il voyait Rome et César Auguste: « Isti
ergo alienigenae usque adeo non deputabantur in regno illo mystico Judaeorum, ut
ipsi Judaei publice clamarent, frendentes adversum Christum, nos non habemus regem
nisi Caesarem [Jean, XIX, 15] » (Contra Faustum, XXll, 84, n. 84; cf. Ibid., 85, n. 85).
490 LE MYSTÈRE DÏSRAËL
Pascal développe l'argument de la même manière dans le fr. 340 - 720: ’ Non Imbe
mus regem nisi Caesarem. Donc Jésus-Christ était le Messie, puisqu'ils n'avaient plus
de roi qu'un étranger et qu'ils n'en voulaient point d'autre»; cf. 490- 721.
Il a pris bien soin aussi de préciser que la captivité de Babylone n'avait pas
réellement interrompu le règne des Judéens, parce qu'elle fut brève et que surtout
son caractère temporaire avait été prédit: fr. 342-637 et 314-639. La mise au point
est aussi rigoureuse que possible et fait regretter que Pascal n'ait pas eu le temps
de grouper, de lier et de rédiger les dilîérents arguments prophétiques qu'il comptait
utiliser. Voilà l'un de ceux qui lui font dire souvent que le temps de la venue du
Messie a été prédit clairement.
24.11: Ps. 73, n. Il: « Eversa sunt omnia quae primo erant: nusquam sacerdos,
nusquam altare Judaeorum, nusquam victima, nusquam templum ». Epist. 137- 3, ad
Volusianum 4, n. 16: «Reproba per infidelitateni gens ipsa Judaeorum a sedibus extir
pata, per mundum usquequaque dispergitur Templa et simulacra daemonum, rltusque
sacrilegi paulatim secundum praedicta pmphetica subvertuntur. l-Iaec omnia sicut
leguntur praedicta, ita cernuntur impleta n.
Dispersion sans espoir de retour: fr. 305 -638.
25. Fr. 305 - 638. Voir aussi plusieurs des fragments rassemblés dans la liasse portant
ce titre (XXIII).
26. Fr. 221 - 774 et 222 - 747.
27. Le fr. 347 - 735 cite plusieurs prédictions : Isaïe, V, l - 7 (Israël, vigne décevante);
Dent, XXVIII, 28 - 29 (Les Juifs tâtonneront en plein midi); Romains, X, 2l, reprenant
Isaïe. LXV, 2 (Un peuple incrédule et contredisant).
28. Fr. 593-760. Cf. 838-827: les Juifs qui avaient «été appelés a dompter les
nations et les rois ont été esclaves du péché n.
29. Fr. 593 - 760: passage rayé, mais qui correspond à une idée centrale chez Pascal.
MISSION APOLOGÉTIQUE 491
disent qu'il sera rejeté et en scandale, de sorte qu'ils ont marqué que
c'était lui en le refusant et qu'il a été également prouvé par les justes
Juifs qui l'on reçu et par les injustes qui l'ont rejeté, l'un et l'autre
ayant été prédit »3°. Admirable sagesse de la Providence divine, aux
dispositions de laquelle les hommes d'Israël ne peuvent se soustraire !
Les vaines agitations sont inutiles. Le piège est prêt et se refermera.
« Que pouvaient faire les Juifs, ses ennemis ?
S'ils le reçoivent, ils le prouvent par leur réception s'ils le
renoncent, ils le prouvent par leur renonciation » 3‘.
Ceux qui l'ont rejeté, insulté, crucifié, ont vu s'abattre sur eux
les malédictions dont Dieu avait menacé ceux qui n'écouteraient pas
sa Parole. « Les Juifs savent eux-mêmes quelles calamités ils ont
subies, après qu'ils eurent tué le Seigneur. De leur propre ville où
ils l'ont tué, tous ont été chassés »3’. Ils sont devenus misérables,
d'une misère qui stupéfait le monde. « Les Juifs sont épars partout
en malédiction 33, vagabondsfl» Un tel spectacle entraîne à croire,
plus sûrement que la conversion des justes. « C'est leur refus même
qui est le fondement de notre créance » 35, car cet hallucinant malheur
qui les poursuit avait été prédit 3‘. Pascal voyait dans les souffrances
du peuple juif une image, donnée au monde, de ce qui attend ceux
que Dieu abandonne; en dehors même de l'Apologie, dans la Prière
pour le bon usage des maladies, qui est peut-être son œuvre la plus
intime, il écrit en 1659: « Je demande de n'être pas abandonné aux
douleurs de la nature sans les consolations de votre esprit ; car c'est
la malédiction des Juifs et des païens Je ne demande pas d'être
dans une plénitude de maux sans consolation; car c'est un état de
judaïsme »33. Ainsi tous les hommes sont soumis aux maux naturels,
30. Fr. 502-571: c'est nous qui avons souligné les derniers mots. On mouve dans
saint Augustin la mention de la division des Juifs à l'avènement du Messie et le
rappel que cela a été prédit, mais non l'idéeétau que dans les deux cas, quoi qu'aient
choisi les Juifs, leur attitude prouve la vérité du christianisme. Voir De civ. Dei, XVIII,
46: « Quas [prophetias] plurimi eorum considerantes et ante passionem et maxime
post ejus resurrectionem crediderunt in eum, de quibus praedictum est: Si fuerit
numerus filiorum Israël sicut harena maris, reliquiae salvae fient [Isaïe, X, 22]. Caeteri
vero excaecati sunt, de quibus praedictum est Obscurcntur ncuïi eorum ne videant
[Ps. 68, verset 23 - 24]». Le l'un et l'autre ayant été prédit de Pascal pourrait venir de
ce texte ou d'autres semblables. Saint Augustin insiste sans cesse sur la réalisation des
prophéties par les Juifs.
31. Fr. 262 - 762.
32. In Ps. 131, n. l7.
33. Fr. 456 - 6l8.
34. Fr. 608 - 766. Dans Saint Augustin, De civ. Dei, XVIII, 46. « Vastati eradic»ti ...,
dispersi [sunt Judaei]». In Ps. 56, n. 9: « Dispersi sunt per omnes gentes, nusquam
habentes stabilitatem, nusquam certam sedem ».
35. Fr. 273 -745, où s'exprime l'un de ces retournements dialectiques dont Pascal a
le secret: on nous objecte que beaucoup de Juifs n'ont pas cru Mais précisément,
s'ils avaient cm, nous ne croirions pas. Augustin n'est guère coutumier de cette vigueur
concise: il était rhéteur, Pascal géomètre. Voir encore 488 - 761, 593 - 760.
36. Dans saint Augustin: « In tale opprobrium dati sunt Judaei; et impletum est
quod tanto ante praedictum est: Dedit in opprobrium conculcanles me ». [In Ps. 56,
n. 9]; et cette froide constatation du sort des Juifs: « Res praenuntiata, res impleta»
(In Ps. 134, n. 8). Dans Pascal, fr. 489 - 713, transcription de prophéties sur la « Capti
vité des Juifs sans retour»; 491 -l14; 452- 631...
37. Maladies, ll. Le même groupe se trouve dans le fr. 222 - 747.
492 LE MYSTÈRE IYISRAËL
aux maladies, aux deuils, aux séparations, aux échecs... Mais les chré
tiens sont consolés par Dieu et ne doivent pas s'affliger comme les
païens, qui n'ont pas d'espérance 3'. Les païens affrontent seuls ces
maux ordinaires. Mais les Juifs sont la cible où se plantent tous les
traits de la misère; ils représentent parmi les hommes une sorte
d'absolu de la souffrance, la « plénitude de maux sans consolation n
que Pascal, sentant grandir en lui la mort, considère comme les arrhes
de l'enfer 3’.
Cette épreuve continuelle eût dû conduire à la disparition totale
de ce peuple, déjà seul survivant de tous ceux qui existaient quand
il vit le jour avec Abraham, Mais intervient ici le demier aspect du
Plan divin concernant le témoignage d'Israël. Il a été établi jusqu'ici
que les Juifs sont des témoins inégalables. Il reste toutefois à faire
entendre à l'humanité ce témoignage. Or l'humanité a un corps gigan
tesque, qui s'étend dans l'espace et dans le temps. Il fallait donc que
les Juifs pussent présenter l'annonce du Messie aux hommes de tous
les pays et de tous les temps.
38. Lettre sur la mort: « Ne nous affligeons donc pas comme les païens qui n'ont
point d'espérance Ne considérons donc plus la mort comme des païens, mais comme
des chrétiens, c'est-à-dire avec l'espérance, comme saint Paul l'ordonne [l Thess, IV, 12],
puisque c'est le privilège spécial des Chrétiens» (éd. Br. minor, p. lib-101).
39. Sans avoir connu l'équivalent de la tentative nazie de génocide, le XVll‘ siècle
ne pouvait tout de même qu'être frappé déjh par les longues soutïrances dïamël: légis
lation hostile aux Juifs; activité de l'inquisition contre les Israélites dflspagne; en
1553, on avait brûlé le Talmud a Rome. Mai; surtout Pascal a dû entendre parler des
massacres qui eurent lieu en Europe orientale de 1648 h 1658.
40. Fr. 456 - 618.
41. Fr. l-596. « Les Psaumes chantés par toute la terre La qualité de témoins
fait qu'il faut qu'ils soient toujours. et partout, et misérables». C'est nous qui avons
souligné dans notre texte la lin de la citation.
42. Voir Le Japon du XVIII‘ siècle, vu par CIL-P. Thunberg, Paris, Calmann-Lévy,
1966: l'excellente présentation de M. Claude Gaudon souligne la chance qu'eut Thunberg
de pouvoir s'avancer jusqu'à Tokyo et l'hostilité des Japonais à toute infiltration occi
dentale, surtout depuis le début du XVrP siècle.
MISSION APOLOGÉTIOUE 493
43. Sur les Psaumes livre prophétique, voir dans saint Augustin, De civ. Dei, XVlII,
46; In 10h., tr. 45, n. 9; tr. 53, n. 9, etc.
L'auteur des Psaumes est constamment appelé propheta dans les Enarrationes. Dans
Pascal, voir l'importance des Psaumes parmi les prophéties: fr. 323-773. David est
un « prophète »: Ecr. gr., Br. XI, 241; comme Isaïc; f.. 269 - 692; et il ne cesse d'annon
cer le Messie: fr. 609 - 736. Voir encore fr. 487 - 727.
44. XVIII, 46: « Vastati eradicati dispersique per terras (quando quidem ubique
non desunt) per scripturas suas testimonio nobis sunt quaqua versum Christi Ecclesia
dilatatur. Nain prophetia in Psalmis, quos legunt etiam, de bac re praemissa est ».
Vastati eradicati représentent dans la pensée de Pascal misérables. Développement
semblable dans le Traité contre les Juifs, n. 2; dans le De criv. Dei, VII, 32; cf. In
Ps. 56, n. 9: « Dispersi sunt per omnes gentes Propterea autem adhuc Judaei sunt,
ut Libros nostros portent ad confusionem suam ».
45. Contra duas epist. pelagianorum, lll, 4. n, 9: Qui Judaci, secundum prophetias
quas legunt, per omnes sunt terras ubique dispersi, ut ex eorum codicibus christianae
non desit testinionium verltati ».
Pascal a traduit Iegunt par chantent, parce qu'il n'ignorait pas qu'il s'agissait d'une
psalmodie (intermédiaire entre le ton ordinaire et le véritable chant); le fait que
l'Eglise chantait souvent les Psaumes a pu jouer un rôle. A moins qu'il ne s'agisse de
la traduction des Conf, IX, 4, n. 8: « [Psalmi] toto orbe cantantur », où cependant
le contexte n'est pas apologétique.
46. Fr. 452 - 631, 489 - 713, 497 - 714.
494 LB MYSTÈRE nïsmlär.
Israël produira donc ses livres non seulement dans tous les lieux
de l'univers, mais aussi à tous les instants du temps, car « la qualité
de témoins fait qu'il faut qu'ils soient toujours ni‘. Ils dureront jus
qu'à la fin du monde, si bien que « s'étendant depuis les premiers
temps jusques aux demiers, leur histoire enferme dans sa durée toutes
nos histoiresfi‘. Voilà quatre millénaires déjà que Dieu les fait
prophétiser, et les caractères de ce prophétisme en font une réalité
unique au monde :
Quand un seul homme aurait fait un livre des prédictions de Jésus-Christ
pour le temps et pour la manière et que Jésus-Christ serait venu confor
mément à ces prophéties ce serait une force infinie.
Mais il y a bien plus ici. C'est une suite d'hommes durant quatre mille
ans qui constamment et sans variations viennent l'un ensuite de l'autre
prédire ce même avènement. C'est un peuple tout entier qui l'annonce
et qui subsiste depuis 4000 années pour rendre en corps témoignage des
assurances qu'ils en ont, et dont ils ne peuvent être divertis par quelques
menaces et persécutions qu'on leur fasse. Ceci est tout autrement consi
dérable 52.
47. Fr. 609 - 736, cf. 456 - 618: « Les Juifs sont épars partout en malédiction, et sub
sistants néanmoins».
48. Fr. 592 - 750.
49. De civ. Dei, XVIII, 46. Cf. In Ps. 58, n. 21; Epist. 149- 6, ad Paullnum, n. 9,
qui commente le verset 12 du Psaume 58: «Ne les tue pas, qu'ils n'oublient infinis
ta loi ». Le Moyen Age, oubliant que la survie juive est posée par Augustin comme
voulue par Dieu, inslstera sur la dégradation et y prendra une part active. On attribue
alors à saint Augustin des apocryphes très durs: Adversus quinque haereses (P1... 42,
1101- 1116); Adversus Judaeos, Paganos et Arianos (P.L., 42, 1117- 1130); Altercatio
Ecclesiue et Synagogue (P.L., 42, 1131-1140).
50. Fr. 1 - 596. Cf. fr. 335 - 706.
51. Fr. 451 - 620.
52. Fr. 332-710. Pascal aurait-il pressenti l'existence en Israël d'une véritable tradi
tion prophétique, dont les « prophètes» ne seraient qu'une expression privilégiée? C'est
peu vraisemblable, car la coupure qu'il établit entre le peuple charnel et de rares
justes contredit totalement une telle conception. Il ne voit guère lsraël que dans sa
révolte au pied du Sinal: d'un coté Moïse (et les autres saints), de l'autre un peuple
rétif et dévoré par la concupiscence. Ce peuple tout entier annonce constamment la
venue d'un Messie dont il ne comprend pas la vraie grandeur.
MISSION APOLOGÉTIQUE 495
53. Contra Faustum, Xlll, 4: «Omnes tamen ejus epistolae ita exordiuntur Mani
chaeus apostolus Jesu Christi. Huic vos de Christo quare credidistis? Quemnam testem
vobis sui apostolatus adduxit? Nomenque ipsum Christi, quod non scimus nisi in
regno Judaeorum in sacerdotibus et regibus institutum, ut non solum ille aut ille homo,
sed universa ipsa gens totumque regnum propheta fieret Christi christianique regni, cur
te iste invasit?» Pascal a encore utilisé ce texte aux fragments 793 - 737: « Que ce
n'est pas un homme qui le dit [l'annonce du Messie], mais une infinité d'hommes, et
un peuple entier, prophétisarit le fait exprès durant 4000 ans Un peuple entier le prédit
avant sa venue »; 499 - 792: « Le peuple juif tout entier le prédit avant sa venue » (c'est
nous qui soulignons).
54.Fr. i-596. Ce fragment s'inspire donc lui aussi du Contra Faustum, Xlll, 4,
dont il reprend non seulement l'opposition entre homme seul et peuple-prophète, mais
aussi l'idée que Manès est sans témoins, tandis que le Christ a le témoignage des Juifs.
55. Fr. 243 - 601. Voir encore 321 - 600; 204 - 592; 209 - 599; 203 - 595 : « Mahomet sans
autorité Que dit-il donc? qu'il le faut croire» (« llulc vos quare credidistis?»).
Sur les contradictions dans lesquelles s'enferme Mahomcl en recevant la Bible: fr.
207 - 597, où Pascal oppose saint Matthieu au Coran. Or c'est cet évangéliste qu'Augustin
oppose sans cesse aux manichéens, puisqu'il est le grand défenseur de la Loi ancienne.
On voit moins bien pourquoi Pascal opposerait a Mahomet Matthieu plutôt que Jean,
beaucoup plus clair sur la divinité du Christ (Mahomet admet l'origine divine de toute
496 LE MYSTÈRE IYISRAËL
1. L’accusation de déicide
l. Lettre du l" avril 1648 à Gilberte (demier paragraphe). C'est nous qui avons
souligné. L'influence augustinienne est évidente aussi dans l'utilisation de la fameuse
opposition ut! et frui.
2. Lettre du 5 novembre 1648 à Gilberle (avant-dernier paragraphe).
3. Fr. 286 - 609.
4. Par exemple les casuistes: tout le Mandement développe ce thème du judaïsme
menaçant dans l'Eglise.
ua « JUDAÏQUB » 499
des assassins : a Que son sang retombe sur nous et sur nos enfants a» 5.
C'est donc, donné en spectacle au monde, un peuple de damnés. Voilà
l'accusation, aussi naïve qu'indéfendable, qui trop souvent a contri
bué à susciter les pogroms.
Mais saint Augustin, comme Pascal, a relié sa conception de la
destinée des Juifs beaucoup plus profondément a ses idées sur la
prédestination qu'à la pseudo-théologie du déicide °. Il affirme que
les Juifs qui ont fait mourir le Christ n'ont pas soupçonné sa divi
nité3 et qu'ils sont bien moins coupables que ceux qui aujourd'hui
ne reconnaissent pas l'Eglise: « Il faut pardonner aux Juifs, parce
qu'ils ont buté contre une pierre qui n'avait pas encore grandi. Mais
que dire de ceux qui ont buté contre la montagne elle-même Ceux
qui rejettent l'Eglise répandue sur toute la terre, butent non contre
une modeste pierre, mais contre la montagne elle-même Les Juifs
aveugles n'ont pas vu la modeste pierre; quel aveuglement n'est-ce
pas de ne pas voir la montagnefl. Qui ne se convertit pas au
Christ aujourd'hui est plus coupable que ceux qui ont couché sur
la croix un Dieu caché, « car les Juifs ont moins péché en cruci
fiant [le Seigneur] lorsque ses pas foulaient la terre, que ceux qui
le méprisent assis dans le ciel »’. Quant à Pascal, il n'emploie qu'une
fois le mot de « déicide », et c'est à propos de sa nièce Jacqueline
qu'on envisageait de marier, alors qu'elle souhaitait être religieuse;
il écrit que marier ainsi les enfants (Jacqueline est toute jeune),
« c'est une espèce d'homicide et comme un déicide en leurs per
sonnes », opinion qu'il présente comme celle des messieurs de Port
Royal. Le déicide véritable, c'est le refus de Dieu quand l'homme
en prend quelque conscience; de sorte que Gilberte Périer, si elle
obéissait aux vanités humaines qui font rechercher de riches ma
riages, blesserait sa conscience a mortellement » et se rendrait « cou
pable d'un des plus grands crimes »1°. Les Juifs ont bien commis,
extérieurement, le plus grand des crimes, mais Dieu seul sait dans
quelle mesure ils ont été intérieurement, ainsi que tous les autres
hommes, déicides. Il est clair qu'ils ne se rendaient pas compte de
la portée de leur acte: « Ceux qui crucifiaient Jésus-Christ avaient
besoin du pardon qu'il demandait pour eux, quoiqu'ils ne l'eussent
jamais fait, selon saint Paul [1 Cor., II, 8], s'ils en eussent eu la
connaissance » U. Toute l'humanité corrompue est déicide, et non les
seuls Juifs. Pascal va ici plus loin que l'évêque d'Hippone, car il
profite de douze siècles de méditation religieuse; le crucifix, objet
d'horreur pendant les premiers siècles, a pris dans la vie des chré
tiens une importance grandissante, les contemplations au pied de
la croix sont devenues de plus en plus nombreuses. Après saint
Bemard, dont les religieuses de Port-Royal étaient filles, après les
franciscains, après sainte Catherine de Sienne et Henri Suso, après
l'Imitation de Jésus-Christ.", l'affirmation de la responsabilité collec
tive de l'humanité dans le rejet de Dieu depuis Abel jusqu'à la fin
du monde est devenue courante chez les meilleurs des chrétiens. Le
regard de Pascal ne s'arrête donc pas aux exécutants - il en fallait -
et contemple la corruption de l'humanité entière frappant sur les
clous de la croix. Il suffit pour s'en convaincre de relire le Mystère
de Jésus ou l'admirable chapitre douze de la Prière pour le bon usage
des Maladies :
Ne permettez pas que je sois dans un tel éloignement de vous, que je
puisse considérer votre âme triste jusqu'à la mort, et votre corps abattu
par la mort pour nos propres péchés, sans me réjouir de souffrir et
dans mon corps et dans mon âme. Car qu'y a-t-il de plus honteux, et
néanmoins de plus ordinaire dans les chrétiens et dans moi-même, que,
tandis que vous suez le sang pour l'expiation de nos offenses, nous vivons
dans les délices; et que des chrétiens qui font profession d'être à vous,
que ceux qui par le baptême ont renoncé au monde pour vous suivre, que
ceux qui ont juré solennellement à la face de l'Eglise de vivre et de
mourir avec vous, que ceux qui font profession de croire que le monde
vous a persécuté et crucifié, que ceux qui croient que vous vous êtes
exposé à la colère de Dieu et à la cruauté des hommes pour les racheter
de leurs crimes; que ceux, dis-je, qui croient toutes ces vérités, qui
considèrent votre corps comme l'hostie qui s'est livrée pour leur salut,
qui considèrent les plaisirs et les péchés du monde comme l'unique sujet
de vos souffrances, et le monde même comme votre bourreau, recherchent
à flatter leur corps par ces mêmes plaisirs, parmi ce même monde; et
que ceux qui ne pourraient, sans frémir d'horreur, voir un homme
caresser et chérir le meurtrier de son père qui se serait livré pour lui
donner la vie, puissent vivre comme j'ai fait, avec une pleine joie, parmi
le monde que je sais avoir été véritablement meurtrier de celui que je
reconnais pour mon Dieu et mon Père, qui s'est livré pour mon propre
salut, et qui a porté en sa personne la peine de mes iniquités ? Il est
juste, Seigneur, que vous ayez interrompu une joie aussi criminelle que
celle dans laquelle je me reposais à l'ombre de la mort.
2. ludaisme et prédestination
3. Les saints
Négligeant un instant la multitude, contemplons en eux-mêmes
les saints. Ils constituent l'Eglise, qui commença avec Abel:
L'Eglise date de loin: depuis qu'il y a des saints [sancti] l'Eglise existe
sur la terre. Elle était autrefois dans le seul Enoch, qui fut enlevé du
milieu des impies [Genèse IV, 24]. L'Eglise était autrefois dans la seule
famille de Noé et elle supportait tous ceux qui furent engloutis par le
déluge: mais l'arche seule flotta sur les flots et parvint a la terre ferme
[Genèse VI, 8]. L'Eglise était autrefois dans le seul Abraham, et nous
savons tout ce que celuici a souffert des impies. L'Eglise était à Sodome
dans le seul Loth, fils du frère [dflbraham], et dans sa famille, et elle
y supporta les iniquités et les infamies des habitants, jusqu'à ce que Dieu
l'eût délivrée du milieu d'eux [Genèse XIX, 4]. L'Eglise commença ensuite
à se trouver dans le peuple d'Israël, elle supporta Pharaon et les
Egyptiens. Alors dans l'Eglise, c'est-à-dire dans le peuple d'Israël, le
nombre des saints commença à s'accroître: Moïse et les autres saints
supportèrent les Juifs iniques qui formaient le peuple d'Israël. Vint enfin
l'époque de notre Seigneur Jésus-Christ.
Alors entrent dans l'Eglise devenue visible non seulement les
justes, mais les injustes; et les injustes y persécutent les justes
jusqu'à la fin du monde 2‘. Des développements de ce genre ne pou
vaient que frapper un lecteur comme Pascal, qui voulait faire de
la « Perpétuité » l'un des arguments principaux de son Apologie. Aussi
n'est-il pas étonnant de rencontrer précisément dans la liasse XXI,
intitulée « Perpétuité », un admirable texte, qui reprend le mou
vement même de celui que nous venons de citer et modifie à peine
la liste des saints:
Les hommes dans le premier âge du monde ont été emportés dans toutes
sortes de désordres, et il y avait cependant des saints comme Enoch,
Sed 19.
ut « genemliter
Major videbatur
de mnnibus
populus intelligatis,
Judaeorum,fratres.
minor ex
majorem
tempore
et populus
minorem,
christianomm
major dicitur
homo camalis. et minor dicitur homo spiritalis; quia prius est carnalis, et postea
spiritalis Minores electi, majore: illi reprobati Omnes carnales spiritalibus inimici
sunt» (In Ps. 136, n. 18).
20. Fr. 286 - 609.
21. In Ps. 128, n. 2.
504 LE MYSTÈRE ifisniiäi.
22. Fr. 281- 613. Saint Augustin, dans le Ps. 128, commentait le verset l: ‘ On m'a
souvent combattue dès ma jeunesse» et l'appliquait à l'Eglise.
23. Voir par exemple fr. 296 - 625.
24. Fr. 295 -629. Cette lassitude est mentionnée dans la Bible, et l'on sait avec
quelle beauté Vigny l'a exprimée dans son « Moïse». La phrase de Pascal peut donc
venir directement de l'Ecriture. Mais elle rappelle aussi le texte augustinien.
25. Expos. Epist. ad Galatas, n. 24. Plus loin Augustin les considère comme « pau
cissimi». Cf. In Ps. 33, I, 7; In Ps. 72, n. 6; Epist. 140- 120, 2, n. 5. De vera relig.,
27 (traduction d'A. Arnauld): « Il faut excepter [de la servilité du vieil homme] quel
que petit nombre de justes; comme les Patriarches, les Prophètes et quelques Saints
cachés, qui appartenaient au peuple nouveau par la foi vive qu'ils avaient des mystères
de Jésus-Christ à venir, faisant ainsi autant d'exceptions de la règle générale ».
26. Voir fr. 28l - 613.
LE « JUDAÏOUE » 505
27. De civ. Dei, XVI, 2: Il mentionne parmi les saints Job, évidemment. et y comp
tcrnit volontiers la Sibylle (Ibid., XVIII, 23). «Nec eos defuisse crediderim. sed si
omnes commemorarenmr, nimis longum fieret ».
