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de l'Evolution de l'Humanité
Philippe Sellier A
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de l'Evolution de l'Humanité

Philippe Sellier

Pascal et
saint Augustin

Albin Michel
Northwestern
University Library
Evanston
|inois 60208-2300
PASCAL ET SAINT AUGUSTIN

- Bibliothèque de
« L'Evolution de l'Humanité »
DU MÊME AUTEUR

Pascal et la liturgie, Paris, PUF , 1966


L'Évasion, Paris, Bordas, 1989

Le Mythe du héros, Paris, Bordas, 1990


La Bible de Sacy(éd), Paris, Laffont, « Bouquins », 1990
Les Pensées de Pascal (éd.), Paris, Bordas, « Garnier », 1991.

Les Confessions de Saint Augustin (trad. d'ARNAuLD d'ANDILLY (éd), Paris,


Gallimard, coll. « Folio», 1993

Racine, Théâtre complet (éd), Paris, Imprimerie nationale, 1995,2vol.


PHILIPPE SELLIER
2

PASCAL
ET

SAINT AUGUSTIN

ALBIN MICHEL
Bibliothèque de « L'Évolution de l'Humanité»

Non
& A 4
22e
\2) ) )

Première édition :
Librairie Armand Colin, 1970

Édition au format de poche :


(c) Éditions Albin Michel, SA, 1995
22, rue Huyghens, 75014 Paris
ISBN : 2-22607623-9-0
ISSN : 0755-1770
A ma femme
PRÉFACE

AUGUSTINISME ET LITTÉRATURE CLASSIQUE

Une ample partie des grandes œuvres littéraires qui illustrent le règne
du Roi-Soleil baigne dans le clair-obscur. Cet assombrissement de la
littérature, après l'âge de Comeille et du roman héroïque, on l'avait depuis
longtemps constaté. Mais on parvenait mal à l'expliquer. On donnait toute
son importance à la transmutation des textes de l'Antiquité païenne, à
l'influence de l'Italie et de l'Espagne, à la séduction de Montaigne, à
l'affinement de la langue avec Malherbe, Guez de Balzac et les maîtres de
la traduction (Amyot, Amauld d'Andilly, Perrot d'Ablancourt, Lemaître de
Sacy). Mais l'université, laïque, sous-estimait gravement Yimprégnation
religieuse de toute la culture. Ainsi l'édition magistrale donnée par Albert
Cahen des Aventures de Télémaque (1920), exceptionnelle dans la décou
verte des inspirateurs païens de Fénelon (Homère, Sophocle, Platon,
Virgile, Ovide), se révélait d'une étonnante indigence a propos du modèle
le plus actif, la Bible. Si on méconnaissait à ce point le socle chrétien d'une
épopée composée par un archevêque, comment attendre plus de clair
voyance à propos d'écrivains apparemment tout profanes comme la
Rochefoucauld ou Mme de Lafayette? Encore la Bible avait-elle suscité,
à propos de quelques auteurs manifestement catholiques, de rares études :
l'une du père de La Broise sur Bossuet en 1890, l'autre de Jean Lhermet sur
Pascal en 1930. Mais l'influence alors inouïe du plus grand des Pères, saint
Augustin, échappait à presque tous les critiques.
C'est en 1951, à l'occasion du Congrès international des études françai
ses, qu'un des meilleurs spécialistes de Bérulle, le professeur Jean Dagens,
risqua une formule intrépide, souvent citée par la suite : « Le xvn" siècle
est le siècle de saint Augustin. » L'autorité exceptionnelle de l'évêque
d'Hippone sautait aux yeux de ce connaisseur de la littérature religieuse
d'une époque où, en France, un livre sur deux appartenait à la production
chrétienne (1,5 sur cent aujourd'hui).
On admirait alors la richesse foisonnante et l'éclat poétique du massif
des Œuvres conzplètes : 1 13 traités, 218 lettres, plus de 500 sermons.
Beaucoup croyaient en l'inerrance du docteur africain sur tout ce qui
touche à la théologie de la grâce, et par conséquent sur une large part de
l'anthropologie. Du fait de la théorie de la spécialisation des Pères, on était
persuadé que Dieu avait suscité et assisté un théologien particulier pour
II PRÉFACE

détruire chaque hérésie grave. Contre les pélagiens, qui compromettaient


la toute-puissance divine et l'union mystique à Dieu, c'est Augustin qui
avait été le héraut le plus pur de l'Eglise, à laquelle ses formules devaient
servir de palladium jusqu'à la consommation des siècles. Par là s'expli
quent ces titres si étranges pour des modernes : Si l'on peut sans risque du
salut se départir de la doctrine de saint Augustin touchant. De là aussi, au
moment où l'Eglise romaine se mit à prendre ses distances à l'égard de
quelques-unes des thèses augustiniennes les plus dures (dès les années
1640, puis en 1653, 1657, .), cette crise et ce sursaut qu'on nomme le
« jansénisme », appelés à se prolonger jusqu'au début du XX* siècle : on ne
se délivre que très lentement d'une vision du monde, quand on en est
imprégné jusqu'aux moelles.
Cet augustinisme théologique a donné lieu à une multitude d'ouvrages.
Aucun théologien n'ignorait le rôle capital joué par Augustin dans la
pensée des réformateurs (Luther était un moine augustin), ni que Calvin
présentait son œuvre comme une mosaïque augustinienne, ni que le
puissant traité incriminé par Rome en 1653 s'intitulait Augustinus (publié
en 1640 et oeuvre de l'évêque d'Ypres, Corneille Jansen, connu sous le nom
latinisé de Jansénius). Au XVII° siècle, comme l'a montré Pierre Magnard
dans « la querelle des augustinismes » (Fénelon. Philosophie et spiritualité,
1995), la référence à saint Augustin fait encore l'office de « juge de la
recevabilité de toute pensée nouvelle pour la dogmatique chrétienne ».
Mais le génie multiforme de saint Augustin avait abordé bien d'autres
champs du savoir : exégèse, herméneutique, théorie de l'histoire, philoso
phie, politique, rhétorique, esthétique. Il avait inauguré avec éclat un
genre littéraire, l'autobiographie : les Confessions (vers 400). Cette
éblouissante diversité oblige à préciser le terme augustinisme par un
qualificatif qui en délimite la portée : politique, esthétique, philosophique,
littéraire.

L'augustinisme philosophique, contrairement à l'augustinisme littéraire,


ne fut jamais vraiment oublié.A elle seule, l'œuvre de Malebranche rendait
impossible le silence. En 1865, dans sa Philosophie de saint Augustin,
Nourrisson consacrait au XVII° siècle presque toutes ses analyses sur la
descendance du docteur d'Hippone : Port-Royal, Descartes et les carté
siens, les oratoriens, Bossuet, Fénelon, Leibniz. Le dernier demi-siècle a
vu paraître de remarquables monographies, signées d'Henri Gouhier, de
Ferdinand Alquié, de Geneviève Rodis-Lewis. L'essor du cartésianisme à
partir de 1650 fut favorisé par le prestige de la pensée augustinienne, un
prestige qu'en retour il contribua lui-même à renforcer. N'est-ce pas le très
augustinien Bérulle qui avait encouragé Descartes dans sa quête métaphy
sique, au point que ce dernier le « considérait, après Dieu, comme l'auteur
de ses desseins », d'après le témoignage d'Adrien Baillet ? Extraire de la
théologie augustinienne une philosophie, ce fut l'ambition de l'un des
maîtres de Malebranche, le Père André Martin, qui, sous le pseudonyme
d'Ambrosius Victor, publia en 1667 une Philosophia christiana où la
réflexion cartésienne servait à organiser un florilège de citations augusti
niennes. Le chef de file des théologiens de Port-Royal, Arnauld, retrouvait
saint Augustin dans les Méditations métaphysiques. Quant à Fénelon, il
PRÉFACE III

estimait le Père de l'Eglise très supérieur à Descartes, même « sur les


matières de pure philosophie; car, outre qu'il a beaucoup mieux su les
concilier avec la religion, on trouve d'ailleurs dans ce Père un bien plus
grand effort de génie sur toutes les vérités métaphysiques, quoiqu'il ne les
ait touchées que par occasion et sans ordre ».
Avec la rencontre de Bérulle, de Descartes, d'Arnauld ou de Malebran
che, nous nous trouvons à la frontière de l'augustinisme littéraire. Car tous
ces penseurs sont aussi des écrivains, soucieux de la langue, de l'efficacité
du style et des genres les plus aptes à atteindre le lecteur.

Uaugustinisme littéraire, à l'époque de Louis XIV, désigne un phéno


mène d'une rare ampleur. Tout d'abord, la religion ambiante doit être
caractérisée non seulement, de façon vague, comme le christianisme, mais
comme un « christianisme augustinien » : sur la politique, l'histoire, la
littérature de fiction, le corps, la sexualité, les amours, elle tient des
discours assez différents de ceux du christianisme moderne. En second
lieu, les œuvres d'Augustin - avec leur lyrisme, leur qualité poétique -
peuvent fasciner les gens du monde. Très tôt, beaucoup d'entre elles sont
traduites en français, une ou plusieurs fois, et constituent des succès de
librairie. Dans bien des cas, les traducteurs sont eux-mêmes des écrivains
connus : le romancier (et évêque) Jean-Pierre Camus (De l'ouvrage des
moines, 1633) ; des académiciens, comme Guillaume Colletet (La Doctrine
chrétienne, 1636), Louis Giry (De la cité de Dieu, 1665-1667) ou Philippe
Goibaud du Bois, traducteur d'une quinzaine d'œuvres, dont les Lettres
(1684), admirées de Mme de Sévigné, et les Sermons (1694), qui vont
donner lieu à une ardente controverse sur la rhétorique chrétienne. Dans
cette mise à la portée d'un vaste public, le « groupe de Port-Royal » a joué
un rôle considérable : dès 1644, Antoine Amauld publie De la vraie religion
et l'Enchiridion ; son frère Amauld d'Andilly donne une traduction élé
gante des Confessions, promise à une quarantaine d'éditions (1649).
Quant à La Cité de Dieu, que Montaigne méditait dans la vieille version de
Gentian Hervet, elle connaît trois traductions en vingt ans : une du Père
de Ceriziers (1655), qui inspira La Rochefoucauld, celle de Louis Giry et
celle de Pierre Lombert, la meilleure qui existe en français (1675).
Lombert et Goibaud du Bois, à des distances variables, gravitaient autour
de Port-Royal.
Bien entendu, les lecteurs qui comprenaient le latin accédaient aisé
ment à toutes sortes de publications. Le « Siècle de saint Augustin », en
France, s'encadre entre deux éditions remarquables des Œuvres complètes,
celle de Louvain (1577) et celle des bénédictins de Saint-Maur (1679
1700), si magistrale qu'aujourd'hui encore elle n'a pas été dépassée. Pascal
travaillait sur l'édition de Louvain ; Amauld fut l'instigateur de l'entreprise
des mauristes, qui se trouvèrent naturellement accusés d'accréditer le
saint Augustin de Port-Royal.

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Comment létendue, limportance de cet augustinistne littéraire ont
elles été redécouvertes? Le quasi-oubli ne commença vraiment à se
dissiper qu'au cours des années 1960. Certes en 1938 un professeur
IV PRÉFACE

d'Oxford, Nigel Abercrombie, avait aperçu le phénomène, qu'il avait


évoqué dans trois essais, Saint Augustine and French classical thought.
Mais la première enquête approfondie fut l'ouvrage monumental du
latiniste Pierre Courcelle, Les « Confessions » de saint Augustin dans la
tradition littéraire, en 1963. Comme Nourrisson pour la philosophie,
Courcelle subissait pour la littérature l'attraction du xvll‘ siècle français,
qui se voyait réserver plus du quart d'une étude portant sur quinze siècles
et sur toute l'Europe latine (Pétrarque, Rousseau, « le jeune Augustin
héros romantique », Renan...). Faut-il croire à quelque communication
obscure entre les esprits, à une époque donnée ? L'année précédente, en
1962, avait commencé le travail qui allait aboutir au présent ouvrage,
Pascal et saint Augustin, achevé à Noël 1968 et publié en 1970. Au moment
de la soutenance de thèse - puisqu'il s'agissait d'un doctorat d'Etat - un
jeune chercheur jusqu'alors inconnu de moi vint m'encourager et me dire
son plein accord avec un article paru l'année précédente dans la Revue
d'histoire littéraire de la France, « La Rochefoucauld, Pascal, saint Augus
tin ». Cet inconnu, devenu depuis lors un ami, s'appelait Jean Lafond : il
travaillait sur Yaugustinisme de La Rochefoucauld. Nous avions aussi en
commun de bénéficier de la direction d'un maître incomparable, M. René
Pintard, spécialiste éminent de la libre-pensée au xvll" siècle. En 1977
paraissait la thèse de Jean Lafond, La Rochefoucauld. Aiigustinisnze et
littérature. Au cours de ces années 1970, divers articles signés Elaine
Limbrick (1972) et une thèse soutenue par Andrée Comparot en 1979 (De
Sebon à Montaigne. Augustinisnze et aristotélisnie) manifestaient l'in
fluence d'Augustin sur les Essais. En 1976, Jean Jehasse mettait en
lumière le dialogue des écrivains et des critiques avec le docteur africain
dès la fin du xvr‘ siècle (La Renaissance de la critique). La fascination
exercée dans le domaine de la rhétorique par le De doctrina christiana,
après avoir suscité un Erasme et saint Augustin (1970) de Charles Béné,
était rappelée avec éclat par Marc Fumaroli dans L'Age de l'éloquence
(1979) : au « ciel "latin" des Idées » rhétoriques, saint Augustin rejoignait
Cicéron, Sénèque et Tacite.
Au silence avait succédé l'effervescence. Ce nouvel état de la critique
fut enregistré par un numéro spécial de la savante revue xvlr‘ siècle en
1982, sous le titre qui ne surprenait plus « Le siècle de saint Augustin ».
Geneviève Rodis-Lewis et Jean Lafond s'y rencontraient, en compagnie du
R. Père Ceyssens, de Pierre Cahné, du R. Père Pietro Stella et de Bruno
Neveu. Un ample article de Gérard Ferreyrolles révélait « l'influence de la
conception augustinienne de l'histoire au xvn" siècle ».
Depuis lors, les enquêtes se sont poursuivies : sur Mme de Lafayette
(Images de La Rochefoucauld, 1984), sur Racine, sur Port-Royal, sur
Pierre-Bayle... La demière en date montre cette action de l'augustinisme
ambiant jusque chez un écrivain qu'on en eût cru indemne, Molière. Dans
Le Prix des choses. Morale, économie et comédie chez Molière (1994), Pierre
Force établit que l'univers moral des comédies est « un univers aristotéli
cien en crise », miné par l'augustinisme. On y retrouve ces thèmes
capitaux de l'anthropologie augustinienne que sont «la démolition du
héros » (Don Garcie, Don Juan, Alceste), le rapport entre amour de soi et
PRÉFACE V

dissimulation, et surtout le caractère illimité, et même forcené, du désir


(qui ne peut être « modéré », comme en rêve Aristote). Tartuffe fait figure
d'allégorie de l'amour-propre. Don Juan illustre Pascal. Le même critique
joignait à son Molière une synthèse de ses travaux et de ses projets, « La
tradition augustinienne à l'âge classique ». Après avoir fait état de ses
investigations sur Yhennéneutique (Le Problème de l'herméneutique chez
Pascal, 1989), il y annonçait une enquête sur l'évolution de concepts aussi
fondamentaux que celui d hmour-propre (amor sui), de Port-Royal à
Mandeville et Adam Smith, de l'éthique à la naissance de la théorie
économique. Longtemps condamné sans nuances, l'amour-propre allait
finir par devenir le moteur très apprécié des sociétés, confomiément à des
vues qui apparaissent déjà chez Pascal, La Rochefoucauld et Pierre Nicole.

Quel bilan peut-on établir, en ce milieu de la décennie 1990 ? L'éclai


rage augustinien de la littérature classique, variable selon les personnali
tés, selon les genres littéraires, se manifeste de deux façons différentes :
tantôt il compose avec d'autres influences et demeure en quelque sorte
extérieur; tantôt il irradie plus ou moins fortement la totalité du texte, à
la façon dont la lumière émane de certains personnages de Rembrandt. Il
faut donc distinguer, même si toutes sortes de dégradés existent, entre
éclairage latéral et éclairage intérieur. Comme toute métaphore, celle-ci
ne rend compte que bien imparfaitement de l'augustinisme d'un texte. Elle
pennet toutefois de marquer de nettes variations d'intensité.
Au premier type d'éclairage se révèlent soumis au moins six ensem
bles de phénomènes, la plupart en rapport avec les genres littéraires. Le
premier, millénaire, ne fait que se prolonger à l'époque classique :
l'affirmation d'une rhétorique chrétienne. Les Anciens avaient réfléchi
sur trois « situations de discours » : le judiciaire, le politique (ou
délibératif), l'épidictique (qui rassemble les discours de circonstance
dont est scandée l'existence humaine). Le christianisme en avait imposé
une quatrième : la prédication. Or le traité de référence, dans l'Occident
latin, en fut bientôt le De doctrina christiana (396-426) d'Augustin. Les
orateurs sacrés de l'époque Louis XIV sont nourris de cet ouvrage, dont
Bossuet reproduit le programme dans son Oraison funèbre du P. Bour
going (1662). Les dernières années du xvll" siècle voient se développer
entre Arnauld et Goibaud du Bois une vive controverse, dont l'épicentre
est constitué par une réflexion sur la véritable théorie rhétorique de
l'évêque dT-lippone. Les pièces principales de ce conflit ont été rééditées
en 1992 par le professeur Thomas Carr (Droz). Pourtant l'influence
d'Augustin sur les prédicateurs chrétiens n'est en général que partielle.
Les plus cultivés de ces derniers sont pour la plupart imprégnés des
apports des rhétoriques païennes, peuvent hésiter entre l'ampleur cicé
ronienne et le style coupé à la Sénèque. Bref, l'influence augustinienne
compose ici avec d'autres modèles. Rares sont les écrivains radicaux qui,
comme Pascal. balayent les rhétoriques antiques et se moquent, à
l'occasion, d'Augustin lui-même, pour adopter un modèle unique : la
Bible, dont les pratiques formelles jugent celles de tous les écrivains
(Epictète, Montaigne).
VI PRÉFACE

La réflexion augustinienne a joué un rôlc dans un second domaine :


la condamnation de toute littérature de fiction. En disciple du Platon de
La République, Augustin est hostile à la fiction en art. La tâche de
l'homme courageux consiste à faire face à la réalité : splendentia et
vehementia, sed rebus veris (De doctrina christiana, IV, 28), dont une
« Pensée » de Pascal foumit la traduction libre : « Il faut de l'agréable et
du réel, mais il faut que cet agréable soit lui-même pris du vrai» (éd.
Gamier, 1993, fr. S47). De là, chez un Bossuet, l'apologie de l'histoire et
le mépris pour les romans, « ces froides et dangereuses fictions », avec
« leurs fades héros » (Oraison funèbre d 'Henriette d Vîngleterre). Refuser la
fiction, c'était rejeter à la fois le théâtre et le roman. De là une floraison
d'attaques comme on n'en connaît pas dans toute l'histoire de la culture,
au cours de la décennie 1660. On ne sera pas surpris que cette mitraille
émane du « groupe de Port-Royal », c'est-à-dire des augustiniens les plus
exigeants. Le chef-d'œuvre en est le Traité de la comédie (1667) de Pierre
Nicole qui, refusant toute bassesse dans la polémique, prend à partie le
dramaturge le plus noble, Comeille. « Si toutes les choses temporelles ne
sont que des figures et des ombres, en quel rang doit-on mettre les
comédies [les œuvres théâtrales], qui ne sont que les ombres des ombres,
puisque ce ne sont que de vaines images des choses temporelles, et
souvent de choses fausses ? » (X). La dénonciation véhémente reprendra
au cours de la demière décennie du siècle, sous la plume d'un autre
augustinien, Bossuet (Maximes et réflexions sur la comédie, 1694). On lit
souvent que l'esthétique classique est éprise du vraisemblable; et de fait
un mouvement se constate qui proscrit dans les œuvres le recours à la
magie ou les ficelles du roman de l'époque Louis XIII (avec ses coïnci
dences et ses prodiges). Mais il s'impose de nuancer ce constat : toute
une pan du public cultivé de l'époque Louis XIV exige le vrai, et un
vrai-qui-est-bon, qui élève l'âme. Au sein du classicisme demeure actif
l'idéalisme platonicien, transmis à bien des esprits par saint Augustin, ou
en tout cas renforcé par la lecture de ses œuvres.

Plus discrète s'avère la coloration augustinienne dans quatre autres


phénomènes. On constate une corrélation entre la montée de Yaugusti
nisme en France et l'essor d'une littérature autobiographique à harmoni
ques religieuses. La date capitale, ici, serait la traduction des Confessions
par Amauld d'Andilly, en 1649. Sous son influence voient le jour diverses
autobiographies dont la référence à Augustin est explicite : ainsi les
célèbres Mémoires du sieur de Pontis (1676), un Solitaire de Port-Royal. La
même année, un autre Solitaire, le médecin Jean Hamon, compose une
Relation de plusieurs circonstances de la vie de M. Hamon faite par lui-même
sur le modèle des Confessions de saint Augustin. Hors de Port-Royal, il en
est de même avec les Mémoires de Huet ou La Vie de la reine Christine par
elle-même ,' dédiée à Dieu. Dans ce récit, rédigé vers 1680, la reine de Suède
écrit sous le regard de Dieu, et en ponctuant sa narration d'élévations
sorties tout droit des Confessions : « Vous m'aviez donné un cœur qui ne
devait être occupé que de vous. Vous l'aviez formé d'une si admirable et
si vaste capacité, que rien ne pouvait le remplir que vous seul. » Mais, dès
avant 1649, le Discours de la Méthode (1637), véritable autobiographie
PRÉFACE VII

intellectuelle, n'était peut-être pas sans rapport avec la démarche des


Confessions, même si Descartes s'en est défendu. Jusque dans Fintrospec
tion par lettres de la religieuses Mariana affleure le amare amabam des
Confessions (lettres portugaises, l669).
On trouvera plus énigmatique la mise en rapport de Yaugustinisme
avec la floraison de la tragédie sur la frange occidentale de l'Europe entre
1580 et l680. Car il ne s'agit pas, dans ce cas, de manifester l'action
immédiate de modèles textuels. La tragédie est un genre étrange, qui n'a
connu que de brèves manifestations dans l'histoire, suivies de siècles d'une
mort apparente. Comment expliquer le surgissement de ces éclairs?
Jean-Pierre Vemant a montré qu'à Athènes, au v" siècle avant Jésus-Christ,
le genre illustrait une méditation sur la liberté : en face du monde
mythique, avec la toute-puissance arbitraire des dieux, naissait l'homme
rationnel, le citoyen épris de liberté. Dès lors les actes humains procé
daient-ils de fatalités obscures ou de la libre décision de l'homme ? De
même, la tragédie contemporaine, de Strindberg à Beckett, semble bien
mettre sur la scène une interrogation angoissée sur l'être humain comme
jouet : mécanique, aliéné, solitaire, habité d'espoirs vagues. Dès lors, il
devient tentant d'interpréter la renaissance de la tragédie, des élisabé
thains à Racine, comme liée à une réflexion de même nature : les xvi" et
Xvll" siècles ont été en effet embrasés par un immense débat sur la liberté
et la grâce, sur l'impuissance de l'homme sans Dieu. C'est cette « vision
tragique » que Lucien Goldmann a analysée, à propos de Pascal et de
Racine, dans le Dieu caché (1955). On peut déceler toutes sortes d'échos
de cette méditation sur les pouvoirs de l'homme dans Polyeucte ou dans
Œdipe de Comeille, dans Phèdre de Racine.
Restent - après les genres - deux thèmes actifs dans de nombreuses
œuvres : la conception de l'histoire, à une époque où La Ciré de Dieu,
considérée comme le chef-d'œuvre de saint Augustin, circule dans une
vaste part de la société lettrée ; les controverses sur la tolérance, dont l'une
des références les plus sinistres est la Lettre à Vincent (Epistzila 93), où
l'évêque d'Hippone « justifie » le recours à la contrainte dans l'accès à la
foi.

Si nous abordons maintenant les thèmes littéraires irradiés tout entiers


par l'augustinisme, défilent sous nos yeux la plupart des sujets qui ont
passionné les écrivains classiques. Limitons-nous à sept d'entre eux.
Tout d'abord se prolonge une vision du monde que Jean Rousset a
nommée « l'inconstance noire ». Devant l'inconstance des hommes et
l'inconsistance du monde, devant la précipitation torrentueuse du temps
et la mobilité agitée de l'univers, les esprits se sentent saisis d'angoisse,
hantés par le travail de la mort au sein même de la vie apparemment la
plus riante. Cette stupeur inquiète, qui a marqué toutes sortes d'œuvres
dès la fin du xvl" siècle et inspiré aux peintres le genre fascinant des
« Vanités », ne cesse de se nourrir du platonisme augustinien. Le poème
en prose consacré par l'évêque d'Hippone au psaume 136, Sur les fleuves
de Babylone, affleure sans cesse aux mémoires. De là cette « Pensée » de
Pascal :
VIII PRÉFACE

« Les fleuves de Babylone coulent, et tombent. et entraînent.


O sainte Sion, où tout est stable et où rien ne tombe !...
Qu'on voie si ce plaisir est stable ou coulant ! S'il passe, c'est un fleuve
de Babylone » (fr. 748).

Le célèbre fragment sur les deux infinis, avec son insistance sur le
vertige, l'absence de point fixe, orchestre cette « inconstance noire » :
« Nous voguons sur un milieu vaste, toujours incertains et flottants,
poussés d'un bout vers l'autre ; quelque terme où nous pensions nous
attacher et nous affermir, il branle et nous quitte [...]. Rien ne s'arrête pour
nous [...]. Notre raison est toujours déçue par l'inconstance des apparen
ces : rien ne peut fixer le fini entre les deux infinis qui l'enferment et le
fuient » 230).
On aura reconnu là l'un des thèmes fondamentaux de la sensibilité
« baroque », imprégnée d'augustinisme. Or, même après le triomphe du
classicisme, à partir de l'avènement de Louis XIV, un vaste sillage baroque
persiste dans la littérature. En témoignent en particulier les écrivains
augustiniens (Pascal, Bossuet) ou proches de Port-Royal. Un chef-d'œuvre
comme La Princesse de Clèves (1678) n'est rien d'autre qu'une admirable
« Vanité » littéraire. Peu à peu l'éclat de la Cour avec ses fêtes, son luxe, ses
parures, s'efface. Tout cela n'est qu’apparence, illusion, déception. Rien ne
dure, et surtout pas les amours. Le toumoi inscrit la mon au milieu de la
fête. Les retraites successives de l'héroïne la conduisent des intrigues de
la Cour à la solitude méditative : à l'instar de Marie-Madeleine, elle quitte
la vanité du « monde » pour le crâne et le sablier.
A ce sentiment de l'inconstance s'en tresse un autre, tout proche, sorti
tout droit de l'Ouverture des Confessions : l'inquiétude. Fecisli nos ad Te,
et inquietum est cor nostrum donec requiescat in Te. Selon la traduction
d'Amauld d'Andilly : « Vous nous avez créés pour vous, et [...] notre cœur
est toujours agité de trouble et d'inquiétude jusqu'à ce qu'il trouve son
repos en vous. » Les développements littéraires et philosophiques sur ce
sentiment sont si nombreux qu'un livre entier a pu leur être consacré, dont
une ample partie traite de l'époque Louis XIV (Jean Deprun, Philosophie
de l inquiétude au XVIII" siècle, 1979).
Si l'inconstance noire apparaissait comme un sillage du baroque, le
second thème, lui, caractérise le classicisme : « la démolition du héros »,
selon la formule heureuse de Paul Bénichou (Morales du grand siècle,
1948). Pendant une centaine d'années, le renouveau du stoïcisme avait
marqué toute une part des productions littéraires et philosophiques : des
Essais de Montaigne aux tragédies de Corneille et à la Correspondance de
Descartes. Au milieu du xvn‘ siècle se produit un basculement culturel : à
une littérature souvent confiante, optimiste succèdent l'orchestration du
soupçon, la dénonciation des apparences, la démystification. Le vieil idéal
héroïque cher à l'aristocratie part en lambeaux. Paul Bénichou voit dans
le salon de la marquise de Sablé le foyer principal de cet incendie
anti-stoïcien. Or l'hôtel de Sablé, sis au premier étage du monastère de
Port-Royal de Paris, accueillait Pascal, La Rochefoucauld, Mme de
PRÉFACE IX

Lafayette, Jacques Esprit... La Rochefoucauld était imprégné de la dénon


ciation des vertus romaines au livre V de La Cité de Dieu : « Avides de
gloire, ils étaient prodigues d'argent ; ils voulaient une grande réputation
et des richesses médiocres : ils ont ardemment aimé l'honneur; pour lui
ils ont voulu vivre, pour lui ils n'ont pas craint de mourir. Ils ont surmonté
toutes les autres grandes passions par celle-ci [...]. Salluste loue de son
temps deux célèbres personnes : César et Caton [...]. Certainement l'avidité
de la louange et le désir de la gloire faisait cela » (V, 12, trad. Ceriziers).
S'attaquant lui aussi à Caton et à César, dévorés d'ambition, La Rochefou
cauld a été l'un des plus obstinés parmi les démolisseurs : « Lorsque les
grands hommes se laissent abattre par la longueur de leurs infortunes, ils
font voir qu'ils ne les soutenaient que par la force de leur ambition, et non
par celle de leur âme, et qu'à une grande vanité près les héros sont faits
comme les autres hommes » (Maxime 24). De façon lapidaire, et sarcasti
que : « La magnanimité méprise tout pour avoir tout» (Maxime 248).
Comeille avait célébré un véritable mythe de Rome. Racine ne l'imitera
pas : Mithridate insiste sur la fourberie romaine, et Britannicus nous
présente... Néron.
A cette « démolition du héros » est organiquement liée une dénoncia
tion générale de l'illusion des vertus. La première épigraphe connue en
littérature, en tête des Maximes, cisèle cette clé : « Nos vertus ne sont, le
plus souvent, que des vices déguisés. » Le lien de ces dénonciations
radicales et de la théologie augustinienne est souligné par La Rochefou
cauld lui-même dans l'avertissement au lecteur : « Celui qui les a faites
[ces Maximes] n'a considéré les hommes que dans cet état déplorable de
la nature corrompue par le péché ; et [...] ainsi la manière dont il parle de
ce nombre infini de défauts qui se rencontrent dans leurs vertus apparen
tes ne regarde point ceux que Dieu en préserve par une grâce particu
lière. » Particulière, c'est-à-dire, en termes techniques de théologie, qui
n'est pas donnée à tous, et même qui est donnée à peu. De là le caractère
quasi universel de l'arrachage des masques, des sarcasmes sur la comédie
jouée par l'amour-propre, l'amour de soi. Ce n'est pas un hasard si l'âge
d'or des attaques contre l'hypocrisie religieuse se situe de Molière à
Marivaux et si ces attaques émanent à peu près toujours de chrétiens. De
nombreux écrivains ne cessent de renvoyer à la source de ce vaste
mouvement : La Cité de Dieu. A propos du mythe de Rome dans le théâtre
de Comeille, Pierre Nicole dénonce « cette vertu romaine qui n'est autre
chose qu'un furieux amour de soi-même » (Traité de la comédie, 1667). La
Bruyère assure que «les passions tyrannisent l'homme; et l'ambition
suspend en lui les autres passions, et lui donne pour un temps les
apparences de toutes les vertus... toutes les passions, comme suspendues,
cèdent à une seule » (Les Caractères, « Des biens de fortune », 50 et 72). Et
même Fénelon, malgré son antijansénisme, nous livre cette profession de
foi augustinienne : «Personne ne croit plus que moi que tout amour sans
grâce, et hors de Dieu, ne peut jamais être qu'un amour-propre déguisé »
(Sur le pur amour).
Une telle insistance sur la corruption de la nature humaine suscite
deux théories assez sombres de la vie sociale : l'une sur le fonctionnement
X PRÉFACE

politique de l'ensemble d'un pays, l'autre sur le mode d'existence de l'élite


mondaine. Dans le domaine politique, l'affrontement de millions de
« moi » totalitaires conduit quelquefois à la ruine et au massacre, mais
plus souvent à un équilibre paradoxal et précaire, qu'on peut désigner
d'après Pascal comme un « ordre de la concupiscence ». Le grand homme
d'Etat a pour tâche de « régler un hôpital de fous » et de « modérer leur
folie au moins mal qu'il se peut » (fr. 457). Il joue sur un piano presque
entièrement désaccordé, et il en tire une musique. « Tous les hommes se
haïssent naturellement l'un l'autre. On s'est servi comme on a pu de la
concupiscence pour la faire servir au bien public [...]. On a fondé et tiré de
la concupiscence des règles admirables de police [d'organisation politi
que], de morale, de justice.
« Mais dans le fond, ce vilain fond de l'homme, ce fïgmentunz nzalum
n'est que couvert, il n'est pas ôté » (fr. 243 et 244).
L'humus augustinien a ainsi fécondé non seulement les théories
politiques de Pascal et de Hobbes, mais les analyses morales de La
Rochefoucauld, de Pierre Nicole... L'ordre paradoxal produit par l'entre
choc des convoitises, la recherche de l'intérêt individuel seront soulignés
par Mandeville dans La Fable des abeilles (1705-1714), avant d'inspirer à
Adam Smith sa célèbre théorie de « la main invisible ».
Au sein de petits groupes choisis, un ordre comparable peut se
manifester, plus fin même que le heurt brutal des convoitises. Chacun, là
aussi, est obsédé par l'amour de soi, et voudrait se faire le « centre de
tout ». Mais s'abandonner à ces penchants risque de coûter cher, car les
autres nous tyranniseront à leur tour. Une intelligente arithmétique des
plaisirs, un épicurisme conscient conduisent à se contraindre un peu et à
s'assigner d'être agréable aux autres, de se faire aimer d'eux (autant que
faire se peut). Ainsi naît une sagesse fragile, l'idéal de « l'honnêteté » ou art
d'exceller dans toutes les séductions de la vie. L'époque classique n'a cessé
de réfléchir sur cet idéal. Les augustiniens ont joué sur son ambiguïté : ils
en louent les résultats, souvent proches d'une conduite véritablement
chrétienne, mais ils en dénoncent l'inspiration foncièrement égocentri
que, cowompue.
Si l'on passe de ces méditations sur l'existence collective à la réflexion
sur les amours, les mêmes perplexités assaillent l'analyste de la culture.
Augustin avait réduit l'amour à la sensualité, et par conséquent l'avait
condamné. Etaient venus les troubadours, qui avaient célébré une vision
plus aiguë, plus subtile et plus riche de l'expérience amoureuse. Le
xvlr‘ siècle héritait de ces deux traditions. L'amour était, avec l'ambition,
l'un des sujets privilégiés des œuvres littéraires. Comment allait se situer
le siècle de Louis XIV? Bien entendu, on ne saurait sous-estimer la
diversité des productions. L'influence augustinienne s'est marquée de
deux manières : certains écrivains ont repris les condamnations d'Augus
tin purement et simplement (Pascal, Bossuet) ; d'autres ont mieux perçu
la richesse et l'ambiguïté des amours humaines. Telle a été la grandeur de
la véritable préciosité, cette nébuleuse de personnalités féminines excep
tionnelles qui a contribué à l'essor du classicisme, de la Régence d'Anne
d'Autriche à la fin du Xvll" siècle. Linda Timmermans, dans L'Accès des
PRÉFACE XI

femmes à la culture (1598-1715), en 1994, a montré combien la plupart des


précieuses étaient proches de Port-Royal : de Mlle de Scudéry à Mme de
Lafayette. Quand on est convaincue de la corruption du monde, comment
vivre les richesses du sentiment amoureux ? Existe-t-il un amour « sincère
et durable » ? On connaît la réponse sans concessions de La Princesse de
Clèves. Ce qui est frappant, c'est l'essor d'une vision tragique de la passion
amoureuse : il s'inscrit jusque dans les titres, des Désordres de l'amour
(1675), de Mme de Villedieu, aux Malheurs de l'amour (1687), de Catherine
Bemard. Le lexique même dont Augustin se servait pour parler de l'amour
de Dieu ou de la passion pour les créatures est souvent repris, laïcisé, dans
les œuvres profanes : inclination, délices, charnze, délectation, violence,
folie, ivresse, attaché, entraîné, enzporté... « Je suis vaincue et surmontée
par une inclination qui m'entraîne malgré moi », avouait Mme de Clèves
en un langage que tout augustinien reconnaissait aisément. On saisit ici
avec acuité l'abîme qui sépare l'évêque africain des scolastiques : écrivain,
poète, il parle immédiatement aux écrivains, et aux gens du monde. Ses
formules étincellent dans les mémoires. Ces interférences entre théologie
augustinienne et discours amoureux - qui risquent d'échapper aujour
d'hui - étaient perceptibles au public cultivé de l'époque classique. En
témoigne, par exemple, le chevalier des Grieux qui, après avoir quitté le
séminaire de Saint-Sulpice, où ses maîtres - antijansénistes - insistaient
sur le libre arbitre humain, se livre à des effusions caractéristiques :
« Chère Manon, lui dis-je, avec un mélange profane d'expressions amou
reuses et théologiques, tu es trop adorable pour une créature. Je me sens le
cœur emporté par une délectation victorieuse. Tout ce qu'on dit de la
liberté à Saint-Sulpice est une chimère » (Manon Lescaut, 1731). Le
renversement criminel qui fait jouir d'une créature, au lieu de ne jouir que
de Dieu - selon la célèbre opposition augustinienne user de/jouir de - se
trouvait déjà au centre des Lettres portugaises (1669). L'un des traits de
génie de l'auteur était de faire vivre cette « idolâtrie » à... une religieuse :
le discours de l'héroïne flottait ainsi, très naturellement, entre théologie et
lamento amoureux.
A ces cinq premiers thèmes, qui tous dénoncent les illusions de
l'éphémère ou de l'impur, s'opposent deux sources de lumière. L'une peut
être désignée par l'un des versets du « Mémorial » de Pascal : « Grandeur
de l'âme humaine » (fr. 742). Le désenchantement du monde, s'il suscite
l'« ennui » et le « divertissement », constitue l'envers d'une royauté. Nous
sommes habités par la nostalgie d'un monde pur et durable, caractéristi
que du platonisme chrétien d'Augustin. L'évêque d'Hippone, en se mettant
à l'écoute de son âme, découvrait Dieu : ainsi s'explique l'importance chez
lui de l'appel socratique au retour à soi, à l'estompement des agitations
extérieures, au Connais-toi toi-même. On comprend mieux, alors, la
floraison des réflexions sur l'immortalité de l'âme au xvu‘ siècle et les traits
caractéristiques de l'analyse « morale » classique : les « moralistes » ten
dent à se pencher sur l'âme seule, et estompent l'histoire, la géographie, la
sociologie. Affichent-ils la théologie sous-jacente à leurs explorations
anthropologiques ? Sur ce point ils se divisent : certains, comme Pierre
Nicole, manifestent que leurs Essais de morale procèdent de la vision
XII PRÉFACE

augustinienne du monde ; d'autres, comme La Rochefoucauld, tendent à


dissimuler l'humus augustinien de leurs Maximes. Une Mme de Lafayette
laisse filtrer la métaphysique dans La Princesse de Clèves : nous vivons
exilés dans un univers brisé, livré aux seules apparences ; l'unique vérité,
c'est d'abolir « les passions et les engagements du monde » et de ne plus
penser qu'à « l'autre vie ».
Ainsi, comme l'écrit Pascal, « malgré la vue de toutes nos misères, qui
nous touchent, qui nous tiennent à la gorge, nous avons un instinct que
nous ne pouvons réprimer qui nous élève » (fr. 526). Cette paradoxale
royauté, commune à tous les hommes, cette grandeur native, sont attente
du Dieu caché. La grâce divine s'insinue dans le cœur de l'homme,
l'envoûte, le charme, et - selon le verset du Psaume - l'enivre du « torrent
de ses délices ». Augustin demeure le grand poète de la naissance de
l'amour dans les âmes, un célébrant inspiré de la joie catholique. Il a
communiqué à ses disciples les plus doués un véritable lyrisme de la grâce.
Cet aspect de son œuvre a fécondé la littérature mystique, en particulier
celle du xvll" siècle. C'est lui qui a inspiré tant d'élévations pascaliennes :
« Le Dieu d'Abraham, le Dieu d'Isaac, le Dieu de Jacob, le Dieu des
chrétiens est un Dieu d'amour et de consolation ; c'est un Dieu qui remplit
l'âme et le cœur de ceux qu'il possède; c'est un Dieu qui leur fait sentir
intérieurement leur misère et sa miséricorde infinie, qui s'unit au fond de
leur âme, qui la remplit d'humilité, de joie, de confiance, d'amour ; qui les
rend incapables d'autre fin que de lui-même » (fr. 690).

L'augustinisme littéraire, on le voit, c'est - pour l'époque classique - la


redécouverte d'un continent englouti. L'exploration s'en trouve à ses
débuts, même si elle progresse avec une saisissante rapidité. Toutes sortes
de champs appellent des enquêtes approfondies : par exemple l'herméneu
tique, dont Tzvetan Todorov avait perçu l'importance dès 1978 (Symbo
lisme et interprétation), ou la parenté avec Vépicurisme, soulignée par Jean
Lafond en 1982 (dans la revue xvlf siècle).
L'osmose entre littérature et théologie n'a sans doute jamais été aussi
profonde que pendant le siècle de Louis XIV, qui se révèle comme « le
siècle d'or » pour le rayonnement de saint Augustin en France. Les années
1650 représentent pour l'augustinisme à la fois l'apogée et le début d'un
lent déclin. Peu à peu il va, comme une marée, se retirer. Non sans
imprimer encore sa marque sur bien des œuvres, qu'il s'agisse du Cha
teaubriand du vague des passions ou des Martyrs, du Sainte-Beuve de
Volupté ou de Port-Royal (1840-1859), de Baudelaire... et plus récemment
d'un Mauriac, d'un Butor ou d'un Julien Green.

Philippe SELLIER
Professeur à la Sorbonne
(automne 1994)
AVANT-PROPOS

C'est vers des terres inconnues que l'auteur de cette étude s’embarqua
en 1962, quand il se proposa d'écrire un Pascal et saint Augustin. Il s'enten
dait assurer de toutes parts que le brillant polémiste des Provinciales était
en théologie un ignorantin, qu'il servait de simple secrétaire à Arnauld
et à Nicole. Evidemment ce physicien un peu jeunet ne connaissait rien
à la grâce et ne défendait Jansénius que par entêtement. Saint Augustin ?
Mais il ne l'avait jamais lu! Les florilèges, Montaigne, etc., lui avaient
fourni les textes qu'il en cite. « Vous vous précipitez à votre perte », me
répétait-on. On me plaignait. J'allais brillamment démontrer que Pascal
n'avait pas lu saint Augustin. Résultat considérable ! La critique historique
retient parmi ses objectifs l'étude d'une œuvre en fonction de ses sources.
J‘innovais: j'allais éclairer les Pensées par leur absence de source.
Des voix isolées pourtant me redonnaient quelque courage : M. Pintard,
qui m'avait aidé à concevoir ce travail; le Père Y. Congar, qui m'assurait
que Pascal était un disciple d'Augustin, et plus encore, lui semblait-il, de
Bemard de Clairvaux; le Père Julien-Eymard d'Angers, auteur d'un court
«Essai sur l'augustinisme des Pensées »; Mlle A.-M. La Bonnardière qui,
partant des textes d'Augustin sur les Juifs, me disait penser souvent à
Pascal.
Bientôt la fréquentation constante des deux œuvres me conduisit de
découverte en découverte. Les écrits pascaliens devenaient le lieu d'une
épiphanie augustinienne. Telle « Pensée » fameuse n'était que le raccourci
éclatant d'une sentence du Maître, conformément à l'esthétique de l'imi
tation originale; telle phrase latine, qu'on avait crue composée par un
Pascal bilingue, n'était qu'un fragment d'Epistula et ne s'expliquait que
dans son contexte d'origine Mais surtout, l'ensemble de la pensée
pascalienne révélait dans son auteur un des plus grands théologiens de
la lignée augustinienne. Une foule de questions - existence de Dieu, pro
blème de la «nature», etc. - demeurées sans réponse parce qu'elles
étaient mal posées (on prétendait par exemple juger Pascal du haut du
thomisme), trouvaient leur solution.
Théologien, et non philosophe, Pascal se refusait le droit d'innover
et ne reconnaissait que «l'autorité de l'Ecriture et des Pères». Car la
théologie « recherche seulement de savoir ce que les auteurs ont écrit Il
faut nécessairement recourir à leurs livres Il n'est pas possible d'y
rien ajouter» (Préface pour le Traité du vide). Fixiste, Pascal ne se
proposait que de revivre et de repenser un certain donné: la théologie
n'était à ses yeux que reprise originale.
Pour comprendre cette pensée réputée difficile, la meilleure méthode
est donc suggérée par l'auteur lui-même. Loin d'être apparue soudain
tout armée et casquée, comme la Minerve de la légende, la vision pasca
lienne du monde s'est constituée peu à peu, dans la fidélité à la Tradition
6 AVANT-PROPOS

évangélique. La richesse de cette Tradition pourrait assurément inquiéter,


mais à Port-Royal, vers 1646-1662, trois « documents » tendaient à éclipser
les autres: la Bible, saint Augustin, la liturgie (en vertu de l'adage:
Lex orandi, lex credendi). Faut-il ajouter à ces trois sources de vie et
de pensée la tradition cistercienne, il est trop tôt pour le dire. Quoi qu'il
en soit, dans l'esprit et le cœur d'un penseur de Port-Royal, la Bible,
l'œuvre augustinienne et la liturgie composent constamment leurs richesses.
En 1931, c'est bien à tort que Jean Lhermet a supposé, dans son Pascal
et la Bible, que l'Ecriture intervenait seule. J'ai pu montrer en 1966 que
la Bible de Pascal est largement liturgique, qu'il cite de préférence les
textes présents dans son Bréviaire ou dans le Missel, qu'il se produit un
échange incessant entre la Bible des Heures et la Bible des siècles (Pascal
et la liturgie). Cette Bible n'est d'ailleurs guère moins augustinienne. Le
disciple ne médite pas l'Ecriture sans être imprégné du commentaire qu'en
a donné son maître, l'évêque d'Hipp0ne, que ce commentaire revête la
forme d'une étude verset par verset ou soit constitué par la synthèse
théologique elle-même, qui est née d'une réflexion exigeante sur le texte
sacré. Les passages chers à Augustin sont également chers à Pascal...
Si l'on ajoute que la liturgie est riche en homélies augustiniennes, qu'une
foule d'« oraisons » reflètent la théologie de la grâce née de la controverse
anti-pélagienne, on ne sera sans doute plus tenté par des représentations
monadistes.
Mais c'est sans aucun doute la connaissance de l'œuvre immense de
saint Augustin qui permet d'entrer le plus profondément dans l'univers
pascalien. Toute opposition avec l'Ecriture, ici, serait factice, car à peu
près tous les versets de la Bible sont sans cesse brassés comme des perles
par les marées augustiniennes, rapprochés, séparés, enrichis de nuances
nouvelles, accumulés pour éblouir, isolés pour séduire... Les Psaumes, qui
constituent l'essentiel de la prière liturgique, sont constamment scrutés
par le grand lyrique africain, soit dans ses Commentaires (Enarrationes
in Psalmos), soit à toutes les pages du reste de son œuvre. La Bible parais
sait composée de livres et de préceptes hétéroclites: l'augustinisme y
décelait un ordre tout divin, proposait une doctrine élaborée sur l'univers,
l'homme, Dieu, fascinait par la cohérence et l'éclat de sa vision du
monde.
J'ai donc entrepris, non pas d'ajouter aux études sur Pascal un nouveau
parallèle rhétorique, mais de faire apparaître le dialogue entre un grand
esprit de l'époque moderne et le plus grand des Pères, l'inépuisable conver
sation de deux génies. Tantôt Pascal conserve une thèse augustinienne,
adopte les mots techniques et les images de son modèle; tantôt il modifie,
enrichit, développe ce qui n'était que suggéré, quelquefois aussi il rejette
violemment ce qui lui paraît risible ou scandaleux. L'imagination, le
style des deux artistes ne sont pas sans parenté, mais le disciple joue
souvent l'Enfant prodigue... et s'éloigne, sans retour.
Quelles que soient les richesses qu'elle permet de découvrir, la pers
pective adoptée dans ce Pascal et saint Augustin ne s'ouvre pas sur le tout
de l'univers pascalien. Si, par exemple, Pascal s'inspire massivement
d'Augustin à propos des Juifs, il n'en reste pas moins qu'une étude sur
Pascal et le judaïsme devra tenir compte des autres lectures de l'apologiste
(Philon, Josèphe, certains apocryphes juifs, Raymond Martin, etc.), de ses
relations avec des hébraïsants comme Joseph de Voisin...
D'autre part, « disciple de saint Augustin », comme il aime à le répéter
dans les Ecrits sur la grâce, Pascal s'est familiarisé de plus en plus avec
les œuvres et parfois les personnes des grands augustiniens de son époque.
AVANT-PROPOS 7


Létude de ce milieu reste à faire. Ici, je me propose seulement de mettre
en lumière la lecture pascalienne de saint Augustin. S'il a été marqué
par Jansénius ou Amauld, Pascal, en définitive, se réfère toujours à la
source commune : les six in-folio des Œuvres complètes. Je m'attache donc
à ce qui constitue le résultat d'une éducation, de la lecture des commen
taires, de conversations, de travaux en équipe, mais peut-être plus encore
de la méditation personnelle: une manière originale de comprendre et
d'utiliser saint Augustin.
Comme Augustin, Pascal adopte un ordre d'exposition particulier,
«l'ordre du cœur», qui «consiste principalement à la digression sur
chaque point qui a rapport à la fin pour le montrer toujours » (fragment
298 - 283). Ainsi s'impose une vision unitaire de l'existence. Il m'a fallu ici
tenter de résoudre la quadrature du cercle: concilier l'ordre de l'esprit,
propre aux thèses, et celui du cœur. J'ai retenu le principe de vastes
chapitres, qui font apparaître aisément que chacun d'entre eux pourrait
englober à peu près tous les autres. Dans « Le Mystère d'Israël », pour
reprendre l'exemple déjà cité, il est facile de montrer que se trouvent
engagés l'opposition entre les hommes sans charité et les saints, la théo
logie de la grâce, les mystères du temps, de la transparence, de l'accès à la
foi De là un jeu perpétuel, et nécessaire, entre des ébauches ou allusions
à un thème et le développement complet de ce thème dans un autre
chapitre. S'il est déjà question des miracles à propos des Juifs, puisque
les « signes » réalisés par le Christ ont « partagé » ce peuple, la théologie
du miracle ne sera traitée tout au long que dans le chapitre « Théologie
et apologie». Peut-être qu'ainsi la rigueur et la vie prenante des écrits
pascaliens seront sauvegardées ensemble ?
Enfin, cette étude ne saurait être considérée que comme un défriche
ment. J'ai mis dix-huit mois entiers à lire de près le monument augustinien,
dans la première phase de mon travail. Il a fallu ensuite bien des relectures.
Avec une hardiesse que j'espère calculée, j'ai traité dans tel chapitre de
problèmes qui ont suscité des milliers de volumes: celui de la grâce par
exemple! Ma tâche a cependant été facilitée par la règle que je me suis
imposée de demeurer dans l'univers augustinien de Port-Royal. Il s'agissait
pour moi de lire saint Augustin avec Pascal, et non avec les innombrables
commentateurs qui se sont succédé depuis le xvn’ siècle. J'ai cherché
à « attraper » l’augustinisme du groupe jansénien et à manifester la
cohérence inteme de la lecture pascalienne d'Augustin. Néanmoins, même
dans ces limites, le travail est à poursuivre. Il suflit d'utiliser la caméra
autrement pour que surgissent des monographies: La raison chez Pascal
et Augustin; L'Eglise...; L'« Apologie » et le « Contre Fauste »; Bible
augustinienne, Bible pascalienne, etc. La présente étude ne constitue qu'un
panoramique. Un certain nombre de «plans américains» et de «gros
plans » demeurent à réaliser.
i
fi

Pour que la rigueur scientifique ne soit pas trop incompatible avec


l'agrément de la lecture, j'ai réparti texte et notes selon les principes
suivants:

1. Le latin est banni du texte, conformément à l'usage courant chez


les maîtres de Port-Royal. Mais il est donné en note chaque fois que
cela présente un intérêt scientifique.
8 AVANT-PROPOS

2. Les références sont données en notes, ainsi que toutes les citations
parallèles destinées à montrer que tel thème est fréquemment étudié chez
l'un ou l'autre des écrivains.

3. Toute discussion d'un point de détail, tout rappel d'une interpréta


tion antérieure sont reportés en note.
En dépit d'une telle répartition, cette étude présentait le risque de
passer pour un ouvrage d'algèbre, par suite de l'abondance des références.
En effet, les éditions de Pascal sont multiples, celles d'Augustin aussi.
J'ai donc opté pour la simplicité et la clarté les plus grandes:
Pour Augustin, le livre est désigné par un chiffre romain, le chapitre
par un chiffre arabe, le numéro par un chiñre arabe précédé du sigle n.
Exemple: Commentaire anti-manichéen de la «Genèse », I, 23, n. 40. Je
sais bien qu'en toute rigueur les numéros dus aux Mauristes devraient
être signalés entre parenthèses ; mais la référence étant souvent elle-même
entre parenthèses, il eût fallu recourir aux crochets. A cette complication
a paru préférable une convention dont aucun lecteur ne sera dupe. Qui
voudra se référer aux grandes éditions (Mauristes, etc.) trouvera immédia
tement dans le tableau établi par M. H.-1. Marrou et Mlle A.-M. La Bon
nardière (Saint Augustin et Paugustinisme, 3‘ éd., Paris, Seuil, 1965, p. 182
186) et reproduit ici en annexe le volume à consulter dans les Mauristes,
Migne, le Corpus de Vienne, Vivès, la Bibliothèque Augustinienne. J'ai
évidemment ajouté à ce tableau l'édition de Louvain (1577). Les Sermons
et les Lettres ont été numérotés en chiffres arabes : le premier renvoie à la
classification en vigueur depuis l'édition des Mauristes; le deuxième à
l'édition de Louvain, utilisée et citée par Pascal.
Pour Pascal, aucune édition n'est mentionnée quand il s'agit d'opuscules
où tout texte est rapidement identifiable (par ex. la Prière pour le bon
usage des maladies, divisée en brefs chapitres). Pour les Provinciales et
les écrits annexes, je renvoie à l'édition de M. 1'Abbé L. Cognet, Paris,
Garnier, 1965; pour l'Entretien avec M. de Sacy, à l'édition de M. Courcelle,
Paris, Vrin, 1960; pour les Ecrits sur la grâce, presque toujours au tome X1
de la grande édition Brunschvicg (Paris, Hachette, G.E.F., 14 volumes,
1904-1914). Pour les Pensées deux numéros sont donnés : le premier renvoie
à l'édition Lafuma en 3 volumes (Paris, Ed. du Luxembourg, 1951), le second
à la grande édition Brunschvicg.
i‘
ici‘

Pascal raillait les auteurs qui disent « mon » livre. Celui-ci doit beau
coup, non seulement à l'armée de travailleurs qui a créé les magnifiques
éditions d'Augustin et de Pascal, mais aussi à quelques maîtres. Une heure
de conversation apprend souvent bien plus que des journées de recherches
érudites, et Montaigne avait bien raison de préférer aux fébriles lectures
la « conférence ».
Pendant plus de dix ans M. René Pintard m'a prodigué encouragements
et conseils. C'est lui qui m'a aidé à délimiter mon domaine de recherches,
alors que j'allais faire naufrage dans un océanique projet : Pascal dans la
pensée chrétienne (je rêvais d'opposer l'auteur des Pensées aux Pères
grecs...).
A la Fondation Thiers, la bienveillance de M. le Doyen Davy m'a fourni
les loisirs sans lesquels la lecture attentive d'Augustin, de Jansénius,
d'Amauld, de Pascal, etc., n'aurait peut-être jamais été possible.
AVANT-PROPOS 9

Port-Royalistes et Augustiniens m'ont apporté l'aide la plus efficace.


Les séminaires de M. Jean Orcibal à la V’ section de l'Ecole Pratique
des Hautes Etudes, les rencontres avec le R.P. de Veer, directeur des
Etudes Augustiniennes, les encouragements amicaux de M. l'Abbé L. Cognet,
de MM. Henri Gouhier, Jean Guitton, Jean Mesnard, l'intérêt marqué
pour ce travail par Mlle A.-M. La Bonnardière, MM. Jacques Fontaine
et I-L-I. Marrou, tout cela m'a été précieux pour arriver au bout du
chemin.
Enfin la Bibliothèque Nationale et la Mazarine n'ont pas été seules
à favoriser mon enquête. Les richesses du Saulchoir et de la Bibliothèque
de Port-Royal ont été mises à ma disposition. Sur les traces de Jean
Laporte, qui étudia longtemps à Monaco, j'ai pu utiliser les ressources
des Bibliothèques de Cannes et du Grand Séminaire de Nice, où m'ont
conduit les hasards de l'existence.

Mais à qui dois-je le plus, sinon à Augustin lui-même et plus encore


à Pascal, auprès de qui j'ai tant appris?
INTRODUCTION

Le xvn‘ siècle est le siècle de saint Augustin. L'essor de l'impri


merie, le retour aux sources antiques, qui ont caractérisé le
xv1° siècle, n'ont pas répandu que la connaissance des auteurs
profanes. Dès 1506, apparaît à Bâle la première édition des Œuvres
complètes de saint Augustin, dite édition d'Amerbach. Elle est encore
bien imparfaite. En 1528-1529 sort l'édition d'Erasme, dix volumes
in-folio, toujours à Bâle, par les soins de l'imprimeur Jean Froben:
les scrupules critiques se révèlent ici bien supérieurs, de nombreux
apocryphes sont éliminés, et deux cents pages de tables sur deux
colonnes facilitent les recherches. C'est cette édition qui est
réimprimée tout au long du demi-siècle suivant, à Paris, à Bâle, à
Venise, à Lyon...
En 1576-1577 est publiée l'édition de Louvain, celle précisément
qui sera utilisée de la fin du xv1= siècle à celle du xv11° et régnera
jusqu'à son remplacement par l'édition des Bénédictins de Saint
Maur (1679-1700). L'initiative est prise par Thomas Gozée, professeur
de théologie à Louvain: celui-ci obtient en 1570 l'accord de l'éditeur
Plantin et réunit deux cents manuscrits. Gozée meurt en 1571, il est
remplacé par Jean Van der Meulen (Molanus). Le travail, accompli
par des équipes, porte sur cent soixante volumes de manuscrits. Les
Œuvres s'enrichissent alors de vingt-neuf lettres et de sermons ; mais
elles ignorent encore l'Ouvrage inachevé contre Julien (Opus imper
fectum...), La foi en l'invisible (De fide rerum quæ non videntur), etc.
Cent quatre-vingt-dix-huit feuillets de tables en facilitent la consulta
tion. Les apocryphes sont rejetés dans des appendices. Mais il reste
des erreurs sur l'authenticité et l'ordre des sermons et des lettres;
l'établissement du texte s'appuie sur des manuscrits trop peu nom
breux et presque tous des Pays-Bas. Arnauld et ses amis nïgnoraient
pas ces imperfections‘. Mais il n'en reste pas moins que l'édition des

ME‘
Préface historique et critique du t. X des Œuvres d'Arnauld (éd. de Iausanne),
5 3, p. LXXXrv, cite un passage de l'Histoire littéraire de la Congrégation de Saint
_'>"<:-‘
Maur, p. 68, où la lucidité d'Arnauld apparaît pleinement: « Après la paix de l'Eglise, qui
se fit en 1669, ce docteur [Amauld] fut à l'abbaye de S. Germain des Prés demander
à voir un manuscrit de saint Augustin. En cherchant ce qu'il voulait examiner, il dit que
les docteurs de Louvain étaient très estimables d'avoir revu les ouvrages de saint Augustin
et de les avoir fait imprimer avec plus tïexactitude qu'ils ne l'avaient été auparavant;
mais qu'il manquait beaucoup à ce travail; que ces docteurs n'avaient vu qu'un petit
nombre de manuscrits de Flandres; qu'on pourrait donner un meilleur ordre aux ouvrages
12 INTRODUCTION

Théologiens de Louvain représentait un immense progrès et ne fut


remplacée que par celle des Mauristes, si remarquable qu'aujourd'hui
encore il faut recourir à elle. De nombreuses réimpressions se suc
cédèrent : à Venise, Lyon, Paris, Cologne... Au fur et à mesure de leur
découverte étaient incorporées à l'édition primitive de nouvelles
œuvres: en 1586, à Paris, onze sermons inédits tirés d'un manuscrit
de la Grande-Chartreuse et treize des manuscrits de Pithée ; en 1614,
à Paris, les Œuvres complètes contiennent Les actes de Pélage (De
gestis Pelagi), dont l'édition princeps avait paru à Augsbourg en 1611,
ainsi qu'un certain nombre de sermons découverts par Sirmond et
publiés malgré lui au moyen de ses notes préparatoires. En 1617
paraissent, grâce à Claude Ménard, les livres I et Il de l'Ouvrage
inachevé contre Julien; en 1631 les Quarante sermons nouveaux de
Sirmond, qui seront introduits dans la réédition parisienne des
Œuvres complètes de 1635-1637. En 1634, Guillaume Scot avait publié
à Paris quelques sermons d'après un manuscrit d'Angers; en 1644,
Jean-Baptiste Maro en édite quelques autres à Rome, d'après les
manuscrits de la Bibliothèque Vaticane et de la Bibliothèque Bar
berini. L'année 1651 voit une nouvelle édition des Œuvres complètes
à Paris.
Cette multiplication des éditions partielles ou des Œuvres
complètes augmentées d'inédits était désagréable pour les acquéreurs,
qui n'étaient jamais sûrs de posséder un Saint Augustin complet. Pour
remédier à cet inconvénient, l'oratorien Jérôme Vignier conçut l'idée
d'un Supplément, qu'il publia en 1654-1655 et dont le second tome
donnait en entier, pour la première fois, l'Ouvrage inachevé. Il réunis
sait en outre de nouveaux sermons à ceux de Scot et de Maro 2.
Cet essor rapide des éditions du texte augustinien favorisa le
développement de l'augustinisme, qui allait connaître son âge d'or.
Quand la Réforme éclata, on connaissait mal les Pères, qu'on ne pou
vait lire qu'en manuscrit. Ce furent les nécessités de la controverse
qui donnèrent un coup de fouet à la recherche. Les protestants
eurent l'initiative du mouvement, mais furent bientôt suivis par les
catholiques. Tout d'abord les réformés gardèrent quelque peu leurs
distances à l'égard des Pères, proclamant qu'ils ne les suivaient que
dans la mesure où ils étaient en rigoureuse conformité avec la lettre
de la Bible. Mais quand les sociniens eurent rrmtré que la Trinité
ne se trouvait pas clairement révélée dans l'Ecrit. ire, ils se tournèrent
plus nettement vers la théologie patristique. Les catholiques, de leur

de ce Père; que la confusion où étaient les pièces ôtait une partie du plaisir qu'on avait
à les lire; qu'une nouvelle révision serait une entreprise vraiment digne de la congrégation
de Saint-Maur... ». Si elle est exacte, l'anecdote ferait d'Arnauld l'initiateur de l'édition des
Mauristes - Voir aussi la Préface d'Arnau1d à sa traduction du De vera religione, en 1647
(Œuvres, XI, 662). Ce qui ne l'empêche pas d'écrire dans la Préface à sa traduction du De
moribus Ecclesiae, en 1644: « J'ai suivi dans cette édition latine les exemplaires corrigés par
les Docteurs de Louvain, comme étant les plus corrects par le consentement de tout le
monde » (Œuvres, XI, 532).
2. On trouvera des éléments pour l'histoire des Opera omnia düàugustin dans J. de
Ghellinck, Patristique et Moyen Age, t. llI, Paris, 1948, p. 339-475; P. Petitmengin, «A
propos des éditions patristiques de la Contre-Réforme: le Saint Augustin de la typographie
Vaticane », in Recherche: augustiniennes, Paris, 1966, t. 4, p. 199-251.
INTRODUCTION 13

côté, adoptaient en nombre croissant le langage des Pères, au détri


ment des formules scolastiques. Telle était la situation à la fin du
xvI‘ siècle, quand survinrent les polémiques sur la grâce et les
congrégations de auxiliis.
Le pape Clément VIII, avant sa mort en 1605, avait pris position
en faveur des théories augustiniennes sur la grâce, dont Augustin
était à nouveau proclamé le grand docteur. Suspects de semi-péla
gianisme, les Pères grees entrent dans une éclipse partielle pour près
d'un demi-siècle. L'évêque d'Hippone va briller presque seul au ciel
de la patristique.
Les deux plus grands centres augustiniens de ce temps furent
Louvain et Paris. Louvain s'était illustrée déjà par l'édition des
Œuvres complètes, par les théories de Michel de Bay (Baïus) à la
fin du xvl‘ siècle, par son hostilité au molinisme du jésuite Leys
(Lessius). C'est d'elle qu'allaient sortir d'aussi éminents augustiniens
que Florent Conroy (Conrius), Corneille Jansen (Jansénius), Jean
Sinnich, etc. 3. En ce qui concerne Paris, il suffit de penser à l'augusti
nisme de Bérulle, de Condren, de Saint-Cyran, de nombreux docteurs
de la Sorbonne, de tous les théologiens de Port-Royal (Arnauld,
Bourzeis, Lalane, Barcos, Nicole, Pascal...), de Bossuet et de tant
d'autres pour avoir quelque idée du rayonnement en France du plus
grand des Pères.
Pascal a baigné toute sa vie dans cette atmosphère augustinienne.
Son père avait été formé à l'étude de la patristique ‘. Blaise lui-même
nous est présenté comme « n'ayant point étudié la scolastique, et
n'ayant point eu d'autre maître, tant dans les humanités que dans la
philosophie et la théologie, que son propre père qui l'avait instruit et
dirigé dans la lecture de la Bible, des conciles, des saints Pères et de
l'histoire ecclésiastique » 5. La « conversion » de 1646 ne fit que renfor

3. Florent Conroy, né en 1560 à Galway, étudiant à Louvain et en Espagne, nommé


archevêque de Tuam en mars 1609, fonda à Louvain le collège Saint-Antoine de Padoue
pour les missionnaires irlandais (installation en 1617). Il mourut à Madrid en 1629. Depuis
1610 il étudiait saint Augustin, dont il lut sept fois les Œuvres complètes et vingt fois les
traités contre les Pélagiens. Son œuvre la plus connue est Le pèlerin de Jéricho (Peregrinus
Hierichuntinus), publié en 1615 à Louvain, réimprimé à Paris en 1641 (90 p. in-4°), traduit
par Arnauld en 1645, célébré par Pascal (Ecrits sur la grâce, Br., XI, 143). - Jean Sinnich,
professeur à Louvain, se fit le défenseur de Jansénius et publia en 1648 sa monumentale
Triade des saints Pères défenseurs de la grâce et du libre arbitre (Sanctorum Patrum de
Gratia Christi et libero arbitrio dimicantium trias). Cette triade est constituée par Augustin
et ses deux disciples, Prosper d'Aquitaine ct Fulgence de Ruspe. Arnauld avait collaboré
a ce recueil, dont les titres et les sommaires sont, au moins en partie, de lui (Œuvres
d'Amauld, t. X, « Préface historique et critique», art. IX, p. LXXv). La Trias a servi d'ins
trument de travail à Pascal, en particulier dans les Ecrits sur la grâce, où il se réfère
constamment à elle.
4. Etienne Pascal ‘ avait appris par son propre père, sans avoir eu d'autre maître,
les langues grecque et latine, la philosophie, les mathématiques, l'histoire, le droit cano
nique et civil. et surtout la théologie positive par la lecture de la Bible et des Saints
Pères, et fit la même charité à son fils aîné Blaise Pascal Toute sa famille était aussi
bien réglée comme si c'eût été une maison religieuse » (Mémoires de Beurrier, III, 10, n. 5:
texte cité par J. Mesnard dans son édition des Œuvres complètes de Pascal, l, p. 870).
Beurrier dit tenir ces renseignements de Gilberte, sœur aînée de Pascal.
5. Mémoires de Beurrier, III, 10, n. 3, cité par J. Mrasmnu, I, 869. Gilbene Périer nous
indique que tout jeune son frère professait un ami-rationalisme très augustinien (Vie, éd.
lafuma, 111, 23-24).
14 INTRODUCTION

cer l'application de toute la famille à l'étude de la théologie positive


et de ce qui était alors considéré comme sa source la plus riche, l'œu
vre augustinienne. Pour mieux inventorier ce trésor, les Pascal se
mirent à lire « des ouvrages de M. Jansénius, de M. de Saint-Cyran, de
M. Arnauld et des autres écrits dont ils furent très édifiés H’. Vers
cette époque Pascal a étudié lïflugustimts, comme le font apparaître
ses premières lettres et sa théologie de la grâce, et comme on aurait
pu le conclure de son achamement à soutenir jusqu'à sa mort que
Jansénius = saint Augustin = saint Paul 7. Plusieurs témoignages
confirment qu'à partir de vingt-quatre ans Blaise consacra à l'étude
de la Bible et des Pères la plus grande partie de son temps ‘. Il ne
travaillait pas seul d'ailleurs. La famille entière constituait un sémi
naire de recherches. A partir de 1648, Etienne Pascal « employa le
reste de sa vie à l'étude des Pères et de la morale chrétienne H.
C'est alors que Jacqueline acheva une formation théologique sans
doute déjà solide, ce qui lui permit dix ans plus tard de s'opposer
aussi farouchement que son frère à la signature du Formulaire, parce
qu’« elle était plus instruite que ses sœurs par le commerce qu'elle
avait eu avec M. Pascal son frère, et par la connaissance des choses
qui s'étaient déjà passées sur ce sujet dans le monde avant qu'elle
l'eût abandonné » 3°.
En l'absence de témoignages plus nombreux, plus précis, c'est
l'œuvre pascalienne elle-même qui parlera. Déjà, pour la liturgie, où
les indications externes étaient des plus vagues, nous avons pu donner
la parole au texte, qui a confié plusieurs de ses secrets". De même
ici: écoutons l'œuvre.
Les premiers écrits religieux de Pascal sont ses trois grandes lettres
de 1648 à sa sœur Gilberte. Elles manifestent à l'évidence un augus
tinisme profond, commun d'ailleurs a\ Blaise et à ses deux sœurs...

6. Vie de Jacqueline Pascal, par Gilberte (Br., I, 152). Dom Ch. Clémencet indique
que le premier ouvrage de Jansénius lu par la famille fut le Discours de la réformation
de l'homme intérieur, publié à Paris en 1640 (66 p. in-16), et traduit en 1642 par R. Arnauld
d'Andilly (Histoire générale de Port-Royal, Amsterdam. 1755-1757, t. III, p. 412). Pascal lut
aussi, à une date indéterminée, le Tetrateuchus sive commentarius in sancta Jesu-Christi
Evangelia, suivi de la Series vitae J.-C. iuxta ordinem temporum (Louvain, 1639, Paris,
1643 et 1655). Arnauld voyait dans cet ouvrage le meilleur commentaire des évangiles qui
ait été fait depuis plusieurs siècles (Ch. Clémencet, Histoire littéraire de Port-Royal, l, 1868).
Pascal s'en inspire constamment dans son Abrégé de la vie de Jésus-Christ (Br., Xl).
7. Voir notre chapitre « La grâce souveraine». Si Pascal n'avait pas connu à fond
1'Augustinus, les deux demières Provinciales n'aimaient pas été écrites. Voir aussi la
Première Provinciale (éd. Cognet, p. 7). Une étude des sources de la Lettre‘ sur la mort
d'Etienne Pascal (oct. 1651) mettrait en lumière l'influence de llAugustinus et celle de
Condren. Dès le 26 janvier 1648, Pascal raconte dans une lettre à Gilberte une entrevue
avec M. de Rebours: ‘ Je lui dis avec ma franchise et ma naïveté ordinaires que nous
avions lu leurs livres et ceux de leurs adversaires; que c'était assez pour lui faire entendre
que nous étions de leurs sentiments » (remarquer le nous).
8. ’ Il ne s'appliquait plus qu'a la lecture de l'Ecriture Sainte et des Pères de l'Eglise ’
(Manuscrit Lamy, cité par J. Mesnard, I, 733).
9. Eloge anonyme d'Etienne Pascal, cité par J. Mesnard, l, S13. Voir aussi les manus
crits Lamy et Durand (Mesnard, I, 728 et 722).
10. Mémoires dT-lermant, éd. Gazier, V, 87 (cité par J. Mesnard, I, 935). Jacqueline
entra à Port-Royal le 4 janvier 1652.
11. Ph. Sellier, Pascal et la liturgie, Paris, P.U.F., 1966.
INTRODUCTION 15

L'expression « comme tu sais » y précède parfois les allusions augus


tiniennes : u Comme tu sais que toutes les actions peuvent avoir deux
sources », la cupidité ou (aut) la charité, M. de Rebours a pris pour
« vanité » et « endurcissement » ce qui procédait chez moi du « prin
cipe » opposéfi. Le 1°’ avril, Pascal et Jacqueline développent des
oppositions chères à l'évêque d'Hippone: « figure» et « réalité»,
« bonté » (ou miséricorde) et « justice » de Dieu, « user de » et
« jouir de » (le fameux couple uti-frui). Ils déplorent « cet aveugle
ment charnel et judaïque qui fait prendre la figure pour la réalité »,
etc. Enfin, la lettre du S novembre, non moins augustinienne, s'achève
sur l'évocation de « cette tour mystique, dont tu sais que saint
Augustin parle dans une de ses lettres » U. On avait donc étudié en
famille les Lettres de saint Augustin! La lettre que Blaise écrira en
1651 sur la mort de son père s'achèvera encore sur une paraphrase
de l'évêque d'Hippone.
Dès 1648 Pascal semble en fait un augustinien consommé, qui ne
se borne pas à étudier les œuvres du maître, mais analyse les commen
taires qui en sont publiés (dont l'Augustinus), prend parti dans la
controverse théologique en faveur des janséniens. Il a vingt-cinq ans.
Cette constatation entraîne immédiatement trois conclusions
inattendues. L'admirable Discours sur les passions de l'amour ne sau
rait être de Pascal, car l'augustinisme est une vision du monde dont
Blaise apparaît comme profondément imprégné en 1648, en 1651, en
1656, etc. Or les idées d'un homme peuvent changer, mais on ne
passe pas d'une vision du monde (Weltanschauung) augustinienne à
une autre qui lui est opposée, pour revenir ensuite à la première.
Seule la reprise de certaines distinctions lumineuses des Pensées
explique l'attribution à Pascal".
En second lieu, il est un passage de l'Entretien avec M. de Sacy
qui, lu à la lumière de ce qui vient d'être exposé, ne manque pas de
sel: a Tout ce que M. Pascal lui disait de grand, il [Sacy] l'avait
vu avant lui dans saint Augustin; et, faisant justice à tout le monde,
il disait: M. Pascal est extrêmement estimable en ce que n'ayant
point lu les Pères de l'Eglise, il avait de lui-même, par la pénétration
de son esprit, trouvé les mêmes vérités qu'ils avaient trouvées. Il les
trouve surprenantes, disait-il, parce qu'il ne les a vues en aucun
endroit ; mais pour nous, nous sommes accflutumés à les voir de tous
côtés dans nos livres. Ainsi, ce sage ecuésiastique, trouvant que
les anciens n'avaient pas moins de lumières que les nouveaux, il s'y
tenait, et estimait beaucoup M. Pascal de ce qu'il se rencontrait en
toutes choses avec saint Augustin » ‘s. Le brave Fontaine ne possédait

12. Lettre du 26 janvier 1648. Voir Serm. 90 - Sirmnnd 14, n. 6: « Duae sunt in homine
uno, charitas et cupiditas»; De gratia Christi, 20, n. 21: « Aliud est enim charitas radix
bonorum, aliud cupiditas radix malorum », etc.
13. Il s'agit de l'Epist. 243-38. Uaugustinisme de ces lettres apparaîtra de mieux en
mieux à mesure qu'on avancera dans les chapitres de cette étude. Nous avons choisi
une progression thématique, non chronologique.
14. MM. Deloffre et Rougeot nous ont indiqué que l'analyse stylistique du Discours
contraint également à conclure qu'il n'est pas de Pascal.
15. Ed. Courcelle, PP. 10-11.
16 INTRODUCTION

apparemment pas des renseignements très sûrs au sujet de la culture


théologique de Pascal. Ses naïves remarques se métamorphosent
maintenant en témoignage: au début de 1655, Pascal « se rencontrait
en toutes choses avec saint Augustin » qu'il lisait depuis son enfance.
Enfin, si le grand théologien qu'était Arnauld a confié le soin de
défendre la grâce et la morale évangélique à Pascal, ce n'est pas
seulement parce que celui-ci connaissait le monde et avait de la plume,
c'est d'abord parce qu'il lui apparaissait comme un théologien
rigoureux. La grâce constitue l'un des domaines les plus difficiles
de la théologie; l'Eglise catholique recommande à ses prêtres
d'éviter d'en aborder les mystères dans la prédication. Il faut donc
en finir avec la légende du petit jeune homme ignorant, mais bon
écrivain. En 1662, interrogé sur le recueil des Provinciales, Pascal
dira: a Si j'avais écrit d'un style dogmatique, il n'y aurait que les
savants qui l'auraient lu, et ceux-là n'en avaient pas besoin, en sachant
autant que moi là-dessus U‘. Blaise est le pair des grands maîtres
de Port-Royal. S'il apprend d'eux, eux apprennent de lui, comme nous
le verrons, et cet échange ne va pas sans heurts, parfois violents,
entre des personnalités aussi puissantes. Nicole était en admiration
devant lui". Assurément les Provinciales naquirent dans un climat
de collaboration. Mais l'ensemble des témoignages, s'il souligne les
emprunts de Pascal en ce qui concerne les citations des casuistes,
met en valeur sa pleine indépendance théologique. Les quatre pre
mières Lettres, raconte Nicole, furent écrites de génie: or ce sont
les seules qui, avec les deux dernières, traitent formellement de la
grâce. Ecoutons Nicole parler de ce prétendu apprenti-théologien:

Il voulut le lendemain travailler au projet qu'il avait promis, mais au


lieu d'une ébauche, il fit tout de suite la première Lettre, telle que nous
l'avons. Il la communiqua à un de ses amis, qui jugea à propos qu'on
l'imprimât incessamment. Montalte fit presque avec la même prompti
tude la seconde, la troisième, et la quatrième lettre, qui furent reçues avec
encore plus d'applaudissement. Il avait dessein de continuer à expliquer
la même matière; mais ayant mis, je ne sais par quel mouvement, à la
fin de la quatrième Lettre qu'il pourrait parler dans la suivante de la
morale des Jésuites, il se trouva engagé à le faire
Quelques personnes de ses amis lui représentaient qu'il quittait trop
tôt la matière de la grâce; que le monde paraissait disposé à souffrir
qu'on l'en instruisît ; et que le succès de sa demiere lettre en était une
preuve convaincante. Cette raison faisait beaucoup d'impression sur lui.
Il croyait pouvoir traiter ces questions, qui faisaient alors tant de bmit,
et les débarrasser des termes obscurs et équivoques des scolastiques, des
vaines chicanes de mots et de tout ce qui ressent la chaleur de la dispute.
Il espérait, dis-je, les expliquer d'une manière si aisée et si proportionnée
à l'intelligence de tout le monde qu'il pourrait forcer les Jésuites mêmes
de se rendre à la vérité.
Mais il n'eut pas plus tôt commencé à lire Escobar avec un peu d'atten
tion, et à parcourir les autres casuistes qu'il ne put retenir son indignation
contre ces opinions monstrueuses Il ne composa plus ses lettres avec

16. Œuvres complètes, dans l’« Intégrale » du Seuil, p. 640, fr. 1002, n. 3 (souligné par
nous).
17. « M. Nicole fait gloire de copier jusqu'à ses défauts » (extrait de l'Histuire secrète
du iansénisme, de Brienne, cité par J. Mesnard, I, 906).
INTRODUCTION 17

la même vitesse qu'auparavant, mais avec une contention d'esprit, un


soin et un travail incroyable. Il était souvent vingt jours entiers sur une
seule lettre.
De plus, la matière qu'il traitait avait ses difficultés particulières: il
fallait réunir comme dans un seul grand corps un grand nombre de
passages tirés de divers auteurs, et de différents endroits dans les mêmes
auteurs, et les lier d'une manière naturelle
A l'égard des deux dernières, si elles ne sont pas non plus aussi concises
que les autres, ce ne fut pas manque de temps: mais il ne put, quelque
peine qu'il prit, expliquer en moins de paroles la matière qu'il y traite.
Elles sont au reste très polies et fort travaillées, et surtout la dix
huitième qu'on m'a dit lui avoir donné plus de peine que toutes les
autres l‘.

Ainsi Pascal, toujours aussi impérieux, se jugeait plus capable que


quiconque d'exposer avec clarté et attrait les points les plus dif
ficiles de la théologie. Utiliser des florilèges, s'entretenir avec des
amis, leur lire ses écrits pour en vérifier la valeur, tout cela ne réduit
en rien l'indépendance d'un penseur ‘’.
Maître en augustinisme, Pascal travaillait évidemment sur l'édition
de Louvain. Le fragment 591 - 186 des Pensées fait allusion au traité
Contre le mensonge et signale « 4 To. ’: cet opuscule figure en effet
dans le quatrième tome des Lovanistes. D'autre part, la fin de la lettre
du 5 novembre 1648 fait allusion à la Lettre 243-38, à Lætus, de
saint Augustin : or ce texte avait été rejeté par Erasme, qui le croyait
de Paulin de Nole ; ce sont les Théologiens de Louvain qui, s'appuyant
sur une indication de Possidius, avaient reconnu cette Lettre comme
augustinienne 2°. Mais il paraît difficile d'apporter des précisions plus
grandes. Pascal assurément cite les livres I et Il de l'Ouvrage inachevé
contre Julien, dont la publication est de 1617, et n'utilise jamais,
semble-t-il, les livres suivants. Malheureusement toutes ces citations
paraissent provenir d'un recueil de Sinnich ou, pour l'une d'entre
elles, d'Arnauld. Rien ne prouve donc que l'apologiste n'ait pas eu
recours à une édition ancienne, reçue de son père Force est de s'en

18. Traduction Joncoux, 1699 (Br., Vll, 65-70). On pourra lire un autre témoignage
d'admiration de Nicole, disciple de Pascal, dans la Préface du Traité de la grâce générale
(citée par Br., XI, 100-102).
19. D'après la Relation Vullaiit (Br., V11, 63), Boileau demanda un jour de Pascal
‘ s'il était seul et si on ne l'aidait point. M. Amauld et M. Nicole ont dit qu'on l'aidait,
mais de cette sorte que quand il avait fait une lettre il la portait, la lisait devant eux
et s'il se trouvait qu'un seul de la compagnie n'en fût pas touché et qu'il dcmeurât morne,
quand tous les autres se seraient écriés, il la recommençait et la changeait jusques à ce
qu'elle fût au gré de tout le monde, que la 16‘ n'était pas toutc de lui, que d'autres y
avaient travaillé, et qu'aussi elle était un peu rampante, et ne se soutenait pas si bien que
les autres » (entendu par Vallant chez Amauld, le 4 lévrier 1674).
20. Dans cette édition l'index rerum comporte non seulement des titres, mais aussi des
sous-titres. Ainsi sous le titre » Christus » (dix-huit colonnes) se lit le sous-titre « Christi
nomina et otficia » (deux colonnes, où se rencontrent: « Hostia et sacerdos, tom. 10.680 b 1...
Rex et sacerdos, tom. 4. 153. a. 1 et 16J... Sacrificium, tomo 3. 387. a. 2. tomo 8. 53. d. 2... ».
On pense au fragment 608-766 et à son titre: « J.-C. offices ». Autre sous-titre de « Christus »:
« Figume et promissiones Christi ». Voir fr. 607 -766 et son titre: n Fig »... Il est clair qu'il
ne saurait plus être question d'étudier un thème pascalien sans se reporter a cet Index,
qui foumissait à Pascal l'accès le plus aisé au monument augustinien. L'édition de Louvain
est bien plus facile à utiliser que celles qui l'ont suivie, car chaque colonne (a ou b) est
subdixiséc verticalement en quatre parties (1, 2, 3, 4). Le lecteur qui cherche un dévelop
pement sur le Christ agneau est immédiatement renvoyé aux dix lignes qui en traitent.
L'usage des sous-titres est, lui aussi, fort agréable.
18 INTRODUCTION

tenir à l'affirmation modeste que Pascal possédait l'une des éditions


des Lovanistes. S'il faut en croire Beurrier, Blaise était particulière
ment attaché à ces six volumes in-folio, puisque vers 1659-1660, après
la retraite où il décida de vivre dans la plus extrême pauvreté, il
« vendit son carrosse, ses chevaux, ses tapisseries, ses beaux meubles,
son argenterie, et même sa bibliothèque, à la réserve de la Bible, de
saint Augustin, et de fort peu d'autres livres, et en donna tout l'argent
aux pauvres » 2‘.
Misère de l'homme sans Dieu (ch. 1 et 2), douceur puissante de
la grâce (ch. 3), transparence de l'univers et de l'Ecriture pour le
croyant (ch. 4), signification de l'histoire (ch. 5) et en particulier du
peuple juif (ch. 6), tels sont les grands thèmes théologiques que Pascal
a puisés dans l'œuvre augustinienne avant même de les mettre en
œuvre dans les Pensées, où se trouvent rassemblés et renouvelés la
plupart des fragments d'apologie de la foi épars chez saint Augustin
(ch. 7).

21. Mémoires, III, ch. 40, n. 7 (cité par Lai, III, 54).
CHAPITRE I

LE CLAlR-OBSCUR DU MONDE

Que dois-je faire ? Je ne vois partout qubbscurités...


Toutes choses changent et se succèdent.
Fragments 2 - 227 et 3 - 227.

Chaque fois qu'il ouvre une œuvre du grand écrivain dT-Iippone,


Pascal pénètre dans un univers particulier, reconnaissable entre tous.
Sur la scène de ce monde augustinien apparaît d'abord l'Eglise.
Autour d'elle, contre elle s'agitent les Juifs et les hérétiques (ariens,
manichéens, donatistes et pélagiens, surtout). Autour de tous ces
personnages, le monde païen! Autour de tous, le même décor, à la
fois somptueux et inquiétant.
Pascal a voulu ouvrir son Apologie en faisant disparaître de cette
prodigieuse scène tout le groupe judéo-chrétien. Il restait alors le
décor et le monde païen, c'est-à-dire ce qui constituait l'expérience
actuelle de tout incroyant. Pour les décrire, l'apologiste a eu recours,
comme on peut s'y attendre, aux grandes représentations de son
temps, telles qu'elles apparaissaient dans Montaigne, Charron, etc.,
telles aussi que les suggérait la science moderne, en ce début du
xvn‘ siècle, qui fait penser au « miracle grec» par la densité de
ses découvertes et la mutation qui s'opère dans la pensée européenne.
L'étonnant, néanmoins, c'est que cette description du décor et des
agitations païennes s'est inspirée surtout de la vision augustinienne.
En termes d'architecture, disons que le gros-œuvre, la charpente
sont purement augustiniens, tandis que les motifs ornementaux, les
fioritures proviennent tantôt de Montaigne, tantôt de Charron, tantôt
de la réflexion scientifique nouvelle, tantôt (encore) de l'évêque
dTlippone. Pascal retrouve dans le théologien africain sa vision pro
fonde des choses, les structures de sa propre pensée ; mais il ne s'en
tient pas là: il lui emprunte aussi des exemples, des images, et
jusqu'à son vocabulaire.
Nous allons donc étudier cette parenté. C'est le décor de l'univers
d'abord qui se présente à nous. Ensuite, le monde païen, avec les
dissentiments de ses penseurs en tous les domaines: problèmes de
la connaissance, de l'existence d'un Dieu, de l'immortalité de l'âme,
du bonheur et de la possibilité d'établir par la raison une morale
solide.
l. LA FLUIDITÉ NOCTURNE DU MONDE

A partir de 1580 surtout s'est manifestée, notamment en France,


une sensibilité particulière, hantée par l'inconstance de toutes choses,
prenant pour emblèmes ou motifs des êtres (Protée, Circé) et des
réalités physiques (nuages, bulles, oiseaux, eau courante) mouvants,
obsédée par la pensée de la mort et s'attardant à des contemplations
funèbres, se complaisant, enfin, aux jeux de l'ombre et de la lumière 1.
Les historiens de l'esprit se sont penchés sur ce phénomène et se
sont efforcés d'en découvrir les causes: ils ont cité les bouleverse
ments provoqués par les grandes découvertes, par l'afflux de récits
ethnographiques qui soulignaient la relativité des coutumes et des
opinions humaines; ils ont évoqué l'ébranlement produit par la ou
plutôt les réformes religieuses, l'horreur des guerres de religion et
des spectacles macabres qu'elles provoquaient; il faudrait ajouter
cette autre cause de désarroi dans un pays où régnait une « religion
royale» unique en Europe: deux régicides en un quart de siècle
(Henri III, Henri IV), la fragilité du pouvoir royal constamment
menacé par la meute des Grands, les intrigues avec l'étranger, la
division religieuse, la précaire santé du souverain. La société faisait
penser à une mer orageuse, et c'est tout naturellement cette image
que Bossuet déploiera somptueusement, en 1669, pour évoquer les
troubles d'Angleterre, si semblables à ceux dont la France et le
jeune Louis XIV se souviendront longtemps. Quant au cosmos lui
même, il avait perdu beaucoup de sa belle ordonnance aristotélicienne,
à la fin du xvl‘ siècle: on se le représentait comme un immense
vivant mystérieux, auquel tout est possible, auquel on ne saurait
assigner de limites ; naturel et surnaturel se distinguaient mal, comme
on pouvait le voir lors des procès de sorcellerie ; la magie était reine.
L'homme était considéré comme un microcosme, c'est-à-dire non
seulement une image de la nature, mais une expérience cosmique
intérieure: il avait conscience d'expérimenter un univers intime
qui se trouvait être en même temps le monde cosmique. En 1610,
la découverte des taches du soleil porta le désarroi à son comble,
avant l'essor du mécanisme.
La sensibilité que façonnèrent tous ces phénomènes se colora
diversement, selon l'attitude globale, le jugement profond de chaque
être humain devant ce monde, le choix entre optimisme ou pes
simisme. M. Jean Rousset a trouvé d'heureuses formules pour
exprimer cette dualité: il parle d'inconstance noire et d'inconstance
blanche. Les uns considèrent l'univers avec le point de vue de

1. Voir Jean Rousset, La littérature de l'âge baroque en France, Paris, Corti, 1953.
Id., Anthologie de la poésie baroque française, Paris, Armand Colin, 1961, 2 vol.
FLUIDITÉ NOCTURNE nu MONDE 21

Dieu, c'est-à-dire de la Stabilité, de la Permanence, de l'éternel Repos,


et regardent la fluence cosmique et la versatilité humaine « avec une
stupeur inquiète, ils y reconnaissent le signe du péché, de l'absence
douloureuse de Dieu ». Les autres, au contraire, s'enchantent de ces
variations, s'y plongent, les savourent, les expriment avec une luxu
riance joyeuse: ce ne sont que nuages, tourbillons de plumes, ailes
multicolores 2.
Or cette inconstance noire, la plupart de ceux qu'elle hante l'ont
rencontrée chez celui qui en demeure le grand poète, saint Augustin.
Pour ce platonicien, en elïet, l'âme est exilée de ce royaume stable
qui est le sien et où se tient Celui qui est, elle est tombée dans un
univers périssable, qui s'écoule comme du sable et la tourmente sans
arrêt, assoiffée qu'elle est d'un éternel repos. Or l'évêque d'Hippone
est le grand maître de ce temps. Est-ce un hasard que la coïncidence
entre le développement de cette sensibilité et le succès croissant des
éditions d'œuvres augustiniennes ? La Ceppède est nourri d'augusti
nisme; il suffit, pour s'en convaincre, de parcourir les citations
à partir desquelles il bâtit ses admirables sonnets, dans ses Théorèmes
spirituels. Pierre de Lancre publie en 1607 un Tableau de l'inconstance
et instabilité de toutes choses, ou il est montré qu'en Dieu seul gist
la vraye constance à laquelle l'homme sage doit viser3; il y étudie
l'inconstance des peuples étrangers (avec bien des remarques amu
santes), de l'homme, de la femme, de la fortune, de la nature, de
l'amour, des rois, des philosophes et législateurs, des Anges, des
faux dieux. A tant de changement il oppose la stabilité parfaite de
Dieu : « Je ne serai plus flottant dans l'inconstance de ce monde, fiché
et arrêté en toi, mon souverain Bien ; et ne nous ayant faits que pour
lui, notre âme hors de lui est et sera toujours en inquiétude » ". Cette
phrase constitue le foyer de tout l'ouvrage. Or quelle est-elle ? C'est
l'un des premiers versets des Confessions: « Tu nous as faits pour
toi, et notre cœur est dans l'inquiétude, jusqu'à ce qu'il se repose
en toi »5. On pourrait sans doute mettre dans la même lumière la
présence augustinienne au centre de presque toutes les œuvres dues
à l'inconstance noire °. Mais c'est Pascal qui nous intéresse ici. Sans
relever tous les traits de cette sensibilité présents dans ses écrits,
nous allons nous efforcer de montrer combien certains d'entre eux
proviennent de la lecture assidue de saint Augustin. Il faudrait alors
mettre le docteur africain aux côtés de Montaigne, et voir dans ces
deux œuvres les principales sources littéraires de la vision du monde
qui régna pendant près d'un siècle à partir de 1580.

2. Jean Rousset, Anthologie, I, pp. 69.


3. Paris. A.-L'Angelier, 1607, in-8° (B. Nat. R 40586); 2* édition, Veuve l'Angelier, 1610,
in-4" (B. Nat. D 8344).
4. Livre V, discours 6, f° 539. C'est nous qui avons souligné.
5. Conf., I, 1: « Fecisti nos ad te, et inquietum est cor nostrum donec requiescat in
le ».
6. J. Rousset a signalé dans La littérature de l'âge baroque l'abondance des ouvrages
sur l'inconstance au toumant des deux siècles. C'est entre 1620 et 1630 qu'est créée la figure
de Don Juan, dont la profondeur semble due, pour une part, à son flottement entre les
deux types d'inconstance.
" 1. Uunlversel écoulement

La grande hantise des écrivains est alors celle du fluent, de


l'universel écoulement, du manque de points d'appui, du glissement.
Tout est sable, eau fugitive. Pascal l'a maintes fois exprimée:

Uécoulement.
C'est une chose horrible de sentir s'écouler tout ce qu'on possède 7.

Il s'agit là, chez lui, d'un sentiment profond, qui s'exprime longue
ment dans les écrits les plus personnels. Toute la Prière pour le bon
usage des maladies oppose aux changements de la créature la stabilité
divine: « Le changement de ma condition n'en apporte pas à la
vôtre Vous êtes toujours le même, quoique je sois sujet au chan
gement fl. L'écrit Sur la conversion du pécheur montre l'âme
effrayée de l'écoulement vertigineux de tout:

Elle considère les choses périssables comme périssantes et même déjà


péries; et dans la vue certaine de l'anéantissement de tout ce qu'elle
aime, elle s'effraye dans cette considération, en voyant que chaque instant
lui arrache la jouissance de son bien, et que ce qui lui est le plus cher
s'écoule à tout moment, et qu'enfin un jour certain viendra auquel elle
se trouvera dénuée de toutes les choses auxquelles elle avait mis son
espérance.

L'origine platonicienne d'une telle obsession ne fait aucun doute :


l'intuition héraclitéenne du devenir s'est transmise par Platon à
saint Augustin, chez qui Pascal l'a partout rencontrée. Le théologien
africain conçoit Dieu comme le Stable, celui qui échappe au péris
sable; et l'âme humaine doit avoir pour but d'adhérer à ce Dieu,
au lieu de se laisser entraîner par le flot des créatures qui lui sont
inférieures, qui « naissent, meurent, s'écoulent, glissent s’. Deux
psaumes ont reçu à cet égard un commentaire admirable, le psaume
101, qui oppose la stabilité divine à la précarité du monde, et surtout
le psaume 136, Au bord des fleuves de Babylone... Pascal est nourri
de ces deux Enarrationes. Le psaume 101 affleure dans tout l'écrit
Sur la conversion du pécheur et dans la Prière", où l'un de ses versets
se trouve clairement cité 1°. Il est probable aussi que le fragment
68 - 205 constitue une méditation sur un autre verset du même poème :
« Fais-moi connaître la petite durée de mes jours ». L'apologiste y
écrit en effet :

7. Fr. 757-212.
8. Ch. 1.
9. De vera relig., 3, n. 3: « Sanandum esse animum ad intuendam incommutabilem
rerum formam, et eodem modo semper se habentem atque undique sui similem pulchritu
dinem, nec distentam locis, nec tempore variatam, sed unum atque idem omni ex parte
senlantem... Caetera nasci, occidere, fluere, labim» Cf. In Ps. 65, n. 11: «Omnis iste
ordo rerum labentium, fluvius quidam est»; Ibid., n. 12: « Resurrectio promittitur; ibi
caro nostra jam non erit flumen: flumen enim modo est, quando mortalitas est. Videte si
stat aliqua aetas n.
10. Ch. l: ’ Vous êtes toujours le même, quoique je sois sujet au changement». Cf.
Ps. 101, versets 26-28, où le poète oppose à la précarité du ciel la permanence divine: « [psi
peribunt, tu autem permanes Mutabis eos et mutabuntur, tu vero idem ipse es ».
FLUIDITÉ NOCTURNE nu MONDE 23

Quand je considère la petite durée de ma vie absorbée dans l'éternité


précédente et suivante - memoria hospitis unius diei praetereuntis - le
petit espace que je remplis et même que je vois dans l'infinie immensité
des espaces que j'ignore et qui mïgnorent, je m'effraye et m'étonne de
me voir ici plutôt que la, car il n'y a point de raison pourquoi ici plutôt
que là, pourquoi à présent plutôt que lors. Qui m'y a mis it par l'ordre
et la conduite de qui ce lieu et ce temps a-t-il été destiné à moi Ü ?

Quant au psaume 136, il a inspiré à l'évêque d'Hippone un véritable


poème latin sur le poème hébreu, et cette Enarratio est l'un de ses
chefs-d'œuvre. Pascal la connaissait parfaitement. « Les fleuves de
Babylone, ce sont toutes les choses de ce monde qu'on aime et qui
passent. 12 » Il est caractéristique de constater combien ce psaume a
habité la sensibilité du temps: méditations et commentaires se sont
succédé tout au long des décennies, de 1580 à 1650. Dans sa jeunesse,
Amauld en avait rédigé une paraphrase : c'est celui-là qu'il avait choisi
parmi les cent cinquante autres U.
Si l'Enarratio sur le psaume 136 est si vibrante, si lyrique, c'est
évidemment parce qu'elle expose un thème particulièrement cher à
Augustin, très vivant au fond de lui-même. Si d'autre part elle a parlé
à tant d'hommes, dont Pascal, c'est qu'elle enveloppait d'un vête
ment somptueux une image qui dormait au cœur des imaginations
de ce temps (et d'ailleurs aussi d'autres temps). Cette image, c'est
celle du fleuve, des eaux mobiles. Chez l'évêque africain comme chez
son disciple, il ne s'agit pas d'une eau vive, cristalline, rafraîchissante
et heureuse. Ce sont assez souvent de lourdes eaux qui coulent
lentement, comme le temps qu'elles figurent, dans des paysages
tristes, à travers une « terre de malédiction »1‘, dans le pays de
Babylone où planent les démons, où les enfants de Dieu sont en exil
et prisonniers". Ces fleuves roulent des eaux sulfureuses, brûlantes,
qui font songer irrésistiblement à la rivière bitumineuse, the naphta
line river, de certains poèmes de Poe: « Malheureuse, s'écrie Pascal,

11. Cf. In Ps. 101, n. 8 et 10: « [8] Exiguitatem dierum mearum non aetemitatem dierum
meorum, annuntia mihi [10] In gzneratione generationum anni tui. Ideo ego de diebus
exiguis quaesivi, quia licet usque in finem saeculi durent mecum isti dies. exigui sunt in
comparatione dierum tuorum Sed qui anni tui ? Qui, nisi qui non veniunt et transeunt 7
Qui, nisi qui non ideo veniunt, ut non sint ? Omnis enim dies in hoc tempore ideo venit, ut
non sit; omnis hora, omnis mensis, omnis annus: nihil horum stat; antequam veniat, erit;
cum venerit. non erit. Illi ergo anni tui aeterni ».
12. In Ps. 136, n. 3. Pascal a paraphrase ou traduit des passages entiers de cette
Enarratio dans les fragments 545 - 458 et 918 - 439. Nous réservons pour notre chapitre « La
théologie de l'histoire» l'étude détaillée de ces « Pensées» et de leur rapport à leur
source.
13. Amauld, Réflexions sur le psaume 136 (Œuvres, V, pp. 1-18). Robert Angot (1581-1640)
en a donné une paraphrase en vers...
14. Fr. 545 - 458.
15. In Ps. 136, n. l; cf. fr. 545 - 458.
In Ps. 136, n. 2: « In ista Babylonia non cives habitamus, sed captivi detinemur ».
Pascal a développé souvent une telle vision; il évoque le « cachot » de ce monde: « Nous
devons nous considérer comme des criminels dans une prison toute remplie des images
de leur libérateur et des instructions nécessaires pour sortir de la servitude» (Lettre du
1* avril 1648, à Gilberte); « Un homme dans un cachot... » (fr. 163 - 2(1)); « ce petit cachot
où il [l'homme] se trouve logé, j'entends l'univers » (199 - 72; cf. îr. 434 - 199). Il comptait
donner de l'éclat à cette image, s'il faut en croire le fragment 164 - 218: « Commencement.
Cachet ».
24 LE CLAIR-OBSCUR nu MONDE

la terre de malédiction que ces trois fleuves embrasent plutôt qu'ils


n'arrosent »1°. Cette vision fantastique d'ondes incandescentes est
au œeur de l'imagination augustinienne. L'évêque africain possède
pour l'exprimer un mot unique, æstus, qui signifie à la fois ardeur,
grande chaleur et agitation des eaux ; s'il n'est pas le premier à avoir
joué sur ce double-sens, lui seul, semble-t-il, a brodé sur une telle
image d'incessantes variationsl3. Les hommes sont « assis au bord
des fleuves de Babylone », et c'est peut-être pourquoi l'image biblique
et augustinienne, devenue traditionnelle, de l'herbe, symbole de la
fragilité humaine, s'est transformée chez Pascal en celle du roseau:
« L'homme n'est qu'un roseau Une vapeur, une goutte d'eau suffit
pour le tuer » l‘. Et la vision fantastique se précise: au bord de ces
fleuves brûlants s'élèvent d'étranges forêts, des touffes de roseaux
qui pensent 1’. Tombés dans l'eau, ils deviendront fétus, qu'emporte
le courant. En attendant, ils vivent au bord des fleuves embrasés, dans
la nuit silencieuse. Dans l'imagination pascalienne, en effet, l'univers
est « muet » et « le silence éternel » des espaces infinis communique
à l'homme un frisson, celui qu'inspirent l'immensité, l'horreur de la
nuit, que les hommes ont pendant si longtemps ressentie comme une
menace, comme une présence hostile m. « Egaré », l'homme s'agite
à tâtons, « avec inquiétude et sans succès, dans des ténèbres impé
nétrables »23. Silence et nuit, voilà ce qui entoure l'incroyant, voilà

16. Fr. 545 - 458.


17. « Umbra porro ista [Spiritus Sancti] defensaculum întelligitur ab aestu concupiscen
tiarum carnalium » (In Ps. 67, n. 21). Les trois fleuves pascaliens sont précisément les trois
concupiscences. L'un des plus beaux textes augustiniens sur l'union du feu et du liquide
est l'Enarratio in Ps. 57, n. 16-20: les pécheurs, leurs actes et en définitive le monde charnel
y sont comparés à des eaux courantes (« Spernentur tamquam aqua decurrens », n. 16),
puis à de la cire liquéfiée (« Sicut cera liquefacta auferentur », n. 17). Augustin écrit au
n. 18: « Ipsi euntes in libidines suas, soluti et fluxi dicuntur. Unde fluxi ? Unde soluti ?
Ab igne concupiscentiarum [n. 19] Ergo fratres, ignem malae concupiscentiae timete. si
non vultis liquefieri sicut cera, et perire a facie Dei ». Est-ce la tradition augustinienne
qui a fourni à Mauriac le titre de son roman, Le fleuve de feu ?
18. Fr. 200 - 347; cf. 113 - 348.
Elle rappelle Matth., XI, 7, mais il semble que Pascal l'ait découverte lui-même et y
tienne. On trouve dans Augustin des comparaisons végétales différentes: outre la tradi
tionnelle herbe des champs, la frondaison. « Sic tamquam folia genus humanum terra
portat: plena est hominibus, sed dum aliis morientibus aliis nascendo succedunt » (In
Ps. 101, n. 10). Pour l'image de l'herbe, voir par exemple In 10h., tr. 7, n. 1: « Transeunt
omnia, et évolant omnia, et sicut fumus vanescunt: et vae qui amant talia. Omnis enim
anima sequitur quod amat. Omnis caro fenum, et omnis honor carnis quasi flos feni;
fenum aruit, flos decidit: Verbum autem Domini manet in aeternum [Isaïe, XL, 6-8]».
Le principe « Omnis anima sequitur quod amat » se trouve paraphrasé par Pascal dans la
Prière..., ch. 5: « Le même moment qui entraînera les méchants avec leurs idoles dans
une ruine commune, unira les justes avec vous dans une gloire commune; comme les
uns périront avec les objets périssables auxquels ils se sont attachés, les autres subsisteront
éternellement dans l'objet éternel et subsistant par soi-même auquel ils se sont étroitement
unis ».
19. Le fr. 113 - 348 s'ouvre sur cette image, qui a donc retenu Pascal à l'instar de celle
du cachot: « Roseau pensant». L'apol0giste percevait que le réel, bien considéré, nous
apparaît comme fantastique, dans l'acception moderne du terme. Evoquant la communauté
humaine, il est frappé de stupeur: « Qu'on imagine un corps plein de membres pensants l ».
Quel peintre, en effet, évoquera sur sa toile cette prodigieuse réalité ?
20. Cf. fr. 201 - 206, 198 - 693, 400 - 427, 427 - 194. Saint Augustin, si sensible à la lumière
et aux bruissements du monde, ressentait, de façon analogue, la nuit et le silence comme
de pénibles privations: la nuit est aux yeux ce que le silence est aux oreilles (Contra
Epist. Manichaei, 31, n. 34).
21. Fr. 400 - 427.
FLUIDITÉ NOCTURNE DU MONDE 25

le décor de l'existence humaine, entraînée par les courants du temps


et des passions changeantes. Pascal a trouvé dans la Bible cette
opposition de la nuit du monde à la lumière de Dieu, mais c'est dans
saint Augustin qu'il l'a rencontrée somptueusement orchestrée. Non
seulement l'évêque d'Hippone était un Méditerranéen 22, mais surtout
il avait été manichéen: pendant longtemps l'univers lui était apparu
comme le lieu d'un combat entre la lumière et les ténèbres; aussi
n'est-il pas étonnant de tomber à chaque instant sur ce couple
d'opposés, dans son œuvre. Ceux qui se détournent de la lumière
divine vivent dans une ombre charnelle et s'enfoncent de plus en
plus dans les ténèbres 23 ; leur cœur devient lui-même enténébré 2‘. La
nuit est le symbole de l'ignorance, elle enveloppe donc ceux que la
grâce n'éclaire pas 25. Cependant, chez le théologien de la lumineuse
Afrique, des visions radieuses alternent avec ces sombres tableaux.
Souvent la création déploie son faste éclatant, se révèle grouillante
d'êtres vifs et heureux, dans les mers, dans les airs, dans les forêts;
alors les créatures, comme dans les Psaumes, chantent leur Créateur.
Cet énorme fourmillement fait penser à la poésie claudélienne et se
rapproche des peintures de l'inconstance blanche: l'écrivain se plaît
à évoquer « les ténèbres, les eaux, les vents, le feu, la fumée, et aussi
les animaux qui rampent, nagent, volent, les quadrupèdes, les bi
pèdes... H‘. Pascal a complètement passé sous silence ces heureux
tableaux. Il n'emprunte à son prédécesseur que ses images les plus
lugubres : les lourdes eaux des fleuves, où se mêlent fantastiquement
de sulfureuses lueurs et de glauques ténèbres, et dont le cours est
bordé de frêles créatures qui rouleront bientôt dans cette boue
fumante. Tout cela dans un silence oppressant!

L'homme est devenu semblable aux vanités. A quelles vanités ? Aux temps
qui glissent et s'écoulent à ses pieds. On parle de vanités par comparaison
à la Vérité, qui demeure toujours et ne défaille jamais Toutes ces
réalités terrestres, éphémères, passagères... tout ce qui passe est appelé
vanités. Cela en effet s'évanouit, dans le temps, comme la fumée dans
les airs Qu'est-ce que votre vie? Une vapeur qui apparaît pour peu
de temps []acques, IV, 15] Que l'homme s'applique pendant les jours
où il vit dans l'ombre à accomplir quelque action qui lui mérite la dési
Tout
rable doit être s'il
lumière sujet
estdedans
crainte et de de
l'ombre gémissements,
la nuit, qu'ilcar la vie delel'homme
recherche jour

sur la terre n'est que tentation [Job, VII, l]. Aussi est-il dit: Tout le
jour je marchais dans la tristesse [Ps. 37, verset 7] Que l'homme cherche
Dieu dans la nuit, comme il est écrit: Au temps de ma tribulation, j'ai
cherché à tâtons le Seigneur, la nuit, en sa présence, et ie n'ai pas été
déçu [Ps. 76, verset 3] Jusqu'à présent nous sommes dans la nuit,

22. De là un amour gourmand de la lumière, qui se manifeste constamment. Voir par


exemple Serm. 28, n. 3 (inconnu des Lovanistes): « Corporalibus oculis nostris Deus talem
cibum dedit. Nam lux ista cibus est oculorum; hac lumina nostra pascuntur, et si quis
diutius in tenebris fuerit, tamquam jejunando deficiunt ».
23. «Magis magisque homo tenebratur, dum sectatur libentius quidquîd infirmiorem
tolerabilius excipit (De lib. arbitrio, II, 16, n. 43).
24. « Qui ergo deserit a quo factus est in hoc peccato tenebratur » (In Ps. 8, n. 19).
E. In Ps. 34, n. 9.
26. Contra Epist. Manichaei, 31, n. 34. Voir toutes les Enarratianes sur les psaumes
de louange au Créateur: In Ps. 103, etc.
26 LE CLAIR-OBSCUR DU MONDE

et nous veillons à la lueur de la prophétie Œuvre donc de tes mains,


bien que tu sois dans 1a nuit, c'est-à-dire cherche Dieu par de bonnes
actions, avant la venue de ce jour qui te remplira de joie, de peur que
n'en vienne un qui te remplisse de tristesse 27.

Qu'on relise seulement la Prière pour le bon usage des maladies,


l'écrit Sur la conversion du pécheur, le fragment 545 - 458, et la pa
renté des deux visions éclatera!

2. La pensée de la mort

Rien d'étonnant, si un tel spectacle imaginaire entraîne les deux


écrivains vers des méditations funèbres! Bachelard a excellemment
montré la relation entre les lourdes eaux nocturnes et la pensée de
la mort 2‘. Rien d'étonnant non plus si la littérature de l'inconstance
noire a uni cette rêverie de l'eau et le goût pour les spectacles lu
gubres, qui rappellent à l'homme sa condition 2’. Pascal ne fait pas
exception: la hantise de la mort est omniprésente dans son œuvre;
il s'efforce sans cesse d'empêcher les hommes de l'oublier. « Entre
nous, et l'enfer ou le ciel, il n'y a que la vie entre deux, qui est la
chose du monde la plus fragilew». « Le dernier acte est sanglant,
quelque belle que soit la comédie en tout le reste: on jette enfin
de la terre sur la tête et en voilà pour jamais 31 ». « On mourra
seul. 32» Le troisième chapitre de la Prière... n'est qu'une para
phrase du Dies irae 33, et l'apologiste considère comme un monstre
l'être humain qui ne songe pas à la fin de sa vie: « Je n'ai point
de termes, s'écrie-t-il, pour qualifier une si extravagante créature. 3‘ »
Cette perpétuelle pensée de la mort, Pascal et les hommes de son
temps la rencontraient partout dans l'œuvre augustinienne: Tout est
incertain dans une vie humaine, e la mort seule est certaine. 35 ».
Dieu a caché aux hommes le jour de leur mort, pour qu'ils redoutent

27. In Ps. 143, n. 11.


28. G. Bachelard, L'eau et les rêves, ch. 2 et 3: « L'eau est le véritable support matériel
de la mort» (p. 90). ‘ Il y a enfin un signe de mort qui donne aux eaux de la poésie
d'Edgar Poe un caractère étrange, inoubliable. C'est leur silence » (p. 93). « L'imagination
du malheur et de la mort trouve dans la matière de l'eau une image matérielle particu
lièrement puissante et naturelle « (p, 122).
29. Cf. Jean Rousset, Anthologie.., I, pp. 16-19. (Spectacles du Christ mourant, de la
fin du monde; méditations devant des crânes: voir Hamlel, de nombreux tableau...)
30. Fr. 152 - 213.
31. Fr. 165 - 210.
32. Fr. 151 - 211.
33. Voir Ph. Sellier, Pascal et la liturgie, ch. 3, pp. 87-90.
34. Fr. 421 - 194.
35. Serm. 97 - de verbis Domini 21, 3, n. 3: « Caetera nostra et bona et mala incerta
sunt: sola mors certa est ». Suit un long développement sur ce qui peut arriver a l'être
humain: naître ou avorter, grandir, être riche ou pauvre, père ou non, malade ou non...
A tout on peut dire ‘ Peut-être », sauf à la mort! Voir aussi In Ps. 38, n. 19. Pascal a
repris cette frappante opposition au fr. 427 -194 où, après avoir évoqué toutes les incerti
tudes de l'homme, il écrit: « Tout ce que je connais est que je dois bientòt mourir ».
FLUIDITÉ NOCTURNE DU MONDE 27

la mort chaque jour 3°. Mais si ce jour est caché, il n'est pas loin 33.
Si les hommes, à l'approche de leur mort, pensent à leurs héritiers,
combien plus ils devraient avoir souci de leur âme; ils songent
aux êtres éphémères qui les suivent, mais non au but qui se propose
à tous les hommes:
Ah! si seulement on pensait à la mort. Mais on n'y pense qu'au moment
des funérailles, et l'on dit: « Le malheureux! Il était comme ceci, hier il
se promenait s, ou c Je l'ai vu il y a une semaine, nous avons parlé de ceci
et de cela; l'homme n'est rien ». Voilà ce qu'on murmure... Mais après
l’ensevelissement, cette pensée aussi se trouve ensevelie. Reviennent les
préoccupations porteuses de mort, l'homme oublie celui qu'il vient de
descendre au tombeau: lui qui va y descendre, il réfléchit à l'héritage, il
revient à ses mensonges, à ses rapines, à ses parjures, à son ivrognerie,
aux infinies voluptés de son corps, que je trouve non pas même destinées
à périr après avoir été épuisées, mais périssantes à mesure qu'on les
épuise 35.

Cette méditation de la mort est beaucoup plus sobre chez nos


deux écrivains que chez beaucoup des contemporains de Pascal.
L'un et l'autre dédaignent les ornements, le pittoresque, pour aller
droit à l'essentiel. Quand son père meurt, Pascal compose une
longue lettre, mais c'est d'emblée au sens théologique de la mort
qu'il va, tout comme l'évêque d'Hippone. C'est à peine si, marqué
quelque peu par l'atmosphère de son temps, il reprend quelques
traits réalistes, comme la pelletée de terre « sur la tête» ou la
transformation d'un être aimé en « charogne infecte »". Mais on
ne rencontre jamais chez lui le bric-à-brac funèbre cher aux deux
générations précédentes: squelettes, crânes, sang, cimetières, détails
de la crucifixion
C'est parce que la pensée de la mort est si présente chez saint
Augustin et chez Pascal que l'élément matériel dominant dans leur
œuvre est l'eau ‘°. Il existe entre ces deux réalités une cohérence

36. « latet ultimus dies, ut observentur omnes dies» (Serm. 39 - 13 ex homiliis 50,
l, n. 1).
37. Serm. 154 - de verbis Apostoli 5, 10, n. 15: « Separatio mentis a carne quandoque
ventura est: propter brevitatem vitae nunquam longe est; propter quotidianos casus quando
sis, nescis... ».
38. Serm. 36! - de diversis 120, 5, n. 5.
39. Lettre sur la mort de son père (Br. minor, p. 101).
40. L'importance de l'eau dans l'imagination augustinienne frappe d'emblée. M. Jacques
Fontaine, dans une étude sur les Confessions, a montré qu'une forte majorité des images est
tirée de l'eau. Il cite Conf., X, 8, n. 10 : ’ Toi qui fais tourbillonner à tes fins les profondeurs
du torrent, le flux des siècles ordonné dans sa turbulence »; mais aussi « les flots des tenta
tions », « le tourbillon des turpitudes », « le bouillonnement des passions honteuses », « la pluie
de larmes»; voir aussi CanL, Xlll: les eaux purificatrices... Chez Pascal se rencontrent
parfois des tours nettement « baroques»: »Les rivières sont des chemins qui marchent
et qui portent où l'on veut aller» (717 - 17), tout comme les oiseaux sont de n vives et
volantes galères » (Martial de Brives, cité dans l'Antholugie..., de M. Rousset, I. p. 152) ou le
papillon une « volante fleur» (Perrin, cité Ibid., 154). En outre, aux yeux de l'apologisle.
l'homme est un « cloaque» (131 - 434), un cœur creux rempli d'ordures et d'eaux croupis
santes. Aussi tait-il allusion dans le Mémorial à une image de Jérémie : « Ils m'ont aban
donné, moi la Source d'eau vive, pour se creuser des citernes fissurées, qui ne tiennent
pu; l'eau » (II, 13). Eaux stagnantes, eaux suintantes s'opposent à l'eau jaillissante comme
la mort à la vie. Voir Ph. Sellier, « De Pascal à Baudelaire : in La Nouvelle Revue Française,
janvier 1968 (181), pp. 98-104.
28 LB CLAIR-OBSCUR nu MONDE

secrète. On retrouve d'ailleurs une telle union dans les Oraisons


funèbres d'un autre écrivain nourri d'images augustiniennes, Bossuet.
Chez ce dernier aussi règne le fleuve". Il ne faudrait pas croire,
cependant, que l'unique image de l'eau est celle des lourds courants
des grandes rivières. Augustin et Pascal recourent aussi au symbo
lisme des eaux violentes. Tous deux se représentent aussi le monde
comme une mer déchaînée, qui assaille l'arche du salut, l'Eglise.
« Il y a plaisir d'être dans un vaisseau battu de l'orage lorsqu'on est
assuré qu'il ne périra point», note l'apologiste en lisant l'Enarratio
sur le psaume 103 ‘2. Ailleurs le fleuve s'efface devant l'image du
torrent, qui symbolise, lui aussi, la mortalité humaine, et entraîne
les êtres vers l'abîme ‘3.

3. Le vertige et la chute

Mais alors l'obsession n'est plus celle de la fluidité, de la fluence


lente, c'est celle du vertige, et du tourbillon. Aussi n'est-il pas sur
prenant de rencontrer en même temps la crainte de l'abîme, de la
chute vertigineuse. Or l'étude des Confessions révèle à elle seule
que chez l'évêque d'1-Iippone règne, à côté des phantasmes de l'eau,
une famille d'images plus abstraites, qui se groupent autour du
couple ascension-chute ‘i. Il apparaît à l'examen le plus rapide que
Pascal est peut-être plus habité encore par ces représentations que
son prédécesseur. La formule de «l'homme déchu», si banale et
qui signifie dans la plupart des esprits « dépouillé de ses privi
lèges antérieurs », prend parfois chez lui un sens réaliste: l'homme
« est visiblement égaré et tombé de son vrai lieu »‘5. C'est l'angoisse
de la chute qui, imagine l'apologiste, doit étreindre l'incroyant:
« Je sais seulement qu'en sortant de ce monde je tombe pour jamais
ou dans le néant, ou dans les mains d'un Dieu irrité »‘". Les ré

4l. OJ‘. d‘Henri de Gornay, dflenriette dflnglcterre.


42. Fr. 743 -859, tiré de l’ In Ps. 103. lV, n. 4-5. Nous développerons en détail le
rapport de ces deux textes dans le chapitre, ’ La théologie de l'histoire ».
43. « Quis est torrens [Ps. 109, verset 7]? Profluxio mortalitatis humanae. Sicut enim
torrens pluvialibus aquis colligitur, redundat, perstrepit, currit, et currendo decurrit,
id est cursum finit; sic est omnis iste cursus mortalitatis Quid hic tenetur? Quid non
currit? Quid non quasi de pluvia collectum id in abyssum ? Genus humanum profluit »
(In Ps. 109, n. 20). Voir aussi un ample et beau développement dans In Ps. 57, n. 16.
Pascal, fr. 545 - 458: « toutes les choses périssables que ces torrents entraînent n.
44. Voir Jacques Fontaine, «Sens et valeur des images dans les Confessions», in
Augustinus Magister, Paris, 1954, T. I, p. 122.
45, Fr. 400 - 427. Cf. fr. 477 - 406: « Le voilà tombé de sa place ».
46. D'après M. Marcel Raymond, Baroque et Renaissance poétique, (p. 55), la syllepsc
oratoire, qui consiste à passer du sens figuré au sens propre d'un vocable (ou l'inverse)
caractérise l'esthétique baroque. M. Raymond cite le vers dflndromaque: « Brûlé de plus
de feux que je n'en allumai». A l'instar de Montaigne, qui joue ainsi fréquemment
sur les mots (sauvage, admirable, dans l'‘ Essai », I, 31, « Des cannibales », par exemple:
éd. de la Pléiade, p. 243 et 253), Pascal recourt à ce procédé: ici, tomber a d'abord son
sens de chute, puis appartient à une expression d'où ce sens est absent. Voir aussi
fr. 119 - 423, où il jongle avec deux sens du mot capacité. Littré donne en effet: 1. Conte
nance. 2. Qualité de l'esprit capable. - Et Pascal écrit: « Il y a en lui [l'homme] une
FLUIDITÉ NOCTURNE DU MONDE 29

prouvés « tomberont de leur gloire »". De là les images du « pré


cipice HË, de 1’« abîme »‘’. L'homme rêve d'élever jusqu'au ciel
une nouvelle tour de Babel, et tombe en réalité d'une chute infinie,
comme le Satan de Victor Hugo : « Nous brûlons du désir de trouver
une assiette ferme, et une dernière base constante pour y édifier
une tour qui s'élève à l'infini. Mais tout notre fondement craque
et la terre s'ouvre jusqu'aux abîmes »5°. Seule la grâce peut mettre
fin à cette chute incessante, à ce vertige, et permettre à l'homme de
s'élever. L'écrit Sur la conversion du pécheur est dominé par des
images ascensionnelles: « Cette élévation est si éminente et si trans
cendante qu'elle ne s'arrête pas au ciel, ni au-dessus du ciel, ni
aux Anges Elle traverse toutes les créatures, et ne peut arrêter
son cœur qu'elle ne se soit rendue jusqu'au trône de Dieu ». L'homme,
lui, « n'a que le poids de sa concupiscence qui porte à la terre.
Quand Dieu attire en haut, ces deux efforts contraires font cette
violence que Dieu seul peut surmonter »5‘. Toute cette imagerie est
augustinienne. On rencontre souvent chez l'évêque d'Hippone l'idée
que la cupidité et la charité ont chacune un poids, une tendance
vers leur « lieu», comme les éléments; la cupidité tend vers la
terre, comme les corps dans leur chute, et la charité vers le ciel,
comme la flammc52. L'humilité seule élève jusqu'au ciel, jusqu'« au
dessus du ciel », jusqu'à Dieu : « Uorgueilleux se dresse contre Dieu,
et Dieu le fait sombrer Tu les as jetés en bas, alors qu'ils s'élevaient
[Psaume 72, verset 18] Dans la mesure où il s'enorgueillit, le
cœur de l'homme s'éloigne de Dieu ; et s'il s'éloigne de Dieu, il tombe
dans les profondeurs Certes Dieu est élevé, Dieu est ait-dessus de
tous les cieux, il est transcendant à tous les Anges. Combien tu
dois être élevé, pour atteindre à sa hauteur Certes Dieu est élevé;
pour toi, sois humble, et il descendra vers toi » 53. Heureux l'homme

nature capable de bien... Cette capacité est vide... Il a en lui la capacité de connaître
la vérité et d'être heureux ». Comme pour la chute, l'authenticité de sa rêverie du « creux »
intérieur de l'âme conduit Pascal à donner aux mots les plus abstraits un sens concret.
47. Lettre 5 à Ch. de Roamtez. Voir aussi Lettre 7.
48. Fr. 166 - 183: « Nous courons sans souci dans le précipice »; fr. 149 - 430: « Ceux
qui ont vu la vanité de cette prétention vous ont jeté dans l'autre précipice ».
Conf, V1, 16, n. 26: « Nec me revocabat a profundiore voluptatum camalium gurgite.
nisi metus mortis et futuri judicii tui ».
49. Fr. 199 - 72: «Je veux lui faire voir là-dedans un abîme nouveau Entre ces
deux abîmes de l'infini et du néant... »
S0. Fr. 199 - 72. Seule l'humilité permet à ce désir d'ascension de se réaliser: ‘ Tutam
ver‘imque in coelum viam molitur humilitas, sursum levans cor ad Dominum ...»; tandis
qu'à Babel, « Nimia disponebatur altitude, quae dicta est usque in coelum » (De civ. Dei,
XVI, 4).
51. Lettre 2 à Ch. de Roannez.
52. De civ. Dei, XI, 28; In Ps. 29, n. 10: ce qui tend naturellement vers la terre a
besoin d'un fondement pour s'élever; ‘ nisi sit quod sustineat, totum cadit, quia totum ad
terram vergit. Rebus ergo in ima tendentibus in imo ponilur fundamentum; Ecclesia vero
Dei in imo posita tendit in coelum », et son fondement, c'est le Christ. Epist. 157 - B9, 2.
n. 9: « Animus quippe velut pondere, amore fertur quocumque fertur. Jubemur itaque
detrahere de pondcre cupiditatis quod accedat ad pondus caritatism». Conf., XIII, 7:
" Quomodo dicam de pondere cupiditatis in abruptam abyssum et de sublevatione caritatis
per Spiritum tuum ?»; Ibid, 9: « Ascendimus ascensiones in corde, et cantamus canticum
gmduum. lgne tuo, igne tuo bono inardescimus et imus; quoniam sursum imus ad pacem
Ierusalem », etc.
53. In Ps. 93, n. 16: « Ita in profundum Deus altus ».
30 LE CLAIR-OBSCUR DU MONDE

humble, écrit Pascal en paraphrasant l'Enarratio sur le Psaume 136,


qui est assis « dessus » les fleuves de la concupiscence, et ne tombe
pas « dedans », où il serait brûlé et emporté vers l'abîme, mais
demeure « dans une assiette basse et sûre» et tend la main à
« celui qui [le] doit élever » 5‘. Obsession de la chute, rêve de trouver
un fondement solide, d'être élevé et gardé dans les hauteurs de
Dieu, tout cela est commun aux deux écrivains.
Mais Pascal ne communique pas le vertige seulement en condui
sant l'incroyant au bord de l'abîme ou aux pieds de cimes inac
cessibles qui l'écrasent, en faisant régner les images, déjà présentes
chez saint Augustin, de la verticalité (altitude); il va placer l'être
humain au milieu d'un infini tourbillonnant. L'évêque d'Hippone se
plaît à insister sur la place médiane occupée par l'homme au sein
de l'univers physique et moral. L'homme n'est ni ange, ni bêtes;
il se situe entre les deux infinis du mal et du bien 5‘, entre les étendues
infinies du passé et de l'avenir f3. Il est comme un point dans des
espaces dont la grandeur le frappe d'un effroi sacré, et son univers
intérieur n'est pas moins immense 5‘. Mais il est aussi frappé de
stupeur par l'infiniment petit 5’. « Je vois, fait dire Pascal à l'incroyant,
ces effroyables espaces de l'univers qui m'enferment, et je me trouve
attaché à un coin de cette vaste étendue, sans que je sache pourquoi
je suis plutôt placé en ce lieu qu'en un autre, ni pourquoi ce peu
de temps qui m'est donné à vivre m'est assigné à ce point plutôt
qu'à un autre de toute l'éternité qui m'a précédé, et de toute celle qui
me suit. Je ne vois que des infinités de toutes parts, qui m’enferment
comme un atome et comme une ombre qui ne dure qu'un instant
sans retour.°°» L'apologiste a évoqué à plusieurs reprises ce ver

54. Fr. 918 - 459 et 545 - 458. Chez Augustin, outre In Ps. 136, voir par exemple Serm.
76 - de verbis Domim’ 13, 6, n. 9: « Attendite saeculum quasi mare, ventus validus et magna
Amas
tempestas.
saeculum:
Unicuique
absorbebit
sua cupiditas,
te n. tempestas est. Amas Deum: ambulas super mare,

55. In 10h., tr. 18, n. 7: « Alia vita terrena, alia vita eoelestis; alia vita pecorum, alia
vita homimu-n, alia vita Angelorum et pecorum... ». La suite du texte invite l'homme à
entrer dans la société des Anges. C'est pourquoi l'esprit en est très différent de celui des
célèbres « Pensées » 678 - 358: « Qui veut faire l'ange fait la bête », et 522 - 140: ’ Il n'est
ni ange, ni bête, mais homme », inspirées plutôt de Montaigne, III, 13, ou d'Artus Thomas
(voir Laf., Il, 125, n° 678). la pensée augustinierme s'exprime en revanche dans le frag
ment 121 - 418: « Il ne faut pas que l'homme croie qu'il est égal aux bêtes ni aux anges,
ni qu'il ignore l'un et l'autre, mais qu'il sache l'un et l'autre a.
56. Sermo I73 - de verbis Apostoli 33, n. 1: « In hac autem vita quae media ante
summa bona et ante summa mala ducitur, in medio bonorum malorumque mediorum, id
est, in neutra parte summorum; quia et bona quaecumque hic fuerint homini, in compa
ratione bonorum aetemonun nulla sunt; et mala quaecumque in hae vita experitur homo in
comparatione ignis aetemi nec comparanda sunt: in hac ergo medietate vitae illud quod
audivimus nunc ex Evangelio, tenere debemus: qui credit, inquit, in me licct moriatur
vivit IIean, XI, 25] ».
57. Voir par exemple In 10h., tr. 38, n. 10; tr. 31, n. 5.
58. Conf., X, 40, n. 65, où Augustin cite, pour terminer, ces paroles d'Habacuc, III, 2:
« Et cortsideravi et expavi ».
59. In Ps. 148, n. 10, où Augustin fait admirer les membres de la puce ou du mou
chemn, la trompe qui suce le sang et conclut: « Expavescis in minimis, lauda magnum ».
60. Fr. 427 - 194. L'image traditionnelle de l'ombre qui est, en particulier, biblique, a
été reprise par Augustin: In Ps. 143, n. 11...
FLUIDITÉ NOCTURNE nu Momma 31

tige, semblable à celui qui saisit le narrateur dans l'admirable


prélude qui ouvre A la recherche du temps perdu: «l'entre en
effroi comme un homme qu'on aurait porté endormi dans tme île
déserte et effroyable, et qui s’éveillerait sans connaître »°‘. Mais
la page la plus fameuse est à juste titre le fragment 199 - 72,
« Les deux infinis a. On se perd en conjectures sur la parenté entre
ce grand texte et Montaigne, Fontana, Pierre Borel ou Hobbes. Mais
aucun rapprochement n'est vraiment probant, à part peut-être pour
quelques détails. L'apologiste se rappelle de temps à autre une
formule de Montaigne, mais le mouvement d'ensemble de son texte
ne se rencontre nulle part dans les Essais. Il a pu aussi se souvenir
d'une conversation ou d'un écrit de Hobbes sur les infiniment petits,
mais là encore il s'agirait de quelques pierres empruntées pour cons
truire un édifice nouveau ‘2. Cette originalité de Pascal, nous nous
proposons de la mettre en lumière, en montrant que l'idée du grand
fragment a pu naître d'une méditation de La vraie religion, œuvre
d'apologétique que l'apologiste français connaissait parfaitement,
et avait sans aucun doute lue et relue. Au chapitre 20, l'évêque d'Hip
pone s'attaque aux manichéens, qui, incapables de se représenter
une réalité spirituelle, imaginaient Dieu comme une lumière infinie.
Voici la lourde traduction d'Arnauld:
Car, pendant que l'ordre et le cours des temps se passe dans cette belle
vicissitude des choses et cette continuelle révolution du monde, la beauté
sensible, qui avait été recherchée avec tant d'ardeur, abandonne celui qui
l'aimefiä; elle lui fait sentir de violentes afflictions en s'éloignant de ses
sens et le trouble par tant d'erreurs, que la chair qu'il aimait d'une affec
tion déréglée lui ayant tracé l'image de cette nature corporelle par l'im
pression des sens trompeurs, il se persuade qu'elle est la première de
toutes les beautés; au lieu qu'elle n'est que la dernière et prend toutes
ses imaginations pour des connaissances claires et certaines, étant trompé
par les illusions de ses fantômes.
Que si, lorsqu'il ne comprend pas toute la conduite de la Providence
divine, mais s'imaginent seulement de la comprendre, il tâche de résister
à la chair, il ne passe point au-delà des espèces des choses visibles 6‘, il
forme par une pensée vaine et chimérique des corps infinis 65, qu'il donne
pour étendue à la lumière du soleil, qu'il voit être renfermée dans certaines
bornes ‘f, et se promet de demeurer un jour dans ces espaces imaginaires ;

6l. Fr. 198 - 693.


62. Voir Laf., II, 40, et G. Chinard, En lisant Pascal, Geneve, Droz, 1948, ch. 4: ’ la
cité de Hobbes et la cité de Pascal » (pp. 58-82).
63. Amauld a développé le texte latin: « Cum ordinem suum peragit pulchra muta
bilitas temporum, deserit amantem species concupita ». Pascal a souvent repris ce thème
si augustinien: « Dans la vue certaine de l'anéantissement de tout ce qu'elle aime, elle
[l'âme] s'etïraye en voyant que chaque instant lui arrache la jouissance de son bien,
et que ce qui lui est le plus cher s'écoule a tout moment » (Sur la conversion du
pécheur).
64. Pascal: « Mais si notre vue s'arrête la, que l'imagination passe outre»; passage
d'abord écrit a la troisième personne, comme dans Amauld: «Arrêtera-t-il là sa vue
- s'il - ..., que son imagination passe outre. »
65. Texte augustinien: « Immensa spatia cogitatione format inaniter ». Pascal avait
écrit d'abord: « que l'imagination passe outre, elle se lassera plutôt de concevoir des
immensités d'espaces que la nature d'en fournir ». Et il semble que toute la fin si ample
du paragraphe ne fasse que développer somptueusement l'adverbe inaniter.
66. Texte augustinien: « quam certis terminis circumscriptam videt ». L'idée est
bien celle de Pascal: le manichéen mesure en quelque sorte la zone où negne la lumière
du soleil; et cette réalité connue, son imagination l'étend a l'infini.
32 LE CLAIR-OBSCUR DU MONDE

ne reconnaissant pas qu'il ne fait que suivre la passion et la concupiscence


de ses yeux, et que se figurant les mêmes choses qu'il voit au-delà de
ce qu'il voit, il veut, avec le monde, aller hors du monde; parce que la
fausse imagination dans laquelle il est, lui fait étendre jusqu'à l'infini la
plus claire de ses parties. Ce qui peut se faire aussi aisément de l'eau...,
voire même des muscles, du sang ou des os de quelque animal que ce soit,
ct de toute les autres choses semblables, que de la lumière ; puisqu'il n'y a
aucune espèce corporelle, dont ayant vu une seule partie, on ne puisse
s'en imaginer une infinité d'autres toutes semblables; et qu'ayant vu
bomée d'un petit espace, on ne puisse étendre jusqu'à l'infini par la
même puissance de l'imagination.

Pascal, à la lecture de ce texte, a dû se rendre compte que les


découvertes scientifiques de son temps faisaient de Manès un écrivain
d'anticipation. L'imagination des Manichéens, si elle avait mené
à l'illusoire pour l'essentiel, avait curieusement pressenti l'infini
de grandeur. Et l'ironie augustinienne: pourquoi ne pas agrandir
aussi à l'infini les muscles, le sang, les os d'un animal? tombait
mal, car en chaque animal, si petit qu'il fût, se révélait aussi un infini,
non de grandeur celui-là, mais de petitesse 63. Dans les deux textes
l'imagination joue un rôle de premier plan, est constamment mention
née°°: vaine selon saint Augustin, elle n'est qu'insuffisamment aiguë
selon Pascal et trop faible pour être à la mesure de la réalité. Ces
infinis ne sont plus Dieu, comme l'était chez les manichéens
l'étendue infinie de la lumière; mais l'apologiste voit tout de
même en eux «le plus grand des caractères sensibles de la puis
sance de Dieu»: par son infinité, la nature est «image de son
auteurM". Chez Montaigne, la peinture de l'univers physique est
presque inexistante, et les quelques mots par lesquels il évoque sa
grandeur ne servent qu'à passer tout de suite à la conséquence
morale: « Celui-là seul [qui considère « cette grande image de
notre mère nature en son entière majesté »] estime les choses selon
leur juste grandeur ...»3°. Enfin, le même traité augustinien con
damne les prétentions de la science à explorer ces infinis en des
termes étrangement proches de ceux que Pascal consacre au même
dessein 7‘.

67. Peut-être faut-il voir un vestige du texte augustinien dans la première rédaction
suivante: « Je veux lui faire voir là-dedans un abîme de grandeur nouveau »; l'apologiste
a ensuite rayé « de grandeur ». ll s'efforce cependant de révéler dans la moindre particule
un univers immense.
68. Au centre des deux passages se trouve, en effet, l'affirmation de la puissance de
l'imagination: « Nihil enim est corporis. quod non vel unum visum possit innumerabiliter
cogitari, vel in parvo spatio visum possit eadem imaginandi facultate per infinita diffundi ».
69. Fr. 199 - 72 (Lat., 1, 137).
70. Essais, l, 26 (éd. Thibaudet, p. 191).
7l. De vera relig., 29, n. 52: ‘ Videamus quatenus ratio possit progredi a visibilibus ad
invisibilia... Non enim frustra et inaniter intueri oportet pulchritudinem coeli, ordinem
siderum, candorem lucis, dierum et noctium vicissitudines In quorum consÎÙCFSÜOnB non
vana et peritura curiositas exercenda est, sed gradus ad immortalia et semper manentia
faciendus ». Donc la contemplation de l'univers ne doit pas entraîner une stérile recherche
des sciences, mais doit élever l'âme a la grandeur étemelle du Créateur. C'est ce que dit
Pascal: l'homme « tremblera dans la vue de ces merveilles et je crois que sa curiosité se
changeant en admiration il sera plus disposé à les contempler en silence qu'à les rechercher
avec présomption » (Laf., l, 136, souligné par nous.)
FLUIDITÉ NOCTURNE nu MONDE 33

Toutefois, si c'est à partir de cette page de La vraie religion que


l'apologiste a peut-être conçu l'idée d'un développement sur les deux
infinis, il faut reconnaître que son originalité n'en éclate pas moins.
Lui seul a réussi à troubler l'incroyant en lui imposant le spectacle
de ces immensités vertigineuses, réalité où l'imagination même se
perd. « Nous voguons sur un milieu vaste, toujours incertains
et flottants, poussés d'un bout vers l'autre: quelque terme où nous
pensions nous attacher et nous affermir, il branle, et nous quitte,
et si nous le suivons il échappe à nos prises, nous glisse et fuit
d'une fuite éternelle ; rien ne s'arrête pour nous Ne cherchons donc
point d'assurance et de fermeté; notre raison est toujours déçue
par l'inconstance des apparences; rien ne peut fixer le fini entre
les deux infinis qui l'enlerment et le fuient." »

4. Uinconstance

Pascal a aussi surpasse’ l'évêque d'Hippone dans la peinture qu'il


a faite de l'inconstance psychologique de l'être humain. Non seule
ment l'homme n'est qu'un jouet parmi les éléments, mais lui-même
est fluent, changeant. Variations selon les temps, les lieux, les
tempéraments... Ici, la grande source, c'est Montaigne. Pascal est
allé prendre dans les Essais la citation augustinienne sur laquelle
il s'appuie pour montrer que ce ne sont pas seulement des influences
durables, comme la maladie, mais quelquefois de simples impressions
produites par les climats, la météorologie, et plus souvent encore
d'incompréhensibles caprices, qui conduisent l'âme humaine: « Lus
travit lampade terras. Le temps et mon humeur ont peu de
liaison. J'ai mes brouillards et mon beau temps au-dedans de moi : le
bien et le mal de mes affaires même y fait peu. Je m'efforce quelque
fois de moi-même contre la fortune. La gloire de la dompter me
la fait dompter gaiement, au lieu que je fais quelquefois le dé
goûté dans la bonne fortune » 73. Montaigne avait donné de la citation
latine une explication qui annonce M. de Guérin 7‘. Sans la rejeter tout

72. Fr. 199 - 72.


73. Fr. 552 - 107, d'après Montaigne, Essais, 11, 12 (éd. Thibaudet, p. 635):
L'air même et la sérénité du ciel nous apporte quelque mutation, comme dit
ce vers grec en Cicero:
Tales sunt hominum mantes, quali paler ipse
Juppiter auctifera lustmvit lampade terras.
Ce ne sont pas seulement les fièvres, les breuvages, et les grands accidents qui
renversant notre jugement ; les moindres choses du monde le tournevirent.
Il s'agit des vers 136 et 137 de l'Odyssée, XVIII: ‘ Les esprits des hommes sont semblables
a la lumière dont Jupiter lui-même, leur père, a éclairé la terre féconde» (Montaigne a
transcrit auetifera au lieu dfituctiferas). Cicéron avait traduit les vers dflomère en latin,
comme le dit saint Augustin dans La cité de Dieu (V, 8), où Montaigne a pris sa citation.
Chez saint Augustin, l'intérêt se porte sur Jupiter, que les stoiciens assimilaient au
destin.
74. « Mon Dieu, comment se fait-il que mon repos soit altéré par ce qui se passe dans
l'air, et que la paix de mon âme soit ainsi livrée au caprice des vents ?... n (M. de Guérin,
Le Cahier vert, l" mai 1833, in Œuvres, Izusanne, 1947, p. 73).
34 LE CLAIR-OBSCUR nu MoNnE

à fait, Pascal affirme que l'homme n'a même guère cette sorte de
constance qui ferait que son âme deviendrait triste sous l'effet du
mauvais temps ou du malheur. L'âme est incompréhensible, allant
jusqu'à se réjouir dans la mauvaise fortune. L'homme est insaisis
sable aux autres et à lui-même dans ses métamorphoses 75. Pascal
pensait développer le thème de l'« Inconstance », comme l'attestent
les titres de plusieurs fragments 7°.

5. Folie, songe, égarement

Tout est fluence, tourbillon ou chute menaçante dans ce monde,


voilà ce que nous disent saint Augustin et Pascal. Tout est incertain,
chancelant, vacillant: les choses, les hommes, les institutions.
« Tout branle avec le temps U3. Au sein de ce changement universel,
qui est sage ? Qui est fou ? Le thème biblique de la folie est repris
par les deux écrivains. Chez Augustin, il est lié à l'évocation des
ténèbres de l'âme. « Qu'est-ce d'autre que la folie, sinon le règne des
ténèbres dans le cœur Eux qui se disaient sages, ils sont devenus
fous et leur cœur insensé s'est enténébré [Romains, I, 21 - 22] 7‘ ».
Chez Pascal, nous l'avons vu, l'incroyant se trouve aussi dans les
ténèbres et l'apologiste voit dans son insouciance quelque chose de
monstrueux :

Je ne vois point de termes pour qualifier une si extravagante créature.


Où peuton prendre ces sentiments Quel sujet de vanité de se voir dans
des obscurités impénétrables, et comment se peut-il faire que ce raison
nement se passe dans un homme raisonnable ?...
C'est une chose monstrueuse que de voir dans un même cœur et en même
temps cette sensibilité pour les moindres choses et cette étrange insen
sibilité pour les plus grandes. C'est un enchantement incompréhensible et
un assoupissement surnaturel 79.

Ce type de folie est le seul dont il soit question dans l'œuvre


augustinienne, et Pascal, comme Bossuet, l'a constamment opposé
à la sagesse des vrais chrétiens. Cependant l'apologiste fait aussi
allusion quelquefois à une folie profane; nous sommes alors tout
proches des méditations des bouffons shakespeariens : « Les hommes
sont si nécessairement fous que ce serait être fou par un autre tour

75. Lafuma rappelle un autre texte de Montaigne: « La mutation d'air et de climat


ne me touche point; tout œil m'est un; je ne suis battu que des altérations internes que
je produis en moi s (Essais, III, 9).
76. Fr. 17 - 113, 54 - 112, 55 - 111 Voir encore pour le thème lui-même: 73 - 110,
79 - 128, 124 - 125, etc. Où est le « moi » de chaque homme (688 - 323) 7 Fr. 802 - 122: a Le
temps guérit les douleurs et les querelles parce qu'on change. On n'est plus la même
personne; ni l'otïensant, ni l'oiîensé ne sont plus eux-mêmes », et cela est vrai aussi des
peuples.
77. Fr. 60 - 294.
78. Serm. 67 ' de verbis Domini 8, 5, n. 8.
79. Fr. 427 - 194.
FLUIDITÉ NOCTURNE DU MONDE

de folie de n'être pas fou » ‘°. C'est sans doute l'influence de Montaigne
et d'autres œuvres du temps qui explique cet aspect de la folie ‘‘.
La fluidité de tout explique aussi l'importance des développe
ments qui comparent cette vie fugitive à un songe. Nous vivons
comme en rêve, répète saint Augustin; les riches n'ont que des
richesses de rêve, et dur sera leur réveil ‘2. Pascal a repris et développé
cette image. Il se plaît à citer le verset du Livre de la Sagesse
(IV, 12): « La fascination de la frivolité obscurcit le bien, et l'in
constance de la concupiscence renverse le sens qui est sans mali
ce »‘8. Nous aurons l'occasion d'étudier le rôle primordial de ce
thème, dans le chapitre qui mettra en lumière la tendance des deux
théologiens au déchiffrement, à la lecture en transparence d'un
univers noyé dans le clair-obscur, flottant entre le réel et l'irréel.
Vers 1650, c'était, en outre, une image que le chef-d'œuvre de Cal
deron, La vie est un songe, imité par Boisrobert en 1657, avait
rendue familière à beaucoup ‘‘.
Au milieu des ténèbres, des précipices ou des eaux menaçantes,
l'homme est encore égaré. Il cherche sa route « à tâtons ». De là,
dans les deux œuvres, la recherche constante de la route sûre : dès
qu'elle commence à connaître Dieu, l'âme «fait la même chose
qu'une personne qui désirant arriver en quelque lieu, ayant perdu
le chemin, et connaissant son égarement, aurait recours à ceux qui
sauraient parfaitement ce chemin »‘5. L'errance de l'âme à la re
cherche de Dieu, dans la nuit, près des abîmes, sur une boue
glissante, constitue l'un des aspects essentiels des Confessions ‘°.
Pour l'homme perdu, pas d'autre chemin que le Médiateur ‘3, sans

80. Fr. 412 - 414.


81. Lafuma cite Essais, III, 3: « Toute sapience est insipide qui ne s'accommode à
l'inscipience commune ». III, 9: « Il faut avoir un peu de folie qui ne veut avoir plus
de sottise, disent et les préceptes de nos maîtres, et encore plus leurs exemples n.
82. Serm. 345 - Sirmond 32, n. 1. Voir In Ps. 131, n. 8; In Ps. 75, n. 9, texte auquel
l'apologiste fait allusion, lorsqu'il note au début du fragment 801- 666 deux mots du
verset 6 du psaume: « Somnum suum »: « Ils ont dormi leur sommeil les riches de la
terre ». Le psaume en effet, contrairement à l'Enarratio, ne développe pas l'idée du
« songe » ; or Pascal pense évidemment à elle, puisque cette citation biblique est encadrée
par deux autres dont le sens est net: « Fascinatio » (Sag., IV, 12) et « Figura hujus mundi
[praeterit] » (1 Cor., VII, 31).
83. Fr. 801 - 666, 386 - 203.
84. Le drame de Calderon date de 1633 environ. Boisrobert en a fait la quatrième de
ses Nouvelles héroïques et amoureuses, Paris, 1657, 550 p., in-12.
85. Sur la conversion du pécheur. Fr. 198 - 693: « dans une île déserte et effroyable
..., sans moyen d'en sortir ces misérables égarés ». Fr. 477 - 406: « un égarement bien
visible ». Fr. 400 - 427: « L'homme est visiblement égaré et tombé de son vrai lieu. Il le
cherche partout avec inquiétude et sans succès dans des ténèbres impénétrables »‘ Ce
dernier texte est un souvenir des Conf., VI, 1, n. 1: « Ambulabam per tenebras et lubricum
et quaerebam te foris a me et non inveniebam » (P. Courcelle, « De saint Augustin à Pascal
par Sacy », in Pascal vivant, 1962, p. 143.
86. Voir ci-dessus, et Conf., II, 10, n. 18: « Erravi, Deus meus, nimis devius a stabi
litate tua ».
87. Toute la liasse 14, « Excellence », qui tourne autour de la nécessité du Médiateur,
est augustinienne: c'est à propos du problème de Dieu qu'il convient de le démontrer.
Il suffit ici de signaler que les textes dont Pascal se souvient sont des commentaires de
la parole du Christ: « Je suis le Chemin » (Jean, XIV, 6). Voir encore, entre bien d'autres
passages, celui-ci: « l'âme veut qu'il [Dieu] soit lui-même son chemin » (Sur la conversion
du pécheur).
36 u; cLAm-oascun nu MONDE

lequel tout être tombe dans l'orgueil ou le désespoir: entre ces deux
abîmes, c'est Dieu la route de crête, solide 8°.

6. La hantise du repos

Ce décor inquiétant, affolant, « effroyable», ces figurants-fanto


ches, tout cela n'est pas seulement mise en scène destinée à inquiéter
autrui. Il y a là une vision du monde qui se retrouve dans les écrits
les plus personnels des deux penseurs. Tous deux ont une expérience
profonde et vraie de l'universel écoulement, de la dissolution; ils
rêvent de quitter ce monde crevassé d'abîmes et qui cède sous leurs
pas; de sortir de la nuit et d'accéder à la lumière; d'être élevés
jusqu'au ciel et associés à la vie de Dieu. Leur sincérité éclate si l'on
se penche sur leur espérance. Comment se représentent-ils leur
vie future ? Ils rêvent de solidité s’; ils souhaitent de se réfugier,
à l'abri de la mer orageuse du monde, sur un vaisseau sûr, dans
un port 9°. Mais le mot magique est celui de repos : « La peine passe,
annonce l'évêque d‘Hippone à ses fidèles, et vient le repos ; les fausses
délices passent, et vient le bien qu'a désiré l'âme fidèle, après lequel
brûle et soupire tout pèlerin de ce monde: la patrie du bonheur,
la patrie céleste, la patrie de la contemplation des Anges; patrie
dont aucun citoyen ne meurt, où n'est admis nul ennemi; patrie
où l'on a pour ami un Dieu éternel »’‘. Les chrétiens sont encore
ballotés par les remous de ce monde, mais l'Eglise, nouvelle arche
de Noé, les sauve du déluge, et les conduit vers le repos : « Le navire
qui porte les disciples, c'est-à-dire l'Eglise, est agité et secoué par
les tempêtes des tentations: et le vent contraire ne connaît pas de
repos, c'est-à-dire le diable qui s'oppose à lui, et s'efforce de l'em
pêcher de parvenir au repos... Celui qui fait parvenir au port ceux
qui naviguent abandonnera-t-il son Eglise sans la conduire au
repos ?’2 » Toute l'aventure spirituelle racontée dans les Confessions
consiste dans l'épuisement et le dégoût produits par la fugacité des
choses sensibles et la découverte progressive de Dieu comme repos
pour l'âme: « Tu nous as faits pour toi; et notre cœur est sans

88. Fr. 199 - 72: « Nous brûlons du désir de trouver une assiette ferme et une dernière
base constante»; Prière, ch. 5. Chez l'évêque dŒ-Iippone, la participation à la stabilité
divine est le terme de toute recherche humaine; seul le stable est vraiment. Voir par
exemple Epist. 10 - 116, n. 2: « Magna secessione a tumultu rerum labentium, mihi crede,
opus est Hinc enim fit illud etiam solidum gaudium, nullis omnino laetitiis ulla ex
particula conferendum ».
89. Serm. 75 - de diversis 22. 2. n. 2: « Ex ipso autem itinere fluctus tempestatesque
patimur: sed opus est vel in navi simus. Nam si in navi pericula sunt, sine navi certus
interitus. Quantasvis enim vires habeat lacertorum qui natat in pelage, aliquando magni
tudine maris victus absorbetur et mergitur »; ce vaisseau, c'est la croix.
90. Fr. 697 - 383: « Où prendrons-nous un port dans la morale?» - Fr. 699 - 382:
« Quand tout se remue également rien ne se remue en apparence; comme en un vaisseau,
quand tous vont vers le débordement nul n'y semble aller. Celui qui s'arrête fait remarquer
l'emportement des autres, comme un point fixe ».
91. Scrm. 38 - de Tempore 245, 8, n. Il.
92. Serm. 75 - de diversis Z2, 3, n. 4.
FLUIDITÉ NOCTURNE DU MONDE 37

repos jusqu'à ce qu'il repose en toi »’3. La postérité a bien compris


que ce verset résumait l'œuvre entière. Pascal aussi, qui le para
phrase sans cesse. L'âme, écrit-il, « ne peut arrêter son cœur qu'elle
ne se soit rendue jusqu'au trône de Dieu, dans lequel elle commence
à trouver son repos »"". Ou encore:

Si l'homme n'est fait pour Dieu pourquoi n'est-il_heureux qu'en Dieu?


Si l'homme est fait pour Dieu, pourquoi est-il si contraire à Dieu 95?

Pascal a adopté le platonisme augustinien: à ses yeux le fluent


est mauvais; une réalité est d'autant meilleure qu'elle tend vers le
stable. De la sa critique des agitations humaines. Pourtant les
hommes, pense-t-il, ont un « instinct secret qui reste de la grandeur
de notre première nature, qui leur fait connaître que le bonheur
n'est en effet que dans le repos et non pas dans le tumultefl‘.
Apologiste, il livre donc l'incroyant à une conscience plus aiguë
des agitations qui le secouent, il lui révèle qu'il est « sans assiette
et sans repos » ’3, parce qu'à la. suite de l'auteur des Confessions
il est persuadé qu'« il est bon d'être lassé et fatigué par l'inutile
recherche du vrai bien, afin de tendre les bras au libérateur a»)‘.
C'est la voie qu'ils ont suivie tous les deux, l'étudiant de Carthage
avec plus de temps, de chutes et de tâtonnements, le jeune et brillant
savant pendant quelques mois seulement, avant la nuit du Mémorial.
Leur ambition est celle d'une stabilité inébranlable dans la grandeur 9°.
Nous serons « debout et fermes dans les porches de la sainte
Jérusalem»lœ, libres, enfin vraiment vivants 1°3. L'âme sera souve
raine, « vivifiée et unie au souverain vivant N°2. Imaginant l'état
des élus, Pascal «les voit déjà dans un de ces trônes où ceux qui

93. Conf., l, l, n. 1 : « Fecisti nos ad te, et inquietum est cor nostrum donec requiescat
in te»; cf. IV, 11, n. 16; V1, 16, n. 26: « Tu solus requies ». Tout ce qui est plus petit
que Dieu ne sutïit pas au repos de l'âme. ConL, X111, 8, n. 9. Voir encore Serm. 33 - de
diversis 18, 4, n. 3. etc.
94. Sur la conversion du pécheur. L'homme privé de Dieu le cherche « avec inquié
tude» (400-427; 477 -406) - « Mon cœur, que vous n'aviez formé que pour vous
(Maladies, ch. 6).
95, Fr. 399 - 438. Voir P. Courcelle, « De saint Augustin à Pascal par Sacy », in Pascal
vivant, 1962, pp. 140-141.
96. Fr. 136 - 139. C'est un principe augustinien: «Quod autem quictum est, non est
nihil; imo etiam magis est quam id quod inquietum est. Inquietudo enim variat atïectiones,
ut altera alteram perimat: quies auteni habet constantiam, in qua maxime intelligitur quod
dicitur, est » (De lib. arbitrio, III. 8, n. 23).
97. Fr. 464 - 419.
98. Fr. 631-422. M. Courcelle a bien vu que « l'inquiétude pascalienne est fille de
l'inquiétude augustinienne » (Les Confessions de saint Augustin dans la tradition littéraire,
Paris. 1963, p. 434).
99. Elle est donc radicalement différente des rêveries étudiées par Baehelard dans
La terre et les rêveries du repos, Paris, Corti, 1948; différente aussi du « faux-repos» de
Montaigne (voir Entretien, éd. Courcelle, pp. 51 et 53).
lœ. Fr. 545 - 458, paraphrasant l'In Ps. 136. Ct. 918 - 439: « Nous serons debout dans
les porches de Jérusalem ».
101. Lettre sur la mort de son père: » Dans sa mort il s'est entièrement détaché des
péchés Ne considérons plus un homme comme ayant cessé de vivre, quoi que la nature
suggère; mais comme commençant à vivrc, comme 1a vérité l'assure ». (Br. minor, p. 101).
102. Ibid., p. 101.
38 LE CLAIR-OBSCUR DU MONDE

auront tout quitté jugeront le monde avec Jésus-Christ, selon la


promesse qu'il en a faite [Matth., XIX, 28] » 1°3.
Mais ce sont là des rêves de croyants. Sans les lumières de la
Révélation judéo-chrétienne, le décor et les figurants-fantoches de
ce monde ne peuvent que glacer d'effroi l'incroyant lucide, si fra
gile, si seul, si perdu, si enveloppé de ténèbres, si agité par les
moindres souffles, les moindres tourbillons, si menacé de chutes
sans fin dans les crevasses d'un sol qui se dérobe, attendu au terme
de ce mauvais songe par la hache implacable de la mort, la pelletée
de terre et la pourriture.

103. Lettre 5 à Ch. de Roannez. Pascal plus qu’Augustin, et avant Nietzsche, a exprimé
le désir humain d'être Dieu, ou plutôt, puisqu'il est chrétien, l'aspiration humaine à
être aussi proche de Dieu que possible, à participer à la nature divine par grâce. Cette
hantise se manifeste par l'image bérullienne de l'adhérence a Dieu (fin de l'écrit Sur la
conversion du pécheur) et par le retour d'une imagerie de la souveraineté: ‘ gmnd sei
gneur, roi dépossédé» (116 - 398); ‘ souverain » (Lettre à Christine de Suède); « prince »
(308 - 793); « dieu» (2 - 227, cf. 131 - 434 fin, 358 -538)... Pascal a toujours été obsédé par
la grandeur. Mais cela ne l'empêche pas de condamner ce qu'il peut y avoir de perversion
orgueilleuse chez l'homme dans « cet instinct qui le porte a se faire Dieu » (617 - 492).
Il. L'INCERTITUDE DE NOS CONNAISSANCES
’ I
A une telle expérience de lunivers physique et de lêtre humain
correspond logiquement un scepticisme douloureux et désespéré.
Une grande école philosophique a exprimé cette attitude tragique:
les sceptiques ou pyrrhoniens, ou encore néo-Académiciens. Ces
philosophes ont montré que les principes mêmes dont dépendent
nos connaissances ne sont pas certains, que par conséquent rien n'est
sûr, et que l'homme est incapable d'atteindre la vérité. Leur doctrine
avait séduit Montaigne, qui l'expose avec chaleur dans l'Apologie de
Raymond de Sebonde et l'adopte, comme Pascal l'a fort bien vu:
Il met toutes choses dans un doute universel et si général, que ce doute
s'emporte soi-même, c'est-à-dire s'il doute; et doutant même de cette der
nière proposition, son incertitude roule sur elle-même dans un cercle
perpétuel et sans repos, s'opposant également à ceux qui assurent que tout
est incertain et à ceux qui assurent que tout ne l'est pas, parce qu'il ne
veut rien assurer. C'est dans ce doute qui doute de soi et dans cette
ignorance qui s'ignore, et qu'il appelle sa maîtresse forme, qu'est l'essence
de son opinion, qu'il n'a pu exprimer par aucun terme positif. Car s'il
dit qu'il doute, il se trahit en assurant au moins qu'il doute; ce qui étant
formellement contre son intention, il n'a pu s'expliquer que par inteno
gation, de sorte que, ne voulant pas dire: « Je ne sais », il dit: ’ Que
sais-je ? », dont il fait sa devise, en la mettant sous des balances qui, pe
sant les contradictions, se trouvent dans un parfait équilibre: c'est-a-dire
qu'il est pur pyrrhonien. Sur ce principe roulent tous ses discours et
tous ses essais. Et c'est la seule chose qu'il prétende bien établir, quoi
qu'il ne fasse pas toujours remarquer son intention. Il y détruit insen
siblement tout ce qui passe pour le plus certain parmi les hommes, non
pas pour établir le contraire avec une certitude de laquelle seule il est
ennemi, mais pour faire voir seulement que, les apparences étant égales
de part et d'autre, on ne sait où asseoir sa créance. Dans cet esprit il se
moque de toutes les assurances 1.

l. Valeur du scepticisme
Ce scepticisme, Pascal, qui pourtant ironise volontiers sur tant
de doctrines, l'a toujours considéré avec une certaine estime. Il
sait très bien qu'il est avec le stoïcisme l'une des deux grandes
attitudes « seules conformes à la raison»2. Il témoigne aux pyr

l. Entretien sur Epictète et Mantaigne, éd. Courcelle, pp. 21-23. Le scepticisme


devrait être douloureux, et Pascal s'est toujours moqué de ceux qui se réjouissent d'être
ignorants du vrai (fr. 427 - 194). Il s'attaque constamment au « faux-repos ’ de Montaigne
et des libertins, à leur « nonchalance », à leur « paresse »; Entretier, p. 53: la « vertu » de
Montaigne est ’ couchée mollement dans le sein de l'oisiveté tranquille, d'où elle montre
aux hommes qui cherchent la félicité avec tant de peines, que c'est là seulement où elle
repose, et que l'ignorance et l'incuriosité sont deux doux oreillers pour une tête bien faite ».
Voir fr. 680- 63 On comprend que pour un augustinien comme Pascal, aux yeux de
qui le désir du Repos est l'aiguillon qui conduit l'homme à Dieu, Montaigne, avec sa
prétention à avoir quitté les agitations et trouvé le bonheur, devait être démasqué et abattu.
2. Entretien, p. 55. scepticisme total et épicurisme sont souvent liés, comme c'est
le cas chez Montaigne.
4Ü LE CLAIR-OBSCUR DU MONDE

rhoniens le même intérêt quà Platon et à Epictète. Il apprécie la


valeur propédeutique de leurs idées :
Lettre pour porter à. rechercher Dieu.
Et puis le faire chercher chez les philosophes pyrrhoniens et dogmatistes
qui travailleront celui qui le recherche 3.

Dès lors que l'existence de Dieu est incertaine, le scepticisme


est, dans une large mesure, logique. Il « humilie utilement» les
libertins, qui s'é1èveraient facilement dans d'orgueilleuses .pen
sées‘. Il présente donc une double valeur: d'abord une valeur
intellectuelle considérable, puisqu'il détoume des crédulités, des
niaiseries transmises par certaines traditions. A tel point que
l'homme réussi, c'est-à-dire en marche vers un Dieu qu'il a déjà
trouvé, conserve en lui-même une importante part pyrrhonienne:
Soumission.
Il faut savoir douter où il faut, assurer où il faut, en se soumettant où
il faut. Qui ne fait ainsi n'entend pas la force de la raison. Il y en a qui
faillent contre ces trois principes, ou en assurant tout comme démons
tratif, manque de se connaître en démonstration, ou en doutant de tout,
manque de savoir où il faut se soumettre, ou en se soumettant en tout,
manque de savoir où il faut juger.
Pyrrhonien, géomètre, chrétien: doute, assurance, soumission 5.

A cette valeur intellectuelle s'ajoute une valeur apologétique: le


pyrrhonisme réduit à néant les prétentions totalitaires de la raison
et supprime donc l'un des grands ennemis de la foi, le rationalisme.
Il correspond au tournoiement, à la fluidité, à l'instabilité de l'univers
physique: les certitudes humaines ne sont pas plus solides que les
eaux fugitives ".

2. Augustin et le scepticisme

L'apologiste, lorsqu'il procède ainsi à l'éloge de l'attitude sceptique,


ne pcut pas ne pas penser au cheminement de l'évêque dŒ-Iippone.
Ce dernier, en effet, n'avait échappé au manichéisme que grâce à la
salutaire influence des penseurs sceptiques, comme Sacy l'aurait
rappelé à Pascal dans l'Entretien: « Saint Augustin était autre
fois dans ces sentiments. Et comme vous dites de Montaigne que
c'est par ce doute universel qu'il combat les hérétiques de son temps,
aussi par ce même doute des Académiciens saint Augustin quitta

3. Fr. 4 - 184.
4. D'après l'Entrctien, p. 45.
5. Fr. 170 - 268. Cf. 187 - 254, 179 - 256, 505 - 260, 188 - 267, 167 - 269, etc.
6. Pascal l'a bien vu. et dit de Montaigne: « Il conclut qu'on en [chercher le vrai
et le bien] doit laisser le soin aux autres coulant légèrement sur les sujets de peur d'y
enfoncer en appuyant; et prendre le vrai et le bien sur la première apparence, sans le
presser, parce qu'ils sont si peu solides que, quelque peu qu'on serre les mains, ils s'échap
pent entre les doigts et les laissent vides n (Entretien, p. 47). L'apologiste a choisi ces deux
images dans Montaigne même: Essais, III, 10 et II, 12 (cités par M. Courcelle, Ibid., p. 46).
INCERTITUDE ma Nos CONNAISSANCES 41

l'hérésie des manichéens »". Le jeune Africain pensa un moment


que « les philosophes nommés Académiciens étaient plus sages que
tous les autres, pour avoir été d'avis qu'il fallait douter de tout et
avoir soutenu qu'aucune vérité ne pouvait être saisie par l'être
humain s‘. C'est pourquoi Sacy, ne se voulant pas plus royaliste
que le roi, est enclin, lui aussi, à l'indulgence à l'égard des anciens
sceptiques ’.
Mais pour Augustin ce scepticisme purificateur ne fut qu'une
étape rapidement franchie de son cheminement vers la foi. Il fut
bientôt séduit par les platoniciens, qui le préparèrent à la définitive
conversion 1°. Devenu catholique, il comprit que les théories des
Académiciens, en dépit de leur intérêt, étaient dangereuses et pro
fondément opposées à la vision chrétienne. Il les considère comme
une « folie», selon l'expression reprise par Sacy dans l'Entretien
avec Pascal: « Qu'avait besoin Montaigne de s'égayer l'esprit en
renouvelant une doctrine qui passe maintenant aux Chrétiens pour
une folie ? C'est le jugement que saint Augustin fait de ces person
nes» ". Un peu plus loin, Sacy ajoute à propos du même saint Au
gustin: « Depuis qu'il fut à Dieu, il renonça à ces vanités qu'il
appelle sacrilèges s". Si en effet les Académiciens l'avaient délivré
du manichéisme, ils l'avaient aussi fait hésiter à croire. Tout est
incertain, lui murmuraient-ils. C'est pourquoi, ayant souffert du
pyrrhonisme, le jeune philosophe, à peine converti, en rédigea une
réfutation, le Contra Academicos, résumé de discussions qu'il eut
dans la villa de Cassiciacum, près de Milan, avec ses amis. « Avant
même mon baptême, écrit-il dans ses Révisions, j'ai commencé par
écrire un ouvrage contre les Académiciens ou sur les Académiciens,
afin d'écarter de mon esprit par toutes les raisons possibles, car ils
m'impressionnaient aussi, leurs arguments, qui insinuent dans de
nombreux esprits le désespoir de trouver le vrai... 13» Ainsi le
pyrrhonisme engendre le désespoir chez beaucoup et menace même

7. Ed. Courcelle, p. 43. Sacy fait allusion à ce passage des Confessions (V, 14, n. 25):
« ltaque Academicorum more, sicut existimantur, dubitans de omnibus atque inter omnia
fluctuans Manichaeos quidem relinquendos esse decrevi, non arbitrans eo ipso tempore
dubitationis meae in illa secta mihi permanendum esse, cui jam nonnullos philosophes
praeponebam» (cité par M. Courcelle, p. 42).
8. Conf., V, 10, 19 (cité par M. Courcelle, p. 38).
9. « On pardonnerait à ces philosophes d'autrefois, qu'on nommait Académiciens, de
mettre tout dans le doute n (Entretien, p. 39).
10. ConL, VII, c. 9, n. 13 à c. 14, n. 20; Ibid., 20, n. 26.
Il. Ed. Courcelle, p. 39. Sacy fait allusion à La site‘ de Dieu, XIX, 18: « Quod autem
adtinet ad illam differentiam, quam de Academicis novis Varro adhibuit, quibus incerta
sunt onmia, omnino civitas Dei talem dubitationem tamquam dementiam detestatur, habens
de rebus, quas mente atque ratione comprehendit, etiamsi parvam propter corpus corrup
tibile quod adgraval animam [Sagesse IX, 15] quoniam, sicut dicit Apostolus, ex parle
scimus [l Con, XIII, 9], tamen eertissimam scientiam creditque sensibus in rei cujusque
evidentia, quibus per corpus animus utitur » (cité par M. Courcelle, p. 38).
12. Bd. Courcelle, p. 43. Allusion à Conf, VIII, 7, n. 17: ‘ Et ieram per vias pravas
superstitione sacrilega Et venerat dies. quo nudarer mihi et increparet in me conscientia
mea: ÜUbi est lingua? Nempe tu dicebas propter incertum verum nolle le abicerc
sarcinam vanitatis " » (cité par M. Courcelle, p. 42).
13. RetracL, I, 1, n. l: » Ut argumenta eorum, quae multis iugerunt veri inveniendi
desperatiorlem ab animo meo, quia et me movebant, quantis possem rationibus amoverem ».
42 LE CLAIR-OBSCUR DU MONDE

les chrétiens. Augustin va donc s'employer à le combattre, et l'on


chercherait en vain dans son œuvre une utilisation apologétique
de théories qu'il juge si dangereuses. Ce qui, par un miracle de
Dieu, a été pour lui un remède, demeure normalement un poison.
Il ne faut pas tenter Dieu, en prétendant faire suivre avec succès
à d'autres une voie extraordinaire. C'est pourquoi Sacy, qui a fort
bien compris la pensée de son maître, se montre réticent en face
de l'intérêt que Pascal trouve à Montaigne:

M. de Sacy ne put s'empêcher de témoigner à M. Pascal qu'il était surpris


de voir comment il savait toumer les choses ; mais il avoua en même temps
que tout le monde n'avait pas le secret comme lui de faire, des lectures,
des réflexions si sages et si élevées. Il lui dit qu'il ressemblait a ces
médecins habiles qui, par la manière adroite de préparer les plus grands
poisons, en savent tirer les plus grands remèdes. Il ajouta que, quoiqu'il
vît bien, par ce qu'il venait de lui dire, que ces lectures lui étaient utiles,
il ne pouvait pas croire néanmoins qu'elles fussent avantageuses à beau
coup de gens dont l'esprit se traîneraît un peu et n'aurait pas assez
d'élévation pour lire ces auteurs et en juger, et savoir tirer les perles
du milieu du fumier: Aurum ex stercore, disait un Père. Ce qu'on pouvait
bien plus dire de ces philosophes dont le fumier, par sa noire fumée,
pouvait obscurcir la foi chancelante de ceux qui les lisent. C'est pourquoi
il conseillerait toujours à ces personnes de ne pas s'exposer légèrement
à ces lectures, de peur de se perdre avec ces philosophes et de devenir
la proie des démons et la pâture des vers, selon le langage de l'Ecriture,
comme ces philosophes l'ont été 14.

Pascal, comme nous le verrons bientôt, n'a guère tenu compte


de ces réserves. Montaigne avait à ce point rajeuni le scepticisme
antique, ses Essais étaient si répandus et sa doctrine était si souvent
brandie par les libertins contre les affirmations de la foi, qu'il
fallait de toute façon en tenir compte dans une entreprise apolo
gétique. La réaction purement augustinienne eût consisté à riposter
à la modernisation du scepticisme en se bornant à récrire le
Contra Academicos. Plus subtil, Pascal, selon son habitude, va re
prendre un instant les arguments de ses adversaires, pour s'en faire
bientôt des armes contre eux 15. Mais une telle position exigeait un
doigté extrême. Les dangers soulignés par Augustin et Sacy existaient
vraiment. Aussi l'interlocuteur de ce dernier, tout en maintenant
son point de vue, a-t-il conscience du discemement nécessaire dans
l'emploi d'une pareille tactique:
Montaigne est incomparable pour confondre l'orgueil de ceux qui, hors la
foi, se piquent d'une véritable justice; pour désabuser ceux qui s'at
tachent à leurs opinions, et qui croient trouver dans les sciences des
vérités inébranlables; et pour convaincre si bien la raison de son peu de
lumière et de ses égarements, qu'il est difficile, quand on fait un bon
usage de ses principes, d'être tenté de trouver des répugnances dans les
mystères. Car l'esprit en est si battu, qu'il est bien éloigné de vouloir juger
si l'Incarnation ou le mystère de l'Eucharistie sont possibles; ce que les
hommes du commun n'agitent que trop souvent.

14. Ed. Courcelle, p. 61.


15. Entretien, p. 45: ‘ Je vous avoue, Monsieur, que je ne puis voir sans joie, dans
cet auteur [Momaigne], la superbe raison si invinciblement froissée par ses propres armes »‘
INCERTITUDE DE NOS CONNAISSANCES 43

Mais si Epictète combat la paresse, il mène à l'orgueil, de sorte qu'il peut


être très nuisible à ceux qui ne sont pas persuadés de la corruption de la
plus parfaite justice qui n'est pas de la foi. Et Montaigne est absolument
pernicieux à ceux qui ont quelque pente à l'impiété et aux vices. C'est
pourquoi ils doivent être réglés avec beaucoup de soin, de discrétion et
«l'égard à la condition et aux mœurs de ceux à qui on les conseille. Il me
semble seulement qu'en les joignant ensemble, elles ne pourraient réussir
fort mal, parce que l'une s'oppose au mal de l'autre; non qu'elles
puissent donner la vertu, mais seulement troubler dans les vices, l'âme
se trouvant combattue par ces contraires, dont l'un chasse l'orgueil et
l'autre la paresse, et ne pouvant reposer dans aucun des vices par ces
raisonnements, ni aussi les fuir tous 16.

On a remarqué au passage le thème du repos: comme l'homme


clairvoyant ne peut trouver son repos ni dans le dogmatisme, ni dans
le scepticisme, il sera plongé dans le trouble.

3. c Contrariétés » pascaliennes

Si l'on examine les Pensées, on assiste effectivement à un jeu


subtil. Après avoir indiqué dans la liasse Ordre qu'il ferait lire
à I'incroyant « les philosophes pyrrhoniens et dogmatistes » ", Pascal
donne la parole aux pyrrhoniens dans les liasses Vanité, Misère et
Raison des effets 1‘:
Ce qui m'étonne le plus est de voir que tout le monde n'est pas étonné
de sa faiblesse. On agit sérieusement et chacun suit sa condition, non
pas parce qu'il est bon en effet de la suivre, puisque la mode en est, mais
comme si chacun savait certainement où est la raison et la justice. On se
trouve déçu à toute heure et par une plaisante humilité on croit que
c'est sa faute et non pas celle de l'art qu'on se vante toujours d'avoir.
Mais il est bon qu'il y ait tant de ces gens-la au monde qui ne soient pas
pyrrhoniens pour la gloire du pyrrhonisme, afin de montrer que l'homme
est bien capable des plus extravagantes opinions, puisqu'il est capable
de croire qu'il n'est pas dans cette faiblesse naturelle et inévitable,
et de croire qu'il est au contraire dans la sagesse naturelle 1’.