28. Jean, l, 47.
29. In Joh., tr. 7, n. 22. Cf. In Ps. 121, n. 8; Serm. 4 - 44 de diversis, 15, 17, etc.
L'index biblique des œuvres de saint Augustin, que prépare M’" A.-M. de La Bonnar
dière, permettra de mesurer l'importance dc ce leitmotiv de Nathanaël - vrai lsraélilc.
30. Pascal cite Jean, l, 47, dans les fragments 835 -564, 253 - 679. 503 -675.
506 LE MYSTÈRE DÏSRAËL
les vrais Juifs et les vrais chrétiens n'ont qu'une même religion fil,
ce qui est une idée fondamentale de l'évêque d'Hippone. On la trouve
exprimée en propres termes dans la fameuse Lettre à Déogratias:
u Jadis sous certains noms et signes, maintenant sous d'autres,
auparavant plus cachée, ensuite plus manifeste, auparavant par un
plus petit nombre, maintenant par un plus grand nombre, c'est
pourtant une seule et même religion qui se trouve signifiée et ob
servée » 32. Les anciens justes étaient déjà membres de Jésus-Christ 33 ;
aussi Pascal les appelle-t-il les « chrétiens de la loi ancienne » 3‘. Seuls
ils entrevoyaient les mystères de Dieu et le Messie à venir. Israël ne
signifie-t-il pas, selon saint Augustin, Celui qui voit Dieu35 ? Aussi les
saints, comme les vrais chrétiens d'aujourd'hui, connaissaient-ils ce
que le monde ignore, la joie: « Les saints prophètes goûtaient eux
mêmes la joie, alors qu'ils voyaient en esprit ces événements, alors
non accomplis, mais encore à venir. C'était pour eux une grande
joie Aussi le Seigneur a-t-il dit à ses disciples, qui commençaient à
en voir la réalisation : « Beaucoup de justes et de prophètes ont voulu
voir ce que vous voyez et ne l'ont pas vu [Matth XIII, 17] »3°. Dieu
leur parlait dans le silence et ils vivaient de la foi même des chré
tiens 3’.
Puisque ces saints diffèrent peu des justes d'aujourd'hui, leur
lumière est un témoignage en faveur de la vraie foi. Comme son pré
décesseur, Pascal pensait que «la sainteté, la hauteur et l'humilité
d'une âme chrétienne H‘ constituaient l'une des « preuves » les plus
frappantes de la vérité du christianisme. La pureté d'âme d'Abraham,
de Moïse, de Job sont une clarté dans les ténèbres du monde. C'est
pourquoi la religion chrétienne est « si grande en saints, purs, irré
prochables, savants et grands témoins, martyrs; rois - David -
31. Fr. 453 - 610. Cf. 480 - 590; 287 - 607,- 286 - 609.
32. Epist. 102-49, P question, n. 12. «Aliis tunc nominibus et signis, aliis autem
nunc, et prius occultius, postea manifestius, et prius a paucioribus, postea a pluribus,
una tamen eademque religio vera significatur et observatur.»
33. In Ps. 36, III, n. 4: « Omnes qui ab initio saeculi fuerunt justi, caput Christum
habent. Illum enim venturum esse crediderunt, quem nos venisse credimus; et in ejus
fide et ipsi sanati sunt, in cujus et nos : ut esset et ipse totius caput civitatis Jerusalem,
omnibus connumeratis fidelibus ab initio usque in finem, adjunctis etiam legionibus et
exercitibus Angelorum, ut fiat illa una civitas sub uno rege ». Cf. Pascal, fr. 388 - 740:
‘ Jésus-Christ que les deux Testaments regardent, l'Ancien comme son attente, le nouveau
comme son modèle, tous deux comme leur centre ».
34. Fr. 286 - 609.
35. In Ps. 149, n. 4; Israël, c'est donc l'Eglise. Ibid., n. 5. Cf. In Ps. I2I, n. 5.
36. In Ps. 96, n. l. Cf. Pascal: « Moïse et d'autres voyaient Celui qu'ils ne voyaient
pas » (fr. 281- 613). Lettre 4 à Ch. de Roannez : « C'est ce Sacrement [de l'Eucharistie]
que saint Jean appelle dans l'Apocalypse [ll, 17] une manne cachée; et je crois
qu'lsaïe le voyait en cet état, lorsqu'il dit en esprit de prophétie: ’ véritablement tu
es un Dieu caché IXLV, 15]». Sur la joie des vrais chrétiens, voir la Lettre 7 à Ch.
de Roarmez, le fr. 793 - 737, etc. C'est nous qui avons souligné, dans les trois textes cités.
37. De civ. Dei, XI, 4: « Sapientia Dei amicos Dei et prophetas constituit eisque
opera sua sine strepitu enarrat. Loquuntur eis quoque Angeli Dei». L'auteur de la
Genèse ’ ipsam fidem nostram futuram tanto ante praedixerit ».
38. Fr. 482 - 289. Saint Augustin donne lui aussi une liste des arguments qui militent
en faveur de la foi: « ln catholica enim Ecclesia, ut omittam sincerissenam sapientiam,
ad cujus cognitionem pauci spiritales in hac vita perveniunt ..., multa sunt alia quae
in ejus gremio me justissime teneant », Contra Epist. Manichaei q. v. R, 4, n. 6.
uz « JUDAÏOUB » 507
4. Le peuple
46. Matth., VII, 13-14. En cela, les saints anciens figurent le petit nombre des élus,
et le peuple la multitude des réprouvés (Expos. Epist. ad Galatas, n. 24).
47. In Ps. 35, n. 13: « Populus ille terrena bona desideravit, et regnum Jerusalem,
subjectionem inimicorum suorum. abundantiam fructuum, salutem propriam, salutem
filiorum suorum. Talia desiderabant, et talia accipiebant, sub Loge custodiebantur. Desi
derabant a Deo, quae dat et jumentis ». De telles listes des biens charnels attendus
par les Juifs sont fréquentes chez saint Augustin, dont le goût pour la rhétorique se
plaisait à ces amples énumérations (In Ps. 84, n. Il; In Ps. 72, n. 6). Il est bien
évident que Pascal l'imite dans les listes analogues que l'on rencontre a plusieurs
reprises dans les Pensées : fr‘ 270-670; 503 -675. Pascal s'est particulièrement attaché
au terme « la sujétion des ennemis », dont il s'efforce de montrer sans cesse la portée
spirituelle : 502 - 57l, 270 - 670, 269 - 692, 275 - 643...
48. In Ps. 66, n. 3. La méditation juive sur les biens temporels se développe dans les
Ps. 36 et 72, dans l'lïcclésiaste, dans le Livre de lob, etc.
LE « JUDAÏOUE » 509
de la terre, afin que l'on sache que toute réalité créée est bonne;
mais le fait qu'ils sont accordés aussi aux pécheurs révèle qu'il
existe des biens supérieurs, que Dieu réserve à ses amis et que ces
derniers doivent rechercher ‘’. Si les justes vivent parfois dans la
prospérité charnelle, c'est que Dieu ne veut pas les décourager, ni
gêner leur progrès dans la foi par la hantise de la pauvreté. Pourtant,
en général, Dieu donne peu de ces biens terrestres à ses saints, afin
que les méchants ne croient pas qu'il faut se convertir pour les
obtenir. On le voit, la pensée augustinienne est extrêmement nuancée,
envisage la conduite de chacun des hommes par un Dieu miséricor
dieux, qui instruit, ménage, guide doucement ses enfants, dont il
sait la faiblesse et les restes d'attachement à la terre. Il en est ainsi,
du moins, lorsque la réflexion demeure générale. La dureté apparaît
quand il s'agit des seuls Juifs, classés sans la moindre hésitation
parmi les pécheurs, dans l'âme desquels règne la cupidité. Or Pascal
s'est beaucoup inspiré de ces remarques limitées à Israël. Mystique
de la pauvreté, du dépouillement, convaincu que la cupidité a perdu
la multitude juive, il élabore une doctrine sévère, où les biens de la
terre ne sont que méprisables et dangereux. Dans les énumérations
de ce qu'espéraient les Juifs apparaissent l'ironie des Provinciales
et parfois la violence: «Il y en a qui voient bien qu'il n'y a pas
d'autre ennemi de l'homme que la concupiscence qui les détourne
de Dieu, et non pas une terre grasse. Ceux qui croient que le bien
de l'homme est en la chair et le mal en ce qui le détourne des plaisirs
des sens, qu'ils s'en saoûlent et qu'ils y meurent »5°. Ce mépris des
biens terrestres - qui va parfois jusqu'à la critique des amitiés
ou des attachements humains - semble plus profond que chez saint
Augustin. Il est corrélatif de la relative faiblesse du sens de la
création chez Pascal; et il faut considérer, ici encore, qu'une longue
tradition s'interpose entre les deux écrivains : le second vit à l'ombre
d'un monastère cistercien, a lu saint Bernard, et pour lui la sainteté
n'est guère séparable de la pauvreté; il est plus facile à un chameau
de passer par le chas d'une aiguille qu'à un riche d'entrer dans le
Royaume de Dieu. Pascal assurément sait et dit qu'il faut néces
sairement user des biens de la terre (pour vivre), mais il ne développe
qu'assez rarement l'idée, fréquente chez saint Augustin, que l'on peut
être saint parmi les richesses 5‘, que Dieu, connaissant la faiblesse
humaine, ne laisse pas toujours les justes dans la pauvreté, que les
biens de la terre sont en eux-mêmes excellents; une fois seulement,
pour souligner l'humilité de David, il montre en lui un juste riche:
« Tous les hommes doivent toujours s'humilier sous la main de Dieu
en qualité de pauvres, et dire comme David : Seigneur, je suis pauvre
et mendiant [Psaume 39, 18]. Certainement il ne parlait pas des
biens de fortune, car il était Roi. Il ne parlait pas aussi des biens de
la grâce, car il était prophète et juste. En quoi consistait donc la
pauvreté de cet homme si abondant, sinon en ce qu'il pouvait perdre
à toute heure son abondance, et qu'il n'avait nul pouvoir de la conser
ver ? » 52. Mais c'est par hasard, à propos de la grâce, qu'ont été écrits
ces quelques mots. On ne trouve pas dans l'œuvre pascalienne l'équi
valent du commentaire augustinien. La synthèse est beaucoup plus
simple: Pascal s'en tient à la distinction user (du monde) et jouir
(de Dieu); et pense que le juste n'use du monde que le moins pos
sible. Il reprend donc un thème augustinien, mais en simplifie consi
dérablement le premier terme. Dieu veut la pauvreté pour ses élus;
les Juifs, qui l'ont refusée, ont été gorgés de biens terrestres; mais
cela ne servait qu'à donner au monde une image de la Toute-Puis
sance divine:
Figures.
Dieu voulant priver les siens des biens périssables, pour montrer que ce
n'était pas par impuissance, il a fait le peuple juif 53.
64. Les Juifs sont comme un aveugle dont le visage se reflèterait dans un miroir:
un tel aveugle serait le seul à ne pas se voir. Ainsi, les chrétiens contemplent dans
les Ecritures le véritable état des Juifs. Les Juifs, eux, ne voient rien (In Ps. 56, n. 9).
Cf. In Ps. 18, I, n. 9: «Pracceptum Domini Iucidum illuminans oculos. Praeceptum
Domini lucidum, sine velamento carnalium observationum, illuminans hominis interioris
adspectum n.
65. Lettre 4 à Ch. de Roannez, sur le Dieu caché.
66. Fr. 331 - 748, 593 - 760.
67. Voir dans la liasse 13. « Soumission et usage de la raison », le fr. 171-696,
qui cite un texte montrant les Juifs de Bérée vérifiant la réalisation des prophéties:
« Susceperunt verbum cum omni aviditate scrutantes scripturas si ita se haberent
[Actes, XVII, 11]». Saint Augustin annonce qu'lsraël finira par se convertir en compre
nant que les prophéties se sont réalisées (De civ. Dei, XX, 29).
_ 68.Fr. 180-838. Cf. Fr. 846-808: « [Les Juifs] n'eu.ssent point été coupables [de
rejeter le Messie] s'ils n'eussent point vu les miracles».
69. Fr. 858 - 840,
70. Fr. 903 - 851.
71. Fr. 841 - 829.
72. Fr. 840 - 843.
CONCLUSION 513
73. lbid.
74. Fr. 834 - 826.
75. Cette affirmation est explicite dans le Mandemenr, et présente dans de nombreux
fragments des séries 32-34 sur les miracles: 841- 829, 846 - 808, 849 - 665, 854 - 839, etc.
76. Fr. 858 - 840.
TI. Esaü et Caîn sont maintes fois présentés par saint Augustin comme des figures
du peuple juif; ils figurent d'ailleurs aussi les mauvais chrétiens (Serm. 5 - I Sirm., n. 4;
Serm. 4-44 de diversis, 28, n. 31).
78. In Ps. 136, n. 18: «Omnes camales spiritalibus inimici sunt ».
514 LE MYSTÈRE DÏSRAËI.
passée tout entière dans les Pensées, où elle ne s’est vu ajouter que
quelques détails. Enfin, Pascal, comme son prédécesseur, a longue
ment évoqué la catégorie théologique du judaïque : toutefois, apolo
giste ici encore et mystique plus que controversiste, il a insisté plus
sur l'attitude en face de Jésus-Christ et des biens de la terre que
sur l'orgueil et la suffisance nés chez les Juifs de la pratique de la
Loi. Dans sa lutte contre Pélage l'évêque d'Hippone pensait aux
Juifs; dans son combat contre les molinistes, l'auteur des Provin
ciales songe plutôt à Epictète et aux stoïciens, auxquels le renouveau
stoïcien du xv1° et du xvn‘ siècle a donné une importance et une
actualité de premier plan. En bref, Pascal est plus riche à propos des
traces de transcendance présentes en Israël, à peine plus précis en
ce qui concerne le peuple témoin; mais saint Augustin, stimulé par
les controverses, est intarissable sur l'attitude judaïque.
Autre dilîérence: on discerne chez l'évêque d'Hippone un souci
de s'attaquer à des Juifs réels que suffit à attester l'existence d'un
Traité contre les Juifs. La conversion des Juifs est espérée, sinon
pour tout de suite, du moins pour l'avenir. Les constantes évocations
du succès de l'Eglise et de la dispersion d'Israël, si elles visaient
d'abord à protéger les chrétiens de l'influence juive, faisaient tout
de même vaguement figure d'appel à la conversion 7’. Les contacts,
fussent-ils hostiles, n'étaient pas rompus. Ils le sont chez Pascal:
les Juifs ne sont qu'un grand spectacle, au sens de Bossuet, une
grande leçon; et l'œuvre pascalienne n'est qu'une sorte d'oraison
funèbre sur un peuple en agonie jusqu'à la fin du monde.
A l'époque même où Rembrandt manifestait tant d'amitié pour
les Juifs d'Amsterdam et nous léguait avec ses chefs-d'œuvre d'admi
rables images de la vie de la Synagogue, Pascal se contentait d'une
information purement livresque. Lui qui s'apprêtait à renouveler, ou
plutôt à dépasser l'apologétique parce qu'il connaissait et appréciait
les libertins, allait injustement caricaturer les Juifs, dont il ignorait
la vie réelle. En effet, si l'on ne peut pas situer Pascal purement et
simplement parmi les responsables de ce que l'historien J. Isaac a
nommé «l'enseignement du mépris M0, il n'en reste pas moins que
79. Voir par exemple Tractatus adversus Judaeos, 1, n. 2: si les Juifs comprenaient
de qui le prophète a parlé, quand il a dit: « Dedi te in lucem gentium, ila ut sis salus
mea usque in fines terme [lsaïe, XLIX, verset 9], non sic caeci essent, non sic aegroti, ut in
Domino Christo nec lucem agnoscerent nec salutem. Item si intelligerent quod infruc
tuose atque inaniter cantant, de quibus sit praenuntiatum: In omnem terram exivir
sonus eorum et in fines orbis terme verba earum [Ps. 18, verset 5], ad sonum Apos
tolorum evigilarent, et verba eorum esse divina sentirent n.
80. Voici les articles d'un tel enseignement, d'après l'historien juif (Genèse de l'anxi
sémitisme, p. 159-179):
- On insistera sur les défaillances d'Israël.
- On omettra les témoignages d'amour et de miséricorde de Dieu pour son peuple.
- On présentera souvent les Juifs à la cnrcifixion, avec le thème du déicide.
-Leur dispersion sera présentée comme leur châtiment, et la réalisation de leur
vœu de Matth., XXVII, 2.5.
-On étendra le terme «Les Juifs », qui désigne dans saint Jean la pire partie
d'Israël, à l'ensemble du peuple.
Non seulement certains de ces traits - le silence sur la grandeur d'Israël, le
déicide, la malédiction née de Matlh., XXVII, 25 - sont absents de l'œuvre pascalienne,
mais la distinction entre saints et chamels, dont J. Isaac ne parle pas, contraint tout
jugement a se faire plus nuancé.
CONCLUSION 515
81. Voir en particulier les fragments 308 - 793 (les trois ordres); 269 - 692; 321- 600:
« Le Messie, selon les Juifs charnels, doit être un grand prince temporel». Les chan
gements prédits étaient spirituels: 301- 772, etc.
L'espérance juive d'une royauté terrestre, de l'assujettissement des païens, etc., jouera
toujours contre les Juifs aux yeux des chrétiens. En face d'une fraternité humaine de
plus en plus reconnue, surtout depuis les stoïciens, et qui s'impose comme les faits
dans l'ordre scientifique (sans souci d'aucune autorité), le particularisme méprisant des
Juifs sera toujours une preuve d'égarement. Voir l'ouvrage de Guy Casaril, Rabbi
Siméon Bar Yochaî et la Cabbale, Paris, Seuil, 1961, p. 109-111.
82. Fr. 270 - 670: « Tout ce qui ne va point a la charité est figure ». Fr. 338 - 724:
« La foule des païens après Jésus-Christ croit les livres de Moïse et en observe l'essence
et l'esprit et n'en rejette que l'inutile ».
La synthèse catholique en ce qui concerne le problème de la Loi ne s'est pas
établie sans de longs tâtonnements. Il semble que rien dans l'enseignement du Christ
n'indique une renonciation à la Thora dans sa littéralité. Le Sermon sur la montagne
demande plus, mais n'enlève rien; les guérisons le jour du sabbat n'allaient que
contre le juridisme des dévôts (il y en a dans toute religion). Le Christ et son entou
rage ont toujours pratiqué les prescriptions légales. Le problème des observances ne
s'est posé qu'avec la conversion des païens. Le Maître avait dit que toute la Loi se
rattachait aux commandements de l'amour de Dieu et du prochain (Matth, XXII, 40).
Il fut donc décidé que les païens ne seraient pas astreints aux observances juives. Mais
si les Juifs continuaient à pratiquer la Loi, n'allait-on pas faire deux églises, dont
l'une passerait pour inférieure ? Saint Paul vit clairement le danger et se heurta a
Pierre: c'est le fameux incident d'Antioche (Galates, II). Néanmoins les controverses
duraient encore au v‘ siècle sur ce que devait pratiquer un Juif converti, comme
l'attestent les échanges de lettres entre saint Augustin et saint Jérôme. C'était une raison
de plus pour que l'évêque d'Hippone s'abstint de faire l'éloge de la Thora.
83. Pascal n'aborde jamais cette difficulté.
84. Deut., III-IV.
85. Voir A. Néher, Moïse et la vocation juive, p. 23: « Osée et Jérémic ont de pathé
tiques accents pour célébrer l'union indissoluble de Dieu et d'Israël. Moïse, dans la
gravité de cette union, ressent avec plus de poids son propre et indestructible atta
chement à Israël. A lui seul, parmi tous les hommes de la Bible, Dieu offre le choix
de faire disparaître Israël et de recommencer l'histoire avec un autre peuple. Moïse
refuse: malgré l'infinitude des risques, c'est avec ce peuple qu'il veut poursuivre
l'histoire ».
516 LE MYSTÈRE IŸISRAËL
THÉOLOGIE ET APOLOGIE
1. Un Dieu caché
foi est aisé. Augustin avait eu assez de peine pour s'établir enfin dans
la vérité! Et Pascal non seulement avait sous les yeux cette expé
rience, mais aussi savait écouter ses amis libertins, prendre au sérieux
leurs déclarations d'impuissance. Ses cris d'émerveillement devant
la limpidité de tout, la cohérence que prend le monde dès qu'on
entend l'Evangile chrétien ne signifient nullement que la conversion
est à portée de chaque cœur : ils émanent d'un chrétien, étonné de dis
tinguer l'harmonie là où tant d'hommes ne voient que chaos et qui
rend à Dieu « des grâces infinies de ce que s'étant caché en toutes
choses pour les autres, il s'est découvert en toutes choses et en tant
de manières » pour lui 2. Si Pascal ne retient pas de tels élans, c'est
pour communiquer la chaleur de son adhésion au christianisme et
pour ébranler son interlocuteur3.
Si donc l'homme déchu discerne mal les traces de Dieu, il doit
redoubler d'attention. « Il n'y a que deux sortes de personnes, qu'on
puisse appeler raisonnables, écrit Pascal: ou ceux qui servent Dieu
de tout leur cœur parce qu'ils le connaissent, ou ceux qui le cherchent
de tout leur cœur parce qu'ils ne le connaissent pas »‘. « Regardez
de près Examinez à fond Ne vous contentez pas de la surface
des choses », répètent Augustin et Pascal, « votre négligence même
et votre inconscience sont des effets de votre déchéance » 5. Objectera
t-on à l'autorité de l'Ecriture les chronologies de la Chine, se demande
Pascal? Peut-être, mais étudions tout cela de près:
Histoire de la Chine.
Je ne crois que les histoires dont les témoins se feraient égorger.
(Lequel est le plus croyable des deux, Moïse ou la Chine?)
Il n'est pas question de voir cela en gros; je vous dis qu'il y a de quoi
aveugler et de quoi éclaircir.
Par ce mot seul je ruine tous vos raisonnements ; mais la Chine obscurcit,
dites-vous. Et je réponds: la Chine obscurcit, mais il y a clarté à trouver.
Cherchez-la.
Ainsi tout ce que vous dites fait à un des desseins et rien contre l'autre.
Ainsi cela sert et ne nuit pas.
Il faut donc voir cela en détail. Il faut mettre papiers sur table 6.
Toutes ces personnes ont vu les effets mais ils n'ont pas vu les causes. Ils
sont à l'égard de ceux qui ont découvert les causes comme ceux qui n'ont
que les yeux à l'égard de ceux qui ont l'esprit. Car les effets sont comme
sensibles et les causes sont visibles seulement à l'esprit. Et quoique ces
effets-là se voient par l'esprit, cet esprit est à l'égard de l'esprit qui voit
les causes comme les sens corporels à l'égard de l'esprit ’.
1. Fr. 539-99, Cf. fr. 737-10: «On se persuade mieux pour l'ordinaire par les
raisons qu'on a soi-même trouvées que par celles qui sont venues dans l'esprit des autres ».
Augustin avait déjà souligné ce rôle de l'amour de soi dans l'activité de la raison: « Nec
noverunt Moysi sententiam, sed amant suam; non quia vera est, sed quia sua est. Alioquin
et aliam veram pariter amarent, sicut ego amo quod dicunt; non quia ipsorum est, sed
quia vCFLÜIr est » (Conf, XlIl, 25, n. 34).
522 THÉOLOGIE ET APOLOGIE
Dieu seul peut les mettre dans l'âme et par la manière qu'il lui plaît. Je
sais qu'il a voulu qu'elles entrent du cœur dans l'esprit, et non pas de
l'esprit dans le cœur, pour humilier cette superbe puissance de raison
nement, qui prétend devoir être juge des choses que la volonté choisit,
et pour guérir cette volonté infirme, qui s'est toute corrompue par ses
sales attachements. Et de là vient qu'au lieu qu'en parlant des choses
humaines on dit qu'il faut les connaître avant que de les aimer, ce qui
a passé en proverbe, les saints au contraire disent en parlant des choses
divines qu'il faut les aimer pour les connaître, et qu'on n'entre dans la
vérité que par la charité, dont ils ont fait une de leurs plus utiles sen
tences 2.
Quoiqu'il fût persuadé que tout ce qu'il avait ainsi à dire sur la religion
aurait été très clair et très convaincant, il ne croyait pourtant qu'il le dût
être à ceux qui étaient dans l'indifférence et qui ne trouvant pas en eux
mêmes des lumières qui les persuadassent négligeaient d'en chercher
ailleurs et surtout dans l'Eglise où elles éclatent avec plus d'abondance.
Car il établissait ces deux vérités comme certaines que Dieu a mis des
marques sensibles particulièrement dans l'Eglise pour se faire connaître à
ceux qui le cherchent sincèrement et qu'il les a couvertes néanmoins de telle
sorte qu'il ne sera aperçu que de ceux qui le cherchent de tout leur cœur.
C'est pourquoi, quand il avait à conférer avec quelques athées, il ne
commençait jamais par la dispute ni par établir les principes qu'il avait
à dire, mais il voulait connaître auparavant s'ils cherchaient la vérité
de tout leur cœur, et il agissait suivant cela avec eux, ou pour les aider
à trouver la lumière qu'ils n'avaient pas, s'ils la cherchaient sincèrement,
ou pour les disposer à la chercher et à en faire leur plus sérieuse occupa‘
2. De l'art de persuader, éd. Br. minor, p. 185. Cf. fr. 234 - 581.
3. XXXII, 18: « Non intratur in veritatem, nisi per caritatem ». Brunschvicg (lX, 272)
signale que ce texte est cité dans lflugustinus, t. Il, liber proocmialis, c. 7.
4. J. Russier (La foi selon Pascal, t. 2, p. 254 et 347) cite Nicole et Amauld. Nicole.
lettre 21: « S'il est vrai, comme il l'est sans doute, qu'on n'entre dans la vérité que par
la charité (Essais de morale, 17334741, t. 7, p. 152).
5.Fr. 739-864. Cf. 926-582; 380-284; 176-261; 110-282; 381-286. Fr. 255-758:
« Car l'intelligence des biens promis dépend du cœur, qui appelle bien ce qu'il aime ».
Fr. 808 - 245: « La religion chrétienne qui seule a la raison n'admet point pour ses vrais
enfants ceux qui croient sans inspiration ». Pascal fait allusion a la possibilité d'une « foi
humaine» (fr. ll0 - 282) due a un esprit particulièrement aigu (cf. fr. 394 - 288), si aigu
qu'il verrait la vérité malgré les mauvaises dispositions de sa volonté. Cette foi est proche
de celle des démons. selon saint Augustin: In 10h,, tr. 22, n. 7; In Epist. 10h., tr. 10.
n. 2; Epist. 194-105, 3, n. ll.
PRINCIPES GÉNÉRAUX 523
tion avant que de les instruire s'ils voulaient que son instruction leur
fût utile 6.
Cette attitude est celle même de saint Augustin. Dans son Commen
taire du Psaume 136, bien connu de Pascal, il affirme l'inutilité de
répondre à un incroyant qui demeure le jouet de ses passions mau
vaises. Bien des hommes, écrit-il, nous demandent de leur parler de
la venue du Christ et de la Vie éternelle. Je leur réponds qu'ils sont
incapables d'entrer dans l'univers de Dieu, qu'ils sont remplis de
cupidité et vides de charité. Il ne faut rien leur dire, car ils sont du
bois mort; ils ne cherchent pas à apprendre, mais à railler. Qu'on
attende pour leur parler qu'ils aient témoigné par leur vie du change
ment de leur cœur3! De façon plus générale, seul le pur accède au
pur: tout le cheminement des hommes consiste dans cette purifica
tion croissante du cœur qui est en même temps croissante communion
avec l'absolue Pureté. Augustin ne cesse de commenter la sixième
des béatitudes: « Heureux les cœurs purs, car ils verront Dieufl.
Il savait d'expérience dans quelle nuit sordide son âme était long
temps demeurée plongée ’, il se rappelait quel itinéraire Dieu lui avait
fait parcourir: « Tu viendras boire à cette source d'où la rosée
s'est répandue sur toi. Tu verras à découvert la lumière elle-même,
d'où sont partis ces rayons obliques qui arrivaient par mille détours
jusqu'à ton cœur enveloppé de ténèbres, lumière dont tu te prépares
à supporter l'éclat par la purification de ton cœur »1°. La conception
pascalienne du progrès vers la foi reconnue (et ultérieurement vers
la sainteté) est toute nourrie de ces textes. Si Dieu « ne s'est pas dé
couvert aux sages superbes indignes de connaître un Dieu si saint » 1‘,
c'est qu'« Il est juste qu'un Dieu si pur ne se découvre qu'à ceux dont
le cœur est purifié » 12. La purification nécessaire consiste dans l'expul
sion progressive de la cupidité sous ses trois formes (plaisirs, curio
6. Vie, par Gilberte (Lalfl, III, 33). Cf. De moribus, l, 17, n. 31: « Si sapientia et
veritas non totis animi viribus concupiscatur, inveniri nullo pacto potest ».
7. In Ps. 136, n. 10, 13 et 15. Cf. fr. 816-240: « Et moi je vous dis: vous auriez
bientôt la foi si vous aviez quitté les plaisirs. Or c'est à vous de commencer ». Pascal peut
faire preuvc de cette assurance, parce que l'abandon des plaisirs témoignemit que la grâce
est déjà a l'œuvre. Fr. 386-203: « Afin que la passion ne nuise point faisons comme s'il n'y
avait que 8 jours de vie ». Fr. 418-233: «Votre impuissance à croire vient de vos
passions ».
8. Matth., V, 8 (souvent lié à I Jean, III, 2: ‘ Alors nous le verrons tel qu'il est n).
« Deum nemo vidit unquam [I Jean, IV, 12]: res est invisibilis; non oculo, sed corde quae
rendus est. Sed quemadmodum si solem istum videre vellemus, oculum corporis purgaremus,
unde videri lux potest: volantes videre Deum, oculum quo Deus videri potest purgemus.
Ubi est iste oculus? Audi Evangelium: Beati mundo corde, quoniam ipsi Deum videbunt »
(In Epist. 10h., tr. 7, n. 9). In 10h., tr. 53, n. 12; Epist. 147 - 112, 5, n. 13; 6, n. 18; 10,
n. 23; 23, n. 52; Epist. 148 -3, 3, n. 1: « Unde autem invisibilia videntur, nisi oculis
cordis?» qui fait penser au fr. 308 - 793: « la grandeur de la sagesse, qui n'est nulle
sinon de Dieu, est invisible aux chamels et aux gens d'esprit O qu'il [J.-C.] est venu
en grande pompe et en une prodigieuse magnificence aux yeux du cœur et qui voient la
sagesse n. Voir encore De util. cred., 10, n. 24, et 16, n. 34; De Trinitate, VIII, 4, n. 6.
9. Conf., II, 2, n. 2: « Exhalabantur nebulae de limosa concupiscentia Obnubilabant
et obfuscabant cor meum ».
10. In Joh., tr. 35. n. 9; cf. tr. 22, n. 16.
11. Fr. 394 - 288. Cf. 239 - 510.
12. Fr. 793 - 737.
524 THÉOLOGIE ET APOLOGIE
17. 3. n. 3: «Ad quam [veritatem] percipiendam nihil magis impedire quam vitam
libidinibus deditam et falsas imagines rerum sensibilium, quae nobis ab hoc sensibili mundo
per corpus impressae, varias opiniones erroresque generarent; quamobrem sanandum
esse animum.» Ibid. 4, n. 6... Voici l'argument d'Arnauld pour le ch. 34: «Qu'il est
nécessaire, pour comprendre la vérité par l'intelligence, de se dégager des sens, de rejeter
les fantômes de son imagination, et d'en reconnaître la fausseté; de résister aux mauvaises
coutumes des hommes et à leurs louanges, et de travailler, dans le secret de son cœur,
à la réformation de son âme ».
18. Argument d'Arnauld pour le ch. 4: «Que les Epicuriens et autres philosophes.
qui n'avaient aucun soin de purifier les âmes pour les rendre capables de contempler les
vérités divines, ne méritaient pas que l'on disputât avec eux. Mais que les Platoniciens, qui
demeuraient d'accord de ces vérités, devaient céder à l'autorité de Jésus-Christ, qui les
avait pu persuader à tous les peuples de la terre ».
526 THÉOLOGIE ET APOLOGIE
le fermerait, et qu'après l'avoir éclairé dès son berceau, non par des
instructions humaines, mais par l'infusion d'une lumière secrète et inté
rieure, elle embellît son âme de tant de grâces, la fortifiât d'une constance
si ferme, et enfin l'élevât à un tel point de grandeur et de majesté, que
méprisant tout ce que les hommes vicieux souhaitent, souffrant tout ce
qu'ils craignent, et faisant tout ce qu'ils admirent, il pût changer tout
le monde, et le porter dans une créance si salutaire, par un amour et
par une autorité souveraine. Que pour ce qui était de la manière dont on
devrait honorer un homme si excellent, il était inutile de lui en demander
son avis; puisqu'il était aisé de juger quels honneurs étaient dus à la
Sagesse de Dieu, par le soutien de laquelle il travaillerait, pour donner
un véritable salut à la nature humaine, et qui mériterait par là d'être
honoré d'une manière particulière, et élevé au-dessus de tous les honneurs
qu'on rend aux hommes 1’.
vrai. Il avait alors constaté que la foi lui avait donné soudain cette
même vérité que son esprit n'avait pu s'approprier. Ne valait-il donc
pas mieux croire d'abord et explorer ensuite par la raison les réalités
nouvellement apparues ? Exprimée dans une terminologie assez flot
tante, distinguant mal la croyance dans l'ordre naturel de la foi surna
turelle, la pensée augustinienne n'est abrupte qu'en apparence et n'a
en réalité rien à voir avec le fidéisme. Les formules célèbres : « Crois
pour comprendre; la foi vient d'abord, et l'intelligence ensuite »‘,
« L'intelligence est la récompense de la foi »2, « L'autorité précède
la raison »3 ou le retour obsédant du verset d'Isa'ie: « Si vous ne
commencez par croire, vous ne comprendrez pas » 4, n'ont rien de
scandaleux, dès lors qu'on perçoit bien l'acception des termes et
qu'on les replace dans l'ensemble de l'œuvre. D'abord elles concernent
souvent non les recherches de l'incroyant, mais l'investigation théo
logique : le chrétien ne reçoit dans la foi qu'une connaissance encore
confuse, l'activité de la raison affermira et rendra plus claire ces
premières découvertes. Au terme de ces démarches rationnelles, le
croyant recevra en récompense l'intelligence (intellectus ou intelli
gentia, comme résultat) de la vérité religieuse, la sagesse (sapientia)5.
D'autre part, dans le cas qui nous intéresse ici, où il s'agit de l'accès
à la croyance, si Augustin attribue à l'autorité un rôle considérable,
il est loin de considérer comme inutile l'activité de la raison dans la
préparation à la foi.
8. De vera relig., 24, n. 45: « Quia in temporalia devcnimus, et eorum amore ab aeternis
impedimur, quacdnm temporalis medicina, quae non scicntes, sed credentes ad salutem
vocat, non naturae et excellentiae, sed ipsius temporis ordine prior est. n
9. De util. cred., l2, n. 26.
10. Epist. 147 - 112, 2-3.
ll. De util. cretL, l3, n. 29, et 16, n. 34.
12. De pmed. sancL, 2, n. 5: « Quis enim non videat, prius esse cogitare quam credere?
Nullus quippe credit aliquid, nisi prius cogitaverit esse credendum ». Epist. 147 - 112, 2,
n. 7: ’ Creduntur ergo illa quae absunt a sensibus nostris, si videtur idoneum quod eis
testimonium perhibetur ». lbid., 3, n. 9. De util. cred., 14, n. 32: « [Christus] miraculis
conciliavit auctoritatem, auctoritate meruit fidem ». De vera relig., 24, n. 45: « Quamquam
neque auctoritatem ratio penitus deserit, cum considerat cui sit credendum»; lbid., 25.
n. 46: « Nostrum est considerare quibus vel hominibus vel libris credendum sil. ad colen
dum recte Deum ».
PRINCIPES GÉNÉRAUX 529
15. Voir In Ps. 118, XVIII, n. 3 : « Quamvis enim, nisi aliquid intelligat, nemo possit
credere in Deum, tamen ipsa fide qua credit, sanatur ut intelligat ampliora. Alia enim sunt,
quae nisi intelligamus, non credimus ; et alia sunt, quae nisi credamus, non intelligimus ».
Serm. 43 - de verbis Apost. 27, 7, n. 9 : « Quod loquor, ad hoc loquor, ut credant qui nondum
credunt : et tamen nisi quod loquor intelligant, credere non possunt. Ergo ex aliqua parte
verum est quod ille dicit. Intelligam ut credam ; et ego qui dico, sicut dicit Propheta
[Isaie, VII, 9] : Imo crede, ut intelligas : verum dicimus, concordemus. Ergo intellige ut
credas : crede ut intelligas. Breviter dico quomodo utrumque sine controversia accipiamus.
Intellige, ut credas, verbum meum ; crede, ut intelligas, verbum Dei ».
16. De util. cred., 1, n. 2 : « Dicebant [Manichaei] .. mera et simplici ratione eos qui
se audire vellent introducturos ad Deum, et errore omni liberaturos. Quid enim me aliud
cogebat ... homines illos sequi ac diligenter audire, nisi quod nos superstitione terreri,
et fidem nobis ante rationem imperari dicerent ... ? »
530 THÉOLOGIE Br APOLOGIE
l7, Ibid., 9, n. 22, et 3, n. 23. Voir le Serm. 182 - de verbis Apost. 30 sur le verset:
" Ne croyez pas à tout esprit » [1 Jean, IV, 1]. Ce sermon, qui insiste sur la nécessité
de la défiance et de la lucidité, s'attaque aux manichéens.
18. " Superstitiosum est quidquid institutum est ab hominibus ad facienda et colenda
idola pertinens, vel ad colendam sicuti Deum creaturam partemve ullam creaturae ; vel ad
consultationes
His adjungunturet millia
pacta inanissimarum
quaedam significationum
observationum
cum » daemonibus
(De doctr. chrisL,
placita II,
atque
20, foederata
n. 30-31).
ad magna quaedam, quae capi non possunt, fides praecedat rationem, proculdubio quantu
lacumque ratio quae hoc persuadet, etiam ipsa antecedit fidem ». On ne saurait souligner
davantage qu'il est raisonnable que la raison s'incline.
29. Fr. 809-230. Augustin conclut également à son impuissance, lorsqu'il s'agit de
concevoir la création du monde, c'est-à-dire un temps où le temps n'existait pas (De civ.
Dei, XII, 15). Nous avons vu que le caractère incompréhensible de l'union de l'âme et du
corps, du péché originel ou de son absence, est souligné par Augustin: De civ. Dei, XXI,
10 (cité à la fin du fr. 199 - 72) et De moribus, I, 22, n. 40 (cf. fin du fr. 131 - 434).
30. De civ. Dei, XXI, 5, n. 1: « Fatendum est eis non ideo aliquid non fuisse vel non
futurum esse. quia ratio inde non potest reddi ».
31. Fr. 199 - 72. Cf. fr. 418 - 233, où le savant évoque l'incompréhensibilité de l'infini
mathématique.
32. Fr. 230 - 430 bis.
532 THÉOLOGIE ET APOLOGIE
39. Fr. 820 - S6l. Cf. De vera relig., 24, n. 45: « ipsa animae medicina distribuitur
enim in auctoritatem et rationem ».
40. Liasse 14, tout entière augustinienne.
41. Fr. 199 - 72. Les sciences portent sur ce « milieu des choses u: la recherche scien
tifique est proportionnée à la raison. Si Pascal a pour elle des mots de plus en plus durs.
c'est qu'elle lui semble détourner de ne vivre que pour Dieu.
42. Fr. 149 - 430. Cf. Dc ver. relig. 24, n. 45: « Ncquc auctoritatem ratio penitus descrit.
cum consideratur cui sit credendum»; De util, (rei, 14, n. 32: « [Christus] miraculis
conciliavit auctoritatem. auctoritate meruit tidem»; Ihid., 7, n. 14: ‘ Num te ad fabulas
mitto? Num aliquid cogo te temere credere?n.
43. Fr. l2- 187. Cf, De civ. Dei, XXII, 7: « Legchantur enim praeconia praecedentia
prophetarum, concurrcbant ostenta virtutum, ct persuadebatur veritas nova consuetudini.
non contraria rationi ». La démarche de Pascal: << Commencer par montrer que la religion
534 THÉOLOGIE ET APOLOGIE
n'est point contraire à la raison et puis montrer qu'elle est vraie », rappelle la progres
sion proposée par Augustin: « Adversus incredulos hactenus defendenda [religio], ut vel
mole auctoritatis infidelitas eorum obteratur, vel eis ostendatur, quantum potest, primo
quam non sit stultum talia credere, deinde quam sit stultum talia non credere» (De lib.
arbitrio, III, 2l, n. 60).
44. Fr. 568 - 815.
45. Fr. 227 - 223: « Qu'ont-ils à dire contre la résurrection et contre 1'enfantement d'une
Vierge ? Qu'est-il plus difficile de produire un homme ou un animal que de le reproduire ?
Et s'ils n'avaient jamais vu une espèce d'animaux pourraient-ils deviner s'ils se produisent
sans la compagnie les uns des autres ?». Augustin répond de façon analogue dans La cité
de Dieu (XXII, 4) aux païens qui rejettent la résurrection des corps: « Haec est magna
ratio sapientium, quorum Dominus novit cogitationes, quoniam vanae sunt. Si enim animae
tantummodo essemus, id est sine ullo corpore spiritus, et in coelo habitantes, terrena
animalia nesciremus nobisque futurum esse diceretur, ut terrenis corporibus animandis
quodam vinculo mirabili necteremur: nonne multo fortius argumentaremur id credere
recusantes et diceremus naturam non pati, ut res incorporea ligamento corporeo vinciretur ?
Et tamen plena est terra vegetantibus animis haec membra terrena, miro sibi modo conexa
et implicita. Cur ergo eodem volente Deo, qui fecit hoc animal, non poterit terrenum
corpus in coeleste corpus attolli ...?». Augustin et Pascal raillent l'étroitesse de vue, les
routines de la raison. Un peu plus loin Augustin s'attaque aussi à ceux qui rejettent
l'enfantement virginal du Christ (De civ. Dei, XXII, 8, n. 22).
46. Fr. 173 - 273 :
Si on soumet tout à la raison notre religion n'aura rien de mystérieux et de sur
naturel.
Si on choque les principes de la raison notre religion sera absurde et ridicule.
47. Fr. 168 - 224. Dans notre étude sur Pascal et la liturgie (p. 36), nous avons rapproché
ce fragment de l'hymne eucharistique Adoro Te, dont un verset dit: « Credo quidquid dixit
Dei filius ».
_ 48. Sur la controverse avec J. Forton, auteur d'une « nouvelle philosophie »,- voir la
V18‘ par Gilberte (Laf., III, 24): Forton « prouvait par des raisonnements que le corps de
Jésus-Christ n'était pas formé du sang de la Vierge et plusieurs autres choses semblables ».
PRINCIPES GÉNÉRAUX 535
sensible chez Amauld et chez Nicole ‘9. N'estimait-il pas que la meil
leure «maxime» qu'il dût à son père était « que tout ce qui est
objet de la foi ne le saurait être de la raison »5°? Même quand
il se consacra à l'étude du christianisme, Pascal « ne s'est jamais
appliqué aux questions curieuses de la théologie, et il a mis toute la
force de son esprit à connaître et à pratiquer la perfection de la
morale chrétienne » 5‘. Une telle opposition entre théologie spéculative
et vie morale n'est guère augustinienne. L'ami de Port-Royal est ici
tout proche de Cîteaux et de l'Imitation de Jésus-Christ 52. Rien d'éton
nant, dans ces conditions, qu'il « n'eût pas fait une étude particulière
de la Scolastique N3! Il n'a repris aucune des idées du traité augus
tinien La Trinité : jamais il ne parle de ces reflets du mystère trini
taire dans le monde créé sur lesquels Augustin revient si souvent 5‘.
Pour lui, comme pour Port-Royal, le verset d'Isaïe: « Si vous ne
commencez par croire, vous ne comprendrez pas » évoque la foi
comme propédeutique à la vision béatifique, et non pas à une sagesse
qui serait réservée dès ici-bas à quelques aristocrates de l'esprit.
On reconnaissait cependant quelques exceptions à cette impossi
bilité pour le croyant d'approcher par son intelligence de mystères
comme la Trinité, le péché originel, la prédestination, la grâce ou l'eu
charistie. On considérait encore au temps de Pascal que pour anéantir
certaines hérésies Dieu avait suscité des hommes providentiels, leur
avait conféré un don d'intelligence particulier et leur avait assuré
non pas l'inspiration, qui donnerait à leurs œuvres une puissance
analogue à celle de la Bible, mais l'infaillibilité: leur doctrine serait
donc, sur le point précis nié par l'hérésie, exempte d'erreur. Il faudrait
donc suivre en tous points saint Léon pour la théologie de l'Incar
nation, saint Augustin pour celle de la grâce, etc. Cette spécialisation
des Pères apparaît par exemple dans la Censure de la Faculté de
Louvain (1588), si chère à Pascal et à Port-Royal:
Pascal lui, n'aimait pas les « questions subtiles» (p. 25) et considérait les hérésies
comme «inventées par la subtilité et l'égarement de l'esprit humain ’ (p. 24). La subtilité
des casuistes est un leitmotiv des Provinciales. Pour Pascal, comme pour Saint-Cyran et
Jansénius, la philosophie « fut toujours la mère des hérétiques» (Augustinus, II, lib.
prooem, ch. 3).
49. J. Russier a bien vu le fossé qui sépare Pascal et Port-Royal d'Augustin à propos
de la théologie spéculative (La foi selon Pascal, Il, 280 - 291). Elle cite (p. 281) ce passage
d'Arnauld: « S'il y a quelque point dans notre foi qui accable et révolte la raison. c'est
sans doute la créance de ce mystère [de la Trinité] Si la raison humaine s'écoute elle
même, elle ne trouvera en soi qu'un bouleversement général contre ces vérités inconce
vables. Si elle prétend se servir de ses lumières pour les pénétrer, elles ne lui fourniront
que des armes pour la combattre. Il faut, pour les croire, qu'elle s'aveugle elle-même,
qu'elle fasse taire tous ses raisonnements et toutes ses vues, pour s'abaisser et {anéantir
sous le poids de l'autorité divine ’ (Petite perpétuité, dans Œuvres, t. XII, p. 110).
50. Vie, par sa sœur (laf., III, 23). Gilberte ajoute: « Quelque discours qu'il entendit
faire aux libertins, il n'en était nullement ému et quoiqu'il fût fort jeune, il les regardait
comme des gens qui étaient dans le faux principe que la raison humaine est au-dessus de
toutes choses et qui ne connaissaient pas la nature de la foi n.
51. Ibid., p. 24.
52. «Que vous sert de raisonner profondément sur la Trinité, si vous n'êtes pas
humble, et que par là vous déplaisiez à la Trinité ? n (Imitation ..., I, 1; cf. l, 3, etc.)
53. Vie, par sa sœur (Laf., III, 24).
54. Esse-nosse-velle (Conf., XIII, 11, n. 12); Mens-notitia-amor (De Trinitate, IX); Me
moria-intelligentia-voluntas (Ibid., X) Voir E. Gilson, Introduction Paris, 1943, p. 275-298.
536 THÉOLOGIE ET APOLOGIE
Qu'y a-t-il dans les Ecrits de saint Augustin qui l'ait rendu jusques à
présent si cher et si vénérable à l'Eglise de Dieu, que sa doctrine de la
grâce et de la prédestination divine ? Et n'est-il pas certain que si on lui
ravit cette louange et cette gloire, on lui ôte son principal ornement et
comme la couronne de sa tête, et qu'il reste peu de sujet de l'admirer
beaucoup en tout le reste... [L'Eglise] ne lui a pas moins déféré en cette
matière, qu'ont toujours fait les fidèles à S. Irénée contre les Valentiniens
et les Gnostiques, à S. Athanase et à S. Hilaire contre les Ariens, à
S. Cyrille contre les Nestoriens, et enfin au pape S. Léon contre les
Eutychiens, et qui a jugé qu'ainsi que la Providence de Dieu a suscité
ces Pères pour renverser ces hérétiques, elle a aussi suscité S. Augustin
par une singulière vocation pour être le Chef et le Général sous les ordres
duquel l'armée catholique combattit et surmontât les ennemis de la
grâce 55.
Par conséquent, lorsque Pascal reprend à son compte toute la
théologie augustinienne de la grâce, c'est parce qu'il est persuadé
de l'infaillibilité des précisions apportées par son maître, précisions
qui d'ailleurs ne suppriment pas le mystère, mais permettent de
rejeter hors de l'Eglise les hérétiques.
Affirmer la nécessité d'une aide divine particulière pour qu'un
théologien reçoive quelque intelligence des mystères, c'était en fait
condamner la théologie spéculative. Le vrai théologien devait se
borner à mettre en lumière les richesses de la Tradition: l'Ecriture,
la prière de l'Eglise, les Pères. Pascal et ses amis s'opposaient par là
non seulement à la scolastique, mais aussi à l'augustinisme lui-même.
Cependant le thomiste accordait plus à la raison que l'augustinisme,
puisqu'il faisait dans une certaine mesure confiance à la raison
même en ce qui concerne l'objet de la foi, dans les discussions avec
les incroyants : il s'efforçait en effet d'écarter par la raison les objec
tions que ses adversaires élevaient contre l'incarnation, etc. Cette
attitude inspire la Somme contre les Gentils de saint Thomas d'Aquin
et la première partie du Poignard de la foi (Pugio fidei) de Raymond
Martin. Pascal, qui connaissait bien ce dernier ouvrage et le cite
dans la liasse Rabbinaga, a complètement passé sous silence cette
première partie. Pour l'apologiste, « accepter de suivre le libertin
dans une discussion des différents dogmes, de leur possibilité, vrai
semblance ou certitude intrinsèque, c'est méconnaître l'essence même
de la foi et des mystères, et s'aventurer sur un terrain où on est sûr
d'être battu »5‘.
Cette hostilité à l'introduction du raisonnement philosophique
dans la connaissance religieuse n'est pas le seul point qui distingue
Pascal de son prédécesseur. En effet, nous avons déjà vu que l'apolo
55. Ed. de 1588, p. 5-6. J. Russier (La foi selon Pascal, II, p. 282-3) cite Amauld et
Jansénius. qui ont exactement le même point de vue: « Ce que les anciens Pères connais
saient par foi touchant les mystères de la grâce ct de l'Alliance nouvelle, saint Augustin
le premier l'a connu par intelligence, c'est-à-dire par une lumière plus claire et plus
parfaite que celle de la simple foi, et que Dieu donne d'ordinaire à ceux qu'il destine pour
défendre et pour éclaircir ses plus grands mystères contre les hérésies naissantes qui les
combattent, tel que toute l'Eglise reconnaît qu'a été saint Augustin contre les Pélagiens ‘
(Arnauld, Œuvres, t. XXX, L'innocence et la vérité défendites contre le Père Brisncier, 5 16).
Jansénius appelle cette lumière un « rayon de la lumière de gloire» (Augustinus, t. ll.
liber prooemialis, c. l7).
56. J. Russier, La foi selon Pascal, II, p. 284-285.
PRINCIPES GÉNÉRAUX 537
57. Fr. 983 - 276, Voir dans notre chapitre « Le règne du cœur mauvais », « Cœur chez
Pascal ».
58. Cf. fr. HS -425. Pour Augustin, toute recherche serait vaine sans le sentiment
d'une Providence divine: « Si Dei providenlia non praesidet rebus humanis, nihil est
de religione satagendum» (De util. cred., l6, n. 34).
59. Fr. 812 - 798. Voir J. Russier, La foi ‘selon Pascal, t. II, p. 187-194.
60. Fr. 303 - 799 (souligné par nous).
61. Fr. 217 - 650 (souligné par nous). Cf. fr. 267 - 680. 257 - 684. Au fr. 276 - 691, Pascal
parle aussi de « choses angéliques ».
62. Fr. S74 - 263.
63. Fr. 308 - 793.
538 THÉOLOGIE Er APOLOGIB
64. Fr. 394 - 288. Cf. toute la liasse 14, « Excellence », où Pascal, à la suite d'Augustin,
s'oppose aux platoniciens. Aujourd'hui, l'apologiste peut conduire un incroyant intelligent
à conclure qu'il est raisonnable de croire: ‘ Ceux qui ne l'ont pas [la religion dans le
cœur] nous ne pouvons la donner que par raisonnement, en attendant que Dieu la leur
donne par sentiment de cœur, sans quoi la foi n'est qu'humaine et inutile pour le salut s
(fr. 110-282). Un assez grand nombre d'incroyants peut maintenant suivre la route de
Platon. parce que ces privilégiés effectuent avec l'aide d'un guide une ascension que Platon
réalisa tout seul.