Mais déjà se laisse entrevoir une issue: « Rien ne fortifie plus


le pyrrhonisme que ce qu'il y en a qui ne sont point pyrrhoniens.
Si tous l'étaient ils auraient tortHf. C'est en effet l'extravagance
des pseudo-certitudes humaines qui fait la force des sceptiques.
Les convictions inébranlables les plus contradictoires courent le
monde, et l'on a beau jeu de les ridiculiser. Par contre, si chaque
homme était critique, toutes ces crédulités disparaîtraient, qui sont
la source de vie du scepticisme. Alors ne subsisteraient que quel

16. Ed. Courcelle, p. 65.


17. Fr. 4 - 184.
18. Fr. 20 - 292, 21 - 381 et surtout 33 - 374 et 34 - 376. Fr. 60 - 294, 61 - 309, 76 - 73.
Fr. 81 - 299, 83 - 327, 86 - 297.
19. Fr. 33 - 374.
20. Ibid. Même pensée dans le fragment suivant: «Cette secte se fortifie par ses
ennemis plus que par ses amis, car la faiblesse de l'homme paraît bien davantage en ceux
qui ne la connaissent pas qu'en ceux qui la connaissent n (34 - 376).
44 LE CLAIR-OBSCUR nu MONDE

ques certitudes fondamentales, dont presque personne, même parmi


ceux qui se disent pyrrhoniens, ne doute sérieusement 2‘. Tout na
turellement, Pascal les évoque dans la liasse Grandeur, en un frag
ment particulièrement vigoureux, destiné à interdire au scepticisme
de franchir certaines limites et de devenir ainsi dangereux pour le
christianisme. C'est ce grand texte qui constitue le Contra Academicos
de Pascal :
Nous connaissons la vérité non seulement par la raison mais encore
par le cœur. C'est de cette dernière sorte que nous connaissons les
premiers principes et c'est en vain que le raisonnement, qui n'y a point
de part, essaie de les combattre. Les pyrrhoniens, qui n'ont que cela pour
objet, y travaillent inutilement. Nous savons que nous ne rêvons point.
Quelque impuissance où nous soyons de le prouver par raison, cette
impuissance ne conclut autre chose que la faiblesse de notre raison, mais
non pas l'incertitude de toutes nos connaissances, comme ils le prétendent.
Car les connaissances des premiers principes: espace, temps, mouve
ment, nombres, sont aussi fermes qu'aucune de celles que nos raisonne
ments nous donnent et c'est sur ces connaissances du cœur et de l'instinct
qu'il faut que la raison s'appuie et qu'elle y fonde tout son discours.
Le cœur sent qu'il y a trois dimensions dans l'espace et que les nombres
sont infinis et la raison démontre ensuite qu'il n'y a point deux nombres
carrés dont l'un soit double de l'autre. Les principes se sentent, les propo
sitions se concluent et le tout avec certitude quoique par différentes
voies - et il est aussi inutile et aussi ridicule que la raison demande au
cœur des preuves de ses premiers principes pour vouloir y consentir, qu'il
serait ridicule que le cœur demandât a la raison un sentiment de toutes
les propositions qu'elle démontre pour vouloir les recevoir.
Cette impuissance ne doit donc servir qu'à humilier la raison - qui
voudrait juger de tout - mais non pas à combattre notre certitude.
Comme s'il n'y avait que la raison capable de nous instruire! Plût à
Dieu que nous n'en eussions au contraire jamais besoin et que nous connus
sions toutes choses par instinct et par sentiment, mais la nature nous
a refusé ce bien; elle ne nous a au contraire donné que très peu de
connaissances de cette sorte; toutes les autres ne peuvent être acquises
que par raisonnement 22.
Pascal énumère donc ici un certain nombre de « certitudes »:
« Nous ne rêvons point » ; l'espace tridimensionnel, le temps, le mou
vement, les nombres et leur suite infinie. L’opuscule De l'esprit
géométrique mentionne encore l'égalité numérique, majorité, dimi
nution, tout..., homme, être, et «les semblables qui sont en grand
nombre »2’. L'énergie avec laquelle la certitude de ces notions na
turelles est affirmée non seulement dans cette « Pensée », mais dans
les quelques pages De l'esprit géométrique ne laisse aucun doute
sur les convictions de Pascal en la matière. Il reprend dans une large

21. Voir fr. 655 -377: « Les discours du pyrrhonisme sont matière d'affirmation
aux affirmatifs Peu [parlent] du pyrrhonisme en doutant ». Pascal est plus catégorique
encore au fr. 131 M334: « Je mets en fait qu'il n'y a jamais eu de pyrrhonien effectif
parfait ».
22. Fr. 110-282. Le fragment précédent 109-392 s'intitule « Contre le pyrrhonisme»; et
Pascal a écrit dans De l'esprit géométrique: « La géométrie ne définit aucune de ces
choses, espace, temps, mouvement, nombre, égalité, ni les semblables qui sont un grand
nombre parce que ces termes-là désignent si naturellement les choses qu'ils signifient à
ceux qui entendent la langue, que 1'éclaircissement qu'on en voudrait faire apporterait
plus d'obscurité que d'instruction ».
23. Le fr. 109 - 392 donne l'exemple du mouvement.
INCERTITUDE ma NOS CONNAISSANCES 45

mesure les arguments mêmes de son prédécesseur. Saint Augustin


affirme en effet dans le Contra Academicos l'existence indubitable
du monde 2‘, la certitude des premiers principes 75, l'éternité des
vérités mathématiques 2‘, la valeur des données des sens 23. Dans
Le bonheur (De beata vita) se trouve esquissé pour la première
fois le raisonnement qui aboutira au Cogito cartésien; précisé dans
les Soliloques, repris dans Le libre arbitre, il passera dans les
Pensées: « Que fera donc l'homme en cet état? Doutera-t-il s'il
doute, doutera-t-il s'il est ?2‘ » L'apologiste ne fait pas allusion à
Descartes 2’. Il signifie ainsi son refus de s'enfoncer dans la spécu

24. III, 9, n. 24: « Nunquam rationes vestrae ita vim sensuum refellere potuerunt, ut
convinceretis nobis nihil videri s. Cf. Arnauld: « Personne ne doute jamais sérieusement
s'il y a une terre, un soleil et une lune ni si le tout est plus grand que sa partie » (Logique,
in Œuvres, t. 41, p. 608).
25. Exemple du principe de non-contradiction, III, 9, n. 25: « Hoc dico, istam totam
corporum molem atque machinam in qua sumus aut unam esse aut non esse unam ».
Cf. Ibid., III, 10, n. 23.
manifestum
26. Ibid.,estIII,
». Cf.
11, De
n. 25:
lib. «arbitrio,
Si autemII,unus
8, n.et21.sex mundi sunt, septem mundos esse

27. III, 11, n. 25-28: avec le précepte: «Noli plus assentiri quam ut ita tibi
apparere persuadeas, et nulla deceptio est». Cf. Arnauld: « Il y a quelques objets auxquels
l'entendement est naturellement déterminé à donner son consentement Car s'il y a
quelques objets, si clairs et si simples, qu'on ne puisse s'y figurer la moindre apparence
de fausseté, l'entendement est naturellement déterminé à y consentir. Tels sont les premiers
principes: il est impossible qu'une même chose soit et ne soit pas en même temps. Je
pense donc je suis. Il me semble que je vois une couleur blanche. Il me semble que je
sens de la douleur» (De la liberté de l'homme, in Œuvres, X, 615). La souplesse de cette
formule augustinienne permet d'éviter toute naïveté sur la valeur des données sensorielles.
Le jeune physicien fait aux sens la même confiance critique que l'évêque dllippone: « D'où
apprendrons-nous donc la vérité des faits ? Ce sera des yeux, mon Père, qui en sont les
légitimes juges Selon les sentiments de deux des plus grands Docteurs de l'Eglise,
saint Augustin et saint Thomas, ces trois principes de nos connaissances, les sens, la raison
et la foi, ont chacun leurs objets séparés, et leur certitude dans cette étendue. Et, comme
Dieu a voulu se servir de l'entremise des sens pour donner entrée à la foi, fides ex auditu,
tant s'en faut que la foi détruise la certitude des sens, que ce serait au contraire détruire
la foi que de vouloir révoquer en doute le rapport fidèle des sens » (Dix-huitième
Provinciale, éd. Cognet, p. 374). Allusion au De Gen. ad litt., I, 19, n. 39: « Il arriva en
effet bien souvent qu'un homme même non chrétien possède sur la terre, le ciel, les
autres éléments de ce monde, le mouvement, la révolution, ou même la grandeur et les
intervalles des astres, les éclipses du soleil et de la lune, le mouvement des années
et des époques, la nature des animaux, des plantes, des pierres, et les autres choses de
ce genre, des connaissances telles qu'il les tienne pour très certainement démontrées par
la raison et l'expérience [= yeux]. Il serait très honteux, funeste, et il faut éviter par
dessus tout qu'un incroyant, entendant un chrétien parler avec extravagance de ces sujets
comme s'il en parlait d'après les Ecritures puisse à peine contenir son envie de rire...».
On le voit, il s'agit d'un résumé du texte augustinien, ou plutôt d'une sorte de présen
tation. Pascal précise les limites de cette connaissance sensible: « Nos sens n'aperçoivent
rien d'extrême, trop de bruit nous assourdit, trop de lumière éblouit, trop de distance et
trop de proximité empêche la vue » (fr. 199 - 72: Laf., I, 138). Mais dans le domaine inter
médiaire, chez un homme sain, « les appréhensions des sens sont toujours vraies »
(fr. 701- 9). L'homme peut faillir dans l'interprétation des données sensibles, faute de
saisir tous les éléments d'explication (Ibid.). Souvent même les passions orientent nos
perceptions, ne tournent nos sens que vers une face de la réalité: les sens alors perçoivent
bien les éléments qu'on leur montre, mais non l'ensemble de la réalité en cause; ils sont
orientés à. faux par la raison et ainsi la trompent (fr. 45 - 83).
28. Fr. 131 - 434. Chez Augustin: De beata vita, II, 2, n. 7; SoIiI., II, 1, n. l; De lib.
arbitrio, II, 3, n. 7.
29. On connaît la dureté de Pascal à l'égard de la pensée cartésienne (mis à part
quelques points) : fr. 84 - 79; 553 - 76; 887 - 78 : « Descartes inutile et incertain », etc.
Un augustinien, sensible à la souplesse et aux virtualités de l'intelligence, à la « finesse »,
ne pouvait que rejeter comme étroit le rationalisme cartésien. Toutefois, Pascal a bien
saisi l'originalité du Cogito: « Je voudrais demander à des personnes équitables si ce
46 LE CLAIR-OBSCUR nu MONDE

lation pure et préfère adopter ime tactique que nous retrouverons


souvent et que l'on pourrait comparer à l'envoi des banderilles.
Il se saisit d'un argument métaphysique, mais au lieu de le déve
lopper et de construire sur lui une philosophie, il le concentre,
l'affûte et, sous forme d'incidente ou d'interrogation, l'adresse à son
interlocuteur, puis passe immédiatement à tm autre sujet. Un
coup léger a été porté, sans que l'adversaire, déjà préoccupé par
la suite, présentée comme importante cette fois, s'en soit bien rendu
compte. Contrairement à la démarche initiale de Descartes il ne
cesse de répéter que les connaissances du « cœur », de « l'instinct i»,
« naturelles », sont parfaitement sûres: « Tout ce que la géométrie
propose est parfaitement démontré, ou par la lumière naturelle,
ou par les preuves H’. Mais la raison corrompue nourrit des pré
tentions totalitaires: elle « voudrait juger de tout H‘, elle n'est plus
assez humble pour demeurer souveraine du seul domaine que Dieu
lui a imparti 32. Cette volonté de tout régenter, qui constitue le
rationalisme, est mise en échec à tout moment, et c'est sur cet
échec que s'appuie le pyrrhonisme, qui est un rationalisme déçu.
On va retrouver ici l'une des pentes de la pensée augustinienne:
l'insistance sur la faiblesse d'une raison qui voudrait cependant
tout prouver et tend à rejeter comme faux ce qui échappe à ses
prises. Ce sera surtout l'œuvre de la grâce que de lui apprendre
ses limites. Le libertin n'en est pas encore là, et c'est pourquoi
l'apologiste, qui s'adresse à cet être concret, développera dans la
liasse Contrariétés les hésitations mises en forme par les sceptiques,
lorsqu'il écrira de la certitude des premiers principes que « ce
sentiment naturel n'est pas une preuve convaincantefl3. Il n'y a
pas conviction, parce qu'il n'y a pas démonstration. Ces principes
saisis par le cœur ne sont pas prouvés par la raison, car « la nature
nous en a elle-même donné, sans paroles, une intelligence plus
nette que celle que l'art nous acquiert par nos explications 93‘.
Si le chrétien éprouve une assurance tranquille et souhaite être

principe: " La matière est dans une incapacité naturelle invincible de penser", et celui-ci:
"Je pense, donc je suis", sont en effet les mêmes dans l'esprit de Descartes et dans
l'esprit de saint Augustin, qui a dit la même chose douze cents ans auparavant.
En vérité, je suis bien éloigné de dire que Descartes n'en soit pas le véritable auteur,
quand même il ne l'aurait appris que dans la lecture de ce grand saint; car je sais
combien il y a de différence entre écrire un mot à l'aventure, sans y faire une réflexion
plus longue et plus étendue, et apercevoir dans ce mot une suite admirable de conséquences,
qui prouve la distinction des natures matérielle et spirituelle, et en faire un principe terme
et soutenu d'une physique entière, comme Descartes a prétendu faire. Car, sans examiner
s'il a réussi eiîicaœment dans sa prétention, je suppose qu'il l'ait fait, et c'est dans cette
supposition que je dis que ce mot est aussi ditférent dans ses écrits d'avec le même mot
dans les autres qui l'ont dit en passant, qu'un homme plein de vie et de force d'avec un
homme mort n (De l'art de persuader, Br. minor, pp. 192-193).
30. De l'esprit géométrique, Br. minor, p. 172 (souligné par nous). Cf. fr. 110 - 282:
« Ceux à qui Dieu a donné la religion par sentiment de cœur sont bienheureux et bien
légitimement persuadés n (souligné par nous).
31. Fr. 110 - 282.
32. Entretien ..., p. 45: « la superbe raison ».
33. Fr. 131 - 434.
34. De l'esprit géométrique (Br. minor, p. 169).
INCERTITUDE DE. NOS CONNAISSANCES 47

délivré des lourds raisonnements, s'il voudrait voir grandir le rôle


de l'intuition, de cette vue directe qui sera celle des bienheureux 35,
l'incroyant au contraire n'ose pas toujours s'appuyer sur elle.
L'apologiste orchestre cette angoisse. Loin d'imiter saint Augustin
et de seulement attaquer le pyrrhonisme, il affirme tantôt que tous
les premiers principes sont absolument sûrs (liasse Grandeur), tantôt
qu'aux yeux de certains « il est en doute si ces principes nous sont
donnés ou véritables ou faux» (liasse Contrariétés, fr. 131-434).
Voici que maintenant « personne n'a d'assurance, hors de la foi, s'il
veille ou s'il dort, vu que durant le sommeil on croit veiller aussi
fermement que nous faisons... Tout cet écoulement du temps, de la
vie, et ces divers corps que nous sentons, ces différentes pensées
qui nous y agitent n'étant peut-être que des illusions pareilles à
l'écoulement du temps et aux vains fantômes de nos songes H‘.
Mais en réalité le sentiment personnel de Pascal ne cesse de se
révéler dans ce texte où, comme Montaigne l'avait fait, il se pro
pose d'abaisser « la superbe raison»; en effet, redoutant que le
pyrrhonisme n'entraîne son lecteur à ne plus se soucier de rien
et à vivre en épicurien, l'apologiste jalonne son développement
d'affirmations très fortes ou d'insinuations qui ramènent à ce
dogmatisme minimum qu'avait déjà soutenu saint Augustin 33. Qui
lit de près le fragment 131 - 434, y retrouve les arguments de Montai
gne, avec de temps à autre des intrusions de Pascal, qui révèlent
un penseur étranger à ce scepticisme dont il recopie pourtant les
maximes et les hypothèses: « démon méchant», rêve, etc)‘. Alors
quelle est la portée de ces concessions faites au pyrrhonisme ? Il
semble qu'ici encore la doctrine augustinienne nous permette seule
de résoudre un problème particulièrement délicat, qui a divisé les
critiques. L'augustinisme ne fait pas confiance aux activités de la
raison, lorsque celle-ci se meut en dehors de la foi : les contradictions
des philosophes, l'expérience personnelle montrent à quel point nos
convictions varient. Ce qu'un augustinien demande à la raison, c'est

35. Fr. 110 - 282: ‘ Comme s'il n'y avait que la raison capable de nous instruire! Plût
à Dieu que nous n'en eussions au contraire jamais besoin et que nous connussions toutes
choses par instinct et par sentiment, mais la nature nous a refusé ce bien ». Ce vœu est
tout augustinien.
36. Fr. 131 - 434.
37. Noter le peut-être. Voir aussitôt après: a Qui sait il»; la mise en garde contre
les excès pyrrhoniens: « On n'a qu'à voir leurs livres; si l'on n'est pas assez persuadé,
on le deviendra bien vite, et peut-être trop ». Pascal dispose tout au long du texte des
points d'appui destinés à interdire au libertin de succomber à la cure de scepticisme qu'il
lui propose: « Je m'arrête à l'unique fort des dogmatistes Je mets en fait qu'il n'y a
jamais eu de pyrrhonien effectif parfait. La nature soutient la raison impuissante et l'em
pèche dextravnguer jusqu'à ce point ’ (souligné par nous). La nature, et non la foi; c'est
bien la même doctrine qu'au fragment 110 - 282. Les sceptiques se voient réunis sous le
vocable peu flatteur: ‘ la cabale ». Pascal, comme Arnauld et Nicole, est donc bien dogma
tique en ce qui conceme les certitudes intellectuelles évoquées par le Contra Academicos.
38. Il sulïit de comparer ce fragment 131- 434 à l'Entretien (éd. Courcelle, pp. 20-23
et 28-35) pour se rendre compte que Pascal reprend exactement les arguments qu'il prête
a Montaigne. En fait il est un peu généreux, puisqu'il étaie le scepticisme de l'auteur des
Essais par des empnmts au scepticisme méthodique de Descartes (voir les sources dans l'éd.
Courcelle).
48 LE CLAIR-OBSCUR nu MONDE

de reconnaître tous ses échees, sa fragilité, son impuissance, tant


qu'elle se fie à ses seules forces. En ce sens l'entreprise de Montaigne
représente un extrémisme augustinien, et il n'est pas étonnant que
Pascal, tout en n'allant pas si loin, se soit reconnu en terrain fami
lier dans les Essais. L'examen de la certitude des premiers principes
aboutit à un résultat évident, qui est de discréditer la raison. Voilà
en effet un domaine où elle ne peut pas « prouver ». Les objections
sceptiques sont donc irréfutables et interdisent la « conviction»,
qui est presque toujours chez Pascal une certitude raisonnée. Pour
tant elles n'entament pas le moins du monde notre certitude naturelle.
L'apologiste va donc opposer la raison et la nature: « La nature
confond les pyrrhoniens et la raison confond les dogmatiques H’.
Il sait bien qu'en fait tout homme adhère aux premiers principes
et que la raison dépitée vient ici jouer les trouble-fête. Il constate
que des penseurs ont réussi à se torturer sur la validité de nos
premières connaissances, ce qui est sans issue, car il est inévitable
que l'homme commence par des connaissances qui seront premières
et immédiates: « On ne peut entreprendre de définir l'être sans
tomber dans cette absurdité: car on ne peut définir un mot sans
celui-ci, c'est »‘°. Tout homme commence donc à penser en posant
un acte de foi. Il s'agit là d'une adhésion humaine, et non de la foi
sumaturelle. Mais ces premiers principes, sur lesquels vont s'ap
puyer toutes les réflexions ultérieures de l'être humain, ne recevront
une sorte de consécration que plus tard, quand cette vue immédiate
et globale de la vérité, en laquelle consiste la foi religieuse, aura
fait découvrir la bonté de Dieu, la réalité du monde et la cohérence
du dessein providentiel. Seule la Révélation anéantit les criaillements
de la raison, ulcérée de devoir céder devant l'évidence des principes.
C'est là une idée foncièrement augustinienne, puisque, comme l'a
bien vu M. Gilson, il n'est « pas un seul cas où l'augustinisme ait
dispensé la raison de partir de la foi »‘". Il faut assurément une
préparation rationnelle, qui «travaille» la pâte humaine ‘2; mais
le coup de baguette magique de la grâce peut seul assurer une
véritable sérénité ‘3. Les harcèlements du pyrrhonisme fatigueront

39. Fr. 131 - 434. Cf. 109 - 392.


40. De l'esprit géométrique (Br. minor, p. 169). Nous sommes sur ce point précis au
cœur de la pensée thomiste, pour laquelle la première saisie est celle de l'existant, c'est
àdire à la fois le monde et soi; l'individu n'étant pas privilégié, comme chez Augustin,
ou seul considéré, comme chez Descartes. Physicien, Pascal va d'instinct à la tradition
aristotélicienne.
41. Introduction, p. 43. Cf. p. 48; « Le premier conseil que donne Augustin à qui
veut prouver l'existence de Dieu, c'est d'y croire; le deuxième moment de la preuve ainsi
entendue consistera dans la démonstration de ce fait que l'homme n'est pas condamné
au scepticisme ».
42. C'est par là que les augustiniens échappent au fidéisme: nous aurons a y revenir
dans le chapitre « Théologie et apologie ».
43. C'est comme croyant que Pascal parle avec tant de tranquillité de la certitude des
principes. Cela ne veut pas dire que dans les Pensées, plus nuancées que le texte De l'esprit
géométrique, il ne perçoive pas avec profondeur quels troubles les questions de la raison
peuvent apporter à un incroyant. Contrairement aux affirmations de E‘. Droz, Etude sur le
scepticisme de Pascal, Paris, 1886, pp. 182-222, 279, 281-282 Pascal ne fabrique pas un
INCBRTITUDE nE Nos CONNAISSANCES 49

utilement le penseur orgueilleux et le prépareront à tendre les mains


au Libérateur. L'incroyant sera sans cesse troublé, s'il est lucide,
car il vit chaque jour et échaffaude des sciences et des philosophies
sur des principes dont il n'est pas tout à fait sûr. Ses connaissances
sont-elles plus solides que les réalités qui l'enveloppent ?

scepticisme pour des raisons tactiques: « Le matamore de comédie, qui prétendait avoir
taillé en pièces des armées, se rapetissait ou se dérobait quand on lui demandait du
secours. Ainsi les coups qu'a porté l'apparent scepticisme de Pascal se réduisent à des
vanter-fies» (pp. 304-305). Le « matamore» est très solide, puisque la seule foi anéantit
toutes les inquiétudes de la raison. Il y a bien une tactique, mais non un illusionnisme, pasca
liens. Uapologiste ne « truque n pas la présentation du réel, il s'appuie sur le clair-obscur
qui règne en tout,
Ill. EXISTE-T-IL UN DIEU ‘I

Dans cet univers toumoyant où se perd l'imagination humaine,


l'intelligence, qui s'appuie malgré tout sur les premiers principes,
ces quelques vérités qui sont concrètement indubitables, puisque
l'homme n'en peut douter sérieusement, devra-t-elle ensuite s'en
tenir aux connaissances que ces principes, le raisonnement et l'ex
périence lui permettront d'acquérir sur cet univers, connaissances
qui ne calmeront pas son angoisse et ne combleront pas ses désirs
infinis ? Ou bien l'homme pourra-t-il s'élever à la découverte d'un
Etre transcendant, créateur du monde ? Chez saint Augustin comme
chez Pascal apparaît une double réponse: l'un et l'autre, en effet,
considèrent tantôt le sentiment confus de Dieu, tantôt l'argumen
tation rationnelle qui prétend prouver l'existence de Dieu et révéler
quelques-uns de ses attributs.

1. Le sentiment confus de Dieu

Aux yeux de l'évêque d'Hippone, l'idée de Dieu est présente chez


tous les hommes et ne saurait être séparée de la vie de l'esprit
humain. « Si puissant est en effet le rayonnement de la véritable
divinité qu'il ne peut être complètement et totalement caché à une
créature rationnelle, dès lors qu'elle se sert de sa raison‘ ». Le
Dieu augustinien se cache donc en partie, comme celui de Pascal.
Et ce qui filtre de son mystère est un appel à une ardente recherche.
Ce sentiment confus de la divinité reste trop pâle, trop vaporeux
pour satisfaire l'intelligence. Saint Augustin ne s'est guère expliqué
sur la nature de cette connaissance universelle et obscure. C'est Pascal
\
qui nous donne a ce sujet quelque éclaircissement. Il est en effet
convaincu, lui aussi, que Dieu est « caché sous le voile de la nature » ‘,
mais que pourtant il est « tout clair qu'il y a un Dieu »3. Or cette

1. « Haec est enim vis verae divinitatis, ut creaturae rationali jam ratione utenti, non
omnino ac penitus possit abscondi », In 10h., tr. 106, 17, n. 4. Voir aussi In Ps. 74, n. 9:
« De nullo loco judicat, qui ubique secretus est, ubique publicus; quem nulli licet, ut est,
cognescere, et quem nemo permittitur ignorare ». Textes cités par E. Gilson, Introduction
à l'étude de S. Augustin, p. 11.
2. Lettre 4 à Ch. de Iloamtez (26 octobre 1656).
3. Fr. 881- 850: « Les miracles ont une telle force qu'il a fallu que Dieu ait averti
qu'on n'y pense point contre lui, tout clair qu'il soit qu'il y a un Dieu ». Ce fragment fait
allusion au chapitre 13 du Deutémnome, où le Dieu créateur dit qu'il ne faudra pas croire
les thaumaturges qui détourneront le peuple de lui. Cf. fr. 198 - 632: après un sombre
tableau de l'homme tâtonnant dans un monde effrayant, Pascal écrit: « Pour moi je n'ai
pu y prendre d'attache et considérant combien il y a plus d'apparence qu'il j‘ a autre chose
que ce que je vois, j'ai recherché si ce Dieu n'aurait point laissé quelque marque de soi 1
(c'est nous qui avons souligné). Fr. 844 - 837: ‘ C'est une chose si visible qu'il faut aimer
un seul Dieu qu'il ne faut pas de miracles pour le prouver ».
EXISTE-T-IL UN DIEU ? 51

connaissance première est manifestement intuitive et se révèle en


partie comparable à la saisie des premiers principes. Aussi est-elle
l'œuvre du cœur:
Le cœur a ses raisons que la raison ne connaît point; on le sait en
mille choses.
Je dis que le cœur aime l'être universel naturellement et soi-même natu
rellement, selon qu'il s'y adonne, et il se durcit contre l'un ou l'autre à
son choix 4.
Si l'homme, qui ne pouvait résister à la force des premiers prin
cipes, peut « se durcir » contre le rayonnement de la divinité, c'est
que le véritable Dieu est un Dieu qui se cache et se laisse trouver
de ceux-là seulement qui ne souhaitent que d'être comblés de sa
vue. Ainsi l'homme qui réfléchit, avant d'être saisi par la grâce,
vacille entre la claire affirmation et le total refus ; c'est ce sentiment
que l'apologiste fait exprimer au libertin:
La nature ne m'offre rien qui ne soit matière de doute et d'inquiétude.
Si je n'y voyais rien qui marquât une Divinité, je me déterminerais à la
négative; si je voyais partout les marques d'un Créateur, je reposerais
en paix dans la foi. Mais voyant trop pour nier et trop peu pour m'assurer,
je suis dans un état a plaindre, et ou j'ai souhaité cent fois que, si un
Dieu la soutient, elle le marquât sans équivoque; et que, si les marques
qu'elle en donne sont trompeuses, elle les supprimât tout à fait 5.

Le sentiment décrit ici est celui d'un homme sincère, que la


grâce divine n'éclaire pas encore, mais dont le cœur ne s'est pas
enténébré volontairement, et qui n'a pas transformé la pénombre en
pleine obscurité. Cependant il faut bien constater qu'il existe des
athées. Ce sont des hommes qui se sont « durcis » contre les balbu
tiements de leur cœur, qui ont imposé silence à cette voix encore
hésitante. Chez eux la corruption a été portée à son comble, mais
ces fous sont peu nombreux: « En dehors d'un petit nombre
d'hommes dont la nature est tombée dans une corruption incroyable,
le genre humain tout entier reconnaît l'auteur de ce monde » 8, cons
tate saint Augustin, qui cite très souvent à leur propos le début
du psaume 13: « L'insense' a dit dans son cœur: Il n'y a pas de
Dieu U. Comme la suite du verset évoque la corruption de ceux

4. Fr. 42.3 - 277. Pascal pouvait lire dans la Théologie familière de Saint-Cyran: « De
nous-mêmes et par notre première connaissance, nous voyons tous qu'il y a un Dieu,
auquel nous avons recours naturellement dans nos périls et dans nos maux, sans pouvoir
nous en empêcher» (art. 1, « de Dieu », n° 5. Cité par J. Russier, La foi selon Pascal, Il,
403). Pascal possédait et connaissait parfaitement cet ouvrage de Saint-Cyran dès 1646: voir
sur ce point Ph. Sellier, Pascal et la liturgie, pp. 22-23.
5. Fr. 429 - 229.
6. « Exceptis enim paucis in quibus nature nimium depravata est, universum genus
humanum Deum mundi hujus fatetur auctorem. In hoc ergo quod fecit hunc mundum coelo
terraque conspicuum, et antequam imbuerentur in fide Christi, notus omnibus gentibus
Deus »: In 10h., tr. 106, 17, n. 4.
Serm. 69 - de verbis Domini 10, 2, n. 3: « Pauci inveniuntur tantae impietatis ut
impleatur in eis quod scriptum est, Dixit stultus in corde sua, Non est Deus [Ps. 13, verset 1].
Insania ista paucorum est ».
7. « Si tale hoc hominum genus est, non multos parturimus ; quantum videtur occur
rere oogitationibus nostris, perpauci sunt, et difficile est ut incurramus in hominem qui
dicat in corde sua, non est Deus; tamen sic pauci sunt, ut inter multos timendo hoc dicere,
S2 LE CLAIR-OBSCUR DU MONDE

qui nourrissent de telles pensées, on peut se demander si les deux


écrivains ne se référaient pas spontanément à ce psaume, lorsqu'il
s'agissait d'expliquer l'incroyance ‘. On ne peut manquer de se rap
peler, en particulier, les longs développements de Pascal sur la
folie de ceux qui se reposent dans la négation de Dieu et vivent sans
s'interroger sur le sens de leur destinée’. S'il les considère comme
égarés par leur corruption excessive, l'apologiste garde sur leur
nombre un silence prudent. Au IV‘ siècle, les vrais athées demeuraient
rares ; au xvn‘, vers 1650, des bruits inquiétants couraient. On parlait
de vingt mille libertins pour la seule ville de Paris, et il n'était pas
facile de savoir s'il s'agissait de déistes ou d'athées. Aussi ne ren
contre-t-on dans les Pensées aucune des affirmations optimistes de
l'évêque d'Hippone sur le petit nombre. On sait qu'il existe des
athées, et cela suffit pour qu'on s'adresse à eux. Car il ne pouvait
échapper à Pascal, si peu confiant dans l'expansion du christianisme,
comme nous le verrons en étudiant sa théologie de l'histoire, que si
les athées étaient un millier en 1650, ils deviendraient un jour légion.
Voilà donc la situation première de l'homme abandonné à ses
seules lumières. Ou bien une connaissance à la fois inévitable et
floue de l'existence de Dieu, ou bien, chez ceux qui ont choisi l'en
durcissement, l'athéisme. Mais n'est-il pas possible, par une démarche
rigoureuse de la raison, d'apporter la lumière aux seconds et plus
de lumière aux premiers ? Ne peut-on démontrer l'existence de Dieu ?
Ou du moins, qu'ont pensé les deux apologistes de cette démons
tration ?

2. Croire d'abord

D'emblée un fait s'impose. Ni l'un ni l'autre n'a jamais entre


pris de convaincre un athée par cette voie. Dans Le libre arbitre, saint
Augustin envisage le cas, très rare a ses yeux, de l'athée de bonne
volonté. Or il ne développe pas de preuve métaphysique pour lui
prouver l'existence de Dieu; mais il l'adresse aux Ecritures, après
lui avoir montré la valeur du témoignage dans la vie humaine.
Puisque cet incroyant exige que l'on croie à sa disponibilité et à
son ouverture, c'est-à-dire à des sentiments cachés dans les replis

in corde suo dicant, quia ore dicere non audent. Non ergo multum est quod jubemur
tolerare; vix invenitur: rerum hominum genus est qui dicant in corde suo: non est Deus n:
In Ps. 52, n. 2.
E. Gilson, op. ciL, p. 12, renvoie encore à In Ps. 13; In Ps. 73, n. 25; In Ps. 103, I.
Il est à remarquer que le psaume 13 fait allusion à une incroyance pratique, et non à un
athéisme théorique, inconcevable en Israël; l'insensé agit comme s'il n'y avait pas de Dieu
rémunérateur. Mais les Pères, qui connaissaient l'existence d'athées, ont faussé le sens.
8. Pascal pourtant ne le cite jamais explicitement. Mais le fragment 423-277, cité
plus haut, présente des analogies avec lui: le cœur de l'insensé nie Dieu; si cet homme
est fou de nier, n'est-ce pas parce que « le cœur aime l'être universel naturellement »?
Ce refus insensé provient d'une corruption volontaire: «Corrupti sunt, et abominabiles
facti sunt in studiis suis » (verset 1).
9. Par‘ exemple fr. 427 -194: « En vérité, il est glorieux à la religion d'avoir pour
ennemis des hommes si déraisonnables ».
EXISTE-T-IL UN DIEU ? 53

de son âme, que ne croit-il lui-même les Livres où un si grand


nombre d'hommes attestent avoir vécu avec le Fils de Dieu ! Comment
cet incroyant pourrait-il reprocher aux chrétiens de se fier à tant
de témoignages concordants, lui qui réclame qu'on lui fasse
confiance à lui seul 1° ? Ainsi l'évêque dT-Iippone s'appuie sur la valeur
du témoignage des apôtres pour prouver à l'athée l'existence de
Dieu. Plus souvent, il insiste sur les prophéties, dont la réalisation
est frappante, palpable ". Il ne recourt pas à ces magnifiques envolées
métaphysiques, dont il est coutumier, lorsqu'il s'adresse à des chré
tiens, déjà convaincus non seulement de l'existence, mais aussi de
Paternité, de l'Incarnation, et de l'action vivifiante de Dieu. Dans
La vraie religion, il ne fait appel à un raisonnement métaphysique
qu'après un exposé de ce que nous a apporté l'autorité de la Révé
lation ‘2. C'est surtout dans ses divers Sermons qu'il s'élève à Dieu
par voie de raisonnement, montrant ainsi aux fidèles que la foi
à laquelle ils ont adhéré donne lumière et vigueur à une raison
avec laquelle elle est en profond accord. Mais il sait bien que seuls
les cœurs purifiés par la foi perçoivent Dieu sous le voile de la
nature: dans les Confessions, Augustin, interrogeant la beauté du
monde, s'entend répondre par les splendeurs de la création: « Nous
ne sommes pas Dieu C'est Lui qui nous a faites ». Mais il précise
aussitôt que le regard porté sur cette beauté ne suffit pas à con
duire à Dieu; il faut porter sur elle un jugement, dont assurément
les animaux sont incapables, mais qui n'en est pas pour autant à la
portée de tous les hommes: « Les hommes eux, peuvent interroger,
afin que les mystères invisibles de Dieu deviennent, par les êtres
créés, intelligibles à leurs regards [Romains, I. 20] ; mais en aimant
les créatures, ils se mettent sous leur dépendance, et cette dépendance
les empêche de porter un jugement. Et l'univers ne répond à ceux
qui l'interrogent que s'ils portent un jugement. Ce n'est pas qu'il
change sa voix, c'est-à-dire sa beauté..., mais apparaissant de la même
manière à deux hommes, il est muet pour le premier, il parle pour le
second » ‘3. Ce mutisme du monde pour l'incroyant, que la grâce n'a
pas encore délivré de l'asservissement aux créatures, dans combien
de Pensées n'est-il pas évoque’! « En regardant tout l'univers muet
et l'homme sans lumière abandonné à lui-même..., j'entre en effroi." »
Puisque l'univers ne parle guère m‘ l'incroyant, Pascal, lui aussi,

10. De lib. arbitrio, Il, 2, n. 5 : « Tum ego demonstrarem, quod cuivis facillimum puto.
quanto esset aequius, cum sibi de occultis animi sui quae ipse nosset, vellet alterum
credere qui non nosset, ut etiam ipse tantorum viromm Libris, qui se cum Filio Dei
vixisse testatum Litteris reliquerunt, esse Deum crederct; quia et ea se vidisse scripserunt,
quae nullo modo fieri possent, si non esset Deus; et nimium stultus esset, si me repre
hcnderet quod illis crediderim, qui sibi vellet ut crederem ». Il s'agit de paroles d'Evodius,
implicitement approuvées par Augustin.
11. Voir In 10h., tr. 35, n. 7; Epist, 137 - 3, 4, n. 16; 149 - 6, n. 9; Contra duas epist.
Pelagianorum, III, 4, n. 9, etc.
12. De vera relig., 29 - 31.
Eodem
13. Conf,
modo utrique
X, 6, n. apparens,
9 - 10: « illi nec
mutarespondent
est [species],
ista interrogantibus
huic loquitur ». nisi judicantibus

14. Fr. 198 - 693.


54 LB CLAIR-OBSCUR DU MONDE

se garde bien de faire appel à la métaphysique; comme son prédé


cesseur, il ouvre devant son interlocuteur l'Ecriture. Après avoir
rappelé longuement l'obscurité et le mutisme du monde, et sup
posant tout de même qu'un sentiment confus de la divinité subsiste
au fond du cœur de l'athée, Pascal, qui joue le rôle du libertin, se
met à rechercher « si ce Dieu n'aurait pas laissé quelque marque
de soi ». Or quelles sont à ses yeux ces marques divines ? « Je vois
plusieurs religions contraires et partant toutes fausses, excepté une.
Chacune veut être crue par sa propre autorité et menace les incré
dules. Je ne les crois donc pas là-dessus. Chacun peut dire cela.
Chacun peut se dire prophète, mais je vois la chrétienne et je trouve
des prophéties, et c'est ce que chacun ne peut faire 15 ». Port-Royal a
très bien compris que l'apologiste se proposait d'ébranler l'in
croyant « par des preuves morales qui vont plus au cœur qu'à l'es
prit »l‘; il l'avait entendu s'étendre longuement, lors de la confé
rence de 1658, sur la valeur du témoignage de Moïse et des apôtres 13.
Nous retrouvons donc la démarche même de l'évêque d'Hippone:
à l'incroyant on tend la Bible; on met en relief la valeur des témoi
gnages qui s'y trouvent et on insiste sur les prophéties.

3. La preuve augustinienne

Par conséquent, les élévations métaphysiques par lesquelles


saint Augustin transforme en « connaissance» la foi en l'existence
de Dieu seraient à considérer dans le chapitre que nous consa
crerons à « l'avènement de la transparence », après l'intervention
de la grâce l‘. Il est pourtant nécessaire d'exposer ici la preuve
augustinienne, parce qu'elle s'appuie sur les seules forces de la raison.
La démarche n'est pas proprement théologique, étant donné que
l'intelligence ne recourt nullement, pour progresser, à la révélation

15. Fr. 198 - 693.


16. Préface de l'édition de Port-Royal, 1669 (l.at., 111, 142).
17. Ibid., III, 136-137:
Pour dire en peu de mots quelque chose de ces preuves, après qu'il eut montré
en général que les vérités dont il s'agissait étaient contenues dans un livre de la
certitude duquel tout homme de bon sens ne pouvait douter, il s'arrêta princi
palement au livre de Moise, où ces vérités sont particulièrement répandues. et il
fit voir par un très grand nombre de circonstances indubitables, qu'il était éga
lement impossible que Moïse eût laissé par écrit des choses fausses, ou que le
peuple à qui il les avait laissées s'y fût laissé tromper, quand même Moïse aurait
été capable d'être fourbe
Il s'arrêta ensuite sur les apôtres; et pour faire voir la vérité de la foi qu'ils
ont publiée hautement partout, après avoir établi qu'on ne pouvait les accuser de
fausseté qu'en supposant ou qu'ils avaient été des fourbes, ou qu'ils avaient été
trompés eux-mêmes, il fit voir clairement que l'une et l'autre de ces suppositions
étaient également impossibles.
Voir dans les Pensées les liasses 22, « Preuves de Moïse », et 23, « Preuves de Jésus-Christ n.
18. De lib. arbitrio, II, 1, n. 5: « Evodius. - Quanquam haec inconcussa fide teneam,
tamen quia cognitione nondum teneo, ita quaeramus quasi omnia incerta sint - Augus
tinus: lllud saltem tibi certum est, Deum esse. - Evodius: Etiam hoc non contemplando,
sed credendo inconcussum teneo ». Voir Ibid., II, 5, n. ll.
BXISTE-T-IL UN DIEU ? 55

divine. Il est donc tentant pour un disciple imparfait du Maître


de passer sous silence le fait qu'Augustin ne croit pas à l'efficacité
de sa preuve pour convaincre un athée et de présenter cette démons
tration avant que soit intervenue l'adhésion à la foi. Le demi-augus
tinien qui procède ainsi conserve bien le cheminement métaphysique
de son maître, mais il se rapproche singulièrement de saint Thomas,
aux yeux duquel la découverte de l'existence de Dieu et de l'immor
talité de l'âme sont en droit des préambules de la foi, bien qu'en
fait la plupart des hommes passent directement à la croyance.
Pascal a connu ce type de pensée et l'a durement critiqué, et c'est
bien à la preuve augustinienne, ainsi présentée, qu'il s'est attaqué.
Par quelle voie l'évêque d'Hippone nous entraîne-t-il vers la con
naissance de l'existence divine 1’ ?
Alors même qu'il ignore encore si Dieu existe, l'homme, en dépit
des assauts pyrrhoniens, possède un certain nombre de certitudes,
et parmi elles celle de sa propre existence. En effet, pour que cette
certitude fût fausse, il faudrait que celui qui la proclame se trompât ;
or, pour se tromper, il faut être. Mais l'homme qui réfléchit ne
se saisit pas seulement comme existant, il se sait vivant, et, comme
il sait quelque chose, il se découvre comme connaissant. Qu'il
s'efforce maintenant de découvrir, par référence à l'univers extérieur,
lequel de ces trois termes - être, vie, connaissance - l'emporte
sur les deux autres. C'est évidemment la connaissance, puisqu'elle
suppose les deux autres. Parmi les facultés connaissantes, la plus
élevée est la raison. Or parmi les vérités rationnelles, certaines ont
le privilège de se présenter comme de nécessaires, d'immuables,
d'étemelles vérités. Ainsi il est éternellement vrai que 2 + 2 = 4.
Hélas! la pensée humaine, elle, ne saisit ces vérités que d'une
façon provisoire et changeante. « La vérité est donc indépendante
de l'esprit qu'elle règle et transcendante à son égard. Mais il apparaît
du même coup qu'en découvrant ainsi la transcendance de la vérité,
c'est l'existence de Dieu que la pensée découvre, puisque ce qu'elle
aperçoit au-dessus de l'homme, c'est de l'éternel, de l'immuable
et du nécessaire, c'est-à-dire une réalité qui possède tous les attributs
de Dieu même.2°» Ou plus précisément, car, en dépit de formules
parfois trop hâtivement jetées, Augustin ne songe pas à proposer
d'adorer des vérités, mathématiques ou autres, nous atteignons
avec ces vérités particulières « un contenu de notre raison qui ne peut
s'expliquer du point de vue de la raison et qui nous oblige par
conséquent à la transcender pour affirmer l'existence de la lumière
qui l'éclaire: la Vérité subsistante, éternelle et immuable qui est
Dieu H‘. Dieu est donc atteint comme fondement nécessaire de la
vérité de nos jugements, et n'importe quelle vérité peut servir de

19. La démarche augustinienne a été maintes fois évoquée. Nous nous appuierons
surtout sur le remarquable exposé d'E. Gilson. Introduction à l'étude de saint Augustin,
pp. 13-30, où l'on trouvera de nombreuses références.
20. E. Gilson, op. cit., p. 20.
21. lbid., p. 21.
56 LE CLAIR-OBSCUR nu MONDE

départ à cette preuve, y compris la connaissance qu'a de son doute


l'homme qui doute.
Mais une question s'impose immédiatement à l'esprit: dans un
tel itinéraire on se passe facilement de prendre appui sur le monde
sensible. Pourtant, bien souvent, l'évêque africain semble s'élever
à la connaissance de Dieu à partir de la beauté de l'univers physique.
Il cite abondamment le fameux verset où saint Paul enseigne que la
contemplation de la création permet à l'intelligence de s'élever
à la connaissance des perfections invisibles de Dieu 22. Serait-ce qu'il
existe chez lui une seconde preuve, qui ferait appel à la causalité ?
Plusieurs interprètes l'ont soutenu: selon eux, Augustin aurait dé
veloppé une démonstration « par la contingence du monde»: la
mutabilité de l'univers révèle sa contingence et sa dépendance à
l'égard d'un Existant nécessaire. En réalité, si les textes augustiniens
contiennent bien les éléments d'une preuve de ce genre, on est obligé
de constater que la pensée de l'évêque d'Hippone ne s'élève guère
du monde des existants sensibles à la Cause qui leur a donné
l'existence. Devant la mutabilité des choses, son intelligence cherche
la cause de ce qu'elles ont de stable, c'est-à-dire de ce par quoi elles
sont vraiment. Or cette stabilité consiste dans leur nombre, leur
ordre, leur mesure. Elle est reconnue et dominée par notre esprit,
qui se sait lui-même contingent, mais qui est l'habitacle d'une norme
transcendante qui le renvoie à Dieu. Ainsi, « dès qu'elle se dé
veloppe, la pensée augustinienne retrouve la route du De Iibero
arbitrio et du De vera religione, celle qui va de l'extérieur à l'in
térieur et de l'intérieur au supérieur U3. En définitive, quel que soit
le point de départ, qu'il ait la nudité du Cogito ou la somptuosité
chatoyante des choses, Dieu n'est saisi comme tel qu'au moment
où l'esprit prend conscience de sa propre transcendance. Une
telle expérience métaphysique semble parfois plus proche de la
contemplation que de la conclusion d'un discours rationnel, sinueux et
pesant. C'est pourquoi on rencontre dans l'œuvre augustinienne
beaucoup moins d'argumentations que d'élévations lyriques sou
daines: le croyant, s'adressant à des croyants, brûle les étapes,
bondit de la beauté du monde à la beauté de Dieu; mais il sait
que la route est sûre, puisqu'il l'a autrefois parcourue pas à pas 2‘.

22. Romains, I, 20.


23. E. Gilson, op. ciL, p. 24. Voir In Ps. 145, n. 5; De Trinitale, XIV, 3, n. S; In Ps. 41,
n. S-IO; De spir. et litt., 12, n. 19. Autre formule d'E. Gilson, p. 22, note 2: « Sous sa
forme spécifiquement augustinienne, la preuve remonte vers Dieu comme cause de la vérité
de la pensée plutôt que comme cause de la vérité des choses». Le P. Boyer porte un
jugement analogue: « En fait nous ne montons jamais de la contemplation des choses
visibles jusqu'à Dieu sans nous appuyer sur une connaissance naturelle, si l'on veut, im
plicite. mais réelle, de la valeur de notre esprit n (‘ La preuve de Dieu augustinienne » in
Essai sur la doctrine de saint Augustin, Paris, 1932, p. 75).
24. E. Gilson (op. cit., p. 25, n. 4) retrace ainsi l'itinéraire et ses étapes: « 1° doute
sceptique initial; 2° réfutation du doute par le Cogito; 3° découverte du monde extérieur
dans la connaissance sensible et dépassement de ce monde extérieur; 4° découverte du
monde intelligible par la vérité et dépassement de cette vérité pour atteindre Dieu. Il est
donc tout à fait vrai de comparer cette preuve a une sorte d'organisme indivisible ».
EXISTE-T-IL UN DIEU ? 57

Et surtout, l'âme, certaine de sa communion avec son Dieu, joue et


danse sur les degrés que la raison a lentement gravis.

4. Fragments de preuve chez Pascal

Pascal, fidèle à son maître, ne croit pas à l'efficacité de cette


démarche pour convaincre un incroyant. Mais n'aurait-il pas, pour
lui-même ou pour les mauvais chrétiens, auxquels aussi s'adresse
l'Apo1ogie, évoqué cette preuve augustinienne2’ ? Elle apparaît,
semble-t-il, à deux reprises. D'abord sous sa forme essentielle de
démonstration « par les vérités éternelles ». Pascal avait en effet
écrit dans une note ajoutée en marge du texte sur le pari : « N'y a-t-il
point une vérité substantielle, voyant tant de choses vraies qui
ne sont point la vérité même ?2"» L'ensemble de ce début du pari
est parfaitement augustinien, puisque Pascal dénie à la raison
isolée la possibilité de s'assurer de l'existence divine: « Parlons
maintenant selon les lumières naturelles. S'il y a un Dieu il est
infiniment incompréhensible Nous sommes donc incapables de
reconnaître ni ce qu'il est, ni s'il est». S'adressant à un incroyant.
l'apologiste ne s'attarde pas intellectuellement sur le sentiment
vague que son interlocuteur pourrait avoir de Dieu; mais ce senti
ment existe; il est même la raison d'être de la discussion. Pascal
préfère affirmer comme son maître: Il faut d'abord croire, pour
comprendre. Il précise donc que « par la foi nous connaissons son
[de Dieu] existence». Puis, s'avisant sans doute du caractère pu
rement rationnel de la démarche augustinienne et de la réussite du
platonisme, il ajoute dans les blanes laissés en bas de page l'interro
gation que nous avons citée. Nous avons ici un bel exemple du statut
de la raison dans l'augustinisme: incapable de s'assurer‘ de la
vérité philosophique et morale si elle ne se meut pas au sein de la
foi, elle ne cesse pourtant pas d'en entrevoir des fragments. Il serait
donc absurde de lui proposer une démonstration en forme, car elle
défaille en route ou craint bientôt de s'être trompée, mais on fera
bien d'insister sur sa faiblesse, quitte si l'on veut, à lancer de temps
à autre une rapide interrogation philosophique qui la trouble. C'est
ce que Pascal semble pratiquer aussi, quand il développe dans le
fragment 135 - 469 l'un des aspects de la démonstration augustinienne,
« la contingence du moi pensant»:
Je sens que je puis n'avoir point été, car le moi consiste dans ma pensée;
donc moi qui pense n'aurais point été, si ma mère eût été tuée avant que
je n'eusse été animé, donc je ne suis pas un être nécessaire. Je ne suis
pas aussi éternel et infini, mais je vois bien qu'il y a dans la nature un
être nécessaire, éternel et infini.

25. Nous prenons ici preuve au sens rigoureux. Mais nous aurons l'occasion de montrer,
au chapitre « L'avènement de la transparence », que Pascal, tout autant quütugustin, s'élève
d'un coup d'aile du monde sensible au monde de Dieu, en s'appuyant sur le fameux verset
de Saint Paul, Romains I, 20.
26. Fr. 418 - 233.
58 LE CLAlR-OBSCUR DU MONDE

Et pourquoi le voit-il ? Parce que cet esprit contingent trouve


dans les vérités qu'il pense stabilité, nécessité, éternité et s'élève
de ces vérités à la Vérité substantielle. Ce qui est significatif dans
ce texte et révèle que Pascal, comme saint Augustin, découvre Dieu
non comme cause efficiente des existants, mais comme cause de
la vérité de la pensée, c'est la précision, deux fois notée, qu'il faut
partir du moi pensant 2’. La place de ce fragment, dans la liasse 8,
Divertissement, paraît indiquer que la preuve, efficace en droit, ne
l'est pas en fait, par suite de l'aveuglement des hommes corrompus :
ils « se divertissent » au point de ne jamais considérer sérieusement
les questions dont dépend toute leur vie. Ils devraient s'élever
par la voie métaphysique à l'existence de Dieu, mais en réalité ils
y échouent misérablement.

5. Le cas historique des platoniciens

Quelques-uns cependant, quelquefois, réussissent. Ni Pascal ni


Augustin n'ignoraient la grandeur de la pensée platonicienne, qui avait
affirmé l'existence de Dieu, l'immortalité de l'âme et placé le
bonheur dans le retour à Dieu. « Le voile de la nature qui couvre
Dieu a été pénétré par plusieurs infidèles qui, comme dit saint Paul,
ont reconnu un Dieu invisible par la nature visible [Romains, I, 20] 13 a
Ces «infidèles » sont les platoniciens, que Pascal a découverts
à travers l'œuvre augustinienne : Platon, Plotin, Porphyre... Ne lisait-il
pas fréquemment les pages nombreuses où son maître rappelait
la puissance de pensée de Platon, le seul philosophe qui trouve

27. Cf. In Ps. 4I, n. 7: ’ Aliquid enim quaerit animus iste quod Deus est Aliquam
quaerit incommutabilem veritatem, sine defectu substantiam. Non est talis ipse animus:
deficit, proficit; novit, ignorat; meminit, obliviscitur ; modo illud vult, modo non vult. Ista
mutabilitas non cadit in Deum».
28. Lettre 4, du 26 octobre 1656, a Ch. de Roannez. ll est surprenant de trouver sous
la plume de J. Russier, La loi selon Pascal, Il, 413, a propos de ce texte: « A ses yeux
[de Pascal], cette possibilité de soulever le voile n'est pas une aptitude naturelle à l'homme,
mais une grâce, comme ce fut une grâce qui découvrit a certains Juifs la divinité cachée
sous l'humanité de Jésus, comme c'est une grâce qui découvre aux catholiques le Christ
caché sous les espèces eucharistiques». Ces parallélismes sont artificiels. Pascal rappelle
dans sa lettre les différents voiles derrière lesquels Dieu se cache; mais il ne prétend
nullement que la grâce est nécessaire pour traverser chacun de ces voiles. On ne peut donc
conclure de la présence de la grâce dans deux cas à sa nécessité dans le troisième. D'autant
plus que les Juifs qui ont reconnu Jésus-Christ et les catholiques qui adorent [Eucharistie
sont des croyants, illuminés par la grâce et sauvés. Ceux qui ont percé le voile de
nature sont « plusieurs infidèles », incroyants, damnés, laissés à leurs lumières naturelles,
et que cette connaissance de Dieu n'a pas empêchés de s'enorgueillir. Pascal écrit au
fragment 3 -244: « Et quoi! ne dites-vous pas vous-même que le ciel et les oiseaux
prouvent Dieu ? non Car encore que cela est vrai en un sens pour quelques âmes à qui
Dieu donna cette lumière, néanmoins cela est faux à l'égard de la plupart ». Le verbe
donna ne signifie nullement qu'il s'agisse du don de la grâce. Dieu donne l'intelligence,
comme il donne la santé ou la maladie (Prière pour le bon usage des maladies). Confondre
le don de la grâce et le don d'une nature humaine supérieure serait revenir a l'hérésie
pélagienne que Pascal, évidemment, abomine. Le temps du verbe suggère qu'il pense aux
platoniciens. Pascal rangeait certainement les déistes de son temps parmi les hommes qui
nourrissent en eux un sentiment confus de la divinité, bien loin de faire d'eux des penseurs
de l'envergure de Platon.
EXISTB-T-IL UN nnau ? 59

grâce à ses yeux ? A la fin du livre VIII de La cité de Dieu se trouve


affirmée la découverte de l'existence divine par Platon, où Augustin
voit, lui aussi, la réalisation du verset paulinien évoqué par Pascal 2’.
Ces quelques philosophes, grâce à une intelligence particulièrement
aiguë, ont échappé par moments à la prison où la corruption main
tient l'intelligence: « Deux sortes de personnes connaissent, ceux
qui ont le cœur humilié et qui aiment leur bassesse, quelque degré
d'esprit qu'ils aient haut ou bas, ou ceux qui ont assez d'esprit pour
voir la vérité, quelques oppositions qu'ils y aient»3°. Mais ils sont
restés seuls et n'ont pu convaincre que peu de disciples. Voilà pour
quoi il ne faut pas suivre leur exemple et essayer de persuader le
monde par des cheminements métaphysiques. La foi est une voie plus
sûre. Que l'on se reporte aux origines de l'Eglise, et l'on verra que
« ce que les hommes par leurs plus grandes lumières avaient pu
connaître, cette religion l'enseignait à ses enfants H‘. C'est que
des deux facultés de l'âme, intelligence et volonté, c'est la seconde
surtout qui a subi les conséquences de la chute. Elle tend désormais
vers la terre et empêche l'intelligence de considérer sérieusement
ce qui lui déplaît. C'est donc la volonté qu'il faut guérir. Dès qu'elle
n'aura plus d'amour que pour Dieu, l'intelligence découvrira les véri
tables paysages, jusque-là cachés à ses yeux. De sorte que le moindre
chrétien verra immédiatement Dieu dans la nature, alors que les
plus grands génies ne se sont élevés qu'avec beaucoup de peine à une
connaissance de Dieu si imparfaite qu'ils sont parfois tombés dans
les pires désordres. Saint Augustin a exprimé admirablement son
point de vue sur ce cas historique des platoniciens dans un sermon
que Pascal connaissait bien et qu'il a cité au fragment 190 - S43:
« quod curiositate cognoverunt, superbia amiserunt », leur orgueil
leur a fait perdre ce que leur curiosité avait trouvé: voilà la phrase
qu'il a transcrite de cette méditation augustinienne, qui révèle la
parfaite similitude de vues des deux écrivains. Il s'agit d'un com
mentaire de la parole du Christ: Je suis la voie et la vérité [Jean,
XIV, 6].
La vérité a été trouvée par les philosophes de ce monde, mais non la voie.
Entre autres vérités, vous avez entendu, dans la lecture du saint évangile,
ces paroles du Seigneur Jésus: Je suis la voie, la vérité et la vie. Tout
homme désire la vérité et la vie: mais la voie, tout homme ne la trouve
pas. Que Dieu soit une vie éternelle et immuable, intelligible et intelli
gente, sage et source de sagesse, quelques philosophes de ce monde ont
été jusqu'à le voir. Ils ont vu assurément en lui la Vérité fixe, stable,
invariable en laquelle résident toutes les idées [rationes] de toutes les
choses créées, mais c'est de loin et du sein de l'erreur qu'ils l'ont vu.

29. De civ. Dei, VIII, 6: « Viderunt ergo isti philosophi, quos caeteris non immerito
fama atque gloria praelatos videmus, nullum corpus esse Deum: et ideo cuncta corpora
transcenderunt quaerentes deum Ita quod notum est Dei, ipse manifestavit eis, cum ab
eis invisibilia ejus, per ea quae facla sunt intellecta conspecta sunt, sempitema quoque
virtus ejus et divinitas [Romains, I, 20]». Au chapitre 9 du même livre, il est répété
que les platoniciens sont les penseurs les plus proches du christianisme: « Eos omnes
caeteris anteponimus, eosque nobis propinquiores fatemur ».
30. Fr. 394 - 288.
31. Fr. 229 - 444.
60 LE CLAIR-OBSCUR nu MONDE

Voilà pourquoi ils n'ont pas trouvé la voie qui les eût conduits à cette
si grande, ineffable et béatifiante possession. En effet, qu'ils aient vu,
même eux (autant qu'il est possible à l'homme de voir), le créateur par le
moyen [par] de la création, l'ouvrier par son ouvrage, l'architecte du
monde par le monde même, l'Apôtre l'assure, à la parole duquel doivent
croire les chrétiens en chaque circonstance. Or voici ce qu'il dit en parlant
de ces hommes: La colère de Dieu se révèle du haut du ciel sur toute
impiété et injustice des hommes, qui tiennent la vérité prisonnière de
l'iniquité [Romains I, 18].
Dit-il que ces hommes ne tiennent pas la vérité? Non, mais ils la
tiennent prisonnière de l'iniquité. Ce qu'ils possèdent est bon, mais la
prison est mauvaise.
Où ces impies ont-ils pris la vérité. Dieu a-t-il parlé a l'un d'eux ? Ont-ils
reçu une loi, comme le peuple d'Israël la reçut de Moïse ?...
Ecoutez ce qui suit. L'apôtre vous apprend que ce que l'on peut connaître
de Dieu est pour eux manifeste, car Dieu le leur a manifesté [Romains,
I, 19] Ecoutez comment: Les perfections invisibles de Dieu se laissent
voir à l'intelligence à travers ses œuvres [Ibid., l, 20]. Interroge le monde,
la parure du ciel, l'éclat et l'harmonie des astres, le soleil qui suffit à
susciter le jour, la lune qui nous console pendant la nuit; interroge la
terre qui produit en abondance les plantes et les arbres, couverte d'ani
maux et dont l'homme est le plus bel ornement; interroge la mer, pleine
d'une foule de poissons splendides; interroge les airs, qu'animent des
essaims d'oiseaux; interroge toutes les créatures, et vois si toutes ne te
répondent pas, à leur manière: «C'est Dieu qui nous a faites». De
grands philosophes ont ainsi questionné l'univers, et l'œuvre d'art leur
révéla l'artiste. Mais alors, pourquoi la colère de Dieu se révèle-t-elle
contre l'impiété ?... De telle sorte qu'ils sont inexcusables. Car, ayant
connu Dieu, ils ne l'ont pas glorifié comme Dieu, ne lui ont pas rendu
grâces; mais ils se sont évanouis dans leurs pensées, ils ont perdu le
sens
[Romains
dans leurs
I, 21].
raisonnements
Lair orgueiletleur
leuracœur
fait inintelligent
perdre ce que s'estleur
enténébre‘
curiosité

avait trouvé 32.

Ce sermon et celui qui, dans l'édition de Louvain, le précède


immédiatement, mais ne fait qu'en développer certains aspects,
constituent les textes de base à partir desquels Pascal a mis au point
ses conceptions sur la faiblesse de l'homme et la nécessité d'un
Médiateur 33. Ils ont à eux seuls inspiré toute la liasse 14, Excellence,
c'est-à-dire « Excellence de cette manière de prouver Dieu» par
l'Ecriture et le Médiateur, et non par les voies métaphysiques 3‘.
Pascal est intégralement augustinien dans son attitude, ses jugements
sur la preuve philosophique de l'existence de Dieu. Nous allons le
vérifier maintenant.
Tout d'abord, les deux écrivains sont convaincus que quelques
grands philosophes - et ils pensent aux platoniciens, surtout à
Platon - ont découvert par raisonnement l'existence d'un Dieu
immuable, créateur et sage 35. En cela ils voient la vérification du

32. Sermon I4I - de verbis Domini 55, l-2. Au chapitre 3, Augustin précise que ces
philosophes ont continué à vivre dans l'idolâtrie. On pourra lire un texte analogue, très
beau, sur la démarche des philosophes, dans le Sermon 241 - de Tempore 143, l - 3.
33. Sermon 142 - de verbis Domini 54, sur la parole du Christ, «Je suis la voie»
(Jean, XIV, 6).
34. La Copie a en effet précisé ainsi le titre donné par Pascal à la liasse.
35. « Philosophi nobiles » (Serm. I4l - de verbis Domini 55, n. 1). Augustin n'a jamais
caché qu'il pensait à Platon: voir par exemple De vera relig., 1- 3, texte bien connu de
Pascal, comme nous le montrerons à la fin de ce chapitre. Aussi s'agit-il d'un petit
EXISTE-T-IL UN DIEU ? 61

fameux verset paulinien: « Les perfections invisibles de Dieu se


laissent voir à l'intelligence à travers ses œuvres » 3‘. Mais à leurs
yeux, le cas des platoniciens est tout à fait exceptionnel, et en fait
l'humanité est incapable de suivre un tel cheminement. Est-ce à dire
que l'on va passer sous silence la réussite platonicienne ? Nullement.
Comme on ignore la puissance des intelligences auxquelles on s'adres
se, il ne sera pas mauvais de rappeler discrètement, fût-ce sous forme
de question ou de rappel nostalgique d'une voie qu'on pourrait
prendre, un cheminement philosophique qui a conduit certains
penseurs à la vérité: c'est, semble-t-il, ce que Pascal a fait à une
ou deux reprises. Mais surtout, on conseillera à l'incroyant de lire
Platon: « Platon pour disposer au christianisme», tel est l'un des
aspects de la propédeutique prévue par Pascal, ici encore fidèle
disciple de saint Augustin, qui s'achemina lui-même à la foi sous
l'influence des doctrines platoniciennes et ne cesse de répéter que
la philosophie de l'ancienne Académie s'est approchée étonnamment
de la vérité chrétienne". La netteté avec laquelle Pascal rappelle
le platonisme permet de comprendre que les affirmations du pari
sur l'impossibilité pour la raison de prouver l'existence de Dieu
concernent l'état de fait de l'humanité entière, puisque même les
intelligences exceptionnelles qui ont pu s'élever à cette découverte
n'ont pu se maintenir dans ces hauteurs et sont retombées dans
l'idolâtrie.

6. Uinefficacité psychologique des preuves

Ni Augustin ni Pascal ne prétendent donc proposer aux athées une


démonstration, Ils savent trop la faible efficacité des raisonnements
métaphysiques: un échec découragerait définitivement l'incroyant.
Aussi se bornent-ils à l'inquiéter indirectement; ils chargent Platon
de le « travailler », comme dit si heureusement Pascal 3‘. Eux-mêmes,
le moment venu, se serviront de preuves plus palpables, plus acces

nombre: « quelques-uns » (fr. 190 - 543), « quelques âmes n (fr. 3 - 244), « plusieurs infi
dèles n (Lettre 4 à Ch. de Roannez).
36. Romains, I, 20. C'est un leitmotiv chez Augustin: outre le sermon cité, voir De
spir. et litL, 12. n. 19 et De Gen. ud Iitt., IV, 32, n. 49; In Ps. 41, n. 8, où le verset se
trouve cité à propos de la démonstration de l'existence divine. Chez Pascal, voir Lettre 4
à Ch. de Roannez (déjà citée); Lettre du 1°‘ avril 1648 à Gilberte: « Comme nous avons dit
souvent entre nous Dieu a représenté les choses invisibles dans les visibles ». Descartes,
lui aussi, s'appuyait sur ce verset. Voir Epitre dédicatoire des Méditations : « On infère de la
Sainte Ecriture que (la) connaissance (de Dieu) est beaucoup plus claire que celle que l'on
a de plusieurs choses créées, et qu'en etïet elle est si facile que ceux qui ne l'ont point
sont coupables; comme il paraît aux Romains, ch. 1; il est dit qu'ils sont inexcusables;
et encore au même endroit par ces paroles: ce qui est connu de Dieu est manifeste dans
eux » (Adam-Tannery, 1X, p. 5; cité par J. Russier, La foi selon Pascal, II, 413, n. 4).
37. Fr. 612- 219. Les lignes précédentes parlent de l'immortalité de l'âme. Mais le
texte dont se souvient Pascal (Ver. re1ig., 1- 3) fait l'éloge de Platon pour de bien plus
vastes aspects de sa philosophie, en particulier pour sa découverte de Dieu. Voir aussi
De civ. Dei, VIII. D'ailleurs le lecteur aurait trouvé dans Platon le Dieu immuable, Pascal
ne pouvait l'ignorer.
38. Fr. 4 - 184.
62 LE CLAIR-OBSCUR DU MONDE

sibles: prophéties, témoignage, etc. Le fragment 449 - 556 a claire


ment souligné l'inefficacité concrète du cheminement philosophique.
L'apologiste y exprime son rejet de cette méthode apologétique, et
précise: « Je ne me sentirais pas assez fort pour trouver dans la
nature de quoi convaincre des athées endurcis », car « les preuves
de Dieu métaphysiques sont si éloignées du raisonnement des hommes
et si impliquées, qu'elles frappent peu et quand cela servirait à
quelques-uns, cela ne servirait que pendant l'instant qu'ils voient
cette démonstration, mais une heure après ils craignent de s'être
trompés N1’. Même les plus fortes intelligences ne peuvent s'élever
à cette altitude sans être prises de vertige. Elles tremblent et se
demandent si les instruments, les notions, les principes qu'elles uti
lisent quotidiennement dans l'univers sensible ne se pulvérisent pas
dès qu'on veut s'appuyer sur eux pour bondir hors des limites
proprement humaines et pénétrer dans la transcendance. C'est pour
quoi toutes les preuves philosophiques se révèlent en fait « impuis
santes » ; avec elles « on ne peut prouver absolument Dieu»‘°.
Aussi Pascal comptait-il, dans la préface à la seconde partie de son
ouvrage, railler la naïveté des apologistes de son temps, qui croyaient,
comme plus tard Chateaubriand, toucher les athées en leur pro
posant le spectacle des étoiles et des petits oiseaux:
J'admire avec quelle hardiesse ces personnes entreprennent de parler de
Dieu.
En adressant leurs discours aux impies leur premier chapitre est de
prouver la divinité par les ouvrages de la nature. Je ne m'étonnerais pas
de leurs entreprises s'ils adressaient leurs discours aux fidèles, car il
est certain que ceux qui ont la foi vive dedans le cœur voient incontinent
que tout ce qui est n'est autre chose que l'ouvrage du Dieu qu'ils adorent,
mais pour ceux en qui cette lumière est éteinte et dans lesquels on a
dessein de la faire revivre, ces personnes destituées de foi et de grâce,
qui recherchant de toute leur lumière tout ce qu'ils voient dans la nature
qui peut les mener à cette connaissance ne trouvent qubbscurité et
ténèbres, dire à ceux-là qu'ils n'ont qu'à voir la moindre des choses qui les
cnvironnent et qu'ils y verront Dieu à découvert et leur donner pour toute
preuve de ce grand et important sujet le cours de la lune et des planètes
et prétendre avoir achevé sa preuve avec un tel discours, c'est leur donner
sujet de croire que les preuves de notre religion sont bien faibles et je
vois par raison et par expérience que rien n'est plus propre à leur en
faire naître le mépris 41.

39. Fr. 190 - 543. Tout ce fragment constitue une réflexion sur les deux sermons que
nous avons cités. La remarque: « Ils craignent de s'être trompés» présente une double
valeur:
1° Portée historique: pour Pascal, le fait que Platon soit demeuré dans l'idolâtrie
signifie qu'il n'a pu s'affermir dans sa connaissance de Dieu.
2° Constatation d'expérience.
40. Fr. 189 - 547. « On ne peut prouver absolument Dieu », c'est-à-dire qu'on ne peut
pas vraiment, complètement prouver (Littré). Nous retrouvons ici l'idée pascalienne que
Dieu se cache, et qu'il n'est pas parfaitement clair qu'il existe. Saint Augustin dit que
Dieu se cache, et qu'il n'est pas parfaitement clair qu'il n'existe pas. « Haec est enim
vis verae divinitatis, ut creaturae rationali jam ratione utenti, non omnino ac penitus possit
nbscondi n (In Joh., tr. 106, 17, n. 4). Les deux formulations reposent sur la même concep
tion: Dieu vit dans le clair-obscur.
41. Fr. 781 - 242. Ce fragment est la partie négative d'un ensemble dont la partie posi
tive eût été constituée par la liasse 14, « Excellence », et sans doute les autres textes, épars,
qui exposent la méthode de démonstration suivie par Pascal. Le thème du Médiateur, développé
EXISTE-T-IL UN DIEU ? 63

Pascal est clair. Il ironise sur l'inconscience des apologistes, qui


ignorent l'état d'âme des libertins, la difficulté d'un cheminement
qu'ils commettent la lourde faute de présenter comme facile.
Chose plus scandaleuse, la transcendance de Dieu n'est pour eux
qu'un mot vide. Ils triomphent comme des matamores, et se font
mépriser ‘2. Leur méthode s'inspire de l'ordre de la Somme de saint
Thomas. Leur premier chapitre consiste à prouver, du moins le
croient-ils, l'existence de Dieu; mais ils n'ont même pas la rigueur
métaphysique du docteur angélique (ni d'ailleurs son scepticisme
sur l'efficacité concrète de sa preuve). Leur philosophie de patronage
ne peut qu'enlever à des esprits exigeants tout intérêt pour une
religion dont les raisons sont si faibles.
La suite de cet important projet de préface examine la méthode
apologétique utilisée par l'Ecriture. Les remarques de Pascal sur
ce point ont suscité un tollé chez certains catholiques. Elles sont
pourtant non seulement fidèles à la pensée augustinienne, mais
encore parfaitement justes aux yeux des exégètes les plus rigoureux,
et elles ne conduisent nullement au fidéisme. On ne peut qu'admirer
ici, une fois de plus, la vive et sûre intelligence de l'auteur des Pensées,
qui a bien compris que les écrivains bibliques, l'évêque d'Hippone
et lui-même procédaient de la même manière concrète et ne philoso
phaient pas pour convaincre :
Ce n'est pas de cette sorte que l'Ecriture qui connaît mieux les choses qui
sont de Dieu en parle. Elle dit au contraire que Dieu est un Dieu caché
et que depuis la corruption de la nature il les a laissés dans un aveu
glement dont ils ne peuvent sortir que par J .-C., hors duquel toute commu
nication avec Dieu est ôtée. Nemo novit patrem nisi filius et cui filius
voluit revelare [Matth., XI, 27].

L'Ecriture condamne donc implicitement la hardiesse naïve des


apologistes qui commencent par prouver Dieu. Elle connaît trop
le secret dans lequel Dieu s'est retiré et la corruption de l'homme
pour proposer une voie si difficile. Qu'on l'examine attentivement!
C'est une chose admirable que jamais auteur canonique ne s'est servi de la
nature pour prouver Dieu. Tous tendent à le faire croire. David, Salomon,
etc., jamais n'ont dit: « Il n'y a point de vide, donc il y a un Dieu.»
Il fallait qu'ils fussent plus habiles que les plus habiles gens qui sont
venus depuis, qui s'en sont tous servis. Cela est très considérable 43.

Claudel s'est insurgé contre ces textes et, sans le savoir, est allé
rejoindre le camp des apologistes-matamores que Pascal, en pleine
connaissance de cause, raillait:
Il est difficile, écrit-il à un spécialiste anglais de Pascal, de trouver contre
vérités plus nettes. Le psaume Coeli enarrant gloriam Dei nous le prouve

juste après le passage cité, révèle ici encore le souvenir des deux grands sermons sur le
verset : « Je suis la voie et la vérité ».
42. Qu'on se rappelle le titre de l'ouvrage du capucin Jean Boucher, Les triomphes
de la religion chrétienne... (1628)! Pascal aimait méditer sur les titres.
43. Fr. 463 - 243. L'argument par le vide provient de l'apologiste hollandais Grotius’
dans son De la vérité de la religion chrétienne, l, c. ’I (1627). Sur la méthode de l'Ecriture,
voir aussi fr. 466 - 428.
64 LE CLAIR-OBSCUR nu MONDE

tout de suite. De même tous les Laudate des Psaumes. Job nous dit : inter
roge les bêtes, les poissons, les oiseaux. Notre Seigneur: Regardez les
lys des champs. Les livres sapientiaux: les lapins, les fourmis, etc. Toute
la Bible dans son langage figuratif est un recours continuel à la création.
Per visibilia ad invisibilia. Comment admettre d'ailleurs que la Création
ne nous parle pas de son Créateur?
Ce qui est grave est que cette position de Pascal n'a pas le caractère
d'une saillie accidentelle, d'une boutade ‘4.

Seule cette dernière phrase est juste. Pascal, autrement rigoureux


que son contradicteur, a parfaitement perçu ce qui sépare la démons
tration philosophique de l'existence divine, telle qu'on peut la trouver
chez un saint Thomas, des élévations lyriques qu'un poète croyant
compose pour d'autres croyants. Il eût suffi à Claudel de lire
vraiment tout le fragment qu'il critique pour y rencontrer, ex
plicite, cette importante distinction: « Je ne m'étonnerais de leur
entreprise [des apologistes] s'ils adressaient leurs discours aux
fidèles, car il est certain que ceux qui ont la foi vive dedans le
cœur voient incontinent que tout ce qui est n'est autre chose que
l'ouvrage du Dieu qu'ils adorent »‘5. A quel splendide exemple d'une
telle démarche peut bien penser ici Pascal, sinon à celui de son
maître d'Hippone ? C'est ce dernier qui se livre à ces luxuriantes
évocations poétiques du foisonnement universel, de la beauté des
choses périssables et qui s'élève d'un bond à leur auteur: « Toutes
ces merveilles de beauté, qui les a faites, si ce n'est Celui qui éter
nellement est beau ?"" » Pascal, hanté par ces textes qui lui parlent
tant ‘’, s'abandonne parfois à des mouvements semblables, lors même
qu'il s'adresse à l'incroyant: « L'auteur de Ces merveilles les com
prend, tout autre ne le peut faire», écrit-il, par exemple, dans le
fragment sur les deux infinis. C'est saint Augustin qui ne développe
sa preuve philosophique que devant des auditoires de croyants et
la trouve alors, à bon droit, convaincante; mais qui aussi s'abstient
de procéder par voie métaphysique, dès qu'il s'adresse à un athée.
Dans son commentaire sur le psaume 18, Les cieux racontent la
gloire de Dieu, combien il lui eût été facile de montrer en David

44. Lettre du 21 juin 1939 à H. F. Stewart (Œitvres en prose, éd. de la Pléiade,


p‘ 1414). Claudel s'indigne également à propos du fragment 3 - 244: « Et quoi! ne dites-vous
pas vous-même que le ciel et les oiseaux prouvent Dieu ? non. Et votre religion ne le dit
elle pas ? non ». Mais il omet la suite du texte: « Car encore que cela est vrai en un sens
pour quelques âmes à qui Dieu donna cette lumière, néanmoins cela est faux à l'égard de
la plupart». Ainsi donnée dans son ensemble, la pensée n'a nullement le sens que lui
prête Claudel et aboutit à ceci:
l° Certains hommes ont prouvé Dieu par la nature (Platon...). Donc la raison peut
toujours en droit prouver Dieu, puisqu'elle y a réussi en fait.
2° La plupart des hommes ne peuvent pas être persuadés par cette preuve, consta
tation que tous les grands penseurs catholiques ont faite.
3° Concrètement, en fait, pour cette multitude d'hommes la nature ne prouve pas
Dieu: moi, Pascal, je l'affirme. Et ma religion, c'est-a-dire l'Ecriture, saint Augustin, saint
Thomas... pensent de même.
45. Fr. 781 - 242.
46. Sermon 241 - de Tempore 143, 2, n. 2. C'est la conclusion d'une admirable évo
cation de la beauté du monde: ‘ Ista pulchra mirabilia quis fecit, nisi incommutabilis
pulcher ? ».
47. Nous le savons par sa Lettre du l" avril 1648 à Gilberte.
EXISTE-T-IL UN DIEU ? 65

un métaphysicien, s'il l'eût voulu! Or jamais il ne voit dans ce


psaume une argumentation. Le plus surprenant est même qu'il
comprend, allégoriquement, par «les cieux», tantôt les saints,
tantôt les évangélistes, qui ont annoncé l'Evangile à toute la terre ‘‘.
Par la conscience qu'il a de l'inefficacité psychologique des preuves
métaphysiques, Pascal se révèle donc bien un pur augustinien.

7. L'absence de valeur religieuse des preuves

Il l'est aussi par sa conviction de l'absence de valeur religieuse


de ce cheminement philosophique.
Cette connaissance [de Dieu], sans Jésus-Christ, est inutile et stérile.
Quand un homme serait persuadé que les proportions des nombres sont
des vérités immatérielles, étemelles et dépendantes d'une première vérité
en qui elles subsistent, et qu'on appelle Dieu, je ne le trouverais pas
beaucoup avancé pour son salut.
Le Dieu des chrétiens ne consiste pas en un Dieu simplement auteur des
vérités géométriques et de l'ordre des éléments; c'est la part des païens
et des épicuriens 4’.
On a évidemment reconnu au passage la preuve augustinienne
par les vérités éternelles; il est même probable que Pascal se
souvient très précisément du De musica, où Dieu apparaît en effet
comme «le souverain et éternel principe des nombres, de la simi
litude, de l'égalité, et de l'ordre», comme l'auteur de l'ordre har
monieux des éléments du monde 5°. Sa critique vise donc ceux qui,
infidèles à l'inspiration véritable de l'évêque africain, se proposent
de démontrer l'existence divine avant de solliciter l'acte de foi.
Quand bien même leurs interlocuteurs seraient (provisoirement,
d'ailleurs) convaincus de l'existence d'un tel Dieu, ils seraient bien
avancés! Ce potentat lointain, serein, indifférent, si proche du Dieu
d'Epicure, les délivrera-t-il de leurs angoisses et leur donnera-t-il
un bonheur étemel ? Pourtant l'homme est si étrange qu'il risquera
de s'arrêter là, de se reposer avant d'avoir trouvé une vraie solu
tion. Pascal ne peut manquer d'avoir réfléchi sur le cas des déistes
de son temps, si peu profonds qu'ils soient philosophiquement5‘.

48. In Ps. 18, Il, 2 et l, 2.


49. Fr. 449 - 556.
50. De musica, VI, 17, n. 57: Augustin vient de rappeler un certain nombre de réalités
géométriques et poursuit: ‘ Unde, quaeso, ista, nisi ab illo summo atque aetemo principatu
numerorum et similitudinis et aequalitatis et ordinis venium ? n lbid., VI, ll, n. 29: « Quae
vero superiora sunt, nisi illa in quibus summa inconcussa, incommutabilis, aeterna manet
aequalitas ? Ubi nullum est tempus, quia nulla mutabilitas est ; et unde tempora fabricantur
et ordinantur et modificantt’r aeternitatem imitantia, dum coeli conversio ad idem redit,
et caelestia corpora ad idem revocat, diehusque et mensibus et annis et lustris, caeterisque
siderum orbibus, legibus aequalitatis et unitatis et ordinationis obtemperat ».
51. Jeanne Russier a parfaitement développé ce point, La foi selon Pascal, Il, 4l6 - 7.
Pascal ’ n'adopte pas le pyrrhonisme, car avec le pyrrhonisme on pourrait au moins se
reposer sur le mol oreiller du doute, mais oscille du pyrrhonisme au dogmatisme, de
façon à empêcher son lecteur de s'an‘êter à une position quelconque. S'installer avant
d'avoir trouvé une vraie solution, voilà le grand danger; l'expérience montre que les
66 us CLAIR-OBSCUR nu MoNnE

Mais le danger le plus grave n'est pas celui de la paresse, c'est celui
de l'orgueil. Si un homme a réussi à s'élever jusqu'à la découverte
de Dieu, loin de sentir son néant en présence d'un Etre si trans
cendant, il se vante de la force de sa pensée. « Aussi ceux qui ont
connu Dieu sans connaître leur misère ne l'ont pas glorifié, mais s'en
sont glorifiés 52». Pascal, comme saint Augustin, rappelle ici le
verset biblique où saint Paul, après avoir rappelé que Dieu laisse
voir dans la nature ses perfections invisibles, écrit à propos des
philosophes : « Ils sont inexcusables, puisque ayant connu Dieu ils ne
l'ont pas glorifié Mais ils ont perdu le sens dans leurs raisonne
ments et leur cœur inintelligent s'est enténébré : dans leur prétention
à la sagesse ils sont devenus fous et ils ont changé la gloire du
Dieu incorruptible en une représentation, simple image d'hommes
corruptibles, d'oiseaux, de quadrupèdes, de reptiles M3 Ils avaient
connu Dieu par un appétit déréglé de savoir et l'ont perdu par leur
orgueil 5‘. « Quoi! s'indigne Pascal, ils ont connu Dieu et n'ont pas
désiré uniquement que les hommes l'aimassent, que les hommes
s'arrêtassent a eux. Ils ont voulu être l'objet du bonheur volontaire
des hommes. 55 » Alors que les athées, qui ignorent totalement
Dieu et ne conçoivent donc pas une idée bien haute de leurs forces,
sombrent dans le désespoir, les déistes, qui connaissent ou croient
connaître Dieu par la seule vigueur de leur pensée, se gonflent
d'orgueil: voilà ce que Pascal répète, en particulier dans cette
liasse Excellence, dont nous percevons de plus en plus l'importance
à propos de la recherche philosophique de Dieu. Seule la médiation
de Jésus-Christ nous conduit à Dieu et nous fait échapper au
désespoir et à l'orgueil, deux précipices entre lesquels nous ne pou
vons avancer que sous la conduite de l'Homme-Dieu. L'apologiste

hommes, en dépit des agitations superficielles du divertissement, ne demandent, au point


de vue intellectuel, qu'à s'installer, s'installer dans n'importe quoi, dans la première
sottise venue, mais s'installer dans quelque chose. Or les preuves rationnelles de l'existence
de Dieu constituent précisément une de ces demeures d'apparence accueillante, où la
paresse de l'esprit humain se reposera, sans vouloir reprendre la route. Au contraire, selon
Pascal, il faut, coûte que coûte, imposer la solution chrétienne a l'attention toujours
fuyante de l'incroyant, en lui démontrant qu'en dehors de là il n'y a rien, aucun moyen
non pas sans doute de posséder la moindre certitude instinctive, mais d'en jouir et de la
justifier, aucun moyen de trouver une règle et un port, pour sa pensée et pour sa
conduite. Quand vous aurez prouvé, comme Descartes, qu'il y a un Dieu bon, auteur de
notre nature, et assis sur cette conviction quelques règles de conduite raisonnables, pourquoi
voulez-vous qu'on vous suive plus loin? Vos interlocuteurs se déclareront satisfaits».
Une telle constatation n'entraîne nullement que Pascal juge les preuves rationnellement
sans valeur. Il les juge seulement psychologiquement inefficaces et religieusement dangereuses.
52. Fr. 189 - 547.
53. Romains, l, 20-22. Le groupe de versets 18 à 22 de ce passage est constamment cité
chez saint Augustin, quand il s'agit de la découverte de l'existence divine par les philo
sophes, de leur refus d'adorer ce vrai Dieu et de leur chute dans 1'idolâtrie. On en a lu
plus haut un commentaire, dans le Serm. 141 - de verbis Domini 55, n. l-3. Sur l'idolâtrie
de ces païens: voir fr. 148 - 425 et sa source, De vera relig., 37, n. 68.
54. « Quod curiositate invenerunt superbia amiserunt », note Pascal au fr. 190 - 543:
il cite apparemment saint Augustin de mémoire, puisque le véritable texte du Serm. 141 - de
verbis Domini 55 est: « Quod curiositate invenenmt, superbia perdiderunt ». Curiositas est
péjoratif: ces penseurs ne cherchaient pas humblement leur auteur.
55. Fr. 142 - 463, dont le premier titre, rayé par Pascal, était « Contre les philosophes
qui ont Dieu sans Jésus-Christ ». C'est encore une variation sur le verset Romains, l, 21.
EXISTE-T-IL UN DIEU ? 67

suit maintenant le second des deux grands sermons qui ont inspiré
sa synthèse. L'évêque d'Hippone y écrit: « Le Christ est la voie
sûre. Les divines lectures [ici Jean, XIV, 6 : « Je suis la voie »] nous
élèvent et nous empêchent d'être brisés par le désespoir; et d'un
autre côté elles nous effraient et nous garantissent des souffles de
l'orgueil. Suivre la voie véritable et droite, qui passe en quelque sorte
au milieu, entre le désespoir à gauche et l'orgueil à droite, cela
nous serait infiniment difficile, si le Christ ne nous disait: C'est
moi qui suis la voie, la vérité et la vie »5". Plus brièvement Pascal
a noté :
La connaissance de Dieu sans celle de sa misère fait l'orgueil.
La connaissance de sa misère sans celle de Dieu fait le désespoir.
La connaissance de J.-C. fait le milieu parce que nous y trouvons et
Dieu et notre misère 57.

Et dans la liasse 26:


La misère persuade le désespoir.
L'orgueil persuade la présomption.
Uincarnation montre à l'homme la grandeur de sa misère par la grandeur
du remède qu'il a fallu 53.

Ainsi, même si, philosophiquement, le déisme d'un Platon re


présente un progrès capital par rapport à l'athéisme et mérite
l'admiration, les deux attitudes sont pareillement dépourvues de
toute valeur religieuse. Le christianisme, à ce dernier point de vue,
est également hostile aux deux. C'est le sens, parfaitement inatta
quable, du fameux texte: « Tous ceux qui cherchent Dieu hors
de Jésus-Christ, et qui s'arrêtent dans la nature, ou ils ne trouvent
aucune lumière qui les satisfasse, ou ils arrivent à se former un
moyen de connaître Dieu et de le servir sans médiateur, et par là
ils tombent ou dans l'athéisme ou dans le déisme, qui sont deux
choses que la religion chrétienne abhorre presque également »5".
Egalement parce que l'orgueil et le désespoir jettent le cœur dans
un pareil éloignement du Dieu d'Abraham, d'Isaac et de Jacob;
presque, parce que les philosophes déistes sont théoriquement plus
proches des connaissances chrétiennes. Pascal pense ici non pas à
Platon, tombé dans l'idolâtrie, mais à Epictète, qui non seulement
a connu Dieu, mais l'a bien servi, qui « ne se lasse point de répéter
que toute l'étude et le désir de l'homme doit être de reconnaître
la volonté de Dieu et de la suivre», mais qui cependant, comme

56. Serm. 142 - de verbis Domini 54, n. 1 (sur Jean, XIV: Ego sum via); « c. 1. Via
tuta Christus. 1. Erigunt nos divinae lectiones, ne desperatione frangamur: et rursus
terrent, ne superbia ventilemur. Tenere autem viam mediam, veram, rectam, tanquam inter
sinistram desperationis et dexteram praesumptionis, difficillimum esset nobis, nisi Christus
dicerct: " Ego sum, inquit, via, et veritas, et vita [Jean, XIV, 6] W. »
57. Fr. 192 - 527. Cf. 190 - 543, 191 - 549.
58. Fr. 352 - 526, où Pascal se souvient du même sermon, c. 6, n. 6, Augustin, après
avoir rappelé que le Christ a bu le premier la potion amère, écrit: « Jam videte, Fratres,
si amplius aegrotare debet genus humanum accepta tanta medicina. Jam humilis Deus, et
adhuc superbus homo Noli desperare: veni ad Filium n.
59. Fr. 449 - 556.
68 LE CLAIR-OBSCUR nu MONDE

tous les déistes, « se perd dans la présomption de ce qu'on peut»


et a élaboré des « principes d'une superbe diabolique »‘°. Parfaite
ment augustinien quant à la conception d'ensemble, l'apologiste
situe Epictète dans le prolongement de Platon. Chacun des deux
écrivains a « son » philosophe, mais leur pensée est identique. Aussi
trouve-t-on dans le fragment 140 - 466 un rappel du sermon sur
le médiateur, où la mention d'Epictète a remplacé les allusions
à Platon: « Quand Epictète aurait vu parfaitement bien le chemin,
il dit aux hommes : vous en suivez un faux. Il montre que c'en est un
autre, mais il n'y mène pas. C'est celui de vouloir ce que Dieu veut.
J .-C. seul y mène. Via, veritas »‘l.
Ainsi l'absence de valeur religieuse des preuves métaphysiques
est telle, que même si elles étaient plus efficaces pour convaincre,
Pascal ne les utiliserait pas dans l'Apologie. La connaissance philo
sophique de Dieu engendre trop facilement la suffisance, la complai
sance en soi-même; et ce Dieu reste si étranger à l'homme que sa
connaissance est stérile. Le cœur humain n'en est pas changé, le
bonheur n'en découle pas, la joie demeure absente.
L'athée et le déiste aboutissent à l'échec. L'un, dans l'obscurité,
le désespoir, le mépris de sa faiblesse, l'ignorance de tout sur lui
même et sur l'univers, avance à tâtons dans la nuit, ou dérive comme
une épave sur le sombre fleuve du temps, vers l'engloutissement.
L'autre vacille à chaque instant de ses démonstrations métaphy
siques: le vertige du doute, et, dans les moments d'illumination
intellectuelle, l'ivresse orgueilleuse, enténèbrent et troublent son
cœur. Le principe abstrait qu'il a découvert non seulement ne comble
pas son attente profonde, mais l'enorgueillit et le ferme au rayon
nement du seul Dieu qui fait sentir à l'âme qu'il est son unique
bien. La plupart des hommes ne sont ni athées, ni disciples de
Platon ou d'Epictète : un sentiment confus de Dieu les habite, mais il
est à lui seul inutile et stérile. Ainsi, sans la foi en Jésus-Christ,
l'homme demeure égaré et malheureux, toujours déçu « par l'in
constance des apparences »°2.

60. Entretien ..., éd. Courcelle. pp. 15 et l9.


61. Jean, XIV, 6, mais Pascal pense évidemment au Szrm. 142 - de verbis Domini 54
sur ce verset. Autre allusion à Epictète dans le fragment 149 - 430: « S'ils vous ont donné
Dieu pour objet ce n'a été que pour exercer votre superbe; ils vous ont fait penser que
vous lui étiez semblables et conformes par votre nature. Et ceux qui ont vu la vanité de
cette prétention vous ont jeté dans l'autre précipice en vous faisant entendre que votre
nature était pareille à celle des bêtes v. Encore un souvenir du même sermon: Jésus-Christ
est la route au milieu des deux précipices de l'orgueil et du désespoir. Epictète professait
que « l'âme est une portion de la substance divine » et se perdait « dans la présomption
de ce qu'on peut » (Entretien, éd. Courcelle, pp. 19 et 15).
62. Fr. 199 - 72.
IV. LE MYSTÈRE DE L'AME

Mais d'autres abîmes, d'autres incertitudes l'attendent. Pascal


va lui montrer qu'il est lui-même un mystère inaccessible, et cela dans
la dernière partie du fragment qu'il avait commencé par ces mots,
rayés ensuite: « Voilà où nous mènent les connaissances natu
relles ». Après avoir jeté l'homme entre deux infinis qui le fuient,
il consacre une part importante de son développement à l'énigme
humaine elle-même :
Et ce qui achève notre impuissance à connaître les choses est qu'elles
sont simples en elles-mêmes et que nous sommes composés de deux
natures opposées et de divers genres, d'âme et de corps. Car il est impos
sible que la partie qui raisonne en nous soit autre chose que spirituelle
et quand on prétendrait que nous serions simplement corporels cela nous
excluerait bien davantage de la connaissance des choses, n'y ayant rien
de si inconcevable que de dire que la matière se connaît soi-même. Il ne
nous est pas possible de connaître comment elle se connaîtraitl.

D'autre part la souveraineté d'une partie de l'homme sur les


agitations qui le menacent constitue aussi une preuve de la spiri
tualité: « Immatérialité de l'âme», tel est le titre du fragment
115 - 349, où Pascal écrit: « Les philosophes qui ont dompté leurs
passions, quelle matière l'a pu faire ? ». Ijapologiste considère donc
la spiritualité de l'âme comme une évidence; ainsi elle est acces
sible à l'incroyant, et c'est à partir de là que va s'engager le dia
logue. Il demeure fidèle sur ce point à la démarche de son maître,
qui s'appuie constamment sur l'évidence qu'a de sa pensée le sujet
pensant3 et qui distingue d'emblée, fortement, le monde des corps
et celui de l'activité intellectuelle. Tous deux ont adopté, comme
la tradition catholique, le spiritualisme platonicien. Il existe donc
dans l'homme une partie corporelle et une autre, celle qui raisonne,
spirituelle, immatérielle.

1. L'âme et le corps

Avant même d'avoir cherché à comprendre cette dualité, nous


sommes obligés de nous avouer qu'elle fausse tous nos jugements
sur l'univers. Nous l'inventons partout :
De là vient que presque tous les philosophes confondent les idées des
choses et parlent des choses corporelles spirituellement et des spirituelles
corporellement, car ils disent hardiment que les corps tendent en bas,
qu'ils aspirent à leur centre, qu'ils fuient leur destruction, qu'ils craignent

1. lbid. Souligné par nous.


2. SOIiL, Il, 1, n. 1.
70 LE CLAIR-OBSCUR DU MONDE

le vide, qu'ils ont des înclinaisons, des sympathies, des antipathies, toutes
choses qui n'appartiennent qu'aux esprits. Et en parlant des esprits ils les
considèrent comme en un lieu, et leur attribuent le mouvement d'une
place à une autre, qui sont choses qui n'appartiennent qu'aux corps.
Au lieu de recevoir les idées de ces choses pures, nous les teignons
de nos qualités et empreignons de notre être composé toutes les choses
simples que nous contemplons 3.

Pascal avait rencontré dans l'œuvre augustinienne un effort per


pétuel pour purifier la réalité divine, purement immatérielle, de
toutes les métaphores anthropomorphiques auxquelles nous sommes
obligés de recourir pour l'exprimer. En particulier, l'évêque d'Hip
pone répétait à ses fidèles que Dieu n'est pas dans un lieu et qu'on
ne s'approche pas de lui par des mouvements corporels. « Qui est
capable, disait-il, de concevoir ces lieux [où Dieu réside] ou tout
ce qui s'y trouve, sans une contenance spatiale et sans masses
corporelles ? Pourtant il n'est pas d'un mince profit de nier, rejeter,
critiquer toutes les imaginations de cette sorte qui se présentent aux
yeux du cœurJ» Cette critique, l'apologiste la rencontrait partout
dans l'œuvre de son prédécesseur 5. Il ne lui était pas difficile de
rappeler combien notre imagination fausse notre connaissance des
corps: ses polémiques à propos du vide, qu'il évoque d'un mot,
lui avaient procuré tout le loisir souhaitable pour réfléchir sur la
naïveté avec laquelle les hommes parlent des réalités matérielles
et atténuent leur étrangeté. L'être humain n'était plus seulement
perdu entre les deux infinis du monde physique; il se découvrait
maintenant à mi-chemin de deux simplicités opposées, celle de l'esprit
d'un côté, celle de son corps et des corps de l'autre, toutes deux
inconcevables pour lui °.
Il est donc un assemblage de « deux natures opposées et de
divers genres, d'âme et de corps ». Cherche-t-il à considérer l'une
quelconque de ces deux réalités simples, sa vue se brouille, et il
n'en peut presque rien dire de juste. Il introduit partout sa propre
dualité. Sans doute, donc, cette dualité, au moins, lui est-elle ac
cessible ? Car « qui ne croirait à nous voir composer toutes choses

3. Fr. 199 - 72.


4. In 10h., tr. lll. n. 3: « Quis idoneus loca ista vel quae sunt in locis istis, sine
spatiosis capacitatibus et sine corporis molibus cogitare? »
5. Voir par exemple In Ps. 34, n. 6: « Neque enim, fratres, Deo, qui ubique est, et
nullo continetur loco, aut per loca propinquamus, aut ab illo per loca removemur.
Propinquare illi est similem illi fieri »; In Ps. 74, n. 9: « Noli ergo cogitare Deum in
locis Quocumque ergo fugeris, ibi est ».
6. Havet pensait trouver dans le texte pascalien une reprise d'un passage du De vera
relig., 33, n. 62: « Animus perverse vult mentem convertere ad corpora, oculos ad Deum.
Quaerit enim intelligere carnalia, et videre spiritualia ; quod fieri non potest ». Mais Augustin
écrit ces lignes au terme d'un chapitre où il montre que nos sens égarent notre jugement.
Quand l'œil nous transmet la brisure d'un bâton dans l'eau, il fait bien sa tâche. car les
perceptions dans deux milieux différents différent (oculus recte). C'est notre jugement qui
est faux: n le bâton est brisé» (animus perverse). Notre jugement s'est laissé entraîner
indûment à épouser une sensation brute au lieu de garder son autonomie; de même qu'il
se laisse entraîner à souhaiter ou à imaginer des formes visibles pour les réalités spiri
tuelles. Il semble donc que la première atïirmation de saint Augustin (intelligcre carnalia)
ne corresponde guère à la pensée de Pascal. Peutetre cependant, a cause de la seconde
(videre spiritualia), a-t-il repris la formule, à ses propres fins.
MYSTÈRE ma L’AME 71

d'esprit et de corps que ce mélange-là nous serait bien compréhen


sible. C'est néanmoins la chose qu'on comprend le moins; l'homme
est à lui-même le plus prodigieux objet de la nature, car il ne peut
concevoir ce que c'est que corps, et encore moins ce que c'est qu'es
prit, et moins qu'aucune chose comment un corps peut être uni avec
un esprit. C'est là le comble de ses difficultés et cependant c'est son
propre être: modus quo corporibus adhaerent spiritus comprehendi
ab homine non potest, et hoc tamen homo est »3. Bien loin de cher
cher à percer ce mystère, comme Descartes avait tenté - hélas - de
le faire dans le Traité des passions, qu'il raillait et appelait «le
roman de la nature M, l'apologiste, en fidèle disciple du théologien
africain, affirme d'emblée que les rapports de l'âme et du corps
sont incompréhensibles. On chercherait en effet vainement dans
toute l'œuvre augustinienne une véritable réponse à cette question.
La raison de ce silence n'est pas bien difficile à percer: en effet, le
docteur d'Hippone considère évidemment l'être humain comme une
substance, mais à la suite de Platon il insiste sans cesse sur le fait
que l'âme elle-même en est déjà une. Dès lors toute réflexion sur
l'homme devient extrêmement difficile. Comment l'être humain, qui
est une substance, peut-il résulter de l'union de l'âme, qui elle aussi
en est une, et d'un corps, qui en est une troisième ? Mais au fond
la solution n'intéresse qu'assez peu Augustin. Ce qui compte à ses
yeux, c'est surtout que l'âme constitue la partie supérieure de
l'être humain et que ce soit donc elle qu'il faudra interroger quand
se posera la question essentielle, celle du souverain bien. Cette
« transcendance hiérarchique de l'âme"’, il la marque nettement
en reprenant l'image platonicienne de l'artisan et de l'outil : « L'être
humain, répète-t-il, est une âme rationnelle qui se sert d'un corps
mortel et terrestre »1°. Il pense même bien souvent à une autre
image de Platon : notre corps est un fardeau, une prison pour l'âme,
et il se plaît à citer sans cesse le Livre de la Sagesse: « Le corps
corruptible appesantit l'âme et cette tente d'argile alourdit l'esprit

7. Augustin, De civ. Dei, XXI, 10: « La manière dont l'esprit est uni au corps ne
peut être comprise par l'homme, et cependant c'est cela même l'homme ». La citation est
librement raccourcie, car l'évêque africain avait écrit: « lste alius modus, quo corporibus
adhaerent spiritus et animalia funt, omnino mirus est, nec comprehendi ah homine potest:
et hoc ipse homo est »; le contexte de cette phrase traitait du problème suivant: « Est-ce
que le feu de l'enfer, s'il est corporel, peut brûler les mauvais esprits, c'est-à-dire les
démons, qui n'ont pas de corps?» Comme Brunschvicg l'avait vu (XII, 92), c'est dans
Montaigne que Pascal a pris ce passage: même contexte! » Ces gens ici, qui trouvent les
misons de Sebond trop faibles ..., qui savent tout n'ont-ils pas quelquefois sondé, parmi
leurs livres, les difficultés qui se présentent a connaître leur être propre Comme une
impression spirituelle fasse une telle faucée dans un sujet massif et solide, et la nature
de la liaison et couture de ces admirables ressorts, jamais homme ne l'a su. Omnia incerta
ratione et in naturae maiestate abdita, dit Pline; et S. Augustin: Modus quo corporibus
adhaerent spiritus, omnino mirus est, nec camprehendi ab homine potest: et hoc ipse
homo est» (Essais, Il, 12; éd. Thibaudet, pp. 603-604). Montaigne avait déja raccourci la
formule originale, Pascal n'a eu qu'a poursuivre.
8. Laf., n° 1008.
9. E. Gilson, Introd. à l'étude de saint Augustin, p. 58; voir, sur ces problèmes de
l'âme, les pages 56 à 72.
10. « Homo igitur, ut homini apparet, anima rationalis est mortali atque terreno utens
oorpore » (De moribus, I, 27). Cf. De quant. animae, B, n. 41 : « Respondeas mihi, quidnam
72 LE CLAlR-OBSCUR DU MONDE

aux mille pensées »". Assurément la foi le contraint à affirmer


que le corps est une réalité bonne et il lui arrive d'attaquer la
théorie platonicienne". Mais dans l'ensemble, il a pensé concilier
sa foi et son platonisme et éviter l'accusation de manichéisme en
soutenant que le corps alourdit l'âme seulement depuis la chute
originelle ; le corps est donc métaphysiquement bon, historiquement
menaçant".
Pascal nourrit des conceptions semblables : ni l'influence qu'exer
çait alors le thomisme ni les habitudes scientifiques du physicien
n'ont prévalu pour réhabiliter le corps et faire adopter une vue
plus optimiste de ses rapports avec l'âme. Pour lui aussi l'âme est
« substance » ". Il insiste sur les oppositions, et non sur l'accord:
ce sont « deux natures opposées et de divers genres » ‘‘. Notre corps
est un «lien qui ne se rompt qu'à la mort». Le chrétien doit
aimer la mort, car « elle sépare une âme sainte d'un corps impur.
Il était juste de la fuir, quand elle rompait la paix entre l'âme et le
corps; mais non pas quand elle en calme la dissension irréconci
liable »3°. C'est lui qui englue l'âme et l'empêche de s'élever. Aussi
est-il salutaire au chrétien que Dieu ou bien lui donne une charité
si brûlante que le corps soit entraîné, ou bien abatte ce corps
qui tire l'âme comme un mauvais cheval: « Seigneur rendez-moi
incapable de jouir du monde, soit par faiblesse de corps, soit par
zèle de charité, pour ne jouir que de vous seulw3. Bien que sa
foi l'oblige à ne pas considérer que l'homme, c'est l'âme, Pascal
a une évidente tendance à platoniser : tout l'écrit Sur la conversion du
pécheur fait abstraction du corps et se présente comme une marche

tibi videtur iste esse sensus quo anima per corpus utitur »; De Gen. ad litt., XII, 24,
n. 51.
11. Voir par exemple De utilitate jefunii, 2, n. 2: « Caro in terram cogit, mens sursum
tendit, rapitur amore sed tardatur corpore. De hac re Scriptura loquitur: Corpus enim,
quod corrumpitur, aggravat animam et deprimit terrena inhabitatio sensum multa cogitantem
[Sag., IX, 15]. Si ergo caro in terram vergens onus est animae, et sarcina praegravans
praevolantem, quantum quisque delectatur superiore vita sua, tantum deponit de terrena
sarcina sua. Ecce quod agimus jejunautes ». C'est un verset-refrain: In Joh., tr. 23, n. S;
Opus imperf., III, 44 Aussi n'est-il pas étonnant de le rencontrer chez Pascal: alors
qu'il traitait de la dualité âme-corps, l'apologiste avait écrit, puis a rayé ceci: ’ Comment
connaîtrions-nous, distinctement, la matière, puisque notre suppôt qui agit en cette connais
sance est en partie spirituel, et comment connaîtrions-nous distinctement les substances
spirituelles ayant un corps qui nous aggrave et nous baisse vers la terre ?» (fr. 199 - 72).
12. Ainsi, De civ. Dei, XII, 27.
13. Opus imper-L, III, 44; IV, 75 Par moments Augustin craint tellement l'accu
sation de manichéisme qu'il rejette l'idée d'une inimitié de la chair et de l'esprit, pour
s'en tenir à la nécessité de discipliner la chair rebelle. Alors naissent des formules qui,
tout en demeurant loin de la théorie thomiste, l'annoncent: « Est ergo quoddam conjugium
spiritus et carnis » (De utilitate iejunii, 4, n. 5).
14. Fr. 688- 323: « Aimerait-on la substance de l'âme d'une personne, abstraitement,
et quelques qualités qui y fussent?n. Dans le passage rayé du fr. 199-72 mentionné
ci-dessus, on aura remarqué l'expression: « substances spirituelles»; cf. encore fr. 76 - 73.
15. Fr. 199 -72. L'expression « de divers genres» veut marquer qu'il n'y a rien de
commun, qu'il existe un abîme infini entre les deux substances, comme entre les trois
ordres, « différents de genre» (308- 793). Seules en effet, les espèces d'un même genre
ont un dénominateur commun, en philosophie aristotélicienne.
16. Lettre 2 à Ch. de Roannez et Lettre sur la mort de son père, Br. minor, p. 103.
Voir Ibid., p. 103: « corps coupable corps vicieux». Cf. fr. 48 - 366.
17. Maladies, 2.
MYSTÈRE nE UAME 73

de l'âme vers Dieu. On croirait entendre Platon évoquer le retour


des âmes vers «le monde de là-bas », débarrassées de leur saleté
terreuse. Comme l'apologiste ne semble pas avoir lu le philosophe
grec, c'est dans l'œuvre augustinienne qu'il a puisé cette conception.
Pour Augustin comme pour son disciple, ce qui importe, c'est l'âme,
ils ont été obligés d'accepter le corps; mais chez l'un comme chez
l'autre, l'âme est bien moins inaccessible que le corps: centre de
la pensée, s'appréhendant elle-même directement, réceptacle de la
grâce, elle est la plus connue des deux natures qui composent
l'homme l‘. Il faut cependant remarquer que l'abîme qui séparait
ces deux réalités chez Augustin a considérablement diminué dans
l'œuvre de son successeur. Tout d'abord, il ne semble pas que Pascal
ait conservé la conception augustinienne de la sensation: dans cette
théorie de la connaissance, l'âme est imperméable à toute influence
venue du corps. Comme une sentinelle incessamment sur le qui
vive, l'âme inspecte les modifications du corps, et ses actes d'attention,
émanant de sa propre spontanéité, constituent nos sensations mêmes.
Ce spiritualisme absolu, par lequel le docteur d'Hippone réagissait
contre le sensualisme matérialiste de Démocrite et d'Epicure, n'a
pas laissé de traces dans les écrits pascaliens 1’. Il est probable que
cet aspect de la théorie des connaissances n'intéressait pas Pascal.
La synthèse thomiste, si proche du sens commun, avec sa théorie
de l'abstraction, a certainement été adoptée sans hésitation par le
jeune savant, mais sur ce point particulier seulement. S'il en est
ainsi, Pascal, sans peut-être l'avoir bien perçu, introduit une faille
dans l'opposition des deux «substances»; en effet, l'abstraction
suppose une étroite collaboration de l'âme et du corps et elle oriente
vers la doctrine aristotélicienne de l'âme forme du corps. D'autre part,
l'influence de Montaigne a attiré l'attention sur la valeur de l'instinct,
celle de Descartes sur la puissance de l'automate. Toute une atmos
phère se trouvait ainsi créée, qui suggérait d'atténuer la coupure
entre l'âme et le corps et cherchait au contraire à mettre en valeur
leur essentielle interdépendance. Aussi Pascal semble-t-il quelque
peu flottant: augustinien quand il s'agit d'itinéraire religieux, de
jugement de valeur, son spiritualisme se tempère dès qu'on aborde
le domaine de la simple réflexion psychologique.

2. L'origine de l'âme

Sur l'origine de l'âme Augustin a longuement réfléchi. Ce dont il


est sûr, c'est qu'elle a été tirée par Dieu du néant, comme toutes
les réalités créées. Elle n'est donc pas une parcelle de la substance
divine. Sa mutabilité suffirait d'ailleurs à rendre une telle supposition
insoutenable. Et pourtant les manichéens, les stoïciens l'ont soutenue.

18. E. Gilson a montré que l'un des grands caractères de tout augustinisme métaphy
sique est justement que « l'âme y est plus connue que le corps » (Introd, p. 321).
19. Sur cette théorie de la sensation, Ibid., pp. 73-87.
74 LE CLAIR-OBSCUR DU MONDE

Soucieux de les combattre, le docteur d'Hippone s'achame contre


cette conception qui ferait de l'homme un dieu par nature 2°.
S'il pense que l'âme est une créature, il hésite sur le mode de sa
création: l'hypothèse qui le séduit le plus est que Dieu a créé
d'un seul coup en l'âme d'Adam toutes les âmes humaines, car
alors s'expliquerait plus aisément la transmission de l'état de chute
du premier homme à ses descendants. Cependant d'autres réponses
sont considérées par Augustin comme possibles: Dieu crée l'âme
de chaque homme séparément et pour lui, toutes les âmes ont
préexisté en Dieu et sont données par lui aux corps qu'elles doivent
animer ou même y descendent volontairement 2‘. De telles hésitations
révèlent le silence de l'Eglise sur cette difficile question, que l'évêque
d'Hippone a cependant si souvent abordée.
Aussi n'est-il nullement étonnant que Pascal n'ait jamais traité
de l'origine de l'âme. Alors que son prédécesseur a le goût des ques
tions subtiles, lui va droit au but, sans s’embarrasser dans de telles
recherches, parfaitement vaines à ses yeux. Peu importe le mode de
création de l'âme ! Ce qui compte, c'est sa transcendance par rapport
au corps et la recherche du bonheur. Peu importe le point de départ !
Ce qui nous intéresse, c'est notre état présent, la marche à suivre et
le point d'arrivée. En revanche, il est utile de montrer à l'homme,
pour le préserver de l'orgueil, qu'il n'est pas un dieu par nature,
que son âme a été créée. Pascal reprochait vivement aux stoïciens
leur suffisance et voyait dans leur philosophie l'expression privilégiée
de l'orgueil humain. Dans l'Entretien avec M. de Sacy, après avoir
rappelé les théories d'Epictète sur le libre arbitre et les forces du
sage, il ajoute: « Ces principes d'une superbe diabolique le condui
sent à d'autres erreurs, comme que l'âme est une portion de la subs
tance divine » 22. Le jeune théologien, familier d'Augustin depuis long
temps, reprend ici une condamnation que l'évêque africain n'avait
jamais cessé de rappeler à ses adversaires, manichéens et priscillia
nistes surtout, dont il savait que l'erreur était soutenue aussi, avec
de notables différences, par les stoïciens 23. Les théories manichéennes

20. ’ Non est itaque natum incommutabilis, quae aliquo modo, aliqua causa, aliqua
parte mutabilis est: Deum autem nefas est, nisi vere summeque incommutabilem credere.
Non est igitur anima pars Dei» (Epist. 166 - 28 seu De origine animae hominis, n. 3). Cf.
De moribus, II, 11.
21. De lib. arbitrio, III, 20, n. 56-59; De Gen. ad litL, X, 14-16 et 24, etc. Voir E. Gilson,
Introduction, pp. 66-68.
22. Entretien, éd. Courcelle, p. 19.
23. Contra Felicem, II, 20. n. 20; Contra Priscillianislas, 1, n. 1; De anima et ejus
origine, Il, 3, n. 5; De Gen. contra Man., II, 8, n. 11 M. Courcelle signale que Mon
taigne avait noté en marge: « Erreur des Stoîques qui croyaient que l'âme fût une parti
cule de l'essence de Dieu » (éd. Villey des Essais, I, 12, p. 5; Courcelle, p‘ 13) ÙCsË ‘lue
Montaigne, lui aussi, connaît son Saint Augustin! Le texte pascalien est plus proche des
formules augustiniennes que de cette note marginale. Voir De anima et efus origine, II,
3, n. 5 « Non arbitmr te umquam in Catholica animam credidisse Dei esse portionem »;
Ibid., n. 6: « Abjice istam exsecrandae impietatis errorem »; Civ. Dei. VII, 5: « Nec
cujus [Dei] portio, sed cujus conditio est ». De Genesi contra Manichaeos, VII, 2, n. 3:
‘ Cum quidam crediderint aliquid esse animam de ipsa subslantia Dei » (même expression,
Ibid., c. 28, n. 43 ..,). Augustin lui-même savait que les stoïciens vivaient dans la même
erreur: Epist. 165 - 27, c. 1, n. 1, où saint Jérôme le rappelle à deux disciples qu'il envoie
à Augustin; ce dernier lui répondra par l'EpisI. 166 - 28, seu De origine animae. L'expression
MYSTÈRE DE L'AMI; 75

sur l'âme étaient si peu ignorées de lui qu'il en rappelle un autre


aspect dans une brève « Pensée » :
Cette duplicité de l'homme est si visible qu il y en a qui ont pensé que nous
avions deux âmes.
Un sujet simple leur paraissant incapables de telles et si soudaines variétés,
d'une présomption démesurée à un horrible abattement de cœur 2*.

L'allusion est claire : l'évêque d'Hippone était en effet l'auteur d'un


traité anti-manichéen intitulé Les deux âmes (De duabus animabus)
et l'une de ses Quatre-vingt-trois questions diverses cherchait à expli
quer comment « les mouvements de la volonté humaine sont divers,
alors que la nature de l'âme est une », affirmait, contre les disciples
de Manès, qu'on ne devait pas conclure de ces « variétés » à la
dualité de l'âme 75. Nous découvrons donc un Pascal parfaitement
au courant des polémiques ou des recherches augustiniennes sur
l'âme humaine. Quelle impressionnante différence entre eux par le
volume des développements! C'est que l'apologiste, soucieux surtout
d'efficacité, n'a repris les réflexions de son maître que sur deux
points: le mystère que l'homme est pour lui-même, d'une part,
et de l'autre, nous allons maintenant le voir, le problème de l'im
mortalité.

3. Uimmortalité de l'âme

La spiritualité de l'âme, sa souveraineté sur le corps révèlent


assez clairement que dans la hiérarchie des réalités de l'univers,
elle est au-dessus des corps. Chez Augustin comme chez Pascal, les
êtres sont nécessairement inférieurs ou supérieurs les uns aux autres,
et dans un être double, comme est l'homme, le bonheur concerne
forcément d'abord la partie supérieure, c'est-à-dire l'âme. De là
cette affirmation commune aux deux théologiens: le souverain bien
de l'homme, c'est d'abord celui de son âme, que le corps soit aussi
concerné ou non 2‘.
Or cette âme, qui possède un sentiment confus de Dieu, n'est
pas sans quelque pressentiment de son immortalité. La seule
perception de son immatérialité la conduit à se demander si elle, qui
n'est pas corporelle, passera en même temps que son corps. Et

« superbe diabolique n provient peut-être aussi de l'œuvre augustinienne: « Caveat diabolica


vitia, superbiam et invidentiam » (De consensu evangelistarum, c. 10, n. 20); « [Diabolus]
sola superbia lapsus est » (In Ps. 58, n. S)
24. Fr. 629 - 417.
25. De div. quaest. 83, qu. 40: « Cum animarum natura una sit, unde hominum di
versae voluntates? Non itaque ob hoc putandum est diversas esse naturas animarum,
quia diversae sunt voluntates; cum etiam unius animae voltmtas pro temporum diversitate
varietur. Siquidem alio tempore dives esse cupit, alio tempore contemptis divitiis sapiens
esse desiderat n.
26. De moribus, I, 4, n. 6: » Sive enim utrumque [sc. corpus et anima], sive anima
sola nomen hominis teneat, non est hominis optimum quod optimum est corporis; sed
quod aut corpori simul et animae, aut soli animae optimum est, id est optimum hominis ».
Cette vision hiérarchique du monde: corps, âme, anges, Dieu, éclate chez Pascal dans
tout l'écrit Sur la conversion du pécheur.
76 LE CLAIR-OBSCUR nu MONDE

r
selon la réponse que lhomme apportera à cette question, toute
sa vie sera changée.
Uimmortalité de l'âme est une chose qui nous importe si fort, qui nous
touche si profondément, qu'il faut avoir perdu tout sentiment pour être
dans l'indifférence de savoir ce qui en est. Toutes nos actions et nos
pensées doivent prendre des routes si différentes, selon qu'il y aura
des biens éternels à espérer ou non, qu'il est impossible de faire
une démarche avec sens et jugement, qu'en les réglant par la vue de
ce point, qui doit être notre dernier objet.
Ainsi notre premier intérêt et notre premier devoir est de nous éclaircir
sur ce sujet, d'où dépend toute notre conduite. Et c'est pourquoi, entre
ceux qui n'en sont pas persuadés, je fais une extrême différence de ceux
qui travaillent de toutes leurs forces à s'en instruire, à ceux qui vivent
sans s'en mettre en peine et sans y penser.
Je ne puis avoir que de la compassion pour ceux qui gémissent sincère
ment dans ce doute, qui le regardent comme le dernier des malheurs,
et qui, n'épargna.nt rien pour en sortir, font de cette recherche leurs
principales et leurs plus sérieuses occupations.
Mais pour ceux qui passent leur vie sans penser a cette dernière fin de
la vie, et qui, par cette seule raison qu'ils ne trouvent pas en eux-mêmes
les lumières qui les en persuadent, négligent de les chercher ailleurs, et
d'examiner à fond si cette opinion est de celles que le peuple reçoit par
une simplicité crédule, ou de celles qui, quoique obscures d'elles-mêmes,
ont néanmoins un fondement très solide et inébranlable, je les considère
d'une manière toute différente.
Cette négligence en une affaire où il s'agit d'eux-mêmes, de leur éternité,
de leur tout, m'irrite plus qu'elle ne m'attendrit; elle m'étonne, et
m'épouvante: c'est un monstre pour moi. Je ne dis pas ceci par le zèle
pieux d'une dévotion spirituelle. J'entends au contraire qu'on doit avoir
ce sentiment par un principe d'intérêt humain et par un intérêt d'amour
propre: il ne faut pour cela que voir ce que voient les personnes les
moins éclairées.
Il ne faut pas avoir l'âme fort élevée pour comprendre qu'il n'y a point
ici de satisfaction véritable et solide, que tous nos plaisirs ne sont que
vanité, que nos maux sont infinis, et qu'enfin la mort, qui nous menace
à chaque instant, doit infailliblement nous mettre, dans peu d'années,
dans l'horrible nécessité d'être étemellement ou anéantis ou malheureux 27.

Cette insistance sur l'immortalité de l'âme est propre à Pascal


et reflète l'une des préoccupations majeures de son époque, qui
voit paraître en grand nombre les traités sur cette question. Le
dilemme « éternellement anéantis ou malheureux », point de départ
du « pari », s'est imposé après la destruction par l'évêque d'Hippone
de la théorie de la métempsycose, qui avait proposé si longtemps
une troisième issue 2°. Pascal reproche aux philosophes d'avoir
« conduit leur morale indépendamment» de toute affirmation sur

27. Fr. 427 - 194.


28. Cf. fr. 409-220:
Fausseté des philosophes qui ne discutaient pas de l'immortalité de l'âme.
Fausseté de leur dilemme dans Montaigne.
Uapologiste pense à ce texte: << Les philosophes ont ce dilemme toujours en la bouche
pour consoler notre mortelle condition. Ou l'âme est mortelle ou immortelle. Si mortelle
elle sera sans peine; si immortelle elle ira s'amendant. Ils ne touchent jamais l'autre
branche: Quoi? si elle va s‘empirant? et laissent aux poètes les menaces des peines
futures; mais par là ils se donnent un beau jeu. Ce sont deux omissions qui s'offrent
à moi souvent en leur discours ’ (Essais, II, l2, cité par Laf., II, p. 73).
MYSTÈRE nE L'AME 77

l'immortalité 2’. Remarque déconcertante, puisque l'histoire la dément


et que saint Augustin lui-même a maintes fois évoqué les discussions
sur ce sujet: « Sur l'immortalité de l'âme, écrit-il, une foule de
philosophes païens s'est livrée à une foule de discussions »3°. Sans
doute Pascal pense-t-il surtout aux stoïciens: Sénèque et Marc
Aurèle ont en effet conduit leur vie sans rien affirmer pour ou contre
l'immortalité et ils ont soutenu que la morale ne dépendait aucune
ment de la solution à cette question. Une telle attitude paraît pure
folie à cet esprit passionné de rigueur et de certitude: pour lui ou
bien « notre âme n'est qu'un peu de vent et de fumée H‘, et nous
n'avons plus que le désespoir; ou elle est immortelle, et doit re
chercher ardemment le bien éternel auquel elle rêve d'être unie.
Une telle recherche va nous conduire aux mêmes conclusions
pour l'immortalité de l'âme que pour l'existence de Dieu. Tout
d'abord, ni Augustin, ni Pascal n'ont proposé de raisonnement méta
physique à un incroyant. et pour les mêmes motifs: «Je n'entre
prendrai pas ici de prouver par des raisons naturelles l'immortalité
de l'âme... ». Cela n'aurait presque aucune chance de convaincre un
athée endurci et serait dénué de tout intérêt proprement religieux,
car on ne passerait pas de cette conviction à la découverte de Jésus
Christ 32.
Mais, comme pour le problème de Dieu, l'évêque d'Hippone déve
loppe, à l'intérieur de la foi, une preuve de l'immortalité. Reprenant
et approfondissant les intuitions platoniciennes du Phédon, il s'efforce
de montrer que l'âme étant le siège de la vérité doit être indes
tructible comme elle; qu'elle ne saurait être privée de vie, puisque
c'est elle qui la communique; que l'erreur peut bien nuire à l'âme,
mais non la tuer, car se tromper c'est vivre. La certitude de l'im
mortalité s'appuie à l'expérience du Cogito, et comme celui-ci s'ap
puie sur Dieu, Augustin « appuie finalement l'immortalité de l'âme
à la nécessité de Dieu » 33.
Pascal, lui, n'évoque aucune preuve. S'il ne convainquait pas,
tout effort ultérieur deviendrait stérile; dans une Apologie un faux

29. Fr. 612 - 219:


Il est indubitable que l'âme soit mortelle ou immortelle, cela doit mettre une
différence entière dans la morale, et cependant les philosophes ont conduit leur
morale indépendamment de cela.
Ils délibèrent de passer une heure.
30. « De animi immortalitate multi etiam philosophi Gentium multa disputaverunt »
(In Ps. 78, n. 5).
31. Fr. 427 - 194. Cf. Augustin, De Trinitale, X, l0, n. H: « Utrum enim ueris sit vis
vivendi, reminiscendi, intelligendi an ignis dubitaverunt homines»; lbid., n. 15-16:
« Nec omnino certa est [anima], utrum aer an ignis sit ». Ces images, déjà présentes dans
le Phédon, étaient devenues tradititonnelles. Cf. Descartes, Meditntio Il ,1 Non sum etiam
tenuis aliquis aer., non ventus, non ignis, non vapor, non halitus .. » (Adam-Tannery, t. VII,
pp. 27-28).
32. Fr. 449 - S56.
33. E. Gilson, Introduction ..., p. 71. On trouvera tous les développements souhaitables
su‘ ces preuves aux pages 68-72. D'après Nicole, Pascal considérait comme ‘ fort solide n la
preuve ‘ que l'on tire de ce que la matière est incapable de penser» (‘ De l'éducation
d'un prince », 5 43, dans Essais de morale, 1733, II, 322-323). Mais on voit mal s'il s'agit de
la spiritualité ou de l'immortalité dans ce texte fort vague.
78 LE cura-osseux nu MONDE

pas de cette gravité n'est pas permis. Mais, exactement comme pour
l'existence de Dieu, il pratique une sorte de guérilla intellectuelle.
Jamais il ne cherche à anéantir les positions adverses, il se contente
de lancer quelques traits, qui inquiéteront. Il se dit irrité, stupéfait,
épouvanté par ces hommes qui « négligent d'examiner à fond
si cette opinion est de celles que le peuple reçoit par une simplicité
crédule, ou de celles qui, quoique obscures d'elles-mêmes, ont
néanmoins un fondement très solide et inébranlable N‘. Le tour
est des plus habiles: les répliques du libertin sont prises en
considération 35, mais on lui suggère surtout que l'immortalité peut
être démontrée de façon irréfutable, si du moins l'on a un esprit
assez fort pour dépasser les obscurités. C'est le règne du « peut-être ».
Pascal écrira encore: « Les athées doivent dire des choses parfai
tement claires. Or il n'est point parfaitement clair que l'âme soit
matérielle » 3°. Réserve calculée ! Car l'apologiste a montré au contrai
re que l'immatérialité de l'âme est évidente. L'athée va donc
affirmer cette immatérialité, mais aussitôt se pose alors le problème
de l'immortalité d'une substance si mystérieuse, si différente des
corps périssables. Autre façon de «travailler» l'incroyant, Pascal
l'« adresse» aux philosophes, ou plus précisément a Platon. C'est
après avoir fait allusion à la folie des stoïciens, qui ne se sont pas
souciés de la vie future, qu'il annonce cette propédeutique qui en
dit long: « Platon pour disposer au christianisme »3’.
Nous retrouvons donc la réussite historique du platonisme, le
cas exceptionnel où la raison humaine a pu, par ses seules forces,
s'élever aux plus hautes vérités. C'est sans aucun doute sur la foi
du docteur africain que l'apologiste se proposait de faire lire
Platon, un incroyant, à l'incroyant. Augustin rappelle sans cesse que :
Parmi les philosophes de ce monde, ceux qui furent grands, savants et
meilleurs que tous les autres, ont compris que l'âme humaine était
immortelle: et ils ne l'ont pas seulement compris, mais ils l'ont soutenu
à l'aide de tous les arguments qu'ils ont pu trouver et ils ont transmis
par écrit à. la postérité leurs apologies elles-mêmes. Leurs livres existent,
on les lit... Ces philosophes donc qui ont compris et dit que les âmes
des hommes sont immortelles, ont recherché autant qu'il est possible à
des hommes les causes des maux htunains, des souffrances et des erreurs
des mortels; et ils ont dit, comme ils ont pu, que les hommes avaient
commis je ne sais quels péchés dans une vie antérieure et que cela
leur avait mérité ces corps qui sont des sortes de prisons pour l'âme 31.

34. Fr. 427 - 194. Souligné par nous.


35. Cf. fr. 2 - 227: «Je ne vois partout qubbscurités»; 193 - 98: « C'est une chose
pitoyable de voir tant de Turcs, d'hérétiques, dïnfideles, suivre le train de leurs pères »;
817 - 615: « C'est parce que vous y êtes né, dira-t-on n.
36. Fr. 161 - 221.
37. Fr. 612 - 219. Le génie de Platon est unique. Pascal connaissait les contradictions
des autres philosophes et avait écrit, puis a rayé: « Si faut-il voir si cette belle philosophie
n'a rien acquis de certain par un travail si long et si tendu, peut-être qu'au moins l'âme
se connaîtra soi-même. Ecoutons les régents du monde sur ce sujet. Qu'ont-ils pensé de
sa substance? 395. Ont-ils été plus heureux à la loger? 395. Qu'ont-ils trouvé de son
origine, de sa durée et de son départ ? » (fr. 76 - 73)
38. Serm. 140 - de Tempore 139, 4, n. 4.
MYSTÈRE DE L'AMI! 79

Mais il ne faudrait pas croire qu'un tel exemple puisse être suivi
par beaucoup et se risquer à proposer aux athées un tel cheminement,
car « de tous les hommes qui se sont efforcés de trouver cela, un petit
nombre, avec peine, alors qu'ils étaient doués d'une puissante intel
ligence, qu'ils avaient beaucoup de loisirs et qu'ils étaient versés
dans les sciences les plus subtiles, ont pu parvenir à se mettre sur
la voie de l'immortalité de l'âme H’. Chez les deux écrivains, c'est
donc bien la même attitude: l'immortalité est démontrable en droit
par la seule raison, puisqu'elle a été démontrée en fait; mais cet
itinéraire est trop difficile pour la plupart des hommes et dépourvu
de valeur religieuse; il faut donc d'abord guider vers la foi en
Jésus-Christ, par l'Ecriture et les autres preuves plus concrètes; et
l'« intelligence »‘de cette question élevée sera donnée ensuite. Pascal,
comme Augustin, s'émerveille de voir la moindre paysanne croire
sans hésiter ce que Platon n'a pu persuader qu'à de rares disciples 4°.
Et lui-même considère évidemment l'immortalité comme hors de
doute. « Il est constant, affirme-t-il dans l'écrit Sur la conversion du
pécheur, que l'âme, étant immortelle comme elle est, ne peut trouver
sa félicité parmi les choses périssables." »
Mais l'athée, lui, demeure dans sa nuit. Son propre mystère lui
est peut-être plus troublant que l'énigme de Dieu. Comme tout
homme, il trouve vertigineuse l'inconstance des choses, et le voici
hanté par ce dilemme: son âme résiste-t-elle au dépérissement uni
versel ou va-t-elle se résoudre en fumée ? Et si elle résiste, quelle
est sa destinée ? On lui annonce que « Dieu a établi des marques
sensibles dans l'Eglise pour se faire reconnaître à ceux qui le cher
cheraient sincèrement » et que la connaissance de ces marques
le conduira vers la lumière sur ce mystère qui l'inquiète ‘2. Mais ces
« marques », il les ignore encore. Pour le moment, sur la question
qu'il se pose, il ne trouve que les dissentiments des philosophes
et un apologiste qui l'inquiète et lui propose la lecture de Platon.

39. De Trinitate, XIII, 9, n. 12.


40. Fr. 229 - 444: « Ce que les hommes par leurs plus grandes lumières avaient pu
connaître, cette religion l’enseignait à ses enfants ». Cf. fr. 447 - 769: ‘ La conversion des
païens n'était réservée qu'à la grâce du Messie Les sages, comme Platon et Socrate,
n'ont pu les persuader». Saint Augustin avait développé longuement cette idée dans le
De vera religione, ch. 3, n. 3-5, où Pascal l'a prise.
41. Voir aussi le fr. 278 - 446: « Et sur le Ps. 78. L'esprit s'en va et ne revient plus.
d'où quelques-uns ont pris sujet d'errer contre l'immortalité de l'âme ».
42. Fr. 427 - 194.
V. UIGNORANCE DU SOUVERAIN BIEN
ET DE LA VRAIE MORALE

L'être humain livré à ses seules forces se découvre donc bien


démuni dans sa recherche de la vérité. Dans un monde peu rassurant,
sa raison est impuissante à prouver les principes sur lesquels
roulent tous ses raisonnements ; si même il se fie à eux, il ne parvient
à résoudre aucun de ces problèmes essentiels à sa destinée que sont
l'existence de Dieu et l'immortalité de l'âme. Le voilà malheureux.

1. Vérité et bonheur

Car, au niveau où Pascal situe le dialogue, la découverte du vrai


et l'accès au bonheur ne font qu'un. L'apologiste lui-même ne sépare
pas vérité et bonheur: l'homme « a en lui la capacité de connaître
la vérité et d'être heureux; mais il n'a point de vérité ou constante
ou satisfaisante»1. « Nous souhaitons la vérité et ne trouvons en
nous qu'incertitude. Nous cherchons le bonheur, et sommes inca
pables ni de certitude ni de bonheurz ». « Si l'homme n'avait jamais
été corrompu, il jouirait dans son innocence et de la vérité et de la
félicité avec assurance; et si l'homme n'avait jamais été que cor
rompu, il n'aurait aucune idée de la vérité ni de la béatitude.3 »
Il faut connaître la vérité pour régler sa vie, pour se choisir une
morale; mais cette connaissance répond aussi à un vœu si profond
de l'homme que ce dernier ne saurait être heureux sans elle. Cette
union de la vérité et du bonheur se révèle dans l'expression, si fré
quente chez Pascal, de « vrai bien »‘. Un tel point de vue est nette
ment augustinien. Chez Augustin le véritable bonheur est une joie

1. Fr. 119 - 423. Cf. 75 - 389 et 28 - 436.


2. Fr. 401- 437; cf. 149 - 430: « Ce n'est point dans vous-mêmes que vous trouverez
la vérité ni le bien ».
3. Fr. 131- 434. Tous ces textes sont cités par J. Russicr, La foi selon Pascal, t. l,
p. 52.
4. Fr. 631- 422; 148 - 425; 149 - 430, etc. Lettre sur la mort de son père, Br. minor,
p. 97: « Pratiquons cet enseignement que j'ai appris d'un grand homme dans le temps de
notre plus grande atïliction, qu'il n'y a de consolation qu'en la vérité seule. » C'est ce
qu'enseigne Augustin dans son Epist. 130 - IZI à la veuve Proba: « Non sunt ergo in iis
[bonis tcrrenis] vera solatia, sed ibi potius ubi vera vita » (2, n. 3); dans Y1n Ps. 4, n. 3:
= Sola veritas facit beatos. » Cf. Conf, lX, 12, n. 31, etc.
IGNORANCE DU SOUVERAIN BIEN 81

née de la vérité: « Puisque c'est dans la vérité qu'est connu et


conserve’ le souverain bien, et puisque cette vérité est la sagesse,
distinguons en elle et conservons le souverain bien et jouissons-en...
Car cette vérité nous découvre tous les biens qui sont vrais »5. La
béatitude augustinienne est inséparable de la connaissance de la vérité
totale, et l'évêque d'Hippone se plaît à citer le verset que Pascal a
consigné dans son Mémorial: «Cette est 1a vie éternelle, qu'ils
te connaissent seul vrai Dieu et celui que tu as envoyé J.-C. »°. Sur
ce verset Augustin s'écrie : « Qu'est-ce d'autre que vivre heureux, sinon
posséder par la connaissance un objet éternel? Car ce qui est
éternel l'emporte sur tout; aussi ne pouvons-nous le posséder que
par ce en quoi nous excellons, c'est-à-dire par l'intelligence et nul
bien n'est parfaitement connu s'il n'est parfaitement aimé » 7. Le véri
table bonheur est donc à la fois connaissance et jouissance de la
vérité, une vérité qui n'a rien de froid et d'abstrait, qui diffère des
idées humaines, qui se révèle riche, lumineuse, enivrante. Comme
Origène, Augustin ne cesse de décrire sa possession en termes amou
reux: l'âme étreint, embrasse cette vérité, elle en jouit. De là
les si justes formules de M. Gilson: « Voilà aussi ce qui permet de
réconcilier deux aspects très divers de cette doctrine où, bien que
l'amour y soit la force qui doit finalement étreindre le bien béati
fiant, nous assisterons à une lutte inexpiable contre le scepticisme
et le relativisme sous toutes leurs formes, car, à moins que la vérité
absolue ne soit accessible à l'homme, il n'y a pas pour lui de béa
titude » 3.
Lutte inexpiable contre 1e scepticisme et le relativisme. Tel sera
aussi l'effort de l'auteur des Provinciales et des Pensées. Mais l'être
humain que Pascal rencontre au début de sa démarche, quelles sont
ses certitudes en matière de bonheur ?

5. De lib. arbitrio, 11, 13, n. 36. Cf. Ibid., Il, 9, n. 26: «Num aliam putas esse
sapientiam nisi veritatem, in quo cemitur et tenetur summum bonum? Nam illi omnes
quos contmemoxasti diversa sectantes, bonum appetunt, et malum fugiunt; sed propterea
diversa sectantur, quod aliud alii videtur bonum ». Ibid., Il, 13, n. 35; « Quid enim
petis amplius quam ut beatus sis ? Et quid beatius eo qui fruitur inconcussa et incom
mutabili et exeellentissima veritate?» Suit un grand développement lyrique sur les
bonheurs que se donnent les hommes, avec comme refrain que le bonheur, c'est la vérité.
6. Jean, XVII, 3. Pascal a écrit un peu plus haut: « Père juste le monde ne t'a
point connu, mais je t'ai connu ».
7. De div. quaest 83, qu. 35, n. 2. Augustin réunit a la fin de cette question le verset
johannique (XVII, 3) et l'exigence du Christ: » Tu aimeras le Seigneur ton Dieu de tout
ton cœur, de toute mon âme et de tout ton esprit n (Matth., XXII, 37).
8. Introduction ..., p. 9. Cf. De civ. Dei., X, 3, n. 2, où le verset Mihi adhaerere Deo
bonum est (Ps. 72, verset 28) est appliqué à l'adhésion de l'intelligence.
2. « Tous les hommes recherchent d'être heureux... »

Une constatation s'impose : « Tous les hommes recherchent d'être


heureux. Cela est sans exception, quelques différents moyens qu'ils
y emploient. Ils tendent tous à ce but. Ce qui fait que les uns vont
à la guerre et que les autres n'y vont pas est ce même désir qui est
dans tous les deux accompagné de différentes vues. La volonté ne
fait jamais la moindre démarche que vers cet objet. C'est le motif
de toutes les actions de tous les hommes, jusqu'à ceux qui vont se
pendre ». Ce désir de bonheur est un premier principe de la volonté,
comme il existe des premiers principes de l'intelligence. La volonté
humaine ne peut donc pas ne pas vouloir être heureuse et ce désir
est le fondement de tous ses mouvements *. Telle est l'affirmation
que Pascal rencontrait dans tous les livres de saint Augustin. Ce
dernier avait été si frappé de trouver cette thèse dans l'Hortensius
de Cicéron, qu'il la reprit dans toute son œuvre :
Tous les hommes, quels qu'ils soient, veulent être heureux. Il n'est per
sonne qui ne le veuille ... Les hommes sont entraînés par différentes
convoitises, et l'un désire ceci, l'autre cela. Diverses sont les conditions
de vie dans le genre humain ; et dans cette multiplicité de conditions l'un
choisit et prend ceci, l'autre cela ... Ainsi le désir du bonheur est le lot
commun de tous : mais par quels moyens y parvenir, par où tendre à
ce but, quel chemin suivre pour y accéder ? Ici commencent les discus
sions. L'un dit : heureux ceux qui sont à la guerre. L'autre dit non, et
affirme : Heureux seulement ceux qui cultivent le sol. Que signifie cette
diversité de sentiments sur chaque type de vie, alors que tous désirent
le bonheur 10 ?

9. Fr. 148 - 425 ; cf. De l'art de persuader : « Ceux [les principes] de la volonté sont
de certains désirs naturels et communs à tous les hommes, comme le désir d'être heureux,
que personne ne peut pas ne pas avoir » (Br. minor, p. 186).
10. Serm. 306 - de diversis 112, 3, n. 3 : « Omnis autem homo, qualiscumque sit, beatus
vult esse. Hoc nemo est qui non velit ... Diversis cupiditatibus homines rapiuntur, et alius
cupit hoc, alius illud. Diversa genera sunt vivendi in genere humano; et in multitudine
generum vivendi alius aliud eligit et capessit .. Beata ergo vita, omnium est communis
possessio : sed qua veniatur ad eam, qua tendatur, quo itinere tento perveniatur, inde
controversia est. Alius dicit : Beati qui militant. Negat alius, et dicit : Beati, sed qui
agrum colunt ... Quid est hoc, ut cum omnibus non placeat quaecumque vita, omnibus
placeat beata vita ? ». Cf. Conf., X, 21, n. 31 ; In Ps. 32, II, n. 14; De civ. Dei, VIII, 3,
et XI, 1 ; De moribus, 6, n. 10, et 11, n. 18; Contra Adimantum, 18, n. 2, etc. Voir aussi
Jansénius, Augustinus, P. N., I, c. 2 :
Pondus naturale creaturae rationalis in beatitudinem suam poscit ut beatri
possit.
Beati omnes esse volumus. Quod ita verum et certum et medullis omnium
infixum est, ut cum ipsis Academicis omnia dubia sint, hac de sententia nec
Academicus ille Cicero dubitaverit ... Beati certe, inquit, omnes esse volumus. Et
quia omnes hoc volumus, nec aliter velle possumus, profecto appetitus ille
naturalis est. Ab illa quippe voluntate quicquid vel patenter vel latenter voluerimus,
non recedimus. Nam et ille qui credit quod post mortem non erit, intolerabilibus
molestiis ad totam cupiditatem mortis impellitur, quamvis in opinione habeat errorem
omnimode defectionis in qua nulla omnino beatitudo est, in sensu tamen et voluntate
habet naturale desiderium quietis. Quod autem quietum est non est omnino nihil
imo etiam magis est, ideoque beatius quam quod inquietum est. Inquietudo enim
variat affectiones, ut altera alteram perimat ; quies autem habet constantiam, in
qua maxime intelligitur ipsum esse, et per hoc beatum esse. Omnis itaque ille
appetitus in voluntate mortis, non ut qui moritur non sit, sed ut quiescat et ipsa
quiete sit beatus intenditus. Ita cum errore credat se non futurum, natura tamen
quietum esse, et per hoc magis esse et beatior esse desiderat.
Cette fin fait penser au passage du fr. 136 - 139, sur le repos.
IGNORANCE DU SOUVERAIN BIEN 83

Même celui qui se suicide rêve d'être heureux 11, car ce désir
est inamissible ?. Intimement lié à notre soif de vérité, il constitue
le ressort du dynamisme humain, l'élan fondamental de l'âme vers
sa fin, antérieur à toute expérience *. Le même eudémonisme pro
fond règne donc chez Pascal et chez Augustin.
Mais comme les deux écrivains l'ont bien vu, à partir de là com
mencent les difficultés. Quel est le souverain bien de l'homme ?
Inde controversia est. Ici commence la « dispute » *. Il suffit de
jeter les yeux sur les livres des hommes, d'écouter leurs discours
pour percevoir la confusion qui règne sur ce sujet essentiel à notre
destinée.

11. De lib. arbitrio, III, 8, n. 22-23. Mais Pascal, comme l'a vu Brunschvicg, se souvient
en fait de Jansénius, qu'il a déjà cité dans le fragment 147 - 361 :
Le Souverain Bien. Loispute du Souverain Bien.
Ut sis contentus temetipso et ex te nascentibus bonis.
Il y a contradiction, car ils conseillent enfin de se tuer.
Oh ! quelle vie heureuse dont on se délivre comme de la peste !
Dans le De statu purae naturae, II, c. 1-9, Jansénius traite de la recherche du souverain
bien. C'est à ces forts chapitres que Pascal renvoie par le titre du fragment et celui de
la liasse. Voici le texte dont l'apologiste se souvient (P.N., II, 8) : « Sapientem suum
dixerunt [Stoïci] sola virtute contentum, etiam in Phalaridis tauro esse beatissimum, usque
adeo ut nec illa quae dicuntur mala, mala esse contendant ... Sed quid nisi magnus
quidam stupor arrogantiae hujusmodi paradoxa peperit, quandoquidem si tanta fuerint
illa quae dicuntur ab aliis mala, et ab ipsis bona, ut ea sapiens, qualem mirabili vanitate
describunt, vel non possit vel non debeat sustinere, cogi eum sibi mortem inferre, et ex
hac vita emigrare fateantur ... O vitam scilicet beatissimam, qua ut fruatur mortis quaerit
auxiliun ». « Sola virtute contentum » a pu rappeler à Pascal la citation de Sénèque que
Jansénius cite au moins dans le De haeresi pelagiana, V, 1. Mais l'évêque d'Ypres renvoie
à la Lettre 155 - 52 de saint Augustin, qu'il n'a fait que paraphraser. Or Pascal s'est reporté
à l'original, si bien que ses notes procèdent à la fois de Jansénius et d'Augustin (qui
d'ailleurs sont en parfait accord). Voici le passage de la Lettre (c. 1, n. 2) :
De qua re etiam philosophi multa dixerunt ; sed apud eos vera pietas, id est
verax veri Dei cultus, unde omnia recte vivendi duci oportet officia, non invenitur :
non ob aliud, quantum intelligo, nisi quia beatam vitam ipsi sibi quodammodo
fabricare voluerunt, potiusque patrandam quam impetrandam putaverunt ; cum ejus
dator non sit nisi Deus. Neque enim facit beatum hominem, nisi qui fecit hominem .
Illi vero qui in hac aerumnosa vita, in his moribundis membris, sub hac sarcina
corruptibilis carnis, auctores suae beatae vitae et quasi conditores esse voluerunt .
Deum superbiae suae resistentem sentire minime potuerunt. Unde in errorem
absurdissimum lapsi sunt, ut cum asseverant etiam in Phalaridis tauro beatum esse
sapientem cogantur fateri vitam beatam aliquando esse fugiendam ... Ubi nolo
dicere quantum sit nefas seipsum hominem occidere insontem, cum omnino non
debeat vel nocentem .
[n. 3] .. Vel ideo beatus [erit homo] quoniam fuerit ab illa beata vita,
tamquam ab aliqua peste liberatus ? O nimium superba jactantia ! Si beata vita est
in cruciatibus corporis, cur non in ea manet sapiens ut fruatur ? Si autem misera
est, quid, obsecro te, nisi typhus impedit ne fateatur, ne oret Deum .
Augustin développe le même thème dans De civ. Dei, XIX, 4.
12. Enchir., 105 ; Opus imperf., VI, 12.
13. De lib. arbitrio, II, 9, n. 26 : « Antequam beati simus, mentibus tamen nostris
impressa est notio beatitatis. » C'est parce que nous percevons cette marque que nous
savons que nous voulons être heureux. Mais nous ne le serons que dans la possession du
souverain bien : « Summo autem bono assecuto et adepto, beatus quisque fit ». Cf. Ibid.,
II, 13, n. 35-36).
14. « Inde controversia est » (Serm. 306 - de diversis 112, 3, n. 3 : cité plus haut).
« Le Souverain Bien - Dispute du Souverain Bien », titre du fr. 147 - 361.
3. Platon et Epictète

Pourtant, quelques esprits supérieurs ont découvert ce secret,


en dehors même de la Révélation. Ce sont, ici encore, les platoniciens,
décidément aux frontières de la foi. L'évêque d'Hippone s'émerveille
à maintes reprises de tant de profondeur. Eux seuls ont compris
que l'âme humaine ne saurait être heureuse sans l'union au Dieu
unique 15.
Ils ont donc vu, ces philosophes, que nous voyons à bon droit placés
audessus des autres par leur glorieuse réputation, qu'aucun corps n'est
Dieu, et c'est pourquoi ils se sont élevés au-dessus de tous les corps, à la
recherche de Dieu. Ils ont vu que tout ce qui est changeant n'est pas le
Dieu souverain, et c'est pourquoi ils se sont élevés au-dessus de toute âme
et de tout esprit muables à la recherche du Dieu souverain. Ils ont compris
ensuite qu'en tout être changeant, toute forme qui le fait être ce qu'il
est ne peut elle-même exister que par celui qui est véritablement, parce
qu'il est immuablement. Et des lors, qu'il s'agisse du corps du monde
entier, de sa structure, de ses propriétés, de son mouvement régulier,
de ses éléments échelonnés du ciel à la terre et de tous les corps qu'il
renferme, qu'il s'agisse de toute vie: celle qui nourrit et maintient l'être
comme dans les arbres, celle qui en plus a la sensibilité comme chez les
animaux, celle qui ajoute à tout cela l'intelligence comme chez l'homme,
ou celle qui sans besoin d'aliments se maintient, jouit du sentiment et
de l'intelligence comme chez les anges, rien ne peut tenir son être que
de celui qui simplement est...
Ainsi ce qui est connu de Dieu, Dieu lui-même le leur a manifesté quand
leur intelligence a perçu à travers ces créatures ses perfections invisibles,
son éternelle puissance aussi et sa divinité [Romains, I, 19, 20] 16.
Jansénius ne fera que renchérir sur ces perpétuels éloges du
platonisme 17. Pascal ne pense pas autrement. Son écrit Sur la conver

15. De civ. Dei, X, 1, n. 1 : « Illud quod omnes homines appetunt, id est vitam beatam,
quemquam isti assecuturum negant, qui non illi uni optimo, qui est incommutabilis Deus,
puritate casti amoris adhaeserit n.
Cf. Ibid., 2: « Non est nobis ullus cum his excellentioribus philosophis in hac quaestione
conflictus »; Ibid., VIII, 8. Epist. 118-56, 3, n. 16; De vero relig., 3, n. 3.
16. De civ. Dei, VIII, 6.
17. J. Orcibal, «Thèmes platoniciens », p. 1077: «L'hostilité de Jansénius à la
philosophie antique (L.P., 8; N.L., IV, 11 a 16; P.N., II, 2, 5, 8; III, 14) ou moderne
(L.P., 8 et 28) n'est pourtant pas douteuse. Il ne cesse en particulier de dénoncer 1e
péripatétisme commun aux pélagiens, ces ‘ singes d'Aristote» (H.P., VI, 23; L.P., 10;
l’.N., 11, 2); aux Marseillais (L.P., 10) et même aux scolastiques (L.P., 8; N.L., II, 11; III,
23; IV, 15; P.N., I, 3, 6, 9, 16; II, 2; III, 19; G.C., VII, 6; VIII, 2; IX, 15, 2.5). Il dé
couvre aussi des infiltrations stoîciennes chez les adversaires d'Augustin (H.P., IV, 19) et
chez les auteurs récents (P.N., I, 6; II, 2). Le contraste rend d'autant plus frappante sa
réserve à l'égard des platoniciens. Si Jansénius signale leur polythéisme, il leur trouve en
effet aussitôt des excuses (P.N., Il, 5; cf. I, 14) et c'est a peine s'il les nomme parmi les
inspirateurs d'Orlgène (cf. L.P., 5 à H.P., VI, 18; cf. aussi P.N., III, 14). Sans doute il
n'a aucune connaissance directe de leurs œuvres (P.N., I, 13 et II, 2). Mais il reprend
au Père africain nombre de leurs théories, qui lui servent, en particulier, à montrer l'im
possibilité de l'état de Pune Nature. Comme eux, il prouve que Dieu est la lumière de
l'intelligence, le bien de l'action et de la béatitude (P.N., I, 13). Ce dernier aspect est de
loin le plus important. Les platoniciens ont compris qu'on poursuit en vain dans les objets
créés un bonheur éphémère et que ce n'est que dans la fruitiva contemplatio de Dieu qu'on
peut trouver la béatitude naturelle (P.N., I, 13; II, 2). Dieu doit donc être exclusivement
l'objet de notre imitation et de notre dilection Bien plus, ils ont reconnu qu'un senti
ment si pur n'était pas en notre pouvoir et ils l'ont attribué a un don de Dieu, à une
grâce, qui est ainsi postulée par la nature de l'homme (1-I.P., 15; I..ov., c. 512; I’.N., I, 13,
14; II, 2). Rejetant la facile échappatoire de l'influence biblique, Jansénius tient à marquer,
IGNORANCE DU SOUVERAIN BIEN 85

sion du pécheur présente tous les traits d'une « élévation » plato


nicienne: refus du périssable, obsession de l'écoulement, désir de
la stabilité et du repos par l'union à un Etre immuable. L'âme « se
porte à la recherche du véritable bien. Elle comprend qu'il faut
qu'il ait ces deux qualités, l'une qu'il dure autant qu'elle et qu'il
ne puisse lui être ôté que de son consentement, et l'autre qu'il n'y ait
rien de plus aimable ». De telles formules sont du plus pur platonisme
augustinien; Pascal les emprunte d'ailleurs au De moribus Eccle
siae l‘. C'est seulement dans ce Bien souverain que l'âme trouve la
fin de ses agitations: «Elle traverse toutes les créatures, et ne
peut arrêter son cœur qu'elle ne se soit rendue jusqu'au trône de
Dieu, dans lequel elle commence à trouver son repos »1’. Il s'agit
ici cependant d'un platonisme chrétien: Pascal insiste sur l'impor
tance de l'humilité, qu'Augustin refuse aux platoniciens 2°, et précise
que dans la conversion religieuse la raison est « aidée des lumières
de la grâce ’. Le Christ, pourtant si central dans la théologie pas
calienne, n'apparaît pas, mais semble seulement annonce’, vers la
fin, par le leitmotiv du « chemin», ce chemin que précisément
Platon n'a pas connu et dont il a si longtemps écarté le futur
évêque d'Hippone 2‘.
Pascal, comme Augustin et ses amis de Port-Royal, ne songeait pas
à mettre en doute sérieusement la possibilité pour certains esprits
exceptionnels de découvrir quel est le souverain bien de l'homme.
est
Nous unledes
voyons
philosophes
même louer
du monde
Epictète
qui
de ait
l'avoir
mieuxtrouvé:
connu« les
Epictète
devoirs

de l'homme. Il veut, avant toutes choses, qu'il regarde Dieu comme


son principal objet; qu'il soit persuadé qu'il gouverne tout avec
justice; qu'il se soumette à lui de bon cœur et qu'il le suive volon
tairement en tout, comme ne faisant rien qu'avec une très grande
sagesse; qu'ainsi cette disposition arrêtera toutes les plaintes et
tous les murmures, et préparera son esprit à souffrir paisiblement

dix fois dans un seul chapitre (P.N., I, 13; cf. II, 2) que toutes ces vérités ont été atteintes
par la «lumière naturelle de la raison ». Il ne peut donc trop célébrer la force d'esprit
(P.N., I, 13) du « divin ’ Platon et de ses disciples, omnium Philosophorum merito nobilis
simorum (P.N., I, 13; cf. II, 5). Ils ont été très proches du Christianisme (P.N., I, 10, 13;
II, 2) s
18. « Quomodo summum bonum est si est aliquid melius quo pervenire possimus ? Hoc
îgitur si est, tale esse debet quod non amittat invitus ’ (3, n. 5).
19. Sur la conversion du pécheur. Reprise évidente des Confessions (I, l, n. 1): « Fecisti
nos ad te, et inquietum est cor nostrum donec requiescat in te ». Formule clé de la pensée
pascalienne: « Mon cœur que vous n'aviez formé que pour vous, et non pas pour le
monde ni pour moi-même » (Prière pour le bon usage des maladies, ch. 6). Fr. 399 - 438:
Si l'homme n'est fait pour Dieu, pourquoi n'est-il heureux qu'en Dieu?
Si l'homme est fait pour Dieu, pourquoi est-il si contraire a Dieu?
(On notera a nouveau l'habileté de l'interrogation pascalienne).
Fr. 400 - 427: « Il [l'homme] le [Dieu] cherche partout avec inquiétude».
20. Conf., VII, 18-20.
21. L'âme veut que Dieu « soit lui-même son chemin Elle commence a connaître
Dieu et désire d'y arriver Elle fait la même chose qu'une personne qui désirant arriver
en quelque lieu, ayant perdu le chemin, et connaissant son égarement, aurait recours à
ceux qui sauraient parfaitement ce chemin ». Voir dans le passage des Confessions cité
ci-dessus: « Et quarebam viam comparandi roboris quod esset idoneum ad fmeudum
te; nec inveniebam, donec amplecterer mediatorem Dei et hominum ..., vocantem et dicen
tem: Ego sum via, veritas ct vita [Jean, XIV, 16] ’ (Conf, Vll, 18, n. 24; cf. Ibid., 19-20).
86 ua CLAIR-OBSCUR nu moNns

les événements les plus fâcheux »22. Il lui prête certains sentiments
de modestie: « Il montre aussi en mille manières ce que doit faire
l'homme. Il veut qu'il soit humble, qu'il cache ses bonnes résolutions,
surtout dans les commencements, et qu'il les accomplisse en secret;
rien ne les ruine davantage que de les produire »23; mais il ne
tarde pas à reprendre les accusations augustiniennes contre l'orgueil
stoïcien 2‘. Il n'admire pourtant pas moins Epictète qu'Augustin
n'admirait Platon et «ose dire qu'il mériterait d'être adoré, s'il
avait aussi bien connu son impuissance »35. Cet éloge d'un stoïcien
est propre à Pascal, qui ne cesse d'opposer stoïcisme et épicurisme
pour révéler ensuite la synthèse chrétienne, conformément au pro
gramme précisé à la fin de l'Entretien. L'évêque d'Hippone procède
différemment: il élève au-dessus des erreurs stoïciennes et épi
curiennes la grandeur du platonisme, qui est à ses yeux la meilleure
propédeutique à l'Evangile 2°. La cassure est donc faible, chez lui,
entre les acquisitions de la raison et les réalités de la foi. Pascal,
plus sensible sans doute au scepticisme ambiant, a préféré, au
moins dans la présentation des arguments, laisser le libertin en
proie aux « contrariétés » de ces deux philosophies. On comprend
qu'un augustinien comme Sacy, après n'avoir formulé aucune critique
contre l'éloge et l'utilisation d'Epictète (le Platon de ce jeune
homme, devait-il penser), se soit inquiété d'une méthode qui ré
habilitait le pyrrhonisme, renvoyait dos à dos stoïciens (Epictète)
et épicuriens (Montaigne) et ne ménageait pas assez la transition
vers le christianisme. Pascal a-t-il redouté que l'incroyant ne se fa
çonne un platonisme à sa mesure et n'en reste là ? Il semble plutôt
qu'il ait rapproché platonisme et stoïcisme, rapprochement que son
ignorance de Platon et le choix d'Epictète facilitaient, pour les
opposer à l'épicurisme de Montaigne. Il obtenait ainsi les fameuses
antinomies : grandeur - bassesse ; orgueil - désespoir ; ange - bête, etc.

22. Entretien, éd. Courcelle, p. 13. Cf. Cinquième Provinciale, éd. Cognet, p. 79, où Pascal
exige des chrétiens « une vertu plus haute que celle des Pharisiens et des plus sages du
paganisme. La loi et la raison sont des grâces suffisantes pour ces effets. Mais, pour dégager
l'âme de l'amour du monde, pour la retirer de ce qu'elle a de plus cher, pour la faire
mourir à soi-même, pour la porter et l'attacher uniquement et invariablement à Dieu, ce
n'est l'ouvrage que d'une main toute-puissante. Et il est aussi peu raisonnable de prétendre
que l'on a toujours un plein pouvoir, qu'il le serait de nier que ces vertus, destituées
d'amour de Dieu, lesquelles ces bons Pères confondent avec les vertus chrétiennes, ne sont
pas en notre puissance n.
23. Ibid., p. 15.
24. « Superbe diabolique », lbid., p. 19.
25. Ibid., p. 15. Cf. Contra Jul., V, 76: « Plato, quem Cicero appellare non dubitat pene
philosophorum deum ».
26. Epist. 118-56, c. 3, n. 16: « Inter eos autem qui fruendum Deo, a quo et nos et
omnia facta sunt, unum atque summum bonum nostrum esse dicunt, apud illos eminuerunt
Platonici, qui non immerito ad officitu-n suurn pertinere arbitrati sunt, Stoïcis, et Epicureis
maxime et prope solis omnino resistere Quantum igitur pertinet ad questionem de summo
hominis bono profecto reperies duos errores inter se adversa fronte collidi : unum consti
tuentem in corpore, alium constituentem in animo summum bonum Reperies Epicureos
et Stoïcos inter se acerrime dimicantes; eorum vero litem conantes dijudicare Platonicos,
occultantes sententiam veritatis, et illomm vanam in falsitate fiduciam convincentes et
redarguentes ». Cf. De civ. Dei, VIII, 8: « Cedant igitur hi omnes illis philosophis, qui non
dixerunt beatum esse hominem fruentem corpore, vel fruentem animo, sed fruentem Deo n.
On retrouverait assez facilement cette position dans l'écrit Sur la conversion du pécheur.
4. Dissentiments des philosophes

Mais les deux théologiens ne tardent pas a se rejoindre pour
souligner l'impuissance des philosophies platonisantes. Ces philoso
phes ont assurément vu ou entrevu quel est le souverain bien de
l'homme, mais ils n'ont pas pu se diriger vers lui, car ils ignoraient
le Médiateur. L'éloge du platonisme s'achève sur une réserve chez
l'évêque d'Hippone, car Socrate et ses disciples demeurèrent, croit-il,
des idolâtres, et ne purent répandre leur doctrine 2’. Quant à l'éloge
d'Epictète, il est bientôt suivi de dures critiques, dans l'Entretien :
Il se perd dans la présomption de ce qu'on peut. Il dit que Dieu a donné
à l'homme les moyens de s'acquitter de toutes ses obligations; que ces
moyens sont en notre puissance; qu'il faut chercher la félicité par les
choses qui sont en notre pouvoir, puisque Dieu nous les a données à cette
fin; qu'il faut voir œ qu'il y a en nous de libre; que les biens, la vie,
l'estime, ne sont pas en notre puissance et ne mènent donc pas à Dieu;
mais que l'esprit ne peut être forcé de croire ce qu'il sait être faux,
ni la volonté d'aimer ce qu'elle sait qui la rend malheureuse, que ces deux
puissances donc sont libres, et que c'est par elles que nous pouvons
nous rendre parfaits; que l'homme peut, par ces puissances, parfaitement
connaître Dieu, l'aimer, lui obéir, lui plaire, se guérir de tous ses vices,
acquérir toutes les vertus, se rendre saint, et ainsi compagnon de Dieu.
Ces principes d'une superbe diabolique le conduisent à d'autres erreurs,
comme que l'âme est une portion de la substance divine; que la douleur
et les maux ne sont pas des maux; qu'on peut se tuer quand on est telle
ment persécuté qu'on doit croire que Dieu appelle; et d'autres 73.

Tous deux se plaisent aussi à oublier leur réduction des systèmes


philosophiques à deux ou trois grandes attitudes en face des prin
cipaux problèmes (connaissance, souverain bien) pour énumérer les
dissentiments des diverses écoles et les railler. Il y avait là pour
eux un moyen de faire aspirer leurs interlocuteurs à la stabilité
de la foi catholique.
Tous s'entredéchirent, écrit Augustin: les maîtres sont critiqués
par leurs disciples, les disciples se divisent; chacun veut paraître
plus subtil que les autres et invente son système. Ils bavardent
dans leurs gymnases 2°. L'évêque d'Hippone dresse parfois des listes
de leurs contradictions 3°. Comme lui, Pascal se plaît à évoquer les

27. De vera relig., l-Z; Conf., VII, 9, n. 14: « Etsi cognoscunt Deum, non sicut Deum
glorificant aut gratias agunt; sed evanescunt in cogitationibus suis, et obscuratur insipiens
cor eorum; dicentes se esse sapientes, stulti fiunt »; Ibid, VII, 21, n. 27; De civ. Dei,
Il, 7.
28.1311. Courcelle, pp. 15-19. Même condamnation de l'impuissance dîpictète et des
autres philosophes : fr. 140 - 466 ; 141 - 509.
29. De civ. Dei, XVIII, 41, n. 1; In Joh., tr. 45, n. 3: « Fuerunt ergo quidam philo
sophi, de virtutibus et virtiis subtilia multa tractantes, dividentes, definientes, ratiocinationes
acutissimas concludentes, libros implentes suam sapientiam buccis crepantibus: Nos sequi
mini, sectam nostram tenete, si vultis beate vivere. Sed non intrarant per ostium: perdere
volebant, mactare et occidere. »
30. De civ. Dei, XVIII, 41 n. 2:
Palam in conspicua et nutissima porticu, in gymnasiis, in hortulis, in locis
publicis ac privatis, catervatim pro sua quisque opinione certabant: alii asserentes
unum, alii innumerabiles mundos; ipsum autem unum alii ortum esse, alii vero
initium non habere; alii interiturum, alii semper futurum; alii mente divina, alii
fortuitu et casibus agi; alii immortales esse animas, alii mortales ; et qui immor
88 LE CLAIR-OBSCUR DU MONDE

oppositions des philosophies morales élaborées par les « régents


du monde » : « L'un dit que le souverain bien est en la vertu, l'autre
le met en la volupté, l'autre à suivre la nature, l'autre en la vérité
- Felix qui potuit rerum cognoscere causas -, l'autre à l'ignorance
totale, l'autre en l'indolence, d'autres à résister aux apparences,
l'autre à n'admirer rien - nihil mirari prope res una quae possit
facere et servare beatum -, et les braves pyrrhoniens en leur ataraxie,
doute et suspension perpétuelle »*". L'auteur des Provinciales re
trouve son ironie pour railler « ces âmes fortes et clairvoyantes » *?
dont Augustin se demandait, quant à lui, s'il fallait les railler ou
les plaindre *. L'apologiste a pris chez Montaigne l'allusion, fréquente
chez Augustin, au recensement des théories sur le souverain bien :
« 280 sortes de souverains biens dans Montaigne »*.
Mais ce n'est pas tout, les peuples sont allés plus loin encore,
s'il est possible, dans les égarements. Pascal a développé ce thème
en paraphrasant La vraie religion dans la seconde partie du grand
fragment 148 - 425 sur le Souverain bien :
Lui seul [Dieu] est son véritable bien. Et depuis qu'il l'a quitté c'est une
chose étrange qu'il n'y a rien dans la nature qui n'ait été capable de lui
en tenir la place, astres, ciel, terre, éléments, plantes, choux, poireaux,
animaux, insectes, veaux, serpents, fièvre, peste, guerre, famine, vice,
adultère, inceste. Et depuis qu'il a perdu le vrai bien tout également
peut lui paraître tel jusqu'à sa destruction propre, quoique si contraire
à Dieu, à la raison et à la nature tout ensemble 35.

tales, alii revolvi in bestias, alii nequaquam ; qui vero mortales, alii mox interire
post corpus, alii vivere etiam postea vel paululum, vel diutius non tamen semper ;
alii in corpore constituentes finem boni, alii in animo, alii in utroque, alii extrinsecus
posita etiam bona ad animum et corpus addentes ; alii sensibus corporis semper,
alii non semper, alii numquam, putantes esse credendum. Has et alias pene innume
rabiles dissensiones philosophorum .. quis unquam populus ... dijudicandas curavit
. Ut non frustra talis civitas mysticum vocabulum Babylonis acceperit. Babylon
quippe interpretatur Confusio ... Nec interest diaboli regis ejus, quam contrariis
inter se rixentur erroribus, quos merito multae variaeque impietatis pariter possidet.
[n. 3] At vero gens illa, ille populus, illa civitas, illa respublica, illi Israelitae,
quibus credita sunt eloquia Dei, nullo modo pseudoprophetas cum veris Prophetis
pari licentia confuderunt : sed concordes inter se atque in nullo dissentientes, sa
crarum Litterarum veraces ab eis agnoscebantur et tenebantur auctores .
Même démarche chez Pascal : « Ceci est effectif. Pendant que tous les philosophes se
séparent en différentes sectes, il se trouve en un coin du monde des gens qui sont les plus
anciens du monde, déclarant que tout le monde est dans l'erreur, que Dieu leur a révélé
la vérité » (fr. 456 - 618).
31. Fr. 76 - 73 ; cf. 148 - 425. De Trinitate, XIII, 4, n. 7 : « Mirum est autem cum
capessandae atque retinendae beatitudinis voluntas una sit omnium, unde tanta existat de
ipsa beatitudine rursus varietas atque diversitas voluntatum, non quod aliquis eam nolit,
sed quod non omnes eam norint. Si enim omnes eam nossent, non ab aliis putaretur esse
in virtute animi ; aliis in corporis voluptate ; aliis in utraque ; et aliis atque aliis, alibi
atque alibi ».
32. Fr. 76 - 73.
33. De Trinitate, XIII, 7, n. 9 : « Haec est tota, utrum ridenda, an potius miseranda,
superborum beatitudo mortalium, gloriantium se vivere ut volunt ».
34. Fr. 408 - 74 ; cf. 479 - 74 bis, d'après Essais, II, 12, qui porte, par suite d'une faute
typographique, 280 au lieu de 288, chiffre constamment cité par Augustin. Cf. De civ. Dei,
XIX, 2 ... « Marcus Varro .. ad sectas ducentas octoginta octo pervenit . ». Pascal ne
s'est donc pas reporté au texte augustinien.
35. De vera relig., 37, n. 68 : « Hinc [du culte de l'âme] ad animalia, et inde ad ipsa
corpora colenda dilabuntur ... In primis solis corpus occurrit ... Aliqui et lunae splendorem
religione dignum putant ... Alii etiam caeterorum siderum corpora adjungunt, et totum
IGNORANCE DU SOUVERAIN BIEN 89

Et l'apologiste poursuit: « Les uns le cherchent dans l'autorité,


les autres dans les curiosités et les sciences, les autres dans les
voluptés. (Ces trois principes de leur corruption ou deux à la fois
ou tous trois ensemble)»3‘.
De telles listes d'égarements ont par elles-mêmes une puissance
polémique indubitable: on pense au Bossuet de I'Histoire des va
riations des Eglises protestantes. Sollicité en tous sens par tant de
doctrines opposées, l'incroyant deviendra plus désemparé que jamais.

5. Impossibilité pour la raison d'établir une morale

Impuissant à découvrir par ses propres forces quel est son véri
table bien, incertain sur l'existence d'un Dieu et l'immortalité de
son âme, l'être humain est évidemment incapable d'établir ration
nellement une morale. Le voilà livré au hasard, à ses caprices, aux
coutumes, à l'intérêt, à la peur. Pascal n'hésite pas à rejoindre et
même à précéder le libertin dans son pyrrhonisme moral, à faire
la route avec lui. Les « Pensées » où il révèle cet accord avec son
interlocuteur sont légion 33. Evidemment Montaigne et les contem
porains ont inspiré à l'apologiste nombre de ses remarques scepti
ques. Mais en cela ils n'ont aidé Pascal qu'à illustrer l'une des thèses
fondamentales de l'augustinisme: il est impossible à l'homme d'éta
blir par sa seule raison une véritable morale 3‘.

caelum cum stellis suis. Alii caelo aethereo copulant aerem, et istis duobus superioribus
stulti
elementis
factisubjiciunt
sunt et
animas
immutaverunt
suas ». Cf. gloriam
De civ. incorruptibilis
Dei, XIV, 28: «Dei
Dicentes
in similitudinem
se esse sapientes
imaginis

corruptibilis hominis et volucrum et quadrupedum et serpentium [Romains, I, 21- 4] (ad


hujusce modi enim simulacra adoranda vel duces populomm vel sectatores fuerunt) ». Pascal,
fr. 53 - 429: « Bassesse de l'homme jusqu'à se soumettre aux bêtes, jusques à les adorer ».
36. De vera relig., 38, 69-71. D'autres païens n'ont pas adoré les créatures: « Sed frustra
hoc sentiunt: non enim efficiunt ut non serviant: remanent quippe ipsa vitia
[70.] Quanquam in hac rerum extremitate miseri jaceant, ut vitia sua sibi dominare
patiantur, vel libidine, vel superbia, vel curiositate damnati, vel duobus horum, vel omnibus,
quamdiu sunt in hoc stadio vitae humanae, licet eis congredi et vincere
[71.] Triplex etiam tentatio in homine monstrata est [suit l'exposé des trois tentations
de J.-C. « cupiditatem voluptatis », « dominationis temporalis fastu» « curiositatis
illecebra »]. Le passage rayé par Pascal était une pure traduction. Cf. fr. 145 - 461: » Les
3 concupiscences ont fait trois sectes et les philosophes n'ont fait autre chose que suivre
une des trois concupiscences ». Dans son Discours de la Réformation de l'homme intérieur,
p. 16, Jansénius, reprenant cette analyse, renvoie en marge au De ven relig., 38 et à
» Conf., III, 8 et alibi» et ajoute: « Hi tres denique fontes sunt, unde omnium humanorum
flagitiorum, ut constantissime frequentissimeque Aug. docet, corruptela promanat ».
37. Baudin les évoque dans ses Etudes sur la philosophie de Pascal, II, pp. 1-28: fr.
60 - 294, 86 - 297, 103 - 298, 81- 299, 711- 301, 828 - 304, 95 - 316, 44 - 82, 554 - 303, 797 - 310,
26 - 330, 9 - 291, 85 - 878, 64 - 295, S20 - 375, 94 - 313, 101 - 324, 89 - 315, 767 - 306. Mais ce
pyrrhonisme n'est qu'un élément dans une synthèse théologique: « La corruption de la
raison paraît par tant de différentes et extravagantes mœurs » (fr. 600 - 440).
38. De civ. Dei, XVIII, 41 : « IsÜ philosophi cur dissenserunt et a magistris discipulî,
et inter se condiscipuli, nisi quia ut homines humanis sensibus et humanis ratiocinationibus
ista quaesierunt ? Quid agit, aut quo vel qua, ut ad beatitudinem pervenîatur, humana se
porrigit infelicitas, si divina non ducit auctoritas ». Le célèbre « Crede ut intelligas » s'étend
à toute la morale. Augustin et son disciple sont en cela parfaitement logiques. A leurs yeux,
tout se tient: la foi, la vraie philosophie, la vraie morale. Comme, sans la foi, on n'est
90 LE CLAlR-OBSCUR DU MONDE

Pascal a exprimé clairement ce principe dans le Premier écrit


des curés de Paris: « On a vu ceux qui se donnent la qualité de
docteurs et de théologiens substituer à la véritable morale, qui ne doit
avoir pour principe que l'autorité divine, et pour fin que la charité,
une morale toute humaine, qui n'a pour principe que la raison
et pour fin que la concupiscence et les passions de la nature 23’.
C'est une morale « toute charnelle », que les casuistes ont apportée,
« et dont ils ne donnent pour fondement, sinon que Sanchez,
Molina, Escobar, Azor, etc., la trouvent raisonnable » ‘°. Un tel recours
à la raison est, aux yeux de Pascal et des curés, contraire à la
Tradition de l'Eglise: « Comme il y a des hérésies dans la foi, il y a
aussi des hérésies dans les mœurs, selon les Pères et les Conciles, et
qui sont d'autant plus dangereuses, qu'elles sont conformes aux
passions de la nature, et à ce malheureux fond de concupiscence
dont les plus saints ne sont pas exempts »".