65. « Non qualiscumque fides, sed fides quae per dilectionem opemiur [Gal., V, 6]»
(In 10h., tr. 29, n. 6). Cf. Serm. 40 - Sirm. 14, n. 8; Serm. 156 - de verbis Apost. 13, 5,
n. 5, etc.
66. Fr. 821 - 252.
67. Fr. 380 - 284. Voir sur ce point J. Russier, La foi selon Pascal, l, p. 195-199.
PRINCIPES GÉNÉRAUX 539
1. RetracL, Il, 5: ‘ Dixi non mihi placere ullius saecularis potestatis impetu schisma
ticos ad communionem violentcr arctari. Et vere tunc mihi non placebat quoniam nondum
cxpertus eram, vel quantum mali eomm auderet impunitas, vel quantum eis in melius
mutandis conferre posset diligentia tlisciplinae ». Voir ce texte du De vera religion: (écrit
en 390): » Nihil [Christus] egit vi, sed omnia suadendo et monendo » (16. n. 31).
2. Contra Êpifl. Parnr, l, 8, n. 13. Le texte paulinien est Romains, XIlI. l-4.
PRINCIPES GÉNÉRAUX 541
3. Sur tout ceci, voir l'introduction d‘Y. Congar aux Traités anti-donatistes (Bibliothèque
augustinienne, t. 28, p. 22-25) et la note 23: « La législation impériale sur le donatisme
jusqu'en 400 » (p. 731-733). Sur l'opposition a la peine de mort: Epist. 153 - 54 ad Mace
donium, 4, n. 17: « Non usque ad mortem protendenda est disciplina »; le n. 16 souligne
que les évêques peuvent intercéder en faveur des suppliciés.
4. In Ps. 101, II, n. 8-9 (en 406); Epist. 87 - 164 ad Emeritum (entre 405 et 411);
Epist. 93 - 48 ad Vincentium (vers 408); Epist. 153 - 54 ad Macedonium (en 412); Epist.
185 -50 ad Bonifacium, seu De corrcctione Donatislaritm (en 417); Epist. 173-204 ad
Donatum, etc.
5. Epist. 93 - 48. On publie en effet à Paris, en 1573, chez Math. Prévost, l'Epistre de
saint Augustin à Vincent, fort convenable au temps présent, tant pour réduire et remettre
à l'unité de l'Eglise catholique les hérétiques, comme pour y maintenir ceux qui y sont
demeurés. Quant aux calvinistes réunis à Dordrecht, ils ne firent que suivre l'exemple de
leur maître. Calvin avait publié à Genèvc, cn 1554, une Defensio orthodoxae fidei de Sacra
Trinitate contra prodigiosos errores Michaelis Serveti Hispani, ubi ostenditur haereticos
jure gladii coercendos esse (trad. française chez J. Crespin, la même année). Le réformateur
s'abrite derrière Augustin et cite plusieurs de ses lettres: Epist. 89 - 167 ad Festum (p. 14);
204 - 61 ad Dulcitium (p. 15); 93 - 48 ad Vincentium (p. 20); 185 - 50 ad Bonifacium (p. 20).
Monseigneur de Harlay a publié à Paris, en 1686, une Conformité de l'Eglise de France
pour ramener les protestants, avec celle de l'Eglise dflfrique pour ramener les ldonatistes.
6.1, n. 2: «Quadam vetusta socordia premebantur, dicentes nobis, Verum dicitis,
non est quod respondeatur; sed durum est nobis traditioncm parentum relinquere Quam
multi fatentur nos sibi molestos esse debuisse, ne tamquam mortifero somno, ita
morbo veternosae consuetudinis interirent ». Augustin souligne que ces donatistes ont vu
les « raisons»; il le répète au n. 3: « Reddita sibi ratione et manifestata divinis testi
moniis veritate, respondebant nobis, cupere se in Ecclesiae catholicae communionem transire,
sed violentas perditorum hominum inimicitias formidare ». Voir encore c. 5, n. 16-18. Chez
d'autres, qui n'étaient pas convaincus, la peur a dissipé la négligence: lbid., n. 16.
7. lbid., n. 3: « Si enim terrerentur et non docerentur, improba quasi dominatio
videretur. Rursus si docerentur et non terrerentur, vctustate consuetudinis obdurati ad
capessedam viam salutis pigrius moverentur Cum vero terrori utili doctrina salutaris
adjungitur, ut non solum tenebras erroris lux veritatis expellat, verum etiam malae consue
tudinis vincula vis timoris abrumpat, de multorum salute laetamur ». Cf. c. 5, n. 18.
542 TI-IÉOLOGIE ET APOLOGIE
« Fais entrer les gens de force ri‘. D'ailleurs Dieu n'a-t-il pas saisi
Saiil par la violence pour en faire l'apôtre Paul ? Augustin accumule
les exemples bibliques et fait l'éloge de la violence qui est au service
de la justice ’. Il rappelle ensuite que les donatistes comme les catho
liques ont trouvé bonnes les lois impériales contre les sacrifices païens
et se sont adressés aux empereurs 1°. Le jeune évêque, bien qu'il ait
commencé par être hostile à la contrainte, a finalement compris
son bien-fondé en voyant les résultats extraordinaires obtenus
par ses collègues". Après un dernier rappel de la nécessité de la
contrainte, Augustin consacre à la controverse anti-donatiste la fin
de cette longue lettre. Cet appel aux sanctions physiques, aux confis
cations de biens, etc., constituait un développement inattendu de la
grande théorie augustinienne des deux craintes, la crainte servile
(peur de l'enfer, des châtiments de Dieu dès cette vie...) et la crainte
chaste, ou appréhension de ne pas assez aimer Dieu, délicatesse de la
charité. On saît que le rôle de la première est de conduire à la se
conde, car «La crainte du Seigneur est le commencement de la
Sagesse » 12. Pascal, qui admet naturellement cette pédagogie où l'ap
préhension joue un rôle, a-t-il accepté que la crainte puisse venir de la
contrainte ?
b) PASCAL ET LA LIBERTÉ
8. Luc, XIV, 23: « Quoscumque inveneritis cogite intrare ». C'est le fameux Compelle
intrare, par lequel on désigne souvent l'ensemble de la position augustinienne.
9. Ibid., c. 2.
10. Ibid., c. 3-4.
ll. lbid., c. 5, n. 17: ‘ His ergo exemplis a collegis meis mihi propositis cessi. Nam
rnea primitus sententia non erat, nisi neminem ad unitatem Christi esse cogendum; verbo
esse agendum, disputatione pugnandum, ratione vincendum, ne fictos catholicos haberemus,
quos apertos haereticos noveramus ».
12. « Initium autem sapientiae timor [Ps. 110, verset 10] : et timor non est in caritate, sed
perfecta caritas foras mittit timorem [I Jean, IV, 18]. Proinde praemissus timor in cor nos
trum, pellit inde consuetudinem malorum operum, et servat caritati locum, quam tamquam
domina veniente ut illa insidat, abscedit n (Epist. 140 - 120, 18, n. 45).
13. Sur la législation contraignante du temps, voir l'ouvrage de M. R. Pintard, Le
libertinage érudit ..., l" partie, ch. 1, p. 22-25.
PRINCIPES GÉNÉRAUX 543
14. Ed. Cognet, p. 204-5. Epist. 93 - 48, 2, n. 8: « Semper mali persecuti sunt bonos,
et boni persecuti sunt malos. Illi nocendo per injustitiam. illi consulendo per disciplinam. Illi
immaniter, illi temperanter. Illi servientes cupiditati, illi charitati. Nam qui trucidat, non
considerat quemadmodum laniet: qui autem curat, considerat quemadmodum secet ». Pascal
a concentré ce texte pour le rendre plus nerveux. Il l'avait trouvé dans la Réponse à la lettre
d'une personne de condition, d'Arnauld (Œuvres, t. 27, p. 44), constamment utilisée dans cette
Provinciale. Voici la traduction d'Amauld: ‘ On a toujours vu dans l'ordre du monde, dit
admirablement S. Augustin (ép. 48) et que les méchants ont persécuté les bons, et que les
bons ont persécuté les méchants. Les méchants en nuisant par l'injustice : et les bons en ser
vant par la discipline. Les méchants étant transportés d'une aveugle violence; et les bons
étant conduits par une sage discrétion. Les méchants en suivant la passion qui les pousse; et
les bons en suivant la charité qui les anime. Car le meurtrier ne prend point garde à ce qu'il
tranche ou déchire! mais le chirurgien qui veut guérir considère ce qu'il doit couper ».
l5. Ed. Cognet, p. 206. Epist. 138 - 5, 2, n. 14: « Sunt ergo ista pmecepta patientiae
semper in cordis praeparatione retinenda, ipsaque benevolentia, ne reddatur malum pro
malo, semper in voluntate complenda est. Agenda sunt autem multa, etiam cum invitis
benigila quadam asperitate plectendis, quorum potius utilitati consulendum quam voluntati ».
Ici encore, Pascal a trouvé cette citation dans la Réponse d'Amauld (Œuvres, t. 27,
p. 40): « Saint Augustin le dit en termes exprès Les préceptes de patiences, que ‘ÏÉSUs
CHRXsT donne dans l'Evangile, dit ce Père (ép. 5), doivent toujours être retenus dans la
préparation du cœur; et cette charité, qui ne rend point le mal pour le mal doit toujours
s'accomplir et s'exercer dans la volonté. Mais on est obligé quelquefois de faire au dehors
beaucoup de choses qui paraissent dures aux hommes, et de les frapper avec une âpreté
rude, mais bienfaisante, quoiqu'ils s'en aigrissent: leur besoin et leur utilité devant être
préférée à leur goût et a leur désir ».
544 THÉOLOGIE ET APOLOGIE
27. Fr. 577-234. Ce fragment est évidemment en rapport avec le pari: «Cela est
démonstratif et si les hommes sont capables de quelque vérité celle-là l'est » (fr. 418 - 233).
Sur l'incertitude du lever du jour, voir Contra AcafL, il, ll, n. 26.
28. Serm. 70 - de verbis Domini 9, 2, n. 2:
Intuens interioribus et fidelibus oculis, quanto pretio temporalium emenda sit
futur-a vita, non pati aeternos labores impiorum, et sine ulla sollicitudine perfnxi
aetema felicitate justorum In languida et incerta vacationis brevissimae atque
ultima vita, immanissimis bellis miles atteritur; pluribus fortasse annis in laboribus
inquietus, quam in otio quieturus. Quibus tempestatibus et procellis, quam horribili
et tremenda saevitia coeli et maris impleti sunt mercatores, ut divitias ventosas
acquirant, majoribus quam quibus acquisitae sunt, periculis et tempestatibus plenas ?
Quot aestus, quae frigora, quae pericula perferunt venatores Quanquam et si
aper cervusque capiatur, magis suave sit venantis animo quia captus est, quam
comedentis palato quia coctus est. Quantis cruciatibus prope quotidianarum plagarum
tenera puerorum aetas subditur?
Sur mer, en bataille rappelle les deux premiers exemples d'Augustin; le etc. renvoie
aux chasseurs et aux enfants. Comme les textes augustiniens sur l'incertain sont assez
nombreux, des références hypothétiques avaient été déjà proposées. M. P. Courcelle avait
évoqué dans son article « De saint Augustin a Pascal par Sacy» (in Pascal vivant, 1962.
p. 145) deux autres passages, Conf, VIII, 3, n. 7: « Triumphat victor imperator et non
vicisset, nisi pugnavisset, et quanto majus periculum fuit in proelio, tanto est gaudium
majus in triumpho. Jactat tempestas navigantes minaturque naufragium; omnes futura
morte pallescunt : tranquillatur caelum et mare, et exultant nimis, quoniam timuerant nimis »;
et In Ps. 38, n. l9: « Jactet in Dominum curam suam, in illum jactet quidquid sollicitus
est, ipse nutriat, ipse custodiat. Quid enim in hac terra certum est, nisi mors? Quid
sis hodie, scis; quid sis crastino, nescis Et in hoc ipso quia mors ipsa certa est, dies
mortis incertus est n.
548 THÉOLOGIE m APOLOGIE
29. In Ps. 36, n. l6: « Quid appcndis cum infinito quantumcumque finitum?» Cf. l"
Ps. 93, n. 24, etc.
30, Voir fr. 206 - 235.
PRINCIPES GÉNÉRAUX 549
31. Fr. 418 - 233. ‘ Puisque la raison vous y porte et que néanmoins vous ne le pouvez
[croire] Vous voulez aller a la foi » lui fait remarquer l'apologiste un peu plus loin.
Comme le note M. Gouhier, « le refus de chercher est maintenant devenu désir de trouver »
(Commentaires, p. 285).
32. Fr. 418 - 233; 5 - 247; Il - 246: « Ordre. Après la lettre qu'on doit chercher Dieu.
faire la lettre d'ôter les obstacles qui est le discours de la Machine, de préparer la Machine,
de chercher par raison ». Il ne faudrait pas conclure de ce fragment que Pascal avait
choisi un développement linéaire pour son Apologie. La raison, en ellet, intervient presque
en même temps que la volonté, le ctcur, la grfire. C'est pourquoi la question de
l’« ordre ’ d'exposition est si importante dans les Pensées (liasse l et réflexions sur « l'ordre
du cœur »: comme nous allons le voir).
33. Voir J. Russicr, La foi selon Pascal, 1, p. 205-227.
34. Voir le chapitre » Le clair-obscur du monde », V.
550 THÉOLOGIE ET APOLOGIE
42. Serm. 67 - de verbis Domini 8, 1, n. 2. Voir aussi Serm. 128 - de verbis Domini 43,
12, n. 14; In 10h., tr. 22, n. 7.
43. Serm. 98 - de verbis Domini 44, 7, n. 7: « Forte jam illi loquor, qui jam duro sui
moris lapide premitur, qui jam urgetur consuetudinis pondere, qui jam quatriduanus putet.
Nec ipsa desperet: profundus mortuus est, sed altus est Christus. Novit clamando terrena
onera mmpere. Agant etiam tales poenitentiam ».
44. De moribus, l, 28, n. 56: « Hi mores sunt optimi, per quos nobis etiam ipsa pro
venit, ad quam omni studio rapimur, agnitio veritatis »; Conf., VIII, 1, n. 2. Sur ce point,
voir le début de ce chapitre: ’ Vérité et charité ».
45. Fr. 418 - 233: « Votre impuissance à croire vient de vos passions Travaillez donc
non pas à vous convaincre par l'augmentation des preuves de Dieu, mais par la diminution
de vos passions n.
46. Fr. 99 - 536 (souligné par nous). Cf. fr. 634 - 97: ‘ A foroe d'ouïr louer en l'enfance
ces métiers ».
47. Fr. 821- 252. Cf. fr. 419 - 89. Sur les obstacles créés par la coutume au progrès
scientifique: fr. 736 - 96. On pense a la polémique avec le Père Noël, à Descartes incapable
d'admettre l'existence du vide
552 THÉOLOGIE ET APOLOGIE
51. Fr. 821- 252. Cf. fr. 944 - 250; 364 - 249.
52. Fr. 821 - 252 (fin). Cf. fr. 2l9 - 251; 616 - 95.
53. Fr. 99 - 536. Avant même l'accès à la foi, l'exercice de l'esprit sur les problèmes
essentiels de l'homme, sur les arguments chrétiens, ouvre l'âme ct l'arrache à sa torpeur.
C'est probablement la seule façon de comprendre le fr. 7 - 248: « Lettre qui marque
l'utilité des preuves. Par la machine ». Cf. fr. 4 - 184.
54. Lettre du 5 novembre l648 à Gilbcrtc.
55. Sagesse, IX, 5: leitmotiv de l'œuvre augustinienne (In 10h., tr. 23, n. 5; De util.
jejunii, 2, n. 2) repris par Pascal au fr. l99 - 72 (première rédaction: Laf., I, 141).
S54 THÉOLOGIE ET APOLOGIB
« qui persuade par douceur, non par empire, en tyran non en roi »°.
Ici encore l'apologiste s'oppose au rationalisme, à la conviction
naïve que l'esprit seul juge de la vérité. En réalité, comme la coutume,
l'éloquence entraîne la raison. C'est un fait, dans ce monde déchu.
Il est vain de s'en scandaliser ou de prétendre vivre en pur esprit:
la neutralité n'existe pas. Quiconque n'adopte pas des habitudes
chrétiennes en subit de contraires. Et si la vérité ne se sert pas de
l'éloquence, l'homme sera séduit par les mensonges bien présentés
qui courent le monde. «Comme dit saint Augustin: Qui oserait
dire que la vérité doit demeurer désarmée contre le mensonge, et
qu'il sera permis aux ennemis de la foi d'effrayer les fidèles par des
paroles fortes, et de les réjouir par des rencontres d'esprit agréables;
mais que les catholiques ne doivent écrire qu'avec une froideur de
style qui endorme les lecteurs ?" »
Pascal recourt donc de façon tout à fait réfléchie à la rhétorique.
Plus exactement il se crée une rhétorique. On sait avec quel soin
il rédigea ses Provinciales, récrivant la dix-huitième jusqu'à treize
fois. Faut-il, en ce domaine, s'en tenir au mythe romantique d'un
Pascal aérolithe qui, sans prédécesseurs, sans lectures, se jouerait
sur les cimes de l'art ? Car l'auteur de L'art de persuader ne semble
connaître aucun des grands auteurs auprès desquels son siècle ap
prenait l'art oratoire : Aristote, Cicéron, Horace, Quintilien ‘. Parmi les
écrivains français, on ne voit guère que Montaigne dont l'exemple
lui ait été précieux ’. Mais Pascal pouvait se tourner vers un grand
a) LA RHÉTORIOUE AUGUSTINIENNE
en sujet Il cherchait le bon air ». Cf. fr. 649-65. M. Mesnard cite ce passage du
Recueil de choses diverses: « M. Pascal estimait Montaigne pour son style. Il disait qu'il
lui avait appris à écrire n (Œuvres conxplèles de Pascal, I. 891).
10. Conf., IX, 2, n. 2: « ne ulterius pucri meditantes non legem tuam, non paccm
tuam, sed insanias mendaces et bclla forensia, mercarentur ex ore meo arma furori suo ».
In Ps. 136, n. 3.
ll. Accusé par le donatiste Cresconius dc se bomer à séduire comme les sirènes, Augus
tin ouvre son Cuntre Cresconms (400) par une apologie de l'éloquence servante de la vérité
(I, c. l, n. 2 et c. 2-3).
12. 3, n. 4: « Si acutum et fervens sit ingenium, facilius adhaeret eloquentia legentibus
et audientibus éloquentes, quam eloquentiae precepta sectantibus In sermonibus atque
dictionibus eloquentium. impleta reperiunlur praecepta eloquentiae, de quibus illi ut éloque
rentur, vel cum eloquerentur, non cogitavenmt lmplent quippe illa, quia éloquentes sunt;
non adhibent, ut sint eloquentes ». lbid., n. 5: «Sine praeceptis ihetoricis novcrimus
plurimos cloquentiores plurimis qui illa didiccrunt, sine lectis vero et auditis eloquentium
disputationibus vel dictionibus. neminem ».
l). IbitL, 3, n. 4: « intcntus imbuitur ».
PRINCIPES GÉNÉRAUX 557
14. lbid., 5 et 6: « [n. 9] Sicut est enim quaedam eloquentia quae magis aetatem
juvenilem decet, est quae senilem; nec jam dicenda est eloquentia, si personae non congruat
eloqucntis: ita est quaedam, quae viros summa auctoritate dignissimos planeque divinos
decet.
[n. 10] llac illi
Possem locuti
quidem,sunt, nec ipsos
si vacaret, decetvirtutes
omnes alia, nec alios ipsa: eloquentiae
et ornamenta ipsis enim congruit
ostendere
in Litteris sacris ».
15. lbid., 8, n. 22: ‘ In omnibus sermonibus suis primitus ac maxime ut intelligantur
elaborarent ea quantum possunt perspicuitate dicendi, ut aut multum tardus sit qui non
intelligat, aut in rerum quas explicare atque ostendere volumus difficultate ac subtilitate,
non in nostra locutione sit causa quo minus tardiusve quod dicimus possit intelligi ».
16. Ihid., 9, n. 23: « si tenet auditorem discendi cupiditas, nec mentis capacitas
desit ».
17. 1bid., 10, n. 24: ’ Si enim non piguit dicerc interpretes nostros, Non congregabo
conventicula eorum de sanguinibus [Ps. 15, verset 4], quoniam senserunt ad rem pertinere,
ut eo loco pluraliter euuntiaretur hoc nomen, quod in latina lingua tantummodo singulariter
dicitur », pourquoi l'écrivain chrétien hésiterait-il à choisir ce qui est clair, même si c'est
incorrect aux yeux des grammairiens? Comme l'a montré le P. Finaert, il ne faudrait pas
conclure de la qu'Augustin ne demande pas. autant que possible, la pureté du langage
(L'évolution littéraire du S. At’tntstin, p. 19-33).
18. Ibid., ll, n. 26.
558 THÉOLOGIE ET APOLOGIE
la vie à laquelle ils savent déjà qu'ils sont appelés l’. L'orateur et
l'écrivain chrétien devront donc travailler, acquérir une technique,
mais aussi mener une vie pure, prier Dieu pour ceux à qui ils vont
s'adresser et mettre leur confiance en lui 1°.
A cette théorie des trois buts de l'éloquence Augustin lie celle
des trois styles: style simple, pour plaire dans les domaines peu
importants, modéré, pour enseigner dans les sujets déjà plus sé
rieux; élevé, dans les grands thèmes. Ces symétries artificielles ne
résistant pas à l'épreuve de la réalité, Augustin lui-même les atténue
ensuite 2‘. Puis il s'efforce de montrer que la Bible a une grande
beauté littéraire, bien qu'on n'y rencontre pas de ces éclatantes
clausules qu'il ne manque pas, lui, de composer n.
Au fond, l'impression d'ensemble qui s'impose à la lecture de
ce livre IV de La doctrine chrétienne, c'est que son auteur, bien qu'il
commence par exposer une conception très souple et libérale de l'élo
quence, se laisse entraîner peu à peu vers les « recettes». Or ce
flottement décelable dans la théorie se retrouve dans la pratique
augustinienne. La rhétorique du compatriote d'Apulée est parfois
lassante, avec ses interrogations ou exclamations trop nombreuses,
ses antithèses constantes, les «fausses fenêtres » de ses groupes
binaires ou ternaires, ses jeux sonores perpétuels, ses parallélismes
d'éléments rythmiques, etc. Et cependant on sent que toutes ces
techniques sont comme vivifiées par une spontanéitié profonde, par
une abondance naturelle qui fait penser à Péguy. Une sorte de u verve
religieuse », libre et originale, unie à une ferveur frémissante, soulève
comme la mer une flotille, tout le bric-à-brac de la rhétorique
antique, et l'emporte 23.
Devant le monument oratoire que constitue l'œuvre immense
d'Augustin, Pascal ne pouvait rester indifférent. On est toujours mar
qué par un écrivain qu'on fréquente assidûment. Mais a-t-il subi
cette influence malgré lui, ou a-t-il longuement médité la théorie
et la pratique de son maître ?
19. 1bid., 13 - H: « [n. 27] lta flectendus [auditor], ut moveatur ad agendum [n. 29]
Oportet igitur eloquentem ecclesiastictun, quando suadet aliquid quod agendum est, non
solum docere ut instruat, et delectare ut teneat, verum etiam flectere ut vincat »; l7, n. 34:
« ...ut libenter. obedienterque [orator] audiatur ».
20. lbid., l5. n. 32: ’ ut orando pro se, ac pro illis quos est allocuturus, sit orator
antequam dictor »; voir 27, n. 59-60; 30, n. 63.
21. Ibid., 17-19. Voir 23-26.
22. Ibid., 20, n. 39-44. Suivent d'autres exemples, tirés de saint Ambroise et de saint
Cyprien (21 - Z2).
23. L'expression « verve religieuse» est du P. Finaert, auteur de deux études sur
Augustin écrivain: L'évolution littéraire de saint Augustin (1939) et Saint Augustin rhéteur
(1939). Voir ll.-l. Marrou, Saint Augustin et la fin de la culture antique, 31' partie. ch. 6.
PRINCIPES GÉNÉRAUX S59
24. Ms 4333, fol. 300, cité par Lafuma (II, 135, fr. 728). Dans son édition des Œuvres
complètes (I, p. 891) M. Jean Mesnard reproduit des réflexions rapportées par Rapin:
« M. Pascal n'aimait point les réflexions que saint Augustin fait sur les nombres, ni ses
pointes, ni ses jeux de parole. Il a pu avoir quelques fausses beautés qui trouvent des
admirateurs, mais au reste, c'est le Père qui raisonne le plus juste et qui a plus d'élé
vation et d'autorité» (Recueil de choses diverses).
25. Troisième préface de Wendrock, Cologne, 15 mars 1660 (trad. Joncoux): texte cité
par Brunschvicg, VII, 69.
26. La Pensée 728 - 31 condamne Cicéron dans les mêmes termes: « Toutes les fausses
beautés que nous blâmons en Cicéron ont des admirateurs et en grand nombre » (Br. minor,
p. 331).
27. Voir les fragments réunis par Brunschvicg dans sa « section I» des Pensées.
28. Fr. 513 - 4.
29. Fr. 798 - 41.
30. Fr. 579 - 53.
31. Fr. 745 - 18 bis.
32.Fr.680-63; 649-65; 780-62.
33. Fr. 812-798. Il loue la ‘ modestie des historiens évangéliques» et leur absence
totale d'« affectation ».
560 THÉOLOGIE ET APOLOGIE
34. Fr. 309-797: «Jésus-Christ a dit les choses grandes si simplement qu'il semble
qu'il ne les a pas pensées, et si nettement néanmoins qu'on voit bien ce qu'il en pensait.
Cette clarté jointe à cette naïveté est admirable». Cf. fr. 303 - 799. ll ne s'agit nullement
de voir dans une éventuelle beauté littéraire la marque certaine de la transcendance, comme
le font les musulmans pour le Coran - l'argument est fallacieux - mais de mettre cn
lumière la simplicité et l'absence de recherche des paroles vertigineuses rapportées par
les évangélistes si ce message était purement humain, on l'aurait présenté avec
emphase Pascal adopte donc une perspective très différente de celle qu'Augustin fait
sienne à la fin de La doctrine chrétienne, IV.
35, Fr. 298 - 283. Cf. 780 - 62 et 532 - 373,
PRINCIPES GÉNÉRAUX 561
36. Comme l'écrit M. Marrou, il s'agit d'un «univers qui gravite autour d'une idée
unique, de l'idée de Dieu source de toute lumière et de toute vérité, et si unifié qu'il
est difîicile qu'à la moindre démarche de l'esprit, une idée saisie n'évoque bientôt de
proche en proche et le centre et l'édifice entier» (Saint Augustin et la fin de la culture
antique, p. 73-74).
37. Fr. 559 - 27. Cf. Du doctr. chr., 3, n. 4: « Vix ullos eorum [qui ptaecepta rhetorica
didicerunt] esse existimo, qui utrumque possint, et dicere bene, et ad hoc faciendum
praecepta illa dicendi cogitare cum dicunt. Cavendum est enim ne fugiant ex animo quae
dicenda sunt, dum attenditur ut arte dicuntur ».
38. Ibid., 3, n. 4.
562 THÉOLOGIE ET APOLOGIE
daïque sans l'esprit qui les doit vivifier 3’. L'essentiel, pour l'orateur
chrétien, consiste non pas dans un savoir brillant et extérieur, mais
dans une connaissance intime de Dieu parlant dans l'Ecriture. Une
homélie sans éloquence peut toucher, si elle est inspirée par la sagesse,
tandis qu'un sermon étranger à la sagesse, même s'il scintille de
tous les brillants de la rhétorique, sera inutile ou même nuisible.
C'est ainsi qu'un livre et un sermon, si communs qu'ils soient, apportent
bien plus de fruit à celui qui s'y applique avec plus de disposition, que
non pas l'excellence des discours plus relevés qui apportent d'ordinaire
plus de plaisir que d'instruction ; et l'on voit quelquefois que ceux qui les
écoutent comme il faut, quoique ignorants et presque stupides, sont
touchés au seul nom de Dieu et par les seules paroles qui les menacent
de l'enfer, quoique ce soit tout ce qu'ils y comprennent et qu'ils le sussent
aussi bien auparavant ‘U.
Ë. Fr. 55 - lll.
. Vie (Laf., III, 33).
Fr. 1002 (Laf.).
Vie, par Gilberte (Laf.. llI, 33).
. Fr. 515 - 48.
Ed. Cognet, p. 273. Cf. fr. 174 - 270; 779 - 88; 299 - 81 Cette pratique ne corres
pond guère au précepte de Vaugelas: ‘ La répétition des mots, a moins que d'être abso
lument nécessaire, est toujours importunen (Remarques sur la langue française, Paris, éd.
Streicher, 1934, p. 494).
564 THÉOLOGIE ET APOLOGIE
On vit qu'il forçait en quelque sorte les plus insensibles et les plus indif
férents à s'y intéresser; qu'il les remuait, qu'il les gagnait par le plaisir,
et que, sans avoir pour fin de leur donner un vain divertissement, il les
conduisait agréablement à la connaissance de la vérité 53.
S5. Fr. 7l0 - 24: » La malicc de la concupiscence se plaît à faire tout le contraire de
ce qu'on veut obtenir de nous sans nous donner du plaisir qui est la monnaie pour
laquelle nous donnons tout ce qu'on veut ».
56. Lettre du 5 nov. 1648 à Gilberte: certains « sont touches au seul nom de Dieu
ct par les seules paroles qui les menacent de l'enfer ».
57. Voir dans P. Topliss, The Rheloric o! Pascal, l'index aux mots: accumulation,
anaphore, antithèse, apostrophe. dialogue, énumération, exclamation, gradation, hyperbole.
impératifs, interjections, interrogation, ironie, maximes, répétition, etc. On pense à Augustin:
« Flectitur [auditor], si amet quod polliceris, timeat quod minaris, oderit quod arguis.
quod commendas amplectatur, quod dolendum exaggeras doleat; cum quid laetandum
praedicas gaudeat, misereatur eomm quos miserandos ante oculos dicendo constituis, fugiat
eos quos cavendos terrendn prnponis; et quidquid aliud grandi eloqucntia ficri potest ad
commovcndos animos auditorum, non quid agendum sit ut sciant, sed ut agant quod
agendum esse iam sciunt » (Dc doctr. chrisL, IV, 12, n. 27). Ibid., 4, n. 6: « Si vero qui
audiunt movcndi sunt potiusquam docendi, ut in co quod jam sciunt agendo non torpeant,
et rebus assensum, quas veras esse Iatentur, accomodent, majoribus dicendi viribus opus
est. Ibi obsecrationes et increpationes, concitationes et coercitiones, et quaecumque alla
valent ad commovendos animos sunt necessaria ».
58. Fr. 298 - 283.
59. Fr. 418 - 233. Pascal obéit ainsi aux exhortations d'Augustin à la prière pour ceux à
qui l'on s'adresse. Mais il est clair qu'il s'agit là d'une attitude élémentaire chez tout
chrétien.
566 THÉOLOGIE ET APOLOGIE
son rejet des « recettes » est total, sans appel. A la dialectique augus
tinienne entre les « recettes » et la liberté, il substitue la liberté abso
lue du créateur, il tire la conclusion rigoureuse de quelques affirma
tions de La doctrine chrétienne dont Augustin lui-nême n'avait pas
osé suivre jusqu'au bout les conséquences. Enfin, par rapport au
grand orateur africain, Pascal apparaît comme plus soucieux d'en
traîner que de plaire.
60. Fr. 858 - 840. Cf. fr. 222 - 747; 289 - 608.
61. Lettre 4 à Ch. de Roannez.
PRINCIPES GÉNÉRAUX 567
62. Fr. 559-27. Voir H.-I. Marrou. Saint Augustin et la fin de la culture antique.
p. 79-80: J. Pinaert, L'évolution littéraire de saint Augustin, ch. 7; P. Topliss, The Rhetoric
of Pascal, p. 285-288.
63. P. Claudel, Préface aux Œuvres complètes de Rimbaud (dans P, Claudel, Œuvres en
prose, Bibi. de la Pléiade, p. 519), Claudel cite encore Pascal pour faire comprendre » la
richesse et la délicatesse infinies des finales françaises, toutes les ressources d'une
pnosodie qui reposerait surtout sur la quantité et sur les rapports de timbres » (Positions
et propositions, in Ibid., p. 36).
64. Fr. 919 - 553. Ce type de reprises est fréquent chez Augustin. A défaut de l'exemple
précis: non deliciarum, sed supplicioritm, citons: «Omnes mali persequuntur bonos.
non ferm et lapidibus, sed vita et moribus Persecutionem [Lot] patiebatur, non vapu
lando, sed nmlos videndo» (Serm. 167 - de verbis AposL 24, 2, n. 2). « Non facilitate, sed
assiduitate » (In 10h., tr. 9, n. 1).
65. Fr. 928 - 499.
66. Fr. 308-792. Dans le même fragment: « Les grands génies ont leur empire n.
67. Fr. 577 - B4. M.-J. Maggioni, dans The « Pensées» of Pascal. A study in baroque
style, p. 118, a relevé certaines de ces correspondances sonores. En voici quelques-unes:
« Demière/première » (976 - 19); « fondation/continuation » (859 - 852); « faim/levain/pain n
(278 - 446) ; « réussir/périr n (209 - 599); « puissance/assurance n (47 - 172) ; « gardes/halle
bardes n (44 - 82); « Confiance/défiance n (44 - 82) ; « feindre] contraindre » (427 - 194);
« combattre/abattre » (545 - 458); ‘ sais/vais » (427 - 194) ; « sensibles/visibles n (577 - 234);
« impuissance/connaissance n (110 - 282); « vouloir et ne pouvoir ’ (110 - 282); « Nature/Ecri
turc » (466 - 428).
68. De util. credendi, 14, n. 32: « vetemosus error violenter adversans ». Le P. Fi
naert a relevé dans le livre I du Contra Academicos: vicissim virtus, fortunae flatu, conve
niat et congruat, conflatis et consentientibus, fluxa et fragilia, maxime misemm quo tibi
minime, plausus semper prosperrimus, diligenti discussione dignissima, nominat nemo.
via vitae, etc. (L'évolution littéraire de S. Augustin, p. 84). Pascal trouvait aussi maint
exemple de ce procédé chcz Montaigne.
69. Fr. 199 - 72.
568 THÉOLOGIE ET APOLOGIE
70. Conf., IV, 7, n. 12: « Itaque aestuabam, suspirabam, flebam, turbabar »; X, 27,
n. 38: « Vocasti et clamasti et rupisti surditatcm meam; coruscasti, splenduisti et fugasti
caecitatem meam: fragrasti ». Sans parler de jongleries à la manière de nos Grands
Rhétoriqueurs: « Miser enim eram et amiseram gaudium meum » (Conf, IV, S, n. 10). Le
P. Finaert cite une foule de jeux de sonorités au chapitre VI de son Evolution littéraire
de saint Augustin, p. 83-100.
71. Voir par ex. De civ. Dei, XXII, 24, n. 5. innombrables seraient les références aux
Confessions, dont la prose est sans doute la plus éclatante de toute la littérature latine.
De util. credendi, 16, n. 34: « Diei et noctis vices et constantissimum ordinem rerum
coclestium, annorum quadrifariam conversionem, decidentes redeuntesque frondes arboribus,
infinitam vim seminum, pulchritudinem lucis, colorum, sonorum, odorum. saporumque
varietates ».
72. Fr. 308 - 792.
73. Fr. 308 -792: « J.-C. a été humble, patient, saint, saint, saint à Dieu, terrible
aux démons, sans aucun péché ». Uadoration pascalienne est si intense qu'elle s'exprime
en appliquant à Jésus-Christ le Sanctus, sanctus, sanctus de la liturgie de la messe.
Chez Augustin, voir par ex.: De civ. Dei, III, 22; Conf., IV, 7, n. 12; X, 27, n. 38;
I, 4, n. 4: « Summe, optime, potentissime, omnipotentissime, misericordissime et justis
sime » (les quinze lignes de cette énumération font ressortir, ici encore, la discrétion
pascalienne). Dans certains cas, Pascal s'inspire directement d'une énumération augusti
nienne, comme dans le fr. 271 - 545: « J.-C. n'a fait autre chose qu'apprendre aux hommes
qu'ils s'aimaient eux-mêmes. qu'ils étaient esclaves, aveugles, malades, malheureux et
pécheurs; qu'il fallait qu'il les délivrât, éclairât, béatifiàt et guérit, que cela se ferait
en se haïssant soi-même et en le suivant par la misère et la mort de la croix ». Ces quelques
lignes s'inspirent du De peccat. meritis, I, 26, n. 39: « Ut vivificaret. salvos faceret.
liberaret, redimeret, illuminaret, qui prius fuissent in peccatorum morte, languoribus,
servitute, captivitate, tenebris constituti ». Le lyrisme augustinien s'exprime souvent
par la litanie: Solil., l, 1, n. 2-6. Pascal utilise la même reprise litaniquc dans la Prière
pour le bon usage des maladies, notamment au ch. 3.
74. Fr. 131 - 434, 208 - 435. De civ. Dei, III, 22; Conf, X, 28. n. 39, et l. 2. n. 2.
75. Fr. 308 - 792: « O qu'il [Archimède] a éclaté aux esprits O qu'il [J.-C.] est venu
en grande pompe et en une prodigieuse magnificence aux yeux du cœur et qui voient la
sagesse ». Conf., X, 29, n. 40.
76. Fr. 131 -434; 199 - 72. Chez Augustin, voir par exemple Conf., X. 26. n. 37; 27,
n. 38; 29, n. 40; 34, n. 52. In Ps. 136, n. 3-4, n. 10, n. 12.
77. Fr. 149 - 430. Cependant Pascal a pu s'inspirer de la Bible elle-même, où la Sagesse
prend la parole (Proverbes, Vlll, 4 - 36). Augustin a plusieurs fois utilisé la prosopopée,
PRINCIPES GÉNÉRAUX 569
Si, en tout cela, Pascal ne nous indique pas dans quelle mesure
il s'est inspiré de l'œuvre augustinienne pour l'élaboration de sa
propre rhétorique, il est un procédé, pourtant, à propos duquel il
se réfère à l'autorité de saint Augustin, c'est l'ironie. Sans les attaques
des jésuites contre les Provinciales, nous n'aurions sans doute ja
mais su que l'ironie augustinienne, si fréquente dans les ouvrages
de controverse, constituait pour Pascal un modèle. La Onzième Pro
vinciale montre en effet « que ce n'est pas une conduite contraire à
celle des Saints de rire des erreurs et des égarements des hommes:
autrement il faudrait blâmer celle des plus grands docteurs de
l'Eglise qui l'ont pratiquée, comme saint Jérôme ..., Tertullien ...,
saint Augustin contre les religieux d'Afrique, qu'il appelle les Cheve
lus ; saint Irénée ..., saint Bernard U‘. Même si Pascal a lu tous les
écrivains qu'il cite, il est évident que la source par excellence était
pour lui l'œuvre augustinienne. C'est à propos d'Augustin seulement
qu'il fait allusion à une raillerie précise. Dans son opuscule Le travail
des moines, l'évêque d'Hippone s'en prend à des religieux qui avaient
décidé, en signe d'abandon à la Providence, de ne plus travailler: ils
refusaient même de se faire couper les cheveux. Quelle admirable
conduite, ironise Augustin, que celle de ces hommes qui ne veulent
être distraits en rien de la prière! Mais alors pourquoi la cuisine
et les repas ? Ils se comparent aux oiseaux du ciel dont parle le Christ
dans le Sermon sur la Montagne [Matth., VI, 34]. Jolis oiseaux!
mais pas assez « oiseaux», hélas, puisque Dieu ne leur a pas donné
ces ailes qui leur seraient si utiles pour échapper aux paysans dont
ils volent les récoltes 7’ ! Evidemment, quand on est « oiseau s, on ne
peut supporter de se faire tondre: car, tout le monde le sait, un
oiseau plumé ne peut plus voler ‘°.
Cette pratique de l'ironie, et plus généralement de la raillerie,
Augustin et Pascal la fondent sur la charité. « Car la charité oblige
quelquefois à rire des erreurs des hommes, pour les porter eux-mêmes
à en rire et à les fuir, selon cette parole de saint Augustin: Haec tu
misericorditer irride, ut eis ridenda ac fugienda commandes. ‘l »
Rire des folies humaines « est l'effet d'une sagesse divine, selon cette
parole de saint Augustin: Les sages rient des insensés, parce qu'ils
sont sages, non pas de leur propre sagesse, mais de cette sagesse
divine qui rira de la mort des méchants M2. Mais la comédie des
opinions humaines se dénoue tragiquement, ce qui explique « qu'on
peut en rire et en pleurer à son choix: Haec tolerabilius vel ridentur,
vel flentur, dit saint Augustin »‘3. Le Christ lui-même, qui a pleuré
sur Jérusalem, a pratiqué l'ironie à l'égard de la Samaritaine ou de
Nicodème. « Saint Augustin remarque que, quand il voulut humilier
Nicodème, qui se croyait habile dans l'intelligence de la loi : Comme
il le voyait enflé d'orgueil par sa qualité de Docteur des Juifs, il
exerce et étonne sa présomption par la hauteur de ses demandes, et
l'ayant réduit à l'impuissance de répondre : Quoi ! lui dit-il, vous êtes
maître en Israël, et vous ignorez ces choses ? Ce qui est le même que
s'il eût dit : Prince superbe, reconnaissez que vous ne savez rien." s
81. Ed. Cognet, p. 310-201. Le texte cité provient du Contra Faustum, XV, 4. Pascal l'a
trouvé dans la Réponse à la lettre d'une personne de condition, 5 ll: saint Augustin a
tenu « pour une œuvre de miséricorde de se railler charitablement des choses qui sont
dignes de mépris et de risée, afin de porter les autres à en rire et à les fuir comme
méprisables et ridicules. Haec tu miserabiliter irride, ut eis irridenda et fugienda commen
des » (Œuvres, t. 27, p. 15). La souveraineté de la charité apparaît aussi dans lhâpologie:
fr. 162 - 189 :
Commencer par plaindre les incrédules, ils sont assez malheureux par leur
condition.
Il ne les faudrait injurier qu'au cas que cela servit, mais cela leur nuit.
82. Ed. Cognet, p. 197. Comme l'indique M. l'abbé Cognet, ce passage, qui n'a pas
été utilisé par Arnauld dans sa Réponse ..., provient du Serm. 93 - de verbis Domini 23, 8,
n. 11. Augustin y commente la parabole dite des vierges sages et des vierges folles (Mattlm,
XXV, 1-13). Les premières se moquent des secondes en les voyant arriver sans huile, et
les invitent à courir chez le marchand: « Non consulentium sed irridentium est ista
responsio. Quare irridentium ? Quia sapientes crant, quia sapientia erat in illis. Non enim
sapientes de suo erant: sed illa in illis erat sapientia, de qua scriptum est in quodam libro,
quae dicit contemptoribus suis, cum venerint ad mala, quae illis minata est: Et ego vestrae
perditioni superridebo [Proverbes, I, 26]». Pascal a considérablement concentré.
83. Ed. Cognet, p. 214, M. l'abbé Cognet fait remarquer que ce texte, issu du Contra
Faustum, XX, 6, n'a pas été utilisé par Amauld da»s sa Réponse... Sur cette profonde
dialectique du rire et des larmes, voir toute la liasse 12 de l'Apologie, en particulier le
fr. 159 -190: « Plaindre les athées qui cherchent, car ne sont-ils pas assez malheureux.
Invectiver contre ceux qui en font vanité ».
84. Ed. Cognet, p. 198. La référence (In 10h., tr. 12, n. 6) est donnée par Arnauld, qui
traduit le texte dans sa Réponse...: « JÉSUs-CHRisT, selon S. Augustin, touché de ce mou
vement de charité a humilié Nicodème, en cette manière, voyant que son esprit était
infecté du levain de la vanité et de l'ignorance pharisienne. Le Seigneur, dit ce grand
saint, savait bien ce qu'il faisait. Il voulait que ce Prince naquit de l'esprit. Parce qu'il
le voyait enflé d'orgueil à cause qu'il était docteur des Juifs, il rabat sa vanité, afin de le
rendre capable de renaître de l'Esprit. Il lui insulte comme à un ignorant. Il le pique et
le maltraite comme le mérite un orgueilleux; en disant: Quoi? Vous êtes maître en
Israël, et vous ignorez ces choses. Ce qui est le même que s'il eût dit: Prince superbe,
vous ne savez rien. (Tract. 12. in Joan) ». On peut se demander si le programme « Abaisser
la superbe» du fr. 234 -581 ne renvoie pas à ce commentaire augustinien: « Noverat
Dominus quid agebat. Volebat illum nasci ex spiritu Ille magisterio inflatus erat, et
alicujus momenti sibi esse videbatur, quia Doctor erat Judaeorum. Deponit ei superbiam ut
possit nasci de spiritu. Insultat tamquam indocto Exagitat superbiam hominis. Tu es
magister in Israël, et haec ignoras: tanquam diceret: Ecce nihil nosti, Princeps superbus ».
PRINcIPEs GÉNÉRAUX 571
Les premiers chapitres de cette étude ont mis dans une telle
lumière l'influence d'Augustin sur Pascal qu'il ne sera pas utile de
procéder à de longs développements pour montrer que toute la
préparation aux « preuves » s'inspire directement de l'œuvre augus
tinienne. L'insistance sur la nécessité d'une propédeutique à l'étude
des arguments provient en droite ligne des vues de l'évêque d'Hip
pone sur la souveraineté de la volonté. Il refusait lui-même de discu
ter avec des interlocuteurs dont les dispositions ne lui paraissaient
pas bonnes. Mais n'ayant pas affronté d'incroyants, il n'a pas précisé
DE UHYPOTHÈSE A LA CERTITUDE 575
1. Epist. 137 - 3, 4, n. 16. Cf. De civ. Dei, XXII, 5 ; De fide rerum quae non videntur,
3-7 ; Sern. 43 - de verbis Apost. 27, 3-5.
2. C'est en effet l'existence d'un sens spirituel de l'Ecriture qui permet à Augustin
de soutenir que la foi chrétienne remonte aux origines du monde, que Moïse, David et
Isaie croyaient en Jésus-Christ. Sur le rôle central de l'argument prophétique, voir par
ex. Contra Faustum, XIII, 14 : « Cum ergo gentilis iste his atque hujusmodi aliis testimoniis
Prophetarum de persecutione regum et populorum, de fide regum et populorum, de abo
litione idolorum, de caecitate Judaeorum, de probatione codicum ab ipsis custoditorum, de
amentia haereticorum, de excellentia sanctae Ecclesiae verorum et germanorum christia
norum, ante praedicta et nunc impleta conspiceret, quid inveniret fide dignius, quam illos
Prophetas ». La sainteté de l'Eglise fait le sujet du De moribus Ecclesiae, traduit par
Arnauld en 1644. Voir aussi De vera relig., 3-4 ; De util. credendi, 17, n. 37.
3. De catech. rudibus, 24, n. 45 : « Quemadmodum primi christiani, quia nondum ista
[praedicta] provenisse videbant, miraculis movebantur ut crederent : sic nos quia omnia
ista ita completa sunt, sicut ea in Libris legimus ... aedificamur ad fidem ».
4. Contra Acad., II, 2, n. 5 : « Titubans, properans, haesitans arripio apostolum Paulum.
Neque enim vere isti, inquam, tanta potuissent, vixissentque ita ut eos vixisse manifestum
est, si eorum Litterac atque rationes huic tanto bono adversarentur ».
5. Contra Epist. Manichaei, 4, n. 5.
580 THÉOLOGIE ET APOLOGIE
gion, toute divine dans son autorité, dans sa durée, dans sa perpé
tuité, dans sa morale, dans sa conduite, dans sa doctrine, dans ses
effets »°. Mais l'apologiste nous a laissé une liste des preuves aux
quelles il comptait recourir:
PREUVES - 1° La religion chrétienne, par son établissement, par elle-même
établie si fortement, si doucement, étant si contraire à la nature. 2° La
sainteté, la hauteur et l'humilité d'une âme chrétienne. 3° Les merveilles
de l'Ecriture sainte. 4° Jésus-Christ en particulier. 5° Les apôtres en
particulier. 6° Moïse et les prophètes en particulier. 7" Le peuple juif.
8° Les prophéties. 9° La perpétuité: nulle religion n'a la perpétuité. 10° La
doctrine, qui rend raison de tout. 11° La sainteté de cette loi. 12° Par la
conduite du monde.
Il est indubitable qu'après cela on ne doit pas refuser, en considérant
ce que c'est que la vie, et que cette religion, de suivre l'inclination de
la suivre, si elle nous vient dans le cœur; et il est certain qu'il n'y a
nul lieu de se moquer de ceux qui la suivent3.
6. Fr. 793 - 737: tout le fragment constitue un exposé des raisons de croire.
7. Fr. 482- 289. Cf. 402 - 290: « Preuves de la religion. Morale/Doctrine/Miracles/Pro
phéties/Figures ». Cette dernière liste fait penser aux arguments évoqués par Augustin dans
le Contra Faustum, XIII, 6: « Si ergo nec scripturarum auctoritatis antiquitas, nec
miraculorum potestas, nec momm sanitas, nec rationis veritas, vos asserit ; abite oonfusi,
et redite confessi, ipsum esse Christum omnium in se credentium Salvatorem: cujus nomen
et cujus Ecclesiam ita exhibent praesentia tempora, sicut praeterita nuntiarunt n.
8. Le fait est souligné par M. Gouhier, Commentaires, p. 164-165: il cite comme signe
de ce dessin les l'r. 877 - 849; 903 - 851; 859 - 852; 877 - 849; 862 - 883.
9. Fr. 335 - 706.
10. Fr. 315 - 752.
ma Umrori-iiasE A LA CERTITUDE 581
Après cela
ie répandrai mon Esprit sur toute chair.
Vos fils et vos filles prophétiseront,
vos anciens auront des songes,
vos jeunes gens des visions.
Même sur les esclaves, hommes et femmes,
en ces jours-là, je répandrai mon Espritl.
l. Joël, Ill, l-2. Cette promesse d'une inspiration directe de chaque chrétien par
Dieu est souvent citée par Pascal: fr. 131 - 434; 328 - 732; 301 - 772. Ct. 382 - 287.
582 THÉOLOGIE ET APOLOGIE
Contra Faustum. Xll, 7: ‘ [Omnia] vel de ipso [J.C.] dicta sunt vel propter ipsum n.
5. Fr. 503 - 675.
nE L'HYPOTHÈSE A LA CERTITUDE 583
6. Fr. 255 - 758. Cf. fr. 270 - 670; 502 - 571 ; 457 - S72; 338 - 724; 755 - 258; 317 - 701 ;
333 - 708; 336 - 709; 341 - 723; 329 - 734. La prophétie des semaines de Daniel, sur laquelle
s'appuie Pascal, n'est pas bien claire aux yeux d'Augustin, puisqu'il n'ose assurer formel
lement qu'elle a été accomplie lors du premier avènement du Christ, et ne s'oppose pas
nettement à ceux pour qui elle annonce la Fin de monde (EpisL 199 - 80, 7, n. 21‘). Il pré
fère cependant penser qu'elle vise la première venue: Epist. 197 - 78, n. l.
7. Contra Adimantum, l9, n. 2: ‘ lstas divitias temporales et in veteri Scriptura esse
contemptas et superius docui, et innumerabilibus locis qui legere voluerit, inveniet: Melius
est modicum justo super divit as peccatorum muItas [Ps. 36, verset 16]. Et illud: Judicia
Dei vera desiderabilia super aurum et lapidem pretiosum multum [Ps. 18, verset 10] »,
etc. Cf. De civ. Dei, XVII, 8, et XX, Z1; In Ps. 88, Il, n. 6: « Etsi quaedam sunt tecta
mysteriis: quaedam tamen sic manifesta, ut ex ipsis facillime aperiantur obscure». Pour
Pascal, voir fr. 502 - 571, 257 - 684, 269 - 692.
8. In Ps. 113, I, n. 4. Sur l'importance de saint Paul pour la révélation du sens spiri
tuel, voir fr. 270 - 670. Pascal aussi montre que les Prophètes avaient déjà levé un coin du
voile : fr. 260 - 678.
584 THÉOLOGIE ET APOLOGIE
9. Fr. 189 - 547. Cf. 198 - 693 : « Je vois plusieurs religions contraires et partant toutes
fausses, excepté une. Chacune veut être crue par sa propre autorité et menace les incré
dules. Je ne les crois donc pas là-dessus. Chacun peut dire cela. Chacun pcut se dire prophète
mais je vois la chrétienne et je trouve des prophéties, et c'est ce que chacun ne peut pas
faire ». Jésus-Christ tire « sa preuve des prophéties précédentes » (389 - 794).