6. Loi naturelle et obscurcissement chez saint Augustin

Est-ce à dire que, d'après saint Augustin et Pascal, n'existe pas


ce que l'on a coutume d'appeler une «loi naturelle », qui serait
inscrite au cœur de chaque être humain et qui ferait entendre ses
préceptes à chaque conscience ? Si elle n'existe pas, le pyrrhonisme
moral doit régner seul. Mais si elle existe - et elle existe - com
ment concilier son affirmation avec le pessimisme moral, qui est
commun aux deux théologiens ?
Pour l'évêque d'Hippone cette loi naturelle n'est autre que le
précepte: Ne fais pas à autrui ce que tu ne voudrais pas qu'il te
fît.
Par loi, comprenons soit la loi naturelle, qui se révèle à l'âge où les hommes
commencent à pouvoir se servir de leur raison, soit la loi écrite, qui nous
fut donnée par l'intermédiaire de Moïse Par conséquent puisqu'il
existe aussi une loi dans la raison de l'homme, dès qu'il se sert de son
libre arbitre, loi gravée naturellement dans son cœur et qui invite chaque
homme à ne pas faire subir à un autre ce qu'il ne veut pas avoir lui-même
à subir: selon cette loi sont prévaricateurs aussi ceux qui n'ont pas
accepté la Loi donnée par l'intermédiaire de Moïse 42.

pas certain qu'il y ait un Dieu, que l'âme soit immortelle, quelle morale édifiera l'incroyant?
« La vraie nature de l'homme, son vrai bien et la vraie vertu et la vraie religion sont
choses dont la connaissance est inséparable» (fr. 393 - 442). Cf. 417 - 548. C'est au nom
de cette conviction qu'Augustin refusera de voir dans Rome une vraie communauté: une
cité qui ignore le vrai Dieu est étrangère a la justice (De civ. Dei, XIX, 21).
39. Ed. Cognet, p. 406. Cf. fr. 601- 907: « Les casuistes soumettent la décision à la
raison corrompue et le choix des décisions à la volonté corrompue, afin que tout ce qu'il
y a de corrompu dans la nature de l'homme ait part à sa conduite ».
40. Ibid., p. 407 (souligné par nous); cf. pp. 412-413, où ce rationalisme moral est
attaqué violemment.
41. lbid., p. 417. Cf. encore Second Ecrit des curés de Paris, éd. Cognet, p. 422;
fr. 769 - 903 et 903 bis.
42. Epist. 157-190 a Hilaire, 3, n. 15: » Lex autem subintravit, ut abundarct delietum
[Romains, V, 20] Legem quippe sive naturalem intelligamus, quae in eorum apparet
aetatibus, qui jam ratione uti possunt ; sive conscriptam, quae data est per Moysen, quia
IGNORANCE DU SOUVERAIN BIEN 91

Augustin ne fait ainsi que préciser une affirmation de saint Paul


dans la Lettre aux Romains, II, 14 » : « Quand des païens privés de la
Loi accomplissent naturellement des prescriptions de la Loi, ces
hommes, sans posséder de Loi, se tiennent à eux-mêmes lieu de
Loi ». C'est d'ailleurs ce texte qui semble être à l'origine de la théorie
de la loi naturelle *. Cette loi est inscrite au fond du cœur de tous
les hommes *. Encore faut-il qu'ils ne détournent pas d'elle leurs
regards ! Mais cet oubli de la loi intérieure ne les constitue pas
moins coupables. Les justes, même sans l'aide d'une loi écrite, ont
respecté ses commandements. La Loi écrite fut donnée par Moïse
pour contraindre les yeux des hommes à retrouver au fond d'eux
mêmes ses préceptes : l'homme en effet s'attache à l'extérieur et
s'exile constamment de son propre cœur.Si le commandement unique
de cette loi du cœur est de ne pas faire à autrui ce qu'on ne voudrait
pas qu'il nous fît, Augustin développe quelques-unes des conséquences
qu'il implique. A ses yeux, un certain nombre de comportements
précis sont formellement interdits par cette loi naturelle : l'adultère,
le vol, l'injustice, l'homicide, le refus de l'hospitalité *. Ailleurs il
mentionne comme contre-nature la sodomie *, comme naturelles les
lois de l'amitié*". Ces lois naturelles sont l'expression d'un ordre
naturel qu'Augustin définit tantôt dans une perspective stoïcienne,
et il évoque alors la fraternité humaine, l'union qui doit régner
entre les images de Dieu *, tantôt dans une perspective platonicienne,
et il insiste alors sur la hiérarchie des créatures : les sens doivent

nec ipsa vivificare potuit, et liberare a lege peccati et mortis, quae tracta est ex Adam, sed
magis addidit praevaricationis augmenta .. Proinde quoniam lex est etiam in ratione hominis
qui jam utitur arbitrio libertatis naturaliter in corde conscripta, qua suggeritur, ne aliquid
faciat quisque alteri, quod pati ipse non vult : secundum hanc legem praevaricatores sunt
omnes etiam qui Legem per Moysen datam non acceperunt ». Contra Faustum, XXII, 27 :
« Lex vero aeterna est, ratio divina vel voluntas Dei, ordinem naturalem conservari jubens,
perturbari vetans » ; Ibid., XXII, 30 et 73 ; Serm. 81 - ex Sirm. 33, n. 2 : « Lex illa in
tabulis data Judaeis nondum erat temporibus Job, sed manebat adhuc lex aeterna in cordibus
piorum, unde illa descripta est quae populo data est ». Cette loi était en fait dans tous
les cœurs, mais seuls les justes la déchiffraient ; les pécheurs détournaient d'elle leurs
regards, elle n'existait pas pour eux : tel est ici le sens de la formule (cf. In Ps. 57, n. 1 :
« Non enim scriptum non habebant, sed legere nolebant »).
43. In Ps. 118, XXV, n. 4 : « Si ergo Apostolus secundum legem quam Deus per Moysen
populo Israël dedit, caeteris autem gentibus non dedit, sine lege dixit esse caeteras gentes,
quid intellecturi sumus in isto psalmo dictum esse, Praevaricantes aestimavi omnes pecca
tores terrae, nisi intelligamus aliquam legem non per Moysen datam, secundum quam sunt
praevaricantes caeterarum gentium peccatores ? Ubi enim lex non est, nec praevaricatio.
Quae ista lex est, nisi forte illa de qua idem dicit Apostolus : Gentes quae legem non habent,
naturaliter quae legis sunt faciunt ; hi legem non habentes, ipsi sibi sunt lex [Romains, II,
14] ... Nullus enim est qui faciat alteri injuriam, nisi qui fieri nolit sibi : et in hoc trans
greditur legem naturae, quam non sinitur ignorare, dum id quod facit non vult pati ».
44. In Ps. 57, n. 1 : « Manu formatoris nostri in ipsis cordibus nostris veritas scripsit :
Quod tibi non vis fieri, ne facias alteri [Tobie, IV, 16]. Hoc et antequam Lex daretur nemo
ignorare permissus est, ut esset unde judicarentur et quibus Lex non esset data ». Quelques
lignes plus loin apparaît Romains, II, 1-15.
45. In Ps. 57, n. 1.
46. Conf., III, 8, n. 15: « Flagitia quae sunt contra naturam, ubique ac semper detes
tanda atque punienda sunt, qualia Sodomitarum fuerunt ».
47. Conf., IV, 9, n. 14 : « Hoc est quod diligitur in amicis, et sic diligitur ut rea sibi
sit humana conscientia, si non amaverit redamantem, aut si amantem non redamaverit ».
48. In Ps. 57, n. 1 (point de vue horizontal, social : d'où l'absence de référence à l'ado
ration de Dieu).
92 LE CLAIR-OBSCUR nu MONDE

être soumis à l'âme, et l'â.me à Dieu ‘’. Le théologien africain se


révèle donc d'un certain optimisme sur la force de cette loi natu
relle inscrite dans les cœurs.
Mais comment expliquer qu'elle soit si constamment violée ?
En premier lieu, répond-il parfois, cette loi n'a pas été comprise
d'emblée dans son universalité: ainsi les Juifs ont restreint leur
compréhension du précepte et n'en ont pas fait bénéficier leurs
ennemis ; entre la parfaite vertu qui consiste à ne tromper personne
et le vice total qui n'hésite pas à tromper n'importe qui, ils ont
choisi une attitude intermédiaire, et ne trompaient que leurs
ennemis 5°. D'autre part certaines dérogations ont été voulues par Dieu
pour un temps, comme la polygamie, destinée à propager l'espèce
humaine encore peu nombreuse, et même l'inceste, puisque les
enfants d'Adam ne pouvaient procréer qu'entre eux 5‘. Mais il ne s'agit
là que d'explications limitées, et parfois hésitantes, incertaines.
Autrement ample est la réponse: tous les hommes sont pécheurs,
incapables de pratiquer la loi de leur conscience, et l'influence
d'Adam, leurs fautes, leurs mauvais désirs les aveuglent peu à peu
au point qu'ils ne peuvent plus reconnaître les caractères divins
imprimés sur leur cœur; si bien qu'on peut concrètement affirmer
que ces marques ne se laissent plus lire que dans l'âme de quelques
justes, comme Job 52. Chez les autres le mal les a « usées N‘.
Alors que certains textes augustiniens rendent un son optimiste
et par leur naïveté offrent aux ethnologues tme cible de choix,
d'autres, comme nous l'avons vu, expriment le plus extrême pessi
misme. Il n'est pas de crime que la perversion humaine n'ait trans
formé en coutume, n'ait considéré comme vertueux. De là l'idée que
concrètement existe une seconde nature, dont le docteur de la
grâce explique la puissance par l'influence du péché originel et
le règne de la concupiscence, par le poids des coutumes, qui im
pressionnent et courbent un être devenu faible et malléable à l'excès :
« Nous aussi [Les Juifs] autrefois, nous étions par nature enfants de
la colère, tout comme les autres [Ephésiens, II, 3]. Comment cela,
par nature, sinon parce que par le péché du premier homme le vice
a pris la place de la nature ? Si le vice a pris la place de la nature,
tout homme est né l'âme aveugle »5‘. « Ce n'est pas pour rien que
la coutume est appelée une sorte de seconde nature, pour ainsi

49. Conf, XIX, 21, n. 2.


50. De div. quaest. 83, qu. 53, n. 1. Cette question et les qu. 44 et 49 posent le principe
d'une évolution morale de l'humanité. Mais Augustin la nie généralement (voir notre cha
pitre « Théologie de l'histoire n).
51. De civ. Dei, XV, 16; cf. De bono conjugali, 15, n. 17.
52. Serm. 81 - ex Sirm. 33, n. 2.
53. In Ps. 57, n. 1: n Omnes facti ad imaginem Dei, nisi terrenis cupiditatibus
conterant quod ille formavit ».
54. In ]oh., tr. 44, n. 1: « Fuimus et nos aliquando nature filii irae, sicut et Caeteri.
Quomodo natura, nisi quia peccante primo homine, vitium pro natura inolevit, secundum
mentem omnis homo caecus natus est ». Cf. Opus imperf., I, 105: « Cur ergo non creditis
tantum saltem valuisse illud primi hominis ineffabiliter grande peccatum, ut eo vitiaretur
humana natura tuiiversa, quantum valet nunc in homine uno secunda natura [sc. cousue
tudo] ». C'est un leitmotiv de l'Opus imperf. : l, 72; III, 57, etc.
IGNORANCE nu SOUVERAIN BIEN 93

dire surajoutée M5. Lorsqu'il adopte ce point de vue pessimiste


- et c'est presque toujours le cas - Augustin ne garde plus de la
vie qu'une vision platonicienne: la hiérarchie Dieu - âme - corps
a été brisée par le péché d'origine. Aujourd'hui, historiquement, les
hommes vivent en proie à tous les désordres, agités, égarés. Evidem
ment l'optimisme stoïcien a disparu 5°. Si l'on considère l'ensemble
de l'œuvre augustinienne, il apparaît que demeurent dans l'âme
humaine une connaissance et même 11116 pratique sporadique de
la loi que Dieu y a inscrite. Ainsi s'expliquent la grandeur de Rome,
l'élévation de la philosophie platonicienne, le maintien d'une certaine
qualité dans les rapports humains... Par le péché d'origine, qui fait
régner la concupiscence et la coutume, s'expliquent les incroya
bles perversions de l'humanité et le pourrissement des actions ap
paremment les meilleures par l'orgueil 53.

7. Loi naturelle et obscurcissement chez Pascal

Et Pascal? Sa grande connaissance de Montaigne l'aurait-elle


conduit à un relativisme radical, à une totale négation de toute
loi naturelle ? Certaines de ses affirmations l'ont fait croire:
« L'homme n'est qu'un sujet plein d'erreur naturelle, et ineflaçable
sans la grâce N‘. Mais l'apologiste est un génie abrupt, dont bien
des remarques sont des éclairs: sa manière incisive, à l'emporte
pièce, fait souvent penser à saint Paul. Or chacun sait que l'on a
fait dire aux formules de ce dernier un peu n'importe quoi. Tous deux
usent à l'envi d'une forme stylistique dangereuse, l'hyperbole 5’. Rien
d'étonnant à ce que Pascal ait subi le même sort! Il faut donc
considérer l'ensemble de son œuvre, et de très près.

55. De musica, VI, 7, n. 19: » Non enim frustra consuetudo quasi secunda, et quasi
atïabricata natura dicitur ». Augustin reprend ici un dicton. Cf. Opus imperf, IV, 103 et
VI, 41.
56. L'ln Ps. 57, n. 1 faisait appel à la terminologie même de l'Ecole: ’ Numquid solus
es homo? Nonne in societate vivis generis humani ? Qui tecum factus est, socius tuus est
et omnes facti ad imaginem Dei ». On dirait de Hîpictète!
57. Nous aurons à revenir sur ces points dans les chapitres « Le règne du cœur mau
vais» et « La grâce souveraine», Jansénius avait parfaitement compris son maître: voir
I. Orcibal, « Thèmes platoniciens », p. 1079: « Sans doute il admet un droit naturel
inscrit dans le cœur humain par son Créateur (N.L., II, 5, 6; P.N., I, 3, s.f.), mais cela
ne changerait rien si, depuis la Chute, les préceptes en restaient ignorés. C'est précisément
l'hypothèse qui est exclue par le chapitre sur les semences naturelles des venus (N.L., IV,
16). Quoad oflicium nude, Augustin reconnaît sans difficulté l'existence d'inclinations saines
qui ont inspiré les belles parties de l'éthique des philosophes, et même les actions quasi
bona de certains Romains (N.L., IV, 4, 5, Il). C'est que l'âme humaine ne peut pas ne
pas être raisonnable et que l'action indirecte de la concupiscence n'y a pas détruit jusqu'au
demier trait de l'image de Dieu (N.L., II, 4, 6; IV, 16). Plutôt que de semences, il faut
donc parler des restes laissés par la ruine de l'intégrité primitive. D'ailleurs ces prétendues
vertus ne sont que des cadavres puisqu'elles ne se trouvent pas rapportées à la Fin de
tout par la charité vivifiante que Dieu seul peut donner (N.L., IV, 16). »
58. Fr. 45 - 83.
59. Voir P. Topliss, The Rheloric of Pascal, pp. 287-294.
94 LE CLAIR-OBSCUR nu MoNnE

a) LEs « PROVINCIALES »

Dès qu'on a pris ce parti, on se rend compte que Pascal n'a


jamais cessé, à l'instar de son maître, d'affirmer l'existence de la
loi naturelle. Le texte le plus net à cet égard présente l'avantage
d'être étranger à l'ApoIogie et par conséquent de n'être pas frag
mentaire. Il s'agit de la Quatorzième Provinciale, sur l'homicide,
cette lettre d'un ton si élevé, où Pascal a visiblement conscience de
dispenser l'enseignement traditionnel de l'Eglise. Nous avons rappelé
qu'Augustin voyait dans la condamnation de l'homicide une
exigence naturelle. Voici ce qu'en écrit Pascal aux jésuites:
Je serai obligé d'employer la plus grande partie de cette lettre à la
réfutation de vos maximes, pour vous représenter combien vous êtes
éloignés des sentiments de l'Eglise, et même de la nature. Vous avez telle
ment oublié la loi de Dieu, et tellement éteint les lumières naturelles,
que vous avez besoin qu'on vous remette dans les principes les plus
simples de la religion et du sens commun ; car qu'y a-t-il de plus naturel
que ce sentiment qu'un particulier n'a pas droit sur la vie d'un autre ?
Nous en sommes tellement instruits de nous-mêmes, dit saint Chrysostome,
que quand Dieu a établi le précepte de ne point tuer, il n'a pas ajouté
que c'est à cause que l'homicide est un mal; parce, dit ce Père, que la
loi suppose qu'on a déjà appris cette vérité de la nature 6°.
Aussi ce commandement a été imposé aux hommes dans tous les
temps 61 Cette défense générale ôte aux hommes tout pouvoir sur la vie
des hommes, et Dieu se l'est tellement réservé à lui seul, que selon la
vérité chrétienne, opposée en cela aux fausses maximes du paganisme,
l'homme n'a pas même pouvoir sur sa propre vie.

Cette vérité chrétienne, Pascal en a pris l'expression chez son


maître, dans ces chapitres 17 à 27 du premier livre de La cité de Dieu,
qui constituent l'un des lieux privilégiés où Augustin traite de l'homi
cide: « S'il n'est permis en aucun cas de tuer de son autorité
privée un homme, même criminel - et aucune loi ne le permet -
assurément celui qui se tue lui-même est un homicide M2. L'évêque
d'Hippone mentionne alors la condamnation du suicide de Judas
par Jésus et critique celui de la païennne Lucrèce, dont il oppose
l'attitude à celle des chrétiennes violées par les Barbares et qui ont
eu le courage de continuer à vivrefl; un peu plus loin, il oppose
Caton d'Utique à Job et même à Régulus 6‘.

60. Cf. Homélie 12 au peuple tÏflntioche, 5 3 (P.G., 49, 131). Ces lignes de la Provin
ciale se trouvent dans l'éd. Cognet, pp. 255-256. C'est nous qui avons souligné certains
termes, avant la citation.
61. Cf. Conf., III, 8. n. 15: ‘ Flagitia quae sunt contra naturam, ublque ac semper
detestanda
qui ont étéatque
reçuspunienda
dans toussunt
les». temps
Pascal etreprend
dans tous
un peu
les lieux
plus ».
loin (p. 258): « Principes

62. De civ. Dei, I, 17: « Utique si non licet privata potestate hominem occidere vel
nocentem, cujus occidendi lex nulla concedit, profecto etiam qui se ipsum occidit homicida
Cs2 s‘
63. De civ. Dei, I, 19. Ibid., 21: « Non hoc fecerunt feminae christianae, quae passae
sunt sîmilia, vivtmt tamen ».
64. 1, 21, 24. Pascal avait déjà condamné le suicide stoïcien dans l’Entretien (éd. Cour
celle, p. 19). Augustin ajoute un argument biblique: ’ Neque enim frustra in sanctis cano
nicis libris nusquam nobis divinitus praeceptum permissumve reperiri potest, ut nobismet
ipsis necem inferamus ».
IGNORANCE nu SOUVERAIN BIEN 95

Pascal avoue bientôt l'origine augustinienne de cette condamnation


de l'homicide au nom de la loi naturelle, lorsqu'il évoque les ex
ceptions à cette loi:
C'est ce que saint Augustin a représenté admirablement au I. 1. de La
cité de Dieu, ch. 21: « Dieu, dit-il, a fait lui-même quelques exceptions à
cette défense générale de tuer, soit par les lois qu'il a établies pour faire
mourir les criminels, soit par les ordres particuliers qu'il a donnés quel
quefois pour faire mourir quelques personnes. Et quand on tue en ces
cas-là, ce n'est pas l'homme qui tue, mais Dieu, dont l'homme n'est que
l'instrument, comme une épée entre les mains de celui qui s'en sert.
Mais si on excepte ces cas, quiconque tue se rend coupable d'homicide 65.
\
Mais le jeune théologien ne s'en tient pas a La cité de Dieu. Il
va maintenant faire allusion, sans citer sa source, à un sermon sur
l'homicide. Il poursuit en effet:
Il est donc certain, mes Pères, que Dieu seul a le droit d'ôter la vie,
et que néanmoins, ayant établi des lois pour faire mourir les criminels,
il a rendu les Rois ou les Républiques dépositaires de ce pouvoir; et c'est
ce que saint Paul nous apprend, lorsque, parlant du droit que les souve
rains ont de faire mourir les hommes, il le fait descendre du ciel en disant
que ce n'est pas en vain qu'ils portent l'épée, parce qu'ils sont ministres
de Dieu pour exécuter ses vengeances contre les coupables 66.

Seuls les magistrats légitimes peuvent exercer ce redoutable


pouvoir, et la justice d'une cause ne suffit pas à autoriser les châti
ments.
Concevez donc, mes Pères, que, pour être exempts d'homicide, il faut agir
tout ensemble et par l'autorité de Dieu, et selon la justice de Dieu ; et que,
si ces deux conditions ne sont jointes, on pèche, soit en tuant avec son
autorité, mais sans justice, soit en tuant avec justice, mais sans son
autorité. De la nécessité de cette union il arrive, selon saint Augustin,
que celui qui, sans autorité, tue un criminel se rend criminel lui-même,
par cette raison principale qu'il usurpe une autorité que Dieu ne lui a pas
donnée; et les juges au contraire, qui ont cette autorité, sont néanmoins
homicid’es, s'ils font mourir un innocent contre les lois qu'ils doivent
suivre‘.

65. Ed. Cognet, pp. 256-257. Augustin, De civ. Dei, I, 21 : « De interlectionibus hominum,
quae ab homicidii crimine excipiuntur ». Quasdam vero exceptiones eadem ipsa divina fecit
auctoritas, ut non liceat hominem occidi. Sed his exceptis, quos Deus occidi jubet, sive
data lege, sive ad personam pro tempore expressa jussione (non autem ipse occidit, qui
ministerium debet jubenti, sicut adminiculum gladius utenti ...). His igitur exceptis, quos
vel lex justa generaliter vel ipse fons justitiae Deus specialiter occidi jubet, quisquis
hominem vel seipsum vel quemlibet occiderit, homicidii crimine innectitur ».
66. Sermo 302 - de diversis 101, c. ll, n. 10: « Habent mali judices suos, habent potes
tates suas, de quibus Apostolus ait: Non enim sine causa gladium portat. Vindex est enim
in iram, sed ei qui male agit [Romains, X111, 3-4]». De telles formules supposent évidem
ment que le bien et le mal sont réellement connaissables.
67.1313. Cognet, p. 258. Nicole n'a pas retrouvé cette référence: dans sa première
édition latine des Provinciales, il l'0met; dans les suivantes il renvoie au Contra Faustum,
XXII, et cite un texte qui n'est pas celui que traduit Pascal. Brunschvicg et L. Cognet
renvoient à l'Epist. 204 - 61, n. 5: « Omnis qui sine ulla legitimae potestatis auctoritate
hominem occidit, homicida est»; mais nous sommes bien loin du texte et du contexte
de Pascal, puisque ce sermon traite du suicide des donatistes et nie à tout homme même
le droit d'achever un mourant. En réalité, Pascal semble suivre toujours, en abrégeant, le
Serm. 302 - de diversis 101, 14, n. 13: « Sed malus ille tanta fecit, tantos oppressit, tantos
ad mendicitatem egestatemque perduxit. Habet judices suos. habet potestates suas. Ordinata
est respublica. Quae enim sunt, a Deo ordinatae sunt [Romains, XIII, 1]. Tu quare
saevis? Quam potestatem accepisti, nisi quia non sunt ista publica supplicia, sed apena
96 u: CLAIR-OBSCUR nu MONDE

Et le fragment 659 - 911 n'est qu'une note de lecture de ce même


sermon. peut-être jetée sur le papier au moment de la préparation
de la Quatorzième Provinciale:
Faut-il tuer pour empêcher qu'il n'y ait des méchants ?
C'est en faire deux au lieu d'un, Vince in bono malum. Saint Augfl‘.

Il est donc clair que les leitmotive de cette Lettre sont augus
tiniens: l'homicide nie la loi naturelle inscrite dans tous les cœurs,
et la moins effacée, parce que l'assassinat et le suicide sont les actes
les plus violemment opposés à cette voix de la nature. De là les
derniers mots de cette Provinciale: « L'homicide est le seul crime
qui détruit tout ensemble l'Etat. l'Eglise, la nature et la piété » 6’.
Seuls les juges légitimes sont habilités aux exécutions de la justice
divine, sauf dans deux cas qui constituent des exceptions naturelles
à cette loi générale du respect de la vie: « Voilà, mes Pères, les
principes du repos et de la sûreté publique qui ont été reçus dans
tous les temps et dans tous les lieux, et sur lesquels tous les légis
lateurs du monde, saints et profanes, ont établi leurs lois, sans que
jamais les païens mêmes aient apporté d'exception à cette règle.
sinon lorsqu'on ne peut autrement éviter la perte de la pudicité
ou de la vie »’°.
A la différence de son maître, Pascal n'a pas donné de listes des
crimes contre nature. A la suite de saint Paul (Romains, I, 26-27),
il ne pouvait que considérer la sodomie comme anti-naturelle, bien
qu'il n'en ait jamais parlé. Mais il semble que l'auteur des Provinciales
ne s'en soit pas tenu à ces deux exemples. Qu'on lise en effet le
Second Ecrit des curés de Paris! On y trouve un résumé nerveux
des relâchements des casuistes: «Ils auront exempté de crimes
les calomniateurs... Ils auront permis aux juges de retenir ce qu'ils
auront reçu pour faire une injustice; aux femmes de voler leurs
maris; aux valets de voler leurs maîtres; aux mères de souhaiter
la mort de leurs filles quand elles ne les peuvent marier » Sur

latrocinia? Considerate in ipsis ordinibus potestatum, destinatum supplicio et damnatum,


cui gladius imminet, non licere feriri, nis ab illo qui ad hoc militat Si damnatum, jam
supplicio destinatum. percutiat Exceptor [Greffier], nonne et damnatum occidit, et tanquam
homicida damnatur‘. Certe quem occidit, jam damnatus erat, jam supplicio destinatus; sed
inordinate ferire, homicidium est ». On remarquera que c'est la première phrase de ce
texte qui semble développée un peu plus loin par Pascal: « Tout le monde sait, mes Pères.
qu'il n'est jamais permis aux particuliers de demander la mort de personne; et que, quand
un homme nous aurait ruines, estropiés, brûlé nos maisons, tué notre père, et qu'il se
disposerait encore à nous assassiner et à nous perdre d'honneur, on n'écouterait point en
justice la demande que nous ferions de sa mort ; de sorte qu'il a fallu établir des per
sonnes publiques qui la demandent de la part du Roi, ou plutôt de la part de Dieu » (éd.
Cognet, pp. 268-269).
68. Serm. 302 - de diversis 101, ll, n. 10: « Quid saevis in malos? Quia mali sunt,
inquis. Addis te illis, sacviendo in illos. Consilium do: displicet tibi malus, non sint duo.
Reprehendis, et adjungeris Erunt duae malitiae, ambac vincendae. Non audis consilium
Domini tui per Apostolum: Noli vinci a malo, sed vince in bono malum [Romains, XII, 21].
Forte ille pejor est; cum et tu sis malus, duo tamen mali. Ego vellem ut vel unus esset
bonus. Postremo saevit usque ad mortem Hoc insanire est, non vindicare ».
69. Ed. Cognet, p. 273 (souligné par nous).
70. Ed. Cognet, p. 258. Ces deux exceptions sont mentionnées par saint Augustin dans
le De lib. arbitrio, I, 5, n. ll-l2.
IGNORANCE nu SOUVERAIN BIEN 97

quoi Pascal ajoute: « Enfin, ils auront permis aux chrétiens tout ce
que les Juifs, les Mahométans et les Barbares auraient en exécration
et ils auront répandu dans l'Eglise les ténèbres les plus épaisses
qui soient jamais sorties du puits de l'abîme »7‘. Autrement dit, les
casuistes sont si pervertis qu'ils autorisent ce que tant d'hommes
de divers temps ont considéré comme criminel: c'est presque le
ubique et semper (partout et toujours) d'Augustin.
Ainsi dans les écrits relatifs à la campagne des Provinciales
la position de Pascal est assez nette. Il existe des lois naturelles,
comme l'interdiction générale de l'homicide, gravées dans le cœur
de tout homme. Pourtant, il est aberrant de prétendre édifier une
morale avec les seules lumières de la raison, comme l'ont tenté les
casuistes". Comment s'explique cette apparente contradiction? Par
l'existence en l'homme d'une corruption profonde, qui fausse le juge
ment, aveugle l'esprit, le rend incapable de déchiffrer, sinon par
bribes, cette loi intérieure. De là les flottements, les incertitudes;
et comme la loi du cheminement de l'âme est de s'élever de lumière
en lumière ou de s'abîmer dans des ténèbres grandissantes, un jour
vient où beaucoup d'esprits n'entrevoient même plus ces saints
caractères. De sorte que ces lois naturelles, qui ne cessent jamais
d'être inscrites dans les cœurs, sont à la fois constamment retrou
vées et constamment perdues, ce qui explique les plus étonnantes
aberrations. Pascal évoque souvent, dans les écrits mêmes sur lesquels
nous nous appuyons, « l'inclination corrompue des hommes » "3, « les
la
passions
nature de
corrompue
la nature
»35. corrompue
C'est donc» 7‘,
bien« l'inclination
l'explication du
augustinienne
monde

par la concupiscence seconde nature. « Comme la nature de l'homme


tend toujours au mal dès sa naissance, et qu'elle n'est ordinairement
retenue que par la crainte de la loi, aussitôt que cette barrière est ôtée,
la concupiscence se répand sans obstacle »3°. Cette concupiscence
que Pascal, après Augustin, se représente comme un fleuve de feu
ou comme un océan orageux, un « débordement de corruption prêt à
submerger l'Eglise »'". Dans la Quatorzième Provinciale, étudiée plus

71. Ed. Cognet, p. 423. Cf. aussi Quinzième Provinciale, éd. Cognet, pp. 288189, où
Pascal reprend (sans commentaire) l'expression de « loi de nature », utilisée par le
Père Bauny.
72‘ Même dans le cas de l'homicide Pascal ne se fie en fin de compte qu'à la Révélation:
« C'est une fausseté horrible de dire que c'est à la raison naturelle de discerner quand il
est pemiis ou défendu de tuer son prochain» (éd. Cognet, p. 415). Car ’ depuis qu'il a
perdu le vrai bien tout également peut lui paraître tel jusqu'à sa destruction propre.
quoique si contraire à Dieu et à la nature tout ensemble » (fr. 148 - 425).
73. Quinzième Provinciale, éd. Cognet, p. 279.
«Uinclination corrompue des hommes s'y [aux abus] porte d'elle-même avec tant
dïmpétuosité qu'il est incroyable qu'en levant l'obstacle de la conscience, elle ne se
répande avec toute sa véhémence naturelle» (souligné par nous: c'est le thème de la
seconde nature).
74. Second Ecrit des curés de Paris, éd. Cognet, p. 427. On voit les casuistes « auto
riser opiniâtrement la vengeance, l'avarice, la volupté, le faux honneur, l'amour-propre.
et toutes les passions de la nature corrompue ».
75. Cinquième Ecrit des curés de Paris, éd. Cognet, p. 433.
76. Factum, éd. Cognet, p. 405, cf. p. 417.
Tl. Second Ecril des curés de Paris, éd. Cognet, p. 427
98 LE CLAIR-OBSCUR DU MoNDE

haut, Pascal donne comme exemple de cette concupiscence le goût


pour la sédition: « L'esprit de l'Eglise est entièrement éloigné de
ces maximes séditieuses [des casuistes] qui ouvrent la porte aux
soulèvements auxquels les peuples sont si naturellement portés U‘.
Il s'agit là d'un souvenir du sermon dont Pascal s'inspire dans
toute cette lettre : Augustin y dit que chaque chrétien doit s'opposer
selon ses forces aux tumultes populaires", et que le peuple ne doit
point s'arroger le pouvoir qui appartient à l'autorité, ni se porter à
des violences illégales contre les méchants 8°.

b) LEs « PENSÉES »

Passons maintenant aux Pensées. Nous y rencontrons aussitôt


des formules toutes semblables à la doctrine que nous venons de
dégager: « Il y a sans doute des lois naturelles, mais cette belle
raison corrompue a tout corrompu M‘. Sans doute, c'est-à-dire sans
aucun doute. Il est donc absolument certain que les lois naturelles
existent, mais la corruption de l'homme les cache. On note cependant
la raideur du tout, bien en accord avec la violence de l'ensemble
du fragment. Ailleurs l'apologiste rappellera pourtant que l'aveugle
ment n'est pas total. Le grand fragment A.P.R. expose en effet une
doctrine plus mesurée, lorsqu'il fait parler la Sagesse de Dieu:

Aujourd'hui l'homme est devenu semblable aux bêtes et dans un tel


éloignement de moi qu'à peine lui reste-t-il une lumière confuse
de son auteur, tant toutes ses connaissances ont été éteintes ou trou
blées Voilà l'état où les hommes sont aujourd'hui. Il leur reste quelque
instinct impuissant du bonheur de leur première nature, et ils sont
plongés dans les misères de leur aveuglement et de leur concupiscence
qui est devenue leur seconde nature.
De ce principe que je vous ouvre vous pouvez reconnaître la cause de
tant de contrariétés qui ont étonné tous les hommes et qui les ont partagés
en de si divers sentiments n.

Nous sommes ici au cœur de la pensée de Pascal. Il existe des lois


naturelles, mais nous n'en saisissons que des vestiges, parfois rien.
L'horreur du meurtre, cas-limite, est bien demeurée lisible chez
un grand nombre d'hommes, mais cependant pas chez tous. Les
païens ont accepté le suicide, le meurtre des pères ou des enfants
fut considéré comme vertueux par certains peuples, le duel est au
torisé par des casuistes dits chrétiens. Dans la plupart des cas les
hommes ignorent ce qui est véritablement juste et les lois ne reflè
tent pas la véritable justice, mais les caprices du législateur ou les

78. Ed. Cognet, p. 268. Naturellement, souligne‘ par nous: encore la seconde nature!
79. Serm. 302 - de diversis 101, 21, n. 19.
80. Ibid., 23, n. 21: « Hortamur vos ut mansuete vivatis, Potestates facere quod
ad illas pertinet, unde Deo et majoribus suis redditurae sunt rationem, pacifice permittatis
CÜIII his qui mala faciunt, et infeliciter atque inordinate saeviunt, non vos misceatis ».
81. Fr. 60 - 294.
82. Fr. 149 - 430. C'est nous qui avons souligné. Cf. fr. 905 - 385.
IGNORANCE nu SOUVERAIN BIEN 99

coutumes ‘3. Cet état de choses va permettre à Pascal d'aller très


loin dans le scepticisme, et à bon droit. S'il n'y a jamais eu de
« pyrrhonien effectif parfait » en ce qui concerne un certain nombre
de principes de la connaissance, il est en revanche très aisé d'être
sceptique dans le domaine moral. L'apologiste va donc développer
ce scepticisme qu'il rencontrait aussi bien chez son maître en théolo
gie que chez l'auteur des Essais. Augustin n'avait-il pas déjà sou
ligné dans La cité de Dieu, que:
Là où il n'y a pas de vraie justice, il ne peut y avoir non plus de droit...
Car on ne saurait estimer ni dénommer droit les iniques institutions
des hommes, puisqu'eux-mêmes affirment que le droit trouve sa source
dans la justice et récusent comme erronée l'opinion, souvent répétée
par
La justice
des esprits
est lafaux,
vertuselon
qui attribue
laquelle àle chacun
droit est
ce l'avantage
qui lui revient.
du plus
Quelle
fort est

donc la justice de l'homme qui soustrait l'homme lui-même au vrai Dieu


et l'asservit aux démons impurs ? Quand l'homme n'est pas soumis a Dieu,
quel semblant de justice reste-t-il en lui, puisque d'aucune manière,
sans cette soumission à Dieu, l'âme ne peut exercer sur son corps un
juste commandement ni la raison humaine sur les vices ? Si dans un pareil
homme il ne reste aucune justice, il n'en subsiste certes pas davantage
dans un groupement d'hommes semblables B4.

Or Pascal pense visiblement à ce passage, quand il écrit:


J'ai passé longtemps de ma vie en croyant qu'il y avait une justice et
en cela je ne me trompais pas, car il y en a selon que Dieu nous l'a voulu
révéler, mais je ne le prenais pas ainsi et c'est en quoi je me trompais,
car je croyais que notre justice était essentiellement juste, et que j'avais
de quoi la connaître et en juger, mais je me suis trouvé tant de fois en
faute de jugement droit, qu'enfin je suis entré en défiance de moi et puis
des autres. J'ai vu tous les pays et hommes changeants. Et ainsi après bien
des changements de jugement touchant la véritable justice j'ai connu
que notre nature n'était qu'un continuel changement et je n'ai plus changé
depuis. Et si je changeais je confirmerais mon opinion. Le pyrrhonien
Arcésilas qui redevient dogmatique 85.
Comme saint Augustin dans La cité de Dieu, Pascal considère
donc qu'il ne peut pas y avoir d'institutions justes (jus), puisque

83. Le larcin, l'inceste, le meurtre des enfants et des pères, tout a eu sa place entre
les actions vertueuses. Se peut-il rien de plus plaisant qu'un homme ait droit de
me tuer parce qu'il demeure au-delà de l'eau et que son prince a querelle contre
le mien, quoique je n'en ai aie aucune avec lui?
Il y a sans doute des lois naturelles, mais cette belle raison corrompue a tout
corrompu. Nihil amplius nostmm est, quod nostrum dicimus artis est. Ex senatus
consultis et plebiscitis crimina exercentur. Ut olim vitiis sic nunc legibus Iaboramus.
De cette confusion arrive que l'un dit que l'essence de la justice est l'autorité
du législateur, l'autre la commodité du souverain, l'autre la coutume présente, et
c'est le plus sûr. Rien suivant la seule raison n'est juste de soi, tout branle avec
le temps. la coutume est toute l'équité, par cette seule raison qu'elle est reçue.
C'est le fondement mystique de son autorité. (Fr. 60 - 294.)
84. De civ. Dei, XIX, 21, n. 1-2. Il s'agit de savoir si Rome a été une vraie république,
c'est-à-dire une cité unie dans le respect profond d'un même droit positif (jus), qui reflè
terait la justice, réalité morale (justitia). Pour Augustin, la cité de Dieu, fondée sur la
charité est la seule véritable ’ république ’: De civ. Dei, II, 21, n. 4. Pascal a certainement
le même point de vue: « 2 lois sutfisent pour régler toute la République chrétienne, mieux
que toutes les lois politiques » (fr. 376 - 484). Ces deux lois sont les préceptes évangéliques
de l'amour de Dieu et de l'amour des hommes, donc la charité, qui rend à Dieu le culte
qui lui est dû (Enchin, 3).
85. Fr. 520 - 375 (texte que Pascal a ensuite rayé).
100 LE CLAIR-OBSCUR nu MONDE

l'homme est injuste. La solidarité jus-justitia se révèle d'autant plus


aisément chez lui, qu'il traduit les deux mots latins par un unique
terme français «justice ». Mais « notre justice » (jus) n'est pas
juste, pas conforme à la justitia, qui existe bien, qui est inscrite
dans les cœurs, que les hommes ne savent plus lire, sauf si Dieu
leur ouvre les yeux par la grâce, et que ce Dieu a révélée - préci
sément - à ses élus, à Pascal. Je savais par la foi dit Pascal, qu'il
existe une loi naturelle de justice; et j'ai cru longtemps qu'elle se
reflétait dans le droit positif. Mais j'ai été détrompé. Précisons sans
grand risque d'erreur: grâce à Montaigne, ce collectionneur des
bizarreries humaines. Contrairement à l'interprétation d'Amauld ‘6,
Pascal ne dit pas qu'il n'y a rien de juste parmi les hommes, lui qui
a si souvent dit, après saint Augustin, que les lois païennes contre
le meurtre sont en parfait accord avec la loi de Dieu. Mais il s'est
rendu compte que « notre justice», c'est-à-dire les institutions ju
ridiques des hommes dans leur ensemble, n'est pas « essentielle
ment juste ». Autrement dit, entre ces institutions et la justice voulue
par Dieu n'existe pas de rapport nécessaire. Ces institutions sont
souvent bizarres, contradictoires:

Justice.
Comme la mode fait l'agrément aussi fait-elle la justice 37.

86. On sait qu'Arnauld trouvait ce fragment excessif et l'écrivit au beau-frère de


Pascal en 1668:
L'endroit de la page 203 me paraît maintenant soutïrir de grandes difficultés
et ce que vous dites pour le justifier, que, selon saint Augustin, il n'y a point en
nous de justice qui soit essentiellement juste, et qu'il en est de même de toutes les
autres vertus, ne me satisfait point. Car vous reconnaîtrez, si vous y prenez garde,
que Monsieur Pascal n'y parle pas de la justice vertu, qui fasse dire qu'un homme
est juste; mais de la justice quae jus est, qui fait dire qu'une chose est juste;
comme il est juste d'honorer son père et sa mère, de ne point tuer, de ne point
commettre d'adultère, de ne point calomnier, etc. Or en prenant le mot de justice
en ce sens, il est faux et très dangereux de dire qu'il n'y ait rien parmi les hommes
d'essentiellement juste. Ce que dit Monsieur Pascal à ce sujet peut être venu d'une
impression qui lui est restée d'une maxime de Montaigne que les lois ne sont point
justes en elles-mêmes, mais seulement parce qu'elles sont lois, ce qui est vrai à
l'égard de la plupart des lois des hommes, qui règlent des choses indifférentes
d'elles-mêmes avant qu'on les eût réglées, comme que les aînés aient une telle part
dans les biens de leurs pères et mères, mais cela est très faux si on le prend en
général, étant par exemple très juste de soi-même, et non seulement parce que les
lois l'ont ordonné, que les enfants n'outragent pas leurs pères, etc. C'est ce que
saint Augustin dit expressément de certains désordres infâmes, qui seraient mauvais
et défendus, quand toutes les nations seraient convenues de les regarder comme
des choses permises.. (Œuvres, I, 643 - 644.)
87. Fr. 61- 309. Cf. 60 - 294. La demière phrase du fr. 520 - 375 est assez énigmatique.
Arcésilas de Pitane dirigea l'Académie de 268 à 241 avant J.-C.; avec lui commence la
Nouvelle Académie, qui substitue au dogmatisme des premiers successeurs de Platon
un scepticisme rigoureux (cf. Cicéron, De finibus, II, 1, 2; V, 4, 10 et 31, 94; De oratore,
III, 18). Curieusement, Augustin est persuadé qu'Arcésilas, pour défendre aux profanes et
en particulier aux disciples de Zénon, l'accès aux beautés de sa doctrine, fit semblant de
douter de tout: Contra Acad., II, 6, n. 14: « Cum Zeno contenderet nihil percipi
posse nisi quod verum ita esset, ut dissimilibus notis a falso discerneretur, ncque opina
tionem subeundam esse sapienti, atque Archesilas audiret, negavit hujusmodi quidquam ab
homine reperiri, ncque illi opinionis naufragio sapientis committendam esse vitam. Unde
etiam conclusit, nulli rei esse assentiendum n.
Contra Acad., III, 17, n. 38. Zénon jugeait l'âme mortelle; que Dieu était le feu; que
n'existait que le monde sensible. D'après Augustin (et Cicéron), Arcésilas aurait dissimulé
les croyances de I'Académie sous le voile du scepticisme: « Prudentissime et utilissime mihi
IGNORANCE nu SOUVERAIN BIEN 101

Bien plus, souvent le chrétien lui-même ne sait quelles institutions


sont conformes à la justice voulue par Dieu : régime de la propriété ?
République ou monarchie ? De sorte que, religieusement, il est im
possible d'en « juger » : de là ces « changements de jugement
touchant la véritable justice M‘.
Armé de ce scepticisme profond (mais non absolu), Pascal va
réaliser facilement le fameux programme: « S'il se vante, je l'abais
se » ‘’. De là ces formules qui ont fait couler tant d'encre : « L'homme
n'est qu'un sujet plein d'erreur naturelle, et ineffaçable sans la grâce.
On
Riensent
ne lui
l'acharnement
montre la vérité.
du polémiste
Tout l'abuse
qui,» ’°.tout
Ne à l'heure,
que, Rien,
fustigeait
Tout

avec volupté la raison. Un peu plus loin, dans la liasse « Misère »,


Pascal confond l'être humain avec Montaigne:
Certainement s'il [l'homme] la [la justice] connaissait, il n'aurait pas
établi cette maxime, la plus générale de toutes celles qui sont parmi les
hommes, que chacun suive les mœurs de son pays On la verrait plantée
par tous les états du monde, et dans tous les temps, au lieu qu'on ne
voit rien de juste ou d'injuste qui ne change de qualité en changeant
de climat, trois degrés d'élévation du pôle renversent toute la jurispru
dence, un méridien décide de la vérité. En peu d'années de possession
les lois fondamentales changent, le droit a ses époques, l'entrée de
Saturne au Lion nous marque l'origine de tel crime. Plaisante justice
qu'une rivière borne. Vérité au-deçà des Pyrénées, erreur au-delà.
Ils confessent que la justice n'est pas dans ces coutumes, mais qu'elle
réside dans les lois naturelles communes en tout pays. Certainement ils le
soutiendraient opiniâtrement si la témérité du hasard qui a semé les
lois humaines en avait rencontré au moins une qui fût universelle.
Mais la plaisanterie est telle que le caprice des hommes s'est si bien
diversifié qu'il n'y en a point.
Le larcin, l'inceste, le meurtre des enfants et des pères, tout a eu sa place
entre les actions vertueuses. Se peut-il rien de plus plaisant qu'un homme
ait droit de me tuer parce qu'il demeure au-delà de l'eau et que son prince
a querelle contre le mien, quoique je n'en aie aucune avec lui ’1,

Comment faire apparaître mieux les renversements du pour au


contre qui doivent égarer le libertin ? Le penseur qui dans la Qua
torzième Provinciale s'élevait à une telle éloquence pour célébrer
l'horreur universelle du meurtre, qui voyait l'homicide condamné
partout et toujours, ce penseur ironise maintenant sur ce même
« partout et toujours »; il copie Montaigne, conformément au pro
gramme indiqué dès 1655, avant même les Provinciales, dans l'Entre
tien avec M. de Sacy: « Montaigne est incomparable pour confondre
l'orgueil de ceux qui, hors la foi, se piquent d'une véritable jus
tice »’2. Ne le dirait-on pas à la poursuite d'un dessein fixé depuis

videtur Archesilas, cum illu’l late serperet malum, occultasse penitus Academiae sententiam,
et quasi aurum inveniendum quandoque posteris obruisse. Ouare cum in falsas opiniones
ruere turba sit pronior ». Cf. aussi Epist. 118 - 56, 3, n. 16.
88. Fr. 130 - 420. Pour la propriété, le régime politique, voir la fin du chapitre « Le
règne du cœur mauvais ».
89. Fr. 130 - 420.
90. Fr. 45 - 83 (liasse Vanité). Ct. tr. 86 - 297: « Vert juris. Nous n'en avons plus » ,
l'homme est « dans des ténèbres impénétrables » (400 - 427); fr. 401- 437.
91. Fr. 60 - 294.
92. Ed. Courcelle, p. 65.
102 LE CLAIR-OBSCUR nu MONDE

longtemps, lorsque l'on retrouve ce titre de fragment : « Que l'homme


sans la foi ne peut connaître le vrai bien, ni la justice »’3. Toutes
ces formules s'adressent à un homme content de lui. A un homme
désespéré Pascal tendrait Epictète. Mais comme l'incroyant tend
plus souvent à la suffisance qu'au désespoir, comme le néo-stoïcisme
est bien plus puissant au milieu du xvn‘ siècle que l'épicurisme,
l'apologiste insiste davantage sur ce qui abaisse: la multiplicité
des coutumes", les contradictions des conduites ’5, les puissances
trompeuses. Il pousse à l'extrême l'image augustinienne de la seconde
nature, qui était présente dans les Provinciales: « La vraie nature
étant perdue, tout devient sa nature; comme le véritable bien était
perdu, tout devient son véritable bien »’°. « Les pères craignent que
l'amour naturel des enfants ne s'efface. Quelle est donc cette nature
sujette à être effacée ?
La coutume est une seconde nature qui détruit la première.
Mais qu'est-ce que nature ? pourquoi la coutume n'est-elle pas
naturelle ? J'ai grand peur que cette nature ne soit elle-même qu'une
première coutume, comme la coutume est une seconde nature »W.
Même l'amour de la vie, qui paraît « si fort et si naturel », peut être
effacé ’‘.
Mais sous ces formules violentes, destinées à secouer le libertin,
le pur augustinisme pascalien apparaît même dans l'apologie. Certes
l'homme est malléable, fragile, impressionnable à l'excès, sujet à
l'erreur, mais une voix secrète ne cesse guère de se faire entendre
en lui. L'axe véritable de la création va de l'âme humaine à Dieu;
l'être humain ne demeure plus dans cet axe, mais ses flottements
se situent cependant par rapport à lui. Dans les mouvements qui
conduisent les hommes d'un excès à l'autre, la loi naturelle continue
d'exercer son attraction invisible. Le pendule ne se meut-il pas par
rapport à un axe ? C'est la permanence de la loi naturelle qui fonde
les plus profonds arguments de l'Apologie. Pascal en effet ne cesse
de faire appel au jugement moral de l'incroyant: il est persuadé
que tout homme demeure capable de percevoir la transcendance
de la morale chrétienne 9’. La diversité des coutumes ne sert pas, en

93. Fr. 148 - 425. Cf. 208 - 435 et 189 - 547.


94. Fr. 600 - 440: « La corruption de la raison paraît par tant de différentes et extra
vagantes mœurs » ; cf. 60 - 294.
95. Fr. 60 - 294; 61 - 309.
96. Fr. 397 - 426. Cf. 44 - 82; 149-430; 616 - 660; 419 - 89; 33 - 374; 923 - 905: « le
vice qui nous est naturel ». Fr. 210 - 451 : « Tous les hommes se haïssent naturellement ».
97. Fr. 126 - 93; cf. 125 - 92; 630 - 94: « Il n'y a rien qu'on ne rende naturel, il n'y a
naturel qu'on ne fasse perdre. »
98. Fr. 29- 156. Dans la Quatorzième Provinciale Pascal montre combien cet amour
de la vie est profondément inscrit au cœur de l'homme: « Quoi! mes Pères, parce que le
dérèglement des hommes leur a fait aimer ce faux honneur plus que la vie que Dieu leur
a donnée pour le servir. il leur sera permis de tuer pour le conserver? C'est cela même
qui est un ma! horrible, d'aimer cet honneur-là plus que la vie ...». L'écrivain parle
ensuite de « principe inhumain », de relâchement ’ contraire à la sévérité des lois civiles,
et même païennes » (éd. Cognet, pp. 264-265). Cf. fr. 794 - 393.
99. Fr. 482 - 289: « PREUvEs 2: La sainteté, la hauteur et l'humilité d'une âme
chrétienne 11° La sainteté de cette loi.» Et 793 - 737: « De là cette religion m'est
aimable et je la trouve déjà assez autorisée par une si divine morale » Cf. fr. 325 - 733.
IGNORANCE DU SOUVERAIN BIEN 103

fin de compte, à nier la transcendance d'une loi naturelle, mais bien


au contraire a la faire éclater. Car l'apologiste rejette l'Islam, la
religion chinoise et les cultes de Rome ou de l'Egypte:
Ils n'ont ni la morale qui peut me plaire, ni les preuves qui peuvent
m'arrêter Mais en considérant aussi cette inconstante et bizarre
variété de mœurs et de créances dans les divers temps je trouve en un
coin du monde un peuple particulier séparé de tous les autres peuples
de la terre
Je considère cette loi qu'ils se vantent de tenir de Dieu et je la trouve
admirable Je trouve étrange que la première loi du monde se rencontre
aussi la plus parfaite, en sorte que les plus grands législateurs en ont
emprunté les leurs 10°

Le scepticisme moral des Pensées apparaît ainsi sous son vrai


jour: Pascal, comme saint Augustin, y alÏirme l'existence de lois
naturelles; la fragilité issue de la chute explique les bizarreries
humaines, et ces bizarreries permettent d'humilier la raison. Mais
l'homme n'est pas assez corrompu pour être incapable de percevoir
où est la vraie morale quand on la lui montre. Si l'apologiste dispose
pour ébranler les humanistes d'un arsenal infiniment plus riche
que celui de saint Augustin, la pensée théologique est la même. Là
où l'évêque d'Hippone, faute de culture ethnographique, se bornait
le plus souvent à affirmer le principe de la flexibilité humaine née
de la chute, son successeur accumule les illustrations. Il pille les
exemples de Montaigne. Aussi achève-t-il de troubler son interlocuteur
devenu incapable de se diriger dans les actes de sa propre vie. Il
fait vraiment nuit dans l'univers que Pascal présente: l'être humain
s'y trouve flottant dans les immensités, incertain de ses connais
sances, ne sachant s'il existe un Dieu ni si la mort clora pour toujours
cette bizarre aventure de la vie. Ainsi errant, comment saura-t-il
se conduire ? Où ira-t-il ?

100. Fr. 454 - 619. Cf. fr. 243 - 601 ; 451 - 620. Cf. 691 - 432:
Le pyrrhonisme est le vrai. Car après tout les hommes avant Jésus-Christ ne
savaient où ils en étaient, ni s'ils étaient grands ou petits. Et ceux qui ont dit l'un
ou l'autre n'en savaient rien et devinaient sans raison et par hasard. Et même ils
erraient toujours en excluant l'un ou l'autre.
Quod ergo ignorantes quaeritis religio annuntiat vobis.
Voir aussi le fr. 281 - 613.
CONCLUSION

Tout au long de cette étape de l'Apologie, Pascal ne fait que


développer le grand principe augustinien selon lequel, devant le
clair-obscur du monde, il faut croire pour comprendre. Il y a bien
dans l'univers de quoi conduire l'homme à son Dieu, qui est son
souverain Bien dans l'éternité, et quelques penseurs ont pu s'élever
à cette découverte. Mais, à part ces intelligences exceptionnelles
qui ont un moment (pas longtemps) conjuré les maléfices du
péché d'origine, l'humanité erre à tâtons. On pourrait dire (qu'on
excuse la modernité de l'image) que cette nuit de l'univers augustino
pascalien est semblable à celle que décrit Malraux au début de
La condition humaine: la ville est éclairée à intervalles réguliers
par la lueur des tubes au néon, puis redisparaît dans les ténèbres,
ensevelie comme si elle n'avait pas existé ‘. Les habitants de ce monde
ne font qu'entrevoir des formes vagues; ils sont incapables de
percevoir l'architecture harmonieuse de la grande cité. Pourtant tout
est sous leurs yeux! La grâce de la foi apportera la lumière du jour,
et le croyant s’émerveillera de situer si aisément tous ces blocs
qui lui semblaient erratiques ou vaporeux et qui maintenant for
ment une ville sagement conçue. Ce n'est pas un autre univers que le
chrétien découvre. C'est le même, mais éclairé. De là ces cris d'émer
veillement et de regret du temps gaspillé, qui jalonnent les Confes
sions: Dieu était là, et je ne le voyais pas. La vraie voie m'était
proposée. et je cheminais hors du chemin. me blessant aux brous
sailles... Cette théologie est à l'opposé du fidéisme, non seulement
parce qu'elle reconnaît la possibilité en droit de s'élever à Dieu, à la
certitude de l'immortalité, à la connaissance du souverain bien et
même à la nécessité de la grâce (affirmée par Platon), mais parce
qu'elle ne cesse d'appeler l'intelligence à l'examen des preuves de
la Révélation chrétienne, qui apporte une réponse à ces mystères.
Consciente de la fragilité de l'homme, de sa condition d'être qui
chemine et qui se forme ou se déforme à chaque étape de sa vie, elle
a parfaitement compris qu'on ne pouvait proposer à beaucoup
d'hommes d'être Platon (ce que tant de théologiens du xtx‘ siècle ont
fait naïvement). Par conséquent. tout en lançant de temps à autre
de brèves sentences, interrogations, qui placeront ceux qui en sont
capables sur la voie du platonisme, Augustin et surtout Pascal,
sensibles à l'impuissance de presque tous les hommes, préfèrent

1. Cf. fr. 190 - 543: « Quand cela servirait à quelques-uns. cela ne servirait que pendant
l'instant qu'ils voient cette démonstration, mais une heure après ils craignent de s'être
trompés». Fr. 429 -229: « La nature ne m'offre rien qui ne soit matière de doute et
d'inquiétude. Si je n'y voyais rien qui marquât une Divinité, je me déterminerais à la
négative; si je voyais partout les marques d'un Créateur. je reposerais en paix dans la foi.
Mais voyant trop pour nier et trop peu pour m'assurer ».
CONCLUSION 105

leur dire: Vous ne savez plus où vous en êtes dans ce monde.


Ecoutez ce que dit la Sagesse de Dieu ? Ne reconnaissez-vous pas
dans son message celui de votre cœur ? Eh bien ! Elle a des preuves
de sa vérité (les prophéties, etc).
La nuit évoquée par Pascal paraît cependant plus sombre que les
ténèbres augustiniennes (il s'agit là de l'impression d'ensemble pro
duite par les deux œuvres). La brièveté de la production pascalienne
suffit peut-être à l'expliquer: la moitié de ces écrits est constituée
par une Apologie, où Pascal recourt sans cesse à des renversements
dialectiques autrement puissants et nerveux que les antithèses au
gustiniennes. Cette volonté de jeu dialectique apparaît à plein à
propos du pyrrhonisme épistémologique, où le jeune physicien, pas
plus inquiet pourtant que son maître, recopie tous les arguments
de Montaigne pour les proposer à son interlocuteur. Le goût de
Pascal pour l'hyperbole; tout, rien, toujours, jamais, ne que,
contribue sans doute aussi à produire cette impression de pessimisme
noir, qui a égare’ pendant si longtemps les critiques (ce qui d'ailleurs
prouve la réussite du projet de l'écrivain). En fait l'auteur du
Mémorial ne semble pas plus sombre que celui des Confessions: les
Provinciales et les témoignages des contemporains en font foi. S'il
souligne l'aspect nocturne du monde, c'est pour réveiller ses inter
locuteurs - athées ou chrétiens tièdes - de leur assoupissement
et les arracher à la pénombre, à cette « obscurité douteuse dont nos
doutes ne peuvent ôter toute la clarté, ni nos lumières naturelles en
chasser toutes les ténèbres »2.

2. Fr. 109 - 392


CHAPITRE II

LE RÈGNE DU CŒUR MAUVAIS

«Oui, mon Dieu... je reconnais très humblement


qu'ayant donné aux créatures mon cœur, que vous
n'aviez formé que pour vous, et non pas pour le
monde, ni pour moi-même, je ne puis attendre
aucune grâce de votre miséricorde, puisque je n'ai
rien en moi que vous y puisse engager, et que tous
les mouvements naturels de mon cœur, se portant
vers les créatures ou vers moi-même, ne peuvent que
vous irriter.»
Prière pour le bon usage des maladies, 6.

Lorsqu'il s'efforce de montrer à l'incroyant qu'il ignore sa place


dans l'univers et qu'il se meut dans les ténèbres, Pascal semble
à peu près toujours sur le terrain de la philosophie. Aussi n'est-il pas
surprenant que les différents existentialismes l'aient revendiqué pour
leur maître. En revanche, dès qu'il explore le cœur de l'homme,
l'écrivain manifeste que son apparente philosophie est une théologie :
tout en faisant constamment appel à l'expérience, il livre une synthèse
extraordinaire qu'il a élaborée, lui, en tant que théologien, et plus
précisément à l'école de saint Augustin ‘. C'est pourquoi les citations
bibliques et les considérations immédiatement religieuses se multi
plient, qu'il s'agisse de l'étude des facultés de l'âme, de l'analyse
des concupiscences dans l'individu, ou de leur utilisation en poli
tique.

l. Pascal savait bien que la frontière est flottante: «Je vous demande pardon,
Monsieur, dit M. Pascal à M. de Sacy, de m‘emporter ainsi devant vous dans la théologie,
au lieu de demeurer dans la philosophie, qui était seule mon sujet; mais il m'y a conduit
insensiblement; et il est difficile de n'y pas entrer, quelque vérité qu'on traite, parce qu'elle
est le centre de toutes les vérités » (Entretien, éd. Courcelle, p. 59).
L'homme
M. H. ne
Gouhier
se connaît
écrit: comme
« L'anthropologie
tel qu'en ne
Jésus-Christ,
peut se constituer
image parfaite
qu'en devenant
de cette théologie
union des

contraires qui est notre vie de chaque jour » (Commentaires, p. 96).


l. LES FACULTÉS DE L‘AME

La terminologie de saint Augustin est quelque peu flottante en ce


qui concerne le domaine de l'âme humaine. Pour la désigner dans
sa réalité substantielle, il recourt à quatre vocables principaux:
anima désigne souvent l'âme sous son aspect de principe vital, qui
nous est commun avec les animaux; tandis qu’animus s'applique
généralement à l'âme raisonnable. Mais les termes les plus rigoureux
sont mens et cor, qui représentent toujours la cime de l'âme humaine,
le siège de la sagesse métaphysique et religieuse‘. Pascal, au lieu
de tous ces termes, se contente d'âme et de cœur (plus rarement
esprit). Les facultés de cette âme se répartissent en deux grands
ordres, celui de la connaissance et celui de l’affectivité.

‘l. La connaissance

Dans le registre de la connaissance se rencontrent l'intelligence


(intellectus ou parfois intelligentia) et la raison (ratio). La raison
est le mouvement par lequel la pensée saute de l'une à l'autre de
ses connaissances, les associe, les dissocie, induit, déduit. Au-dessus
d'elle se trouve l'intelligence ou « raison supérieure », par laquelle
l'âme, à la suite de l'activité de la raison, s'élève à la contemplation
des idées et de Dieu: elle est une vue intérieure, une intuition
simple de la vérité; c'est donc l'activité la plus élevée de l'esprit 2.
L'évêque d'Hippone a longuement médité sur les problèmes de la
connaissance et le fruit le plus connu de ses réflexions est la doctrine
de l'illumination, selon laquelle l'homme ne peut atteindre une
vérité sans une influence mystérieuse de Dieu, qui produit dans
l'âme comme une image de cette vérité; Dieu imprime en nous la

l. Pour le tableau qui va suivre, voir E. Gilson, Introduction, p. 56-57, note l;


F.-J. Thonnard, édition du De Magistro, «Bibl. augustinienne», t. Il, p. 494-495, note 12.
Tous deux notent que spiritus a un sens flottant: il désigne tantôt l'imagination repro
ductive ou la mémoire sensible; tantôt l'âme elle-même: De Trinitate, XIV, 16, n. 22;
De Gen. ad. ÎitL, XII, 24, n. Sl Ce demier sens provient de l'influence biblique et se
retrouve chez Pascal: «Jésus-Christ leur ouvrit l'esprit » (253 - 679). « Ce sens spirituel
est si clairement explique‘ en quelques endroits qu'il fallait un aveuglement pareil à celui
que la chair jette dans l'esprit quand il lui est assujetti pour ne le pas reconnaître»
(502 - 571).
2. ‘ Mens, cui ratio et intelligentia naturaliter inest» (De Civ. Dei, Xl, 2). « Ratio
est mentis motio, ea quæ discuntur distinguendi et connectendi potens» (De ordine, Il,
11, n. 30). «Sed aliud est intellectus, aliud ratio. Nam rationem habemus et antequam
intelligamus; sed intelligere non valemus, nisi rationem habeamus; est ergo [homo] animal
rationis capax: verum ut melius et citius dicam, animal rationale, cui natura inest ratio,
et antequam intelligat jam rationem habet. Nam ideo vult intelligere, quia ratio præcedit n
(Serm. 43 - de verbis apast. 27, II, 3). L'intelligence couronne l'activité rationnelle.
FACULTÉS nE 13mE 109

représentation des vérités éternelles et cause ainsi notre connaissance.


De là les images du sceau, du soleil des esprits, du maître intérieur.
L'intelligence a besoin de cette lumière divine pour atteindre la vérité,
comme la volonté ne saurait atteindre le souverain bien sans la force
de la grâce 3. Comme aucune trace d'une telle théorie ne se rencontre
chez Pascal, nous ne l'exposerons pas en détail. Le jeune physicien
se trouvait d'emblée à son aise dans l'aristotélisme thomiste, qui,
conformément aux données du sens commun, affirme que toutes nos
connaissances sont d'abord sensibles, et que dans ces données
sensibles l'intellect saisit, au terme d'une opération d'abstraction,
les idées générales qui constitueront la matière première avec laquelle
travaillera la raison. Pascal est thomiste en distinguant proprement
deux facultés: une faculté de simple saisie et la raison, faculté du
discours intellectuel. Passant sous silence la théorie augustinienne
qui emprunte à Platon, mathématicien et mystique, la conception
d'une illumination consécutive à une recherche, il insiste sur l'op
position de deux facultés de connaissance. Il refuse évidemment à la
raison la saisie immédiate des premiers principes, alors qu'Augustin,
de par la logique de son système ne pourrait que les rattacher à la
ratio, puisque toute activité rationnelle les présuppose. Il remplace
l'ordre de succession ratio - intelligentia par un perpétuel compa
gnonnage : « La raison agit avec lenteur et avec tant de vues sur tant
de principes, lesquels il faut qu'ils soient toujours présents, qu'à
toute heure elle s'assoupit ou s'égare manque d'avoir tous ses prin
cipes présents. Le sentiment n'agit pas ainsi; il agit en un moment
et toujours est prêt à agir » 4. Le sentiment, chez Pascal, désigne
précisément la capacité d'intuition intellectuelle de l'âme; tous les
vocables employés soulignent la spontanéité et l'immédiateté de
ces perceptions : instinct, cœur 5. Bien plus, chaque homme privilégie
ou trouve privilégiée en lui par la nature l'une de ces deux facultés,
de sorte qu'il existe deux classes d'esprits: « Ceux qui sont accou
tumés à juger par le sentiment ne comprennent rien aux choses de
raisonnement. Car ils veulent d'abord pénétrer d'une vue et ne
sont point accoutumés à chercher les principes, et les autres au
contraire qui sont accoutumés à raisonner par principes, ne com
prennent rien aux choses de sentiment y cherchant des principes
et ne pouvant voir d'une vue »°. Pascal a pu tirer une telle analyse
de ses réflexions de savant et d'homme du monde; elle semble en
tout cas étrangère aux réflexions augustiniennes sur la connaissance.
Dans ces deux groupes cependant, la raison est présente. Car, chez
Pascal, esprit désigne en général l'activité rationnelle : « Les sciences

3. E. Gilson, Introduction, p. 88-147; E. Portalié, art. «Augustin» du D.T.C., t. 2,


col. 2334-2337. La lumière du soleil des esprits appartient à l'ordre naturel et « éclaire tout
homme venant en ce monde [Jean, I, 9] ». Il n'en est pas de même de la grâce.
4. Fr. 821 - 252.
5. Fr. 131 - 434: Nous « sentons naturellement en nous » les principes premiers, par
« sentiment naturel». Ce sont des « connaissances du cœur et de l'instinct », perçues « par
instinct et par sentiment » (fr. 110 - 282). Cf. 155 - 281.
6. Fr. 751- 3. «D'une vue» rappelle un terme technique fréquent chez Thomas
d'Aquin pour désigner la simple saisie par l'intelligence: « uno intuitu ».
110 LE RÈGNE nu cœun muvus

appartiennent à l'esprit»3; c'est l'esprit qui voit les causes, en


réfléchissant sur l'expérience sensible. C'est une faculté qui peine
et se traîne ‘. De là les fréquentes oppositions pascaliennes entre
cet « esprit » qui représente la ratio augustinienne, et le « cœur »,
qui saisit le réel d'une seule vue ’. Quand Pascal veut opposer les
hommes cultivés qui suivent le déroulement des preuves à ceux qui
perçoivent d'emblée la transcendance de l'Evangile, il écrit: «Ils
en jugent par le cœur comme les autres en jugent par l'esprit » 1°.
Ainsi les facultés connaissantes de l'âme pascalienne sont au
nombre de deux: le cœur (ou instinct, ou sentiment) et l'esprit (ou
raison). L'activité de la raison peut être très sûre, mais aussi très
lourde chez certains hommes: ce sont les « géomètres »; chez
d'autres, la part des saisies immédiates est si grande que le raison
nement, qui tout à l'heure avançait pas à pas, pesamment, court
maintenant avec une extrême légèreté: ce sont les esprits « fins » l‘.
Autrement dit, à côté d'une activité purement rationnelle, dont le
modèle est à chercher dans les sciences exactes, Pascal distingue
une activité de connaissance où la raison et le cœur sont étroite
ment unis, et dont il semble avoir découvert la valeur au contact
de ceux qui avaient l'usage du monde 12.
Au jeune savant revient donc le mérite d'avoir abandonné la
théorie augustinienne de la connaissance et d'avoir élaboré une
synthèse où l'aristotélisme thomiste se trouve repensé et enrichi.
Néanmoins Pascal a reçu de l'évêque d'Hippone le sens de la gran
deur de la pensée: « Pensée fait la grandeur de l'homme »U. « Ce
n'est point de l'espace que je dois chercher ma dignité, mais c'est
du règlement de ma pensée »". La liasse « Grandeur», d'où ce
dernier fragment est extrait, oppose à plusieurs reprises l'homme
aux bêtes, comme le fait fréquemment saint Augustin. Voici par

7. Fr. 513 - 4.
8. Fr. 234 - 577: ‘ Toutes ces personnes ont vu les effets, mais ils n'ont pas vu les
causes. Ils sont à l'égard de ceux qui ont découvert les causes comme ceux qui n'ont que
les yeux à l'égard de ceux qui ont l'esprit. Car les effets sont sensibles et les causes
sont visibles seulement à l'esprit n.
9. Fr. 351- 829: «Ces grands efforts d'esprit où l'âme touche quelquefois sont
choses où elle ne se tient pas; elle y saute seulement non comme sur le trône pmuj
toujours, mais pour un instant seulement». Cf. 190-543. "
10. Fr. 382 - 287. Cf. 172 - 185. Au fr. 110 - 282, la même opposition s'exprime dans
les termes raison / cœur (de même dans 380 - 284).
11. Fr. 511- 2 et 512 - 1. Lorsqu'il conduit cette analyse, Pascal, pour opposer les
deux groupes, applique aux esprits fins la terminologie du «sentiment»; cela n'est pas
parfaitement rigoureux, mais nous avons vu que ce procédé hyperbolique est fréquent
chez Pascal. Voir cependant fr. 512 - 1, à propos des esprits fins: « Il faut avoir la vue
bien nette pour voir tous les principes, et ensuite l'esprit juste pour ne pas raisonner fausse
ment sur des principes connus n.
12. L'alliance de mots « esprit de finesse » rend assez bien compte de cet enlacement
du cœur et de la raison. Encore faut-il être prudent, car Pascal emploie aussi «esprit»
dans son acception traditionnelle d'aspect connaissant de l'âme: « Il y a trois ordres de
choses: la chair, l'esprit, la volonté» (fr. 933 - 460). «L'esprit croit naturellement et la
volonté aime naturellement» (fr. 661- 81). Opposé à «corps », il en viendra tout natu
rellement à désigner l'âme: « L'homme ne peut concevoir comment un corps peut
être uni avec un esprit» (fr. 199 - 72, a la fin).
13. Fr. 759 - 346.
14. Fr. 113 - 348. Cf. 620 - 146 et 756 - 365 (« dignité » est un leitmotiv).
FACULTÉS nE L'AMB 111

exemple comment Arnauld traduit un passage de La vraie religion:


« Quelque grandeur et quelque étendue que puisse avoir une créature
corporelle, on ne la doit pas estimer beaucoup, si elle est insensible
et privée de vie Pour juger des corps, il faut avoir encore la vie
raisonnable, qui ne se rencontre point dans les bêtes, qui est la gloire
et la dignité particulière de l'homme »". Hélas! cette pensée est
0: basse par ses défauts » car le péché l'a soumise à l'erreur l‘. Mais
cependant l'activité humaine de connaissance demeure « une chose
admirable et incomparable par sa nature » l3, qui transcende tout l'uni
vers visible et couronne de sa splendeur l'existence et la vie l‘. Il
est curieux de constater que l'augustinisme, qui, comme nous allons
maintenant le voir, accorde tant à la volonté, a défini la supériorité
de l'homme non par son libre arbitre, comme la plupart des Pères
grees, mais par sa pensée. Quiconque est familier de l'œuvre pas
calienne perçoit immédiatement que le jeune théologien, à l'instar de
son maître, est frappé par la supériorité de la pensée et non par le
pouvoir que les hommes auraient de s'engendrer eux-mêmes, de
devenir en quelque sorte, selon la formule de Grégoire de Nysse,
« leurs propres parents ».

2. Uaffectivité supérieure

Tout ce qui dans l'âme humaine (mens) n'est pas connaissant


appartient à l'affectivité spirituelle, ou volonté (voluntas). On sait
combien ce terme est plus riche chez les augustiniens que dans la
pensée moderne. La volonté est le mouvement profond de l'âme
considérée comme cause efficiente et son action se fait sentir dès
le domaine des tendances souterraines qui sont comme l'humus des
sensations et des passions, au niveau du vouloir-vivre 1’. Même les
réactions instinctives qui nous sont communes avec les animaux,
comme la fuite devant le danger, la recherche d'un abri ou l'atta
chement maternel, quand elles se passent dans l'homme, sont at
tribuées par saint Augustin à la volonté 2°. C'est seulement à sa
cime que la volonté devient l'équivalent du libre arbitre et la
souveraine de toutes les décisions.

15. De ver. relig., 29, n. 53.


16. Fr. 756 - 385. Cf. Epist. 155-52, 2, n. 6: «Quanta est autem vanitas, quanta
insania, quanttunque mendacium, hominem mortalem, ærumnosam vitam mutabili et spiritu
et carne duceutem, tot peccatis oneratum, tot tentationibus subditum, tot corruptionibus
obuoxium, pœnisque justissimis destinatum, in seipso fidere ut beatus sit, quando ne illud
quidem, quod habet in naturœ suœ dignitate pnecipuum, id est mentem atque rationem,
potest vindicare al: erroribus, nisi Deus adsit lux mentium ».
17. Fr. 756 - 385.
18. De lib. arbitrio, Il, 3, n. 7: où Augustin développe la traditionnelle hiérarchie esse,
vivere, intelligere. Ibid., I, 1, n. 3: «A Saltem intelligentiam non nisi bonum putas?
E. Istam plane ita bonam puto, ut non videam quid in homine possit esse præstantius ».
19. De lib. arbitrio, III, 8, n. B.
20. En revanche, Augustin tend a assimiler les réactions animales aux causes physiques.
Des bêtes, il écrit: « Magis fiunt quam faciunt », elles sont produites plutôt que produisant.
En approuvant la théorie cartésienne des animaux-machines, Pascal ne rompait donc pas
avec son maître.
112 u: RÈGNE nu cœur. MAUVAIS

Sa domination s'exerce évidemment sur tous les sentiments.


« Tous les mouvement sensibles de l'âme se ramènent aux quatre
passions fondamentales: le désir (cupiditas), la joie (laetitia), la
crainte (metus) et la tristesse (tristitia); or, désirer, c'est consentir
au mouvement par lequel la volonté se porte vers un objet; se
réjouir, c'est se complaire dans la possession de l'objet obtenu;
craindre, c'est céder au mouvement d'une volonté qui recule devant
un objet et s'en détourne; éprouver de la tristesse, enfin, c'est ne
pas consentir à un mal effectivement subi. Ainsi tout mouvement
de l'âme tend soit vers un bien à acquérir ou à conserver, soit
à fuir un mal à éviter ou à écarter; mais le mouvement libre de
l'âme pour acquérir ou pour conserver quelque chose, c'est la vo
lonte même; tous les mouvements de l'âme dépendent donc de la
volonté » 23.
Le règne de la volonté ne s'arrête pas là. Il sétend en effet
jusqu'aux opérations cognitives elles-mêmes. Si bien qu'il devient
juste d'assimiler la volonté à l'ensemble de l'âme 22. Qu'on considère
les sens externes, c'est la volonté qui les imit à leur objetf-l; l'exis
tence et l'intensité de la sensation dépendent d'elle. Si l'on passe
à la vie sensible interne, cette même volonté intervient pour fixer les
souvenirs dans la mémoire, les y retrouver, les combiner et crée ainsi
un univers imaginaire où les cygnes seront noirs et les oiseaux
quadrupèdes 2‘. Enfin, c'est encore la volonté que l'on trouve a la
racine de notre activité pensante: « La conception de notre esprit
est précédée d'un certain appétit dont l'action, en nous faisant
chercher et trouver ce que nous voulons connaître, fait naître la
connaissance par une sorte d'enfantement mental »2‘. La connais
sance est précédée d'une recherche, d'un désir de connaître qui est
le fait de la volonté. Que cette recherche soit ardente, elle prend alors
le beau nom de studium, qui exprime l'enlacement de l'entendement
et de la volonté 2‘.
Nous touchons là l'un des fondements de la pensée augustinienne.
La domination de la volonté s'étend sur toutes les activités hu
maines. C'est elle qui meut tout l'homme, qui tourne l'entendement
vers ce qu'elle veut, le distrait immédiatement de ce qui lui déplaît.

21. E. Gilson, Introduction p. 171-172. E. Gilson paraphrase ici De civ. Dei, XIV,
6 - 7. La Lettre 7 à Ch. de Roamrez (décembre 1656) est une variation sur cette répartition
augustinienne des mouvements de l'âme: désir, joie, crainte. tristesse. L: fameuse défi
nition augustinienne de la volonté se situe dans le De duabus animabits, 10, n. 14 : « Voluntas
est animl motus, cogente nullo, ad aliquid vel non amittendum, vel adipiscendum ».
22. Conf., Vlll, 9, n. 21.
23. De Trinitate, XI. 2, n. 2 et 5 : « voluntas animi qua‘ rci sensibili sensum admovet,
in eoque ipsam visionem tenet ».
24. « Cur plerumque falsa cogitamus, cum ea quæ sensimus non utique falso memi
nerimus: nisi quia voluntas illa quam conjunctriccm ac separatricem hujusce modi rerum
jam quantum potui demonstrare curavi, formandam cogitantis aciem per abscondita memoriz
durit ut libitum est Cum id agamus moderante memoria, unde sumimus omnia qtue multi
pliciter ac varie pro nostra voluntate componimus» (De Trinitate, XII, 10, n. 17). Cf. De
Trinitate, XI, 8, n. 15.
25. Ibid., IX. 12, n. 18.
26. Ibid., ’ Studium»: ardeur, passion, étude, application
FACULTÉS DE UAME 113

r
Elle est donc seule responsable de la conduite de lhomme, affirmation
qui situe saint Augustin à l'opposé du socratisme. Il n'est plus
question, ici, de soutenir que « personne ne pèche volontairement » 23 ;
on affirme au contraire; « C'est par sa propre volonté que chaque
homme est mauvais»? «L'homme, dit l'Ecriture, n'a pas voulu
comprendre pour agir bien. Vous voyez que le Psaume attribue ce
refus à la volonté: car il y a des hommes qui veulent comprendre
et ne peuvent pas ; mais il y a des hommes qui ne veulent pas com
prendre, c'est pourquoi ils ne comprennent pas2’ »
Ce point posé, il faut maintenant se demander quel est le principe
de la volonté humaine. Qui la meut? Pourquoi ses mouvements si
variés ? L'évêque d'Hippone a exprimé ses conceptions sur cette
question à l'aide de représentations aristotéliciennes. Dans la phy
sique d'Aristote, chaque corps a un lieu naturel vers lequel il tend
dès qu'il est livré à lui-même: le feu monte, la pierre tombe. De
même, pour Augustin, l'âme a un « poids » (pondus), qui l'entraîne
sans cesse vers le lieu naturel où elle trouvera enfin son repos; et
ce poids, c'est l'amour: « Mon poids, c'est mon amour; où que je
sois emporté, c'est lui qui m'emporte »3°. Cet amour, l'évêque
africain le désigne aussi par l'une de ses caractéristiques essentielles,
la délectation: « La délectation est une sorte de poids de l'âme.
La délectation crée une ordination de l'âme. Car où sera ton trésor, là
aussi sera ton cœur [Matth. VI, 21] M‘.
Cet amour, qui s'élance vers un certain bien, est l'essentiel de
l'homme. Jamais il ne se repose, sans cesse il agite l'homme et cette
quête ne pourra cesser qu'au moment où il aura trouvé le lieu pour
lequel il a été créé, et ce lieu, c'est Dieu. Toujours réapparaît la
fameuse formule: « Tu nous as faits vers toi, et notre cœur est
sans repos jusqu'à ce qu'il trouve son repos en toi » 32. L'être
humain est donc fondamentalement aimant: « Vous dit-on par
hasard de ne rien aimer? Jamais de la vie! Immobiles, morts, abo

27. Protagoras, 345 d-e; cl. Timée, 86 d.


28. «Voluntate propria quisque malus est» (De civ. Dei, II, 4). Cf. De lib. arbitrio,
I, 11, n. 22.
29. In Ps. 35, n. 4 (verset 4). Cf. In Ps. 48, I, n. 1: « Omnia divina eloquia salubria
sunt bene intelligentibus; periculosa vero his qui ea volunt ad sui cordis perversitatem
detorquere, potiusquam suum cor ad eorum rectitudinem corrigere. Hæc est enim in hominibus
magna et usitata perversitas ; quia cum debeant vivere ipsi secundum voluntatem Del, Deum
volunt vivere secundum voluntatem suam ».
30. « Pondus meum amor meus; eo feror quocumque feror» (Conf, X111, 9, n. 10).
M. Gilson, que nous suivons fréquemment dans cette présentation, cite encore Epist. 55 - 119,
10, n. 18: «Nec aliquid appetunt etiam ipsa corpora ponderibus suis, nisi quod animæ
amoribus suis»; De civ. Dei, XI, 28. Sur le lien volonté-amour, voir De Trinitate, XV,
21, n. 41 : « voluntatem nostram, vel amorem, seu dilectionem quaa valentior est voluntas ».
Pour l'emploi du terme lieu: « Sursum cor, sursum cogitationem, sursum amorem, sursum
spem; ne putrescat in terra Non quæris locum cordi tuo? Quam multi hic sunt qui
me modo audiunt, et non est cor eorum nisi in sacellis suis E‘ In terra estis, quid in terra
est quod amatis: mittatur in cœlum, et erit ibi cor vestrum ...» (In Ps. 90, ll, n. 13).
«Amore enim movetur [anima] tamquam ad locum quo tendit » (In Ps. 9, n. 15). Ce lieu,
c'est Dieu: In Ps. 70, n. S.
31. De musica, VI, 11, n. 29.
32. Conf., I, 1, n. 1: « Fecisti nos ad te ’
114 LE RÈGNE DU CŒUR MAUVAIS

minables, misérables, voilà ce que vous serez, si vous n'aimez rien.


Aimez, mais prenez garde à ce qu'il faut aimer »*.
Cette importance radicale de l'amour entraîne deux conséquences.
La première est que de la valeur de l'objet choisi par cet amour
dépend la valeur de la volonté et de chacun de ses mouvements *.
Si bien qu'en définitive chaque acte d'un homme vaut ce que vaut
l'amour qui l'inspire. Tout est bon dans le monde : splendeur de
l'or, beauté des corps, douceur de la nourriture ; chaque être humain
peut éprouver toutes les passions : joie, tristesse ... La seule per
version est celle de l'amour qui anime l'homme, quand ce dernier
trouble l'ordre de l'univers et délaisse les biens qui sont à sa mesure
pour s'asservir à des biens inférieurs qui le faussent et l'accablent.
En second lieu, il apparaît facilement que dans une telle pensée
toutes les vertus de l'homme ne sont que des modulations de la
seule vertu fondamentale, l'amour. La seule véritable sagesse y
est l'amour du Bien suprême, ou charité *.
Si Pascal a pris ses distances par rapport aux théories augusti
niennes sur la connaissance, toute son œuvre suit pas à pas et
illustre la conception augustinienne de la volonté. Pour lui aussi,
tout ce qui dans l'âme n'est pas connaissant appartient à la volonté :
« Il y a trois ordres de choses, la chair, l'esprit, la volonté » *. Et
si l'on néglige le corps, « personne n'ignore qu'il y a deux entrées
par où les opinions sont reçues dans l'âme, qui sont ses deux
principales puissances, l'entendement et la volonté » *. Cette volonté
comporte au plus profond d'elle-même un obscur vouloir-vivre qui
n'est autre chose que le soubassement de notre désir de bonheur *.
Toutes les actions de l'homme qui ne proviennent pas de la contrainte
procèdent de son dynamisme omniprésent *. L'être humain se
sent traversé d'innombrables désirs, qui sont l'effervescence de

33. In Ps. 31, n. 5 : « Num vobis dicitur : Nihil ametis ? Absit ... Pigri, mortui,
detestandi, miseri eritis, si nihil ametis. Amate, sed quid ametis videte ».
34. De civ. Dei, XIV, 7, n. 2 : « Recta itaque voluntas est bonus amor et voluntas
perversa malus amor » ; De Trimitate, XI, 6, n. 10 ; Contra Faustum, V, 11 : « Ex amore suo
quisque vivit, vel bene vel male ».
35. Epist. 155 - 52, 4, n. 13 : « In hac vita virtus non est, nisi diligere quod diligendum
est. Id eligere, prudentia est ; nullis inde averti molestiis, fortitudo est ; nullis illecebris
temperantia est ; nulla superbia, justitia est. Quid autem eligamus quod præcipue diligamus,
nisi quo nihil melius invenimus. Hoc Deus est . ». Cf. Ibid., 3, n. 12. De moribus, I, 15,
n. 25 : « Si virtus ad beatam vitam nos ducit, nihil omnino esse virtutem affirmaverim,
nisi summum amorem Dei ».
36. Fr. 933 - 460.
37. Art de persuader, Br., IX, 271.
38. Cf. fr. 148 - 425. Jansénius a bien vu ce point : Augustinus, P.N., II, 5 : « Illa
quibus naturaliter natura rationalis inhiat, et sine quibus beata esse non potest, ad tria
capita generalia revocari possunt, non mori, non falli, non perturbari » ; il appelle cet
instinct : « Ille profundissime insculptus beatudinis appetitus ». Et au ch. 7, sur l'horreur
de la mort : « Qui sane impetus ita medullitus inhæret, ut beatitudinis appetitus cum illo
indivisibili nexu oriatur atque moriatur ».
39. Fr. 97 - 334 : « La concupiscence et la force sont les sources de toutes nos actions.
La concupiscence fait les volontaires, la force les involontaires ». Comme Augustin, Pascal
considère que même nos actions instinctives et irréfléchies sont « volontaires », puisque la
volonté, c'est le dynamisme même de l'homme.
a _

FACULTÉS DE L'AMI?’ 115

.
cette volonté agile, mais il ne consent quà certains d'entre eux, et
c'est ainsi qu'il pèche ou s'élève 4°.
La domination de la volonté sur la connaissance constitue l'un
des fondements de l'anthropologie pascalienne et ce principe com
mandera toute 1'Apologie. Pascal, en apologiste, s'est surtout soucié
des rapports entre la volonté et la raison. Il a bien vu, comme Au
gustin, que la volonté est à la racine de notre activité pensante. De
là l'importance chez lui du thème de la recherche de la vérité. « Je
ne puis avoir que de la compassion pour ceux qui gémissent sincè
rement dans ce doute, qui le regardent comme le dernier des
malheurs, et qui, n'épargnant rien pour en sortir, font de cette
recherche leurs principales et leurs plus sérieuses occupations ».
Aussi l'absence de recherche du vrai, la nonchalance sont-elles des
marques d'une mauvaise disposition de la volonté". Il faut chercher
avec toute l'ardeur dont la volonté est capable : « de tout son cœur »,
ne cesse de répéter Pascal 42. Sinon, la raison sera paralysée ou
utilisée pour de fausses conclusions, car «la volonté est un des
principaux organes de la créance, non qu'elle forme la créance,
mais parce que les choses sont vraies ou fausses selon la face par
où on les regarde. La volonté qui se plaît à l'une plus qu'à l'autre
détourne l'esprit de considérer les qualités de celle qu'elle n'aime
pas à voir, et ainsi l'esprit marchant d'une pièce avec la volonté
s'arrête à regarder la face qu'elle aime et ainsi il en juge par ce
qu'il y voit » ‘3.

40. Comme le signale Jeanne Russier (La foi selon Pascal, I, p. 160, n. 2), « c'est la
différence classique dans l'ascèse chrétienne entre le « sentir » et le « consentir ». Elle cite
les dernières lignes de la Lettre de Pascal sur la mort de son père : « Saint Augustin nous
apprend qu'il y a dans chaque homme un serpent, une Eve et un Adam. Le serpent sont
les sens et notre nature; l'Eve est l'appétit concupiscible, et l'Adam est la raison. La nature
nous tente continuellement, l'appétit concupiscible désire souvent; mais le péché n'est pas
achevé si la raison ne consent» (Br. minor, p. 107). Havet a identifié l'allusion: De Gen.
contra Manichaeos, II, 14, n. 21: « Etiam nunc in unoquoque nostrum nihil aliud agitur,
cum ad peccatum quisque delabitur, quam tunc actum est in illis tribus, serpente, muliere
et viro. Nam primo fit suggestio sive per cogitationem, sive per sensus corporis Quæ
suggestio cum facta fuerit, si cupiditas nostra non movebitur ad peccandum, excludetur
serpentis astutia; si autem mota fuerit, quasi mulieri jam persuasum erit. Sed aliquando
ratio viriliter etiam commotam cupiditatem refrenat atque compescit Si autem ratio
consentiat, et quod libido commoverit, faciendum esse decernat, ab omni vita beata tamquam
de paradiso expellitur. Jam enim peccatum imputatur, etiamsi non subsequatur factum;
quoniam rea tenetur in consensione conscientia ». Sur cette «consensio»: Epist. 98 - 23.
n. 1; In Epist. ad Romanos, 13 - 18: « Non enim in ipso desiderio pravo, sed in nostra
consensione peccamus »; De continentia, 2, n. 3; Serm. 30 - de verbis Apost. 12, 3, n. 4.
La raison jouera un rôle d'autant plus faible que la volonté sera plus impétueuse, dest-à-dire
que par des démissions successives l'homme se sera habitué au mal. Chez les criminels
endurcis, le consentement en est venu à n'être plus qu'une simple « complaisance» dans
l'adhésion. De là la condamnation par Augustin et Pascal des « péchés d'ignorance »
(Quatrième Provinciale), commis sans véritable débat intérieur. Nous reviendrons sur ce
point dans le chapitre ‘ La grâce souveraine ».
41. Fr. 427 - 194. Cf. 472 - 574.
42. Ibid. «Ceux qui le [Dieu] cherchent de tout leur cœur ». Cf. «ceux qui
apporteront une sincérité parfaite et un véritable désir de rencontrer la vérité » (Ibid.).
L'idéal est le studium augustinien: ‘ L'ardeur des saints à chercher le vrai était inutile si le
probable est sûr» (fr. 721 - 917).
43. Fr. 539 - 99. Cf. 835 - 564; Art de persuader, XI, 273: les opinions « sont intro
duites en foule par les caprices téméraires de la volonté, sans le conseil du raisonnement »;
Ibid., p. 275; fr. 584 - 15; fr. 815 - 259: «Le monde ordinaire a le pouvoir de ne pas
116 LE RÈGNE DU CŒUR MAUVAIS

Non seulement l'apologiste est convaincu de la prééminence de


la volonté, mais il reprend l'explication augustinienne de ses mouve
ments avec les tenues mêmes de l'évêque d'Hippone: « poids »,
« lieu » naturel, tension vers... « inquiétude »: « L'homme est tom
bé de sa place Il la cherche avec inquiétude Il ne peut plus la
retrouver" ». « Il est visiblement... tombé de son vrai lieu sans le
pouvoir retrouver. Il le cherche partout avec inquiétude »‘5. « Le
voilà tombé de sa place, il la cherche avec inquiétude. C'est ce que
tous les hommes font. Voyons qui l'aura trouvée »‘°. Cet être, qui
doit tendre vers Dieu ‘7, est menacé de céder à l'attraction des créa
tures: « Avant que l'on soit touché [par Dieu], on n'a que le poids
de sa concupiscence, qui porte à la terre. Quand Dieu attire en haut,
ces deux efforts contraires font cette violence que Dieu seul peut
surmonter»? Nous découvrons ici l'origine de ces images de l'as
cension et de la chute que nous avons déjà rencontrées. Il semble
qu'Augustin ait spontanément comparé l'âme à la flamme, entraînée
par son « poids» vers le haut; et qu'il ait assimilé les errements
de cette âme à la chute qui caractérise les autres corps physiques.
Cet «instinct que nous ne pouvons réprimer qui nous élève H’,
c'est la tension de l'amour vers son objet encore inconnu, car «la
volonté aime naturellement »5°. Cet être fondamentalement aimant
ne peut donc demeurer sans tendre vers un but désiré. S'il n'aimait
pas, il serait mort, disait Augustin. « Notre nature est dans le
mouvement », reprend Pascal, « le repos entier est la mort »5‘. Mais
il faut être attentif à ce qu'on aime, car les hommes risquent de
s'attacher à de vaines idoles: « A faute des vrais objets il faut
qu'ils s'attachent aux faux » 52.
Quant aux conséquences immédiates de cette importance radicale
de l'amour, nous ne cesserons de les rencontrer dans toute l'œuvre
pascalienne. Chaque homme vaut ce que vaut l'amour qui inspire ses
actes : c'est ainsi que les Juifs de l'Ancien Testament étaient mauvais,
parce qu'ils convoitaient les biens de la terre; quelques-uns d'entre
eux seulement ne rêvaient que de s'unir à Dieu, ceux-là étaient les
chrétiens de la Loi ancienne 53. Seule compte la qualité de l'amour,

songer à ce qu'il ne veut pas songer ». Pascal semble avoir envisagé quelques exceptions à
cette domination universelle de la volonté: fr. 394 - 288, où il évoque « ceux qui ont assez
d'esprit pour voir la vérité quelques oppositions qu'ils y aient ». Voir aussi dans la série 30
le fr. 432 - 194 bis et ter (17).
44. Fr. 430 - 431.
45. Fr. 4Œ-427, voisin d'un fragment qui reprend le «Fecisti nos ad te ...» des
Conf. I, 1 (fr. 399 - 438). Cf. 464 - 419.
46. Fr. 477 - 406.
47. Cf. 429 - 229: ’ Mon cœur tend tout entier à connaître où est le vrai bien pour
le suivre ».
48. Lettre du 24 septembre 1656 à Ch. de Roannez. Tout l'écrit Sur la conversion du
pécheur illustre cette lutte victorieuse. Cf. fr. 281 - 613: « Les hommes dans le premier âge
du monde ont été emportés dans toutes sortes de désordres» (c'est le feror augustinien).
49. Fr. 633 - 411: « Malgré la vue de toutes nos misères qui nous touchent, qui nous
tiennent à la gorge, nous avons un instinct que nous ne pouvons réprimer qui nous élève ».
50. Fr. 661 - 81.
51. Fr. 641 - 129.
uuun
Fr. 661 - 81.
P’? Fr. 270 - 670; 255 - 758, etc. Voir le chapitre « bc mystère d'lsraél ».
FACULTÉS ms L'AMI! 117

comme Pascal le rappelle dans l'admirable péroraison de la Dixième


Provinciale: « On viole le grand commandement, qui comprend la
loi et les Prophètes; on attaque la piété dans le cœur On rend
dignes de jouir de Dieu dans l'éternité ceux qui n'ont jamais aimé
Dieu en toute leur vie N‘. Ce règne de l'amour explique la multi
plicité des mauvais attachements, car nombreuses sont les créatures
auxquelles l'homme peut s'attacher et s'asservir 55, mais aussi l'unicité
du bien; puisqu'il n'y a qu'un Dieu, il n'est qu'une vertu, c'est de
l'aimer; et l'ensemble dc la morale ne fait que moduler la charité:
« Dieu diversifie ainsi cet unique précepte de charité pour satisfaire
notre curiosité, qui recherche la diversité, par cette diversité qui nous
mène toujours à notre unique nécessaire. Car une seule chose est
nécessaire et nous aimons la diversité, et Dieu satisfait à l'un et à
l'autre par ces diversités qui mènent au seul nécessaire » 5‘.
La conception de la volonté est donc bien la même chez les deux
écrivains. Mais nous n'avons pas achevé avec elle l'étude des facultés
de l'â1ne, car l'un des termes les plus fréquents sous la plume
d'Augustin comme sous celle de Pascal demeure à considérer. Il s'agit
du mot cœur.

3. Le cœur

L'application du mot cœur à une partie de l'âme ou à l'âme


tout entière est d'origine biblique. La multiplicité des citations scrip
turaires qui incluent ce terme chez Augustin et chez Pascal est par
lante, à cet égard, puisqu'elles sont souvent suivies de commentaires
où chaque écrivain reprend le terme à son compte. « Là où sera
ton trésor, là aussi sera ton cœur Et là où est le cœur, là se trouve
le bonheur ou la misère 53 » Augustin explique les expressions des
prophètes « cœur de pierre » et « cœur de chairM"; il paraphrase
le verset du psaume: « Le Seigneur est proche des cœurs brisés W",
et montre, après saint Paul, que le cœur de l'homme ne peut s'élever
à comprendre les mystères de Dieu m. Ces méditations sont légion
dans l'œuvre augustinienne. Pascal aussi conserve le mot cœur, qu'il
emprunte, lui, non seulement à la Bible, mais à Augustin ‘‘. Ce
qui nous importe dans cette étude c'est de dégager l'évolution sé
mantique de ce vocable, s'il y en a une, de la Bible à saint Augustin
et de ce dernier à Pascal.

54. Ed. Cognet, p. 191.


55. ‘ Le mal est aisé. Il y en a une infinité, le bien presque unique » (fr. 526 - 408)‘
Presque vise sans doute l'amour de soi et d'autrui dans l'amour de Dieu : mais la multiplicité
n'est qu'apparente.
56. Fr. 270 - 670,
57. De Musica, VI, 11, n. 29 (citation de Mat/ÏL, VI, 21). Cf. In Ps. 90, II, n. 13.
58. De doctr. chr., III, 34, n. 48.
59. In Ps. 6, n. 10.
60. In Ps. 9, n. 14 (citant l Con, Il, 9). Conf., IX, 10, n. 23.
61. « Circoncision du cœur » : 268 - 683, 270 - 670, 288 - 689, etc. Voir tout le fr. 278 - 446.
« Endurcis leur cœur » : 496 - 714.
118 u!‘ RÈGNE DU cœun muvus

a) « Oœun » DANS LA BIBLE

Le mot « cœur » (hébreu: lêb ou Iêbâb ; Septante kardia; Vulgate


cor) est employé un millier de fois dans l'Ecriture ‘f.
Comme dans les œuvres anciennes de l'humanité, les écrivains
distinguent mal non seulement les facultés, mais même le domaine
du corporel et celui du spirituel. Aussi le cœur biblique se trouve-t-il
lié à la vie végétative de l'homme, dont il est souvent le principe.
« Vie du corps, un cœur paisible H3. Le cœur est plus fort chez
l'homme qui s'est restauré par la nourriture f‘. Les sensations
agréables l'émeuvent: « L'huile parfumée met le cœur en joie M5, et
« le vin réjouit le cœur de l'homme N°.
Mais le cœur est aussi le centre des facultés spirituelles. Alors
qu'aujourd'hui le mot cœur désigne surtout le siège des sentiments,
il couvre dans la Bible à peu près toutes les facultés conscientes de
l'âme.
Il est le siège de l'activité intellectuelle: c'est lui qui réfléchit et
qui découvre la vérité".
Dieu leur [aux hommes] donna un cœur pour penser.
Il les remplit de science et d'intelligence
et leur fit connaître le bien et le mal.
Il mit sa lumière dans leur cœur
Appesantis
pour le cœurIadegrandeur
leur montrer ce peuple,
de ses œuvres 63

rends-le dur d'oreille,


bouche-lui les yeux,
de peur que ses yeux ne voient,
que ses oreilles n'entendent,
que son cœur ne comprenne.

Ce célèbre verset d'Isa'ie (VI, 10) révèle clairement la confusion


de l'anthropologie hébraïque, tout en assimilant, pour finir, le cœur
à l'intelligence. On rencontre fréquemment dans l'Ecriture des ex
pressions qui font du cœur la faculté connaissante de l'homme: les
u pensées du cœur », le cœur « médite », il est « inintelligent » 9’. C'est
donc le cœur qui reconnaît la vérité de la foi, souvent avec lenteur:

62. Voir H. Lesêtre, art. «Cœur» du Dictionnaire de la Bible, Paris, t. II, 1926.
col. 822 - 826; Baügartel et Behm. art. « Kardia n du Theologisches Wärterbuch zum Neuen
Testament (Kittel), t. Ill, p. 609-611 et 611-616 (Stuttgart, 1938); A. Guillaumont, « Les sens
des noms du cœur dans l’Antiquité », in Etudes carmélitaines, Le cœur, Paris, Desclée de
Brouwer, 1950, p. 41-81.
63. Proverbes, XIV, 30.
64. Juges, XIX, 5; I Rois, XXI, 7; Ps. 103, verset 15.
. Proverbes, XXVII, 9.
-n . Ps. 103, verset 15. Cf. EccIL, XL, 20; Zacharie, X, 7.
67. Ps. 18, 15; 4. 5; Jérémie, XIX, 5; III, 16; Ezéchiel, XXXVIII, 10; Genèse, V1, 5:
«Dieu vit que la méchanceté de l'homme était grande sur la terre et que son cœur ne
formait que de mauvais desseins»; Gen., VIII, 21.
68. Eccli., XVII, 5-8; Eph., l, 18: « Puisse-t-il illuminer les yeux de votre cœur-I»;
Luc, II, 19
69. l Rois, III, 12: «Je te [à Salomon] donne un cœur sage et intelligent». Cf.
Proverbes, II, 2 et 10; XVI, 21. Romains, l, 19: « Ils ont perdu le sens dans leurs raison
nements et leur cœur inintelligent s'est enténébré ». Cf. 2 Con, III, 14 - 15: « Leur pensée
s'est obscurcie un voile est posé sur leur cœur ».
FACULTÉS DE L'AMI‘. 119

« O cœurs sans intelligence », dit le Christ aux « pèlerins d'Emmaüs »,


« lents à croire tout ce qu'ont annoncé les prophètes »"°. Mais cette
activité du cœur se situe également à un niveau moins élevé, celui
de la vie pratique; c'est lui qui est le siège de l'habileté de l'artisan
et de tous les savoir-faire 73. Enfin, c'est encore lui qui, conservant
les acquisitions de l'intelligence, joue le rôle de la mémoire"; les
souvenirs y sont inscrits comme sur des tablettes :
Mon fils, n'oublie pas mon enseignement,
Inscris-les
et que ton sur la garde
cœur tablette de préceptes
mes ton cœur 73.

Mais le cœur est aussi le siège des activités de la volonté. C'est


lui en effet qu'on trouve au principe de toute action. De lui émanent
les désirs, bons ou mauvais, les « inclinations du cœur »7". Si le cœur
s'abandonne à ses mauvais désirs 75, il est souvent appelé « incir
concis »’". Il est encore déclaré « fermé », « appcsanti », « épais »,
« double », « vain », « orgueilleux » 77 S'il résiste obstinément à
Dieu, il est « endurci» et sa dureté est comparée à celle de la pierre
ou même du diamant ’‘. Mais ce cœur peut changer, se convertir et
devenir un cœur de chair, docile à la tendresse exigeante de Dieu:
« fextirperai de leur corps le cœur de pierre et je leur donnerai un
cœur de chair, afin qu'ils marchent selon mes lois », dit Dieu à Ezé
chiel"". Le cœur ainsi transformé est « brisé et humilié », « ferme »,
« simple », « pur », « parfait »...‘°. Toutes les passions, les sentiments
qui agitent l'homme prennent leur source dans le cœur: la crainte
ou le courage, la douleur ou la joie, l'abattement ou l'audace s‘. Le
cœur assume aussi le rôle de la conscience morale: il connaît le
mal fait par l'homme et sa voix réprimande le coupable: « Si notre

WP NPC-n Luc, XXIV, 25. Cf. Romains, X, 10.


Exode, XXVIII, 3; XXXI. 6; XXXV, 34; XXXVI, 8.
Jérémie, XLlV, versets 21 et 51, verset 50; Dent, IV, 9.
Proverbes, 111, 1 et 3.
Exode, XXXV, 21 et 26; ‘Proverbes, XVI, 9; Isaic, X, 7.
\’ \’ \’ Ps. 19, verset 5, et 20, verset 30; Proverbes, V1, 25; EcclL, V, Z; Baruch, 1, 22:
«Nous sommes allés, chacun suivant Finclination de son cœur mauvais, servir d'autres
dieux ».
76. Jérémie, IV, 4: «Circoncisez-vous pour Dieu, ôtez le prépuce de votre cœur»;
IX, Z5; Ezéch., XLIV, verset 7, etc. Pour Jérémie la pratique extérieure de la circoncision
ne vaut rien sans la purification intérieure. Cf. saint Paul, Roruains, 11, 25-29; 1 Cor.,
V11, 19; GaL, V, 6; Phil., 111, 3; CaI., II, 11 ct 111, 11.
77. Ps. 4, verset 3 (fermé ou pesant); Ps. 118, verset 70: « Leur cœur est épais comme
la graisse n; EccIL, I, 30 (double); Ps. 5, verset 10 (vain); Ezéclu, XXVlll, 2 et 6 (orgueil
leux); Abdias, 3 et Luc, I, 51 (orgueilleux); Lévitique, XIX, 17 (haineux), etc.
78. Deut., XV, 7; Ecclfl, 111, 27; Ezéch., 111, 7; Zucharie, V11, 12: «Ils firent de
leur cœur un diamant, de peur d'écouter l'instruction et les paroles que Yahve‘ Sabaot avait
envoyées ».
79. Ezéclu, X11, 19 -20.
80. Ps. 50, versets 12 -14 et 19 (pur, ferme, brisé, humilié). Cf. Ps. 130, verset 1;
Genèse, XX, 5-6 (simple). 1 Rois, IX, 4 (innocent). 1 Rois, X1, 4 et XV, 14 (fidèle), etc
Cf. Matth., XI, 29, où le Christ dit: » Je suis doux et humble de cœur ».
81. Lévitique, XXVI, 36; DeuL, 1, 28; XX, 8; Jérémie, 1V, 19; 2 Samuel, V11, 27;
Ps. 108, verset 22; Ps. 142, verset 4; Proverbes, X11, 25, ct XXV, 20; lsaie, 1, 5; Jean,
XVI, 6
120 LE RÈGNE nu CŒUR muwns

cœur ne nous condamne pas, nous avons pleine assurance devant


Dieu »‘2. L'homme qui se repent « revient à son cœur M3.
Ainsi le cœur biblique représente le dynamisme intérieur de la
personne dans la multiplicité de ses actes, sans que soit établie de
séparation claire entre le corporel et le spirituel ni entre les facultés l".
De là l'importance de l'expression « de tout son cœur », qui signifie
que c'est l'homme tout entier qui doit s'appliquer à chercher Dieu,
à croire en lui, à l'aimer, à vivre selon ses préceptes ‘‘. Comme tout
ce qui existe, le cœur de l'homme a été créé par Dieu, et Dieu le
connaît, le scrute, le déchiffre, il « sonde les reins et les cœurs H‘;
il l'éprouve, le tient dans sa main, le dirige, l'« incline », l'affermit... a"
Il en est donc le Maître.
Certes la différenciation du physique et du psychique, et dans le
psychique des différentes facultés, se réalise progressivement, à
mesure qu'on approche de l'ère chrétienne. Aussi verra-t-on la grande
traduction grecque des Septante rendre assez souvent lêb ou lêbâb
par « noûs », « dianoïa » ou « psyché ». Mais les écrivains du Nouveau
Testament (sauf saint Jean) reviennent massivement au vocable sé
mitique et à son acception ancienne. Saint Paul, en dépit de sa
trichotomie chair - âme - esprit, ne cesse d'utiliser cœur: « Le cœur
est pour lui, comme pour les auteurs de l'Ancien Testament, le centre
de toute vie sensible, intellectuelle et morale, le siège universel des
affections et des passions, du souvenir et du remords, de la joie et
de la tristesse, des résolutions saintes et des désirs pervers, le canal
de tous les effluves du Saint-Esprit, le sanctuaire de la conscience
où sont gravés en caractères indélébiles les tables de la loi naturelle,
où nul regard ne pénètre excepté l'œil de Dieu. La vérité l'éclaire,
l'infidélité l'aveugle, l'impénitence l'endurcit, l'hypocrisie le fausse,
le bonheur le dilate, l'angoisse le resserre, la reconnaissance le fait
exulter. Le cœur est la mesure de l'homme, le cœur c'est l'homme
même, et voilà pourquoi Dieu, pour estimer l'homme à son juste
prix, le regarde au cœur N‘.

82. l Jean, III, 21; cf. versets 18-20. 1 Rois, ll, 44; Joh, XXVll, 6.
83. lsaîe, XLVI, 8.
84. A. Guillaumont, op. cit., p. 51 : « Il est difficile de dire quand on est en présence
d'un emploi métaphorique certain la métaphore en effet est fondée sur la claire distinction
de deux ordres et cette psychologie repose sur une dissociation encore confuse du physique
et du psychique ».
85. lérémie, XXIX, 13-14: ‘Quand vous me chercherai, vous me trouverez pour
m'avoir cherché de tout votre cœur, je me laisserai trouver par vous». Actes, VIII, 37:
«Si tu crois de tout ton cœur ». DeuL. Vl, 4-5: «Ecoute, lsraël: Yahvé notre Dieu est
le seul Yahvé. Tu aimeras Yahvé ton Dieu de tout ton cœur, de toute ton âme et de tout
ton pouvoir» (cf. Matth., XXII, 37),
86. Ps. 32, verset 15; Ps. 138 (en entier); Sagesse, I, 6: « Dieu est le témoin de ses
reins, le surveillant véridique de son cœur ». Les reins sont le siège des passions et des
impulsions inconscientes, le cœur celui de l'activité consciente (Bible de Jérusalem, Paris,
Cerf, 1956: note sur Sagesse, I, 6).
87. Ps. 16, verset 13; Proverbes, XXI, l-2; 2 Thess., III, 5; Px. 118, verset 36;
Hébreux, XIII, 9.
88. F. Prat, La théologie de saint Paul, Paris, 1923, p. 54.
FACULTÉS DE L'AME 121

b) « CŒUR » cHEz SAINT AucusrIN

Avec saint Augustin le cœur biblique perd d'emblée l'une de ses


acceptions: il cesse de désigner l'activité physiologique de l'homme.
Alors que dans la Bible la démarcation entre le corporel et le spi
ritucl demeurait assez indistincte, l'évêque d'Hippone la rend parfaite
ment nette. Il est trop soucieux, à la suite de Plotin, d'affirmer
sans équivoque la nature immatérielle de l'âme pour ne pas dis
tinguer cette dernière des organes par lesquels elle agit ‘’. C'est sans
doute l'une des raisons pour lesquelles il évite le mot cœur pour
désigner l'âme dans ses traités philosophiques et utilise mens ou
animus 9°. La seconde raison probable est que le jeune philosophe
se mouvait jusqu'alors dans un univers où la Bible et la liturgie
n'étaient guère présentes ’‘; il demeurait sous l'influence du voca
bulaire traditionnel de la philosophie.
Mais bientôt, et de plus en plus à mesure qu'il va devenir le grand
interprète de l'Ecriture, Augustin retrouve le sens biblique de cœur,
exception faite toutefois de l'acception physiologique et des appli
cations au savoir-faire artisanal et à la sagesse pratique. Dès lors
la réalité désignée par ce mot est une force intérieure, un dynamisme
complexe de l'âme, qui agit avec une plus ou moins grande intensité,
et selon une orientation déterminée dont dépend la qualité morale
de l'homme, sa félicité ou sa misère ’2. C'est surtout avec la période
du sacerdoce et de l'épiscopat que les variations augustiniennes sur
le cœur vont devenir incessantes. Le mot est employé cent quatre
vingt cinq fois dans les Confessions, où il est le plus souvent un équi
valent lyrique de la cime de l'âme. Il s'enrichit de toute l'expérience
augustinienne de la vie intérieure et prend la configuration de ces
profondes retraites, de ces vastes étendues où se déroule tout le
drame de l'existence, de la conversion et du salut ’3. Le cœur de

89. A. Guillaumont, «Les scns du nom du cœur ...». Voir E. Gilson, Introduction,
p. 63, n. 3, et p. 64.
90. Cf. De quant. animæ, 13, n. 22 - 14, n. 23. Augustin dans lc verset biblique: « Cor
mundum crea in me Deus (Ps. 50, verset 12) traduit cor par cogitatio (Ibid., 33, n. 75).
91. Voir E. de la Peza, EI significado de «cor» en san Augustin, Paris, 1962. Nous
évoquons la liturgie, car cette excellente étude montre l'influence de la formule liturgique
« Sursum cor » sur saint Augustin. A. Guillaumont note de son côte que Cicéron avait écrit
son De amicitia presque sans parler de ‘ cor n.
92. La Peza, op. cit., p. 45. M. Guillaumont, dans son étude, antérieure à celle du
P. La Peza, parlait non pas d'évolution chronologique, mais de ditïérences dues aux genres
littéraires. C'est dans sa piété qu'Augustin retrouverait le sens biblique. Il y aurait donc
une langue philosophique ct une langue lyrique chez Augustin. la synthèse du P. La Peza,
plus compréhensive, n'exclut pas ce point de vue, puisqu'Augustin a de moins en moins
philosophe au cours de sa vie.
93. A. Guillaumont. op. ciL, p. 73. ConL, X, 8, n. 19: «Tum in illa grandi rixa
interioris domus meæ, quam forlitcr excitaveram cum anima mea in cubiculo nostro corde
meo ». Voir l'excellent article de P. Blanchard, « L'espace intérieur chez saint Augustin
d'après le livre X des Confessions», in Augustinus Magister, Paris, 1954, I, p. 535-542.
Augustin se fait dans ce livre le poète de la mémoire, mais il écrit lui-même: «Cum
animus sit etiam ipsa memoria» (c. 14, n. 21). Rien d'étonnant dès lors, si les mêmes
images que pour le cœur viennent sous la plume: «grandis memoriæ recessus» (c. 8.
n. 13). «Venio in campus et lata prætoria memoriæ» (c. 8, n. 12). « Immensa capacitas
memoriæ » (c. 9, n. 16). « Penetrale amplum et infinitum » (c. 8, n. 14). << de abstrusioribus
quibusdam receptaculis» (c. 8, n. 12). «Lustravi mundum foris sensu Inde ingressus
122 LE RÈGNE DU CŒUR MAUVAIS

l'homme est sa « chambre » secrète, sa « demeure intérieure ». Ren


contre-t-il dans un psaume la mention de « demeures d'ivoire », que
le grand lyrique africain pense aux cœurs des saints, ces « vastes
demeures », ces « vastes tentes de Dieu » *. Car si le cœur de tout
homme est un « abîme » insondable *, celui des saints est encore
dilaté par la charité et Dieu non seulement y réside, mais s'y pro
mène*. Dans ces larges espaces doit régner le silence, afin qu'y
naisse la prière °. Des portes à vantaux ferment les accès de ce do
maine : les vantaux sont la charité et la « crainte chaste », si c'est
Dieu que l'homme laisse entrer, la cupidité et la « crainte mauvaise »,
si c'est le démon 98.
Le cœur est encore un« champ » que Dieu visite et dont il attend
les fruits. Mais il devient plein d'épines, quand l'homme y plante
la cupidité. Qu'il y plante plutôt la charité, avec l'aide de Dieu, et
surgiront d'abondantes moissons ° !
Autre comparaison, les étendues marines ou leurs profondeurs.
Commentant la scène évangélique où le Christ, qui dormait au milieu
de la mer de Tibériade déchaînée, est réveillé par ses disciples et
impose le calme aux eaux et aux vents, Augustin songe encore au
cœur de l'homme, cet océan orageux que parcourent les vents des
passions. Qu'on y réveille le Christ, et il s'y fera un grand calme * !
L'évêque d'Hippone a donc apporté au cœur son imagination per
sonnelle de cet espace intérieur. La Bible, elle, ne considérait cette
réalité profonde que du dehors, en quelque sorte, et se contentait
de qualifications sommaires. C'est par ces qualifications qu'Augustin
fait passer ses jugements les plus sévères : le cœur est dépravé,

sum in recessus memoriæ meæ multiplices amplitudines plenas » (c. 40, n. 65). « Per hæc
omnia discurro et volito hac illac .. et finis nusquam » (c. 16, n. 26). « Intus hæc ago
in aula ingenti memoriae meæ » (c. 38, n. 51 ; cf. c. 8, n. 14). « ... Remota et retrusa quasi in
caveis abditioribus » (c. 10, n. 17 ; cf. c. 11, n. 18 et c. 9, n. 16).
94. In Ps. 44, n. 23 : « Vis domos eburneas spiritaliter accipere ? Magnas domos, et
magna tabernacula Dei, corda sanctorum ». Le cœur est aussi un coffre plein de richesses
(In Ps. 122, n. 9).
95. In Ps. 41, n. 13: «Si produnditas est abyssus, putamus non cor hominis abyssus
est ? Quid enim est produndius hac abysso ? Loqui homines possunt, videri possunt per
operationam membrorum, audiri in sermone : sed cujus cogitatio penetratur, cujus cor
inspicitur ? Quid intus gerat, quid intus possit, quid intus agat, quid intus disponat, quid
intus velit, quid intus nolit, quis comprehendet ». Cf. In Ps. 134, n. 16 ; Conf., X, 2, n. 2.
96. Serm. 23 - de diversis 122, 7, n. 7 : « Non est angustum cor fidelis, cui angustum
fuit templum Salomonis [scil. Deo] .. Noli timere adventum Dei tui ... Veniendo dilatabit te.
Nam ut scias, quoniam dilatabit te, non solum adventum suum promisit, Habitabo in
eis ; sed ipsam etiam latitudinem, addendo, Et deambulabo [2 Cor., VI, 16] .. Vide latitu
dinem caritatis : quoniam charitas Dei diffusa est, inquit, in cordibus nostris [Romains,
V, 5] ». L'homme aussi se promène dans ces vastes retraites : Conf., X, 40, n. 65.
97. Conf., X, 35, n. 57.
98. In Ps. 141, n. 4.
99. « Deus ... cor nostrum verbo suo tanquam agrum suum visitare dignatur ; et de
corde nostro fructum quærit » (In Ps. 58, II, n. 1). Dans ce champ, « si plantaveris cupidi
tatem, spinae procedunt ; si plantaveris caritatem, fructus procedunt » (Serm. 91 - de
Tempore 234, 5, n. 5). Voir Conf., IX, 11, n. 28.
100. In Joh., tr. 49, n. 19: « Intrant venti cor tuum, utique ubi navigas, ubi hanc
vitam tanquam procellosum et periculosum pelagus transis ... In corde enim tuo somnus
Christi, oblivio fidiei ... ». Cf. In Ps. 106, n. 12 ; In Ps. 64, n. 11 : « Fundum maris est cor
impiorum ».
FACULTÉS DE L'AMI; 123

pervers, endurci, assoupi, etc. 1°‘ Mais tout change, dès qu'on pénètre
à l'intérieur. L'allégresse anime cette exploration des terres inconnues.
Le philosophe se lance dans ces expéditions intérieures avec son
savoir, sa subtilité, ses souvenirs de paysages et de palais. Il
décrit en poète ce monde du silence où il rencontre Dieu. Il y a
vraiment pour lui deux univers, celui des étoiles, de la terre et
des eaux, qui chante le Créateur, et celui du cœur, où l'homme
trouve Dieu. Ce qui frappe, c'est qu'en dépit des aspects sombres
de la doctrine augustinienne, le cœur n'y perd jamais vraiment,
dès qu'on pénètre sous ses voûtes, son originelle splendeur. Aussi le
grand évêque peut-il utiliser sans réticence l'exhortation biblique:
« Revenez à votre cœur» ou plus profondément: « Rentrez dans
votre cœur »1°1.
Mais ce n'est pas le seul enrichissement apporté par Augustin
au cœur biblique. Il en est un autre, c'est le développement d'une
vie concrète que la Bible avait déjà indiquée. Ce cœur, Dieu le modèle
peu à peu avec douceur m. L'évêque d'Hippone a repris et enrichi
les comparaisons bibliques de ce cœur avec la vie du corps: le
cœur a donc sa « bouche », sa « langue », ses « yeux », ses « oreilles »,
et même ses « mains». Il a ses maladies: « cécité», « surdité».
Il se dilate, désire, goûte la volupté, etc. 1°‘. Il peut, comme dans les
Psaumes, pousser des cris violents; mais Augustin se le représente
aussi comme un passereau solitaire, qui chante sa plainte tant
qu'il n'a pas trouvé sa demeure éternelle 105. Le cœur veut se désaltérer
à la source, boire à 1a vie de Dieu 1°‘. Quand il souffre, l'homme
verse des larmes, qui sont comme le sang du cœur ‘W. La théologie
chrétienne avait besoin de ce vocable qui peut être à l'âme ce que le
Dieu d'Abraham est à celui des philosophes 1°‘.
On a pu le remarquer, bien que le cœur augustinien ait une vie
101. Ces qualifications sont encore plus nombreuses chez Augustin que dans la Bible:
voir E. de la Pea, op. cit., p. 46-47.
102. Ce retour à l'intérieur de soi, après les folles surestimations de la douceur des
créatures (la mer, les femmes, les parfums ...) décrites dans les Confessions (X, 27-40) est
une des plus profondes expériences d'Augustin, qui demeurera désormais le métaphysicien
de l'intériorité: « Et ecce intus eras et ego foris » (Conf., X, 27, u. 38). « Lustravi mundum
foris sensu Inde ingressus suum in recessus memoriæ meæ » (Canf, X, 40, n. 65).
103. ConL, VI, 5, n. 7: « Paulatim tu, Domine, manu mitissima et misericordissima
pertractans et componens cor metun ».
104. Conf" IX, 10, n. 23; In Ps. I37, n. 2; In 10h., tr. 18, n. 10; ConL, IX, 12, n. 29
et 31; IV, 11, n. 16; De vera relig., 19, n. 37; In Ps. 16, n. 2, etc.
105. «Clamabat violenter cor meum» (Conf., VIII, ll, n. 27). «Iste est quentlus
passer, de quo in alio Psalmo dicit [Propheta], Sicut passer singularis in lecto [Ps. IOI,
verset 8]. De tecto volat ad domum. Jam sit in tecto, calcet domum carnalem; habebit
quemdam cœlestem locum, perpetuam domum; passer iste finiet querelas suas » (In Ps. 83,
n. 7).
106. Cf. ConL, I, 5, n. 5: « Quis mihi dabit ut venias in cor meum. et inebries illud ?»
107. «Cor pungitur, et tanquam sanguis cordis fletus exoritur. Sed sursum sit cor.
et sicci crunt oculi» (Epist. 263 - 248, n. 2: à une jeune fille qui venait de perdre son
frère). « Confluebat in praecordia mea maestitudo ingens et transfluebat in lacrimas » (ConL,
IX, 12, n. 29; cf. V, 7, n. 13).
108. Autres exemples de cette vie concrète: Conf., VIII, 11, n. 27; 12, n. 28; IV, 12,
n. 18; VII, 1, n. l; VI, 5, n. 7, etc. M. Guillaumont, op. cit., p. 73, fait remarquer que
dans l'extase d'Ostie (ConL, IX, 10, n. 23-25) ‘ cor» se mêle à des mots plotiniens comme
« mens 1, « intelligentia », « cogitatio »: signe de l'assomption d'une extase de type neoplato
nicien dans la foi biblique.
124 LE RÈGNE DU CŒUR MAUVAIS

concrète qui lui confère une chaleur charnelle, il demeure toujours


d'un autre monde que celui du corps. L'évêque d'Hippone est par
faitement conscient de la valeur métaphorique du mot. « Je n'ignore
pas, écrit-il, que, quand nous nous entendons exhorter à aimer Dieu
de tout notre cœur, cela ne concerne pas cette petite partie de
notre chair qui est cachée sous nos côtes, mais ce dynamisme d'où
naissent les pensées. Il porte à bon droit ce nom, car, de même que
le mouvement ne cesse pas dans le cœur, ... de même, sans repos,
notre pensée s'agite toujours. * » C'est donc le mouvement et les
palpitations de l'âme qui apparaissent sous le mot cœur ; sur cette
terre le cœur doit être toujours mouvant, toujours courant vers
Dieu ; son assoupissement, nous l'avons vu, serait la mort, un
faux repos, alors que le vrai repos est en Dieu, repos mystérieusement
uni à la vie la plus intense ". Aussi le meilleur commentateur de
l'emploi du mot cœur chez Augustin multiplie-t-il les formules
destinées à souligner cette corrélation entre cœur et le mouvement.
Le cœur, dit-il, c'est l'homme intérieur agissant ; il désigne le dyna
misme spécifique de l'âme rationnelle, tendue vers un but, avec une
orientation bonne ou mauvaise qui juge l'homme. C'est une réalité
à la fois une et complexe, dont les facettes sont nombreuses : acti
vité, force, concentration, orientation, responsabilité, valeur person
nelle, intériorité ... Et il conclut : le cœur, c'est l'âme en action .
On ne sera donc pas surpris de voir Augustin jongler avec cor
et mens ou anima, puisque cor ne fait que mettre en valeur l'aspect
dynamique de l'âme ii. Comme âme, cœur englobe les domaines de
la connaissance 13, de la volonté *, de la connaissance morale * ;

109. De anima et ejus origine, IV, 6, n. 7 ; cf. De doctr. chr., III, 34, n. 48 ; De Trinitate,
X, 7, n. 9. Comme le fait souvent la Bible, Augustin oppose la vie profonde du cœur aux
gestes extérieurs : In Hept., IV, 18 .
110. Cf. In Ps. 106, n. 3.
111. E. de la Peza, op. cit., p. 52.
112. « Noli esse vana, anima mea, et obsurdescere in aure cordis tumultu vanitatis tuæ »
(Conf., IV, 11, n. 16). Voir la foule des équivalences acies mentis / acies cordis, oculi mentis /
oculi cordis : De vera relig., 19, n. 37; In Ps. 16, n. 2; consensio mentis / consensio cordis,
etc. (références E. de la Peza, op. cit., p. 75).
113. « Cor habes, sed et tardum securum est, quando in cœlo est ; et acutum cor
nihil est, quando in terra est » (Epist. 85 - 216, n. 2). Comme l'Ecriture, Augustin mentionne
souvent la « lumière » ou « l'illumination » du cœur : Epist. 140 - 120, 23, n. 54. Il distingue
curieusement, et avec des flottements, les cœurs et les reins qu'il trouve dans la Bible :
« Cogitationes et malae sunt in pravo corde, et bonæ in recto corde; delectationes autem
non bonae ad renes pertinent, quia inferiores atque terrenæ sunt, bonæ vero non ad
renes, sed ad ipsum cor » (In Ps. 7, n. 11). Mais ailleurs : « Cor pro cogitationibus, renes
pro delectationibus posuit » (In Ps. 25, n. 7).
114. « Generatio, inquit, quæ non direxit cor suum. Non dictum est, opcra ; sed cor.
Directo enim corde, recta sunt opera ; cum autem cor directum non est, opera recta non
sunt, etiamsi recta videantur .. Voluntas igitur, quæ est in corde recto, paratur a Domino,
fide præcedente, qua acceditur ad Deum rectum, ut cor fiat rectum » (In Ps. 77, n. 10). Dieu
incline le cœur : «Agit enim Omnipotens in cordibus hominum etiam motum voluntatis
eorum .. Sicut impetus aquae, sic cor regis in manu Dei ; quocumque voluerit, declinabit
illud [Proverbes, XXI, 1] ... » (De gratia et lib. arbitrio, 21, n. 42 : foule de citations).
115. « Tranquillitas autem cordis provenit de serenitate bonæ conscientiæ » (Serm. 270 -
ex-Sirm. 22, n. 5). « Non enim reprehendit me cor meum in omni vita mea [Job, XXVII, 6] .
Non reprehendit cor nostrum, si eadem fides qua corde creditur ad justitiam, non negligit
reprehendere peccatum nostrum » (De perf. just., 11, n. 28).
E. de la Peza, op. cit., p. 46-47, relève que cor est en rapport avec anima, animus,
mens, conscientia, ratio, intellectus, cogitatio, consilium, sensus.
FACULTÉS DE L'AME 125

souvent l'indistinction des facultés est exprimée par lui, mais ce


n'est plus une indistinction due au brouillard qui entourait l'intel
ligence humaine archaïque, car des siècles de réflexion ont fourni
au théologien platonisant d'Hippone presque toutes les distinctions
dont il peut avoir besoin. Il s'agit ici, après le stade de l'analyse,
d'affirmer l'unité vivante de l'homme en marche vers Dieu. L'indis
tinction est donc lucidement voulue, et elle est riche de sens 1"’.
Après Augustin, l'0rient seul conservera au cœur ses richesses,
alors que l'Occident ne cessera de l'appauvrir et finira par en faire
le centre de la seule sensibilité. Il existe pourtant une oasis dans
cette sécheresse philosophique, c'est l'œuvre de l'auteur du Mémorial.

c) « CŒUR » CHEZ PASCAL

La seule Prière pour le bon usage des maladies, pourtant si brève,


comporte quinze emplois du mot cœur. Ce vocable apparaît aussi dans
les Provinciales, l'écrit Sur la conversion du pécheur... ; Il revient
sans cesse dans l'Apologie. Et il est impossible d'entrer dans la
pensée pascalienne sans avoir perçu la portée de ce mot central.
Or cette pensée ne se laisse pas saisir d'emblée. Nous allons donc
nous efforcer de la préciser peu à peu. On peut d'abord penser
que le cœur pascalien n'est autre que le cœur biblique, exception
faite de toute signification physiologique; autrement dit, le cœur
biblique tel qu'Augustin l'a utilisé. L'apologiste, en effet, multiplie
les citations de l'Ecriture et semble tout à fait à son aise avec ses
emplois du mot. Au Psaume 118, qu'il aimait tant, il emprunte
ces expressions, qui reviennent si souvent sous sa plume: « cherchez
Dieu de tout son cœur», le servir « de tout son cœur »; et l'image
de l'infléchissement, de l'inclination du cœur vers Dieu ou vers le
périssablel". Mais c'est dans toute la Bible que Pascal prend ses
citations: « Me voici, je viens pour faire, ô Dieu, ta volonté, et ta

116. «Tu interior intimis meis, tu intus in corde legem posuisti mihi spiritu tuo.
tamquam digito tuo; ut eam non tamquam servus sine amore metuerem, sed casto timore
ut filius diligerem, et dilectione casta timerem » (In Ps. 118, XXII, n. 6).
117. Ps. 118, verset 2: « Heureux ceux qui le cherchent de tout cœur ’; verset 10:
«De tout mon cœur c'est toi que j'ai cherché», Cf. Pensées: ‘Ainsi voulant paraître à
découvert à ceux qui le cherchent de tout leur cœur n (427 - 194). Cf. fr. 150 - 226.
Ps. 118, verset 34: «Que j'observe [Ta Loi] de tout mon cœur»; verset 69: « Moi, de
tout cœur, je garde tes préceptes ». Pensées.‘ « Il n'y a que deux sortes de personnes
qu'on puisse appeler raisonnables: ou ceux qui servent Dieu de tout leur cœur parce
qu'ils le connaissent, ou ceux qui le cherchent de tout leur cœur parce qu'ils ne le
connaissent pas ».
Ps. 118, verset 36: « incline mon cœur vers ton témoignage »; cf. verset 112 : « Jïnfléchis
mon cœur à faire tes volontés ». Pensées, fr. 380 - 284:
Il [Dieu] incline leur cœur à croire. On ne croira jamais, d'une créance utile
et digne de foi si Dieu n'incline le cœur et on croira dès qu'il l’inc1inera.
Et c'est ce que David connaissait bien. Inclina cor meum Deus in, etc.
Cf. 482 - 289 et 821 - 252. Pascal récitait ce psaume tous les jours dans son Bréviaire et
nous avons pu prouver que c'est bien du bréviaire qu'il a tiré cette image de l'inflé
chissement du cœur. Voir Ph. Sellier, Pascal et la liturgie, p. 30.
126 LE RÈGNE DU cœur. MAUVAIS

loi est dans le milieu de mon cœur »11‘. « Scindite corda vestra.. » U’.
Le fragment 278 - 446, composé de notes prises à la lecture du
Pugio fidei de Raymond Martin, est rempli de citations sur la per
versité du cœur de l'homme:
Sur le mot de la Genèse, 8, la composition du cœur de l'homme est mau
vaise dès son enfance
Ce mauvais levain a sept noms: dans l'Ecriture il est appelé cœur de
pierre tout cela signifie la malignité qui est cachée et empreinte dans
le cœur de l'homme
Cette malignité tente le cœur de l'homme en cette vie
Et sur le Ps. 36. L'impie a dit en son cœur

Le fragment 453 - 610 accumule les expressions bibliques et l'op


position entre l'intérieur (le cœur) et l'extérieur de l'homme :

que la circoncision du cœur est ordonnée.


Deut., 10 - 17. Jer., 4.3: Soyez circoncis de cœur, retranchez les superfluités
de votre coein‘, et ne vous endurcissez plus
Deut., 30, 6. Dieu te circoncira le cœur et à tes enfants afin que tu l'aimes
de tout ton cœur...
Que l'extérieur ne sert à rien sans l'intérieur.
Joël, 2, 13. Scindite corda vestra, etc.

Il en est de même au fragment 270 - 670: « Saint Paul est venu


apprendre aux hommes que Dieu ne se plaisait pas aux temples
faits de main, mais en un cœur pur et humilié, que la circoncision
du corps était inutile, mais qu'il fallait celle du cœur... ». Bien
d'autres expressions de l'Ecriture sont répandues dans l'œuvre pas
calienne : « Endurcis leur cœur » m, «les pensées de notre cœur » m,
« doubles de cœur »1?-2, un « horrible abattement de cœur M23,
« cœur purifié » 17‘, « cœur humilié » 115, etc.
Cette première impression se renforce, si l'on se rend compte
que dans un certain nombre de textes Pascal, à l'instar de l'évêque
d'Hippone, jongle indifféremment avec cœur et âme. C'est le cas, no
tamment, dans les deux opuscules qui font le plus penser aux
Confessions, l'écrit Sur la conversion du pécheur et la Prière pour
le bon usage des maladies. «O mon Dieu, qu'un cœur est heureux
qui peut aimer un objet si charmant O mon Dieu, qu'une âme est

118. Hébreux, X, 5, cité par Pascal dans la Lettre sur la mort de son père (17 octobre
1651), Br., II, 545. Cf. fr. 777 - 847: « Exortum est in tenebris lumen rectis corde»;
486 - 682: «Pravum est cor omnium et inscrutabile Dominus scrutans cor et probans
renes », Jer. 17 - 9.
119. « Déchirez vos cœurs, el non vos vêtements n (Joël, Il, 13) ; cf. fr. 489 - 713 : « Parce
que ce peuple m'honore des lèvres, mais que son cœur est bien loin de moi S'ils adoraient
Dieu du cœur, ils entendraient les prophéties». Pour cette opposition de l'intérieur à
l'extérieur, voir encore le fr. 923 - 905: « Dieu absout aussitôt qu'il voit la pénitence dans
le cœur; l'Eglise quand elle la voit dans les œuvres ».
120. Fr 496 - 714. Cf. fr. 486 - 682: «Quare indurasti cor nostrum Is., 63 - 17 ».
Maladie s,4 « Mon cœur est tellement endurci ».
121 . Fr 769 - 903, traduction résumée de Jérémie, XVIII, 12.
122 . Fr 909 - 924.
123 . Fr 629 - 417.
124 . Fr 489 - 713.
125 . Fr. 394 - 288.
FACULTÉS nE I/AMB 127

heureuse dont vous êtes les délices »1z°. « Comme la conversion de


mon cœur, que je vous demande, est un ouvrage qui passe tous les
efforts de la nature, je ne puis m'adresser qu'à l'auteur et au maître
tout-puissant de la nature et de mon cœur Vous seul avez pu
créer mon âme » m. « Touchez mon cœur du repentir de mes fautes...
[Faites-moi] considérer, dans les douleurs que je sens, celle que je ne
sentais pas dans mon âme, quoique toute malade et couverte
d'ulcères »12‘. Syntaxiquement curieux, mais non moins significatifs
sont les deux emplois de cœur dans l'écrit Sur la conversion du
pécheur: «Elle [l'âme] comprend parfaitement que son cœur ne
s'étant attaché qu'à des choses fragiles et vaines, son âme se doit
trouver seule et abandonnée au sortir de cette vie ». « Elle [l'âme]
traverse toutes les créatures, et ne peut arrêter son cœur qu'elle ne
se soit rendue au trône de Dieu, dans lequel elle commence à trouver
son repos » m. Mentionnons enfin de ces redoublements d'expression
dont Pascal est assez coutumier: « Entrez dans mon cœur et dans
mon âme»; « Le Dieu des chrétiens est un Dieu qui remplit
l'âme et le cœur de ceux qu'il possède » 11°.
Comme le cœur augustinien, le cœur pascalien représente souvent
le dynamisme de l'âme. De là des expressions comme «les mouve
ments de mon cœur»U‘, «tous les mouvements naturels de mon
cœur»132; l'âme « ne peut arrêter son cœur» U3. L'image de « l'in
clination » entraîne presque toujours cœur et non pas âme sous la
plume de Pascal : « Nous espérons que Dieu inclinera le cœur de ceux
qui peuvent nous rendre justice»13‘. Le cœur lui-même est agité,
déchiré: « Nous ne souffrons qu'à proportion que le vice qui nous
est naturel résiste à la grâce surnaturelle ; notre cœur se sent
déchiré entre ces efforts contraires »135.
A ce stade de notre développement, nous serions donc tentés
de conclure à une identité parfaite entre les deux écrivains: ils
auraient simplement purifié le cœur biblique de ses implications
physiologiques, tout en conservant le souvenir de sa mobilité.

126. Maladies, 5. Ce passage est inspiré d'une prière des Heures de Port-Royal, composée
a partir du Serm. 153 - de verbis Apostoli 4, 8, n. 10. On n'y trouve qu'anima et non cor.
Voir Maladies, 3: « O Dieu ..., qui a l'heure de la mort détachez notre âme de tout ce
qu'elle aimait au monde O Dieu, qui m'arracherez de toutes les choses auxquelles je
me suis attaché, et où j'ai mis mon cœur».
127. Maladies, 4.
128. Maladies, 7.
129. Cf. Conf., 1, 1: « Inquietum est cor nostrum, donec requiescat in te ».
130. Maladies, 15; fr. 449 - 556. Pour ces redoublements, voir parmi ceux qui concernent
précisément l'activité du cœur: « par instinct et par sentiment » (tr. 110 - 282), « ces connais
sances du cœur et de l'instinct» (110 - 282), «cœur / instinct» (155 - 281), «la concupis
ccnce et la malice du cœur» (835 - 564).
131. Maladies, 3.
132. Maladies, 6.
133. Sur la conversion du pécheur.
134. Premier écrit des curés de Paris, êd. Cognet, p. 417. Fr. 380 -284, 482-289.
821 - 252, etc.
135. Fr. 923 - 905. Cf. Conf., VIIl, ll, n. 27: « lsta controversia in corde meo, nonnisi
de meiplo adversum meipsum ».
128 LE RÈGNE DU CŒUR MAUVAIS

Mais Pascal nous contraint aussitôt à refuser cette belle simplicité,


car il ne cesse, nous allons le voir, d'opposer le cœur à l'esprit, à
la raison, au raisonnement: « Ce ne sont ni les austérités du corps,
ni les agitations de l'esprit, mais les bons mouvements du cœur
qui méritent », écrit-il à Charlotte de RoannezW’. Nous inclinerions
donc maintenant à voir dans le cœur pascalien un synonyme de la
volonté, terme que Pascal utilise lui-même constamment en son
sens augustinien. D'autant plus que l'.4rt de persuader suggère net
tement pareille assimilation :
Personne n'ignore qu il y a deux entrées par où les opinions sont reçues
dans l'âme, qui sont ses deux principales puissances: l'entendement et
la volonté. La plus naturelle est celle de l'entendement, car on ne devrait
jamais consentir qu'aux vérités démontrées; mais la plus ordinaire,
quoique contre la nature, est celle de la volonté...
Je ne parle pas ici des vérités divines Dieu seul peut les mettre dans
l'âme, et par la manière qu'il lui plaît. Je sais qu'il a voulu qu'elles entrent
du cœur dans l'esprit. et non pas de l'esprit dans le cœur, pour humilier
cette superbe puissance du raisonnement, qui prétend devoir être juge des
choses que la volonté choisit, et pour guérir cette volonté infirme, qui
s'est toute corrompue par ses sales attachements Je ne parle donc que
des vérités de notre portée; et c'est d'elles que je dis que l'esprit et le
cœur sont comme les portes par où elles sont reçues dans l'âme, mais _t
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que bien peu entrent par l'esprit, au lieu qu'elles y sont introduites en
foule par les caprices téméraires de la volonté, sans le conseil du raison
nement 137.

A ces textes s'ajoutent tous ceux où le cœur est présenté comme


tendant vers Dieu ou vers les créatures, devant « se convertir»
des unes à l'autre, mettre fin à ses mauvaises « dispositions», à
sa « malice » 13‘. Le « fond du cœur » désigne toujours les tendances
profondes, décisives, de la volonté: « Dans ces promesses-là [de
l'Ancien Testament] chacun trouve ce qu'il a dans le fond de son
cœur, les biens temporels ou les spirituels, Dieu ou les créatures... » 13’.
Il est donc tout à fait certain que la volonté fait partie du cœur
pascalien. Mais est-ce à dire que le cœur n'inclue que la volonté ?
Pas du tout. Car Pascal a multiplié les indications sur une con
naissance par le cœur. Il ne désigne nullement par là l'importance
de la volonté dans l'activité intellectuelle, mais un type particulier
de découverte de la vérité.

136. Lettre 7.
137. Br., IX, 271-273. Un peu plus loin (IX, 275), «désirs du cœur» correspond a
«ce qu'une volonté corrompue désire».
138. « Si j'ai eu le cœur plein de l'affection du monde » (Maladies, 2). « toutes les
choses auxquelles je me suis attaché et où j'ai mis mon cœur » (Maladies, 3). La » conversion »
se rencontre dans Maladies 3 et 4; Dixième Provinciale: ‘ cette véritable conversion de
cœur, qui fait autant aimer Dieu qu'on a aimé les créatures » (éd. Cognet, p. 182). «Mon
cœur que vous n'aviez forme’ que pour vous » (Maladies, 6), car Dieu est le « lieu n naturel
de la volonté. «Sans aucune affection pour Dieu, et sans que notre cœur soit à lui»
(Dixième Provinciale, éd. Cognet, p. 189). ’ Rien ne marque davantage une mauvaise dispo
sition du cœur que de ne pas souhaiter la vérité des promesses éternelles » (fr. 427 - 194).
Sur la «malice du cœur»: 278 -446; 835 - 564. On peut encore ajouter les images de
l'inc1ination et de l'endurcissement.
139. Fr. 503 - 675; cf. 978 ' 100; 427 - 194. C'est en ce sens que Pascal « disait souvent
que l’Ecriture Sainte n'était pas une science d'esprit, mais du cœur, qu'elle n'était intel
ligiblc que pour ceux qui ont le cœur droit » (Vie, par sa sœur; Laf., III, 29).

i
l
L
FACULTÉS DE L'AME 129

Tout d'abord, c'est le oœur seul qui saisit un certain nombre de


vérités indémontrables, ces notions primitives : « espace, temps, mou
vement, égalité, majorité, diminution, tout, et les autres». «les
semblables qui sont en grand nombre » "°. Pascal mentionne encore
la notion d'être. Dans l'Esprit géométrique, écrit sans doute très
tôt, le jeune savant n'a pas encore poli son anthropologie et il
désigne la source de ces connaissances premières par « la nature »,
« la lumière naturelle »; il les juge « dans une extrême clarté
naturelle» l". Ce vocabulaire a l'intérêt de souligner le caractère
immédiat, intime et universel de ces connaissances. Cette terminologie
demeure présente dans les Pensés : « Nous les sentons naturellement
en nous Ce sentiment naturel Je m'arrête à l'unique fort des
dogmatistes qui est qu'en parlant de bonne foi et sincèrement on ne
peut douter des principes naturels La nature soutient la raison
impuissante » W. Mais très vite Pascal a mis au point une anthro
pologie plus précise et désigné la faculté qui assume ces connaissances
immédiates, le cœur:

Nous connaissons la vérité non seulement par la raison mais encore par le
cœur. C'est de cette dernière sorte que nous connaissons les premiers
principes et c'est en vain que le raisonnement, qui n'y a point de part,
essaie de les combattre. Les pyrrhoniens, qui n'ont que cela pour objet.
y travaillent inutilement. Nous savons que nous ne rêvons point‘ Quelque
impuissance où nous soyons de le prouver par raison, cette impuissance
ne conclut autre chose que la faiblesse de notre raison, mais non pas
l'incertitude de toutes nos connaissances, comme ils le prétendent. Car
les connaissances des premiers principes: espace, temps, mouvement,
nombres, sont aussi fermes qu'aucune de celles que nos raisonnements
nous donnent et c'est sur ces connaissances du cœur et de l'instinct qu'il
faut que la raison s'appuie et qu'elle y fonde tout son discours. Le cœur
sent qu'il y a trois dimensions dans l'espace et que les nombres sont
infinis et la raison démontre ensuite qu'il n'y a point deux nombres
carrés dont l'un soit double de l'autre. Les principes se sentent, les
propositions se concluent et le tout avec certitude quoique par différentes
voies - et il est aussi inutile et aussi ridicule que la raison demande au
cœur des preuves de ses premiers principes pour vouloir y consentir,
qu'il serait ridicule que le cœur demandât à la raison un sentiment de
toutes les propositions qu'elle démontre pour vouloir les recevoir 143.

Mais cette connaissance universelle des notions les plus primitives


n'épuise pas, loin de là, l'activité du cœur pascalien. Pascal en effet
s'est rendu compte que dans la vie le raisonnement n'occupe qu'une
place des plus limitées. Le plus souvent les hommes réagissent,

140. De l'esprit géométrique, Br. minor, p. 168.


141. Ibid., p. 175.
142. Fr. 131- 434. L'absence totale d'allusions aux critiques de Montaigne conduit à
penser que l'Esprit géométrique a pu être écrit avant 1652, date où Pascal se procure
son édition personnelle des Essais. Mais c'est une simple hypothèse.
143. Fr. 110-282. Un peu plus loin, Pascal reprend: « Plût à Dieu que nous
connussions toutes choses par instinct et par sentiment, mais la nature nous a refusé ce
bien ». Cf. fr. 155 - 281:
Cœur.
Instinct.
Principes.
Instinct rappelle évidemment nature. Dïnstinct Pascal a pu passer à sentin sentiment et
de là à cœur,
130 LE RÈGNE nu CŒUR MAUVAIS

dirigent leurs actes, même ou surtout les plus importants, en


fonction de sentiments profonds, souterrains, qui n'ont rien à voir
avec la sensibilité larmoyante et superficielle définie par le XVIn‘
siècle finissant. « Le cœur a ses raisons que la raison ne connaît pas ;
on le sait en mille choses. W » Parmi ces « mille choses », l'apologiste
a indiqué le sentiment esthétique. Après quelques allusions aux
Provinciales et une condamnation des discours enflés, bien sonores,
Pascal écrit: «On ne consulte que l'oreille parce qu'on manque
de cœur » "5. Ici le cœur semble être le siège de ce qu'ailleurs Pascal
appelle le goût "°. Mais, plus généralement, l'apologiste a évoqué
toutes ces perceptions dans sa célèbre définition de l'esprit de
finesse. L'esprit de finesse n'est pas le cœur, mais il consiste en une
activité dominante du cœur qui se prolonge en des ébauches de
raisonnement. Le cœur saisit d'un coup une foule d'indices, et la
raison, comme portée, entraînée par la spontanéité du cœur, coor
donne tout cela et bondit à la conclusion. Au lieu de laisser sur le
chemin les traces de ses pas de légionnaire, elle a rasé le sable et
n'a laissé de son passage rapide que d'imperceptibles vestiges. Cet
esprit de finesse, c'est celui qui nous guide dans nos relations avec
nos semblables: sympathies ou antipathies irraisonnées, encore
qu'elles n'échappent pas toujours à tout essai d'explication; pres
sentiments, «flair», « sens des affaires», don de ceux qui « s'y
connaissent en hommes », amitiés, amours, etc. On reconnaîtra tout
cela sous les définitions pascaliennes du fragment 512 - 1, où se
remarque si nettement la conjonction de deux vocabulaires, celui
du cœur (Voir, d'une vue, sentir) et celui de la raison (esprit, raison
ner, progrès) :

Dans l'esprit de finesse, les principes sont dans l'usage commun et devant
les yeux de tout le monde. On n'a que faire de toumer la tête, ni de se
faire violence; il n'est question que d'avoir bonne vue, mais il faut l'avoir
bonne: car les principes sont si déliés et en si grand nombre, qu'il est
presque impossible qu'il n'en échappe. Or l'omission d'un principe mène
à l'erreur; ainsi il faut avoir la vue bien nette pour Voir tous les principes,
et ensuite l'esprit juste pour ne pas raisonner faussement sur des prin
cipes connus.
Tous les géomètres seraient donc fins s'ils avaient 1a vue bonne car ils ne
raisonnent pas faux sur les principes qu'ils connaissent. Et les esprits
fins seraient géomètres s'ils pouvaient plier leur vue vers les principes
inaccoutumés de géométrie.
c'est
Ce quiqu'ils
fait ne
donc
peuvent
que certains
du tout esprits
se tourner
finsvers
ne sont
les principes
pas géomètres
de géométrie,

mais ce qui fait que des géomètres ne sont pas fins, c'est qu'ils ne voient
pas ce qui est devant eux et qu'étant accoutumés aux principes nets et
grossiers de géométrie et à ne raisonner qu'après avoir bien vu et manié
leurs principes, ils se perdent dans les choses de finesse, où les principes
ne se laissent pas ainsi manier. On les voit à peine, on les sent plutôt

144. Fr. 423 - 277 (souligné par nous). Cf. 983 - T16.
145. Fr. 610 - 30. Cf. 731-196: «Ces gens manquent de cœur ». Pascal ajoute, après
un blanc: « On n'en ferait pas son ami », ce qui reprend l'une des notes du fr. 610 - 30:
« (Je hais le bouffon et Venflé). On ne ferait son ami ni de l'un ni de l'autre ».
146. Fr. 675 - 29. Cf. 513 - 4.
FACULTÉS m; L'AMI; 131

qu'on ne les voit, on a des peines infinies à les faire sentir à ceux qui ne
les sentent pas d'eux-mêmes. Ce sont choses tellement délicates, et si
nombreuses, qu'il faut un sens bien délicat et bien net pour les sentir
et juger droit et juste, selon ce sentiment, sans pouvoir le plus souvent
le démontrer par ordre comme en géométrie, parce qu'on n'en possède
pas ainsi les principes, et que ce serait une chose infinie de l’entreprendre.
Il faut tout d'un coup voir la chose, d'un seul regard et non pas par
progrès de raisonnement, au moins jusqu'à un certain degré 147.
Pourquoi Pascal n'a-t-il pas développé davantage ses analyses sur
les mille interventions du cœur dans la vie ? Sans doute parce
qu'étant apologiste, ce qui 1'intéressait avant tout, c'est le rôle de
cette activité dans la connaissance religieuse. C'est dans ce domaine
que les indications se trouvent les plus nombreuses, de très loin.
« C'est le cœur qui sent Dieu et non la raison. Voilà ce que c'est
que la foi. Dieu sensible au cœur, non à la raison. l" » Ce serait une
erreur grave que d'assimiler ici le cœur à la volonté et de s'imaginer
que l'apologiste souligne simplement la nécessité d'une bonne dis
position de la volonté pour rendre la foi possible. Car si le cœur
connaît, la volonté ne connaîtra jamais l Ce qui a rendu la confusion
possible, c'est que, dans la connaissance religieuse, le cœur inclut la
volonté. Il représente toute la partie jaillissante, spontanée de l'âme,
par opposition à la lente recherche de la raison. Aussi Pascal a-t-il
multiplié les expressions pour faire saisir exactement sa pensée:
Connaissance de Dieu.
Ceux que nous voyons chrétiens sans la connaissance des prophéties et
des preuves ne laissent pas d'en juger aussi bien que ceux qui ont cette
connaissance. Ils en iugent par le cœur comme les autres en jugent par
l'esprit. C'est Dieu lui-même qui les incline à croire et ainsi ils sont
très efficacement persuadés 149.

On ne saurait être plus clair: deux modes de connaissance,


l'esprit (ou raison) et le cœur; mais dans le cas précis de la foi,
la connaissance naturelle par le cœur doit être accompagnée d'une
grâce surnaturelle. « La preuve est souvent l'instrument», mais
pas toujours 15°. « C'est pourquoi ceux à qui Dieu a donné la religion
par sentiment de cœur sont bienheureux et bien légitimement persua
dés »15‘. Ce sentiment surnaturel du cœur fait de tout chrétien un
prophète:

147. C'est nous qui avons souligné. Voir un peu plus loin: « les esprits fins, ayant
ainsi accoutumé à juger d'une seule vue ». Ce fragment n'est pas « rédigé» ; ses reprises
insistantes sont caractéristiques des brouillons de Pascal; on peut à cet égard le comparer
a l'opuscule De l'esprit géométrique. L'absence du mot cœur suffit-elle à lui assigner une
date assez ancienne ?
148. Fr. 424 - 278. La foi est dans le cœur: 781- 242, 7 - 248, 172 - 185.
149. Fr. 382 - 287 (c'est nous qui avons souligné). Pascal se demande ensuite comment
ceux qui connaissent par le cœur peuvent faire reconnaître la validité de cette connaissance.
Eux-mêmes ne le peuvent pas, conclut-il. Comment en effet distinguer entre la « fantaisie »
et le « sentiment»? (fr. 530 - 274; cf. 534 - 5) ? Mais « ceux qui savent les preuves de la
religion prouveront sans difficulté que ce fidèle est véritablement inspiré de Dieu » (382 - 287).
Rien là d'étonnant! Nous retrouvons un caractère capital des innombrables intuitions
du cœur (premiers principes ...): elles sont indémontrables, mais certaines.
150. Fr. 7 - 248.
151. Fr. 110-282. Cf. 179 - 256; 808 -245. Dans ces fragments Pascal songe à ceux
qui, au terme d'une longue et laborieuse recherche rationnelle, reçoivent soudain l’ « inspi
132 LE RÈGNE DU CŒUR MAUVAIS

Qlfalors on n'enseignera plus son prochain disant: voici le Seigneur.


Car Dieu se fera sentir à tous. Vos fils prophétiseront. Je mettrai mon
esprit et ma crainte en votre cœur.
Tout cela est la même chose.
Prophétiser c'est parler de Dieu, non par preuves du dehors, mais par
sentiment intérieur et immédiat 152.
On ne peut reprocher à Pascal d'être incohérent! Toujours re
viennent les mêmes affirmations: saisie intime et immédiate, per
ceptions non transmissibles par preuves. Toujours le même vocabu
laire technique (cœur, sentir, sentiment). Toujours l'affirmation
qu'il s'agit d'abord, si l'on peut dire d'abord, de connaissance:
« Ce que Platon n'a pu persuader à quelque peu d'hommes choisis
et si instruits, une force secrète le persuade à cent milliers d'hommes
ignorants par la vertu de peu de paroles Qu'est-ce que tout cela ?
C'est l'esprit de Dieu qui est répandu sur la terre N53.
Où prennent leur origine ces certitudes immédiates ? Pascal a
indiqué fugitivement sa pensée sur ce point. Sa métaphysique du
cœur s'enfonce au cœur de la métaphysique. Il évoque une cor
respondance entre notre nature et les réalités ainsi saisies. « Notre
âme est jetée dans le corps où elle trouve nombre, temps, dimensions,
elle raisonne là-dessus et appelle cela nature, nécessité, et ne peut
croire autre chose »15". Ce que nous appelons premiers principes
et à partir de quoi nous raisonnons, ce sont des réalités consti
tutives de notre propre existence: nous sommes, nous sommes tem

ration » et voient. Dans ce seul cas, l'apologiste est proche de la conception augustinienne.
où la saisie (intellectus) de la vérité suit la recherche par la raison.
152. Fr. 328-732. Pascal cite Jérémie, XXXI, 33-34, et Joël, Il, 28. Le prophète
biblique est l'homme qui déchiffré la vie avec les yeux de Dieu; les «‘. prédictions» ne
constituent qu'une part de son activité. Ce fragment peut servir a en comprendre un
autre, qui est souvent mal interprété :
Géométrie. Finesse.
La vraie éloquence se moque de l'éloquence, la Vraie morale se moque de la
morale, c'est-à-dire que la morale du jugement se moque de la morale de l'esprit
qui est sans règles.
Car le jugement est celui à qui appartient le sentiment, comme les sciences
appartiennent à l'esprit. La finesse est la part du jugement, la géométrie est celle
de l'esprit (fr. 513 - 4).
Pour l'éloquence, tout est clair: le cœur, faculté du jugement esthétique, sent ce qui
est beau et se moque des recettes de rhétorique (cf. fr. 610 - 30 et 731- 196). C'est a
propos de la morale qu'apparaissent les contresens. Pascal dit ici que le cœur « juge »,
désignant par là la conclusion de l'activité de connaissance: cette conclusion est immé
diate quand il s'agit du cœur, tandis qu'elle n'intervient qu'après une recherche s'il
s'agit de l'esprit (cf. 382 - 287: « Ils en jugent par le cœur comme les autres en jugent
par l'esprit » ...). Par conséquent, l'homme qui saisit par le cœur la vraie morale se moque
des morales édifiées par la recherche rationnelle. Qu'on se rappelle les sarcasmes de Pascal
et d'Augustin contre les morales qui prétendent s'appuyer sur cette raison ployable à tout
sens, sur cet «esprit qui est sans règles». Il n'y a donc pas lieu, comme le propose
Brunschvicg, d'imaginer un rattachement de qui à jugement! Mais il faut ajouter
qu'aux yeux des deux théologiens vraie morale et foi ne sont pas séparables et représentent
le monde de Dieu, surnaturel. « La vraie morale se moque de la morale », vise donc les
morales païennes ou les prétentions des casuistes... Ceux qui ont reçu l'Esprit de Dieu
connaissent « par sentiment intérieur et immédiat» la vraie morale, qui est la charité, et se
moquent des élucubrations rationnelles. Pascal reprend ici sous une forme originale le
fameux «Dilige, et quod vis lac» augustinien (In Epist. 10h., tr. 8, n. 8).
153. Fr. 338 - 724.
154. Fr. 418 - 233. Cf. la fin du fr. 199 - 72, où Pascal montre que « notre être composé »
nous rend incapables de nous représenter une nature simple, soit matérielle, soit spirituelle.
Fr. 419 - 89: « Qui doute que notre âme étant accoutumée à voir nombre, espace, mouve
ment, croit cela et rien que cela ».
FACULTÉS DE L'AME 133

porels, muables, à trois dimensions Nous sommes sans recul


par rapport à ces données; elles sont contre nos yeux. Nous ne
pouvons pas les mettre en question, sinon verbalement. De même,
dans le domaine esthétique:
Il y a un certain modèle d'agrément et de beauté qui consiste en un certain
rapport entre notre nature, faible ou forte, telle qu'elle est, et la chose qui
nous plaît.
Tout ce qui est formé sur ce modèle nous agrée soit maison, chanson,
discours, vers, prose, femme, oiseaux
Tout ce qui n'est point fait sur ce modèle-là déplaît à ceux qui ont le
goût bon 155.
Pascal explique notre goût pour la symétrie en largeur par le
rapport qu'entretient celle-ci avec la configuration de notre corps:
Symétrie
en ce qu'on voit d'une vue
fondée sur ce qu'il n'y a pas de raison de faire autrement.
Et fondée aussi sur la figure de l'homme.
D'où il arrive qu'on ne veut la symétrie qu'en largeur, non en hauteur,
ni profondeur 156.

Dans le domaine de la connaissance religieuse aussi, les certitudes


du cœur proviennent d'une correspondance profonde entre la réalité
intime de l'homme et la Révélation que lui propose son Créateur.
Pascal ici annonce les recherches les plus modernes:
Ceux qui croient sans avoir lu les Testaments, c'est parce qu'ils ont une
disposition intérieure toute sainte et que ce qu'ils entendent dire de notre
religion y est conforme. Ils sentent qu'un Dieu les a faits. Ils ne veulent
haïr qu'eux-mêmes. Ils sentent qu'ils n'ont pas la force d'eux-mêmes,
qu'ils sont incapables d'aller à Dieu et que si Dieu ne vient à eux ils
sont incapables d'aucune communication avec lui et ils entendent dire
dans notre religion qu'il ne faut aimer que Dieu et ne haïr que soi-même.
mais qu'étant tous corrompus et incapables de Dieu, Dieu s'est fait homme
pour s'unir à nous. Il n'en faut pas davantage pour persuader des hommes
qui ont cette disposition dans le cœur et qui ont cette connaissance de leur
devoir et de leur incapacité 157.

On comprend mieux dès lors pourquoi c'est par rapport à la


raison que Pascal parle le plus souvent du cœur. Il y avait deux types
différents de connaissance. Et cette précieuse distinction permet
à Pascal de s'attaquer sans cesse à la raison sans cependant saper
l'activité de connaissance de l'homme, auquel il reste le cœur. C'est
ainsi, nous l'avons vu, que les morales élaborées par la raison se

155. Fr. 585 - 32. C'est sans doute parce que la femme est (éventuellement) la beauté
la plus proche de notre nature qu'elle est la réalité sur laquelle notre goût s'égare le
moins (fr. 585 - 32 et S86 - 33).
156. Fr. 580- 28. Les variations du goût s'expliqueront alors par «la faiblesse de
l'homme» qui «est la cause de tant de beautés qu'on établit » (96 - 329). Car il y a
des beautés d'établissement (mode...), à côté des beautés naturelles. Comme elle aveugle
le sens moral, l'intervention de la raison fausse le goût: « Les sentiments naturels s'effacent
par la raison n (646 - 95).
157. Fr. 381- 286 (termes soulignés par nous). C'est exactement ce domaine que
s'attache à étudier l' » anthropologie transcendantale » de K. Rahner. Voir aussi fr. 449 - 556:
«Le Dieu des chrétiens est un Dieu qui remplit l'âme et le cœur de ceux qu'il
possède, c'est un Dieu qui leur fait sentir intérieurement leur misère n (tenues soulignés
par nous).
134 LB nlscNt'z DU CŒUR muwus

trouvent raillées, anéanties par l'apologiste, qui n'en est pas moins
persuadé que la seule évocation de la morale évangélique peut
faire tressaillir le cœur. Aucune contradiction dans cette attitude,
qui donne à une position augustinienne les concepts qui la soute
naient à l'insu de l'évêque d'Hippone ‘s‘.
Le cœur exclut donc la raison. Pascal nous précise qu'il exclut
également l'imagination: « Les hommes prennent souvent leur ima
gination pour leur cœur; et ils croient être convertis dès qu'ils
pensent à se convertir » ‘s’. Car cette imagination est la faculté de
l'irréel. Mais la mémoire, comme chez saint Augustin, semble faire
partie de la sphère du cœur W.
Le cœur pascalien se révèle maintenant sous son vrai jour. Il est
le siège de connaissances intimes, immédiates et non démontrables ;
ces connaissances sont essentielles soit parce qu'elles constituent le
point de départ de toutes les autres, soit parce qu'elles président à la
conduite de la vie, soit parce qu'elles découvrent à l'homme ce qui
lui importe le plus, sa destinée. En presque tous les domaines,
hormis les sciences, « Tout notre raisonnement se réduit à céder
au sentiment »1‘l. C'est par lui que l'âme se connaît elle-même 1°2. Le

158. Contre la raison: 110 - 282 (« humilier la raison - qui voudrait juger de tout »);
Dixième Provinciale: «Je laissai passer tout ce badinage, où l'esprit de l'homme se joue
si insolemment de l'amour de Dieu» (éd. Cognet, p. 188). Chez Pascal, la raison apparaît
souvent comme la suivante de l'orgueil: Entretien ..., éd. Courcelle, p. 65 et 45: «la
superbe raison »; « humilier cette superbe puissance du raisonnement» (Art de persuader,
Br. minor, p. 185).
159. Fr. 975 - 275. Cf. fr. 530- 274 et 534 - 5. Le grand texte sur l'imagination est
le fr. 44 - 82.
160. Fr. 646 - 95: « La mémoire, la joie sont des sentiments et même les propositions
géométriques deviennent sentiments ». Voir aussi la Lettre du 5 novembre 1648 a Gilberte
Périer: « Tu ne dois pas craindre de nous remettre devant les yeux les choses que nous
avons dans la mémoire, et qu'il faut faire rentrer dans le cœur ». Mais l'expression suggère
une exclusion que la lettre nie par ailleurs: la mémoire ne se distingue ici du cœur que
par l'absence de la grâce; elle n'est « qu'un corps inanimé et judaïque sans l'esprit qui les
[les souvenirs] doit vivifier ». Retenir une épître de saint Paul n'est qu'un «effet de
mémoire», tandis que « pour y entendre ce langage secret et étranger à ceux qui le sont
du ciel, il faut que la même grâce, qui peut seule en donner la première intelligence, la
continue et la rende toujours présente en la retraçant sans cesse dans le cœur des fidèles ».
Ce flottement montre qu'en 1648 Pascal n'a pas encore mis au point sa propre conception
du cœur; une telle opposition semble venir de Saint-Cyran, auteur d'un opuscule intitulé
Le cœur nouveau (publié dans sa Théologie familière, Paris, 7‘ éd., 1646, p. 127-161). On y
lit: « Le Fils de Dieu est celui qui est venu sur la terre pour y apporter un cœur nouveau
et le mettre dans l'âme des hommes... » (p. 139). Et « ce cœur n'est rien que son esprit et
sa grâce» (p. 139). Saint-Cyran appelle donc cœur l'intérieur de l'homme quand il a reçu
la grâce. C'est exactement la pensée religieuse de la lettre. Jacqueline s'était préparée à la
confirmation en 1646 avec la Théologie familière (Vie de Jacqueline par sa sœur, Br. I, 152).
161. Fr. 530 - 274. Dans les sciences mêmes ‘ les propositions géométriques deviennent
sentiment» (646 - 95). J. Laporte écrit: « Le cœur, organe de la foi religieuse et du sens
pratique, est aussi le premier moteur de la pensée scientifique en même temps que du goût
esthétique et de la connaissance morale. Non seulement en maint endroit le cœur va
au-delà des "dernières démarches" de la raison; mais dès ses premiers pas, la raison
le suppose. Et ce qu'il ajoute à la raison, comme ce qu'il lui fournit, c'est toujours quelque
donnée impliquant cet infini qui dépasse la raison et dont la raison ne peut se passer.
Infini de quantité, infini de vie intérieure, infini divin, tout ce que la raison nous montre
d'i1limité dans notre être propre et dans l'être en général, nous n'y pénétrons, nous ne le
traversons, nous ne l'absorbons - très imparfaitement, cela va sans dire - que par
le cœur. Le cœur est la faculté de l'infini » (Le cœur et la raison selon Pascal, Paris, 1950,
p. 84-85). Mais ce jugement laisse dans l'ombre bien des activités plus modestes du cœur:
intuitions de l'esprit de finesse, mémoire.
162. «Notre cœur se sent déchiré entre ces efforts contraires » (924 - 498).
FACULTÉS ma L'AMI?‘ 135

cœur inclut toute la riche volonté augustinienne, avec ses tendances


ignorées ou ses désirs conscients, ses décisions, ses joies ou ses
remords 1°3. Puisque le cœur se connaît lui-même et éprouve, dans
l'ordre du bien et du mal, des sentiments de douleur ou de plaisir,
il englobe donc la conscience morale. Tout ce que nous appelons la
sensibilité lui appartient 1°". Le dynamisme avec lequel l'homme se
porte à l'action procède de lui W, ce qui montre qu'il n'y a pas de
coupure entre l'acception courante du mot à l'époque et l'acception
pascalienne.
Le cœur représente donc la profondeur et l'intimité, notre être
véritable. Les folles errances de l'imagination dans les nuées, les
pas de tortue de la raison, tout cela est à la surface de notre vie
et ne nous engage pas vraiment. Le degré d'intelligence des hommes
n'importe guère que pour des connaissances extérieures, étrangères.
On est génial ou lourd d'esprit, presque comme on est brun ou
blond 1°‘. L'homme est ailleurs, sous ces qualités de surface. Son
Créateur le sait qui le regarde au cœur. Rien d'étonnant dès lors si
Pascal le considère souvent comme l'âme même de l'homme: dans
une perspective religieuse, en particulier pour la vie du chrétien,
l'assimilation des deux termes est justifiée. Ni la raison, ni surtout
l'imagination n'ont de rôle dans la vie mystique. Aussi Pascal de
meure-t-il parfaitement rigoureux, puisque c'est dans des textes
fervents, lyriques, mystiques qu'il prend l'un pour l'autre l'âme et
le cœur. Encore faut-il remarquer que dans l'écrit Sur Ia conversion
du pécheur l'âme « ne peut arrêter son cœur qu'elle ne se soit rendue
jusqu'au trône de Dieu», parce qu'elle sent la vanité de tout et
parce que « sa raison aidée des lumières de la grâce lui fait con
naître qu'il n'y a rien de plus aimable que Dieu ». L'âme a donc bien
son cœur et sa raison, mais cette dernière ne joue qu'un rôle très
faible, et parfois nul, dans la vie du croyant. Par ailleurs toutes les
citations bibliques comportant le mot cœur dans l'œuvre pascalienne
s'éclairent de façon particulièrement heureuse, si on les comprend
comme l'apologiste devait les comprendre.
Aussi n'hésitons-nous pas à conclure qu'il n'y a qu'une acception
du mot cœur chez Pascal. Cœur désigne toute la profondeur de
l'âme. Aucun flottement: le jeune théologien a multiplié les indi
cations, et toutes s'accordent parfaitement. Il lit l'Ecriture avec
cette clé qu'il s'est constituée. Le cœur pascalien est donc sensi

163. « La mémoire, la joie sont des sentiments » (646 - 95). « Dieu absout aussitôt qu'il
voit la pénitence dans le cœur » (923 - 905). Touchez mon cœur du repentir de mes fautes »
(Maladies, 7).
164. «J'ai une tendresse de cœur pour ceux à qui Dieu m'a uni plus étroitement»
(931 - 550).
165. « Si tu connaissais tes péchés tu perdrais cœur» (919 - 553). Mais l'homme peut
changer, «d'une présomption démesurée a un horrible abattement de cœur» (629 - 417).
166. « Pour vous parler franchement de la géométrie, je la trouve le plus haut exercice
de l'esprit; mais en même temps je la connais pour si inutile, que je fais peu de différence
entre un homme qui n'est que géomètre et un habile artisan. Aussi je l'appelle le plus
beau métier du monde; mais enfin ce n'est qu'un métier Je ne ferais pas deux pas
pour la géométrie » (Lettre à Fermat, 10 août 1660).
136 LE RÈGNE nu cœua MAUVAIS

blement différent du cœur augustinien: il exclut de son royaume


des facultés qu'Augustin lui attribuait (la raison, l'imagination).
Mais d'un autre côté, il prend en dehors de la sphère religieuse une
consistance qu'on ne trouve guère chez l'évêque d'Hippone: le lien
qui apparaît le plus souvent chez ce dernier entre cor et la vie
religieuse est brisé par Pascal. Certes le cœur demeure la faculté de
l'infini, cette cime de l'âme par laquelle l'être humain peut entrer
en communication avec l'Absolu, mais sa spontanéité se manifeste
dans la vie de chaque jour, sous l'activité rationnelle, dans tous les
contacts avec nos semblables, etc. L'originalité de Pascal semble
totale, et il est regrettable qu'il n'ait pas eu le temps de développer
cette anthropologie si neuve et si profonde, si souple, si proche de
la vie, et qui serait sans doute capable d'assumer les découvertes
les plus récentes de la psychologie.
Est-ce la recherche rigoureuse de la réalité du cœur qui a em
pêché l'imagination pascalienne d'en retracer les beautés? Poéti
quement, en effet, le cœur a perdu avec Pascal ses splendeurs augus
tiniennes. Pourquoi l'apologiste, qui suit son maître dans l'évocation
des richesses du monde extérieur, qui évoque avec tant de bonheur
les infinis vertigineux, l'abandonne-t-il quand il le voit chanter
l'univers intérieur ? Pascal a négligé la plupart des expressions les
plus concrètes d'Augustin. Pas de larmes qui soient le sang du cœur,
pas de tempêtes, pas de « mains » ni de « bouche» du cœur! S'il
évoque les « yeux du cœur », c'est que l'Ecriture, entre autres saint
Paul, le fait souvent. C'est aussi que l'image des yeux exprime la
comparaison traditionnelle de la connaissance à la vue. Mais c'est
peut-être surtout parce que Pascal est un visuel, alors qu'Augustin
est le poète de tous les sens W. Dans l'ensemble Pascal fuit des dé
bordements de sensibilité et des images qu'il juge sans doute ex
cessifs. Il est l'homme de la retenue frémissante, alors que le poète
africain se laisse souvent dériver, s'abandonne à tous les mouvements
de son cœur. De là le règne dans son œuvre d'un concret beaucoup
moins exubérant. Il existe un dynamisme profane du cœur qui est lié
à la force, à la santé du corps, et qui permet à l'homme de s'« aban
donner avec moins de retenue dans l'abondance des délices de la
vie»1°‘. Ce cœur est en perpétuel mouvement, s'endurcit ou se
convertit, s'incline vers des réalités diverses 16". Il rêve d'être habité
par Dieu: « Entrez dans mon cœur et dans mon âme pour y porter
mes souffrances »"°. Mais Dieu doit le prendre de force: « Ouvrez

167. Voir par exemple le fragment 308-793, où se multiplient les termes empruntés
au registre de la vision: visible, invisible, vus non des yeux mais des esprits, vus de
Dieu et des anges, il n'a pas donné de batailles pour les yeux, aux yeux du cœur et qui
voient la sagesse ll règne aussi dans cc poème une véritable hantise de l'éclat: «Tout
l'éclat des grandeurs Archimède sans éclat Oh! qu'il a éclaté aux esprits pour
éclater dans son règne de sainteté avec l'éclat de son ordre ». Voir tout le chapitre
« L'avènement de la transparence ».
168. «Si j'ai eu le cœur plein de l'affection du monde pendant qu'il a eu quelque
vigueur » (Maladies, 2). Maladies, 9.
169. Maladies, 3. 4, 6.
170. Maladies, 15.
FACULTÉS DE UAME 137

mon cœur, Seigneur ; entrez dans cette place rebelle que les vices ont
occupée. Ils la tiennent sujette; entrez-y comme dans la maison
du fort; mais liez auparavant le fort et puissant ennemi qui la
maîtrise et prenez ensuite les trésors qui y sont - Seigneur, prenez
mes affections que le monde avait volées... » "‘.
Mais c'est surtout l'imagination de son espace intérieur qui oppose
Pascal à Augustin. On chercherait en vain dans l'œuvre du disciple
les amples et somptueuses images du Maître. La vision est tout autre.
L'apologiste se représente en effet son cœur comme un puits profond.
Plutôt même que de puits - car le puits recèle une source vive -
c'est de citerne ténébreuse et suintante qu'il faut parler. Le Mémorial
contient la célèbre plainte de Dieu dans le livre de Jérémie: « Dere
liquerzuat me fontem aquae vivae ».

Ils m'ont abandonné,


moi, la Source d'eau vive,
pour se creuser des citernes,
citernes lézardées,
qui ne tiennent pas l'eau 172.
Le fond de cette citerne est un « cloaque » "J, où se mêlent la
«fange »1" et les « ordures ». « Que le cœur de l'homme est creux
et plein d'ordures! »175. C'est pourquoi Pascal parle sans cesse de
« souillures », de saleté, d'infection W°. Au lieu d'une véritable pléni
tude, qui comblerait ce vide immense, l'homme ne connaît, en l'ab
sence de Dieu, qu'un entassement immonde: « Nous sommes pleins
de concupiscence, donc nous sommes pleins de mal » m. Cette fange,
ce reste d'humidité boueuse au fond de la citerne, entretiennent
une sombre production. Une végétation mauvaise croupit ou croît
dans ces ténèbres. Si Pascal partage dans l'ensemble le pessimisme
d'un Charron, d'un Nicole, d'un Baudelaire ou d'un Mauriac, il se
sépare ici des deux derniers. Baudelaire se représente en effet son
cœur comme une ménagerie infâme et Mauriac a dépeint les « nœuds
de vipère » qui grouillent au fond des âmes. Ces images animales sont
absentes de l'œuvre pascalienne. Mais les bas-fonds du cœur y sont
occupés par une étrange flore. « L'homme n'est que déguisement,
que mensonge et hypocrisie Toutes ces dispositions ont une
racine naturelle dans son cœur » m. Il s'agit là de plantes vénéneuses,

171. lbid., 4. Souvenir de Luc, XI, 2l-26.