10. Contra Faustum, XIII, 7 :
Constituite vobis aliquem catechizandum gentilem ... Si ... dixerimus homini
gentili, crede Christo, quia Deus est ; et responderit, Unde credo ? prolataque auc
toritate Prophetarum, eis se non credere dixerit, quod illi Hebraei sint, ipse paganus ;
ostendimus fidem Prophetarum ex iis quae ventura cecinerunt et venisse cernuntur.
Credo enim quod eum non lateret, quantas a regibus hujus saeculi persecutiones
prius pertulerit christiana religio : aut si lateret, per ipsam historiam gentium et
imperiales leges litteris memoriaeque mandatas, ei facile probaretur : quod cum
tanto ante praedictum ex propheta cognosceret dicente, Utquid fremuerunt gentes,
et populi meditati sunt inania ? Astiterunt reges terrae, et principes convenerunt in
unum adversus Dominum et adversus Christum ejus : quod non de ipso David fuisse
dictum, in eodem ipso psalmo facile apparet ... Dominus dixit ad me : Filius meus
es tu, ego hodie genui te ; postula a me, et dabo tibi gentes haereditatem tuam, et
possessionem tuam terminos terrae : quod genti Judaeorum in qua regnavit David,
non esse concessum, Christi autem nomine longe lateque omnes gentes occupante,
nemo dubitat esse completum. Credo moveretur, cum hinc et alia multa ex prophetis
audiret, quae nunc persequi longum est. Videret etiam ipsos reges terrae Christi
imperio jam salubriter subjugatos, omnesque gentes eidem servientes : et legeretur
ei de psalmo tanto ante praedictum, Adorabunt eum omnes reges terrae, orrines
gentes servient ei [Ps. 71, verset 11] : totumque psalmum ipsum, qui figurate tamquam
in Salomonem dicitur, si legere vellet, inveniret Christum vere regem pacificum ; hoc
enim Salomonis nomen interpretatur ... Illum itidem psalmum, ubi Deus unctus a
Dco dicitur, et utique Christus ipsa unctione declaratur, idemque Christus Deus
apertissime ostenditur, cum Deus unctus insinuatur [Ps. 44, verset 8] : si considerare
vellet quae ibi de Christo, quae de ipsa Ecclesia dicta sunt, quae ibi quidem pracdicta
legeret, in orbe autem terrarum impleta conspiceret ; videret quoque ipsa simulacra
gentium per Christi nomen sic perire de orbe terrarum idque ipsum a prophetis
praedictum esse disceret ...
Haec audiens de Scriptura prophetica, et cernens in universa terra, quid dicam
quemadmodum moveretur ad fidem, quando et hoc rebus ipsis probamus, cum per
prophetiam ante tempora conscriptam, et his temporibus impletam, corda fidelium
sic firmari cognoscimus.
nE UHYPOTHÈSE A LA CERTITUDE 585
tition des autres. A cela s'opposent tous les hommes, non seulement par
l'opposition naturelle de la concupiscence; mais, par-dessus tout, les rois
de la terre s'unissent pour abolir cette religion naissante, comme cela
adversus
avait été Christum).
prédit (Proph.: Quare fremuerunt gentes reges terrae
Tout ce qu'il y a de grand sur la terre s'unit, les savants, les sages, les
rois. Les uns écrivent, les autres condamnent, les autres tuent. Et nonobs
tant toutes ces oppositions, ces gens simples et sans force résistent à
toutes ces puissances et se soumettent même ces rois, ces savants, ces
sages, et ôtent l'idolâtrie de toute la terre. Et tout cela se fait par la
force qui l'avait préditll.
11. Fr. 433 - 783. Pascal a remplacé l'Ulquid de la version augustinienne par le Quare
de la vulgate: « Il savait par cœur ce Psaume 2, qui revient sans cesse dans la liturgie.
D'autre part il enrichit le texte original, en y introduisant sa théorie des ’ trois ordres »
(rois, savants, sages). Enfin, au lieu de sc bomer a dire qu'il serait trop long d'énumérer
les prophéties, il consacre de longs fragments à les exposer: 487 - 727; 486 - 682, etc. Voir
aussi fr. 323 - 773 ; 324 - 730.
12. Contra Faustum, XIII, 11. Cf. fr. 347 - 735.
13. Contra Faustum, X111, 13. Cf. fr. 329 - 734.
14. Contra Faustum, XIII, 4 et 6: repris au fr. 332 - 710. Cf. fr. 454 - 619 et 456 - 618.
15. Contra Faustum, XI11, 10. Cf. fr. 311- 640, etc. Cette précision est nécessaire, car
« (les prophéties sont sujettes à être contredites)» (593 - 760). En effet, dès qu'il les
entend exposer, le païen du Contre Fauste objecte qu'elles ont été fabriquées par les
chrétiens (XIII, 10).
16. Contra Faustum, XIII, 10: « tanta rerum evidentia circumfusus »; Ibid., 13:
« Jam credere tanta rerum antea praedictarum manifestations: compellor ». Devant tant de
lumière, si l'assentiment ne suit pas, il faut en rendre responsable In corruption de la
volonté (fr. 815 - 259).
17. Contra Faustum, XIII, 4-5, Cf. 243 - 601; 203 -595. Au contraire: « Firmitas enim
fidei in eo est, quia omnia quae evenerunt in Christo, praedicta sunt » (In Epist. 10h., tr.
2, n. 2). Cf. De fide rerum quae non vid., 3-7.
18. Fr. 243-601. Cf. 321 - 600; 209 - 599, Déjà le second Isaîe défiait ‘ les autres religions
de produire de telles marques »: fr. 204 -592. Cf. 489 - 713; 486 - 682. Notons que dans
La cité de Dieu (XX11, 6, n. 1) Augustin condamne la foi en Romulus au nom des mêmes
critères: il n'a pas été annoncé, il n'a pas réalisé de miracles.
19. Fr. 454 - 619; 456 - 618...
586 THÉOLOGIE ET APOLOGIE
20. Fr. 502 - 571. Les prophéties suffisent : fr. 594 - 576; 189 - 547 ; 198 - 693, etc. Mais
elles étaient nécessaires : fr. 335 - 706 et 502 - 571. L'expression « prophéties précédentes »
est empruntée à Augustin, qui l'utilise sans cesse : « prophetiae .. praecesserunt » (De civ.
Dei, XXII, 6, n. 1 ; voir note suivante, etc.).
21. In Joh., tr. 31, n. 5 : « Per multam seriem temporum et annorum praedicendus fuit
[Christus] ; non enim aliquid parvum venturum fuit : diu fuerat praedicendus, semper
tenendus. Quanto major judex veniebat, tanto praeconum longior series praecedebat ».
Cf. fr. 327 - 770, 499 - 792.
22. Fr. 312 - 697. « Lis les prophéties, Vois ce qui est accompli, Recueille ce qui reste
à accomplir ».
23. Epist. 137 - 3, 4, n. 16 : « Haec omnia sicut leguntur praedicta, ita cernuntur impleta,
atque ex his jam tot et tantis quae restant, expectantur implenda ». De civ. Dei, VII, 32 :
« Quae [sacramenta Veteris Testamenti ] propter aeternam vitam fidelium in Christo et
impleta credimus, et impleri cerminus, et implenda confidimus »; De civ. Dei, X, 32, n. 3 :
« Quid hac historia .. fidelius, in qua narrantur praeterita, ut futura etiam praedicantur,
quorum multa videmus impleta, ex quibus ea quae restant sine dubio speremus implemda ».
nE L'HvPorHÉsE A LA CERTITUDE 587
24. Fr. 484 - 711 ; 349 - 652; 819 - 712; 282 - 616; 594 - 576. Cf. fr. 246 - 657 (emprunté
au Contra Faustum, XXII, 70) et 350 - 623 (emprunté au De civ. Dei). Augustin a bien vu
que les prophéties connaissaient souvent une première réalisation, celle de leur contenu
charnel (victoires militaires, etc.), en attendant que s'accomplisse leur sens profond (De
civ. Dei, XVII, 2-3; cf. fr. 264 - 746); mais il ne semble pas avoir fait de la première
réalisation un argument de faveur de la seconde, sauf fugitivement (De civ. Dei, X, 32, n. 3).
25. Serm. 110 - de verbis Domini 31, 4, n. 4: ‘ Audi praedicta, vide oompleta ». Augustin
énumère comme prophéties réalisées la naissance virginale du Christ, ses miracles, sa passion,
sa résurrection, l'expansion de l'Evangile, la destruction de l'idolâtrie, la naissance des
hérésies. Cf. De civ. Dei, X, 32: « [praedicta] quorum tam multa impleta conspicimus.
ut recta pietate futura esse confidamus »; lbid., 25, et XXII, 5; Contra Faustum, XV, ll.
26. Fr. 561 -739. Cf. fr. 793 -737, où Pascal, après s'être émerveillé devant l'accom
plissement des prophéties annonçant la venue d'un Libérateur, conclut: « J'attends la mort
en paix, dans l'espérance de lui être éternellement uni » (souligné par nous).
27. Fr. 793 - 737.
28. Epist. 137 - 3, 4, n. 15: « Intellectui fides aditum aperit, infidelitas claudit. Quem
non moveat ad credendum tantus ab initio ipse rerum gestarum ordo, et ipsa connexio
temporum, praeteritis fidem de praesentibus faciens, priora posterioribus et recentioribus
antiqua conflrmans ». Suit une énumération de prophéties réalisées.
29. Fr. 339 - 738; 336 - 709; 338 - 724; 333 - 708.
30. In Ps. 150, n. 2: « Sunt qui universas omnino scripturas canonicas unum librum
vocent, quod valde mirabili et divina unitate concordent ». Pascal mentionne les ‘ Merveilles
de l'Ecriture sainte» (fr. 482 - 289) parmi les preuves sur lesquelles il comptait s'appuyer.
Signalons à ce propos que l'éd. de Louvain contenait un De mirabilibus sacrae scripturae libri
S88 THÉOLOGIE ET APOLOGIE
4. L'Église
rres, reconnu cependant comme apocryphe. Cette œuvre, véritable ancêtre des « histoires
saintes », couvre les deux Testaments. Son premier livre, Sur le Penlateuqut, rappelle la
ruine de Sodome, le rocher de Moïse, le serpent d'airain, etc. Le second. De la prophétie,
évoque la ruine de Jéricho. Elle, Elisée... Le demier concerne lc Nouveau Testament. Mais
Pascal ne semble pas avoir lu cet ouvrage assez pauvre.
3l.Fr, 268-683; 287-607; 267-680; 260-678; 274-642; 457-572; 279-690; 269
692... Voir ’ Le mystère d'Israël n et « L'avènement de la transparence».
32. Fr. 335 - 706 (souligné par nous). Cf. fr. 180 - 838: « Les prophéties accomplies sont
un miracle subsistant ». Fr. 594 - 576: « Pour préparer un miracle subsistant [Dicu] prépmc
des prophéties et l'accomplissement ».
33. Fr. 593 - 760.
l. Fr. 282 - 616; 281 - 613; 894 - 844: « Les trois marques de la religion: la perpétuité.
la bonne vie, les miracles ». Cf. 326 - 694: ’ Et ce qui couronne tout cela est la prédic
tion ’: donc « tout cela » constitue déjà un « signe »l
DE UHYPOTHÈSE A LA CERTITUDE 589
a) LA « SAINTETÉ »
2. Voir fr. 261 - 757: Jésus-Christ « ne devait venir qubbscurément et que pour être
connu de ceux qui sonderaient les Ecritures ». Fr. l7l - 696...
3. On distingue aisément ces arguments dans les Pensées: fr. 301-772, 482-289,
liasse 21.
4. Fr. 869 - 508. Pascal a développé le même thème à la fin du fr. 308 - 793: ‘ De tous
les corps et esprits on n'en saurait tirer un mouvement de vraie charité, cela est impossible,
et d'un autre ordre, sumaturel ». Cf. De perf. jusL, 18, n. 39...
590 THÉOLOGIE ET APOLOGIE
combien les actions faites sous la Loi, sont vaines, lorsque la volupté
ravage l'âme, et qu'on la veut réprimer par la crainte de la peine au lieu
de l'étouffer par l'amour de la vertu.
C'est à bon droit qu'il y a chez vous tant de personnes Hospitalières,
tant de Charitables, tant de Miséricordieuses, tant de Savantes, tant de
Chastes, tant de Saintes, et tant qui brûlent d'un si grand amour de Dieu,
qu'outre la parfaite continence qu'elles gardent exactement, et le mépris
incroyable qu'elles font du monde, elles cherchent encore, et aiment la
solitude 5.
Pour mieux affirmer qu'ils ne vivent que pour Dieu, des hommes
et des femmes innombrables renoncent aux plus doux attachements,
au mariage, à la paternité, aux amitiés. Les êtres les plus faibles
supportent le martyre. Une «force secrète » opère cette révolution
manifeste et ce défi permanent à la pesanteur humaine°. Pascal,
comme Augustin, a rencontré des saints authentiques, et il ne fait
guère de doute que cette expérience ne l'ait profondément marqué:
« Quand je prévois la fin et le couronnement de son ouvrage [à Dieu]
par les commencements qui en paraissent dans les personnes de
piété, j'entre en une vénération qui me transit de respect envers
ceux qu'il semble avoir choisis pour ses élus U.
Assurément l'Eglise est remplie de pécheurs, mais ceux-ci ne font
jamais que ressembler aux hommes ordinaires. Ce qui étonne, c'est
que certains échappent à la corruption. Aussi les hérétiques et les
païens n'ont-ils jamais raison de se détourner de l'Eglise à cause
des bassesses qui s'y commettent, même si la gangrène a gagné des
parties entières de ce corps ‘. Il y aura toujours des saints dans
l'Eglise : aux pires époques, « Dieu s'est réservé des serviteurs cachés,
comme il le dit à Elie »’.
Ces serviteurs cachés ne sont visibles qu'à ceux qui les approchent
et qui ont le cœur pur. En cela ils sont vraiment les disciples de
Jésus-Christ, qui est le prince des saints. Appliquant au Messie la
grande théorie augustinienne des voiles qui s'interposent entre la
réalité divine et les hommes déchus, Pascal souligne que Jésus-Christ
se propose dans le clair-obscur. Presque toute la liasse 18, Fonde
venir en roi, mais il y est bien venu avec l'éclat de son ordre.
Il est bien ridicule de se scandaliser de la bassesse de J.-C. comme si
cette bassesse était du même ordre duquel est la grandeur qu'il venait
faire paraître.
Qu'on considère cette grandeur-là dans sa vie, dans sa passion, dans son
obscurité, dans sa mort, dans l'élection des siens, dans leur abandon
nement, dans sa secrète résurrection et dans le reste. On 1a verra si
grande qu'on n'aura pas sujet de se scandaliser d'une bassesse qui n'y
est pas.
10. Fr. 560-552. Cf. De ver. relig., 16, n. 32: « Tota itaque vita ejus in terris, per
hominem quem suscipere dignatus est, disciplina morum fuit»; Enchin, 53: ’ Quidquid
igitur gestum est in cruce Christi, in sepultura, in resurrectione tertio die, in ascensione in
coelum, in sede ad dexteram Patris ; ita gestum est, ut his rebus configuraretur vita
christiana ». Cf. fr. 325 - 733; 793 - 737 (‘ une si divine morale n). On sait que Pascal a
rédigé un Abrégé de la vie de Jésus-Christ. Si le prologue et l'épilogue sont très personnels,
tout le corps du texte, comme l'a vu Brunschvicg, est une paraphrase de la Series vitae
Iesu Christi juxta ordinem temporum, de Jansénius, publiée en 1655 en appendice à son
Tetrateuchus, dont certains passages sont utilisés dans l'Abrégé. C'est dans Jansénius que
Pascal a rencontré tous les passages augustiniens qu'il cite: In 10h., tr. 62, n. 3 (5 194);
Serm. 235 - de Tempore 140, n. 3, De consensu evang., III, 35 (en fait 25) et Epist. 149 - 59,
3, n. 32 (5 330); In 10h., tr. 121, n. 4 (ä 336 et 337); tr. 122, n. 7 (5 339).
11. Fr. 225 - 789; 242 - 585: « Dieu étant ainsi caché toute religion qui ne dit pas que
Dieu est caché n'est point véritable». Ct. In Ps. 49, n. 6: « Ille Deus deorum, et tunc
occultus, et modo occultus, numquid semper occultus? Non plane: audi sequentia: Deus
manifeste veniet [verset 3]. Qui venit occultus, veniet manitestus. Venit occultus judicandus,
veniet manifestus judicaturus Modo non silet a monendo, silet a vindicando n.
12. Fr. 373 - 476. Cf. 433 - 783; 381 - 386; 564 - 485; 214 - 491 ; 220 - 468. Ce thème
s'inspire évidemment de la fameuse alternative de La Cité de Dieu (XIV, 28): ‘ amor sui
usque ad contemptum Dei amor Dei usque ad contemptum sui ».
13. Fr. 303 -799 et 309-797. Si cet argument se trouve esquissé dans le De doctr.
chrisL, IV, 6, n. 9, Pascal comptait lui donner un éclat incomparable, ainsi que nous en
informent Etienne Périer (Préface de l'éd. de Port-Royal, Laf., III, 137) et Filleau de la
Chaise (Discoursm, Lat, III, 111).
592 Tl-IÉOLOGIE ET APOLOGIE
notre mort par la sienne, et après avoir quitté volontairement son âme,
qu'il avait pouvoir de laisser et de reprendre, il s'est ressuscité lui-même
le troisième jour, et par sa nouvelle vie a communiqué la vie à tous
ceux qui sont renés en lui, comme Adam avait communiqué la mort à
tous ceux qui étaient nés de lui. Et enfin étant monté des Enfers au
dessus de tous les Cieux, afin qu'il remplit toutes choses, il sied à la
droite du Père d'où il viendra juger les vivants et les morts, et ramener
les Elus incorporés en lui dans le sein de Dieu, auquel il est uni et
demeure uni hypostatiquement à jamais.
Ce texte, étranger aux Pensées, jette sur elles une vive lumière.
Il explique le règne du Christ dans tant de fragments. Il rend compte
de leur caractère concret. Le Christ eût occupé dans l'ApOIogie une
place qu'il n'eût jamais eue dans une apologie écrite par Augustin.
Cela ne s'explique pas seulement par la personnalité de Pascal,
l'écrivain héritait en effet d'une tradition déjà longue: la liturgie,
saint Bernard et la dévotion médiévale au Christ, Thérèse d'Avila,
Bérulle, Condren... Par ailleurs la France a toujours vu le triomphe
du christocentrisme (Gerson raillant le jargon néantiste, Calvin et
ses disciples). Qui voudrait expliquer la souveraineté du Christ dans
l'Apologie ne saurait donc se limiter à faire état de l'apport augus
tinien sur le Médiateur.
Il n'est pas moins difficile de référer à l'œuvre augustinienne les
développements de l'Apologie sur l'Eglise corps du Christ. Pascal
est vivement frappé par la solidarité de ses membres et sa résistance
au flux du temps. Il voit dans cette permanence une preuve de
l'appartenance de cette Eglise à Celui qui véritablement est l‘. Mais
l'image du corps, la réalité de la communion des saints, le lien de
la charité, ce sont là des thèmes qui étaient devenus trop traditionnels
en 1650 pour qu'on se risque, sauf s'il était possible d'indiquer des
emprunts évidents, à entreprendre de les rapporter à Augustin lui
même. Il apparaît au contraire que, selon son habitude, Pascal n'a
presque rien conservé de la profusion d'images au moyen desquelles
l'évêque d'Hippone célèbre l'Eg1ise: vierge, fiancée, reine, montagne
éblouissante, arche du salut, aire, champ, etc. On peut rappeler
aussi qu'il n'a pas retenu les quelques textes où Augustin parle
d'une croissance organique de l'Eglise: comme lui, il insiste sur
la communion qui unit les fidèles depuis le temps d'Abe1, sur l'iden
tité de la foi entre les croyants d'autrefois et ceux d'aujourd'hui.
Si la perpétuité de l'Eglise et la solidarité de ses membres sont
vivement soulignées chez Augustin, puis chez Pascal, l'ecclésiologie
pascalienne a si largement profité de l'apport des douze siècles qui
ont suivi la mort d'Augustin et en particulier des échanges avec
Amauld et ses amis, qu'il serait hasardeux de prétendre en prendre
une vue claire sans une étude de tout l'humus où elle a pris nais
18. Liasse 26, « Morale chrétienne ‘: l'Eglise était figuré: en cela par Israël (fr. 451 - 620;
573 - 646). Cf. fr. 743 - 859 (emprunté à l’ln Ps. 104, IV, n. 4-5); 787 - 843; 454 - 619; 456 -
618 En dehors des Pensées, voir lettres du l" avril 1648, du 17 oct. 1651. Pour l'image
du corps, Comparaison des chrétiens, 5 7; Maladies, 15, etc. Outre l'image du corps, Pascal
connaît celle de l'Epouse du Christ (Quatorzième Provinciale, éd. Cognet. p. 65), de la Cité
(Ibid., p. 272). de la Mère des fidèles (Comparaison des chrétiens, 5 13). Ces quatre images
sont des plus traditionnelles.
594 THÉOLOGIE ET APOLOGIE
sance l’. Force est donc de s'en tenir à ce qui est purement augus
tinien dans l'Apologie: l'établissement de l'Eglise et sa perpétuité.
19. Voir J. Laporte, La Doctrine de Port-Royal, Paris, 1951, t. II. Augustin ne se posait
évidemment pas des problèmes comme celui de l'infaillibilité pontificale de la même manière
que Pascal. Voir aussi G. Philips, ‘ Le Christ-chef et son corps mystique » dans Augustinus
Magister, II, p. 805-815: Augustin ne se représente pas la communication de l'Esprit divin
comme une influence organique du Chef sur ses membres. Jamais, chez lui, le corps même
du Christ n'est l'instrument physico-mystique de la divinisation, comme en Orient. Les
rapports entre tête et membres sont d'exemple, de souveraineté, de solidarité. L'auteur
parle de quasi-occasionalisme: la grâce est donnée aux hommes à propos de l’Incarnation;
de théologie de l'échange: le Christ a pris l'humanité pour donner sa divinité (Epist. 140 -
120, IV, n. 10; De civ. Dei, XXI, 15, Serm. 125 - Sirm. 15, n. 5; 127 - de verbis Domini 64,
6, n. 9; 194 - de Tempore 23, n. 3; In Ps. 34, n. 21; 52, n. 6). Augustin souligne donc la
réunion des deux natures dans le Médiateur (Conf., X, 43, n. 68) et l'humilité du Christ
(Enchin, 108, n. 28). Si le Christ est la tête et l'Eglise le corps (In Ps. 148, n. 8; De agone
chrisL, 20, n. 22), le platonisme a empêché Augustin de concevoir un influx qui n'aille pas
d'esprit à esprit. Il a donc tendance à spiritualiser, à se méfier des rites. C'est ainsi qu'au
lieu de mettre en valeur la présence réelle du Christ lors de la célébration eucharistique,
il se porte d'emblée à l'effet produit: l'unité des fidèles. Il tend à voir la divinisation
s'opérer dans (plus que par) l'Eglise, à l'occasion (plutôt que par le moyen) des sacrements,
en raison des mérites du Christ (plus que par son corps). A l'inverse des Pères grees, qui
célèbrent les énergies divines dont rayonne la chair du Christ, les Africains, depuis Tertul
lien, ont mal résolu le conflit entre Eglise-société et Eglise-Esprit.
Sur ce point, l'apport de près de douze siècles a enrichi la pensée pascalienne: impor
tance des sacrements, mystique de la présence réelle (Ph. Sellier, Pascal et la liturgie,
p. l3-l4, 23-24, 36, 68-70, 104-105)... Voir le Prologue de l'Abrégé; Maladies, 5 15.
Ces deux exemples manifestent l'ampleur et la difficulté des problèmes qui se posent.
Rappelons cependant qu'ils semblent d'importance secondaire pour ce qui nous occupe
dans ce chapitre: l'Apologie.
20. De fide rerum quae non vid., 4, n. 7: « Haec quae cernitis cogitate, quae vobis non
praeterita narrantur, nec futura praenuntiantur, sed praesentia demonstrantur. An vobis
inane vel leve videtur et nullum vel parvum putatis esse miraculum divinum, quod in
nomine unius crucifixi universum genus currit humanum ? »
21. De civ. Dei, XXII, S, n. 2. Ce recours au dilemme fait penser à Pascal: fr. 322 - 802,
etc. Mais ce demier est toujours plus incisif.
22. Epist. 137 - 3, 3, n. 12: « Quod ergo ad magisterium ejus [Jesu Christi] attinct, quis
nunc extremus idiota, vel quae abjecta muliercula non credit animae immortalitatem vitamquc
post mortem futuram ? ».
_
nE lfr-tYrornlzsE A LA cEnrrrunE 595
23. In Epist. 10h., tr. 2, n. 2, etc. Ce thème revient de façon obsédante dans les écrits
anti-donatistes: Ecclesia toto orbe diffusa. Sur la ruine des idoles, De consensu Evangelis
tarum, I, 12, n. 18: « Nunc ipse Deus Israël ubique delet idola gentium »; sur la résistance
des martyrs: De civ. Dei, XVIII, 50 et XXII, 6, n. 1 (l'Eglise s'est répandue sans armes);
Serm. 4 - de diversis 44, 2. n. 2.
24. De civ. Dei, XXII, 8, n. 1: « Quisque adhuc prodigia ut credat inquirit, magnum est
ipse prodigium, qui mundo credente non credit ». De tels ballets de termes semblables sont
fréquents chez Pascal et donnent à son style une rare vigueur: « Comment se peut-il faire
que ce raisonnement se passe dans un homme raisonnable ? Ils [les incroyants placides]
servent au moins admirablement a prouver la corruption de la nature par des sentiments si
dénaturés » (fr. 427 - 194). « Sans ce mystère, le plus incompréhensible de tous, nous
sommes incompréhensibles à nous-mêmes L'homme est plus inconcevable sans ce mystère
que ce mystère n'est inconcevable à l'homme » (fr. 131- 434). « Le cœur a ses raisons
que la raison ne connaît pas » (fr. 423 - 277)...
25. Fr. 482 - 289.
26. Fr. 433 - 783 (paraphrase du Contra Faustum, XIII, 7).
27. Fr. 310 - 801 et 322 - 802. Cf. fr. 433 - 783: « ces gens simples et sans force » (sans
force humaine: savoir, prestige, social, etc.).
28.Fr. 301 - 772.
Mais il existe des martyrs dans toutes les causes ? Oui, dit Augustin, les manichéens
ont les leurs. Il faut donc « Y regarder de plus près»: à la multitude des martyrs
catholiques, à la cruauté des tortures qu'ils ont subies (Contra Faustum, V, 8) s'ajoute
la raison essentielle d'accepter leur témoignage comme vrai: la pureté de leur doctrine:
« Martyres non fecit pœna, sed causa» (Serm. 331 - de div. 100, 2, n. 2). « Unus latro
credidit, alius blasphemavit. Dominus tamquam de tribunali inter ambos judicavit Eligite
ergo martymm causas, si vultis pervenire ad martyrum palmas » (Serm. 335 - de sanctis 50,
2, n. 2). Cf. Serm. 328 - de div. 117, 4, n. 4.
29. Fr. 338 - 724 (inspiré du De vera relig., 1-3). Cf. fr. 324 - 730 (Vidolâtrie renversée),
328 - 732 (l'esprit prophétique chez les chrétiens), 282 - 616 (la conversion du monde).
30. Fr. 301-772. Cf. De civ. Dei, XVIII, 50: «Qui [Apostoli] ut frigidi timore non
essent, igne caritatis ardebant ». Comme Augustin (In Epist. 10h., tr. 1, n. 13), Pascal se
plaît à méditer sur la « petite pierre » de Daniel (II, 34), devenue une « montagne »:
fr. 485 - 722; 487 - 727 ; 329 - 734. Ainsi a Jésus-Christ, vu de peu d'hommes et caché,
s'oppose l'Eglise manifeste. C'est là un refrain augustinien: Epist. ad Cath., 16, n. 40;
Contra litt. Petiliani, II, 32, n. 74; Contra Cresconium, II, 36, n. 45: « Exstat Ecclesia
cunctis clara atque conspicua; quippe civitas quae abscondi non potest super montem
constitutam [Matth., V, 14], per quam dominatur Christus a mari usque ad mare, et a
flumine usque ad terminos orbis terrae [Ps. 71, verset 8] tamquam semen Abrahae multipli
catum sicut stellae coeli, et sicut arena maris, in quo benedicuntur omnes gentes ». Pascal
a également repris cette idée: « Il y aurait trop d'obscurité si la vérité n'avait pas de
596 THÉOLOGIE ET APOLOGIE
marques visibles. C'en est une admirable d'être toujours dans une Eglise et assemblée
visible» (fr. 758-857); mais il la nuance et l'insère dans sa théorie du clair-obscur.
Bossuet sera ici bien plus augustinien que Pascal, plus triomphant.
31. Fr. 209 - 599. Augustin développe une opposition analogue: la religion romaine s'est
répandue grâce à la force; le christianisme s'est développe’ au milieu des persécutions (De
civ. Dei, XXII, 6, n. 1).
32. Fr. 269 - 692 ; 270 - 670; 218 - 598 ; 243 - 601. C'est là un leitmotiv augustinien.
comme l'a montré le chapitre » Le mystère d'Israël ».
33. Fr.4L5-604; 284-605.
34. Fr. 338 - 724; 324 - 730; 328 - 732; 327 - 770; 301- 772; 433 - 783...
35. Fr. 310 - 801. Voir fr. 477 -769; 895 - 285: « Cette religion est telle que son seul
établissement est suffisant pour en prouver la vérité n.
36. Fr. 335 - 706.
m: UHYPOTHÈSE A LA csnnruns 597
Moysi et Christo pariter crederent, multo minus verisimile est ut orbis terrarum Moysi et
Christo pariter crcdat. Cum vero videamus omnes genres utrique credere est minmdn
et vehementius arguenda duritia Judaeorum, qui hoc non fecerunt, quod totum mundum
fecisse oonspicimus ». Cf. De moribus, I, 29, n. 60.
598 THÉOLOGIE ET APOLOGIE
42. De util. credendi, 7, n. 19: il faut » primum quaerere cuinam religioni animas
nostras purgandas instaurandasque tradamus: procul dubio a catholica Ecclesia sumendum
exordium. Plures enim jam christiani sunt ».
43. Fr. 505 - 260. Cf. 504 - 260: « lls se cachent dans la presse et appellent le nombre
à leur secours. Tumulte ».
44. Voir La Mothe Le Vayer, dialogue ’ De la divinité ’ dans Cinq autres dialogues 1630.
Les apologistes, au contraire, s'appuient sur les récits de voyage, énumèrent les philosophes
qui ont cru, etc.
45. Fr. 176 - 261. Cf. 177 - 384 et 739 - 864. L'appartenance de ces fragments a la liasse 13,
« Soumission et usage de la raison », et l'ensemble du fr. 505 - 260 prouvent que Pascal
comptait exprimer dans ce chapitre 13 son hostilité a la considération du nombre. Dans
une réflexion. largement inspirée d'Augustin, sur autorité et raison, le disciple sait prendre
nettement ses distances, quand il le faut.
nE rJaYPori-iesE A LA CERTITUDE 599
r
de découvrir et de servir la vérité. Son modèle cessait ici dêtre
Augustin pour devenir Athanase d'Alexandrie, qui presque seul avait
résisté à la marée de l'hérésie: « Saint Athanase était un homme
appelé Athanase, accusé de plusieurs crimes, condamné en tel et tel
concile pour tel ou tel crime. Tous les évêques y consentent et le
pape enfin. Que dit-on à ceux qui y résistent ? qu'ils troublent la paix,
qu'ils font schisme, etc. H‘. Dans cette admiration pour le patriarche
alexandrin, Pascal n'était pas seul: tout Port-Royal la partageait.
Le Roy de Hautefontaine avait publié en 1651 la Traduction d'un
excellent discours de S. Athanase contre ceux qui jugent de la vérité
par la seule autorité de la multitude. Avec des réflexions‘ adressées
à Dieu sur ce discours, lesquelles représentent les calamités spiri
tuelles de notre temps et le besoin qu'on a maintenant de renouveler
les plaintes de S. Athanase et d'imiter le zèle de ce père »‘3. Les
réflexions assimilent les jésuites aux ariens: ils veulent ruiner les
vérités de la grâce, reçues depuis toujours dans l'Eglise. Mais la
vérité est plus forte que la multitude et la force. L'ouvrage célèbre
l'étemité de cette vérité d'une façon analogue à celle de la Douzième
Provinciale :
Quand les diverses puissances de la terre se joindraient pour employer
ensemble toutes les promesses et toutes les menaces dont elles sont
capables, elles ne pourraient retarder un seul moment le progrès que
vous avez dessein de donner à votre doctrine. Vous vous êtes même
toujours servi des résistances qu'on lui a faites pour la répandre et pour
l'établir. Il n'y a rien de plus indépendant de la faveur et de la protection
des hommes que la victoire et le règne de la vérité. Elle subsistera par
sa propre force. Elle se répandra par sa propre vertu. Il n'y a rien de
plus invincible, de plus inébranlable, de plus immobile. Les Cieux et la
Terre passeront, mais nous sommes assurés que cette vérité doit demeu
rer et régner étemellement ‘s.
’
dAdam à la perdition et au désespoir, cela accroît l'étonnement.
Mais il peut venir un jour où la foi n'existera presque plus sur 1a
terre: la vérité ne sera plus défendue que par de rares fidèles, elle
n'en demeurera pas moins la vérité. Déjà, nous l'avons vu, Pascal
et ses amis se comparent au petit groupe des serviteurs cachés que
Dieu s'était réservé au temps du prophète Elie. Cette parenté nous
introduit à un autre argument en faveur du christianisme, la
perpétuité.
c) LA PERPÉTUITÉ
49. Fr. 281- 613. Cf. 860 - 807: » Toujours ou les hommes ont parlé du vrai Dieu, ou
le vrai Dieu a parlé aux hommes ».
50. Fr. 315 - 752, 390 - 617. Epist. 157 - 89, 3, n. 14; 187 - 57, c. 11, n. 34.
51. Fr. 281 -613; 279-690; 286-609; 269-692; 453-610; 315-752; 287-607, 289 -
608, etc. Dc catech. rudibus, 3. n. 6: « [Deus] praemisit in sanctis Patriarchis et Prophetis
quamdam partem corporis sui »; Ibid., c. 19, n. 33; De bapL contra DonaL, l, 15, n. 24;
Contra duas epist. pelag, III, 8, n. 24: « sancti omnes sive ab illo antiquo Abel usque
ad Joannem Baptistam, sive ab ipsis Apostolis usque ad hoc tempus »; De civ. Dei, XV, 5.
52. Fr. 260 - 678; 253 - 679. Mais il faut être instruit pour voir pleinement cette
perpétuité (fr. 895 - 285).
53‘ Fr. 280 - 614. Cf. 281 - 613.
DE UmiPorHèst'z A LA CERTITUDE 601
5. Les miracles
54. Fr. 285 - 867, 868 - 890. C'est aussi l'attitude d'Augustin: dans la controverse anti
pélagienne, il ne cesse de rappeler à ses adversaires la croyance de l'ancienne Eglise (Opus
imperf. Il. 104; De pecc. meritis, III, 3, n. 6; 6, n. 12). Le péché originel a toujours été
cm par tous les chrétiens, depuis Abel (Contra tluus cpist. pelug, lll, c. 8, n. 24).
55. Fr. 451 - 620; 454 - 619; 311 - 640.
56. Fr. 281 - 613; 454 - 619; 280 - 614; 817 - 615; 311 - 640; 309 - 797... Il est dans l'en
semble plus catégorique quand il traite de l'argument prophétique: « Toutes les prophéties
étant accomplies, le Messie est prouvé pour jamais » (fr. 282 - 616; cf. 339 - 738). Lorsqu'il
évoque l'attrait de l'hypothèse chrétienne, il emploie les termes: « vénérable aimable»
(fr. 12 - 187).
2. Pascal y prend en etïet à partie les jésuites: fr. 840 - 843; 858 - 840; 859 - 852, etc.
Un passage du Recueil d'Utrecht affirme que, dans une conversation avec un libertin Pascal
aurait dit, peu avant la guérison de sa nièce, « qu'il croyait les miracles nécessaires et
qu'il ne doutait point que Dieu n'en fît incessamment» (cité par J. Mesnard, dans son
édition des Œuvres complètes, t. I, p. 970-971). Mais ce genre Lfanecdote est connu: on
le retrouve dans presque toutes les vies de héros, de sages ou de saints. Il fait partie
de ces inventions hagiographiques qu'on appelle ‘ pieuses ». Pascal était beaucoup trop
« anéanti» (Sur la conversion du pécheur) devant les desseins de la Providence pour se
livrer à de telles spéculations sur l'intervention divine.
3. ’ ll avait environ trente-quatre ans quand il commença de s'y appliquer; il employa
un an entier à s'y préparer, en la manière que ses autres occupations lui permettaimt,
qui était de recueillir les différentes pensées qui lui venaient là-dessus n (Vie par sa sœur:
Laf., III, 34).
m: ifHYPofl-iksE A LA CERTITUDB 603
que Dieu les réalise à leur prière ou se sert d'eux comme intermé
diaires. Mais il faut préciser que les énergies et les lois de toute la
nature créée ne nous sont pas toutes connues: c'est pourquoi,
lorsqu'un événement se produit en vertu de lois qui nous échappent
encore, nous avons l'illusion qu'il y a miracle. Ainsi les démons et
les magiciens, plus puissants que nous, sont les auteurs de faits
déconcertants pour nous, qui sont donc des « miracles pour nous »
(miracula quoad nos) ‘.
Il existe trois façons d'excéder les possibilités de toute la nature
créée. La première, quant à la matérialité du fait (quantum ad
substantiam facti), comme de faire reculer le soleil ou de faire
passer un corps à travers un autre. La seconde, quant au sujet du
miracle (quantum ad id in quo fit), comme de ressusciter un mort,
car la nature est bien capable d'engendrer la vie, mais pas dans un
cadavre. La troisième, quant au processus (quantum ad modum et
ordinem faciendi), comme de guérir un malade en quelques secondes,
alors que sa guérison eût normalement exigé de longs mois. Ces
trois types de miracles n'ont pas tous le même éclat : les plus grands
sont les premiers, les plus petits les derniers, et cette hiérarchie
s'établit en fonction du rapport qu'entretiennent les prodiges avec
l'ordre naturel. Plus cet ordre est perturbé, plus important est le
miracle 5.
A la lumière de ces définitions, dira-t-on que la conversion d'un
incroyant constitue un miracle ? Non, répond fermement saint Tho
mas, car l'homme est naturellement capable de recevoir la grâce.
D'autre part la cause naturelle de sa conversion est Dieu: or cette
cause agit sans violenter, sans excéder les capacités naturelles de
l'âme humaine °.
Telle est la doctrine dont part Pascal, lorsqu'il élabore son ques
tionnaire: « 1. S'il faut pour qu'un effet soit miraculeux qu'il soit
au-dessus de la force des hommes, des démons, des anges et de
toute la nature créée ». L'apologiste voudrait préciser plus rigou
reusement encore que saint Thomas la définition du miracle: « S'il
ne sufiit pas qu'il soit au-dessus de la force naturelle des moyens
qu'on y emploie; ma pensée étant que tout effet est miraculeux
(lorsqu'il) surpasse la force naturelle des moyens qu'on y emploie D 7.
Pascal met le doigt sur une légère ambiguïté de la formule thomiste:
« au-dessus de toute la nature créée ». A la prendre en rigueur de
4. Summa theologiae, la pars, qu. 110, art. 4 ; IbitL, qu. 114. art. 4.
5. lbid., qu. 105, art. 8. Barcos reprend deux de ces distinctions dans sa réponse à la
première et à la troisième question de Pascal (fr. 830, n. 1).
6. Summa Theologiae, la Ilae, qu. 110, art. 10, ad 2"‘. Saint Thomas ne fait une excep
tion que pour les chemins de Damas. Son article est cité par Pascal au fr. 379 - 825: ‘ Les
miracles ne servent pas a convertir mais à condamner. 1. p. q. 113. a. 10. ad. 2 ». L'apo1o
giste explicite sa pensée dans le fr. 835 - 564; cl. 842 - 588; 291- 587... Il semble que 1e
fr. 379 - 825 signifie ceci: Dieu ne recourt pas au miracle dans l'acte de convenir, sauf dans
des cas exceptionnels (voyez saint Thomas...) Ce ne sont pas les miracles constatés par
l'incroyant qui peuvent provoquer l'acte de la conversion, mais l'intervention souveraine
de Dieu. En revanche, ces miracles extérieurs sutfisent à condamner ceux qui les rejettent.
7. Fr. 830; cf. fr. 891 - 804.
604 TI-IÉOLOGIE ET APOLOGIE
dans la multitude cela paraît si naturel, que la conduite de Dieu est cachée
sous la nature, comme en tous ses autres ouvrages 8.
8. Fr. 728 - S76. Sur le thomisme pascalien, voir encore fr. 873 - 824 (miracula quoad
nos).
9. In Joh., tr. 8, n. 1 ; tr. 9, n. 1 ; tr. 24, n. 1 ; De util. credendi 16, n. 34 : « Nam diei ct
noctis vice et constantissimum ordinem rerum caelestium, annorum quadrifariam conver
sionem, decidentes redeuntesque frondes arboribus, infinitam, vim seminum, pulchritu
dinem lucis, colorum, sonorum, odorum, saporumque varietates, da qui primum videat atque
sentiat, cum quo tamen loqui possimus ; hebescit obruiturque miraculis ». In Ps 102, n. 4 :
Dieu accomplit « inusitata prodigia ., cum sint ejus miracula quotidiana majora ».
10. In Joh., tr. 9, n. 1 ; Serm. 126 - 32 inter homilias, 3, n. 4.
11. De civ. Dei, X, 12: « Omni miraculo quod fit per hominem, majus miraculum est
homo ». Serm. 126 - 32 inter homilias, 3, n. 4 : « Videt homo insolita et miratur : unde est
ipse homo qui miratur ? Ubi erat ? Unde processit ? Unde forma corporis ? Unde membrorum
dstinctio ? Unde habitus iste speciosus ? De quibus primordiis ? De quam contemptibilibus ?
Et miratur alia, cum sit ipse mirator magnum miraculum » ; De civ. Dei, XXI, 8, n. 3.
12. Serm. 126 - 32 inter homilias, 3, n. 4 ; In Ps. 102, n. 4; In Joh., tr. 9, n. 1.
13. Fr. 199 - 72 ; 200 - 347 ; 882 - 222 ; 227 - 223
14. « Quid autem non mirum facit Deus in omnibus creaturae motibus, nisi consuetudine
quotidiana viluissent ?» (Epist. 137 - 3, 3, n. 10). In Joh., tr. 9, n. 1 : « Ipse est enim Deus
qui per universam creaturam quotidiana miracula facit, quae hominibus non facilitate, sed
assiduitate viluerunt ». Serm. 126 - 32 inter homilias, 3, n. 4
606 THÉOLOGIE ET APOLOGIE
modo non fiunt? Quia non moverent, nisi mira essent; at, si solita essent, mira non
essent ». Voir encore De vera relig., 16, n. 31; 25, n. 47: « Cum enim Ecclesia catholica
per totum orbem difiusa atque fundata sit, nec miracula illa in nostra tempora durare
perrnissa sunt, ne animus semper visibilia quaereret, et eorum consuetudine irigesceret
genus humanum »; De calech. rudibus, 24, n. 46.
20. Serm. 88 - de verbis Domini 18, 3, n. 3. Sur cette évolution d'Augustin, nous repre
nons largement les conclusions d'une brève étude de G. Bardy: ‘ Les miracles contemporains
dans l'apologétique de saint Augustin v, dans La Cité de Dieu, éd. de la Bibl. AugusL, t. 37,
n. 54, p. 825-831.
21. Fr. 903 - 851.
22. Fr. 846 - 808.
23. Fr. 841- 829. Cf. 840 - 843; 184 - 811: « On n'aurait point péché en ne croyant pas
J.-C. sans les miracles ».
24. Fr. 282 - 616.
25. Fr. 859 - 852.
608 THÉOLOGIE ET APOLOGIE
26. Il est à remarquer qu'Augustin n'avait pas changé d'opinion en 386, lorsqu'Ambroise
de Milan découvrit les corps des martyrs Gervais et Protais et qu'un aveugle retrouva la
vue par l'attouchement de ces reliques (Conf., IX, 7, n. 16 et De civ. Dei, XXII, 8, n. 2).
Il n'avait pas été davantage ébranlé par la guérison étrange d'une fistule lacrymale qu'il
avait vue à Carthage en 388 (Ibid., n. 3).
27. De civ. Dei, XVIII, 46 : « Qui [Christus] ut in se commendaret Deum miracula
multa fecit »; ibid., XXII, 5 et 8, etc.
28. Fr. 844 - 837, résumé du De civ. Dei, X, 16, n. 1 : « Respondeant homines, si ullus
naturae suae sensus, quo rationales creati sunt, ex aliqua parte vivit in eis : respondeant,
inquam, eisne sacrificandum sit diis vel angelis qui sibi sacrificari jubent, an illi uni, cui
jubent hi qui et sibi et istis prohibent ? Si nec illi nec isti ulla miracula facerent, sed
tantum praeciperent, alii quidem ut sibi sacrificaretur, alii vero id vetarent, sed uni tantum
juberent Deo ; satis deberet pietas ipsa discernere quid horum de fastu superbiae, quid
de vera religione descenderet. Plus etiam dicam : si tantum hi mirabilibus factis humanas
permoverent mentes, qui sacrificia sibi expetunt, illi autem qui hoc prohibent, et uni
tantum Deo sacrificari jubent, nequaquam ista visibilia miracula facere dignarentur ; pro
fecto non sensu corporis, sed ratione mentis praeponenda eorum esset auctoritas » ; Ibid.,
n. 2. Augustin en appelle au témoignage des platoniciens, qui ont par eux-mêmes découvert
la nécessité d'aimer un Dieu unique (Ibid., 13 et 16). Donc seuls doivent être crus les
miracles qui conduisent à l'amour de ce Dieu : Ibid., 13. Cf. fr. 854 - 839: « Ceux qui ne
nient ni Dieu ni Jésus-Christ ne font point de miracles qui ne soient sûrs » ; 833 - 487 :
« Toute religion est fausse qui dans sa foi n'adore pas un Dieu comme principe de toutes
choses et qui dans sa morale n'aime pas un seul Dieu comme objet de toutes choses » (dans
la section sur les miracles).
29. De civ. Dei, X, 16, n. 1 : « Cum vero Deus id egerit ad commendanda eloquia veritatis
suae, ut per istos immortales nuntios, non sui fastum, sed majestatem illius praedicantes,
faceret majora, certiora, clariora miracula, ne infirmis piis illi qui sacrificia sibi expetunt,
falsam religionem facilius persuaderent, eo quod sensibus eorum quaedam stupenda mons
trarent ; quem tandem ita desipere libeat, ut non vera eligat quae sectetur, ubi et ampliora
invenit quae miretur ». C'est à partir de ces affirmations que Pascal a pu écrire : « Les
miracles et la vérité sont nécessaires à cause qu'il faut convaincre l'homme entier en
corps et en âme » (fr. 848 - 806).
ma UHYPOTHÈSE A LA CERTITUDE 609
30. Fr. 878 - 846. Uapologiste, se souvenant de la définition thomiste, appelle « faux
miracles » les prodiges des magiciens, alors qu'Augustin disait tout simplement « miracles ».
Il est curieux de constater que ce fragment reproduit la présentation par objections des
articles de la Somme de théologie. Cf. aussi fr. 903 - Bai (fin).
31. De civ. Dei, X, 16, n. 2. Après une énumération de prodiges païens, Augustin conclut:
« Haec ergo atque alia hujusmodi nequaquam illis quae in populo Dei facta iegimus, virtute
ac magnitudine conferenda sunt ».
32. Fr. 856 - 828.
33. In Joh., tr. 13, n. 17: « Teneamus ergo unitatem, fratres mei: praeter unitatem, et
qui facit miracula nihil est ». Epist. ad cath., 19, n. 50: « Quaecumque talia [miracula] in
Catholica fiunt ideo sunt approbanda, quia in Catholica fiunt; non ideo ipsa manifestatur
Catholica, quia haec in ea fiunt ». La doctrine juge les miracles: « Aux hérétiques les
miracles seraient inutiles » (fr. 901- 841).
34. Fr. 878-846, repris dans le fr. 903-851: « Un miracle parmi les schismatiques
n'est pas tant à craindre ».
35. Fr. 892 - 822. « Abraham, Gédéon » (cités encore au fr. 903 - 851) constituent des
figures privilégiées de l'universalité de l'Eglise. Sans doute Gédéon est-il de ces « figures
claires et démonstratives » (fr. 217 - 650) capables de frapper tout esprit non prévenu. Dans
l'Epist. ad Cath., 5, n. 10, et 6, n. ll, Augustin insiste sur ces deux personnages. Gédéon
avait sondé à deux reprises les intentions de Dieu: une nuit, il avait disposé une toison
sur une aire sèche, en demandant à Dieu que la toison seule fût humide de rosée, et Dieu
répondit à son vœu (c'était là une figure d'Israël comblé par la rosée de la grâce au milieu
de la sécheresse du monde). La nuit suivante, Gédéon émit le souhait inverse, et à l'aurore
la toison était sèche, et toute l'aire humide de rosée: ainsi s'annonçait le rejet d'Israël
jadis comblé de faveurs, et le don de la grâce a toute la terre (Juges, VI, 36-40). « Erat
autem apud illum populum hoc munus m vellere, hoc est in velamine et quasi nube secreti,
quia nondum fuerat revclatum. Nunc autem videmus orbem terrarum jam revelato rore
saginari per evangelium domini nostri Jesu Christi, quod tunc in illo tegmine figurabatur,
illam vero gentem amisso sacerdotio quod habebat, quia in scripturis non intellegit Chris
610 THÉOLOGIB ET APOLOGIE
tum, tamquam in sicco vellere remansisse » (c. 5, n. 10). Les promesses à Abraham
(Genèse, XXII, 16-18) sont rappelées tout au long du c. 6, n. 11 (Pascal les évoque au
fr. 221-774). Et Augustin s'écrie: « An Judaeorum nobiscum perversitate contenditis, ut
dicatis in solo populo nato ex carne Abrahae intelligendum semen Abrahae ? :
36. Epist. ad cath., 19, n. 49. Que les apologistes du donatisme n'aillent pas défendre
leur doctrine en disant: « Verum est, quia hoc ego dico aut quia hoc dixit ille collega
meus aut ideo verum est, quia et illa et illa mirabilia fecit Donatus vel Pontius vel
quilibet alius Removeantur ista vel figmenta mendacium hominum vel portenta fallacium
spirituum ». Pascal, peut-être en raison de ses lectures sur le donatisme, opte pour la
première solution: il s'agit de mensonges.
37. Ce passage est inspiré, nous venons de le voir, de l'Epist. ad Cath., 13, n. 13. « Vrais
adorateurs » est une expression de Saint Jean, IV, 23 (fr. 249 - 681): « Les vrais adorateurs
adoreront le Père en esprit et en vérité ». Pascal l'a mise en rapport avec les sept mille du
temps d'Elie, à la fin de la Lettre 3 à Ch. de Roannez: « Je vois bien que Dieu s'est
réservé des serviteurs cachés, comme il le dit à Elle. Je le prie que nous en soyons bien
et comme il faut, en esprit et en vérité et sincèrement ». Cf. fr. 903 - 851: « Si le refroi
dissement de la charité laisse l'Eglise presque sans vrais adorateurs, les miracles en
exciteront ».
38. Epist. ad Cath., 16, n. 40: « Qui cum primo tecum essent, extra colligere voluemnt,
non tuum gregem, sed suos greges, nec audierunt quod Petro dixisti, Pasce oves meas
[Jean, XXI, 17], non tuas ». Pascal a repris ce passage dans le fr. 67 - 879, où il l'amal
game à une réflexion de Montaigne (Essais, III, 6: éd. Villey, p. 903): « Pasce oves meas.
non tuas ». Cette image des’ brebis du Christ apparaît a plusieurs reprises dans l'Epist. ad
Cath. (ll, n. 28; 12, n. 32; 25, n. 72) comme dans les fragments sur les miracles: fr. 834 -
826.