172. Jérémie, Il, 17 (fr. 913).
173. Fr. 131- 434. Augustin utilise cette image pour designer les mauvaises actions:
« Purga ergo amorem tuum: aquam fluentem in cloacam, converte ad hortum» (In Ps. 31.
n. 5).
174. Fr. 919 - 553.
175. Fr. 139 - 143.
176. Fr. 919-553: «Je t'aime plus ardemment que tu n'as aimé tes souillures».
Lettre sur la mort de son père: « L'âme, quittant véritablement tous les vices et l'amour
de la terre, dont la contagion l'infecte toujours durant cette vie »; « Cet horrible change
ment ayant infecté une si sainte vie » (Br. minor, p. 100 et 102).
177. Fr. 618-479 (souligné par nous); cf. 595 -450. Voir une distinction analogue
chez Augustin: « Cum humili corde intra in domum Dei Si autem supcrbus es. inanis
intras. Nam unde superbires, nisi inanis esses ? Nam si plenus esses, non inflareris ».
. 178. Fr. 978 - 100. Cf. Ecr. gr., Br., XI, 147 (le diable sème la concupiscence).
138 LE RÈGNE nu CŒUR uAuvArs

qui portent la mort. Aucune activité extérieure n'interrompt leur


souterraine action, car même si l'homme s'agitait au dehors, u l'en
nui ne laisserait pas de sortir du fond du cœur où il a des
racines naturelles, et de remplir l'esprit de son venin»"’. Ces
racines sont comme de fines griffes, ou comme une chevelure de
lianes, de liens, qui maintiennent attachés, réunis le cœur et les
vices. « L'orgueil nous tient », la vanité est comme « ancrée» dans
le sol de notre âme 15°. On ne se débarrasse de ces Végétaux que par
de douloureux arrachements qui emportent des pans entiers des
frondaisons mauvaises: « Il y a des vices qui ne tiennent à nous
que par d'autres, et qui en ôtant le tronc s'emportent comme des
branches » 1‘‘. Si Pascal présente ces images empruntées au monde
végétal, c'est peut-être simplement parce que c'est là sa pente
personnelle. Mais sans doute cette imagination s'est-elle nourrie
de métaphores bibliques et augustiniennes, Augustin utilise en effet
spontanément des images végétales pour représenter la qualité de la
volonté et de ses œuvres: semences, fleurs ou épines... Il a souvent
utilisé la parole du Christ: « Tout arbre bon porte de bons fruits,
tout arbre mauvais porte de mauvais fruits », et les affirmations de
saint Paul: « La racine de tous les maux, c'est l'amour de l'argent»,
« Soyez enracinés dans l'amour »... 1‘2. Pour lui la volonté mauvaise
est comme un mauvais arbre, ou une mauvaise forêt: il faut l'ar
racherm. Mais ici encore l'évêque d'Hippone voit plus grand, passe
de l'arbre à la forêt, et surtout évoque aussi bien les splendides
moissons de la charité que les arbres corrompus de la cupidité. Pascal
n'évoque guère que le côté sombre et ne donne jamais d'ampleur
à ses images. Aussi fait-il songer à une végétation rabougrie et
croupissante, bien éloignée de la splendeur maléfique des forêts au
gustiniennes. Ce fond du cœur est donc sordide, et l'homme ne veut
pas le voir, ni qu'on le voie. Par conséquent, il le « couvre», selon
une image chère à Pascal. « Dans le fond, ce vilain fond de l'homme,
ce figmentum malum n'est que couvert, il n'est pas ôté »1‘‘. Toute
la vie en société, tous les efforts de l'amour-propre vont à établir
et affermir ce couvercle.

179. Fr. 136 - 139; cf. 622 - 131: « Incontinent il [l'homme] sortira du fond de son âme
l'ennui, la noirceur, la tristesse, le chagrin, le dépit, le désespoir ».
180. l-‘r. 628 - 153 et 627 - 150. Cf. Ecr. gr., p. 228 et 229.
181. Fr. 535 - 102.
182. Matth, V11, 18: voir Contra 114L, l, 8, n. 38 et 9, n. 45; lV, 3, n. 30. Chez
Pascal, cf. fr. 985 - 942 et 536 - 579, un des rares cas où apparaissent les « fruits» de la
charité, peut-être même le seul. 1 Tim., V1, 10: voir In Ps. 9, n. 15; De gratia Christi, 18,
n. 19. Eph., III, 17: voir In Ps. 9, n. 15; In Epist. 10h., tr. 2, n. 9
183. «Si duæ arbores, bona et mala, duo sunt homines, bonus et malus. Quid est
bonus homo, nisi voluntatis bonæ, hoc est arbor radicis bonæ ? Et quid est homo malus.
nisi voluntatis malæ, hoc est, arbor radicis malæ ? » (De gratia Christi, 18, n. 19). » Quomodo
ibi radicabitur caritas, inter tanta silvosa amoris mundi .7 Extirpate silvas (In Epist. 10h.,
tr. 2, n. 9).
184. Fr. 211-453, 978 -100: «Il met tout son soin à couvrir ses défauts et aux
autres, et a soi-même. et il ne peut soutïrir qu'on les lui fasse voir, ni qu'on les voie ».
Cf. fr. 597 - 455: «Le moi est haîssable. Vous Miton le couvrez, vous ne l'ôtez point
pour cela ». Fr. 210 - 451: « Ce n'est que feindre..., car au fond ce n'est que haine ».
FACULTÉS nE L'AME 139

Mais si l'on quitte ces bas-fonds et qu'on s'élève, quel spectacle


s'offre aux yeux ? Des parois d'une hauteur infinie. Pascal, penché
sur la margelle de son cœur, recule d'effroi et dit à Dieu: « Je vois
mon abîme d'orgueil, de curiosité, de concupiscence » 185 ; « ce gouffre
infini [qui] ne peut être rempli que par Dieu même »1‘°. Pourtant
sur ces parois vivantes, un peintre a travaillé. Le Créateur y traça
autrefois son image: Portrait de l'Artiste par lui-même. Mais Satan
crible de taches le tableau qui maintenant n'est plus reconnaissable ‘s3.
Boue, plantes vénéneuses, souillures, nuit, abandon, vide, voilà ce
que Pascal découvre dans son cœur. On mesure combien son ima
gination diffère ici de celle de son prédécesseur. On comprend
qu'Augustin cherche et rencontre Dieu dans les espaces de son âme,
aussi féériques que chez un Rimbaud, un Chagall, ou un Proust.
Mais on comprend aussi que Pascal se détourne du spectacle qu'il
entrevoit et parle tant de dégoût et de haine de soi m. On saisit
pourquoi le mysticisme de l'auteur du Mémorial ne consistera pas
en une exploration avec Dieu des demeures de l'âme, mais en une
découverte de la présence divine dans l'univers physique, dans la
personne du Christ, dans 1'Eucharistie, dans la Bible, dans les pauvres.
Sa devise n'est pas celle d'Augustin: « Intériorité »; c'est « Trans
parence » 1‘°.
D'une aussi profonde opposition les différences dans la définition
du cœur ne suffisent pas à rendre compte. C'est là l'une des conclu
sions inattendues de cette étude: deux écrivains qui professent
des doctrines souvent proches sur la réalité et la situation religieuses
du cœur s'opposent nettement dans leur façon personnelle de vivre
leur relation à ce centre d'eux-mêmes: leur imagination, leur che
minement vers Dieu, leur prière présentent ainsi des différences
considérables.

185. Fr. 919 - 553 (souligné par nous).


186. Fr. 148 - 425; cf. 143 - 464; 119 - 413: « Qu'il s'aime, car il y a en lui une nature
capable de bien; mais qu'il n'aime pas pour cela les bassesses qui y sont. Qu'il se
méprise, parce que cette capacité est vide» (souligné par nous). Cf. Lettre sur la mort
de son père: ’ dans cette panda âme capable d'un amour infini, cet amour-propre
s'est étendu et débordé dans le vide que l'amour de Dieu a quitté n (Br. minor, p. 102).
187. Maladies, 4: «Vous seul avez pu créer mon âme: vous seul pouvez la créer
de nouveau. Vous seul avez pu y former votre image: vous seul pouvez la reformer, et y
réimprimer votre portrait effacé ». Lettre du 5 novembre 1648 à Gilberte: ’ Nous devons
veiller à purifier sans cesse l'intérieur, qui se salit toujours de nouvelles taches en retenant
aussi les anciennes ». Voir Ecr. gr., p. 135 (’ souillure n) et 136 («infecter»).
188. Fr. 220 - 468; 597 - 455 ; 618 - 479; 564 - 485, etc. Fr. 919 - 553: « Si tu connaissais
tes péchés, tu perdrais cœur »; heureusement on ne voit pas certaines régions de ce puits
sans eau pure.
189. Voir la Lettre 4 à Ch. de Roannez, page fondamentale pour la compréhension
de Pascal.
Il. LA ROYAUTÉ DE LA CUPlDlTÉ

Si Pascal et saint Augustin se représentent un peu différemment


la structure de l'âme, ils ont en commun une conception fonda
mentale, c'est celle de la volonté. Cette volonté aime, et son amour
est un « poids » qui l'attire vers son « lieu naturel»:
De même que l'amour impur enflamme l'âme, l'invite à désirer les
réalités terrestres, à suivre ce qui va périr, et la précipite dans les
bas-fonds, dans les profondeurs qui l'engloutissent; de même l'amour
saint élève vers les hauteurs, enflamme du désir de l'éternité, de ce
ce qui ne passe ni ne meurt, il stimule l'âme, et des profondeurs de
l'enfer l'élève au ciel. Tout amour a cependant son dynamisme, et l'amour
ne peut demeurer oisif dans l'âme de celui qui aime; nécessairement,
il entraîne. Mais tu veux connaître la qualité de cet amour? Vois dans
quelle direction il entraîne. Nous ne vous invitons pas a ne rien aimer,
nous vous invitons à ne pas aimer le monde, mais à aimer librement
celui qui a créé le monde. Quand l'âme est retenue par l'amour de la
terre, elle a comme de la glu sur les ailes; elle ne peut voler. Mais
purifiée de ses affections si viles pour le monde, elle déploie en quelque
sorte son envergure et, de ses deux ailes délivrées de toute gêne, c'est-à
dire grâce aux deux préceptes de l'amour de Dieu et de l'amour du
prochain, elle vole. Où vole-t-elle, sinon vers Dieu en s'élevant 1?

L'homme est fait pour Dieu, et c'est lui seul qu'il devrait aimer.
Hélas! par sa chute originelle il est devenu incapable de cet amour
si pur; une sorte de seconde nature s'est glissée en lui, elle a son
«lieu naturel», qui est la terre, le bas. De sorte que l'homme ne
peut plus s'élever sans une aide extraordinaire de Dieu:
Tout amour ou monte ou descend. En effet le bon désir nous élève
vers Dieu, et le mauvais désir nous précipite dans les bas-fonds. Mais
comme par un mauvais désir nous avons déjà glissé et sommes tombés,
il nous reste, si nous reconnaissons celui qui est non pas tombé, mais
descendu vers nous, à nous élever en nous tenant à lui; car par nos
propres forces nous ne le pouvons plus 2.

1. Les deux amours

Il existe donc dans le monde deux amours, deux lignes de plus


grande pente de la volonté. Augustin et Pascal, qui en tout ce qui
concerne la volonté suit son maître de point en point, appellent
charité l'amour de Dieu et de l'homme avec le cœur de Dieu,
cupidité, l'amour déréglé des créatures pour soi. « Quand l'amour
est gauchi, on l'appelle cupidité ou désir; mais quand il est droit,

1. In Ps. I2I, n. 1. Cf. In Ps. 126, n. 1: « Amando Deum, ascendis; amande sæculum,
cadis ».
2. In Ps. I22, n. l.
- d

ROYAUTÉ nE LA CUPIDITÊ 141

dilection ou charité. 3 » « Il y a deux principes qui partagent les


volontés des hommes: la cupidité et la charité.‘ » La cupidité est
encore appelée « volonté propre », « amour propre », et surtout
« concupiscence » f.

a) DIEU ou LES CRÉATURES

Dès 1651, à l'occasion de la mort de son père, Pascal écrit à sa


sœur et à son beau-frère une lettre dans laquelle il indique les
points fondamentaux de sa doctrine:
Je suis obligé de vous dire en général quelle est la source de tous
les vices et de tous les péchés. C'est ce que j'ai appris de deux très
grands et très saints personnages. La vérité qui ouvre ce mystère est
que Dieu a créé l'homme avec deux amours, l'un pour Dieu, l'autre
pour soi-même ; mais avec cette loi, que l'amour pour Dieu serait infini,
c'est-à-dire sans aucune autre fin que Dieu même, et que l'amour pour
soi-même serait fini et rapportant à Dieu.
L'homme en cet état non seulement s'aimait sans péché, mais ne
pouvait pas ne point s'aimer sans péché.
Depuis, le péché étant arrivé, l'homme a perdu le premier de ces
amours; et l'amour pour soi-même étant resté seul dans cette grande
âme capable d'un amour infini, cet amour-propre s'est étendu et débordé
dans le vide que l'amour de Dieu a quitté; et ainsi il s'est aimé seul, et
toutes choses pour soi, c'est-à-dire infiniment. Voilà l'origine de l'amour
propre. Il était naturel à Adam, et juste en son innocence; mais il est
devenu et criminel et immodéré, en suite de son péché.
Voilà la source de cet amour, et la cause de sa défectuosité et de
son excès. Il en est de même du désir de dominer, de la paresse, et des
autres 6.

Quels sont donc ces « deux très grands et très saints person
nages ? Il s'agit de l'évêque d'Hippone et de l'évêque d'Ypres.

3. In Ps. 9, n. 15: « Cum pravus est [amor], vocatur cupiditas aut libido; cum autem
rectus, dilectio vel caritas ». Dans de rares cas, cupiditas désigne le désir en général
(De civ. Dei, XIV, 7, n. 2). Libido sert souvent à désigner le désir sexuel: ‘ Ea [voluptas]
quæ in genitalibus usitatius libido nominatur, cum hoc sit gcnerale vocabulum cupiditatis »:
car on parle aussi de libido ulciscendi, habendi pecuniam, vincendi, gloriandi, dominandi
(De civ. Dei, XIV, 15, n. 2).
4. Fr. 502 - S71. Cf. Lettre du 26 janvier 1648 à Gilberte: «Comme tu sais que
toutes les actions peuvent avoir deux sources ».
S. S. Augustin, Contra serm. Arianorum, 7: « Hoc loco dicitur voluntas sua, ut
intelligatur esse propria contra voluntatem Dei ». Ce que Pascal appelle « amour-propre » ou
« amour de soi» est l' «amor sui» augustinien, amour mauvais dans la mesure où il se
détourne de Dieu: Serm. 330 - Sirm. 29, n. 3; 96 - de diversis 47, 1, n. 2: « Prima hominis
perditio, fuit amor sui ».
‘ Concupiscentia » peut avoir un sens neutre, ou même bon: De nupt. et conc., II, 10,
n. 23 (Concupiscentia sapientiae); In Ps. 118, IV, n. 3. Mais dans l'ensemble le mot désigne
les tendances mauvaises. Voir les Serm. 151 - de Tempore 45 et 155 - de verbis Apost. 6,
qui traitent longuement de la concupiscence.
Cf. Jansénius, N.l.., II, 7: « Concupiscentia ista, seu libido, seu cupiditas ».
Pascal traduit parfois cupiditas par « convoitise », tout comme Arnauld (X, 384 et 415):
« La volonté propre ne se satisfera jamais n (362 - 472). « La nature de l'amour-propre
et de ce moi humain est de n'aimcr que soi n (978 - 100).
Le terme « concupiscence » revient constamment dans toute l'œuvre: 564 - 485, 595 - 450,
618 - 479, 798 - 48, 933 - 460, etc. On trouve au fr. 460 - 544 l'un des redoublements d'expres
sion habituels de Pascal: « l'amour-propre et la concupiscence Ce Dieu lui fait sentir
[à l'âme] qu'elle a ce fonds d'amour-propre qui la perd ».
6. Lettre sur la mort (17 octobre 1651), Br. minor, p. 102.
142 LE RÈGNE nu CŒUR MAUVAIS

Jansénius explique en effet dans lüiugustinus, quand il évoque 1a


nature déchue de l'homme, la création de ce demier avec deux
amours: « Cet amour extraordinairement bienheureux non seule
ment pour Dieu, mais aussi pour soi-même, fut inviscéré à l'homme
lors de sa création »’. Mais l'homme s'est détourné de Dieu. Voilà
pourquoi, continue Jansénius, « Augustin évoque ce seul amour de
soi comme la source tout à fait générale et abondante de tous les
vices sans exception pour distinguer la cité terrestre, dont Adam
fut le premier citoyen humain, de la cité céleste: Deux amours ont
distingué deux cités, l'une terrestre née de l'amour de soi jusqu'au
mépris de Dieu, l'autre céleste née de l'amour de Dieu jusqu'au
mépris de soi»? Avant la chute, l'homme ne s'aimait que d'un
amour qu'il rapportait à Dieu; il ne le peut plus aujourd'hui sans
la grâce divine °. Jansénius cite une phrase du Sermon 96 - de
diversis 47: «A l'origine la perte de l'homme vint de l'amour de
soi»1°. Puis il poursuit: « De là partent tous les vices le désir
extrême de dominer tout le ITIOHdC»Ü. Même les mentions du
vide immense laissé dans l'âme par l'absence de Dieu proviennent
de l'/lugustinus; après avoir rappelé l'inévitable verset des Confes
sions: «Tu nous a faits pour toi, et notre cœur est sans repos
jusqu'à ce qu'il se repose en toi s, Jansénius explique les perpé
tuelles agitations et l'insatisfaction de l'homme par l'impossibilité où
il se trouve de remplir « cette si vaste capacité»; un peu plus
loin il parle d'un «vide et d'une indigence immenses et incom
préhensibles pour lui-mêmeifl‘. On sait tout le parti que Pascal

7. «Iste beatissimus amor tum Dei, tum sui, visceribus hominis eum conderetur
infusus est » (De statu naturæ lapsæ, lI, 25). Brunschvicg avait bien vu ces emprunts (Il, S50).
8. « Hinc est quod Augustinus isto solo amore sui tanquam generalissîmo et uberrimo
fonte omnium omnino vitiomm Civitatem terrenam, cujus Adnm in hominibus principium fuit,
a cœlesti civitate discernat. Secernunt civitates duas amores duo, terrenam scilicet amor
sui usque ud contemptum Dei, cœlestem vero amor Dei usque ad canlemptum sui » (N.L.,
II, 25). Jansénius cite de mémoire De civ. Dei, XIV, 28: ‘ Fecerunt itaque civitates duas »
et a pu penser au De Gen. ad 1itt., XI, 15, n. 20: « Hi duo amores distinxerunt conditas
in genere humano civitates duas ». Adam est le premier citoyen humain de la mauvaise
cité, mais elle renfermait, avant sa venue, le diable et les mauvais anges: De Gen. ad litt.,
XI, 15, n. 20 et Quatorzième Provinciale: «le monde ennemi de Dieu, dont le diable est
le Chef et le Roi » (éd. Cognet, p. 271).
9. ’ Cum neque seipsum curet [qui amat Deum] aut diligat, nisi propter Deum s
(N.L., II, 25).
10. 2, n. 2: ‘ Prima hominis perditio fuit amor sui ». Mais plus rien ensuite dans ce
passage ne présente de rapport avec le texte pascalien. En revanche, le chapitre 3 du
sermon traite de la nécessité de suivre le Christ en des termes parfois proches d'un des
paragraphes suivants de Pascal: « C'est un des grands principes du christianisme que tout
ce qui est arrivé à Jésus-Christ doit se passer et dans l'âme et dans le corps de chaque
Chrétien ».
11. « l-Iinc omnia vitia proficiscuntur libido maxima cæteris dominandi» (N.L..
II, 25). On retrouve libido dominandi au fr. 545 - 458, mais Pascal a pu l'empmnter direc
tement au texte fameux du De civ. Dei, XIV, 28: dans la cité terrestre « dominandi libido
dominatur n. Jansénius connaît si intimement Augustin que ses commentaires mêmes sont
encore du saint Augustin.
12. Après la citation de Conf., I, 1 : « Inde igitur perpetua ejus extra Deum inquietudo,
dum quidquid appetit ut fruatur et gaudeat, nihil omnino invenit præter Deum, quo
vastilssima illa capacitas impleatur ». Un peu plus loin: « Postquam homo deserlo Deo in
seipsum antandum fruendumque velut beatitudinis fontem cecidit, ingentem et sibi ipsi
incamprehensibilem vacuitalem et egestatem expertus est » (N.L., II, 25). Nous avons souligné
les expressions qui semblent reprises par Pascal. Brunschvicg signale que ces empmnts à
ROYAUTÉ DE LA CUPIDITÉ 143

tirera de ces images et de cette théologie, que Jansénius n'a fait


que prendre chez saint Augustin":
Qu'est-ce donc que nous crie cette avidité et cette impuissance sinon
qu'il y a eu autrefois dans l'homme un véritable bonheur, dont il ne
lui reste maintenant que la marque et la trace toute vide et qu'il essaye
inutilement de remplir de tout ce qui l'environne Mais ce gouffre
infini ne peut être rempli que par un objet infini et immuable, c'est-à-dire
que par Dieu même 1‘.

De là vient la nature insatiable de la cupidité. Les hommes


« s'imaginent que s'ils avaient obtenu cette charge, ils se repo
seraient ensuite avec plaisir et ne sentent pas la nature insatiable
de la cupidité »". « La volonté propre ne satisfera jamais, quand
elle aurait pouvoir de tout ce qu'elle veut. l‘ » C'est là l'un des thèmes
centraux de la prédication augustinienne: les hommes se hâtent
« de se rendre heureux à l'aide de biens temporels, qui n'apportent
à personne la véritable félicité, car ils n'éteignent pas l'insatiable
cupidité » ".
Au fond une seule alternative se propose à l'homme, ne cessent
de répéter Augustin et Pascal: «Dieu ou les créatures »"3. Ces
créatures, écrit Pascal le 1°’ avril 1648,

on voit que dans les ténèbres du monde on les suit par un aveuglement
brutal, que l'on s'y attache et qu'on en fait la dernière fin de ses désirs,
ce qu'on ne peut faire sans sacrilège, car il n'y a que Dieu qui doive
être la dernière fin comme lui seul est le vrai principe. Car, quelque
ressemblance que la nature créée ait avec son Créateur, et encore que les
moindres choses et les plus petites et les plus viles parties du monde
représentent au moins par leur unité la parfaite unité qui ne se trouve
qu'en Dieu, on ne peut pas légitimement leur porter le souverain respect,
parce qu'il n'y a rien de si abominable aux yeux de Dieu et des hommes
que l'idolâtrie, à cause qu'on y rend à la créature l'honneur qui n'est
dû qu'au Créateur. L'Ecriture est pleine des vengeances que Dieu a
exercées sur ceux qui en ont été coupables, et le premier comman
dement du Décalogue, qui enferme tous les autres, défend sur toutes
choses d'adorer ses images. Mais comme il est beaucoup plus jaloux de
nos affections que de nos respects, il est visible qu'il n'y a point de crime

Jansénius sont sans doute cause que l'édition de Port-Royal ne fait commencer ce para
graphe des Pensées sur la mort qu'à « Dieu a créé l'homme ». Pas un mot des « deux »
saints personnages!
13. In Ps. 90, I, n. 8: « Quomodo enim radix omnium malorum cupiditas, sic radix
omnium bonorum charitas est ». De eiv. Dei, VII, 27, n. 2: Dieu «quo solo anima se
inhabitante sit felix ».
14. Fr. 428 - 425. Cf. 119 - 423: « Qu'il se méprise, parce que cette capacité est vide ».
15. Fr. 136 - 139.
16. Fr. 362 - 472.
17. In Ps. 105, n. 13: « Festinaverunt beati fieri temporalibus rebus, quæ ideo nemini
conferunt veram felicitatem, quia non extinguunt insatiabilem cupiditatem. Qui enim
biberit, inquit, ex hac aqua, sitiet iterum [Jeam IV, 13]». In Ps. 122, n. 12: « Plus augent
[divitiæ] cupiditatem eis qui eas possident ». Pascal développe la même idée dans la
Douzième Provinciale: n Les saints ont travaillé au contraire à porter les hommes à donner
leur superflu, et à leur faire connaître qu'ils en auront beaucoup, s'ils le mesurent non
par la cupidité, qui ne souffre point de bornes, mais par la piété, qui est ingénieuse à se
retrancher pour avoir de quoi se répandre dans l'exercice de la charité n (éd. Cognet, p. 223).
18. Fr. 503 - 675. Cf. 460 - 544, 269 - 692. Maladies, 3-6...
144 LE RÈGNE nu CŒUR MAUVAIS

qui lui soit plus injurieux ni plus détestable que d'aimer souverainement
les créatures, quoiqu'elles le représentent W.

Augustin lui aussi condamne ceux qui s'attachent follement à


des réalités créées et oublient le Créateur. Si un fiancé, dit-il, fabri
quait une bague pour sa fiancée et que cette dernière portât plus
d'amour a la bague qu'à celui qui l'a faite, ne dirait-on pas que
son cœur est adultère, bien qu'elle aimât un don de son fiancé?
La bague me suffit, dit-elle, je ne veux plus voir le visage de mon
fiancé. Quelle folie ! « Dieu donc t'a donné toutes ces réalités créées,
mais aime leur auteur. Il veut te donner plus encore, se donner
lui-même à toi, lui l'auteur de tout cela. Mais si tu aimes les
créatures, bien que créées par Dieu, et négliges le Créateur pour
aimer le monde, comment ton amour ne serait-il pas considéré
comme adultère ? 2° »

b) FAUT-IL SÙAIMER SOI-MÊME ?

Mais quels sentiments doit nourrir l'homme à l'égard de lui


même dans cette conception? Il est en effet une créature d'une
dignité particulière, roi de toute la création, destiné à la commu
nion avec Dieu, seulement en partie périssable. Pascal et Augustin
ont multiplié les précisions sur ce point essentiel: l'homme doit-il
s'aimer ou se haïr? Dieu, disait tout à l'heure le jeune lecteur de
Jansénius, avait créé l'homme avec un amour infini pour son
Créateur et un amour fini pour lui-même ; l'homme s'aimait alors
à bon droit, avec mesure, dans la lumière de Dieu. Mais avec la chute
l'homme s'est détourné de Dieu et son amour pour lui-même « s'est
étendu et débordé dans le vide que l'amour de Dieu a quitté; et
ainsi il s'est aimé seul, et toutes choses pour soi, c'est-à-dire infi
niment »2‘. L'homme est imbu maintenant de sa propre excellence;
de là chez lui le « désir de dominer ». Il ramène tout à soi: il vit
donc dans le mensonge et dans une vanité ridicule. « Le plaisant
dieu que voilà. O ridicolosissime heroe! M2. Il faudrait donc que
l'homme détestât « son amour-propre et cet instinct qui le porte à
se faire Dieu Car il est faux que nous méritions cela, et il est
injuste et impossible d'y arriver, puisque tous demandent la même
chose » 23. Il suffit que nous nous regardions : « Nous sommes pleins
de concupiscence, donc nous sommes pleins de mal, donc nous

19. Lettre à Gilberte. Cf. In Ps. 79, n. 14: «Circumspice universam creaturam;
vide utrum alicubi cupiditatis visco tenearis, et a diligendo Crcatore impediaris, nisi ea re
quam creavit ipse quem negligis Non ob aliud perniciosa est amatori, nisi quia præponitur
Creatori ».
20. In Epist. 10h., tr. 2, n. ll. Un peu plus haut on pouvait lire: « Inebrianlur, et
pereunt, et obliviscuntur Creatorem suum; dum non temperanter, sed cupide utuntur creatis,
Creator contemnitur ». Cf. Serm. 21 - 5 Sirm., n. 3-4...
2l. Lettre du 17 octobre 1651 sur la mon (Br., minor, p. l02).
22. Fr. 48 - 366.
23. Fr. 617 - 492.
ROYAUTÉ DE LA CUPIDITÊ 145

devons nous haïr nous-mêmes N‘. Qui acceptera de se regarder soi


même et de lever le masque une seconde entreverra la comédie
qu'il joue aux autres et à soi-même. Il se méprisera et conclura
que la vraie religion doit avoir cette marque: arracher tous les
masques de l'humanisme et mettre à nu la corruption du cœur.
« Nulle autre religion n'a proposé de se haïr, nulle autre religion
ne peut donc plaire à ceux qui se haïssent et qui cherchent un
être véritablement aimable » 23. Est-ce à dire que tout soit méprisable
en l'homme ? Certes pas. Nous retrouvons ici la grande « contra
riété» entre la bassesse et la grandeur de l'homme. Bassesse, si
l'on considère le désordre qui est en lui depuis sa chute et ses
agissements ou ses pensées. Grandeur, si l'on songe que cette créa
ture demeure capable d'offrir à Dieu une demeure, de s'unir à
lui. Assurément,

tout troublé de la vue de son propre état, il [l'homme] ose dire que
Dieu ne le peut pas rendre capable de sa communication. Mais je voudrais
lui demander si Dieu demande autre chose de lui sinon qu'il l'aime et
le connaisse, et pourquoi il croit que Dieu ne peut se rendre connaissable
et aimable à lui puisqu'il est naturellement capable d'amour et de
connaissance. Il est sans doute qu'il connaît au moins qu'il est et qu'il
aime quelque chose. Donc s'il voit quelque chose dans les ténèbres où
il est et s'il trouve quelque sujet d'amour parmi les choses de la terre,
pourquoi, si Dieu lui découvre quelque rayon de son essence, ne sera-t-il
pas capable de le connaître et de l'aimer en la manière qu'il lui plaira
se communiquer à nous 2°?

Il n'est pas surprenant que Pascal, au cours d'une de ces « com


munications » avec Dieu, ait jeté sur la feuille du Mémorial:
Grandeur de l'âme humaine.
Père juste, le monde ne t'a point connu, mais je t'ai connu 2’.

Pascal ne s'en tient donc nullement à la haine de soi. «Il faudrait


que la vraie religion enseignât la grandeur, la misère, portât à
l'estime et au mépris de soi, à l'amour et à la haine»? Le texte
le plus précis sur ce point semble le fragment 119 - 423:
Contrariétés. Après avoir montré la bassesse et la grandeur de
l'homme. Que l'homme maintenant s'estime son prix. Qu'il s'aime, car
il y a en lui une nature capable de bien; mais qu'il n'aime pas pour
cela les bassesses qui y sont. Qu'il se méprise, parce que cette capacité
est vide; mais qu'il ne méprise pas pour cela cette capacité naturelle.
Qu'il se haïsse, qu'il s'aime: il a en lui la capacité de connaître la vérité
et d'être heureux; mais il n'a point de vérité, ou constante ou satis
faisante.
Je voudrais donc porter l'homme à désirer d'en trouver, à être prêt
et dégagé des passions, pour la suivre où il la trouvera, sachant combien
sa connaissance s'est obscurcie par les passions; je voudrais bien qu'il
haït en soi la concupiscence qui le détermine d'elle-même, afin qu'elle ne

24. Fr. 618 - 479. Cf. tout le grand fragment sur l'amour-propre: 978 - 100. Fr. 564 - 485 :
« On est haîssable par sa concupiscence ». Cf. fr. 381 - 286.
25. Fr. 220 - 468.
26. Fr. 149 - 430.
27. Laf., n° 913.
28. Fr. 450 - 494.
146 LE RÈGNE nu CŒUR MAUVAIS

l'aveuglât point pour faire son choix, et qu'elle ne l'arrêtât point quand
il aura choisi.
L'homme doit donc haïr en lui tout ce qui le détourne de Dieu,
c'est-à-dire certaines de ses tendances les plus profondes, cet amour
propre qui l'empêche d'être libre et de se voir à sa vraie place.
Mais il doit aimer en lui-même cette grande âme qui peut recevoir
Dieu, et les mouvements qui lui viennent de Dieu 2°.
L'évêque d'Hippone n'a pas développé ces deux thèmes anti
thétiques avec autant de vigueur et de tranchant que l'auteur de
l'Apologie. C'est précisément parce que ce dernier développe tantôt
un point de vue, tantôt l'autre et les oppose souvent que ses Pensées
sont plus frappantes. Mais la doctrine est la même. Pascal pouvait
par exemple lire dans l'Enarratio sur son psaume préféré, le
psaume 118, ce commentaire : « J'ai haï les méchants, dit le Psaume.
Pourquoi ajoute-t-il : et j'ai aimé ta loi ? C'est pour montrer que dans
les hommes injustes ce n'est pas la nature qui les fait hommes qu'il
hait, mais leur injustice, qui les rend ennemis de la Loi qu'il
aime » 3°. Il en est en effet de l'amour des autres comme de l'amour
de soi. Ce qu'on doit aimer en eux c'est leur grandeur, qui les
ouvre à Dieu 5‘. «Notre conduite est sûre si nous haïssons dans
les méchants leur corruption et aimons en eux la créature; de
manière à aimer d'un côté l'œuvre de Dieu, à haïr de l'autre
l'œuvre propre de l'homme. Or l'homme produit le péché. Aime
l'œuvre de Dieu, hais l'œuvre de l'homme; tu t'attaques ainsi à
l'œuvre de l'homme pour rendre libre l'œuvre de Dieu»? Celui
qui aime ses vices croit s'aimer, mais il se hait, car il se perd.
L'homme doit aimer en lui-même tout ce qui l'ouvre à Dieu 35.
Il faut donc aimer Dieu pour savoir s'aimer soi-même 3‘.

29. « Otez donc de moi, Seigneur, la tristesse que l'amour de moi-même me pourrait
donner de mes propres soutfrances et des choses du monde qui ne réussissent pas au gré
des inclinations de mon cœur, qui ne regardent pas votre gloire; mais mettez en moi une
tristesse conforme a la vôtre ...» (Maladies, 13; cf. 15: «Qu'étant plein de vous ce ne
soit plus moi qui vive et qui souffre, mais que ce soit vous qui viviez et qui souffriez en
moi, ô mon Sauveur »).
30. In Ps. 118, XXIV, n. 1 (verset 113).
31. «Ceux qui vivent sans le connaître et sans le chercher, ils se jugent eux-mêmes
si peu dignes de leur soin, qu'ils ne sont pas dignes du soin des autres et qu'il faut avoir
toute la charité de la religion qu'ils méprisent pour ne les pas mépriser jusqu'à les aban
donner dans leur folie. Mais parce que cette religion nous oblige de les regarder toujours,
tant qu'ils seront en cette vie, comme capables de la grâce qui peut les éclairer, et de croire
qu'ils peuvent être dans peu de temps plus remplis de foi que nous ne sommes, et que nous
pouvons au contraire tomber dans l'aveuglement où ils sont, il faut les appeler à avoir pitié
d'eux-mêmes. » (fr. 427 - 194.)
Cf. In Ps. 139, n. 2: « Nos autem in hac vita difficile est ut nos ipsos noverimus;
quanto minus debemus de quoquam præproperam ferre sententiam ? Ouia si hodie malum
novimus, cras qualis futurus sit ignoramus; et forte quem vehementer odimus, frater noster
est, et nescimus » (suit le texte auquel renvoie la note suivante).
32. In Ps. 139, n. 2.
33. In Ps. 140, n. 2: « Purum cor in charitate, hoc est, quando diligis hominem
secundum Deum; quia et teipsum sic debes diligere Si ergo diligis iniquitatem, putas
quod teipsum diligas? Erras: ita et proximum diligens, ad iniquitatem duces, et dilectio
tua laqueus erit dilecti ». La bienveillance des casuistes conduit leurs amis à leur perte, dira
Pascal dans les Provinciales.
34. «Qui autem se propter habendum Deum diligunt, ipsi se diligunt: ergo, ut se
diligant, Deum diligunt» (In 10h., tr. 83, n. 3). «In eo quippe nosmetipsos diligimus, si
ROYAUTÉ nE LA CUPIDITÉ 147

c) L'AMOUR D'AUTRUI

C'est aussi pour Dieu qu'il faut aimer les autres hommes, sinon
on aboutit aux pires folies et à des parodies de charité, comme
cette «charité» qui règne entre les bandits de grand chemin. Ils
sont solidaires, regrettent leurs amis absents, se réjouissent de
leur retour, et vont jusqu'à mourir pour ne pas les livrer s3. De
même les Juifs charnels formaient un peuple de frères, défendaient
avec zèle leur Loi, mais c'était par amour des récompenses tempo
relles. Ce qu'il faut donc scruter, c'est la présence de l'amour de
Dieu au fond du cœur; car si l'on s'en tient aux œuvres exté
rieures «rien n'est si semblable à la charité que la cupidité»,
mais en vérité, «rien n'est si contrairefi‘. L'élan du cœur vers
Dieu, le désir d'entraîner autrui dans cet élan vers un bonheur
infini et durable, voilà la charité.

d) L'AMOUR mas AUTRES CRÉATURES

Toutes les réalités créées doivent soutenir cet élan. Elles sont
belles et bonnes et laissent deviner la beauté et la grandeur de leur
Auteur: «le ciel, la terre, la mer, le soleil, la lune, les étoiles,
toute la parure du ciel. Quelle est la parure de la mer? Tout ce
qui glisse dans les eaux. Celle de la terre ? Les animaux, les arbres,
les oiseaux. Tout cela est dans le monde, et Dieu l'a fait. - Pour
quoi n'aimerais-je pas ce que Dieu a fait? - Que l'Esprit de Dieu
soit en toi et te montre que tout cela est bon. Mais malheur à
toi si tu aimes la création en délaissant le Créateur. Tu trouves
beau tout cela; mais combien plus beau est celui qui t'a formé...
Dieu ne t'interdit pas d'aimer la création, il demande de ne pas
la chérir et de ne pas y placer ton suprême bonheur »". L'homme
doit aimer chaque être selon sa valeur; son amour doit être
conforme à l'ordre métaphysique de la Création: Dieu, les hommes,

Deum diligimus» (Epist. 130 - 121, 7. n. 14). Que l'homme comprenne « nullam esse aliam
dilectionem qua quisque diligit seipsum, nisi quod diligit Deum. Qui enim aliter se diligit,
potius se odisse dicendus est» (Epist. 155 - 52, 4, n. 15). Augustin aime ces jeux verbaux:
« Disce amare te, non amando te» (Serm. 96 - de diversis 47, 2, n. 2).
35. «Habent enim inter se, quam charitatem vocant. etiam latrones, sibi debentes
facinorosam flagitiosamque conscientiam » (Contra Faustum, V, 5). ‘ Et maie viventes irre
tiuntur sibi societate perditæ conscientiæ, et dicuntur amare se, nolle discedere ab invicem,
suis collocutionibus conciliari, desidemre se absentes, gaudere se ad præsentiam suam » (In
Ps. 140, n. 2). Les brigands savent mourir sans livrer leurs complices: Surm. 169 - de verbis
Apostoli 15, 11, n. 14, etc.
Pascal, fr. 794 - 393: « C'est une plaisante chose à considérer de ce qu'il y a des gens
dans le monde qui, ayant renoncé à toutes les lois de Dieu de la nature, s'en sont fait eux
mêmes auxquelles ils obéissent exactement comme par exemple les soldats de Mahomct, etc.,
les voleurs ».
36. Fr. 615 - 663. Cf. In Epist. 10h., tr. 8, n. 9, où Augustin insiste sur la ressem
blance et la différence de la charité et de l'orgueil (qui est la source de tous les maux):
«Videte quanta opera faciat superbia; ponite in corde quam similia facit, et quasi parla
charitati Noli attendere quod floret foris, sed quæ radix est in terra. Radicata est
cupiditas? Species potest esse bonorum factorum, vere opera bon-a esse non possunt.
Radicata est caritas ? Securus esto, nihil mali procedere potest ».
37. In Epist. 10h., tr. 2, n. 11.
148 LE RÈGNE DU cœun MAUVAIS

r
les autres créatures. Toute la vraie vie de lhomme, toute la morale
consistent à retrouver ou à conserver la claire vue de cet ordre, qui
est la vérité à laquelle il faut se conformer pour être heureux. Il y a
là une première acception de cette expression si courante chez
Pascal: « l'ordre de la charité ». Cet ordre consiste à placer Dieu
au-dessus de tout; ensuite vient l'homme: d'abord soi-même, puis
les proches et tous les hommes; ensuite seulement viennent les
autres créatures 38. Toute l'œuvre pascalienne suppose cet « ordre ».
« Dieu doit régner sur tout, et tout se rapporter à lui »3°. « J'ai
en toutes mes actions la vue de Dieu, qui les doit juger et à qui je
les ai toutes consacrées »‘°. L'amour de soi et de son corps est

si naturel à lhomme qu'il lui reste toujours, si éloigné qu'il puisse
être de la vérité ‘1. C'est pourquoi Pascal apologiste ne cesse de
faire appel à cet amour de soi chez l'incroyant. Il l'invite à retrouver
par la méditation le rapport de lui-même à son Créateur : « L'homme
est visiblement fait pour penser; c'est toute sa dignité et tout
son mérite; et tout son devoir est de penser comme il faut. Or
l'ordre de la pensée est de commencer par soi, et par son auteur et
sa fin »". On commence par soi, quand on ignore Dieu, mais pour
connaître Dieu et commencer par lui. Après ce souci naturel de
soi-même vient l'amour des autres hommes, et d'abord de ceux qui
nous sont les plus proches: « J'essaie d'être juste, véritable, sincère
et fidèle à tous les hommes et j'ai une tendresse de cœur pour
ceux à qui Dieu m'a uni plus étroitement »‘3. En ce qui concerne
les réalités
Pascal purement
semble physiques:
s'être imposé soleil,plus
une ascèse étoiles, animaux,
rigoureuse forêts
qu'Augustin.

38. De civ. Dei, XV, 2: «Definitio brevis et vera virtutis, Ordo est amoris ».
Cf. XIX, 14; Serm. 100 - de verbis Domini 7, 2 , n. 2. Augustin aime à citer le Cantique
des Cantiques (II, 4): « Ordinate in me caritatem ». L'exposé le plus net sur cette ‘ ordinata
dilectio» se trouve dans le De doctr. chr., I, 21-31. Augustin y écrit (23, n. 22): « Cum
ergo quatuor sint diligenda, unum quod supra nos est, alterum quod nos sumus, tertium quod
juxta nos est, quartum quod infra nos est ».
39. Fr. 933 - 460. Cf. De doctr. chr., I, 22, n. 21 : « Tunc est quippe optimus homo, cum
tota vita sua pergit in incommutabilem vitam, et toto affectu inhæret illi: si autem se
propter se diligit, non se referit ad Deum ».
40. Fr. 931 - 550.
41. De doctr. chr., I, 23, n. 22: « Quantumlibet enim homo excidat a veritate, remanet
illi dilectio sui et dilectio corporis sui ».
42. Fr. 620 - 146. Cf. 427 -194: «Cette négligence en une affaire où il s'agit d'eux
mêmes, de leur éternité, de leur tout, m'irrite plus qu'elle ne m'attendrit; elle m'étonne et
m'épouvante: c'est un monstre pour moi. Je ne dis pas ceci par le zèle pieux d'une
dévotion spirituelle. J'entends au contraire qu'on doit avoir ce sentiment par un principe
d'intérêt humain et par un intérêt d'amour-propre: il ne faut pour cela que voir ce que
voient les personnes les moins éclairées ». C'est la théologie de la Lettre sur la mort qui est
sous ces expressions: intérêt humain, car Dieu nous a créés avec un amour naturel de
nous-mêmes (Pascal parle un peu plus loin de « sentiments si dénaturés »; intérêt d'amour
propre, car notre concupiscence a démesurément dilaté cet amour naturel, jusqu'à la
perversion.
43. Fr. 931 - 550. Cf. la Vie par Gilberte: « Il avait une extrême tendresse pour ses
amis et pour ceux qu'il croyait être à Dieu » (Laf., III, 39). Augustin écrit dans le De doctr.
chr., I, 28, n. 29: « Omnes autem æque diligendi sunt: sed cum omnibus prodesse non
possis, his potissimum consulendum est, qui pro locorum et temporum vel quarumlibet
rerum opportunitatibus, constrictius tibi quasi quadam sorte junguntur ». Voir l'anecdote de
la jeune fille recueillie par Pascal: « Il crut que Dieu la lui avait envoyée » (Vie par
sa sœur: Laf., III, 38).
ROYAUTÉ DE LA CUPIDITÉ 149

On sent vibrer souvent l'âme de ce dernier devant la richesse du


monde, on pourrait retrouver dans son œuvre les éléments de
Nourritures terrestres chrétiennes. Evidemment l'auteur du frag
ment sur les deux infinis n'était pas insensible à la splendeur de
l a creation,
’ ‘ mais
. Il
‘ n , en a presque jamais
. ‘ parle.
’ Lécrivain
, algérien
ne cesse de préciser que tout est bon et beau, que la lumière est
caressante, les parfums délicieux, les aliments agréables
Quant à la beauté et a l'utilité du reste de la création, que la divine
Bonté a concédée en spectacle et en usage a l'homme, condamné pour
tant et plongé en tant de peines et de souffrances, quel exposé en
viendrait à bout? Elles resplendissent dans les charmes variés, innom
brables, du ciel, de la terre, de la mer; dans la profusion et l'éclat
merveilleux de la lumière du soleil, de la lune et des étoiles; dans l'ombre
des forêts, dans les couleurs et les parfums des fleurs; dans la multi
tude des oiseaux les plus divers, leur gazouillement et leur plumage;
dans l'infinie variété des espèces animales dont les plus admirables ne
sont pas les plus grandes (les travaux des fourmis et des abeilles nous
étonnent bien plus que les corps gigantesques des baleines). Et quel
spectacle grandiose nous offre la mer, quand elle se pare comme d'un
manteau de couleurs diverses, de vert aux multiples nuances, de
pourpre, d'azur! Quel charme de la contempler, alors même qu'elle est
en courroux, charme d'autant plus vif qu'elle ravit les regards du spec
tateur en lui épargnant les secousses violentes de la navigation.
Et quelle abondance d'aliments contre la faim, quelle diversité de
saveurs contre le dégoût, fournie sans répit par l'opulente nature et
non par l'art et le travail des cuisiniers! et que de ressources en tant
d'éléments pour préserver et recouvrer la santé! Quel agrément dans
la succession du jour et de la nuit! Et la tiédeur des brises, comme
elle est caressante! Quelle abondance de matière dans les végétaux et
les animaux pour la confection des vêtements! Qui pourrait tout dire?
Ces exemples auxquels je me suis borné et que j'ai rassemblés en
une gerbe pressée, sont d'une richesse déconcertante; si, déliant cette
gerbe, il me fallait les examiner tous, quel temps ne devrais-je pas
consacrer à chacun? Et tout cela n'est que soulagement de malheureux
condamnés et non pas encore récompenses de bienheureux"!

Pourtant, si Augustin ne cache pas sa sensibilité, il la surveille


constamment. Il rappelle la prééminence de l'amour pour Dieu:
De toutes les choses qui nous charment, qu'aucune ne te charme
plus que la justice elle-même; d'autres peuvent charmer, mais la justice
doit charmer davantage. Il existe en effet des choses qui charment
naturellement notre faiblesse; ainsi la nourriture et la boisson charment
ceux qui ont faim et ceux qui ont soif; ainsi nous sommes charmés
par cette lumière, qui se répand du ciel au lever du soleil ou qui émane
des étoiles et de la lune ou que répandent ici-bas les flambeaux que
nous allumons pour consoler nos yeux dans les ténèbres; nous subissons
le charme d'une voix mélodieuse, des chants les plus harmonieux, le
charme d'une odeur agréable. Et parmi toutes ces choses qui charment
nos sens corporels, certaines sont innocentes. Car nos yeux, je l'ai dit,
subissent le charme de ces grandioses spectacles qu'offre la nature: mais
ils subissent aussi celui des théâtres. Innocents dans le premier cas, mais
non dans le second. Nos oreilles subissent le charme du chant harmo
nieux des Psaumes sacrés, mais aussi celui des chansons d'histrions.
Innocentes dans un cas, mais non dans l'autre. L'odorat se délecte à
respirer les fleurs et les parfums, mais aussi l'encens qui brûle sur les

44. De civ. Dei, XXIl, 24, n. 5 (trad. G. Combès).


150 LE RÈGNE DU CŒUR MAUVAIS

autels des démons. Innocent dans un cas, non dans l'autre Les étreintes
des époux ont du charme, celles des prostituées aussi. Les unes sont
innocentes, pas les autres. Vous le voyez donc, frères, dans ces plaisirs
sensibles les uns sont permis, les autres pas. Que la justice vous charme
assez pour l'emporter même sur les plaisirs innocents; préfère la justice
aux plaisirs les plus légitimes H.

La célèbre évocation des richesses du monde au livre X des


Confessions est sans cesse liée au thème de la concupiscence, qui
s'insinue partout ‘°. On a trouvé sévères les règles que Pascal s'était
imposées pour ses repas: ne pas faire attention à ce qu'on mange,
prendre toujours la même quantité, etc. ". Assurément elles le sont.
Mais Augustin, lui, s'était habitué à prendre les aliments comme
des remèdes ‘‘. Il a trop ressenti, pendant longtemps, l'envoûtement
des beautés créées. Il a aimé la mer d'Algérie, le soleil, les saisons,
les parfums, les femmes, la fraîcheur, les fleurs, les chansons. La
Méditerranée a exercé sur lui ses sortilèges. Il a appris qu’ « il est
des lieux où meurt l'esprit », comme l'écrira Camus en tête du
Vent à Djémila: pays où règne la chair, où la profusion des sensa
tions ensorcelle. Mais alors que Camus ne jugera pas devoir renoncer
à l'appel des sirènes, Augustin, après de longues et douloureuses
hésitations, s'est détaché de tout ce royaume. Il est devenu l'homme
de l'intériorité, il s'est recueilli au centre intime de son esprit.
Il s'est toujours défié des sensations, comme Platon (un Grec) ou
Plotin (un Egyptien). De là cette rigueur qui rappelle parfois
Tertullien (un Tunisien). Comme si, souvent, dans ce climat, où le
bourdonnement des sensations plonge dans la torpeur, les hautes
aventures de l'âme n'étaient possibles qu'au prix des plus douloureux
retranchements. Augustin a sublimé tous ses désirs. Emouvant est
son effort pour retrouver dans l'infinie richesse de Dieu toutes les
beautés et toutes les douceurs dont il a connu et aimé les reflets
sur la terre.
Qu'est-ce que j'aime, quand je t'aime? Ce n'est ni la beauté du
corps, ni le charme des saisons, ni l'éclat de la lumière qu'aiment tant
mes yeux, ni les douces mélodies de chansons variées, ni les parfums
embaumés des fleurs, des onguents et des aromates, ni la manne, ni le
miel, ni les membres dont l'harmonie se prête aux étreintes charnelles.
Ce n'est pas cela que j'aime, quand j'aime mon Dieu; et pourtant c'est
une lumière que j'aime, et une voix, et un parfum, et une nourriture,
étreinte pour l'homme intérieur en moi; là brille pour mon âme ce qui
échappe au lieu, là résonne ce qui échappe au temps, là embaume ce
qu'aucun souffle ne disperse 49.

Jamais Pascal ne déploie cette riche palette de sensations spiri


tuelles. Tout au plus trouve-t-on chez lui l'opposition des « délices »

45. Serm. 159 - de verbis Apostoli 17, 2, n. 2.


46. Conf, X, 27-40.
47. Vie par sa sœur (IAL, Ill, 27).
48. Conf, X, 31, n. 44: « Hoe me docuisti, ut quemadmodum medicamenta sic alimenta
sumpturus accedam ». Il s'imposait aussi le jeûne et la parcimonie: « Contra cujus concupis
centiam [vescendi] et jejunando et parcius alimenta sumendo pugnamus » (Contra Jul., IV, 71).
49. Conf, X, 6, n. 8.
ROYAUTÉ DE LA CUPIDITÉ 151

du monde aux « délices de Dieu » 5°. Son ascétisme paraît plus rude
parce qu'il entraîne le dépouillement le plus total, jusque dans
la conversation. Nous savons qu'il supportait impatiemment les
remarques sur l'agrément de la nourriture ou sur la beauté phy
sique des femmes 3‘. La sensibilité d'Augustin, son exubérance, la
charge qu'il avait de centaines de gens simples, tout cela atténue
la sévérité de sa doctrine. La Bible d'ailleurs parlait avec optimisme
de la vie et de la nature. Sans doute est-ce à l'influence de Cîteaux
que Pascal doit ici un dépouillement qui était de règle dans ce
grand Ordre (il suffit de penser à ses églises). Mais il faut aussi
tenir compte du genre littéraire de ses œuvres. Qu'aurait dit Pascal
aux braves paysans d'Hippone ? - Et trouverait-on une grande diffé
rence d'atmosphère entre les traités d'Augustin sur la grâce et les
Provinciales ou les Pensées?
Malgré la parenté entre sa pensée et celle de son maître, Pascal
n'a pas utilisé dans cette première acception la formule: « Ordre de
la charité ». Mais il songeait très précisément à cette doctrine lors
qu'il disait, nous raconte Gilberte, « que la tendresse ne peut être
parfaite que lorsque la raison est éclairée de la foi et qu'elle nous
fait agir par les règles de la charité. C'est pourquoi il ne mettait
pas beaucoup de différence entre la tendresse et la charité, non
plus qu'entre la charité et l'amitié ». Ces règles, c'est bien le respect
de l' « ordre ». «Voilà, continue en effet Gilberte, comment il conce
vait la tendresse et ce qu'elle faisait en lui sans attachement et
amusement, parce que la charité ne pouvant avoir d'autre fin que
Dieu elle ne pouvait s'attacher qu'à lui, ni s'arrêter non plus à rien
qui amuse ». Enfin, un peu plus loin, nous est révélée, sans ambi
guïté, la source augustinienne de toute cette morale: « S'il ne vou
lait point que les créatures, qui sont aujourd'hui, et qui ne seront
peut-être pas demain, et qui d'ailleurs sont si peu capables de se
rendre heureuses, s'attachassent ainsi les unes aux autres, nous
voyons que c'était afin qu'elles s'attachassent uniquement à Dieu,
et en effet c'est là l'ordre, et on n'en peut juger autrement quand
on y fait une attention sérieuse, et que l'on veut suivre la véritable
lumière. C'est pourquoi il ne faut pas s'étonner que celui qui était
si éclairé et qui avait le cœur si bien ordonné se fût proposé ces
règles si justes et qu'il les pratiquât si régulièrement M2.

50. Maladies, 3, 5, 9.
51. Vie par sa sœur: Laf., lll. 27 et 38. «Il trouvait à dire presque à tous les
discours qu'on faisait dans le monde et que l'on croyait les plus innocents. Si je disais
par exemple, par occasion, que j'avais vu une belle femme, il m'en reprenait et me disait
qu'il ne fallait jamais tenir ces discours devant les laquais et de jeunes gens, parce que
je ne savais pas quelles pensées cela pouvait exciter en eux » Peut-être Gilberte n'a-t-elle
pas assez précisé dans quelles circonstances Pascal faisait ces remarques, car les Pensées
donnent la beauté féminine comme l'étalon de toutes les autres: 585 - 32 ct 586 - 33.
52. Lalî, III, 40-41. Il est clair que la découverte dans la Vie de certaines clés qui
permettent ainsi d'éclairer toute l'œuvre confère aux dires de Gilberte une singulière autorité.
2. L’ péché
Le péché, dès lors, se définit très simplement comme la rupture
de cet ordre de l'amour. Définition admirable, en ce qu'elle respecte
le dynamisme et les fluctuations de l'âme, en ce qu'elle a la sou
plesse de la vie! Conception si opposée aux étiquetages commodes
de la casuistique décadente ! Théologie où seul compte l'amour pour
Dieu et l'assomption de l'univers dans cet amour: elle a sa casuis
tique, mais qui consiste à s'inquiéter de la façon dont on témoi
gnera le plus d'amour à Dieu, s'il faut choisir entre deux actes;
alors que les casuistes corrompus se demandent jusqu'à quel point
il est permis de ne pas aimer Dieu.
L'attitude de l'homme par rapport à cet « ordre », Augustin l'a
fixée en des antithèses célèbres: uti et frui, aversio et conversio.
Or Pascal a repris et même développé ces oppositions dans toute son
œuvre. Chez lui, «user de» et «jouir de» sont des termes tech
niques dont la compréhension eût évité bien des erreurs. Avec une
portée analogue à celle de «jouir de », il emploie une expression
refrain, « s'attacher à » et il crée son contraire, « se détacher de ».
Enfin il traduit conversio par « conversion » et aversio par le verbe
correspondant: « se détourner de ».

a) Un ET FRUI

La distinction entre l'usage et la jouissance n'est pas biblique.


C'est Augustin qui a fait sa fortune. Le De doctrina chrisliana est
le traité qui la définit le mieux: « Jouir d'une réalité, c'est s'atta
cher amoureusement à elle pour elle-même. Tandis qu'en user, c'est
référer ce dont on use à ce qu'on aime et désire obtenir, si du moins
cela doit être aimé... Il faut user de ce monde, et non en jouir,
afin que les perfections invisibles de Dieu se laissent entrevoir à
l'intelligence à travers ses œuvres, afin que nous nous élevions des
réalités corporelles et temporelles à la saisie de celles qui sont éter
nelles et spirituelles. La réalité dont il faut jouir, c'est le Père, le
Fils et l'Esprit-Saint »‘. L'œuvre augustinienne est remplie de cette
opposition? et son lien à la grande théorie de l'ordre de l'amour
est marqué fortement 3. User du monde, c'est prendre de lui ce qui

l. I, 4, n. 4: «Frui enim est amore alicui rei inhærere propter seipsam. Uti
autem, quod in usum venerit ad id quod amas obtinendum referre, si tamen amandum
est ». Augustin donne l'exemple d'hommes égarés loin de leur patrie, qui seule fait leur
bonheur. Ils se servent de navires, traversent certains pays. Mais que dirc si, oubliant
leur véritable destination, ils se prenaient à jouir du voyage même ?
2. De nloribus, l, 3, n. 4; De div. quœst. 83, qu. 30; Du Trinilale, X, 10. n. 13
et ll, n. 17; De civ. Dei, XI, 25; ConL, VII, l7, n. 23; Serm. l77 - 10 Chartreuse, n. 8:
« Videtur enim aliud esse uti, aliud frui. Utimur enim pro necessitate, fruimur pro jucun
ditate. Ergo ista temporalia dedit [Deus] ad utendum, se ad fruendum ». In 10h., tr. 40, n. l0.
3. EpisL 140-120, 2. n. 4: «Potest igitur anima rationalis etiam temporali et
corporali felicitate bene uti, si non se dederit creaturæ, Creatorc neglecto, sed eam potius
felicitatem fecerit servire Creatori Benc agit in his [rebus] anima rationalis, si ordinem
servet ..., ne se et corpus suum mittat in pejus, sed potius ordinata carilate se et corpus
suum convertat in melius ».
ROYAUTÉ nE LA curnnnâ 153

nous est nécessaire, sans nous arrêter à lui. Rien n'est plus
éclairant sur la limite extrême de cette attitude que le témoignage
de Gilberte à propos de son frère: « Il n'était pas possible qu'il
n'usât de ses sens; mais quand il était obligé par nécessité de leur
donner quelque plaisir, il avait une adresse merveilleuse pour en
détourner l'esprit afin qu'il n'y prît point de part »‘. C'est assuré
ment là la compréhension la plus ascétique de l'usage, mais « user
du monde» n'exclut pas la joie de vivre, le sens de la beauté et
de la bonté de la création, le plaisir de l'amitié. Cela implique un
sens aigu du caractère éphémère, relatif de tout ce qui n'est pas
Dieu et entraîne par conséquent un grand détachement à l'égard
de ces réalités périssables. Le chrétien doit vivre ainsi, car nous
sommes en exil, loin du Seigneur, aime à répéter Augustins. Nous
ne devons pas « jouir » du monde, car la jouissance est une ivresse,
un vertige: elle entraîne brutalement, et l'homme se rue sur les
biens périssables, l'étudiant de Carthage parle en connaissance de
cause e. Le symbole de cette «jouissance » est l'union physique de
l'homme et de la femme, moment où la royauté de la raison subit
souvent une éclipse inacceptable pour un platonicien. Qu'on se
rappelle le mythe de l'attelage dans le Phèdre! Comment pourrait-on
trouver bon un acte où la raison (le cocher) est déchue de sa souve
raineté, et où le corps ne lui obéit plus ? Si l'on ajoute à une telle
philosophie les expériences racontées au début des Confessions,
où le désir des femmes fut un si grand obstacle à la conversion
du futur évêque, on comprend mieux que l'union sexuelle ait été
regardée par lui avec au moins une profonde méfiance et qu'Augustin
ait établi un lien entre elle et la transmission du péché d'origine,
comme nous le verrons. Ne nous étonnons donc pas de voir cette
métaphore de la «jouissance» se mêler à tant d'autres images
amoureuses, tout au long de l'œuvre augustinienne. «C'est main
tenant», y lit-on, «le temps de la nostalgie, mais alors ce sera le
temps des étreintes et de la jouissance » l. La terre est un lieu d'exil,
loin de la bien-aimée Sagesse, et l'homme ne peut contenir ses
soupirs amoureux. Si nous avons un peu insisté sur le symbole
originel de la a jouissance », c'est pour rendre plus claire la concep
tion augustinienne de la concupiscence. Jansénius l'a fort bien
comprise, quand il écrit: « Elle n'est pas le désir, mais l'empor
tement effréné du désir » E. Cet emportement est tel qu'il s'accom

4. Laf., III, 27 (termes soulignés par nous). Cf. Serm. 177 - 10 Chartreuse, n. 8:
«Utimur enim pro necessitatc, fruimur pro jucunditate ». Cf. fr. 693 - 906: «Rien n'est
plus aisé que d'être dans une grande charge et dans de grands biens selon le monde; rien
n'est plus difficile que d'y vivre selon Dieu, et sans y prendre de part et de goût ».
5. In Ps. 145, n. 8.
6. Conf., VIl, 17, n. 23: ’ Et non stabam frui Deo meo, scd rapiebar ad tc dccore
tuo; mox deripiebar abs te pondere meo, et ruebam in ista cum gcmitu ».
7. Serm. 125 - Sirm. 15, n. 9: «Modo tempus est desiderandi, tunc erit tempus
amplectendi et fruendi ». Origène avait déjà donné dans son commentaire du Cantique des
Cantiques d'admirables exemples de cette traduction de l'expérience mystique cn des images
empmntées à l'amour le plus brûlant.
8. N.L., lI, 14 et 7. A qui objecterait que cet élan est naturel aux bêtes, Augustin
répond: « Vitium hominis natura est pecoris » (De gratia et pecc. orig., 40. n. 46).
154 LE RÈGNE nu CŒUR MAUVAIS

pagne d'un « aveuglement brutal»’ et que toute considération de


Dieu est oubliée. Or Dieu seul est digne de provoquer dans l'homme
un tel bonheur; et l'éprouver hors de lui est une sorte d'adultère
misérable et fugitif. Augustin condamne donc «ce mouvement du
cœur qui nous porte à jouir de nous-mêmes, ou de notre prochain,
ou de quelque objet que ce soit en l'aimant pour lui-même et non
pour Dieu»‘°. Ce renversement de « l'ordre », c'est le signe de la
perversion qui est dans l'homme: « Toute la perversité humaine
consiste à user de ce dont il faut jouir et à jouir de ce dont il faut
user » ".
Pascal a repris ce premier couple de termes antithétiques dans
des définitions lapidaires: «La cupidité use de Dieu et jouit du
monde et la charité au contraire » l». « La dignité de l'homme consis

tait dans son innocence a user et dominer sur les créatures, mais
aujourd'hui à s'en séparer, et s'y assujettir » ‘5. Cette formule ajoute
une nouvelle touche à la description des deux attitudes fondamen
tales: celui qui use du monde est comme un souverain; il est libre
de tout lien et perçoit sa prodigieuse royauté sur le monde (tout
un aspect du stoïcisme se trouve ici assumé); mais celui qui s'ense
velit dans la jouissance des créatures s'attache à quelques-unes,
qui lui cachent l'ensemble, et se rend esclave, esclave de l'or, de sa
vanité, d'une femme qui va mourir Or Pascal a toujours eu la
nostalgie de cette liberté royale dont Dieu rêve pour l'homme. De
là ces célèbres expressions: « Ce sont misères de grand seigneur.
Misères d'un roi dépossédé » ‘5; ces mots-images: souverain, prince,
empire, royaume, victoire, éclat, lustre qui remplissent le grand
poème sur les trois ordres ‘s; cette hantise de l'esclavage qui éclate
dans toute son œuvre : « Il n'y a que la maîtrise et l'empire qui fasse
la gloire, et que la servitude qui fasse la honte » 1°.
Cette formule digne de Corneille n'est pas isolée, elle clôt un
développement où Pascal cite ce qui est à ses yeux l'exemple le

9. Lettre de Pascal à Gilberte (1" avril 1648).


10. De doctr. chr., III, 10.
11. De div quaest. E3, qu. 30: « Omnis humana perversitas est uti fruendis et frui
utendis ». Ce faisant, on renverse l'«ordre ». «Peccatum est dictum vel factum vel
concupitum contra legem æternam » (Contra Faustum, XXII, 27). » Unde enim peccas, nisi
quia inordinate tractas res quas in usum aceepisti? Esto bene utens rebus inferioribus, et
eris recte fruens bono superiore » (Serm. 21 - 5 Sirm., n. 3).
12. Fr. 502 - 571 : « Car il y a deux principes qui partagent les volontés des hommes:
la cupidité et la charité. Ce n'est pas que la cupidité ne puisse être avec la foi en Dieu
et que la charité ne soit avec les biens de la terre, mais la cupidité use de Dieu et jouit
du monde, et la charité au contraire ». Au début de l'écrit Sur la conversion du pécheur,
Pascal compare la jouissance à un ensorcellement: L'âme ne peut plus se reposer « dans
les choses qui faisaient ses délices.
Elle ne peut plus goûter avec tranquillité les choses qui la charmaient. Un scrupule
continuel la combat dans cette jouissance» (souligné par nous). Pascal parlera encore
d' « enchantement », d' « assoupissement » (fr. 427 - 194).
13. Fr. 788 - 486.
14. Fr. 116 - 398. Cf. 117 - 409: «Qui se trouve malheureux de n'être pas roi sinon
un roi dépossédé ? »
15. Fr. 308 - 793; voir déjà la Lettre à Christine de Suède (juin 1652).
16. Fr. 795 - 160. Dès 1648 (lettre du 1°’ avril), Pascal développe des images de
prison et de libération.
ROYAUTÉ nE LA CUPIDITÉ 155

plus humiliant de cette servitude liée à la «jouissance » des créa


tures. Cet exemple, quel est-il ? Si surprenant que cela paraisse
quand on songe à l'extrême réserve de Pascal sur la sexualité, il
s'agit de l'amour physique, que l'apologiste appelle, à la suite de
Montaigne, «la besogne ». Cette « besogne », dit-il, « absorbe toutes
les fonctions de l'âme»; elle est une « marque de la faiblesse de
l'homme et de sa servitude » ; « il est honteux de succomber sous
le plaisir D'où vient donc qu'il est glorieux à la raison de succomber
sous l'effort de la douleur, et qu'il lui est honteux de succomber
sous l'effort du plaisir?» C'est que l'homme ne choisit pas lui
même la douleur, ou bien s'il la choisit - opération chirurgicale,
mortification, ou même simplement acceptation -, « ce n'est pas
en vue de la chose même, c'est pour une autre fin » (autrement dit,
l'homme sain d'esprit ne jouit pas de la douleur; il voit plus loin).
L'amour physique est humiliant parce qu'il asservit; l'être humain
ne sait plus « user» de cette union, à cause de sa chute. Si Pascal
semble avoir écrit ces lignes à partir de Montaigne ou de Charron ",
le jugement qu'il porte sur la sexualité est typiquement augustinien.
Contre les pélagiens, qui voyaient en elle un des plus grands pré
sents de Dieu, Augustin n'a cessé de dénoncer l'ivresse dans l'amour
comme un mal né de la chute. Ah! si seulement, répète-t-il, l'homme
gardait sans cesse la maîtrise de lui-même, au lieu d'être submergé
par un plaisir qui abat l'esprit ‘E ! Qu'au moins les époux s'efforcent
de «bien user de ce mal » en ne s'unissant que pour engendrer
des enfants; mais - hélas - cette ivresse triomphe souvent d'eux 1’.
L'amour charnel est donc l'une des manifestations extrêmes de la
cupidité.
Toute «jouissance» des réalités créées est une faute. Pascal,
lorsqu'il dresse en 1659 le bilan de sa vie, avoue à Dieu:
J'ai dit: «Heureux ceux qui jouissent d'une fortune avantageuse,
d'une réputation glorieuse et d'une santé robuste». Et pourquoi les ai-je
réputés heureux, sinon parce que tous ces avantages leur fournissaient
une facilité très ample de jouir des créatures, dest-à-dire de vous
offenser? Oui, Seigneur, je confesse que j'ai estimé la santé un bien,
non pas parce qu'elle est un moyen facile pour vous servir avec utilité,
pour consommer plus de soins et de veilles à votre service, et pour l'assis
tance du prochain; mais parce qu'à sa faveur je pouvais m'aban
donner avec moins de retenue dans l'abondance des délices de la vie,
et en mieux goûter les funestes plaisirs 2°.

17. Lafuma signale les sources probables de ces réflexions de Pascal: Montaigne,
Essais, 111, 5, et Charron, De la Sagesse, I, 22 (éd. de 1632).
18. Contra ]uI., lV, 14, n. 71: la faim et la soif peuvent être satisfaites avec
mesure, comme le prouvent ces repas où les convives conversent des plus hautes questions
de la philosophie. Mais dans l'amour: « illi totus animus et corpus impenditur, et ipsius
mentis quadam submersione illud extremum ejus impletur»; 1bid., V, 10, n. 42. Voir
aussi De civ. Dei, XIV, c. 15, n. 2 - c. 26. Nous aurons à revenir sur ce point dans le
chapitre « La grâce souveraine ».
19. De nupt. et coiia, Il, 21, n. 36; Contra 111L, lV, 14, n. 7l: « Vincit etiam
Conjugatos ut non propagationis, sed delectationis carnis cupiditate misceantur ».
20. Maladies, 9 (souligné par nous). Cf. Epist. 140 - 120, 2, n. 4: ‘ Potest igitur anima
rationalis etiam temporali et corporali felicitate bene uti, si non se dederit creaturæ ».
Cf. Maladies, 2: « Vous m'avez donné la santé pour vous servir, et j'en ai fait un usage
tout profane. Vous m'envoyez maintenant la maladie pour me corriger: ne permettez pas
156 LE RÈGNE DU CŒUR MAUVAIS

C'est parce que les païens ignorent Dieu qu'ils se reposent dans
l'éphémère: « S'il y a un Dieu il ne faut aimer que lui et non les
créatures passagères. Le raisonnement des impies dans la Sagesse
n'est fondé que sur ce qu'il n'y a point de Dieu. Cela posé, dit-il,
jouissons donc des créatures. C'est le pis-aller. Mais s'il y avait un
Dieu à aimer il n'aurait pas conclu cela mais bien le contraire.
Et c'est la conclusion des sages: il y a un Dieu, ne jouissons donc
pas des créatures»? Les chrétiens sont de ces sages, qui ont
compris la grandeur de ce Dieu et pour lesquels « il est visible qu'il
n'y a point de crime qui lui soit plus injurieux ni plus détestable que
d'aimer souverainement les créatures, quoiqu'elles le représentent.
C'est pourquoi ceux à qui Dieu a fait connaître ces grandes vérités
doivent user de ces images pour jouir de Celui qu'elles repré
sentent N». Aussi Pascal se scandalise-t-il du relâchement de ceux
qui font profession de christianisme: « On fréquente les sacre
ments et on jouit des plaisirs du monde N». Bien des théologiens,
même, sont corrompus, et aujourd'hui «on rend dignes de jouir
de Dieu dans l'éternité ceux qui n'ont jamais aimé Dieu en toute
leur vie! Voilà le mystère d'iniquité accompli w‘.
La violence de ces condamnations révèle qu'il s'agit bien là du
cœur de la Révélation évangélique. D'ailleurs la dernière d'entre
elles se situe au terme d'une des pages les plus passionnées des
Provinciales, où Pascal accumule les citations bibliques les plus frap
pantes sur la nécessité de l'amour de Dieu.

b) L'ATTACHEMENT

« Jouir de », « Aimer souverainement », « S'assujettir », « S'aban


donner aux délices de la vie », sont-ce là les seules expressions
pascaliennes qui condamnent un amour excessif et aveugle de
l'éphémère ? Nullement. Pascal utilise surtout « attachement »,
« s'attacher à», etc. avec le sens qu'Augustin donne à «jouir des
créatures ». L'évêque d'Hippone lui avait donné l'exemple en défi
nissant la « jouissance » comme un « attachement amoureux à une
réalité pour elle-même»? Mais Pascal semble avoir fait de ces
mots les termes techniques fondamentaux de sa pensée; peut-être
parce qu'ils étaient plus proches de l'usage courant. Ecoutons sa
sœur:

que j'en use pour vous irriter par mon impatience. J'ai mal usé de ma santé, et vous
m'en avez justement puni. Ne souffrez pas que j'use mal de votre punition»: mal user,
c'est jouir: « Dum non temperanter, sed cupide utuntur creatis, Creator contemnitur» (In
Epist. 10h., tr. 2, n. 11).
21. Fr. 618 -479 (souligné par nous). _
22. Lettre du l" avril 1648, à Gilberte (souligné par nous). On aura remarqué la
traduction de jrui par aimer souverainement.
23. Comparaison des chrétiens, n. 3.
24. Dixième Provinciale, éd. Cognet, p. 191.
25. De doctr. chr., I, 4, n. 4: «Frui enim est amore alicui rei inhterere propter
seipsam ». Cf. Ibid., 33, n. 37: « Si vero inhœseris atque permanseris, finem in ea [delec
tatione] ponens lætitiæ tuæ, tune vere et proprie frui dicendus es ». Cf. In Ps. 145, n. 8.
ROYAUTÉ ma LA curmmâ 157

Il avait une extrême tendresse pour ses amis et pour ceux qu'il
croyait être à Dieu; et l'on peut dire que si jamais personne n'a été plus
digne d'être aimé, personne n'a jamais mieux su aimer et ne l'a jamais
mieux pratiqué que lui. Mais sa tendresse n'était pas seulement un effet
de bon tempérament, car, quoique son cœur fût toujours prêt à s'atten
drir sur les besoins de ses amis, il ne s'attendrissait pourtant jamais que
selon les règles du christianisme, que la raison et la foi lui mettaient
devant les yeux: c'est pourquoi sa tendresse n'allait point jusques à
l'attachement
Il aimait sans attache Voilà comment il concevait la tendresse et
c'est ce qu'elle faisait en lui sans attachement ..., parce que la charité
ne pouvant avoir d'autre fin que Dieu elle ne pouvait s'attacher qu'à
lui Non seulement il n'avait point d'attache pour les autres, il ne
voulait pas non plus que les autres en eussent pour lui. Je ne parle
pas de ces attachements criminels et dangereux, car cela est grossier
et tout le monde le voit bien.

Tous ces textes traduisent la distinction uti / frui. Ils en révèlent


la richesse et la souplesse: la richesse, car les sentiments profonds
ont dans cette morale une importance capitale et l'on comprend
qu'un véritable augustinien n'ait pu supporter l'idée même de traités
impersonnels rassurant les gens sur leur amitié avec Dieu et leur
ait opposé le dialogue vivant avec un saint, le « directeur », le cœur
de chacun demeurant toujours seul responsable, en dernière analyse.
Sa souplesse, car on peut «jouir du monde» de façon plus ou
moins intense: entre les fautes graves, reconnues de tous, comme
l'adultère, et la négligence dont Pascal s'accuse d'avoir fait preuve
dans sa vie, il existe un abîme. Mais l'intérêt d'une pareille conception
est de substituer à des catégories statiques (permis - pas permis)
une tension dynamique. Toute la vie devient cheminement, progrès,
recul, départ avec un but qui ne cesse d'attirer. Aussi Gilberte
poursuit-elle :
Une personne des plus considérables pour la grandeur de son esprit
et de sa piété, avec qui il avait eu de grandes communications sur la
pratique de la vertu, me dit qu'il lui avait fait toujours comprendre
comme une maxime fondamentale de sa piété, de ne souffrir jamais qu'on
l'aimât avec attachement et que c'était une faute sur laquelle on ne
s'examinait pas assez, qui avait de grandes suites, et qui était d'autant
plus à craindre qu'elle nous paraît souvent moins dangereuse.
Nous eûmes encore après sa mort une preuve que ce principe était
bien avant dans son cœur; car afin qu'il lui fût toujours présent il
l'avait mis de sa main sur un petit papier séparé que nous avons
trouvé sur lui et que nous avons reconnu qu'il lisait souvent. Voici
ce qu'il portait: «Il est injuste que l'on s'attache à moi, quoiqu'on le
fasse avec plaisir et volontairement. Je tromperais ceux en qui j'en
ferais naître le désir; car je ne suis la fin de personne et je n'ai pas
de quoi les satisfaire; ne suis-je pas près de mourir? Ainsi l'objet
de leur attachement mourra. Donc comme je serais coupable de faire
croire une fausseté, quoique je la persuade doucement et qu'en cela
on me fît plaisir; de même suis-je coupable si je me fais aimer et
si j'attire des gens à moi; car il faut qu'ils passent leur vie et leur
soin à s'attacher à Dieu et à le chercher 26.

26. Laf., lll. 39-41. Cf. le fr. 396 - 471. Gilberte écrit encore:
Mais s'il ne voulait point que les créatures, qui sont aujourd'hui, et qui ne
seront peut-être pas demain, et qui d'ailleurs sont si peu capables de se rendre
heureuses, s’attaehassent ainsi les unes aux autres, nous voyons que c'était afin
158 LE RÈGNE DU CŒUR MAUVAIS

Cette personne d'une si puissante intelligence avec laquelle Pascal


s'entretenait souvent pourrait bien être Arnauld, qui avait publié
en 1644 une traduction du De moribus Ecclesiœ, l'ouvrage où Augustin
insiste le plus sur le rôle central de la charité. Si les idées de Pascal
sont présentées comme originales, c'est que l'évêque d'Hippone n'avait
guère développé les conséquences de l'opposition uti / frui dans
ce sens. Il répète qu'il ne faut pas jouir de soi, thème que le
xvn‘ siècle reprend contre le néo-stoïcisme et dont on trouve maintes
expressions dans les Pensées". Mais veiller à ce que les autres ne
jouissent pas de nous, c'est un développement nouveau de cette
théologie, et on comprend qu'il ait frappé tout interlocuteur familier
d'Augustin. Il est présent dans les Pensées, où Pascal s'attaque à la
vanité des philosophes, si satisfaits d'eux-mêmes que non seulement
ils jouissaient de leur âme, mais voulaient que cette belle âme fut
l'objet de la jouissance d'autrui: «Ils croient que Dieu est seul
digne d'être aimé et d'être admiré, et ont désiré d'être aimés et
admirés des hommes, et ils ne connaissent pas leur corruption. S'ils
se sentent pleins de sentiments pour l'aimer et l'adorer, qu'ils y
trouvent leur joie principale, qu'ils s'estiment bons, à la bonne
heure! Mais s'ils s'y trouvent répugnants, s'ils n'ont aucune pente
qu'à se vouloir établir dans l'estime des hommes, et que pour toute
perfection, ils fassent seulement que, sans forcer les hommes, ils
leur fassent trouver leur bonheur à les aimer, je dirai que cette
perfection est horrible. Quoi ? ils ont connu Dieu et n'ont pas désiré
uniquement que les hommes l'aimassent, que les hommes s'arrê
tassent à eux. Ils ont voulu être l'objet du bonheur volontaire des
hommes ? 23 »
Si nous revenons de ce développement particulier à des formules
plus générales sur l'attachement, l'augustinisme de la pensée s'impose
qu'elles s’attachassent uniquement à Dieu, et en effet c'est là l'ordre, et on n'en
peut juger autrement quand on y fait une attention sérieuse, et que l'on veut suivre
la véritable lumière. C'est pourquoi il ne faut pas s'étonner que celui qui était
si éclairé et qui avait le cœur si bien ordonné se fut proposé ces règles si justes
et qu'il les pratiquât si régulièrement.
Ce n'était pas seulement à l'égard de ce premier principe qui est le fondement
de la morale chrétienne; mais il avait un si grand zèle pour l'ordre de Dieu dans
toutes les autres choses qui en sont des suites, qu'il ne pouvait souffrir qu'elle
fût violée en quoi que ce soit (lbid., p. 41).
Nous avons déjà commenté « ordre ordonne’ », de sorte qu'apparaît clairement l'extrême
cohérence de toute cette théologie morale.
27. Fr. 143 - 464: «Les philosophes ont beau dire: rentrez en vous-mêmes, vous y
trouverez votre bien ». Jansénius avait stigmatisé la maxime de Sénèque: » Unum bonum
est, quod beatae vitae causa et lirmamentum est, sibi fidere » (Augustinus, I, 6, c. 18; citant
la lettre 31 à Lucilius).
28. Fr. 142 - 463. A l'opposé des philosophes, Pascal écrit:
Il est faux que nous soyons dignes que les autres nous aiment. ll est injuste que
nous le voulions. Si nous naissions raisonnables et indifférents, et connaissant nous
et les autres, nous ne donnerions point cette inclination à notre volonté. Nous
naissons pourtant avec elle, nous naissons donc injustes.
Car tout tend à soi: cela est contre tout ordre.
Il faut tendre au général, et la pente vers soi est le commencement de tout
désordre, en guerre, en police, en économie, dans le corps particulier de l'homme.
La volonté est donc dépravée. Si les membres des communautés naturelles et
civiles tendent au bien du corps, les communautés elles-mêmes doivent tendre
à un autre corps plus général dont elles sont membres. L'on doit donc tendre au
général. Nous naissons donc injustes et dépravés (fr. 421- 477).
ROYAUTÉ nE LA curmmà 159

plus clairement encore. « Tout ce qui nous incite à nous attacher aux
créatures est mauvais. 2° » « La concupiscence vous attache à la
terre. 3° » a O mon Dieu, qu'un cœur est heureux qui peut aimer un
objet si charmant, qui ne le déshonore point et dont l'attachement
lui est si salutaire Les méchants périront avec les objets
périssables auxquels ils se sont attachés, les autres subsisteront
éternellement dans l'objet éternel et subsistant auquel ils se sont
étroitement unis. 31 » Dès qu'on a compris la portée de tous ces
termes: « s'attacher à », « aimer souverainement », et même quel
quefois « aimer », pris alors au sens le plus fort 32, on perçoit le
contresens total d'où sont nées les indignations de Voltaire 33. Voltaire
s'attaque à des expressions dont il ne saisit pas la portée. Ni
Augustin, ni Pascal ne condamnent la tendresse pour les proches,
l'amitié, tous deux ont fait preuve d'une sensibilité peu commune.
L'amour d'Augustin pour sa mère n'eut d'égal que celui de Pascal
pour sa sœur Jacqueline:
Il ne pouvait plus aimer personne qu'il aimait ma sœur et il avait
raison. Il la voyait souvent; il lui parlait de toutes choses sans réserves;
il recevait d'elle satisfaction sur toutes choses sans exception, car il y
avait une si grande correspondance entre leurs sentiments qu'ils conve
naient de tout; et assurément leurs cœurs n'étaient qu'un cœur et ils
trouvaient l'un dans l'autre des consolations qui ne se peuvent comprendre
que par ceux qui ont goûté quelque chose de ce même bonheur et qui
savent ce que c'est qu'aimer et être aimé ainsi avec confiance et sans
rien craindre qui divise et où tout satisfasse 3‘.

29. Fr. 618 - 479.


30. Fr. 149 - 430. Cf. la Lettre du 1°’ avril 1648 à Gilberte: «On voit que dans les
ténèbres du monde on les suit [les créatures] par un aveuglement brutal, que l'on s'y
attache et qu'on cn fait la dernière fin de ses désirs, ce qu'on ne peut faire sans sacrilège ».
Sur la conversion du pécheur: « Son cœur ne s'étant attaché qu'à des choses fragiles
et vaines s‘
31. Maladies, 5. Pascal, nous l'avons vu, se souvient ici d'une prière tirée d'Augustin
dans les Heures de Port-Royal. Mais ni dans ces Heures ni dans le sermon augustinien
(153 - de verbis Apostoli 4, 8) ne se trouve mentionné « l'attachement ».
32. Maladies, 5: «Je ne puis aimer le monde sans vous déplaire, sans me nuire et
sans me déshonorer; et néanmoins le monde est encore l'objet de mes délices. 0 mon
Dieu qu'une âme est heureuse dont vous êtes les délices, puisqu'elle peut s'abandonner à
vous aimer» (nous soulignons la synonymie). Cette acception du verbe aimer est un
hébraïsme: « N‘aimez pas le monde ni ce qui est dans le monde. Si quelqu'un aime Ie monde,
l'amour du Père n'est pas en lui» [I Jean, II, 15]. La langue hébraïque ne possédait pas
de verbes aptes à exprimer les nuances des sentiments; elle procédait donc par des oppo
sitions aimer-haïr (ou ne pas aimer), là où Augustin parle d'un « ordre de l'amour ». C'est
ainsi que le Christ dit que nul ne peut le suivre, s'il ne hait son père et sa mère. Augustin
et Pascal sont trop marqués par la Bible, et ces formules violentes sont trop en harmonie
avec le goût de l'apologiste pour l'hyperbole, pour qu'on ne rencontre pas chez eux de
telles expressions.
33. Lettres philosophiques, «Lettre 25 », commentaire 10, éd. Lanson, Paris, Droz,
1937, t. 2, p. 196. Voltaire critique âprement le début du fr. 618 - 479: « S'il y a un Dieu
il ne faut aimer que lui et non les créatures passagères ».
34. Vie par sa sœur (l_af., III, 39). Voir aussi la Lettre sur la mort:
Consolons-nous en l'union de nos cœurs, dans laquelle il me semble qu'il vit
encore, et que notre réunion nous rende en quelque sorte sa présence, comme Jésus
Christ se rend présent en l'assemblée de ses fidèles.
Je prie Dieu de former et maintenir en nous ces sentiments, et de continuer ceux
qu'il me semble qu'il me donne, d'avoir pour vous et pour ma sœur plus de
tendresse que jamais; car il me semble que l'amour que nous avions pour mon
père ne doit pas être perdu pour nous, et que nous en devons faire une refusion
160 LE RÈGNE nu CŒUR MAUVAIS

Quelle plus grande amitié peut-on imaginer ? Et pourtant, à la


mort de Jacqueline, Blaise ne se lamentait pas. Gilberte est pleine
d'admiration pour la façon d'aimer de son frère, à la fois si ardente
et si lucide : « Il aimait sans attache », écrit-elle en une formule d'une
extraordinaire densité. Elle fait encore allusion aux sentiments de
Blaise pour son père; sa narration et les lettres que nous possé
dons révèlent aussi sa profonde union avec son frère. Dans une
famille si étroitement unie, il est intéressant de voir comment, juste
ment, cette affection se heurta parfois à la «charité ». Nous savons
qu'en 1652, Blaise était hostile à l'entrée de Jacqueline en religion.
En 1648, c'est Etienne Pascal qui s'y opposait, alors que les trois
enfants étaient d'accord. Dans leur lettre du l" avril 1648, Blaise
et Jacqueline écrivent à Gilberte qu'ils sont bien heureux de posséder
non seulement la fraternité charnelle, mais aussi celle du baptême,
et que c'est même depuis leur baptême qu'ils sont « véritablement
parents ». Comme nous savons que tous trois étudiaient les lettres
d'Augustin et que leur était parfaitement familière la Lettre 243 - 38
à Lætus i", on peut se demander pourquoi cette dernière leur était
si connue. La réponse est fort simple. Lætus était un jeune homme
partagé entre les pleurs de sa mère et sa première décision de
quitter le monde: Augustin lui écrit que l'amour pour les proches
ne saurait s'opposer à l'amour pour Dieu, et que le premier doit
céder la prééminence au second:
Les liens, qui sont également charnels, par lesquels tu lui es uni
[à ta mère] doivent te donner la possibilité de lui parler plus librement
et de lui conseiller de tuer en elle son affection pour toi en ce qu'elle
a de particulier, afin qu'elle ne mette pas le fait de t'avoir engendré
de son sein au-dessus de votre naissance à tous deux du sein de l'Eglise.
Et ceparents
Nos que j'ai ne
dit doivent
de ta mère
pas doit être feu
prendre compris
parcede que
touteleautre parenté
Seigneur nous

ordonne de les haïr, puisque le même ordre nous est donné à propos
de notre âme Celui qui aime [ses parents] doit les perdre [cf. Jean,
XII, 25], non pas en les tuant à la manière des parricides; mais, en
frappant et en faisant mourir avec piété et foi par le glaive spirituel de
la parole de Dieu l'affection charnelle par laquelle ils s'efforcent
d'embarrasser dans les liens de ce monde eux-mêmes et ceux qu'ils
ont engendrés; il doit faire vivre en eux ce qui fait qu'ils sont frères,
qu'ils reconnaissent, tout comme leurs enfants temporels, pour parents
étemels Dieu et l'Eglise. Le drapeau du Christ sous lequel nous
sommes enrôlés nous exhorte à tuer en nous et dans les nôtres tous ces
sentiments qui viennent de la chair, ce qui ne veut pas dire qu'il faille
être ingrat pour ses parents et mépriser toute cette suite de bienfaits:
la naissance, l'adoption, les soins de la croissance. Il faut bien plutôt
conserver toujours la piété qui leur est due. Elle trouve sa place, dès
lors que rien de plus élevé ne nous appelle 1"‘.

sur nous-mêmes. et que nous devons principalement hériter de l'affection qu'il nous
portait, pour nous aimer encore plus cordialement s'il est possible (Br. minor,
p. 106).
35. Voir la Lertre du 5 novembre 1648 à GiIberle: Pascal et Jacqueline font allusion
a «cette tour mystique, dont tu sais que saint Augustin parle dans une de ses lettres ".
C'est I‘Epist. 243 - 38, n. l-3 et 6-7.
36. n. 4, S et 7. Au n. 9, Augustin commente la parole du Christ: «Qui est ma
mère cl qui sont mes frères .7 » (Marth., Xll, 48).
ROYAUTÉ m: LA currvmï: 161

La lettre de l'évêque d'Hippone répondait exactement à la situa


tion de Jacqueline, et il est assez compréhensible que la future reli
gieuse et les siens aient médité sur elle. L'hostilité que manifeste
ensuite Blaise à la profession de Jacqueline montre que la théologie
morale augustinienne appelle à une difficile sainteté et que le jeune
savant avait perdu de son ardeur religieuse: sans doute découvrons
nous là l'une de ces «fautes » qu'il se reprochera ensuite, une fois
sorti de cette « période mondaine ».
Dans ses amitiés, Pascal avait les mêmes sentiments. Il ne pen
sait pas qu'on pût prétendre aimer quelqu'un sans le souhaiter à
Dieu, puisque « nul n'est heureux comme un vrai chrétien»". Ici
encore Gilberte exprime très nettement la pensée de son frère:
« Il ne mettait pas beaucoup de différence entre la tendresse et la
charité, non plus qu'entre la charité et l'amitié M5. Or ces amitiés
de Pascal sont connues: le duc de Roannez, Madame de Sablé et
bien d'autres. Ces amis partageaient la même foi. Mais Pascal a,
incidemment, indiqué dans les Pensées une des conditions de l'amitié.
Après avoir évoqué avec ironie l'insouciance de certains incroyants,
leur indifférence à l'égard des énigmes les plus profondes de la vie,
l'apologiste s'écrie: « Qui souhaiterait d'avoir pour ami un homme
qui discourt de cette manière? Qui le choisirait entre les autres
pour lui communiquer ses affaires ? Qui aurait recours à lui dans
ses afflictions ?"»» Pas d'amitié possible, donc, sans un minimum
d'ouverture métaphysique, d'intérêt pour l'univers religieux. Pour
quoi cela? C'est que cette ouverture est le signe d'une certaine
qualité du cœur, sans laquelle l'amitié ne saurait naître et grandir.
Pascal a évidemment pu découvrir seul une pareille condition. Mais
il peut aussi se souvenir d'une des plus belles lettres de saint
Augustin, la Lettre 258 - 155 à Martianus. Martianus avait été le
camarade d'Augustin, lorsque tous deux étaient étudiants à Carthage.
Comme il vient de se convertir et se prépare au baptême, l'évêque
d'Hippone exulte, parce que leur amitié va ainsi devenir parfaite.
En effet, écrit-il, Cicéron a défini l'amitié comme « un accord, un
désir de voir heureux, une affection dans les domaines humain et
religieux». Hélas! à Carthage, notre amitié était boiteuse. Car s'il
y avait entre nous accord, désir de voir l'autre heureux et affection,
ce n'était que dans le domaine humain et non dans l'autre, qui est
le plus important. Nous nous applaudissions du règne de notre
cupidité". Mais tout désaccord en matière de conviction religieuse
entraîne des désaccords plus ou moins importants sur la vie ordi
naire elle-même ‘‘. Qui méprise l'univers religieux s'aveugle sur la

37. Fr. 357 - 541.


38. 12112, 111. 40.
39. Fr. 427 - 194.
40. n. 1: « Amicitia est rerum humanarum et divinarum cum benevolentia et caritate
consensio» « Utique in majore illius definitionis parte amicitia nostra claudicabat ».
41. n. 2: » Ita fit ut inter quos amicos non est rerum consensio divinamm, nec
humanamm plena esse possit ac vera. Necesse est enim ut aliter quam oportet humana
æstimet, qui divina contemnit, nec hominem recte diligere noverit, quisquis eum non
diligit qui hominem fecit ». Cf. fr. 428 - 195: « Toutes nos actions et toutes nos pensées
162 LE RÈGNE nu CŒUR MAUvAIs

vie même. Aujourd'hui, enfin, nous sommes vraiment amis, car


notre amitié est charité: la voici promise à l'éternité et destinée à
accueillir un autre ami, Dieu ‘5. Pascal a bien la même conception
de l'amitié, et s'il a dénoncé la fausseté des amitiés coupées de Dieu,
c'est qu'à ses yeux le règne de la cupidité est total là où manque
la charité. Dès lors ces associations humaines sont fragiles ou inté
ressées. Hors de la grâce, « tous les hommes se haïssent naturel
lement l'un l'autre »", leurs amitiés ne sont que des copies de la
véritable, mais au fond chacun ne pense qu'à flatter son amour
propre, chacun est plein d'envie si l'autre réussit, chacun dénigre".
Comme La Rochefoucauld, Pascal est convaincu que l'homme est
radicalement faussé, et tous deux, dans leurs « maximes », ne font
que défendre et illustrer l'une des certitudes centrales de la théo-
logie augustinienne:
Il y a toujours quelque intérêt à se faire aimer des hommes. Ainsi
la vie humaine n'est qu'une illusion perpétuelle; on ne fait que s'entre
tromper et feutre-flatter. Personne ne parle de nous en notre présence
comme il en parle en notre absence. L'union qui est entre les hommes
n'est fondée que sur cette mutuelle tromperie; et peu d'amitiés subsis
teraient, si chacun savait ce que son ami dit de lui lorsqu'il n'y est pas,
quoiqu'il en parle alors sincèrement et sans passion.
L'homme n'est donc que déguisement, que mensonge et hypocrisie,
et en soi-même et à l'égard des autres. Il ne veut donc pas qu'on lui dise
la vérité. Il évite de la dire aux autres; et toutes ces dispositions, si
éloignées de la justice et de la raison, ont une racine naturelle dans
son cœur 45.

De telles critiques, loin de signifier que Pascal ne croyait pas


à l'amitié, sont le fait d'un homme dans la vie duquel elle joua le
plus grand rôle. Rien de plus violent qu'un croyant qui attaque la
corruption et l'hypocrisie religieuse: Pascal lui-même, La Bruyère,
Bloy, Bemanos en témoignent. De même ceux qui ont connu le prix
de l'amitié n'en supportent pas les contrefaçons, manquent d'indul
gence pour ses défaillances. Seuls ceux qui n'y croient pas les
supportent. Pascal pense qu'il en est de l'amitié comme de l'exis
,‘
tence de Dieu, de limmortalité de l'âme ou de la vraie morale: les
hommes sont incapables de la connaître absolument et de l'ignorer
absolument. Ils entrevoient ce qu'elle devrait être, mais ils sont
impuissants devant la pression tumultueuse des concupiscences. Ici
encore la foi viendra révéler clairement ce qui n'était qu'entrevu et


doivent prendre des routes si différentes selon létat de cette éternité, qu'il est impossible
de faire une démarche avec sens et jugement qu'en la réglant par la vue de ce point qui
doit être notre dernier objet ». On notera que cette pensée, voisine du fr. 427 - 194, traite
du même thème.
42. Ibid., n. 4.
43. Fr. 210 - 451.
44. Fr. 606 - 155; 792 - 101. Mais, écrit Pascal dans le «Pari », si vous choisissez
Dieu, « vous serez fidèle, honnête, humble, reconnaissant, bienfaisant, ami sincère, véritable »
(418 - 233).
45. Fr. 978 -100. Cf. la formule augustinienne rendue célèbre par le second concile
d'Orange, en 529 (canon 22): « Nemo habet de suo nici mendaciunt et peccatum » (In 10h.,
tr. 5, n. 1). Pascal semble s'en souvenir dans De l'esprit géométrique: L'homme «ne
connaît naturellement que le mensonge »; mais il la charge d'un sens assez différent.
ROYAUTÉ ms LA CUPIDITÉ 163

donner la force de résister à l'amour-propre. L'amitié véritable est


la forme la plus haute et la plus exquise de la charité.

c) ÀVERSIO, CONVERSIO, DIVERTISSEMENT

Si Pascal fait preuve d'une certaine originalité dans ses dévelop


pements sur « l'attachement », cela ne l'empêche pas de reprendre
littéralement un autre couple de termes antithétiques qu'Augustin
a rendu aussi célèbre qu’uti et frui, c'est aversio / conversio. Le
péché consiste à se détourner de Dieu et à se tourner vers les
créatures": « Tous les péchés sont enfermés dans cette classe
unique, puisque l'homme se détourne des réalités divines et vrai
ment durables, pour se tourner vers des réalités changeantes et
incertaines »". Cette nouvelle antithèse n'est qu'une variation sur
la théologie augustinienne de la charité. Le couple aversio / conversio
souligne le choix initial à la suite duquel l'homme « use » ou « jouit »
du monde. L'âme est en quelque sorte au milieu, entre les corps et
Dieu ‘‘. C'est pourquoi trois philosophies partagent les hommes:
les uns se tournent vers la chair, ce sont les épicuriens; les autres
vers l'âme elle-même, ce sont les stoïciens; enfin viennent les chré
tiens qui ne se soucient que de Dieu".
Le désir du chrétien, c'est une conversion de moins en moins
fragile au Bien immuable. Le mot possède chez tout augustinien un
sens très fort. Il décrit une attitude de l'être humain qui veut
contempler la lumière éternelle, se tourne vers elle et ne doit pas
se détourner d'elle. De là tout un groupe de termes qui se rattachent
au couple aversio / conversio : l'abandon 5°, l'éloignement 3l, l'oubli Ü.
Les vrais chrétiens, selon Pascal aussi, sont ceux qui sont arrivés
à « cette véritable conversion de cœur, qui fait autant aimer Dieu
qu'on a aimé les créaturesfl». L'auteur de la Prière pour le bon

46. Il est «a præstantiore Conditore aversio, et ad condita inferiora conversio»


(Quœst. ad Simpl., l, qu. 2. 18). «Aversio ejus [hominis] vitium ejus, et conversio ejus
virtus ejus est n (Epist. 140 - 120, 23, n. 56). Cf. De pecc. meritis, ll, 5, n. S-6 et 18, n. 31-32.
47. De lib. arbitrio, I, 16, n .35 (à la suite d'un développement sur uti et lrui).
lbinL, II, 19, n. 53: «Voluntas autem aversa ab incommutabili et communi bono, et
conversa ad proprium bonum, aut ad exterius aut ad inferius, peccat ». Ces images spatiales
sont particulièrement chères à Augustin: «Cum ergo quatuor sint diligenda, unum quod
supra nos est, alterum quod nos sumus, tertium quod juxta nos est, quartum quod infra
nos est» (De doctn chr., I, 23, n. 22).
Pascal suit cet exemple: l'âme voit que Dieu « n'est point dans les choses qui sont
en elle, ni hors d'elle, ni devant elle, elle commence à le chercher au-dessus d'elle»
(Sur la conversion du pécheur). Cf. 564 - 485
48. «Tu, si in animo es, in medio es; si infra attendis, corpus est, si supra
attendis, Deus est » (In 10h., tr. 20, n. 11; cf. tr. 23, n. 6).
49. Serm. 156 - de verbis Aposroli 13, 7, n. 7.
50. Par ex. De civ. Dei, XIV, 13, n. 1: « Deserto principio ».
51. Contra adv. legis et propln, 1, 15, n. 23: « Si non in se exaltato corde recessisset
a Deo ». ‘ Et colligens me a dispersione in qua frustratim discessus sum, dum ab uno te
aversus in multa evanui » (Conf., II, 1, n. 1).
52. In Epist. 10h., tr. 2, n. 11: ’ Inebriantur et obliviscuntur Deum ».
53. Dixième Provinciale, éd. Cognet, p. 182. Voir fr. 269 - 692: « la concupiscence qui
les détourne de Dieu ». L'image de la contemplation de Dieu, sous-jacente, apparaît ici:
164 LE RÈGNE nu CŒUR MAUVAIS

usage des maladies ne cesse de demander la « conversion » de son


cœur 5‘. Le Mémorial a pour thème principal l'abandon de Dieu, la
conversion, l'oubli :

Oubli du monde et de tout, hormis Dieu


Je m'en suis séparé
Dereliquerunt me
Nonm'en
Je obliviscar sermones
suis séparé, tuosfui,
je l'ai 3s. renoncé, crucifié

L'attention à Dieu, c'est la vie du chrétien. De là sans doute


cette guerre continuelle que Pascal livra en lui-même a la « négli
gence»: «Bien que ma vie passée ait été exempte de grands
crimes ..., avoue-t-il à Dieu, elle vous a été néanmoins très odieuse
par sa négligence continuelle ..., par l'oisiveté et l'inutilité totale
de mes actions et de mes pensées, par la perte entière du temps
que vous ne m'aviez donné que pour vous adorer » 5‘. Ce temps perdu,
c'est celui qui fut donne’ aux sciences, à certains salons Pascal
était d'une extrême exigence avec lui-même, et le secret de son
amour pour le Psaume 118 réside dans cette obstination à rejeter
tout ce qui détourne de Dieu: ce psaume est en effet la plus
opiniâtre des litanies et tend tout entier à conjurer l'oubli de la
Loi divine. Il est frappant de voir que le Mémorial se clôt sur l'un
de ses versets. Si le jeune savant et l'évêque d'Hippone ont à ce sujet
la même doctrine, le premier apparaît vite comme plus attentif, plus
passionné; il supporte mal la faiblesse de sa condition. Il semble
qu'Augustin, plus exubérant, ait malgré tout laissé plus de place
à la spontanéité. On perçoit à travers leur style deux tempéraments
bien différents. Il est assez connu que Pascal était impérieux, entier,
absolu, homme du tout ou rien, intransigeant. Le jour où ces ten
dances prirent Dieu pour objet, elles ne perdirent rien d'une impé
tuosité qui déconcertait jusqu'à la très fervente Gilberte".
C'est à cette passion de regarder vers Dieu qu'est due, dans
les Pensées, l'importance des développements consacrés au diver
tissement. Le divertissement, c'est la forme mineure de l'aversio
a Deo. Saint Augustin l'évoque dans les Confessions:
Que de bagatelles infimes et méprisables tentent chaque jour notre
curiosité, et que de fois nous tombons! Que de fois, quand on nous
raconte des futilités, nous les écoutons d'abord avec une sorte de
patience, pour ne pas choquer les faibles, et insensiblcment nous finis
sons par nous y intéresser volontiers. Un chien à la poursuite d'un lièvre,
je ne vois plus ce spectacle quand je vais au cirque; mais à la campagne,
si je viens à passer, il détourne mon attention, peut-être même de quelque
haute pensée, pour la tourner vers lui, vers cette chasse, qui impose une

‘ Ceux qui n'ont de déplaisir que d'être privés de sa vue. qui n'ont d'ennemis que ceux
qui les en détournent je le leur ferai voir ». Cf. aussi fr. 978 - 100: « Cette aversion pour
la vérité ».
54. Maladies, 3, 4 Cf. fr. 919 - 553: « C'est mon affaire que ta conversion», etc.
55. Laf., fr. 903.
56. Maladies, 8.
57. Voir la Vie (Laf., III, 38, 40, etc.). Qu'on songe aussi à sa position inflexible lors
de l'affaire du Formulaire!
ROYAUTÉ DE LA CUPIDITÉ 165

fausse direction non pas au corps de ma monture, mais au penchant de


mon cœur Eh quoi! Je suis assis chez moi, et un lézard qui cherche à
prendre des mouches, une araignée qui les entortille dans ses toiles dès
qu'elles s'y jettent, suffisent souvent à capter mon attention Ma vie
est remplie de semblables misères, et je n'ai qu'une espérance: l'extrême
grandeur de ta miséricorde. En effet, comme notre cœur se fait le récep
tacle de choses de ce genre et porte un épais foisonnement de futilités,
de là vient que même nos prières sont souvent interrompues et troublées
et qu'en ta présence, tandis que nous dirigeons vers tes oreilles la voix
de notre cœur, des pensées frivoles, faisant irruption de je ne sais où,
coupent court à une si grande élévation 58.

Cette page rappelle évidemment certains fragments de Pascal:


«la conversation des femmes » «le lièvre qu'on court » 5*‘, les
mouches 6°. Mais l'apologiste a donné une ampleur autrement consi
dérable à ce thème de l'aversio. Il a prévu Divertissement comme
titre à l'une des liasses, la huitième. Mais même en dehors de cette
liasse de nombreuses « Pensées » reprennent ces analyses 6‘. Augustin
part ici de la « curiosité » humaine, de la démangeaison de tout voir
et savoir. Il pense aux méfaits de l'inattention dans la méditation
théologique ou la prière, tout comme Pascal quand il écrit : « Quand
nous voulons penser à Dieu n'y a-t-il rien qui nous détourne, nous
tente de penser ailleurs; tout cela est mauvais et né avec nous »°2.
La conception augustinienne de l'aversio engloble en fin de compte
toutes les activités humaines. La recherche de tous les plaisirs, la
satisfaction de l'orgueil, l'intérêt pour des bagatelles, tout cela
n'a qu'une unique source: l'aversio, le divertissement 63. On sait
quelle richesse d'exemples se rencontre dans les Pensées. Pascal
a adapté à son temps la théorie augustinienne: il évoque la chasse,
la danse, la virtuosité du musicien, les conversations des salons, les

58. Conf, X, 35, n. 57. « Avertil me fortassis et ab aliqua magna cogitatione atque ad
se convertit illa venatio, non deviare cogens corpore jumenti, sed cordis inclinatione ».
Au moment de la prière: ‘ Nugatoriis cogitationibus res tanta præciditur ».
59. Fr. 136 - 139. Pascal reprend un peu plus loin l'évocation de la chasse: « ll est
tout occupé à voir par où passera ce sanglier que ses chiens poursuivent avec tant
d'ardeur depuis six heures ». Le lièvre reparaît: fr. 39 - 141.
60. Fr. 48 - 366: « Ne vous étonnez pas s'il [l'homme] ne raisonne pas bien à présent.
une mouche bourdonne à ses oreilles Si vous voulez qu'il puisse trouver la vérité, chassez
cet animal ». Pascal a laïcisé: il ne s'agit plus de la prière ou des pensées de la Sagesse,
mais de l'activité ordinaire de l'esprit.
61. Outre l'ensemble de la liasse Divertissement (fr. 132 - 170; 133 - 168; 134 - 169;
136 - 139; 137 - 142; 138 - 166; 139 - 143; ainsi qu'une méditation d'homme non diverti:
135 - 469), on peut se référer à: 23 - 67; 36 - 164; 39 - 141; 70 -165 bis; 100 - 324; 405 - 421;
540-380; 553-76; 395 -478; 414-171; 710-24; 889-436 bis A la fin du fr. 136-139
et dans la Vie par Gilberte, voir la condamnation de l’ « amusement» (Laf., III, 39-40).
62. Fr. 395 - 478. Cf. fr. 132 - 170:
Si l'homme était heureux, il le serait d'autant plus qu'il serait moins diverti,
comme les saints et Dieu. Oui; mais n'est-ce pas être heureux que de pouvoir être
réjoui par le divertissement?
Non; car il vient d'ailleurs et de dehors; et ainsi il est dépendant, et partout,
sujet à être troublé par mille accidents, qui font les afflictions inévitables.
63. De lib. arbitrio, II, 19, n. 53: «Voluntas autem aversa ab incommutabili et
communi bono, et conversa ad proprium bonum peccat Atque ita homo superbus, et
curiosus, et lascivus effectus, excipitur ab alia vita, quæ in comparatione superioris vitæ
mors est ».
Fr. 478 - 137: « Sans examiner toutes les occupations particulières, il suffit de les
comprendre sous 1e divertissement ’‘
166 LB RÈGNE nu CŒUR MAUVAIS

madrigaux, les jeux de société, les intrigues pour les charges, le


jeu de paume, et même les guerres et les rivalités pour le pouvoir
Utërdre de la pensée est de commencer par soi, et par son auteur
et sa m.
Or à quoi pense le monde ? Jamais à cela, mais à danser, à jouer du
luth, à chanter, à faire des vers, à courir la bague, etc. et à se battre,
à se faire roi, sans penser à ce que c'est qu'être roi et qu'être homme U‘.

La fin de ce fragment nous révèle cependant une modification


apportée par l'apologiste à la théorie d'Augustin. Ce dernier en effet
n'a guère évoqué l'aversio-conversio que dans une perspective immé
diatement religieuse. C'est en théologien surtout qu'il s'adresse à ses
lecteurs ou auditeurs. Il est tout de suite question de Dieu, de
l'éternité ..., comme de réalités dont on ne saurait douter sérieu
sement: dès lors le divertissement est un oubli de Dieu, dû à la
faiblesse qui nous vient du péché originel, et à une mauvaise dispo
sition de la volonté e». Mais, au xvn‘ siècle, l'incroyance gagne.
Nous ne voyons rien, répètent les interlocuteurs de Pascal. Aussi
ce dernier, même s'il reprend souvent la perspective et les termes
mêmes de son prédécesseur", a-t-il dans une certaine mesure laïcisé
la théorie. Il s'adresse à un athée. Il parlera donc souvent moins
de Dieu que de la condition humaine, et le leitmotiv de l'Apologie
est bien exprimé par cette pensée lapidaire: « Si notre condition
était véritablement heureuse il ne faudrait pas nous divertir d'y
penserw3. Notre condition, c'est l'ignorance, le temps qui fuit, la
maladie, la mort: « Les hommes n'ayant pu guérir la mort, la
misère, l'ignorance, ils se sont avisés, pour se rendre heureux, de
n'y point penser » ‘‘. Mais cette laïcisation ne doit pas nous empêcher
de voir à quel point l'apologiste est resté proche de son maître:
d'abord, ce divertissement n'est évidemment possible qu'à cause
du pouvoir de la volonté augustinienne; elle détourne l'intelligence
de considérer ce qui est déplaisant, ce qui risque de l'entraîner à
de douloureux renoncements. A la base du divertissement on trouve
la mauvaise foi. C'est pourquoi l'homme est coupable, responsable
de cette aversio, aussi bien chez Pascal que chez Augustin °’. Le
divertissement le conduit insensiblement à sa perte, et à une perte
méritée 3°; il est une des faces de la concupiscence; c'est elle qui

64. Fr. 620 - 146.


65. De pecc. men, II, 18, n. 31: «Quod a Deo nos avertimus, nostrum est, et hæc
est voluntas mala; quod vero ad Deum nos convertimus, nisi ipso excitante atque adjuvante
non possumus, et hæc est voluntas bona ».
66. Par exemple la formule du De lib. arbitrio, I, 16, n. 34: « Neglectis rebus æternis ».
Fr. 427 - 194: « Cette négligence en une affaire où il s'agit de leur éternité ».
67. Fr. 70 - 165 bis.
68. Fr. 133 - 168.
69. «Quæ tamen aversio atque conversio, quoniam non cogitur, sed est voluntaria,
digna et justa eam miseriæ pœna subsequitur » (De lib. arbitrio, II, 19, n. 53). Fr. 427 - 194:
‘ Rien ne marque davantage une mauvaise disposition du cœur que de ne pas souhaiter
la vérité des promesses éternelles ».
70.
Misère.
La seul chose qui nous console de nos misères est le divertissement. Et cependant
c'est la plus grande de nos misères. Car c'est cela qui nous empêche principalement
nommé DE LA CUPIDITÉ 167

détourne de Dieu ". C'est pourquoi Pascal voit dans «cette sensi
bilité pour les moindres choses et cette étrange insensibilité pour les
plus grandes un enchantement incompréhensible et un assoupis
sement surnaturel, qui marque une force toute-puissante qui le
cause »; elle prouve à ses yeux «la corruption de la nature » n. Le
divertissement est donc une des suites du péché originel et de la
royauté de la concupiscence. Pascal ne prétend évidemment pas que
l'homme doive penser tout le jour à sa condition. Il sait bien
qu’ «il est nécessaire de relâcher un peu l'esprit » "ñ Mais le règne
de la concupiscence se laisse percevoir en ce que cet excellent prin
cipe sert aux hommes à se détourner de l'essentiel, dès qu'ils en
sentent les exigences difficiles. Il est donc « nécessaire de relâcher
un peu l'esprit, mais cela ouvre la porte aux plus grands déborde
ments », de même que l'inégalité naturelle entre les hommes, au
lieu d'être la base d'une communauté bien ordonnée, ouvre la porte
« non seulement à la plus haute domination, mais à la plus haute
tyrannie»". Toujours le caractère insatiable de la cupidité! Le
sain délassement est devenu indifférence à la destinée! Il est bon
que l'homme joue, mais l'«amusement» n'est pas le tout d'une
vie humaine. La concupiscence pervertit tout et ne cherche que son
plaisir: « Il ne faut point détourner l'esprit ailleurs sinon pour le
délasser mais dans le temps où cela est à propos ; le délasser quand
il le faut et non autrement. Car qui délasse hors de propos il lasse
et qui lasse hors de propos délasse, car on quitte tout là. Tant la
malice de la concupiscence se plaît à faire tout le contraire de ce
qu'on veut obtenir de nous sans nous donner du plaisir qui est la
monnaie pour laquelle nous donnons tout ce qu'on veut»". La
grande théorie pascalienne du Divertissement porte donc toutes les
traces de son origine augustinienne, s'insère dans la cohérence de
toute une théologie. Jansénius précisait que la concupiscence n'est
pas le désir, qui est sain, mais l'emportement effréné du désir.
Conséquence du règne de la concupiscence, le divertissement n'est
pas le délassement, qui est sain, mais une perversion du délassement
dans l'homme pécheur.

de songer à nous et qui nous fait perdre insensiblement. Sans cela nous serions
dans l'ennui, et cet ennui nous pousserait à chercher un moyen plus solide d'en
sortir, mais le divertissement nous amuse et nous fait arriver insensiblement à
la mort (fr. 414 - 171).
Cf. fr. 427 - 194: ‘Ceux qui vivent sans le connaître et sans le [Dieu] chercher, ils
se jugent eux-mêmes si peu dignes de leur soin, qu'ils ne sont pas dignes du soin des
autres ».
71. Fr. 269 - 692.
72. Fr. 427 - 194.
73. Fr. 540 - 380. Cf. 93 - 328 et 101 - 324.
74. Ibid.
75. Fr. 710 - 24.
3. Uuniversalité de la concupiscence

Nous avons constamment opposé, dans les pages précédentes,


la charité et la cupidité, ainsi que les attitudes qu'elles engendrent.
Cette opposition est au cœur de la théologie augustinienne, soucieuse
de comprendre à la fois la vie divine dans les élus et la dépravation
à laquelle la grâce les arrache. Mais il ne faut pas oublier que ce
qui domine dans le monde entier, c'est la corruption. Tous les
hommes sont faussés : « Nous sommes pleins de concupiscence, donc
nous sommes pleins de mal»‘. Cette concupiscence demeure en
l'homme jusqu'à sa mort, même s'il a été baptisé; le sacrifice conti
nuel du chrétien commence en effet au baptême, « se continue par
la vie, et s'accomplit à la mort, dans laquelle l'âme, quittant vérita
blement tous les vices et l'amour de la terre, dont la contagion
l'infecte toujours durant cette vie, elle achève son immolation et
est reçue dans le sein de Dieu »2. La cupidité continue à tenter 1e
chrétien, mais il a le pouvoir de lui résister, alors que tout homme
privé de la grâce ne le peut. C'est cette tentation perpétuelle qui
explique les austérités et la prudence des saints. Pascal se plaît à
rappeler sans cesse à ce sujet l'expérience de l'évêque d'Hippone:
« N'apprenons-nous pas des saints mêmes combien la concupiscence
leur tend de pièges secrets, et combien il arrive ordinairement que,
quelque sobres qu'ils soient, ils donnent à la volupté ce qu'ils
pensent donner à la seule nécessité, comme saint Augustin le dit
de soi-même dans les Confessionsfl» Cette tentation est si insi
dieuse que les cœurs les plus purs ne peuvent échapper aux défail
lances. Aussi faut-il «faire pénitence des fautes qui se commettent
tous les jours, et qui même sont ordinaires aux plus justes, de
sorte que leur vie doit être une pénitence continuelle sans laquelle
ils sont en danger de déchoir de leur justice »‘.
Si même les saints sont ainsi assaillis, que dire des autres ? Que
dire de ceux qui, étrangers à la foi et à la force divine, sont la
proie de ces tendances mauvaises ? « Tout ce qui est au monde est
concupiscence », écrivent Augustin et Pascal après saint Jean ». Sans
la grâce, le mal est partout.
La source de ce mal est unique, c'est l'amour de soi-même. Sous
la luxuriante variété des sentiments et des conduites - que l'homme

1. Fr. 618 - 479.


2. Lettre sur la mort (17 octobre 1651). Augustin développe cette idée à plusieurs
reprises: De nupt. et conc., l. 24, n. 28 et 25. n. 29.
3. Quatrième Provinciale, éd, Cognet, p. 65. Brunschvicg avait identifié l'allusion
(lV, 262). Il s'agit de Conf., X, 31. n. 44: « Dum ad quietem satietatis transco, in ipso
transitu mihi insidialitr laqucus concupiscentiæ. lpse enim transitus voluptas est, et non
est alius, qua transeatur quo transire cogit necessitas Et sæpe incertum fit, utrum
adhuc necessaria corporis cura subsidium petat, an voluptaria cupiditatis fallacia minis‘
terium suppetat His tentationibus cotidie conor resistere ». M. l'Abbé Cognet signale que
Jansénius avait utilisé ce passage dans le Discours de la réformation de Fhamme intérieur
(traduit par Arnauld d'Andill_v, Paris, 1644. p. 38).
4. Maladies, 8.
S. I Jean, II, 16; Fr. 545 - 458; In EpixL 10h., tr. 2. n. 14. Cf. 798 - 41: « La concupis
cence est la source de tous nos mouvements » (voir 97 - 334).
ROYAUTÉ DE LA curmmâ 169

se passionne pour l'or, pour le corps, pour la gloire, etc. - on


trouve toujours ce que Pascal avait pris l'habitude d'appeler le moi °.
« Tous les amours, toutes les tendresses des hommes sont d'abord
pour eux-mêmes, et par là pour les autres objets qu'ils aiment.
Si tu aimes l'or, c'est d'abord toi que tu aimes»3. Le fameux
dilemme de La Cité de Dieu: amour total de Dieu ou amour total
de soi était dans toutes les mémoires, à Port-Royalfl; et le grand
fragment pascalien sur l'amour-propre a rendu célèbre ce règne du
moi corrompu.
Le moi donc est à l'origine de tous nos mouvements. Augustin
et Pascal ont souvent donné les formes les plus variées à la concu
piscence 9, mais dans l'ensemble ils ont vu sous toute cette floraison
trois grands rameaux: c'est la fameuse théorie des trois concupis
cences. Ainsi le mal dans chaque homme est semblable à un arbre
immense: son enracinement et son tronc, c'est le moi; ses trois
maîtresses branches sont la « volupté », la « curiosité » et
l' « orgueil»; mais les feuilles sont innombrables.

4. Les trois concupiscences

C'est l'autorité de saint Jean qui a conduit Augustin à distinguer


ces trois rameaux. La première lettre de l'apôtre affirmait en effet :
N'aimez ni le monde
ni rien de ce qui est dans Ie monde.
Si quelqu'un aime le monde,
l'amour du Père n'est pas en lui.
Car tout ce qui est dans le monde,
la concupiscence de la chair,
la concupiscence des yeux,
l'orgueil de la richesse,
vient non pas du Père, mais du monde l.

L'évêque d'Hippone a commenté longuement ces versets, se les


est appliqués dans les Confessions 2, rappelle souvent cette triade

6. A la « Pensée» 597 - 455: « Le moi est haïssable », Port-Royal avait ajouté ce


commentaire: ’ Le mot moi, dont l'auteur se sert dans la pensée suivante, ne signifie que
l'amour-propre. C'est un terme dont il avait accoutumé de se servir avec quelques-uns
de ses amis » (cité dans Br. minor, p. 541, n. 5).
7. Serm. 368 - Homélie 37, 4, n. 4 (sermon signalé comme peut-être non augustinien
par l'édition de Louvain).
8. J. Laporte rappelle qu'Arnauld définissait la cupidité comme Pantour de soi et des
créatures ou plus exactement l'amour de soi dans les créatures. Il cite aussi Barcos:
« L'amour de soi-même et de toutes les créatures pour soi-même ’ (La doctrine de 1a grâce
chez Arnauld, p. 65, n. 13).
9. Augustin. De civ. Dei, XIV, 15, n. 2, où se trouvent énumérées « multæ variæque
libidines»: libido ulciscendi, libido habendi pecuniam, libido vinccndi, libido glnriandi.
lbid., XII, 8: Avaritia, luxuria, jaclantia, superbia.
Pascal : fr. 595 - 450; 208 - 435 ; 931 - 550.

1. I Jean, II, lS-16. La Vulgate a traduit: «Concupiscentia carnls concupiscentia


oculorum, et superbia vitæ ». Dans son commentaire sur le texte de saint Jean, Augustin
cite: « Desiderium carnis est, et desiderium oculorum, et ambitio saccuIÎ » (tr. 2, n. 11-14);
dans le De vera relig., 38, n. 70, il suit la Vulgate
2. In Epist. 10h., tr. 2, n. 2. Conf., X, 30-39: la chair (30-34), les yeux (35 et 36, n. 58),
l'orgueil (36, n. 59 - 39).
170 uz RÈGNE nu cœtm muvus

dans son œuvre. Il ne se tient pas toujours à l'ordre du texte


biblique, et évoque l'homme asservi « par le plaisir, ou l'orgueil,
ou la curiosité » ». Ailleurs apparaissent « la volupté charnelle,
l'orgueil et la curiosité H ou « les orgueilleux ou ceux que lient
les désirs charnels ou les curieux»’.
Cette liberté dans l'énumération provient de ce qu'Augustin
rattache parfois ses analyses à un autre texte, le récit des trois
tentations du Christ au désert. C'est parce que l'homme est soumis
aux trois grandes concupiscences, écrit l'évêque d'Hippone, que le
Christ a voulu subir leur assaut et nous montrer comment nous
devions leur résister. Il a d'abord vaincu la tentation de la chair,
puis celle de la puissance, enfin celle de la curiosité‘. L'Ecriture
même nous indique donc que l'ordre dans lequel saint Jean présente
les trois concupiscences ne s'appuie pas sur des connexions secrètes
et peut être modifié. Il n'en est pourtant pas moins certain que cet
ordre johannique est de loin le plus courant chez Augustin.
Chaque rameau de notre multiforme cupidité n'est pas toujours
sans rapport avec les deux autres. Nos actes n'expriment pas tou
jours la convoitise à laquelle ils semblent se rattacher. C'est ainsi
qu'Alypius, l'ami d'Augustin, faillit céder à la luxure par curiosité ’.
Les hommes recherchent les richesses pour satisfaire l'une des trois
concupiscences, ou deux d'entre elles, ou les trois à la fois 8.
Pascal n'a pas mentionné les tentations du Christ au désert, et
il se réfère toujours au verset johannique lorsqu'il énumère les trois
branches de la cupidité. « Tout ce qui est au monde est concupis
cence de la chair ou concupiscence des yeux ou orgueil de la vie.
Libido sentiendi, libido sciendi, libido dominandi. Malheureuse la
terre de malédiction que ces trois fleuves de feu embrasent plutôt
qu'ils n'arrosent»°. Ijapologiste donne des précisions destinées à
interdire les flottements que l'inter-connexion des concupiscences
autoriserait trop facilement:
Ooncupiscence de la chair, concupiscence des yeux. orgueil, etc.
Il y a trois ordres de choses. La chair, l'esprit, la volonté.
Les chamels sont les riches, les rois. Ils ont pour objet le corps.
Les curieux et savants, ils ont pour objet l'esprit.
Les sages, ils ont pour objet la justice.
Dieu doit régner sur tout et tout se rapporter à lui.
Dans les choses de la chair règne proprement sa concupiscence.
Dans les spirituels, la curiosité proprement.
Dans la sagesse, l'orgueil proprement.

3. « Vel libidine. vel superbia, vel curiositate n (De ver. reL, 38, n. 70). Cf. Ibid., n. 69:
«Serviunt enim cupiditati triplici, vel voluptatis, vel excellcntiæ, vel spectaculi».
4. In Ps. 8, n. 13: « Voluptas carnis et superbia et curiositas ».
5. De Gen. contra Manichaeos, Il, 26, n. 40: « Aut superbos aut desideriis camalibus
implicatos aut curiosos ».
6. Malth., IV, l-ll; commenté dans le De vera relig., 38, n. 7l.
7. « Nequaquam victus libidine talis voluptatis, sed curiositate » (Conf, VI, l2, n. 22).
8. ConL, X, 37, n. 60.
9. Fr. 545 - 458. la première phrase est la traduction de l Jean, II, 16 (Vulgate).
La seconde rappelle De civ. Dei, XIV, l5, n. 2, et XIV, 28: « Dominandi libido ». Cf. Conf,
III, 8, n. 16 :« Hæc sunt capita iniquitatis, quæ pullulent principandi et spectandi et sentiendi‘
Iibidine ». Cf. l90 - 543.
ROYAUTÉ ms LA curmmä 171

Ce n'est pas qu'on puisse être glorieux pour le bien ou pour les
connaissances, mais ce n'est pas le lieu de l'orgueil, car en accordant à
un homme qu'il est savant on ne laissera pas de le convaincre qu'il a
tort d'être superbe.
Le lieu propre à la superbe est la sagesse, car on ne peut accorder à un
homme qu'il s'est rendu sage et qu'il a tort d'être glorieux. Car cela
est de justice.
Aussi Dieu seul donne la sagesse et c'est pourquoi: qui gloriatur in
domino glorietur 1°.

Jansénius, dans son Discours de la Réformation de l'homme inté


rieur, avait attribué une valeur à cet ordre. L'apôtre, dit-il, se réfère
au récit de la tentation de l'homme dans la Genèse, où le serpent
dit à Eve: « Le jour où vous en [du fruit] mangerez » (il flatte la
volupté) « vos yeux s'ouvriront Vous connaîtrez le bien et le mal »
(il s'adresse à la curiosité) u et vous serez comme des dieux » (c'est
le rêve de l'orgueil). Cet ordre remonte vers la racine des maux
humains, car l'orgueil, le culte de soi, voilà la source de la cupi
dité ‘‘. La réforme de l'homme devra aller du plus facile au plus
ardu, de la volupté à l'orgueil 1*. L'évêque d'Ypres précise que chaque
concupiscence réside dans une partie de notre être: « L'orgueil
a marqué la volonté, la curiosité l'intelligence, la concupiscence char
nelle le corpsxv". Ce qui est capital dans ce commentaire de
Jansénius, c'est qu'il rend fort bien compte de l'importance dans
l'œuvre augustinienne de ce verset de la Genèse et de la préémi
nence de l'orgueil, comme nous le verrons. Pascal a fait maintes
allusions à ce verset et affirmé ce règne de l'orgueil: « Je vois mon
abîme d'orgueil, de curiosité, de concupiscence Eritis sicut dii
scientes bonum et malum »".
Avant de mettre en lumière les constructions qu'Augustin et
Pascal ont édifiées à partir de cette classification, il nous faut main
tenant étudier séparément chacune de ces trois concupiscences.

a) LEs VOLUPTÉS

La volupté, c'est ce qui flatte nos sens et assure le bonheur


du corps U. Elle est semblable à une reine assise sur un trône moel
leux et servie par toutes les «vertus» de l'homme: la prudence
veille à préserver le bonheur acquis, la justice procure par des bien
faits les amitiés qui peuvent la flatter, la tempérance empêche le

10. Fr. 933 - 460. Comme Augustin, Pascal donne parfois le nom de concupiscence
à la première des trois, la volupté (fr. 216 - 493).
11. Genèse, III, 5. Jansénius, Oratio ..., p. 17-18.
12. Ibid., p. 20-36.
13. Ibid., p. 19: «Voluntati superbia, intelligentiæ curiositas, corpori concupiscentia
carnis impressa est ». Cette précision n'est pas sans rappeler le fragment 933 - 460; mais
toute l'œuvre augustinienne la suppose, et Pascal a tort bien pu partir directement du
texte dflltugustin.
14. Fr. 919- 553. Cf. 959 - 636: «In quacumque die»; mais Jansénius cite le texte
de la Vulgate: ’ In quocumque die ». Pascal se rappelle donc une citation de ce texte
par Augustin, qui utilise ici la version italique (cf. la Trias, de Sinnich, 1, 3, c. 5).
15. De civ. Dei, XIX, 1, n. 2.
172 LE RÈGNE nu CŒUR MAUVAIS

corps de tomber dans des excès qui le feraient souffrir"... L'évêque


d'Hippone a longuement rappelé dans les Confessions combien cette
reine l'avait tenu asservi. Ses plus dangereuses séductions, dit-il,
sont liées à l'attrait de l'amour, à la douceur des étreintes". Moins
périlleuses sont les sollicitations de la faim et de la soif, des parfums,
de la douce lumière l’... On remarquera qu'il existe une volupté des
yeux, qui ne doit pas être confondue avec la curiosité, dont le siège
véritable est l'esprit. Augustin évoque: « les formes belles et variées,
les couleurs brillantes et agréables et la reine même des couleurs,
cette lumière qui inonde tout ce que nous voyons », tant de caresses,
qui ne cessent de nous flatter, alors qu'au moins les mélodies qui
nous séduisent ne durent qu'un moment". S'il faut admirer cette
sensibilité aux caresses de la lumière, dont le poète algérien est
parfois le chantre inspiré, ce qui importe ici, c'est de voir que la
sensibilité artistique n'est pas séparée, chez Augustin, de la sensa
tion 2°. Cette constatation est capitale, car tout le domaine des arts
tombe ainsi dans le royaume de la volupté. L'architecture, la sculp
ture, la danse, la peinture, toutes ces «formes belles et variées »
sont un enchantement pour le regard, mais elles détournent de Dieu.
Augustin mentionne la splendeur des vêtements et des chaussures,
les beaux vases, les tableaux, et condamne en eux ce qui dépasse la
stricte utilité, c'est-à-dire leur beauté artistique. Les hommes, séduits
par ces formes, se tournent vers leurs propres œuvres et se
détournent de Celui dont ils sont l'œuvre. Moi aussi, confesse-t-il,
« moi, dans ma misère, je me laisse captiver, et toi, dans ta misé
ricorde, tu m'arraches » à ces séductionsz‘. Le grand écrivain était

16. De civ. Dei, V, 20.


l7. Conl., X, 30, n. 4I-42. et le texte célèbre: « Retincbant nugœ nugarum, ct vanitates
vanitatum antiquæ amicœ meæ, et succutiebant vestcm meam carneam ...» (ConL, Vlll.
ll, n. 26).
l8. Ibid., X, 31-34.
19. Ibid.. X, 34, n. Sl: «Restat voluptas oculorum islorum carnis meæ Pulchras
formas et varias, nitidos et amœnos colores amant oculi lpsa enim regina colorum lux
ista, perfundens cuncta qua‘ cernimus, ubiubi per diem fuero, multimodo allapsu blanditur
mihi aliud agenti, et eam non advertenti. lnsinuat autem se ita vehementer, ut si repente
subtrahatur, cum desiderio requiratur; et si diu absil, contristat animum ».
20. M. H.-I. Marrou l'avait déjà fait remarquer dans son Saint Augustin et la fin de
la culture antique, Paris, 1938, p. 203. Un platonicien comme Augustin, y lit-on, manque de
notre notion de sensibilité, « source d'expériences originales et précieuses»; il ne connaît
que la sensation (sensus).
21. « Et ego capior miserabiliter, et tu evellis miscricorditer ; aliquandn non sentientem’
quia suspcnsius incideram ; aliquando cum dolore, quia jam inhzcseram » (Conf., X, 34, n‘ 53)
ll existe chez Augustin et chez Pascal un thème de l'arrachement, du déchirement, nous
nous attachons aux choses, disent-ils; et le verbe a un sens concret. Augustin parle souvent
de glu, de liens CunL, X, 30, n. 42: « Viscum concupiscentiæ ». La séparation est donc
déchirement. Pascal: ‘ ll est bien assuré qu'on ne se détache jamais sans douleur. On
ne sent pas son lien quand on suit volontairement celui qui entraîne, comme dit saint
Augustin. Mais quand on commence a résister et à marcher en s'éloignant, on souffre
bien » (Lettre du 24 septembre X656 à Ch. de Roannez). Pascal songe à la longue médi
tation sur le verset: <<Personne ne vient à moi si mon Père ne l'entraîne» (In 10h.,
tr. 26, n. 2-4). ll l'a traduite dans les Ecr. gr., XI, ll2-l14.
«O Dieu qui à l'heure de la mort détachez notre âme de tout ce qu'elle aimait
au monde. 0 Dieu qui m'arracherez a ce dernier moment de ma vie, de toutes les choses
auxquelles je mc suis attaché n (Maladies, 3). Voir encore la Lettre sur la mort (l7 octobre
l65l); fr. 924 - 498.
ROYAUTÉ DE LA CUPIDITÉ 173

très sensible à la musique 2’, comme suffiraient à le prouver cer


taines évocations de la douceur des chansons ou même les images
des symphonies intérieures à l'âme, qui se font entendre quand le
juste «tend l'oreille pour percevoir la voix de Dieu qui lui parle
intérieurement; il entend au fond de lui-même un chant qui parle
à sa raison. En effet, c'est ainsi que, dans le silence, quelque chose
résonne non pas à ses oreilles, mais à son esprit : quiconque entend
cette mélodie, est pris de dégoût pour les bruits, et toute cette vie
humaine devient pour lui une rumeur tumultueuse, qui l'empêche
d'entendre un chant d'en haut, excessivement délectable, incom
parable, ineffable » 2». C'est sans doute à cause de sa sensibilité même
que ce grand artiste contempteur de l'art est sur ses gardes; il a
peur de ses réactions. Même le chant religieux, les magnifiques
hymnes qui l'avaient ravi à Milan, au moment où l'évêque Ambroise
les créait, et qui l'avaient fait pleurer d'émotion, même la psalmodie,
il s'en méfie. Il n'ose la condamner, parce que la musique est ici
au service du texte sacré, mais il n'est pas enthousiaste. Il se sur
prend à oublier le texte pour la mélodie 2‘. Aussi souhaiterait-il
une psalmodie très sobre, analogue à celle qu'Athanase d'Alexandrie,
lui a-t-on dit, avait instaurée dans son église 2». Il est donc évident
qu'à ses yeux les arts, dont il ne ressent que trop les réussites, sont
dangereux. Ils flattent trop les sens.
Il semble que Pascal partageait ces réserves et qu'il rangeait, lui
aussi, les arts parmi les sources de la volupté. Port-Royal était un
monastère cistercien; la règle de l'Ordre était le dépouillement en
tout: architecture, chant, etc. Or tout suggère que Pascal s'y sentait
très à son aise. Aucun témoignage ne nous le montre à la recherche
d'offices plus riches ni avide de « curiosités esthétiques ». Au
contraire, certains de ses jugements sont sévères. « Raison des
effets. La faiblesse de l'homme est la cause de tant de beautés
qu'on établit, comme de (ne point) savoir bien jouer du luth n'est

22. nVoluptates aurium tenacius me implicaverant ct subjugaverant; sed resolvisti


et Iiberasti me n (Conf., X, 33, n. 49).
23. In Ps. 42. n. 7. Cf. Conf, X. 6. n. 8, et 33, n. 50. In Ps. 41, n. 9. M. H.-l. Marrou
met en garde contre toute erreur sur le traité De musica: la « musica » est « une science
mathématique. au même titre que l'arithmétique ou la géométrie » (op. CIL, p. 197); c'est
«la théorie musicale, la connaissance abstraite des lois qui régissent la mélodie» (200):
on pense à l'acoustique. Aussi n'est-ce pas dans ce traité qu'il faut chercher la sensibilité
d’Augustin à l'art que nous appelons musique, mais autour des mots dérivés de « cantare »
(p. 198). « la musique, pour être digne du philosophe, doit transcender le charme sensible
de la modulation pour se consacrer aux lois mathématiques que celle-ci implique » (p. 203).
Nous sommes ici en présence d'une esthétique pythagoricienne, qui fonde la beauté sur le
nombre (cf. K. Svoboda, L'esthétique de saint Augustin et ses sources, Paris, Les Belles
Lettres, 1933, p. 196). On passe de l'art a la science en anéantissant le prestige, jugé
fallacieux, de la sensation (Marrou, op. ciL, p. 184). M. H.-I. Marrou ajoute qu'Augustin était
étranger à la pratique musicale, qui d'ailleurs était à Rome le fait des basses classes
(histrions, joueuses de flûte ...). Le mot ars désignait alors un groupe assez confus d'acti
vités humaines supérieures à celles du niveau biologique (p. 203-204).
24. ’ Sed delectatio carnis meæ, cui mentem enervandam non oportet dari, sæpe me
fallit, dum rationem sensus non ita comitatur ut patienter sit posterior ln his pecco
non sentiens, sed postea sentio‘ (Conf, X, 33, n. 49).
25. Conf, X, 33, n. 50.
174 LE RÈGNE DU CŒUR MAUVAIS

un mal qu'à cause de notre faiblesse » 2‘. Cette condamnation atteint


évidemment la virtuosité du musicien. Mozart raillait Clementi, en
qui il ne voyait qu'une mécanique. Mais la sentence pascalienne
touche aussi Mozart. Les attaques contre la danse et le chant. ren
forcent cette impression d'hostilité: «A quoi pense le monde ?...
A danser, à jouer du luth, à chanter » 2'. Chez le disciple comme
chez le maître, la musique ne serait-elle pas un mal uniquement
parce qu'elle détourne de Dieu, parce qu'elle « divertit » ? Car toutes
les condamnations tombent sur l'usage profane de la musique. Pascal,
lui aussi, n'en ressentait peut-être que trop la douceur: « Il y a un
certain modèle d'agrément et de beauté qui consiste en un certain
rapport entre notre nature faible ou forte telle qu'elle est et la
chose qui nous plaît.
Tout ce qui est formé sur ce modèle nous agrée, soit maison,
chanson, discours, vers, prose, femme, oiseaux, rivières, arbres,
chambres, habits, etc.»". Et l'orgue, instrument de la musique
sacrée, se voit utilisé sans la moindre réserve comme image de la
mystérieuse sensibilité de l'homme : quel organiste saura jouer de cet
étonnant instrument 2° ?
Mais la formule la plus célèbre conceme la peinture. « Quelle
vanité que la peinture qui attire l'admiration par la ressemblance
des choses, dont on n'admire point les originaux»»°. Or l'apolo
giste semble jeter ici sur le papier une note de lecture de La Doctrine
chrétienne, où Augustin, en bon Romain, ne conçoit pas d'autre
dogme pictural que la ressemblance parfaite entre le modèle et le
tableau. Dès lors à quoi bon peindre, en effet? Dans les arts plas
tiques, écrit-il, «personne ne se trompe, s'il a vu une fois des
réalités semblables, et ne manque de reconnaître à quoi ressemble
l'œuvre. Toute cette catégorie d'activités doit, elle aussi, être rangée
parmi les superfluités établies par les hommes H‘.

26. Pr. 96 - 329. La rédaction n'est pas claire, car Pascal a condensé deux phrases
en une. Mais la rature permet de comprendre. Savoir jouer du luth n'est beau que par
suite des conventions sociales; (ne point) savoir bien en jouer n'est un mal qu'à cause
de notre faiblesse, qui ne nous permet plus guère de discerner quelles sont les beautés
naturelles.
27. Fr. 620- 146. Cf. 136 - 139: «la danse, il faut bien penser où l'on mettra les
pieds ». La danse fait partie des « vains amusements » (137 - 142). Le Cinquième Ecrit des
curés évoque une dispute « entre le P. d'Estrade, jésuite, et le ministre [pasteur] Vincent,
sur le sujet du bal, que ce ministre condamnait comme dangereux et contraire ù l'esprit
du Christianisme, et pour lequel ce Père fit des Apologies publiques n (éd. Cognet, p. 431).
Ce sont ici les Protestants qui défendent l'Evangile.
28. Fr. 585 - 32 (souligné par nous). Cf. 199 - 72: «Trop de plaisir incommode, trop
de consonances déplaisent dans la musique ».
29. Fr. 55 - 111: «On croit toucher des orgues ordinaires en touchant l'homme. Ce
sont des orgues à la vérité, mais bizarres, changeantes, variables. (Ceux qui ne savent
toucher que les ordinaires) ne seraient pas d'accord sur celles-là. Il faut savoir où sont
les touches ». Voir J. Mesnard, « Pascal et la musique », in Chroniques de Port-Royal, Paris,
1963, p. 195-205. Cet article signale que Pascal a vécu dans un milieu passionné de musique
(Etienne Pascal, Mersenne ...). Comme Augustin, le jeune savant s'est intéressé à l'acoustique
et aurait écrit à onze ans un traité des sons (Vie, par Gilberte: Lat, lll, 20). Dans la
Préface sur le Traité du vide, la musique est aussi une science citée entre l'arithmétique
et la physique (Br., Il, 132).
30. Fr. 40 -134. Sur la peinture, voir fr. 260 - 678, 21- 381.
31. De doctr. chr., II, Z5, n. 39: « In picturis vero et statuis cæterisque hujus modi
simulatis operibus, maxime peritorum artificum, nemo errat cum simili: viderit, ut aposcat
ROYAUTÉ DE LA CUPIDITÉ 175

L'art littéraire, lui, est beaucoup trop complexe pour pouvoir


être considéré comme une source de volupté. Bien qu'ils sachent
utiliser toutes les correspondances sonores, Augustin et Pascal n'ont
pas, contrairement à un du Bellay ou à un Verlaine, exigé « de la
musique avant toute chose ». L'agrément de leur éloquence tient
à tout un faisceau de qualités: « ordre », rythme, clarté, etc. C'est
pourquoi, bien qu'il puisse devenir un « divertissement » et une
cause de vanité 3’, l'art du style échappe au domaine des concupis
cences. Bien plus, cet art devient un hommage à Dieu, lorsqu'il
sert à rehausser le message évangélique et les deux écrivains ont
toujours reconnu sa nécessité, comme nous le verrons en étudiant
les voies d'accès à la foi.

b) LA CURIOSITÉ

Quand les sens recherchent leur propre plaisir, Augustin parle


de «volupté »; mais dans bien des cas ils ne sont que des instru
ments de l'âme, qui peut être en proie à une démangeaison de
voir et de connaître que l'évêque d'Hippone désigne du mot, chez
lui péjoratif, de « curiosité N3. L'Ecriture l'appelle « concupiscence
des yeux a», à cause du rôle fondamental de la vue dans nos connais
sances.
Démangeaison de tout voir, qui entraîne les hommes dans d'inter
minables et stériles voyages, les fait accourir au bruit de toutes les
nouveautés, détourne leur attention de l'unique nécessaire, qui est
Dieu 3‘. Augustin a souvent critiqué le goût des représentations
données dans les théâtres. Même si le spectacle n'est ni sanglant
ni licencieux, il doit être condamné. Le jeune étudiant de Carthage
était passionné de théâtre: il aimait reconnaître sur la scène ses
propres passions, se voir invité à plaindre des personnages fictifs,
sans avoir à porter secours à des êtres réels 3». Or il s'agit là
d'une fausse charité qui se retrouve trop souvent dans la vie:
« Plaindre les malheureux n'est pas contre la concupiscence, au
contraire on est bien aise d'avoir à rendre ce témoignage d'amitié
et à s'attirer la réputation de tendresse sans rien donner »3‘. D'autre

quibus sint rebus similia. Et hoc totum genus inter superflua hominum instituta nume
randum est ».
32. Conf, IV, l-2. «Faire des vers» est rangé par Pascal dans le divertissement
(620 - 146).
33. Con!" X, 35, n. 54: « Inest animæ per eosdem sensus corporis quzedam non se
oblectandi in carne, sed experiendi per carnem vana et curiosa cupiditas, nomine cognîtionis
et scientiæ pallîata ». Ibid., n. 55: ‘ experiendi noscendique libidine ». De util. cred., 9,
n. 21: « Scis etiam curiosum non nos solere appellare sine convicio; studiosum vero etiam
cum laude ». Augustin distingue la curiosité de la volupté (couleurs ...) en donnant l'exemple
de la dissection anatomique (Conf., X, 35, n. 55).
34. In Epist. 10h., tr. 2, n. 13. Conf., VI, 8, n. 13 et X, 35, n. 55.
35. Conf., Ill, 2, n. 2: «Rapiebant me spectacula theatrica, plena imaginibus mise
riarum mearum, et fomitibus ignis mei Qualis misericordia in rebus fictis et scænicis ?
Non enim ad subveniendum provocatur auditor; sed tantum ad dolendum invitatur ».
36. Fr. 657 - 452. M. Courcelle (« De saint Augustin à Pascal par Sacy », in Pascal
vivant, Clennont-Ferrand, 1962, p. 141) a souligné les réminiscences augustiniennes dans
176 LE RÈGNE DU CŒUR MAUVAIS

part, la fiction dramatique est souvent « une représentation si natu


relle et si délicate des passions, qu'elle les émeut et les fait naître
dans notre cœur, et surtout celle de l'amour, principalement lors
qu'on le représente fort chaste et fort honnête » *. Voilà pourquoi
le jeune étudiant partageait les joies et les tristesses des amoureux
qu'il voyait sur la scène. Assurément, la licence qui régnait dans le
théâtre antique donnait à cette sympathie un caractère de sensualité
qui plus tard fit horreur au converti*. Mais même sans suggestions
licencieuses, la représentation de l'amour trouble la tranquillité de
l'âme, fait rêver de folies. La sévérité de Pascal et de tant d'autres
de ses contemporains vient de là. Même si le théâtre ne possédait
pas ce prodigieux pouvoir d'envoûtement qui n'appartient qu'à lui,
il serait regardé avec méfiance par tout augustinien, parce qu'il
est « fiction ». On connaît le goût de Bossuet pour l'histoire et
son mépris pour les romans, « ces froides et dangereuses fictions ».
Pascal le partage, et assure, dans la Quinzième Provinciale, ne pas
avoir lu un seul de ces ouvrages *°.
Plus périlleuse que le goût du spectacle est la passion de connaître,
d'où naissent la science et certaines spéculations philosophiques.
Car alors, « c'est pendant sa vie tout entière que l'homme se
consume de curiosité sur des questions étranges et qui nous sont
étrangères, qui ne nous touchent en rien, qui sont inutiles » *°.
Jansénius résume ici parfaitement l'hostilité d'Augustin à la recherche
scientifique et à certaines théories philosophiques. « Il y a des gens »,
écrit l'évêque d'Hippone, qui, « délaissant les vertus et ignorant
l'être et la majesté sans mesure et éternellement permanente de
Dieu, se prennent pour de grands hommes, s'ils explorent avec la
curiosité et l'attention les plus aiguës l'ensemble de cette masse
physique que nous appelons le monde .. Que l'âme réprime en
elle-même la cupidité d'aussi vaines connaissances ! *** » Augustin
cette « Pensée » : Conf., III, 2, n. 3 : « Cum miserum esse neminem libeat, libet tamen
esse misericordem ... Et hoc de illa vena annicitiae est ... Tunc in theatris congaudebam
amantibus, cum sese fruebantur per flagitia ... ; cum autem sese amittebant, quasi misericors
contristabar ; et utrumque delectabat tamen ... Nam et si adprobatur officio caritatis qui
dolet miserum, mallet tamen utique non esse quod doleret, qui germanitus misericors est .
quaerebam ut esset quod dolerem ... ».
37. Fr. 764 - 11.
38. « Tunc in theatris congaudebam amantibus, cum sese fruebantur per flagitia,
quamvis hæc imaginarie gererent in ludo spectaculi. Cum autem sese amittebant, quasi
misericors contristabar ; et utrumque delectabat tamen ». Ces flagitia entraînent la violente
condamnation qui suit : « tabes ... sanies horrida » (n. 4).
39. « Qualis tandem misericordia in rebus fictis et scenicis ? » (Conf., III, 2, n. 2).
Bossuet, Oraison funèbre de Madame (1er point).
Pascal dit sans doute vrai, car il songe aux romans-fleuves de la préciosité. Il a dû
feuilleter le Grand Cyrus pour y lire le portrait de Christine de Suède (fr. 635 - 13). Mais
il semble bien avoir admiré le Don Quichotte et Le roman connique (Laf., I, 554, no 1008 ;
J. Mesnard, Œuvres complètes de Pascal, I, 892).
40. « Hinc tota vita hominum, novarum alienarumque rerum nihil ad nos perti
nentium, nihil utilitatis habentium, nisi ut noscantur dumtaxat, curiositate scatet » (Jansénius,
Attgustinus, N.L., II, 8). Cf. aussi le Discours de la Réform., p. 31-32 (texte latin) : « Hinc
secretorum naturæ, quæ præter nos operata est, perscrutatio, quae scire nihil prodest, et
nihil aliud quam scire homines desiderant ».
41. De moribus, I, 21, n. 38. Cf. Serm. 68 - de diversis 21, 1, n. 2 ; Conf., X, 3, n. 3 :
les hommes y apparaissent comme un « curiosum genus ad cognoscendam vitam aiienan,
desidiosum ad corrigendam suam ». On notera cette corrélation : curiosus-aliena, aliénation
par la curiosité, thème capital de toute philosophie existentialiste.
ROYAUTÉ DE LA CUPIDITÉ 177

appelle « curieux » l'homme dont les recherches se développent sur


des problèmes sans rapport avec sa destinée, tandis qu'il nomme
« studieux» celui qui cherche dans les mystères qui le touchent
de près ‘2. Il se donne à l'un de ses correspondants pour quelqu'un
dont le plus grand souci est de réprimer, de réfréner la curiosité,
cette concupiscence fallacieuse dont il faut d'autant plus se défier
qu'elle excelle à se revêtir du nom des plus nobles études " et qu'elle
constitue un grave obstacle sur le chemin qui conduit à la foi ".
M. Marrou a fort bien saisi la position du grand évêque, quand
il écrit à propos de la curiosité que « dans sa condamnation, Augustin
rassemble toutes les connaissances qui nous « divertissent », nous
écartent de la pensée de Dieu: il repousse au même titre l'attention
puérile, qui nous amuse pendant que nous suivons la chasse d'un
lézard ou d'une araignée, le goût des érudits de la décadence pour
les mirabilia et le travail pourtant indéfiniment sérieux du savant ’ ‘5.
Une telle attitude pose évidemment le problème de la place
dévolue à une culture profane dans cette théologie. Pour Augustin,
ce qui compte, c'est la « sagesse » (sapientia), ou contemplation des
vérités éternelles de Dieu, de l'âme et des connaissances rationnelles
dans la mesure où elles trouvent leur place dans l'ascension vers
Dieu. Bien au-dessous se situe la « science» (scientia), ou connais
sance des réalités temporelles pour l'action dans ce bas monde ‘°.
Cette « science» recouvre un vaste domaine: techniques, sciences
exactes, histoire, vie sociale, et même les connaissances religieuses
coupées de toute vie contemplative. Quoiqu'Augustin admette un
bon «usage» de cette «science», il existe dans son œuvre une
évidente tension entre « science» et «sagesse ». Tension qui n'est
qu'en partie résolue par le rôle de la « science » religieuse: connais
sance de la Bible, du Christ historique ". Dans toute son œuvre,
y compris dans La doctrine chrétienne, écrite alors qu'il était encore
laïc, l'ancien rhéteur n'a cessé de juger la culture profane en fonction
des services qu'elle peut rendre à la foi.
Au temps de sa vie ecclésiastique, Augustin veut une culture
« étroitement et directement subordonnée au christianisme>w". Ce
qu'il demande là, il l'exige de lui-même au début des Confessions.‘

42. De util. cred., 9, n. 22: « Quamvis uterque agatur magna cupiditate noscendi.
curiosus tamen ea requirit quæ nihil ad se attinent, studiosus autem contra, quæ ad sese
attinent requirit ».
43. Epist. 118 - 56, 1, n. 1.
44. Serm. 112 - de verbis Domini 33, 5, n. 5.
45. Saint Augustin et la fin de la culture antique, p. 35l. M. l-l.-I. Marrou utilise un
terme pascalien pour définir Augustin; nous verrons bientôt combien il a raison. Nous
nous inspirons largement de ses conclusions sur tout ce qui concerne Augustin et la culture.
46. I-L-I. Marrou, op. cit, p. 370: entre autres citations, De Trinitate, Xlll, 1 n. l:
«Scientia. rationalis mentis officium in temporalibus rebus, ubi non sola cognitio, verum
et actio nostra versatur »; Xlll, 20, n. 25: « ad distinguendam activam scientiam a contem
plativa sapientia ». Cf. lbid., Xll, 12 et 14
47. De Trinitate, XIV, l, n. 3. Mais la contemplation du Verbe divin appartient à
la «sagesse». Les théologiens ont la ‘ sagesse » (qui englobe une culture philosophique);
les chrétiens moins instruits ont une culture religieuse (« science» de la Bible...); les
chrétiens analphabètes apprennent par cœur le Credo et vivent dans l'amitié de Dieu.
48. H.-I. Marrou, op. CiL, p. 339.
178 LE RÈGNE nu cœur. MAUVAIS

« Seigneur, tu es mon roi, tu es mon Dieu. Qu'à ton service soit


consacré tout ce qu'enfant j'ai appris d'utile, que ce soit pour te
servir que je parle, que je lise, que j'écrive, que je compte »‘°. La
Lettre 26 - 39, à Licentius, condamne durement le jeune homme
épris de poésie. La Lettre 118 - 56, à Dioscore, n'est pas moins
sévère, et c'est à lui qu'Augustin dit son hostilité à la « curiosité ».
Quand on lit ces textes aux formules parfois violentes, on ne peut
les interpréter, les adoucir au moyen de nuances inventées ulté
rieurement par saint Thomas ou par les jésuites. Les lecteurs y
sont sans détour et brutalement ramenés à l'unique nécessaire.
« Toutes tes pensées, toute ta vie, toute ton intelligence doivent
être rapportées à Dieu Lorsqu'il dit: De tout ton cœur, de toute
ton âme, de tout ton esprit [Mattl1., XXII, 39], il ne laisse de côté
aucune partie de notre vie, aucune place libre où tu puisses jouir
d'un autre être que lui ...»-"°. De telles formules, où reparaît la
distinction uti / frui, montrent que l'esprit même, et pas seulement
le programme, doit être religieux. Qui lit l'Ecriture doit donc y
chercher la sainteté du cœur plus que l'excitation de l'esprit.
Concrètement, cette orientation passionnément religieuse entraîne
la condamnation de toute la culture littéraire du temps, imprégnée
de paganisme, il est vrai, et parfois immorale, objet d'un culte, aussi,
de la part des lettrés. Augustin dénonce la vanité de la rhétorique,
forme vide, culte des mots, étrangère à l'âme. Il sera bien contraint
de conserver une éloquence religieuse, mais avec quelles précau
tions contre le formalisme"! Par contre la culture philosophique
est traitée de façon moins sévère: Augustin ne cache pas son admi
ration pour les Platoniciens et il inclut leurs doctrines dans la
« sagesse» chrétienne, tout en redressant toutes les affirmations
qu'il juge fausses. L'ancien rhéteur a choisi la philosophie contre
la rhétorique, Socrate contre Isocrate. Il n'en reste pas moins que
la théologie augustinienne tend nettement à étouffer le développe
ment de la culture profane: la distinction uti / frui a une incontes
table grandeur religieuse, mais elle peut être utilisée de façon trop
rigide et ne plus laisser place à la spontanéité des créatures. Le véri
table augustinien est un être tendu, parce qu'il veut tendre à Dieu,
consciemment, à chaque minute.
Sur ce point, au moins, on s'attendrait à un anti-augustinisme
tranché de l'extraordinaire savant que fut Pascal. Tous les milieux
qu'il a aimés (sa famille, Port-Royal) étaient favorables aux sciences
et même les pratiquaient. Or il apparaît clairement que toute la vie
de l'auteur du Mémorial évolua progressivement d'une passion de
jeunesse pour les mathématiques et la physique à une indifférence

49. Conf., I, 15, n. 24.


50. De doctr. chr., I, 22, n. 2l. H.-I. Marrou donne d'autres citations: op. cit.,
p. 343-345.
5l. H.-I. Marron, op. cit., p. 346-350. Cf. De doctr. chr., IV, 14, n. 31. L'attachement
des lettrés à leur patrimoine, leur froideur ù l'égard de la Bible (qui ne répondait pas
toujours à leurs exigences esthétiques) étaient un obstacle à leur conversion: De vatech.
rudibus, 9, n. 13.
ROYAUTÉ DE LA CUPIDITÉ 179

à peu près totale. Les sciences ont été pour lui comme ces maîtresses
dont parle Proust: il fut un temps où sans elles la vie n'eût pas
paru possible, et dix ans plus tard on les croise dans une rue, et on
ne les reconnaît pas. De ce détachement les Pensées, puis la Lettre
à Fermat portent la marque. Pascal, au moment de ses grandes
œuvres religieuses, est devenu non seulement un disciple modéré
d‘Augustin (comme Arnauld, par exemple), mais un extrémiste. C'est
bien le même homme qui tombera évanoui, lorsqu'on parlera d'un
compromis pour la signature du Formulaire.
L'apologiste a fréquemment repris le terme augustinien de « curio
sité » auquel il donne bien la place et le sens péjoratif qu'il avait.
« Curiosité n'est que vanité M2. « Je vois mon abîme d'orgueil, de
curiosité, de concupiscenceñ3 » Abîme de curiosité, car « cet esprit
si grand, si vaste et si rempli de curiosité cherchait avec soin
la cause et la raison de tout » 3‘. Mais peu à peu il se consacra à la
religion, nous dit sa sœur. Ce détachement fut progressif, et ne
devint total qu'au début de 1659. Mais depuis plusieurs années, proba
blement, Pascal emploie comme synonymes « curieux et savants s H,
« dans les curiosités et dans les sciences » 5°. Le grand fragment sur
les deux infinis condamne la science en des termes tout augus
tiniens: « Qui se considérera de la sorte tremblera dans la vue
de ces merveilles et je crois que sa curiosité se changeant en admi
ration il sera plus disposé à les contempler en silence qu'à les
rechercher avec présomption » 53. Plutôt que de calculer le parcours
des planètes et de scruter les étoiles, il faut s'élever du spectacle
du monde à la pensée de son Auteur 3E, car ces recherches sur
l'univers ne nous concernent pas. Les secrets du monde sont, pour
la plupart, hors de nos prises. « Qui suivra ces étonnantes démarches ?
L'auteur de ces merveilles les comprend. Tout autre ne le peut faire.
Manque d'avoir contemplé ces infinis, les hommes se sont portés
témérairement à la recherche de la nature comme s'ils avaient
quelque proportion avec elle.
C'est une chose étrange qu'ils ont voulu comprendre les prin
cipes des choses et de là arriver jusqu'à connaître tout, par une

52. Fr. 77 - 152.


53. Fr. 919 - 553.
54. Vie, par sa sœur (Laf., lll, 24). Il semble que Gilbertc ne puisse s'empêcher
d'être fière de cette « curiosité n de son frère, ce qui montre bien que ce n'est pas sa famille
qui a détourné Pascal des sciences.
55. Fr. 933 - 460.
56. Fr. 148 - 425.
57. Fr. 199 - 72 (souligné par nous).
S8. Voir par exemple le Serm. 68 - de divcrsis 2l, 1, n. 2: «Accusati sunt, consu
mentes tempora sua et occupationes disputationum suarum in perscrutanda et quodammodo
metienda creatura; quæsierunt meatus siderum, intervalla stellarum, itinera cœlestium
oorporum Magna industria, magna solertia. Sed ibi Creatorem scrutati sunt positum non
longe a se, et non invenerunt. Quem si invenissent, haberent apud se Recte accusati sunt,
quoniam a quo ista facta atque ordinata sunt, non invenerunt, quia quærere neglexerunt.
Tu autem non valde cura, si gyros siderum et cœlestiiun terrenorumvc corporum numeros
ignores. Vide pulchritudinem, et lauda consilium Creatoris ». Augustin dit à Dieu dans
Conf., V, 3, n. 3: « Nec inveniris a superbis, nec si illi curiosa peritia numerunt stellas ».
Cette phrase montre par ailleurs que les concupiscences sont souvent liées l'une à l'autre.
180 LE RÈGNE nu CŒUR MAUVAIS

présomption aussi infinie que leur objet » 5°. Ces gens présomptueux
sont les pré-socratiques qui, aux yeux d'Augustin aussi, travaillaient
dans un domaine étranger à la vie de l'homme, dans l'inutile. C'est
la grandeur du platonisme que d'avoir ramené l'homme à la médi
tation sur lui-même °°.
Vanité des sciences.
La science des choses extérieures ne me consolera pas de l'ignorance
de la morale au temps d'affliction, mais la science des mœurs me conso
lera toujours de l'ignorance des sciences extérieures 51.

Tout le temps donné à l'exploration de la matière est enlevé à la


prière et au service de Dieu. C'est pourquoi le grand physicien non
seulement condamne les prétentions de ceux qui forgent de vaines
synthèses alors que notre ignorance reste infinie, mais est hostile
aux recherches sur ce « milieu des choses » qui a quelque proportion
avec nos possibilités de connaissance. Mieux vaut la tranquillité dans
l'erreur que la stérile agitation d'inutiles études, écrit-il, posant ainsi
un principe que nous retrouverons bientôt dans sa « politique » et
qui ne se comprend que si l'on a une claire connaissance de la
théorie des concupiscences: «Lorsqu'on ne sait pas la vérité d'une
chose il est bon qu'il y ait une erreur commune qui fixe l'esprit
des hommes comme par exemple la lune à qui on attribue le chan
gement des saisons, le progrès des maladies, etc., car la maladie prin
cipale de l'homme est la curiosité inquiète des choses qu'il ne peut
savoir et il ne lui est pas si mauvais d'être dans l'erreur que dans
cette curiosité inutile»°2. Pour extrême que soit pareille position,
elle est en parfait accord avec la vision pascalienne de la vie.
Pascal est de ceux « qui voient bien qu'il n'y a pas d'autre ennemi
de l'homme que la concupiscence qui les détourne de Dieu, ni d'autre
bien que Dieu M». La « curiosité » est donc ennemie de l'homme. Et
l'on peut sans grande inexactitude reprendre à propos de la seconde
concupiscence ce que l'apologiste a dit de la première: Ceux qui
croient que le bien de l'homme est en la connaissance scientifique
et le mal en ce qui le détourne des satisfactions de sa curiosité,
qu'ils s'en soûlent et qu'ils y meurent °‘. De nombreux textes sur
le divertissement, qui nous conduit insensiblement à la mort, déve
loppent les méfaits de cette « curiosité », qui rend l'homme étranger

59. Fr. 199- 72. Augustin parle lui aussi de la curiosité «ad pcrscrutanda naturæ,
quæ praeter nos est, operata proceditur. quæ scire nihil prodest et nihil aliud quam scire
homines cupiunt» (Conf., X, 35. n. 53).
60. De civ. Dei, VIII, 3 : ‘ Socrates ergo primus univcrsam philosophiam ad corri
gendos componendosque mores flexisse memoratur, cum ante illum omnes magis physicis,
id est naturalibus, rebus perscrutandis operam maximam impenderent ».
61. Fr. 23 - 67. Cf. fr. 408 - 74: «Une lettre de la folie de la science humaine et
de la philosophie »; fr. 553 - 76: « Ecrirc contre ceux qui approfondissent trop les sciences.
Descartes»; fr. 887 - 78: «Descartes inutile et incertain». Lettre à Format: « Je ne
ferais pas deux pas pour la géométrie » (10 août 1660).
62. Fr. 744 - 18. C'est la « curiosité » qui pousse les demi-habiles à s'interroger sur la
valeur des lois: ils sont sots. «ces curieux examinateurs des coutumes reçues ». Mieux
vaut un mythe qui dupe, mais fixe les esprits (fr. 60 - 294).
63. Fr. 269 - 692.
64. Cf. fr. 269 - 692.
ROYAUTÉ DE LA CUPIDITÉ 181

à lui-même et à Dieu °‘. Or l'Evangile ne dit-il pas que si ses yeux


sont pour lui une occasion de chute, l'homme doit les arracher et
préférer entrer aveugle dans le Royaume de Dieu plutôt que de tomber
avec toute sa vue dans la nuit et la solitude infernales 6° ?
La méfiance à l'égard de la curiosité ne se limite pas, chez
Pascal comme chez Augustin, à la recherche scientifique ou à
certaines spéculations philosophiques. Elle s'étend à l'étude de la
foi elle-même. Pascal entend le Christ lui dire, dans le Mystère de
Jésus: « Témoigne à ton Directeur que mes propres paroles te sont
occasion de mal et de vanité ou curiosité » 67. Et Gilberte, pensant
peut-être à certaines fantaisies sur l'état originel de l'homme, dit
de son frère qu’ « il ne s'est jamais appliqué aux questions curieuses
de la Théologie v».
Si Pascal se méfie de sa passion de connaître même dans la
lecture de la Bible ou dans la méditation théologique, on devine
aisément que la culture profane sera regardée par lui avec hostilité,
sauf si elle peut servir à la foi. La science et la philosophie sont
rejetées, dans les Pensées, par ce sévère augustinien. Les arts sont
une source de volupté et de divertissement. La culture littéraire n'est
jamais louée : Pascal lui-même semble avoir ignoré à peu près toutes
semblent
les œuvrestoutes provenir
antiques, et sesdecitations
Montaigne, de saint deAugustin,
de Cicéron, Sénèque de

Jansénius 6". De la littérature de son temps que retient-il ? On ne


trouve sous sa plume que des critiques: sottise de s'adonner à la
poésie, inhumanité ou folie des héros de Corneille, condamnation
du théâtre et des romans. Montaigne est un peu pour lui ce que
fut Cicéron pour Augustin; c'est surtout comme « philosophe » (au
sens large), qu'il va être utilisé 3°. Comme l'évêque d'Hippone, Pascal
est moins sévère pour les penseurs, parce qu'il a besoin d'une certaine
réflexion - qu'il faut bien appeler philosophie - comme propé
deutique à la conversion des gens instruits. De là les éloges qu'il
décerne parfois à Platon, à Epictète et à Montaigne T‘. Platon béné

65. L'homme étranger à lui-même: « J'avais passe‘ longtemps dans l'étude des sciences
abstraites et le peu de communication qu'on en peut avoir m'en avait dégoûté. Quand j'ai
commencé l'étude de l'homme. j'ai vu que ces sciences abstraites ne sont pas propres à
l'homme. et que je m'égarais plus de ma condition en y pénétrant que les autres en
1'ignorant. J'ai pardonné aux autres d'y peu savoir, mais j'ai cru trouver au moins bien des
compagnons en l'étude de l'homme et que c'est la vraie étude qui lui est propre. J'ai été
trompe’. Il y en a encore moins qui l'étudient que la géométrie. Ce n'est que manque de
savoir étudier cela qu'on cherche le reste. Mais n'est-ce pas que ce n'est pas encore la
science que l'homme doit avoir, et qu'il lui est meilleur de s'ignorer pour être heureux? »
(687 - 144). L'homme étranger a Dieu, car «La grandeur de la sagesse, qui n'est nulle
sinon de Dieu, est invisible aux charnels et aux gens d'esprit Les saints sont vus
de Dieu et des anges et non des corps ni des esprits curieux. Dieu leur suffit » (308 - 793).
66. Matth, V, 29.
67. Fr. 919 - 553.
68. Laf., III, 24.
69. Jansénius avait une grande culture profane, comme en témoigne lflugustinus.
Au fr. 798 - 41 Pascal fait allusion à un Epigramniaturi: delectus, choix däêpigrammes latines
publié par Port-Royal en 1659, Paris, Savreux (note de Lafuma).
70. Il le cite pour la question du souverain bien (408 - 74, 76 - 73), le scepticisme
(60 - 294 ...). la fausseté des philosophies (409 - 220), les miracles (872 - 813; 863 - 814), etc.
71. Dans la Lettre sur la mort (17 octobre 1651), Pascal. âgé de vingt-huit ans, écrit:
«Il est sans doute que Sénèque et Socrate n'ont rien de persuasif en cette occasion. Ils
182 LE RÈGNE nu cœun MAUVAIS

ficiait de l'appui sans équivoque que lui avaient manifesté Augustin


et Jansénius, mais Pascal ne semble pas l'avoir lu. Epictète, à cause
du triomphe du néo-stoïcisme, et Montaigne étaient lus de beau
coup, si bien qu'il fallait absolument tenir compte de leurs idées.
Mais l'Entretien et les Pensées révèlent que ces deux philosophies
ne sont que des instruments: elles sont opposées l'une à l'autre
pour laisser place à la Révélation chrétienne. Ni Epictète, ni
Montaigne n'ont été des maîtres pour Pascal, alors que Platon et
Plotin ont profondément marqué saint Augustin. L'apologiste a
emprunté des maximes, des images, quelques idées, mais l'armature
de sa pensée est biblique et augustinienne. Parlante à cet égard est
l'absence de toute citation ou allusion profane dans les œuvres
religieuses autres que les Pensées, alors que l'Ecriture, l'évêque
d'Hippone et quelques autres théologiens y sont constamment
présents.
Ce n'est donc pas seulement dans autrui, mais aussi en lui-même
que Pascal a combattu violemment la « curiosité ». Il a été plus
radical encore que son prédécesseur, car Augustin eut et conserva
des faiblesses pour Virgile, pour Cicéron Sur ce point aussi le
disciple est allé un peu plus loin que le maître. Huyghens et
Boulliau, bien avant Brunschvicg et Valéry, se sont lamentés sur
cette passion pour la seule recherche de Dieu. C'est en tout cas
une passion qui caractérise l'augustinisme de toutes les époques où
la culture profane risque de devenir dangereuse pour les exigences
de la foi. Les Renaissances du x11‘ siècle et du XVI‘ siècle ont
suscité leurs résistants augustiniens: saint Bernard, Port-Royal.

c) Uorzcurzn.

La troisième concupiscence est la plus dangereuse de toutes:


c'est l'orgueil, ce désir d'une grandeur injustifiée, qui conduit
l'homme à se détourner de Dieu et à se poser lui-même comme le

ont été sous l'erreur qui a aveuglé tous les hommes dans le premier: ils ont tous pris
la mort comme naturelle à l'homme; et tous les discours qu'ils ont fondés sur ce faux
principe sont si futiles, qu'ils ne servent qu'à montrer par leur inutilité combien l'homme
en général est faible, puisque les plus hautes productions des plus grands d'entre les hommes
sont si basses et si puériles ». La condamnation est brutale. Rien ne prouve que Pascal ait
lu la Consolation à Marcia, où Sénèque écrit en effet: « O ignaros malorum suorum, quibus
non mors ut optimum inventum naturæ laudatur» (20, n. l). ll se rappelle certainement
deux chapitres de lflugustinus, P.N., ll, 7-8, dont voici les titres: c. 7, «De mariendi
necessitate in pura natura, quæ capitaliter bcatitudini naturali est contraria »; c. 8: « Osten
ditur insania Philosophorum naturalem beatitudinem sibi machinantiltm in ea quam putabanl
esse puram natumm» (Pascal cite ce chapitre au fr. 147 - 361). Jansénius s'attaque bien
à Séneque, mais pas à Platon (lbid., c. 5). Augustin, lui, loue à ce point les Platoniciens,
qu'il écrit au début du De vera religione (4, n. 7) que s'ils vivaient encore ils se conver
tiraient. a moins d'être aveuglés par l'orgueil, l'envie ou la curiosité pour la magie. Voici
la traduction d'Arnauld (octobre 1647): «Je ne sais si, demeurant dans la corruption et
dans l'attachement de ces passions si basses [istis sordibus], ils pourraient ensuite s'élever
vers les choses divines La curiosité est une passion si puérile [quia nimis puerile
est] que je ne pense pas qu'elle eût pu retenir des hommes de cette sorte ». S'agit-il
entre Pascal et ce passage d'une simple rencontre de termes ou d'un retoumement voulu?
ROYAUTÉ DE LA CUPIDITÉ 183

centre de tout, à se regarder avec complaisance *, à souhaiter être


craint ou aimé par les autres hommes *, à vouloir des louanges
en dépit du témoignage sévère de sa conscience *. « L'orgueil, c'est
l'amour de sa propre excellence », chez l'homme **. Aussi tend-il
à se confondre avec l'amour-propre. Rien d'étonnant donc si c'est
dans le grand fragment sur l'amour-propre que se trouvent les allu
sions pascaliennes les plus nettes à l'essence de l'orgueil : « La
nature de l'amour-propre et de ce moi humain est de n'aimer que
soi et de ne considérer que soi. Mais que fera-t-il ? Il ne saurait
empêcher que cet objet qu'il aime ne soit plein de défauts et de
misère ; il veut être grand, il se voit petit ; il veut être heureux,
et il se voit misérable ; il veut être parfait, et il se voit plein d'imper
fections, il veut être l'objet de l'amour et de l'estime des hommes,
et il voit que ses défauts ne méritent que leur aversion et leur
mépris. Cet embarras où il se trouve produit en lui la plus injuste
et la plus criminelle passion qu'il soit possible de s'imaginer ; car
il conçoit une haine mortelle contre cette vérité qui le reprend, et
qui le convainc de ses défauts. Il désirerait de l'anéantir, et ne
pouvant la détruire en elle-même il la détruit, autant qu'il peut,
dans sa connaissance et dans celle des autres, c'est-à-dire qu'il met
tout son soin à couvrir ses défauts et aux autres et à soi-même, et
qu'il ne peut souffrir qu'on les lui fasse voir ni qu'on les voie » *.
Dans la mesure même où l'orgueil s'identifie au culte du moi
haïssable, qui - nous l'avons vu - est la source de toute concupis
cence, il est la concupiscence la plus profonde, celle qui engendre
toutes les autres. L'orgueil n'est donc pas sur le même plan que
les voluptés ou la curiosité : il est à la fois rameau, car il engendre
des comportements spécifiques comme la passion de dominer, et
fût enraciné de l'arbre des concupiscences. L'évêque d'Hippone ne
cesse de répéter qu'il est la racine, ou la source, de tous les maux.
Il se plaît à citer le verset du livre de l'Ecclésiastique : « L'orgueil

72. « Quid est superbia, nisi perversæ celsitudinis appetitus ? Perversa enim celsitudo
est, deserto eo cui debet animus inhærere principio, sibi quodammodo fieri atque esse
principium. Hoc fit, cum sibi nimis placet. Sibi vero ita placet, cum ab illo bono immutabili
deficit, quod ei magis placere debuit quam ipse sibi » (De civ. Dei, XIV, 13). Cf. Ibid.,
n. 14 : « Superbi secundum Scripturas sanctas alio nomine appellantur, sibi placentes
[2 Pierre, II, 10]. Bonum enim est sursum habere cor : non tamen, ad se ipsum, quod
est superbiae ; sed ad Dominum, quod est obedientiæ, quæ nisi humilium non potest
eSSe ».