39. Gal., l, 8. Augustin utilise évidemment ce texte: Epist. ad Cath., 12, n. 32; 24,
n. 71; ll, n. 28: « Nec catholicis episcopis consentiendum est, sicubi forte falluntur, ut
contra canonicas Dei scripturas aliquid sentiant ». Pascal a la même fermeté: « Le pape
serait-il déshonore pour tenir de Dieu et de la tradition ses lumières, et n'est-ce pas le
déshonorer de le séparer de cette sainte union, etc. » (fr. 867 - 875). Il existe un Evangilc
désormais immuable, défendu par S. Paul et S. Augustin: si le Pape s'y oppose, il faut
donc en appeler au Concile et à Dieu (fr. 868 - 890; 604 - 871; 726 - 876; 916 - 91)). Le
verset paulinien: « Si un ange du ciel» apparaît dans les fr. 878 - 846 et 840 - 843.
40. Epist. ad Cath., ll, n. 28: « Praemunire voluit aures nostras adversus eos, quos
procedentibus temporibus exsurrectoros esse praedixerat, et dicturos: Ecce hic est Christus,
nE UHYPOTHÈSE A LA CERTITUDB 611
ecce illic [Matth., XXIV, 23]. Quibus ne crederemus admonuit. Nec ulla excusatio est, si
crediderimus contra vocem Pastoris, tam claram, tam apertam, tam manifestam, ut nemo
vel obtusus et tardus corde possit dicere: Non intellexi ». Ibid., 19, n. 49: « Aut enim non
sunt vera quae dicuntur, aut, si haereticomm aliqua mira facta sunt, magis cavere debemus,
quod, cum dixisset Dominus quosdam futuros esse fallaces, qui nonnulla signa faciendo
etiam electos, si fieri posset, fallerent, adjecit vehementer commendans et ait: Ecce praedixi
vobis [Matth., XXIV, 25]. Unde et Apostolus admonens: Spiritus autem, inquit, manifeste
dicit quia in novissimis temporibus recedent quidam a fide, intendentes spiritibus seducto
ribus, doctrinis daemoniorum [1 Tim., IV, 1] ». Chez Pascal, fr. 851 - 842: « Ecce praedixi
vobis »; 834 - 826: « J .-C. a prédit l’Antéchrist et défendu de le suivre »; 856 -
41. On peut se demander si ce n'est pas l'Epist. ad cath. qui a attiré son attention sur
les deux textes bibliques suivants. Au fr. 330 - 725 est cité Isaïe, XIX, 19: « Un autel en
Egypte au vrai Dieu» (Epist. ad Cath., 16, n. 41). Au fr. 171- 696, on lit: « Susceperunt
verbum cum omni aviditate [quotidie] scrutantes Scripturas si [haec] ita se haberent»
(Actes, XVII, 11: entre crochets, ce que Pascal a omis du texte de la Vulgate). Il s'agit
des Juifs de Bérée qui, écoutant la prédication de saint Paul, se plongent dans la Bible
pour vérifier si le Messie qu'il proclame est celui qui était annoncé. Or Augustin rappelle
ce verset aux donatistes: « Haec [impleta] sunt causae nostrae documenta, haec fundamenta,
haec firmamenta. Legimus in Actibus Apostolorum dictum de quibusdam credentibus, quod
quotidie scrutarentur Scripturas, an haec ita se haberent ». Fondement de la foi: cela
explique la présence de ce texte dans la liasse 13, « Soumission et usage de la raison ».
42. Fr. 834 - 839 (fin); 902 - 841.
43. Fr. 832 - 803: « Ils ne sont pas inutiles, et sont au contraire fondement »; 834 - 826:
« Fondement de la religion Dieu parle-t-il contre les miracles, contre les fondements de
la foi qu'on a en lui »; 859 - 852: « Les miracles sont plus importants que vous ne pensez ».
Les hérétiques nient la réalité des miracles: « L'Eglise est sans preuve s'ils ont raison»
(fr. 872 - 813).
44. Fr. 856 - 828; 832 - 803; 857 - 819. Il a en particulier accumulé des notes sur Saint
Jean: 834 - 826; 840 - 843; 846 - 808; 851- 842; 855 - 834. Rien ne permet de penser que
Pascal s'est inspiré ici des Tractatus in Johannem.
612 THÉOLOGIE ET APOLOGIE
Les miracles ne sont plus nécessaires à cause qu'on en a déjà, mais quand
on n'écoute plus la tradition, quand on ne propose plus que le pape,
quand on l'a surpris, et qu'ainsi ayant exclu la vraie source de la vérité
qui est la tradition, et ayant prévenu le pape qui en est le dépositaire,
la vérité n'a plus de liberté de paraître, alors les hommes ne parlent
plus de la vérité. La vérité doit parler elle-même aux hommes. C'est ce
qui arriva au temps d'Arius.
Miracles, sous Dioclétien
et sous Arius 47.
45. De civ. Dei, XXII, 8, n. 2; Epist. ad Cath., 19, n. 50, où il souligne au contraire
que les miracles comme ceux de Milan ne nous assurent nullement que nous sommes dans
la véritable Eglise. De tels faits ne doivent être reconnus comme venant de Dieu que parce
que nous les voyons se produire dans une Eglise dont nous savions déjà qu'elle est la
vraie. Comment? Par la réalisation des prophéties.
46. Conf.. IX, 7, n. 16.
47. Fr. 865 - 832. Cf. fr. 840 - 843: ’ S'il y avait division en l'Eglise et que les Ariens
par exemple, qui se disaient fondés en l'Ecriture comme les catholiques, eussent fait des
miracles, et non les catholiques, on eût été induit en erreur ». Malgré l'opinion d'Havet.
cité par lafuma (Il, 164), il ne s'agit certainement pas, dans le tr. 865 - 832, des miracles
de Milan, qui sont de 386. Dioclétien avait abdique en 305; Arius était mort en 336.
48. Fr. 878 - 846.
DE UHYPOTHÈSE A LA CERTITUDE 613
nuage Fr. 894 - 844. Cf. fr. 870 - 845; 858 - 840; 872 - 813.
Fr. 800 - 831 : « Les 5 propositions étaient équivoques, elles ne le sont plus ».
. Fr. 840 - 843.
. Fr. 841 - 829.
.In Ps. 88, II, n. 5.
614 THÉOLOGIE ET APOLOGIE
54. De civ. Dei, XXII, 7: « Resurrectionem carnis Christi atque in caelum ascensionen,
tamquam id quod fieri non potest, mens humana ferre non posset eludensque ab auribus
cordibusque respueret, nisi eam fieri potuisse atque factam esse divinitas ipsius veritatis
vel divinitatis veritas et contestantia miraculorum signa monstrarent ; ut terrentibus et
contradicentibus tam multis tamque magnis persecutionibus, praecedens in Christo, deinde
ad novum saeculum in caeteris secutura resurrectio atque immortalitas carnis et fidelissime
crederetur, et praedicaretur intrepide, et per orbem terrae pullulatura fecundius cum mar
tyrum sanguine sereretur. Legebantur enim praeconia praecedentia prophetartum, concurrebant
ostenta virtutum, et persuadebatur veritas nova consuetudini, non contraria rationi, donec
orbis terrae, qui persequebatur furore, sequeretur fide ». In Joh., tr. 49, n. 1 : « Oportebat
ut modo aliqua faceret, quibus datis velut suae virtutis indiciis, credamus in eum, et ad
illam resurrectionem praeparemur, quae erit ad vitam, non ad judicium ».
55. Fr. 169 - 812 ; cf. 848 - 806.
56. Fr. 188 - 267, etc. De civ. Dei, XXI, 5.
57. Fr. 882 - 222. C'est une paraphrase du De Trinitate, III, 6, n. 11 : « Quis reddidit
cadaveribus animas suas, cum resurgerent mortui [Ezech., XXXVII, 8], nisi qui animat
carnes in uterum matris, ut oriantur morituri ? Sed cum fiunt illa continuato quasi quodam
fluvio labentium manantiumque rerum, et ex occulto in promptum, atque ex prompto in
occultum, usitato itinere transeuntium, naturalia dicuntur ; cum vero admonendis hominibus
inusitata mutabilitate ingeruntur magnalia nominantur ». Il n'est pas surprenant que Pascal
se soit reporté à ce livre du De Trinitate, où il est longuement question du miracle. Voir
aussi le fr. 227 - 223,
uE tjuvrorHiasE A LA CERTITUDE 615
58. Essais, II, 30: éd. Villey, p. 713. Fr. 506 - 90. Sur les raisons séminales: E. Portalié,
art. « Augustin» du D.T.C., col. 2549-2355. F.-J. Thonnard, « Le miracle dans la théologie
augustinienne » dans La cité de Dieu, éd. de la Bibl. augusL, t. 37, p. 798-801, n. 40 et
p. 840-842, n. 61. F.-J. Thonnard cite De Gen. ad litt., V1, 13, n. 24: « Nec ista, cum fiunt,
contra naturam fiunt, nisi nobis quibus aliter naturae cursus innotuit; non autem Deo cui
hoc est natura quod fecerit ». Certaines de ces raisons séminales nous sont inconnues. Dès
lors: ’ Pourquoi une vierge ne peut-elle enfanter? » (fr. 822 - 222).
59. Epist. 137 - 3, 4, n. 14: le passage souligné est cité en latin par Pascal au fr. 810 -
193: « Quid fiel hominibus qui minima contemnunt majora non credunt ». Le texte augus
tinien est: » Quid ergo fiat ».
60. Serm. 242 - de Tempore 147; 243 - de diversis 6; 277 - de diversis 102; De civ. Dei,
XXII, 12-20. On peut se torturer sans fin sur l'âge, le sexe ou la coupe de cheveux des
corps glorieux. Pascal voyait là, sans aucun doute, des questions aussi « fantasques » que
celles des casuistes.
616 THÉOLOGIE ET APOLOGIE
61. Fr. 835 - 564 : « Les miracles mêmes ne sont pas de telle nature qu'on puisse
dire qu'ils sont absolument convaincants ‘ (souligné par nous); fr. 878 - 846 : ‘ Les
miracles sont un éclair ».
62. Fr. 854 - 839. Cf. 902 - 841.
63. Fr. 859 - 852.
64. Fr. 855 - 834.
65. Fr. 834 - 826.
CONCLUSION 617
les miracles profitent, car on ne les voit pas si on n'en profite pas »*.
L'intensité même de la perception spirituelle et la pureté du cœur
se fortifient constamment l'une l'autre.
Cet accord profond avec saint Augustin sur tant d'aspects du
miracle permet de dégager la fonction des emprunts au thomisme.
Pascal a constaté que la définition du miracle n'est pas précise chez
Augustin : tout ce qui étonne un peu est appelé miracle. Saint Thomas
a aidé l'apologiste à mettre de l'ordre dans ce kaléidoscope de pro
diges plus ou moins réels : c'est déjà beaucoup, mais c'est tout. En
effet les matériaux de la théologie pascalienne proviennent soit de
l'œuvre augustinienne, soit directement de l'Ecriture. Mais la part
d'Augustin est considérable : rôle des miracles du Christ et des
apôtres, discernement des miracles actuels, miracles et résurrection
future, miracles fulgurants et merveilles cosmiques, rôle du cœur
dans la perception des miracles, tout cela est commun au maître et
au disciple. Une fois de plus, nous vérifions que Pascal pratique
l'imitation la plus originale.
- r
leur est parabole. Leur œuvre théologique fait d'eux des figures de
proue de la littérature.
En quelques décennies, de 1580 à 1670, deux œuvres françaises
ont paru, dont chacune exprime avec une rare perfection une vision
du monde plusieurs fois séculaire. Les Essais sont gorgés du suc
des sagesses antiques, Montaigne est le plus grand des sages antiques.
Les Pensées font étinceler le christianisme augustinien, qui a régné
sur presque toute l'Europe du v‘ au xvn‘ siècle, a commencé de
décliner, très lentement, au moment même où meurt Pascal, mais n'a
pourtant cessé depuis lors d'attirer et de marquer bien des esprits.
La fortune des Essais ou des Pensées prouve qu'aucune génération
ne s'y est trompée: ces deux ouvrages ne sauraient être de ceux qui
subissent de véritables éclipses. L'œuvre pascalienne, outre qu'elle
manifeste un point de vue particulièrement précieux sur les Essais,
révèle aux esprits modemes l'une des plus puissantes synthèses
qui aient été proposées de ce qui peut être entrevu de l'homme, du
monde et de Dieu. Cette vision du monde est d'une telle importance
historique, elle a imprégné si profondément et si longtemps les men
talités ou les consciences que sa connaissance projette sur d'innom
brables pages de notre littérature la plus vive lumière.
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ŒUVRES DE SAINT AUGUSTIN
r
Tableau extrait de: Saint Augustin et laugustinisme, et
reproduit avec l'aimable autorisation de M. H.-I. MARROU
et de Mlle A.-M. LA BONNARDIÈRE.
l..a magnifique édition de Louvain, utilisée par Pascal, n'est plis guère
consultée aujourd'hui.
Pour beaucoup d'œuvres augustiniennes il faut encore utiliser l'édition des
BÊNÉDICrINS DE SAINT-MAUR: on trouve facilement dans les bibliothèques, à défaut
des magnifiques in-folios du xvn‘ ou du XvIn’ siècle (il y a eu plusieurs réimpres
sions), les reproductions qu'en ont données les grands entrepreneurs de librairie
du xIx‘:
GAUME, Paris 1836-1838, ll tomes (belle présentation).
CAILLAU, Paris (Parent-Desbarres) 1836-1840, 41 volumes de sa Collectio selecta
SS. Ecclesiae Patrum.
MIcNE, Paris (aujourd'hui Brepols), 1841-1842, 15 tomes de sa fameuse PArno
mcrE LATINE (la plus répandue, et c'est dommage: le texte est souvent infidèle,
soit par accident, soit par suite de corrections arbitraires, dictées par un naïf
anti-jansénisme).
La moitié environ de l'œuvre augustinienne est maintenant accessible dans
les éditions critiques du CORPUS SCRIPTORUM ECCLBSIASTICORUM LATINoRuu de
l'Aca.démie de Vienne: toutes n'ont pas réalisé sur l'édition bénédictine le progrès
qu'on pouvait attendre des méthodes de la philologie moderne; nous signalerons
en note quelques éditions d'œuvres isolées qui méritent d'être retenues ou
préférées.
Enfin le courus CHRISTIANORUM, SERIBS LATINA, Turnhout (Brepols), a déjà
sorti quelques-uns des t. 27-59 prévus pour l'œuvre de saint Augustin.
Seule de toutes les grandes nations, la France possède deux traductions
intégrales de saint Augustin:
PoUJoULAr et RAULx, Bar-le-Duc 1864-1873, 17 volumes;
PERoNNE, EcALLE, VINCENT, CHARPENTIER et BARREAU, Paris (Vivès) 1869-1878.
34 tomes (reproduit en bas de page le texte latin des Mauristes).
Une troisième est en cours de publication depuis 1936 chez Desclée De
Brouwer: BIBLIOTHÈQUE AUGUSTINrENNE, sous la direction de F. Cayré, puis A. de
Veer (petits volumes reliés, format de poche, avec le texte latin en regard,
introduction et commentaires développés). Il existe beaucoup de traductions
d'œuvres particulières: nous mentionnerons seulement les plus notablesl.
Le tableau ci-après donne pour chaque œuvre la date 2, telle qu'elle nous
paraît résulter des recherches les plus récentes (certaines inédites), le titre, la
tomaison - non la pagination, facile à retrouver - [de l'édition de Louvain], des
3. Préférer l'éd. Domukr‘ - KALI, coll. Teubner, 1928-29, heureusement reproduite par
1e CC 47-48 et la BA 33-37. La meilleure traduction française reste celle de P. LOMBERT (1675).
4. A l'édition P. m‘: L/mmouz, co11. « Budé - (1925; I‘ 1950; n». 1947). préférer celle 4°
M. SKUTELLA, coll. Teubner (1934), reproduite par BA 13-14. Traductions: R. ÀRNAULD
tfmmrux (1649), Ph. Goxmun Du BOis (1686), Dom J. MARTrN (1741), P. ne LABRrOLLB (1925,
Budé), J. Tmnuœt) (1937, Gal-nier), G. CaM»es (1942, Lzthiellexxx), L. de MoNnnnou (1947,
rééd. livre de poche, Hachette).
S. Bd. Ch. BOYER, Rome, 1932; trad. A. ARNAULD (1644).
6. Trad. P. DB 14311t0112, Choix d'écrits spirituels de saint Augustin (1932, Gabalda).
7. Ed. H. VocELs, Florilegium Patristicum, n° 24 (1930); CC 32; trad. G. COLLETEl‘ (1636),
Ph. Gonuun Du BOis (1701).
8. Trad. A. ÀRNAUU) (1676).
9. CC 38-40; trad. A. ARNAULD (1683): choix G. Hum-mu (1947).
10. Ed. O. SCHEEL1 (1930), A. Stzoo, La Haye (Daamen), 1947; trad. A. ÀRNAULD (1648).
DATE TITRE LoUVAIN MAUR PL CSEL PEV BA
11. Trad. Ph. G. DU Bois (1684), M. PoUJoULAT (1858). Ajouter la belle Lettre-préface à la
Cité de Dieu publ. par C. LAMBor, Revue bénédictine, 1939.
12. Ed. M. Mc DoNALD, Patristic Studies, no 84 (1950).
13. Trad. anon. (1683), R. ANGEVIN (1699), F. DE VILLENEUVE (1738).
14. Trad. F. DE VILLENEUVE (1738).
15. Trad. Ph. G. DU BoIs (1701).
16. Trad. A. ARNAULD (1644), Ph. G. DU Bois (1690).
17. Trad. J. P. CAMUs (1633).
18. Trad. Ph. G. Du Bois (1701).
19. Trad. A. ARNAULD (1676).
Dam TrmE LoUvAm MAUR PL CSEL PEV BA
Academicos (contra) :
III, 11-12, n. 24-28. Fr. 110 - 282.
III, 17, n. 38. Fr. 520 - 375.
Adimantum (contra):
c. 26. Ecr. gr., XI, 185-186.
Bonifaciun (ad) : voir Epistulas Pelagianorum
(contra).
Catechizandis rudibus (de) :
c. 26, n. 50. Fr. 270 - 670.
Confessiones :
I, 1, n. 1. Sur la conversion du pécheur.
Fr. 399 - 438.
Fr. 400 - 427.
Fr. 477 - 406.
Maladies, § 6.
III, 2, n. 3. Fr. 657 - 452.
VI, 1, n. 1. Fr. 400 - 427.
X, 27, n. 38. Sur la conversion du pécheur.
X, 31, n. 44. 4º Prov. (p. 65).
Consensu Evangelistarum (de) :
III, 25, n. 72. Abrégé..., § 330.
:: , n. 21.
, n. 64.
Ecr. gr., XI, 238.
Ecr. gr., XI, 210.
–, 216-217.
Duabus animabus (de) : Fr. 629 - 417.
Enarrationes in Psalmos :
In Ps. 32, II, n. 4. Fr. 468 - 562.
61, n. 15-16. 12e Prov. (p. 234–235).
64, n. 2. 14° Prov. (p. 272).
75, n. 1. Fr. 281 - 613.
–, n. 9. Fr. 801 - 666.
84, n. 11. Fr. 289 - 608.
103, IV, n. 4-5. Fr. 743 - 859.
118, XIV, n. 2. Ecr. gr., XI, 210.
126, n. 5 et 7. Fr. 545-458.
128, n. 2. Fr. 281 - 613.
136, n. 3-5. Fr. 459 - 918.
545 - 458.
139, n. 13. Fr. 962 - 921.
636 INDEX
Enchiridion :
c. 30, n. 9. Ecr. gr., XI, 114.
-, 225-226.
c. 31, n. 9. Ecr. gr., XI, 251.
c. 32, n. 9. Ecr. gr., XI, 182.
-, 197-198.
c. 81, n. 22. Ecr. gr., XI, 115.
c. 103, n. 27. Ecr. gr., XI, 148.
c. 118, n. 31. Ecr. gr., XI, 111-112.
Epistulae :
43-162, n. 24. 5e Ecrit des curés (p. 440).
Ecr. gr., XI, 138.
51-172, n. 1. 5e Ecrit des curés (p. 440).
93-48, c. 1, n. 3. Fr. 591 - 186.
– , c. 2, n. 8. 11e Prov. (p. 204-205).
102-49, 2e qu., n. 12. Fr. 453 - 610.
120-222, n. 3. Fr. 174 - 270.
182 - 272.
130-121, c. 9, n. 18. Lettre à Gilberte (5.11.1648).
137-3, c. 4, n. 14. Fr. 810 - 193.
- , c. 4, n. 16. , Fr. 312 - 697.
433 - 783.
- , c. 5, n. 17. Fr. 376 - 484.
138-5, c. 2, n. 14. 11e Prov. (p. 206).
145-144, n. 4. Ecr. gr., XI, 117.
149-59, c. 3, n. 32. Abrégé., § 330.
155-52, c. 1-2. Fr. 147 - 361.
157-89, c. 2, n. 10. Ecr. gr., XI, 125.
-, 276.
173-204, . 6. 5e Ecrit des curés (p. 440).
194-105, . 3, n. 14. Ecr. gr. (éd. Lafuma, p. 46).
. 4, n. 16. Ecr. gr., XI, 210.
-, 217.
217-107, c. 4, n. 14. Ecr. gr., XI, 232.
- , c. 5, n. 16. 1re Prov. (p. 8-9).
243-38, n. 1-7. Lettre à Gilberte (5.11.1648).
l -, 198 - 199.
Johannem (in) : voir Tractatus.
Juliani responsionem opus imperf. (contra) :
I, 7. Ecr. gr., XI, 123.
-, 281.
I. 96. Ecr. gr., XI, 118.
I, 98. Ecr. gr., XI, 124.
-, 275.
-, 280.
I, 99. ( Ecr. gr., XI, 124.
| -, 280.
638 INDEX
Musica (de) :
VI, c. 17, n. 57. Fr. 449 - 556.
Natura et gratia (de) :
c. 18, n. 20. Ecr. gr. (éd. Lafuma, p. 41).
c. 26, n. 29. Ecr. gr., XI, 258-259.
c. 42-43, n. 49-50. Ecr. gr., XI, 122.
c. 69, n. 83. Ecr. gr., XI, 122-123.
– , 163-164.
–, 174-175.
Nuptiis et concupiscentia (de) :
II, c. 3, n. 7. Ecr. gr., XI, 123.
| –, 275.
– , n. 8. Ecr. gr., XI, 123.
–, 277-278.
Sermones dubii :
79 - de Tempore 124, n. 1. 3‘ Prov. (p. 42).
236 - de Tempore 191, n. 6. Ecr. gn, XI, 126.
-, 275.
-, 280.
Spiritu et littera (de):
c. 3, n. S. Ecr. gr., XI, 109.
c. 30, n. 52. l Ecr. gr., XI, 125.
l -, 216.
c. 35, n. 63. Ecn gr., XI, 115.
Tractatus in Epistulam Iohannis:
tr. 4, n. 6. Ecr. gr., XI, 170.
Tractatus in Johannis Evangelium :
tr. 12, n. 6. 11° Prov. (p. 198).
tr. 26, n. 4. Ecr. gr., XI, 112-114.
- , n. 4-5. Lettre 2 à Ch. de Roannez.
tr. 62, n. 3. Abrégém, 5 194.
tr. 111, n. 5. Fragment d'une lettre (1657)
tr. 121, n. 4. Abrégé..., 5 336.
- 5 337.
tr. 122, n. 7. Abrégé..., 5 339.
Trinitate (de) :
III, c. 6, n. 11. Fr. 882 - 222.
Unitate Ecclesiae (de) :
c. 5-6, n. 10-11. Fr. 892 - 822.
Fr. 903 - 851.
c. 10, n. 24-26. Fr. 253 - 679.
640 INDEX
Une seule citation demeure d'origine inconnue: « Non credebant temere calumniatori SaintAug. »
(fr. 960-921). L'Index augustinien sur microfiches, paru depuis 1970, a permis d'y voirune citation
libre de l'Enarratio in Ps. 14, 3, n. 14. Le texte est criminatori (note de 1994).
INDEX
des
passages ou fragments pascaliens
référés à saint Augustin
Opuscules
PENSÉES (liasses) :
1 : 492-495, 131 : 45, 238-240, 250, 253-254, 272,
9 : 210-211. 531-532.
12 : 533. 135 : 57.58.
23 : 180. 136 : 143, 164-166, 250.
40 : 174, 140 : 68.
47 : 428. 142 : 158.
53 : 88-89, 145 : 190-191.
58 : 544. 147 : 82-83,
60 : 180, 213-214. 148 : 82-83, 88-89, 179.
67 : 610, 149 : 68, 159, 237-243, 249-251, 259,
75 : 350, 269, 288, 334, 350, 532-533,
77 : 179, 575,
81 : 209. 150 : 520
94 : 209. 159 : 570,
97 : 207, 345. 162 : 570,
106 : 208. 168 : 534,
109 : 44-45. 169 : 530, 614.
110 : 44-45, 522. 170 : 539,
114 : 252. 171 : 611.
117 : 251. 172 : 315, 544.
118 : 208. 173 : 534.
119 : 277 174 : 530-531.
INDEX 643
PENSÉES (séries) :
PENSÉES (miracles):
833 : 608. 913 : 283, 333, 354-355, 547-548.
834 : 455, 471, 611, 616. 918 : 459, 462-463.
835 : 402, 505, 919 : 171, 181, 256, 285, 291, 334.
843 : 366. 921 : 280.
844 : 608. 924 : 334,
848 : 608. 925 : 445.
851 : 611. 926 : 522.
: 611. 928 : 318.
: 466, 468. 930 : 278-279, 353.
860 : 471. 931 : 351, 355.
: 355. 933 : 170-171, 179, 187, 191-196, 351.
: 608-609. 938 : 378-379,
: 614. 943 : 592.
: 590, 609-610. 948 : 295, 352, 374.
: 272. 962 : 220, 264.
: 609. : 496.
: 609, 610. 969 : 354,
910 : 291. 971 : 340, 479.
: 292. 972 . 280.
912 : 292. 978 : 162, 183-184.
TABLE DES MATIÈRES
PRÉFACE .............................................................. I
AVANT-PRoPos ........................................................ 5
INTRODUCTION ........................................................ 11
CONCLUSION . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 421
CHAPITRE V. LA THÉOLOGIE DE L'HISTOIRE...................... 423
CONCLUSION . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 617
BrBLIOGRAPHIE . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 621
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