73. « Timeri et amari velle ab hominibus, non propter aliud, sed ut inde sit gaudium,
quod non est gaudium, misera vita est, et fœda jactantia. Hinc fit vel maxime non
amare te, nec caste timere te. Ideoque tu superbis resistis, htunnilibus autem das gratiam
[1 Pierre, V, 5 et Jacques, IV, 6] . [Libet] nos amari et timeri, non propter te, sed
pro te ... Qui laudari vult ab hominibus vituperante te, non defendetur ab hominibus judi
cante te, nec eripietur damnante te » (Conf., X, 36, n. 59). Cf. Pascal, fr. 628 - 153 :
Du désir d'être estimé de ceux avec qui on est.
L'orgueil nous tient d'une possession si naturelle au milieu de nos misères,
erreurs, etc. Nous perdons encore la vie avec joie pourvu qu'on en parle.
74. « Nec jactantia vitium est laudis humanæ, sed animæ perverse amantis laudari
ab hominibus, spreto testimonio conscientiae » (De civ. Dei, XII, 8). Cf. Conf., X, 39, n. 64.
75. De Gen. ad litt., XI, 14, n. 18 : « Cum igitur superbia sit amor excellentiæ
propriae . ».
76. Fr. 978- 100. Cf. De Gen. contra Manichaeos, II, 5, n. 6 : « Quid est enim superbia
aliud, nisi deserto secretario conscientiæ foris videri velle quod non est ? »
184 LE RÈGNE nu CŒUR MAUVAIS

est à la naissance de tout péchéU3 .C'est l'orgueil qui entraîna 1e


premier péché et la désastreuse chute de l'homme " ; et depuis lors
il accompagne et guide tous nos faux-pas". Saint Augustin donne
surtout l'exemple de l'amour des richesses, en s'appuyant sur l'auto
rité de saint Paul: «Car les hommes s'aimeront eux-mêmes dans
leur amour de l'argent. Les hommes n'aimeraient pas l'argent, s'ils
ne se croyaient pas d'autant supérieurs qu'ils sont plus riches »B°.
C'est à cause de cette omniprésence de l'orgueil qu'il est possible
de ramener toute la vie de l'homme à un choix entre « deux amours »,
l'amour de soi et l'amour de Dieu, entre l'orgueil et la charité,
inséparable de l'humilité s‘.
Pascal est sur nombre de ces points le fidèle disciple du théo
logien d'Hippone. L'homme sorti des mains de Dieu était si grand
qu’ «il n'a pu soutenir tant de gloire sans tomber dans la pré
somption. Il a voulu se rendre centre de lui-même et indépendant
de mon secours », révèle la Sagesse de Dieu. «Il s'est soustrait de
ma domination et s’égalant à moi par le désir de trouver sa félicité
en lui-même je l'ai abandonné à lui N». Cet orgueil est maintenant
passé en tous les hommes: « En un mot le moi a deux qualités.
Il est injuste en soi en ce qu'il se fait le centre de tout. Il est incom
mode aux autres en ce qu'il les veut asservir, car chaque moi est
l'ennemi et voudrait être le tyran de tous les autres » E». Bien
que Pascal constate en chacun le règne de cet « amour-propre et
de cet instinct qui le porte à se faire Dieu »8‘, il ne répète pas,
comme son prédécesseur, que l'orgueil est la source de tout mal.
Augustin avait à lutter contre la suffisance des Pélagiens, et il est

77. «Merito initium omnis peccati superbiam Scripturn definivit, dicens: Initium
omnis peccati supcrbia [Eccli., X, 13]» (De Gen. ad litL, XI, 15, n. 19).
78. In Ps. 57, n. 18; De civ. Dei, XIV, 13, n. 1-2 (qui cite Eccli., X, 13).
79. In 10h., tr. 25, n. 15-16: «lnitium omnis pcccati supcrbia et initium superbiæ
hominis apostalare a Deo [Eccli., X, 15]». Ibid., 25, n. 16: «Caput omnium morborum
superbia est, quia caput omnium peccatorum superbia ».
80. De Gen. ad Iitt., XI, 15, n. 19 : « Perversus sui amor privat sancta socictate turgidum
spiritum Alio loco cum dixisset, Erunt enim homines scipsos amantes; continuo subjecit,
amatores pecuniæ [2 Tim., III, 2] Neque enim essent etiam homines amatores pecuniæ.
nisi eo se putarent excellemiores, quo ditiores. Cui morbo contraria charitas non quærit
quæ sua sunt, id est non privata excellentia lætatur: merito ergo et non inflatur [l Con.
XIII, 5 et 4] ».
81. De Gen. ad litt., X1, 15, n. 20: « Hi duo amores alter socialis, alter privatus;
alter communi utilitati consulcns propter supernam societatem, nlter etiam rem communem
in potestatem propriam redigens propter arrogantem dominationem; alter subditus, alter
æmulus Deo; alter tranquillus. alter turbulentus; alter pacificus, alter seditiosus, alter
veritatem laudibus errantium pracfercns, alter quoquo modo laudis avidus: alter amicalis‘
alter invidus ». La formule que nous avons soulignée rappelle, elle aussi, le fr. 978 - 100:
«N'est-il pas vrai que nous haïssons la vérité et ceux qui nous la disent, et que nous
aimons qu'ils se trompent à notre avantage. et que nous voulons être estimés d'eux autres
que nous ne sommes en effet » .
82. Fr. 149 - 430. Bmnschvicg cite (X111, 330, n. 5) à ce propos un passage du Discours
de la Réformation de l'homme intérieur (trad. Arnauld d'Andi1ly, 3° partie, De l'orgueil):
« Il y a un désir d'indépendance gravé dans le fond de l'âme et caché dans les replis les
plus secrets de la volonté, par laquelle elle se plaît à n'être qu'à soi, et à n'être point
soumise à un autre, non pas même a Dieu ». Ct. fr. 271 - 545.
83. Fr. 597 - 455. L'ambition est appelée dans la Neuvième Provinciale « un amour désor
donné pour les grandeurs » (éd. Cognct, p. 160).
84 Fr. 617 - 492.
ROYAUTÊ DE LA CUPIDITÉ 185

fort probable que la polémique a renforcé en lui l'idée de cette


suprématie de l'orgueil, qu'il trouvait affirmée dans l'Ecriture.
L'apologiste, lui, se heurte aux néo-stoïciens, en qui il voit, comme
tout Port-Royal, les Pélagiens de son temps ; mais il rencontre aussi
un épicurisme très vivant, qui a son maître à penser, Montaigne, et
qui est répandu dans bien des cercles. Dès 1655, comme l'atteste
l'Entretien, il a vu dans ces deux écoles les « deux plus célèbres
sectes du monde, et les seules conformes à la raison » s‘; il a conçu
une apologétique qui ruine l'une par l'autre ces deux grandes philo
sophies morales pour introduire la Révélation chrétienne. Au lieu
de voir dans l'orgueil la source de tous les maux, Pascal va attribuer
les fautes des hommes non plus à une seule, mais à deux causes:
l'orgueil et la paresse. On se rappelle aisément l'Entretien à la
lecture du fr. 208 - 435:
Sans ces divines connaissances qu'ont pu faire les hommes sinon
ou s'élever dans le sentiment intérieur qui leur reste de leur grandeur
passée, ou s'abattre dans la vue de leur faiblesse présente. Car ne
voyant pas la vérité entière ils n'ont pu arriver à une parfaite vertu,
les uns considérant la nature comme incorrompue, les autres comme
irréparable, ils n'ont pu fuir ou l'orgueil ou la paresse qui sont les deux
sources de tous les vices, puisqu'il ne peut sinon ou s'y abandonner par
lâcheté, ou en sortir par l'orgueil. Car s'ils connaissaient l'excellence de
l'homme, ils en ignorent la corruption de sorte qu'ils évitaient bien la
paresse, mais ils se perdaient dans la superbe et s'ils reconnaissent
l'infirmité de la nature ils en ignorent la dignité, de sorte qu'ils pou
vaient bien éviter la vanité mais c'était en se précipitant dans le
désespoir.
De là viennent les diverses sectes des stoïques et des épicuriens,
des dogmatistes et des académiciens, etcfifl.

Cette théorie originale devait prendre place dans l'imposant


ensemble augustinien des Pensées: en effet orgueil et paresse se
voient mis en rapport avec un couple augustinien, dont nous parle
rons longuement a propos de la grâce. justice et miséricorde
en Dieu.
Contre ceux qui sur la confiance de la miséricorde de Dieu demeurent
dans la nonchalance sans faire de bonnes œuvres.
Comme les deux sources de nos péchés sont l'orgueil et la paresse,
Dieu nous a découvert deux qualités en lui pour les guérir, sa miséricorde
et sa justice. Le propre de la justice est d'abattre l'orgueil, quelque
saintes que soient les œuvres, et non intres in iudiciunz, etc., et le propre
de la miséricorde est de combattre la paresse en invitant aux bonnes
œuvres selon ce passage: La miséricorde de Dieu invite à pénitence, et
cet autre des Ninivites: faisons pénitence pour voir si par aventure il
aura pitié de nous HT.

Mais comment expliquer que cette attribution des fautes humaines


à deux principes frappe si peu, dans l'œuvre de Pascal, et qu'elle

85. Entretien, éd. Courcelle, p. 55.


86. Voir Entretien, éd. Courcelle, p. 65: « Montaigne est incomparable pour confondre
l'orgueil Mais si Epictète combat la paresse, il mène à l'orgueil L'âme se trouvant
combattue par ces contraires, dont l'un chasse l'orgueil ct l'autre la paresse ...»; voir
1bid., p. 57.
87. Fr. 774 - 497. On sait que Pascal a critiqué le laissenaller dc Montaigne: « I’ inspire
une nonchalance du salut, sans crainte et sans repentir» (680 - 63).
186 LE RÈGNE nu CŒUR MAUVAIS

ne semble pas contredire d'autres affirmations, bien plus nom


breuses, où l'apologiste souligne la présence de l'amour-propre à la
racine de tous nos actes, cet amour-propre qui s'identifie si souvent
à l'orgueil aux yeux des deux théologiens ? Quelle place donner par
ailleurs à cette « paresse »,.qui est la source de tant de péchés et
qui pourtant n'est pas mentionnée parmi les trois maîtresses
concupiscences? La solution de ces questions n'est pas difficile:
la paresse, c'est le visage fatigué de l'orgueil. L'homme ne peut se
maintenir dans sa folie de grandeur, il voit ses échecs, et tombe
« d'une présomption démesurée à un horrible abattement de cœur » s3.
Montaigne a d'abord fait le stoïcien. Et sa nonchalance ne saurait
faire oublier sa vanité, non seulement cette coquetterie avec laquelle
il se dépeint, mais plus profondément son projet délibéré de faire
tout un livre pour parler de lui a». a La recherche de la gloire est
la qualité la plus ineffaçable du cœur de l'homme.
Et ceux qui méprisent le plus les hommes, et les égalent aux
bêtes, encore veulent-ils en être admirés et crus, et se contredisent
à eux-mêmes par leur propre sentiment; leur nature, qui est plus
forte que tout, les convainquant de la grandeur de l'homme plus
fortement que la raison ne les convainc de leur bassesse »"°. Voilà
qui rend un son totalement augustinien et nous ramène au règne
universel de l'orgueil. La distinction entre l'orgueil et la paresse est
intéressante, mais Pascal a bien vu qu'elle se tient à la surface des
sentiments humains; sous la paresse demeurent les nappes pro
fondes du désir d'exceller. On se veut exceptionnel jusque dans le
désespoir.
Le lien entre l'orgueil et le désir des richesses est marqué par
Pascal non moins nettement que par son modèle. Dans la Douzième
Provinciale, après avoir réuni des citations des Pères, de saint
Thomas et du Cardinal Cajetan sur le caractère secondaire et second
de la propriété privée des biens, l'écrivain poursuit:
C'est de cette sorte que les saints recommandent aux riches de par
tager avec les pauvres les biens de la terre, s'ils veulent posséder avec
eux les biens du ciel. Et au lieu que vous travaillez à entretenir dans les
hommes l'ambition, qui fait qu'on n'a jamais de superflu, et l'avarice,
qui refuse d'en donner quand on en aurait, les saints ont travaillé au
contraire à porter les hommes à donner leur superflu, et à leur faire
connaître qu'ils en auront beaucoup, s'ils le mesurent non par la cupidité,
qui ne souffre point de bornes, mais par la piété, qui est ingénieuse à se
retrancher pour avoir de quoi se répandre dans l'exercice de la charité.
Nous avons beaucoup de superflu, dit saint Augustin, si nous ne gardons
que le nécessaire; mais, si nous recherchons les choses vaines, rien ne
nous suffira. Recherchez, mes frères, ce qui suffit à l'ouvrage de Dieu,
c'est-à-dire à la nature, et non pas ce qui suffit à votre cupidité, qui est
l'ouvrage du démon: et souvenez-vous que le superflu des riches est le
nécessaire des pauvres".

3353 Fr. 629 - 417.


Fr. 780 - 62: «Le sot projet qu'il a de se peindre ».
. Fr. 470 - 404.
91. Ed. Cognet, p. 223. Le texte cité est tiré de l'In Ps. 147, n. l2: «Multa autem
süperflua habemus, si nonnisi necessaria teneamus: nam si inania quæramus, nihil sufficit.
Fratres, quærite quod sufficit opcri Dei, non quod sufiicit cupiditati vestræ. Cupiditas
ROYAUTÉ DE LA currnmä 187

Le grand savant a été frappé aussi par la présence de l'orgueil


dans les activités de l'esprit. Il a fait l'expérience de la suffisance
qui peut accompagner la science, comme il s'en accuse dans la
Prière pour le bon usage des maladies 32. Toutefois, comme l'ennemi
irréconciliable de Pélage, il voit surtout dans l'orgueil ce gauchis
sement du cœur qui ferme l'homme à Dieu et porte au culte de
soi-même : aucun homme n'est dans a l'ordre », tous sont corrompus.
Le lien de l'orgueil avec les richesses ou les connaissances n'est
pas un lien organique, car elles sont si éphémères que riches et
savants devraient considérer leurs acquisitions comme de simples
hochets. On voit d'ailleurs des riches mépriser l'or, des physiciens
considérer leur savoir comme un quasi-néant: ils sont dans le
vrai. Mais tous les hommes s'aiment eux-mêmes avec excès, ramènent
tout à eux, se situent mal en face de Dieu: c'est dans ce domaine
des choix fondamentaux de la vie, où s'affrontent l'orgueil et l'humi
lité-charité, que réside véritablement l'orgueil.
Dans la sagesse règne l'orgueil proprement
Ce n'est pas qu'on ne puisse être glorieux pour le bien ou pour les
connaissances, mais ce n'est pas le lieu de l'orgueil, car en accordant à
un homme qu'il est savant on ne laissera pas de le convaincre qu'il a
tort d'être superbe.
Le lieu propre à la superbe est la sagesse, car on ne peut accorder
à un homme qu'il s'est rendu sage et qu'il a tort d'être glorieux. Car
cela est de justice.
Aussi Dieu seul donne la sagesse et c'est pourquoi: qui gloriatur in
domino glorieturfl.

Ce n'est pas un hasard si l'apologiste termine sur l'un des


versets bibliques les plus souvent cités par l'évêque d'Hippone.
Comme tous les théologiens janséniens, il lui emprunte également
la fameuse promesse du serpent de la Genèse à Adam et à Eve:
« Vous serez comme des dieux ». Nous avons signalé que Jansénius,
dans son Discours de la réformation de l'homme intérieur, voyait
dans ce verset un appel à l'orgueil de l'homme. Sinnich, l'auteur
du florilège sur la grâce si souvent utilisé par Pascal, avait placé
en tête de sa Trias un frontispice très parlant : au centre de la page
rayonne le triangle sacré, symbole de la Trinité. Dans ce triangle

vestra non est opus Dei. Forma vestra, corpus vestrum, anima vestra, hoc totum opus Dei.
Quære quæ sufficient et videbis quam pauca sint Superilua divitum, necessaria sunt
pauperum. Res alienæ possidentur, cum superflua possidentur» (référence donnée par
Nicole dans son édition latine des Provinciales). Sur le lien entre les richesses et l'orgueil,
voir In Ps. 136, n. 13; Serm. 177 - 10 Chartreuse, n. 7; 14 - de Tempore 110, 1, n. 2 .‘.;
36 - de Tempore 212 (tout entier); 61 - de verbis Domini 5, 9-11, etc.
92. Maladies, 9: «J'ai dit: Heureux ceux qui jouissent d'une fortune avantageuse,
d'une réputation glorieuse ».
93. l-‘r. 933 - 460 (citant I Con, I, 31). Voir Enchin, 98: « Altissimo quippe ac salu
berrimo sacramento universa facies, atque, ut ita dixerim, vultus sanctarum Scripturarum,
bene intuentes id admonere invenitur, ut qui gloriatur, in Domine glorietur ». G. Rodis-Lewis
suggère que Pascal oppose le verset paulinien à un texte ou Cicéron remercie la divinité
de donner richesses, santé, etc., mais attribue au sage sa vertu: « Propter virtutem enim
jure laudemur et in virtute recte gloriamur quod non contingeret, si donum a Deo
non a nobis haberemus» (Nat. deorum, II, 36). Or ce passage est cité dans lflugustinus,
H.P., VI, 18. (« Les trois concupiscences », in Chroniques de Port-Royal, Paris, Mazarine,
1963, p. 81-92.)
188 LE REGNE DU CŒUR MAUVAIS

se lit en capitales le mot VERITAS. A gauche apparaît l'archange


saint Michel avec sa devise, qui n'est autre que son nom: Quis ut
Deus? Qui est comme Dieu? Sous lui, avec lui, ses soldats de la
terre: Augustin, Prosper d'Aquitaine, Fulgence de Ruspe, la triade
dont l'ouvrage reproduit tant d'extraits. A droite se dresse Lucifer,
l'archange déchu, qui se voulut l'égal de Dieu, et dont la devise est
le verset de la Genèse: Eritis sicut dii, Vous serez comme des
dieux. Le démon est escorté de sa milice de la terre: Pélage, Cassien
et Fauste 9‘. Pascal, lecteur d'Augustin, de Jansénius et de Sinnich,
attribue une grande importance à ce verset. Certes il ne le cite
que deux fois 9», mais il pense souvent à lui dans ses développements
sur l'orgueil, la vanité, l'amour-propre, le moi. «Qui ne hait son
amour-propre et cet instinct qui le porte à se faire Dieu, est bien
aveuglé »"»°. « Le plaisant dieu que voilà »°’. « Chacun fait le Dieu
en jugeant » 9’.
Cette omniprésence de l'orgueil dans les cœurs humains explique
qu'aux yeux des deux théologiens la conversion à Dieu produite par
la grâce implique avant tout la mise à mort de cet orgueil. L'amour
de Dieu, ou charité, est dans leur pensée inséparable de l'humilité.
Quand l'homme se convertit, s'attache à Dieu, son âme

entre dans la vue des grandeurs de son Créateur, et dans des humilia
tions et des adorations profondes. Elle s'aneantit en sa présence et ne
pouvant former d'elle-même une idée assez basse, ni en concevoir une
assez relevée de ce bien souverain, elle fait de nouveaux efforts pour
se rabaisser jusqu'aux derniers abîmes du néant, en considérant Dieu
dans des immensités qu'elle multiplie; enfin dans cette conception, qui
épuise ses forces, elle l'adore en silence, et par ses respects réitérés
l'adore et le bénit, et voudrait à jamais le bénir et l'adorer.
Ensuite elle reconnaît la grâce qu'il lui a faite de manifester son
infinie majesté à un si chétif vermisseau 99.

L'humilité naît de la clairvoyance de la charité. C'est pourquoi


il est bien inutile de redouter son absence quand on brûle d'amour
pour Dieu ‘°°. Elle représente la charité comme l'orgueil la cupidité,
de sorte qu'on peut distinguer la cité de Dieu de celle du diable par

94. Trias Louvain, 1648. M.-Cha-El signifie en hébreu: qui est comme Dieu ?
95. Fr. 919 - 553 et 959-636; cf. 473 - 500: «L'intelligence des mots de bien et
de mal n.
96. Fr. 617 - 492. Fr. 410 - 413: « L.es uns ont voulu renoncer aux passions et devenir
dieux ». Certes le christianisme « ordonne de vouloir être semblable à Dieu » (351 - 537), mais
il s'agit alors non d'une prétention de la nature à l'égalité, mais d'une élévation par la
grâce à l'adoption divine. Cf. De civ. Dei, XIV, 13, n. 2: « Dii enim creati, non sua veritate,
sed Dei veri participatione sunt dii». Serm. 121 - de diversis 85, n. 1: « Amando Deum,
efficimur dii »; Serm. 166 - de diversis 25, 4, n. 4: « Deus enim deum te vult facere: non
natura sicut est ille quem genuit; sed dono suo et adoptione ». Augustin et Pascal citent
aussi en ce sens le Psaume 81, verset 16: «J'ai dit: vous êtes des dieux ». Fr. 916 - 920
et 131 - 434; De civ. Dei, IX, 23.
97. Fr. 48 - 366.
98. Fr. 919 - 553. Cf. 149 - 430: « Est-ce avoir guéri la présomption de l'homme que
de l'avoir mis à l'égal de Dieu ? »
99. Sur la conversion du pécheur.
100. De sancta virg, 53, n. 54: « Quanquam superflua sit sollicitude, ne ubi fervet
caritas, desit humilitas ». In Ps. 141, n. 7: «Nihil excelsius via caritatis, et non in illa
ambulant, nisi humiles ». Cf. In Joh., tr. 40, n. 7.
ROYAUTÉ DE LA CUPIDITÉ 189

ce seul critère de l'humilité 1o. L'évêque d'Hippone voit dans cette


vertu la grande nouveauté apportée par le christianisme. En dehors
de la Révélation, quelques-uns ont bien recommandé d'aimer Dieu,
mais nul n'a compris que le véritable amour de Dieu présentait ce
visage si humble, pas même les platoniciens, dont c'est ici la plus
grave erreur. A Rome se rencontrèrent d'éminentes vertus, l'humi
lité jamais. Car l'humilité a été enseignée et vécue par le Christ, qui
s'est rendu obéissant jusqu'à la mort de la croix. Par lui seul, par
elle seule l'homme peut s'approcher de Dieu o*. Toute l'œuvre augus
tinienne insiste sur l'abaissement du Christ, qui doit être notre
modèle *. En tout cela Pascal est un pur disciple du maître.
Ne reconnaît-on pas le thème des deux amours et des deux cités
dans ce fragment : « Il n'y a que deux sortes d'hommes : les uns
justes, qui se croient pécheurs, les autres pécheurs, qui se croient
justes » ** ? Les chrétiens ont introduit dans le monde leur marque
distinctive, l'humilité : « Comminutum cor (saint Paul), voilà le carac
tère chrétien.Albe vous a nommé, je ne vous connais plus (Corneille),
voilà le caractère inhumain » *o°, voilà ce qu'était la « virtus » de
l'ancienne Rome, tout ce qu'il y avait de mieux au monde ; car les
philosophes, qui avaient l'orgueil, n'avaient pas ces vertus. Cette
humilité conduit l'homme à de paradoxales découvertes dont l'apo
logiste a souvent fait état : il se reconnaît infiniment bas et pourtant
capable d'accueillir Dieu o*. Il admire la sagesse de l'Incarnation *.
L'humilité révèle au chrétien à la fois Dieu, le Dieu-homme et l'homme
même **. C'est elle qui est la vraie grandeur du chrétien comme elle
est celle de Jésus-Christ. « J.-C. sans biens, et sans aucune production

101. De civ. Dei, XIV, 13 ; Cf. Serm. 353 - 20 inter Honilias, 2, n. 2 : « Humilis esse
non potest nocens, superbus esse non potest innocens ».
102. In Ps. 31, II, n. 18 : « Hæc aqua confessionnis peccatorum, hæc aqua humiliationis
cordis, haec aqua vitæ salutaris, abjicientis se, nihil de se præsumentis, nihil suæ potentiae
tribuentis. Hæc aqua in nullis alienigenarum libris est, non in epicureis, non in stoïcis, non
in manichaeis, non in platonicis. Ubicumque etiam inveniuntur optima præcepta morum et
disciplinæ, humilitas tamen ista non invenitur. Via humilitatis hujus aliunde manat :
a Christo venit. Hæc via ab illo est, qui cum esset altus, humilis venit. Quid enim aliud
docuit humiliando se, factus obediens usque ad mortem, mortem autem crucis ? ... Quid
aliud docuit nisi hanc humilitatem ? ... In hac ergo humilitate propinquatur ad Deum,
quia prope est Dominus his qui obtriverunt cor ». Augustin semble le premier parmi les
Pères à avoir ainsi affirmé la nouveauté de l'humilité. Voir aussi Epist. 118 - 56, 3, n. 22 :
« Ea [via] est autem prima humilitas, secunda humilitas, tertia humilitas, et quoties inter
rogares hoc dicerem, non quo alta non sint alia præcepta, quae dicantur, sed nisi humilitas
omnia quæ bene facimus et præcesserit et comitetur et consecuta fuerit, et proposita
quam intueamur, et apposita cui adhacreamus, et imposita qua reprimamur, jam nobis de
aliquo bono facto gaudentibus totum extorquet de manu superbia. Vitia quippe cætera in
peccatis, superbia vero etiam in recte factis timenda est ... »
103. De sancta Virg., 31, n. 31 ; 32, n. 32 ; 35, n. 35 ... Pour l'humilité du Christ,
Augustin rappelle sa naissance (Serm. 188 - de Tempore 25, 3, n. 3), son baptême (Serm. 292 -
de Sanctis 23, 4, n. 4), le lavement des pieds (De sancta Virg., 32, n. 32), la passion, etc.
Il cite Matth., XI, 25 et 29 ; Phil., II, 7-8 ; la parabole du pharisien et du publicain (Luc,
XVIII, 9-14), la première des Béatitudes (Matth., V, 3), etc.
104. Fr. 562 - 534.
105. Fr. 897 - 533.
106. Fr. 351 - 537 ; 358 - 538 ; 353 - 529.
107. Fr. 352 - 526 ; 192 - 527 ; 212 - 528.
108. In Joh., tr. 25, n. 16 : « Tota humilitas tua, ut cognoscas te ». L'amour-propre,
au contraire, redoute cette connaissance (fr. 978 - 100, etc.).
190 LE RÈGNE nu CCEUR MAUVAIS

au»dehors de science, est dans son ordre de sainteté. Il n'a point


donné d'inventions. Il n'a point régné, mais il a été humble O qu'il
est venu en grande pompe et en une prodigieuse magnificence aux
yeux du cœur et qui voient la sagesse » 1°". En recommandant sans
cesse l'humilité, Pascal imitait non seulement le Christ lui-même et
l'évêque dHippone, mais saint Bernard et toute la tradition de
Cîteaux, si vivante à Port-Royal.

d) LE SYSTÈME mas CONCUPISCENCBS

Puisque l'arbre mauvais de l'amour-propre épanouit sur le monde


ses trois maîtresses-branches: la volupté, la curiosité et l'orgueil,
cette triade néfaste a dû marquer profondément de sa présence
l'humanité entière.
Les sectes philosophiques, d'abord, n'ont fait que célébrer l'une
des trois concupiscences. « Les 3 concupiscences ont fait trois
sectes et les philosophes n'ont fait autre chose que suivre une des
trois concupiscences »"°. Quelles sont ces trois écoles ? Pour les
voluptés et l'orgueil, Pascal et Augustin apportent une réponse
maintes fois répétée: les épicuriens ont placé le souverain bien
dans les plaisirs des sens, et les stoïciens dans l'admiration de
l'âme pour elle-mêmel". Montaigne et Epictète sont, pour Pascal,
deux éminents représentants de ces deux philosophies, qui s'opposent
totalement l'une à l'autre, comme le marque souvent l'évêque
d'Hippone‘? Chez les deux théologiens cette opposition de l'épi
curisme au stoïcisme est fondamentale, et nous avons montré
qu'Augustin voit triompher sur eux le platonisme, première esquisse
de l'Evangile, tandis que Pascal passe plus directement de leur
anéantissement l'un par l'autre à la Révélation. Cette opposition
à deux termes était particulièrement satisfaisante pour l'esprit:
corps-âme, bassesse-grandeur, désespoir-présomption, bête-ange, etc. ;
le christianisme transcendait tous ces conflits en situant le souve
rain bien à la fois hors de l'homme et en l'homme, en révélant
l'humilité qui seule donne à l'homme sa vraie place. Aussi apparaît-il
que la réduction des écoles philosophiques à trois courants, et non
plus à deux seulement, est exceptionnelle et ne s'explique que
par le goût des augustiniens pour les classifications à deux ou à
trois termes 1". Quelle peut bien être la «secte» qui a suivi la
curiosité ? Certes les Platoniciens ont connu cette concupiscence,

109. Fr. 308 - 793. Cf. 82 - 271: « La sagesse nous renvoie à l'enfance: Nisi efficiamini
sicul‘ parvuli [Malth., XVIII, 4] ».
110. Fr. 145 - 461.
lll‘ Epist. 118-56, 3, n. 16-21; De civ. Dei, VIII, 8. Pour Pascal, voir Entretien,
fr. 407 - 465, 4l0 - 413, 398 - 525
112. Epist. 118 - 56, 3, n. 16: « Reperies Epicureos et Stoïcos inter se acerrime
dimicantes ».
113. Voir Contra Faustmn, XX, 10: Augustin y jongle avec les bi-partitions. Le
De Trinitale voit partout des vestiges de la Trinité: XI, 11, n. 8; XI, 3, n. 6. Cf. De vera
relil., 7, n. 13; De civ. Dei, XI, 25, etc.
ROYAUTÉ DE LA CUPIDITÉ 191

mais ils ont été atteints aussi et surtout par l'orgueil U‘, semblables
en cela à tout homme, et l'on ne peut soutenir que leurs médi
tations furent avant tout « curieuses ». Tout porte à croire que ces
adeptes de la curiosité sont les penseurs pré-socratiques: Thalès,
qui scruta l'univers, se rendit capable de prédire les éclipses de
lune et de soleil et prétendit ramener tous les éléments à un seul,
l'eau; Anaximandre, avec sa théorie de l'infini; Anaximène, qui
faisait naître tout l'univers de l'air; Anaxagore surtout, qui divi
nisa l'esprit. Augustin évoque encore Pythagore, Diogène d'Apollonie,
Archelaüsl", Xénophane A ces penseurs il donne le nom de
« physiciens », parce qu'ils se sont plongés dans l'étude de l'univers
physiquem. C'est à eux que pense Pascal quand il condamne la
«curiosité» des hommes qui, au spectacle des merveilles de la
nature, sont moins disposés «à les contempler en silence qu'à
les rechercher avec présomption ». « C'est une chose étrange qu'ils
ont voulu comprendre les principes des choses et de là arriver jusqu'à
connaître tout, par une présomption aussi infinie que leur objet » "l.
Comme Augustin ne semble pas avoir envisagé pareille symétrie
entre les trois concupiscences et les écoles philosophiques, il faut
sans doute voir dans ce court fragment 145 - 461 la marque de la
tendance pascalienne à une plus grande rigueur, l'indice d'un vœu
tout scientifique d'organisation du réel.
Cette tendance va aboutir à une autre systématisation à trois
termes, qui n'était qu'esquissée dans l'œuvre augustinienne. Il s'agit
de la fameuse répartition de l'humanité en trois « ordres » qui
apparaît dans les fragments 308 - 793 et 933 - 460. Si le premier
est plus connu, par suite de sa beauté littéraire, le second révèle
mieux les origines de cette étonnante conception.
Concupiscence de la chair, concupiscence des yeux, orgueil, etc.
L.es chamels sont les riches, les rois. Ils ont pour objet le corps.
Les curieux et savants, ils ont pour objet l'esprit.
Les sages, ils ont pour objet la justice.
Dieu doit régner sur tout et tout se rapporter à lui.
Dans les choses de la chair règne proprement sa concupiscence.
Dans les spirituels, la curiosité proprement.
Dans la sagesse, l'orgueil proprement.

I
Il existe donc trois races d'hommes, et lapologiste les réfère ici
aux trois concupiscences. Comme Pascal songe surtout aux chefs
de file, dans chaque groupe, il va d'emblée aux cas-limites. Le premier
de ces groupes réunit les « charnels », c'est-à-dire ceux qui vouent
un culte à leur corps ou à ce qui le flatte et périt comme lui:
l'argent (les riches), la force (les militaires, les «capitaines» du
fr. 308 - 793), la puissance (les rois) On y ajouterait aujourd'hui

114. Serm. 141 - de verbis Domini 55, 2, n. 2: « Quod curiositate invenerunt, superbia
perdiderunt »; cité par Pascal dans le fr. 190 - 543.
115. De civ. Dei, VIII. 2; cf. EpisL, 118-56, 4, n. 23.
116. De civ. Dei, XVIII, 7.5.
117. Fr. 199 - 72. Un peu plus loin Pascal s'en prend à l'atomisme de Démocrite,
attaqué également par Augustin (Epist. 118 - 56, 4, n. 28-31).
192 LE RÈGNE nu CŒUR MAUVAIS

athlètes et vedettes. Ces gens ont pour suprême valeur le specta


culaire et ne voient que lui. Infiniment au-dessus d'eux règnent les
« savants », ceux qui se passionnent pour les « recherches de
l'esprit», les « esprits curieux»: ils découvrent les lois physiques,
biologiques ..., sont capables de démonstrations rigoureuses. Ces
« génies » se reconnaissent entre eux et forment une aristocratie de
l'esprit. Mais l'esprit n'est pas l'essentiel dans l'homme : cette faculté
raisonnante est bien insuffisante et ce n'est pas elle, en définitive,
qui oriente la destinée de l'être humain, mais le cœur. C'est par le
cœur que l'homme se situe dans l'univers et se constitue une vision
profonde, globale, du monde: la « sagesse ». Mais il est une fausse
sagesse, qui est celle du paganisme, et en particulier des stoïciens;
Dieu « ne s'est pas découvert aux sages superbes indignes de
connaître un Dieu si saint » 1"‘. La véritable sagesse, c'est la sainteté,
qui « n'est nulle sinon de Dieu » et qui est «invisible aux charnels
et aux gens d'esprit », tandis qu'éclairés par la grâce les « yeux du
cœur» la découvrent. Au plan naturel, il y a trois ordres: la chair,
l'esprit, le cœur mauvais avec sa fausse sagesse. La grâce divine
leur fait une guerre impitoyable pour établir la sainteté ; elle conduit
l'homme à fuir les charnels, les curieux et les philosophes pour ne
se soucier que de Dieu sous la conduite de Jésus-Christ, qui a été
« humble... saint ».
Jésus-Christ vient dire aux hommes qu'ils n'ont point d'autres ennemis
qu'eux-mêmes, que ce sont leurs passions qui les séparent de Dieu, qu'il
vient pour les détruire, et pour leur donner sa grâce, afin de faire d'eux
tous une Eglise sainte, qu'il vient ramener dans cette Eglise les païens
et les Juifs, qu'il vient détruire les idoles des uns et la superstition des
autres. A cela s'opposent tous les hommes, non seulement par l'oppo
sition naturelle de la concupiscence; mais, par-dessus tout, les rois de
la terre s'unissent pour abolir cette religion naissante, comme cela avait
été prédit (Proph: Quare fremuerunt genres reges terrae adversus
Christum).
Tout ce qu'il y a de grand sur la terre s'unit, les savants, les sages, les
rais. Les uns écrivent, les autres condamnent, les autres tuent. Et
nonobstant toutes ces oppositions, ces gens simples et sans force résistent
à toutes ces puissances et se soumettent même ces rois, ces savants,
ces sages, et ôtent l'idolâtrie de toute la terre. Et tout cela se fait par
la force qui l'avait prédit 119.

Ces trois groupes qui s'ignorent ou se méprisent habituellement


les uns les autres se sont donc unis pour faire disparaître la charité
qui confondait leur commune cupidité.
Le fragment 308 - 793, sans doute postérieur aux notes du frag
ment 933 - 460, ne laisse guère deviner l'origine des trois ordres.
Aucune allusion aux trois concupiscences, ni à la sagesse naturelle.
L'apologiste veut mettre en relief une hiérarchie: les « savants»
se moquent des grandeurs charnelles. Eh bien! dit Pascal aux plus
instruits de ses interlocuteurs, vous qui traitez d'aveugles les riches
et les rois, vous êtes vous-mêmes frappés de cécité par rapport à

118. Fr. 394 - 288.


119. Fr. 433 - 783. Nous avons souligné l'allusion aux trois ordres naturels.
ROYAUTÉ DE LA CUPIDITÉ 193

l: - ' r» r
univers des saints. Leloge dArchimède ne doit pas cacher ici la
condamnation de la science, des « esprits curieux », faussés par la
seconde concupiscence. Ils sont un néant auprès des saints, d'un
autre monde. On remarquera que Pascal, pas plus qu'Augustin, ne
cherche à ménager ici une assomption de la science dans l'univers
de l'Evangile. Il suggère une coupure entre les ordres. La pente de
Pascal va à séparer: il ne parle pas d'un roi ou d'un savant qui
serait saint ‘u... A ses yeux: « Les saints n'ont nul besoin des gran
deurs charnelles ou spirituelles Dieu leur suffit». Et l'exemple
du Christ, qu'il faut imiter, n'a pu que l'encourager dans cette
sévérité: «Il n'a point donné d'invention, il n'a point régné».
Pareille conception jette une vive lumière sur la vie de l'écrivain
lui-même: une pauvreté de plus en plus dépouillée, un rejet des
sciences de plus en plus marqué, une passion pour le Christ et
pour la sainteté de plus en plus exigeante. Tout Port-Royal, fidèle
à la tradition cistercienne, pense qu'il est plus facile de supprimer
les plaisirs et les connaissances que de les maintenir à la place qui
pourrait légitimement leur revenirm; tout comme il est plus facile
de se taire totalement que de parvenir à un usage mesuré de la
parole.
Cette doctrine des trois ordres, Pascal ne l'a pas trouvée chez
l'évêque d'Hippone. Mais il a cependant pris à ce dernier à peu
près tous les éléments qui la constituent. Le matériau, quelques
plans sont augustiniens; mais le véritable architecte est Pascal.
Chez son maître l'apologiste trouvait d'abord une division qu'il a
souvent reprise entre les « charnels » et les « spirituels ». Les char
nels sont la proie de la cupidité, c'est-à-dire des trois concupis
cences, tandis que les spirituels sont animés par la charité ‘22. Si le
terme « spirituel» a perdu ce sens dans les fragments sur les trois
ordres (mais pas ailleurs) et y désigne les savants, « charnel » a été
conservé, avec une portée moins large que chez Augustin, mais

120. En juin 1652, il écrit à Christine de Suède: «J'ai une vénération toute parti
culière pour ceux qui sont élevés au suprême degré, ou de puissance, ou de connaissance.
Les derniers peuvent, si je ne me trompe, aussi bien que les premiers, passer pour des
souverains. Les mêmes degrés se rencontrent entre les génies qu'entre les conditions;
et le pouvoir des rois sur les sujets n'est, ce me semble, qu'une image du pouvoir des
esprits sur les esprits qui leur sont inférieurs, sur lesquels ils exercent le droit de persuader,
qui est parmi eux ce que le droit de commander est dans le gouvernement politique. Ce
second empire me paraît même d'un ordre d'autant plus élevé. que les esprits sont d'un
ordre plus élevé que les corps, et d'autant plus équitable, qu'il ne peut être départi et
conservé que par le mérite, au lieu que l'autre peut l'être par la naissance ou par la
fortune ».
Ici apparaissent les deux premiers ordres. Comme on demeure au plan naturel, peut
être est-il plus facile de cumuler pouvoir et science ? Mais est-ce sûr ? Il s'agit ici d'une lettre
de cour. L'expérience montre que, comme sans doute tous les puissants, «le Pape hait ct craint
lcs savants qui ne lui sont pas soumis par vœu » (tr. 677 - 873). Chaque concupiscence est
totalitaire: qui veut la puissance ne saurait tolérer les gens d'esprit sans les asservir
et sans s'exclure par là même de leur société.
121. Jansénius écrit aussi, dans son Discours de la Réformatian ..., qu'en ce qui
concerne un plaisir, même légitime: « Il est plus aisé de n'en point user que d'en user
sans faute» (trad. Arnauld d'Andilly, p. 42).
122. Voir Contra Faustum, lV, 2; In Ps. 136, n. 18: « Omnes carnales spiritalibus inimici
sunt », etc. Fr. 502 - 57l, 286 - 609, 289 - 608, etc. Nous verrons cette opposition se déve
lopper en particulier à propos du peuple juif.
194 LE RÈGNE nu cœun MAUVAIS

beaucoup plus ample cependant que le domaine des voluptés. Prenons


garde en effet que la théorie des trois concupiscences laissait
échapper certaines convoitises: l'amour des richesses est souvent
en relation avec l'orgueil, mais pas toujours Au fond, il passe
entre les mailles du filet. Pascal s'est efforcé d'élaborer des caté
gories plus rigoureuses: pour ce faire, il a défini les concupis
cences en commençant par l'orgueil, qui est l'affirmation par
l'homme de sa suffisance dans la réalisation de sa vocation à
l'éternel. Les stoïciens et leurs rejetons, les pélagiens de tous les
temps, sont les meilleurs exemples de cette fausse sagesse. - La
curiosité est la maladie propre de l'esprit, qui veut connaître des
lois scientifiques dont la vérité est étemelle assurément, mais dont
la connaissance est inutile à la vraie vie. La curiosité pascalienne
couvre ici beaucoup moins d'attitudes que dans d'autres fragments
plus proches de la source. - Avec tout le reste, nous tombons
dans le périssable: le corps, la force, les richesses, le pouvoir. C'est
le domaine des « chamels », qui inclut toutes les convoitises ordi
naires: la recherche des voluptés, évidemment, mais aussi l'avarice,
la cruauté, la soif de dominer. Un glissement s'est donc produit:
les deux dernières concupiscences ont vu leur royaume se préciser
et tout ce qu'elles ont perdu est passé à la «chair». Ce passage
a été rendu facile par l'imprécision du qualificatif «chamel»
qu'Augustin applique tantôt aux seules voluptés, tantôt à tous les
mouvements déréglés de l'homme l". La raison de ce double sens
semble être l'influence persistante de l'anthropologie biblique, qui
oppose souvent l'homme tout entier, laissé à ses seules forces,
«la chair », à cette partie de l'âme humaine où Dieu se manifeste,
«l'esprit»; tandis que dans une acception plus courante « chair »
et «corps » sont synonymes.
Les fragments sur les trois ordres modifient donc légèrement
la théorie des trois concupiscences à l'aide d'une autre division
biblique et augustinienne, celle des charnels et des spirituels. La
rigueur de la définition pascalienne de l'orgueil provient des œuvres
anti-pélagiennes du théologien africain, qui se plaît à y répéter sans
cesse non seulement le verset paulinien sur lequel s'achève le frag
ment 933 - 460, mais aussi ce que la Lettre aux Romains dit des
Juifs: « Mécormaissant la justice de Dieu et cherchant à établir la
leur propre, ils ont refusé de se soumettre à la justice de Dieu » 12‘.
De là la formule: «Les sages, ils ont pour objet la justicefl",
cette justice inaccessible sans la grâce. Mais là où Pascal innove
le plus, c'est dans la hiérarchie établie entre les charnels et les
savants: le physicien ne s'en tient pas qu'à l'aspect négatif de la
« curiosité »; il connaît par expérience la transcendance de l'esprit,
comme le prouve sa lettre à la reine de Suède, et ce sentiment

123. Nous avons montre‘ qu'il en est de même avec « concupiscence n ; Pascal,
fr. 269 - 692: « Ceux qui croient que le bien de l'homme est en la chair, et le mal en cc
qui le détourne des plaisirs des sens, qu'ils s'en soûlent et qu'ils y meurent ».
124. Romains, X, 3.
125. Fr. 933 - 460.
ROYAUTÉ DE LA CUPIDITÉ 195

donne aux trois ordres une résonance assez différente de celle des
trois concupiscences. De la recherche des voluptés à celle des connais
sances on ne s'élevait pas, chez Augustin: c'étaient deux formes
également nuisibles de la cupidité. Pour Pascal, le savant est infini
ment supérieur au charnel. Il fallait un mathématicien pour dégager
parfaitement la grandeur et la perfection de l'esprit. Car l'évêque
d'Hippone, qui a certes loué la raison, pense surtout à l'esprit philo
sophique, beaucoup moins indépendant de la chair ou de la grâce
que celui du savant. Aussi l'esprit flotte-t-il, chez lui, entre l'une et
l'autre: tantôt il s'enlise dans la chair, tantôt il est métamorphose’
par la grâce, de sorte que la coupure tend toujours à n'intervenir
qu'entre deux termes: « L'homme est doué d'une âme raisonnable;
mais l'important, c'est l'usage de cette même raison qui lui fera
diriger sa volonté: sera-ce vers les bicns de la nature extérieure et
inférieure, ou vers les biens de la nature intérieure et supérieure;
c'est-à-dire la jouissance du corps et du temps, ou la jouissance de
la divinité et de l'éternité ? Car l'âme est placée dans une sorte de
monde intermédiaire: elle a au-dessous d'elle la création corpo
relle [la nature physique] et au-dessus d'elle le Créateur d'elle
même et de son corps » l". Son expérience de savant a conduit
Pascal à établir une répartition des hommes beaucoup plus intéres
sante et plus juste que celle des concupiscences, élaborée sous la
pression d'un texte biblique qui n'avait pas ces prétentions à la
description synthétique du monde. Un seul flottement demeure
aujourd'hui: la place des artistes créateurs. Bien que soient attri
buées aux charnels des voluptés qui ne touchent plus seulement les
sens, mais s'adressent à l'âme, comme l'ivresse des conquérants, il
n'est pas possible de situer les artistes dans l'ordre le plus bas. C'est
aux côtés des savants, peut-être, que les situerait maintenant Pascal.
Comme eux ils dépassent l'éphémère et se proposent la découverte
de la richesse du monde. Comme eux ils peuvent s'arrêter à leur
activité, s'y enfermer, se détourner de Dieu. Il existe une religion
de l'art semblable à celle de la science, avec ses prophètes, et ses
pontifes: Renan, Mallarmé. Science et art sont, au moins partiel
lement, du domaine de l'esprit. La science procède de l'esprit de
géométrie et l'art de l'esprit de finesse. Car si le jugement esthé
tique en face d'une œuvre est le fait du cœur, il semble que la
création de cette œuvre appartienne à l'esprit de finesse: l'artiste
instaure en lui-même un dialogue entre cette nébuleuse intérieure
qu'il perçoit obscurément, de façon intuitive, et ses connaissances
techniques (si rudimentaires soient-elles parfois), son expérience.
Pascal n'a-t-il pas pressenti par moments, en dépit de sa sévérité,
cette situation de l'art ? Il a écrit dans un fragment intitulé « Géo
métrie - Finesse» que «la vraie éloquence se moque de l'élo
quencefl". C'est dans le domaine où il était artiste lui-même et

126. Epist. 140 - 120, l, n. 3: « In quadam quippe medietatc posita est, infra se
habens corporalem creaturam, supra se autem sui ct corporis Creatorem ».
127. Fr. 513 - 4.
196 LE RÈGNE DU CŒUR MAUVAIS

connaissait de vrais artistes, qu'il pouvait découvrir l'originalité


de l'art.
Si la cupidité, les trois concupiscences règnent sur tous les
hommes et ne se voient combattues wñctorieusement que par un
petit nombre d'élus, la connaissance de ce fait n'entraîne pas seule
ment une meilleure compréhension de ce qu'est chaque homme;
elle doit servir de base au gouvernement de tous, elle est le fonde
ment de toute «politique» réaliste.
III. LA POLITIQUE OU «L'ORDRE DE LA CONCUPISCENCE»

La « politique » pascalienne, ou du moins ce qu'on a pris pour


elle, a scandalisé bien des critiques. Or les prises de position de
Pascal ne sauraient être comprises, si on ne les rattache aux grandes
affirmations augustiniennes que nous avons étudiées dans ce cha
pitre et dans le précédent. Il existe d'ailleurs des fragments poli
tiques dans l'œuvre de l'évêque d'Hippone. Peut-être ne sera-t-il
pas inutile de dégager les tendances qui s'y font jour.

1. Le pessimisme augustinien
Comment saint Augustin pourrait-il professer un optimisme
politique? Hormis les élus, tous les hommes sont la proie des
concupiscences. Un groupe humain mériterait vraiment les beaux
noms de république ou de cité, s'il connaissait la justice et la
concorde. Mais sans la connaissance et le culte du vrai Dieu, il n'est
pas de vraie justice, il n'est pas véritablement de droit. Il faut ici
se rappeler le grand texte, que nous avons déjà rencontré, de
La cité de Dieu: « Là où il n'y a pas de vraie justice, il ne peut
y avoir non plus de droit Car on ne saurait estimer ni dénommer
droit les iniques institutions des hommes Quand l'homme n'est
pas soumis à Dieu, quel semblant de justice reste-t-il en lui ? Si
dans pareil homme il ne reste aucune justice, il n'en reste certes
pas davantage dans un groupement d'hommes semblables. On n'y
trouve donc pas ce consentement au droit, qui d'une multitude
d'hommes fait un peuple dont la ire, affirme-t-on, est véritablement
communautaire » ‘.
Toutefois, il y avait bien une certaine concorde à Rome, à Athènes,
chez les Egyptiens ou les Babyloniens. L'union des membres de
ces états se réalisait dans la poursuite de biens qu'ils désiraient en
commun. On parlera donc tout de même, mais avec une moindre
plénitude de sens et en se référant à une définition plus modeste
et plus courante, de peuple, de république ou de cité à propos de
ces groupes d'hommes 2. Rome mérita mieux son nom de république
au temps des vieux Romains, malgré les injustices de cette époque-là,
que par la suite. Mais la grande et véritable cité, c'est la commu
nauté des vrais chrétiens 3.

1. De civ. Dei, XIX, 21; repris par Pascal dans le fr. 520 - 375. « Ubi ergo justitia
vera non est, nec jus potest esse ». Cf. De eiv. Dei, XIX, 23; Epist. 138 - 5, 2, n. 10-11:
des dieux en lutte les uns contre les autres donnaient l'exemple des guerres civiles à leurs
adorateurs.
2. De civ. Dei, XIX, 24.
3. De civ. Dei, II, 21, n. 4: Augustin annonce qu‘il montrera à propos de Rome
»nunquam illam fuisse rempublicam, quia nunquam in ea fuit vera justitia. Secundum
probabiliores autem definitiones, pro suo modo quodam respublica fuit: et melius ab
198 LE RÈGNE DU CŒUR MAUVAIS

Comment s'expliquent le règne d'une paix relative, la durée des


institutions, l'existence de nombreux actes excellents en eux-mêmes,
la réalisation d'exploits vertueux dont la renommée s'est étendue
dans tout l'univers ? Augustin connaissait bien l'histoire du plus
extraordinaire empire de l'antiquité, celui de Rome. Il s'attaque
d'abord, au livre III de La cité de Dieu, à la mythologie du « Vieux
Romain » et rappelle les crimes et les oppressions dont se rendit
coupable la république romaine. Mais surtout il dénonce le vice
secret de toutes les actions des citoyens : l'orgueil, l'amour de la
gloire, qui constituait le ciment de la cité. Pour cette gloire ils
vivaient, pour elle ils mouraient. « Ils écrasèrent toutes les autres
cupidités sous le poids énorme de celle-là seule » *. « C'est pour
l'amour d'un seul vice, la passion de la louange, qu'ils réprimèrent
la convoitise de l'argent et la foule des autres vices »*. Ainsi un
vice le plus souvent caché produit au-dehors des actions bonnes :
abnégation, sacrifice, indifférence pour les richesses, etc. Si c'est
l'orgueil qui triomphe des vices chez les grands Romains, chez
d'autres hommes ce sont d'autres concupiscences qui s'épanouiront
en de paradoxales vertus. Prenons l'exemple de la fidélité conjugale :
elle est souvent reniée. Mais quand elle est gardée, quelles sont les
raisons de cette chasteté ? Ou bien la peur du qu'en-dira-t-on, ou
bien un culte tout stoïcien de soi-même, « le soin de sa gloire »
comme on dira au xvIIe siècle. On redoutera aussi, parfois, les
ennuis, la perte de la tranquillité .. Dans tous ces cas on ne saurait
parler de triomphe sur le péché, mais de victoire de certains péchés
sur les autres °. Dans d'autres cas, l'antagonisme de deux vices

antiquioribus Romanis, quam a posterioribus administrata est. Vera autem justitia non est,
nisi in ea republica, cujus conditor rectorque Christus est ; si et ipsam rempublicam placet
dicere, quoniam eam rem populi esse negare non possumus. Si autem hoc nomen quod
alibi aliterque vulgatum est, ab usu nostræ locutionis est forte remotius ; in ea certe
civitate est vera justitia, de qua Scriptura sancta dicit : Gloriosa dicta sunt de te, civitas
Dei [Ps. 86, verset 3] ». Epist. 137 - 3, 5, n. 17 : « Quae disputationes, quæ litteræ quorum
libet philosophorum, quæ leges quarumlibet civitatum, duobus præceptis, ex quibus Christus
dicit totam Legem Prophetasque pendere, ullo modo sint comparandæ, Diliges Doninum
Deum tuum ex toto corde tuo, et ex tota anima tua, et ex tota mente tua : et diliges proximum
tuum tamquam te ipsum ... Hic etiam laudabilis reipublicæ salus : neque enim conditur et
custoditur optime civitas, nisi fundamento et vinculo fidei, firmaeque corcordiæ, cum bonum
commune diligitur, quod summum ac verissimum Deus est, atque in illo invicem since
rissime se diligunt homines ». C'est un thème qui sera repris par Pascal : fr. 376 - 484.
4. De civ. Dei, V, 12, n. 1 : « Veteres igitur primique Romani .. laudis avidi,
pecuniae liberales erant, glorian ingentem, divitias honestas volebant [Salluste, Catilina, 7] ;
hanc ardentissime dilexerunt, propter hanc vivere voluerunt, pro hac emori non dubitaverunt.
Cæteras cupiditates hujus unius ingenti cupiditate presserunt ». Cf. Pascal, fr. 628 - 153 :
« Nous perdons encore la vie avec joie pourvu qu'on en parle ». Pour le Romain : « Via
virtus est, qua nititur tamquam ad possessionis finem, id est, ad gloriam, honorem,
imperium » (De civ. Dei, V, 12, n. 3).
5. Ibid., c. 13 ; cf. XV, 5.
6. De nupt et conc., I, 3, n. 3 : « Cum igitur faciunt hæc homines sine fide, quae
videntur ad conjugalem pudicitiam pertinere, sive hominibus placere quaerentes, vel sibi,
vel aliis, sive in his rebus quas vitiose concupiscunt, humanas molestias devitantes, sive
daemonibus servientes : non peccata coercentur, sed aliis peccatis alia peccata vincuntur.
Absit ergo pudicum veraciter dici, qui non propter Deum verum fidem connubii servat
uxori ». De pareils textes indiquent clairement où La Rochefoucauld a puisé sa théologie
(car c'est de théologie qu'il s'agit). Pascal a signalé dans l'Entretien que Montaigne « se fait
quelque violence pour éviter certains vices ; et même il a gardé la fidélité au mariage, à
cause de la peine qui suit les désordres » (éd. Courcelle, p. 51). Ainsi les vrais épicuriens
« L'ORDRE DE LA CONCUPISCENCE » 199

conduira, en fin de compte, à une action vertueuse. Voilà comment


se maintiennent les familles, les cités, les Etats .. jusqu'au jour où
cet équilibre fragile, toujours menacé, est rompu par le défer
lement et l'anarchie naturelle des concupiscences. Ainsi finit la
République romaine, ravagée par les guerres civiles, le pire de tous
les fléaux ".
Dans ces Etats, ces cités si imparfaits, vivent maintenant des
chrétiens. Ils constituent la cité de Dieu au sein de la cité du
mal. Comme les Israélites déportés jusqu'à Babylone, ils sont des
étrangers, des exilés qui n'attendent que le retour dans leur patrie.
Dans cette vie misérable, dans cette Babylone troublée ils se consi
dèrent moins comme des citoyens que comme des prisonniers *.
Aussi n'assument-ils les charges de la cité du mal que comme des
corvées : « La république terrestre a de nos concitoyens qui admi
nistrent ses affaires. Que de fidèles en effet, que de gens de bien,
dans les villes qu'ils habitent, sont magistrats, juges, chefs d'armée,
comtes et rois ! Tous justes et bons, et n'ayant dans le cœur que A -

les très glorieuses paroles qui ont été dites de toi, ô cité de Dieu
[ Ps. 86]. Et ils traînent cela comme une sorte de corvée dans une
cité destinée à périr »°. Déjà les saints de l'Ancien Testament, comme
Joseph en Egypte et Daniel, avaient occupé de hautes places auprès
des chefs de la cité mauvaise :
Il est donc évident que le royaume terrestre avait utilisé pour ses
œuvres, c'est-à-dire les œuvres de son Etat, mais non pour Ses mau
vaises actions, les citoyens du royaume des cieux .. Nous voyons parfois
un citoyen de Jérusalem, un citoyen du royaume des cieux, administrer
certaines affaires sur la terre ; par exemple, il porte la pourpre, est
magistrat, édile, proconsul, ... il gouverne l'Etat terrestre : mais il tient
son cœur élevé, s'il est chrétien ., s'il méprise les affaires dont il se
mêle [contemnens in quibus est] et met son espérance en celui en qui
il n'est pas encore ... Ne désespérons donc pas des citoyens du royaume
des cieux, quand nous les voyons s'occuper en quelque chose des affaires
de Babylone 10.

échappent à bien des vices, car ils aspirent en tout à « la commodité et la tranquillité»
(Ibid., p. 51).
Pour cet équilibre des vices, voir encore De civ. Dei, XXI, 16 ; Contra Jul., IV, 3,
n. 21 et les références signalées par E. Gilson, Introduction ., p. 98, n. 1.
7. De civ. Dei, III, 29 : « Quæ rabies exterarum gentium, quæ sævitia barbarorum
huic de civibus victoriæ civium comparari potest ? Quid Roma funestius, tetrius, amariusque
vidit ... ?» Ibid., XIX, 7, etc.
8. « In ista vita, in ista confusione sæculi hujus, in ista Babylonia non cives habi
tamus, sed captivi detinemur » (In Ps. 136, n. 2).
9. In Ps. 61, n. 8 : « ... Quasi angariam faciunt in civitate transitura ». Angaria désigne
la corvée de charroi. Cf. In Ps. 51, n. 4 : « Regnum cœleste gemit inter cives regni terreni,
et aliquando (nam et hoc tacendum non est) quodammodo regnum terrenum angariat cives
regni cœlorum ».
10. In Ps. 51, n. 4 et 6. On ne saurait guère opposer plus brutalement les chrétiens aux
citoyens de la cité diabolique que dans ce n. 6 : « Duo genera hominum attendite : unum
laborantium, alterum eorum inter quos laboratur ; unum de terra, alterum de cœlo cogi
tantium ; unum in profundum cor mittentium, alterum cor Angelis conjungentium ; unum
sperantium de terrenis quibus pollet hic mundus, alterum præsumentium de cœlestibus
quae promisit non mendax Deus. Sed mixta sunt ista genera hominum. Invenimus modo
civem Jerusalem, civem regni cœlorum administrare aliquid in terra ; ut puta, purpuram
gerit, magistratus est, ædilis est, imperator est, rempublicam gerit terrenam : sed cor
sursum habet, si christianus est, si fidelis est, si pius est, si contemnens in quibus est, et
sperat in quo nondum est ... Non ergo desperemus de civibus regni cœlorum, quando eos
videmus aliqua gerere Babyloniae negotia ».
200 LE RÈGNE nu CŒUR MAUVAIS

L'activité politique, donc, loin d'être requise du chrétien, est


regardée avec méfiance par toute la communauté. Certains croyants
exercent des fonctions publiques, il ne faut pourtant pas désespérer
de leur salut. Il n'est pas impossible d'être magistrat, général, etc.,
car l'état terrestre, s'il obéit à des motifs pervers, souhaite générale
ment cette bonne conduite extérieure sans laquelle il ne saurait
longtemps subsister.
Mais cette collaboration des chrétiens à une cité mauvaise pose
quand même le grave problème de l'obéissance. Dans de nombreux
cas, les chefs de Babylone, intérieurement corrompus, ordonneront
le crime et le mensonge. Et plus généralement, faudra-t-il obéir aux
exigences abusives de supérieurs injustes ? La position augustinienne
est sur ce point particulièrement rigoureuse:
Toute république terrestre est destinée à périr un jour; son empire
passera lorsque viendra le règne dont nous disons dans nos prières:
que votre règne arrive [Matth., VI, 10] et dont il est dit ailleurs: Son
règne n'aura pas de fin [Luc, I, 33]. La république terrestre possède
donc parmi ses administrateurs des hommes de notre cité. En ses villes,
que de fidèles, que d'hommes justes sont magistrats, juges, officiers,
hauts fonctionnaires et même rois! Et voici qu'ils sont comme de
corvée dans une cité qui doit périr! Et là, ils sont invités par les docteurs
de la sainte cité à garder la fidélité à leurs chefs, au roi, comme à celui
qui commande, aux gouverneurs, comme aux chefs délégués par lui pour
punir les méchants et récompenser les bons [I Pierre, II, 13 et 18].
Esclaves, on leur demande d'être soumis a leurs maîtres, à des païens,
eux chrétiens! Le meilleur doit garder la fidélité à celui qui est moins
bon; il se fait serviteur pour un temps, lui qui doit dominer pour l'éter
nité. Tout cela arrive jusqu'à ce qu'ait pris fin l'iniquité [Ps. 56, verset 2].
On commande aux esclaves d'obéir à des maîtres iniqucs et durs, aux
citoyens de Jérusalem de supporter les citoyens de Babylone et même de
rendre à ceux-ci plus d'honneur que s'ils étaient eux-mêmes citoyens de
Jérusalem, conformément à ces paroles: Si quelqu'un t'oblige à faire
mille pas, fais-en avec lui deux mille [Matth., V, 41]".

Augustin reprend ici les préceptes donnés par le Christ à chaque


chrétien pour ce qui concerne les offenses dont il est le seul à pâtir,
comme si les injustices politiques ne rejaillissaient pas sur toute la
nation. La lecture de son œuvre impose la constatation qu'il tend à
abandonner la terre aux puissances mauvaises, tant il est fasciné
par l'excellence des biens éternels. Son platonisme a rencontré l'un
des deux pôles de l'lîvangile, l'évasion hors d'un monde éphémère;
et sa charge épiscopale, ses relations avec de hauts fonctionnaires
ou même l'empereur, ses interventions politico-religieuses, ne lui
ont guère fait découvrir le pôle opposé, «l'engagement», le souci
de la justice qu'engendre nécessairement la charité. La tension entre
évasion et engagement, qui est essentielle au christianisme, fait
place dans cette théologie à une prédominance excessive de l'évasion :
étranger, exil, nostalgie, patience, provisoire voilà les mots qui
manifestement inspirent l'évêque d'Hippone ‘i. La conséquence

11. In Ps. 61, n. 8.


12. nCivitas sancta civitas in terra peregrina, in cœlo iundata est Quid expa
vescis, quia pereunt regna terrena ? » (Serm. 105 - 29 de verbis Domini, 7, n .9). « Quantum
« L'ORDRE DE LA CONCUPISCENCE » 201

logique de cette tendance est que presque jamais la désobéissance


à l'injustice ne sera admise : bien sûr, les hommes sont écrasés par
toutes sortes d'abus de la classe dominante ; bien sûr, chacun veut
dominer .. Mais le chrétien supporte tout cela, parce que c'est
éphémère, et parce qu'il subit cet asservissement pour Dieu qui
l'a placé dans ces cadres sociaux. L'esclave chrétien ne se révoltera
pas contre un maître qui frappe à mort ses compagnons. En revanche,
le croyant refusera toute obéissance à des ordres sacrilèges, contraires
aux commandements de Dieu, comme d'adorer les idoles. Mais cette
réserve posée, il faut obéir, même aux tyrans.
Que de reconnaissance les riches ne doivent-ils pas au Christ, qui
règle aussi admirablement leur maison ! ... Voici que toi, le meilleur, tu
es l'esclave du pire, mais ce n'est que pour un temps. Or ce que j'ai dit
du maître et de l'esclave, comprenez-le à propos des puissances et des
rois, à propos de toutes les sommités de ce monde. Car tantôt les
pouvoirs sont bons, et craignent Dieu ; tantôt ils ne craignent pas Dieu.
L'empereur Julien était un infidèle, un apostat, un homme injuste,
un idolâtre : pourtant les soldats chrétiens ont servi un empereur infi
dèle ; mais dès qu'il s'agissait de la cause du Christ, ils ne reconnaissaient
plus d'autre chef que Celui qui est dans le ciel. Si parfois il leur pres
crivait d'adorer les idoles, de leur offrir de l'encens, ils mettaient Dieu
avant lui ; mais quand il leur disait : « Rangez-vous en bataille, marchez
contre telle nation », aussitôt ils obéissaient. Ils distinguaient le maître
éternel de leur maître temporel, et cependant, en vue du maître éternel,
ils obéissaient à un maître temporel 13.

L'évêque d'Hippone se garde bien ici de faire allusion à saint


Martin, objecteur de conscience en face de ce même Julien : « Je
suis un soldat du Christ et combattre ne m'est pas permis » **.
Le chrétien doit donc combattre, si l'empereur le lui demande.
Car l'ordre naturel, c'est que la décision d'entreprendre une guerre
appartienne à l'empereur, tandis que l'accomplissement des ordres
est le fait du soldat : et cela, dans l'intérêt de la paix et du bien
commun *. Certes Augustin condamne vigoureusement les guerres
de conquête "* et n'admet que celles qui ont pour but la défense
d'une communauté attaquée ou la répression du mal ". Mais il
n'envisage pas que le soldat chrétien puisse refuser de participer
à une guerre injuste **. Il lui demande seulement de ne pas se

enim pertinet ad hanc vitam mortalium, quæ paucis diebus ducitur et finitur, quid interest
sub cujus imperio vivat homo moriturus, si illi qui imperant, ad impia et iniqua non
cogant » (De civ. Dei, V, 17).
13. In Ps. 124, n. 7. Mais cet asservissement disparaîtra à la fin du monde (Ibid., n. 8).
14. Sulpice Sévère, Vita Martini, 4.
15. Contra Faustum, XXII, 75, n. 75 : « Interest enim quibus causis quibusque
auctoribus homines gerenda bella suscipiant : ordo tamen ille naturalis mortalium paci
accomodatus hoc poscit, ut suscipiendi belli auctoritas atque consilium penes Principen
sit ; exsequendi autem jussa bellica ministerium milites debeant paci salutique communi ».
16. De civ. Dei, IV, 6 : « Inferre autem bella finitimis, et inde in cætera procedere, ac
populos sibi non molestos sola regni cupiditate conterere et subdere, quid aliud quam
grande latrocinium nominandum est ?» Voir Ibid., III, 10 et 14 ; IV, 3, 14-15.
17. Epist. 138 - 5, 2, n. 14 : « Cui licentia iniquitatis eripitur, utiliter vincitur ; quoniam
nihil est infelicius felicitate peccantium ». De civ. Dei, XIX, 7 : « Iniquitas enim partis
adversae justa bella ingerit gerenda sapienti ».
18. De civ. Dei, IV, 15 : « Belligerare et perdomitis gentibus dilatare regnum, malis
videtur felicitas, bonis necessitas ».
202 LE RÈGNE nu cœun MAUVAIS

laisser emporter par la haine, le goût de la vengeance, la cruauté,


la passion de dominer" et de ne refuser l'obéissance à un ordre
précis que si celui-ci est absolument et certainement contraire aux
préceptes de Dieu 2°.
La conception augustinienne selon laquelle le chrétien, que Dieu
fait vivre dans une société mauvaise pendant la durée de l'épreuve
terrestre, doit vivre pour Dieu en supportant les cadres, les insti
tutions dans lesquels il a été placé par la Providence, marque aussi
la théorie de la propriété. L'univers tout entier est à Dieu, qui le
distribue comme il veut. L'état de fait doit donc être respecté comme
voulu par la Providence. Idéalement, seuls devraient posséder les
biens de la terre ceux qui les géreraient pour le plus grand bien
de tous, c'est-à-dire les saints. « Car en vérité ce qui est possédé à
bon droit par quelqu'un n'appartient pas à autrui, or est possédé
à bon droit ce qui l'est selon la justice, et l'est selon la justice ce
qui est bien utilisé. Mais ce qui est mal utilisé est possédé à tort.
Tu vois donc combien d'hommes devraient restituer des biens qui
ne sont pas à eux, à condition qu'on trouve au moins un petit
groupe à qui restituer»? « Donc l'or et l'argent appartiennent à
ceux qui savent se servir de l'or et de l'argent. 2» » Seuls les saints
savent bien se servir des biens terrestres, car tous les autres s'y
attachent follement et en jouissent. Le rêve serait donc ce qu'on
a appelé un « communisme théocratique », où seuls les saints admi
nistreraient toute la terre, pour le plus grand bonheur de tous. Nous
trouvons ici une application particulière de la profonde conviction
exprimée par Augustin dans La Cité de Dieu: il n'est pas de vraie
légitimité, de véritable droit, là où ne règne pas la vraie justice, qui
naît de la foi 2».
Mais Dieu tolère la possession de nombreux biens par les
méchants. Si en effet les seuls saints possédaient les richesses, on
pourrait croire que celles-ci sont un des plus grands biens. Dieu les
dispense donc aux justes et aux injustes. La pauvreté de certains
justes révèle que Dieu seul mérite d'être aimé, et que la pauvreté
n'est pas un mal; la richesse de certains autres montre qu'elle est

l9. Contra Faustum, XXII, 74, n. 74: « Nocendi cupiditas, ulciscendi crudelitas, impa
catus atque implacabilis animus, feritas rebellandi, libido dominandi, et si qua similia,
hæc sunt qua‘. in bellis jure culpantur ».
20. Ibid., 75, n. 75: « quod jubetur, vel non esse contra Dei præceptum certum
est, vel utrum sit, certum non est, ita ut fortasse reum rcgem faciat iniquitas imperandi.
innocentem autem militem ostendat ordo serviendi».
2l. Epist. 153 -54 ad Macedonium, 6, n. 26: «Hoc enim certe alienum non est.
quod jure possidetur; hoc autem jure quod juste, et hoc juste quod bene. Omne igitur
quod male possidetur, alienum est; male autem possidet, qui maie utitur. Cemis ergo
quam multi debeant reddere aliena, si vel pauci quibus reddantur, reperiantur ». Voir
B. Roland-Gosselin, La Morale de saint Augustin, Paris, 1925, p. 168-218.
22. Serm. 50 - de diversis 15, 2, n. 4. « Illius est ergo aurum et argentum, qui novit
uti auro et argento Quod juste non tractat [aliquis], jure non tenet. Quod autem jure
non tenet, si suum esse dixerit, non erit vox justi possessoris, sed impudentis incubatoris
iniquitas n. Cf. In Ps. 123, n. 9.
23. De civ. Dei, XIX, 21: «Ubi justitia vera non est, nec jus potest esse ». Un tel
principe eût pu faire de l'évêque d'Hippone, s'il eût écrit sur ce thème, l'un des plus
grands utopistes.

_‘_ __.1 m.
« L'ORDRE DE LA CONCUPISCENCE » 203

la vraie manière d'utiliser les biens. Il ne fallait pas, d'autre part,


que les richesses fussent en possession de tous les méchants, car
alors on eût vu en elles, qui sont créées par Dieu, un mal. Tout cela
est une admirable disposition de la Providence, qui suggère aux
cœurs purs la hiérarchie des biens qui comblent l'homme. L'abon
dance n'enorgueillit pas les justes, ni l'indigence ne les abat; mais
la richesse aveugle les méchants, la pauvreté les crucifie 2‘. « En tout
cela est tolérée l'iniquité de ceux qui possèdent mal, et des sortes
de droits sont institués entre eux: on les appelle droits civils; ce
n'est pas que par eux ils deviennent de bons usagers, mais c'est
que ces mauvais usagers sont moins nuisibles ». Cette économie provi
dentielle, qui soumet les justes à la folie des méchants, n'aura qu'un
temps: les saints sont « exercés » maintenant, mais dans la vie éter
nelle ils régneront en seuls maîtres 2».
Il faut donc respecter la volonté actuelle de Dieu et se conformer
aux lois établies par les hommes ou aux coutumes, même si on
voit fort bien la vanité de ces « sortes de droits » 2°. Ainsi s'explique
la sévérité d'Augustin pour toute forme de vol 23. A ses yeux, assuré
ment, le dénuement atténue la faute du voleur, mais il ne la
supprime pas 23. Ce n'est pas en volant qu'on doit aider les malheu
reux, mais avec l'argent gagné honnêtement par le travail, l'achat,
la donation"... L'obligation de restituer ce qu'on a dérobé est
absolue 3°. Quant au chrétien, s'il use bien des richesses, il sait
qu'elles sont toutes à Dieu et que ce n'est pas son bien qu'il donne
aux indigents, mais le bien de Dieu3‘. Il ne s'agit donc pas, de
sa part, de «largesse», mais de «restitution»? Le juste est le
gérant de biens qui sont à Dieu et que Dieu voudrait voir bien admi
nistrés pour le plus grand bonheur de tous. Celui qui sait user de
ces richesses prend pour lui ce qui lui est nécessaire et distribue
le reste aux indigents. Sinon, c'est un voleur 3". C'est à cause du
caractère artificiel de la propriété privée qu'il ne faut pas hésiter
à secourir avec le bien d'autrui un homme en grand danger 3‘.
Ce caractère artificiel se révèle clairement dans les controverses

24. Serm. 50 - de diversis 15, 3, n. 5.


25. Epist. 153-54, 6, n. 26: «Inter hæc toleratur iniquitas male habentium, et
quaedam inter eos jura constituuntur, qua: appellantur civilia ; non quod hinc fiat ut bene
utentes sint, sed ut male utentes minus molesti sint »
26. Ibid.: «Non hic intercedimus ut secundum mores Iegesque tcrrenas non resti
tuantur aliena ».
27. Epist. 153 - 54, 6, n. 20-21; In Ps. 32, II, n. 16.
28. In Ps. 72, n. 12.
29. Serm. 113 - de verbis Domini 35, 2, n. 2. On notera la condamnation du prêt à
intérêt: « Nolite velle eleemosynas facere de fenore et usuris ». Serm. 178 - de verbis
Apostoli 19, 4, n. 4 et 5, n. 5-6.
30. Serm. 178 - de verbis Apost. 19, 6-8, n. 7-9.
31. Serm. 50 - de diversis 15, 1, n. 2.
32. In Ps. 95, n. 15: « Si de tuo dares, largitio esset; cum de illius das, redditio est.
Quid enim habes quod non accepisti [1 Cor., IV, 7] .7»
33. Serm. 206 - de diversis 70, n. 2: n Animus christianus sentit simile esse fraudi, si
superflua non tribuerit indigenti». Cf. In Ps. 147, n. 12: «Res alienæ possidentur, cum
superflue possidentur ».
34. De moribus, 11, 17, n. 58.
204 LE RÈGNE nu CŒUR MAUVAIS

d'Augustin avec les donatistes. Ces derniers avaient été spoliés de


leurs biens par une décision de l'empereur. Un bourgeois libéral du
XIX‘ siècle, imbu du caractère « sacré » de la propriété privée, eût
crié à l'injustice, au vol officiel Or Augustin, indifférent aux
« sortes de droits » établis par les hommes, approuve. Toute richesse
terrestre, écrit-il, est possédée soit de droit divin, soit de droit
humain. Mais de droit divin, tout l'univers appartient au Seigneur,
car Au Seigneur appartient la terre en sa plénitude [Psaume 23,
1]. De droit humain, les richesses sont la propriété des rois de
la terre, par l'intermédiaire desquels Dieu a voulu qu'elles fussent
réparties entre les hommes. Or les donatistes ne sont pas justes et
les lois impériales les ont dépossédés". Remarquons donc que la
répartition humaine n'est pas dite par Augustin de droit divin. Les
droits différents établis ou entérinés par les princes ne sont pas
voulus positivement par Dieu; il laisse la cité mauvaise à ses
égarements, bien loin de les cautionner. Ce que Dieu veut, c'est la
soumission des chrétiens à ces institutions, si folles qu'elles soient;
ils n'ont pas à s'occuper de ces lois de propriété plus que des régimes
politiques. Qu'ils se plient aux coutumes locales! C'est leur temps
d'épreuve. Leur vie est en Dieu, et ils méprisent tout cela à quoi
ils sont soumis. Le respect pour les lois humaines n'est pas admi
ratif: on subit le pire, car on sait que si les justes seuls régnaient,
alors régneraient aussi la justice et le véritable droit. Comme on
vit dans cette cité impure en regardant ailleurs, on ne se soucie
guère d'améliorer les institutions. A cet égard, l'éloge de Théodose,
au livre V de La cité de Dieu, ne doit pas tromper:
Pour nous, si nous appelons heureux certains empereurs chrétiens,
ce n'est pas parce qu'ils ont régné plus longtemps, ou laissé après une
mort paisible le trône à leurs fils, ou dompté les ennemis de l'Etat, ou
réussi à prévenir et à réprimer les citoyens rebelles à leur autorité. Ces
succès et les autres faveurs et consolations de cette vie pleine de misère,
des adorateurs des démons ont été jugés dignes eux aussi d'en béné
ficier, sans appartenir comme nos empereurs au royaume de Dieu. Et
Dieu, dans sa miséricorde, en a ainsi décidé pour que ses fidèles ne
désirent pas ces faveurs comme si elles étaient le souverain bien.
Mais nous les appelons heureux, s'ils commandent avec justice; si,
au milieu des paroles de ceux qui les portent aux nues et des hommages
de ceux qui les saluent avec trop de bassesse, ils ne s'enorgueillissent
pas, se souvenant qu'ils sont des hommes; s'ils mettent leur puissance
au service de la majesté divine pour développer au plus haut point le
culte de Dieu; s'ils craignent Dieu, l'aiment, l'adorent; s'ils aiment
davantage ce royaume où ils ne craignent pas d'avoir des rivaux; s'ils

35. Epist. 93 - 48, 12, n. 50: «Quamvis res quæque terrena non recte a quoquam
possideri possit, nisi vel jure divino, quo cuncta justorum sunt, vel jure humano, quod
in potestate regum est terræ; ideoque res vestras falso appelletis, quas ne: justi possi
detis, et secundum leges regum terrenorum amitterc jussi estis ».
In 10h., tr. 6, n. 7.5: «Unde quisque possidet quod possidet ? Nonne jure humana?
Nam jure divino, Domini est terra et plenitudo ejus [Ps. 23, verset l]. Pauperes et divites
Deus de uno limo fecit, et pauperes et divites una terra supportat. Jure tamen humano
dicit: Hæc villa mea est, hæc domus mea, hic servus meus est. Jure ergo humano, jure
imperatorum. Quare? Quia ipsa jura humana per imperatores et rcges sæculi Deus distribuit
generi humano Aut tolle jura imperatorum, et quis audet dicerc: Mca est illa villa? ».
Ibid., n. 26: «Apostolus voluit scrviri rcgibus, voluit honorari reges, ct dixit: Regem
reveremini [l Pierre, Il, 17]».
« L'ORDRE DE LA CONCUPISCENCE » 205

sont lents à punir, prompts à pardonner; s'ils exercent leur vindicte par
obligation de gouverner et de protéger l'Etat, non pour assouvir leur
haine contre leurs ennemis; s'ils accordent leur pardon non pour laisser
le crime impuni, mais dans l'espoir d'un amendement; si, contraints
souvent de prendre des mesures sévères, ils les compensent par la dou
ceur de leur miséricorde et l'ampleur de leurs bienfaits; s'ils renoncent
d'autant plus à la luxure qu'ils sont plus libres de s'y adonner; s'ils
aiment mieux commander à leurs mauvaises passions qu'à n'importe
quelles nations; et s'ils font tout cela non par ardent désir de la vaine
gloire, mais par amour de la félicité éternelle; si enfin, pour leurs péchés
ils ne négligent pas d'offrir au vrai Dieu qui est le leur un sacrifice
d'humilité, de propitiation et de prière.
De tels empereurs chrétiens, nous les proclamons heureux en espé
rance dès ici-bas, et un jour, en réalité, quand sera arrivé ce que nous
attendons 3°.

Si l'évêque d'Hippone eût vu régner plusieurs Théodoses, eût-il


modifié ses conceptions ? En fait, il pensait spontanément les
rapports de l'Eglise et de l'Etat en termes d'antag0nisme. Il savait
comment naissent, grandissent et fonctionnent les Etats. Il avait vu
que la conversion de Constantin n'avait pas modifié beaucoup l'appa
reil; il se rappelait le soutien apporté par les empereurs à l'hérésie,
le règne de Julien l'Apostat, les revirements impériaux dans l'affaire
donatiste On se demande d'ailleurs si la méditation sur le cas
d'un Théodose ne l'eût pas conduit à accentuer sa tendance à
abaisser les institutions purement humaines: il eût sans doute
pensé que la cité idéale où les justes gouvernent commençait à se
réaliser sur la terre. Il eût absorbé le droit naturel de l'Etat dans
la justice surnaturelle et le droit ecclésiastique i3. L'évêque d'Hippone
manque trop de confiance dans la nature pour pouvoir échapper
à l'une de ces deux solutions: le mépris de la cité mauvaise, la
théocratie. Or l'ensemble de son œuvre présente la seconde comme
un rêve et la première comme la réalité. C'est seulement à l'issue de
notre exil que le rêve deviendra réalité et que l'ancienne réalité
s’évanouira comme un mauvais rêve.

2. La cité mauvaise selon Pascal

Pascal a traité indirectement de politique dans trois de ses


œuvres: Les Provinciales, les Discours sur la condition des grands
et les Pensées. Seuls les Discours, en dépit de leur brièveté, appar
tiennent au genre du traité politique, illustré par Platon, Aristote,
Machiavel C'est le seul opuscule qui livre un programme de
Pascal. Leurs quelques pages sont donc d'une importance capitale.
Les Provinciales révèlent aussi quelques-unes des idées politiques
de leur auteur, en particulier sur les rapports de l'Eglise et de
l'Etat. Et les Pensées? Elles seules ont été vraiment étudiées, et

36. De civ. Dei, V, 23-24.


37. Cf. H.-X. Arquillière, Uaugustinisme politique, Paris 1934; ld., «L'essence de
Vaugustinisme politique », in Augustinus Magister, 1954, II, p. 991-1001.
206 LE RÈGNE nu CŒUR MAUVAIS

l'on n'a pas plus tenu compte de leur genre littéraire que des
indications données par les Provinciales ou les Discours. On a fait
de l'auteur des Provinciales un tenant du mensonge en politique,
sans même s'interroger sur l'énorme incohérence d'une pareille affir
mation à propos de l'homme qui eut la plus ardente des passions
pour la vérité, qui fustigea équivoques, ambiguïtés, direction d'inten
tion, etc. L'ennemi des jésuites serait jésuite en politique, lui qui
précisément reprochait aux jésuites ce qu'il appelle avec dégoût
leur « politique ».
L'erreur était pourtant facile à éviter. Il suffisait de se rappeler
que les Pensées sont une apologie du christianisme. Dès lors tous
les fragments politiques qui s'y trouvent ne présentent pas un
programme, bien inutile au dessein de l'auteur, mais un constat.
L'individu humain est plein de bassesses, et pourtant il a sa gran
deur, en ce qu'il connaît sa misère. Passons à la cité, dit Pascal:
c'est « un hôpital de fous » 3*‘, et pourtant - ô merveille - il fonc
tionne! La plupart des pensées politiques se trouvent dans les
liasses Vanité, Misère, Raisons des effets, Grandeur. L'apologiste, de
même qu'il révèle à l'incroyant les secrets de l'être humain dépourvu
de foi, analyse les mécanismes de l'appareil politique dans la cité
mauvaise. Cette cité mauvaise, c'est une cité d'où toute influence
chrétienne serait absente; elle sera donc proche de la Babylone
augustinienne, puisque la France des rois très chrétiens offrirait
un exemple impur, comme l'atteste par exemple la Quatorzième
Provinciale, où les relâchements des jésuites sur le duel se voient
combattus par les édits royaux: « On doit louer Dieu de ce qu'il
a éclairé l'esprit du Roi par des lumières plus pures que celles de
votre théologie Sa piété lui a fait connaître que l'honneur des
Chrétiens consiste dans l'observation des ordres de Dieu et des
règles du Christianisme, et non pas dans ce fantôme d'honneur que
vous prétendez»". Il ne faut donc pas envisager ce qu'est un
royaume chrétien, ni rêver d'un idéal politique, mais on présen
tera une cité sans Dieu, de même qu'on a mis en scène un homme
sans Dieu. Cependant, ces royaumes modemes sont le plus souvent,
comme les hommes, peu chrétiens, et de larges zones de leur vie
appartiennent à Babylone: pourquoi, alors, se priver d'allusions
à Machiavel ou à la France ? Pascal pourrait écrire ici ce qui achève
l'un des fragments sur le divertissement : « Je ne parle point en tout
cela des rois chrétiens comme chrétiens, mais seulement comme
rois»‘°. Tout ce qui n'est pas pour Dieu est contre lui; la cité
mauvaise réunit les païens et les mauvais chrétiens. C'est elle qui
nous est dépeinte dans les Pensées.
Dans cette cité, Dieu est absent. A quoi, par conséquent, se
réduisent toutes les actions des citoyens ? Pascal, qui cherche les
sources secrètes de tout ce qu'il voit, affirme comme saint Augustin:

38. Fr. 533 - 331.


39. Ed. Cognet, p. 273.
40. Fr. 137 - 142.
« L'ORDRE DE LA CONCUPISCENCE » 207

Raison des effets.


La concupiscence et la force sont les sources de toutes nos actions.
La concupiscence fait les volontaires, la force les involontaires".

Appel à la concupiscence, force.’ voilà donc les deux seules armes


de gouvernement dans un état d'où la grâce est absente et où,
par conséquent, l'on ignore le vrai droit et la vraie justice.
Veri iuris. Nous n'en avons plus. Si nous en avions nous ne pren
drions pas pour règle de justice de suivre les mœurs de son pays.
C'est là que ne pouvant trouver le juste on a trouvé le fort, etc".

«Ne pouvant faire qu'il soit forcé d'obéir à la justice on a fait


qu'il soit juste d'obéir à la force. Ne pouvant fortifier la justice
on a justifié la force. ‘3 » Les cannibales de Montaigne ne se per
daient pas dans de subtiles discussions sur la justice, mais ils
mettaient à leur tête le fort.
Mais la force n'est pas le meilleur moyen de gouverner, même
quand, loin de se limiter à l'emploi de l'armée ou de la police, elle
prend le visage de la « pluralité », c'est-à-dire, entre autres, de nos
actuelles majorités. En effet, cette pluralité populaire est mal
éclairée et risque de conduire au pire ". L'emploi de la seule force
n'est donc pas à la gloire de l'homme. Aussi ne saurait-on conclure
de son usage à la « grandeur » de l'être humain, bien au contraire.
La liasse « Grandeur » révèle que notre admiration doit aller à ces
grands politiques qui, possédant certes la force armée, évitent de
s'en servir et gouvernent les hommes en flattant leur concupiscence,
imitant en cela la conduite de Dieu à l'égard des Juifs ‘î Cette
comparaison est instructive: les réprouvés sont abandonnés à leurs
convoitises, et la seule sagesse, chez ceux qui les guident, consiste
à canaliser ces « fleuves de feu » pour les faire servir - ô paradoxe -
à un certain bien. C'est ainsi que Dieu a fait servir la cupidité des
Juifs, cas exemplaire de cité mauvaise, à l'expansion de la Révé
lation évangélique. Le véritable homme d'état, extraordinaire alchi
miste, saura tirer de l'affrontement sournois ou furieux de tous

41. Fr. 9’! - 334. Il s'agit là d'une des distinctions fondamentales de l'augustinisme.
‘ Si [quis] enim cogitur, non vult » (Opus imperL, I. 101). « Si trahimur ad Christum, ergo
inviti credimus; ergo violentia adhibetur, non voluntas excitatur» (In 10h., tr. 26, n. 2).
Epist. 173 - 204, n. 2 et n. 10: « Qui compellitur, quo non vult cogitur»; 185 - 50, 6, n. 21.
Augustin souhaite pour les hérétiques: « Foris inveniatur necessitas, nascitur intus voluntas ’
(Serm. 112 - de verbis Domini 33, 7, n. 8). Citons encore la définition même de la volonté:
« Voluntas est animi motus, cogente nullo, ad aliquid vel non amittendum vel adipiscendum »
(De duabus animabus, X, 14).
42.
43. Fr. 86
81 - 299.
297; cf. 85 - 878

44. Fr. 81 - 299:


Les seules règles universelles sont les lois du paf/s aux choses ordinaires et
la pluralité aux autres. D'où vient cela ? de la force qui y est.
Et de là vient que les rois qui ont la force d'ailleurs ne suivent pas la pluralité
de leurs ministres.
Fr. 85 - 878 :
La pluralité est la meilleure voie parce qu'elle est visible et qu'elle a la force
pour se faire obéir. Cependant c'est l'avis des moins habiles.
45. Fr. 496 - 714: « Endurcis leur cœur. Et comment ? En flattant leur concupiscence
et leur faisant espérer de l'accomplir n‘
208 LE RÈGNE DU CCEUR MAUVAIS

les moi totalitaires la paix. Le clavier sur lequel il joue est entiè
rement mauvais, et il en tire une sorte de musique. On dirait quel
quefois une musique céleste, et c'est pourquoi les naïfs, les huma
nistes, en viennent à s'imaginer que l'homme est bon et qu'on peut
avoir confiance en lui. Il n'en est rien, et pourtant cette extraordinaire
réussite est à porter à l'actif de l'homme. Nous avons longuement
parlé de «l'ordre de la charité», qui seul assurerait à la cité
une idéale harmonie. Eh bien ! dans la cité mauvaise on peut obtenir
un ordre inattendu, « l'ordre de la concupiscence », selon une expres
sion qui semble créée par Pascal, mais qui cerne une réalité tout
augustinienne.
Grandeur.
Les raisons des effets marquent la grandeur de l'homme, d'avoir tiré
de la concupiscence un si bel ordre "a

Cet ordre est un tableau de celui de la charité: il porte « absence


et présence »", car on trouve bien un ordre, mais la « raison » de
cet « effet » n'est pas la charité, qui est totalement absente. « Gran
deur de l'homme dans sa concupiscence même, d'en avoir su tirer
un règlement admirable et en avoir fait un tableau de charité H".
«Tous les hommes se haïssent naturellement l'un l'autre. On s'est
servi comme on a pu de la concupiscence pour la faire servir au bien
public. Mais ce n'est que feindre et une fausse image de la charité,
car au fond ce n'est que haine » ‘9. «On a fondé et tiré de la
concupiscence des règles admirables de police, de morale et de
justice.
Mais dans le fond, ce vilain fond de l'homme, ce figmentunz
malum n'est que couvert. Il n'est pas ôté»"°. Il est si peu ôté
qu'il suffira d'un chef moins habile pour que la lutte féroce reprenne :
flots de sang, spoliations, prisons, camps de la terreur, mensonge,
séditions. Les deux dernières Pensées que nous venons de citer
appartiennent à la liasse 16, Fausseté des autres religions. Peut-être
faut-il voir en elles des notes prises à la lecture ou au souvenir de
La cité de Dieu, dont les neuf premiers livres tournent autour du
rapport entre la religion romaine et la réussite de l'empire. Mais
cette réussite, objecterait ici Pascal, ne procède pas de cœurs véri
tablement grands et n'est donc pas un argument en faveur du paga
nisme latin. L'apologiste a d'ailleurs rappelé dans le fragment voisin
que la cité mauvaise corrige les vices les uns par les autres, confor
mément à la conception augustinienne selon laquelle les Romains

46. Fr. 106 - 403.


47. Fr. 260 - 678: «Un portrait portc absence ct présence, plaisir et déplaisir. La
réalité exclut absence et déplaisir ».
48. Fr. 118 - 402.
49. Fr. 210 - 451. On notera le mépris du «Comme on a pu» et la présence du
thème de la seconde nature, la nature corrompue. Cf. la Quatorzième Provinciale, qui
évog6usñ les «soulèvements auxquels les peuples sont si naturellement portés » (éd. Cognet,
p. .
50. Fr. 211 -453. «Figmentum malum» marque le lien ‘a la théologie du péché
originel (fr. 278 - 446).

Î
« L'ORDRE m: LA CONCUPISCENCE » 209

avaient écrasé sous le poids de leur orgueil toutes les autres


concupiscences. « La seule religion chrétienne a pu guérir ces deux
vices [paresse, orgueil], non pas en chassant l'un par l'autre par
la sagesse de la terre, mais en chassant l'un et l'autre par la simpli
cité de l'Evangile. 51 »
Cet ordre de la concupiscence englobe, en dernière analyse, la
force. Car l'amour de soi fait qu'on redoute les châtiments éven
tuels. « La nature de l'homme tend toujours au mal dès sa nais
sance Elle n'est ordinairement retenue que par la crainte de
qui
la loi
est
» 52.
le Cet
souverain
ordre est
biend'une
» 3l’. Souverain
grande valeur,
bien,car
nonil seulement
assure « la àpaix
cause

des incroyables horreurs des guerres, mais pour une raison plus
profonde, métaphysique, qui est que la paix, c'est «la tranquillité
de l'ordre»? La véritable paix n'existe que dans la cité de Dieu,
si parfaitement ordonnée par la charité. Mais Augustin et Pascal
n'ont cessé de louer la paix politique et de voir en elle le reflet de
l'autre et l'aspiration de tous les hommes: le désir de la paix est
une des formes du désir d'être heureux. On a souvent signalé que
Pascal a connu la Fronde et que c'est sans doute à ces expériences
que l'on doit la fameuse formule: « Le plus grand des maux est
les guerres civilesfi3. Mais ces expériences ne faisaient que vivi
fier, illustrer l'une des vues les plus profondes de la théologie augus
tinienne. Si la paix est le plus grand des biens, la guerre est évidem
ment le souverain mal; et si nous nous rappelons «l'ordre de la
x
charité », ce mal se révélera de plus en plus aigu a mesure qu'on
s'élèvera dans la hiérarchie: guerre avec nos voisins, guerre avec
nos proches, guerre et meurtres dans notre propre famille W. De

51. Fr. 208 - 435. Pascal pense comme son maître que l'orgueil peut suffire à équi
librer toutes les autres concupiscences: «L'orgueil contrcpèse et emporte toutes les
misères ’ (fr. 477 - 406). Dans la Cinquième Provinciale, éd. Cognet, p. 79, Pascal dit que la
grâce n'est pas là simplement « pour guérir les vices par d'autres vices ». Cf. fr. 962 - 921.
Dans un recueil constitue’ en vue des Ecr. gr., il a traduit un texte du Contra Jul., IV,
3, n. 18: «Cette cupidité vaine et partant mauvaise vainc et arrête en eux d'autres
mauvaises cupidités, et c'est pour cela qu'ils sont appelés continents » (il s'agit des joueurs
de flûte, soucieux d'obtenir la victoire dans les concours).
52. Premier écrit des curés de Paris, éd. Cognet, p. 405. Cette sentence, prononcée
dans un état «chrétien», montre à quel point l'Evangile pénètre peu la vie des citoyens.
53. Fr. 81- 299. Cf. De civ. Dei, XIX, ll: «Finis civitatis hujus [cœlestis], in quo
Tantum
summum est
habebit
enim bonum,
pacis bonum,
vel paxut inetiam
vita in
æterna
rebusvelterrenis
vita æterna
atque in
mortalibus
pace dicendus
nihil gratius
est

soleat audiri, nihil desiderabilius concupisci, nihil postrcmo possit melius inveniri».
54. De civ. Dei, XIX, 13: « Pax omnum rerum, tranquillitas ordinis ». Les horribles
maux des guerres ne sont que la manifestation d'un désordre métaphysique. Augustin les
a souvent dénoncés: De civ. Dei, XIX, 7, etc.
55. Fr. 94 - 313. Ct. 85 - 878 et 60 - 294. De civ. Dei, lll, 29: « Quæ rabies exterarum
gentium, quæ sævitia barbarorum huic de civibus victoriæ civium comparari potest?»
56. Voir le texte violent d'Augustin sur la guerre de Rome contre les Sabins: ‘ Romani
autem soceros
lllæ sociatæ interficiebant
bellantibus, in præliis,
parentum suorumquorum
mortes jam filias amplexabantur
procedentibus in thalamis
viris timebant, redeuntibus

dolebant, nec timorem habentes liberum, nec dolorem. Nam propter interitum civium,
propinquorum, fratrum, parentum, aut pie cruciabantur, aut crudeliter lætabantur victoriis
maritorum » (De civ. Dei, llI, 13).
Il est dommage qu'un Racine n'ait pas songé à développer cette prodigieuse élégie.
lui qui était plus proche d'Euripide et de ses Troyennes que l'auteur d'Horace. Peut-être
s'en est-il souvenu dans Andromuque, car Augustin dit qu'elle fut plus heureuse que les
Sabines, qui subissaient les étreintes d'hommes qui continuaient à tuer leurs parents.
210 LB RÈGNE nu CCEUR MAUVAIS

nombreuses pages de La cité de Dieu évoquent sombrement les diffé


rentes guerres civiles de Rome. Certes Pascal voit la légitimité de
certaines guerres et suit sur ce point la tradition augustinienne, tout
en passant sous silence l'une des deux raisons pour lesquelles l'évêque
d'Hippone admettait les conflits: il ne dit mot, en effet, de guerres
entreprises pour la répression des vices dans une autre nation.
Ce qu'il retient, c'est simplement la légitime défense. Mais dans
l'Apo1ogie il eût souligné l'horreur de l'homicide, bien loin de laisser
l'incroyant satisfait de cette horrible légitimité:
Chaque chose est ici vraie en partie, fausse en partie On dira
qu'il est vrai que l'homicide est mauvais: oui, car nous connaissons bien
le mal et le faux. Mais que dira-t-on qui soit bon ? De ne point tuer?
non, car les désordres seraient horribles, et les méchants tueraient tous
les bons. De tuer? non, car cela détruit la nature. Nous n'avons ni vrai
ni bien que en partie, et mêlé de mal et de faux f".

Mais dans une cité qui ignore la justice, quand y a-t-il légitime
défense ? Quelle guerre sera juste ? Contrairement à Augustin, Pascal
ironise: quelle folie! La décision du conflit appartient à un seul
homme, le prince. « Quand il est question de juger si on doit faire
la guerre et tuer tant d'hommes, condamner tant d'Espagnols à
la mort, c'est un homme seul qui en juge, et encore intéressé w".
Aussi sera-ce « la commodité du souverain »"» qui entraînera l'état
de guerre, et non la légitime défense d'une communauté. Quelle diffé
rence alors entre la guerre et l'assassinat, sinon celle qu'institue
le caprice des hommes? « Se peut-il rien de plus plaisant qu'un
homme ait droit de me tuer parce qu'il demeure au-delà de l'eau et
que son prince a querelle contre le mien, quoique je n'en aie
aucune avec lui ?°° » « Pourquoi me tuez-vous à votre avantage ?
Je n'ai point d'armes. Eh quoi, ne demeurez-vous pas de l'autre
côté de l'eau ? Mon ami, si vous demeuriez de ce côté je serais un
assassin, et cela serait injuste de vous tuer de la sorte. Mais
puisque vous demeurez de l'autre côté, je suis un brave et cela est
juste. 61 » Dans une cité qui ignore la Vraie justice, la guerre n'est
le plus souvent que l'utilisation de la force au service des concupis
cences des chefs: le prétendu droit de Babylone décore donc des
assassins.
La seconde folie qui excite la verve de l'apologiste, c'est le droit
de la propriété. Il a d'ailleurs opéré lui-même le rapprochement
avec le droit de la guerre:
Dans la lettre de l'injustice peut venir. La plaisanterie des aînés qui
ont tout. Mon ami vous êtes né de ce côté de la montagne, il est donc
juste que votre aîné ait tout.
Pourquoi me tuez-vous 62?

messes.Fr. 905 - 385. Cf. 540 - 380.


. Fr. 59 - 296.
. Fr. 60 - 294.
Fr. 60 - 294.
. Fr. 51 - 293.
. Fr. 9 - 291.

îîî
« L'ORDRE DE u CONCUPISCENCE ’ 211

Cette ironie sur les répartitions humaines des biens procède du


mépris augustinien pour ces « sortes de droits» qui régissent la
propriété privée. Augustin attaquait lui-même la loi Voconia, qui
avait interdit d'instituer héritière une femme, même fille unique ‘l».
Tous deux ont un sens aussi aigu du caractère artificiel de la
propriété :
Mien, tien.
Ce chien est à moi, disaient ces pauvres enfants. C'est là ma place
au soleil. Voilà le commencement et l'image de l'usurpation de toute
la terre 0‘.
L'usurpation a été introduite autrefois sans raison 6°.
Lecteur de Montaigne et sans doute de certains théoriciens poli
tiques, Pascal a poussé plus loin qu'Augustin la critique des folies
légales des hommes. Déjà son ironie sur la guerre va plus loin que
les considérations augustiniennes sur ce sujet; il est seul à attaquer
le rôle du Prince. Mais il souligne aussi la folie qui préside à la
désignation de ce dernier, sottise que la corruption du monde
rend raisonnable: « Le plus grand des maux est les guerres civiles.
Elles sont sûres si on veut récompenser les mérites, car tous diront
qu'ils méritent. Le mal à craindre d'un sot qui succède par droit
de naissance n'est ni si grand, ni si sûr »6°. « On ne choisit pas pour
gouverner un vaisseau celui des voyageurs qui est de la meilleure
maison. °3 » L'hérédité des princes est rabaissée au rang de simple
technique. L'apologiste est bien loin de cette « religion royale » qui
s'est développée au cours du siècle et qui rappelle le baptême de
Clovis, son onction miraculeuse, la sainteté de Louis IX, le lien entre
le nom de Chlodowig et celui des Louis, le pouvoir thaumaturgique
des nouveaux rois, etc. Pascal est à cet égard un anti-Bossuet. C'est
la suite imposante des rois, selon lui, qui est à l'origine de ces
mots: « Le caractère de la divinité est empreint sur son visage N‘.
Rien donc de ce qu'on voit n'est conforme à la justice! Les insti
tutions sont contradictoires d'un pays à l'autre.
Mais à tous ces prétendus droits il ne faut rien changer, sous
peine de ruiner le fragile équilibre qui constitue «l'ordre de la
concupiscence ». On remplacerait ces sottises par d'autres, et il
faudrait répandre beaucoup de sang. Aussi Pascal analyse-t-il com
ment les chefs de Babylone s'y prennent pour maintenir la paix:
se plaçant à leur point de vue, et raisonnant devant l'incroyant, il
approuve les plus odieux de leurs subterfuges; car, s'il n'y avait
pas de Révélation dans le monde, ils auraient raison. Voilà, dit-il
à son interlocuteur (parfois avec âpreté ou ironie), ce qu'il y a

63. De civ. Dei, 111, 21: » Lata est etiam illa lex Voconia, ne quis hæredem feminam
faceret, nec unicam filiam. Qua lege quid iniquius dici aut cogitari possit, ignoro ».
64. Pr. 64 - 295.
65. Fr. 60 - 294. Pascal a raillé les préjugés de classes: dans tel pays on se vante
d'être noble, dans tel autre d'être roturier (50 - 305).
66. Fr. 94 - 313.
67. Fr. 30 - 320.
68. Fr. 25 - 308.
212 LE RÈGNE nu CŒUR MAUVAIS

de mieux, de nécessaire, dans une cité sans Dieu. Rien d'étonnant,


ici, de trouver bien des ressemblances entre les fragments pasca
liens et les théoriciens les plus cyniques : Machiavel, Naudé, Hobbes,
etc. L'apologiste propose à l'incroyance les propres conclusions de
ses plus illustres penseurs politiques. Il sait d'ailleurs que ces
conclusions sont largement conformes à la pratique des Etats.
L'établissement d'un droit est donc dû d'abord à la force. Le
fort crée ce qui sera la justice dans son état; son voisin en créera
une autre 6°. Aussitôt ou très vite intervient un autre facteur:
l'intérêt qu'un certain nombre trouvent à la nouvelle situation et
à la paix. Ainsi se crée «l'ordre de la concupiscence », qui sera
d'autant supérieur que la force sera moins apparente et moins
employée. Car l'idéal est d'obtenir des citoyens des actions volon
taires; on leur promettra donc des charges, des bénéfices, des déco
rations ; ou agira « en flattant leur concupiscence, ou en leur faisant
espérer de l'accomplir» 3°. L'application de la seule force est en
effet tyrannie, car « elle n'est maîtresse que des actions exté
rieures»". Combien il est plus habile à un chef de faire aimer
l'ordre qu'il invente : en payant bien ses subalternes, il les convaincra
que la cité vit maintenant dans une justice inconnue jusqu'alors.
« Combien un avocat bien payé par avance trouve-t-il plus juste la
cause qu'il plaide La raison a été obligée de céder, et la plus sage
prend pour ses principes ceux que l'imagination des hommes a témé
rairement introduits en chaque lieu » n.
Peu à peu la durée jouera son rôle et fera croire que ce qui est
établi depuis si longtemps est raisonnable et ne saurait être ren
versé sans sacrilège. La coutume est une seconde nature et remplace
la première, qui est presque entièrement perdue. « La coutume pré
sente c'est le plus sûr. Rien suivant la seule raison n'est juste de
soi, tout branle avec le temps. La coutume est toute l'équité, par
cette seule raison qu'elle est reçue ». L'apologiste ajoute avec
ironie :
C'est le fondement mystique de son autorité. Qui la ramènera à son
principe l'anéantit. Rien n'est si fautif que ces lois qui redressent les
fautes. Qui leur obéit parce qu'elles sont justes, obéit à la justice qu'il
imagine, mais non pas à l'essence de la loi. Elle est toute ramassée
en soi. Elle est loi et rien davantage. Qui voudra en examiner le motif le
trouvera si faible et si léger que s'il n'est accoutumé à contempler les
prodiges de l'imagination humaine, il admirera qu'un siècle lui ait
tant acquis de pompe et de révérence. L'art de fronder, bouleverser les
états est d'ébranler les coutumes établies en sondant jusque dans leur
source pour marquer leur défaut d'autorité et de justice 73.

Assurément Pascal se souvient ici de Montaigne, mais tous deux


sont proches d'Augustin. Ce dernier a surtout parlé du rôle de

69. Fr. 103 - 298 et 60 - 294.


70. Fr. 496 - 714.
71. Fr. S8 - 332.
72. Fr 44 - 82.
73. Fr 60 - 294. Cf. 645 - 312

Î-‘î ..__., m
« L'ORDRE DE LA CONCUPISCENCE » 213

la coutume dans la vie de l'individu ", mais nous avons vu combien


il est hostile à toute mise en cause de l'état politique et social
existant. C'est non pas de Montaigne, mais d'Augustin qu'est cette
condamnation de la généreuse réforme agraire de Tiberius et de
Caïus Gracchus: « Les séditions des Gracques, excitées par les lois
agraires, commencèrent les guerres civiles. Ces tribuns voulaient
partager au peuple les terres que la noblesse possédait injustement.
Mais oser défaire une iniquité si ancienne était chose très dange
reuse, voire très pemicieuse, ainsi que l'expérience le prouva»".
Les coutumes reçues, si sottes, si scandaleuses soient-elles, valent
mieux que les guerres civiles.
Mais le peuple est incapable de comprendre cette vérité i‘. Il
faut donc trouver un moyen de lui faire considérer les lois comme
justes. Naturellement impressionnable, il attribue une supériorité
profonde à ceux qui ont usurpé le pouvoir. Les chefs, qui 1e savent,
ont joué de cela et ont créé la pompe des cérémonies, les grands
manteaux des magistrats, les carrosses, les armes, les livrées tout
cet apparat que Pascal appelle «la grimace»". Cette « grimace»
n'est que la forme mineure d'une autre nécessité de Babylone, le
mensonge politique. En effet, lorsque les révolutionnaires montrent
l'injustice des coutumes établies,
le peuple prête aisément l'oreille à ces discours, ils secouent le joug
dès qu'ils le reconnaissent, et les grands en profitent à sa ruine, et à
celle de ces curieux examinateurs des coutumes reçues. C'est pourquoi
le plus sage des législateurs disait que pour le bien des hommes il faut
souvent les piper, et un autre bon politique, cum veritatem qua liberetur
ignorer, expedit quod fallatur. Il ne faut pas qu'il sente la vérité de
l'usurpation, elle a été introduite autrefois sans raison, elle est devenue
raisonnable. Il faut la faire regarder comme authentique, éternelle, et
en cacher le commencement, si on ne veut qu'elle ne prenne bientôt
fin 1".
A la suite de Montaigne, Pascal fait allusion à Platon, « le plus
sage des législateurs », l'auteur du mythe des métaux, et à Varron,
le «bon politique». Mais l'auteur de l'Apologie de Raymond de
Sebonde se souvient lui-même d'un chapitre de La Cité de Dieu
où Augustin attaque violemment les mensonges politico-religieux
de l'ancienne Rome. Le grand pontife Scévola distinguait trois tradi
tions à propos des dieux: celle des poètes, celle des philosophes et
celle des chefs politiques. Il rejetait la première comme indigne,
peu sérieuse; la seconde, comme comportant des imaginations
inutiles et mêmes nuisibles pour le peuple: les « habiles » (docti)
révèlent en effet qu'I-lercule, Castor, Pollux ne sont pas des dieux,
mais des hommes; qu'un Dieu n'a ni sexe, ni âge; que les cités

74. ConL, Vlll, 5, n. 10: « Ex voluntate pervcrsa facta est libido: et dum servitur
libidini, facta est consuetudo; et dum consuetudini non resistitur, [acta est necessitas ’;
cf. Ibid., n. 12, etc.
75. De civ. Dei, lIl, 24.
76. Fr. 525 - 325.
77. Fr. 44-82; 87-307; 797-310; 19-318; 101-324.
78. Fr. 60 - 294. Noter l'ironie de cette dernière phrase.
214 LE REGNE nu cœur: Mauvais

n'ont pas de véritables statues divines. Scévola croit vrai ce qu'en


seignent les habiles, mais il ne veut pas que «le peuple» sache
tout cela. Il est bon pour les cités d'avoir de fausses religions, selon
lui, et « Varron lui-même n'hésite pas à le soutenir jusque dans
les livres de son traité Des choses divines. La belle religion, que
celle où l'homme faible se réfugie pour se faire guérir, et où, alors
qu'il cherche la vérité libératrice, on croit que le mensonge lui
est utile ! ’» » Il ne s'agit donc nullement ici d'un éloge de mensonge,
bien au contraire. Augustin revient d'ailleurs peu après sur le cas
de Varron, qui prétend que le peuple doit, dans son intérêt, non
seulement ignorer de nombreuses vérités, mais même s'attacher à
des erreurs. C'est pourquoi, selon lui, «les initiés et leurs mystères,
en Grèce, s'enfermaient dans le silence, dans leurs maisons ». Mais,
ajoute Augustin, et ceci est important pour nous: « En cela, certes,
il livrait toute la pensée de ces sortes de sages capables de gou
verner les cités et les peuples. Pourtant une pareille tromperie réjouit
merveilleusement les démons pleins de méchanceté: ils possèdent
également et trompeurs et trompés, et rien d'autre ne délivre de
leur domination que la grâce de notre Seigneur Jésus-Christ »8°.
Ces sortes d'habiles et de sages travaillaient à tromper le peuple
dans le domaine religieux; en cela non seulement ils honoraient, mais ils
imitaient les démons, qui désirent par-dessus tout mentir. De même en
effet que les démons ne peuvent posséder que ceux qu'ils ont trompés
par leurs mensonges; de même aussi les chefs humains, dépourvus de
toute justice, et semblables aux démons, persuadaient aux peuples comme
des vérités religieuses ce qu'ils savaient être faux; ils voulaient ainsi,
en les liant de façon apparemment plus étroite en un ensemble dc
citoyens, les soumettre de la même manière et les posséder. Et qui,
faible et ignorant, eût pu échapper aux chefs politiques et aux démons
qui mentaient ensemble 81 ?

La pensée augustinienne est parfaitement claire: des « sortes de


sages » gouvernent les cités mauvaises et y ont établi des « sortes
de droits » et « une sorte d'union ». Les termes velut, quasi, servent
à marquer la ressemblance apparente de l'ordre de la concupis
cence et de l'ordre de la charité, qui seul naît d'une vraie sagesse
et d'une véritable union et crée un véritable droit. La cité du diable
et ses «habiles» copient les démons menteurs; la cité du Christ
imite Celui qui est mort pour rendre témoignage à la vérité.

79. De civ. Dei, IV, 27: «Præclara religio, quo confugiat liberantlus infirmus, et
cum veritatem qua liberetur inquirat, credatur ei expedire quod fallitur ». Montaigne citc
ce passage avec exactitude: Essais, Il, 12 (éd. Thibaudet. p. 598). Pascal cite de mémoire.
Il avait commencé par écrire en tête du fragment, puis a rayé: « En vérité la vanité des
lois il s'en délivrerait, il est donc utile de l'abuser ».
80. De civ. Dei, IV, 31, n. 1: « Hic certe totum consilium prodidit velut sapientium,
per quos civitates et populi regerentur ». Le peuple se voit appelé tantôt populus,
tantôt valgus.
81. lbid., IV, 32: « Hominum velut prudentium et sapientium negotium fuit populum
in religionibus fallere Hoc modo eos civili societati velut arctius alligantes Quis autem
infirmus et indoctus evaderet simul fallaces et principes civitatis et dæmones?» Cf.
fr. 26 - 330: " La puissance des rois est fondée sur la raison et sur la folie du peuple, et
bien plus sur la folie. La plus grande et importante chose du monde a pour fondement la
faiblesse. Et ce fondement est admirablement sûr, car il n'y a rien de plus que cela, que
le peuple sera faible n.
« L'ORDRE DE LA CONCUPISCENCB » 215

Pascal a repris et développé les idées des chefs de la cité diabo-


lique, et en particulier celles de Scévola et de Varron. Voilà, dit-il
à l'incroyant, où vous conduisent les vôtres ? Il est d'autant plus en
droit de le faire que les libertins ont précisément élaboré des
théories politiques qui vont tout à fait dans ce sens. Aucune cari
cature ici ! Sans remonter à Machiavel, prenons par exemple Naudé.
Il admire Tibère et Louis XI et voit dans la Saint-Barthélemy, l'assas
sinat du duc de Guise, la conversion d'Henri IV, les effets d'une
morale réservée aux souverains et à leurs agents. Le prince doit
faire semblant d'être religieux pour abuser le peuple: c'est son
rôle, en effet, de «le manier et persuader par belles paroles, le
séduire et tromper par les apparences, le gagner et tourner à ses
desseins par des prédicateurs et miracles sous prétexte de sainteté,
ou par le moyen des bonnes plumes, en leur faisant faire des livrets
clandestins, des manifestes, apologies, et déclarations artistement
composées, pour le mener par le nez, et lui faire approuver ou
condamner sur l'étiquette du sac tout ce qu'il contient »*2. Pascal
n'avait que l'embarras du choix: Machiavel avait bien des disciples.
Comment a-t-on pu croire qu'il préconisait lui-même le mensonge,
lui qui écrit des jésuites, ces prédicateurs selon Naudé:
Gens sans parole, sans foi, sans honneur, sans vérité, doubles de
cœur, doubles de langue et semblables, comme il vous fut reproché
autrefois, à cet animal amphibie de la fablc, qui se tenait dans un état
ambigu entre les poissons et les oiseaux
Il importe aux rois et princes d'être en estime de piété et pour
cela il faut qu'ils se confessent à vous F».

Est-ce l'admiration ou le mépris qui perce dans ces lignes, qui


rappellent
maudit ceuxla fin
qui de
sont
la doubles
TreizièmedeProvinciale:
cœur, et qui
« L'Esprit
se préparent
de Dieu
deux

voies : Vae duplici corde, et ingredienti duabus viis [Eccli., II, 14] » s‘.
Et l'emploi de ce «Il faut», si fréquent dans les fragments poli
tiques, ne révèle-t-il pas que Pascal s'est installé dans la perspective
de la cité sans Dieu et en développe l'horrible logique s3 ? Il la déve
loppe si bien, qu'il affine la théorie de Scévola et de Varron : ceux-ci
opposaient au « peuple » les « habiles », ceux qui ont une arrière
pensée, un dessein secret (consilium), que Varron découvre (prodit).
Entre les habiles et le peuple Pascal introduit les demi-habiles, les
demi-savants, qui voient la sottise des lois et veulent les renverser.

82. Considérations politiques sur les coups d'état, Rome. 1639 : page citée par R. Pintard,
Le libertinage érudit ..., Paris, 1943, p. 548. Voir d'autres textes, p. 542-551.
83. Fr. 909 - 924.
84. Ed. Cognet, p. 254.
85. Fr. 60 - 294: «Pour le bien des hommes il faut souvent les piper Il ne faut
pas qu'il sente la vérité de l'usurpation Il faut la faire regarder comme authentique ».
Fr. 66 - 326 :
Injustice...
Il faut lui dire [au peuple] en même temps qu'il y faut obéir parce qu'elles
sont lois, comme il faut obéir aux supérieurs non parce qu'ils sont justes, mais
parce qu'ils sont supérieurs
Le titre du fragment parle assez de lui-même! Même titre au fr. 67 - 879 et même:
‘ Il faut » l
216 LE RÈGNE nu CŒUR MAUVAIS

Le peuple et les habiles respectent les lois, l'un parce qu'il les croit
justes, les autres parce qu'ils connaissent les maux de la guerre et
savent que la justice nous échappera toujours: ils ont « une pensée
de derrière»". Les habiles mentent au peuple et les demi-habiles
dénoncent leurs mensonges, sans voir qu'ils conduisent à la ruine
et eux-mêmes et le peuple; inutilement d'ailleurs, car d'autres
habiles remplaceront les premiers et fabriqueront les nouveaux
mensonges requis par la situation. Le peuple est toujours la victime,
et ce sont « les grands » qui l'exploitent 83. Quels sont leurs conseillers
dans cette tâche, sinon les érudits libertins, qui méprisent le peuple,
préconisent l'absolutisme et l'utilisation politique de la religion. Les
rois, les juges et les mauvais évêques exercent leur pouvoir en
faisant semblant d'assumer une responsabilité devant Dieu et de lui
devoir des comptes; ils se disent soumis à ses lois, ce qui serait
dangereux si le peuple n'était pas faible et ignorant et crédule;
mais cet aveu hypocrite est utile, car le peuple sera plus empressé
dans son obéissance. Ainsi les propres paroles du Christ, qui
condamnent l'exercice du pouvoir pour le pouvoir, se voient-elles
utilisées par les faux-sages de Babylone:
Injustice.
La juridiction ne se donne pas pour le juridiciant mais pour le
juridicié: il est dangereux de le dire au peuple, mais le peuple a trop
de croyance en vous; cela ne lui nuira pas et peut vous servir. Il faut
donc le publier. Pasce oves meas non tuas. Vous me devez pâture 58.

Injustice: voilà d'un mot le jugement de Pascal sur toutes les


menées qu'il vient de décrire. L'ordre de Babylone s'appuie sur la
force, les concupiscences, la routine, la grimace et le mensonge. Les
hommes sont si corrompus qu'il en est ainsi nécessairement: « Il
faut ». L'apologiste ne nourrit pas l'illusion de parvenir à une justice
naturelle quelconque et constate un état de fait. Comme Augustin,
il reconnaît que le but et le bien de Babylone sont la paix. En cela
il diffère nettement de Machiavel, qui se situe uniquement du côté
du Prince. « Pour Machiavel la fin de la politique est la conquête
et la conservation du pouvoir: c'est-à-dire une œuvre d'art à exé
cuter N", Augustin et Pascal pensent toujours à la communauté, au

86. Fr. 101- 324; 91 - 336; 83 - 327; etc. Cf. le f’‘. 90 - 337. sur lequel nous allons
bientôt revenir.
87. Fr. 60 - 294.
88. Fr. 67-879. Cf. Montaigne, Essais, III, 6 (éd. Villey, 1965, p. 903). M. Pintard
a bien montré que les libertins se moquent en secret de la religion, se voient condamnés
à la défendre et à en faire hautement profession. De Naudé à Maurras, longue est la lignée
de ces «politiques». Comme le disait La Mennais, le trôn‘: et l'autel, c'est le trône sur
l'autel. Il est plaisant de voir Naudé s'attaquer au protestantisme et célébrer l'unité catho
lique (Le libertinage érudit, p. 561).
89. J. Maritain, Principes d'une politique humaniste, New York, 1944, p. 183; voir
aussi Ransoming the time, New York, 1941, où se trouve un chapitre sur «The political
ideas of Pascal»: Maritain a bien vu que Pascal constate et méprise, mais il lui reproche
de ne pas avoir proposé d'idéal. Etait-ce utile dans une Apologie? E. Baudin, dans ses
Etudes historiques et critiques sur la philosophie de Pascal, Neuchâtel, 1946-1947, t. II, p. I-75,
pense que Pascal justifie l'état de fait (p. 1-28). C'est oublier le sens des mots: Pascal dit
«injustice ». C'est oublier aussi le dessein de l'écrivain, sa perspective particulière dans
lflpologie.
« L'ORDRE DE LA CONCUPISCENCE » 217

peuple. De là l'ironie de Pascal sur des guerres royales qui eussent


ravi Machiavel: sottes guerres que celles où le peuple ne défend
pas son droit à la vie et ses biens, son territoire! La bassesse de
l'homme éclate en ce qu'il ignore la vraie justice et l'ordre véritable
de la charité. Mais sa grandeur apparaît en ce qu'il sait le prix de
la paix et parvient à létablir malgré le déchaînement des concupis
cences. Pascal, dans les Pensées, se montre hostile à l'idée de révo
lution. Nous n'avons pas assez de certitudes, de pressentiments de
la justice, pour tout ravager et répandre le sang. Les demi-habiles
perçoivent bien l'injustice de l'état existant, mais voient mal quoi
mettre à la place: car l'homme connaît plus facilement le mal et le
faux que le bien et le vrai °°. Les descriptions de l'/ipologie excluent
elles tout réformisme ? On l'a cru, car Pascal n'a guère développe’
explicitement cette possibilité. Certes, jamais il ne la donne comme
un but à poursuivre, comme un idéal. Il est pourtant supposé par
une théologie où la raison est affaiblie, mais jamais anéantie par les
concupiscences. Il y aura toujours des demi-habiles et toujours le
peuple découvrira la vanité de certaines lois: « L'ordre de la
concupiscence» doit donc, pour rester un ordre, être dynamique.
Car «les états périraient si on ne faisait ployer souvent les lois à
la nécessité »°’. Il appartient au Prince et à ses ministres et
conseillers d'adapter les lois. C'est ainsi que Platon et Aristote,
qui connaissaient bien la folie des hommes, ont écrit des traités
politiques « pour modérer leur folie au moins mal qu'il se peut».
Ils exécutaient ainsi le souhait de tout chrétien de voir les états
dotés des « droits » les moins mauvais possibles". Mais l'apologiste
ne dispose pas, dans le domaine politique et social, de notre claire
idée de progrès. Il vit dans un royaume et à une époque où l'on
est las d'un siècle de guerres civiles et étrangères, où la partici
pation des citoyens à la vie politique ordinaire est inconnue, où
l'absolutisme a le vent en poupe. Dans ces conditions, il est vain de
se scandaliser du constat politique des Pensées: scepticisme sur la
justice en politique, refus de la révolte, règne d'un ordre dynamique
de la concupiscence que l’apologiste analyse sans envisager le moins
du monde qu'un chrétien puisse participer à ses excès. Rien ne
sera plus éclairant à cet égard que de considérer de près les quelques
points que Pascal recommande en politique.

90. Fr. 905 - 385.


91. Fr. 280 - 684 (souligné par nous).
ut male
92. utentes
Fr. 533 minus
- 331. Cf‘
molesti
Epist. sint
153 m- 54,
Sur6, raison
n. 26: ct« Quædam
passions, inter
voir eos
fr. jura
62! - constituuntur
4l2; MU - 413;

406 - 395
l
3. Les chrétiens et lEtat selon Pascal

A Babylone Pascal, comme Augustin, oppose la cité de Dieu, où


règne la vraie justice. S'il stigmatise « l'injustice de la Fronde, qui
élève sa prétendue justice contre la force », c'est pour ajouter aussi
tôt: « Il n'en est pas de même dans l'Eglise, car il y a une justice
véritable et nulle violence »°». Cette Eglise est celle des saints, car
bien des gens, des prêtres, des évêques qui semblent chrétiens,
appartiennent à Babylone. La Véritable Eglise, cette république où
règne la charité 9‘, possède donc la vérité et la véritable justice.
Quels seront donc ses rapports avec la cité mauvaise ?
Un premier point est clair, les saints doivent défendre jusqu'à
la mort la loi divine contre les manigances des hommes corrompus.
Ils devront d'abord démasquer ceux qui dans l'Eglise visible sont des
citoyens de la cité du diable: les casuistes relâchés, les mauvais
pasteurs
Voyez donc maintenant, mes Pères, lance aux jésuites l'auteur des
Provinciales, duquel de ces deux royaumes vous êtes. Vous avez ouï le
langage de la ville de paix, qui s'appelle la Jérusalem mystique, et vous
avez ouï le langage de la ville de trouble, que l'Ecriture appelle la spiri
tuelle Sodome : lequel de ces deux langages entendez-vous ? Lequel parlez
vous? Ceux qui sont à Jésus-Christ ont les mêmes sentiments que Jésus
Christ, selon saint Paul [Phil., II, 5]; et ceux qui sont enfants du
diable, ex patre diabolo, qui a été homicide dès le commencement du
monde []ean, VIII, 44], suivent les maximes du diable, selon la parole
de Jésus-Christ. Ecoutons donc le langage de votre Ecole, et demandons
à vos auteurs: Quand on nous donne un soufflet, doiton l'endurer plutôt
que de tuer pour éviter cet affront ? Il est permis, disent Lessius, Molina,
Escobar, Reginaldus, Filiutius, Baldellus, et autres Jésuites, de tuer celui
qui nous veut donner un soufflet. Est-ce là le langage de Jésus-Christ?
Répondez-nous encore. Serait-on sans honneur en souffrant un soufflet,
sans tuer celui qui l'a donné? N'est-il pas véritable, dit Escobar, que,
tandis qu'un homme laisse vivre celui qui lui a donné un soufflet, il
demeure sans honneur? Oui, mes Pères, sans cet honneur que le diable
a transmis de son esprit superbe en celui de ses superbes enfants 95.

Toute l'activité de Pascal dans les Provinciales et dans les Ecrits


qui leur font suite procède de cette volonté de purifier l'Eglise
visible des entreprises de ceux qui sous des dehors de brebis sont
des loups rapaces. Le jeune théologien imite en cela l'interminable
combat d'Augustin contre les hérésies et les faiblesses, souvent avec
les mêmes adversaires qui sont aussi ceux de la Grâce.
L'Etat et ses intérêts ne sauraient en aucun cas mettre en cause
cette loi parfaite qui règle la république chrétienne, et aucun citoyen
de Jérusalem ne saurait y renoncer sans renoncer à Dieu. Le men
songe est célébré par les théoriciens politiques et par les casuistes,
ces « gens doubles de cœur » qui ont inventé l'équivoque, la restric

93. Fr. 85 - 878.


94. Fr. 376-484. Cf. 369-611 et une grande partie de la liasse 26, «Morale
chrétienne ».
95. Quatorzième Provinciale, éd. Cognet, p. 272-273.
« L'ORDRE DE LA CONCUPISCENCE » 219

tion mentale et la direction d'intention. Pascal, lui, leur oppose les


exigences sans limites de la vérité: « Nous avons sujet de craindre,
selon la parole de saint Augustin, qu'au lieu que ceux qui sont
insensibles à sa défense peuvent accuser notre zèle d'excès, elle ne
l'accuse de tiédeur et ne crie que ce n'est pas encore là assez pour
elle: Hoc illi nimium dicunt esse: ipsa autem veritas fortasse
adhuc dicat nondum est satis » °°. Pascal cite ici l'un des deux opus
cules de saint Augustin contre le mensonge, le De mendacio. Il
connaissait l'autre, le Contra Mendacium, auquel il fait allusion au
fragment 591 - 186. L'évêque d'Hippone l'a composé pour l'Espagnol
Consentius, qui lui soumettait un plan digne des services d'espion
nage. Comme les hérétiques priscillianistes de sa province se cou
vraient mensongèrement du manteau de l'orthodoxie, Consentius se
proposait d'envoyer chez eux des catholiques qui feraient semblant
d'être priscillianistes et signaleraient ainsi les faux catholiques.
Il envoyait en même temps à son correspondant un livre d'un évêque
hérétique, Dictinius, qui recommandait le mensonge au nom
d'exemples de l'Ecriture. Augustin anéantit ce beau programme et
exige que la confession de la foi soit sans détours; ce sont les
martyrs qu'il faut imiter °3. En aucun cas on ne peut accepter un
mal, le mensonge, pour obtenir un bien! La fin ne justifie jamais
les moyens: « Quand nos actes sont incontestablement des péchés,
il n'y a ni cause, ni but, ni intention, si bonne qu'elle soit, qui puisse
les excuserfl". On conçoit que Pascal, si passionné pour la vérité,
ait aimé ces principes intransigeants, qui frappaient de plein fouet
les inventions, ou plutôt les ré-inventions des casuistes corrompus.
La Treizième Provinciale s'élève avec violence contre cette forme de
mensonge qu'est la calomnie ; certains jésuites l'admettaient pour des
raisons qui ne sont autres que celles des théoriciens machiavéliens:
l'utilité qu'on peut en retirer, par exemple «pour conserver son
honneur ». Eh bien! l'homme qui dans les Pensées décrivait le rôle
du mensonge dans les chancelleries, que dit-il ? « O théologie abomi
nable Qu'il est vraisemblable, mes Pères, que ceux qui tiennent
ce principe le mettent quelquefois en pratique ! L'inclination corrom
pue des hommes s'y porte d'elle-même avec tant d'impétuosité qu'il
est incroyable qu'en levant l'obstacle de la conscience, elle ne se

96. Sixième écrit des curés, éd. Oognet, p. 457. La citation, non identifiée jusqu'ici,
provient du De mendacio, 1: «Qui enim severe reprehendunt, hoc nimium dicunt esse:
ipsa autem veritas fortasse adhuc dicat, Nondum est satis. » Arnauld avait cité ce passage
dans la Réponse à la lettre d'une personne de condition (Œuvres, XXVII, 23), dont Pascal
s'est beaucoup inspiré pour la Onzième Provinciale : « Il y a peut-être sujet de croire, selon
l'excellente parole de Saint Augustin, que s'il se trouve des censeurs sévères qui l'accusent
d'en avoir trop dit, la vérité dira peut-être qu'il n'en a pas encore assez dit.‘ Ipsa veritas
fortasse adhuc dicat: Nondum est satis ». Pascal semble s'être reporté au texte augustinien
et avoir introduit illi pour la clarté.
97. Pascal est donc un pur augustinien, quand il condamne les subterfuges des
jésuites en Chine « où ils ont permis l'idolâtrie même, par cette subtile invention, de leur
faire cacher sous leurs habits une image de Jésus-Christ, à laquelle ils leur enseignent de
rapporter mentalement les adorations publiques qu'ils rendent a l'idole Chacimchoan»
(Cinquième Provinciale, éd. Cognet, p. 77).
98. 7, n. 18: « Ea quæ constat esse peccata, nullo bonæ causæ obtentu, nullo quasi
bono fine, nulla velut bona intentione, facienda sunt ».
220 LE RÈGNE nu CŒUR MAUVAIS

répande avec toute sa véhémence naturelle. W » Cette corruption


est presque partout: il faut qu'elle y soit, là où manque la grâce,
non que Pascal le souhaite, mais parce que la masse perdue vit
infailliblement dans l'amour de soi et le mensonge. Que des païens,
des hommes presque sans lumière, aient recours à de telles pratiques,
c'est dans la logique infernale de la corruption! On ne peut que
leur souhaiter d'être éclairés et de quitter ces égarements. Mais
des chrétiens, des religieux! «Je vous plains, mes Pères, d'avoir
recours à de tels remèdes »1°°. Et l'apologiste poursuit par cette
éclatante et célèbre péroraison toute nourrie de l'Enarratio sur
1e Psaume 61:
Les injures que vous me dites n'éclairciront pas nos différends, et
les menaces que vous me faites en tant de façons ne mempêcheront pas
de me défendre. Vous croyez avoir la force et l'impunité, mais je crois
avoir la vérité et l'innocence. C'est une étrange et longue guerre que
celle où la violence essaie dbppximer la vérité. Tous les efforts de la
violence ne peuvent affaiblir la vérité, et ne servent qu'à la relever
davantage. Toutes les lumières de la vérité ne peuvent rien pour arrêter
la violence, et ne font que l'irriter encore plus. Quand la force combat
la force, la plus puissante détruit la moindre: quand l'on oppose les
discours aux discours, ceux qui sont véritables et convaincants confondent
et dissipent ceux qui n'ont que la vanité et le mensonge: mais la violence
et la vérité ne peuvent rien l'une sur l'autre. Qu'on ne prétende pas de là
néanmoins que les choses soient égales: car il y a cette extrême différence,
que la violence n'a qu'un cours bomé par l'ordre de Dieu, qui en
conduit les effets à la gloire de la vérité qu'elle attaque: au lieu que la
vérité subsiste éternellement, et triomphe enfin de ses ennemis, parce
qu'elle est éternelle et puissante comme Dieu mêmeW‘.

L'évêque d'Hippone avait en tout cela l'attitude même de son


disciple. Il montre aux croyants le pitoyable tableau de l'humanité
livrée à elle-même.
Maintenant en lieu sûr dans une forteresse ..., prenez en pitié ceux
que vous redoutiez Regardez-les donc maintenant du haut de cette
forteresse, et dites: Vraiment vains, vraiment menteurs sont les fils
des hommes [verset 10] Les fils des hommes sont vains, les fils
des hommes sont menteurs. Fils d'hommes, pourquoi aimer la vanité et
rechercher le mensonge [Ps., 4, 3]? Diverses, en vérité, et multi
formes sont les erreurs mais semblable en toutes est une volonté vaine
et menteuse, qui dépend d'un roi unique, avec lequel elle doit être préci
pitée dans le feu éternelwî.

Mais le croyant n'a rien à craindre, sa victoire est certaine, car


« Vaine est l'iniquité, néant que l'iniquité. Rien n'est puissant que
la justice. La vérité peut bien être éclipsée pour un temps, mais
elle ne peut être vaincue. L'iniquité peut régner pour un temps,

99. Ed. Cognet, p. 279. Voir à la fin de cette lettre (p. 294 et 295) le leitmotiv : ‘ Mentiris
impudentissime ». Au fr. 962 - 921, Pascal note: « Labor mendacii», ce qui constitue sans
doute une allusion à l’1u Ps. 139, n. 13: «Laborant homines loqui mendacieum sed
ipsum mendacium ipsorum, labor est labiorum ipsorum ln omni enim opere malo
labor est Omnes laborant in mendacio ». Augustin commente ici Jérémie, IX, 5: « Docue
runt linguns suas loqui mendacium; ut inique agerent laboravemnl ».
1(1). Douzième Provinciale, éd. Cognet, p. 234.
101. Ed. Cognet, p. 234-235 (souligné par nous).
102. In Ps. 61, n. 15.

mm
« L'ORDRE DE LA CONCUPISCENCE » 221

mais elle ne peut durer » 1°». Il est beau de voir comment l'éloquence
pascalienne a développé ces simples données pour créer un des cris
les plus beaux en l'honneur de la vérité. Jamais donc un chrétien
ne pourra accepter le mensonge, en aucun cas. Il n'y a pas de
raison d'état qui vaille. Jamais un chrétien ne pourra tromper le
peuple, comme le pratiquent les enfants du diable, païens et jésuites.
Nous ne détaillerons pas tous les autres éléments de cette loi
évangélique infrangible. Quelques points sont cependant à signaler.’
si les régimes de la propriété sont regardés avec indifférence par
le chrétien, ce dernier ne saurait cependant voler. Il respectera
l'Etat et les lois existants.

Vous imaginez-vous, demande Pascal au jeune duc qu'il a entrepris


d'instruire en 1660, que ce soit par quelque loi naturelle que ces biens
ont passé de vos ancêtres à vous? Cela n'est pas véritable. Cet ordre
n'est fondé que sur la seule volonté des législateurs qui ont pu avoir
de bonnes raisons, mais dont aucune n'est prise d'un droit naturel que
vous ayez sur ces choses. S'il leur avait plu d'ordonner que ces biens,
après avoir été possédés par les pères durant leur vie, retournexaient
à la république après leur mort, vous n'auriez aucun sujet de vous en
plaindre.
Ainsi tout le titre par lequel vous possédez votre bien n'est pas un
titre de nature, mais d'un établissement humain. Un autre tour d'ima
gination dans ceux qui ont fait les lois vous aurait rendu pauvre; et
ce n'est que cette rencontre du hasard qui vous a fait naître, avec la
fantaisie des lois favorables à votre égard, qui vous met en possession
de tous ces biens.
Je ne veux pas dire qu'ils ne vous appartiennent pas légitimement, et
qu'il soit permis a un autre de vous les ravir; car Dieu, qui en est le
maître, a permis aux sociétés de faire des lois pour les partager; et
quand ces lois sont une fois établies, il est injuste de les violer. C'est
ce qui vous distingue un peu de cet homme qui ne posséderait son
royaume que par l'erreur du peuple; parce que Dieu n'autoriserait pas
cette possession et l'obligerait à y renoncer, au lieu qu'il autorise la vôtre.
Mais ce qui vous est entièrement commun avec lui, c'est que ce droit
que vous y avez n'est point fondé, non plus que le sien, sur quelque
qualité et sur quelque mérite qui soit en vous et qui vous en rende
digne. Votre âme et votre corps sont d'eux-mêmes indifférents à l'état de
batelier ou à celui de duc; et il n'y a nul lien naturel qui les attache
à une condition plutôt qu'à une autre.

Cette prise de position du Premier discours sur la condition des


grands est particulièrement nette et souligne à quel point le respect
demandé par Pascal est lucide. Rien ici d'une quelconque sacra
lisation de la propriété privée, qui serait de droit divin d'après
la bourgeoisie et les théologiens qu'elle a égarés. Les sociétés ont
établi des techniques variables de répartition et d'exploitation des
richesses de la terre: aucune n'est parfaite. Seule serait juste
« l'égalité des biens », comme l'apologiste le dit au fragment 81 - 299 ;
mais c'est une chimère, qui ne le voit? Le chrétien doit cependant
respecter «l'ordre» relatif créé par les Etats et permis par Dieu.

103. Ibid., n. 16: « Vana est iniquitas, nihil est iniquitas; potens non est nisi justitia.
Occultari potest ad tempus veritas; vinci non potest. Florere potest ad tempus iniquitas‘
permanere non potest ».
222 LE RÈGNE DU CŒUR Mauvars

Il vit détaché des richesses et doit distribuer aux déshérités tout ce


qui ne lui est pas ncessaire 1°‘.
Autre loi: en aucun cas un particulier n'a le moindre droit
sur la vie d'un autre, et même pas sur la sienne. Le suicide, le duel
et toute autre forme d'assassinat sont étrangers à la cité de Dieu 1°3.
Restent les guerres: Pascal a dénoncé l'injustice de nombre d'entre
elles, mais il n'envisage pas qu'un chrétien puisse désobéir à son
Prince. Certes il est sensible à tant de scandales: les guerres menées
par caprice, l'assassinat légalisé, l'inégalité abusive des conditions
et des richesses, le règne de rois ou notables corrompus ou stupides.
Que tout cela est loin du règne des saints dont rêvait Augustin et
qui ne se produira que dans la sainte Jérusalemm! Maintenant
domine la « folie ».
Les vrais chrétiens obéissent aux folies néanmoins, non pas qu'ils
respectent les folies, mais l'ordre de Dieu qui pour la punition des
hommes les a asservis à ces folies. Omnis creatura subiecta est vanitati,
liberatur. Ainsi saint Thomas explique le lieu de saint Jacques pour la
préférence des riches, que s'ils ne le font dans la vue de Dieu ils sortent
de l'ordre de la religionw".

Saint Jacques condamne en effet les acceptions de personne dans


la cité de Dieu, et il a raison, car il pense au règne des saints. Mais
l'Eglise visible est mêlée au monde: il faut donc rendre aux riches
des hommages extérieurs, sans les admirer ni les aimer pour leurs
richessesm. Le vrai chrétien, au milieu des folies de Babylone, ne
se singularise pas, pour autant qu'on ne lui demande pas de violer
la Loi évangélique. Il ne démasquera donc pas les guignols de la
comédie sociale, mais il s'inclinera devant les grands. «La pensée
de derrière», dont les politiciens font un usage si scandaleux, est
une des bases de la conduite du chrétien perdu dans la cité du
mal:
Raison des effets.
Gradation. Le peuple honore les personnes de grande naissance,
les demi-habiles les méprisent disant que la naissance n'est pas un
avantage de la personne mais du hasard. Les habiles les honorent, non
par la pensée du peuple mais par la pensée de derrière. Les dévots qui
ont plus de zèle que de science les méprisent malgré cette considération
qui les fait honorer par les habiles, parce qu'ils en jugent par une nouvelle
lumière que la piété leur donne, mais les chrétiens parfaits les honorent
par une autre lumière supérieure.

104. Douzième Provinciale, éd. Cognet, p. 222: Saint Thomas n'a fait que synthétiser
la doctrine augustinienne que nous avons étudiée.
105. ‘Septième, Treizième et Quatorzième Provinciales.
106. Cf. Lettre du 5 novembre 1656 à Ch. de Roannez: «J'entre en une vénération
qui me transit de respect envers ceux qu'il [Dieu] semble avoir choisis pour ses élus.
Je vous avoue qu'il me semble que je les vois déjà dans un de ces trônes où ceux qui
auront tout quitté jugeront le monde avec Jésus-Christ, selon la promesse qu'il en a faite
[Matth., XIX, 28]».
107. Fr. 14 - 338. Sur la «folie» ambiante, voir fr. 533 - 331.
108. Cf. Logique de Port-Royal (1662), I Part., ch. X: « Saint Thomas croit que c'est
ce regard d'estime et d'admiration pour les riches qui est condamné si sévèrement par
l'apôtre saint Jacques» (cité par L.af., II, 8).
« L'ORDRE DE LA CONCUPISCENCB » 223

Ainsi se vont les opinions succédant du pour au contre selon qu'on


a de lumière 1°».

Les dévots s'autorisent du texte de saint Jacques pour railler les


riches et les supporter impatiemment. Mais les chrétiens parfaits,
qui voient tout cela, obéissent à l'ordre de Dieu qui les exerce
et les conduit à l'imitation de Jésus-Christ 11°. Charges, titres, etc.
sont des grandeurs établies par « la fantaisie des hommes», mais
une fois créées elles sont partie intégrante de « l'ordre de la
concupiscence » et doivent donc être honorées extérieurement.
Les grandeurs d'établissement dépendent de la volonté des hommes,
qui ont cru avec raison devoir honorer certains états et y attacher certains
respects. Les dignités et la noblesse sont de ce genre. En un pays on
honore les nobles, en l'autre les roturiers; en celui-ci les aînés, en cet
autre les cadets. Pourquoi cela? Parce qu'il a plu aux hommes. La
chose était indifférente avant l'établissement: après l'établissement elle
devient juste, parce qu'il est injuste de la troublerl".

Pascal a pratiqué lui-même sans défaillance cette doctrine. D'après


sa sœur, en effet,
il était si ardent pour le service du Roi, qu'il résistait à tout le monde
dans le temps des troubles de Paris. Il appelait des prétextes toutes
les raisons qu'on donnait pour autoriser la rébellion. Il disait qu'un
Etat établi en République comme Venise, c'était un très grand mal de
contribuer à y mettre un roi et à opprimer la liberté des peuples à qui
Dieu l'a donnée; mais que dans un Etat où la puissance royale est
établie, qu'on ne pouvait violer le respect qu'on lui devait sans une
espèce de sacrilège, parce que la puissance que Dieu y a attachée, étant
non seulement une image, mais une participation de la puissance de Dieu,
on ne pouvait s'y opposer sans s'opposer manifestement à l'ordre de
Dieu. Et de plus que la guerre civile qui en est une suite, étant le plus
grand mal que l'on puisse commettre contre la charité du prochain,
on ne pouvait assez exagérer la grandeur de cette faute, que les premiers
chrétiens ne nous avaient pas appris la révolte mais la patience quand
les princes ne s'acquittaient pas bien de leur devoir. Il disait ordinai
rement qu'il avait un aussi grand éloignement de ce péché que pour
assassiner le monde ou voler sur les grands chemins et qu’enfin il n'y
avait rien qui fut plus contraire à son naturel et sur quoi il fut moins
tenté, ce qui le porta à refuser des avantages considérables pour ne
prendre point de part à ces désordres "2.

IO9. Fr. l) - 337.


ÜO.
O Dieu, qui ne laissez subsister le monde et toutes les choses du monde, que pour
exercer vos élus, ou pour punir les pécheurs. (Maladies, 3.)
C'est un des grands principes du christianisme, que tout ce qui est arrivé à
Jésus-Christ doit se passer et dans l'âme et dans le corps de chaque chrétien.
(Lettre sur la mort.)
Contra Gaudentium, I, 39, n. 53: «Cor autem regis cum est infidele, aut exercentur
aut probantur boni, cum vero est fidele, aut corriguntur, aut plectuntur mali »; cf. Contra
Cresconium, III, 51, n. S6.
lll. Second discours sur la condition des grands.
112. Laf., III, p. 41-42. Pascal écrit au début de la Quatorzième Provinciale: « Dieu seul
a le droit d'ôter la vie, et néanmoins, ayant établi des lois pour faire mourir les criminels.
il a rendu les Rois ou les Républiques dépositaires de ce pouvoir» (éd. Cognet, p. 257;
souligné par nous).
224 LE RÈGNE DU CŒUR MAUv/us

Bien que Pascal semble avoir une préférence pour la répu


blique, pour «la pluralité », il s'incline devant l'antique institution
de la royauté françaisel". Comme Augustin, il exige la soumission
aux autorités, même injustes:

L'esprit de l'Eglise est entièrement éloigné de ces maximes sédi


tieuses qui ouvrent la porte aux soulèvements auxquels les peuples sont
si naturellement portés. Elle a toujours enseigné à ses enfants qu'on ne
doit point rendre le mal pour le mal; qu'il faut céder à la colère; ne
point résister à la violence; rendre à chacun ce qu'on lui doit, honneur,
tribut, soumission, obéir aux magistrats et aux supérieurs, même injustes ;
parce qu'on doit toujours respecter en eux la puissance de Dieu qui les
a établis sur nous ‘U.

Pareille doctrine n'est pas propre à Pascal. C'est en effet celle


de tout Port-Royal, ainsi que nous l'apprend Racine:
Dans le temps qu'il [le cardinal de Retz] était à la tête de la FRONDE,
il
messieurs
ne s'amusait
de Port-Royal
guère alors
eurent
à leur
fort communiquer
peu de commerce
ni les avec
secrets
lui, de
et sa

conscience, ni les ressorts de sa politique. Et comment les leur aurait-il


pu communiquer? Il n'ignorait pas, et personne dès lors ne l'ignorait,
que c'était la doctrine de Port-Royal, qu'un sujet, pour quelque occasion
que ce soit, ne peut se révolter en conscience contre son légitime
prince; que, quand même il en serait injustement opprimé, il doit
souffrir l'oppression et n'en demander justice qu'à Dieu, qui seul a droit
de faire rendre compte aux rois de leurs actions. C'est ce qui a toujours
été enseigné à Port-Royal, et c'est ce que M. Arnauld a fortement main
tenu dans ses livres; et particulièrement dans son Apologie pour les
catholiques, où il a traité la question à fond C'est une chose connue
d'une infinité de gens, que, pendant les guerres de Paris, lorsque les
plus fameux directeurs de conscience donnaient indifféremment l'abso
lution à tous les gens engagés dans les deux partis, les ecclésiastiques de
Port-Royal tinrcnt toujours ferme à la refuser à ceux qui étaient dans
le parti contraire à celui du roi. On sait les rudes pénitences qu'ils ont
imposées et au prince de Conti et a la duchesse de Longueville, pour
avoir eu part aux troubles dont nous parlons
Quelle apparence donc que le cardinal de Retz ait pu faire entrer
dans une faction contre le roi des gens remplis de ces maximes, et
prévenus de ce grand principe de saint Paul et de saint Augustin: qu'il
n'est pas permis de faire même un petit mal, afin qu'il en arrive un
grand bien W‘ ?

Les chrétiens ne doivent donc pas chercher à bouleverser les


institutions de leur pays. Mais si le prince lui-même est chrétien,
comment doit-il gouverner, lui disciple du Christ dans un Etat où
domine la cité du diable? Le Troisième discours sur la condition
des grands révèle que Pascal, dans ses conseils à un grand de ce
monde, ne se serait pas borné à des recommandations de patronage.

113. Gilberte suggère très bien que pour son frère la « liberté» est dans une répu
blique un bien dont les royaumes sont privés. Cf. fr. 81 - 299:
Les seules règles universelles sont les lois du pays aux choses ordinaires et
la pluralité aux autres. D'où vient cela ? de la force qui y est.
Et de là vient que les rois qui ont la force d'ailleurs ne suivent pas la pluralité
de leurs ministres.
114. Quatorzième Provinciale, éd. Cognet, p. 268. Cf. fr. 326 - 66.
115. Abrégé de l'histoire de Port-Royal, dans J. Racine, Œuvres complètes, G.E.F., t. IV,
p. 494-496.
« L'ORDRE ms LA CONCUPISCENCE » 225

Un roi chrétien voit, comme tout autre, grouiller autour de lui la


convoitise, l'ambition, etc. Sans tenir compte de ces courants, il
ne saurait gouverner. Il semble que Pascal, s'il eût formé un prince,
comme il le souhaitait, lui eût d'abord ouvert les yeux sur «l'ordre
de la concupiscence », si supérieur à l'univers de la seule force
brutale.
Qu'est-ce, à votre avis, d'être grand seigneur? C'est être maître de
plusieurs objets de la concupiscence des hommes, et ainsi pouvoir satis
faire aux besoins et aux désirs de plusieurs. Ce sont ces besoins et
ces désirs qui les attirent auprès de vous, et qui font qu'ils se sou_
mettent à vous: sans cela ils ne vous regarderaient pas seulement; mais
ils espèrent, par ces services et ces défércnces qu'ils vous rendent,
obtenir de vous quelque part de ces biens qu'ils désirent et dont ils
voient que vous disposez.
Dieu est environné de gens pleins de charité, qui lui demandent les
biens de la charité qui sont en sa puissance; ainsi il est proprement le
roi de la charité.
Vous êtes de même environné d'un petit nombre de personnes, sur
qui vous régnez en votre manière. Ces gens sont pleins de concupiscence.
Ils vous demandent les biens de la concupiscence ; c'est la concupiscence
qui les attache à vous. Vous êtes donc proprement un roi de concupis
cence. Votre royaume est de peu d'étendue; mais vous êtes égal en cela
aux plus grands rois de la terre; ils sont comme vous des rois de
concupiscence. C'est la concupiscence qui fait leur force, c'est-à-dire la
possession des choses que la cupidité des hommes désire.
Mais en connaissant votre condition naturelle, usez des moyens qu'elle
vous donne, et ne prétendez pas régner par une autre voie que par celle
qui vous fait roi. Ce n'est point votre force et votre puissance naturelle
qui vous assujettit toutes ces personnes. Ne prétendez donc point les
dominer par la force, ni les traiter avec dureté. Contentez leurs justes
désirs; soulagez leurs nécessités; mettez votre plaisir à être bien
faisant; avancez-les autant que vous le pourrez, et vous agirez en vrai
roi de concupiscence.
Ce que je vous dis ne va pas bien loin; et si vous en demeurez là,
vous ne laisserez pas de vous perdre; mais au moins vous vous perdrez
en honnête homme. Il y a des gens qui se damnent si sottement, par
l'avarice, par la brutalité, par les débauches, par la violence, par les
emportements, par les blasphèmes! Le moyen que je vous ouvre est
sans doute plus honnête; mais en vérité c'est toujours une grande folie
que de se damner; et c'est pourquoi il n'en faut pas demeurer là. Il
faut mépriser la concupiscence et son royaume, et aspirer à ce royaume
de charité où tous les sujets ne respirent que la charité, et ne désirent
que les biens de la charité. D'autres que moi vous en diront le chemin:
il me suffit de vous avoir détourné de ces vies brutales où je vois
que plusieurs personnes de votre condition se laissent emporter faute
de bien connaître l'état véritable de cette conditionfl6.

ll6. On notera que ce duc, s'il accorde des dons à ceux qui ne vivent que pour eux,
ne viole jamais la loi évangélique, et que son comportement est fait de bonnes œuvres qui
n'attendent que la charité pour être intérieurement vivifiées. Le second Discours évoquait la
crédulité du peuple, qui « considère presque les grands comme étant d'une autre nature que
les autres ». Pascal, avec bon sens, évite les excès des machiavéliens, qui renchériraient et
écriraient des théories pour duper en prouvant que cette supériorité est naturelle et voulue
directement par la
pour la France); divinité
il évite (Clovis,
aussi Reims,
la sottise qui Saint
ferait Louis,
dire au Jeanne
duc: «d'Arc, les écrouelles
Mais non, bonnes gens,

je ne mérite pas votre respect ». De là ce conseil, bien éloigné du mensonge politique:


« Ne leur découvrez pas cette erreur, si vous voulez; mais n'abusez pas de cette élévation
avec insolence» (souligné par nous).
226 LE RÈGNE DU CŒUR MAUVAIS

Si Pascal, ici, ne va « pas bien loin », c'est qu'il s'adresse seule


ment à un duc, c'est-à-dire à un homme auquel il suffit de dire:
Soyez bon pour votre entourage, aidez ceux qui vous servent,
bannissez les excès, etc. Mais cela, c'est seulement un extérieur
convenable. Songez donc à votre sainteté intérieure, choisissez un
directeur
Avec un dauphin, il eût fallu aller plus loin. Car de graves ques
tions se posent à un roi: la création ou la modification des lois,
l'engagement des guerres, l'exécution de la justice Sur ce point
Pascal souhaite que les lois de l'Etat et toutes les décisions du
souverain soient imprégnées de plus en plus de l'esprit de l'Evan
gile. La tâche est déjà avancée, ce qui permet à l'auteur de la
Quatorzième Provinciale d'opposer aux casuistes non seulement les
canons ecclésiastiques, mais aussi la législation des « Etats chré
tiens » contre le duel l". Les législateurs chrétiens condamnent le
mensonge politique sous toutes ses formes et se donnent pour but
de faire passer la justice de la Cité de Dieu dans les institutions
humaines, ce qui désoriente les jésuites: «A votre avis, mes
Pères, est-ce par grimace et par feinte que les juges chrétiens ont
établi ce règlement ? Et ne l'ont-ils pas fait pour proportionner les
lois civiles à celles de l'Evangile WÜ» Proportionner ses lois et sa
conduite à l'esprit de l'Evangile, tel est le seul but que puisse
s'assigner le gouvernement d'un Etat chrétien. Pareille ambition
exige des réformes, mais ces réformes, dans un royaume, procèdent
du Roi.
En définitive la politique pascalienne conserve les positions fonda
mentales, et même bien des affirmations de détail de saint Augustin.
Les formules sont plus incisives, les exemples plus modernes, la
théorie de « l'ordre de la concupiscence » plus clairement analysée,
grâce à la réflexion des théoriciens des XVI‘ et xvn‘ siècles. Seul
l'oubli de la perspective particulière des Pensées a pu tromper.
Cette conception nous est sur certains points devenue étrangère,
en particulier cette soumission très large à l'autorité établie. Au
moins devons-nous tenter de la comprendre. Elle procède d'un pessi
misme profond: la cité du mal est grouillante, et la cité de Dieu
peu nombreuse, quelles que soient les apparences. La première
accueille d'ailleurs tous les hommes, depuis la chute, et seuls en
réchappent ceux qui demeurent fidèles à leur baptême. Or cette
Babylone est parvenue par miracle a un certain « ordre», qui en
lui-même est un bien. Qui trouble cet ordre précaire est mauvais,
car rien n'égale en horreur les guerres civiles qui s'ensuivent infail
liblement: Augustin et Pascal parlent d'expérience. Tous deux

117. Ed. Cognet, p. 263: «Que. pour conserver un faux honneur, il soit permis en
conscience d'accepter un duel, contre les édits de tous les Etats chrétiens, et contre tous
les Canons de l'Eglise. sans que vous ayez encore ici pour autoriser toutes ces maximes
diaboliques, ni lois, ni Canons, ni autorités de l'Ecriture ou des Pères ». Voir Ibid..
p. 258 (la peine de mort); fr. 958 - 928 (la collation des bénéfices).
118. Ed. Cognet, p. 269 (souligné par nous). Les jésuites sont d'autant plus surpris
qu'ils cherchent a «désévangéliser‘ les lois d'inspiration chrétienne (fr. 969 - 926 et les
notes abondantes de Laf., Il, 198).
« L'ORDRE DE LA CONCUPISCENCE » 227

pensent que « l'ordre » est voulu par la Providence et que par consé
quent les gouvernants ont une sorte d'investiture divine 11°. Dieu
place ses élus dans des institutions préexistantes: il appartient
d'autant moins aux chrétiens de semer le désordre sur la terre
que leur vie véritable est dans le ciel. Ils se soumettent au mal,
comme leur Maître, qui en est mort. Tout cela n'est que pour un
temps. Il faut souhaiter de bons Princes, et supporter les mauvais.
Rappelons-nous que l'activité politique des particuliers était à peu
près nulle et ne connaissait souvent pas d'autre forme, en l'absence
de mécanismes démocratiques, que la révolte sanglante. Mieux
vaut donc attendre les réformes opérées par les bons souverains
que d'en venir à cette extrémité, puisqu'un chrétien ne peut tuer
et que souvent, dans ces soubresauts, un mal pire remplace le
premier. On voit que les guerres civiles ont conduit Rome à se
donner des institutions de moins en moins bonnes. Dans ces condi
tions, l'action politique la plus efficace qu'on pouvait rêver, c'était de
former le futur roi. Aussi comprend-on mieux que Pascal ait maintes
fois répété « qu'il n'y avait rien à quoi il désirait plus de contribuer,
s'il y était engagé, et qu'il sacrifierait volontiers sa vie pour une
chose si importante » 12°.
‘k
‘ki‘

Ce que n'utilise pas l'augustinisme, c'est l'idée que «l'ordre de


la concupiscence» pourrait procéder en réalité non seulement de
l'équilibre des vices, mais aussi d'un reste de droiture et de force de
la raison. Certes bien des textes d'Augustin et de Pascal supposent
une rémanence de la grandeur originelle; mais tous deux sont si
sensibles à sa fragilité en face du déferlement des concupiscences
qu'ils n'ont pas cru pouvoir lui confier la réalisation d'un ordre
naturel vraiment positif. Il y a donc l'Eglise des saints et sa justice,
au milieu du monde et de sa corruption. Seuls des gouvernants
issus de la cité de Dieu peuvent améliorer les Etats humains, mais
avec quelles difficultés, quels risques pour eux-mêmes! Cette
conscience de l'omniprésence du mal explique que le chrétien augus
tinien tende à considérer le monde comme dans un état quasi déses
péré et soit résigné à voir la sombre marée agir de toutes parts:
il en supporte les assauts non seulement sur lui-même, mais même
sur ses compagnons de traversée, avec l'idée que Dieu les éprouve
comme lui et qu'il ne lui appartient pas de s'interposer. L'unique
et profonde raison de tout cela, c'est le règne des concupiscences, qui
répand partout sa funeste pénombre.

119. « Il a plu à sa providence de conserver les sociétés des hommes, et de punir


les méchants qui les troublent » (Quatorzième Provinciale, éd. Cognet, p. 256). Quand saint
Paul ou saint Pierre demandent aux chrétiens d'obéir à toute autorité légitime, c'est en
vertu de la même vision; ils sont d'autant plus assurés qu'ils croient proche la fin du
monde: dès lors, qu'importent les institutions politiques? Dans un bateau qui coule on
n'étudie pas un meilleur aménagement des cabines. Evidemment ces « autorités » renforcent
la conviction d'Augustin et de Pascal: Romains, XlIl, 1-8 (Epist, 153 - 54, 6, n. 19, etc.
Quatorzième Provinciale, p. 257); I Pierre, II, 13-15
120. L.af., n° 1004.
CHAPITRE III

LA GRACE SOUVERAINE

Toute la foi consiste en J.-C. et en Adam et toute


la morale en la concupiscence et en la grâce.
Fragment 226 - 523.

Sans la grâce divine la raison humaine erre à tâtons dans le


clair-obscur du monde, le cœur de l'homme est abandonné à ses incli
nations mauvaises. et c'est le règne de l'amour démesuré de soi. La
grâce est donc nécessaire: c'est l'une des données centrales de la
théologie augustinienne que cette possibilité de remonter de l'expé
rience de l'état présent de l'humanité à l'affirmation d'une chute
mystérieuse dont l'homme ne peut être guéri que par la main de
Dieu. Mais cette théologie pose deux autres problèmes fondamentaux :
A qui Dieu dispense-t-il cette grâce? Comment cette grâce agit-elle
en l'homme ? On reconnaît là les questions sur lesquelles les contro
verses furent si vives à la fin du xvI° siècle et tout au long du xvnt.
Dès 1648 Pascal partageait sur ces points les vues des théologiens
amis de Port-Royal. Evoquant une entrevue avec M. de Rebours, il
écrit à sa sœur Gilberte: «Je lui dis avec ma franchise et ma
naïveté ordinaires que nous avions vu leurs livres et ceux de leurs
adversaires ; que c'était assez pour lui faire entendre que nous étions
de leurs sentiments...»‘. C'est à cette époque-là, sans doute, que
Pascal, qui auparavant ne connaissait ces théologiens que par la ru
meur publique, s'est rendu compte peu à peu qu'ils étaient calomniés
et s'est rangé parmi eux intérieurement, en attendant de le faire avec
éclat quelques années plus tard 2. Il y a donc de la part de Pascal

l. Lettre du 26 janvier 1648 à Gilberte. Vie de Jacqueline Pascal, par Gilberte Périer
(Br. l, 152), indique que ces livres sont « des ouvrages de M. Jansénius, de M. de Saint
Cyran. de M. Arnauld ’ et d'autres « écrits dont ils furent très édifiés ».
2. Dix-septième Provinciale, éd. Cognet, p. 334-335: Les jésuites exploitent la crédulité
des simples. Et l'écrivain ajoute: « Je vous avoue que je vous ai cru aussi autrefois. Vous
m'aviez donné cette même idée de toutes ces personnes-là. De sorte que, lorsque vous les
pressiez sur ces propositions, jbbservais avec attention quelle serait leur réponse; et
230 LA GRACE SOUVERAINE

adhésion de plus en plus profonde à l'augustinisme strict de Port


Royal: en 1646 il étudie les théologiens (Jansénius, Saint-Cyran,
Amauld). En 1648, il considère que ceux-ci sont parfaitement
conformes à la pure doctrine augustinienne. De 1649 à 1653, il poursuit
ses lectures et confirme ses vues sur l'orthodoxie du groupe. En 1656
1657, c'est la campagne des Provinciales : les deux dernières sont une
véritable apologie de Jansénius. Enfin, en 1661, se produit la querelle
du Formulaire. Pascal est le plus intransigeant des thologiens de
Port-Royal, refuse toute signature et écrit: « Il faut premièrement
savoir que dans la vérité des choses, il n'y a point de différence entre
condamner la doctrine de Jansénius sur les cinq propositions, et
condamner la grâce efficace, saint Augustin, saint Paul » 3. Cette posi
tion de sa jeunesse, jamais Pascal ne l'a abandonnée. Son silence après
cette controverse qui l'oppose à Nicole et à Arnauld est le silence
de Job: un augustinien pur ne veut pas quitter l'Eglise, hors de
laquelle il ne voit que perdition. Cette Eglise a multiplié les éloges
de la théologie augustinienne de la grâce ; et voici que tout en préten
dant ne pas se détacher de saint Augustin, elle condamne chez ses
meilleurs exégètes la pensée même de l'évêque d'Hippone. De là
les accusations d'hypocrisie lancées aux jésuites par l'auteur des
Provinciales! De là aussi son appel du jugement du Pape à celui de
l'Eglise et de Dieu. Quelle dut être la douleur de cet homme, déjà si
malade, réduit au silence, à la prière et à l'abnégation d'une des plus
puissantes intelligences qui aient paru ! Après avoir crié en vain qu'il
est aussi intelligent que le pape ct tous les cleres, qu'il sait quelle est
la théologie de saint Augustin et quelle est celle de Jansénius, il se
tait.
On pressent aisément les problèmes que soulèvent les convictions
pascaliennes. Sur les rapports entre Pascal et le groupe de Port-Royal,
Jean Laporte a écrit en 1923 un article remarquable. Il y met en
lumière l'unité de vues de cette pléïade de théologiens sur les matières
de la grâce et de la morale. Pascal est pleinement des leurs, et les
Provinciales constituent même le « tranchant» de cette théologie.
Quant à l'Apologie, il n'est pas difficile d'en dévoiler l'augustinisme,
c'est-à-dire la conformité à la pensée du groupe. J. Laporte achève
son article en soulignant que Pascal, loin d'être un simple « secré
taire », apparaît lui-même comme un remarquable théologien et qu'il

j'étais fort disposé a ne les voir jamais, s'ils n'eussent déclaré qu'ils y renonçaient comme
à des impiétés visibles. Mais ils le firent bien hautement. Car M. de Sainte-Beuve, professeur
du roi en Sorbonne, censura dans ses écrits publies ces cinq propositions longtemps avant
le Pape; et ces docteurs firent paraître plusieurs écrits, et entre autres celui De la Grâce
victorieuse, qu'ils produisirent en même temps, où ils rejettent ces propositions et comme
hérétiques et comme étrangères. Car ils disent, dans la préface, que ce sont des propa
sitions hérétiques et luthériennes, fabriquées et forgées à plaisir, qui ne se trouvent ni dans
Jansénius ni dans ses défenseurs; ce sont leurs termes ». Contrairement à M. l'abbé Cognet,
nous pensons qu'il ne s'agit pas ici de mai 1653, où les cinq propositions furent condamnées
officiellement par Rome, mais de l'époque des premières polémiques sur les propositions,
en 1649. En effet, c'est a cette époque que Sainte-Beuve et Lalane écrivent et publient
leurs ouvrages.
3. Ecrit sur la signature (Br., X, 171). On pourra voir des témoignages analogues dans
ce même volume de Brunschvicg, X, p. 178, 182, 353, 371, 373...
INTRODUCTION 231

y aurait lieu d'étudier son influence personnelle sur les autres


« disciples de saint Augustin »‘.
Cette synthèse théologique sur la grâce représente-t-elle la pure
pensée augustinienne ? D'excellents esprits ont répondu: oui 5. Sans
trancher ce nœud que beaucoup jugent gordien, limitons nos conquêtes
à comprendre la pensée pascalienne. Elle a pour fondement une théo
logie de la grâce que son auteur a voulu puiser tout entière dans
saint Augustin et qu'il retrouvait dans les ouvrages des grands augus
tiniens de son temps. Exposons donc cette théologie telle qu'elle est,
signalons les pages d'Augustin dont elle s'inspire. Adoptant l'esprit
même de Pascal, lisons saint Augustin avec lui.

4. «Pascal et la doctrine de Port-Royal», in Revue de métaphysique ct de morale,


1923, p. 247-306. ‘ En liant Pascal à Port-Royal, on ne le réduit donc pas au rôle de disciple.
A plusieurs égards il y est un maître » (p. 305).
S. C'est ce que pensèrent ou pensent Bayle, Richard Simon, le P. Ceyssens... Bayle
écrit: « Il est certain que l'engagement où est l'Eglise romaine de respecter le système
de saint Augustin, la jette dans un embarras qui tient beaucoup du ridicule. Il est si
manifeste à tout homme qui examine les choses sans préjugé, et avec les lumières néces
saires, que la doctrine de saint Augustin et celle de Jansénius, évêque d'Yprcs, sont une
seule et même doctrine, qu'on ne peut voir sans indignation que la Cour de Rome se soit
vantée d'avoir condamné Jansénius et d'avoir conservé à saint Augustin toute son autorité
et toute sa gloire» (Dict., art. «Augustin », rem. E; et art. « Jansénius », remarque H).
L. Ceyssens, Jansénisme et antijansénisnle en Belgique, R.H.E., S1 (I9S6), p. 172, n. 1:
« Il aurait suffi, je crois, de dire que les théories de Jansénius étaient condamnées, qu'elles
concordassent ou non avec celles de saint Augustin. C'est la distinction entre jansénisme
condamné et augustinisme autorise‘ qui fut à la base des difficultés. Il se peut que Jansénius
se soit trompé sur la doctrine de saint Augustin, mais, après l'avoir étudiée durant vingt ans,
il en savait certainement plus que la plupart de ses adversaires ».
l. NÉCESSITÉ DE LA GRACE DU CHRIST : LE PÉCHÉ ORIGINEL

Comme les deux chapitres précédents l'ont montré, l'homme sans


la grâce demeure dans un état misérable ; il est incapable de s'assurer
de la Vérité et du bonheur, abandonné à ses tendances perverses. La
Révélation chrétienne rend compte de cette situation en enseignant
que le premier homme, créé par Dieu dans un tout autre état, s'est
révolté contre son créateur, et qu'il a corrompu la nature humaine en
lui-même et en ses descendants. Pascal et Augustin, lorsqu'ils traitent
du péché originel, font donc appel à la Tradition évangélique, c'est-à
dire à l'Ecriture, à la façon dont elle a été comprise aux différentes
étapes de la vie de l'Eglise, à la liturgie. Mais cette Tradition explique
un état de fait, elle ne le crée pas. Il est donc clair que le théologien
augustinien pourra remonter d'une considération empirique de l'état
actuel de l'homme à son explication théologique.

1. Expérience et péché originel chez saint Augustin

Augustin n'a cessé de considérer que le règne de la concupiscence


et de l'ignorance dans l'humanité - règne que Pascal et lui ont mis
en lumière avec tant de pénétration - constituait la preuve expé
rimentale d'une déchéance mystérieuse de l'espèce humaine‘. C'est
surtout contre les pélagiens que l'évêque d'Hippone a répété, martelé
ses affirmations à ce sujet :« Je te le rappelle souvent », lance-t-il à
Julien d'Eclane, « afin que ces paroles entrent au moins de force dans
ton cerveau »2. Les pélagiens et Augustin reconnaissaient les mêmes
textes bibliques, mais les interprétaient tout différemment; si les
exégèses augustiniennes sont éclairantes dans certains cas, dans
d'autres Julien l'emportait. L'évêque d'Hippone fait donc appel à
l'expérience.
Pélagiens et catholiques admettent l'existence d'un Dieu bon ct
juste. Or il suffit de jeter les yeux sur le spectacle du monde pour
être saisi d'horreur: il faut donc qu'il s'agisse là d'un châtiment, ou
Dieu serait injuste. S'il y a châtiment, c'est qu'il y eut faute contre
Dieu et que l'homme a été précipité de son état originel dans celui où
nous le voyons. Et puisque les petits enfants eux-mêmes sont les
jouets de tant de maux, c'est que cette chute a brisé toute la nature
humaine. Bref, tout ce que l'on voit de l'humanité présente permet
d'esquisser les principaux traits de l'énigme de notre origine. A cette
1. «Teste Scriptura et ipsa generis humani miseria, peccatum originale monstratur»
(Opus imperf., III, 89). Cf. IbitL, IV, 1: « Auctoritate divina et verissima rationc ».
Arnauld a bien vu qu'il s'agit chez Augustin d'un appel a l'expérience et à la raison:
Œuvres, XVII, 145 (cité par J. Laportc, La doctrine de la grâce, p. 52, n. 82).
2. Opus imperf, II, 74.
NÉCESSITÉ DE LA GRACE DU CHRIST 233

esquisse la foi apportera la fermeté et les couleurs du véritable


tableau .
D'ailleurs, rappelle le platonicien d'Hippone, les platoniciens ont
refusé de croire que cette vie pleine de mensonge et de malheur puisse
nous avoir été infligée autrement que par une condamnation divine.
Ils ont toujours affirmé bien haut la justice du Créateur. Cicéron
le rappelle à la fin de l'Hortensius, « comme conduit et poussé par
l'évidence même de la réalité ». Il parle de crimes commis dans une
vie antérieure, d'expiation dans cette vie. Ces philosophes livrés à leurs
seules lumières ont donc vu ce que ne distinguent pas les Pélagiens :
le joug pesant qui accable les hommes, la justice de Dieu *.
« L'évidence de la réalité », voilà ce que l'adversaire de Julien va
sans cesse rappeler. Tout cela constitue en effet un « témoignage »,
une situation particulièrement aisée à déchiffrer. C'est pourquoi
revient si souvent dans les traités anti-pélagiens le thème de la
contrainte : Tu es bien forcé de voir, de conclure *. On ne s'étonnera
pas qu'Augustin ait si souvent donné comme exemple la misère des
enfants : ceux-ci en effet ne pouvaient être tenus pour responsables
par eux-mêmes des souffrances qui les affligent et qui sont innom
brables : fièvre, toux, tortures de tous les membres, coliques .. sans
parler des douleurs plus cruelles encore qu'imposent les médecins .
Voilà les fleurs dont les Pélagiens décorent le paradis terrestre, quand
ils professent que l'homme fut créé ainsi par Dieu *. Parfois l'évêque

3. Voir De pecc. meritis, I, 36, n. 67 - 37, n. 68 ; Opus imperf., III, 204 : « Si ergo
nullum esset in parvulis ex origine malum meritum, quidquid mali patiuntur, esset injus
tum » ; I, 122 : « Cur ergo grave jugum super exordia parvulorum sub Deo potentissimo
atque justissimo ? » ; VI, 24 et 27. Contra Jul., VI, 21, n. 67, etc.
4. Contra Jul., IV, 16, n. 78 : « Videntur autem non frustra christianac fidei propin
quasse, qui vitam istam fallaciae miseriæque plenissimam non opinati sunt nisi divino judicio
contigisse, tribuentes utique justitiam Conditori ... Quanto ergo te melius veritatique
vicinius de hominum generatione senserunt, quos Cicero in extremis partibus Hortensii
dialogi velut ipsa rerum evidentia ductus compulsusque commemorat . ». On s'étonne que
le Père Refoulé, soucieux d'échapper aux conclusions de Jansénius sur la différence profonde
de l'état originel et de l'état présent, soutienne qu'aux yeux d'Augustin les philosophes de
l'Antiquité ont ignoré la condition primitive de l'homme. Il essaie d'en conclure que
l'argument par l'expérience a besoin de la Bible (« Misère des enfants et péché originel
d'après saint Augustin », in Revue thomiste, 1963, p. 341-362). Il cite à l'appui de son dire
Contra Jul., IV, 15, n. 77, où Augustin dit que les philosophes n'ont rien su d'Adam et
de sa femme, de leur première prévarication, de l'astuce du serpent, de la nudité anté
rieure au péché ... Les philosophes n'ont évidemment pas connu le déroulement de la
chute, ni le mystère de la transmission du péché ; leur enseignement n'a pas la fermeté
de la Bible. Mais les platoniciens, tout proches de la foi (comme toujours), avaient vu
l'essentiel. Voir encore Contra Jul., IV, 12, n. 60 ; VI, 21, n. 67.
5. Opus imperf., VI, 27 : « Enimvero hæreditaria ipsa generis humani, ab infantibus
usque ad senes, calamitas testis est ; quæ miseriæ non haberent condicionem supplicii, nisi
traherentur contagione peccati ». Ibid. : « Miserias nascentium cogeris confiteri, quoniam
vim tibi facit rerum evidentia, quam præ oculis omnium constitutam negare non sineris .
Remanet igitur, ut propter peccatum primi hominis genus humanum fatearis miserum
effectum ... Itane vero res manifestissima, quam tu quoque jam sentire compelleris, non
docetur ?» Ibid., I, 31 : « Vos potius iniquum cogimini confiteri grave super parvulos
jugum ». Contra Jul., VI, 21, n. 67 ... De civ. Dei, XXII, 22, n. 1 : « Omnem mortalium
progeniem fuisse damnatam, hæc ipsa vita, si vita dicenda est, tot et tantis malis plena,
testatur ».
6. Opus imperf., III, 48 : « Quomodo justum ostendatis Deum, non invenitis, si et in
nascentibus nulla peccata invenit, et eos tamen corruptibili corpore, et tot tantisque insuper
calamitatibus aggravat. Non enim numerari possunt mala quæ patiuntur infantes, febrem,
tussim, scabiem, dolores quorumque membrorum, ventris fluxum, lumbricos, et alia innume
234 LA GRACE SOUVERAINE

r
dHippone rappelle à Julien que ces enfants sont des «images de
Dieu »3, souvent il se pose en chrétien pour rejeter l'idée que Dieu
les ait créés dans l'état actuel ‘. Parlant à un évêque, il souligne par
des appels à leur foi commune le caractère horrible de la théologie
pélagienne. Mais ses arguments conservent leur force sans l'appui de
l'Ecriture, comme l'attestent ses références à la philosophie plato
mcienne.
L'état présent des adultes n'est pas moins scandaleux, inacceptable
de la part d'un Dieu bon. Il s'agit donc d'un châtiment. Comment en
effet Dieu serait-il l'auteur de cette vie douloureuse, de ces membres
de mort, de ce fardeau sous lequel, misérables légionnaires, nous
avançons en ahanant ? De cette crucifixion à laquelle certains veulent
échapper en se tuant ? De cette espèce de peste qui ronge ? Ce n'est
pas dans un pareil cachot que l'homme assouvira jamais son désir
d'être heureux’. A ces maux physiques, à l'affreuse mort s'ajoute
une nuée de fléaux moraux.
Cette vie même, s'il faut l'appeler vie, atteste, par les maux si nombreux
ct si grands dont elle est remplie, que toute la race des mortels a été
condamnée. Révèle-t-il autre chose, cet horrible abîme d'ignorance d'où
provient toute erreur, sein ténébreux où s'engouffrent tous les fils d'Adam
et dont personne ne peut sortir sans labeur, sans douleur, sans terreur ?
Et que nous indique l'amour de tant de choses vaines et nuisibles, d'où
naissent les cuisants soucis, les désordres, les afflictions, les frayeurs,
les folles joies, les dissensions, les procès, les guerres, les embûches, les
colères, les inimitiés, les duplicités, les flatteries, la fraude, le vol, la rapine,
la perfidie, l'orgueil, l'ambition, l'envie, les homicides, les parricides, la
cruauté, la sauvagerie, la perversité, la luxure, l'effronterie, l'impudence,
l'impudicité, les débauches, les adultères, les incestes, tant de stupres
et d'impudicités contre nature de l'un et de l'autre sexe que l'on rougit
même de nommer, les sacrilèges, les hérésies, les blasphèmes, les parjures,
les oppressions d'innocents, les calomnies, les tromperies, les prévari
cations, les faux témoignages, les jugements iniques, les violences, les
brigandages, et tant d'autres crimes qui ne viennent pas à l'esprit et qui
pourtant ne quittent pas cette triste vie humaine 1°?

Le plus souvent Augustin ne développe pas de telles listes, mais


fait naître toutes ces sombres fleurs d'une racine à deux rameaux, la
concupiscence et l'ignorance. Ces maux innombrables, poursuit-il,
proviennent de cette racine d'erreur et d'amour pervers que tous les fils
d'Adam ont en eux dès leur naissance. Qui ne sait, en elfet, avec quelle
ignorance de la vérité, manifeste dès le berceau, et avec quelle variété

rabilia ex ipsa came existentia, et ipsarum curationum quam morhorum plura tormenta,
et extrinsecus ictus vulnerum. plagas verberum, incursus dæmonum. Vos autem sapientes
hæretici, ne fateamini originale peccatum, parati estis talibus floribus implere paradisum ».
Cf. Ibid., IV, 123, etc. J. I.aporte a fait remarquer qu'Augustin ne tient aucun compte
des souffrances des animaux et qu'au xvir siècle la théorie cartésienne des animaux-machines
faisait s'évanouir d'éventuelles objections. Peut-être Arnauld et Pascal ont-ils adhéré a cette
théorie en partie pour cela (La doctrine de la grâce p. 46, n. 33).
7. Opus imperf., IV, 39 et VI, 36; Contra JuL, 111, 4, n. 10, etc.
8. Opus imperf., 111, 65; VI, 16 et 25.
9. Epist. 155 - 52, c. 1, n. 2-3 et c. 2, n. 6; In Ps. 141, n. 17: sur le verset 8. «Educ
de carcere animam meum ..., Non enim caro quam tu fecisti, sed corruptela camis, et
pressuræ et tentationes carcer mihi sunt».
10. De civ. Dei, XXII, 22, n. 1 (trad. Combes, Bibi. Augustinienne).
NÉCESSITÉ DE LA GRACE DU CHRIST 235

d'instincts trompeurs, visibles déjà chez les enfants, l'homme vient en


cette vie ? S'il lui était permis de vivre à sa guise et de faire tout ce qui
lui plaît, tous ces crimes et forfaits que j'ai mentionnés et ceux que
je n'ai pu mentionner, il en viendrait à les commettre tous, ou du moins
un grand nombre ".
Voilà le constat! Les meilleurs penseurs se sont élevés de là à la
connaissance d'une chute de l'homme.
Augustin repousse donc comme blasphématoire l'idée que Dieu
aurait créé l'homme dans l'état où il est à présent. L'être humain
n'est plus dans sa nature pure, mais il est affligé d'une nature viciée 12.
La véritable nature de l'homme, c'est celle qui sortit des mains de
Dieu 13; et ce n'est qu'improprement que l'on utilise le même terme
pour désigner un second état de fait, celui dans lequel l'homme naît
maintenant". Le point de vue augustinien est décidément historique
et ne s'oriente jamais vers la spéculation sur ce qui serait essentiel à
r r
lhomme ou ne le serait pas. Simplement Dieu a créé lhomme dans
un certain état, qui était féerique; l'homme s'est précipité volontai
rement dans un autre, qui est horrible. Qui entrevoit la bonté de Dieu
pressent et, s'il a l'esprit lucide et vigoureux, affirme que la vie que
traînent les hommes est la conséquence d'une déchéance 15.

11. Ibid. Le pessimisme augustinien éclate encore aux n. 2 et 3. Pour le couple ignorance
concupiscence, voir encore De nat. et grat., 67, n. 81 De lib. arbitrio, III, 19, n. S4:
’ Mortales et ignari ct carni subditi nascimur ».
12. De pecc. men, I, 37, n. 68: « Si hæc natura pura non est, sed vitiosæ primordia,
quia talis non est crcatus Adam ». Opus imperL, III, 206: « Natura humana, etsi mala est,
quia vitiata est, non tamen malum est » (précision antimanichéenne).
13. Retract., I, 10, n. 3: « ...naturam, qualis sine vitio primitus condita crat: ipsa
enim vere ac proprie natura hominis dicitur ».
14. Ibid. : « Translato autem verbo utimur, ut naturam dicamus ctiam, qualis nascitur
homo ». Même idée dans le De lib. arbitrio, III, 19, n. 54.
15. Certains critiques modernes, toujours pour essayer de rétablir une continuité plus
grande entre l'état de création et l'état présent, allèguent le fait qu'Augustin a dit trois
fois que, même si l'homme naissait innocent dans l'état actuel, il faudrait louer Dieu.
C'est exact. Il s'agit de: De lib. arbitrio, III, 19 à 23; Retracn, 1, 9, n. 6; De dono pers.,
Il, n. 26 - 12, n. 28. Les deux derniers textes sont des retours sur le premier. Deux notes
du De dono pers. (éd. de la « Bibl. augustinienne », vol. 24, p. 826-831) analysent ces textes
et les interprétations qu'on peut en donner, sans oser prendre parti. Le R.P. de Montcheuil
(Mélanges théologiques, Paris, 1946. p. 93-111) a montré qu'Augustin s'adressait alors aux
manichéens. Ceux-ci demandaient pourquoi ce qui fut une juste peine chez Adam serait
mérité par ses descendants; et ils concluaient de la réalité actuelle du mal à l'existence
d'une Substance mauvaise. Or c'est cette conclusion qu'Augustin veut empêcher. Il soutient
donc qu'Adam et Eve ayant péché et ayant perdu leur nature originelle, il ne serait pas
contraire à la sagesse de Dieu que leurs descendants, fussent-ils innocents (c'est ici qu'il
adopte la perspective adverse), en portassent les conséquences: les créatures innocentes
arriveraient à l'être dans l'état que nous voyons. Même alors, dit Augustin, il faudrait
louer Dieu, car elles pourraient avec l'aide de la grâce s'élever progressivement vers la
perfection. Pareille hypothèse ne met nullement en cause la justice divine, aux yeux de
l'évêque d'Hippone, puisque Adam a péché. C'est seulement la transmission de culpabilité
d'Adam à ses descendants qui est supposée inexistante.
Cette explication d'une hypothèse augustinienne trois fois reprise est la seule qui soit
en harmonie avec la légion de textes où Augustin montre aux Pélagiens que notre état
actuel est inexplicable sans une déchéance et condamnerait Dieu. Avec les traités anti
pélagiens, le De civ. Dei, etc., il ne s'agit ni d'ouvrages de jeunesse (cas du De lib. arbitrio).
ni d'hypothèses: le grand théologien développe clairement et abondamment sa conception
personnelle qui va directement contre toute possibilité d'un état de pure nature dans le
monde présent.
2. Pascal et les deux états de l'homme

Ce pessimisme profond d'Augustin, tout Port-Royal l'a compris et


assumé. Jansénius, Arnauld, Nicole, Pascal considèrent notre état
présent comme monstrueux ". Jansénius a consacré les trois livres de
son traité L'état de nature pure à rejeter comme étrangère à Augustin
l'idée que notre nature actuelle pourrait être directement issue des
mains de Dieu. Il y explique que selon les pélagiens Dieu aurait créé
réellement l'homme dans cet état et que les petits enfants seraient
à leur naissance dans l'état même d'Adam. Nous avons vu ce que
l'évêque d'Hippone en pense. Mais depuis la controverse pélagienne
douze siècles ont passé, et d'autres synthèses théologiques se sont
proposées. Les modernes, écrit Jansénius, considèrent que Dieu aurait
pu créer l'homme dans l'état où il est aujourd'hui ; l'état présent
représente la nature humaine dans sa nudité métaphysique : être
charnel, donc mortel, sans aucun droit à la grâce ni à la béatitude
éternelle, l'homme est au sommet du règne animal mais pas plus haut.
Au lieu de la perspective strictement historique de saint Augustin, on
adopte un point de vue aristotélicien : qu'est-ce que l'essence de
l'homme ? Cette essence une fois définie, on demande à l'Ecriture
la révélation du comportement réel de Dieu. On voit donc que par
bonté il a créé un homme bien plus richement doté qu'on n'eût pu
s'y attendre : Adam reçut en effet l'immortalité, la science. et il
vivait avec la grâce de Dieu, qui voulait le conduire à un but prodi
gieux, la communion à la Vie divine. Par sa révolte Adam a perdu tous
ces biens surajoutés par Dieu à sa nature pure. On comprend dès lors
les formules de Jansénius : selon les modernes (il cite Suarez, Bellar
min), la nature pure ne se distinguerait de la nature déchue que par
un point, la peine. Il y aurait entre elles la même différence qu'entre
un homme simplement nu et un homme dépouillé ?. L'évêque d'Ypres
attaque violemment cette conception qu'on chercherait en vain chez
saint Augustin. Il montre que le désir naturel qu'a tout homme d'être
heureux est crucifié sur la terre : les hommes ignorent quel est le
bien qui les comblerait, ils sont soumis à la mort , déchirés par les
concupiscences mauvaises *, sans parler de toutes les souffrances
physiques *.
Pur augustinien, Pascal a pu apprécier la rigueur de ce traité de
l'Augustinus, qu'il a utilisé - nous l'avons vu - dans la liasse « Souve
rain Bien ». Il semble que ce soit à Jansénius qu'il ait emprunté la
terminologie des « deux états ». Certes on trouverait le terme état

1. Voir J. Laporte, La doctrine de la grâce chez Arnauld, p. 42-94. Pascal fr. 208 - 435 :
« chaos ... confusion monstrueuse » ; fr. 131 - 434 : « Quel monstre, quel chaos » .
2. Augustimus, P.N., I, c. 1.
3. Ibid., II, c.7 : « De moriendi necessitate in pura natura, quae capitaliter beatitudini
naturali est contraria » (titre) ; c. 8 : « Ostenditur insania philosophorum naturalem beatitu
dinem sibi machinantium in ea quam putabant esse puram naturam » (titre).
4. Ibid., II, c. 11-21.
5. Ibid., III. Voici le titre du c. 8: « Justitia Dei funditis evertitur juxta Augustinum
per statun purae naturae ». Ce simple titre rappelle en effet une fouie de textes augustiniens.
NÉCESSITÉ DE LA GRACE DU CHRIST 237

chez Augustin‘; mais c'est son grand commentateur qui a établi


sur cette notion toute l'architecture de son monument: état de la
nature innocente, état de la nature pure, état de la nature déchue.
Le second étant condamné comme contraire à Augustin, il reste
effectivement les deux états réels que nous avons rencontrés chez
l'évêque d'Hippone. « Saint Augustin distingue les deux états des
hommes devant et après le péché et a deux sentiments convenables
à ces deux états.» Ses disciples «considèrent deux états dans la
nature humaine. L'un est celui auquel elle a été créée dans Adam,
saine, sans tache, juste et droite, sortant des mains de Dieu, duquel
rien ne peut partir que pur, saint et parfait.
L'autre est en l'état où elle a été réduite par le péché et la révolte
du premier homme, et par lequel elle est devenue souillée, abominable
et détestable aux yeux de Dieu » 7.
Qu'on relise maintenant l'Apologie avec cette clé, et l'on découvrira
combien l'augustinisme jansénien est sous-jacent presque partout.
Contrairement à Augustin, «les philosophes ne prescrivaient point
des sentiments proportionnés aux deux états.
Ils inspiraient des mouvements de grandeur pure et ce n'est pas
l'état de l'homme.
Ils inspiraient des mouvements de bassesse pure et ce n'est pas
l'état de l'homme N. « L'homme passe infiniment l'homme ..., il était
inconcevable à soi-même sans le secours de la foi. Car qui ne voit que
sans la connaissance de cette double condition de la nature on était
dans une ignorance invincible de la vérité de sa nature ’ ». L'homme a
donc eu deux natures, de là vient le mystère de sa condition présente :
« Voilà l'état où les hommes sont aujourd'hui. Il leur reste quelque
instinct impuissant du bonheur de leur première nature, et ils sont
plongés dans les misères de leur aveuglement et de leur concupiscence
qui est devenue leur seconde nature»1°. « Les hommes sont tout
ensemble indignes de Dieu et capables de Dieu: indignes par leur
corruption, capables par leur première nature" ». Il existe donc,
conformément à l'enseignement de saint Augustin, deux acceptions du
mot nature: au sens propre, nature désigne l'état de l'homme inno
cent; en un sens second et impropre, ce terme peut désigner notre
condition présente 12. De là des formules comme celle-ci: « La vraie
nature étant perdue, tout devient sa nature »13. La Sagesse de Dieu

6. Opus. imperL, I, 96
7. Ecr. gr., Br., XI, 145 et 135.
8. Fr. 398 - 525. Cf. fr. 149 - 430: « Ils ne savent ni quel est votre véritable bien, ni
quel est (votre véritable état) ».
9. Fr. l3l - 434 (passage rayé, peut-être à cause de 1'excessivc brutalité de la formule
’ ignorance invincible s).
10. Fr. 149 - 430.
ll. Fr. 444 - 557.
12. De lib. arbitrio, Ill, 19, n. 54: « lpsam naturam aliter dicimus, cum proprie loquimur,
naturam hominis in qua primum in suo genere inculpabilis factus est; aliter islam, in
qua, ex illlus damnati pœna, et mortales et ignari et carni subditi nascimur » (cf. RetracL,
l, lÜ, n. 3).
13. Fr. 397 - 426 (souligné par nous).
238 LA GRACE SOUVERAINE

peut donc annoncer aux hommes _. « Vous n'êtes plus dans létat
r
de
votre création »". Et l'apologiste peut s'étonner de ce qu'à la suite
de la chute et de la condition qui en est résultée, « on n'entre point en
désespoir d'un si misérable état »15. Même lorsqu'il nous paraît rece
voir sa signification habituelle, il est à peu près certain que le terme
Q
état conserve dans l'esprit de Pascal beaucoup de sa densité augus
tinienne: « Que fera dont l'homme en cet état ? » demande l'apo
logiste, après avoir montré l'être humain flottant entre le dogmatisme
et le scepticisme 1°. « Voilà notre état véritable », conclut-il ailleurs
au terme d'une démarche semblable". « En l'état où je suis, ignorant
‘J
où je suis et ce que je dois faire, je ne connais ni ma condition, ni mon
devoir. "i »
Il est à remarquer que cette conception des deux états était fami
lière à Pascal dès avant octobre 1651. Elle se trouve en effet assez
longuement exposée dans la lettre sur la mort d'Etienne Pascal, et en
des termes qui trahissent - nous l'avons vu - l'influence de I'Augus
tinus l’. On la retrouve dans I'Entretien avec M. de Sacy, où le jeune
interlocuteur de Sacy révèle déjà l'usage qu'on pourrait faire de
ces données théologiques dans une apologie. Après avoir évoqué les
idées des stoïciens et des épicuriens, Pascal ajoute:
Il me semble que la source des erreurs de ces deux sectes est de n'avoir
pas su que l'état de l'homme à présent diffère de celui de sa création;
de sorte que l'un, remarquant quelques traces de sa première grandeur 5
et ignorant sa corruption, a traité la nature comme saine et sans besoin
de réparateur, ce qui le mène au comble de la superbe; au lieu que
l'autre, éprouvant la misère présente et ignorant la première dignité,
Q
traite la nature comme nécessairement infirme et irréparable, ce qui
le précipite dans le désespoir d'arriver a un véritable bien, et de là dans
une extrême lâcheté. Ainsi ces deux états, qu'il fallait connaître en
semble pour voir toute la vérité, étant connus séparément, conduisent
nécessairement à l'un de ces deux vices, d'orgueil et de paresse, où sont
infailliblement tous les hommes avant la grâce, puisque, s'ils ne demeurent
dans leurs désordres par lâcheté, ils en sortent par vanité 2°.

Les hommes peuvent donc par la simple expérience découvrir les


éléments du puzzle de leur condition; mais ils ne savent comment fi

les organiser. C'est alors que parlera la Sagesse divine, qui d'un seul
coup ordonnera les pièces de ce jeu de patience où se sont perdus les Q
philosophes.
L'Apologie va mettre en lumière les contradictions qui nous
empêchent d'être heureux. Les vestiges de notre vraie nature nous
rappellent que le vrai bonheur est infini, que nous rêvons de tout
connaître et de régner. Mais la réalité de la seconde nature nous
condamne à l'aveuglement et à la convoitise. Quand on s'adresse à

u-nr -‘wfiu-»h’ po‘wvsy’ò.


Fr. 149 - 430.
Fr. 198 - 693.
. Fr. 131 - 434.
. Fr. 199 - 72.
. Fr. 429 - 229.
Br. minor, p. 102: ‘ L'homme en cet état »; « L'horreur de la mort est naturelle,
mais c'est en l'état d'innocence ».
Ç
20. Ed. CourceÜe, p. 55 et 57.
NÉCESSITÉ ma LA GRACE DU CHRIST 239

l'incroyant, on réfléchit avec lui sur l'existence de Dieu. Mais en


même temps s'impose l'effrayante prolifération du mal. Le libertin
s'interroge donc à la fois sur Dieu et sur le mal. Toute sa recherche
se développe avec l'hypothèse d'un Dieu bon. Il faut par conséquent
à la fois lui révéler Dieu et laver le Créateur de tout reproche.
C'est ici que l'apologiste va retrouver l'appel à l'expérience
qu'Augustin lançait aux pélagiens. Il sera évidemment moins hardi,
car les pélagiens étaient sûrs de la bonté de Dieu : on leur jetait alors
au visage la mort, la concupiscence, l'ignorance. Et ils avaient bien
de la peine à échapper à l'argumentation pressante de l'évêque
d'Hippone. Le libertin, lui, est flottant. Mais Pascal pense que si on
lui montre la vérité il peut la reconnaître. Pourquoi cela ? Parce qu'il
se découvre brisé, cassé. Cassé, parce qu'il est tombé d'un état
dont il perçoit aisément les restes au tréfonds de lui-même. Son expé
rience de la vie appelle irrésistiblement la révélation du péché originel.
Bien plus, elle hurle la vérité de ce dogme, dès lors que le christia
nisme nous le présente « Que nous crie donc ce chaos et cette confu
sion monstrueuse sinon la vérité de ces deux états avec une voix si
puissante qu'il est impossible de résister ?23 » On rencontre tout au
long des Pensées des formules qui rappellent celles des œuvres anti
pélagiennes : évidence, témoignage, etc. « Les grandeurs et les misères
de l'homme sont tellement visibles qu'il faut nécessairement que la
véritable religion nous enseigne et qu'il y a quelque grand principe de
grandeur en l'homme et qu'il y a un grand principe de misère?»
(N'est-il dom: pas clair comme le jour que la condition de l'homme est
double?) Car enfin si l'homme n'avait jamais été corrompu il jouirait
dans son innocence et de la vérité et de la félicité avec assurance. Et
si l'homme n'avait jamais été que corrompu il n'aurait aucune idée ni
de la vérité, ni de la béatitude. Mais malheureux que nous sommes et plus
que s'il n'y avait point de grandeur dans notre condition, nous avons une
idée du bonheur et nous ne pouvons y arriver. Nous sentons une image
de la vérité et ne possédons que le mensonge. Incapables d'ignorer abso
lument et de savoir certainement, tant il est manifeste que nous avons été
dans un degré de perfection dont nous sommes malheureusement déchus 13.

C'est pourquoi « Miton voit bien que la nature est corrompue et que
les hommes sont contraires à l'honnêteté, mais il ne sait pas pourquoi
ils ne peuvent voler plus haut » 2‘. Miton ressemble en cela à Cicéron :
Augustin souligne que dans le livre III du De Républica ce demier
présente l'homme comme un être produit par une nature-marâtre,
nu, fragile, sans force, à l'âme anxieuse, craintive, paresseuse, encline
aux convoitises... et pourtant habité d'une parcelle de feu divin. Le
grand orateur accuse la nature. C'est donc qu'il a bien vu la réalité,
mais en a ignoré la cause. Il lui échappait en effet pourquoi « un

21. Fr. 208 - 435 (souligné par nous). On reconnaît là le thème augustinien de la contrainte :
Cogimini Vous êtes forcés de recevoir cette doctrine.
22, Fr. 149 - 430 (début).
B. I-‘r. 131 - 434.
24. Fr. 642 - 448. Cf. 467 - 449: «Après la corruption dire: il est juste que tous ceux
qui sont en cet état le connaissent, et ceux qui s'y plaisent et ceux qui s'y déplaisent, mais
il n'est pas juste que tous voient la rédemption ».
240 LA cmcE SOUVERAINE

joug pesant » était « sur les fils d rAdam, depuis le jour de leur sortie
du sein maternel, jusqu'au jour de leur sépulture dans le sein de la
mère universelle [EccIi., XL, 1] ». Parce qu'il n'était pas instruit
de l'Ecriture, il ignorait les causes exactes de l'état présent 3. Pascal
a noté ces remarques d'Augustin par la mention de la formule:
« Rem viderunt, causam non viderunt », passée au pluriel pour être
appliquée à un certain nombre de penseurs de l'antiquité 2°. Il s'en
tient à ce texte sur Cicéron, esprit moyen, et ne recourt pas aux
Platoniciens, qui s'étaient approchés beaucoup plus près de la vérité
en affirmant une déchéance ancienne et le caractère expiatoire de
la vie présente 17. Nous retrouvons toujours Platon et son école
dans Augustin, quelquefois dans Pascal, plus sensible à des affirma
tions plus modestes de l ’ augustinisme ‘. les esprits ordinaires ne voient
plus très bien par eux-mêmes, mais ils reconnaissent la vérité si on
la leur montre. C'est pourquoi l'apologiste, tout en s'appuyant sur
l'expérience, n rhésite pas à ouvrir la Bible devant ses interlocuteurs :
(Il y a deux vérités de foi également constantes,
L'une que l'homme dans l'état de la création, ou dans celui de la grâce,
est élevé au-dessus de toute la nature, rendu comme semblable à Dieu et
participant de la divinité. L'autre qu'en l'état de la corruption, et du
péché, il est déchu de cet état et rendu semblable aux bêtes. Ces deux
propositions sont également fermes et certaines.
L’Ecriture nous les déclare manifestement lorsqu'elle dit en quelques
lieux - deliciae meae esse cum filiis hominum - e/fundam spiritum
meum super omnem carnem, etc - dii estis. Et qu'elle dit en d'autres :
omnis caro foenum, homo assimilatus est iumentis insipientibus et similis
/actus est illis, dixi in corde meo de filiis hominum - eccle. 3 -
Par où il paraît clairement que l'homme par la grâce est rendu comme
semblable à Dieu et participant de sa divinité, et que sans la grâce il est
censé semblable aux bêtes brutes)23.

Pascal fait longuement parler la Sagesse de Dieu dans le fragment


149-430, puis il lui fait dire aux hommes: « Ces deux états étant ou
verts il est impossible que vous ne les reconnaissiez pas H’. Sans

25. Contra JuL, lV, l2, n. 60: « Rem vidit. causam nescivit ».
26. Fr. 206 - 235.
27. Cf. Contra Jul., V, l5, n. 78: « Ex quibus humanæ inquit, vitæ erroribus et ærumnis
fit, ut interdum veteres illi, sive vates, sive in sacris initiisque tradendis divinæ mentis
interpretes, qui nos ob aliqua scelcra suscepta in vita superiore, pœnarum luendarum causa
natos esse dixerunt, aliquid vidisse videantur: verumque sit illud quod est apud Aristotelem,
simili nos affectos esse supplicio, atque eos qui quondam, cum in prædonum Etruscorum
manus incidissent, crudelitate excogitata necabantur, quorum corpora viva cum mortuis,
adversa adversis accomodata, quam aptissime colligabantur; sic nostros animos cum corpo
ribus copulatos, ut vivos cum mortuis esse conjunctos » (rapporté par Cicéron à la fin de
lflortensius). Cicéron ne donne pas ici son propre avis. Pascal n'a pas retenu la doctrine
platonicienne: fr. 804 - 447.
28. Fr. 131- 434. Pascal a écrit un peu plus haut:
Que deviendrez-vous donc, ô nomme qui cherchez quelle est votre véritable
condition par votre raison naturelle
Humiliez-vous, raison impuissante! Taisez-vous, nature imbécile, apprenez que
l'homme passe infiniment l'homme et entendez dc votre maître votre condition véri
table que vous ignorez.
Ecoutez Dieu.
29. Souligné par nous. Voir un peu plus haut: « De ce principe que je vous ouvre vous
pouvez reconnaître la cause de tant de contrariétés qui ont étonné tous les hommes et
qui les ont partagés en de si divers sentiments ». C'est aussi après avoir évoqué la Révélation
NÉCESSITÉ DE LA GRACE nu CHRIST 241

aucun doute, l'apologiste exprime ici une joie intellectuelle qu'il ne


cesse de goûter lui-même. Il s'écrie dans un autre fragment: « Pour
moi, j'avoue qu'aussitôt que la religion chrétienne découvre ce prin
cipe que la nature des hommes est corrompue et déchue de Dieu, cela
ouvre les yeux à voir partout le caractère de cette vérité; car la
nature est telle, qu'elle marque partout un Dieu perdu, et dans
l'homme, et hors de l'homme, et une nature corrompue » 3°.
Ce sont des formules comme celle-là qui ont fait prétendre que
Pascal proposait une démonstration rigoureuse du péché originel.
Ce serait méconnaître le statut de la raison dans l'œuvre du jeune
théologien. Assez forte pour découvrir ses limites et pour reconnaître
le vrai, elle est trop faible pour s'élever à la découverte de la vérité
religieuse, philosophique et morale. Mais dès que la foi lui a donné
la vérité, la raison exulte et se joue, comme ici. Hors de la Révélation,
l'homme s'oriente confusément vers la découverte des deux états,
grâce à son expérience de toute la complexe réalité. On lui fera
attendre ce dogme, comme on lui fit attendre la révélation du vrai
Bien. Il apparaît donc que Pascal est ici moins intrépide que saint
Augustin ; mais il est probable que l'assurance augustinienne s'ex
plique en grande partie par le fait que l'évêque d'Hippone s'adresse
à des chrétiens, les Pélagiens : même s'il ne fait pas appel à la Tradi
tion, cette dernière est à l'arrière-plan, agit souterrainement et donne
à la raison cette assurance dont nous parlions à l'instant. Face à un
incroyant, Augustin eût certainement insisté, comme toujours, sur la
réussite du platonisme. Mais eût-il été tellement plus affirmatif que
Pascal ?

1
3. Létat d 9 innocence

Pascal a résumé avec sa netteté habituelle la théologie augusti


nienne de l'état d'innocence dans un de ses Ecrits sur la grâce. Voici
tout d'abord ce texte, dont nous développerons les points essentiels:
DocrRiNB ne SAINT AucusnN.
Saint Augustin distingue les deux états des hommes devant et après le
péché et a deux sentiments convenables à ces deux états.
Avant le péché d'Adam.
Dieu a créé le premier homme, et en lui toute la nature humaine.
Il l'a créé juste, sain, fort.
Sans aucune concupiscence.
Avec le libre arbitre également flexible au bien et au mal.
Désirant sa béatitude, et ne pouvant pas ne pas la désirer.
Dieu n'a pu créer aucun des hommes avec la volonté absolue de les
damner.
Dieu n'a pas créé les hommes avec la volonté absolue de les sauver.
Dieu a créé les hommes dans la volonté conditionnelle de les sauver tous
généralement, s'ils observaient ses préceptes.

chrétienne que Pascal reprend une formule très augustinienne: « Nous naissons si contraires
à cet amour de Dieu et il est si nécessaire qu'il faut que nous naissions coupables. ou
Dieu serait injuste» (fr. 205 - 489).
30. Fr. 471 - 441.
242 LA GRACE SOUVERAINE

Sinon, de disposer d'eux comme maître, c'est-à-dire de les damner ou


de leur faire miséricorde suivant son bon plaisir.
L'homme innocent et sortant des mains de Dieu ne pouvait, quoique fort l
et sain et juste, observer les commandements sans grâce de Dieu.
Dieu ne pouvait avec justice imposer des préceptes à Adam et aux hommes
innocents sans leur donner la grâce nécessaire pour les accomplir.
Si les hommes en leur création n'avaient eu une grâce suffisante et né
cessaire pour accomplir les préceptes, ils n'auraient point péché en les
transgressant.
Dieu donna à Adam une grâce suffisante, c'est-à-dire outre laquelle aucune
autre n'était nécessaire pour accomplir les préceptes et demeurer dans la
justice. Par le moyen de laquelle il pouvait persévérer ou ne persévérer
pas, suivant son bon plaisir.
De sorte que son libre arbitre pouvait comme maître de cette grâce
suffisante la rendre vaine ou efficace, suivant son bon plaisir.
Dieu laissa et permit au libre arbitre d'Adam le bon ou le mauvais
usage de cette grâce.
Si Adam, par le moyen de cette grâce, eût persévéré, il eût mérité la
gloire, c'est-à-dire d'être éternellement confirmé en grâce sans péril de
pécher jamais: comme les bons Anges l'ont mérité par le mérite d'une
grâce pareille.
Et chacun de ses descendants fût né dans la justice et avec une grâce
suffisante pareille à la sienne, par laquelle il eût pu ou persévérer, ou
non, suivant son bon plaisir, et mériter, ou non, la gloire éternelle,
comme Adam.
Adam, tenté par le Diable, succomba à la tentation, se révolta contre Dieu,
enfreignit ses préceptes, voulut être indépendant de Dieu et égal à lui’.

Ce résumé affirme trois points essentiels, qu'il est nécessaire


d'examiner de près: la beauté de la nature innocente, une présence
particulière de la grâce, une prédestination particulière.

a) LA BEAUTÉ DE LA NATURE INNOCENTE

Pascal l'a maintes fois affirmée. Dès 1651, dans la Lettre sur la
mort de son père, il écrit:
Dieu a créé l'homme avec deux amours, l'un pour Dieu, l'autre pour soi
même; mais avec cette loi que l'amour pour Dieu serait infini, c'est-à-dire
sans aucune autre fin que Dieu même, et que l'amour pour soi-même
serait fini et se rapportant à Dieu.
L'homme en cet état non seulement s'aimait sans péché, mais ne pouvait
pas ne point s'aimer sans péché... L'horreur de la mort était naturelle
à Adam innocent, parce que sa vie étant très agréable à Dieu, elle devait
être agréable à l'homme: et la mort était horrible, lorsqu'elle finissait
une vie conforme à la volonté de Dieu... 2.

Dans cette vie régnait donc l'ordre de la charité : amour de


Dieu, amour de soi, amour des proches. La concupiscence mauvaise,
avec son ensorcellement infaillible, était inconnue. « J'ai créé l'homme
saint, innocent, parfait », révèle la Sagesse de Dieu dans l'Apologie,
«je l'ai rempli de lumière et d'intelligence, je lui ai communiqué
ma gloire et mes merveilles. L'œil de l'homme voyait alors la majesté
de Dieu. Il n'était pas alors dans les ténèbres qui l'aveuglent, ni dans

l. Br. XI, 145-147.


2. Br. minor, p. 102. Voir aussi p. 103.
NÉCESSITÉ DE LA GRACE DU CHRIST 243

la mortalité et dans les misères qui l'affligent » . « La dignité de


l'homme consistait dans son innocence à user et dominer sur les
créatures »*. En Adam, pas de mort, pas de misères physiques, pas
d'ignorance, pas de concupiscence !
Toutes ces affirmations sont purement augustiniennes. Si personne
n'avait péché, l'homme serait demeuré juste, sain, parfait *. Adam
ignorait la mort et les douleurs *, les concupiscences mauvaises 7 ;
il était doué d'une science aujourd'hui inconnue *. Mais quiconque
a seulement feuilleté les innombrables développements de saint
Augustin sur l'état d'innocence perçoit d'emblée l'extraordinaire so
briété de Pascal. L'évêque d'Hippone s'est posé les questions les plus
variées sur la vie adamique : à quel âge, avec quelle taille fut créé
Adam ? ? Il avait d'abord imaginé, dans son traité anti-manichéen sur
la Genèse, qu'Adam avait un corps transparent, qui n'avait pas besoin
de nourriture et n'éprouvait pas d'inclination sexuelle. Peu à peu il
revint de cette idée étrange. Il pencha cependant toujours à nier
l'existence d'une libido sexuelle dans l'état paradisiaque : l'union des
corps s'y accomplissait sans exaltation des sens 10. Ailleurs il affirme
que l'homme fécondait la femme sans porter atteinte à sa virginité 1.
En l'absence de toute indication biblique et étant donné qu'Augus
tin lui-même ne prend pas à la lettre le récit des six jours, de pareilles
fantaisies procédaient de la même activité effrénée de la raison que
les fantasques questions et décisions des casuistes. Pascal, qui ne se
contente pas du probable, mais cherche le sûr, a balayé toutes ces
imaginations inutiles.
Nous ne concevons ni l'état glorieux d'Adam, ni la nature de son péché,
ni la transmission qui s'en est faite en nous. Ce sont choses qui se sont

3. Fr. 149 - 430.


4. Fr. 788 - 486.
5. De corr. et grat., 10, n. 26 : Adam « sine ullo vitio factus est rectus ». De civ. Dei,
XIV, 26 : « Summa in carne sanitas, in anima tota tranquillitas ».
6. « Nondum enim homo vanitati similis factus erat, ut dies ejus sicut umbra in hoc
sæculo aerumnoso præterirent » (Opus imperf., V, 1). Voir De civ. Dei, XIV, 26 : « Vivebat
itaque homo in paradiso sicut volebat, quamdiu hoc volebat quod Deus jusserat : vivebat
fruens Deo, ex quo bono erat bonus. Vivebat sine ulla egestate, ita semper vivere habens
in potestate. Cibus aderat, ne esuriret ; potus, ne sitiret ; lignum vitæ, ne illum senecta
dissolveret. Nihil corruptionis in corpore vel ex corpore ullas molestias ullis ejus sensibus
inferebat ... », etc. De Gen. ad litt., VI, 25, n. 36.
7. « Placebant [Adam et Eva] Deo, et placebat eis Deus ; et quamvis corpus animale
gestarent, nihil inobediens in illo adversum se moveri sentiebant. Facicbat quippe hoc ordo
justitiæ, ut quia eorum anima famulum corpus a Domino acceperat, sicut ipsa eidem Domino
suo, ita illi corpus ejus obediret, atque exhiberet vitæ illi congruum sine ulla resistentia
famulatum » (De pecc. mer., II, 22, n. 36). Cf. De civ. Dei, XIV, 9-11, 18-26 ; De Gen. ad litt.,
XI, 1, n. 1.
8. « Ingeniis ergo tam excellentibus paradisi felicitas impleretur, si nemo peccasset :
tales quippe Deus de parentibus fuerat creaturus, qualem illum sine parentibus creaverat,
utique ad imaginem suam » (Opus imperf., V, 1). De lib. arbitrio, III, 18, n. 52.
9. De Gen. ad litt., VI, 13.
10. De grat. et pecc. orig., II, 35, n. 40; De nupt. et concup., II, 22, n. 37 : « Esset
quippe in cœundo tranquilla membrorum obedientia, non pudenda carnis concupiscentia » ;
Contra Jul., III, 25, n. 57 ; IV, 5, n. 35, etc.
On trouve cependant parfois qu'une libido existait, mais entièrement soumise au contrôle
de la raison : De Gen. ad litt., IX, 10, n. 18 ; De nupt. et conc., II, 26, n. 42 : Contra duas
epist. Pelag., I, 17, n. 34-35.
11. De civ. Dei, XIV, 26.
244 LA cmcE SOUVERAINE

passées dans l'état d'une nature toute différente de la nôtre et qui passent
l'état de notre capacité présente.
Tout cela nous est inutile à savoir pour en sortir; et tout ce qu'il nous
importe de connaître est que nous sommes misérables, corrompus, séparés
de Dieu, mais rachetés par Jésus-Christ 12.

Par l'état glorieux d'Adam, Pascal désigne tout ce qui concerne son
corps, ses connaissances, etc. Il a promené dans la forêt augustinienne
la hache du bûcheron et n'a laissé debout que quelques très grands
arbres: bonté primitive d'une créature sortie des mains de Dieu et
comblée de biens par son Créateur, statut de la grâce et théorie de la
prédestination liés à cette richesse originelle.

b) LA GRACE D'ÀDAM

Augustin et Pascal affirment que « l'homme innocent et sortant des


mains de Dieu ne pouvait, quoique fort et sain et juste, observer les
commandements sans grâce de Dieu » U.
En vertu de cette règle élémentaire de la méthode historique qui
conduit à attacher de plus en plus d'importance aux dernières expres
sions d'une pensée, tout Port-Royal a demandé au traité sur La correc
tion et la grâce, écrit en 426, la véritable conception augustinienne de
la grâce d'Adam. Cet opuscule présentait en outre le double avantage
de traiter formellement de ce problème dans trois de ses chapitres
et d'être particulièrement aimé de son auteur ‘‘.
Qu'y enseigne donc saint Augustin ? Dieu a créé Adam sans aucun
défaut. Or Adam n'a pas persévère’ dans cette rectitude qui lui avait
été donnée. S'il est tombé, c'est qu'il le pouvait à cause de l'indépen
dance de son libre arbitre. Il recevait en effet une grâce différente
de la nôtre, moins puissante, parce que lui-même était plus fort 15.
Cette grâce lui donnait pleinement le pouvoir de ne pas pécher. « Si
par son libre arbitre, le premier homme n'avait pas abandonné ce
secours, il serait resté toujours bon; mais il l'a abandonné, et il a
été abandonné. Ce secours était donc tel qu'il pouvait l'abandonner
s'il voulait, le garder s'il voulait » l‘. « La première liberté de la volonté
fut donc de pouvoir ne pas pécher La première immortalité fut de
pouvoir ne pas mourir Le premier pouvoir de persévérance fut de
pouvoir ne pas abandonner le bien 13. » Cette grâce adamique ne faisait
pas persévérer infailliblement, mais sans elle le libre arbitre n'aurait

12. Fr. 431 - 560.


13. Ecr. gr., Br., X1, 146. Enchin, 106: «Etsi peccatum in solo libero arbitrio erat
oonstitutum, non tamen justitiæ retinendæ sufficiebat liberum arbitrium. nisi participatione
immutabilis boni divinum auxilium prarberetur... Homo in paradiso ad se occidendum relin
quendo justitiam idoneus erat per voluntatem, ut autem ab eo tenerctur vita justitiæ,
parum erat velle, nisi ille qui eum fecerat adjuvaret ». De corr. et graL, 11, n. 29.
14. Cf. De dono pers, 21, n. 55. Augustin y déclare: « Proficienter me existimo Deo
miserante scripsisse, non tamen a perfectione cœpisse ».
15. ’ Quid ergo ? Adam non habuit Dei gratiam ? Imo vero habuit magnam, sed disparem »
(ll, n. 29). Cf. Ibid., n. 31.
16. ll, n. 31.
17. 12, n. 33.

~.
NÉCESSITÉ DE LA GRACE DU CHRIST 245

pu persévérer. On peut la comparer à la nourriture : elle permet de


vivre à qui le désire, mais elle ne fait pas vivre quelqu'un qui voudrait
se suicider. C'est la fameuse distinction de l'adjutorium quo (le se
cours qui fait agir) et de l'adjutorium sine quo non (le secours sans
lequel on ne peut agir) s. L'homme ici se sert de la grâce qui lui est
donnée : il apparaît donc qu'aux yeux d'Augustin il n'est pas essentiel
à la grâce d'entraîner infailliblement, puisque le premier homme
pouvait mettre en échec son action. Cette constatation est capitale
et engendrera d'importantes conséquences pour la théorie de la
prédestination.
Jansénius a fondé sa doctrine sur cette définition de la grâce
d'Adam, très différente de la grâce donnée par le Christ à ceux qu'il
retire maintenant de leur déchéance l°. En dépit des polémiques inces
santes qui se sont déroulées à ce sujet, sa conception semble inexpu
gnable *. Quoi qu'il en soit, comment Pascal conçoit-il la grâce
d'Adam ?
Il affirme d'abord que « Dieu ne pouvait avec justice imposer des
préceptes à Adam et aux hommes innocents sans leur donner la
grâce nécessaire pour les accomplir.
Si les hommes en leur création n'avaient eu une grâce suffisante
et nécessaire pour accomplir les préceptes, ils n'auraient point péché
en les transgressant » 21. Il s'agit là d'une affirmation augustinienne :
« Si ce secours avait manqué à l'ange ou à l'homme, lorsqu'ils furent
créés à l'origine, comme leur nature n'avait pas été créée capable,
sans un secours divin, de persévérer, même si elle le voulait, ils ne
seraient pas tombés, de toute façon, par leur faute, car ils auraient
manqué du secours sans lequel ils ne pouvaient persévérer »*.
Dieu donna par conséquent à Adam une grâce « par le moyen de
laquelle il pouvait persévérer ou ne persévérer pas selon son bon
plaisir » *. On reconnaît les termes mêmes de La correction et la
grâce *. La grâce de Dieu n'était donc pas souveraine : « Dieu laissa
et permit au libre arbitre d'Adam le bon ou le mauvais usage de cette
grâce »*.
Pascal poursuit avec une quasi-traduction : « Si Adam, par le
moyen de cette grâce, eût persévéré, il eût mérité la gloire, c'est-à-dire

18. 12, n. 34. Il existe une aide qui est seulement une condition nécessaire pour agir
(adjutorium sine quo non, grâce adamique) et une autre qui entraîne infailliblement l'action
(adjutorium quo, grâce christique donnée aux rachetés).
19. Augustimus, t. II : De gratia primi hominis, c. 10 ; De gratia Christi, II, c. 4. Il cite
cette distinction près de deux cents fois.
20. Voir De corr. et grat., éd. de la « Bibl. augustinienne », t. 24, p. 787-799, note 11.
21. Ecr. gr., Br., XI, 146.
22. De corr. et grat., 11, n. 32 : « ... non utique sua culpa cecidissent ». Pascal : « Ils
n'auraient point péché en les transgressant. » Un peu plus loin, Augustin souligne que
Dieu se devait de donner à l'homme innocent le secours indispensable à sa persévérance :
« Nunc autem quibus deest tale adjutorium, jam pœna peccati est : quibus autem datur,
secundum gratiam datur, non secundum debitum ». Tout est grâce, mais il y a des degrés
dans la gratuité de la grâce.
23. Ecr. gr., Br., XI, 146.
24. 11, n. 32: « Posset ergo permanere si vellet ... Sed quia noluit permanere . ».
25. Ecr. gr., Br., XI, 146. De corr. et grat., 11, n. 31 : « Nec ipsum [Adam] Deus esse
voluit sine sua gratia, quam reliquit in ejus libero arbitrio ».
246 LA GRACE SOUVERAINE

d'être étemellement confirmé en grâce sans péril de pécher jamais:


comme les bons Anges l'ont mérité par le mérite d'une grâce pa
reille M°.
Il est clair comme le jour que Pascal considère l'opuscule De la
correction et de la grâce comme le grand lieu où Augustin expose
sa conception de la grâce adamique et qu'il ne fait que reprendre la
pensée et les formules de son prédécesseur. Il proclame lui-même
à propos de cette différence si fortement affirmée par Augustin entre
la grâce d'Adam et la grâce des rachetés : « Qu'y a-t-il de plus familier
dans la doctrine de saint Augustin que la différence de ces se
cours .22’ » Pascal continue :
C'est ce qu'il établit dans tous ses livres, et particulièrement dans tout
celui De la correction et de la grâce, et presque dans tout celui Du don
de la persévérance. Dont ce trait suffit: « Car, et afin que nous ne nous
éloignions point de Dieu (il montre que cela ne peut nous être donné
que de Dieu), cela n'est plus en aucune sorte dans les forces du libéral
arbitre. Cela a été dans l'homme avant sa chute, et cette liberté de la
volonté a paru dans l'excellence de cette première condition dans les
Anges, qui lorsque le diable est tombé avec les siens, sont demeurés
fermes dans la vérité, et ont mérité de parvenir à une assurance éter
nelle Nous voyons assez par là que le premier homme ayant reçu un
secours prochainement suffisant (ce qui est indubitable dans la doctrine
de Saint Augustin, et si on en doute, il ne faut que recourir au livre De
la correction et de la grâce, qui en est tout rempli) par lequel il pouvait
persévérer et ne pas persévérer, en sorte qu'il était laissé à son libéral
arbitre d'user
que le libre de ceen
arbitre, pouvoir selonestsamaintenant,
l'état qu'il volonté, St n'a
Augustin nous
plus cette déclare 23.
puissance

On aura remarqué la fixité des formules : en un domaine difficile


et sur une question si discutée, Pascal fait bien attention de placer
ses pas exactement dans ceux du docteur de la grâce.

26. Cf. De corr. et grat., 10, n. 28: « Si per ipsum liberum arbitrium manere voluisset
[Adam], profecto acciperet illam, merito hujus permansionis, beatitudinis plenitudinem,
qua et sancti Angeli sunt beati, id est, ut cadere non posset ulterius, et hoc certissime sciret n.
Voir aussi Ibid., 11, n. 32.
27. Ecr. gr., Br., XI, 222; cf. 206: «Qui ne sait quelle différence il [Augustin] met
entre la persévérance d'Adam et des anges, et celle des hommes d'à présent ? » etc. Pascal
songe à la célèbre formule: « Ipsa adjutoria distinguenda sunt. Aliud est adjutorium sine
quo aliquid non fit, et aliud est adjutorium quo aliquid fit » (De corr. et grat., 12, n. 34).
Ailleurs, il est dit qu'Adam avait une grâce « magnam, sed disparem » (lbid., ll, n. 29).
28. Ecr. gr., Br., XI, 222-223. Pascal y cite le De dono pers., 7, n. 13. Brunschvicg
signale que ce texte est cité par Sinnich dans sa Trias (II, c. 3, art. 24, p. 183); mais rien
ne prouve que Pascal n'ait pas recouru directement à Augustin. Voir Bourzeis, Saint
Augustin victorieux ..., conférence 4, chapitre 9, p. 117:
S'il est rien d'essentiel et de fondamental en la doctrine de saint Augustin,
c'est sans contredit cette immuable vérité, que le premier homme a été formé dans
la grâce divine, et avec un libre arbitre par lequel il pouvait ou n'user pas de
cette grâce, ou en user selon qu'il lui plaisait: d'où il s'ensuit que lorsqu'il a péché,
il n'a péché par aucune espèce de nécessité ou de contrainte, mais dans une liberté
pleine et absolue de ne pas pécher: « Ce que Pélage assure est véritable, savoir que
Dieu non moins bon que juste a fait l'homme en telle sorte, qu'il eût pu s'il eût
voulu se garantir du mal du péché: Et en effet qui ne sait que l'homme a été créé
sain et sans tache, et qu'il a été enrichi d'un libre arbitre et d'une puissance libre
pour accomplir le bien et pour vivre saintement » [Nat. et gratia cap. 45] ? Et vous
verrez que saint Augustin n'enseigne autre chose en des chapitres entiers de
l'excellent livre De la correction et de la grâce, et en plusieurs autres lieux de ses
œuvres.

,L_ __‘
NÉCESSITÉ DE LA GRACE DU CHRIST 247

Les seules expressions qui ne soient pas dans Augustin sont celles
de « grâce suffisante », de « pouvoir prochain », de « secours prochai
nement suffisant »*. Elles sont empruntées au molinisme de Lessius.
Pascal les fait définir dans la première et la seconde Provinciales :
« Avoir le pouvoir prochain de faire quelque chose. c'est avoir tout
ce qui est nécessaire pour la faire, de telle sorte qu'il ne manque rien
pour agir »*. En ce qui concerne la grâce suffisante, soutenue par les
jésuites, c'est « une grâce donnée généralement à tous les hommes,
soumise de telle sorte au libre arbitre, qu'il la rend efficace ou inef
ficace à son choix, sans aucun nouveau secours de Dieu, et sans qu'il
manque rien de sa part pour agir effectivement » *. Il apparaît donc
que Pascal identifie la grâce adamique et la grâce suffisante des
molinistes. Lui-même a précisé à plusieurs reprises que les molinistes
se trompaient, parce qu'ils développaient à propos des hommes dé
chus une théorie de la grâce qui n'était vraie que d'Adam innocent.
Ceux-ci, écrit-il, « considérant la volonté de Dieu sur les hommes in
nocents, l'ont établie aussi sur les hommes criminels » *. D'après eux,
« les hommes sont sauvés ou damnés suivant qu'il plaît aux hommes
de rendre vaine ou efficace cette grâce suffisante donnée à tous les
hommes pour croire ou pour prier, Dieu ayant une volonté égale de
les sauver de sa part » *. Pascal nous indique ici que la théologie de
la grâce n'est pas séparable de celle de la prédestination, qui constitue
le troisième aspect important d'une étude sur l'état d'innocence.

c) LA PRÉDESTINATION EN PRÉVISION DES MÉRITES

Quand Dieu créa les hommes innocents, il ne le faisait évidemment


pas pour les damner. Mais il ne voulait pas les sauver malgré eux.
« Dieu n'a pas créé les hommes avec la volonté absolue de les sauver.
Dieu a créé les hommes dans la volonté conditionnelle de les
sauver tous généralement s'ils observaient ses préceptes »*. C'est
donc seulement en fonction de sa prescience que Dieu prédestinait les
Hommes. Ici encore, la conception moliniste étend à l'humanité déchue
ce qui n'était vrai que d'Adam innocent *.
Cette volonté conditionnelle de sauver tous les hommes, s'ils
usaient bien de la grâce, se conclut aisément des nombreux passages
de La correction et la grâce ou du Don de la persévérance où il est
affirmé que Dieu attendait le bon choix de l'homme pour le faire
entrer dans la béatitude. Maintenant que cet état du libre arbitre a

29. Ecr. gr., Br., XI, 135, 146-147, 151, 221-222, etc.
30. Première Provinciale, éd. Cognet, p. 15
31. Deuxième Provinciale, éd. Cognet, p. 22.
32. Ecr. gr., Br., XI, 141. Cf. p. 151-152, où les molinistes sont assimilés aux « restes
des pélagiens », c'est-à-dire aux semi-pélagiens.
33. Ibid., p. 152. Jansénius, lui aussi, situe avant la chute la grâce suffisante des
molinistes : De gratia primi hominis, c. 10-12.
34. Ecr. gr., Br., XI, 145-146. Ibid., p. 151 : « Dieu avait en la création une volonté
conditionnelle de les sauver tous, pourvu qu'ils usassent bien de cette grâce ».
35. Ecr. gr., Br., XI, 141 et 151-152.
248 LA GRACE SOUVERAINE

élé enlevé à l'homme déchu, « ce qui devait être la récompense du


mérite est devenu un don de la grâce en ceux qui sont libérés »3°.
Adam, « si par son libre arbitre il avait voulu rester dans cet état
de rectitude et d'innocence, aurait reçu, en récompense de cette
persévérance, sans goûter du tout la mort et le malheur, la plénitude
de la béatitude qui rend aussi les saints anges bienheureux [m].
Mais il abandonna Dieu par son libre arbitre, et ainsi éprouva le juste
jugement de Dieu » 3’. Dieu attendait le bon vouloir de l'homme, dont
la volonté pouvait alors faire échec à la sienne. L'amour de Dieu se
proposait et attendait une réponse pleinement libre de l'homme. Un
véritable dialogue se nouait entre le Créateur et sa libre créature.
Mais cet état, dont nous nous représentons difficilement bien des
aspects, n'est plus. Car Adam a abandonné Dieu, et a été abandonné.

4. La chute

Pas plus que «l'état glorieux d'Adam », notait Pascal, « nous ne


concevons la nature de son péché, ni la transmission qui s'en est
faite en nous » ‘. Ne nous attendons pas davantage ici à des détails.
Le théologien s'en tiendra aux quelques affirmations qu'autorise la
Tradition évangélique.

a) LA FAUTE

Sans reprendre le pittoresque du récit de la Genèse, Pascal en


abstrait le message religieux profond. Adam s'est « révolté contre Dieu
par un mouvement de sa volonté et sans aucune impulsion de Dieu » 2.
« Adam tenté par le Diable succomba à la tentation, se révolta contre
Dieu, enfreignit ses préceptes, voulut être indépendant de Dieu et égal
à lui »3. Dieu avait établi l'ordre harmonieux de la charité. Adam l'a
rompu par orgueil, à l'instigation de Satan. Quand il évoque la faute
originelle, Pascal parle surtout de rébellion orgueilleuse. Adam « n'a
pu soutenir tant de gloire sans tomber dans la présomption. Il a voulu
se rendre centre de lui-même », révèle la Sagesse divine, « et indépen
dant de mon secours. Il s'est soustrait de ma domination et s'égalant
à moi par le désir de trouver sa félicité en lui-même je l'ai abandonné
Q. lui »‘. L'amour de soi, qui était légitime parce que mesuré et uni
N‘
N’
l'amour de Dieu en l'homme innocent, s'est démesurément enflé,
la suite de la suggestion diabolique : « Vous serez comme des
ieux [Genèse, III, 5] ».

36. De corr. et grat., ll, n. 32. Cf. De dono pers, 7. n. 13.


37. De con. et grat, 10, n. 28.

Fr. 431 - 560.


PWN!" Ecr. gn, Br., XI, 134.
Ecr. gr., Br., XI, 147. Ibid.: ‘ sa rébellion ».
Fr. 149 - 430. Cf. Lettre sur la mort, Br. minor, p. 102.

__‘_
NÉCESSITÉ DE LA GRACE DU CHRIST 249

r
Augustin, ici encore, est beaucoup moins sobre. Il sétend longue
ment sur les moindres détails des récits de la création. Mais c'est
bien l'armature théologique de sa pensée que Pascal expose.
Le commencement de tout péché est l'orgueil [Eccli., X, 15]. Qu'est-ce que
l'orgueil, sinon le désir d'une grandeur perverse ? Perverse en effet est cette
grandeur où l'âme, après avoir abandonné le principe auquel elle doit
s'attacher, devient et est en quelque sorte son propre principe Le
diable n'aurait pas séduit l'homme, si ce dernier n'avait pas déjà commencé
à se complaire en lui-même. Car la cause de sa délectation fut la parole:
Vous serez comme des dieux. Dieux, les hommes pouvaient l'être bien
mieux par leur union au principe véritable et souverain grâce à l'obéis
sance, qu'en se constituant eux-mêmes leur propre principe par orgueil 5.

La volonté de lhomme a rompu l'ordre établi par Dieu, a quitté le


Bien sans mesure pour se complaire en elle-même: après la chute
commence le règne néfaste du moi 6.

b) LA DESTRUCTION DE LA PREMIÈRE NATURE

Par la faute d'Adam intervint un «horrible changement ». Ce fut


d'abord la déchéance physique: les souffrances innombrables et la
mort. Adam a perdu le pouvoir de ne pas mourir, tout en conservant
l'horreur de la mort 7. Il fut donc précipité « dans la mortalité et
dans les misères qui l'affligent » ‘. Mais ce ne fut pas tout. « L'homme
ayant péché, sa vie est devenue corrompue, son corps et son âme
ennemis l'un de l'autre, et tous deux de Dieu’ ». « Je l'ai abandonné
à lui », dit la Sagesse divine, «et révoltant les créatures qui lui
étaient soumises, je les lui ai rendues ennemies, en sorte qu'aujour
d'hui l'homme est devenu semblable aux bêtes, et dans un tel éloi
gnement de moi qu'à peine lui reste-t-il une lumière confuse de son
auteur, tant toutes ses connaissances ont été éteintes ou troublées.
Les sens indépendants de la raison et souvent maîtres de la raison
l'ont emporté à la recherche des plaisirs. Toutes les créatures ou
l'affligent ou le tentent, et dominent sur lui ou en le soumettant par
leur force ou en le charmant par leur douceur, ce qui est une domi
nation plus terrible et plus injurieuse »1°. Que rappelle ce long pas
sage ? Que l'homme déchu est devenu soumis à la concupiscence et
à l'ignorance.
Adam ayant péché et s'étant rendu digne de mort éternelle,
Pour punition de sa rébellion,
Dieu l'a laissé dans l'amour de la créature.

5. De civ. Dei, XIV, 13. n. I-2. Texte cité par Arnauld, Œuvrus, XVII, 324-5; X, 403-4.
Pour les idées d'Arnauld, voir J. Laporte, La doctrine de la grâce ..., p. 53-56. Chez
Jansénius, voir Augustinus, N.L., Il, 15 et 19.
6. De Gen. ad litt., VIII, 13. n. 30: «A peccante nihil aliud appetitum est, nisi non
esse sub daminatione Dei ». Ibid., 14, n. 31: «Nec fieri potest ut voluntas proprio non
grandi ruinæ pondere super hominem cadat, si eam voluntati superioris extollendo præponat.
Hoc expertus est homo coutemnens præceptmn Dei ».
7. Lettre sur la mort, Br. minor, p. 102-3.
8. Fr. 149 - 430.
9. Lettre sur la mort, p. 102.
10. Fr. 149 - 430. Cf. fr. 788 - 486.
250 LA GRACE SOUVERAINE

Et sa volonté, laquelle auparavant n'était en aucune sorte attirée vers


la créature par aucune concupiscence, s'est trouvée remplie de concu
piscence que le Diable y a semée, et non pas Dieu.
La concupiscence s'est donc élevée dans ses membres et a chatouillé et
délecté sa volonté dans le mal, et les ténèbres ont rempli son esprit de
telle sorte que sa volonté auparavant indifférente pour le bien et le mal,
sans délectation ni chatouillement ni dans l'un ni dans l'autre, mais
suivant, sans aucun appétit prévenant de sa part, ce qu'il connaissait de
plus convenable à sa félicité, se trouve maintenant charmée par la concu
piscence, qui s'est élevée dans ses membres. Et son esprit très fort, très
juste, très éclairé, est obscurci et dans l'ignorance U.

L'homme a perdu la grâce de Dieu. Le voici misérable, abandonné


à ses forces débiles, errant à tâtons. Telle est maintenant sa nature, sa
seconde nature : souffrances, esprit ignorant et ployable en tous sens,
volonté en proie à l'envoûtement des concupiscences. Pourtant, si
horrible qu'ait été ce changement, la corruption ne devint pas totale.
L'homme a conservé des vestiges de sa première nature : en particulier
il n'a pas pu perdre le désir de la béatitude, désir devenu presque
aveugle sur son véritable objet et incapable de se fixer sur lui, mais
resté tout aussi impétueux qu'à l'origine. « Voilà l'état où les hommes
sont aujourd'hui. Il leur reste un instinct impuissant du bonheur de
leur première nature, et ils sont plongés dans les misères de leur
aveuglement et de leur concupiscence qui est devenue leur seconde
nature. 12 » Instinct du bonheur, reste de la première nature, aveugle
ment et concupiscence de la seconde, voilà ce qui compose bizarre
ment l'homme d'aujourd'hui, ce chaos, ce tissu de contradictions. La
nostalgie du Dieu perdu est demeurée au fond de « cette grande âme
capable d'un amour infini » l3. « Le cœur aime l'être universel naturel
lement. " » Avec ce désir de la béatitude, l'homme a conservé le goût
de la vérité.
Malheureux que nous sommes et plus que s'il n'y avait point de grandeur
dans notre condition, nous avons une idée du bonheur et nous ne pouvons
y arriver. Nous sentons une image de la vérité et ne possédons que le
mensonge... Tant il est manifeste que nous avons été dans un degré de
perfection dont nous sommes malheureusement déchus 15.

Si l'homme est misérable, il lui reste une grandeur, c'est de se


connaître misérable. Pour évoquer la sinistre métamorphose qui suivit
| ’
la faute dAdam, Pascal parle de corruption, d infection, de chute, de
changement de nature l°.
Augustin utilise évidemment les même images, devenues tradi
tionnelles. Mais il parle aussi très souvent de ruine, de blessure, et

11. Ecr. gr., Br., Xl, 147. Cf. Ibid., 151: « Adam pécha Il fut puni de la concupis
cence et de l'ignorance ».
12. Fr. 149 - 430. Cf. fr. 214 - 491, 399 - 438, 131 - 434.
13. Lettre sur la mon, Br. minor, p. 102.
14. Fr. 423 - 277. Cf. fr. 661 - 81.
15. Fr. 131 - 434. Ct. fr. 208 - 435 et 199 - 72: ‘ Voilà notre état véritable. C'est ce qui
nous rend incapables de savoir certainement et d'ignorer absolument». Fr. 136 - 139: « lls
ont un autre instinct secret, qui reste de la grandeur de notre première nature, qui leur
fait connaître que le bonheur n'est en effet que dans le repos et non pas dans le tumulte ».
16. Fr. 131 - 434. Lettre sur la mort, Br. minor, p. 102. Fr. 400 - 427, etc.
NÉCESSITÉ nE LA GRACB nu cmusr 251

même de mort 13. Adam a perdu le pouvoir de ne pas mourir et de


vivre sans l'assaut des douleurs 1’. L'harmonie de l'ordre de la charité
a été rompue: en se révoltant contre Dieu, l'homme est devenu lui
même divisé. Les mouvements de la concupiscence charnelle l'ont
emporté comme les bêtes 1’. L'homme déchu a sombré dans l'igno
rance, est devenu la proie des concupiscences. Augustin a multiplié
les termes qui expriment ce couple: ignorantia / concupiscentia 2°,
errores / dolores 2‘, ignorantia /difficultas, error / cruciatus 22. Jansé
nius a donc parfaitement exprimé la pensée augustinienne, quand il
consacre tout le second livre de son traité De la nature déchue à
l'ignorance et à la concupiscence 23. Privé de la grâce et livré à ces
fléaux, l'homme est maintenant doué d'une seconde nature 2‘. Si faible
et malheureuse qu'elle soit, celle-ci n'a pas perdu tout vestige de sa
grandeur. « Si grande que soit sa nature, l'âme a pu être altérée, parce
qu'elle n'est pas la nature souveraine. Mais tout altérée qu'elle est,
parce qu'elle est capable de la nature souveraine et peut en devenir
participante, c'est une grande nature25 » Dans l'homme déchu « ne

17. De pecc. meritis, I, 16, n. 21 (corruption). Pour le changement: « Peccavit, natu


ramque in se vitiavit, mutavit, obnoxiavit humanam» (Opus imperf, IV, 104). De nat.
et grat., 53, n. 62: « [Nature] vulnerata, sauciata, vexata, perdita est »; 1bid., 23, n. 25:
le libre arbitre « opus habet medico, quoniam sanus non est; opus habet vivificatore quia
mortuus est ».
18. Opus imperf., VI, 27; De pecc. meritis, I, 16, n. 21: « Tune etiam morbo quodam
ex repentina et pestifera corruptione concepto factum in illis est, ut illa in qua creati
sunt stabilitate ætatis amissa, per mutabilitates ætatum irent in mortem ».
19. « Quando ergo peccavit Adam non obediens Deo, tunc ejus corpus, quamvis esset
animale et mortale, gratiam perdidit, qua ejus animæ omni ex parte obediebat; tunc ille
exstitit bestiarum motus pudendus hominibus, quem in sua erubuit nuditate» (De pecc.
mer., I, 16, n. 21). Ibid., II, 22-23. De civ. Dei, XXII, 24, n. 2: « Ex quo enim [peccato]
homo in honore positus, postea quam deliquit, comparatus est pecoribus, similiter generat ».
Ces textes jettent un jour inattendu sur la formule pascalienne: « L'homme est devenu
semblable aux bêtes » (fr. 149 - 430). Par le rut. On sait en effet qu'Augustin interprète le
verset de la Genèse (III, 7) où Adam et Eve ont honte de leur nudité, comme l'apparition
de la concupiscence sexuelle désordonnée (par ex. De nupt. et conc., II, 21, n. 36). Aux
yeux d'Augustin, « Vitium hominis natura [est] pecoris », ce qui est nature chez l'animal
est corruption chez l'homme (De gratia et pecc. originali, II, 40, n. 46). Ce principe est
passé chez Pascal: « La grandeur de l'homme est si visible qu'elle se tire même de
sa misère, car ce qui est nature aux animaux nous l'appelons misère en l'homme par où
nous reconnaissons que sa nature étant aujourd'hui pareille à celle des animaux il est
déchu d'une meilleure nature qui lui était propre autrefois » (fr. 117 - 409, souligné par
nous). Toutefois, c'est très généralement que le désordre règne entre l'âme et le corps:
« Non enim ante peccatum in paradiso tale erat corpus, ut illo anima gravaretur » (Opus
imperf., VI, 27).
20. Enchir., 24: « Subintravit ignorantia rerum agendarum, et concupiscentia noxiarum ».
Ce texte précise clairement que cette ignorance concerne la conduite humaine; elle pourra
donc être atténuée dans les domaines étrangers à cette conduite (connaissances scientifiques).
21. Enchin, 26.
22. De lib. arbitrio, III, 18, n. 52: « Sunt revera omni peccanti animæ duo ista pœnalia:
ignorantia et difficultas. Ex ignorantia dehonestat error, ex difficultate cruciatus affligit ».
On trouve encore error et perversus amor (De civ. Dei, XXII, 22), etc.
23. c. 2-6: De ignorantia ; c. 6-25: De concupiscentia.
24. Contra JuL, I, 105; De div. quæst. ad Simplic., I, 1, n. 11: « Non enim est hæc
prima natura hominis, sed delicti pœna, per quam facta est ipsa mortalitas, quasi secunda
natura ». J. Laporte note avec raison que la formule de « seconde nature n est très souvent
utilisée par Jansénius et tous les écrivains de Port-Royal. Amauld, Œuvres, XVII, 369, etc.
(La doctrine de la grâce ..., p. S7, n. 5).
25. De Trinitate, XIV, 4, n. 6. Cf. De civ. Dei, XIX, 12, n. 2: « Nullum quippe vitium
ita contra naturam est, ut naturæ deleat etiam extrema vestigia ». Voir Ibid., XXII, 24,
n. 3-5.

-*_-_‘
252 LA GRACE SOUVERAINE

s'est pas éteinte complètement cette sorte d'étincelle, si l'on peut dire,
de la raison qui fit de lui l'image de Dieu H‘. Il lui reste donc un
certain sentiment de la vérité. Augustin ajoute que «la nature, au
milieu de ses maux, n'a pas pu perdre le désir de la béatitude »2’.
Tous les hommes déchus désirent d'être heureux: c'est là l'un des
leitmotive de la pensée de l'évêque d'Hippone, comme nous l'avons
vu. Jansénius a bien saisi l'importance de cette affirmation augusti
nienne: la nostalgie de l'être infini, du bonheur que lui seul peut
donner, est demeurée au fond des cœurs, gravée de façon indélébile.
Il s'appuie sur sa force pour montrer l'impossibilité de l'état de pure
nature: comment Dieu eût-il donné à l'homme actuel ce désir de lui
et l'eût-il plongé dans l'impuissance radicale où il est de le réaliser n ?
Augustin proposait donc à Pascal tous les éléments avec lesquels ce
dernier a construit ses fameuses oppositions entre la misère et la
grandeur de l'homme. « Dieu en effet n'enlève pas à la nature tout
ce qu'il lui a donné, mais il enlève quelque chose et laisse quelque
chose, afin que subsiste un être qui se lamente de ce qu'il a perdu. 2’ »
Plusieurs des textes pascaliens ou augustiniens que nous venons
de citer révèlent qu'aux yeux des deux penseurs la destruction de la
première nature en Adam a affecté toute l'espèce humaine. Il faut
donc scruter maintenant l'un des aspects les plus impénétrables du
péché originel, sa transmission d'Adam à tous ses descendants.

c) LA TRANSMISSION MYSTÉRIEUSE

En Adam la faute entraîna une déchéance, un châtiment, dont


1
viennent dêtre soulignés les terribles effets. Evidemment le premier
homme était coupable, responsable de sa révolte. Les Pélagiens refu
saient d'admettre que sa culpabilité pût s'étendre à ses descendants,
puisque Dieu ne châtie, dit l'Ecriture, que celui-là même qui a péché.
Contre eux l'évêque d'Hippone affirme la double transmission du
châtiment (poena) et de la culpabilité (reatas). La seconde nature
est viciée et vicieuse. « Tous les hommes ont péché dans celui en qui

26. On notera les précautions et le diminutif: «Non in eo tamen penitus extincta


est quaedam velut scintilla rationis, in qua factus est ad imaginem Dei » (De civ. Dei,
XXII, 24, n. 2).
27. Enchin, 25: «Quæ tamen natura in malis suis non potuit amittere beatitudinis
appetitum ».
28. Augustinus, P.N., l, c. 2-12. Après avoir affirmé qu'il n'y a que deux amours
dans les cœurs, la charité et la cupidité (c. 14), Jansénius se demande en quel sens cet
amour confus de l'être infini peut être dit «naturel ». Il souligne la difficulté d'une
question posée en termes non augustiniens et à laquelle Augustin n'a pas répondu formel
lement. Il montre ensuite que l'obligation d'aimer Dieu est connue naturellement par la
Constat
raison: «enim
Ratioaliquid
naturaliesse
lumine
summe
dictatdiligendum,
Deum solumhocsuper
autem
omnia
debet
creata
esse esse
summum
diligendum
ens et

summum bonum ». Quant a la volonté, elle tend naturellement vers sa fin; l'évêque d'Ypres
cite avec éloge saint Thomas, In Bœthium, qu. ultima, Sm: «Quamvis homo naturaliter
inclinetur in finem ultimum, non tamen potest naturaliter illum consequi, sed solum per
gratiam, et hoc est propter eminentiam illius finis ». Comme on le voit, ces explications
sont assez embanassées.
29. De civ. Dei, XIX, 13, n. 2. Cf. Pascal, fr. 114 - 397: «La grandeur de l'homme
est grande en ce qu'il sc connaît misérable », etc.
NÉCESSITÉ DE LA GRACE DU CHRIST 253

tous ils meurent » 3°. Augustin cite toujours le verset de la Lettre aux
Romains: Adam, en qui tous ont péché 3‘. Par une solidarité mysté
rieuse tous les hommes péchèrent en leur source.
Peut-on préciser ? Augustin a quelque peu flotté, mais l'ensemble
de son œuvre permet quelques affirmations. L'évêque d'Hippone
n'a pas parlé d'un pacte qui aurait établi Adam responsable pour tous :
le péché originel ne consiste pas en une simple imputation à tous de
la faute d'un seul. L'unité avec Adam n'est pas de type juridique ; elle
est beaucoup plus réelle que cela. Jansénius montre qu'Augustin
évoque souvent l'image de la contagion, de la transmission héréditaire
des maladies 32. Comme une souche mauvaise, le premier homme ne
peut produire que des branches pourries. « Selon la foi catholique,
la nature humaine fut créée bonne, mais viciée par le péché et à bon
droit condamnée. Il n'est ni étonnant ni injuste qu'une racine
condamnée produise des surgeons condamnés. 33 » Cette transmission
s'opère par la concupiscence mauvaise liée désormais à l'acte procréa
teur: c'est pourquoi le Christ a voulu naître d'une Vierge 3‘. Les hési
tations d'Augustin sur l'origine de l'âme réapparaissent ici. Il avoue ne
pas bien savoir si l'âme et le corps se trouvent viciés ensemble par
les troubles qui accompagnent la procréation, ou si l'une se corrompt
dans l'autre comme un liquide qui deviendrait empoisonné au contact
d'un vase aux parois couvertes de poison. Peu importe, d'ailleurs,
car une telle connaissance est inutile au salut. Mieux vaut penser à
la grâce qui nous permet de sortir de la corruption 35. Par le baptême
en effet, qui nous fait bénéficier du sacrifice du Christ, notre culpa
bilité nous est enlevée, et seule restera notre faiblesse, ce qui est
proprement châtiment dans le péché originel 3°.
S'il est parfois assez abrupt en face de ses adversaires pélagiens,
Augustin n'en avait pas moins avoué dans Les mœurs de l'Eglise qu'il
n'y a rien de plus difficile à comprendre que le dogme du péché
originel i’.

30. ‘ In illo peccaverunt omnes, in quo moriuntur omnes» (Opus imperf., ll, 197).
31. Romains, V, 12. Opus imperf., ll, 191; De corr. et graL, 6, n. 9; Contra JuI.,
10, n. 28.
32. Contagium ou contagio: Contra JuI., III. 5, n. 11 et 6, n. 13; Opus imper-L, lI, 31:
Ambroise de Milan, comme Augustin, « Hominem membris genitalibus infusum, et concupis
centiæ voluptate concretum, ante dicit excipere delictorum contagium, quam vitalis spiritus
munus haurire ». Voir Jansénius, Augustinus, N.L., l, 16.
33. Contra JuI., III, 12, n. 24; voir le très net chapitre de l'Opus imperL, I, 48, où
Augustin unit à celle de l'insémination l'image de la germination.
34. ‘Ecce de qua [libidine pudenda] trahitur originale peccatum: ecce per quam
nasci noluit, qui venit, non suum ferre, sed nostrum auferre peccatum» (Opus tmperf.,
II, 42). On notera que cette argumentation augustinienne va contre l'immaculée conception
de la Vierge. Voir sur ce rôle du plaisir sexuel: De nupt. et cana, ll, 2l, n. 36; De pecc.
meritis, II, 9, n. ll.
35. Contra JuI., V, 4, n. 17: «Hoc quod de anima latet ..., sicut alia multa in hac
vita, sine salutis labe nescitur. Magis enim curandum est quo anima sanetur auxilio ».
On songe au fr. 431- S60, où Pascal dit de la transmission du péché originel: «Tout
cela nous est inutile à savoir pour en sortir; et tout ce qu'il nous importe de connaître
est que nous sommes misérables, corrompus, séparés de Dieu, mais rachetés par Jésus
Christ ».
36. RetracL, I, 15, n. 2: ‘ Concupiscentiæ reatus in baptismo solvitur, infirmitas manet ».
37. ‘Corpus hominis gravissimum vinculum est, justissimis Dei legibus, propter anti
quum peccatum, quo nihil ad prædicandum notius, nihil ad intelligendum sBCVCIiHs! (I, 22..
n. 40).
254 LA GRACE SOUVERAINE

Tel est bien le jugement de Pascal:


Chose étonnante cependant que le mystère le plus éloigné de notre connais
sance, qui est celui de la transmission du péché, soit une chose sans
laquelle nous ne pouvons avoir aucune connaissance de nous-mêmes.
Car il est sans doute qu'il n'y a rien qui choque plus notre raison que de
dire que le péché du premier homme ait rendu coupables ceux qui étant
si éloignés de cette source semblent incapables d'y participer. Cet écoule
ment ne nous paraît pas seulement impossible. Il nous semble même très
injuste, car qu'y a-t-il de plus contraire aux règles de notre misérable
justice que de damner étemellement un enfant incapable de volonté pour
un péché où il paraît avoir si peu de part, qu'il est commis six mille
ans avant qu'il fût en être. Certainement rien ne nous heurte plus rude
ment que cette doctrine. Et cependant sans ce mystère, le plus incom
préhensible de tous, nous sommes incompréhensibles à nous-mêmes. Le
nœud de notre condition prend ses replis et ses tours dans cet abîme.
De sorte que l'homme est plus inconcevable sans ce mystère, que ce
mystère n'est inconcevable à l'homme 33.

On le voit, pour l'apologiste, les hommes sont et déchus et cou


pables. Comme Augustin, il cite le cas des enfants (parvuli); car en
Adam tous ont péché, selon saint Paul, que les huguenots hérétiques
expliquent de travers 3’. « Ce péché ayant passé d'Adam à toute sa
postérité, qui fut corrompue en lui comme un fruit sortant d'une
mauvaise semence, tous les hommes sortis d'Adam naissent dans
l'ignorance, dans la concupiscence, coupables du péché d'Adam, et
dignes de la mort éternelle. 4° » Pascal, fort de cette conception orga
nique, s'attaque à celle de Calvin, juridique, selon laquelle « le péché
d'Adam s'est communiqué à toute sa postérité, non pas naturellement,
comme le vice d'une semence au fruit qu'elle produit, mais par un
décret de Dieu, par lequel tous les hommes naissent coupables du
péché de leur premier père » ‘‘. Pour affirmer la solidarité organique
d'Adam et de ses descendants, Pascal n'emprunte pas seulement à
Augustin l'image du végétal pourri ; il a repris aussi celle de la conta
gion. I/Eglise ayant « vu que la dilation du baptême laissait un
grand nombre d'enfants dans la malédiction d'Adam, elle a voulu les
délivrer de cette masse de perdition en précipitant les secours qu'elle
leur donne. Son véritable esprit est que ceux qu'elle retire dans un
âge si tendre de la contagion du monde, prennent des sentiments tout
à fait opposés à ceux du monde »‘2. Cette « contagion infecte »
l'âme ‘3.
S'il conserve les images augustiniennes, Pascal demeure silencieux
sur le mode de transmission du péché. On ne rencontre pas chez lui
les nombreux développements augustiniens sur la nudité d'Adam et

38. Fr. 131- 434. Cf. fr. 431- 560 et 695 - 445: « Le péché originel est folie devant les
hommes, mais on le donne pour tel n.
39. Fr. 571 - 775. Cf. Ecr. gr., Br., Xl, 151: «Adam pécha et en lui toute la nature
humaine ».
40. Ecr. gr., Br., XI, 147-148.
41. IbitL, 153.
42. Comparaison des chrétiens ..., n. 13 (souligné par nous).
43. Lettre sur la mort, Br. minor, p. 100. Pascal ne dit pas un mot des tentatives
d'explication de Jansénius par l'appel à des théories médicales sur l'hérédité ou le pouvoir
de l'imagination, etc. (N.L., I, 3, c. 5, 16 et 23).
NÉcEssrrÉ DE LA GRACE DU CHRIST 255

le rôle du plaisir sexuel. Faut-il attribuer ce mutisme à des réticences


sur la théorie elle-même ou à l'extrême réserve que nous avons déjà
constatée chez Pascal à propos de la sexualité ?
Du fait de cette solidarité de tous avec la faute d'un seul, c'est
toute l'espèce humaine qui est déchue et coupable: elle constitue ce
que les deux théologiens appellent une « masse de perdition ».

5. La - masse de perdition »

Dès 397, Augustin expose dans les Questions diverses à Simplicien


sa fameuse théorie de la « masse de perdition ». Elle ne cessera d'être
reprise dans les œuvres postérieures.
Par la faute d'Adam toute l'humanité est devenue une masse de
perdition3. Que signifie pareille expression ? La source biblique
d'Augustin va résoudre aisément l'énigme. Saint Paul montre dans sa
Lettre aux Romains que Dieu sauve qui il veut, que de deux frères
jumeaux il sauve l'un et abandonne l'autre dès avant leur naissance,
selon qu'il est écrit : J'ai aimé Jacob et j'ai haï Esaü [Malachie, I, 2-3].
Mais alors, peut-on objecter, comment blâmer en même temps qu'on
le dit perdu celui que Dieu abandonne ? « O homme ! répond l'Apôtre,
vraiment, qui es-tu pour disputer avec Dieu ? L'œuvre va-t-elle dire à
celui qui l'a modelée : Pourquoi m'as-tu faite ainsi? [Isaïe, XIX, 16].
Le potier n'est-il pas maître de son argile pour fabriquer de la même
pâte un vase de luxe ou un vase ordinaire ? Eh bien l si Dieu, voulant
manifester sa colère et faire connaître sa puissance, a supporté avec
beaucoup de longanimité des vases de colère tout prêts pour la perdi
tion, dans le dessein de manifester la richesse de sa gloire envers des
vases de miséricorde qu'il a d'avance préparés pour la gloire ...2»
L'humanité déchue est une masse de boue 3. Augustin va multiplier
les qualificatifs qui expriment son origine ou sa destinée. C'est une
« masse de péché » 4, « d'iniquité » 5, « tout entière viciée » 6, « d'une
origine viciée et condamnée » ’, « condamnable » et « condamnée » é.

1. In 10h., tr. 109, n. 2: «Quis enim eorum a damnatione totius massæ perditionis.
quæ per unum hominem facta est, salvus esse potuisset ? De carr. et graL, 7, n, 12: » Ab
illa perditionis massa quæ facta est per primum Adam...»; Enchin, 92; Contra duas
epist. Pelag.. 11, 7, n. 13 et 15; IV, n. 16; Contra Jul.. V, 4, n. 14; De don0 pers., 14.
n. 35; Opus imperL, IV, 131, etc.
2. Romains, IX, 20-23. Dans la Vulgate: « Numquid dixit figmentum ei qui se finxit.‘
quid me fecisti sic? An non habet potestatem figulus luti ex eadem massa facere aliud
vas in honorem, aliud vero in c0ntumeliam?». Augustin connaît une autre version, où
conspersio remplace massa (In Epist. ad Rom., n. 62). Cf. De corr. et gr., 7, n. 12:
‘Non sunt ab illa conspersione discreti, quam constat esse damnatam ».
3. «Omnes una massa luti facti sumus, quod est massa peccati» (Dc div. quœst. 83,
qu. 68, n. 3: toute cette question étudie le passage de la lettre aux Romains que nous
venons de citer).
4. De div. quaest. ad Simplia, I, 2. n. 16-17; In Ps. 101, I, n. 11; In Ps 70, I, n. 15:
«Factum est genus humanum tamquam massa peccatorum, profluens de peccatoribus ».
5. In Ps. 70, I, n. 15.
6. Opus imperL, 1, 136.
7. Contra Jul., IV, 8, n. 46.
8. Serm. 165 - de verbis Apost. 7, 7. n. 9: « Ecce primus homo totam massam damna
bilem fecit»; Epist. 194 - 105, 6. n. 9; De civ. Dei, XIV, 26; XV, 1 et XXI, 12; Enchin,
27
256 LA GRACE SOUVERAINE

C'est donc une « masse de colère », objet d'une juste condamnation


de Dieu ". Etant donné la fin qui l'attend, c'est une « masse de perdi
tion », de « damnation »1°, « de mort »", etc. Arnauld avait donc
raison, en unissant les images augustiniennes de la chute, de la bles
sure et de la masse de boue, de comparer Adam (et donc toute sa
descendance) à un homme qui se serait jeté volontairement dans
un précipice sur des pointes de pierre, s'y serait brisé tout le corps et
aurait glissé dans un lac de boue dont il ne peut plus se retirer lui
même 12.
Pascal partage entièrement ces vues. Nous avons déjà cité le pas
sage de la Comparaison des chrétiens des premiers temps avec ceux
d'aujourd'hui, où il évoque l'Eglise arrachant par le baptême les petits
enfants à la « masse de perdition ». Dans les Ecrits sur la grâce il
condense un certain nombre de formules augustiniennes, ce qui
prouve à quel point cette doctrine lui était familière. Voici donc
ce que pensent les disciples de saint Augustin : « Adam a corrompu
et infecté toute la masse des hommes, en sorte qu'elle a été le juste
objet de la colère et de l'indignation de Dieu cette masse toute
également coupable et toute entière digne de damnation » 13.
Si l'expérience permet de conclure que la condition de l'homme
est dans une large mesure misérable, la Révélation chrétienne, au
stade où nous en sommes, la montre bien plus affreuse encore qu'on
ne croyait. Après tous les maux d'une vie précaire et malheureuse,
l'être humain est promis au supplice. Il est privé de toute grâce de
Dieu, impuissant, comme un moribond qui se noie dans un immense
lac de boue. Qui pourrait le tirer de cette fange infecte, le guérir
et lui rendre le bonheur ? Jésus-Christ seul l'a fait, répondent Augus
tin et Pascal. C'est grâce à lui seul que le monde n'est pas un pur
enfer". Adam avait perdu la grâce que Dieu lui avait donnée. Toute
l'humanité a sombré. Nul ne peut être relevé que par une grâce
nouvelle, plus puissante, la grâce du Christ.

9. Serm. 22 - de Tempore 109, 9, n. 9: « Quia nos nihil fieri voluimus peccando, et


traducem mortalitatis de parentibus duximus, et massa peccati, massa iræ facti sumus »
10. Contra adv. leg., I, 24, n. 51; Contra Jul., IV, l3l
ll. In Ps. 70, II, n. 10. Voir d'autres références encore dans 0. Rottmanner, Der Augusti
nismus, p. 14-15, n. 2.
12. Œuvres, XVI, p. 112-113: cité par J. Laporte. La doctrine (le la grâce chez ATtttlt’lti,
p. 56-57.
13. Br., XI, 136; lbid., 135. C'est aussi à cette image qu'il faut rapporter la phrase:
« Ut immundus pro luto» (fr. 919- 553) et non à Horace, comme le propose E. Jovy,
Etudes pascaliennes, VIII, Vrin, 1932 (cité par Laf., ll, 178). En effet le Christ est mort
pour retirer de la masse de boue ceux que Dieu a choisis. Pascal était boue à sa naissance,
le Christ est mort pour lui. «Noli esse lutum, sed efficere filius Dei per illius miseri
cordiam» (De div. quaest. 83, qu. 68. n. 3). Toute cette médication oppose le second au
premier Adam: «Jésus est dans un jardin non de délices comme le premier Adam où
il se perdit et tout le genre humain, mais dans un de supplices où il s'est sauvé et tout
le genre humain ».
14. Fr. 449- 556: « Sans Jésus-Christ, le monde ne subsisterait pas; car il faudrait,
ou qu'il fût détruit, ou qu'il fût comme un enfer ». De civ. Dei, XXII, 22, n. 4: « Ab hujus
tam miseræ quasi quibusdam inferis vitæ non liberat nisi gratia Salvatoris Christi ».
Il. LA DISPENSATION DE LA GRACE DU CHRIST

Toujours avec la même netteté Pascal a résumé dans les Ecrits


sur la grâce le dessein de Dieu après la chute de l'homme. Que pensent
saint Augustin et ses disciples ?
Dans l'état d'innocence, Dieu ne pouvait avec justice damner aucun des
hommes. Dieu ne pouvait même leur refuser les grâces suffisantes pour
leur salut.
Dans l'état de corruption, Dieu pouvait avec justice damner toute la
masse entière, et ceux qui naissent encore aujourd'hui sans en être retirés
par le baptême, sont damnés et privés éternellement de la vision béati
fique, ce qui est le plus grand des maux.
Suivant ces deux états si différents ils forment deux sentiments différents
touchant la volonté de Dieu pour le salut des hommes.
Ils prétendent que, pour l'état d'innocence, Dieu a eu une volonté générale
et conditionnelle de sauver tous les hommes, pourvu qu'ils le voulussent
par le libre arbitre aidé des grâces suffisantes qu'il leur donnait pour
leur salut, mais qui ne les déterminaient pas infailliblement à persévérer
dans le bien.
Mais qu'Adam, ayant par son libre arbitre ma] usé de cette grâce et
s'étant révolté contre Dieu par un mouvement de sa volonté et sans aucune
impulsion de Dieu (ce qui serait détestable à penser), a corrompu et
infecté toute la masse des hommes, en sorte qu'elle a été le juste objet
de la colère et de l'indignation de Dieu. Ils entendent que Dieu a séparé
cette masse toute également coupable et toute entière digne de dam
nation, qu'il en a voulu sauver une partie par une volonté absolue fondée
sur sa miséricorde toute pure et gratuite, et que, laissant l'autre dans la
damnation où elle était et où il pouvait avec justice laisser la masse entière,
il a prévu ou les péchés particuliers que chacun commettait, ou au moins
le péché originel dont ils sont tous coupables, et qu'ensuite de cette
prévision, il les a voulu condamner.
Que pour cet effet Dieu a envoyé J.-C. pour sauver absolument et par des
moyens très efficaces ceux qu'il a choisis et prédestinés de cette masse,
qu'il n'y a que ceux-là à qui il ait voulu absolument mériter le salut
par sa mort, et qu'il n'a point eu cette même volonté pour le salut des
autres qui n'ont pas été délivrés de cette perdition universelle et juste.
Que néanmoins quelques-uns de ceux qui ne sont pas prédestinés, ne
laissent pas d'être appelés pour le bien des Elus, et ainsi de participer
à la Rédemption de Jésus-Christ. Que c'est la faute de ces personnes de
ce qu'ils ne persévèrent pas; qu'ils le pourraient s'ils le voulaient,
mais que n'étant pas du nombre des Elus, Dieu ne leur donne pas ces
grâces efficaces sans lesquelles ils ne le veulent jamais en effet. Et partant
qu'il y a trois sortes d'hommes, les uns qui ne viennent jamais à la foi,
les autres qui y viennent et qui ne persévérant pas meurent dans le péché
mortel, et les derniers qui viennent à la foi et y persévèrent dans la
charité jusqu'à la mort. Jésus-Christ n'a point eu de volonté absolue
que les premiers reçussent aucune grâce par sa mort, puisqu'ils n'en ont
point en effet reçu.
Il a voulu racheter les seconds; il leur a donné des grâces qui les eussent
conduits au salut, s'ils en eussent bien usé, mais il ne leur a pas voulu
donner cette grâce singulière de la persévérance, sans laquelle on n'en
use jamais bien.
Mais, pour les derniers, J.-C. a voulu absolument leur salut, et il les
y conduit par des moyens certains et infaillibles.
Que tous les hommes du monde sont obligés de croire, mais d'une créance
mêlée de crainte et qui n'est pas accompagnée de certitude, qu'ils sont
de ce petit nombre d'Elus que Jésus-Christ veut sauver, et de ne juger
jamais d'aucun des hommes qui vivent sur la terre, quelque méchants
258 LA GRACE SOUVERAINE

et impies qu'ils soient, tant qu'il leur reste un moment de vie, qu'ils
ne sont pas du nombre des Prédestinés, laissant dans le secret impéné
trable de Dieu le discernement des Elus d'avec les réprouvés. Ce qui les
oblige de faire pour eux ce qui peut contribuer à leur salut.
Voilà leur sentiment, suivant lequel on voit que Dieu a une volonté
absolue de sauver ceux qui sont sauvés et une volonté conditionnelle
et par prévision de damner les damnés, et que le salut provient de la
volonté de Dieu, et la damnation de la volonté des hommesl.
Si ce texte est le plus clair et le plus long de tous ceux où Pascal
a abordé le mystère de l'économie de la grâce, sa densité nécessite
un commentaire, au cours duquel éclatera la conformité de cette
théologie à celle de saint Augustin. L'un des couples de termes les
plus célèbres de l'augustinisme conduit d'abord à un certain nombre
de réflexions. Ensuite s'impose l'étude de la position pascalienne sur
la cinquième proposition : Jésus-Christ n'est pas mort pour tous, mais
pour les seuls prédestinés.

1. La justice de Dieu et le délaissement

Aux yeux de saint Augustin la masse est condamnée avec justice


par Dieu. Adam « abandonna Dieu par son libre arbitre, et ainsi
éprouva le juste jugement de Dieu, au point d'être condamné avec
Même
toute sasi race,
nul n'était
qui a péché
délivré,
avec
personne
lui comme
ne pourrait
étant entièrement
critiquer en
le lui
juste

jugement de Dieu N. Comme Juge, Dieu se devait de sanctionner le


refus de la race humaine. Adam a abandonné Dieu, et Dieu l'a aban
donné: c'est la fin d'une amitié trahie, où il n'y a qu'une partie
perdante.
Dieu cependant ne s'acharne pas, ne se venge pas sur ceux qui l'ont
abandonné. Comme le père de l'enfant prodigue, il les a laissés partir
et les laisse errer. Ici apparaît un second terme-clé de cette doctrine :
l'abandon. Dieu laisse faire : « Quand Dieu aveugle ou endurcit, c'est
en abandonnant, en n'aidant pas. Ce qu'il peut faire par un jugement
caché, mais non injuste »3. Les images de l'aveuglement, de l'endur

l. Ecr. gr., Br., Xl, 135-138.


2. De corr. et graL, 10, n. 28: «Justum judicium Dei expertus est Justum Dei
judicium nemo juste reprehenderet ». Cf. De praedesL, 8, n. 16; De dono pers, 8, n. 16;
Enchin, 99: «Tam justo judicio divino»; De nat. et gr., 5: «Non injuste»; Contra
adv. Leg., l, 5, n. 9: « Merito damnata i», etc.
3. « Sic enim excæcat, sic obdurat Deus, descrendo et non adjuvando: quod occulto
judicio facere potest, iniquo non potest » (In 10h., tr. 53, n. 6). De div. quaest. ad Simplia,
I, 2, n. 17: ’Cui vult [Deus] subvenit, et quem vult deserit ». L'expression «par un
jugement caché, mais non injuste» constitue un véritable refrain dans les œuvres anti
pélagiennes. Pascal lui-même cite dans les Ecrits sur la grâce (éd. Lafuma, p. 46) ce
passage des Sentence: de Pierre Lombard (Dist. 41. S. 4b): ’ Comme le don de la grâce
est un effet de la prédestination; aussi en quelque sorte l'endurcissement est un effet de
la réprobation étcmelle: mais Dieu n'endurcit pas, comme dit saint Augustin à Sixte,
en départissant la malice. mais en ne dópartissant pas la grâce, et il est dit qu'il les
endurcit, non pas qu'il les pousse à pécher, mais qu'il n'en prend pas pitié, et il ne prend
pas pitié de ceux auxquels il a jugé de ne donner point sa grâce par une justice très
occulte et très éloignée du sens humain laquelle l'apôtre ne nous pas; mais qu'il
a admiré quand il s'écrie 0 Altitude, etc. ». Le texte augustinien provient de l'Epist. 194 - 105,
13, n.14.
DISPENSATION DE u: GRACE nu CHRIST 259

cissement... et toutes celles où Dieu semble vouloir positivement


nuire à des innocents ne doivent abuser personne : en fait, le Créateur
se borne à abandonner des coupables à leurs propres forces, comme
ils l'ont solidairement voulu en Adam. Tous demeurent « dans la
masse de perdition où les laisse le juste jugement divin »‘
Pascal professe les mêmes idées, comme le révèle le texte que
nous avons cité: « Dieu pouvait avec justice damner toute la masse
entière»? Il est souvent revenu sur ce point. « Tous les hommes
étant dans cette masse corrompue également dignes de la mort
éternelle et de la colère de Dieu, Dieu pouvait avec justice les aban
donner tous sans miséricorde à la damnation »°. Les abandonner,
le terme a toute sa densité augustinienne et ne cesse de revenir dans
toutes les œuvres de Pascal. Si Dieu a sauvé quelques hommes, « il a
abandonné les autres à leurs mauvais désirs où il pouvait avec justice
abandonner tous les hommes »3. Aussi peut-on les dénommer les
« délaissés »’. IJApoIogie est toute remplie de ce délaissement, et il
faut bien se garder de donner aux termes qui l'expriment une portée
banale. Quand l'homme s'est révolté, révèle la Sagesse de Dieu, « je
l'ai abandonné à lui »’. Elle « a voulu les laisser [les hommes] dans
la privation du bien qu'ils ne veulent pas » 1°. La liasse 18, Fondements,
qui évoque à plusieurs reprises le thème biblique de l'aveuglement,
le considère comme une image du délaissement: « J.-C. ne dit pas
qu'il n'est pas de Nazareth pour laisser les méchants dans l'aveugle
ment » ‘‘. « J .-C. est venu aveugler ceux qui voient clair et donner la
vue aux aveugles, guérir les malades et laisser mourir les sains,
appeler à la pénitence et justifier les pécheurs, et laisser les justes
dans leurs péchés, remplir les indigents et laisser les riches vides. 12 »
Dieu est caché aux hommes déchus: « Depuis la corruption de la
nature il les a laissés dans un aveuglement dont ils ne peuvent sortir
que par J .-C., hors duquel toute communication avec Dieu est ôtée » 13.
Quels sont ces délaissés, quels sont les hommes que Dieu n'a
jamais retirés de la masse de perdition ? Ce sont tous ceux qui ne
sont pas entrés par le baptême dans l'Église, « hors laquelle il n'y a
que malédietion»1‘. Pascal donne le sens le plus strict au grand

4. De dono pers., 14, n. 35: «Ubi nisi in massa perditionis justo divino judicio
reliquuntur P »
Cf. De corr. et grat., 13, n. 42; Opus imperL, I, 48; Epist. 186-106, 4. n. 12;
194 - 105, 3, n. 10.
5. Ecr. gn, Br., X1, 135.
6. Ibid., p. 148.
7. Ibid., p. 149; cf. p. 150: « ll pouvait avec justice les abandonner tous ».
8. lbid., p. 149.
9. Fr. 149 - 430.
10. lbid.
11. Fr. 233 - 796 (souligné par nous).
12. Fr. 235 - 771 (souligné par nous). 1A volonté de précision de Pascal est d'autant plus
apparente à la fin de ce fragment, que l'apologiste se souvient du cantique Magnificat:
Dieu « a rempli de biens les indigents et renvoyé les riches vides », «Esurientes implevit
bonis, et divites dimisit inanes » (Luc, I, 53, Vulgate).
13. Fr. 781 - 242 (souligné par nous).
14. Lettre 3 à Ch. de Roannez.
260 LA GRACE SOUVERAINE

principe patristique : « Hors de l'Eglise pas de salut ». Comme Augus


tin, il considère donc que les enfants morts sans baptême sont dam
nés ‘f’. Le « peuple» juif fait, lui aussi, partie de la masse de perdi
tion. De là son aveuglement, son endurcissement si souvent dénoncés
par les prophètes. L'histoire juive est pour les chrétiens le grand livre
d'images de la damnation ‘°. Tous les païens, enfants ou adultes,
criminels ou apparemment vertueux, sont damnés".

a) LEs VBRTUS DES PAÏENS

Les principes généraux d'Augustin en ce qui concerne la valeur


des conduites humaines nous sont déjà connus. L'évêque d'Hippone
refuse de qualifier un acte de « bon » sans tenir compte de l'intention.
« C'est l'intention qui fait qu'une action est bonne. 1‘ » Seule l'intention
permet de distinguer les vraies vertus des vertus apparentes. Qui
conque semble bien agir et n'agit pas avec une intention pure et
droite, pèche. C'est ce que n'ont pas compris les Pélagiens, quand ils
font l'éloge des vertus païennes: ils complimentent Epicure qui,
par souci de plaisir, a été tempérant ‘f’. Il faut donc revenir au grand
principe des deux amours: « Rien d'autre ne rend bonnes ou mau
vaises les mœurs que les bonnes ou mauvaises amours »2". Ces deux
amours sont la charité et la cupidité. Or cette charité, qui est un don
de Dieu, est inaccessible sans la foi. Et sans elle tous les hommes
sont abandonnés par Dieu à l'entraînement de leurs concupiscences.
Par conséquent «les vraies vertus ne peuvent se trouver que chez
ceux en qui se trouve la vraie piété », c'est-à-dire «le vrai culte du

15. Comparaison des chrétiens ..., n. 13; fr. 131 - 434 (fin); Ecr. gr., Br., XI, 135. Chez
Augustin, voir par ex. Epist. 149 - 59, 2, n. 22; Enchin, 50-51.
Dans le De lib. arbitrio, III, 23, n. 66, Augustin admettait une sentence intermédiaire
du juge entre la récompense et le c 3‘â2°. ment. Mais il s'est ensuite rétracté: De dono pers.,
12, n. 30.
16. Voir le chapitre «Le mystère d'lsraël», partie lll, «In eadem perditionis massa
relicti sunt etiam Judæi, qui non potuerunt credere factis in conspcctu suo tam magnis
clarisque virtutibus » (De don0 pers, 14, n. 33).
17. De corr. et grat., 7, n. 11 ; De civ. Dei, XXI, 16.
Chez Pascal, Ecr. gr., Br., XI, 135: «Ceux qui naissent encore aujourd'hui sans en
être retirés [de la masse damnéc] par le baptême, sont damnés et privés éternellement
de la vision béatifique, ce qui est le plus grand des maux ». Ibid., 247: « On ne conteste
pas que les Infidèles, abandonnés dans le comble de l'lmpiétt‘: et du dérèglement, et
destitués des secours nécessaires pour l'accomplissement des Préceptes, comme ayant
comblé la mesure de leurs crimes, ne soient en tel état que l'observation des préceptes
ne soit point en leur pouvoir».
18. « Bonum enim opus intentio facit» (In Ps. 31, n. 4). Cf. De nloribus, 13, n. 27;
De gratia Christi, 18, n. 19.
19. Contra JuL, IV, 3, n. 21: « Noveris itaque, non officiis, sed finibus a vitiis discer
nendas esse virtutes. Officium est autem quod faciendum est: finis vero propter quod
faciendum est. Cum itaque facit homo aliquid ubi peccare non videtur, si non propter hoc
facit propter quod facerc debet, peccare convincitur... ».
20. « Nec faciunt bonos vel malos mores, nisi boni vel mali amores » (Epist. 155 - 52,
4, n. 13). Enchin, 117, n. 31: « Regnat enim carnalis cupiditas, ubi non est Dei caritas a».
De Trinitate, IX, 8, n. 13: « Ergo aut cupiditate, aut caritate ». Sur tout le problème de
la vertu des païens, voir J. Wang Tch'ang Tche, Saint Augustin et les vertus des païens,
Paris, 1938. Nous avons emprunté à cet ouvrage une bonne partie des citations qui vont
suivre.
DISPENSATION DE LA GRACE nu cmusr 261

vrai Dieu H‘. La perfection morale de l'homme et son bonheur pro


viennent de la même et unique source, qui est Dieu u. La morale est
l'un des visages de la mystique, et les vertus ne sont que des modu
lations de cette charité qui enivrera le chrétien au sortir de cette
vie où il la goûte déjà 23.
Tous les païens, livrés à la cupidité, n'ont guère que des vertus
apparentes et qu'il faut même appeler plutôt des vices.
La cité des impies esl rebelle à l'autorité de Dieu qui lui commande de
nbffrir des sacrifices qu'à lui seul; dès lors, chez elle, ni l'âme ne
commande au corps d'une manière droite et irréprochable, ni la raison
aux vices; c'est pourquoi il lui manque la vraie justice.
Quelque louable empire, en ciïet, que l'âme semble exercer sur le corps
et la raison sur les vices, si l'âme et la raison elles-mêmes ne sont pas sou
mises à Dieu comme Dieu le leur demande, elles non plus ne possèdent pas
sur le corps et sur les vices un juste empire. Quelle maîtrise, en effet,
peut exercer sur son corps et ses vices l'âme qui méconnaît le vrai Dieu et
se rebelle contre son empire pour se prostituer aux démons corrupteurs
ct pleins dc vices ? Aussi, lcs vertus qu'elle pense avoir et qui lui servent
à commander au corps et aux vices, quel que soit d'ailleurs le bien qu'elle
se propose d'acquérir et de conserver, si elle ne les rapporte pas à Dieu,
ces vertus elles-mêmes sont des vices plutôt que des vertus. Aux yeux de
certains elles passent bien pour de vraies et nobles vertus, quand elles
se rapportent à elles-mêmes et ne sont pas cultivées en vue d'autre chose ;
même alors, cependant, elles ne sont qu'enflure et orgueil et on doit.
à ce titre, les regarder non comme des vertus, mais comme des vices 2‘.

En effet vertus et vices se ressemblent: l'entêtement ressemble


à la constance 75, etc. Et surtout les vices savent s'organiser de façon
à donner l'apparence de la vertu. C'est le fameux « ordre de la concu
piscence », que Pascal a fort bien mis en lumière dans la pensée augus
tinienne: on évite certains excès pour obtenir le plus de plaisir pos
sible, comme le font les Epicuriens 2‘, ou pour accumuler de l'argent z3,
ou surtout par amour de la gloire, par orgueil Ü. A cette condamnation
sans appel ne peuvent être apportées que deux nuances : tout d'abord,
l'évêque d'Hippone ne nie pas qu'il existe des degrés dans les vertus
païennes et il marque parfois ses préférences pour la grandeur des
Romains et des stoïciens. Leur infamie est moins grande 2’. Plus posi
tive est la seconde nuance: Augustin, qui voit évidemment la diffé
rence entre un acte matériellement bon et un acte matériellement
mauvais 3°, a reconnu la réelle valeur de certaines actions simplement

21. De civ. Dei, V, 19; XIX. 4, n. 5 et Z3, n. 5; De gratia ct lib. arbitrio, 17, n. 33.
22. ’ Inde necesse est ut fiat homo beatus, unde fit bonus» (Epist. 130 - 121, 2, n.3).
23. Epist. 155 - 52, 4, n. l6; Contra JuI., IV, 3, n. 19; De moribus, l, 15, n‘ 25.
24. De civ. Dei, XIX. 24-25; lbid., XIV, 9, n, 6: on y rencontre encore videri, paraître.
25‘ Conlra JuI., IV, 3.
26. De civ. Dei, V, 20.
27. Contra JuI., IV, 3, n. 19.
28. lbid., n. 18, et 28; De civ. Dei, V, 20; Epist. 164 - 99, 2, n. 4; Serm. 285 - 4 Grande
Chartreuse, n. l: « Ipsa est vera et sola dicenda virtus, quæ non militat typho, sed Deo >.
29. De civ. Dei, V, 13: « Minus turpes sunt »; Ibid., 19; Epist. 164 - 99, 2, n. 4. De là
des degrés dans les châtiments futurs: De spir. et 1171.. 28, n. 48; Contra JuI., IV, 3, n. 25;
Enchivz, 111; De civ. Dei, XXI, 16.
30. Contra JuI., IV, 3, n. 30.
262 LA GRACE SOUVERAINE

humaines, comme l'amour conjugal, filial, fraternel, l'amitié, etc.


Il y a là un reflet humain de la charité divine. Bien qu'un tel amour
ne préserve pas de la damnation, il est bon en lui-même*. Parmi les
hommes on en voit un certain nombre qui vivent dans la vertu, sans
être chrétiens. « Ils courent bien : mais ils ne courent pas sur le
chemin. Plus ils courent, plus ils s'égarent, car ils s'éloignent du che
min .. Ils ont beau marcher du meilleur pas du monde, combien leur
sort est déplorable ! Car il vaut mieux boiter sur le chemin que mar
cher d'un bon pas à côté de lui.32 » Ces actions bonnes en elles-mêmes,
mais inutiles au salut, procèdent de ce qui reste en l'homme de sa
première nature : « Car l'image de Dieu dans l'âme humaine n'a pas
été à ce point effacée par les souillures des affections terrestres, qu'on
n'y trouve plus aucune sorte de trace des traits divins ». Si bien qu'on
ne trouve pas plus de saints sans fautes légères que de grands crimi
nels sans bonnes actions. Mais ces derniers seront damnés, tandis que
les premiers seront sauvés *. C'est pourquoi l'un des exégètes de
saint Augustin a appelé ces bonnes actions des « vertus décevantes »*.
L'évêque d'Hippone ne s'est pas plus soucié de situer avec précision
ces vertus décevantes dans une synthèse qui ne retient habituellement
que l'alternative : ou cupidité ou charité, que d'y situer cet amour
confus d'un Dieu inconnu qui s'appelle le désir d'être heureux, le
goût de l'infini et de l'éternel. Ce sont là les vestiges de la première
nature. Ils ne sauraient faire oublier que les courants profonds de
l'âme, ceux qui sont décisifs, emportent chaque homme vers Dieu au
mépris de soi-même ou vers soi au mépris de Dieu. Il s'agit là d'îlots
dans l'océan de la cupidité ou de collines au pied des hautes cimes
de la charité.
Citons quelques exemples de cet anti-humanisme augustinien.
Parmi les peuples païens Augustin évoque surtout Rome. Les Romains
n'avaient qu'une vertu apparente, parce qu'ils agissaient en tout pour
l'amour de la gloire *. Les Fabricius, les Regulus, les Fabius, les Sci
pion, les Camille étaient asservis aux démons ou à la gloire humaine :
ils déplurent à ce Dieu auquel on ne peut plaire sans croire en lui
et qu'ils n'eurent ni dans leur coeur ni dans leur vie *. Si l'on passe aux

31. Serm. 349 - de Tempore 52, 2, n. 2 : « Liceat vobis humana charitate diligere
conjuges, diligere filios, diligere amicos vestros, diligere cives vestros. Omnia enim ista
nomina habent necessitudinis vinculum, et gluten quodam modo charitatis. Sed videtis
istam charitatem esse posse et impiorum, id est, Paganorum, Judæorum, haereticorum. ».
Augustin précisera ailleurs que les intentions de ces païens sont sans doute rarement tout
à fait pures : De spir. et litt., 27, n. 48 : « Si discutiantur quo fine fiant [bona opera], vix
inveniuntur quæ justitiæ debitam laudem defensionemque mereantur ».
32. Serm. 141 - de verbis Domini 55, 4, n. 4. Le chemin, c'est le Christ. Voir In Ps. 31, n. 4.
33. De spir. et litt., 27, n. 48: « Quia non usque adeo in anima humana imago Dei
terrenorum affectuum labe detrita est, ut nulla in ea lineamenta extrema remanserint, unde
merito dici possit etiam in ipsa impietate vitæ suæ facere aliqua legis vel sapere ... Sicut
enim non impediunt a vita æterna justum quædam peccata venialia, sine quibus hæc vita
non ducitur : sic ad salutem aeternam nihil prosunt impio aliqua bona opera, sine quibus
difficillime vita cujuslibet pessimi hominis invenitur. »
34. J. Wang Tch'ang Tche, Saint Augustin et les vertus des païens, p. 46-61.
35. De civ. Dei, V, 13, 15, 18 et 12, n. 5 ; Ibid., I, 24, etc. Voir Jansénius, N.L., IV, c. 11 :
il est clair « non virtutem, sed pompaticam quamdam virtutis effigiem loco virtutis apud
eos viguisse ».
36. Contra Jul., IV, 3, n. 26 ; Ibid., n. 17.
DISPENSATION DE LA GRACE DU CHRIST 263

philosophes, les sentences ne sont pas plus douces. Aristote « tremble


dans l'enfer »3’. Non sans regret, Augustin affirme que la justice de
Dieu a condamné tous les grands génies de l'Antiquité 3‘. Même les
Platoniciens, si souvent loués, ont ignoré la vraie justice 3’.
Tant de sévérité révèle qu'aux yeux d'Augustin l'humanité est si
profondément pervertie que seule une conversion miraculeuse peut
rendre le cœur pur et la conduite méritoire. Si Dieu n'infléchit son
cœur, l'homme garde ce pli vers lui-même qui le rend incapable de
ne pas se rechercher en tout ce qu'il fait. A cette amère expérience,
qu'il1ustrera La Rochefoucauld, s'ajoutent les enseignements de la
Tradition évangélique: si les païens étaient capables d'actions pures
de tout amour de soi, s'ils pouvaient se sauver avant la venue du
Christ, alors pourquoi la mort sur la croix ? Voilà ce que s'entendent
répéter les pélagiens ‘°.
Or les thèses pélagiennes sur le salut des anciens justes avaient
reparu au moment où Pascal écrit. Les plus célèbres défenseurs des
païens étaient le président Pierre Séguier, qui avait publié des Elé
ments de la connaissance de Dieu et de soi-même, le père Antoine
Sirmond, auteur en 1641 d'une Défense de la vertu, et surtout Fr. de
La Mothe Le Vayer, avec son traité De la vertu des païens (1641),
dédié à Richelieu. Ces ouvrages, qui paraissaient en plein règne du
néo-stoïcisme, au moment où Corneille et Balzac célébraient les
vertus de Rome, parurent à certains « le fruit d'une sorte de conspi
ration qui éclata dans ce temps contre la morale chrétienne sous la
protection du cardinal de Richelieu »". Godefroy Hermant, ami de
Port-Royal, a bien vu combien le livre de La Mothe Le Vayer, qui
s'appuyait sur la théologie des jésuites, est étranger à l'augustinisme
et l'attaque violemment:
Au lieu d'en demeurer dans les bornes de Saint Augustin qui reconnaît
que les Païens ont souvent fait des actions qui sont bonnes, selon leur
devoir et leur substance mais ne peuvent pas néanmoins passer pour de
véritables vertus, parce qu'ils ne les ont pas faites pour la seule fin
qui doit être le but et le terme de nos actions, savoir la gloire de Dieu;
il donna la liberté à son esprit de confondre le mérite de ces idolâtres
avec celui des fidèles, et de croire que l'homme, depuis sa chute, trouve
assez de force en lui-même pour opérer son salut sans le secours de
Jésus-Christ, qui est notre unique médiateur... Il ne craignit pas de prendre
pour fondement de son opinion les objections que Julien le Pélagien
avait faites autrefois à Saint Augustin, en faveur des anciens Romains,
et n'eut point d'égard aux réponses si solides que ce saint docteur y
a faites. Il parut ou ne les avoir jamais lues, ou les vouloir dissimuler 42.

37. In Ps. 140, n. 19: « Apud inferos contremiscit ».


38. Epist. 164 - 99, 2, n. 4. Voir ÏAHQusIirIÜs, N.L., IV, c. 1-17.
39. « Nec in istis est vera justitia» (Contra Jul., IV, 3. n. 17); Ibid.: « Quomodo sunt
vere justi quibus vilis est humilitas veri justi? Quo enim propinquaverunt intelligentia,
inde superbia recesserunt Quomodo in eis vera justitia, in quibus non est vera sapientia ? »
Ils ne font donc pas partie de ces hommes qui peut-être comme les premiers justes ou le
païen Job, hors d'Israël et de l'Eglise visible, ont reçu directement la grâce du Christ
(De civ. Dei, XVIII, 47).
40. Opus imper-L, II, 188.
41.G. Hermant, d'après la Préface historique et critique du tome X des (Euvres
d'Amauld, p. IX. Horace est dédié à Richelieu.
42. Mémoires, éd. Gazier, 1905, t. I, p. 146-147.
264 LA GRACE SOUVERAINE

Cette même année 1641, Arnauld, infatigable sentinelle, rédige,


pour réfuter La Mothe Le Vayer, le puissant traité De la nécessité
de la foi en Jésus-Christ, qui ne sera publié qu'en 1701, mais que les
théologiens de Port-Royal ont certainement connu et qui en tout
cas révèle leur pensée ‘3. Le titre est assez parlant par lui-même. L'ou
vrage est du plus pur augustinisme et les citations de l'évêque
d'Hippone y abondent. On y rencontre en particulier un relevé
des « lieux » où Augustin rejette les théories stoïco-pélagiennes ".
Eu 1648, Arnauld mettra encore en valeur la pensée augustinienne
sur ce point dans les titres et sous-titres du recueil de Sinnich sur la
grâce, la Trias..., cet ouvrage que Pascal possédait dans sa bibliothèque
et qu'il a si souvent utilisé, au moins dans ses Ecrits sur la grâce ‘5.
Que pense ce dernier des vertus et du sort des païens ? La théorie
de la « masse de perdition » l'indique assez clairement. Mais nous
possédons de lui des prises de position plus précises. Avant l'Incarna
tion, hormis quelques justes qui reçurent le privilège de croire au
Messie à venir, l'univers était privé de toute grâce, abandonné. « Car,
Seigneur, vous avez laissé languir le monde dans les souffrances
naturelles sans consolation, avant la venue de votre Fils unique:
vous consolez maintenant et vous adoucissez les souffrances de vos
fidèles par la grâce de votre Fils unique. l‘ » La foi en Jésus-Christ est
donc bien nécessaire. Hors de l'Eglise « il n'y a que malédiction M’.
Avant le Christ, « tous les peuples étaient dans l'infidélité et dans la
concupiscence »‘‘. Mais il en est de même aujourd'hui de toutes les
nations qui sont hors de l'Eglise. « Nous savons», écrit Pascal à
Charlotte de Roannez, « que les bonnes œuvres sont inutiles hors de
l'Eglise N’. C'est qu'en effet les bonnes mœurs des païens ne sont
telles qu'en apparence, car leurs motifs sont mauvais : « un bâtiment
également beau par dehors, mais sur un mauvais fondement, les
païens sages le bâtissaient et le diable trompe les hommes par cette
ressemblance apparente fondée sur le fondement le plus différent » 5°.
Le diable a donc berné La Mothe Le Vayer et ses amis, dupes des appa
rences. Mais ce ne sont pas de telles vertus qui peuvent sauver ; nul ne

43. Le manuscrit d'Arnauld fut utilisé en Sorbonne «fort heureusement» (Œuvres, X,


p. XI) contre les conceptions des jésuites a l'égard de la Chine. On sait que la première
utilisation des affaires chinoises dans une controverse ccritc semble avoir été le fait de
Pascal, Cinquième Provinciale, éd. Cognet, p. 76-78.
44. Voici ce relevé, dans l'ordre donné par Arnauld, qui sc réfère à l'édition de Louvain :
« Conf. X. 43; VII, 18, 20 et 21.
Epist. 102, 187, 149; 157; 217; 190.
Trin. XIII, 20.
Expositio Epist. ad Galatas. Instruction aux catéchumànes, c. 19. De patientia, 21.
Civ. Dei, XVIIl, 47. Des hérésies, c. 88. Nat. et grat., c. 2, 9 ct 44. Pccc. orig, c. 23, 24
et 26. Ad bonif. lll. 4. In Ps. 26 (Je sermon); 50. In Joh. 45. SCF/H. 60 (la VCTI7is Domini »,
« et une infinité d'autres endroits qu'il serait trop long de marquer » (l, c. 7; dans Œuvres,
X, p. 204-205).
45. L'attribution à Arnauld est affirmée par la Préface du tome X des Œuvres, p. LXXV.
46. Maladies, 11 (souligné par nous).
47. Lettre 3 à Ch. de Rnannez. Même affirmation dans la Dix-septième Provinciale,
éd. Cognet, p. 330.
48. Fr. 301 - 772.
49. Lettre 6.
50. Fr. 962 - 921.
DISPENSATION DE LA GRACE DU cmusr 265

peut obtenir la communion avec Dieu sans la foi vive, et si Port-Royal


soutient la nécessité de la grâce de Jésus-Christ, « Ce n'est pas sim
plement pour guérir les vices par d'autres vices; ce n'est pas seule
ment pour faire pratiquer aux hommes les devoirs extérieurs de la
religion. C'est pour une vertu plus noble que celle des Pharisiens et
des plus sages du paganisme. La loi et la raison sont des grâces suffi
santes pour ces effets » 5‘. Ces phrases très denses indiquent que Pascal
a parfaitement compris l'enseignement augustinien. Chez les païens,
ou bien règne l'ordre de la concupiscence, ou bien subsistent quelques
fragiles vertus, reste de la première nature, comme l'amour confus
d'un Dieu et l'idée que la soumission lui est due. Leurs vertus sont
donc ou apparentes ou « décevantes » et inutiles pour le salut.

b) LES récues DÏGNORANCE


Si les vertus païennes ne sont que des vices déguisés ou tout au
plus des actes neutres et précaires, que dire des péchés commis
par ceux qui n'ont jamais entendu parler de la Loi évangélique ou par
ceux qui en ignorent ou en oublient certains aspects au moment où,
sans bien le savoir, ils les violent ? C'est la difficile question des
péchés d'ignorance, qui est abordée dans la Quatrième Provinciale.
Pour Augustin et Pascal, l'ignorance du mal n'excuse pas pleine
ment du péché. Tout d'abord, parce qu'elle est le châtiment du péché
originel que toute l'humanité a commis solidairement en Adam. Tous
les hommes ont été abandonnés à leurs ténèbres et condamnés avec
justice 52. Les fautes actuelles de ces aveugles ne sont que la germina
tion de leur faute en Adam. L'ignorance est donc un châtiment du
péché d'origine, un état de péché est la cause d'une foule de péchés
actuels 53. Ceux que Dieu abandonne à l'aveuglement pèchent infailli

51. Cinquième Provinciale, éd. Cognet, p. 79. Cf. De civ. Dei, XXI, 16: « Nonnunquam
sane apertissima vitia aliis vitiis vincuntur occultis, quæ putantur esse virtutes ». Le terme
‘grâces suffisantes» n'a Pas ici son sens moliniste. Comme Augustin, Pascal considère
qu'en soi tout est grâce: ‘ Natura non putetur gratia; sed et si putetur gratia, ideo putetur
gratia quia et ipsa gratis concessa est» (Serm. 26 - de verbis Apostoli II, 4, n. 4). Et un
peu plus loin, ibid, 8, n. 9: «...illam generalem gratiam qua creatus est homo»
(textes cités par E. Gilson, Introduction p. 191). Quant à la loi -- naturelle ou
mosaïque - il est bien évident qu'elle est aussi un don de Dieu. Néanmoins les catho
liques, pour éviter toute confusion, ont réservé le nom de grâce à cette aide extraordinaire
de Dieu par laquelle quelques-uns sont conduits au salut. Ce sont les Pélagiens qui préten
daient ramener la grâce à la loi et à la nature. « Isti autem asserunt in eo Dei gratiam
deputandam, quod talem hominis instituit creavitque naturam, quæ per propriam voluntatem
legem Dei possit implere, sive naturaliter in corde conscriptam, sive in litteris datam:
eamdem quoque Iegem ad gratiam Dei pertinere, quod illam Deus in adjutorium hominibus
dedit» (Epist. 175 - 90, n. 2). Pascal est si marqué par son modèle qu'il s'attaque aux
jésuites comme s'ils tenaient les thèses mêmes de Pélage.
Sur cet aspect du pélagianisme, voir H. Rondet, Gratia Christi, p. 118-119.
S2. Epist. 194 - 105, 6, n. 27. De civ. Dei, XXII, 22, n. 1. De ’aL et graL, 17, n. 19.
De lib. arbitrio, 111, 19, n. 54: «Illud quod ignorans quisque non recte facit, et quod
recte volens facere non potest, ideo dicuntur peccata, quia de peccato illo liberæ voluntatis
originem ducunt ». Sur les péchés d'ignorance, on pourra se reporter à l’Augustinus, N.L., 11,
c. 2-6; au ch. 3, Jansénius cite l'EpisL 194 - 105: « Et ipsa ignorantia, in eis qui intelligere
noluerunt, sine dubitatione peccatum est; in eis autem qui non potuerunt pœna peccati.
Ergo in utrisque non est justa excusatio, sed justa damnatio ».
53. Contra 114L, V, 3, n. 8: «Sicut cæcitas eordis, quam solus removet illuminator
Deus, et peccatum est, quo in Deum non creditur; et pœna peccati, qua cor superbum digna
animadversione punitur; et causa peccati, cum mali aliquid cæci cordis errore committitur:
266 LA GRACE SOUVERAINE

blement. Comme l'ont dit « saint Augustin et les anciens Pères il


est impossible qu'on ne pèche pas quand on ne connaît pas la justice :
Necesse est ut peccet a quo ignoratur justitia » 5‘. C'est pourquoi l'Ecri
ture dit « que Dieu n'a pas révélé ses jugements aux Gentils, et qu'il
les a laissés errer dans leurs voies » ; insensés seraient donc des chré
tiens qui prétendraient « que Dieu a éclairé ceux que les livres sacrés
nous assurent avoir été abandonnés dans les ténèbres et dans l'ombre
de la mort » 55.
A cette considération de la faute collective en Adam, du châtiment,
de l'abandon dans la masse de perdition, s'ajoute chez les deux pen
seurs un sens aigu du mal objectif. Loin d'eux l'idée d'innocenter
l'auteur d'un grand crime sous prétexte qu'il n'avait pas conscience
de ce qu'il faisait ! « Mon Père, lance Pascal au jésuite de sa Quatrième
Provinciale, ne résistez plus au prince des théologiens, qui décide
ainsi ce point, au livre I de ses Rétr., chap. XV : Ceux qui pèchent par
ignorance ne font leur action que parce qu'ils la veulent faire, quoi
qu'ils pèchent sans qu'ils veuillent pécher. Et ainsi ce péché même
d'ignorance ne peut être commis que par la volonté de celui qui le
commet, mais par une volonté qui se porte à l'action, et non au péché,
ce qui n'empêche pas néanmoins que l'action ne soit péché, parce qu'il
suffit pour cela qu'on ait fait ce qu'on était obligé de ne point faire » 5‘.
Celui qui pèche par ignorance commet donc le mal volontairement.
Rappelons-nous ici que le champ du volontaire est infiniment plus
vaste dans la pensée augustinienne que dans la pensée moderne. Il

ita concupiscentia carnis, adversus quam bonus concupiscit spiritus, et peccatum est, quia
inest illi inobedientia contra dominatum mentis; et pœna peccati est, quia reddita est
meritis inobedientis; et causa peccati est defectione consentientis vel contagione nascentis ».
Pascal reprend ces distinctions dans sa Lettre du 1"‘ avril 1648 à Gilberte: « Comme nos
péchés nous retiennent enveloppés parmi les choses corporelles et terrestres, et qu'elles ne
sont pas seulement la peine de nos péchés, mais encore l'occasion d'en faire de nouveaux
et la cause des premiers » (souligné par nous). Pascal parle ensuite d'un ’ aveuglement
charnel et judaïque n. Ce qui peut faire penser à ce qu'Augustin avait écrit quelques lignes
plus haut. « Ista cæcitas fuit in Judæis grandis causa peccati, ut occidcrent Christum ».
Au fr. 962 - 362, Pascal a noté:
Calomnier, hæc est magna cæcitas cordis.
N'en pas voir le mal, hæc est major cœcitas cordis.
54. Quatrième Provinciale, éd. Cognet, p. 67. La citation est tirée de l'Opus imperf.,
I, 106. Pascal l'utilise aussi dans les Ecr. gr., Br., XI, 257: «Les Infidèles n'ont pas
le pouvoir de les accomplir [les préceptes], puisqu'ils les ignorent Et c'est ce qui
a fait dire à saint Augustin: Il est nécessaire et inévitable que ceux qui ignorent la justice
la violent. Necesse est ut peccet a quo ignoratur justitia. Et ailleurs: On peut bien dire
à un homme: Vous persévéreriez si vous le vouliez; mais on ne peut dire en aucune sorte :
Vous croiriez si vous le vouliez les choses dont vous n'avez point ouï parler. » Pascal traduit
ici un passage du De corr. et grat., 7, n. 11; il s'est reporté au texte même, car avant
ces deux citations, il paraphrase, comme Augustin, Romains, X, 7: il est impossible de
connaître l'Evangile sans l'avoir entendu.
Comme la formule de l'Opus imperf. est citée non seulement par Arnauld, dans son
Apologie pour les Saints Pères (Œuvres, XVII, 917), suivie par Pascal dans sa lettre, mais
aussi par Sinnich dans sa Trias (II, 3, 23, p. 181), on peut penser que les saints Pères
évoqués aux côtés d'Augustin sont Prosper d'Aquitaine et Fulgence de Ruspe.
55. Quatrième Provinciale, éd. Cognet, p. 63. ll s'agit là de citations bibliques assez
libres. Mais le retour du thème de l'abandon fait penser à la fin du chapitre I de
Romains. On peut cn voir un commentaire dans le Contra Jul., V, 3, n. 10-13, et Pascal
y fait plus nettement allusion dans les Ecrits sur la grâce: Dieu «a abandonné les
autres à leurs mauvais désirs » (Br., XI, 149).
56. Ed. Cognet, p. 70. Retract., I, 15, n. 3. Cf. Contra Jul., VI, 16, n. 49.
DISPENSATION DE LA GRACE DU CHRIST 267

inclut tout ce que nous faisons sans contrainte, tout notre passé, dans
la mesure où nous-mêmes nous nous sommes faits. Sont volontaires
tous nos actes irréfléchis ou même inconscients, puisqu'ils procèdent
tous de ce dynamisme intérieur qu'est la voluntas augustinienne.
Or cette volonté a été progressivement rendue bonne ou mauvaise
par l'homme lui-même. Chacun est donc responsable de ce qu'il fait,
lucidement ou non, parce qu'il est responsable de ce qu'il est. L'igno
rance du criminel apparaît alors comme le résultat d'une série de
désordres antérieurs commis avec plus de lucidité, et, au-delà de ces
fautes personnelles, d'une obscure participation à la prodigieuse ré
volte du chef de la race. L'ignorance qui vient d'Adam n'est pas totale :
il subsiste des vestiges de la première nature, mais l'expérience
montre que de crimes en crimes un homme peut achever en lui-même
l'anéantissement commencé dans l'Eden. C'est alors qu'apparaissent
ces êtres inconscients, aveugles, sans remords dont le monde n'est pas
avare et que Pascal connaissait bien, comme il le rappelle avec violence
au naïf bonhomme jésuite.
Cette sévérité n'empêche pas les deux écrivains d'affirmer une hié
rarchie dans la culpabilité entre ceux qui commettent le mal sciem
ment ou en négligeant de regarder en face la vérité et ceux qui sont
dans une ignorance totale du caractère criminel de leur conduite.
A ceux qui connaissent les préceptes divins est ôtée l'excuse que les
hommes invoquent habituellement: l'ignorance. Mais ceux-là même qui
ignorent la loi divine ne seront pas sans châtiment. Car ceux qui auront
péché sans la loi périront sans la loi; et ceux qui auront péche‘ sous la
loi seront jugés par la loi [Romains, II, 12]... Le Seigneur dit dans
l'Evangile: Le serviteur qui ignore la volonté de son maître et mérite
des coups par sa conduite n'en recevra qu'un petit nombre; mais le
serviteur qui connaît 1a volonté de son maître et mérite des coups par
sa conduite en recevra un grand nombre [Luc, XII, 48-47]. C'est là qu'il
montre qu'on pèche plus gravement quand on sait que quand on ignore.
Il ne faut pourtant pas se réfugier dans les ténèbres de l'ignorance, pour
y trouver une excuse. Car ne pas savoir est une chose, ne pas vouloir
savoir une autre. C'est bien la volonté qui est blâmée dans ce passage:
Il n'a pas voulu comprendre pour bien agir [Ps. 35, verset 4]. Mais
même si elle concerne non ceux qui ne veulent pas savoir, mais ceux qui
ignorent d'une façon pour ainsi dire absolue, l'ignorance n'excuse pas un
seul homme au point de l'empêcher de brûler dans le feu éternel, même
si la raison de son incroyance est qu'il n'a pas du tout entendu parler
de ce qu'il lui faudrait croire; mais il se peut qu'il soit livré à des
flammes plus douces 57.

C'est précisément parce que l'ignorance ne constitue jamais une


excuse complète, mais demeure toujours un mal et une menace de
damnation, que les chrétiens les plus justes ne sont jamais assurés
d'être dans la justice. « Sans cela, comment les justes auraient-ils des
péchés cachés ? Comment serait-il véritable que Dieu seul en connaît

57. De grat. et lib. arbitrio, 3. n. 5. Pascal a repris les versets de saint Lue dans la
Quatrième Provinciale, éd. Cognet, p. 64: «Ne suffit-il pas que Jésus-Christ lui-même
nous ait appris qu'il y a deux sortes de pécheurs, dont les uns pèchent avec connaissance,
[et les autres sans connaissance] et qu'ils seront tous châtiés, quoiqu‘à la vérité différem
ment?n. Et dans le fr. 538 - 531: «Celui qui sait la volonté de son maître sera battu
de plus de coups à cause du pouvoir qu'il a par la connaissance ».
268 LA cRAcE SOUVERAINE

et la grandeur et le nombre; que personne ne sait s'il est digne


d'amour ou de haine, et que les plus saints doivent toujours demeurer
dans la crainte et dans le tremblement, quoiqu'ils ne se sentent cou
pables en aucune chose, comme saint Paul le dit de lui-même '29‘ »
C'est l'auteur de ces interrogations qui s'entendra dire par le Christ
dans le Mystère de Jésus:
Si tu connaissais tes péchés tu perdrais cœur...
Fais donc pénitence pour tes péchés cachés et pour la malice occulte de
ceux que tu connais 59.

Une telle théologie, qui condamne aussi bien les crimes commis par
ignorance que les vertus, jugées apparentes ou neutres, des païens,
n'est au fond que le développement, l'application à des catégories
particulières d'hommes de la théorie augustinienne de la masse de
perdition. Elle frappe aussi ceux des chrétiens qui ont peu à peu oublié
la loi évangélique et se sont aveuglés: ils vont ainsi repoindre la
multitude des délaissés. « 0 Dieu, s'écrie Pascal, qui laissez les pé
cheurs endurcis dans l'usage délicieux et criminel du monde l 6° » Les
plus justes eux-mêmes ne sont jamais assurés de persévérer et peuvent
à tout moment devenir des abandonnés.

2. La miséricorde de Dieu et le discernement

Les véritables justes sont des hommes que Dieu a arrachés défi
nitivement à la masse de perdition. Comme toute cette masse est
condamnée avec justice, c'est par miséricorde que Dieu en tire
quelques élus ‘. Ainsi se révèle le second des grands attributs de Dieu
qui permettent d'entrevoir quelques linéaments de la sage conduite
de l'Absolu. Dieu exerce à l'égard de l'humanité sa miséricorde ou sa
justice, « sa miséricorde, si celui qu'on reprend a été discerné de la
masse de perdition par la libéralité de la grâce, et n'est pas du nombre
des vases de colère qui ont été faits pour la perdition, mais du nombre
des vases de miséricorde que Dieu a préparés pour la gloire; sa
justice, si celui qu'on reprend a été condamné avec les premiers,
et non prédestiné avec les autres »2.
La condamnation d'un grand nombre manifeste l'importance de la
chute, le salut de quelques-uns la bienveillance de Dieu :
Des peines éternelles semblent dures et injustes aux pensées de l'homme,
car dans la faiblesse même de ses facultés vouées à la mort, il lui manque
ce sens de la très haute et très pure sagesse qui lui ferait concevoir
la grandeur du crime commis lors de la première prévarication. Plus

58. Quatrième Provinciale, p. 65-66.


un
3° Fr. 919 - S53.
60. Maladies, 3 (souligné par nous).

1. Serm. 27 - de verbis Apastoli 20, 2, n. 3: «Totus mundus justissimo supplicio


destinatus, sed ex parte per misericordiam liberatus ».
2. De corr. et graL, 9, n. 25; Epist. 194 - 105, 6, n. 23.
DISPENSATION DE LA GRACE DU CHRIST 269

en effet l'homme jouissait de Dieu, plus grande fut son iniquité a l'aban
donner et il devint digne d'un mal éternel, celui qui détruisit en lui un
bien qui pouvait être étemel. De là vient la condamnation de la masse
tout entière du genre humain, car le premier qui se rendit coupable de ce
crime fut puni avec sa race, qui était en lui comme dans sa racine, de
telle sorte que personne n'est affranchi de ce châtiment juste et mérité,
si ce n'est par une grâce miséricordieuse et imméritée, et ainsi se partage
le genre humain: en quelques-uns apparaît ce que peut la grâce misé
ricordieuse, dans les autres, une juste vengeance. L'une et l'autre ne
pourraient se montrer en tous, car si tous demeuraient dans les peines
d'une juste condamnation, en aucun n'apparaîtrait la réalité de la ven
geance. Celle-ci renferme beaucoup plus d'hommes que celle-là, pour
que, de la sorte, soit montré ce qui était dû à tous. Et si ce dû était
rendu à tous, personne n'aurait un juste titre à le reprocher à la justice
de celui qui punit: mais si un très grand nombre en sont affranchis, c'est
afin qu'ils rendent les plus grandes actions de grâces pour le don gratuit
qui leur vient du libérateur 3.

Si la justice divine se manifestait par le délaissement, la miséri


corde se révèle par le discernement. Dieu « disceme » dans la masse
ceux qu'il décide de sauver. Si Augustin emploie le verbe tirer de,
arracher à (eruere), son vocable favori est « discerner » (discernere),
avec ses dérivés « discernement » (discretio), ou, au sens du
xvn‘ siècle, « discrétion » 4.
On peut aisément se convaincre que Pascal, ici encore, emboîte
le pas à l'évêque d'Hippone et reprend son vocabulaire: «Dieu a
discerné ses élus d'avec les autres par une pure miséricorde », alors
qu'il « pouvait avec justice les abandonner tous sans miséricorde à
la damnation » 5. A la lumière de l'œuvre augustinienne éclate la den
sité de ces brèves formules que Pascal, dans les Ecrits sur la grâce,
dispose comme des versets, avec des blanes. Mais l'Apologie s'appuie
bien sur les mêmes conceptions: «Il est juste que Dieu refuse à
quelques-uns à cause de leur endurcissement, ce qu'il accorde aux
autres par une miséricorde qui ne leur est pas due » °.
La conduite de Dieu révèle en lui à la fois le juste Juge et le Père
bienveillant: « Le monde subsiste pour exercer miséricorde et juge
ment »3. De cette théologie, Pascal nourrissait sa vie personnelle:
« Si nous ne voulons que l'ordre de Dieu, il est sans doute que nous
souhaiterons autant le triomphe de sa justice que celui de sa misé

3. De civ. Dei, XXI, 12 (trad. Combès, éd. de la Bibl. augustinienne). Cf. Epist. 194 - 105,
2, n. 5 : « Si enim omnis homo liberaretur, utique lateret quid peccato per justitiam debeatur ;
si nemo, quid gratia largiretur»; Contra JuI., IV, c. 8, n. 46; Contra duas epist. Pelag.,
Il, 7, n. 15, etc.
4. On trouve à la fois eruere et discernere dans les Serm. 71 - de verbis Domini 11,
l, n. 3 et Serm. 293 - Viguier 5, n. 8. Pour discemcre, voir encore Cunf., XIII, I4: « Quis
nos, nisi qui venit quærere et salvare quod perierat, ab illa perditionis massa et concretione
discernit ? » ; Epist. 214 - 46, n. 3.
5. Ecr. gr., Br., Xl, 148; cf. p. 151: «indiscrétion discernement». Pascal utilise
aussi les équivalents du latin eruere: « Dieu pouvait avec justice damner toute la masse
entière, et ceux qui naissent encore aujourd'hui sans en être retirés par le baptême n (Ibid.,
p. 135); cf. Comparaison des chrétiens, n. 13: « délivrer de cette masse Elle retire de
la contagion ».
6. Fr. 149 - 430. Cf. fr. 468 - 562.
7. Fr. 460 - 584.
270 LA GRACE SOUVERAINE

ricorde, et que, quand il n'y aura point de notre négligence, nous


serons dans une égalité d'esprit, soit que la vérité soit connue, soit
qu'elle soit combattue, puisqu'en l'un la miséricorde de Dieu triomphe
et en l'autre sa justice.
Pater juste, nzundus te non cognovit. «Père juste, le monde ne
t'a pas connu » [Jean, XVII, 25]. Sur quoi saint Augustin dit que c'est
un effet de sa justice qu'il ne soit point connu du monde »‘.
Si donc Dieu discerne quelques hommes par pure miséricorde,
c'est qu'il ne veut pas sauver tous les hommes. Pareil choix implique
aussi que les mérites humains des élus n'entrent pas en ligne de
compte.

a) LA VOLONTÉ DE SALUT EN DIEU

Pascal a clairement exprimé la différence de la conduite de Dieu


depuis la chute d'Adam. Avant cette déchéance, Dieu avait une volonté
conditionnelle de sauver tous les hommes, s'ils observaient ses
commandements. Mais aujourd'hui tout a changé, et les disciples de
saint Augustin montrent que l'humanité entière forme une masse
« toute également coupable et toute entière digne de damnation s, et
que Dieu « en a voulu sauver une partie par une volonté absolue
fondée sur sa miséricorde toute pure et gratuite, et que, laissant l'autre
dans la damnation où elle était et où il pouvait avec justice laisser
la masse entière, il a prévu ou les péchés que chacun commettait,
ou au moins le péché originel dont ils sont tous coupables, et qu'en
suite de cette prévision, ils les a voulu condamner »‘»‘. Dieu donc
damne en prévision des démérites et sauve sans tenir compte des
mérites. Que pareille formule résume la pensée augustinienne, cela
ressort assez de tous les textes que nous avons cités d'une part sur
la masse justement condamnable à cause de la faute collective
commise en Adam et de toutes les fautes personnelles des délaissés
et, d'autre part, sur les élus, sauvés malgré leur faute en Adam et
avant même leur venue au monde 1°.
Si la raison humaine, toujours hargneuse quand il s'agit d'avouer
ses limites, s'insurge et demande pourquoi les uns sont discernés et

8. Fragment d'une Lettre de Pascal (juin 1657): Br. minor, p. 246. Pascal fait allusion
au Traité 111 sur saint Jean, n. 5: « Quia justus es, ideo te non cognovit. Mundus quippe
ille damnationi prædestinatus merito non cognovit: mundus vero quem per Christum
reconciliavit sibi, non merito, sed gratia cognovit. Quid est enim cum cognoscere, nisi
vita æterna?n. Voir aussi la Lettre du l" avril 1648 à Gilberte: « dans la captivité
même où sa justice nous a réduits »
9. Ecr. gr., Br., XI, 136. Voir Ibid., 138: «On voit que Dieu a une volonté absolue
de sauver ceux qui sont sauvés et une volonté conditionnelle et par prévision de damner
les damnés; et que le salut provient de la volonté de Dieu, et la damnation de la volonté
des hommes ». Ibid., 271.
l0. Voir par ex. De corr. et grat., 13, n. 42: «Hi vero qui non pertinent ad hunc
prædestinatorum numerum pro meritis rectissime judicantur. Aut enim jacent sub
peccato, quod originaliter generatione traxerunt ..., aut per liberum arbitrium alia insuper
addiderunt»; Enchir., 99: « Nliseretur scilicet magna bonitate, obdnrat nulla iniquitate ;
ut nec liberatus de suis meritis glorietur; nec damnatus nisi de suis meritis oonqueratur»:
De dono pers., 8, n. 19.

_, , _ _ _ ___mr
DISPENSATION m; LA GRACE DU cmusr 271

non les autres, on lui répondra avec saint Paul : O homme, qui es-tu
pour discuter avec Dieu [Romains, IX, 20] ? ou encore : O profondeur
de la richesse, de la sagesse et de la science de Dieu! Que ses décrets
sont insondables et ses voies incompréhensibles ! Qui en effet a jamais
connu la pensée du Seigneur [Romains, XI, 33-34] ? et on affirmera
que ce discernement s'opère en vertu d'« un jugement caché, mais
parfaitement juste de Dieu». Quiconque a seulement feuilleté les
œuvres antipélagiennes d'Augustin sait avec quelle fréquence re
viennent ces formules. Quant à comprendre, écrit-il par exemple,
pourquoi le don de la foi n'est pas accordé à tous,
C'est là une question qui ne doit pas troubler le fidèle, lui qui croit que le
péché d'un seul homme a entraîné la condamnation de tous, et une
condamnation si indubitablement, si parfaitement juste, qu'on n'aurait
pas le droit d'élever contre Dieu la moindre critique, alors même que
personne n'en serait délivré. C'est donc certainement par une grâce
insigne qu'un très grand nombre d'hommes en obtiennent délivrance,
et ils peuvent reconnaître, en regardant ceux qui ne sont pas délivrés,
quel sort ils méritaient eux-mêmes; ainsi, que celui qui se glorifie, ne se
glorifie pas de ses mérites, qu'il voit pareils aux mérites de ceux qui sont
condamnés, mais qu'il se glorifie dans le Seigneur! Et si l'on demande
pourquoi le Seigneur délivre celui-ci plutôt que celui-là, je réponds:
Impénétrables sont ses jugements et incompréhensibles ses voies. Il est
préférable d'écouter ici ou de dire cette parole: Qui es-tu, ô homme, pour
discuter avec Dieu? plutôt que d'oser expliquer, comme si on en avait
l'intelligence, un dessein que Dieu a voulu tenir caché, lui qui d'ailleurs
ne saurait rien vouloir d'injuste U.

Pascal ne répond pas autrement. Dieu choisit ses élus « par un


jugement cache’ et impénétrable » 12, « par un jugement occulte » de
vant lequel « il faut s'écrier: O profondeur, ô grandeur! etc.»13. Le
jeune théologien ne cache d'ailleurs pas sa source et écrit à propos de
ceux qui n'ont échappé que pour un temps à la masse de perdition:
« Qui ne sait que c'est un principe indubitable dans la doctrine de
saint Augustin que la raison pour laquelle de deux justes, l'un
persévère et l'autre ne persévère pas est un secret absolument in
compréhensible?"» Saint Augustin dit « qu'ils reçoivent la grâce,
mais pour un temps; ils quittent et sont quittés; car ils ont été
abandonnés à leur libéral arbitre par un jugement juste, mais
caché » ‘‘. C'est seulement dans la vision bienheureuse qdapparaîtra

ll. De prœdesL, 8, n. 16; cl‘. De dono pers, 8, n. 16; Enchin, 99.


12. Ecr. gr., Br., Xl, 190. Cf. Opus imperf., I, 48.
13. Ecr. gr., Br., XI, 204-205. Voir Serm. 26 - de verbis Aposloli ll, 12, n. 13: Augustin,
après avoir cité O homo, ajoute: ‘ Disputare vis mecum ? Imo mirare mecum, et exclama
mecum: O altitudo ».
14. Ecr. gr., Br., XI, 205; cf. lbid., 189.
l5. Ecr. gr., Br., XI, 189. Ce même texte est sous-jacent p. 193 et cité p. 203 avec la
référence: « Aug. de Corr. et gmL, c. 12). En fait il s'agit des dernières lignes du ch. 13
(n. 42): «Gratiam Dei suscipiunt, sed temporales sunt, nec perseverant; deserunt et
deseruntur. Dimissi enim sunt libero arbitrio, non accepto perseverantiæ dono, judicio
Dei justo et occulto ». ll semble que Pascal s'inspire de Bourzeis, Lettre à un Président,
1649, p. 28-29‘
Ce dernier, qui utilise sans cesse saint Augustin et saint Prosper (réunis dans Ecr. gr.,
p. 189) cite ce texte latin en marge, avec la référence exacte et le traduit: « Ils reçoivent la
Grâce de Dieu, mais ils sont temporels; ils quittent et ils sont quittés, car ils ont été
laissés à leur franc arbitre, n'ayant pas reçu le don de la persévérance par un jugement
272 LA GRACE SOUVERAINE

la sagesse de ces jugements, voilée aux yeux des hommes, qui, en


particulier dans le cas des petits enfants morts avant le baptême, ne
sauraient comprendre pourquoi ceux-ci seront condamnés et les autres
sauvés l‘. C'est pourquoi, dans lflfilpologie Pascal, en fidèle augustinien,
répond à ceux qui prétendent scruter le mystère de la prédestination :
« Mon Dieu que ce sont de sots discours. Dieu aurait-il fait le monde
pour le damner, demanderait-il tant de gens si faibles, etc. Pyrrho
nisme est le remède à ce mal et rabattra cette vanité » 13. Nous avons
là une simple illustration du même verset: « O homme, qui es-tu
pour discuter avec Dieu ? »
Mais cette théologie paraît se heurter à un verset biblique qu'on
n'a en effet guère cessé de lui objecter. Saint Paul a écrit à son
disciple Timothée : « Dieu veut que tous les hommes soient sauvés » 13.
A des penseurs qui soutiennent que la volonté de Dieu est toute-puis
sante et obtient toujours ce qu'elle recherche pareille affirmation
pose un redoutable problème. Augustin n'a que peu à peu précisé
sa propre interprétation. C'est, semble-t-il, seulement à partir de 420
qu'il a restreint la portée du verset pour le faire entrer dans sa syn
thèse théologique ‘’. Il ne l'a pas fait sans embarras et avoue dans
l'EnchiridiOn (écrit vers 421-422) qu'on peut interpréter ce verset
comme on veut, pourvu qu'on n'aboutisse pas à l'idée que la volonté de
Dieu puisse être mise en échec 2°. Aussi assistons-nous à un défilé
d'explications: ou bien il faut entendre par tous tous les prédestinés,
« car tout le genre humain est en euxfl‘; ou bien que Dieu veut
que tous les hommes qui sont sauvés soient sauvés, ce qui souligne
le lien entre la réalité et le vouloir divin ; ou encore on peut
comprendre « tous les hommes » par des hommes de toutes conditions,

secret et juste Saint Augustin allègue la raison pour laquelle ils quittent, et dit
très clairement qu'ils quittent, pour ce qu'ils ont été laissés à leur franc arbitre Et pour
quelle cause quittent-ils, grand Augustin ? Saint Aug. n'apporte pas la cause pour laquelle
Dieu nous quitte, quand nous l'avons quitte‘, mais la cause pour laquelle nous le quittons,
avant qu'il nous quitte». Or Pascal parle lui aussi de la netteté augustinienne, ajoute:
« Mais si l'on demande pourquoi il quitte, il en donne pour raison, Cur ils ont été aban
donnés à leur libéral arbitre » et conserve le jeu quitte - sont quittes (p. 189).
16.Enchir., 95: «Tunc non latebit quod nunc latet, cum de duobus parvulis unus
essct assumendus per misericordiam, alius per judicium relinquendus ».
17. Fr. 896 - 390. Voir la seconde partie du fr. 131-434: elle met en pratique ce
programme, qui semble issu de l'EHC/iiridion (c. 99): ‘ O homo, ’’ quis es, qui respondeas
Deo ? Hoc loco enim quidam stulti putant Apostolum in rcsponsione defecisse Sed
magnum habet pondus quod dictum est, O homo tu quis vs? Et in talibus quæstionibus
ad suæ capacitatis considerationem rcvocat hominem ».
18. l Tim., II, 4.
19. Telle est l'idée d'A. Michel. art. « Volonté de Dieu », in Dictionnaire de théologie
catholique, col. 3356-3374. Il cite à l'appui de sa thèse De spir. et litL (412), n. 58; De
catech. rurlibus (400), 26, n. 52 (texte particulièrement net).
20.103: « dum tamen credere non cogamur aliquid omnipotentem Deum voluisse
fieri, [actuinque non esse; qui sine ullis ambiguitatibus, si in cœlu cl in terra, sicut
cum Veritas cantat, omnia quæcumque volait fecit [Ps. 113, verset ll], profecto facere
noluit quodcumque non fecit.» Cf. Epist. 217 - 107, 6, n. 19: Augustin y cite l'argument
qui gênait le plus ses adversaires, persuadés comme lui que les enfants non baptisés
étaient perdus: la damnation des petits enfants, avant même qu'ils aient pu mériter ou
déméritcr, fait-elle échec à la volonté divine ? Voir aussi Epist. 149 - 6, 2, n. 22.
2l. De corr. et graL, 14, n. 44.
DISPENSATION DE LA GRACE nu CHRIST 273

de tout savoir, de tout sexe, de tous âges 22 ; ou bien tous est employé
ici au sens de beaucoup U.
Pascal a conservé trois de ces solutions. « Il plaît à Dieu de choisir,
élire et discerner de cette masse également corrompue, et où il ne
voyait que de mauvais mérites, un nombre d'hommes de tout sexe,
âges, conditions, complexions, de tous les pays, de tous les temps,
et enfin de toutes sortes »2‘. Le disciple de saint Augustin poursuit:
« Les élus de Dieu font une universalité, qui est tantôt appelée monde
parce qu'ils sont répandus dans tout le monde, tantôt tous, parce
qu'ils font une totalité, tantôt plusieurs, parce qu'ils sont peu à pro-
portion de la totalité des délaissés » 75.
De tels efforts pour restreindre la portée d'un texte gênant
montrent bien qu'aux yeux d'Augustin et de Pascal, Dieu ne veut plus
le salut de tous les hommes, mais seulement celui des prédestinés.
Qu'en résulte-t-il pour la dispensation de la grâce?

b) « Nous SAVONS ouE LA GRACE N'EST ms DONNÉE A TOUS »

Aux molinistes, qui soutenaient que Dieu propose son aide à tous
les hommes, Pascal et ses amis ont toujours opposé la doctrine de
saint Augustin, aux yeux de qui la grâce n'est pas donnée à tous.
Port-Royal revient sans cesse à cette Lettre 217-107 à Vital, où Augustin
a ramené à douze affirmations particulièrement nettes la foi catho
lique dans le domaine de la grâce. Trois de ces propositions résument
bien la pensée augustinienne sur la dispensation actuelle de la grâce :

« 4°Nous
Noussavons
savonsqu'à
queceux qui la n'est
[la grâce] reçoivent elle estàdonnée
pas donnée tous lespar la misé
hommes

ricorde gratuite de Dieu. 6° Nous savons qu'à ceux qui ne la reçoivent


pas elle est refusée par un juste jugement de Dieu U‘.
Comme tous les autres augustiniens, Pascal cite avec prédilection
cette lettre. Dans la Première Provinciale, il joue le naïf et se fait
rappeler le passage par un anti-janséniste qui partage sur ce point
précis le sentiment de saint Augustin:
Je lui demandai d'abord s'ils ne décideraient pas formellement que la
grâce est donnée à tous, afin qu'on n'agitât plus ce doute. Mais il me
rebuta durement et me dit que ce n'était pas là le point; qu'il y en avait
de ceux de son côté qui tenaient que la grâce n'est pas donnée à tous;
que les examinateurs mêmes avaient dit en pleine Sorbonne que cette

22. Enchin, 103: «Ut omnes homines omne genus humanum intelligamus per quas
cumque differentias distributum, reges, privatos, nobiies, ignobiles, sublimes, humiles,
doctos, indoctos. integri corporis, dcbiles, ingeniosos, tardicordes, fatuos, divites, pauperes,
médiocres, mares, feminas, infantes, pueros, adolescentes, juvenes, seniores, senes; in
linguis omnibus, in moribus omnibus, in artibus omnibus, in professionibus omnibus, in
voluntatum et conscientiarum varietate innumerabili constitutos, et si quid aliud differen
tiarum est in hominibus ».
23. Contra JuI., IV, 8, n. 42 et 44.
24. Ecr. gr., Br., XI, 148.
25. 1bid., p. 148-149. Cf. fr. 571-775: « Il y a hérésie à expliquer toujours, omnes, de
tous Il faut donc suivre les Pères et la tradition ».
26. 5, n. 16. Cf. De dono purs, 8, n. 16; De civ. Dei, XXI, 12; Enchin, 27.

411. -
274 LA GRACE SOUVERAINE

opinion est problématique, et qu'il était lui-même dans ce sentiment:


ce qu'il me confirma par ce passage, qu'il dit être célèbre, de Saint
Augustin: Nous savons que la grâce n'est pas donnée à tous les hommes 27.

En premier lieu, la grâce manque à tous ceux qui sont purement et


simplement délaissés, par exemple aux païens, « qui n'ont aucun
sentiment de la grâce N’.
Mais elle finit aussi par manquer à un certain nombre d'hommes
qui ne persévèrent pas jusqu'à la fin. « Si, suivant saint Augustin,
Dieu par sa permission, ou par sa providence et par sa disposition,
mêle parmi les Elus des Justes qui ne doivent pas persévérer, afin de
tenir dans la crainte ceux qui demeurent, par la chute de ceux qui
tombent, il n'y aurait rien de si contraire à ce dessein que de donner
un pouvoir suffisamment prochain à ceux qui ne tombent pas, et
de les assurer qu'il leur est toujours présent2’ ». Il est formellement
contraire à Paugustinisme de recevoir les thèses de Molina sur la grâce
suffisante et le pouvoir prochain. Pascal distingue donc, comme son
maître, trois sortes d'hommes: « Les uns qui ne viennent jamais à
la foi, les autres qui y viennent et qui ne persévérant pas meurent dans
le péché mortel, et les derniers qui viennent à la foi et y persévèrent
dans la charité jusqu'à la mort »3°; il avait écrit un peu plus haut:
« Quelques-uns de ceux qui ne sont pas prédestinés, ne laissent pas
d'être appelés pour le bien des élus... Mais n'étant pas du nombre des
élus, Dieu ne leur donne pas ces grâces efficaces sans lesquelles ils ne
le [persévérer] peuvent jamais en effet » 3‘. Ainsi se dégage une termi
nologie : les élus ou prédestinés, ceux qui ne sont qu'appelés, et les dé
laissés. Les deux premiers termes proviennent de la parole du Christ :
« Il y a beaucoup d'appelés, mais peu d'élus [Matth XX, 16] ». « Tous
ceux qui sont élus sont aussi très certainement appelés; mais tous
ceux qui sont appelés ne sont pas pour cela élus. 32 » Toute cette
terminologie est d'origine augustinienne. L'évêque dHippone, lui aussi,
distingue trois sortes d'hommes : « Si l'on demande pourquoi de deux
enfants également enchaînés par le péché originel, l'un est pris et
l'autre délaissé [relinquatztr], et pourquoi de deux adultes vivant
dans l'impiété, l'un est appelé de façon à obéir à Celui qui appelle,
tandis que l'autre ou bien n'est pas appelé, ou bien n'est pas appelé
de cette manière-là, je réponds : Impénétrables sont les jugements de
Dieu. Et si l'on demande pourquoi de deux justes, l'un reçoit le don

27. Ed. Cognet, p. 8-9. M. l'abbé Cognet donne en note des références à Arnauld, à
Jansénius, etc. et souligne avec raison que «ce tcxte est devenu un lieu commun de la
défense janséniste ». Voir encore Bourzeis, Lettre à un abbé, ch. l, p. ll.
28. Lettre sur la mort, Br. minor, p. 104.
29.Ecr. gr., Br., XI, 232. Pascal cite encore l'Epist. 217-107, à Vital, 4, n. 14.
La mention (Aug. 571) renvoie à Sinnich, Trias ..., p. 571 (IV, c. 4, art. 3), comme l'a vu
Brunschvicg.
30. Ecr. gr., Br., XI, p. 222-226. Pascal y rappelle avec raison que le molinisme est
abattu d'avance tout au long des traités De corr. et grat. et De dono persev.
3L Ecr. gr., Br., Xl, 137 - 136; lbid., p. 189. Pascal écrit le 5 novembre 1656 à Charlotte
de Roannez qu'il est plein de respect pour les grands chrétiens qu'il a rencontrés, pour
«ceux qu'il [Dieu] semble avoir choisis pour ses élus» (souligné par nous).
32, De corr. et gmL, 7, n. 14 (voir n. 13 et 16); lbid., 9, n. 21-22; De prædesL, 16, n. 32.
DISPENSATION DE LA GRACE DU CHRIST 275

de la persévérance, alors que l'autre ne le reçoit pas, je réponds :


Plus impénétrables encore sont ici les jugements de Dieu » *.
Seuls sont élus ceux que Dieu a choisis dans le Christ avant la
création du monde, en vertu d'un décret (propositum) impénétrable *,
dont Augustin ne cesse de parler *. Ce décret a fixé irrévocable
ment le nombre de ces discernés, qui « sont peu à proportion de la
totalité des délaissés » *.
La grâce du Christ, loin d'être commune à tous les hommes, consti
tue donc un secours spécial, c'est-à-dire, qui n'est donné qu'à quelques
uns *7.

c) LE MYSTÈRE DE LA PERSÉVÉRANCE

Comme nous venons de le voir, Dieu ne donne sa grâce que pour un


temps à ceux qui sont simplement appelés. Quand il la refuse, ces
appelés redeviennent des délaissés, et sont condamnés avec justice.
Pourquoi les uns persévèrent-ils et non les autres, c'est un mystère
impénétrable à l'homme en cette vie. La grâce peut être perdue par
les justes à tout moment. C'est pourquoi l'augustinisme la compare
souvent aux réalités les plus fugitives : à la pluie *, à la rosée *, à une
eau courante *, à une lumière menacée par les ténèbres humaines ".
Pascal a bien compris l'importance de cette théologie en images.
Il voit l'aide divine comme « un flux continuel de grâce que l'Ecriture
compare à un fleuve et à la lumière que le soleil envoie incessam
ment hors de soi et qui est toujours nouvelle, en sorte que, s'il cessait
un instant d'en envoyer, toute celle qu'on aurait reçue disparaîtrait
et on resterait dans l'obscurité » *. Mais déjà, huit ans plus tôt, il avait
exprimé plus abstraitement sa pensée :
33. De dono pers., 9, n. 21. Cf. Epist. 149 - 59, 2, n. 22. Pascal a repris ce passage du
De dono pers. dans ses Ecr. gr. (Br., XI, p. 238) : « Si le mystère est grand en ce que
de deux [hommes] également coupables, il sauve celui-ci, et non pas celui-là, sans aucune
vue de leurs œuvres, certainement saint Augustin a raison de dire que le mystère est
encore plus étonnant pourquoi de deux justes il donne la persévérance à l'un et non pas
à l'autre » ; voir aussi p. 236.
34. Ibid. Augustin s'appuie ici sur deux versets bibliques : Eph., I, -4 : « Il nous
a élus en lui dès avant la création du monde » ; et Eph., I, 11 : « C'est en lui encore que
nous avons été mis à part, désignés d'avance, selon le plan préétabli de Celui qui conduit
toutes choses au gré de sa volonté».
35. De praedest., 19, n. 39 : « Deus igitur operatur in cordibus hominum, vocatione illa
secundum propositum suum, de qua multum locuti sumus » ; De corr. et grat., 7, n. 13 :
« Quoniam secundum propositum vocati sunt, profecto et electi sunt », etc.
36. Ecr. gr., Br., XI, 149.
De corr. et gr., 13, n. 42 : « ... qui non pertinent ad istum certissimum et felicissimum
numerum . ». Ce nombre est peu élevé : Ibid., 10, n. 28.
37. De praedest., 16, n. 32.
Ecr. gr., Br., XI, 187 : « don spécial » ; p. 165-166 : « Les justes n'ont pas ... le pouvoir
de persévérer sans un secours spécial, c'est-à-dire qui n'est pas commun à tous ». Cf. Ibid.,
p. 159. Le qualificatif « spécial » vient du Concile de Trente : Session VI, canon 22 sur la
justification (Ecr. gr., p. 250, 261).
38. In Ps. 67, n. 12; De Trinitate, IV, 1, n. 2.
39. In Ps. 133, n. 10.
40. In Heptat., IV, 35-37.
41. In Job, 37 (P.L., 34, 870).
42. Lettre 6 à Ch. de Roannez. Pour l'image du fleuve, on peut penser à bien des
versets bibliques. Augustin a écrit par exemple : « Fluminis impettus laetificant civitatem
Dei [Ps. 45, verset 5] ; dictum est autem de inundatione Spiritus Sancti, de qua alio
276 LA GRACE SOUVERAINE

La continuation de la justice des fidèles n'est autre chose que la conti


nuation de l'infusion de la grâce, et non pas une seule grâce qui subsiste
toujours; et c'est ce qui nous apprend parfaitement la dépendance per
pétuelle où nous sommes de la miséricorde de Dieu, puisque, s'il en
interrompt tant soit peu le cours, la sécheresse survient nécessairement.
Dans cette nécessité, il est aisé de voir qu'il faut continuellement faire
de nouveaux efforts pour acquérir cette nouveauté continuelle d'esprit,
puisqu’on ne peut conserver la grâce ancienne que par l'acquisition
d'une nouvelle grâce, et qu'autrement on perdra celle qu'on pensera
retenir, comme ceux qui, voulant renfermer la lumière, n'enferment que
des ténèbres. Ainsi, nous devons veiller à purifier sans cesse l'intérieur,
qui se salit toujours de nouvelles taches en retenant aussi les anciennes,
puisque sans le renouvellement assidu on n'est pas capable de recevoir cc
vin nouveau qui ne sera point mis en vieux vaisseaux 43.

C'est à la lumière de ces affirmations que s'éclaire la polémique


sur la possibilité des commandements. Les molinistes soutenaient qu'à
un juste désireux de persévérer dans la justice Dieu ne refuse jamais
une grâce suffisante pour cela: ainsi ce juste possède toujours, s'il
le veut, le pouvoir de persévérer, c'est-à-dire de bien agir dans l'instant
suivant. Pareille affirmation heurte de front la théologie augusti
nienne: pour elle les commandements ne sont toujours possibles aux
justes que dans le moment présent, alors qu'ils sont remplis de la
grâce divine : « Dieu juste et bon n'a pu commander les choses impos
sibles; ce qui nous avertit de faire ce qui est facile, et de demander
ce qui est difficile. Car toutes choses sont faciles à la charité (Aug.
De nat. et gratia, chap. 69). Et ailleurs : Qui ne sait que ce qui se fait
par amour n'est pas difficile ? (De perfect. just., chap. 10) H‘. Pascal
ne cesse de répéter qu'il suffit d'avoir jeté les yeux sur les ouvrages
de saint Augustin pour comprendre en quel sens le Concile de Trente,
qui d'ailleurs se réfère à l'évêque d'Hippone, a soutenu contre les
luthériens Que les commandements ne sont pas impossibles aux
justes ‘5.

loco ait Propheta, lncbriabuntur ab ubertate domus tuae, et torrente voluplatis tune potabis
eos [Ps. 35, verset 9] » (Serm. 32 - de diversis 20, 6, n. 6). Voir ln Ps. 45, n. 8.
L'idée que la lumière de la grâce peut se retirer de l'homme est fréquemment déve
loppée par saint Augustin (par ex. In Job, 37; P.L,, 34, 870-871). Mais il reste à préciser
à quel passage de l'Ecriture Pascal fait allusion.
43. Lettre du 5 novembre 1648 à Gilberte.
44. Ecr. gr., Br., XI, 163-164. Le texte du De nat. et grat. est cité en latin p. l22-l23.
puis traduit p. 164-165 et plus longuement p. 174-l75. La Trias cite une partie seulement
du passage: II, c. 3, art. 20, p. 177 (donné par Brunschvicg).
Mais comme Pascal continue, ou bien il a pris directement sa citation à l'original,
ou bien il s'y est reporté.
Le chap. 10 du De perf. jusL, n. 21, est cité en latin p. l20-l2l, puis traduit p. 165,
et plus longuement p. 174-175. Brunschvicg donne des références à la Trias pour plusieurs
bribes de ce texte (II, 3, 20, p. 177; II, 7, 10, p. 273). En fait Pascal s'est tout simplement
reporté a son Saint Augustin, où il a copié certains passages et résumé en français les
autres, en conservant l'ordre du texte.
Pascal traduit p. l76-l77 le n. 22 de ce même chapitre l0. Brunschvicg signale qu'il
se trouve dans la Trias, ll, 7, 10, p. 272. Pascal note par erreur: «Mug. de perf. JusL,
c. 20) ».
45. Pascal étudie cette proposition du concile dans la plus grande partie de ses Ecrits
sur la grâce, p. 156-295.
Sur l'évidente hostilité de l'œuvre augustinienne au molinisme, voir p. l63:
Ces paroles: Les commandements ne sont pas impossibles aux justes, étant
prises de saint Augustin, qui est cité à la marge du Concile, on ne doit pas penser
qu'elles y aient été employées dans un sens contraire à celui de saint Augustin;

7 7 î" m’ \L__
DISPENSATION DE LA GRACE DU CHRIST 277

Les luthériens soutenaient formellement que les actions des justes, même
faites par la charité, sont nécessairement toujours des péchés, et que
la concupiscence, qui règne toujours en cette vie, ruine si fort l'effet de
la charité que, quelque justes que soient les hommes et par quelque
mouvements de la charité qu'ils agissent, la convoitise y a toujours tant
de part, que non seulenent ils n'accomplissent pas les préceptes, mais
qu'ils les violent, et qu'ainsi ils sont absolument incapables de les obser
ver, de quelque grâce qu'ils soient secourus, vous jugerez sans doute
qu'il était nécessaire que le Concile prononçât contre une erreur si
insupportable 46.

Par conséquent, contre Luther Pascal soutient que les commande


ments sont possibles à la charité à l'instant même où elle est répandue
dans l'âme par Dieu. Et contre les molinistes il soutient que jamais un
juste n'est sûr de pouvoir accomplir à la seconde suivante les comman
dements. La multitude des passages de saint Augustin qui traitent
de ce sujet dans les Ecrits sur la grâce révèle assez la conformité du
jeune théologien à son illustre modèle *.
Les hommes ont donc la possibilité d'accomplir les commande
ments, parce que la nature est « capable de bien » *, mais ils n'en
ont le pouvoir (prochain) que par la grâce de Dieu : tel est l'enseigne
ment du Concile de Trente, qui ne précise pas si la grâce est toujours
donnée aux justes ou non. Les molinistes ont tiré parti de ce silence
pour soutenir qu'elle était toujours proposée par Dieu aux justes.
Devant cette attitude Pascal s'indigne et montre que l'on pourrait
soutenir aussi bien, puisqu'on ne s'appuie que sur le néant des silences,
que Dieu ne donne jamais la grâce, ce qui est extravagant. Mais c'est
là « se jouer des paroles du Saint-Esprit », qui est le véritable auteur
des canons conciliaires, et oublier les intentions des Pères réunis à

car il n'a rapporté ces paroles que pour rapporter son sens, puisqu'autrement
ce serait agir de mauvaise foi.
Or, que saint Augustin ait jamais entendu autre chose par ces paroles, toutes
les fois qu'il en a usé, sinon ce que fait le Concile en cet endroit ; il ne faut
qu'avoir jeté les ycux dans ses ouvrages pour en être éclairci. Je crois qu'il ne
l'a presque jamais dit sans l'avoir expliqué de la sorte ; c'est-à-dire que les comman
dements ne sont pas impossibles à la Charité et qu'ils sont impossibles sans la
Charité ; et que la seule raison pour laquelle ils sont donnés, est pour faire
connaître le besoin qu'on a de recevoir de Dieu cette Charité.
Le Concile, dans le chapitre 11 de sa session VI, cite en effet De nat. et grat., 43,
n. 50 : « Non igitur Deus impossibilia jubet : sed jubendo admonet, et facere quod possis,
et petere quod non possis ». Pascal a copié en latin ou résumé en français p. 122 les
chapitres 42 et 43 du De nat. et grat.
46. Ecr. gr., Br., XI, p. 157-158 ; cf. p. 295 : « Apprenons donc par cette doctrine si
pure, à défendre tout ensemble la puissance de la nature contre les luthériens, et l'impuis
sance de la nature contre les pélagiens ... et ne pensons pas qu'il suffise de fuir une de
ces erreurs pour être dans la vérité ». Cette affirmation constitue le soubassement de
nombreux développements de l'Apologie : fr. 119 - 423, 208 - 435, 354 - 524 : « Il n'y a point
de doctrine plus propre à l'homme que celle-là qui l'instruit de sa double capacité de recevoir
et de perdre la grâce à cause du double péril où il est toujours exposé de désespoir ou
d'orgueil ». Pascal rapproche à plusieurs reprises les luthériens et les manichéens : Ecr. gr.
p. 269, 279 et 280 : « Il est donc hors de doute que tout ce que les Luthériens ont dit
de la concupiscence était dit mille ans avant leur naissance, par ces anciens hérétiques,
de cette mauvaise nature ». Voir p. 282.
47. Ecr. gr., p. 244; voir tout le fragment : p. 243-261. Les railleries de Pascal dans
la Première Provinciale (éd. Cognet, p. 10-12 et 19-20) sur le terme de « prochain » ont
disparu dans les Ecrits sur la grâce, qui sont donc postérieurs : voir p. 180-186, 219, etc.
On trouve aussi « plein pouvoir », p. 252.
48. Fr. 119 - 423,
278 LA GRACE SOUVERAINE

Trente. C'est oublier la Tradition, et en particulier la pensée du Doc


teur de la grâce, que le Concile cite et dont par conséquent il adopte
le sens. 4’ « Le véritable sens du Concile de Trente touchant la possi
bilité des Préceptes, est qu'ils sont possibles avec la grâce et impos
sibles sans la grâce. Et que le secours de la grâce qui les rend
possibles, de ce plein et dernier pouvoir auquel il ne manque rien
de la part de Dieu pour agir, est présent aux Justes ou absent selon
qu'il plaît à Dieu, qui ne le doit à personne, de le donner ou de le
retirer, selon les lois impénétrables de sa sagesse.5°»
Saint Augustin n'enseigne pas seulement que beaucoup d'appelés
ne sont pas élus, mais il montre que parfois Dieu a privé de sa grâce
pour un temps certains élus, afin de les rendre humbles en leur appre
nant leur impuissance. Il n'y a là qu'un développement naturel de
ses principes théologiques et ses disciples eussent été en droit de
procéder à ce développement, si le maître ne s'en était chargé lui
même. Comme il l'a fait, que demander de plus limpide ?
Saint Augustin a dit formellement que les forces seront ôtées au juste.
Mais c'est par hasard qu'il l'a dit, car il pouvait arriver que l'occasion
de le dire ne s'offrit pas. Mais ses principes font voir que l'occasion
s'en présentant, il était impossible qu'il ne le dît pas ou qu'il dît rien
de contraire. C'est donc plus d'être forcé à le dire l'occasion s'en offrant
que de l'avoir dit, l'occasion s'en étant offerte. L'un étant de nécessité,
l'autre de hasard. Mais les deux sont tout ce qu'on peut demander 51.

Il ne s'agit pas ici de ces justes que sont pour un temps les appe
lés, car l'évêque l'Hippone a maintes fois affirmé leur chute et il était
impossible qu'il n'y insistât pas. Il est donc clair que Pascal songe à
ces élus, auxquels, comme à saint Pierre, Dieu a ôté pour un temps
sa grâce. On sait qu'Arnauld avait été vivement critiqué pour avoir
soutenu « que saint Augustin dit, en un endroit qu'il cite : Que Jésus
Christ nous montre un juste en la personne de saint Pierre, qui nous
instruit par sa chute de fuir la présomption » 52. Pascal, qui reproduit
cette proposition dans sa Troisième Provinciale, poursuit :
Il en rapporte un autre [passage] du même Père, qui dit: Que Dieu,
pour montrer que sans la grâce on ne peut rien, a laissé saint Pierre sans
grâce. Il en donne un autre de saint Chrysostome, qui dit: Que la chute
de saint Pierre n'arriva pas pour avoir été froid envers Jésus-Christ, mais

49. La citation se trouve dans Ecr. gr., p. 254; l'argumentation, p. 2511261 et 163.
50. Ecr. gr., p. 285.
5l. Fr. 930-513. lzfuma (II, 182) renvoie au De pecc. meritis, II, 17, traduit par
Pascal dans les Ecr. gr., p. 109, et retraduit page 207. Ce passage provient de la Trias,
dont Pascal indique la page (Trias, I, 6, 9, p. 112). Voir aussi Ecr. gr., p. 235. Mais ce
texte ne semble viser que les fautes légères, vénielles des justes; de même qu'un autre
passage du même traité (De pecc. mer., II, 19), traduit par Pascal p. 109-110, retraduit
p. 208 et mentionné p. 235 comme provenant de la Trias (I, 6, 9, p. ll3). En fait, il
s'agit, comme nous allons le voir, du 2° sermon De symbole ad catecllunlcnos.
52. Voir Troisième Provinciale, éd. Cognet, p. 41-42, où l'on trouvera tous les détails
souhaitables. La citation provient du 2° sermon De symbole ad catechumenos, 6, n. 15
(P.L. 40, 646): « In Petro demonstrans non in se quemquam justum debere præsumere ».
Comme le rappelle M. l'abbé Cognet, « l'attribution de ce sermon à saint Augustin est
considérée comme fort douteuse depuis l'édition des bénédictins, mais cette édition (l679
1700) est postérieure aux factums d'Arnauld ». ll ajoute que la traduction est sans doute
de Pascal lui-même.
DISPENSATION nE LA cnncE nu cHnrsr 279

parce que la grâce lui manqua; et qu'elle n'arriva pas tant par sa négli
gence que par l'abandon de Dieu, pour apprendre à toute l'Eglise que sans
Dieu l'on ne peut rien. Ensuite de quoi il rapporte sa proposition accusée,
qui est celle-ci: Les Pères nous montrent un juste en la personne de
saint Pierre, à qui la grâce, sans laquelle on ne peut rien, a manqué.
C'est sur cela qu'on essaie en vain de remarquer comment il se peut faire
que l'expression de M. Arnauld soit autant différente de celles des Pères
que la vérité l'est de l'erreur, et la foi de l'hérésie: car où en pourrait-on
trouver la différence ? Seraitce en ce qu'il dit: Que les Pères nous mon
trent un juste en la personne de saint Pierre? Saint Augustin l'a dit
en mots propres. Est-ce en ce qu'il dit: Que la grâce lui a manqué?
Mais le même saint Augustin qui dit, que saint Pierre était juste, dit qu'il
n'avait pas eu la grâce en cette rencontre. Est-ce en ce qu'il dit: Que
sans la grâce on ne peut rien? Mais n'estce pas ce que saint Augustin
dit au même endroit, et ce que saint Chrysostome même avait dit avant
lui, avec cette seule différence, qu'il l'exprime d'une manière bien plus
forte, comme en ce qu'il dit : Que sa chute n'arriva pas par sa froideur, ni
Ëar s; Jnégligence, mais par le défaut de la grâce, et par l'abandon de
zeu .

On conçoit que la bataille ait fait rage sur cette proposition d'Ar
nauld, qui s'appuyait sur un texte douteux d'Augustin et sur un seul
autre passage. Et l'on comprend que Pascal, qui ne trouvait que ce
seul passage, ait écrit dans le fragment 930-513 que c'est un hasard si
l'évêque d'Hippone a soutenu formellement la proposition incriminée,
mais que toute sa théologie de la grâce y conduit logiquement.
Si les ennemis de Port-Royal s'acharnaient contre cette proposition
extraite d'Arnauld, c'est qu'il existait à leurs yeux un lien évident entre
elle et la première des cinq propositions reprochées à Jansénius:
« Quelques commandements de Dieu sont impossibles aux justes qui
veulent et s'efforcent selon les forces qu'ils ont présentes; la grâce
par laquelle ils leur seraient rendus possibles leur manque à eux
aussi »5‘. Cette formule présentait pour un augustinien des ambiguï
tés: Que signifiait ici le terme « possible », eu égard aux définitions
si diverses qu'on peut en donner, comme le rappelle la Première
Provinciale ? Comme Jansénius et Arnauld 55, Pascal reconnaissait aux
justes différents pouvoirs de pratiquer les commandements: le pre
mier procède de la puissance naturelle du libre arbitre ; le second, de
la grâce habituelle qui consiste en un état présent, mais n'assure
pas à elle seule la persévérance sans un secours actuel ; le troisième,
de ces grâces simplement excitantes que Dieu a voulues trop faibles
pour qu'elles triomphent des concupiscences déchaînées et qu'il
donne selon son bon plaisir, soit pour disposer ensuite à des secours

53. La seconde citation donnée par Pascal provient du Sermon douteux 79 - de Tempore
124, n. l; ‘ Quid est homo sine gratia Dei, nisi quod fuit Petrus cum negaret Christum;
et nisi quod ait Propheta: Omnis caro fenum [lsaïe, XL, 6]? Et ideo beatum Petrum
paululum Dominus subdeseruit ut in illo tatum humanum genus posset agnoscere, nihil
se sine Dei gratia praevalere, et ut Ecclesiæ rectori futuro ignoscendi peccantibus quædam
regula poneretur » (citation soulignée). L'édition de lnuvain considérait déjà comme douteuse
l'attribution à saint Augustin de ce sermon.
54. « Aliqua Dei præcepta hominibus justis volentibus et conantibus, secundum præscntes
quas habent vires, sunt impossibilia: deest quoque illis gratia, qua possibilia fiant»
(H. Denzinger, Enchiridion symboloritm, Fribourg, 1955, p. 360, n. 1092: 31 mai 1653).
55. Voir J. Laporte, La doctrine de la grâce, p. 409-410, n. 12; Jansénius, Aitgustinus,
t. III, l. 3.

‘æîgj _- -
280 LA GRACE SOUVERAINE

plus forts qui orienteront vers la conversion, soit pour empêcher


l'excès des crimes, soit pour faire percevoir à l'homme de quelle mala
die il doit être guéri. Seul le pouvoir plein et entier d'agir, qui ne peut
naître que de la grâce actuelle et efficace, peut manquer aux justes,
comme l'enseigne saint Augustin 5‘.
Pur augustinien, Pascal était convaincu que Dieu pouvait à tout
moment l'abandonner. Peut-être n'était-il qu'un appelé ? Peut-être
Dieu l'avait-il soutenu si longtemps pour rappeler à ses élus, par la
chute de l'auteur des Provinciales, la gratuité de sa miséricorde et
la nécessité de l'humilité.
(527) Qui est-ce qui sait en cette vie s'il est prédestiné .7 Il est nécessaire
que cela soit caché en cc monde où l'orgueil est si [ort à craindre qu'il a
fallu qu'un si grand Apôtre fût souffleté par un Aitge de Satan de peur
qu'il ne s'élevât. C'est pour cela qu'il est dit aux Apôtres mêmes: « ‘Si
vous demeurez en mai», quoique celui qui le disait sût bien qui étaient
ceux qui y devaient demeurer; et par le Prophète: « Si vous voulez, cl
si vous m'écoutez»: encore qu'il sût bien qui étaient ceux en qui il
opérerait de le vouloir. Et ainsi plusieurs choses semblables sont ditcs
pour l'utilité de ce secret.
Si donc il faut croire que c'est pour l'utilité de ce secret que la justice
est donnée à quelques réprouvés, et qu'ils ne sont point ôtés de cette
vie jusqu'à ce qu'ils tombent, afin d'apprendre aux élus qu'ils n'ont
jamais l'assurance de persévérer, et puisqu'il ne faut pas craindre seule
ment devant la justice, mais encore après la justice, ne s'ensuit-il pas
que les justes n'ont pas le pouvoir prochain de demeurer ? 57
Aucun chrétien ne peut donc être sûr, et cette incertitude salutaire
n'est que l'une des dispositions admirables de ce Dieu qui se cache :
Toute condition et même les martyrs ont à craindre par l'Ecriture.
La peine du purgatoire la plus grande est l'incertitude du jugement.
Deus absconditus 5€.
Dieu caché, jugements impénétrables... O homme qui es-tu pour
discuter avec Dieu, O profondeur... Toutes ces formules que saint
Augustin et Pascal empruntent à l'Ecriture ne suffisent-elles pas à
révéler la fragilité et le manque d'assurance de la créature en face
de l'Inouï ? Tous deux citent cependant avec prédilection, quand il
s'agit de l'incertitude de la prédestination, le verset de saint Paul:
Opérez votre salut avec crainte et tremblement 5’.

56. Pascal affirme le caractère hérétique de la première proposition (Dix-septième Pro


vinciale, éd. Cognet, p. 342). ll distingue longuement les différents pouvoirs dans Ecr. gr.,
p. 259-261. Nous aurons à revenir sur ces conceptions à propos de la quatrième proposition
dans la suite de ce chapitre.
57. Ecr. gr., p. 233-34. Le nombre 527 renvoie à la page de la Trias. Brunschvicg donne
ici une fausse référence au Serm. 15 - 254 de Tempore, 1. En fait, il s'agit du De corr.
et graL, 13, n. 40.
58. Fr. 921 - 518.
59.Phil., ll, 12. La Vulgate a traduit: «Cum metu et tremorc vestram salutem
operamini». Or Pascal cite: «Timore et tremore» (fr. 785-776). On pourrait penser
qu'il se souvient du psaume ll, 11: «Servite Domina in timore et exultate ei cum
tremore» (Vulgate). Mais en réalité il cite saint Paul lu dans saint Augustin, c'est-à»dire
dans une version antérieure à la Vulgate: «Cum timore et tremore vestram ipsorum
salutem operamini ».
Augustin cite souvent ce verset: In Ps. 65, n. 5; 103, IV, n. 16 De grat. et lib.
arbitrio, 9, n. 21, etc. Pascal à plusieurs reprises: fr. 785 - 776; 972 - 514 (qui est un
brouillon des Ecrits sur la grâce); Ecr. gr., X1, 236; Quatrième Provinciale. éd. Cognet,
p. 66: «Les plus saints doivent demeurer toujours dans la crainte ct le tremblement ».
DISPENSATION DE LA GRACE nu cmusr 281

Ce sont ceux que Dieu a prédestinés qu'il appelle, je veux parler de cet
appel dont il a été dit : Les dons de Dieu et son appel sont sans repentance
[Romains_, VIII, 30; XI, 29]. Et cet appel-là, un homme ne peut jamais
affirmer avec certitude d'aucun homme qu'il en a été l'objet, avant que
celui-ci soit sorti de ce monde: car tant que dure la tentation qu'est la vie
humaine sur la terre [Job, VII, 1], celui qui se flatte d'être debout doit
prendre garde de tomber [1 Cor., X, 12]. Dieu a voulu en sa très pré
voyante sagesse, nous l'avons dit plus haut, que ceux qui ne doivent pas
persévérer soient mêlés a ceux qui persévéreront, afin de nous apprendre
à n'avoir pas de pensées d'orgueil, mais à nous laisser attirer par ce qui
est humble [Romains XII, 16], et pour que nous travaillions à notre
propre salut avec crainte et tremblement 60.

Malgré l'incertitude, chacun doit donc travailler avec zèle pour


Dieu. Ce zèle, Pascal y exhorte en rappelant la miséricorde de Dieu :
Contre ceux qui sur la confiance de la miséricorde de Dieu demeurent
dans la nonchalance sans faire de bonnes œuvres.
Comme les deux sources de nos péchés sont l'orgueil et la paresse, Dieu
nous a découvert deux qualités en lui pour les guérir, sa miséricorde et
sa justice. Le propre de la justice est d'abattre l'orgueil, quelque saintes
que soient les œuvres, et non intres in iudicium, etc. et le propre de la
miséricorde est de combattre la paresse en invitant aux bonnes œuvres
selon ce passage: La miséricorde de Dieu invite à pénitence, et cet autre
des Ninivites: Faisons pénitence pour voir si par aventure il aura pitié
de nous. Et ainsi tant s'en faut que la miséricorde autorise le relâchement
que c'est au contraire la qualité qui le combat formellement. De sorte
qu'au lieu de dire: s'il n'y avait point en Dieu de miséricorde il faudrait
faire toutes sortes d'efforts pour la vertu; il faut dire au contraire, que
c'est parce qu'il y a en Dieu de la miséricorde qu'il faut faire toutes
sortes d'efforts fil.

Il faut œuvrer non seulement pour soi, mais pour tous ceux que
nous croisons dans la vie. Car
tous les hommes du monde sont obligés de croire, mais d'une croyance
mêlée de crainte et qui n'est pas accompagnée de certitude, qu'ils sont
de ce petit nombre d'élus que Jésus-Christ veut sauver, et de ne juger
jamais d'aucun des hommes qui vivent sur la terre, quelque méchants
et impies qu'ils soient, tant qu'il leur reste un moment de vie, qu'ils
ne sont pas du nombre des prédestinés laissant dans le secret impéné
trable de Dieu le discernement des élus d'avec les réprouvés. Ce qui les
oblige de faire pour eux ce qui peut contribuer à leur salut 62.

Le chrétien doit donc travailler pour Dieu, et accomplir ce travail


avec une certaine crainte, mais une crainte joyeuse, qui est le propre
des croyants en exil dans ce monde. Eux seuls « ont cette joie mêlée
de la tristesse d'avoir suivi d'autres plaisirs, et de la crainte de la
perdre par l'attrait de ces autres plaisirs qui nous tentent sans relâche.
Et ainsi nous devons travailler sans cesse à nous conserver cette
joie qui modère notre crainte, et à conserver cette crainte qui modère
notre joie M3. Cette joie est celle que produisent la grâce divine
répandue dans le cœur et l'espérance de la persévérance.

60. De dono pers, 13. n. 33.


61. Fr. T14 - 497.
62. Ecr. gr., p. 137-138.
63. Lettre 7 à Ch. de Roannez. Pascal se proposait certainement de définir avec plus
de précision ce sentiment unique: fr. 785 - 776.

Lie’ -
282 LA GRACE SOUVERAINE

Voilà les sujets de crainte et d'espérance qui doivent animer continuelle


ment les saints: et c'est pourquoi, suivant saint Augustin, Jésus-Christ
voulut, étant à la croix, donner un insigne exemple de l'un et de l'autre,
dans l'abandonnement de saint Pierre sans grâce et dans la conversion
du larron par un prodigieux effet de grâce.
C'est en cette sorte que tous les hommes doivent toujours shumilier
sous la main de Dieu en qualité de pauvres, et dire comme David:
Seigneur, je suis pauvre et mendiant. Certainement il ne parlait pas des
biens de la fortune, car il était Roi. Il ne parlait pas aussi des biens de
la grâce, car il était prophète et juste. En quoi consistait donc la pauvreté
de cet homme si abondant, sinon en ce qu'il pouvait perdre à toute heure
son abondance, et qu'il n'avait nul pouvoir de la conserverfl?

Il suffit d'avoir lu Pascal d'un peu près pour comprendre que cette
théologie fut toujours au cœur de sa vie. S'il a maintes fois évoqué
les douceurs de la grâce et la joie qu'elle procure, il sait qu'« il n'y
a point de juste qui ne puisse à toute heure tomber » ‘é. C'est pourquoi
même une longue vie de foi vive ne peut donner que l'espoir du salut.

Il est certain que les grâces que Dieu fait en cette vie sont la mesure de
la gloire qu'il prépare en l'autre.. Aussi, quand je prévois la fin et le
couronnement de son ouvrage par les commencements qui en paraissent
dans les personnes de piété, j'entre en une vénération qui me transit de
respect envers ceux qu'il semble avoir choisis pour ses élus. Je vous
avoue qu'il me semble que je les vois déjà dans un de ces trônes où
ceux qui auront tout quitté jugeront le monde avec Jésus-Christ selon
la promesse qu'il en a faite [Matth., XIX, 28]. Mais, quand je viens à
penser que ces mêmes personnes peuvent tomber, et être au contraire
au nombre malheureux des jugés, et qu'il y en aura tant qui tomberont
de leur gloire, et qui laisseront prendre à d'autres par leur négligence
la couronne que Dieu leur avait offerte, je ne puis souffrir cette pensée;
et l'effroi que j'aurais de les voir en cet état éternel de misère, après les
avoir imaginés avec tant de raison dans l'autre état, me fait détourner
l'esprit de cette idée, et revenir à Dieu pour le prier de ne pas abandonner
les faibles créatures qu'il s'est acquises, et à lui dire pour les deux
personnes que vous savez ce que l'Eglise dit aujourd'hui avec saint Paul
[Pllil., I, 6] : « Seigneur, achcvez volts-même l'ouvrage que vous-même avez
commencé. n Saint Paul se considérait souvent en ces deux états, et c'est
ce qui lui fait dire ailleurs [ 1 Cor., IX, 27]: « Je châtie mon corps, de
peur que moi-même, qui convertis tant de peuples, je ne devienne ré<
prouvé » Je finis donc par ces paroles de Job [XXXL 23] : « J'ai toujours
craint le Seigneur comme les flots d'une mer furieuse et enflée pour

64. Ecr. gr., p. 241. On aura reconnu au passage la proposition si controversée d'Amauld
sur l'abandon de saint Pierre. Pascal fait allusion à tout le contexte d'où elle fut extraite:
« lbi [in cruce] statim illum latronem fecit confessorem, ut per eum impiorum restauraret
ruinam. Videte redemptum quem diabolus possederat homicidam: vidcte Dominum et in
ipsa morte miracula facientem. Tunc latro confitebatur, quando Petrus turbabatur; tunc
iste agnovit, quando ille negavit. Sed numquid quia Dominus acquisivit latronem, Petrum
perdidit negatorem? Absit. Absit. Agebat mysterium qui fundebat pretium, in Petro
demonstrans non in se quemquam justum debere præsumere; in latrone, nullum impium
conversum posse perire. Timeat bonus. ne pereat per superbiam » (Z» sermon De symbolo
ud cutechumenos, 6, n. 15; P.L., 40, 646).
La mention de David par Pascal est ici d'autant mieux venue que ce roi, comme
saint Pierre, est un de ces élus que Dieu abandonna pour un temps, le temps de l'adultère
avec Bethsabée: « Per medicinalcm providentiam paululum desertus est a rectore, ne per
exitialem superbiam desereret ipse rectorem» (De continentia, 14, n. 30).
65. Ecr. gr., p, 241 (souligné par nous). Cf. fr. 378 - 470: ‘La conversion véritable
consiste a s'anéantir devant cet être universel qu'on a irrité tant de fois et qui peut vous
perdre légitimement à toute heure, a reconnaître qu'on ne peut rien sans lui et qu'on
n'a rien mérité de lui que sa disgrâce ».
DISPENSATION DE LA GRACE DU CHRIST 283

m'engloutir. » Et ailleurs [Ps 111. verset 1]: « Bienheureux est l'homme


qui est toujours en crainte... 66.

De là ce règne de l'humilité dans le cœur du grand savant et sa


hantise de l'abandon de Dieu, de « la dépendance perpétuelle où nous
sommes de la miséricorde de Dieu »". Qu'on songe à l'expérience
relatée dans le Mémorial !
Mon Dieu me quitterez-vous.
Que je n'en sois pas séparé étemellement...
Que je n'en sois jamais sépare’...
Lorsqu'il rappelle le verset de saint Jean [XVII, 25]: « Père juste,
le monde ne t'a point connu », il sait que « saint Augustin dit que
c'est un effet de sa justice qu'il ne soit point connu du monde »°3.
C'est parce qu'il vient d'avoir une expérience intense de la miséricorde
divine que Pascal peut reprendre pour son propre compte la parole
du Christ : « mais je t'ai connu » ; et te connaître, c'est la vie éter
nelle. La théologie augustinienne de la grâce anime donc le Mémorial.
On y devine en particulier la présence d'une méditation sur ce que
l'auteur des Ecrits sur la grâce appellera le « double délaissement»
des justes 3".
Ce sentiment de sa dépendance, Pascal le conserva toujours.
Il avait appris de l'évêque d'Hippone qu'« un juste qui s'est détourné
de la justice après y avoir longtemps vécu, et qui est mort dans l'im
piété. y fût-il demeuré je ne dis pas un an, mais un jour, encourt le
châtiment dû aux pécheurs sans que sa justice passée lui serve de
rien » et que ceux qui ne sont pas prédestinés ne mourront pas avant
d'être déchus de leur justice 7°. Dès lors, la mort, en dépit de son
caractère douloureux, apporte à ceux qui aimaient un homme la quasi
certitude de son élection divine. Ainsi s'explique l'attitude de Pascal
en 1651, quand disparaît son père: « Dans sa mort il s'est entière
ment détaché de ses péchés; et c'est en ce moment qu'il a été reçu
de Dieu » ’‘. Quand sa sœur Jacqueline est emportée en pleine jeunesse,

66. Lettre 5 à Ch. de Roannez (5 nov. 1656). Cf. Maladies, 8. où Pascal demande a
r faire pénitence des fautes qui se commettent tous les jours, et qui même sont ordinaires
aux plus justes, de sorte que leur vie doit être une pénitence continuelle. sans laquelle
ils sont en danger de déchoir de leur justice ».
67. Lettre du 5 novembre 1648 à Gilberte,
68. Fragment d'une Lettre (vers juin 1657), Br. minor, p. 246.
69. Br., X1, p. 188-190 et 202-204. Nous aurons à analyser bientôt ces pages. Citons
simplement ici l'une d'entre elles: Saint Augustin « ne se contredit pas, lorsqu'ayant établi
par tous ces principes. que la grâce est tellement efficace et nécessaire que l'homme ne
quitte jamais Dieu, si Dieu ne le laisse auparavant sans secours, puisque tant qu'il lui
plaît de le retenir, l'homme ne s'en sépare jamais, il ne laisse pas de dire en quelques
endroits que Dieu ne quitte point le juste que le juste ne l'ait quitté. parce que ces
deux choses subsistent ensemble à cause de leurs différents sens » (p. 188). De là, à côté
des versets où Pascal craint d'être abandonné, ceux où il confesse avoir abandonné ou
ne veut plus abandonner:
Dereliquerunt me
Je m'en suis séparé, je l'ai fui, renoncé. crucifié...

Il ne se conserve que par les voies enseignées dans l'Evangile.


70. De praedesL. 14. n. 26.
71. Br. minor, p. 101. Dans le Du praedesL, 14. n. 26, Augustin loue le De mortalitate
d'Ambroise de Milan. qui répète que seule la mort nous arrache aux risques de pécher:
«Peccandi periculis hominem subtrahit, et in non peccandi securitate constituit»; Ibid.,
n. 28.
284 LA GRACE SOUVERAINE

en 1661, «il ne dit autre chose, sinon: « Dieu nous fasse la grâce
de mourir ainsi chrétiennement ». Et dans la suite il ne nous parlait
que des grâces que Dieu avait faites à ma sœur durant sa vie et des
circonstances et du temps de sa mort; et puis élevant son cœur au
ciel où il la croyait bienheureuse, il nous disait avec quelque trans
port: « Bienheureux ceux qui meurent et qui meurent ainsi au
Seigneur »32. Enfin, quand approcha sa propre fin, le grand savant
« reçut le saint viatique et l'extrême-onction avec des sentiments si
tendres qu'il en venait des larmes. Il répondit à tout et remercia
même à la fin M. le Curé, et, lorsqu'il le bénit avec le Saint Sacrement,
il dit: « Que Dieu ne m’abandonne jamais!» qui furent comme ses
dernières paroles »73. Jusqu'au bout, la vie de Pascal fut donc domi
née par le sentiment de l'heureuse dépendance de l'homme par rapport
à la grâce, que Dieu donne et enlève à qui il veut.
Convaincu lui-même du mystère impénétrable de la prédestination,
Pascal se heurtait à un délicat problème : comment parler aux autres
de cet abîme sans les rebuter ? L'évêque d'Hippone avait déjà été
violemment critiqué de son temps, non seulement à cause de sa doc
trine, mais encore parce qu'il l'exposait en public. Aussi a-t-il consacré
toute la seconde partie du Don de la persévérance aux questions que
pose l'enseignement de la prédestination. Il soutient d'abord que cette
vérité n'a pas lieu d'être tue, que le Christ et saint Paul l'ont procla
mée, qu'elle seule rend véritablement humble, qu'elle est liée directe
ment à la gratuité de la grâce et se situe par conséquent au cœur de
l'Evangile chrétien, qu'elle a toujours été enseignée dans l'Eglise
(chapitres 14 à 21). Mais cette fermeté ne l'empêche pas d'exhorter
ses disciples à se servir de formules « qui secouent la paresse
humaine » au lieu de l'encourager 7‘. Au lieu de parler brutalement
du décret divin, on partira de l'homme ; on l'exhortera à faire effort
et on lui rappellera sans cesse que toutes ses réussites sont des dons
de Dieu, afin qu'il ne s’enorgueillisse pas. Si l'on doit évoquer le sort
des délaissés, on le fera en parlant d'autres groupes que de celui
auquel on s'adresse 75. Enfin, on attirera souvent l'attention des audi
teurs sur les prières de l'Eglise, qui prouvent à elles seules la prédes
tination 7°. Comme Pascal connaît bien ce traité et en a appliqué les
conseils dans son Apologie, où ils s'imposaient, il serait tout à fait
vain de faire état du caractère nuancé, flexible de certaines formules
qui s'y rencontrent pour imaginer une quelconque évolution de l'écri
vain sur ce point de sa théologie".
Dieu donc veut le salut de certains et les discerne de la masse de
boue où il a abandonné l'humanité qui l'avait abandonné. Ce discer

72. Vie de Pascal par sa sœur (Laf., III, 39). Le temps de cette mort désigne sans
doute la jeunesse de Jacqueline, enlevée la veille de son trente-sixième anniversaire. Tout
le chapitre 14 du De praedesL célèbre la disparition prématurée des justes comme un
bienfait de Dieu.
73. Vie par sa sœur (Laf., III, 47: souligné par nous).
74. De dono pers, 22, n. 57.
75. Ibid., n. 58-62.
76. Ibid., c. 23.
77. Voir par ex. le dernier paragraphe du fr. 427 - 194.
DISPENSATION DE LA GRACE Du CHRIST 285

nement est l'effet d'une décision juste, mais impénétrable, qui ne tient
aucun compte des prétendus mérites humains, comme l'atteste en
particulier le salut des petits enfants qui meurent aussitôt après leur
baptême. « Que fassent silence les mérites humains, qui ont péri par
la faute d'Adam ; et que règne la grâce souveraine de notre Seigneur
Jésus-Christ l 7‘ ».

3. La grâce du Christ

Adam et Jésus-Christ! Voilà selon saint Augustin et son disciple


le cœur de la foi chrétienne. Ils l'ont maintes fois répété. « Toute la
foi consiste en Jésus-Christ et en Adam et toute la morale en la
concupiscence et en la grâce.‘ » « La foi chrétienne ne va presque
qu'à établir ces deux choses : la corruption de la nature, et la rédemp
tion de Jésus-Christ.3 » « Adam, J .-C.3» « Jésus est dans un jardin
non de délices comme le premier Adam où il se perdit et tout le
genre humain, mais un des supplices où il s'est sauvé et tout
le genre humain. ‘ » Pourquoi cette place des deux Adam ? Parce qu'ils
représentent les deux états de l'homme et les deux grâces différentes
qu'il a reçues ? Jésus-Christ apporte à l'humanité déchue une grâce
nouvelle.

a) LA GRACE NOUVELLE

Le grand lieu où l'évêque d'Hippone a traité de la différence entre


la grâce d'Adam et la grâce nouvelle apportée par le Christ est le
traité De la correction et de la grâce, si familier à Pascal. « Dieu
disposa la vie des anges et des hommes de façon à montrer d'abord
en elle ce que pouvait leur libre arbitre, et ensuite ce que pouvait le
bienfait de sa grâce et le jugement de sa justice.5 » Adam reçut de
Dieu une grande grâce, mais elle différait de la nôtre.
Lui, il était au milieu des biens qu'il avait reçus de la bonté de son
Créateur: car ces biens au sein desquels il ne souffrait aucun mal, il ne
les avait pas acquis lui non plus par ses mérites. Au contraire, en cette
vie, les saints auxquels s'étend la grâce de délivrance, sont au milieu
de maux qui les font crier à Dieu: Délivrez-nous du mal [Matth., VI, 13].
Lui, au milieu des biens qu'il possédait, n'a pas eu besoin de la mort
du Christ: eux, ils ont été absous du péché héréditaire et personnel,

78. De praudes., 15, n. 31. Cf. Epist. 186 - 28, 5, n. 15.

1. Fr. 226 - 523. Reprise pure et simple du De gratia Christi et pecc. orig., 24, n. 28:
« In causa duorum hominum, quorum per unum venumdati sumus sub peccato per alterum
redimimur a peccatis proprie fides christiana consistit. » Cf. fr. 448 - 559: « La religion
chrétienne consiste proprement au mystère du Rédempteur qui a retiré les hommes de
la corruption du péché pour les réconcilier à Dieu ».
2. I-‘r. 427 - 194.
3. Fr. 149 - 430. Cf. 205 - 489.
4. Fr. 919 - 553. C1. Opus impurl., Il, 193 et 196.
5. De corr. et grat., 10, n. 27.

-‘ËÎË; -
286 LA GRACE SOUVERAINE

par le sang de cet Agneau. Adam pouvait se passer de ce secours que


les saints implorent en disant: Je vois dans mes membres une autre
loi qui combat la loi de mon esprit et qui me fait prisonnier de la loi
du péché qui est dans mes membres. Malheureux homme que je suis!
Qui me délivrera de ce corps de mort? La grâce de Dieu par Jésus-Christ
notre Seigneur [Romains, VII, 23-25]. Car en eux la chair convoite contre
l'esprit et l'esprit contre la chair, et dans ce combat où ils souffrent et
courent des risques, ils demandent que leur soit donnée la force de
combattre et de vaincre par la grâce du Christ. Adam, lui, qui n'était ni
tenté ni troublé par une lutte de cette sorte, la lutte de soi-même contre
soi-même, jouissait de la paix avec lui-même dans le lieu de béatitude
où il était.
Ainsi donc, ces saints ont besoin présentement d'une grâce sinon plus
heureuse, du moins plus puissante que celle d'Adam: et quelle grâce
plus puissante que celle-ci : Le Fils unique de Dieu, égal au Père et éternel
comme lui, se faisant homme pour eux, et crucifié par des hommes
pécheurs sans être lui-même coupable d'aucun péché ni originel ni per
sonnel? Bien qu'il soit ressuscité le troisème jour pour ne plus mourir,
il a souffert la mort pour les mortels, et donné la vie aux morts, afin
qu'étant rachetés par son sang, et ayant reçu un gage si grand et si
précieux, ils puissent dire: Si Dieu est pour nous, qui peut être contre
nous ? Lui qui n'a pas épargné son propre Fils, mais l'a livré pour nous
tous, comment admettre qu'il ne nous a pas fait avec lui don de tout
[Romains, VIII, 3l-32]°?

La grâce nouvelle est plus puissante :


Le premier homme n'a pas eu cette grâce qui lui aurait donné de ne jamais
vouloir être mauvais; il en a eu une par laquelle il n'aurait jamais été
mauvais s'il avait voulu y demeurer, une grâce sans laquelle il n'aurait
pu être bon, même avec son libre arbitre, mais qu'il pouvait cependant,
par son libre arbitre, abandonner. Dieu n'a donc pas voulu qu'il fût
privé de sa grâce, bien qu'il la laissât à son libre arbitre. Car le libre
arbitre suffit pour le mal, mais pour le bien il est trop faible s'il n'est
pas aidé par le Bien tout-puissant. Si, par son libre arbitre, le premier
homme n'avait pas abandonné ce secours, il serait resté toujours bon;
mais il l'a abandonné, et il a été abandonné. Ce secours était donc tel
qu'il pouvait l'abandonner s'il voulait, le garder s'il voulait, mais non pas
tel que ce fût par lui qu'il voulût. Voilà la première grâce, celle qui fut
donnée au premier Adam; la grâce de maintenant est dans le second
Adam plus puissante. La première faisait que l'homme possédait la justice
s'il le voulait; la seconde est plus puissante: elle le fait aussi vouloir,
et vouloir si fortement et aimer avec une telle ardeur, qu'il triomphe par
la volonté spirituelle de la volonté charnelle qui a des désirs contraires.
Ce n'est pas que la première, qui a fait voir aussi la puissance du libre
arbitre, fût petite: l'homme était en effet aidé par elle de telle sorte que
sans ce secours il ne pouvait demeurer dans le bien, mais il pouvait aussi
abandonner ce secours s'il le voulait. La seconde grâce est bien plus
grande: ce serait trop peu pour l'homme de retrouver par elle la liberté
perdue, trop peu même de ne pouvoir, sans elle, le voulût-il, faire le bien
ou persévérer dans le bien, si elle ne le faisait aussi vouloir 7.

La grâce d'Adam n'était qu'une grâce qui l'aidait à persévérer,


car il avait été créé dans un état de charité ‘.
Maintenant, les saints prédestinés au Royaume de Dieu par la grâce de
Dieu reçoivent pour leur persévérance un secours différent, un secours

6. lbid., ll, n. 29-30 (trad. Combès, « Bibl. August. »).


7. lbitL, 11, n. 31 (trad. Combès, «Bibl. August.»). Cf. 12, n. 33: la première grâce
fut de pouvoir ne pas pécher; la seconde est de ne pas pouvoir pécher.
8. Ibid., n. 32. Cf. 12, n. 34.
DISPENSATION DE LA GRACE DU CHRIST 287

tel que la persévérance elle-même leur est donnée: ce n'est pas seule
ment un don sans lequel ils ne peuvent être persévérants, mais encore
un don par lequel ils ne sont que persévérants. En elfet, le Christ n'a
pas seulement dit: Sans moi vous ne pouvez rien faire; il a dit aussi:
Ce n'est pas vous qui m'avez choisi: c'est moi qui vous ai choisis, et
je vous ai établis pour que vous alliez et que vous portiez du fruit, et
que votre fruit demeure [Jean, XV, 5, 16]. Ces paroles montrent qu'il ne
leur a pas donné seulement la justice, mais encore la persévérance dans
la justice. Il les établit pour qu'ils aillent et portent du fruit, et que ce
fruit demeure: qui pourrait se permettre de dire: Ce fruit ne demeurera
pas ? ou de dire: Ce fruit ne demeurera peut-être pas? Sans repentance
sont les dons et l'appel de Dieu [Romains XI, 29]’.

Cette grâce du Christ se présente avant tout sous son aspect


médicinal. A l'homme si grièvement blessé par le péche’ et sans force,
elle rend la vie. C'est pourquoi le Christ a voulu qu'on l'appelât un
« remède », lorsqu'il a dit : « Ce ne sont pas les bien-portants qui ont
besoin du médecin, mais les malades [Matth., IX, 12] » 1°. Quiconque
se prétend bien-portant juge inutile la croix du Christ. Pour marquer
ce caractère médicinal de l'intervention divine, l'évêque d'Hippone
aime reprendre la parabole du bon Samaritain. Le Christ seul, passant
près de l'humanité blessée, peut lui apporter la guérison". Mais si
cette nouvelle grâce guérit les blessures, elle rend en même temps
l'homme participant de la nature divine 12.
Pascal, ici encore, demeure un pur augustinien. Adam ayant perdu
la grâce de la création, « Pour sauver ses élus, Dieu a envoyé Jésus
Christ pour satisfaire à sa justice, et pour mériter de sa miséricorde
la grâce de Rédemption, la grâce médicinale, la grâce de Jésus-Christ,
qui n'est autre chose qu'une suavité et une délectation dans la Loi
de Dieu, répandue dans le cœur par le Saint-Esprit, qui non seulement
égalant mais surpassant encore la concupiscence de la chair, remplit
la volonté d'une plus grande délectation dans le bien, que la concupis
cence ne lui en offre dans le mal » ‘3. Cette grâce ne domie donc plus
seulement le pouvoir, mais aussi le vouloir; elle est par conséquent
bien plus puissante que la grâce adamique. Sa nouveauté éclatera
encore davantage, lorsque sera analysée la façon dont elle concourt
avec la volonté humaine.
Si Pascal, comme Augustin, affirme que cette aide divine élève
l'homme en le faisant participer à la vie divine", il insiste, lui aussi,

9. Ibid., 12, n. 34.


10. Opus imperf, III, 149-151. Ce texte de Matth. est souvent cité par Augustin:
Serm. 156 - de verbis Apost. 13, 2, n. 2.
ll. In 10h., tr. 43, n. 2; In Ps. 68, II, n. Il.
12. Serm. 156 - de verbis Apost. 13, 2, n. 2: « Qui autem negat ægritudinem suam, super
fluum judicat Salvatorem Humana natura jam vulnerata et saucia, non est idonea
per libemm arbitrium sanare se ». Le Christ «sanat ægrotos, et sanatis donat, et non
aliud quam se ipsum donat. Salvator est adjutorium languidi, ipse Salvator est præmium
sanati»; De spir. et litt., 52; In 10h., tr. 12, n. 12, et 2, n. 13: « Ille venit Unigenitus
solvere peccata, quibus implicabamur ne adoptaret nos»; Serm. 192 - de Tempore 16,
1, n. 1: «Deos facturus qui homines erant, homo factus est qui Deus erat ».
13. Eer. gr., Br., XI, 149.
14. Fr. 131- 434: « L'homme dans l'état de la création ou dans celui de la grâce, est
élevé au-dessus de toute la nature, rendu comme semblable à Dieu et participant de sa
divinité L'Ecriture nous le déclare manifestement lorsqu'elle dit en quelques lieux

Älî
288 LA GRACE SOUVERAINE

sur le caractère médicinal de la grâce du Christ. Puisque tous les


hommes errent abandonnés, à peu près aveugles, sans forces et ce
pendant hantés par la nostalgie du bien et de la vérité, il faut que
la véritable religion non seulement explique ces contradictions, mais
propose les remèdes à tant de faiblesse. On a reconnu là l'un des re
frains de l’Apologie. Or quels sont ces remèdes mystérieux ? C'est la
grâce médicinale de Jésus-Christ: « Jésus-Christ n'a fait autre chose
qu'apprendre aux hommes qu'ils s'aimaient eux-mêmes, qu'ils étaient
esclaves, aveugles, malades, malheureux et pécheurs ; qu'il fallait
qu'il les délivrât, éclairât, béatifiât et guérit, que cela se ferait en se
haîssant soi-même et en le suivant par la misère et la mort de la
croix » 15. C'est donc à Jésus-Christ et à sa grâce toute-puissante que
pense l'apologiste chaque fois qu'il évoque l'impuissance de l'homme.
La vraie religion doit nous enseigner «les remèdes à ces impuis
sances
ont-ils trouvé
et les lemoyens
remède d'obtenir
à nos maux ces
? Est-ce
remèdes
avoir guéri
Les la
philosophes
présomption

de l'homme que de l'avoir mis à l'égal de Dieu ? Ont-ils apporté le


remède à nos concupiscences ? Quelle religion enfin nous ensei
gnera la cause de ces faiblesses, les remèdes qui les peuvent guérir,
et le moyen d'obtenir ces remèdes ? C'est en vain, ô hommes, que
vous cherchez dans vous-mêmes les remèdes à vos misères Comment
auraient-ils [les philosophes] donné des remèdes à vos maux qu'ils
n'ont
la concupiscence
pas seulement connus
Ce n'est? Vos
pas maladies
là le moyen
principales
de voussont
guérir
l'orgueil
de vos

injustices », etc. ‘°.


Cette grâce d'abord médicinale est répandue dans le cœur des
hommes parce que l'homme Jésus-Christ, par sa parfaite obéissance
à Dieu, l'a obtenue. « Le Verbe, lequel était de toute éternité s'étant
fait homme dans la plénitude des temps est venu dans le monde qu'il
a créé, pour sauver le monde Il a porté nos langueurs et nos infir
mités, et a détruit notre mort par la sienne, et après avoir quitté volon
tairement son âme, qu'il avait pouvoir de laisser et de reprendre,
il s'est ressuscité lui-même 1e troisième jour, et par sa nouvelle vie
a communiqué la vie à tous ceux qui sont renés en lui, comme Adam
avait communiqué la mort, à tous ceux qui étaient nés de lui » ‘7. La
portée de ces dernières formules demande à être examinée de près,

- deliciæ meæ esse cum filiis hominum - effundam spiritum meum super omnem carnem,
etc. dii estis ».
Cf. fr. 239-510; 231-511; 149-430. Cette foi en la divinisation de l'homme est
d'ailleurs traditionnelle. Si elle est en particulier honneur chez les orthodoxes, elle n'a
jamais été oubliée en Occident: Thomas d'Aquin, Snmma Tlmol0giau, la lIae, qu. 110,
art. 3-4; qu. 112, art. 1 ; qu. 113, art. 9; qu. 114, art. 3, etc. Elle s'appuie sur de nombreux
textes bibliques, par ex. 2 Pierre, I, 4: « malin que vous deveniez participants de 1a
nature divine ».
15.1'-'r. 271 - 545, souvenir du De pecc. meritis, I, 26, n. 39: « Jesum Christum non
aliam ob causam in carne venisse, ac forma servi accepta factum obedientem usque ad
mortem
vivificaret,crucis [Phil.,
salvos 11, liberaret,
faceret. 7-8], nisi redimeret,
ut hac dispensatione
illuminaret, misericordissimæ gratiæ
qui prius fuissent omnes
in peccatorum

morte, languoribus, servitute, captivitate, tenebris constituti, sub potestate diaboli principis
peccatorum ».
16. Fr. 149 - 430 (souligné par nous). Cf. 205 - 489; 446 - 586; 595 - 450.
17. Abrégé de la vie de Jésus-Christ, prologue (Br. XI, 7).
DISPENSATION DE LA GRACE DU CHRIST 289

car il y est question d'une des affirmations les plus controversées au


milieu du grand siècle.

b) JÉSUS-CHRIST EST-IL MORT POUR TOUS ?


Le 31 mai 1653, Innocent X condamne la proposition suivante:
« Il est semi-pélagien de dire que le Christ est mort ou a versé son
sang pour tous les hommes sans exception ». Le pape vise ici les théo
logiens qui soutiendraient que le Christ est mort pour les seuls
prédestinés 1’.
Dans ses premières œuvres, semble-t-il, l'évêque d'Hippone a
enseigné que le Christ est mort pour tous les hommes et les a rachetés
tous ‘’. Mais bientôt se manifeste la tendance restrictive que nous
avons déjà rencontrée à propos de la volonté de salut en Dieu.
Si vous étiez du monde, dit [Jésus-Christ], le monde aimerait ce qui est
sien. Il dit cela pour l'ensemble de l'Eglise, que la plupart du temps 1l
appelle elle aussi monde. Comme dans ce verset: Dieu était dans 1e Christ,
se réconciliant avec le monde [2 Cor. V, l9]. Ou encore: Le Fils de
l'homme n'est pas venu pour juger le monde, mais pour le sauver
[1ean, III, 16]. Et dans sa Lettre Jean dit: Nous avons 1m avocat auprès
du Père, Jésus-Christ le Juste, et il est lui-même victime propitiatoire
pour nos péchés, non seulement les nôtres, mais aussi ceux du monde
entier [II, l-2]. Par conséquent le monde entier, c'est l'Eglise, et le
monde entier hait l'Eglise. Le monde déteste donc le monde, l'ennemi le
réconcilié, le condamné celui qui est sauvé, le souillé celui qui est
purifié 20.
Il y a donc deux mondes, dans l'Ecriture, « le monde de la perdi
tion » et «le monde de la rédemption » 3‘. Le Christ a versé son sang
pour les élus, car Dieu l'a livré « pour nous tous Qui cela: nous ?
Ceux qu'il avait vus d'avance, prédestinés, justifiés, glorifiés, et dont il
est dit ceci : Qui accusera les élus de Dieu [Romains VIII, 29 - 33] » 22.
Il apparaît donc qu'Augustin apporte, ce qui est logique, la même
réponse aux deux questions de la volonté salvifique de Dieu et de la
rédemption du Christ. Dieu ne veut plus que le salut de ceux qu'il a
choisis et c'est pour les sauver que Jésus-Christ est mort B.

18. C'est la dernière des Cinq propositions reprochées à Jansénius: » Semipelagianum


est dicere, Christum pro omnibus omnino hominibus mortuum esse aut sanguinem fudisse ».
Elle est condamnée « intellecta eo sensu, ut Christus pro salute dumtaxat praedestinœ
torum mortuus sit» (H. Denzinger, Enchiridion symbolorum, p. 361, n" 1096).
19. Jusque vers 420, pense A. Michel, art. «Volonté de Dieu », dans le Dictionnaire
de théologie catholique, col. 2407 sq. Il cite In Ps. 95, n. 15: «Judicabit orbem terrarum
in aequitate: non partem, quia non partem emit. Totum judicare habet quia pro toto
pretium dedit ». Les autres citations sont discutables: In Ps. 68, ll, n. 11; Contra JuI.,
Vl, B (qui est de 42!)
20. In 10h., tr. 87, n. 2. Cf. Pascal, « Que les élus de Dieu font une universalité, qui est
tantôt appelée monde parce qu'ils sont répandus dans tout le monde, tantôt tous, parce
qu'ils font une totalité
Que les délaissés font une totalité qui est appelée monde, tous » (Ecr. gr., p. 148-149).
Pour tous, voir In 10h., tr. 110, n. 2: «Isti autem omnes quid est, nisi mundus, non
hostilis, sed fidelis Cum ipse mundus sint omnes, qui credendo unum fiunt ».
21. In 10h., tr. 87, n. 4.
22. In 10h., 45, n. 12.
23. In 10h., lll. n. 1 et S. Cc Traité était bien connu de Pascal, qui a cité cc n. 5
dans un fragment de lettre (vcrs juin 1657): Br. miner, p. 246. La fameuse Epist. 217 - 107,
a Vital, lie clairement les deux questions de la volonté salvifique de Dieu et de la
290 LA GRACE SOUVERAINE

Lattitude de Pascal ne paraît pas à première vue très claire. Il ne


cesse d'affirmer qu'il condamne les cinq propositions, et par consé
quent celle qui nous occupe 2‘. Mais comme il se veut en même temps
fidèle à saint Augustin et à Jansénius, comme il se déclare du même
avis que les autres maîtres de Port-Royal, il faut y regarder de fort
près. Nous allons donc citer son texte le plus explicite, le plus précis,
celui où il détaille la pensée des « disciples de saint Augustin », et
il faudra voir ensuite si les autres passages ne peuvent s'accorder
avec celui-là. Pascal écrit donc:
Ils entendent que Dieu... en [de la masse de perdition] a voulu sauver
une partie par une volonté absolue fondée sur sa miséricorde toute pure
et gratuite...
Que pour cet effet Dieu a envoyé J.-C. pour sauver absolument et par des
moyens très efficaces ceux qu'il a choisis et prédestinés de cette masse,
qu'il n'y a que ceux-là à qui il ait voulu absolument mériter le salut
par sa mort, et qu'il n'a point eu cette même volonté pour le salut
des autres qui n'ont pas été délivrés de cette perdition universelle et
juste.
Que néanmoins quelques-uns de ceux qui ne sont pas prédestinés, ne
laissent pas d'être appelés pour le bien des élus, et ainsi de participer
à la Rédemption de Jésus-Christ. Que c'est la faute de ces personnes de ce
qu'ils ne persévèrent pas; qu'ils le pourraient, s'ils le voulaient, mais
que n'étant pas du nombre des élus, Dieu ne leur donne pas de ces grâces
efficaces sans lesquelles ils ne le veulent jamais en effet. Et partant
qu'il y a trois sortes d'hommes, les uns qui ne viennent jamais à la foi,
les autres qui y viennent et qui ne persévérant pas meurent dans le
péché mortel, et les derniers qui viennent a la foi et y persévèrent dans
la charité jusqu'à la mort. Jésus-Christ n'a point eu de volonté absolue
que les premiers reçussent aucune grâce par sa mort, puisqu'ils n'en
ont point en effet reçu.
Il a voulu racheter les seconds; il leur a donné des grâces qui les eussent
conduits au salut, s'ils en eussent bien usé, mais il ne leur a pas voulu
donner cette grâce singulière de la persévérance, sans laquelle on n'en use
jamais bien.
Mais, pour les derniers, J.-C. a voulu absolument leur salut, et il les y
conduit par des moyens certains et infaillibles.
Que tous les hommes du monde sont obligés de ne juger jamais
d'aucun des hommes qui vivent sur la terre, quelque méchants et
impies qu'ils soient, tant qu'il leur reste un moment de vie, qu'ils
ne sont pas du nombre des prédestinés, laissant dans le secret impéné
trable de Dieu le discernement des élus d'avec les réprouvés. Ce qui les
oblige de faire pour eux ce qui peut contribuer à leur salut 5.

Ce long et rigoureux passage révèle que Pascal, comme Arnauld,


refuse de soutenir que le Christ est mort pour les seuls prédestinés.
En effet, tout baptise’ reçoit la grâce du Christ, « car Jésus-Christ, bien
qu'il ne soit mort qu'une fois, meurt pour chacun en particulier,
quand on est baptisé en sa mort, à quelque âge que ce soit qu'on
reçoive le baptême » 2°. Or beaucoup de ces baptisés sont simplement

rédemption du Christ: « Omnes homines vult Deus salvos fieri Sicut illud quod dictum
est, Omnes in Christo vivificabuntur [I Cor., XV, 22], cum tam multi æterna morte
puniantur, ideo dictum est, quia omnes quicumque vitam æternam percipiunt, non perci
piunt nisi in Christo» (6, n. 19).
24. Dix-septième Provinciale, éd. Cognet, p. 334, 338, etc.
25. Ecr. gr., Br., XI, 136-138.
26. Contra Jul., VI, 15, n. 48.
DISPBNSATION DE LA GRACE nu CHRIST 291

appelés, mais non élus. Dieu les fait servir au bien de ceux qu'il a
réellement choisis, et il leur accorde pour un temps une grâce qui
fut acquise par la croix du Christ. Ce demier est donc mort pour
une foule de réprouvés, bien qu'il ne l'ait pas fait avec la volonté
absolue de les sauver. C'est cette conviction qui permet à Pascal, si
peu sûr d'être des élus, d'entendre sans présomption le Christ lui
dire: « Je pensais à toi dans mon agonie; j'ai versé telles gouttes
de sang pour toi »2’. Pascal était donc fondé à accuser les jésuites
de calomnie, lorsqu'ils appelaient les théologiens de Port-Royal « ces
nouveaux hérétiques qui disent qu'il [Jésus-Christ] n'est venu que
pour les prédestinés » P‘. Ce qui fascine les augustiniens, c'est la toute
puissance de Dieu. Ceux que Dieu a voulu sauver sont sauvés ; si donc
il existe des réprouvés, c'est que Dieu n'a pas voulu les sauver, c'est
que le Christ n'a pas voulu les délivrer. Par conséquent il faut donner
un sens plausible aux versets qui parlent de tous, qu'il s'agisse de:
Dieu veut que tous les hommes soient sauvés ou de Jésus-Christ s'est
livré pour la rédemption de tous les hommes 2’.
Nous retrouvons donc ici les considérations exégétiques augus
tiniennes sur les termes quantitatifs utilisés par l'Ecriture: monde,
tous, plusieurs. Le Christ lui-même n'a-t-il pas dit maintes fois qu'il est
venu donner sa vie « pour le salut de plusieurs » et l'Eglise n'a-t-elle
pas placé cette parole au centre de la messe3° ? Tout cela indique
clairement en quel sens il faut prendre les autres versets, où il est
parlé de totalité. « Les figures de la totalité de la rédemption comme
que le soleil éclaire à tous, ne marquent qu'une totalité, mais les
figures des exclusions, comme des Juifs élus à l'exclusion des Gentils,
marquent l'exclusion H‘. Jésus-Christ n'a voulu le salut de tous
qu'en ce sens qu'il a sauvé des hommes de toutes les nations, de
tous les temps, etc.
Néanmoins‘, on peut dire que le Christ a offert sa vie pour tous,
en ce sens qu'il a été crucifié à cause de la chute de tous et parce que
sa rédemption est infinie et suffirait à sauver réellement tous les
hommes, s'ils le voulaient. Mais par leur faute ils ne le veulent pas.
De droit, sa mort fait face à toute l'humanité; mais ses intentions
diffèrent selon les hommes: il en laisse certains à l'abandon que
tous ont voulu; il en délivre d'autres pour un temps; il sauve pour

27. Fr. 919 - 553. Arnauld observe qu'un Juif, un mahométan, un païen n'auraient
pas le droit d'en dire autant, car le Christ n'est pas leur Rédempteur (Œuvres, XVI,
p. 167 et 190 sq.; cité par J. Laporte, La doctrine de la grâce, p. 266). C'est exactement
la pensée de Pascal: « Il n'y a point de rédempteur pour les païens Il n'y a point
de rédempteur pour les Juifs: ils l'espèrent en vain. Il n'y a de rédempteiir que
pour les chrétiens » (fr. 227 - 747).
28. Dix-septième Provinciale, p. 334-335. Cf. lbid., p. 338. où Pascal dit aux jésuites:
« Ils condamnent cela aussi bien que vous »; p. 349: « S'il est faux selon lui [Jansénius],
que Jésus-christ ne soit pas mort pour les seuls prédestinés ».
29. l Tim. I1, 5-6; cf. 2 Con, V, 14, etc. Pascal s'en prend à l'interprétation pélagienne
de tous dans les Ecr. gr., p. 152.
30. Marc, X, 45 et Matth., XX, 28 et XXVI, 28; Luc, XXII, 20. Au canon de la messe:
«Hic est calix sanguinis mei ..., qui pro vobis et pro multis effundetur in remissionem
peccatorum ».
31. Fr. 910 - 781. Cf .Ecr. gr., p. 148-149; fr. 571 - 775; 785 - 776.
292 LA GRACE SOUVERAINE

toujours ceux qu'il a choisis. « Jésus-Christ rédempteur de tous. Oui,


car il a offert comme un homme qui a racheté tous ceux qui vou
dront venir à lui. Ceux qui mourront en chemin c'est leur malheur,
mais quant à lui il leur offrait rédemption.
Cela est bon en cet exemple où celui qui rachète et celui qui
empêche de mourir font deux, mais non pas en Jésus-Christ qui fait
l'un et l'autre. Non car Jésus-Christ en qualité de rédempteur n'est
pas peut-être maître de tous, et ainsi en tant qu'il est en lui il est
rédempteur de tous? » L'apologiste a conservé ailleurs cette pers
pective:
J.-C. pour tous. Moïse pour un peuple. Les Juifs bénis en Abraham. Je
bénirai ceux qui te béniront, mais toutes nations bénies en sa semence.
Parum est ut, etc. Isaïe - Lumen ad revelationem gentium.
Non fecit taliter omni nationi, disait David, en parlant de la loi. Mais en
parlant de J.-C., il faut dire: fecit taliter emni nationi, parum est ut,
etc. Isaïe.
Aussi, c'est à J.-C. d'être universel; l'Eglise même n'offre le sacrifice
que pour les fidèles. J.-C. a offert celui de la croix pour tous 33.

Si Jésus-Christ a offert sa mort pour tous et n'a voulu absolument


et efficacement sauver que les élus, les chrétiens ignorent quels sont
ces prédestinés. Ils doivent donc se conduire pratiquement comme si
tous étaient discernés par Dieu et servir d'instruments à Dieu dans
la réalisation de leur salut. L'Eglise « considère les hommes non seu
lement comme hommes, mais comme images du Dieu qu'elle adore.
Elle a pour chacun d'eux un saint respect qui les lui rend tous véné
rables, comme rachetés d'un prix infini, pour être faits les temples du
Dieu vivant. Et ainsi elle croit que la mort d'un homme que l'on tue
sans l'ordre de son Dieu n'est pas seulement un homicide, mais un sa
crilège qui la prive d'un de ses membres ; puisque, soit qu'il soit fidèle,
soit qu'il ne le soit pas, elle le considère toujours, ou comme étant
l'un de ses enfants, ou comme étant capable de l'être»3‘. L'Eglise
considérera donc les païens, les Juifs..., qui n'ont en fait pas de
rédempteur, « comme rachetés », car elle ignore qui sont les élus.

32. Fr. 911 - 781. J. Laporte a noté qu'à la fin de ce fragment. Pascal semble attribuer
à Jésus-Christ en qualité de Rédempteur une volonté et une puissance distinctes de celle
de Dieu (La doctrine de la grâce, p. 256, n. l).
Sur le Christ sauvant potentiellement la nature humaine: fr. 449 - 556; 352 - 526.
33. Fr. 221- 774. Pascal fait allusion a l'oblation du pain, pendant la messe: «pro
omnibus fidelibus christianis vivis atque defunctis ». Arnauld, lui aussi, rappelle cet aspect
de la liturgie et ajoute que cette première formule fait comprendre clairement celle qui
suit: «Pro nostri et totius mundi salute» (Œuvres, XVIIl, 186-187; cité par J. IAPOFIB,
La doctrine de la grâce ..., p. 259, n. 22).
On peut interpréter ce texte comme une opposition entre l'immensité de la rédemption
acquise et les intentions précises du Christ sur lesquelles se modèle la prière de ses
disciples. L'insistance avec laquelle apparaît la mention des «nations» laisse deviner
comment Pascal entend ici tous. Cependant il choisit les expressions les moins brutales pour
évoquer la prédestination. Cf. fr. 912- 781: «Quand on dit que J.-C. n'est pas mort
pour tous, vous abusez d'un vice des hommes qui s'appliquent incontinent cette exception.
ce qui est favoriser le désespoir au lieu de les en détourner pour favoriser l'espérance. ‘
34. Quatorzième Provinciale, p. 265-266. Cette position est rappelée par Pascal dans
la Dix-septième Provinciale, p. 329-330. Le polémiste est d'autant plus sûr de lui dans ce
second cas que tout le débat sur le droit de tuer un voleur se déroule dans un monde
chrétien, où tous sont baptisés. Cf. fr. 208 - 435.

-ç.\&
DISPENSATION DE LA GRACE Du cmusr 293

Nous pouvons donc conclure qu'aucun texte pascalien ne permet


sérieusement de mettre en doute la permanence de la pensée théolo
gique exprimée dans les Ecrits sur la grâce. Si certaines formules
pourraient tromper, c'est que Pascal, fidèle en cela aux conseils de
l'évêque d'Hippone, voile souvent les abîmes de la prédestination.
Mais à côté de textes ambigus on peut en trouver de fort clairs.
On sera donc fidèle aux grands principes de l'exégèse posés par
Pascal lui-même en cherchant le sens qui accorde tous les passages
et en s'attachant aux textes clairs pour expliquer ceux qui ne le sont
pas. C'est seulement la cité de Dieu, la véritable Eglise que Jésus
Christ a reçu mission de sauver.
J.-C. offices.
Il devait lui seul produire un grand peuple, élu, saint et choisi, le conduire,
le nourrir, l'introduire dans le lieu de repos et de sainteté, le rendre
saint à Dieu, en former le temple de Dieu, le réconcilier à Dieu, le sauver
de la colère de Dieu, le délivrer de la servitude du péché qui règne
visiblement dans l'homme, donner des lois à ce peuple, graver ces lois
dans leur cœur, s'offrir à Dieu pour eux, se sacrifier pour eux, être une
hostie sans tache, et lui-même sacrificateur, devant offrir lui-même son
corps et son sang. Et néanmoins offrir pain et vin à Dieu 35.
Pascal se révèle donc, sur la portée de la rédemption, le fidèle inter
prète de l'auteur des Traités sur saint Jean. Comme son maître, il
professe une conception assez nuancée pour ne pas tomber sous le
coup de la Cinquième proposition. On s'explique ainsi la violence avec
laquelle il répète, dans plusieurs Provinciales, que lui et tous ses
amis la condamnent, que les jésuites les calomnient pour les rendre
odieux, etc.

c) ‘ÏÉSUS-CHRIST EST LE CENTRE DE TOUT


Si avant la chute Adam pouvait aimer Dieu sans médiateur, il n'en
est plus de même aujourd'hui. Il est devenu impossible à l'homme de
connaître Dieu et de l'aimer comme il convient sans Jésus-Christ.
L'homme affaibli ne peut plus s'attacher à l'invisible que par le
visible, par les faits temporels de la vie du Rédempteur 3°. Les plato
niciens, qui ont tenté de s'en tenir à l'invisible, se sont égarés 37. C'est
pourquoi «le fondement propre et précis de la foi catholique, c'est
le Christ » 3‘. Augustin a fait lui-même l'expérience de cette nécessite’
d'un Médiateur, qui est à la fois le chemin et le but, qui seul permet
de ne pas défaillir en route. De là l'abondance dans son œuvre des
formules marquant le caractère unique et nécessaire de l'Homme
Dieu W. Il se plaît à citer certains versets bibliques : « Je suis la voie,

35. Fr. 608 - 766.


36. De civ. Dei, XI, 2 et 15; De Trinitate, lV, 18, n. 24; In Ps. 123, n. 3; De util. cred..
15, n. 33; De cons. evang., I, 35, n. 53.
37. De Trinitate, XIII, 19, n. 24.
38. Enchin, 5. Cf. Contra JuI., IV, 3, n. 33: «Amor autem Dei quo pervenitur ad
Deum, non est nisi a Deo Patre per Jesum Christum cum Spiritu Sancto ».
39. Conf., VII, 18, n. 24: « Et quærebam viam comparandi r0b0ris quod esset idoneum
ad fruendum te; nec inveniebam donec amplectarcr Mediatorem Dei et hominum hominem
Christum Jesum ».
294 LA GRACE SOUVERAINE

la vérité et la vie U". «Sans moi vous ne pouvez rien faire r",
« Unique est le Médiateur entre Dieu et les hommes, le Christ Jésus,
homme lui-même »‘2.
Le Christ est le modèle des chrétiens et la source de toute grâce.
Sans lui, les hommes demeurent abandonnés à leur aveuglement,
débiles. Il est l'unique source de vie dans le monde d'après la chute.
Et toutes les actions humaines n'ont de valeur que si elles sont faites
en union avec lui, c'est-à-dire sous l'influx de sa grâce. Comme l'a
dit l'Apôtre, « Tout ce qui ne procède pas de la foi est péché s" et
« Sans la foi il n'est pas possible de plaire à Dieu r". C'est pourquoi
la pratique du Décalogue n'empêche pas de mourir ceux qui n'ont pas
la grâce de Jésus-Christ ‘‘. Pascal n'a pas cessé de reprendre, avec plus
d'éclat encore, les affirmations augustiniennes sur Jésus-Christ unique
source de toute grâce, unique chemin vers Dieu:
DIEU PAR J .-C.
Nous ne connaissons Dieu que par J.-C. Sans ce médiateur est ôtée toute
communication avec Dieu. Par J.-C. nous connaissons Dieu Par J.-C. et
en J.-C. on prouve Dieu et on enseigne la morale et la doctrine. J.-C. est
donc le véritable Dieu des hommes ‘6.

Ceux qui, comme les platoniciens ou les stoïciens, prétendent aller


à Dieu sans médiateur se sont tous égarés". Le seul chemin pour
gagner Dieu, « c'est celui de vouloir ce que Dieu veut. Jésus-Christ
seul y mène. Via veritas H‘. Jésus-Christ seul y mène, parce qu'il
est le modèle et parce qu'il communique à qui il veut la grâce qu'il
a acquise par sa mort. Lui seul, répète Pascal, apporte le remède à
nos impuissances: « La belle chose de crier à un homme qui ne se
connaît pas qu'il aille de lui-même à Dicu. Et la belle chose de le dire à
un homme qui se connaît V’. Le Christ est le seul guide 5°. Sans lui
nous ne pouvons rien faire 5‘. Il faut périr, ou bien s'unir à lui, car tout
ce qui n'est pas en lui est voué à la stérilité et à la mort :

40. Jean, XIV, 6. Voir Serm. 141 - de verbis Domini 55 et 142 - de verbis Domini 54.
41. Jean, XV, 5; De corr. et graL, 1, n. 2; De grat. et lib. arbitrio, 8, n. 20, etc.
42.1 Tim., II, 5; De grat. et pecc. orig., 24, n. 28. Cf. Enchin, 33: » Ouod ergo per
Mediatorem reconciliamur Deo et accipimus Spiritum Sanctum. ut ex inimicis efficiamiu‘
filii ..., hanc est gratin Dei per Jesum Christum Dominum nostrum ».
43. Romains, XIV, 23. Cf. De pmedesh, 10, n. 20.
44. Hébreux, X1, 6. Cf. Contra Jul., IV, 8, n. 51.
45. « Decalogus quoque occidit nisi adsit gratia (De spir. et Iitt., 14, n. 23). Cf. In Ps. JI,
II, n. 4: «Ea enim ipsa opera quæ dicuntur ante fidem, quamvis videantur hominibus
laudabilia, inania sunt Ubi fides non erat, bonum opus non erat»; Contra Jul., IV,
3, n. 17, où Augustin cite Romains, I, 17: « Le juste vit 11e la foi»; Ibid., IV, 3, n. 32;
Enchin, 117.
46. Fr. 189 - 547; cf. 417 - 548.
47. Fr. 190-543; cf. 191 -549; 192-527; 142-463; 141 -509; 140-466.
48. Fr. 140 - 466. La citation est de Jean, XIV, 6; et nous avons vu que Pascal fait
allusion aux deux sermons qu'Augustin lui consacre.
49. Fr. 141 - S09. Cf. 352 - 526. De civ. Dei, XXI. 16: ‘ Tunc itaque victa vitia deputanda
sunt, cum Dei amore vincuntur, quem nisi Deus ipse non donat nec aliter nisi per media
torem Dei et hominum, hominem Christum Jesum, qui factus est particeps mortalitatis
nostræ, ut nos participes faceret divinitatis suæ»; Contra Jul., IV, 3, n. 16: «De jugo
gravi quod est supra filios primi Adam [Eccli., XL, 1] nemo liberat nisi secundus Adam ».
50. Fr.60’I-766;608-766.
51. Ecr. gr., p. 196: citant Jean, XV, 5.

Ph
DISPENSATION DE LA GRACE DU CHRIST 295

« Nos prières et nos vertus sont abominables devant Dieu si elles ne sont
les prières et les vertus de J.-C. Et nos péchés ne seront jamais l'objet
de la (miséricorde) mais de la justice de Dieu s'ils ne sont (les péchés)
de J.-C.
Il a adopté nos péchés et nous a (admis à son) alliance, car les vertus lui
sont propres (et les) péchés étrangers, et les vertus nous (sont) étrangères
et nos péchés nous sont propres 52.
Sans Jésus-Christ, il faut que l'homme soit dans le vice et dans la misère;
avec Jésus-Christ, l'homme est exempt de vice et de misère. En lui est
toute notre vertu et toute notre félicité. Hors de lui, il n'y a que vice,
misère, erreurs, ténèbres, mort, désespoir 53.

Ces formules violentes ne font guère que reprendre bien des


expressions analogues de l | évêque d'Hippone sur les vertus apparentes
de ceux qui ne croient pas au vrai Dieu. Certes saint Augustin évoque
parfois des vertus neutres, comme l'amour paternel, etc., mais ces
allusions sont fort rares, et ces vertus ne sauraient modifier sa vision
de la marée du mal submergeant tous ceux qui ne sont pas accrochés
à la nouvelle arche de Noé, la croix du Christ 5‘. Sans cette croix, pas
de salut 55. « Il faut recourir à la personne de Jésus-Christ, car tout
ce qui est dans les hommes est abominable » 5°. Mais c'est précisément
la bassesse et la noirceur de l'homme déchu qui manifestent la toute
puissance de la grâce nouvelle :
Sainteté.
Effundam spiritum meum. Tous les peuples étaient dans l'infidélité et
dans la concupiscence, toute la terre fut ardente de charité: les princes
quittent leur grandeur, les filles souffrent le martyre. D'où vient cette
force? C'est que le Messie est arrivé. Voilà l'effet et les marques de sa
venue 57.

52. Fr. 948 - 668. Cf. De grat. Christi et pecc. orig., 26, n. 27: ’ Ubi non est dilectio,
nullum bonum opus imputatur. nec recte bonum opus vocatur: quia omue quod non
ex fide peccatum est [Romains, XIV, 23]; et fides per dilcctionem opcratur [Gal., V, 6] ».
53. Fr. 416 - 546.
54. In Ps. 103, IV, n. 4.
S5. Pascal cite «Ne evacuetur crux Christi» [l Con, l, 17] au fr. 808 - 245 et «Ne
evacuata sit crux » au fr. 842 « 588. l! s'agit là d'un verset cher aux augustiniens.
La Vulgate a traduit « Ut non evacuetur ». Il s'agit donc ici encore d'un verset que
Pascal a pris chez Augustin, dans une ancienne traduction. Cf. De doctr. chr., IV, 28,
n. 61: «Zelo nos oportet accendi, ne evacuetur crux Christi. Evacuatur autem, si aliquo
modo præter illius Sacramentum ad justitiam vitamque ætcrnam perveniri posse dicatur ».
56. Lcltre sur la mort (Br. minor, p. 98).
57. Fr. 301 - 772. Cf. 447 - 769.
lll. TOUTE-PUISSANCE DE LA GRACE DU CHRIST

La dispensation de la grâce nouvelle constituait l'un des problèmes


majeurs de la théologie. Pascal en était parfaitement conscient, et
il le lie à une autre question, qui ne lui paraît pas moins essentielle :
la puissance de cette grâce, les modalités de son intervention par
rapport au libre arbitre humain. Comme il l'écrit à son correspondant
dans la Première Provinciale: « Nous pensions, vous et moi, qu'il
était question d'examiner les plus grands principes de la grâce, comme
si elle n'est pas donnée à tous les hommes, ou bien si elle est
efficace » ‘.
Tous les théologiens s'accordaient à reconnaître à la suite de
saint Paul (Lettre aux Ephésiens, etc.), qu'il existe un Plan de Dieu
sur le monde et que la réalisation de ce grandiose Dessein est
certaine. Le nombre des élus est connu de toute éternité par la Sagesse
incréée. Mais ensuite se déclaraient les divergences: ce Dessein
se réalise-t-il en vertu de la Toute-Puissance divine, « de l'empire
que sa Majesté suprême a sur les volontés des hommes, comme
sur toutes les choses qui sont dans le ciel» 2 ? Ou bien appartient-il
à la volonté humaine d'user ou non de la grâce divine, ce qui conduit
à soutenir que Dieu réalise son Dessein parce qu'il a prévu d'un seul
regard l'usage que chaque homme ferait de la grâce ? Dans ce demier
cas, la prédestination se réduirait à la prescience divine. Il est donc
clair que théologie de la prédestination et théologie de l'action divine
surnaturelle sont étroitement liées. A propos de l'efficacité de la
grâce, Pascal et les augustiniens retrouvent leurs adversaires habi
tuels, les défenseurs des « deux erreurs contraires H, c'est-à-dire les
réformateurs (Luther, Calvin) et les molinistes, fréquemment rap
prochés des Pélagiens. C'est entre ces deux groupes de doctrines que
«les disciples de saint Augustin, marchant avec plus de retenue et
de considération, établissent leur sentiment »‘.

1. Les « deux erreurs contraires »


En ce qui concerne les rapports de la grâce et du libre arbitre,
chacun des deux groupes critiqués par les augustiniens a cru ré
soudre le mystère en insistant sur l'une des deux réalités en présence
au détriment de l'autre.
1. Ed. Cognet, p. 8 (souligné par nous).
2. Cinquième des quinze articles par lesquels le pape Clément Vlll résumait pour
les Congrégations de Auxiliis la doctrine de saint Augustin sur la grâce. Cet Ecrit de
Clément VIII était cher aux théologiens de Port-Royal. Arnauld l'avait publié en appendice
a sa Deuxième Apologie de Jansénius (1645).
3. Ecr. gr., p. 134. Cf. fr. 733- 862: «L'Eglise a toujours été combattue par des
erreurs contraires. Mais peut-être jamais en même temps comme a présent, et si elle
en souffre plus à cause de la multiplicité d'erreurs, elle en reçoit cet avantage qu'ils
se détruisent».
4. Ecr. gr., p. 134.
TOUTE-PUISSANCE nE LA GRACE nu CHRIST 297

a) LA RÉFORME

Luther et Calvin font l'objet d'attaques séparées dans l'œuvre


pascalienne. Et le second est pris à partie beaucoup plus violemment
que le premier. Les raisons de cette différence sont multiples: le
réformateur français, moins inspiré, moins prophète que Luther, n'a
pas connu les fluctuations du moine allemand. Sa théologie est plus
rigoureuse, plus saisissable. Mais surtout la calomnie s'était déchaînée
contre Port-Royal, et de nombreux religieux n'hésitaient pas à formuler
l'accusation de calvinisme‘. Les théologiens du groupe étaient donc
contraints de souligner que leur pensée n'avait rien à voir avec celle
du maître de Genève.
En 1513, Luther avait éprouvé une sorte d'illumination. Il avait
perçu son incapacité radicale à échapper à l'étreinte des concupis
cences. L'homme était donc incapable de guérison, si profondément
perverti que son cœur ne pouvait être changé. Dieu donc fermait les
yeux, faisait comme si ses élus étaient devenus réellement purs. Il
tenait pour justes ces hommes pécheurs, il couvrait leurs ulcères des
mérites du Christ comme d'un manteau. Le péché demeurait, mais
Dieu décidait de ne pas l'imputer à certains et leur donnait en gage
la foi. Dès lors, il était vain de prêter une valeur quelconque à des
œuvres peut-être matériellement bonnes, mais viciées intérieurement
par la concupiscence, dont le venin empoisonne n'importe quelle
action humaine, même accomplie sous l'impulsion divine, et la rend
irrémédiablement coupable. La volonté de l'homme, mauvaise par
essence, ne prend aucune part à ce que peuvent comporter de bon
de telles actions ; elle est comme un instrument inerte entre les mains
de l'ouvrier et « ne fait rien et n'agit nullement, mais est plutôt mue
et poussée par Dieu, comme la cognée est rcmuée par l'ouvrier »".
La grâce, c'était cette certitude intime que Dieu tient pour saint
un être qui se sent pourri jusqu'aux moelles.
C'est dans les Ecrits sur la possibilité des commandements3 que
Pascal ne cesse de s'attaquer à Luther. dont il rapproche la doctrine
de celle de Manès, parce que
Les manichéens et les luthériens étaient dans une erreur pareille touchant
la possibilité des Préceptes; Et qu'encore qu'ils ditférassent en ce que
les uns attribuaient à une nature mauvaise et incorrigible ce que les
autres imputent à la corruption invincible de la nature, ils convenaient
néanmoins dans ces conséquences, Que le libre arbitre n'est point dans
les hommes; qu'ils sont contraints à pécher par une nécessité inévitable;
et qu'ainsi les Préceptes leur sont absolument impossibles. De sorte que
ne différant que dans les causes, et non pas dans l'effet, qui est le seul

p. 366.
5. Voir
Toutepar
la exemple
Seizième Dix-septième
Provinciale rappelle
Provinciale,
que éd.
la même
Cognet,
calomnie
p. 328-329;
avait Dix-huitième
été proférée en

ce qui concerne la foi en l'Eucharistie: le caractère calomnieux d'une telle accusation


confond l'imagination. quand on pense que Port-Royal du Saint-Sacrement ne vivait que
pour l'adoration eucharistique et que les premières pages des Constitutions du monastère
affirment que l'éclat particulier de ce culte est voulu précisément pour contrecarrer
l'hérésie de Calvin.
6. Luther, De servo arbitrio (cité par J. Laporte, La doctrine de lri grâce. p. 346).
7. Ecr. gr., p. 243 à 295.
298 LA GRACE souvEmnua

dont il est question en cette matière, on peut dire avec vérité que leurs
sentiments sont semblables touchant la possibilité, et que les manichéens
étaient les luthériens de leur temps, comme les luthériens sont les ma
nichéens du nôtre » i.
Pascal multiplie les citations augustiniennes qui condamnent le
manichéisme’ et montre ainsi que le docteur de la grâce est un
défenseur du libre arbitre, le théologien donné par Dieu à l'Eglise
pour réfuter par avance toutes les grandes hérésies. Augustin, un
millénaire avant la naissance du réformateur, était déjà un anti-Luther,
puisque « il est hors de doute que tout ce que les luthériens ont
dit de la concupiscence était dit mille ans avant leur naissance par
ces anciens hérétiques [les manichéens], de cette mauvaise nature » 1°.
Les luthériens ont « trop abaissé la nature » Ü, et c'est contre eux que
le Concile de Trente, s'appuyant sur saint Augustin, a promulgué ses
canons sur la justification. « Si quelqu'un dit que l'observation des
préceptes est impossible à l'homme même justifié et constitué sous
la grâce: soit anathème » affirme le canon 18, que Pascal commente
ainsi :
Ces paroles: Les Commandements ne sont pas impossibles aux justes,
étant prises de saint Augustin, qui est cité à la marge du Concile, on ne
doit pas penser qu'elles y aient été employées dans un sens contraire à
celui de saint Augustin ; car il n'a rapporté ces paroles que pour rapporter
son sens, puisqu'autrement ce serait agir de mauvaise foi.
Or que saint Augustin ait jamais entendu autre chose par ces paroles,
toutes les fois qu'il en a usé, sinon ce que fait le Concile en cet endroit;
il ne faut qu'avoir jeté les yeux dans ses ouvrages pour en être éclairci.
Je crois qu'il ne l'a presque jamais dit sans l'avoir expliqué de la sorte:
c'est-à»dire que les commandements ne sont pas impossibles à la Charité
et qu'ils sont impossibles sans la Charité; et que la seule raison pour
laquelle ils sont donnés, est pour faire connaître le besoin qu'on a de
recevoir de Dieu cette Charité. C'est ainsi qu'il dit: Dieu juste et bon
n'a pu commander les choses impossibles; ce qui nous avertit de faire
ce qui est facile, et de demander ce qui est difficile. Car toutes choses
sont faciles à la Charité (Aug. De nat. et gratia, chap. 69.) Et ailleurs:
Qui ne sait que ce qui se fait par amour, n'est pas difficile ? (De perfect.
Just., chap. 10) 12.

8. Ibid., p. 282.
9. «Manichacus etc. dit que la nature qu'il dit être mauvaise. ne peut en aucune
manière être guérie et rendue bonne s (Ecr. gr., p. 279: citant Opus imperL, l. 117). « Et il
est misérablement extravagant, en ce qu'il veut que la nature du mal soit absolument
incapable d'être changée n (Ecr. gr., p. 280 et en latin p. 125: citant Opus imperL, I, 99).
« Ceux-là errent, qui tiennent avec Manichaeus que l'homme n'a point de pouvoir de ne
pas pécher n (Ecr. gr., p. 280, 275 et en latin p. 126: citant Serm. dubius 236 - de Tempore
191, n. 6). « Julian: Vous niez le libre arbitre avec Manicliaeias » (Ecr. gr., p. 280, 275 et
en latin p. 124: citant Opus imperL, I, 98.
Ces quatre textes ont été empmntés par Pascal à la Trias de Sinnich; l'écrivain
renvoie lui-même aux pages du recueil pour trois d'entre eux: p. 153 (Trias, ll, 3, 6)
pour Opus imperL, I, 117; p. 131 (Trias, II, 2, 1: Brunschvicg corrige à juste titre en
p. 132) pour le Sermo 191 de Tempare; p. 133 (Trias, Il, 2, 2: Brunschvicg corrige à
tort en p. 132) pour Opus imperf., l, 98. La citation d'Opus imperf., l. 99, qui suit
immédiatement celle de I, 117, vient aussi de la Trias: Pascal n'a eu qu'a toumer la
page (p. 154, comme l'avait vu Brunschvicg).
10. Ecr. gr., p. 280.
11. Ecr. gr., p. 250. Cf. p. 291, 271, etc.
12. Canon 18, traduit et commenté par Pascal dans Ecr. gr., p. 162-164; cf. p. 249.
L'écrivain n'utilise ici que deux des nombreux textes augustiniens qu'il avait copiés dans
la Trias, de S’nnich, pour faire échec à Luther. Ces textes sont reproduits par Brunschvicg
TOUTE-PUISSANCE DE LA GRACE DU CHRIST 299

Donc aux yeux de Pascal et d'Augustin, le libre arbitre n'est pas


entièrement anéanti, il peut retrouver son dynamisme, son ardeur,
sous l'influx de la grâce divine. Alors, comme le chante le Psaume 118,
l'homme pourra crier à Dieu:
Je cours sur la voie de tes commandements,
Car tu as dilaté mon cœur 13.

Luther était avant tout un fervent de saint Paul, dont il développe


les admirables formules sur la liberté chrétienne, la transcendance
de la foi et l'inutilité des œuvres. Calvin, lui, est plus directement un
disciple de saint Augustin: « Il s'accorde si bien en tout et partout
avec nous, écrit le réformateur, il est tellement nôtre que, s'il me
r
fallait écrire une confession sur cette matière [de lélection divine]
il me suffirait de la composer des témoignages écrits de ses livres » ".
On comprend donc que les adversaires des augustiniens aient recouru
à la facile accusation de calvinisme. Pascal riposte souvent avec vio
lence et expose la doctrine calvinienne avec netteté, de façon à mettre
en lumière l'abîme qui la sépare de la théologie de Port-Royal:

Calvin n'a aucune conformité avec saint Augustin, et en diffère en toutes


choses depuis le commencement jusqu'à la fin.
Il prétend que Dieu ayant créé Adam et tous les hommes en lui, n'a
pas eu en les créant une volonté conditionnelle pour les sauver. Que la
fin qu'il s'est proposée en créant la plus noble de ses créatures, n'a pas
été ambiguë, mais qu'il en a créé les uns dans la volonté absolue de les
damner, les autres dans la volonté absolue de les sauver. Que Dieu l'a
ainsi décreté pour sa gloire. Que partant ce décret est juste, quoiqu'il ne
nous paraisse pas comment, puisque tout ce qui lui donne de la gloire
est juste, étant juste qu'il ait toute gloire.
Que néanmoins Dieu ne pouvant pas par sa justice les damner sans
péché, il n'a pas permis, mais décreté et ordonné le péché d'Adam.
Qu'Adam ayant péché nécessairement par le décret de Dieu, il a été
digne de la mort éternelle. Qu'il a perdu son libre arbitre. Qu'il n'a plus
aucune flexibilité au bien, même avec la grâce efficacissime.

(XI, 119-126). Pascal a transcrit successivement De per-fect. fusL, c. 10 (Trias, II, 3, 20,
p. 177), traduit p. 174; De pecc. meritis, II, 3 (Trias, II, 3, 21, p. 177), traduit p. 277;
De pecc. meritis, II, 6 (seul passage que Br. n'ait pas pu situer dans la Trias); De nat.
et gmL, 42 et 43 (Trias, II, 3, 8-9, p. 157-S); Ibid., 69 (Trias, II, 3, 20, p. 177; mais Pascal
a complété la citation de Sinnich en se reportant à l'original, traduit p. 163 et 174); Opus
imperf., I, 7 (Trias, II, 1, 5, p. 125), traduit p. 281; Opus imperf, II, 76 (Trias, II, 1, 3,
p. 123: suivant la Trias, Pascal a par négligence placé sous cette référence une phrase qui
appartient déjà au De nuptiis et conc., II, 3, traduit p. 275; De nuptiis et conc., II, 3
(Trias, II, 1, 4, p. 124), traduit p. 277-278; Contra duas epist. Pelag., I, 2, n. 4 (Trias,
II, 2, 1, p. 132), traduit p. 273; IbitL, c. 15, n. 29 (Trias, II, 2, 1, p. 132), traduit p. 274;
De gratia Christi, 31 (Trias, II, 2, 1, p. 132), traduit p. 274; Opus imperf, I, 98 (Trias,
II, 2, 2, p. 133), traduit p. 275 et 280; Contra duas epist Pelag., I, 2, n. 5 (Trias, 11, 2, 5,
p. 137), traduit p. 276; Epist. 157 - 89, 2, n. 10 (Trias, II, 2, 6, p. 140), traduit p. 276;
De spir. et litt., 29 (Trias, II, 2, 9, p. 141), traduit p. 276; Opus imperL, I, 117 (Trias,
Il, 3, 6, p. 153), traduit p. 279; Ibid., I, 99 (Ibid., p. 154), traduit p. 280; Sermo 236
dubius - 191 de Tempore, n. 6 (Trias, 11, 2, 1, p. 132: Pascal donne par négligence p. 131),
traduit p. 275 et 280.
13. Verset 32. On sait que Pascal avait un culte pour ce psaume. Dans les Ecr. gr.,
p. 168, il évoque le moment où « après qu'il [Dieu] a rompu nos liens, nous marchons vers
lui en courant dans la voie de ses préceptes n.
14. Cité par M. Jean Cadier, dans l'article « Calvinisme » de l'Encyclopaedia Universalis
(vol. 3), Paris, 1969. Voir L. Smits, Saint Augustin dans l'œuvre de Jean Calvin, Assen, 1957, I ;
1958, 11: le second volume contient une table des références augustiniennes.

4
300 LA GRACE SOUVERAINE

Que le péché d'Adam s'est communiqué à toute sa postérité, non pas


naturellement, comme le vice d'une semence au fruit qu'elle produit, mais
par un décret de Dieu, par lequel tous les hommes naissent coupables
du péché de leur premier père, sans libre arbitre, sans flexibilité aucune
au bien, même avec la grâce efficace, et dignes de mort éternelle.
Que tous les hommes étant coupables, Dieu en a disposé comme maître.
Qu'il n'a voulu sauver que ceux qu'il avait créés pour les sauver. Qu'il
a voulu damner ceux qu'il avait créés pour les damner. Que pour cet
effet Jésus-Christ s'est incamé pour mériter le salut de ceux qui avaient
été choisis dans la masse encore innocente avant la prévision du péché.
Que Dieu donne à ceux-là, et à ceux-là seulement, la grâce de Jésus
Christ, laquelle ils ne perdent jamais depuis qu'ils l'ont reçue, qui porte
leur volonté au bien (non pas qui fait que la volonté s'y porte, mais qui
l'y porte malgré sa répugnance) comme une pierre, comme une scie,
comme une matière morte en son action et sans capacité aucune de se
mouvoir avec la grâce et d'y coopérer, parce que le libre arbitre est
perdu et mort entièrement.
De sorte que la grâce opère seule; et quoiqu'elle demeure et opère
jusqu'à la mort de bonnes œuvres, ce n'est point le libre arbitre qui les
fait et qui s'y porte par son choix; au contraire, pendant que la grâce
opère en lui ces bonnes œuvres, il mérite la mort éternelle. Que Jésus
Christ mérite seul, et que, n'y ayant aucun mérite des justes, les mérites
de Jésus-Christ leur sont seulement imputés, appliqués et ainsi sauvés.
Ainsi ceux a qui cette grâce est une fois donnée, sont infailliblement
sauvés, non par leurs bonnes œuvres ou bonne volonté, car ils n'en
ont aucune, mais par les mérites de Jésus-Christ qui leur sont appliqués.
Et ceux a qui cette grâce n'est point donnée sont infailliblement damnés
pour les péchés qu'ils commettent par l'ordre et décret de Dieu qui les
y incline pour sa gloire,
De sorte que les hommes sont sauvés ou damnés, suivant qu'il a plu à
Dieu de les choisir dans Adam au point de leur création, et qu'il a plu
à Dieu de les incliner ou au bien ou au mal pour sa gloire.
Tous les hommes étant également innocents de leur part. lorsque Dieu
les a discernés15.

Ce qui frappe dans cet exposé, c'est la rigueur des formules et


la mise en relief des oppositions entre Calvin et Pascal. Ce dernier
rejette une prédestination décrétée par Dieu antérieurement à la
considération du péché d'Adam (prédestination supra-lapsaire) et qui
suppose que Dieu pousse au mal les damnés. Pour le réformateur,
Dieu n'a pas d'autre mobile d'action que sa propre gloire, il est au
delà du bien et du mal et a décrété de toute éternité le salut de
certains, la damnation des autres ‘°. Pascal n'accepte pas davantage
le juridisme calvinien et critique à plusieurs reprises le terme « dé
cret », d'abord à propos de la prédestination, ensuite pour la soli
darité de l'humanité dans la déchéance. Il refuse d'admettre l'anéan
tissement du libre arbitre par la chute d'Adam et l'impuissance de la
grâce divine à le ranimer. Il condamne la brutalité d'une grâce qui,
incapable de changer le cœur humain, pratique à ses yeux une sorte
de viol, une contrainte purement extérieure. Contre Calvin, Pascal

15. Ecr. gr., p. 153-155. Voir un autre exposé, très bref, p. 133.
l6. Institution chrétienne. III, 21 et 24. Calvin refuse de distinguer en Dieu le vouloir
et le «laisser faire» (Inst. chr., III, Z3, 8). On notera que le grand thème calvinien
de la gloire de Dieu est aussi celui d'lgnace de Loyola, qui fut peut-être le condisciple
du futur réformateur à Paris.
TOUTE-PUISSANCE DE LA GRACE nu cmusr 301

exige que l'homme coopère librement à l'impulsion divine, qu'il


« mérite » avec Jésus-Christ, qu'il participe donc réellement à son
propre salut: sa théologie est celle d'une participation vivante et
s'oppose à une simple «imputation », « application » à l'homme des
mérites du Christ. Enfin, l'inquiet auteur du Mémorial est loin de
croire à l'inamissibilité de la grâce, il redoute sans cesse d'être
abandonné ‘7.
Il est donc trop clair que Pascal rejette en bloc le système calvi
nien, « l'opinion épouvantable de ces hérétiques, injurieuse à Dieu
et insupportable aux hommes N‘. Luther et Calvin s'unissent pour
proclamer la mort du libre arbitre: le théologien catholique rejette
cette réponse simpliste au mystère des rapports entre la grâce et la
liberté. Mais ne doit-il pas s'opposer également aux doctrines nou
velles qui, dans leur souci louable de sauver le libre arbitre, ne
reconnaissent à Dieu q'une grâce impuissante ?

b) LE MOLINISME

En réponse aux théologies de la Réforme, le Concile de Trente


promulgue le 13 janvier 1547 le décret sur la justification. Il affirme
à la fois que sans la grâce l'homme ne peut être justifié et qu'avec
la grâce les commandements ne lui sont pas impossibles. Dieu a l'ini
tiative, mais l'homme répond librement. La justification n'est pas une
simple imputation, mais une transformation ontologique du cœur
sous l'influence du Saint-Esprit. Cependant nul n'est assuré de persé
vérer dans la sainteté. Nos mérites sont à la fois un don de Dieu et le
résultat de la libre coopération de l'homme. S'il prend position sur
tous ces points, le Concile garde délibérément le silence sur la prédes
tination, sur la persévérance finale, sur le rapport entre la grâce et
la foi ou la charité, etc. Il ne tranche pas davantage en ce qui conceme
les rapports entre une grâce affirmée comme nécessaire et un libre
arbitre dont il maintient l'action. En ces domaines, la voie demeu
rerait donc ouverte aux méditations et aux oppositions des théologiens
catholiques.
Deux tendances allaient désormais s'opposer. L'une, soucieuse
avant tout de la souveraineté divine, invoque saint Paul, saint Augus
tin et saint Thomas. L'autre, sensible surtout au dynamisme de la
créature, pense qu'on fait injure à Dieu en supposant qu'il traite
ses enfants comme de simples instruments de ses desseins.
La tendance augustinienne, très sensible à Trente, était forte,
en particulier à l'Université de Louvain, mais aussi à Paris. A Louvain,
la doctrine de Michel de Bay (Baius, 1513-1589) fut condamnée à deux
reprises, en 1567 par Pie V, en 1579 par Grégoire XIII. Baius se
soumit en 1580, mais la portée de la condamnation fut contestée par
certains augustiniens l".

17. Sur l'inamissibilité de la grâce: Institution chrétienne, lll, 24.


18. Ecr. gr., p. 133.
19. Voir H. Rondet, Gratia Christi, p. 287-293.
302 LA GRACE SOUVERAINE

Cependant depuis quelque temps déjà se dessinait un mouvement


qui, pour mieux répondre à la Réforme, insistait sur le rôle de
l'homme et sur le libre arbitre. Les controverses commencèrent en
1582 à Valladolid et se poursuivirent d'abord en Espagne et au Por
tugal. Au jésuite Molina s'opposaient les thomistes dominicains de
Salamanque. En 1584, le dominicain Bañez publie ses cours. Molina
édite à son tour un extrait des siens.
Maître de l'école néo-thomiste, Bañez distinguait deux sortes de
grâces actuelles, ou grâces intervenant dans la constitution de chaque
acte à signification religieuse: une grâce excitante, « qui donne une
certaine vertu intérieure, qui excite des actes imparfaits, qui attire la
volonté vers le bien sans néanmoins la fléchir »20; Dieu dispose la
volonté à agir. Ensuite seulement intervient une autre grâce, plus puis
sante, la grâce adjuvante, impulsion divine qui provoque l'action et
qui seule est efficace; il s'agit d'une réalité physique, qui entraîne
physiquement, et non en vertu d'un attrait moral, d'une séduction, la
volonté à consentir à la grâce excitante 23. Dieu a décidé de toute
éternité de donner à tel ou tel cette grâce efficace qui agit intérieu
rement sur la volonté 22. Bañez pense ainsi concilier la volonté salvi
fique universelle de Dieu et la prédestination.
C'est Molina qui met le feu aux poudres en publiant à Lisbonne,
en 1588, son Accord du libre arbitre avec les dons de la grâce, la
présence divine, la Providence, la prédestination et la réprobation.
Aux Pays-Bas, où paraîtra dès 1595 une seconde édition (Anvers), les

20. Note de Nicole dans sa traduction latine de la Deuxième Provinciale, citée dans
l’éd. Cognet, p. 23, n. 3.
21. La grâce adjuvante de Bañez consiste « dans une prédétermination physique de la
volonté à l'acte délibéré, c'est une entité physique, transitoire, infuse par Dieu dans
la volonté et elle a pour fonction de faire physiquement que la volonté veuille hic et nunc
consentir à la grâce excitante. Donc la grâce excitante est la même que la grâce suffisante,
et la grâce adjuvante est la même que la grâce efficace. l..a grâce efficace est donc une
entité numériquement et spécifiquement distincte de la grâce suffisante, et elle doit néces
sairement y être ajoutée pour qu'il y ait consentement libre La grâce suffisante est
celle qui confère a l'homme le pouvoir de bien agir; mais pour que, de fait, il agisse
bien, c'est-à-dire pour qu'il utilise de fait le pouvoir qui lui est conféré. il faut une
nouvelle grâce, plus puissante, c'est-à-dire la grâce efficace ’ (article « Grâce » du D.T.C.,
col. 1666-1667; dû à J. Van der Meersch).
22. On sait que Pascal a raillé les nouveaux thomistes dans toute la Deuxième Provinciale :
Ils sont d'accord avec les jésuites d'admettre une grâce suffisante donnée a
tous les hommes; mais ils veulent néanmoins que les hommes n'agissent jamais
avec cette seule grâce, et qu'il faille, pour les faire agir, que Dieu leur donne
une grâce efficace qui détermine réellement leur volonté à l'action, et laquelle Dieu
ne donne pas à tous. De sorte que, suivant cette doctrine, lui dis-je, cette grâce est
suffisante sans l'être. Justement, me dit-il: car, si elle suffit, il n'en faut pas
davantage pour agir; et si elle ne suffit pas, elle n'est pas suffisante.
Mais, lui dis-je, quelle différence y a-t-il donc entre eux et les jansénistes 7
Ils diffèrent, me dit-il, en ce qu'au moins les dominicains ne laissent pas de dire
que tous les hommes ont la grâce suffisante. J'entends bien, répondis-je, mais
ils le disent sans le penser, puisqu'ils ajoutent qu'il faut nécessairement, pour
agir, avoir une grâce efficace, qui n'est pas donnée à tous; et ainsi, s'ils sont
conformes aux jésuites par un terme qui n'a pas de sens, ils leur sont contraires,
et conformes aux jansénistes, dans la substance de la chose. Cela est vrai, dit-il.
(Ed. Cognet, p. 22.)
Cette conformité, assez large, entre Port-Royal et les néo-thomistes est soulignée par
Pascal dans la Dix-huitième Provinciale, où il cite un des confrères de Bafiez, Diego
Alvarez (1550 ?-1635), auteur d'un De auxiliis divinae gratiae (Rome, 1610). Voir aussi
Ecr. gr., p. 215.
TOUTE-PUISSANCE DE LA GRACB Du CHRIST 303

jésuites, qui doivent faire face à la fois au calvinisme et au baïanisme,


adoptent avec empressement la nouvelle théologie. Le Père Leys
(Lessius, 1554-1623), professeur à Louvain, ramène la doctrine de
Molina, subtile et nuancée, à quelques affirmations claires: c'est
sous cette forme que le molinisme va faire fortune.
Les molinistes rejettent la prédestination augustinienne, qui est
une décision divine antérieure à la considération de tout mérite
humain. Pour eux, Dieu prédestine en prévision des mérites. De toute
étemité, il décide de conférer à tous les hommes une même grâce,
qui est suffisante pour que chacun opère son propre salut. Cette
grâce devient efficace par le concours de l'homme (il s'agit toujours
de la même grâce, et non d'une autre, comme chez Bañez). Cepen
dant Dieu connaît infailliblement les réactions de tous par la « science
moyenne »: il sait quel choix effectuera le libre arbitre dans telles
conditions précises. C'est ainsi que le Christ s'est écrié dans l'Evan
gile : « Malheur à toi, Chorozeïn ! Malheur à Toi Bethsaïde! Car si les
miracles accomplis chez vous l'avaient été à Tyr et à Sidon, il y a
longtemps qu'elles auraient fait pénitence sous le sac et la cendre
[Matth., XI, 21] ».
Pascal a parfaitement résumé cette doctrine dans ses Ecrits sur
la grâce. Certes, reconnaît-il, il fallait s'opposer au calvinisme, mais
sans sombrer dans l'erreur opposée:
En haine de cette opinion abominable et des excès qu'elle enferme, les
molinistes ont pris un sentiment non seulement opposé, ce qui suffisait,
mais absolument contraire. C'est que Dieu a une volonté conditionnelle
de sauver généralement tous les hommes. Que pour cet effet J.-C. s'est
incarné pour les racheter tous sans en excepter aucun, et que ses grâces
étant données à tous, il dépend de leur volonté et non de celle de Dieu,
d'en bien ou d'en mal user. Que Dieu ayant prévu de toute étemité le
bon ou le mauvais usage qu'on ferait de ces grâces par le seul libre
arbitre sans le secours d'une grâce discernante, a voulu sauver ceux qui
en useraient bien, et damner ceux qui en useraient mal, n'ayant pas eu
de sa part de volonté absolue ni de sauver, ni de damner aucun des
hommes.
Cette opinion, contraire à celle des calvinistes, produit un effet tout
contraire. Elle flatte le sens commun que l'autre blesse. Elle le flatte en
le rendant maître de son salut ou de sa perte. Elle exclut de Dieu toute
volonté absolue et fait que le salut et la damnation procèdent de la
volonté humaine, au lieu que dans celle de Calvin l'un et l'autre pro
cèdent de la volonté divine 13.

Au fond Pascal rejette le molinisme pour deux raisons princi


pales: la première, c'est la nouveauté de cette théologie, ignorée de
toute la Tradition et aussi récente que les scandaleuses doctrines mo
rales professées par les casuistes, parmi lesquels on retrouve, comme
par hasard, Molina et Lessius : « Admirez les machines du molinisme,
qui font dans l'Eg1ise de si prodigieux renversements que la doc
trine si ancienne de saint Augustin est une nouveauté insupportable ;
et que les inventions nouvelles qu'on fabrique tous les jours à notre

23. Ecr. gr., p. 134.


304 LA GRACE SOUVERAINE

vue passent pour l'ancienne foi de l'Eglise » 2‘. Pascal, comme Arnauld
ou Bossuet, n'a pas l'idée d'une évolution organique du dogme. Il est
fixiste. La théologie consiste simplement à « savoir ce que les auteurs
ont écrit d'où il est évident que l'on peut en avoir la connaissance
entière, et qu'il n'est pas possible d'y rien ajouter»? En ce qui
concerne la grâce, le vrai théologien se refère à celui que la Tradi
tion de l'Eglise s'est reconnu pour maître, saint Augustin. Tout le
reste n'est qu'« égarements de l'esprit humain H‘, c'est-à-dire naïf
rationalisme: une faculté qui est déjà saisie de vertige en face de
l'immense nature prétend sottement légiférer sur le Créateur tout
puissant de la nature. Qu'elle écoute plutôt la Sagesse éternelle et
les penseurs dont cette Sagesse fut la compagne: saint Paul, saint
Augustin. Car « Dieu parle bien de Dieu » 23, tandis que l'homme ne sait
même pas parler de l'homme.
La seconde objection pascalienne au molinisme est l'anthropo
centrisme de cette doctrine. Elle « flatte » l'homme, « en le rendant
maître de son salut ou de sa perte, et « fait que le salut et la dam
nation procèdent de la volonté humaine », de la versatilité humaine 7‘.
Il en était bien ainsi avant la chute adamique. Mais maintenant seul
l'orgueil humain empêche certains de reconnaître ce que l'expérience
et la Tradition de l'Eglise découvrent : l'impuissance du libre arbitre
et la nécessité d'une grâce toute-puissante.
Pascal n'était pas le seul à rejeter les thèses de Molina. Plusieurs
décennies plus tôt, dès la fin du XVI‘ siècle, les plus grands théolo
giens de la Compagnie de Jésus les avaient considérées comme sus
pectes. Pour le cardinal Bellarmin, qui se veut disciple de saint
Augustin, Dieu prédestine sans considération des mérites (ante
praevisa merita), l'homme déchu est impuissant, et les païens inca
pables d'actions utiles à leur salut. Nul ne peut, sans la grâce, observer
la loi naturelle, ni résister aux grandes tentations, ni aimer Dieu par
dessus tout 2’. Mais à la thèse bañézienne de la grâce efficace par
elle-même il substitue « une thèse inspirée à la fois de saint Augustin
et de Molina. Dieu sait de toute éternité, par la « science moyenne »,
ce que feraient Pierre et Judas s'il leur offrait telle grâce particulière.
Si donc Judas se damne, il ne pourra s'en prendre qu'à lui-même.

24. Troisième Provinciale, éd. Cognet, p. Sl: on aura remarqué la force du chiasme.
des antithèses et l'utilisation stylistique du pléonasme (inventions / nouvelles / qu'on fabrique
tous les jours). Voir lbid., p. 46; Cinquième Provinciale, p. 78: attaque contre la doctrine
des opinions probables, «comme si la foi, et la tradition qui la maintient, n'était pas
toujours une et invariable dans tous les temps et dans tous les lieux »; Ecr. gr., p. 142;
fr. 769 - 903 et 903 bis.
25. Fragment d'un Traité du Vide, éd. Br. minor, p. 75. Cf. fr. 285 - 867, etc. Cette
autorité des Apôtres, des Pères et de l'Eglise primitive explique la portée d'un opuscule
comme la Comparaison des chrétiens
26. Ecr. gr., p. 138. Pascal proscrit, nous l'avons vu, ce même rationalisme en théologie
morale. ll est, en revanche, hostile à toute intervention de la tradition et de l'autorité
dans les matières qui sont proportionnées aux sens ou à l'intelligence (sciences de l'univers
physique...) et préconise la méthode expérimentale (Fragment d'un Traité du Vide, Dix
huitième Provinciale).
27. Fr. 303 - 799.
28. Ecr. gr., p. 134.
29. De grat. et lib. arbitrio, Vl, 6 et 8; V, 5 et 7.

f f f " Ä‘ - e- \L'
TOUTE-PUISSANCE DE LA GRACE nu cumsr 305

Mais, parce que Dieu aime Pierre d'un amour de prédilection, il


décide de lui donner une grâce si puissante que, étant donné son
caractère, ses tendances, sa psychologie profonde, il ne pourra pas
s'y refuser » 3°. C'est ce qu'on appelle le congruisme. L'efficacité de la
grâce consiste dans la « congruité » du secours donné, et ce secours
détermine moralement la volonté au consentement, qui suit infailli
blement, car Dieu sait trouver les paroles silencieuses, les inspirations
qui séduiront immanquablement. Ainsi sont saufs la prédestination
augustinienne, l'efficacité de la grâce et le libre arbitre. Les
congruistes se plaisent à citer l'affirmation d'Augustin : « Quand Dieu
se penche sur un homme il lui adresse l'appel qu'il sait lui convenir,
de telle sorte que cet homme ne repousse pas Celui qui l'appelle H‘.
A l'instar de Bellarmin, les jésuites Suarez et Vasquez élaboreront
des théologies de type congruiste.
Une telle fermentation intellectuelle explique que le pape Clé
ment VIII ait jugé bon d'entendre les différentes tendances, afin de
mettre un terme aux polémiques. Ce furent les célèbres « congréga
tions de auxiliis », qui durèrent neuf ans, de 1598 à 1607, à Rome,
et se conclurent sur une constatation d'impuissance. Clément VIII,
très favorable aux augustiniens, étant mort (1605), son successeur
Paul V décida en 1607 d'imposer silence aux deux grands ordres,
les dominicains et les jésuites, sur les matières de la grâce. Cette déci
sion pontificale n'empêcha pas Lessius de publier en 1610 un De gratia
efficaci et d'attaquer le congruisme de Suarez et de Bellarmin. C'est
alors qu'en 1613, le général de la Compagnie, Aquaviva, promulgua un
décret dans lequel il obligeait les théologiens jésuites à professer
qu'il existe entre la grâce suffisante et la grâce efficace une différence
antérieure à l'intervention du libre arbitre. Lessius, ainsi désavoué,
dut s'incliner. Après la mort d'Aquaviva (1615), son successeur Vitel
leschi maintint le décret 32.
Néanmoins la théologie de Lessius ne cessa de gagner du terrain.
Dès les années 1630, la publication de quelques ouvrages, dont le
De libertate de l'oratorien Gibieuf, avait créé un climat nouveau, et
bientôt les controverses reprirent. Alors parut le monument jansénien,
l'flugustinus (1640). L'évêque d'Ypres, Corneille Jansen, avait tra
vaillé avec acharnement pendant vingt années, lu sept fois l'ensemble
de l'œuvre augustinienne et vingt à trente fois les traités anti-péla
giens. Ayant profondément assimilé la doctrine du maître africain,
il se voulait simplement historien. Jansénius se présentait donc non
comme le créateur d'une nouvelle théologie, mais comme le présen
tateur fidèle de l'unique théologie vraiment catholique de la grâce.

30. H. Rondet, Gratia Christi, p. 295.


31. «Cujus autem miseretur [Deus], sic cum vocat, quomodo scit ei congruere, ut
vocantem non respuat» (De div. quaest. ad Simplicianum, I, 2, n. 13). Il y a donc pré
détermination morale, mais la volonté demeure la cause physique de l'acte.
32. Voir X.-M. Le Bachelet, Prédestination et grâce efficace. Controverses dans la
Compagnie de Jésus au temps .l'Aquaviva (1610-1613), Louvain, 1931, 2 vol.; H. Rondet,
Gratia Christi, p. 3111-303. Pascal rappelle toutes ces interventions: fr. 954 - 956, 955 - 958,
957 - 929.

lu
306 LA ameE SOUVERAINE

Ainsi s’éleva la tempête. Face aux « disciples de saint Augustin »


(Jansénius, Arnauld, Nicole ..., puis Pascal) les jésuites se rallièrent
de plus en plus nombreux au molinisme; le décret d'Aquaviva fut
oublié et, vers 1656-1657, par un étrange renversement, c'est la ten
dance augustinienne qui était devenue suspecte, ce qui fait écrire à
Pascal: « Si saint Augustin venait aujourd'hui et qu'il fût aussi peu
autorisé que ses défenseurs il ne ferait rien. Dieu conduit bien son
Eglise de l'avoir envoyé devant avec autorité » 33. Au milieu du siècle,
trois groupes s'affrontent: les augustiniens stricts, les thomistes et
les molinistes. Amauld et Nicole, puis Pascal s'étonneront de voir
sans cesse les thomistes, largement augustiniens, faire cause commune
avec les jésuites et s'attacheront à souligner l'accord profond de
saint Augustin et de saint Thomas. Ils ne se reconnaissent donc qu'un
seul adversaire: le molinisme, enfant monstrueux, né de l'union
contre nature du stoïcisme et de la Tradition évangélique. Pour les
augustiniens de 1650, l'Eglise est menacée périodiquement par la ten
tation stoïcienne: pélagianisme, molinisme ; ce qui fait écrire à
Pascal :
La grâce sera toujours dans le monde et aussi la nature; de sorte qu'elle
est en quelque sorte naturelle. Et ainsi toujours il y aura des pélagiens
et toujours des catholiques, et toujours combat.
Parce que la première naissance fait les uns et la grâce de la seconde
naissance fait les autres 3".

Il fallait donc frapper le nouvel avatar du pélagianisme avec le


glaive de la théologie augustinienne, destinée à écraser ce type d'éga
rement jusquà la fin des temps. Ici encore Pascal met ses pas dans
ceux de l'évêque d'Hippone et espère, grâce à la clarté de ses expres
sions, faire adopter par tous la théologie augustinienne. En 1691, se
reportant à l'année 1656, Nicole note dans son Traité de la grâce
générale :
Quoique [M. Pascal] fût la personne du monde la plus roide et la plus
inflexible pour les dogmes de la grâce efficace, il disait néanmoins que
s'il avait eu à traiter cette matière, il espérait de réussir à rendre cette
doctrine si plausible, et de la dépouiller tellement d'un certain air
farouche qu'on lui donne, qu'elle serait proportionnée au goût de toutes
sortes d'esprits. Et je ne dissimulerai point qu'il trouvait un peu à redire
à quantité d'écrits, de ce qu'il ne voyait pas qu'on y eût gardé ce tem
pérament, et qu'il y voyait au contraire certaines expressions, qu'il
semble qu'on aurait pu éviter.
Il m'a même dit quelquefois, que s'il eût disposé de son esprit, et que
ses maladies continuelles ne lui en eussent pas ravi l'usage. il n'aurait
pu s'empêcher de s'y appliquer, et d'essayer de rendre toutes ces matières
si plausibles et si populaires que tout le monde y aurait entré sans peine 35.

33. Fr. 517 - 869.


34. Fr. 662 - 521.
35. Cité par Brunschvicg, XI, 101-102. Aux yeux de Pascal les jésuites ont su présenter
leur doctrine plus habilement que les théologiens de Port-Royal la leur: « S'il y a jamais
un temps auquel on doive faire profession des deux contraires, c'est quand on reproche
qu'on en omet un; donc les jésuites et les jansénistes ont tort en les celant, mais les
jansénistes plus, car les jésuites en ont mieux fait profession des deux» (fr. 786 - 865).
J. Laporte a commenté ce fragment dans « Pascal et la doctrine de Port-Royal », in Revue
2. Anéantir les tendances pélagiennes

La Réforme et Molina présentent une conception commune : l'une


et l'autre affirment l'existence en l'homme d'une région inaccessible
à l'influx divin. Pour les protestants, la volonté humaine demeure
fermée à toute possibilité de régénération. Chez Molina, le fond de
la volonté, c'est-à-dire le libre arbitre est une sorte de château fort
que la grâce peut investir, mais non prendre.
Molina et Lessius sont en fait le Pélage et le Julien d'Eclane de
l'époque moderne. Certes ils n'ont pas pu reprendre la doctrine même
de ces anciens hérétiques, car l'Eglise a depuis lors précisé trop
clairement sa foi, en particulier au Concile œcuménique de Trente,
où fut affirmée la nécessité de la grâce divine à la source de tout acte
à valeur religieuse. Mais ils sont en revanche tout proches de certains
des semi-pélagiens du v‘ siècle.

a) LB PÉLAGIANISMB

Au moment où Pélage et l'évêque d'Eclane, Julien, commencent à


publier leur théologie de l'action humaine, vers 412, la morale stoï
cienne est dans l'air, comme elle le sera au XVI‘ siècle et dans la pre
mière moitié du xvn‘. Pour Pélage, tous les hommes naissent dans
l'état même où fut créé Adam, c'est-à-dire en particulier avec un
libre arbitre intact et vigoureux. La faute adamique n'a fait qu'intro
duire dans l'humanité l'exemple du mal, et le péché originel consiste
dans l'influence nocive que les pécheurs exercent sur les autres
hommes (enfants qui se forment dans une telle atmosphère, etc.).
Pélage, peu rigoureux, appelle grâce tantôt le don de la nature
humaine (le libre arbitre ...), tantôt des dons extérieurs (la Loi,
l'exemple du Christ), tantôt la rémission des péchés. Selon lui, Dieu
donne des chances à tous les hommes: « La grâce de Dieu est
commune aux païens et aux chrétiens, aux impies et aux hommes
pieux, aux croyants et aux incroyants »1; il s'agit donc ici du don
gratuit de la nature humaine, du libre arbitre. Toutefois Pélage re
connaît que les chrétiens ont l'avantage de connaître la Loi divine et
l'exemple du Christ: « Le libre arbitre réside en tous, en vertu de
notre égalité de nature, mais c'est dans les seuls chrétiens qu'il est
aidé par la grâce »2. Seconde acception du mot grâce! Plus proche
de la grâce traditionnelle est enfin la rémission des péchés. Certes,
par son seul libre arbitre, l'homme peut s'établir dans la justice et
s'acquérir le salut; mais il peut aussi tomber. C'est alors qu'inter

de Métaphysique et de Morale, 1923, p. 292-5: il souligne qu'après les Provinciales, Arnauld,


Nicole, Lalane mirent davantage l'accent sur les points que leurs adversaires les accusaient
de négliger. Il se pourrait donc que le prétendu « secrétaire » eût été en réalité un maître.

1. Augustin, Epist. 186 - 106, l, n. 1; cf. De gratia Christi et pecc. orig., I, 3: « Gratiam
Dei et adjutorium quo adjuvamur ad non peccandum aut natura et libero ponit arhitrio,
aut in lege atque doctrina ». Epist. 175 - 90, n. 2.
2. De gratia Christi, 33.

l 1";
308 LA GRACE SOUVERAINE

viennent la miséricorde divine et la grâce médicinale du Christ:


la grâce efface les fautes passées, mais n'aide nullement à éviter des
fautes futures 3. Pélage concède aussi que Dieu peut aider directement
un homme à réaliser plus facilement ce qu'il eût pu effectuer de
toutes façons par son seul libre arbitre‘. Il est clair que toute cette
théologie gravite autour d'une conception centrale: « Il n'y a pas de
libre arbitre, si l'homme a besoin de l'aide divinefi. Action divine
et action humaine sont saisies comme antagonistes.
C'est à réfuter l'école pélagienne qu'Augustin a passé la plus grande
partie de ses dernières années (412-430). Il explicite et précise alors
sa théorie de la grâce efficace et de la prédestination antérieure aux
mérites. Mais bientôt cette théologie rigoureuse, peu conforme à
la foi de l'Eglise du IV" siècle, provoqua chez certains catholiques non
seulement des hésitations, mais même des refus. En 427 apparaît
un premier mouvement d'hostilité parmi les religieux du monastère
d'Adrumète (aujourd'hui Sousse, en Tunisie). Bientôt une opposition
plus durable et plus profonde se déclare dans le midi de la Gaule,
surtout à Marseille et à Lérins : c'est aux « Marseillais » qu'Augustin
adressera les deux opuscules, La prédestination des saints et Le don
de la persévérance.

b) LE SEMI-PÉLAGIANISME

La doctrine des «Marseillais», qui seront souvent qualifiés de


« semi-pélagiens » à partir des controverses de auxiliis, ne se laisse
pas aisément enfermer dans un credo. D'après les deux documents
irremplaçables que constituent les deux lettres où Prosper d'Aqui
taine et Hilaire d'Arles analysent pour Augustin les thèses des Pro
vençaux tous réduisent la prédestination à la prescience et affirment
que la grâce est offerte à tous les hommes déchus °. Mais certains
sont des crypto-pélagiens plutôt que d'authentiques semi-pélagiens;
ils admettent le péché originel verbalement, mais le vident de toute
réalité, puisque l'homme déchu peut encore par lui-même connaître
Dieu et s'établir dans la justice, puisqu'il conserve le pouvoir de bien
ou mal agir ; seront appelés grâce tantôt la création, tantôt la Loi ou
l'Evangile 7. Le semi-pélagianisme condamné par le second concile
d'Orange en 529 affirme l'existence d'une grâce intérieure pour tous
les actes à valeur religieuse, à l'exception du commencement de la
foi (initium fidei) et de la prière. A l'homme il appartient de vouloir,

3. De nat. et graL, 34, n. 39.


4. Epist. 186 - 106, 10, n. 35.
5. De gestis Pelagi, 42.
6. Ed. de la Bibliothèque Augustinienne, t. 24, Œuvres, Aux ntoiues d'Adrumète et de
Pravence, Paris. Desclée de Brouwer, 1962, t. 24, p. 392-435.
7. De gratia et lib. arbitrio, I, lû-ll et 17; Il, 6-7 et 10. Epist. Prosperi, n. 4: l'exégèse
de ce paragraphe a soulevé des controverses, mais la majorité des commentateurs voit
dans les moines ici décrits de vrais pélagiens. C'était déjà le sentiment de Jansénius:
«Nihil deterius unquam Pelagius dixit?» (Augustinus, «De hæresi Pelagiana », VII. 2).
Voir sur ce point Ed. de la Bibl. AugusL, t. 24, p. 799-802, n. 12: « Les deux groupes anti
augustiniens de Marseille».
TOUTE-PUISSANCE DE LA GRACE DU CHRIST 309

de commencer à croire et de demander: à Dieu ensuite de parfaire


la foi (augmentum fidei) et d'aider à agir en vertu d'une grâce qui
peut être efficace. Ainsi l'homme déchu demeure capable d'accomplir
tous les actes préparatoires à sa justification ‘.
Dès lors, que penser de la quatrième proposition, où se trouve
condamnée la conception que Jansénius se faisait du semi-palagia
nisme: « Les semi-pélagiens admettaient la nécessité de la grâce
intérieure prévenante pour chaque acte en particulier, même pour
le commencement de la foi; ils étaient hérétiques en ce qu'ils vou
laient que cette grâce fût telle que la volonté pût lui résister ou lui
obéir’ ?
Rome prend ici parti sur une question de fait: le semi-pélagia
nisme, étudié historiquement, ne s'identifie pas à la doctrine dénoncée
par Jansénius. L'interprétation jansénienne, dans la mesure où elle
était exacte, constituait une grave menace pour le molinisme, car
au fond elle identifiait à la pensée de Lessius une hérésie condamnée
par le second concile d'Orange 1°. Elle atteignait même le système
bigarré du Père A. Le Moyne (l590-l659),‘qui prétend concilier saint
Augustin et Molina: il admet pour tous les hommes une grâce suffi
sa.nte en ce qui concerne la prière et le commencement de la foi,
mais il réserve, dans le domaine de l'action, la grâce efficace soit à
ceux qui ont bien usé de la grâce suffisante, soit à quelques privilégiés
auxquels Dieu l'octroie d'emblée l‘. Il semble que la théologie de Le
Moyne soit toute proche de celle du plus illustre des « Marseillais »,
Jean Cassien, fondateur et abbé du monastère de Saint-Victor 12. Les
hésitations même de ce dernier sur la présence ou l'absence de la
grâce au stade de la prière et du commencement de la foi révèlent
clairement que l'école semi-pélagienne ne se posait pas formellement
le problème de la nécessité de cette grâce. Ce qu'elle rejetait, c'était
toute forme de contrainte et toute motion divine obtenant infaillible
ment son effet: elle ne voulait pas de la grâce augustinienne. Mais
une fois celle-ci refoulée, elle pouvait hésiter entre l'absence de toute
grâce et la présence d'une grâce que Lessius eût sans peine identifiée
à sa grâce suffisante. Si certains n'ont pas précisé leur pensée sur
ce point, c'est qu'il leur paraissait moins important: le libre arbitre,
de toute façon, était sauvé.

8. Voir Hilaire, Epist. ad AugusL, n. 2; Prosper, Epist. ad AugusL, n. 6; Augustin,


De dono purs, 21-22 Bibl. August, t. 24, p. 808-810, n. 18: «La signification d'initium
fidei et augmentum lidei ».
9. Denzinger, Enchiridion Symbolorunt, n. 1095.
10. Le texte de cette condamnation est traduit par H. Rondet, Gratia Christi, p. 354-360.
11. Voir J. Laporte, La doctrine de la grâce, p. 392-401. On aura remarqué la reprise
des catégories semi-pélagiennes: prière, initium fidei.
12. lbid., p. 352-53, n. 10. Laporte cite de Cassien la Collatio XIII, 8-19; De Institutis
Cœnobiorunt, XII, 16, c. 4-5 (Patrologie latine, t. 49). Voir en particulier Coll. XIII, 8
(P.L., 49. 912-913): ‘ Tanta est erga creaturam suam pietas Creatoris ut non solum comitetur
sed etiam præcedat jugi providentia qui cum in nobis ortum quemdam bonæ voluntatis
inspexerit, illuminat eam confestim atque confortat et incitat ad salutem, incrementum
tribuens ci quem vel ipse plantavit, vel nostro conatu viderit emersisse ».

411‘
310 LA GRACE SOUVERAINE

Jansénius a cru que tout le mouvement marseillais admettait une


grâce suffisante à l'origine de la prière et de la foi. Il semble s'être
trompé 13.
Pascal est demeuré ici le disciple de l'évêque d'Ypres. La condam
nation de la quatrième proposition devait le gêner d'autant moins
qu'il s'agissait d'une question de fait: pourquoi, dès lors, le pape
serait-il meilleur historien que Jansénius? Les Ecrits sur la grâce
exposent ainsi l'« OPINION DES RESTES DES PÉLAGIENS »:
Les restes des pélagiens s'accordaient facilement avec St Augustin touchant
l'état d'innocence, à savoir: Que Dieu créa l'homme juste avec une grâce
suffisante par laquelle il pouvait s'il voulait persévérer ou non. Et que
Dieu avait en la création une volonté conditionnelle de les sauver tous,
pourvu qu'ils usassent bien de cette grâce. Que l'usage en étant laissé
à son libre arbitre, Adam pécha et en lui toute la nature humaine. Qu'il
fut puni de la concupiscence et de l'ignorance. Que toute sa postérité naît
digne de damnation avec les deux fléaux de l'ignorance et de la concupis
cence. En toutes ces choses ils s'accordent. Mais ils diffèrent touchant la
conduite de Dieu envers les hommes après le péché. Et voici leur sen
timent :
Que Dieu eût été injuste s'il n'avait pas voulu sauver tous les hommes
(en la masse corrompue), et s'il ne leur avait donné à tous les secours
suffisants pour se sauver.
Qu'il n'aurait pu sans indiscrétion en discerner les uns d'avec les autres
s'ils n'avaient donné de leur part quelque occasion à ce discernement.
Que Dieu ne saurait sans blesser leur libre arbitre vouloir d'une volonté
absolue faire en sorte qu'ils accomplissent les préceptes par sa grâce.
Et sur ces fondements, ils avancent que Dieu a eu une volonté générale,
égale, et conditionnelle, de sauver tous les hommes (en la masse
corrompue) comme en la création, savoir, pourvu qu'ils voulussent
accomplir les préceptes. Mais parce qu'ils avaient besoin d'une nouvelle
grâce à cause de leur péché, que Jésus-Christ s'est incarné pour leur
mériter et offrir à tous, sans exception d'un seul, et durant tout le cours
de la vie, sans interruption, une grâce suffisante seulement pour croire
en Dieu et pour prier Dieu de les aider.
Que ceux qui n'usent pas de cette grâce, et qui, malgré ce secours,
demeurent dans leur péché jusqu'à la mort, sont justement abandonnés
de Dieu, punis et damnés.
Que ceux qui usant bien de cette grâce croient en Dieu ou le prient,
donnent en cela à Dieu l'occasion de les discemer des autres, et de leur
fournir d'autres secours, les uns disent efficaces, les autres seulement
suffisants, pour se sauver.
De sorte que tous ceux qui usent bien de cette grâce générale et suffi
sante obtiennent de la miséricorde de Dieu des grâces pour faire de
bonnes œuvres et pour arriver au salut.
Et ceux qui n'usent pas bien de cette grâce, demeurent dans la
damnation.
Ainsi les hommes sont sauvés ou damnés suivant qu'il plaît aux hommes
de rendre vaine ou efficace cette grâce suffisante donnée à tous les hommes
pour croire et pour prier, Dieu ayant une volonté égale de les sauver
tous, de sa part ".
Les grandes affirmations du semi-pélagianisme sont donc, aux yeux
de Pascal, la déchéance originelle, la rédemption pour tous, la grâce

13. Voir Bibliothèque augustinienne, t. 24, Aux moines tf/Ædrumète et de Provence,


p. 805, n. 15: «Les semipélagiens admettaient-ils qu'on peut commencer par soi-même
sonl6äalut zhors de toute influence du souverain Bien?»; H. Rondet, Gratia Christi,
p. . n. .
14. Ecr. gr., x1, p. 151-152.
TOUTE-PUISSANCE nE LA GRACE DU cmusr 311

suffisante « pour croire en Dieu, et pour prier Dieu», une grâce


soit suffisante, soit efficace accordée pour agir à ceux qui ont bien
usé du premier don de Dieu. Lessius et Le Moyne deviennent alors
semi-pélagiens 15.

c) AUcusnN, DÉFENSEUR nE LA FOI CATHOLIQUE.

Face à ces tendances pélagiennes, les disciples de saint Augustin


défendent la foi catholique, qui affirme que la grâce de Dieu précède
toutes les conduites humaines. Tout vient de Dieu. C'est lui qui a retiré
les hommes «gratuitement du péché (qui est le véritable néant,
parce qu'il est contraire à Dieu, qui est le véritable être) pour leur
donner une place dans son Eglise après les avoir retirés gratui
tement du néant au point de leur création pour leur donner une
place dans l'univers »1‘. A cette créature devenue impuissante Dieu
peut rendre la force: « L'homme n'est pas digne de Dieu, mais il
n'est pas incapable d'en être rendu digne.
Il est indigne de Dieu de se joindre à l'homme misérable, mais
il n'est pas indigne de Dieu de le tirer de sa misère » l3. Or il est des
chrétiens, les pélagiens et la plupart des semi-pélagiens, qui s'attri
buent le mérite d'échapper à l'ignorance et à la concupiscence. Ils
n'ont rien compris à la parole du Christ : « Sans moi vous ne pouvez
rien faire []ean, XV, 5] »"’. Ce sont de faux disciples:
Joh., 8 Il y a bien de la différence entre les disciples et les vrais
disciples. On les reconnaît en leur disant que la vérité les rendra libres.
Car ils répondent qu'ils sont libres et qu'il est en eux de sortir de l'escla
vage du diable. Ils sont bien disciples, mais non pas vrais disciples 1’.

Les vrais chrétiens savent que la grâce de Dieu non seulement


est antérieure à tout mérite humain, mais même advient à un être

15. Pascal a attaqué la théologie du Père Le Moyne dans sa Première Provinciale


(éd. Cognet, p. 13-17).
16. Pascal, Lettre du l" avril à Gilberte. Ce thème des deux néants dont Dieu retire sa
créature se trouve déjà dans un texte augustinien cité en latin par Pascal dans les Ecr. gr.,
p. 251: ‘ Tune ergo efficimur vere liberi, cum Deus nos fingit, id est, format et creat, non
ut humbles, quod iam fecit, sed ut boni homines simus, quod nunc sua gratia facit»
(Enchin, 31).
17. Fr. 239 - 510.
18. Ce verset johannique constitue l'un des leitmotive des œuvres anti-pélagiennes
d'Augustin. Voir Opus imperf, I, 97, où il est uni a quelques autres textes de même
portée (Proverbes, VIII, 35; Phil., Il, 13; Ps. 36, verset 23). Pascal le cite à plusieurs
reprises: Ecr. gr., XI, 196; Lettre sur la mort, éd. Br. minor, p. 104. Voir aussi la Lettre 2
à Ch. de Roannez (24 sept. 1656): «Nous pouvons tout, dit saint Léon, avec celui sans
lequel nous ne pouvons rien ». Il semble s'agir du Huitième sermon sur Flïpiphanie, comme
l'a vu Brunschvicg, encore que la citation soit très libre: « Dicente discipulis suis Domino:
Sine me nihil potestis facere ». Arnauld et Bourzeis ont utilisé ce passage dans leurs
ouvrages. Voir Bourzeis, Lettre à un Président ch 16, p. 80, et ch. 19, p. 101.
19. Fr. 807 - 519: Pascal commente Jean, VIII, 31. Cf. De pecc. meritis, II, 6, n. 7:
«Ab ista horrenda dominatione [iniquitatis] liberandi fuerant, quibus dicit [Jesus]: Si vos
Filius libemverit, tunc vere liberi eritis»; Enchin, 30, «Si vos filius liberaverit, tunc
vere liberi eritis. Quod antequam fieri in homine incipiat, quomodo quisquam de libero
arbitrio in bono gloriatur opere, qui nondum est liber ad operandum bcne, nisi se vana
superbia inflatus extollat ? »

"æ-IË" ’
312 LA GRACE SOUVERAINE

mauvaisï3; qu'elle seule permet à l'homme de se tourner vers Dieu


et de lui demeurer fidèle jusqu'à la fin 2‘ ; que la foi n'est pas accordée
pour récompenser de prétendues bonnes actions 22 ; que « quand nous
prions cela même est un don de Dieu H3. Tout naturellement les
conciles n'ont cessé de se tourner vers l'évêque d'Hippone pour rejeter
les injustes prétentions de la créature et célébrer l'initiative de Dieu
dans le dialogue avec l'homme.

3. La grâce médicinale

Il importe maintenant de préciser la différence entre grâce habi


tuelle et grâce actuelle, entre grâces de l'intelligence et grâces de la
volonté ainsi que les rapports entre l'Esprit et la lettre.

d) GRACE HABITUELLE ET GRACE ACTUELLE

Les pélagiens, écrit Augustin, disent aussi que la grâce de Dieu qui nous
a été donnée par la foi en Jésus-Christ, et qui n'est ni la loi ni la
nature, n'a d'autre effet que de remettre les péchés passés: nous n'en
aurions besoin ni pour éviter le péché, ni pour triompher des obstacles
au bien. Mais si cela était vrai, après avoir dit dans l'0raison dominicale:
Pardonnez-nous nos offenses comme nous pardonnons à ceux qui nous
ont offensés, nous n'ajouterions pas: et ne nous laissez pas succomber à
la tentation. Nous formulons la première demande pour que les péchés
soient remis; la seconde pour qu'ils soient évités ou vaincus l.

Jansénius a longuement insisté sur cette distinction entre une


grâce de rémission des péchés (grâce habituelle) et une grâce néces
saire à la production de tout acte bon (grâce actuelle). Même aux
saints, « c'est-à-dire à ceux qui sont habituellement justes et agréables
à Dieu »2, la grâce d'action est «tantôt donnée, tantôt refusée,
selon le bon plaisir de Dieu, pour que soit guéri et évité l'orgueil» 3.
Ils savent que la grâce habituelle n'est pas une réalité en quelque
sorte assoupie en eux et qui attendrait qu'ils décident de s'en servir,
car s'il en était ainsi, ils n'auraient pas besoin de tant prier‘.

20. In Ps. 62, n. 12: «Quæ bona {acta nostra præcesserunt, ut Deus nobis gratiam
suam daret? Numquid invenit justitias quas coronaret, et non delicta quæ donaret?n.
Cf. In Ps. 144, n. 11, etc. Voir Pascal, Maladies, 4: « Ni mes efforts, ni ceux de tout le
monde ensemble, ne peuvent rien du tout pour commencer ma conversion ».
21. De dono pers, 13, n. 33. Pascal, fr. 913: << Mon Dieu me quitterez-vous ? »
22. In Ps. 31, II, n. 6: «Noveris quia peccatorem te fides invenit, etsi te fides data
Iecit justum, impium invenit quam faceret justum ». Pascal, fr. 7 - 248: «La foi est
un don de Dieu cette foi que Dicu lui-même met dans le cœur n.
23. De don0 pcrs., 23, n. 64: ’ Nec volunt [Pelagiani et Massilienses] intclligcre etiam
hoc divini muneris esse, ut oremus ». Texte cité à deux reprises par Pascal, Ecr. gr.,
p. 210 et 217. L'indication: (Aug. 438) renvoie à la Trias de Sinnich, lll, 6, 6, p. 438.

l. De gmtia et lib. arbitrio, 13, n. 26.


2. Augustinus, « De gr. Christi Salv», ll, 18.
3. Ibid., Il, 16. Jansénius renvoie au De pecc. meritis, ll, 17 et 19.
4,lbid., ll,17: grand chapitre sur la prière, comme preuve de l'insuffisance de la
grâce habituelle pour agir. Jansénius y accumule les citations du De don0 persevcrantitic :
la grâce actuelle est en effet la grâce justifiante et assure seule la persévérance.
TOUTE-PUISSANCE DE LA GRACE DU CHRIST 313

L'évêque d'Ypres, comme son maître, a parfaitement perçu la vie


toujours active de Dieu dans les cœurs. Le chrétien a donc le senti
ment permanent d'être dans la dépendance du Saint-Esprit, comme
David *. Il se tient devant Dieu comme un mendiant *.
Pascal vit de la même certitude. Pour lui « la continuation de la
justice des fidèles n'est autre chose que la continuation de l'infusion
de la grâce, et non pas une seule grâce qui subsiste toujours ; et
c'est ce qui nous apprend la dépendance perpétuelle où nous sommes
de la miséricorde de Dieu. » ". L'homme ne peut rien sans « la grâce
et le secours actuel de Dieu »*. C'est pourquoi :
tous les hommes doivent toujours s'humilier sous la main de Dieu en
qualité de pauvres, et dire comme David : Seigneur, je suis pauvre et
mendiant. Certainement il ne parlait pas des biens de la fortune, car il
etait Roi. Il ne parlait pas aussi des biens de la grâce, car il était prophète
et juste. En quoi consistait donc la pauvreté de cet homme si abondant,
sinon en ce qu'il pouvait perdre à toute heure son abondance, et qu'il
n'avait nul pouvoir de la conserver ? Car s'il eût eu le pouvoir prochain
de demeurer dans cette justice, qu'est-ce qu'il lui eût manqué pour se
dire riche, et non pas pauvre9 ?

Riche de la grâce habituelle des justes, David pouvait la perdre,


si Dieu ne lui accordait à chaque seconde, pour chaque action, les
grâces actuelles sans lesquelles le poids de la concupiscence l'entraî
nerait à nouveau vers la terre.

b) GRACES DE L'INTELLIGENCE, GRACES DE LA voLoNTÉ.

Augustin n'a pas dénoncé seulement l'insuffisance de la grâce


pélagienne de rémission de péchés, il a souligné que la connaissance
de la Loi divine, l'exemple du Christ, les révélations, les exhortations,
etc., ne constituent nullement à eux seuls la véritable grâce du Christ :
« La Loi est une chose, la grâce une autre. A tel point que la Loi non
seulement ne sert à rien, mais même est très nuisible, sans l'aide de
la grâce. C'est en ceci que réside d'ailleurs l'utilité de la Loi : ceux
qu'elle accuse de prévarication, elle les contraint à courir chercher
leur libération dans la grâce » ". Certes, de telles connaissances sont
déjà des dons de Dieu, et en ce sens on peut les appeler « grâces » ",
mais la grâce médicinale de Jésus-Christ ne se contente pas d'éclairer

5. De pecc. meritis, II, 6.


6. In Ps. 145, n. 17 : « Famclici Dei csse debemus, ante januam conspectus illius in
orationibus mendicemus » ; Sernn. 61 - de verbis Domini 5, 4, n. 4 ; Serm. 56 - de diversis 48,
6, n. 9 ; Serm. 83 - de 1 erbis Domini 15, 2, n. 2 : Serm. 123 - dc verbis Donnini 41, 5, n. 5, etc.
Cf. Pascal, Sur la conversion du pécheur : l'âme « reconnaît qu'elle doit adorer Dieu ., le
prier commc indigente » ; Ecr. gr., XI, 241.
7. Lettre du 5 nov. 1648 à Gilberte.
8. Ecr. gr., p. 246 (souligné par nous) ; Ibid., p. 258-259.
9. Ibid., p. 241.
10. De gratia Christi, 8, n. 9 ; cf. Ibid., 7, n. 8 ; Contra duas epist. pelag., IV, 5, n. 11.
11. Epist. 188 - 143, 2, n. 8 : « Non igitur tantummodo in hoc nos adjuvat Deus ut
sciamus quid agendum sit, verum etiam ut amando agamus quod discendo jam scimus.
Nemo itaque potest esse non solum sciens, verum etiam continens, nisi Deus det » ;
De gratia Christi, 26, n. 27 ; De pecc. mer., II, 19, n. 32 et 17, n. 26.
314 LA GRACB SOUVERAINE

les intelligences, elle guérit les ulcères du cœur, fait non seulement
connaître, mais aimer les commandements. Son véritable lieu est la
volonté, dans laquelle le Saint-Esprit répand la charité qui renouvelle,
délivre, fortifie, règne 12. Augustin réaffirme ici le primat absolu de
la volonté sur l'intelligence. C'est parce que l'esprit obéit à la volonté
que la seule conversion décisive sera celle de la volonté. Rien d'éton
nant dès lors si c'est sur elle que Dieu agit! Au sens rigoureux, la
grâce se reconnaît donc à la conversion de la volonté. Elle rend
humble, alors que les seules lumières de l'esprit ont toujours conduit
à l'orgueil, qu'il s'agisse des découvertes de la contemplation plato
nicienne, de la connaissance de la Loi par les Juifs ou de celle des
préceptes évangéliques par les pélagiens. Cette grâce est celle qu'ont
annoncée Jérémie et saint Paul, quand ils disent que Dieu remplacera
les cœurs de pierre par des cœurs de chair ou qu'il circoncira les
cœurs l3.
Pascal évoque avec prédilection ces versets sur «le Cœur nou
veau » ". Lui aussi, il est sensible à l'insuffisance des connaissances
religieuses : « Qu'il y a loin de la connaissance de Dieu à l'aimer » 15.
La Loi n'est rien sans la grâce 1° et « nous serons toujours vaincus,
si nous ne sommes tellement aidés de Dieu, que non seulement nous
connaissions notre devoir, mais encore que l'âme étant guérie,

12. Pascal cite Augustin, De gratia Christi, 14: «Quando Deus docct non per Legis
litteram, sed per Spiritus gratiam, ita docet, ut quod quisque didicerit non tantum
cognoscendo vident, sed etiam volendo appetat, agendoque perficiat » (ce passage se trouve
dans la Trias, III, 2, 5, p. 320, comme le signale Brunschvicg). Il a traduit et utilisé un
texte de même sens p. 108 et 259: Opus imperf., I, 109.
Jansénius, Augustinus, «De gratia Christi Salvatoris », l, 18:
Animi fortitudinem, qua quis adversus concupiscentiam importunissime tumul
tuantem robustus fiat, ut eam et oppugnare possit et vincere, nullam esse aliam,
nisi charitatem, quæ per spiritum sanctum diffunditur in cordibus nostris. Illa
quippe sola est, quæ affectum tribuit spiritalem, quæ liberat, quæ innovat, quæ
robustum faciat animum, concupiscentiæ dominantem: qua si caret non affectu
spiritalis, sed carnalis est, non innovatus sed vetustus, non robustus adversus cupidi
tatis impetum, sed infirmus, non liber ab ejus dominatione sed servus, cui tamquam
imperiosæ dominæ serviat necesse est
Hæc ergo fundamentalis ratio est, extremaque radix, cur neque lex neque doctrina,
neque ulla illustratio, vel revelatio veritatis quantumcumque clara, neque ulla
intellectus cogitatio, quantumcumque supernaturalis, nedum naturalis, quantumcumque
etiam fingatur congrua, sufficere possit ad liberationem voluntatis Unde Augustinus
dicit : Inest sanctae legis scientia, nec tamen sanatur vitiosa concupiscentia [De gestis
Pelagi, 7, n. 20].
Sur les grâces de l'intelligence, voir les chapitres 6-18 de Jansénius.
13. Jérémie, XXXI, 31, et XXXII, 39-40; 2 Cor., IlI, 3. Cf. De gratia et lib. arbitrio,
16, n. 32...
14. Le cœur nouveau est précisément le titre d'un opuscule de Saint-Cyran publié
dans la Théologie familière. Dans les Pensées, voir fr. 268 - 683, 270 - 670, 279 - 690, etc.
15. Fr. 377 - 820.
16. Fr. 925 - 520 : « La grâce n'a pas détruit la loi, mais elle la fait exercer ». Maladies, 4 :
« Ni les discours, ni les livres, ni vos Ecritures sacrées, ni votre Evangile ne peuvent
rien du tout pour commencer ma conversion, si vous n'accompagnez toutes ces choses
d'une assistance tout extraordinaire de votre grâce». Lettre du 5 nov. 1648 à Gilberte.‘
« Notre mémoire, aussi bien que les instructions qu'elle retient, n'est qu'un corps
inanimé et judaïque sans l'esprit qui les doit vivifier ». Cf. De spir. et IitL, 4, n. 6:
«Doctrina quippe illa, qua mandatum accipimus continenter recteque vivendi, littera est
occidens, nisi adsit vivificans spiritus ». Pascal a copié dans la Trias (III, 7, 7, p. 467)
ce passage de l'Opus imperf, I, 96: «La lettre d'elle-même tue, parce qu'elle fait des
prévaricateurs quand elle commande le bien et qu'elle ne donne pas la charité qui seule
veut le bien » (Ecr. gr., p. 118).
TOUTE-PUISSANCE DE LA GRACE DU CHRIST 315

vainque et surmonte en nous la délectation des choses, dont le désir


de les posséder, ou la crainte de les perdre, nous fait pécher (Aug.
Lib. I. Oper. imperf.).»". Le lieu de la grâce, c'est « le milieu du
cœur », comme l'ont annoncé les prophètesl‘, car « Dieu veut plus dis
poser la volonté que lesprit, la clarté parfaite servirait à l'esprit et
nuirait à la volonté. Abaisser la superbe » l’.
Pour Augustin comme pour Pascal, la froide, la sèche connais
sance religieuse n'est pas un effet de la véritable grâce du Christ. Elle
fut concédée aux Juifs charnels et à certains païens. Mais la grâce
nouvelle joint à une telle connaissance l'ardeur et la douceur de
l'amour, si faibles que soient à l'origine ces premiers mouvements
de la charité. Si Marivaux est le poète incomparable de la naissance
de l'amour humain, Pascal a consacré à la naissance de l'amour divin
les admirables pages de son Ecrit Sur la conversion du pécheur:
« La première chose que Dieu inspire à l'âme qu'il daigne toucher
véritablement est une connaissance et une vue tout extraordinaire
par laquelle l'âme considère les choses et elle-même d'une façon toute
nouvelle ». Pascal accumule ensuite les termes du registre intellectuel :
« cette
dans nouvelle
la vue lumière
..., dans ..., cette vue en
cette considération, intérieure.
voyant ...,Elle
elle considère
comprend ...,

elle commence à considérer Elle commence à s'étonner de l'aveu


glement où elle a vécu. Et quand elle considère », etc. Toutefois, déjà
le cœur a changé: s'il ne goûte pas encore les douceurs de l'amour,
il éprouve la nausée de ses anciens attachements (comme Pascal en
fit l'expérience dans les mois qui précédèrent la nuit du Mémorial).
L'humilité apparaît. Puis l'âme « comprend que les créatures ne
peuvent être plus aimables que le Créateur, et sa raison aidée des
lumières de la grâce lui fait connaître qu'il n'y a rien de plus aimable
que Dieu». Ainsi la grâce apporte une connaissance imprégnée
d ’ amour.
Le premier effet de la grâce, ce sont les balbutiements de la foi
aimante.
Nous voyons beaucoup d'hommes venir au Fils, puisque nous en voyons
beaucoup donner leur foi au Christ; mais où et comment ils ont entendu
le Père et reçu son enseignement, cela nous ne le voyons pas. Trop secrète
est cette grâce; mais que ce soit une grâce, qui peut en douter? Et cette
grâce, que Dieu dans sa générosité accorde mystérieusement au cœur
des hommes, il n'est personne, si dur de cœur qu'il soit, qui la repousse.
Car elle est donnée pour que d'abord la dureté du cœur soit ôtée. Quand
donc le Père se fait entendre intérieurement de quelqu'un et l'instruit

17. Ecr. gr., p. 259-260. La citation est Opus imperf., 1, 109, que Pascal signale avoir
prise dans Sinnich (Trias, I, 6, 12, p. 119). Il traduit ainsi: « 119. Nous sommes délivrés
de la nécessité de cette servitude par Celui qui nous donne, non seulement les préceptes
par la Loi, mais encore la charité par l'esprit, en sorte que la délectation du péché soit
vaincue par la délectation de la charité. Autrement elle demeure toujours victorieuse,
et tente toujours celui qu'elle tient en esclave: Car on est captivé et esclave de celui
par qui on a été vaincu» (Ecr. gr., p. 108).
18. Fr. 346 - 729. Cf. fr. 172 -185; Ecr. gr., p. 128: «C'est la seule grâce qui donne
la foi à la volonté », formule qui représente l'équivalent théologique d'une alliance de
mots. puisque le siège de la foi est la faculté de connaissance, non la volonté.
19. Fr. 234 - 581.

{ZI
316 LA GRACE SOUVERAINE

pour qu'il vienne au Fils, il lui ôte son cœur de pierre et lui donne un
cœur de chair, comme il l'avait promis par la parole du prophète. C'est
ainsi qu'il fonne les fils de la promesse, les vases de miséricorde qu'il a
préparés pour la gloire 2°.

La naissance de la foi chrétienne suppose celle de l'amour de Dieu.


Augustin applique à la charité bien plus encore qu'à la foi les prophé
ties sur le cœur nouveau 2‘. Et comme il existe une foi hostile à Dieu,
celle des démons, l'évêque d'Hippone développe le plus souvent une
assimilation de la grâce à la charité 22. Là, pas d'ambiguïté possible:
rien ne peut mériter le nom de « charité » qui ne provienne de la
grâce. Toute une partie du traité De la grâce et du libre arbitre
célèbre ce don de l'amour 23. L'Esprit et la lettre oppose à la connais
sance froide de la Loi la délectation de la grâce, conformément au
verset paulinien: « La lettre tue, l'Esprit vivifie [2 Cor., III, 6] ».

c) « LA LETTRE TUE, L'ESPRIT VIVIFIE. »

Ce thème de l'Esprit et de la lettre est au cœur de toute la théologie


augustinienne et développe ses virtualités dans la conception de la
morale, des sacrements et de l'Eglise. En ces trois domaines se mani
festent les caractères de la grâce du Christ: inspiration de charité
qui vivifie toutes les pratiques ou réalités extérieures. S'il ne saurait
être question d'analyser en détail les rapports de Pascal et d'Augustin
en ces domaines, où le disciple hérite de douze siècles de tradition
post-augustinienne, il est en revanche nécessaire de souligner briè
vement que les théologies morale, sacramentaire et ecclésiologique
de Pascal se sont développées dans une perspective augustinienne.

Foi et œuvres.
A la suite de saint Augustin, l'Eglise rejette les deux tendances
contraires des protestants et des jésuites, en ce qui concerne le rap
port de l'Esprit et des œuvres. La Réforme exalte la foi vive au détri
ment des œuvres et les jésuites ont insisté sur des pratiques exté
rieures au point d'oublier que l'essentiel est l'amour pour Dieu. Les
premiers ont choisi l'Esprit contre la lettre et les seconds la lettre

20. De praedesL, 8, n. 13 (« d'abord », « primitus »). Selon Jansénius, la pensée d'Augustin


est que la foi et l'espérance proviennent d'une charité, encore imparfaite assurément, mais
qui captive l'intelligence sous la vérité de Dieu: Augustinus, t. lll. l. 5, c. 6-7. lbilL, n. 16:
« Fides igitur, et inchoata, et perfecta, donum Dei est »; cf. Serin. 26 - de verbis Apost. Il,
5, n. 5-6.
2l. De graL et lib. arbitrio, 16, n. 32.
22. De gratia Christi, 26, n. 27. Arnauld a toujours défini la grâce «inspirationem
dilectionis, ut cognita sancto amore faciamus, quæ proprie gratia est », selon une formule
du Contra duas episL pelag., IV, 5, n. ll (Laporte, La doctrine du la grâce, p. 409 ct 429,
n. 43). lapone souligne que « la définition de la Grâce par l'inspiration de l'amour de
Dieu est tout a fait fondamentale dans la doctrine d'Amauld. Elle donne la clef de son
opposition a la casuistique, de ses théories sur la fréquentation des sacrements et sur la
pénitence. de sa conception de l'Eglise» (lbid., p. 365. n. 25). Nous verrons bientôt qu'il
en est de même chez Pascal.
23. c. l6 à 19.
TOUTE-PUISSANCE nE LA GRACE nu cmusr 317

contre l'Esprit. « Allez donc, je vous prie, voir ces bons Pères, s'in
digne Pascal, vous y verrez les vertus chrétiennes si inconnues et
si dépourvues de la charité qui en est l'âme et la vie que vous ne
trouverez plus étrange qu'ils soutiennent que tous les hommes ont
toujours assez de grâce pour vivre dans la piété de la manière qu'ils
l'entendent. Comme leur morale est toute païenne, la nature suffit
pour l'observer La loi et la raison sont des grâces suffisantes pour
ces effets»? Les jésuites tendent à réduire la vie chrétienne au
respect du décalogue, et encore, comme cela leur paraît trop diffi
cile, leurs casuistes multiplient les dispenses: on pourra donc tuer
pour un soufflet, pour un écu (Septième Provinciale). Alors que
«les saints subtilisent pour se trouver criminels, et accusent leurs
meilleures actions ceux-ci subtilisent pour excuser les plus mé
chantes » 75. Ils n'ont pas compris que les difficultés de la Loi invitent
l'homme à implorer la venue de l'Esprit, de la grâce d'amour qui
rendra ce fardeau léger 2°. Saint Augustin n'a jamais dissocié l'Esprit
de la lettre. Pour lui, une foi sans actes ne sauvera pas 2’.
Qui doute, écrit Pascal, qu'on puisse considérer la première lumière de
la foi séparément, et les actions qui en naissent séparément? Mais qu'on
puisse aussi considérer et la foi et les œuvres en commun et comme en
un corps. C'est ainsi que fait saint Augustin, lorsque pour s'accommoder
à ceux à qui il parle, il dit: « On peut distinguer la foi d'avec les œuvres,
comme on distingue dans le Royaume des Hébreux Juda d'avec Israël,
quoique Juda fût d'lsraël 23.

Les Réformes ne peuvent donc appuyer leur doctrine sur saint


Augustin. Mais les jésuites sont fustigés bien davantage encore
par celui qu'on a souvent appelé le théologien de la charité. L'Enchi
ridion ramène toute la morale à l'amour de Dieu 2’. Le traité Des
nzœzzrs de l'Eglise, remarque Arnauld dans la préface à la traduction
qu'il en donne (1644), a rassemblé « les différentes maximes qui sont
répandues dans les Livres saints dans un seul principe comme
dans le centre mystérieux, qui doit réunir en soi toutes les lignes de

24. Cinquième Provinciale, éd. Cognel, p. 78-79. Le passage souligné par nous renvoie
à 2 Con, lll, 6: « La lettre me, l'Espri1 [d'amour] donne la vie ». Cf. Dixième Provin
ciale, éd. Cognc’, p. 191: «On attaque la piété dans le cœur; on en ôte l'esprit qui
donne la vie; on dit que l'amour de Dieu n'est pas nécessaire au salut ». Pascal cite
ce verset dans le fr. 268 - 683, dans les Ecr. gr., XI, 118, où il traduit un passage de
l'Opus in’perL, l, 96. On notera dans cette page de la Cinquième Provinciale l'assimilation
des jésuites aux pélagiens: la grâce des jésuites, c'est soit la numru h’’tl’iut! (douée de
raion), soit la connaissance de la loi.
25. Fr. 962 - 921.
26. Fr. 824 - 522: «La loi obligeait à ce qu'elle ne donnait pas. La grâce donne ce
à quoi elle oblige ». Voir tout ce qui a été dit par Augustin et Pascal de la possibilité des
commandements, dans ce chapitre.
27. De spir. et litL, 32, n. 56; De fide eI operibus, 14, n. 2l: tous les auteurs du
Nouveau Testament «astruant fidem sine operibus non prodesse: sicut etiam ipse Paulus,
non qualemlibet fidem, qua in Deum creditur, sed eam salubrem planequc evangelicam
definivit, cujus opera ex dilectione procedunt: Et fides, inquit, quae per rlilectionem
operatur [Gal., V, 6] ». De unico baptismo, l0, n. I7, In Ps. 31, Il, n. 6.
28. Ecr. gr., XI. 169. Ce passage n'avait pas jusqu'à présent été identifié. Il s'agit
du De praedesL, 7. Il n'est pas possible de savoir si Pascal l'a pris dans Augustin même
ou dans la Trias, qui l'a recueilli (III, 8, 7, p. 490).
29. Enchin, 120: « Ad charitatem refertur omne prœceptum ».
318 LA GRACE SOUVERAINE

ce Cercle, qui est le commandement de l'Amour de Dieu, en ramenant


sans cesse tous les devoirs des chrétiens à ce premier et invincible
devoir Nous y apprendrons, que bien vivre n'étant autre chose
qu'aimer Dieu de tout son cœur, la différence des vertus morales
ne naît que des différentes impressions de cet Amour »3°. Ce qui de
meure essentiel pour un disciple du Christ, ce ne sont pas les pratiques
extérieures, c'est l'état du cœur par rapport à Dieu: « Il vaut mieux
ne pas jeûner et en être humilié, que jeûner et en être complaisant.
Pharisien, publicain » 3‘.

Les sacrements.
Trop peu conscients que la vie du chrétien, c'est l'amour pour
Dieu, les jésuites s'égarent non seulement à propos des pratiques
extérieures, de la « dévotion aisée » 32, mais aussi au sujet des sacre
ments. Ici encore s'opposent deux tendances: les réformés parlent
de simples symboles 33, les jésuites au contraire semblent croire à
une efficacité magique des signes sacramentels. Ils professent que
l'amour de Dieu n'est pas nécessaire pour que les sacrements réalisent
ce qu'ils signifient, c'est-à-dire la purification du cœur et l'adoption
divine dans le baptême, la rémission des péchés dans la pénitence,
etc. C'est à propos de trois des sept sacrements que se manifeste l'au
gustinisme pascalien ; il s'agit des plus courants de la vie chrétienne :
l'eucharistie, le mariage et surtout la pénitence. Ces sacrements
n'exercent leur effet salutaire que sur les cœurs purifiés et animés
au moins d'un commencement de charité. Bref sur l'eucharistie et
le mariage, Pascal s'est étendu plus longuement sur la pénitence,
prenant ainsi position dans l'une des plus fameuses controverses du
siècle, celle qui concerne la contrition.
Comme Arnauld, qui avait écrit contre les relâchements des jé
suites son traité De la fréquente communion (avril 1643), Pascal
s'indigne qu'on permette à des pécheurs de recevoir sans préparation
du cœur le Corps et le Sang du Christ. Il accuse les jésuites « de faire
environner la table de Jésus-Christ de pécheurs envieillis tout sortant
de leurs infamies, et de placer au milieu d'eux un prêtre que son

30. Voir en particulier De moribus, 14 à 17.


31. Fr. 928 - 499.
32. Neuvième Provinciale, éd. Cognet, p. 156: «Je sais que les dévotions à la Vierge
sont un puissant moyen pour le salut ..., quand elles partent d'un mouvement de foi et
de charité » (souligné par nous). Vous complique: tout, oppose le bon Père (p. 154-155), etc.
A la fin de cette lettre, Pascal lui-même souligne que les dévotions aisées et l'adoucis
sement de l'usage des sacrements procèdent du même esprit, c'est-à-dire du même manque
d'Esprit: « C'est là où vous verrez la dernière bénignité de la conduite de nos Pères n
(p. 170).
33. Seizième Provinciale, éd. Cognet, p. 304: «Tout le monde sait, mes Pères, que
l'hérésie de Genève consiste essentiellement à croire que Jésus-Christ n'est point enfermé
dans ce Sacrement ...; que la substance du pain demeure; que le corps de Jésus-Christ
n'entre point dans la bouche ni dans la poitrine; qu'il n'est mangé que par la foi, et
qu’ainsi les méchants ne le mangent point. » Saint Augustin avait écrit dans le De baptismo
contra donatistas, 8, n. 9: «Sic indigne quisquam sumens dominicum Sacramentum non
efficit ut quia ipse malus est, malum sit, aut quia non ad salutem accipit, nihil acoeperit.
Corpus enim Domini et sanguis Domini nihilominus erat etiam illis quibus dioebat
Apostolus, qui manducat indigne, iudicium sibi manducat et bibit [l Cor., XI, 29]».

7 Î_ .|
TOUTE-PUISSANCE DE LA GRACE DU CHRIST 319

confesseur même envoie de ses impudicités à l'autel, pour y offrir, en


la place de Jésus-Christ, cette victime toute sainte au Dieu de sainteté,
et la porter de ces mains souillées en ces bouches toutes souillées » 3‘.
Le polémiste résume d'ailleurs et prend à son compte la doctrine de
La fréquente communion : « Qu'on ne doit point donner le corps
de Jésus-Christ à ceux qui retombent toujours dans les mêmes crimes,
et auxquels on ne voit aucune espérance d'amendement; et qu'on doit
les séparer quelque temps de l'autel, pour se purifier par une péni
tence sincère, afin de s'en approcher ensuite avec fruit » 35. C'est bien
là la pure pensée de saint Augustin, pour qui ce sacrement, véritable
«r Lien d'amour», doit être reçu « par le cœur», et pour qui « ne
deviennent le Corps du Christ que ceux qui veulent vivre de l'Esprit
du Christ » 3°.
En ce qui concerne le mariage et la sexualité, ce sont aussi les
dispositions du cœur qui comptent. L'union sexuelle de l'homme et
de la femme est devenue une réalité mauvaise, depuis la chute
d'Adam : voilà ce qu'Augustin ne cesse de répéter aux pélagiens, qui
célébraient le plaisir sexuel comme un grand don de Dieu 37. Cepen
dant de cette réalité impure l'homme peut faire un bon usage, grâce
au mariage, qui l'unit à une femme en vue d'engendrer des enfants.
Cette volonté de procréation est la fin fondamentale, la raison d'être
du mariage et de l'union sexuelle. Augustin, ancien manichéen, répudie
ici violemment les thèses de ses anciens amis, qui, sans renoncer aux
voluptés de l'amour, refusaient la procréation pour ne pas empri
sonner de nouvelles âmes dans la geôle charnelle :
N'est-ce pas vous [manichéens] qui, par la raison que les âmes sont
enchaînées dans la chair, considériez la procréation de fils comme un
péché plus grave que l'union sexuelle elle-même? N'est-ce pas vous qui
aviez l'habitude de nous recommander d'observer, autant que possible, le
temps où la femme, après ses règles, était apte à la conception et de
nous abstenir alors de tout rapport avec elle, de peur qu'une âme ne fût
liée à la chair ? D'où il suit que vous êtes d'avis d'avoir une épouse non
pas en vue de procréer des enfants, mais pour rassasier vos désirs. Or le
mariage, comme le proclament les lois nuptiales, unit l'homme et la femme
en vue de procréer des enfants: quiconque donc dit que c'est un péché
plus grave de procréer des enfants que de s'unir a une femme, prohibe
en tout cas le mariage; et il fait de la femme non plus une épouse, mais
une prostituée, qui moyennant des cadeaux déterminés, s'unit à l'homme
pour satisfaire les désirs de ce dernier. Car s'il y a épouse, il y a mariage.
Mais il n'y a pas mariage là où l'on veille à empêcher la maternité: et
par conséquent pas épouse 33.

Aux yeux dAugustin, c'est donc une faute pour des époux de
s'unir sans vouloir par cet acte engendrer des enfants pour Dieu:

34. Ibid., p. 319. Il ne fait aucun doute que Pascal, digne disciple de Saint-Cyran, dont
il admirait la lettre De la vacation (Lettre du l" avril 1648 à Gilberte), était d'une extrême
exigence en ce qui concerne les dispositions intérieures à la prêtrise : voir par ex. fr. 602 - 885.
35. Ibid., p‘ 309.
36. In Joh., tr. 26, n. 12-13. Voir le Serm. 132 - de verbis Domini 46, où Augustin
insiste sur le rejet des « impudicités » comme condition d'un recours salutaire à 1'eucharistie.
37. Voir par ex. Contra Jul., V, 16; Ibid., l, 8, n. 40, et I, 2, n. 4.
38. De moribus, II, 18, n. 65: ils pratiquaient, on le voit, une sorte de méthode Ogino.
Voir encore De bono conjug., 24, n. 32; De conf. adulL, Il, 12, n. 12.

Ç Il -
320 LA GRACE SOUVERAINE

« Sans le désir de procréer, les maris ne seront plus que de honteux


amants, les épouses des filles de rue, le lit nuptial un mauvais lieu,
les beaux-pères des souteneurs (lenones) M’. C'est la violence de
Tertullien !
Pascal partage entièrement ce point de vue et souligne par un
parallèle avec le sacrement de pénitence l'importance des dispositions
du cœur:
Ce n'est pas l'absolution seule qui remet les péchés au sacrement de
pénitence, mais la contrition, qui n'est point véritable si elle ne recherche
le sacrement.
Ainsi ce n'est pas la bénédiction nuptiale qui empêche le péché dans
la génération, mais le désir d'engendrer des enfants i’ Dieu, qui n'est
point véritable que dans le mariage.
Et comme un contrit sans sacrement est plus disposé à l'absolution qu'un
impénitent avec le sacrement, ainsi les filles de Loth, par exemple, qui
n'avaient que le désir des enfants, étaient plus pures sans mariage que
les mariés sans désir d'enfant 40.

La cérémonie extérieure (la bénédiction nuptiale) ne sert de rien


sans les dispositions intérieures, la lettre tue, c'est l'Esprit qui fait
vivre, mais pourtant l'Esprit conduit à l'accomplissement de la lettre,
des pratiques sacramentelles. Pascal ne se contente pas d'être fidèle
ici à l'un des grands axes de la théologie augustinienne de la grâce, il
emprunte à son maître l'exemple même des filles de Loth. Dans le
Contre Fauste, en effet, Augustin s'efforce de répondre aux objections
du manichéen Fauste, qui raillait l'immoralité des personnages du
Pentateuque, en particulier leur pratique du concubinage, ou même de
l'inceste. A cette attaque, l'évêque d'Hippone riposte en évoquant la
mentalité de ces époques reculées, l'ignorance où les premiers hommes
étaient de la Loi mosaïque et surtout la pureté dc leur cœur: c'est
ainsi que Jacob, s'il s'est uni à plusieurs femmes, l'a fait pour engen
drer des enfants, et non par recherche érotique". Quant aux filles
de Loth, qui s'unirent à leur père afin de ne pas demeurer sans
descendance (Genèse XIX, 30 sq.), leur méfait ne mérite pas les vio
lentes accusations de Fauste. Il ne suffit pas, en effet, de considérer
la nature de leur action, il est nécessaire de s'interroger sur leur
intention. Or ces malheureuses pouvaient croire que l'incendie de
Sodome n'était qu'une partie d'un déluge de feu ravageant toute la
terre ; elles se demandaient si leur père n'était pas le dernier homme
vivant. Certes il eût mieux valu qu'elles ne devinssent jamais mères,
plutôt que de commettre un inceste. Néanmoins la pureté de leur
cœur rend leur acte infiniment moins coupable que si le désir de la
volupté avait été leur guide ‘2.

39. Contra Faustum, XV, 7, n. 7. Cf. Serm. dubius 21 - de Tempore 95, n. 10: « Si enim
peccatum est uxorem propriam, excepta causa filiorum, agnoscere; quale putas peccatum
est, non solum in sua peccare, sed et alienam appetere ».
40. Fr. 713 - 923.
41. Contra Faustum, XXll, 47: «Non lasciviendi, sed gignendi causa illis mulieribus
utebatur n.
42. Ibid., 43.
TOUTE-PUISSANCE DE LA GRACE DU CHRIST 321

Il est frappant de constater à quel point Augustin et Pascal consi


dèrent la sexualité comme une menace pour la vie chrétienne. Ils
sont sensibles à l'ébranlement que cette tendance si puissante cause
à une certaine stabilité sereine auprès de Dieu, stabilité en laquelle,
en bons platoniciens, ils voient la cime de la mystique. Ils ne sont
pas effleurés par le sentiment qu'une vie agitée rapproche peut-être
plus de Dieu que tous les idéaux antiques d'ataraxie. C'est pourquoi ils
considèrent le mariage comme un pis-aller: pour eux, en effet, l'ap
pétit de volupté est si fort que la pureté du cœur n'est sans doute
presque jamais totale dans les unions entre époux. Aussi recomman
dent-ils l'un et l'autre la virginité ou du moins la chasteté. Augustin
a consacre’ à ce sujet son traité De la virginité. En 1659, alors qu'il
était question de marier une de ses nièces, Jacqueline Périer, âgée de
quinze ans, Pascal, après avoir consulté Singlin, Sacy et Rebours,
écrit à sa sœur Gilberte :
En gros leur avis fut que vous ne pouvez en aucune manière, sans blesser
la charité et votre conscience mortellement et vous rendre coupable d'un
des plus grands crimes, engager un enfant de son âge, et de son innocence,
et même de sa piété, à la plus périlleuse et la plus basse des conditions
du christianisme. Qu'à la vérité suivant le monde l'affaire n'avait nulle
difficulté et qu'elle était à conclure sans hésiter; mais que selon Dieu,
elle en avait moins de difficulté et qu'elle était à rejeter sans hésiter,
parce que la condition d'un mariage avantageux est aussi souhaitable
suivant le monde, qu'elle est vile et préjudiciable selon Dieu. Que ne
sachant à quoi elle devait être appelée, ni si son tempérament ne sera
pas si tranquillisé qu'elle puisse supporter avec piété sa virginité, c'était
bien peu en connaître le prix que de l'engager à perdre ce bien si
souhaitable pour chaque personne à soi-même et si souhaitable aux pères
et aux mères pour leurs enfants, parce qu'ils ne le peuvent plus désirer
pour eux, que c'est en eux qu'ils doivent essayer de rendre à Dieu ce
qu'ils ont perdu d'ordinaire pour d'autres causes que pour Dieu.
De plus, que les maris, quoique riches et sages suivant le monde, sont
en vérité de francs païens devant Dieu ; de sorte que les demières paroles
de ces messieurs sont que d'engager une enfant à un homme du commun,
c'est une espèce d'homicide et comme un déicide en leurs personnes 43.

Le mariage est particulièrement périlleux, parce que la concupis


cence y déploie ses séductions et fait obstacle à la grâce, à la charité
qui invite à ne vivre que pour Dieu. L'augustinisme pascalien est ici
total.
Lorsqu'il évoquait les filles de Loth, Pascal comparait les différents
éléments du sacrement de mariage à ceux de la pénitence sacramen
telle. Pourquoi ce choix ? Parce que tous les « disciples de saint
Augustin » avaient longuement réfléchi sur le rôle de la charité dans

43. Br., XI, 317 (voir n. 2): « La plus basse des conditions du christianisme ’ s'explique
sans doute par la classification des saints dans le Bréviaire et le Missel: apôtres, vierges
et martyrs, martyrs non vierges, etc., avec tout a la fin les déshérités, ceux qui ne sont
«ni vierges ni martyrs». On peut remarquer dans les lettres d'Augustin un cas assez
proche de celui-ci: il y est question d'une orpheline confiée à la tutelle de l'Eglise
(Epist. 252 - 217); la jeune fille n'envisage pas de se marier, même quand elle sera en
âge de le faire; en tout cas ’ In ea vero ætate est, ut si voluntatem nubendi haberet, nulli
adhuc dari vel promitti deberet »; de toute façon ses désirs actuels de virginité ne peuvent
encore être pris au sérieux; il faut donc attendre; et si elle veut se marier, on lui
trouvera le meilleur mari possible (Epist. 254 - 233); ce devra en tout cas être un chrétien
(Epist. 255 - 234).
322 LA cRAcE SOUVERAINE

la démarche du chrétien qui vient confesser ses fautes à un prêtre


et lui demander le pardon de Dieu et de l'Eglise. C'est la fameuse
controverse: attrition ou contrition ? Le concile de Trente avait mis
en lumière l'existence de trois éléments dans le sacrement de péni
tence: la contrition, la confession des fautes et la satisfaction ou
réparation concrète 4‘. La contrition constitue cette brisure du cœur,
cette déploration intérieure du péché qui pousse le chrétien à recher
cher l'absolution divine. Cette contrition est quelquefois si parfaite
qu'elle coïncide avec la charité elle-même et réconcilie l'homme avec
Dieu avant même l'intervention du sacrement, tout en poussant irré
sistiblement le croyant vers le sacrement ‘‘. Mais, poursuit le Concile
œcuménique, il existe « une contrition imparfaite, appelée attrition,
parce qu'elle naît ordinairement ou de la considération de la laideur
du péché, ou de la crainte du châtiment et des peines. Si, unie à
l'espérance du pardon, elle exclut la volonté de pécher, [le saint
Concile] déclare non seulement qu'elle ne rend pas l'homme hypocrite
et plus grand pécheur ‘‘, mais encore qu'elle est un don de Dieu et une
impulsion du Saint-Esprit, qui n'habite pas encore, il est vrai, dans
l'homme pénitent, mais qui seulement le meut et l'aide ainsi à prépa
rer [parat] sa marche vers la justice. Et bien que, sans le sacrement
de pénitence, elle ne puisse d'elle-même conduire le pécheur à la jus
tice, elle le dispose [disponit] à demander dans le sacrement de
pénitence la grâce de Dieu »". C'est sur l'interprétation de ce texte
qu'allaient s'opposer contritionnistes et attritionnistes. Les premiers
soutenaient que nul ne peut être pardonné ni sauvé sans au moins un
commencement d'amour de Dieu, et même un amour dominant.
Ils affirmaient que l'attrition comporte ce début de charité. Les
seconds s'en tenaient à une définition de l'attrition par la crainte
de l'enfer et un dégoût d'ordre en quelque sorte esthétique du péche’.
Le conflit put se développer parce que précisément le Concile n'avait
pas formellement tranché ce point ‘‘.
Augustin a consacré de longs développements aux rapports de
ce qu'il appelle les deux craintes, la crainte servile de l'enfer (timor
servilis) et la chaste crainte de déplaire à Dieu (timor castus), émana
tion de la charité. A ses yeux la crainte de l'enfer, loin d'être un mal,
est utile et constitue déjà un don de Dieu ‘g. Elle empêche l'homme de
commettre le mal, l'arrache à ses habitudes mauvaises 5°. Mais elle

44. Session XIV (25 nov. 1551), chap. 3 et canon 4. Nous renvoyons à Denzinger, Enchi
ridion symbolorum, éd. de 1955, p. 313 et 324.
45.1bid., chap. 4 (Denzinger, p. 312). On a reconnu là le premier paragraphe du
fragment 713 - 923: Pascal connaît admirablement le Concile de Trente, et une étude sur
ce point éclairerait bien des aspects de son œuvre.
46. Contre Luther, Deuxième sermon sur la pénitence, et De la captivité de Babylone,
comme le signale Denzinger.
47. Ch. 4 (Denzinger, p. 312) et canon S (p. 324). C'est nous qui avons souligné.
48. Le Concile a en particulier remplacé le verbe primitivement envisagé «sufficit»
par «disponii», bien vague. Dans l'article «Attrition» du D.T.C., A. Beugnet, malgré
son désir évident de soutenir l'attritionnisme, se voit contraint de reconnaître que l'Eglise
n'a rien défini à ce sujet et que refuser cette position est seulement « gravement téméraire »
(col. 2245).
49. In Ps. 149, n. 15.
50. In Ps. 141. n. 4; Serm. 161 - de verbis Apost. 18, 8, n. 8; In Ps. 149, n. 15.

_ _ _ _
_
TOUTE-PUISSANCE DE LA GRACE DU CHRIST 323

n'évacue pas la concupiscence, et un loup reste toujours loup, même


si les aboiements du chien l'empêchent de nuire 5‘. Par ailleurs, ne pas
être criminel est bien peu, il faudrait encore rechercher activement
le bien 52. Une telle crainte ne saurait donc aucunement justifier,
car Dieu interroge le cœur, et la damnation des Juifs fut et demeure
le salaire de leur pratique servile de la Loi 53. Incapable par elle-même
de sauver, la crainte des peines n'est qu'un guide vers la grâce, comme
la Loi de Moïse: elle est «lettre menaçante, mais pas encore grâce
qui aide »5‘. A mesure que Dieu répand l'amour dans le cœur, la
crainte servile reflue55. Et au moment où la charité sera devenue
parfaite, cette crainte aura disparu totalement, selon la parole de saint
Jean: «La charité parfaite bannit la crainte M‘. Avec cet amour
apparaît la crainte chaste de déplaire à Dieu et d'être privé de sa
vue 5’. L'auteur des Confessions est très conscient des lents chemine
ments de l'homme à la recherche de son Dieu. Il sait que chez la
plupart des chrétiens les deux craintes s'entremêlent. Dans les textes
où il les évoque, il ne semble pas s'être soucié de fixer un degré à
partir duquel la charité serait suffisante pour que le salut fût assuré.
Suffit-il d'un commencement d'amour ? Faut-il que la charité soit
plus forte que la crainte ? C'est en faisant appel à l'ensemble de
l'œuvre augustinienne que l'on est autorisé à conclure à la nécessité
d'un règne de la charité sur une crainte qui constitue l'une des facettes
de la cupidité. Dieu veut être aimé par dessus tout: tout l'Evangile
le proclame.
Dans l'Augustinus, Jansénius rappelle que la crainte de l'enfer
est bonne, mais qu'elle ne fait que préparer de l'extérieur les voies
à la charité. Cette crainte servile, qui ne peut sauver, est l'effet d'une
sorte de grâce générale qui n'est pas la grâce du Christ et qui fut
accordée aux païens. Selon lui, l'attrition définie à Trente est une
véritable contrition, car elle inclut un certain amour de Dieu, si
faible soit-il ; en effet une attrition simplement servile ne saurait
engendrer le ferme propos de ne plus pécher 5‘.

51. Serm. 178 - de verbis Apost. 19, 9, n. 10.


52. Ibid.: «Si timore gehennæ non facis malum, non amore justitiæ facis bonum ».
53. De spir. et litt., 8, n. 13: « Quicumque faciebant quod Lex jubebat, non adjuvante
spiritu gratiæ, timore pœnæ faciebant, non amore justitiæ: ac per hoc coram Deo non erat
in voluntate, quod coram hominibus apparebat in opere: potiusque ex illo rei tenebantur,
quod eos noverat Deus malle, si fieri posset impune, committere ». Contra duas epist. pelag.,
III, 4, n. 9: ’ Neque enim fides in eis per dilectionem operabatur [Gal., V, 6], sed terrena
cupiditas metusque carnalis Ex ipso genere fuerunt. qui Dominum crucifixerunt, et
in eadem infidelitatc manserunt ». Augustin signale aussi à plusieurs reprises que les
démons ont professé leur foi en la divinité du Christ, mais poussés par la crainte, non
par l'amour: « Laudatur amor, damnatur timor n (Serm. 183 - de verbis Apost. 31, 9, n. 13).
La crainte des peines demeurera dans l'enfer (Serm. 348 - de Tempore 214, 3, n. 4).
54. Serm. 161 - de verbis Apast. 18, 8, n. 8: In Ps. 149, n. 15.
55. IbitL; Epist. 140 - 120, 18, n. 45. Ce thème est souvent illustré par le verset Romains,
V, 5: ‘ L'amour de Dieu a été répandu dans nos cœurs par Flïsprit-Saint qui nous a été
donné» (In Ps. 150, n. 1; Serm. 156 - de verbis Apost. 13, 13, n. 14).
S6. I Jean, IV, 18, verset qu'aime commenter Augustin: In Ps. 149, n. 15; 150, n. 1,
et évidemment In Epist. 10h., tr. 9, n. 4-8.
57. Serm. 178 - de verbis Apost. 19, 9-10.
58. « De gratia Christi Salvatoris », V, 13-33. En 1638, l'oratorien Séguenot avait publié
le De virginitate d'Augustin, en l'annotant dans le même scns. On accusait Saint-Cyran
d'avoir collaboré à ce travail et ce fut une des causes de son arrestation. Hermant attaque

AÈî
324 LA GRACE SOUVERAINE

Arnauld est partisan résolu d'une attrition où l'amour de Dieu


soit dominant par rapport aux mouvements d'inquiétude servile. Il
souligne d'ailleurs que si le Concile de Trente n'est pas très clair
dans ses décisions sur la pénitence, il l'est bien davantage quand il
parle du baptême, où il précise que les hommes, d'abord frappés
utilement par la crainte de la justice divine, commencent à aimer
le Christ comme la source de toute sainteté. Or toute la Tradition
considère la pénitence comme un second baptême. Le Concile a donc
en fait opté contre l'attrition sans amour 5’.
Pascal, comme Augustin, considère que la crainte des peines est
utile et constitue déjà un don de Dieu, mais un de ces dons que Pélage
confondait par erreur avec la grâce de Jésus-Christ. Dans la Dixième
Provinciale, après s'être fait définir l'attrition jésuite comme « conçue
par LE SEUL motif des peines de l'enfer » 0°, le polémiste riposte : « Vous
me surprenez mon Père, car je ne vois rien en toute cette attrition-là
que de naturel; et ainsi un pécheur se pourrait rendre digne de
l'absolution sans aucune grâce surnaturelle. Or il n'y a personne qui
ne sache que c'est une hérésie condamnée par le Concile »‘l. Apolo
giste, Pascal se souviendra que la peur d'un châtiment est concédée à
tous les hommes et que, selon l'Ecriture, « la crainte de Dieu est
le commencement de la Sagesse M1. L'argument du pari s'appuie en
partie sur l'existence d'une telle inquiétude, et d'autres fragments
la rappellent à l'homme oublieux:
La mort, qui nous menace à chaque instant, doit infailliblement nous
mettre, dans peu d'années, dans l'horrible nécessité d'être éternellement
ou anéantis ou malheureux Faisons tant que nous voudrons les braves:
voilà la fin qui attend la plus belle vie du monde Je sais seulement
qu'en sortant de ce monde je tombe pour jamais ou dans le néant ou
dans les mains d'un Dieu irrité 63.

La crainte du châtiment peut détourner l'homme du mal, l'arracher


à ses routines mauvaises: s'il parie pour l'existence de ce Dieu exi

Richelieu «tenant en prison M. l'abbé de Saint-Cyran. par le seul soupçon qu'il avait,
quoique sans fondement. que ce savant théologien avait part au livre du Père Séguenot,
à cause de la doctrine de la contrition, il ne pouvait souffrir que M. l'évêque d'Ypres
l'eût soutenue dans un ouvrage d'une si grande étendue, et qu'il l'eût appuyée de toute
l'autorité de Saint Augustin. Son Catéchisme de Luçon lui revenait toujours dans l'esprit;
c'était le toucher dans la prunelle de l'œil que de vouloir contester ses sentiments sur
la suffisance de l'attrition» (G. Hermant, Mémoires sur l'histoire ecclésiastique du
XVII‘ siècle, publiés par A. Gazier. t. I, Paris, 1905, p. 108-109). Voir l'éd. Cognet des
Provinciales, p. 182, n. 2. Pascal affirme n'avoir jamais lu le livre de Séguenot (Dix
septième Provinciale, éd. Cognet, p. 332).
59. Arnauld, Œuvres, XXVI, 200 et II, 371-372. Textes cités par Jean Laporte, La doctrine
de Port-Royal, Il, p. 50, n. l, et p. 71-87. Le texte du Concile se trouve Session VI, ch. 6
(Denzinger, p. 286).
60. Ed. Cognet, p. 182: le bon Père cite avec éloge son confrère Pinthereau.
61. Ibid., p. 186.
62. Ps. 110, verset 10. Voir Augustin, In Ps. 149, n. 15: «Nisi timore incipiat homo
Deum colere, non perveniet ad amorem. lnitium sapientiae timor Domini ». S'appuyant sur
ce même verset, la Onzième Provinciale rappelle que, même chez les meilleurs chrétiens,
le cœur demeure un clavier qui s'étend de la crainte à l'amour: « beur sagesse est toute
couâggàse entre la crainte qui en est le principe, et l'amour qui en est la fin » (éd. Cognet,
p. .
63. Fr. 427 - 194. Cf. 748 - 239.
TOUTE-PUISSANCE DE LA GRACE DU CHRIST 325

geant, il est invité immédiatement à choisir de devenir « fidèle,


honnête, humble, reconnaissant, bienfaisant, ami sincère, véritable »,
à quitter « les plaisirs empestés » 6‘. En somme, l'apologiste propose
comme première étape à l'homme qui redoute des châtiments éternels
de devenir un « Juif charnel », c'est-à-dire un homme que la
concupiscence pousse à la pratique intéressée de la Loi divine 65.
Il est clair que pour lui cette attrition servile, commune aux païens,
aux Juifs et aux mauvais chrétiens, est à elle seule sans valeur pour le
salut. Elle laisse l'homme à sa concupiscence. Les vrais chrétiens, eux,
sont des fils adoptifs d'un Dieu qui a répandu dans leur cœur son
Esprit, qui est la grâce ou charité. Si la charité parfaite n'appartient
qu'aux saints, toute l'Eglise - à l'exception des jésuites - professe
que nul ne peut être absous véritablement de ses fautes, sans au
moins quelque mouvement d'amour : « Quoi, mon Père! c'est presque
un article de foi que l’attrition conçue par la seule crainte des peines
suffit avec le sacrement P Je crois que cela est particulier à vos Pères.
Car les autres, qui croient que l’attrition suffit avec le sacrement,
veulent au moins qu'elle soit mêlée de quelque amour de Dieu »‘°.
Si tous les catholiques reconnaissent comme nécessaires au moins
ces balbutiements de l'amour, Pascal est de ceux qui considèrent que
l'Evangile exige davantage. Selon le canon 5 du Concile, l'attrition
procède de l'horreur du péché (detestatio peccatorum), mais de

64. Fr. 418 - 233.


65. Voir fr. 269 - 692 et la troisième partie du chapitre « Le mystère d'Israël ».
66. Dixième Provinciale, éd. Cognet, p. 182. Pascal souligne ensuite que la doctrine
jésuite de l'attrition servile est contraire à la Tradition, que Suarez, Vasquez, etc. l'ont
considérée comme incertaine et que, d'après elle, on peut « être sauvé sans avoir jamais
aimé Dieu en sa vie» (p. 187). Il s'indigne de voir certains jésuites s'affairer à dispenser
les chrétiens de « l'obligation pénible d'aimer Dieu » (p. 189-190). Celui qui souligne ces
adjectifs inouîs doit penser aux théories des luthériens sur l'impossibilité des comman
dements. Dans ses Ecrits sur la Grâce, p. 176-178, Pascal a traduit ce passage du De perfec
tione justitiae, c. l0, n. 22:
Saint Augustin rapportant l'objection de Celestius qui est telle: Que les comman
dements ne sont pas impossibles, mais au contraire faciles [comme] il paraît par
le Deutéronome: «Et Dieu se convertira pour manger avec toi, comme il a fait
avec vos Pères, si vous entendez la voix du Seigneur votre Dieu, pour garder et
faire tous ses commandements et ses justices, et ses commandements qui sont écrits
dans le livre de cette Loi: Si tu te convertis au Seigneur ton Dieu de tout ton cœur
et de toute ton âme. Car ce commandement que je te donne aujourd'hui, n'est point
pesant, ni loin de toi. Il n'est point au Ciel afin que tu dises: Qui montera au
Ciel et nous l'ira quérir, afin que nous le fassions: Il n'est point au-delà de la mer
afin que tu dises: Qui la passera pour nous l'apporter? car la parole est contre
toi et dans ta bouche pour la faire, dans ton cœur et dans tes mains. n Ainsi le
Seigneur dit dans l'Evangile: « Venez à moi vous tous qui êtes chargés, et je vous
soulagerai. Prenez mon joug sur vous et apprenez de moi que je suis doux et
humble de cœur, et vous trouverez repos à vos âmes, car mon joug est doux et
ma charge légère. » Ainsi dans l'Epître de saint Jean: « C'est la charité de Dieu que
vous gardiez ses commandements et ses commandements ne sont point pesants ».
Sur quoi saint Augustin répond de la sorte: Après avoir entendu ces témoignages
légitimes, évangéliques et apostoliques, soyons-en édifiés pour la grâce, laquelle
n'entendent pas ceux qui, ignorant la justice de Dieu et voulant établir la leur,
n'ont point été soumis à la justice de Dieu. Car s'ils n'entendent point ce qui est
dit dans le Deutéronome, comme l’Apôtre saint Paul a dit, afin qu'on croie de cœur
à la justice et qu'on le confesse de bouche pour être sauvé, parce qu'il n'est pas
besoin de médecin à ceux qui sont sains, mais aux malades. Au moins ils doivent
être avertis par ce passage de saint Jean qu'il a cité le dernier, que les comman
dements de Dieu ne sont point difficiles et pesants à la charité de Dieu, laquelle
n'est répandue dans le cœur que par le Saint-Esprit.
326 LA GRACE souvEnAINE

savoir quand un homme éprouve vraiment le dégoût de ses fautes,


c'est là une question de fait, d'expérience. « Comment pouvez-vous
concevoir », demande Pascal au jésuite, « qu'un homme qui demeure
volontairement dans les occasions de pécher les déteste sincèrement ?
N'est-il pas visible, au contraire, qu'il n'en est point touché comme il
faut, et qu'il n'est pas encore arrivé à cette conversion du cœur, qui
fait autant aimer Dieu qu'on a aimé les créatures ?°3» Voilà la
conversion où prend sa source l'attrition qui conduit à la remise
des péchés ! « Comment l » objecte aussitôt le jésuite, mais « ce serait
là une véritable contrition ». Une telle remarque souligne assez
combien les termes attrition et contrition recevaient des sens diffé
rents selon les écoles. Seules les deux acceptions extrêmes étaient
à peu près claires: en haut, la contrition parfaite, pur élan de cet
amour qui bannit la crainte [l Jean, IV, 18], en bas l'attrition jésuite,
qui correspond à la crainte servile de saint Augustin. Pour Pascal,
l'attrition au sens du Concile comportait ou bien un commencement
d'amour, ou bien un amour dominant: il considérait que l'attrition
est une contrition, d'après le Concile, mais imparfaite. Il supportait
que certains catholiques se contentassent d'exiger dans ce sentiment
la présence de quelque amour. Quant à lui, comme Arnauld, il consi
dérait que la charité devait dominer dans le cœur du pénitent, doctrine
que les jésuites relâchés prenaient pour la contrition parfaite du
Concile, contrition nuisible au sacrement, disait naïvement l'un d'eux,
« en ce qu'effaçant les péchés par elle-même, elle ne laisserait rien à
faire au sacrement M‘. Question d'évangélisme, en somme. comme il
apparaît dans la splendide péroraison de la Dixième Provinciale!
La Prière pour le bon usage des maladies offre peut-être l'expression
concrète la plus émouvante de ce sentiment du cœur, où l'inquiétude
du Jugement de Dieu (ch. 3) accompagne en sourdine le chant secrè
tement triomphant de la charité.
Cette même Prière révèle aussi qu'aux yeux de Pascal le troisième
élément du sacrement de pénitence, la satisfaction, doit comporter,
pour constituer une véritable réparation et prouver la vérité du re
pentir, un aspect douloureux. Comme Arnauld, il pense que le modèle
est l'Eglise des cinq premiers siècles et qu'il faut retrouver non la
lettre, mais l'esprit de ses pratiques pénitentielles : s'il existe en effet
bien des façons de faire pénitence, il n'en est qu'une d'être pénitent,
c'est d'opposer un « déplaisir » choisi par amour, aux plaisirs auxquels
la concupiscence avait entraîné. La Comparaison des chrétiens des
premiers temps avec ceux d'aujourd'hui indique que Pascal a la nos
talgie de l'époque augustinienne. Il évoque les baptêmes d'adultes,
encore nombreux en ce temps-là et dont de nombreux sermons d'An
gustin nous ont conservé le long déroulement. Il souligne la rareté des
chutes. Les chrétiens d'aujourd'hui doivent imiter l'exemple de ces
catéchumènes :

67. Dixième Provinciale, éd. Cognet, p. 182 (souligné par nous).


68. Ibid., p. 186.

" W ’ - f 1L.‘
TOUTE-PUISSANCE DE LA GRACE DU CHRIST 327

Il faut qu'ils considèrent leur ardeur, leur dévotion, leur horreur pour
le monde, et leur généreux renoncement à toutes ses pompes. Car si on
ne jugeait pas ceux-ci dignes de recevoir le baptême sans ces dispositions,
n'est-il pas juste que ceux qui ne les trouvent pas en eux après l'avoir
reçu, fassent tous leurs efforts pour former d'aussi généreux sentiments,
se soumettent à une pénitence salutaire le reste de leurs jours, et qu'ils
aient moins d'aversion pour une vie toute crucifiée qu'ils ne trouvent de
charme dans l'usage des délices empoisonnées du péchéffl?

Les dispositions intérieures engendrent les pratiques extérieures


de pénitence, tout comme elles invitaient tout à l'heure à l'aveu devant
le prêtre et rendaient efficaces les paroles extérieures de l'absolution.
L'Esprit ne méprise pas la lettre, il la vivifie.

L'Eglise.

Ce thème de l'Esprit qui vivifie se retrouve aussi dans la conception


augustinienne de l'Eglise, société mystique, corps spirituel. Depuis la
Pentecôte, cette communauté est animée par l'Esprit de Dieu, qui est
en elle ce que l'âme est dans le corps de l'homme. Quand on coupe un
bras ou une jambe à quelqu'un, l'âme abandonne ce membre retran
ché. De même l'Esprit de Dieu déserte tous ceux qui se séparent de
l'Eglise. Seuls ceux qui vivent de l'Esprit, qui sont ardents de charité,
qui ont la passion de l'unité parviendront à l'éternité 7°. Hors de ce
Corps dont l'Esprit fait véritablement vivre, il n'est ni prière efficace,
ni charité, ni salut 73. Il apparaît immédiatement que cette ecclé
siologie permet aux « disciples de saint Augustin » de répudier les
deux tendances contraires des réformés et des jésuites. La Réforme
tend à un pneumatisme pur, la Compagnie d'Ignace de Loyola insiste
à l'excès sur l'institution ecclésiastique et oublie le Saint-Esprit. Les
deux erreurs, cependant, ne sont pas d'une égale gravité, font remar
quer Pascal et les curés de Paris, parce que les jésuites

69. ä 15. Chez Amauld, voir Fréquente communion, dans Œuvres. XXVII, ILS. Cette dis
tinction entre l'esprit de l'Eglise et ses pratiques se retrouve par exemple dans la Quatorzième
Provinciale, où il est question des pénitences imposées jadis aux assassins: « L'Eglise peut
disposer diversement de cette discipline extérieure», mais il faut saisir «quel est son
esprit immuable sur ce sujet» (éd. Cognet, p. 266). Parmi les sermons d'Augustin aux
catéchumènes, voir par exemple Serm. 216 - de diversis 8; 224 - de Tempore 164; 225 - de
diversis 53; 226 - de diversis 82, etc. L'opuscule pascalien, Comparaison des chrétiens ...,
baigne dans une atmosphère augustinienne: «On jouit des plaisirs du monde L'Eglise
des saints se trouve donc maintenant toute souillée par le mélange des méchants ..., l'esprit
de concupiscence ..., la malédiction d'Adam ..., la masse de perdition », etc.
70. «Hunc Spiritum quod illi non habeant, qui sunt ab Ecclesia segregati, Judas
apostolus apertissime declaravit, dicens qui se ipsos segregaiit, animales, spiritum non
habentes [Jude, 19] » (Serm. 71 - de verbis Domini Il, 18, n. 30).
« Quod autem est anima corpori hominis, hoc est spiritus sanctus corpori Christi, quod
est Ecclesia: hoc agit Spiritus sanctus in tota Ecclesia, quod agit anima in omnibus
membris unius corporis Contingit ut in corpore humano aliquod praecidatur membrum,
numus, digitus, pes; numquid præcisum sequitur anima? Sic et homo christianus catho
licus est, dum in corpore vivit ; præcisus hæreticus factus est, membrum amputatum non
sequitur spiritus. Si ergo vultis vivere de Spiritu sancto, tenete charitatem, amate veritatrm,
desiderate unitatem, ut perveniatis ad æternitatem » (Sermo 267 - de Tempore 186, 4, n. 4).
Mêmes idées dans le Serm. 268 - Sirm. 20. Cf. Cinquième écrit des curés de Paris, éd. Cognet,
p. 441: « Tous sont certainement hors de la charité, puisqu'ils sont hors de l'unité ».
71. Contra Cresconium, II, 13, n. 16. In Ps. 42, n. 4: « Quisquis præter istum montem
[scil. Ecclesiam] orat, non sese speret exaudiri ad vitam æternam ».

l, _l' ._‘ -
328 LA GRACE SOUVERAINE

sont dans l'unité de l'Eglise, sont membres de notre corps, et qu'ainsi


nous avons intérêt à les conserver; au lieu que les hérétiques sont des
membres retranchés qui composent un corps ennemi du nôtre; ce qui
met une distance infinie entre eux, parce que le schisme est un si grand
mal, que non seulement il est le plus grand des maux, mais qu'il ne
peut y avoir aucun bien où il se trouve, selon tous les Pères de l'Eglise.
Car ils déclarent que ce crime surpasse tous les autres T2; que c'est le plus
abominable de tous’3, qu'il est pire que l'embrasement des Ecritures
Saintes 7‘, que Ie martyre ne le peut effacer, et que qui meurt martyr
pour la foi de Jésus-Christ hors de l'Eglise, tombe dans la damnation 75,
comme dit saint Augustin. Que cc mal ne peut être balancé par aucun
bien, selon saint Irénée. Que ceux qui ont percé le corps de Jésusfhrist
n'ont pas mérité de plus énormes supplices que ceux qui divisent son
Eglise, quelque bien qu'ils puissent faire d'ailleurs, comme dit saint
Chrysostome. Et enfin tous les saints ont toujours été unis en ce point,
que les calvinistes sont absolument sans excuse, puisqu'on n'en doit
recevoir aucune, et non pas même celle qu'ils allèguent si souvent, que
ce ne sont pas eux qui se sont retranchés, mais l'Eglise qui les a retranchés
elle-même injustement. Car outre que cette prétention est horriblement
fausse en ses deux chefs, parce qu'ils ont commencé par la séparation,
et qu'ils ont mérité d'être excommuniés pour leurs hérésies, on leur
soutient de plus, pour les juger par leur propre bouche, que, quand cela
serait véritable, ce ne serait point une raison, selon saint Augustin, d'élever
autel contre autel 76 comme ils ont fait; et que, comme ce Père le dit
généralement, il n'y a jamais de juste tiécessitc‘ de se séparer de l'unité
de l'Eglise 77.

Port-Royal est si pénétré de cette théologie qu'aucun de ses pen


seurs n'aura jamais la moindre tentation de quitter l'Eglise. Les
calomnies proférées par ses adversaires nous ont valu sur ce point
une « espèce de profession de foi » de Pascal, selon l'expression dont
il use lui-même:
Je loue de tout mon cœur le petit zèle que j'ai reconnu dans votre
lettre pour l'union avec le Pape. Le corps n'est non plus vivant sans le
chef, que le chef sans le corps. Quiconque se sépare de l'un ou de l'autre
n'est plus du corps, et n'appartient plus à Jésus-Christ. Je ne sais s'il
y a des personnes dans l'Eglise plus attachés à cette unité de coips que
le sont ceux que vous appelez nôtres. Nous savons que toutes les vertus,
le martyre, les austérités et toutes les bonnes œuvres sont inutiles hors
de l'Eglise et de la communion du chef de l'Eglise, qui est le Pape.

72. Augustin, Contra Epist. Parmcniani, I, 4, n. 7: « sacrilegium schismatis, quod


omnia scelera supergraditur ». Toutes les citations augustiniennes de cette page sont iden
tifiées dans l'éd. Brunschvicg, VII, 369-370.
73.1bid., Il. 11, n. 25: « ...ut appareat facile non esse quidquam gravius sacrilegio
schismatis ».
74. Augustin, Epist. 51 - 172, n. l: « Te non fugit prioris populi temporibus a rege
contemptore librum propheticum incensum, quo crimine schismatis malum non puniretur
atrocius, nisi gravius penderetur ».
75. Epist. 173 - 204, n. 6: ’ Foris autem ab Ecclesia constitulus. et scparatus a compagc
unitatis et vinculo charitatis, æterno supplicio punireris, etiamsi pro Christi nomine
vivus incendereris ».
76. Epist. 43 - 162, n. 24: « lntolerabiiiter mali sunt propter schisma, propter altare
contra altare, propter separationem ab hæreditate Christi toto orbe diffusa ». Dans le premier
Ecrit sur la grâce, Pascal introduit la même distinction que dans le Cinquième écrit des
curés entre les jésuites et calvinistes, qui ont fait « autel contre autel » (Br., XI. 138).
77. Cinquième écrit des curés de Paris, éd. Cognet, p. 439-440. Cette dernière citation
provient du Contra Epist. Parmeniani, ll. ll, n. 25: « præcidendte unitatis nulla est
justa necessitas, cum sibi nequaquam spiritualiter nocituros malos ideo tolerent boni,
ne spiritualiter sejungantur a bonis n.
TOUTE-PUISSANCE DE LA GRACE nu cHmsr 329

Je ne me séparerai jamais de sa communion, au moins je prie Dieu de


m'en faire la grâce; sans quoi je serais perdu pour jamais 7‘.

Passionné pour l'unité catholique, Pascal en considère le pape


comme le symbole. Cette unité se manifeste en particulier dans la
foi, identique et invariable chez les chrétiens de tous les temps, et dont
le collège des évêques est le gardien 7’. Mais, fidèle à l'équilibre augus
tinien, il dénonce dans les conceptions des jésuites la carence de
l'Esprit, l'insistance sur des structures sans âme: un pape despote,
prétendu infaillible et qui pourrait dogmatiser en dehors de la Tradi
tion, de la communauté catholique et des conciles ; un pape qui rédui
rait le rôle des évêques à celui de simples intendants et serait le
maître des pouvoirs temporels 3°. Oubliant que dans l'Eglise les
évêques sont les serviteurs des autres chrétiens, que l'union dans la
charité est la réalité essentielle, que l'Evangile est exigence et liberté,
les sont
en jésuites,
des «membres
encore que malades,
ce soient
dont
desnous
membres
devonsdeéviter
notre lacorps
conta

gion »*1, nous qui savons que Jésus-Christ a promis « à l'Eglise que
sa vérité et son esprit reposeraient sur elle éternellement M2.
Ainsi, la grâce nouvelle, ou l'Esprit qui donne la vie, anime à chaque
instant toutes les réalités chrétiennes, parce qu'elle enchante la
volonté de chaque vrai croyant. Principe permanent d'une vie surna
turelle, cette charité transfigure tout: à la place des plaisirs frelatés
de la concupiscence elle fait régner une joie et un bonheur incompa
rables. A l'ancienne « délectation » de la cupidité s'oppose la « délec
tation » de la charité.

4. Les deux délectations

Si l'essence de la grâce est l'amour, il reste à préciser comment


cet amour habite et meut la volonté humaine. Dans quelques-uns des
plus beaux chapitres de lflugustinus ‘, Jansénius montre que la
grâce médicinale de Jésus-Christ n'est autre chose qu'une suavité
céleste qui se répand dans la volonté et entraîne le libre arbitre. C'est,
dit-il, ce que développe Augustin à partir d'une foule de versets bi
bliques: Le Seigneur donnera sa suavité, et notre terre donnera son

78. Lettre 6 à Ch. de Roannez. Dans la Lettre 3 il évoque ’ l'Eglise entière, hors laquelle
il n'y a que malédiction», et cette mention fait suite à une célébration de la grâce. Voir
Dix-septième Provinciale, éd. Cognet, p. 330: ’ Je n'ai d'attaches sur la terre qu'à la seule
Eglise Catholique, Apostolique et Romaine, dans laquelle je veux vi\'re et mourir et dans
la communion avec le pape son souverain chef, hors de laquelle je suis très persuadé
qu'il n'y a point de salut ».
79. Cinquième écrit des curés, éd. Oognet, p. 435 et 437.
80. Voir Dix-huitième Provinciale, éd. Cognet, p. 369 à 374. Lettre d'un avocat, éd.
Cognet, p. 396 à 400, p. 403.
81. Cinquième écrit des curés, éd. Cognet, p. 442.
82. Projet de mandement, éd. Cognet, p. 461 (souligné par nous).

1. T. III, l. 4, c. 1-5.

Ç «l
330 LA ORAcE soUvERAINE

fruit 2, Je me suis réjoui dans la voie de tes témoignages 3, Grâce à


ta suavité, enseigne-moi ta justice ‘. Je me réjouis dans la loi de Dieu 5.
En plus de six cents passages, ajoute Jansénius, saint Augustin célèbre
la grâce comme douceur, délectation, délices, ravissement, joie, vo
lupté céleste, flamme °. Cette délectation suppose l'intuition de la
vérité3. Elle envahit la volonté avant même que celle-ci ait eu à
acquiescer: dès lors lhomme goûte une si grande joie dans le bien
qu'il s'élance spontanément vers son accomplissement.
Et moi je vous dis: C'est peu dire que vous soyez attiré par la volonté;
vous l'êtes par la volupté. Qu'est<:e que c'est qu'être attiré par la volupté ?
Trouve l'âme ta douceur dans le Seigneur, et il t'accordera les demandes
de ton cœur.
Il y a une volupté du cœur à laquelle ce pain céleste est doux. Or, si les
poètes ont bien pu dire que chacun est entraîné par sa volupté, non pas
par une nécessité, mais par volupté, non par contrainte, mais par dé
lectation, combien, à plus forte raison, devons-nous dire qu'un homme
est entraîné vers Jésus-Christ quand il est délecté par la vérité, quand
il est délecté par la béatitude, quand il est délecté par la justice, quand
il est délecté par la vie éternelle. Et toutes ces choses, c'est Jésus-Christ.
Hé, quoi! les sens corporels auront-ils leurs voluptés et l'esprit sera
t-il privé des siennes ? Et si l'esprit n'a pas ses voluptés, comment est-il
écrit : Les enfants des hommes seront enivrés de l'abondance de ta maison,
et tu les rassasieras du torrent de tes délices. Donnez-moi une personne
qui aime, elle sentira ce que je dis ; donnez-m'en une qui désire fortement,
un qui ait faim et soif et aspirant à la fontaine de la patrie céleste, il
saura ce que je dis, mais si je parle à une âme froide, elle ne m’entendra
pas.
Présentez un rameau vert à une brebis, vous l'entraînez à vous; présentez
des noix à un enfant, et il sera entraîné. Il est entraîné par l'amour, il est
entraîné sans qu'on fasse de violence à son corps, il est entraîné par
le lien de son cœur. Donc si ces choses qui sont entre les biens et les
voluptés de la terre, étant offertes à ceux qui les aiment, les entraînent
parce qu'il est véritable que chacun est entraîné par sa propre volupté,
Jésus-Christ étant révélé par le Père, n'aura-t-il pas la force d'entraîner ?
Car qu'est-ce que l'âme désire plus fortement que la véritél?

Mais le mal aussi a son charme, pour le pécheur: l'expérience


nous révèle assez l'importance de cette volonté mauvaise. De sorte que
toute la vie de l'homme consiste dans la lutte des deux délectations,
celle de la charité et celle de la cupidité’. Mais la grâce, quand Dieu
le Veut, est toujours la plus forte, et Augustin ne cesse d'exalter sa

2. Ps. 84, verset 13: De peccat. meritis, II, l7, n. 27; De corr. et gratia, 2, n. 4:
In Ps. 84, n. 15; Serm. 169 - de verbis Apostoli 15, 7, n. 8.
3. Ps. 118, verset 14: In Ps. 118, VI, n. 3.
4. Ps. 118, verset 63: De gratia Christi, 13, n. 14; verset 65: In Ps. 118, XVII, 1;
verset 103: In Ps. 118, XXII, n. 7.
0 5. Iâgmains, VII, 22: De gratia Christi, 14, n. 25-26; Contra duas epist. pelag., I,
1 , p‘-n .
De gratia Christi, 3, n. 5; Enchin, c. 22, n. 81 et c. 31, n. 118; In Ps. 67, n. 13.
7. Serm. 159 - de verbis Apost. 17; In Ps. 118, XVII, n. 3.
8. In 10h., tr. 26, n. 4, cité par Jansénius (t. III, I. 4, c‘ 2). La traduction donnée
ici est de Pascal (Ecr. gr., XI, 112-114). C'est cette théologie de la délectation qui est
sous-jacente à de nombreux fragments de l'Apologie, comme le fr. 269 - 692: «Ceux qui
cherchent
je Dieu deunetout
leur annonce leur cœur,
heureuse qui n'ont
nouvelle; il y de déplaisir
a un que pour
libérateur d'être eux;
privés
je de
le sa
leurvue
ferai

voir; je leur montrerai qu'il y a un Dieu pour eux; je ne le ferai pas voir aux autres n.
9. De continentia, 3.

- f- - î _:’ ";,_
TOUTE-PUISSANCE DE LA GRACE DU cumsr 331

victoire et son règne: si l'expression « grâce victorieuse » ne semble


pas se trouver à la lettre dans son œuvre, les expressions équivalentes
surabondent, et il emploie lui-même « délectation victorieuse »1°.
Ainsi l'homme court vers Dieu, puisque, selon l'axiome, Nous agissons
nécessairement selon ce qui nous cause le plus de plaisir".
Jansénius précise que « cette délectation céleste est, dans l'esprit
d'Augustin, un acte vital et indélibéré de l'âme: un acte d'amour
et de désir, précédant le consentement ». Certes Augustin n'a pas
utilisé ces termes, mais il ne paraît pas possible de rendre compte
autrement de ses formules. Jansénius accumule des dizaines de cita
tions, où l'évêque d'Hippone parle de délectation précédant le consen
tement 12. Cette conception augustinienne n'a été que partiellement
comprise par les deux grands groupes qui se sont efforcés de réfléchir
sur l'efficacité de la grâce: les thomistes et les congruistes (Molina,
Lessius, Suarez). Les premiers ont bien vu que cette grâce ne se borne
pas à attendre le consentement, mais le donne: en cela ils ont
compris l'essentiel. Les seconds ont mieux perçu la suavité de la
grâce, son caractère d'acte vital, mais ils se sont trompés sur sa
puissance. Pour un augustinien, ce sont les thomistes qui seuls sont
intéressants. Jansénius, avant de mettre en lumière les points d'accord,
souligne les divergences entre eux et Augustin. Parmi des différences
secondaires, le rigoureux historien expose deux oppositions fonda
mentales entre les deux théologies: pour les thomistes la nécessité
de la grâce efficace provient de l'indifférence naturelle du libre
arbitre, qui a besoin d'être mû, et de la subordination des causes
secondes à la cause première. Leurs raisons sont philosophiques, et
c'est pourquoi ils sont « assurément plus aristotéliciens qu'augusti
niens ». Une telle doctrine ne s'appuie sur aucune autorité de la
Tradition catholique; elle contredit la conception centrale de la
théologie augustinienne: l'opposition des deux états, celui d'Adam
innocent et celui de l'homme déchu. « C'est uniquement à cause de sa

10. Jansénius, » De gratia Christi Salvatoris », II, c. 6-11 et 24. « Delectatio victrix»
se rencontre dans le De peccat. meritis, ll, 19, n. 22; cf. Opus imperf., 1, 107: « [caritas]
cujus delectatione vincatur delectatio peccati» (texte utilisé par Pascal, Ecr. gr., p. 108 et
259). « Delectatio vincens »: De continentia, 3; Enchin, 81 ‘ Plus delectare »: De spirit.
et litt., 28 et l5.
11. «Quod amplius nos delectat, secundum id operemur necesse est» (Expositio epist.
ad Galalas, 5, n. 49).
12. Augustinus, t. III, 1. 4, c. 11 (le titre est en italique):
Delectatio ista cælestis secundum Augustini mentem est actus vitalis et indelibe
delectationem
ratus animae: creatura
et quidamrationalis, quando
amoris ac proprie
desiderii, sumitur, esse
praecedentis particularem
consensum actum,
Constat

qui etiam gaudium dicitur De isto delectationis actu non loqui Augustinus,
perspicuum est. Est enim terminus desiderii, tamquam cujusdam motus, quo
voluntas ad delectationem istam tamquam ad quietem suam tendit Eam [del.]
esse actum quemdam vitalem voluntatis, non videtur posse dubitari
Delectation ista quam ad omnia opera bona sanctus Augustinus exerceuda postulat,
non est aliud quam actus quidam indeliberatus cœlitus immissus in voluntatem
Ut sane merito sanctus August. actus illos indeliberatos amoris ac desiderii
quibus anima suaviter in Deum deliberato actu diligendum suscitatur, invitatur,
trahitur, rapitur, nomine dulcedinis, suavitatis, ac delectationis designaverit.
Constabit delectationem illam cœles tem, qua carnis desideria spiritui
rebellantia cœrcentur, non esse aliud nisi amorem vel desiderium a Spiritu sancto
inspiratum, quo mens hominis, improvise ac indeliberate, ac delectabiliter tangitur.
332 LA GRACE SOUVERAINE

blessure que la volonté brisée a besoin de la grâce. De là vient que


la grâce du Christ est un remède » U. La grâce thomiste est liée au
statut métaphysique de la créature, la grâce augustinienne uniquement
à la déchéance historique d'Adam.
Cependant, malgré ces divergences dans l'explication de la néces
site’ de la grâce, un accord total existe entre thomistes et augustiniens
sur la toute-puissance de la grâce, qui prévient l'homme d'une manière
physique et réelle, mais aussi en un certain sens, morale: elle
charme". Ils ne sont pas moins proches en ce qui concerne la conci
liation entre grâce et libre arbitre. Tout ce que les thomistes ont dit
pour montrer que le libre arbitre demeure intact peut être utilisé
par les augustiniens. En particulier, leur distinction entre sens
composé (sensu composite) et sens divisé (sensu divise) fait tomber
presque toutes les objections: ils considèrent en effet le pouvoir du
libre arbitre tantôt dans sa liaison avec le choix réel qu'il opère (sen
su composite), tantôt sans considération des actes concrets de
l'homme (sensu divise). Au sens divisé, le libre arbitre a toujours
son pouvoir de choix, mais au sens composé il ne l'a pas, puisqu'en
fait ce pouvoir n'est jamais. actualisél‘.
Soucieux de fidélité scrupuleuse à son maître, Jansénius sait
donc situer par rapport à lui les différentes théologies qui ont suivi. Il
engage en particulier le dialogue avec saint Thomas et ses disciples.
Sur ce point, Arnauld et Pascal l'imiteront. Arnauld se rapprochera
de plus en plus du thomisme et critiquera, en 1693, l'interprétation de
la délectation augustinienne comme « acte indélibéré » l‘. Quelle est
en tout cela l'attitude de Pascal?

13. Augnstinits, t. III, l. 8, c. 2: «Secundo prædeterminatio physica non est eis actus
vitalis animi, sed aliquid cui voluntas tantum passive subjacet. » Janscnius rejette ensuite
toute analogie entre le concours naturel de Dieu et des créatures d'une part et la grâce
d'autre part: « Quarto quod prædeterminatio physica sit instar concursus cujusdam gene
ralis Dei in ordine supernaturali: adjutorium Christi nulle pacto. Nihil enim ei respondet
in agentibus naturalibus ». Il affirme que la grâce du Christ n'est nécessaire que par suite
de la déchéance: « [Gratia] læscc voluntati propter solum vulnus necessarium est inde
gratia Christi medicina ». Et il conclut: «Totum ergo fundamentum gratifie mediclnalis
Christi funditus evertitur dum gratiæ necessitas, non ex vulnere voluntatis, sed ex
naturali ejus indifferentia, et omnium causarum naturali subordinatione sub altiore, suspen
ditur ». Voir Ibid, 1. 7, c. 14: « Effectus igitur gratiæ est, delectando voluntatem iacere,
ut actu velit, et faciat id quod ante languore vel torpore quodam non volebat, neque faciebat.
Et ita diametralitei‘ repugnat philosophicæ libertati seu indillerentiæ libertatis; quia illam
extrahit ab indifferentia agendi, eamque determinate facit agere vel non agere, velle vel
non velle ».
14. lbid., c. 3.
15. lbitL, c. 4: «Quicquid physicæ pnedeterminationis dclcnsores pro sua sententia
protulerunt, ut liberum arbitrium sub ea salvum esse persuadeant; quicquid etiam ad
dissolvenda oppugnantium argumenta, telaque repercutienda moliti sunt, pro hac sententia
dictum puta. Eodem quippe modo libertatem illam arbitrii, de qua ipsi solliciti sunt, inco
lumem permanere sub illo auxilio medicinali quod Augustinus docuit, ostendi ac defendi
P01C5l ».
A peu près toutes les objections, continue Jansénius, sont abattues pur leur célèbre
division entre sens composé et sens divisé, entre pouvoir et acte [voir ibid, c. 20]. Dans le
libre arbitre préparé (à agir) demeure toujours n simultas potentiæ ad operandum et non
operandum; hoc est ut clarius dicatur, in libero arbitrio est potestas ad opposita,
non tamen potestas ad opposita simul in se habenda In sensu diviso, potest voluntas
non facere id quod Deus per gratiam efficacem in ea operatur, in sensu vero composito,
nequaquam ».
t6. Lettre du 8 mai l693 à M. du Vaucel (Œuvres, III, 636): « Le vrai sentiment de
saint Augustin, de saint Bernard et de saint Thomas touchant la grâce actuelle, est celui
TOUTE-PUISSANCE nE LA GRACE DU cmusr 333

Pour Pascal, comme pour Jansénius, la grâce augustinienne se


définit avant tout comme une délectation. Il a traduit de nombreux
passages d'Augustin qui appuient cette conception:
(St August. 1.2. de peccat. merit. chap. 17.) Il arrive que chacun de nous
sait quelquefois entreprendre, faire et accomplir une bonne œuvre, et
quelquefois ne le sait pas: quelquefois y sent de la délectation, et quel
quefois il n'en sent point, afin d'apprendre que ce n'est point par notre
puissance, mais par le don de Dieu, que nous savons et que nous sentons
cette délectation; et qu'ainsi nous soyons guéris de la superbe, et que
nous sachions combien véritablement il est dit que le Seigneuraonnera
la délectation, et que notre terre donnera son fruit. N'est-il pas visible
que dans ce passage saint Augustin établit l'impuissance où l'on se trouve
d'accomplir quelque bonne œuvre, puisqu'il dit que cette délectation ne
nous est pas toujours présente 17.

L'œuvre pascalienne offre une profusion de termes mettant en


lumière la douceur de la grâce: la grâce
n'est autre chose qu'une suavité et une délectation dans la loi de Dieu,
répandue dans le cœur par le Saint-Esprit Le libre arbitre, charmé par
les douceurs et par les plaisirs que le Saint-Esprit lui inspire, plus que par
les attraits du péché, choisit infailliblement lui-même la loi de Dieu par
cette seule raison qu'il y trouve plus de satisfaction et qu'il y sent sa
béatitude et sa félicitélfi.

d'Estius, qui ne met rien de créé produit de Dieu dans la volonté, entre la volonté de
Dieu qu'il appelle la grâce incréée, et le mouvement libre de la volonté humaine que la
grâce incréée produit en elle ’ Cum fortis et potens praeparetur volumas a Domino,
facile fit opus pietatis quod prius difficile atque impossibile fuit [RetracL]. Mais on ne
voit point dans tout cela, ni de qualitas fluens, ni d'anus indeliberatus, dans lequel
M. d'Ypres a fait consister sa délectation victorieuse, en quoi certainement il s'est trompé.
Mais il est de la prudence de ne le mettre point en jeu, et de ne se point faire un
mérite de ce qu'on l'abandonne en cela ». Voir aussi le traité De l'amour naturel de
Dieu (1693), dans Œuvres, X, 689: «Dans l'homme de bien qui aime Dieu par charité,
c'est Dieu qui opère dans son libre arbitre ce mouvement d'amour, comme dit saint
Thomas lorsqu'il définit la grâce actuelle, par laquelle se fait cette opération, misericordia
Dei quae interius matum mentis operatur: ce qui revient aussi à ce que dit saint Augustin
en définissant la grâce, inspiratio dilectionis, ut cognita sancto amore faciamus. C'est ce
qui fait voir qu'on ne doit rien mettre de créé, de non libre, d'indéIibéré, entre la misé
ricorde de Dieu et ce mouvement libre d'amour qu'il opère dans notre cœur ». J. lapone
expose ces conceptions d'Amauld dans La doctrine de la grâce, p. 422 sq..., mais il ne dit
rien de l'évolution d'Amauld.
17. Ecr. gr., X1, 207. Pascal s'était constitué, en puisant dans la Trias de Sinnich,
comme il l'indique lui-même, un petit florilège sur la délectation: Brunschvicg le repro
duit en tête des brouillons sur la grâce (XI, 108-119). Tous les passages ont été traduits, ce
qui suggère que leur utilisation était prévue avec certitude. Ce sont successivement: Opus
imperf., I, 107 (Trias, I, 6, 12, p. 119), utilisé p. 259-260; De Spir. et litt., 3 (Trias, I, 6, 8,
p. 112); De pecc. meritis, Il, 17 (Trias, 1, 6, 9, p. 112), retraduit p. 207; Ibid., 19 (Trias,
I, 6, 9, p. 113), utilisé p. 208 et 235; De civ. Dei, XXI, 16 (Trias, Il, 7, 7, p. 269); De div.
quaest. ad Simplicz, I, qu. 2 (Trias, III, 6, 7, p. 440); Ibid. (Trias, lll, 5, 24, p. 413);
Enchin, 118 (Trias, II, 6, 4, p. 227); Contra duas epist. pelag., Il, 9, n. 21 (Trias, lll,
5, 24, p. 414); In 10h., tr. 26, n. 4 (Trias, Ill, 5, 26, p. 420); Enchin, 30 (Trias, IV,
7, 7, p. 662); De civ. Dei, XIV, 11 (Trias, lV, 7, 7, p. 663); Enchin, 81 (Trias, I, 6, 2, p. 102);
De spir. et lilt., 35 (Trias, Il, 3, 23, p. 181); Contra duas epist. pelag, l, 3, n. 7 (Trias,
Il, 3, 1, p. 145) et I, 3, n. 6 (Trias, Il, 3, 3, p. 148); C071L JuL, IV, 3 (Trias, II, 4, 13,
p. 209); Serm. 156 - de verbis Apost. 13, 9, n. 9 (Trias, III, 5, p. 394); Epist. 145 - 144,
n. 4 (Trias, Il, 6, 17, p. 253); De gmtia Christi, 13 (Trias, Ill, 7, 7, p. 466); Opus imperf.,
I, 96 (Trias, lll, 7, 7, p. 467); De peccat. meritis, II, 17 (Trias, II, 7, 9, p. 270).
18. Eer. gr., XI, 149 (souligné par nous). Cf. Mémorial: «Renonciation totale et
douce»; «douceurs célestes» (Maladies, 4); Fr. 275 - 643 (fin); Entretien, éd. Courcelle,
p. 41: « Dieu a répandu dans votre cœur d'autres douceurs et d'autres attraits que ceux
que vous trouviez dans Montaigne.

il;
334 LA GRACE SOUVERAINE

Elle est un « charme », une puissance envoûtante", un « chatouil


lement HÜ, une source de « délices » 2‘... Les mêmes termes désignent
d'ailleurs la délectation mauvaise née de la concupiscence 22 qui règne
D
pleinement dans lhomme déchu. Quand Dieu commence à s'appro
cher de celui qu'il a choisi, une étape souvent difficile, et parfois
douloureuse, doit être parcourue par le cœur humain. Tout l'Ecrit
r
Sur la conversion du pécheur retrace ce moment où lâme est dégoûtée
du monde, sans savourer encore la douceur de Dieu: « Elle ne peut
plus goûter avec tranquillité les choses qui la charmaient. Un scru
pule continuel la combat dans cette jouissance, et cette vue intérieure
ne lui fait plus trouver cette douceur accoutumée parmi les choses
où elle s'abandonnait avec une pleine effusion de cœur ». Une telle
conversion ne va pas sans arrachement : « Avant que l'on soit touché,
on n'a que le poids de sa concupiscence qui porte à la terre. Quand
Dieu attire en haut, ces deux efforts contraires font cette violence
que Dieu seul peut surmonter... Il faut donc se résoudre à souffrir
cette guerre toute sa vie », puisque les charmes de la concupiscence
continuent à tenter l'homme jusqu'à la mort 23. Mais en fin de compte,
chez les élus, la grâce est victorieuse : -

Il faut ces deux choses pour sanctifier, peines et plaisirs. Saint Paul a
dit que ceux qui entreront dans la bonne vie trouveront des peines et des
inquiétudes en grand nombre [Actes, XIV, 22]. Cela doit consoler ceux qui
en sentent, puisque étant avertis que le chemin du ciel qu'ils cherchent
en est rempli, ils doivent se réjouir de rencontrer des marques qu'ils
sont dans le véritable chemin. Mais ces peines-là ne sont pas sans plaisir,
et ne sont jamais surmontées que par le plaisir. Car de même que ceux
qui quittent Dieu pour retourner au monde ne le font que parce qu'ils
trouvent plus de douceur dans les plaisirs de la terre que dans ceux de

19. Ecr. gr., p. 147, Sur la conversion du pécheur.


20. Ecr. gr., p. 147-150. L'image est augustinienne: «Titillat delectatio ...» (Serm.
155 - de verbis Apost. 6, 9); Jansénius la reprend: t. III, 1. 7, c. 14: « carnalis concupis
centiæ titillationes ».
21. Maladies, 5: « O mon Dieu, qu'une âme est heureuse dont vous êtes les délices ».
22. Fr. 149 - 430: ‘ Toutes les créatures dominent sur lui ou en le soumettant par
leur force ou en charmant par leur douceur » (noter l'opposition entre la contrainte et
la liberté conçue comme sauve si l'homme se porte volontairement au mal). Maladies, 5:
«charmaient
Le monde estdouceur
encore l'objet
accoutumée
de mes délices
». » ; 9 : Sur la conversion du pécheur: « délices

23. Lettre 2 à Ch. de Roannez. Cf. De civ. Dei, XIX, 3, n. 1 : « Porro ipsa virtus quid
hic agit nisi perpetua bella cum vitiis. nec exterioribus, sed interioribus; nec alienis
sed plane nostris et propriis ». Ce thème se retrouve dans le fr. 919 - 553: « Nous implorons
la miséricorde de Dieu, non afin qu'il nous laisse en paix dans nos vices, mais afin que
Dieu nous en délivre » - et le fr. 924 - 498: « Il est vrai qu'il y a de la peine en entrant
dans la piété, mais cette peine ne vient pas de la piété qui commence d'être en nous,
mais de l'impiété qui y est encore. Si nos sens ne s'opposaient pas à la pénitence et
que notre corruption ne s'opposait point à la pureté de Dieu, il n'y aurait en cela rien
de pénible. Pour nous nous ne souffrons qu'à proportion que le vice qui nous est naturel
résiste à la grâce surnaturelle; notre cœur se sent déchiré entre ces efforts contraires,
mais il serait bien injuste d'imputer cette violence à Dieu qui nous attire au lieu de
l'attribuer au monde, qui nous retient. C'est comme un enfant que sa mère arrache
d'entre les bras des voleurs doit aimer dans la peine qu'il souffre la violence amoureuse
et légitime de celle qui procure sa liberté, et ne détester que la violence injurieuse et
tyrannique de ceux qui le retiennent injustement. La plus cruelle guerre que Dieu pût
faire aux hommes en cette vie est de les laisser sans cette guerre qu'il est venu apporter.
Je suis venu apporter la guerre, dit-il, et pour instrument de cette guerre je suis venu
apporter le fer et le feu. Avant lui le monde vivait dans cette fausse paix n.
TOUTE-PUISSANCE ma LA GRACE nu cmusr 335

l'union avec Dieu, et que ce charme victorieux les entraîne, et les faisant
repentir de leur premier choix les rend des pénitents du diable, selon la
parole de Tertullien: de même on ne quitterait jamais les plaisirs du
monde pour embrasser la croix de Jésus-Christ, si on ne trouvait plus
de douceur dans le mépris, dans la pauvreté, dans le dénuement et dans
le rebut des hommes, que dans les délices du péché. Et ainsi, comme dit
Tertullien, il ne faut pas croire que la vie des chrétiens soit une vie de
tristesse. On ne quitte les plaisirs que pour d'autres plus grands. Priez
toujours dit saint Paul, rendez grâces toujours, réjouissez-vous toujours
[I Thess., V, 16]. C'est la joie d'avoir trouvé Dieu qui est le principe de
la tristesse de l'avoir offensé et de tout changement de vie. Celui qui a
trouvé le trésor dans un champ en a une telle joie, que cette joie, selon
Jésus-Christ, lui fait vendre tout ce qu'il a pour l'acheter [Matth., XII, 44].
Les gens du monde n'ont point cette joie que le monde ne peut ni donner
ni ôter, dit Jésus-Christ même [Jean, XIV, 27; XVI, 22]. Les bienheureux
ont cette joie sans aucune tristesse; les gens du monde ont leur tristesse
sans cette joie, et les chrétiens ont cette joie mêlée de la tristesse d'avoir
suivi d'autres plaisirs, et de la crainte de la perdre par l'attrait de ces
autres plaisirs qui nous tentent sans relâche 2‘.

Partout reviennent les termes de conflit et, finalement, de


triomphe: à la suite d'Augustin, Pascal multiplie les expressions
comme vaincre, surmonter, surpasser, plus puissant, davantage 25.
Ainsi, séduit par la délectation de la charité, le libre arbitre se porte
vers le bien, a et c'est ce qui a fait établir à saint Augustin cette
maxime, pour fondement de la manière dont la volonté agit: Quod
amplius delectat, secundum id operemur necesse est. C'est une néces
sité que nous opérions selon ce qui nous délecte davantage » 2°. Néces
sité ? Mais alors comment Pascal accorde-t-il la toute-puissance de
la grâce et l'existence du libre arbitre ?

5. Grâce et libre arbitre chez Pascal

La théorie pascalienne de la délectation est entièrement fidèle


à l'interprétation que donne d'Augustin l'évêque d'Ypres. La grâce
est une « suavité répandue dans le cœur par le Saint-Esprit », qui
« remplit la volonté »1 et substitue des « mouvements indélibérés de

24. Lettre 7 à Ch. de Roannez. L'expression «grâce victorieuse» se trouve dans la


Lettre sur la mort: « Il est juste que la consolation de la grâce l'emporte par-dessus
les sentiments de la nature ..., afin que la grâce soit non seulement en nous, mais
victorieuse en nous que sa grâce règne et domine sur la nature». (Br. minor, p. 104
105); dans la Seconde Provinciale, éd. Cognet, p. 33: « Cette grâce victorieuse expliquée
par saint Augustin ..., soutenue par saint Thomas ». Pascal connaissait le traité De la
grâce victorieuse (1650), de Noël de Lalane, et y fait allusion dans la Dix-septième Provin
ciale, éd. Cognet, p. 335.
25. Outre les textes déjà cités, voir Ecr. gr., p. 149-150; p. 206 («invinciblement n);
p. 226-23l; p. 259-260.
26. Eer. gr., p. 227, citant l'Expositio epist. ad Galatas, 5, n. 49. Le même texte est
cité, a nouveau en latin, dans la Dix-huitième Provinciale, éd. Cognet, p. 359: Pascal ne
conservant habituellement le latin qu'avec des intentions précises, on peut penser que
c'est le caractère formulaire de la phrase et sa célébrité qui l'ont conduit à ne pas livrer
une traduction.

l. Eer. gr., p. 149.

A g‘;
336 LA GRACE SOUVERAINE

la volonté » vers le bien à ceux qui l'entraînaient auparavant vers


le mal 2. Car
« Dieu change le cœur de l'homme par une douceur toute céleste qu'il y
répand, qui, surmontant la délectation de la chair, fait que l'homme
sentant d'un côté sa mortalité et son néant, et découvrant de l'autre
la grandeur et l'éternité de Dieu, conçoit du dégoût pour les délices du
péché, qui le séparent du bien incorruptible. Trouvant sa plus grande
joie dans le Dieu qui le charme, il s'y porte infailliblement de lui-même,
par un mouvement tout libre, tout volontaire, tout amoureuxfl.

Dieu répand dans la volonté un « appétit prévenant», qui ensor


celle le libre arbitre‘ infailliblement « attiré »5. Le libre arbitre est
envahi par les séductions du mal ou du bien, mais il lui appartient
de consentir ou de ne pas consentir. Dès 1651, à la fin de la lettre
sur la mort de son père, Pascal évoque un texte augustinien cité par
Jansénius dans le chapitre où il définit la délectation comme un acte
indélibéré de la volonté :
Saint Augustin nous apprend qu'il y a dans chaque homme un serpent, une
Eve et un Adam. Le serpent sont les sens et notre nature; l'Eve est
l'appétit concupiscible, et l'Adam est la raison.
La nature nous tente continuellement, l'appétit concupiscible désire
souvent; mais le péché n'est pas achevé, si la raison ne consent. Laissons
donc agir ce serpent et cette Eve, si nous ne pouvons l'empêcher; mais
prions Dieu que sa grâce fortifie tellement notre Adam qu'il demeure
victorieux; et que Jésus-Christ en soit vainqueur, et qu'il règne étemel
lement en nous. AMEN f’.

C'est parce que le libre arbitre suit toujours la délectation de la


grâce, si celle-ci surpasse les plaisirs de la concupiscence, et se préci
pite vers le Bien qu’« on dit indifféremment ou que le libre arbitre
s'y porte de soi même par le moyen de cette grâce, parce qu'en effet
il s'y porte, ou que cette grâce y porte le libre arbitre, parce que
toutes les fois qu'elle est donnée, le libre arbitre s'y porte infail
liblement » 7.
Comme Jansénius encore, Pascal considère que la nécessité de la
grâce du Christ provient uniquement de notre déchéance, et nous
avons vu que la théorie des deux états et des deux secours divins

2. Ecr. gr., p. 131. C'est le morus indeliberalits de Jansénius (souligné par nous),
3. Dix-huitième Provinciale, éd. Cognet, p. 359.
4. Ecr. gr., p. 147.
5. Ecr. gr., p. 225.
6. Br. minor, p. 107: citant le De Gen. contra ‘llanichacus. ll. 14, n. 21, utilise’ dans
l'Angustinus, t. III, l. 4, c. 11, où Jansénius le commente: « delectationem quæ consensum
in peccata præcedit, et suggestionem sequitur, non aliud esse nisi desiderium illicitum
indeliberatum quo animus etiam repugnans in peccatum inhiat ». Quand Pascal prie que
la ’ grâce fortifie tellement notre Adam qu'il demeure victorieux », il demande que l'Esprit
de Dieu répande dans la volonté une délectation supérieure aux délices du péche’, de sorte
que son libre arbitre se porte vers Dieu. Avant l'intervention de la grâce, nous étions
«en paix dans nos vices» (fr. 919-553), «le monde vivait dans cette fausse paix»
(fr. 924 - 498). Cf. Serm. 30 - de verbis Apost. 12, 3, n. 4: « lsta rixa non est in te?
Nulla est concupiscentia carnis, quæ resistat legi mcntis ? Si nihil in te alteri resistit, vide
totum ubi sit. Si spiritus tuus a carne contra concupiscente non dissentit, vide ne forte
carni mens tota consentiat: vide ne forte ideo non sit bellum, quia prix perversa est.
Forte in totum carni consentis, et nulla rixa est ».
7. Ecr. gr., p. 150.
TOUTE-PUISSANCE ma LA GRACE nu cmusr 337

(adjutoriunz sine quo non, puis adjutorium quo) est au centre de sa


pensée. Il est donc sur ce point opposé à la théologie thomiste. Néan
moins, alors que Jansénius refusait toute analogie entre la grâce et
le concours naturel de Dieu et de ses créatures, Pascal n'hésite pas
à esquisser dans les Ecrits sur la grâce un tel rapprochement. Il faut
s'opposer, écrit-il,

à ceux qui abusent des passages équivoques de saint Augustin, au lieu


de les expliquer par les univoques. Je ne m'arrêterai pas à ceux qui sont
faibles, comme à ceux-ci: Jamais l'homme ne prévient Dieu; et: la
bonne volonté de l'homme précède beaucoup de dons de Dieu (Aug.
Enchir. cap. 32), car il s'en explique trop clairement lui-même a l'endroit
d'où ces dernières paroles sont tirées. La bonne volanté de l'homme pré
cède beaucoup de dons de Dieu, mais non pas tous. Et elle est elle-même
entre ceux qu'elle ne précède point. Car l'un et l'autre se lit dans l'Ecri
ture: et « sa miséricorde me préviendra », et ‘ sa miséricorde me suivra ».
Il prévient celui qui ne veut pas, pour faire qu'il veuille, et il suit celui qui
veut, pour faire qu'il ne veuille pas en vain ‘.
La véritable cause de toutes ces différentes expressions est que toutes
nos bonnes actions ont deux sources: l'une, notre volonté, l'autre, la
volonté de Dieu. Car, comme dit saint Augustin, Dieu ne nous sauve point
sans nous; et si nous voulons nous garderons ses Commandements; et
il dépend du mouvement de notre volonté de mériter et de démériter ’.
De sorte que, si on demande pourquoi un adulte est sauvé, on a droit de
dire que c'est parce qu'il l'a voulu; et aussi de dire que c'est parce que
Dieu l'a voulu. Car si l'un ou l'autre ne l'eût pas voulu, cela n'eût pas été.
Mais encore que ces deux causes aient concouru à cet effet, il y a pourtant
bien de la différence entre leur concours, la volonté de l'homme n'étant
pas la cause de la volonté de Dieu, au lieu que la volonté de Dieu est
la cause et la source et le principe de la volonté de l'homme, et qui
opère en lui cette volonté. De telle sorte, qu'encore qu'on puisse attribuer
les actions, ou à la volonté de l'homme ou à la volonté de Dieu, et qu'en
cela ces deux causes semblent y concourir également, néanmoins, il y
a cette entière différence, qu'on peut attribuer l'action à la seule volonté
de Dieu, à l'exclusion de la volonté de l'homme; au lieu qu'elle ne peut
jamais être attribuée à la seule volonté de l'homme à l'exclusion de celle
de Dieu.
Car quand on dit que l'action vient de notre volonté, on considère la
volonté humaine comme cause seconde, mais non pas comme première
cause; mais quand on cherche la première cause on l'attribue à la
seule volonté de Dieu, et on exclut la volonté de l'homme. C'est ainsi
que St Paul ayant dit: J'ai travaillé plus qu'eux tous, il ajoute: Non pas
moi, c'est-a-dire, je n'ai point travaillé, mais sa grâce qui est avec moi a
travaillé, Par où on voit qu'il attribue son travail à sa volonté, et qu'il
le refuse à sa volonté suivant qu'il en cherche ou la cause seconde, ou
la première cause; mais jamais à soi seul; au lieu qu'il la donne aussi
à la grâce seule. Et que c'est en parlant proprement qu'il le donne à la

8. Brunschvicg signale que ce passage existe dans la Trias (lll, 5, 13, p, 389). Pascal
a repris et poursuivi sa traduction p. 197-198.
9. Ces textes n'avaient pas été identifiés. Le second provient du De gratia et lib.
arbitrio, 16, n. 32: «Certum est enim nos mandata servare, si volumus ». Les deux
autres sont tout proches de certaines formules du même ouvrage: «ut ergo vclimus,
sine nobis operatur, cum autem volumus, et sic volumus ut faciamus, nobiscum cooperatur ’
(17, n. 33). Pour mérites et démérites: c. 5, n. 12 et c. 14, n. 28: ‘ Etsi [gratia] non datur
secundum merita bonorum opemm, quia per ipsum bene operamur, tamen secundum
merita bonæ voluntatis datur ». Mais le premier provient du Serm. 169 - de verbis
Apost. 15, 11, n. 13: «Qui ergo fecit te, non te justificat sine te », comme l'a vu
J.-N. Bakhuizen van den Brink dans sa conférence De triomf der genade bij Blaise
Pascal, 1965.

_.‘ 7"»
338 LA GRACE soUvERAINE

seule grâce. C'est ainsi qu'il dit: Je vis non pas moi, mais Jésus-Christ
en moi. Il dit donc Je vis, et il ajoute Je ne vis pas. Tant il est vrai que
la vie est de lui, et qu'elle n'est pas de lui, suivant qu'il en veut marquer
ou la cause première ou la cause seconde. Mais, à proprement parler, il
attribue cette vie à Jésus-Christ, et jamais à lui seul 10.
Voilà l'origine de toutes ces contrariétés apparentes, que l'lncamation du
Verbe qui a joint Dieu à l'homme, et la puissance à l'infirmité, a mises
dans les ouvrages de la grâce ll.
Vous ne vous étonnerez pas après cela de voir dans St Augustin de ces
contrariétés pareilles à celles de l'Ecriture12.

Si Pascal utilise ainsi, mais comme simple comparaison, et non


sans un correctif, la théorie thomiste des causes premières et des
causes secondes, c'est sans doute par souci de manifester, plus encore
que ne l'avait fait Jansénius, l'accord entre les augustiniens et saint
Thomas. Cet accord de saint Augustin et de saint Thomas sur de
nombreux points est souligné de plus en plus nettement dans les
Provinciales et la formule « saint Augustin et saint Thomas » constitue
une sorte de refrain dans la Dix-huitième Lettre, où le controversiste
a précisé avec une extraordinaire rigueur la façon dont Dieu meut
efficacement le libre arbitre sans le violenter. L'exposé pascalien est
trop clair pour que les trois pages qui en constituent le oœur ne
soient pas reproduites ici. Contre les jésuites qui les accusent de
soutenir qu'on ne résiste jamais à la grâce, les disciples de saint
Augustin
tiennent qu'on résiste effectivement à ces grâces faibles, qu'on appelle
excitantes ou inefficaces, en n'exécutant pas le bien qu'elles nous inspirent,
mais ils sont encore aussi fermes à soutenir contre Calvin le pouvoir
que la volonté a de résister même à la grâce efficace et victorieuse qu'à
défendre contre Molina le pouvoir de cette grâce sur la volonté, aussi
jaloux de l'une de ces vérités que de l'autre. Ils ne savent que trop que

10. Les deux citations de saint Paul proviennent de 1 Cor., XV, 10 et Gal., Il, 20.
Pascal les a déjà utilisées avec la même intention dans Ecr. gr., p. 128-132: «Il est
question de savoir laquelle de ces deux volontés, savoir de la volonté de Dieu ou de la
volonté de l'homme, est la maîtresse, la dominante, la source et la cause de l'autre»
(p. 129). Toutes ces réflexions développent la théologie du De gratia et lib. arbitria, auquel
est encore empruntée la médiation sur 1 Cor., XV, 10 (c. 5, n. 12). Mais la théologie thomiste
fait son apparition avec les notions de cause première et de cause seconde, déjà sous
jacentes à la Lettre 4 a Ch. de Roannez (octobre 1656). J. Laporte fait remarquer qu'Arnauld
«n'a jamais fait état de ces notions, quoiqu'il cite des textes de saint Thomas où elles
se trouvent [Œuvres, X, 629]». Arnauld leur reprochait d'être trop générales, de convenir
à toutes sortes d'activités créées, d'être inaptes à exprimer ce qu'offre d'unique le rapport
de la volonté humaine déchue à la grâce du Christ (La doctrine de la grâce, p. 432).
ll. C'est certainement parce qu'il connaît l'objection d'Arnauld que Pascal suggère
une comparaison tirée de la foi: le concours de la volonté divine et de la volonté humaine
dans le mystère de la grâce, est un reflet de l'union de la volonté du Verbe et de la
volonté humaine en Jésus-Christ, homme-Dieu. Cet appel à l'lncamation, à l'union hypo
statique, était particulièrement cher à Arnauld, et existait chez saint Thomas (Summa
Theologiae, lIIa pars., qu. 18, art. 1, ad 4m et ad 1m, qui s'appuie sur Augustin, Contra
Maximinum, Il, 20, n. 2). Voir J. Laporte, La doctrine de la grâce, p. 432-438. Pascal
utilise encore cette comparaison dans les Ecr. gr., XI, 130-131 et a ajouté en marge:
‘ J.-C. ne veut pas être principe, et vous le voulez être ».
12. Ecr. gr., XI, 182-184. Pascal cite ensuite de ces «contrariétés» présentes dans
l'œuvre augustinienne: De Gen. contra Manichaeos, I, 3, n. 6, corrigé dans les RetracL,
I, 10, n. 2 (Trias, II, 6, 13, p. 246 selon Br., X1, 199), que Pascal a traduit et utilisé p. 184-5.
199-200 et 256. L'écrivain poursuit avec la révision d'une phrase du Contra Adimantum, 26
dans les RetracL, l, 22, n. 4 (Trias, II, 6, 13, p. 246, selon Br., X1, 199); ce passage est
traduit p. 185-187, 200-201 et 256-257.

’ """ Î-m k _
TOUTE-PUISSANCE DE LA GRACE DU CHRIST 339

l'homme, par sa propre nature, a toujours le pouvoir de pécher et de


résister à la grâce, et que, depuis sa corruption, il porte un fonds malheu
reux de concupiscence, qui lui augmente infiniment ce pouvoir; mais
que néanmoins, quand il plaît à Dieu de le toucher par sa miséricorde, il
lui fait faire ce qu'il veut et en la manière qu'il le veut, sans que cette
infaillibilité de l'opération de Dieu détruise en aucune sorte la liberté
naturelle de l'homme, par les secrètes et admirables manières dont Dieu
opère œ changement, que saint Augustin a si excellemment expliquées, et
qui dissipent toutes les contradictions imaginaires que les ennemis de
la grâce efficace se figurent entre le pouvoir souverain de la grâce sur
le libre arbitre et la puissance qu'a le libre arbitre de résister à la grâce;
car, selon ce grand saint, que les Papes de l'Eglise ont donné pour règle
en cette matière, Dieu change le cœur de l'homme par une douceur
céleste qu'il y répand, qui, surmontant la délectation de la chair, fait que
l'homme sentant d'un côté sa mortalité et son néant, et découvrant de
l'autre la grandeur et l'éternité de Dieu, conçoit du dégoût pour les
délices du péché, qui le séparent du bien incorruptible. Trouvant sa plus
grande joie dans le Dieu qui le charme, il s'y porte infailliblement de
lui-même, par un mouvement tout libre, tout volontaire, tout amoureux;
de sorte que ce lui serait une peine et un supplice de s'en séparer. Ce
n'est pas qu'il ne puisse toujours s'en éloigner, et qu'il ne s'en éloignât
effectivement, s'il le voulait. Mais comment le voudrait-il, puisque la
volonté ne se porte jamais qu'à ce qu'il lui plaît le plus, et que rien ne
lui plaît tant alors que ce bien unique, qui comprend en soi tous les
autres biens? Quod enim amplius nos delectat, secundum id operemur
necesse est, comme dit saint Augustin 15.
C'est ainsi que Dieu dispose de la volonté libre de l'homme sans lui
imposer de nécessité; et que le libre arbitre, qui peut toujours résister
à la grâce, mais qui ne le veut pas toujours, se porte aussi librement
qu'infailliblement à Dieu, lorsqu'il veut l'attirer par la douceur de ses
inspirations efficaces.
Ce sont là, mon Père, les divins principes de saint Augustin et de saint
Thomas, selon lesquels il est véritable que nous pouvons résister à la
grâce, contre l'opinion de Calvin; et que néanmoins, comme dit le pape
Clément VIII, dans son écrit adressé à la Congrégation De auxiliis : Dieu
forme en nous le mouvement de notre volonté, et dispose efficacement de
notre cœur, par l'empire que sa majesté suprême a sur les volontés des
hommes, aussi bien que sur le reste des créatures qui sont dans le ciel,
selon saint Augustin H.
C'est encore selon ces principes que nous agissons de nous-mêmes; ce
qui fait que nous avons des mérites qui sont véritablement nôtres, contre
l'erreur de Calvin, et que néanmoins, Dieu étant le premier principe de
nos actions et faisant en nous ce qui lui est agréable, comme dit saint
Paul, nos mérites sont des dans de Dieu, comme dit le Concile de Trente l5.
C'est par là qu'est détruite cette impiété de Luther, condamnée par le
même Concile, que nous ne coopérons en aucune sorte à notre salut, non
plus que des choses inanimées; et c'est par là qu'est encore détruite
l'impiété de l'école de Molina, qui ne veut pas reconnaître que c'est
la force de la grâce même qui fait que nous coopérons avec elle dans
l'œuvre de notre salut: par où il ruine ce principe de foi établi par
saint Paul, que c'est Dieu qui forme en nous et la volonté et l'action16.

13. Expositio epist. ad Galatas, 5, n. 49.


14. Pascal résume les 5 5 et 6 de cet Ecrit., publié par Arnauld en 1645 à la suite de sa
Seconde Apologie pour M. Jansénius (Œuvres, XXVII, 649 et 653).
15. Lettre aux Hébreux, XIII, 21. Trente, session 6, ch. 16 (Denzinger, n" 810).
16. Trente, session 6, canon 4 (Denzinger, n° 814). Saint Paul, PhiL, ll, 13: évidem
ment Augustin ne cesse de commenter ce texte. ‘ Nos ergo volumus, sed Deus in nobis
operatur et velle; nos ergo operamur, sed Deus in nobis operatur et operari, pro bons
voluntate» (De dono persev., 13, n. 33). Augustin relie souvent ce verset au précédent,
« Travaillez à votre salut avec crainte et tremblement», qui souligne l'action de l'homme:
De grat. et lib. arbitrio, 9, n. 21; De corr. et gratia, 9, n. 24.

_J 1,
340 LA GRACE SOUVERAINE

Et c'est enfin par ce moyen que s'accordent tous ces passages de l'Ecri
ture, qui semblent les plus opposés: Convertissez-vous à Dieu: Seigneur,
convertissez-nous à vous. Rejetez vos iniquités hors de vous: c'est Dieu
qui ôte les iniquités de son peuple. Faites des œuvres dignes de pénitence :
Seigneur, vous avez fait en nous toutes nos œuvres. Faites-vous un cœur
nouveau et un esprit nouveau: Je vous donnerai un esprit nouveau, et
je créerai en vous un cœur nouveau, etc.17.
L'unique moyen d'accorder ces contrariétés apparentes qui attribuent nos
bonnes actions tantôt à Dieu et tantôt à nous, est de reconnaître que,
comme dit saint Augustin, nos actions sont nôtres, à cause du libre
arbitre qui les produit; et qu'elles sont aussi de Dieu, à cause de sa
grâce qui fait que notre [libre] arbitre les produit. Et que, comme il dit
ailleurs, Dieu nous fait faire ce qu'il lui plaît, en nous faisant vouloir ce
que nous pourrions ne vouloir pas: A Deo factum est ut vellent quod
nolle potuissent 13.

Il suffit de souligner les affirmations fondamentales de ces pages


lumineuses pour mettre en relief la conception pascalienne de l'ac
cord entre la grâce et le libre arbitre.

d) LA TOUTE-PUISSANCE DIVINE ET LES RÉSISTANCES HUMAINES

Le Dieu de Pascal est souverain des volontés humaines. Rien ne


résiste à sa Volonté: « Aug. 5, de Civit., 10. Cette règle est générale.
Dieu peut tout, hormis les choses lesquelles s'il les pouvait il ne serait
pas tout-puissant, comme mourir, être trompé, etc., mentir, etc. »1’.
Une interprétation mécaniste de cette toute-puissance de l'action di
vine sur le libre arbitre humain conduirait tout droit à la deuxième

17. Ce passage, qui semble provenir directement de la Bible, s'inspire en réalité du


De gratia et lib. arbitrio, 15, n. 31: « Meminerimus eum dicere: et convertimini et vivetis
cui dicitur: Converte nos, Deus. Meminerimus eum dicere: Proiicite a vobis omnes impie
tates vestras: cum ipse justificet impium. Meminerimus ipsum dicere: Facite vobis cor
novum et spiritum novum dabo in vobis ». Pascal a seulement enrichi le texte augustinien
d'oppositions plus nettes. Les citations sont Ezéch., XVIII, 31-32 et Ps. 84, verset S;
Ezéch., XVIII, 31 et Ps. 129, verset 8 (au lieu de Romains, IV, 5, chez Augustin); Matth.,
III, 8 et Isaïe, XXVI, 12 (ajoutés par Pascal); Ezécln, XVIII, 31, et XXXVI, 26. Tous ces
textes appartiennent à la liturgie du carême, où les deux écrivains ont puisé sans peine,
le premier pour énumérer quelques-unes de ces « contrariétés », le second pour les enrichir
(la Provinciale a été écrite en pleine période quadragésimale: mars 1657).
18. Ed. Cognet, p. 358-361. La première est bien une citation augustinienne, contrai
rement à ce que suppose M. l'abbé Cognet; elle provient des Retract., I, 23, où à propos
de la foi et des bonnes actions Augustin écrit: « Utrumque ergo nostrum est propter
arbitrium
Utrumque voluntatis,
ipsius est, et
quia
utrumque
ipse præparat
tamen voluntatem;
datum est per
et utrumque
« Spiritum nostrum,
fidei » et quia
caritatis
non fit

nisi volentibus nobis ». La seconde, placée par Nicole en exergue à ses Disquisitiones
(1657), est tirée de l'Opus imperf, II, 154: pour que se réalisent les promesses divines
à Abraham « præparata est Gentium voluntas a Domino; et ut vellent, quod et nolle
potuissent, ab illo factum est; qui ea quæ promisit potens est facere ».
19. Fr. 971- 654, citation du De civ. Dei, V, 10: « Recte quippe omnipotens dicitur
[Deus], qui tamen mori et falli non potest Quod ei si accideret, nequaquam esset
omnipotens. Unde propterea quædam non potest, quia omnipotens est ». Cf. Enchin, 98:
« Quis porro tam impie desipiat, ut dicat Deum malas hominum voluntates quas voluerit,
quando voluerit, ubi voluerit, in bonum non posse pervertere ? »; 102: « Quantælibet sint
voluntates vel angelorum vel hominum, vel bonorum, vel malorum, vel illud quod Deus,
vel aliud volentes quam Deus, omnipotentis voluntas semper invicta est »; cf. 95-96. 102;
De pecc. meritis, II, 17, n. 26; Epist. 107 - 217, 6, n. 19: «Cum tam multi salvi non
fiant, non quia ipsi, sed quia Deus non vult ». Saint Thomas n'insiste pas moins sur
le fait que la Volonté divine obtient toujours son effet: Summa Theologiae, la IIae, qu. 110,
art. 1 et qu. 112, art. 3.
TOUTE-PUISSANCE DE LA GRACE DU CHRIST 341

proposition condamnée comme erronée et comme provenant de


Jansénius: « Dans l'état de nature déchue on ne résiste jamais à la
grâce intérieure » 2°.
Mais l'expérience ne révèle-t-elle pas constamment que les hommes
se raidissent contre les insinuations de la grâce. Saint Augustin lui
même n'a-t-il pas renâclé pendant des années contre les appels de
Dieu, comme il l'explique dans les Confessions ? Dieu donc inspire
à l'homme de se tourner vers lui, et cependant ce dernier, après des
hésitations, s'abandonne à sa concupiscence. Mais, alors, la créature
fait-elle échec au Créateur ? Nullement, car il est du dessein de Dieu
de donner à certains des grâces qui ne les convertissent pas entière
ment, des velleités. Il révèle ainsi à l'homme la gravité de la maladie
dont il veut progressivement le guérir 2‘. La voie ordinaire de Dieu,
dans les conversions, est de conduire peu à peu de timides commen
cements à la réalisation parfaite. Par ailleurs il fait bénéficier certains
réprouvés de ces grâces faibles, afin d'empêcher leurs crimes d'être
préjudiciables à ses élus. Il existe donc des grâces, des mouvements
d'amour qui par eux-mêmes poussent à la conversion, mais qui sont
étouffés par les concupiscences de la nature déchue. Ce sont elles
que Pascal et ses amis appellent « faibles ..., excitantes ou ineffi
caces » 22. Il s'agit d'aides que Dieu a voulues faibles et qui obtiennent
exactement l'effet qu'il a ordonné. Port-Royal, à la suite de saint
Augustin, les évoque souvent sous le nom de « petites grâces ». On lit
en effet dans le traité De la grâce et du libre arbitre :
Celui qui veut accomplir un commandement de Dieu, et ne le peut pas,
a bien déjà une volonté bonne, mais elle est encore faible et impuissante.
Il aura le pouvoir, quand il possédera une volonté grande et vigoureuse.
Quand en effet les martyrs accomplirent ces grands commandements, ils
le firent sûrement grâce à une volonté grande, c'est-à-dire par une
grande charité. C'est au sujet de cette charité que le Seigneur lui«même
a dit: Personne n'a un plus grand amour que celui qui donne sa vie pour
ses amis. C'est pourquoi l'Apôtre dit aussi: Celui qui aime son prochain
a accompli la loi. En effet les commandements: tu ne commettras pas
d'adultère, tu ne tueras pas, tu ne voleras pas, tu ne convoiteras pas, et
tous les autres, se résument en cette parole: tu aimeras ton prochain
comme toi-même. L'amour du prochain ne fait pas le mal; le plein
accomplissement de la loi c'est donc l'amour. L'apôtre Pierre n'avait pas
encore cette charitc‘ quand la crainte lui fit renier trois fois le Seigneur.
Car il n'y a pas de crainte dans la charité, comme le dit Jean l'évangéliste
dans son épître: la charité parfaite chasse la crainte. Et cependant, il
ne manquait pas de charité quand il disait au Seigneur: Je donnerai ma
vie pour vous, bien que cette charité fût petite et imparfaite; il pensait
en effet pouvoir ce dont il sentait en lui-même la volonté. Et cette
charité, quelque faible qu'elle fût, qui avait commencé à la lui donner,

20. H. Denzinger, n" 1093.


2l. In Ps. 6, n. 4: « Et tu Domine usquequo? quis non intelligat significari animam
luctantem cum morbis suis, diu autem dilatam a medico, ut ei persuaderetur in quæ
mala se peccando præcipitaverit? Quod enim facile sanatur, non multum cavetur; ex
difficultate autem sanationis. crit diligentior custodia receptæ sanitatis. Non ergo tamquam
crudelis Deus æstimandus est, cui dicitur: Et tu, Doruine, l.squeqito ? ».
ZZ. Voir aussi Ecr. gr., p. B9 et 219-221. C'est aussi l'opinion d'Arnauld (voir J. Laporte,
La doctrine de la grâce, p. 402-410). Jansénius développe sa pensée dans 1'flugustinus, t. III,
l. 8 (c'est lui qui parle de velléité: c. 2).
342 LA GRACE SOUVERAINE

sinon Celui qui prépare la volonté et achève en coopérant ce qu'il a


commencé en opérant ? Car il opère, au commencement, pour que nous
voulions, celui qui, pour l'achèvement, coopère avec nous lorsque nous
voulons 75.

Mais Pascal ne s'en tient pas à cette explication, qui ruine pour
tant à elle seule la seconde proposition. Il soutient « contre Calvin
le pouvoir que la volonté a de résister même à la grâce efficace et
victorieuse ». Qu'est-ce à dire ? Le « disciple de saint Augustin » ne
pense évidemment pas que la volonté créée pourrait triompher de la
Toute-Puissance. Il veut simplement mettre en lumière, contre Calvin,
le fait que le libre arbitre n'a pas été anéanti et conserve, de par sa
nature, son pouvoir de choix. Mais à ses yeux ce pouvoir est si affaibli
depuis la chute que seule la grâce divine lui restitue une spontanéité
pour le bien. Jansénius, Amauld et Pascal ont toujours distingué
« diverses manières dont on peut considérer les différents pou
voirs J‘. Pascal retient ainsi: le pouvoir dû à la nature, le pouvoir
dû à la grâce habituelle, le pouvoir dû à la grâce actuelle victorieuse :
On peut dire de celui qui est secouru de la grâce, quoi qu'il le soit moins
qu'il ne faut, pour faire qu'il marche parfaitement dans la voie de Dieu,
qu'il a un pouvoir qu'il n'aurait pas s'il était privé de tout secours,
puisqu'il est plus proche d'avoir tout celui qui lui est nécessaire lorsqu'il
en a une partie que s'il n'en avait point du tout; et même que ce secours
imparfait, ou trop faible dans la tentation où l'on le considère, deviendra
assez puissant si la tentation vient à se diminuer, et qu'il la lui fera
vaincre alors effectivement, ce qui ne serait pas véritable s'il n'en avait
aucun. De la même sorte qu'on peut dire d'un homme dont la vue est
affaiblie par une maladie, et qui a besoin de beaucoup de lumière,
qu'encore qu'une petite lumière ne lui donne pas le plein pouvoir de voir,
néanmoins elle lui en donne un certain genre, ou un certain degré de
pouvoir qu'il n'aurait pas s'il était dans les ténèbres, puisqu'il est plus
proche d'avoir tout celui qui lui est nécessaire en cet état, et que même,
si sa santé s'affermit, cette lumière deviendra assez forte pour lui en
donner alors le pouvoir entier.
Voilà toutes les diverses manières dont on peut considérer les différents
pouvoirs qui sont tous véritables, quoique le seul qui doit être appelé
entier, plein et parfait, et qui donne l'action même, soit celui auquel il
ne manque rien pour agir. De sorte qu'il est très véritable qu'on peut dire
de ceux auxquels il manque quelque secours, sans lequel il est assuré
qu'ils ne feront jamais une action, qu'ils n'ont pas, en ce sens, le pouvoir
de la faire.
C'est ainsi qu'on peut dire avec vérité qu'un homme dans les ténèbres n'a
pas le pouvoir de voir, en considérant le plein et demier pouvoir sans
lequel on n'agit point 75.

23. l7. n. 33. Pascal a traduit une partie de ce passage dans les Ecr. gr., p. 198-199,
et Brunschvicg signale sa présence dans la Trias (III, 5, l3, p. 389). Arnauld voit dans le
velle la volonté naissante. et dans le perficere le consentement qui conduit à l'acte (Œuwes.
XX, 50, et XXXIX, 627: cité par J. Laporte, La doctrine de la grâce, p. 408). Pascal
appelle cette grâce imparfaite «petite lumière» (Ecr. gr., XI, 260).
24. Ecr. gr., Xl, 260; cf. p. 219: « un pouvoir éloigné, tel qu'est la possibilité qu'ont
tous les hommes d'être sauvés » et. à l'autre extrême, « le pouvoir prochainement suffisant »,
le seul capable en fait de se transformer en acte.
25. Ibid., 260-61. Cette image de l'œil, qui a par lui-même la possibilité naturelle de
voir, mais ne peut voir sans lumière, a été empruntée par Pascal à saint Thomas (Summa
Thealogiae, la llae, qu. 109, art. 9), cité p. 259. C'est dans cet article de la Somme qu'il
a trouvé un passage d'Augustin, De nat. et graL, 26, où se rencontre la même image
et qu'il cite p. 258-259. Brunschvicg signale que Sinnich avait relevé ce texte dans sa
TOUTE-PUISSANCE DE LA GRACE DU CHRIST 343

Dans la Deuxième Provinciale, au lieu de l'image de l'œil, Pascal


développe la parabole de l'homme blessé à mort par des voleurs et
raille ceux qui confondent les différents sens du mot pouvoir et
assurent au moribond qu'il peut marcher jusque chez lui, puisqu'il a
encore ses jambes ; tandis que le bon médecin « ayant sondé ses
plaies, les juge mortelles, et lui déclare qu'il n'y a que Dieu qui lui
puisse rendre ses forces perdues »*. Ce qui compte ici, c'est que le
malheureux est moribond, et non pas mort (contre Calvin). Il peut
donc retrouver l'activité. Selon l'adversaire à combattre, le pouvoir
naturel du libre arbitre apparaîtra soit comme dérisoire (contre les
tendances molinistes), soit comme réel (contre les excès des réfor
més). C'est, souligne Pascal, exactement la position de saint Augus
tin, de saint Thomas et de Jansénius :

Voyez donc, mon Père, s'il [Jansénius] tient qu'on a le pouvoir de résister,
quand il dit, dans des traités entiers, et entre autres, au t. 3, l. 8, c. 20,
qu'on a toujours le pouvoir de résister à la grâce, selon le Concile : QUE
LE LIBRE ARBITRE PEUT TOUJOURS AGIR ET N'AGIR PAS, vouloir
et ne vouloir pas, consentir et ne consentir pas, faire le bien et le mal,
que l'homme en cette vie a toujours ces deux libertés, que vous appelez
de [contrariété et] de contradiction. Voyez de même s'il n'est pas
contraire à l'erreur de Calvin, telle que vous-même la représentez, lui
qui montre, dans tout le chap. 21, que l'Eglise a condamné cet hérétique,
qui soutient que la grâce n'agit pas sur le libre arbitre en la manière qu'on
l'a cru si longtemps dans l'Eglise, en sorte qu'il soit ensuite au pouvoir
du libre arbitre de consentir ou de ne consentir pas, au lieu que, selon
saint Augustin et le Concile, on a toujours le pouvoir de ne consentir pas,
si on le veut, et que, selon saint Prosper, Dieu donne à ses élus mêmes
la volonté de persévérer, en sorte qu'il ne leur ôte pas la puissance de
vouloir le contraire. Et enfin jugez s'il n'est pas d'accord avec les Tho
mistes, lorsqu'il déclare, c. 4, que tout ce que les Thomistes ont écrit pour
accorder l'efficacité de la grâce avec le pouvoir d'y résister est si conforme
à son sens, qu'on n'a qu'à voir leurs livres pour y apprendre ses senti
ments : Quod ipsi dixerunt, dictun puta 27.

Trias (III, 2, 14, p. 336). Il est utilisé aussi par Bourzeis, Lettre à un Président, ch. 1,
p. 3-4.
Pour les différents pouvoirs, voir Jansénius, Augustinus, t. III, 1. 3 : pouvoir de nature,
pouvoir moins éloigné venant de la foi, pouvoir né de la petite grâce, pouvoir immédiat
et complet provenant de la grâce actuelle efficace. Il en conclut que, puisque l'homme
possède toujours au moins le premier de ces pouvoirs, il est vrai de dire qu'il peut
observer les commandements. Arnauld adopte la même position (La doctrine de la grâce,
p. 409-410, n. 12).
26. Ed. Cognet, p. 29-31 : les trois médecins sont un augustinien, un moliniste et
un néo-thomiste. Faisant face à un moliniste, Pascal insiste sur la faiblesse de l'homme
déchu. Cette parabole s'inspire de celle du Bon Samaritain (Luc, X, 30-37), mais par
l'intermédiaire des commentaires augustiniens, par exemple De nat. et grat., 43, n. 50, que
Pascal cite dans les Ecr. gr., XI, p. 122 : « Qui ne sait que Dieu a créé l'homme sain ?
Sed nunc agitur de illo quem semivivum latrones reliquerunt, etc. ». Plus précisément encore,
Pascal n'a pas pu ne pas penser au livre écrit par Florent Conroy (Conrius), Peregrinus
Jerichuntinus, Paris, 1641, traduit par Arnauld en 1645 sous le titre Le Pèlerin de Jéricho.
La préface signale un certain nombre de passages où Augustin a évoqué ce pèlerin secouru
par le bon Samaritain : p. 6 de l'éd. latine on lit en marge « Luc 10 - Aug. de nat. et grat.
c. 43 et l. 2. qq. Evangel. q. 19. Tract. 41 in Joan. Serm. 37 de verbis dom. et serm. 2
de verb. Apost. » Cette liste n'est pas exhaustive : ajoutons l'In Ps. 136, n. 7 (bien connu
de Pascal). Pascal avait lu Conrius, comme nous l'indique dom Clémencet (voir Ecr. gr.,
XI, 143).
27. Dix-huitième Provinciale, éd. Cognet, p. 364-366.
344 LA GRACE SOUVERAINE

b) « INFAILLIBLEMENT »

La faiblesse du libre arbitre déchu est telle que si Dieu ne lui


proposait qu'une aide semblable à celle d'Adam, les hommes seraient
inéluctablement victimes de leurs concupiscences :
Au milieu de si nombreuses et si grandes tentations, leur volonté succom
berait par sa faiblesse et la persévérance leur serait impossible : abattus
par leur faiblesse, ou ils ne voudraient pas persévérer, ou, par faiblesse
de volonté, ils ne le voudraient pas assez pour le pouvoir. On est donc
venu au secours de la faiblesse de la volonté humaine de telle sorte qu'elle
soit mise en mouvement par la grâce divine d'une façon indéclinable et
invincible ; et c'est pourquoi, malgré sa faiblesse, la volonté ne défaille
pas et n'est vaincue par aucune adversité28.

Augustin poursuit quelques lignes plus loin : « Dieu . a pris soin


qu'avec son appui ils veuillent invinciblement ce qui est bien et re
fusent invinciblement d'abandonner le bien » ?. Sur le premier de ces
deux passages les théologiens de Louvain ont précisé dans leurs anno
tations que « la pensée d'Augustin n'est pas que les élus perdent
tout pouvoir de s'écarter de la voie droite, mais que la grâce qu'ils
reçoivent est si puissante qu'en fait ils ne s'en écartent pas »*. Telle
est précisément la conception de Pascal, professant dans la Dix-hui
tième Provinciale « que la grâce efficace par elle-même gouverne la
volonté de telle sorte, qu'on a toujours le pouvoir d'y résister » *.
Mais en fait l'homme touché par la grâce ne résiste jamais, de même
qu'en fait le libre arbitre livré à lui-même ne résiste jamais au torrent
des concupiscences. Si donc métaphysiquement l'homme demeure
capable de choix, dans l'expérience de la vie il se porte toujours vers
ce qui le délecte le plus. Il fallait user d'un vocabulaire rigoureux
pour se tenir sur cette ligne de crête de la théologie augustinienne,
sans tomber dans le calvinisme. Pascal en était très conscient et utilise
toujours des expressions éprouvées, comme ses amis de Port-Royal,
il a volontiers recours à la notion d'infaillibilité, pour souligner que
la grâce ne manque jamais d'avoir son effet, bien qu'elle n'impose
aucune contrainte :

Le libre arbitre, charmé par les douceurs et par les plaisirs que le
Saint-Esprit lui inspire, plus que par les attraits du péché, choisit infail
liblement lui-même la loi de Dieu . .
Ceux à qui il plaît à Dieu de donner cette grâce, se portent d'eux-mêmes
par leur libre arbitre à préférer infailliblement Dieu à la créature . .
Toutes les fois qu'elle est donnée, le libre arbitre s'y porte infaillible
ment . .. Ceux à qui il plaît à Dieu de la donner jusqu'à la fin persé

28. De corr. et grat., 12, n. 38: « Inter tot et tantas tentationes infirmitate sua voluntas
ipsa succumberet, et ideo perseverare non possent, quia deficientes infirmitate nec vellent,
aut non ita vellent infirmitate voluntatis ut possent. Subventum est igitur infirmitati voluntatis
humanæ, ut divina gratia indeclinabiliter et insuperabiliter ageretur ; et ideo, quamvis
infirma, non tamen deficeret, neque adversitate aliqua vinceretur ». Ce texte est un des
plus fréquemment utilisés par les théologiens de Port-Royal (Arnauld, CEuvres, VIlI, 361
et XVII, 170-171, etc. ; Bourzeis, Lettre à un évêque ., 2e partie, p. 48, n. 4.).
29. De corr. et grat., 12, n. 38.
30. Cité dans l'éd. des Opuscules sur la grâce, Bibl. Aug., t. 24, p. 786, n. 9.
31. Ed. Cognet, p. 357. C'est d'ailleurs un véritable refrain : Ibid., p. 340, 349 364-366.
TOUTE-PUISSANCE nE LA GRACE nu cmusr 345

vèrent infailliblement . Ils méritent la gloire, et par le secours de


cette grâce qui a surmonté la concupiscence, et par leur propre choix
et le mouvement de leur libre arbitre qui s'y est porté de soi-même
volontairement et librement »32.
Au contraire, dans le pécheur délaissé « le libre arbitre a une
suavité et une délectation si puissante dans le mal par la concupiscence
qu'infailliblement il s'y porte de lui-même comme à son bien, et qu'il
1e choisit volontairement et très librement et avec joie comme l'objet
où il sent sa béatitude » 33.
Pour Pascal infaillibilité et liberté ne s'excluent donc nullement.
En bon augustinien, il distingue le domaine du volontaire, où s'exercent
spontanément les tendances, de celui de la contrainte, qui forcerait
un libre arbitre mort ou rétif à effectuer tel ou tel choix J‘. Il condamne
Luther, d'après qui «les hommes sont contraints nécessairement et
inévitablement à pécher » 35. Mais le terme contrainte n'est pas le seul
qui soit à rejeter: de par son ambiguïté, celui de nécessité doit aussi
être évité. Il n'est employé à bon escient que pour désigner l'obéis
sance de la volonté aux premiers principes qui la régissent: le désir
du bonheur, dans l'ordre naturel, et l'adhésion au Bien infini, dans la
vision béatifique. Dans ces cas, en effet, le libre arbitre ne possède
aucun pouvoir de ne pas se porter vers le bonheur ou le Bien infini
pour lequel il a été créé. En fait, tous les hommes cherchent Dieu
à tâtons et recherchent à travers des bonheurs limités le Bien sans
limites : il existe donc en eux un amour naturel qui les oriente néces
sairement vers la transcendance inconnue. Tout le bonheur du chrétien
vient de ce qu'il a découvert ce Dieu et transforme ce pâle amour
imposé en une charité ardente et spontanée: « Oh! qu'heureux sont
ceux qui avec une liberté entière et une pente invincible de leur
volonté aiment parfaitement et librement ce qu'ils sont obligés
d'aimer nécessairement M‘. Cependant le mot nécessité a été assez
souvent utilisé par les plus grands théologiens pour souligner ce qu'il
vaut mieux appeler infaillibilité ; c'est en particulier le cas de saint
Augustin 33. Mais la Réforme est survenue et s'est appuyée sur ces

32. Ecr. gr., p. 149-ISO: notez choisit et lui-même (soulignés par nous) entourant
infailliblement. Voir ibid, p. 137; «J.-C. conduit [ses élus] par des moyens certains
et infaillibles». Ce terme technique n'est pas propre a Pascal, qui le trouvait chez saint
Thomas, Alvarez, le P. Pétau, Arnauld, etc. (cf. Dix-hHitième Provinciale, p. 362).
33. Ecr. gr., p. 148; cf. p. 150: «Ils aiment mieux infailliblement pécher que ne
pécher pas ». Dans le fr. 378 - 470, l’apologiste parle d' «opposition invincible entre Dieu
et nous ».
34. Fr. 97 - 334: ‘ La concupiscence et la force sont les sources de toutes nos actions.
La concupiscence fait les volontaires, la force les involontaires». Dapologiste évoque ici
le monde sans Dieu; c'est pourquoi il passe sous silence les actions volontaires inspirées
par la grâce.
35. Ecr. gr., p. 280-281 (souligné par nous).
36. Maladies, 5.
37. Opus imperf., V, 50: «Notum est quod homo primus voluntate malum egit, non
necessitate: sed iste qui dicit quod nolo malum hoc ago [Romains, VIl, 19] necessitate
se ostendit malum agere, non voluntate ». Conf., Vlll, S, n. 10: «Suspirabam ligatus,
non ferro alieno, sed mea ferrea voluntate. Velle meum tenebat inimicus, et inde mihi
catenam fecerat, et constrinxerat me. Quippe ex voluntate perversa facta est libido: et dum
servitur libidini, facta est consuetudo; et dum consuetudini non resistitur facta est
necessitas ». Ce dernier texte fait apparaître qu'il s'agit d'une nécessité morale, concrète,
et non métaphysique: de là, chez les augustiniens, le retour des oppositions entre pouvoir
réel et impuissance de fait. Sur l'image de la chaîne, voir Ecr. gr., p. 228-230.

J î»
346 LA cRAcE soUvERAINE

formules dangereuses pour élaborer sa théorie d'un libre arbitre mort


et semblable à une pierre. On ne peut donc plus désormais utiliser
sans précision des formules qui prêtent à controverse. Le rigoureux
Thomas d'Aquin, bien avant la Réforme et le Concile de Trente, avait
donné l'exemple, lorsqu'il écrivait que sous l'influx de la grâce l'homme
« consent infailliblement, et même nécessairement, non pas d'une
nécessité absolue, mais d'une nécessité d'infaiIlibilité » 3‘.
Comment concilier l'infaillibilité de l'acte et la réalité du libre
arbitre ? Le libre arbitre d'Adam était essentiellement défini par l'in
différence à l'égard du bien et du mal. Sa volonté était « indifférente
pour le bien et pour le mal, sans délectation ni chatouillement dans
l'un ni dans l'autre, mais suivant, sans aucun appétit prévenant de
sa part, ce qu'il connaissait de plus convenable à sa félicité » n. Depuis
la chute, l'homme a conservé ce pouvoir, mais en a concrètement perdu
l'exercice: l'ignorance et la concupiscence l'ont tellement affaibli
qu'il ne résiste pas aux séductions du mal, bien qu'il sente en lui-même
une capacité de choix. Telle est l'expérience de la vie: nous avons
l'évidence intérieure que notre libre arbitre existe, et pourtant nous
succombons toujours à ce qui nous fascine. Nous pourrions résister,
mais nous ne résistons pas. C'est pourquoi, connaissant les pen
chants, les habitudes d'un homme, nous prévoyons à coup sûr ses
bonnes ou ses mauvaises actions: quoi de plus courant que cela ?
Qui a jamais vu un homme passionné pour les voluptés charnelles
repousser une femme splendide qui viendrait s'offrir à lui ? Infailli
blement il la prendra pour maîtresse, bien que la chasteté reste
pour lui une possibilité et qu'il le sente ‘°. Ce pouvoir inaliénable du
libre arbitre provient de la nature même de la volonté: faculté de
l'Infini, elle ne saurait être réellement comblée par aucun bien fini.
Lors même qu'elle est ensorcelée par l'un d'eux et qu'elle se précipite
sur lui, elle conserve une surabondance de force qui explique le senti
ment juste de pouvoir réellement agir autrement.
Si Arnauld a de plus en plus insisté sur ce pouvoir physique qui
demeure dans le libre arbitre, Jansénius lui-même ne l'a pas exclu.
Sans ce pouvoir des contraires (potestas ad opposita) il serait vain,
en effet, de parler de mérite ou de démérite. Mais alors que pour
Arnauld l'essence de la liberté réside dans ce pouvoir, pour Jansénius,
cette essence consiste dans la spontanéité de la volonté, dans la simple
absence de contrainte, étant bien entendu que cette spontanéité
suppose dans le libre arbitre le pouvoir physique de résister à la

38. Cité dans la Dix-huitième Provinciale, éd. Cognet, p. 362.


39. Ecr. gr., 147; cf. p. 225: «La raison de cette incapacité qui est maintenant en
l'homme d'entrer dans cet équilibre, et d'entrer dans cette indifférence prochaine aux
opposites, qui étaient dans Adam, est que le libéral arbitre d'Adam n'était attiré par
aucune concupiscence ». Indifférence prochaine dans Adam: cette formule, formée sur
pouvoir prochain, signifie qu'aux yeux de Pascal il n'y a plus dans l'homme déchu qu'une
indifférence éloignée aux opposites, c'est-à-dire qu'en fait ce pouvoir de choix entre le
bien et le mal ne s'exerce plus.
40. Arnauld a multiplié les exemples de cc genre: voir J. Laporte, La doctrine de 1a
grâce, p. 77.
TOUTE-PUISSANCE DE LA GRACE DU CHRIST 347

grâce ‘‘. Ainsi la doctrine jansénienne pouvait-elle échapper à la


condamnation portée contre la troisième proposition : « Pour mériter
et démériter dans l'état de nature déchue il n'est pas indispensable
que l'homme soit libre de toute nécessité, il suffit qu'il soit libre
de toute contrainte » ‘2.
Pascal, avec son insistance sur la force de la délectation, demeure
tout à fait jansénien. Pour lui,
Le libre arbitre est demeuré flexible au bien et au mal ; mais avec cette
différence qu'au lieu qu'en Adam, il n'avait aucun chatouillement au mal,
et qu'il lui suffisait de connaître le bien pour s'y pouvoir porter, main
tenant il a une suavité et une délectation si puissante dans le mal par la
concupiscence qu'infailliblement il s'y porte de lui-même comme à son
bien, et qu'il le choisit volontairement et très librement et avec joie
comme l'objet où il sent sa béatitude 43.

La Dix-huitième Provinciale rejette explicitement la troisième pro


position: « Dieu dispose de la volonté libre de l'homme sans lui
imposer de nécessité Le libre arbitre qui peut toujours résister
à la grâce, mais qui ne le veut pas toujours, se porte aussi librement
qu'infailliblement à Dieu, lorsqu'il veut l'attirer par la douceur de ses
inspirations efficaces »". Toute la lettre souligne sur ce point la
conformité de Jansénius avec saint Augustin et saint Thomas. Per
sonne, d'ailleurs, plus que Pascal n'a célébré la théorie jansénienne
des deux délectations.
En insistant sur l'état concret de la volonté, sur sa pente vers
le bien ou vers le mal, beaucoup plus que sur le pouvoir métaphysique
d'un libre arbitre considéré abstraitement, Pascal rejoint l'inspiration
profonde de l'augustinisme authentique, qui est sensible avant tout
à l'expérience de la vie et se meut dans l'histoire charnelle plus que
parmi les essences métaphysiques. Augustin distingue en général
libre arbitre (arbitrium voluntatis) et liberté (libertas) : le libre arbitre
est un pouvoir de choix, la liberté est un état, l'état de l'homme qui
use bien de son libre arbitre ‘5. Mais ce qui compte avant tout, c'est
l'intensité de vie, la liberté. Voilà pourquoi Augustin et Pascal, lors
qu'ils usent de l'adjectif libre, qui malheureusement s'applique à
la fois au libre arbitre et à la liberté, précisent souvent vraiment libre,
pour désigner l'état de l'homme délivré: « Il faut reconnaître que
nous avons un libre arbitre pour faire le mal et le bien; mais pour
faire le mal, chacun est libre à l'égard de la justice et esclave du
péché, tandis que pour le bien personne ne peut être libre, à moins

41. Voir J. Laporte, La doctrine de la grâce, p. 74-94 et 411-421; Jansénius, Augustinus,


t. III, 1. 4, c. 1-12, et l. 8.
42. H. Denzinger, Enchiridion, 11° 1094.
43. Ecr. gr., p. 148. Jansénius constatait que la déchéance d'Adam fut telle que «non
sit amplius illa primæva tlexibilitas, qua bene velle possit et male» (Augustinus, t. III,
l. 4, c. 10).
44. Ed. Cognet, p. 359-360.
45. Voir de nombreuses citations dans E. Gilson, Introduction ..., p. 212-213, n. 2.
M. Gilson souligne certains flottements de vocabulaire et les ambiguïtés nées de l'existence
d'un seul adjectif, libre (liber). Sur le libre arbitre: « Hominis vero liberum arbitrium
congenitum et omnino inamissibile» (Opus imper-L, V1, 11).

4.5‘.
348 LA GRACE SOUVERAINE

Y
davoir été délivré par celui qui a dit: Si le Fils vous délivre, alors
vous serez vraiment libres [Jean, VIII, 36] »". Pascal avait pris
soin de choisir dans la Trias de Sinnich et de traduire deux textes
augustiniens particulièrement clairs sur ce point :
662. On est réduit sous la servitude de celui par qui on est vaincu. Quelle
peut donc être la liberté de l'esclave assujetti sous le péché, sinon de
ce qu'il trouve sa délectation à pécher? Car celui-là sert librement son
maître, qui fait sa volonté de bon cœur. Et c'est par ce moyen que celui
qui est esclave du péché, est libre pour pécher. Et de là vient qu'il ne
sera point libre pour agir justement jusqu'à ce qu'étant délivré du péché,
il commence à être fait esclave de la justice. Voilà la liberté qui est
véritable a cause de la joie que l'on a à faire le bien, et en même temps,
voilà la servitude qui est sainte, a cause de l'obéissance que l'on rend
aux préceptes. Mais cette liberté de bien faire, d'où viendra-t-elle à
l'homme asservi et vendu, si celui-là ne le délivre qui a dit: Si le Fils
vous délivre, vous serez véritablement libres.
663. Donc le libéral arbitre est véritablement libre, lorsqu'il n'est plus
esclave des vices et des péchés 47.
Augustin et Pascal insistent donc sur l'état d'affranchissement de
l'homme. Bien que le pouvoir de choix soit inamissible, ce qui existe
concrètement, ce sont des pécheurs plus ou moins ensorcelés par
leurs fautes ou des saints plus ou moins fascinés par l'amour du Bien.
Si donc on perçoit bien que le libre arbitre n'est pas distinct de la
volonté même, on est autorisé à identifier exercice du libre arbitre et
spontanéité, dans tous les actes particuliers qu'inspire la nécessaire re
cherche du bonheur. Comme l'écrit Augustin, « celui-là sert librement
son maître, qui fait sa volonté de bon cœur »‘‘. Il choisit, reprend
Pascal, « volontairement et très librement et avec joie »". Ainsi sont
affirmés par l'augustinisme le pouvoir éloigné qu'a le libre arbitre de
résister à la grâce même efficace et victorieuse, l'infaillibilité de
l'action de la grâce, la spontanéité avec laquelle la volonté charmée
s'élance vers Dieu.

c) GRACE, MÉRITE ET PRIÈRE.


Dans cette si difficile théologie de la grâce se pose un dernier
problème: la Tradition évangélique est en effet remplie d'expres
sions qui tantôt accordent tout à Dieu, tantôt semblent attribuer
tout à l'homme, à sa prière, à ses mérites. Pascal n'a pas éludé cette
difficulté :
Si nous considérons la vie chrétienne, qui n'est autre chose qu'un saint
désir, selon saint Augustin 5°, nous trouverons, et que Dieu prévient

46. De corr. et grat., 1, n. 2. Cf. fr. 818-782: «Moïse ne vous a point tirés de
captivité et ne vous a pas rendus véritablement libres ». Voir Ecr. gr., p. 226.
47. Ecr. gr., p. l14-ll5, citant Enchin, 29-30 (Trias, IV, 7, 7, p. 662) et De civ. Dei,
XIV, 11 (Ibid., p. 663). Pascal paraphrase le premier de ces textes dans les Ecr. gr.,
p. 225-226 et cite p. 251 l'Enchir., 31: « Tune ergo efficimur vere liberi, cum Deus nos
fingit, id est, formal et creat, non ut homines, quod jam fecit, sed ut boni homines simus,
quod nunc sua gmtia facit ».
48. Enchin, 29-30, cité par Pascal, Ecr. gr., p. 114.
49. Ecr. gr., p. 148. Cf. Lettre 2 à Ch. de Roannez,
50. Brunschvicg signale l'origine de cette allusion: «Tota vita Christiani boni, sanctum
desiderium est» (In Epist. 10h., tr. 4, n. 6). Ajoutons que ce passage se trouve dans la
Trias, III, 6, 3, p. 430.
TOUTE-PUISSANCE ma LA GRACE DU cmusr 349

l'homme, et que l'homme prévient Dieu; que Dieu donne sans qu'on
demande, et que Dieu donne ce qu'on demande; que Dieu opère sans que
l'homme coopère, et que l'homme coopère avec Dieu; que 1a gloire est
une grâce et une récompense; que Dieu quitte le premier, et que l'homme
quitte le premier; que Dieu ne peut sauver l'homme sans l'homme, et
que ce n'est nullement de l'homme qui veut et qui court, mais seulement
de Dieu qui fait miséricorde 51.

Les semi-pélagiens croyaient pouvoir utiliser contre la doctrine


de saint Augustin tous les passages bibliques où est célébrée l'initia
tive humaine. Mais ils devenaient alors incapables d'expliquer réelle
ment la foule des textes où apparaît la toute-puissance divine. Augus
tin, lui, a bien vu que l'ensemble de la justification ne vient que de
Dieu, qui a élu tel ou tel par un dessein très juste, mais impénétrable.
I1 soutient donc avec ses disciples que
Le salut ne dépend que de Dieu; La gloire est gratuite; Ce n'est ni de
celui qui veut, ni de celui qui court, mais de Dieu, qui fait miséricorde;
Ce n'est point par les œuvres [que nous sommes sauvés], mais par la
vocation; C'est Dieu qui opère le vouloir et l'action suivant son bon
plaisir; Les Commandements ne sont pas toujours possibles; La grâce
n'est pas donnée à Tous ; Tous les hommes ne sont pas sauvés, non parce
qu'ils ne le veulent pas, mais parce que Dieu ne veut pas; Chaque
action que nous faisons en Dieu, est faite en nous par Dieu même 52.
Cependant, tout en formulant de façon définitive l'efficacité sou
veraine de la grâce, l'adversaire de Pélage a bien vu que si l'on s'at
tache à considérer les étapes de la justification, il est possible d'y
discerner l'intervention d'une causalité humaine. Si la grâce est
première, l'homme répond librement à son appel: il peut donc en
quelque manière être déclaré cause de sa propre persévérance et par
conséquent de son salut. C'est ce que saint Thomas, fidèle interprète
de saint Augustin en cette matière, a fort bien vu. Parlant de la prédes
tination gratuite, il affirme en effet qu’
on la peut considérer, ou en un commun, ou dans ses effets particuliers,
et en parler ainsi en deux manières contraires; en la considérant dans
ses effets, on peut leur alléguer des causes; les premiers étant les causes
méritoires des seconds, et les seconds la cause finale des premiers;
mais qu'en les considérant tous en commun, ils n'ont aucune cause que
la volonté divine; c'est-à-dire, comme il l'explique, que la grâce est
donnée pour mériter la gloire, et que la gloire est donnée parce qu'on
l'a méritée par la grâce; mais le don de la gloire et de la grâce ensemble
en commun n'a aucune cause que la volonté divine 53.

Quelles sont donc ces étapes de la justification ? L'homme déchu


est devenu un être affaibli, sa volonté a perdu le pouvoir prochain de
se toumer vers son Créateur. Pascal ne cesse de citer 1e passage du
Don de 1a persévérance où Augustin, après avoir rappelé l'état glo
rieux d'Adam, écrit: «Cela n'est plus maintenant dans les forces du

51. Ecr. gr., p. 170-171; voir une autre série d'oppositions p. 195-196. Cf. fr. 969 - 514.
S2. Ecr. gr., p. 172.
53. Ecr. gr., p. 170. Cf. fr. 791-777: « Les effets in communi et in particulari. Les
semi-pélagiens errent en disant de in communi ce qui n'est vrai que in particulan et les
calvinistes en disant in particulari, ce qui est vrai in communi, ce me semble ».
Les calvinistes ont en effet méconnu le pouvoir de la prière.

‘J’;
350 LA cmcE SOUVERAINE

libéral arbitre »5". Privé de la grâce, l'homme vit désormais dans la


tragédie: il reste en lui des vestiges de sa première nature, il veut
être heureux, il veut connaître le vrai, et il ne le peut:
L'Ecclésiaste montre que l'homme sans Dieu est dans l'ignorance de tout
et dans un malheur inévitable, car c'est être malheureux que de vouloir
et ne pouvoir. Or il veut être heureux et assuré de quelque vérité. Et
cependant il ne peut ni savoir ni ne désirer point de savoir. Il ne peut
même douter 55.
Vouloir et ne pouvoir, cette opposition rappelle immédiatement à
quiconque a lu saint Augustin l'abondance des réflexions de l'évêque
d'Hippone sur certains verbes marquant le cheminement de l'activité
humaine: vouloir, pouvoir, agir 5°. L'homme laissé à lui-même n'a
plus qu'un pouvoir très éloigné de s'attacher à Dieu et des volitions
languissantes à l'égard du Bien. Tant que la charité n'est pas victo
rieuse, le libre arbitre demeure incapable de ce vouloir persévérant
et efficace qui conduit à l'accomplissement des commandements. C'est
en ce sens qu'il faut comprendre la parole de saint Paul: « Cela ne
dépend ni de celui qui veut, ni de celui qui court, mais de Dieu qui fait
miséricorde [Romains, IX, 16] nous ne pouvons vouloir sans un
appel de Dieu » 5’. Plus le vouloir est intense, plus grandit le pouvoir:
les justes « ne persévèrent que s'ils le peuvent et le veulent, la possi
bilité et la volonté de persévérer leur sont données par la libéralité
de la grâce divine: leur volonté est si bien embrasée par l'Esprit
saint, qu'ils peuvent parce qu'ils veulent ainsi M‘.
L'initiative est donc à Dieu. C'est lui qui d'abord fait sentir à
l'homme son néant, sa faiblesse, afin « qu'il ne s'enfle pas de superbe,
mais étant fatigué, recoure à la grâce » 5’. L'auteur des Pensées se bor
nera donc à imiter Dieu, lorsqu'il fatiguera l'incroyant et lui révélera
sa misère pour qu'il se tourne vers la Sagesse divine et l'écoute. Alors
que la créature était égarée et malade, Dieu se penche sur elle et
commence à lui montrer le Chemin et à guérir sa volonté. Comme
saint Augustin et ses disciples ne cessent de le répéter, c'est lui qui
« prépare la volonté »°°. La grâce «fait que l'homme soit de bonne

54. De dono persem, 7, n. 13: «Non est hoc omnino in viribus liberi arbitrii, quales
nunc sunt ». Ce texte est repris dans Ecr. gr., XI, p. 211, 221, 222-223, 236-237. Pascal le
cite de mémoire p. 230: l'homme « ne peut rentrer dans cette indifférence prochaine de
sa première condition. Hoc non est amplius in viribus, etc.».
55. Fr. 75 - 389. Voir aussi fr. 205 - 489, 149 - 430 et 378 - 470. Cf. De div. quaest. ad
Simplia, I, qu. 1, n. l: « Velle adiacet mihi [Romains, VII, 18] ? Certe enim ipsum velle in
potestate est, quoniam adjacet nobis: sed quod perficere bonum non est in potestate, ad
meritum pertinet originalis peccati».
56. Cette insistance provient de la nécessité de commenter saint Paul: «C'est Dieu
qui opère en nous le vouloir et le faire» (PhiL, II, 13); «Vouloir le bien est à ma
portée, mais non pas l'accomplir » (Romains, VII, 18), etc.
D'autre part il fallait abattre Pélage, selon qui pouvoir appartenait à notre nature,
vouloir à notre libre arbitre.
57. De div. quaest. ad Simpliez, I, qu. 2, n. 12.
58. De corr. et gratia, 12, n. 8.
59. De perf. justitiae, resp. ad ration. ll, c. 5. Ce texte est traduit par Pascal dans
les Ecr. gr., XI, 176: Brunschvicg signale sa présence dans la Trias (Il, 3, 23, p. 182).
Juste auparavant Pascal cite un passage de portée analogue: De corr. et graL, 3, n. 5
(Trias, II, 3, 21, p. 178: indication donnée par Brunschvicg).
_60. Il s'agit du verset 35 du livre 8 des Proverbes (version des Septante): «A Domino
enim praeparatur voluntas hominis n. Voir par exemple Serm. 173 -33 de verbis AposL,

-----__; t; ,
TOUTE-PUISSANCE DE LA GRACE DU CHRIST 351

volonté, au lieu qu'il était méchant auparavant. Par elle, il est fait
que cette bonne volonté qui maintenant a commencé d'être, soit aug
mentée, et deviendra assez grande » ‘‘. Dans cette perspective, l'homme
déchu est dépourvu de tout mérite,
car il a plu à Dieu, afin de détruire le plus possible l'orgueil de la
présomption humaine, de faire en sorte qu'aucune chair, c'est-à-dire aucun
homme, ne se glorifie devant lui. De quoi la chair pourrait-elle se glorifier
devant lui, sinon de ses mérites? Or ces mérites, elle a pu les avoir, c'est
vrai; mais elle les a perdus... C'est pourquoi il ne reste à ceux qui ont
besoin d'être libérés, que la grâce du Libérateur Aux justes convient
ce mot Que celui qui se glorifie se glorifie dans le Seigneur [1 Cor., I, 31]62.

Pascal lui-même est de ces justes et s'anéantit devant la conduite


de Dieu:
Je bénis tous les jours de ma vie mon Rédempteur , qui, d'un homme
plein de faiblesses, de misères, de concupiscence, d'orgueil et d'ambition,
a fait un homme exempt de tous ces maux par la force de sa grâce, à
laquelle toute la gloire en est due, n'ayant de moi que la misère et
l'erreur 63.

Tout vient de Dieu: la foi, la charité, les actes bons, la prière, la


persévérance, le salut.
Mais si la foi n'est précédée d'aucun mérite humain, elle fait
naître ce mérite "‘. La spontanéité avec laquelle la volonté s'élance
vers Dieu n'étant nullement atteinte par la toute-puissance de la
grâce, toutes les actions, toutes les prières des justes sont méritoires,
bien que dans l'union de l'âme humaine et de la grâce la Volonté
divine soit dominante. De là des formules augustiniennes comme
celle-ci: « Quiconque énumère ses mérites véritables, qu'énumère-t-il
devant toi sinon tes dons ? » ‘‘. L'homme s'associe avec joie à l'action
divine: « Si Deus miseretur etiam volumus: Si Deus tangit cor, homo
praeparat cor ; Si audisset et didicisset a Patre, veniret (De praedest
sancton, c. 8) N‘. Pascal, comme Augustin, célèbre donc souvent les

2. n. 2; Enchin, 32 (traduit par Pascal dans Ecr. gr., p. 182 et 197-198); De grat. et lib.
arbitrio, 16, n. 32.
61. De gratia et lib. arbitrio, 15, n. 31. Pascal donne comme référence: « c. 15-16 v,
ce qui nous indique qu'il ne s'agit ici que d'un début de citation, comme l'attestent aussi
les points de suspension. Il comptait donc traduire toute la fin du c. 15 et au moins
une partie du chapitre 16. Le fragment cité existe dans la Trias (II, 3, 20, p. 130: indi
cation fournie par Brunschvicg). Tout le début de ce ch. 15 est utilisé dans la Dix-huitième
Provinciale, éd. Cognet, p. 361.
Pascal a relevé également une phrase de l'Opus imperyfl, II, n. 157: «Cum vero dat
incrementum Deus, sine dubio credit et proficit » (Ecr. gr., p. 251).
62. De corr. et grat., 12, n. 37. Cf. fr. 933 - 460: « Dieu seul donne la sagesse et c'est
pourquoi: qui gloriatur in domino glorietur ».
63. Fr. 931 - 550.
64. Epist. 194 - 105, 3. n. 9: « Restat, inquam. ut ipsam fidem non humano tribuamus
arbitrio, nec ullis præcedentibus meritis, quoniam inde incipiunt bona quæeumque sunt
merita»; Ibid., 5, n. 19; De grat. et lib. arbitrio, 6, n. 13. Cf. Ecr. gr., p. 150: les élus
«méritent la gloire et par le secours de cette grâce et par leur propre choix ».
65. Conf, lX, 13, n. 34. Cf. De grat. et lib. arbitrio, 1, n. 1: ’gratiam per quam
bona merita comparamus»; De civ. Dei, XIV, 26; Epist. 194 - 105, 5, n. 19. Sur la diffé
rence entre les mérites avant tout humains d'Adam innocent et les mérites avant tout
divins de l'honune déchu, voir Augustinus, t. Ill, l. 2, c. 6 et l. 9, c. 10.
66. Ce sont là les «saintes maximes» établies par les Pères, affirme Pascal dans les
Ecr. gr., p. 250. Il s'agit de trois textes augustiniens: De div. quaest. ad Simplia, l, qu. 2,
n. 12; Contra duas epist. pelag., Il, 9; De praedesL, 8, n. 13. Le premier n'avait pas

ÄSJ
352 LA GRACE SOUVERAINE

mérites des saints. C'est ainsi qu'il écrit à Charlotte de Roannez:


« Peut-être êtes-vous de celles qui méritent que Dieu ne l'abandonne
pas et il est assuré que vous servez d'Eglise par vos prières, si
l'Eglise vous a servie par les siennes. Car c'est l'Eglise qui mérite,
avec Jésus-Christ qui en est inséparable, la conversion de tous ceux
qui ne sont pas dans la vérité »°3.
La grande source du mérite humain, c'est la prière. D'ailleurs, toute
la vie des saints se résout en prière ‘‘. Certes, comme la foi, « l'0rai
son même est entre les dons de Dieu »°’: Augustin et Pascal le rap
pellent constamment :
C'est lui qui nous fait demander tout ce que nous désirons recevoir, c'est
lui qui nous fait rechercher tout ce que nous désirons trouver, c'est lui qui
nous fait heurter. Et ensuite: Car c'est {esprit de Dieu habitant en nous
qui nous fait crier. Donc ce n'est pas par un pouvoir prochain que l'on
demande et que l'on prie 7°.
Bien que l'orant doive donc tout à Dieu, il coopère à son propre
salut.
C'est ainsi que saint Augustin n'est pas contraire à lui-même, lorsqu'ayant
fait deux livres entiers pour montrer que la persévérance est un don de
Dieu, il ne laisse pas de dire en un endroit de ses livres, que la persé
vérance peut être méritée par les prières, car il est sans doute que la
persévérance dans la justice peut être méritée par la persévérance dans
la prière; mais la persévérance dans la prière ne le peut être; et c'est
proprement elle qui est ce don spécial de Dieu dont parle le Concile; et
c'est ainsi que la persévérance en commun est un don spécial, et que la
persévérance qui peut être méritée, est la persévérance des œuvres; ce
qui paraît par cette expression même: La persévérance peut être méritée
par les prières 71.
Si la persévérance des œuvres est alors acquise, c'est parce que la
prière véritablement chrétienne « obtient toujours sa demande » n.

jusqu'ici été identifié. Pascal a sauté enim (« Si enim Deus »): « Si Dieu fait miséricorde,
nous voulons aussi ». Le second est cité par Bourzeis dans la Lettre à un évêque, 2‘ partie,
p. 61 (en marge): « Cependant sans l'aide de Dieu, qui prépare le cœur, l'homme ne peut
préparer son cœur ». Le troisième (« S'il avait entendu et appris de mon Père, il viendrait »)
est évoqué dans la Trias (III, 2, 4, p. 319-320). Mais Sinnich cite: « Absit ergo ut quisquam
non veniat, qui a Patre audivit et didicit ». Comme Pascal cite ensuite un passage du
De gratia Christi, 14 (Trias, III, 2, 5, p. 320), on peut penser qu'il est parti de la Trias,
mais s'est reporté à l'original.
67. Lettre 6. Cf. Maladies, 5: « O mon Dieu, qu'une âme est heureuse dont vous êtes
les délices, puisqu'elle peut s'abandonner à vous aimer, non seulement sans scrupule, mais
encore avec mérite ».
68. Pascal, Lettre du 5 nov. à Gilberte: « Cette charité que tu as eue pour nous est une
prière du nombre de celles qu'on ne doit jamais interrompre ». C'est à Augustin que Pascal
emprunte l'idée que la prière permanente exigée par le Christ (Luc, XVIII, 1), c'est la
charité: Epist. 130 - 121 ad Probam, 9, n. 18: « In ipsa ergo charitate continuato desiderio
semper oramus ».
69. Epist. 194 - 105, 4, n. 16: traduction de Pascal. dans les Ecr. gr., p. 210; le même
texte est repris p. 217, et la référence est donnée à la Trias (III, 6, 6, p. 438).
70. In Ps. 118, XIV, n. 2. Texte pris dans la Trias (III, 6, 6, p. 438).
71. Ecr. gn, p. 187-188. Les « deux livres entiers » sont lc De praedest. et le De dono
persan, qui constituent effectivement un unique traité. La citation provient du De dono
pers., 6, n. 10: « Hoc ergo Dei donum [sciL perseverantia] suppliciter emereri potest ».
72. Ecr. gr., p. 204; p. 213: «Dieu ne laisse jamais ceux qui le prient Il leur
accorde toujours les moyens nécessaires a leur salut, s'ils les lui demandent sincèrement ».
Lettre du 5 nov. 1648 à Gilberte: « La grâce est particulièrement accordée à la prière ».
Mais toute prière qui n'est pas prononcée en Jésus-Christ est « abominable » (fr. 948 - 668).
Cf. In Ps. 108, n. 9: « Non est justa oratio nisi per Christum Oratio autem quæ non
fit per Christum, non solum potest delere peccatum, sed etiam ipsa fit in peccatum >.
Il faut aussi que le chrétien prie avec un cœur pur: Maladies, 6.

---_----1 5L.’
TOUTE-PUISSANCE DE LA GRACE DU CHRIST 353

De sorte que « ceux qui .. sont [tentés], c'est parce qu'ils ne prient
pas » *. Pascal a synthétisé sa pensée dans le fragment 930-513 :
Pourquoi Dieu a établi la prière ?
1. Pour communiquer à ses créatures la dignité de la causalité.
2. Pour nous apprendre de qui nous tenons la vertu.
3. Pour nous faire mériter les autres vertus par travail.
Mais pour se conserver la primauté il donne la prière à qui il lui plaît.
Object : mais on croira qu'on tient la prière de soi.
Cela est absurde, car puisque ayant la foi on ne peut avoir les vertus.
Comment aurait-on la foi ? Y-a(-t-)il pas plus de distance de l'infidélité
à la foi que de la foi à la vertu ?
Mérité, ce mot est ambigu.
Meruit habere redemptorem.
Meruit tam sacra membra tangere.
Digna tam sacra membra tangere.
Non sum dignus, qui manducat indignus.
Dignus est accipere.
Dignare me.
Dieu ne donne que suivant ses promesses.
Il a promis d'accorder la justice aux prières.
Jamais il n'a promis les prières, qu'aux enfants de la promesse 74.

Cette théologie de la prière, don de Dieu et action méritoire de


l'homme, permet de rendre compte de toutes les expressions augus
tiniennes sur le « double délaissement » des justes : ceux qui sont
inconstants « abandonnent et sont abandonnés » *. Comment expli
quer tant de versets de l'Ecriture, où il est dit tantôt que Dieu délaisse
l'homme, tantôt que l'homme se détourne de Dieu ? Pascal répond :
Dans la doctrine de saint Augustin, il est affirmé qu'il y a deux persévé
rances à considérer, l'une dans la prière et l'autre dans la charité, et que
pour cela Dieu donne deux secours, l'un pour faire persévérer dans la

73. Fr. 550 - 774 : « Priez de peur d'entrer en tentation. Il est dangereux d'être tenté.
Et ceux qui le sont, c'est parce qu'ils ne prient pas ». Augustin a souvent développé un
commentaire analogue de Matth., XXVI, 41 : De gratia et lib. arbitrio, 4, n. 9.
74. Cf. Epist. 218 - 208, n. 3 : « Vigila ergo et ora, ne intres in tentationem [Marc,
XVIII, 38]. Ipsa quippe oratio admonet te quod indigeas adjutorio Domini tui, ne spem
bene vivendi in te ponas »; De dono persev., 7, n. 15: « Quod [ne pas quitter Dieu]
poterat nobis et non orantibus dari : sed oratione nostra voluit admoneri, a quo accipiamus
hæc beneficia ». Ou encore ce texte traduit par Pascal dans les Ecr. gr., p. 175 et 277 :
« Aug. De nat. et grat., cap. 15 et 16. Les pélagiens [s'imaginent dire] quelque chose
d'important, quand ils disent que Dieu ne commanderait pas ce qu'il saurait que l'homme
ne pourrait faire. Qui ne sait cela ? Mais il commande des choses que nous ne pouvons
pas, afin que nous connaissions à qui nous devons le demander ». Brunschvicg indique
la véritable référence : De gratia et lib. arbitrio, 16, n. 32 (cependant on trouve le même
thème à la référence indiquée par Pascal et l'existence du passage dans la Trias : II, 3,
21, p. 180). Mais Pascal l'a emprunté en réalité à la Censure des thèses molinistes par
la Faculté de Théologie de Douai (1588). En effet, dans un passage du manuscrit édité
par Lafuma (Deux pièces imparfaites sur la grâce et le concile de Trente, p. 41), Pascal
cite cette censure : « Celui-là même qui nous commande de faire nous commande aussi
de demander ce que nous ne pouvons faire ... C'est pourquoi saint Augustin dit, Dieu
nous commande des choses impossibles, afin que nous connaissions ce que nous devons
lui demander ... Comme dit saint Augustin : qu'y a-t-il de plus ridicule que de demander
que de prier pour accomplir ce qui est en notre puissance ». La seconde citation provient
du De nat. et grat., 18, n. 20 : « Quid stultius, quam orare ut facias quod in potestate
habeas ?».
75. « Deserunt et deseruntur » (De corr. et grat., 13, n. 42), passage cité par Pascal,
Ecr. gr., p. 193 et 203 (avec une fausse référence au ch. 12).
354 LA GRACE SOUVERAINE

prière, et l'autre pour faire persévérer dans les œuvres: et qu'il est vrai
que Dieu ne refuse jamais le secours pour les œuvres à ceux qui ne cessent
point de le lui demander, et qu'en ce sens Dieu ne quitte point le juste
que le juste ne le quitte: mais qu'aussi Dieu ne donne pas toujours le
secours pour prier; et qu'en ce sens Dieu laisse le juste, avant que le
juste le quitte, de sorte que ce délaissement est toujours conduit en sorte
que premièrement Dieu laisse l'homme sans le secours nécessaire pour
prier, et qu'ensuite l'homme cesse de prier, et qu'ensuite Dieu laisse
l'homme qui ne le prie plus 76.

Cette méditation sur l'abandon revient sans cesse dans les Ecrits
sur la grâce 7’, parce qu'elle est au cœur de la vie de Pascal lui-même.
Il suffit pour s'en convaincre de relire le Mémorial:
Je m'en suis séparé
Dereliquerunt me fontem aquae vivae.
Mon Dieu me quitterez-vous
Que je n'en sois pas séparé étemellement...
Jésus-Christ
Je m'en suis séparé, je l'ai fui, renoncé, crucifié
Que je n'en sois jamais séparé...

Comme saint Paul et Augustin, l'auteur du Mémorial a l'expérience


de la conversion. La « nuit de feu » rappelle à certains égards le e che
Inin de Damas » et le « jardin de Milan ». Saül de Tarse était un tor
tionnaire, et Dieu en fit soudain un propagateur de l'Evangile. Est-ce
à dire que Dieu soit injuste ? « O homme, qui es-tu Insondables
sont les jugements de Dieu et incompréhensibles ses voies [Romains,
XI, 33]. Disons : Alleluia, et rassemblons-nous pour chanter la
louange de Dieu »

76. Ecr. gr., p. 202. Pascal ajoute aussitôt: « Ce double délaissement a été si bien traité
dans la Lettre d'un Abbé à un Président qu'il est ridicule d'en parler davantage ». Il s'agit
d'un ouvrage d'Amable de Boureeis, théologien du groupe de Port-Royal jusqu'en 1653: il
fut publié en 1649 (131 p. in-4°).
77. XI, 165-169; 188-190; 204-205; 213-231; 236-242. Voir aussi fr. 969 - 514.
78. De div. quaest. ad Simplia, I, qu. 2, n. 22.

î’ s;__
CONCLUSION

LA GRACE, THÈME LYRIQUE

Chaque artiste a ses thèmes lyriques, qui ne sont pas nécessaire


rement des lieux communs. Certes les grands poètes sont souvent
ceux qui rajeunissent la célébration de l'amour, de l'amitié, de la
nature, de la mort, de la patrie... Mais il arrive aussi que l'écrivain
ait été ébloui par une richesse de la vie peu visible aux autres
hommes: ainsi s'expliquent certains aspects du lyrisme de Bossuet
(la Providence, la nostalgie de la sainteté), de Rousseau (Jean-Jacques),
de Proust (« un peu de temps à l'état pur »). Augustin et Pascal, dont
la gamme lyrique est très étendue, sont avant tout des chantres de
la grâce.
Nous avons rencontré, chemin faisant, les images que tous deux
utilisent pour évoquer la présence divine dans le cœur humain. Comme
toujours, Augustin est plus luxuriant: « Vous êtes à la recherche
de lait et de miel? Goûtez et voyez comme est doux le Seigneur
[Psaume XXXIII, 9]. C'est sa grâce que symbolisent le lait et le
miel: elle est douce et nourrissante»1. La grâce est une rosée...
Pascal n'a gardé que les métaphores les moins « baroques » de son
modèle: celles du fleuve, de la lumière, de la flamme, de la pluie
bienfaisante, du vin nouveau 2.
Les deux œuvres sont une glorification de la grâce, de « la force
de la grâce, à laquelle toute la gloire est due H et de sa suavité,
de ses délices. Quand elle semble silencieuse sur Dieu, l'Apologie
met dans une lumière si crue la faiblesse humaine que cette impuis
sance a crie » à l'aide. Pascal y prend l'homme laissé à ses seules
forces et se propose d'être l'instrument de Dieu pour conduire à la
sainteté ceux que Dieu voudra: « Pour faire d'un homme un saint
il faut bien que ce soit la grâce et qui en doute ne sait ce que c'est
que saint, et qu'homme »‘. Souligner l'infirmité humaine, la gratuité
de l'aide divine, le miracle que représente la conversion, les épuisants
conflits de la charité et de la cupidité, la longueur et la difficulté du
cheminement vers Dieu, tout cela est typiquement augustinien. Augus
tin revint en effet lui-même de fort loin, hésita longtemps, perçut les

l. Serm. 25 - de diversis 19, 2, n. l. Cf. In Ps. 67, n. Z2: « Ipsum lac miro modo
significat gratiam; manat quippe ex abundantia viscerum maternorum, et misericordia delec
tabile parvulis gratis infunditur ».
2. Lettre 6 à Ch. de Roannez, (fleuve, lumière); Mémorial (« Feu »); Maladies, 10:
«Que ferai-je pour vous obliger à répandre votre esprit sur cette misérable terre ».
Lettre du 5 nov. 1648 à Gilberle («vin nouveau », image hardie, mais d'origine évan
gélique).
3. Fr. 931 - 550.
4. Fr. 869 - 508.

l ‘-1 __,
356 LA GRACE SOUVERAINE

déchirements du choix chrétien: aussi n'est-il pas étonnant qu'au


centre de sa vision la plus personnelle rayonnent la Lettre aux Ro
mains et le Psaume 70 :
J'annoncerai ta puissance et ta justice [verset 19], c'est-à-dire puissé-je
annoncer ton bras à toutes les générations futures! Et que nous a valu
la puissance de ton bras ? Notre délivrance gratuite. Voilà ce que je veux
annoncer, cette grâce elle-même, à toute génération future. Je dirai à
tout homme qui naîtra: tu n'es rien par toi-même, invoque Dieu, tes
péchés sont à toi, tes mérites appartiennent à Dieu. Ce qui t'est dû, c'est
le châtiment, et quand la récompense viendra, Dieu couronnera ses propres
dons, et non tes mérites. Je dirai à toute génération future: Tu sors de
captivité, tu appartenais à Adam. Je dirai à toute génération future: mes
forces sont nulles, ma justice est nulle, mais ta puissance et ta justice,
Seigneur, s'étendent jusqu'aux merveilles si étonnantes que tu as faites 5.

Puissance, victoire, force : Pascal a évidemment repris ces aspects


de la grâce, de
cette grâce victorieuse qui a été attendue par les patriarches, prédite par
les prophètes, apportée par Jésus-Christ, prêchée par saint Paul, expliquée
par saint Augustin, le plus grand des Pères, embrassée par ceux qui l'ont
suivi, confirmée par saint Bernard, le dernier des Pères, soutenue par
saint Thomas, l'Ange de l'Ecole, transmise de lui à votre ordre [l'ordre
dominicain], maintenue par tant de vos Pères, et si glorieusement défendue
par vos religieux sous les papes Clément et Paul: cette grâce efficace, qui
avait été mise comme en dépôt entre vos mains, pour avoir, dans un
saint ordre à jamais durable, des prédicateurs qui la publiassent au
monde jusqu'à la fin des temps, se trouve comme délaissée pour des
intérêts si indignes. Il est temps que d'autres mains s'arment pour sa
querelle; il est temps que Dieu suscite des disciples intrépides au
docteur de la grâce, qui, ignorant les engagements du siècle, servent Dieu
pour Dieu. La grâce peut bien n'avoir plus les Dominicains pour défen
seurs, mais elle ne manquera jamais de défenseurs, car elle les forme
elle-même par sa force toute-puissante. Elle demande des cœurs purs et
dégagés, et elle-même les purifie et les dégage des intérêts du monde,
incompatibles avec les vérités de l'Evangile 6.

Mais on peut se demander si l'insistance de l'auteur des Provin


ciales sur la force de la grâce n'est pas due dans une très large mesure
aux nécessités de la conjoncture théologique et au genre littéraire
des « Petites Lettres », des Ecrits sur la grâce et des Pensées. Si en
effet on écoute attentivement le chant qui émane de cette œuvre, tous
les bruits de la grâce guerrière ne parviennent pas à couvrir la mélo
die, le murmure de source, l'appel caressant de la Sagesse. Le Mémo
rial, l'écrit Sur la conversion du pécheur, la Prière pour demander à
Dieu le bon usage des maladies, la Lettre 7 à Charlotte de Roannez...
permettent de découvrir la pente personnelle de Pascal et de mieux
saisir la valeur de confidence de nombreux textes des autres œuvres.
Joie, paix, délices, suavité, douceur, délectation, plaisir, bonheur :
voilà les mots qui reviennent sans cesse, jusque dans l'Apologie, conti
nuel appel au bonheur : ô hommes aveugles, s'écrie l'auteur du a Pari »,
choisissez Dieu, « je vous dis que vous y gagnerez en cette vie »3.

5. In Ps. 70, ll, n. 5.


6. Deuxième Provinciale, éd. Cognet, p. 33-34.
7. Fr. 418 - 233.

- 4 rf _-_-" il‘;
CONCLUSION 357

« Il n'y a que la religion chrétienne qui rende l'homme aimable et


heureux tout ensemble‘ ». « Nul n'est heureux comme un vrai chré
tien.’» « Comme dit Tertullien, il ne faut pas croire que la vie des
chrétiens soit une vie de tristesse»: au contraire, c'est la seule
véritable vie, une vie où règne une « joie, que le monde ne peut ni
donner ni ôter, dit Jésus-Christ lui-même »1°.
Le mysticisme pascalien ignore toute la scolastique des degrés
compliqués de l'union à Dieu, des « nuits » de l'âme, des sécheresses
que Dieu imposerait aux saints pour les éprouver. Rien de tout cela
ne se rencontre dans l'Evangile, ni dans saint Augustin. Pour lui la
présence divine est une perpétuelle source de joie. Comment un chré
tien croirait-il qu'il parle à Celui dont on ne peut parler, qu'il s'unit
à lui dans 1'Eucharistie, qu'il l'écoute dans le silence, le rencontre
dans l'Ecriture, se sait inspiré par le souffle de Dieu tout au long
de sa vie, comment croirait-il tout cela et pourrait-il, à la cime de lui
même, être submergé par la tristesse ? Pascal, lui, exulte. Voilà pour
quoi il a tant aimé la définition de la grâce comme délectation, chez
Augustin et chez Jansénius. Son expérience est celle de la paix et
du bonheur, plus que celle de la lutte. Il se tourne vers Saint Jean,
vers le Psaume 118, vers Isaïe ct le Deutéronome, plutôt que vers
la Lettre aux Romains.

8. Fr. 426 - 542.


9. Fr. 357 - 541.
10. Lettre 7 à Ch. de Raannez. Voir le Mémorial (Laf., 913): « Joie. joie. joie, pleurs
de joie ».

l?»
--.‘
~ A. ‘k 5
CHAPITRE IV

L'AVÈNEMENT DE LA TRANSPARENCE

Toutes choses couvrent quelque mystère; toutes


choses sont des voiles qui couvrent Dieu. Les chré
tiens doivent le reconnaître en tout . Prions
Dieu de nous le faire reconnaître et servir en tout.
Rendons-lui des grâces infinies de ce que s'étant
caché en toutes choses pour les autres, il s'est
découvert en toutes choses et tant de manières
P0147‘ 110145.
Lettre du 26 octobre 1656
à Charlotte de Roannez.

La grâce n'est pas seulement remède purifiant et source de salut,


elle répand dans l'âme une lumière inconnue, qui constitue dès ce
monde comme un premier reflet de l'éblouissante gloire de Jésus
Christ ‘. Pascal a transcrit son expérience de cette nouveauté illu
minante dans son admirable Ecrit Sur la conversion du pécheur :
« La première chose que Dieu inspire à l'âme qu'il daigne toucher
véritablement, est une connaissance et une vue tout extraordinaire
par laquelle l'âme considère les choses et elle-même d'une façon toute
nouvelle.
Cette nouvelle lumière lui donne de la crainte, et lui apporte un
trouble qui traverse le repos qu'elle trouvait dans les choses qui
faisaient ses délices
Elle commence à s'étonner de l'aveuglement où elle a vécu.
Elle entre dans la vue des grandeurs de son Créateur ». Tout
l'opuscule n'est que variations sur le thème de la lumière nouvelle 2.

1. Maladies, 11: « Vous comblez d'une béatitude toute pure vos saints dans la gloire
de votre Fils unique ».
2. Cet Ecrit fait apparaître que, si la grâce divine a l'initiative, l'homme s'élance
vers Dieu de toute sa force. le titre du présent chapitre insiste sur la suprématie de la
grâce, par fidélité a l'inspiration profonde de l'augustinisme. Mais il ne prétend pas nier
ce qu'il y a de jaillissement chez Augustin et, peut-être plus encore, chez Pascal.
L'œuvre augustinienne, à la suite des platoniciens, brode sans cesse sur la décou
verte de la lumière par l'âme, de sorte que toute la théologie occidentale en a été marquée.
Augustin écrit dans ses Confessions, au moment de sa conversion dans le jardin: «Ce
fut comme une lumière: la sécurité inonda mon cœur, et toutes les ténèbres du doute

ils!-
360 L'AVÈNEMENT DE LA TRANSPARENCE

Cette lumière permet de découvrir des réalités jusqu'alors cachées,


comme leur Auteur. Une grande image domine toute l'œuvre pasca
lienne, celle du VOILE, entourée de son cortège de mots-parents :
révélation, dévoilement, ouverture. Une telle image est biblique *, et
plus encore augustinienne. Comme la Bible, l'évêque d'Hippone
emprunte ses métaphores à tous les sens pour évoquer sa rencontre
avec Dieu :

Bien tard je t'ai aiméc,


ô beauté si ancienne et si nouvelle,
bien tard je t'ai aimée !
Et voici que tu étais au-dedans, et moi au-dehors,
et c'est là que je te cherchais,
et sur la beauté de tes créatures
moi qui suis sans beauté je me ruais !
Tu étais avec moi et je n'étais pas avec toi ;
elles me retenaient loin de toi ces choses qui pourtant,
si elles n'existaient pas en toi, n'existeraient pas !
Tu as appelé, tu as crié et tu as brisé ma surdité ;
tu as brillé, tu as resplendi, et tu as dissipé ma cécité ;
tu as embaumé, j'ai respiré et haletant j'aspire à toi ;
j'ai goûté, et j'ai faim et j'ai soif ;
tu m'as touché et je me suis enflammé pour ta paix 4.

Pascal, qui se souvient dans son opuscule Sur la conversion du


pécheur de plusieurs textes augustiniens, cite en particulier celui-ci :
« Toute occupée de cette beauté si ancienne et si nouvelle pour elle,
elle sent que tous ses mouvements doivent se porter vers cet objet » *.
Mais de la riche palette de métaphores de son modèle, il a laissé dans
l'ombre les images auditives et surtout olfactives. Dans l'ensemble de
son œuvre, la grâce apparaît non seulement comme « délectation »,
« délice », « chatouillement », mais aussi comme lumière, transparence.
Liée aux thèmes du Dieu caché et de la cécité humaine, l'affirmation
du dévoilement constitue l'une des clés de sa vision du monde.
L'avènement de la grâce sera donc celui de la transparence : la
zone d'ombre qui s'interposait entre la réalité et le regard humain va
perdre de son opacité. De sorte que l'homme va percevoir quelques

se dissipèrent » (quasi luce securitatis infusa cordi meo .), VIII, 12, n. 29. Ct. De lib.
arbitrio, II, 16, n. 43 : « Vae qui derelinquunt te ducem, et oberrant in vestigiis tuis, qui
nutus tuos pro te amant, et obliviscuntur quid innuas, o suavissima lux purgatæ mentis
sapientia ... Væ qui se avertunt a lumine tuo » ; In Joh., tr. 3, n. 5 ; In Ps. 62, n. 4.
3. Psaumes, XVII, 6 ; XXVIII, 9 ... Isaie, LIII, 1 ; Job, XII, 22, etc.
4. Conf., X, 27, n. 38.
5. Texte donné par l'édition Bossut, t. II, p. 527 sq., à un endroit où se trouve dans
les manuscrits qui nous restent une lacune. La phrase ajoutée par Bossut semble d'autant
plus être la bonne que Pascal donne d'autres preuves de la présence à son esprit de
ce passage célèbre. Il écrit en effet de l'âme : « Connaissant par une lumière toute pure
qu'il [Dieu] n'est point dans les choses qui sont en elle, ni hors d'elle, ni devant elle,
elle commence à le chercher au-dessus d'elle » : en bon augustinien, Pascal complète
l'opposition simple établie ici par son maître, et il procède par adjonction d'autres
passages. Dieu n'est pas les choses de l'âme, mais il réside en l'âme, car c'est en passant
par elle qu'on s'élève à lui : « Quis est ille super caput animæ meæ ? Per ipsam animam
meam ascendam ad illum », s'écrie l'auteur des Confessions au même livre (X, 7, n. 11).
Il est bien clair que le mouvement d'ensemble est identique dans les deux textes, et l'on
comprend facilement que Pascal se soit reporté ici à l'expérience augustinienne de la
conversion.
INTRODUCTION 361

reflets de son Auteur °. Comme son maître, Pascal a donné une portée
précise à ces termes : voile, dévoilement, révélation ; ni l'un ni l'autre
n'emploient jamais ces mots au sens concret, matériel de « retirer une
étoffe » Ils répugnent même à les prendre au sens figuré pour les
appliquer à des rapports d'homme à homme. Bien plus, l'homme ne
peut rien révéler à Dieu, puisque Dieu connaît tout 7. « Chez Augustin
le sujet actif de revelare est Dieu, ou le Christ homme-Dieu, ou un
ange ou un homme mandatés spécialement par Dieu, toujours Dieu
en dernière analyse N. Il en est de même chez son disciple. Dieu a
toujours l'initiative: c'est lui qui avait choisi de se cacher, c'est
lui qui choisit de se découvrir. Voilà pourquoi les chrétiens lui doivent
une reconnaissance infinie « de ce que s'étant caché en toutes choses
pour les autres, il s'est découvert en toutes choses et en tant de ma
nières » pour eux ’.
Chez Augustin, il est assez souvent question de révélations parti
culières, portant sur des faits contingents: ainsi les corps des saints
Gervais et Protais furent retrouvés grâce à une révélation faite à
saint Ambroise... Les Anciens, plus crédules que les Modernes, se
complaisaient dans ces récits de songes, d'extases, de visions, d'adme
nitions. Pascal ne semble pas avoir eu beaucoup de goût pour ces
anecdotes. De toute façon, ce ne sont pas elles qui nous intéressent
ici, c'est le dévoilement qu'opère la grâce dans le cœur de tous les
chrétiens. Sur ce point Pascal et Augustin se retrouvent très proches.
Tous deux ont longuement développé leur réflexion sur les deux
grands ordres de réalités qui peu à peu se transfigurent pour ceux qui
croient: l'univers, d'une part, c'est-à-dire la nature physique, le
cours des événements, les hommes ; et d'autre part l'Ecriture Sainte.

6. Cette zone d'ombre constitue le Voile qui empêche l'œil de voir; parfois Pascal
recourra à une image qui, au fond, rejoint celle-là: la cécité. Il n'y a plus alors d'écran
devant l'objet, mais l'œil est incapable de voir. Oter le voile, rendre la vue aux aveugles
sont en réalité la même opération divine.
7. In Ps. 36, I, n. 6. Voir sur toute cette question l'excellent article d'A. de Veer,
« Revelare-Revelatio, Eléments d'une étude sur l'emploi du mot et sur sa signification chez
saint Augustin ». in Recherche: augustiniennes, II, p. 331-357‘
8. Art. cité, p. 337.
9. Lettre 4 du 26 octobre 1656 à Ch. de Roannez.

il’ '
l." LA TRANSPARENCE DE LA CRÉATION

Par la foi le croyant découvre insensiblement la présence de Dieu


en toutes choses. Lui qui hésitait, avec ce sentiment confus de Dieu
qui habite la plupart des hommes ou ses doutes en face des arguments
métaphysiques, ou encore qui idolâtrait un Principe abstrait et loin
tain, le voici envahi par un Dieu « qui remplit l'âme et le cœur de
ceux qu'il possède ..., qui leur fait sentir intérieurement leur misère,
et sa miséricorde infinie; qui s'unit au fond de leur âme ..., qui les
rend incapables d'autre fin que de lui-même»1°. Si Augustin n'a
jamais eu à découvrir l'existence de Dieu, puisqu'il n'en a jamais
douté, il a du moins fait l'expérience de cette joie qui inonda son
cœur au moment de sa conversion, et qui s'exprime dans les Confes
sions par des élévations lyriques.
Qu'elle devient suave pour moi
la privation des suaves vanités .
Tu les jetais dehors en effet, loin de moi,
toi, véritable et souveraine suavité;
tu les jetais dehors, et tu entrais, prenant leur place,
plus doux que toute volupté ,
plus clair que toute lumière,
mais plus intérieur que tout secret U.

Il n'a cessé dès lors de célébrer ce Dieu si sensible à son cœur.

l. L'univers physique

A ses fidèles d'Hippone Augustin montre sans cesse la création


et les conduit d'un bond à son Auteur. c< Que ton esprit, dit-il à son
auditeur, parcoure toute la création ! De toutes parts la création va te
crier: C'est Dieu qui m'a faite. Tout ce qui te charme dans l'œuvre
d'art te vante l'artisan. De toutes parts toutes choses t'apportent un
écho du Créateur » l2. C'est seulement à des croyants qu'il adresse les
raisonnements qui permettent à l'âme de connaître philosophique
ment un Dieu en lequel elle croit déjà. Car il faut croire d'abord pour
comprendre ensuite, même en ce qui concerne l'existence divine.
La contemplation du monde donne au croyant l'évidence immédiate
du Créateur, car « il est certain que ceux qui ont la foi vive dedans
le oœur voient incontinent que tout ce qui est n'est autre chose que

10. Fr. 449 - 559.


ll. Conf, IX, 1, n. 1.
12. In Ps. 26, ll, n. 12. Cf. In Ps. 103, n. 1: « Deus quodam modo silens ipsius mundi
operilâus‘ loquebatur, et eos [homines] ad quærendum artificem rerum mundi species
invita a ».
TRANSPARENCE DE LA CRÉATION 363

l'ouvrage du Dieu qu'ils adorent», tandis que les autres tâtonneront


sans fin dans les ténèbres U. Ces privilégiés admirent la puissance de
Dieu dans ces immensités et ces insaisissables petitesses de l'univers
physique. En effet,
qui a organisé les membres de la puce et du moucheron, de telle sorte
qu'ils aient leur place dans la création, qu'ils aient une vie propre, qu'ils
aient un mouvement propre? Examinez un petit animal, aussi petit que
vous le voudrez Qui a donné une trompe au moucheron pour sucer le
sang? Combien est mince cette trompe par laquelle il le boit! Qui a
organisé, qui a fait ces merveilles ? Tu es saisi d'étonnement devant les
moindres créatures, loue donc la grandeur de leur Auteur ".

Ailleurs Augustin ne cessera d'évoquer la majesté et l'harmonie


qui règnent dans les espaces du ciel: « Outre les voix des prophètes,
le monde lui-même par ses changements et ses révolutions si bien
ordonnées, comme par la splendeur de toute chose visible, proclame
silencieusement, pour ainsi dire, et qu'il a été fait, et qu'il n'a pu
l'être que par un Dieu ineffablement et invisiblement grand, ineffa
blement et invisiblement beau » ‘‘. Au spectacle de l'univers, de « la
nature entière dans sa haute et pleine majesté [d]es astres qui
roulent dans le firmament », de la petitesse des cirons, la réaction de
Pascal est la même : « Qui suivra ces étonnantes démarches, demande
t-il ? L'auteur de ces merveilles les comprend. Tout autre ne le peut
faire ». Aussi juge-t-il vaines les recherches de la science sur ces deux
infinis et pense-t-il que l'homme doit se bomer à les admirer: « Sa
curiosité se changeant en admiration, il sera plus disposé à les contem
pler en silence qu'à les rechercher avec présomption » l‘. Devant la
splendeur du monde il éprouve ce sentiment de fascination et d'effroi
que provoque la rencontre du sacré, et il prévoit que, comme lui
même, tout homme « tremblera dans la vue de ces merveilles U3.
Il semble qu'on se soit mépris sur le fameux « effroi» que l'apo
logiste dit ressentir en présence du silence éternel des espaces infinis :
les uns ont cru y découvrir l'angoisse et ont opposé Pascal à la tradi
tion chrétienne qui regarde le ciel avec confiance". D'autres, avec
déjà plus de vraisemblance, ont vu dans cette phrase fameuse une

13. Fr. 781- 242. M. Mauriac est sur ce point tout à fait pascalien: «L'étendue
rongée de galaxies ne m'a jamais annoncé l'amour incréé: elle est absence infinie. La
nuit n'a jamais eu d'autre cœur que le mien ni d'autres passions que les miennes. Elle
ne parle de Dieu qu'à ceux dont le cœur est déjà plein de Dieu. Mais ceux-là n'ont plus
besoin, pour atteindre leur Amour, de faire ce détour par les étoiles n (Nouveaux Mémoires
intérieurs, p. 23).
14. In Ps. 148, n. 10.
15. De civ. Dei, X1, 4; voir Ibid., X, 14.
16. Augustin. lui aussi, oppose à la découverte admirative de Dieu, devant la nature
(Serm. 141 - de verbis Domini 55, l-2; 241 - de Tempore 143, 2 et 3), la stérile connais
sance scientifique; par exemple celle des éclipses (Serm. 68 - de diversis 21, 1, n. 2):
« Tu autem non valde cura, si gyros siderum et ccelestium terrenorumve corporum numerus
ignores. Vide pulchritudinem mundi, et lauda consilium Creatoris.»
l7. Tous les textes que nous venons de citer proviennent du fragment 199 - 72, sur
les deux infinis. Nous avons signalé, dans le chapitre « Le clair-obscur du monde », ce
qu'offre de particulier l'attitude de Pascal dans ce texte: il réagit en effet en croyant, alors
que son développement appartient aux liasses, donc à lflpologie.
18. Valéry, Variation sur une pensée, dans les Œuvres, Bibl. de la Pléiade, I, p. 458-473.

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364 UAVÈNELIBNT DE LA TRANSPARENCE

réflexion prêtée à l'incroyant 1’. Mais l'existence du même sentiment


dans le texte sur les deux infinis et le fait que l'auteur considère qu'il
s'agit là d'une impression commune à tout spectateur conscient du
monde nous orientent vers la solution que nous venons d'évoquer:
le sens du sacré. Et nous aboutissons bientôt à une quasi certitude,
lorsque nous rencontrons dans saint Augustin exactement les mêmes
mouvements: ce dernier, s'adressant à ses fidèles dans sa basilique,
leur dit en effet:
Tu ne vois pas encore Dieu, et tu ne peux aimer pleinement ce que tu ne
vois pas encore. Mais ce que tu vois, c'est lui qui l'a fait. Pourquoi
contemples-tu avec étonnement le monde, et non l'artisan du monde ? Tu
lèves les yeux vers la voûte céleste, et tu frissonnes d'effroi; tu fais
réflexion sur l'ensemble de la terre, et tu commences à trembler Regarde
les étoiles innombrables; regarde les multiples sortes de semences,
l'infinie diversité des animaux, tout ce qui nage sous les eaux, rampe
sur la terre, vole dans l'air, parcourt le ciel: que tout cela est grand,
magnifique, plein de beauté, stupéfiant! Et voici que l'auteur de tout
cela, c'est ton Dieu 20.

Il suffit d'avoir lu quelques-unes de ces élévations dont Augustin


est coutumier au spectacle de la nature pour percevoir à quel point
le fragment sur les deux infinis leur ressemble.
Mais ce n'est pas seulement à l'existence de Dieu que Pascal s'élève
quand il contemple l'univers. Si, loin de ressembler aux «impies »,
il ne s'arrête pas aux causes secondes des phénomènes, mais perçoit
d'une vue immédiate l'activité, l'influx de la Cause première, qui
soutient le monde dans l'existence 21, il découvre aussi dans tout
r
l'univers un monde de signes. Tout parle à lhomme de Dieu et du
Royaume invisible. A la suite d'Augustin, l'auteur des Pensées marche
dans l'univers à travers des forêts de symboles. Il trouve « agréable
d'observer dans la nature le désir qu'elle a de peindre Dieu dans tous
ses ouvrages où l'on en voit quelques caractères parce qu'ils en
sont les images » 22, et il n'hésite pas à écrire dans le fragment sur les
deux infinis que la nature a « gravé son image et celle de son auteur
dans toutes choses Hé. Chez l'évêque d'Hippone, Pascal rencontrait

19. C'est le cas d'A. Béguin, dans Pascal par lui-même, p. 14-15, etc.
20. In Ps. 145, n. 12: «Nondum vides Deum, non potes amare plene quod nondum
vides. Quæ vides, ipse fecit. Miraris mundum, quare non artificem mundi? Suspicis
cælum, et exhorrescis; cogitas universam terram, et contremiscis Respice innumera
bilitatem stellarum, respice tanta genera seminum. tantas diversitates animalium, quidquid
natat in aquis, repit in terra, volitat in ære, circuit in cælo: omnia ista, quam magna.
quam præclara, quam pulchra, quam stupenda! Ecce qui fecit hæc omnia, Deus tuus
est ». Nous avons montré au chapitre «Le clair-obscur du monde» tout ce que Pascal
doit au De vera religione dans ce grand texte. Le commentaire du psaume 145 est fort
proche de certains passages du fragment pascalien ; on lit au début du manuscrit: » qu'il
éloigne la vue des objets bas qui l'environnent (qu'il les étende à ces feux innombrables
qui roulent si fièrement sur lui, que cette immense étendue de l'univers lui fasse
consi--): cf. suspicis, innumerabilitatem stellarum, cogitas universam terram; ct plus
loin «il tremblera dans la vue de ces merveilles», renoncera à la «curiosité» (terme
technique empnmté à saint Augustin) et s'abandonnera à l'«admiration» (miraris,
stupenda).
21. Lettre 4 du 26 octobre 1656 à Ch. de Roannez: «Les impies, voyant les effets
naturels, les attribuent à la nature, sans penser qu'il y en ait un autre auteur. »
22. Entretien, éd. Courcelle, p. 55.
23. Fr. 199 - 72.

f fîia‘ î‘
TRANSPARENCE nn LA CRÉATION 365

une foule d'élévations poétiques du visible à l'invisible, et presque


toujours apparaissait le texte célèbre de 1’Epître aux Romains : « Les
perfections invisibles de Dieu se laissent voir à l'intelligence à travers
ses œuvres »2‘. Or ce verset, qui ouvre un champ illimité à la plus
profonde poésie, constitue le point de départ des plus longues ré
flexions que nous ait laissées Pascal sur sa conception de la parenté
du visible et de l'invisible; nous apprenons en effet dans une lettre
de 1648 (l'auteur a donc vingt-cinq ans) que l'affirmation paulinienne
constituait déjà l'une de ses convictions les plus intimes, que lui
même et ses sœurs en nourrissaient sans cesse leur méditation et
que par conséquent toute chose leur devenait symbole:
Comme nous avons dit souvent entre nous, les choses corporelles ne sont
qu'une image des spirituelles, et Dieu a représenté les choses invisibles
dans les visibles [Romains, I, 20]. Cette pensée est si générale et si utile,
qu'on ne doit point laisser passer un espace notable de temps sans y
songer avec attention. Nous avons dÎScouIU assez particulièrement du
rapport de ces deux sortes de choses, c'est pourquoi nous n'en parlerons
pas ici: car cela est trop long pour l'écrire et trop beau pour ne t'être
pas resté dans la mémoire, et, qui plus est, nécessaire absolument, suivant
mon avis. Car, comme nos péchés nous retiennent enveloppés parmi les
choses corporelles et terrestres, et qu'elles ne sont pas seulement la peine
de nos péchés, mais encore l'occasion d'en faire de nouveaux et la cause
des premiers, il faut que nous nous servions du lieu même où nous
sommes tombés pour nous relever de notre chute. C'est pourquoi nous
devons bien ménager l'avantage que la bonté de Dieu nous donne de
nous laisser toujours devant les yeux une image des biens que nous avons
perdus, et de nous environner dans la captivité même où sa justice nous
a réduits, de tant d'objets qui nous servent d'une leçon continuellement
présente.
De sorte que nous devons nous considérer comme des criminels dans une
prison toute remplie des images de leur libérateur et des instructions
nécessaires pour sortir de la servitude; mais il faut avouer qu'on ne
peut apercevoir ces saints caractères sans une lumière surnaturelle; car
comme toutes choses parlent de Dieu à ceux qui le connaissent, et qu'elles
le découvrent à tous ceux qui l'aiment, ces mêmes choses le cachent à tous
ceux qui ne le connaissent pas. Aussi l'on voit que dans les ténèbres du
monde on les suit par un aveuglement brutal, que l'on s'y attache et
qu'on en fait la dernière fin de ses désirs, ce qu'on ne peut faire sans
sacrilège, car il n'y a que Dieu qui doive être la demière fin comme lui
seul est le vrai principe. Car, quelque ressemblance que la nature créée
ait avec son Créateur, et encore que les moindres choses et les plus petites
et les plus viles parties du monde représentent au moins par leur unité
la parfaite unité qui ne se trouve qu'en Dieu, on ne peut pas légitimement
leur porter le souverain respect, parce qu'il n'y a rien de si abominable
aux yeux de Dieu et des hommes que l'idolâtrie, à cause qu'on y rend
à la créature l'honneur qui n'est dû qu'au Créateur 25.

24. Romains, I, 19. Cf. Aug., Conf., VII, c. 17; De Trinitate, Vl, 10, n. 12; In Ps. 103,
I, n. 1. Tous les grands poètes chrétiens ont la même vision: « Les choses visibles ne
doivent pas être séparées des choses invisibles. Toutes ensemble constituent l'univers
de Dieu et ont entre elles des relations claires ou mystérieuses; l'Apòtre nous dit en
effet que par les unes, nous sommes conduits à la connaissance des autres » (P. Claudel.
« Religion et poésie », in Œuvres en prose, éd. de la Pléiade. p. 58).
25. Lettre du 1"‘ avril 1648 à Gilberte. La demière phrase est probablement un souvenir
de Romains, l, 23, où saint Paul stigmatise 1'idolâtrie et qu'Augustin a souvent commenté:
par ex. De natura et gratia, 22, n. 24. Pascal aimait beaucoup le psaume 118, dont
Augustin commente ainsi le verset 129:
Mirabilia testimonia tua; propter hoc scrutala est ea anima mea. Quis enumerat
saltem generatim testimonia Dei ? Cœlum et terra. visibilia et invisibilia opera ejus,

J!‘
366 L'AVÈNEMENT DE LA TRANSPARENCE

Il est remarquable que dès 1648 Pascal soit déjà ancré dans des
convictions qui se laissent facilement retrouver dans les Pensées :
le monde ne parle vraiment de Dieu qu'à ceux qui le connaissent déjà
par grâce ; les incroyants errent dans les ténèbres et Dieu leur est
caché ; les idoles que se façonnent les hommes ne comblent pas le
désir de leur cœur. Le secret de cette permanence est aisé à pénétrer :
dès 1648, toute la famille est imprégnée de pensée augustinienne, et
presque toute cette lettre reprend des thèmes majeurs de l'évêque
d'Hippone. Le jeune physicien voit dans l'unité du monde un reflet de
« la parfaite unité qui ne se trouve qu'en Dieu »*. De son côté, l'évêque
africain développe sans cesse les « correspondances » du visible et
de l'invisible. Ainsi, dans son Commentaire sur le Psaume 103, il fait
de l'univers une immense figure de la réalité divine. Le vent, qui était
alors ce que les hommes connaissaient de plus rapide, devient le sym
bole de l'ubiquité du Créateur27; la mer houleuse, si redoutable pour
les Anciens, c'est le « monde », que les chrétiens doivent traverser, et
le port le Royaume de Dieu *. La grandeur et la beauté des créatures
reflètent celles du Créateur ?°. « Malheur, s'écrie-t-il ailleurs, à ceux
qui abandonnent ta conduite, et s'égarent au milieu des traces que
tu laisses, qui aiment tes signes au lieu de toi, qui oublient les signes
que tu nous fais, ô sagesse lumineuse et si suave qui remplit l'âme
purifiée . Car tu ne cesses de nous dire par des signes qui tu es
et quelle est ta grandeur ; et tes signes, c'est toute la splendeur de
la création »*. Hélas ! bien des hommes demeurent « dans cet aveu

dicunt quodam modo testimonium bonitatis et magnitudinis ejus ... Nonne fit in
nobit quod ait propheta : Consideravi opera tua et expavi [Habacuc, III, 1] ?
Et tamen iste non est ipsa rerum admiratione perterritus, sed eam potius dixit
esse causam cur ea debuerit scrutari, quia mira sunt. Cum enim dixisset, Mirabilia
testimonia tua, secutus adjunxit, propter hoc scrutata est ea anima mea [In Ps. 118,
XXVII, n. 1].
26. L'influence augustinienne est présente à maintes reprises. Augustin n'avait-il pas
vu dans l'unité de chaque chose créée un reflet de l'unité divine ? Il écrit dans les
Confessions (I, 20, n. 31) : « Vivebam atque sentiebam, meamque incolumitatem, vestigium
secretissimae unitatis ex qua eram, curæ habebam ». L'« aveuglement charnel et judaïque »
et la réflexion sur les choses terrestres, cause et occasion du péché, proviennent du
Contra Jul., V, 3, n. 11. Dans le Serm. 68 - de diversis 21, 1, n.1, Augustin dit des sages
de ce monde que : « Attendentes enim magnitudines et pulchritudines et fortitudines creatu
rarum, ibi remanserunt, Creatorem non invenerunt ».
27. « Insinuans Deum vel Verbum ejus ubique præsentem velocitate motus nihil
deserere, quia tu non noveras aliquid vento velocius » (I, n. 12).
28. Ibid., IV, n. 4. Texte repris par Pascal au fr. 843 - 759.
29. Ibid., I, n. 1, où, après avoir cité Romains, I, 20, Augustin écrit : « Videmus enim
fabricam mundi amplam quamdam ex cœlo et terra, et omnium quæ in eis sunt ; et ex
hujus fabricae magnitudine ac pulchritudine, fabricatoris ipsius inæstimabilem magnitudinem
et pulchritudinem, etsi nondum videmus, jam tamen amamus. Non enim cessavit, qui
nondum potest nostri cordis puritate conspici, ante oculos nostros ponere opera sua, ut
videntes quæ possumus, amemus quod videre non possumus, ut ipsius amoris merito
aliquando videre possimus ». Voir aussi In Ps. 144, n. 13, sur le verset 10 : « Confiteantur
tibi, Domine, omnia opera tua. Ista contextio creaturæ, ista ordinatissima pulchritudo, ab
imis ad summa conscendens, a summis ad ima descendens, nusquam interrupta, sed
dissimilibus temperata, tota laudat Deum ... Vox quædam est mutae terræ, species
terræ .. Cum autem inquisieris admirans, et perscrutatus fueris et magnam vim, magnam
pulchritudinem, præclaramque virtutem inveneris, quoniam apud se et a se habere hanc
virtutem non posset, continuo tibi venit in mentem, quia non potuit a se esse, nisi
ab illo Creatore. »
30. De lib. arbitrio, II, 16, n. 43, cité dans la note 2 et où Augustin continue : « Non
enim cessas innuere nobis quæ et quanta sis ; et nutus tui sunt omne creaturarum decus. »
TRANSPARENCE DE LA CRÉATION 367

glement charnel et judaïque qui fait prendre la figure pour la réa


lité »3‘. Le grand platonicien d'Afrique est cependant allé plus loin
que son disciple français : non seulement, dans la question des Idées
et dans Le Maître (De Magistro), il laisse à penser que c'est le Créateur
qui, dans sa sagesse, a établi des connexions et des ressemblances
entre les êtres et se fait notre Maître pour nous les découvrir, encore
qu'elles ne puissent être pleinement perçues que dans la vision de
Dieu 32. Mais dans plusieurs autres œuvres, il s'est efforcé de montrer
que certaines triades du monde créé constituaient des reflets de la
Trinité, de la richesse intime de Dieu. Ces « analogies trinitaires » sont
nombreuses, d'après lui 33, mais Pascal, qui se défiait de la subtilité de
l'ancien rhéteur, ne les a jamais reprises.
Néanmoins la vision profonde des deux penseurs est identique.
Le second est seulement plus discret que le premier dans ce déchiffre
ment de l'univers, et nous constaterons à nouveau que sa réserve est
plus grande, quand il faudra interpréter la Bible. Pascal ne se laisse
pas griser par les spéculations hardies de son prédécesseur ; il marque
ainsi, implicitement, une coupure plus nette entre ce que nous entre
voyons en cette vie et ce que nous découvrira, après la mort, la
vision en Dieu. L'univers physique est donc plus transparent aux
yeux d'Augustin qu'à ceux de Pascal. Mais, cette remarque faite, il
importe de voir que les conséquences d'une telle conception du monde
seront les mêmes chez les deux écrivains. Le fait qu'une obscure clarté
filtre à travers toutes choses, qu'une imprécise lumière nous parle
secrètement de la présence divine (n'est-ce pas aussi l'expérience de
Proust, si platonicien lui aussi, en face du buisson d'aubépines, avec
son parfum d'au-delà et ses images religieuses ?) va modifier pro
fondément la conduite du croyant. Ce dernier sera bien moins tenté
de se ruer sur les créatures passagères comme si elles étaient sa
dernière fin. Et d'autre part, la présence du Créateur n'étant pas
ressentie comme statique, mais comme animatrice de tout ce qui
arrive, le chrétien découvrira dans tous les événements qui l'enve

31. Lettre du l" avril l648 à Gilberle. Cf. De lib. arbitrio, Il, l6, n. 43: ‘ Væ qui
nutus tuos pro te amant >. Pascal précise en termes encore plus nettement augustiniens:
«(Jeux à qui Dieu fait connaître ces grandes vérités doivent user de ces images pour
jouir de Celui qu'elles représentent» (Lettre du l" avril 1648 à Gilberte).
32. De div. quaest. 83, qu. 46, n. 2:
Sunt namque ideæ principales formæ quædam, vel rationes rerum stabiles
atque incommutabiles quæ in divina intelligentia continentur. Et cum ipsæ neque
oriantur, neque intereant, secundum eas tamen formari dicitur omne quod oriri et
interire potest, et omne quod oritur et interit. Anima vero negatur eas intueri posse,
nisi rationalis, ea sui parte qua excellit, id est ipsa mente et ratione, quasi quadam
facie vel oculo suo interiore atque intelligibili. Et ea quidem ipsa rationalis anima
non omnis et quælibet, sed quæ sancta et pura fuerit, hæc asseritur illi visioni
esse idonea: id est, quæ illtun ipsum oculum quo videntur ista, sanum, et sincerum,
et serenum. et similem his rebus quas videre intendit, habuerit. Quis autem
religiosus et vera religione imbutus, quamvis nondum possit hæc intueri, nepre
tamen audeat, imo non etiam profiteatur, omnia quæ sunt, id est, quæcumque,
in suo genere propria quadam natura continentur, ut sint, Deo auctore esse
procreata ?
33. Mensura / numerus / pondus (De Trinitalz, XI, 11, n. 8); unitas / species / ordo
(De vera relig., 7, n. 13), etc. Voir une liste dans E. Gilson, Introduction ..., p. 282, n. 2.

4_5
368 UAVENEMENT DE LA TRANSPARENCE

loppent des messages du vouloir divin. Ce sont ces deux conséquences


pratiques qu'il nous faut étudier maintenant.
La lumière de la foi a réveillé l'âme qui dormait; le croyant
émerge de l'obscurité et découvre un monde nouveau, aux lueurs de
l'aurore. Dans sa torpeur, il étreignait à tâtons les choses périssables
et s'accrochait à elles, il oubliait Dieu. Il adorait des idoles, et res
semblait à ceux qui dans leurs songes prennent pour la réalité de
vains fantômes 3‘. Pascal a emprunté à Augustin cette image du
songe, pour décrire l'état des hommes charnels, qui vivent dans ce
monde en proie à la concupiscence et ne peuvent percer le voile qui
cache Dieu. Il réunit au début du fragment 801-666 trois textes scrip
turaires qui se réfèrent au songe: « Fascinatio - Somnum suum - fi
gura hujus mundi ». Le premier: « La fascination de la frivolité
obscurcit le bien, et l'inconstance de la concupiscence renverse le sens
qui est sans malice [Sagesse IV, 12] » semble avoir été couramment
cité à Port-Royal. Lancelot suggère que c'était un verset cher à Saint
Cyran, et Arnauld le reprend 35. Pascal lui-même le cite encore au
fragment 386 - 203:
Fascinatio nugacilatis.
Afin que la passion ne nuise point faisons comme s'il n'y avait que 8 jours
de vie.

Il est clair que dans les deux cas il s'agit bien de la torpeur char
nelle qui menace tout chrétien et accable les incroyants. L'un des
moyens dy échapper, selon l'apologiste, est de considérer la mort
comme imminente: alors tous les nuages lourds se disperseront, les
vapeurs des mauvais rêves se dissiperont ; l'homme verra ses richesses
prêtes à tomber de ses mains défaillantes, il comprendra que seul
compte Dieu. Il est émouvant de voir Pascal s'appliquer à lui-même
cette méthode dans la Prière pour le bon usage des maladies et avouer
que le monde l'a trop longtemps fasciné:
Si j'ai eu le cœur plein de l'affection du monde pendant qu'il a eu quelque
vigueur, anéantissez cette vigueur pour mon salut, et rendez-moi incapable
de jouir du monde pour ne jouir que de vous seul . O Dieu, devant

anima:
34. In
estPs.oblivisci
62, n. 4,Deum
sur le suum.
verset Quæcumque
2: Deus, Deus
anima
meus oblita
ad te de
iuerit
luce Deum
vigilo suum,
« Somnus
dormit.

ldeo dicit Apostolus quibusdam oblitis Deum suum, et tamquam in somno agentibus
deliramenta culturæ idolorum. Sic sunt enim qui colunt idola, quomodo qui vident in
somnis vana; si autem evigilet anima ipsorum, intelligit a quo facta est, et non colit
quod ipsa fecit. Dicit ergo quibusdam Apostolus: Sitrge qui rlÛÎMis, cl exsurgc a mortuis;
et illuminabit te Christus [Eph., V, 14]».
35. Ces précisions sont données par Lafuma, II, 70: «Cf. Lettre d'Arnauld à Saint
Cyran (24 déc. 1638): «Je suis demeuré tant d'années dans une perpétuelle léthargie,
voyant le bien et ne le faisant pas; et j'ai reconnu par une misérable expérience la vérité
de cette parole du Saint-Esprit: fascinatio nugacitatis obscurat bona ».
Cf. Lancelot, Mémoires sur Saint-Cymn: « Il savait qu'il y a dans l'time de l'homme
une niaiserie qui l'ensorcèle, fascinatio nugacitatis, comme dit l'Ecriture, qui fait que,
quelque séparé qu'il soit, il s'occupe de lui-même, se multiplie et se divise, et que souvent
il est moins seul que s'il était au milieu d'une multitude».
Cf. Epilaphe de Racine par Tronchon (1723): « Fascinatio enim nugacitatis seculi
hujusce juvenis ohscurat bona Uensorcellement des niaiseries du monde obscurcit
le bien qui se trouvait en ce jeune homme (Boileau, Dialogues, éd. Boudhors, les Belles
Lettres, 1942, p. 302) n (fin de la citation de Lafuma).

_ _ - i-Aff Îîî h ‘
TRANSPARENCE DE LA CRÉATION 369

qui je dois rendre un compte exact de toutes mes actions a la fin de


ma vie et à la fin du monde! O Dieu, qui laissez les pécheurs endurcis
dans l'usage délicieux et criminel du monde! O Dieu, qui m'arracherez
à ce demier moment de ma vie, de toutes les choses auxquelles je me
suis attaché, et où j'ai mis mon cœur! O Dieu qui devez détruire toutes
ces vaines idoles, et tous ces funestes objets de nos passions! A l'ins
tant de ma mort je me trouverai séparé du monde, dénué de toutes
choses, seul en votre présence, pour répondre à votre justice de tous
les mouvements de mon cœur 36.

Si le troisième texte biblique: «La figure de ce monde passe


[I Cor., VII, 31] » provient sans doute directement de l'Ecriture ou
de la liturgie des Vierges, il semble bien que Pascal ne sépare pas la
seconde des commentaires qu 1 Augustin développa à son sujet. « Som
num suum », « Ils ont dormi leur sommeil, tous les riches, et n'ont
plus rien trouvé entre leurs mains de leurs richesses [Ps. 75, ver
set 6] ». Sur ce verset le Commentaire augustinien dit:
Ils ont aimé les choses de la vie présente et s'y sont endormis, et ces
choses leur sont ainsi devenues délicieuses. De même, celui qui se voit
en songe ayant trouvé des trésors est riche, mais le réveil le fait pauvre .
Les riches sont venus dans cette vie et les convoitises temporelles les y
ont comme endormis, ils se sont laissé prendre par de vaines richesses
et par un faste passager qui bientôt ont disparu . Ils se sont endormis
dans leurs convoitises: ce sommeil leur plaît, puis il passe, cette vie passe,
et ils se trouvent les mains vides, parce qu'ils n'ont rien confié aux mains
du Christ . C'est le sommeil dont s'endormit le Pharaon . Car la
dureté de cœur, c'est un assoupissement 37.

La mort sera pour ces malheureux ensorcelés un réveil brutal :


Toutes ces pauvres félicités apparentes du monde sont des songes
d'hommes endormis. Et de même que celui qui voit en rêve des trésors
est riche pendant son sommeil, mais pauvre des le réveil, de même, toutes
ces vanités du monde, dont les hommes se réjouissent, ne réjouissent
qu'en songe. Ces hommes se réveilleront quand ils ne le voudront pas,
s'ils ne se réveillent pas maintenant que c'est utile; et ils trouveront que
tout cela n'était que songes qui ont passé 33.

Il ne s'agit nullement dans tous ces textes de la classique question


du rêve que les philosophes ont utilisée pour mettre en cause la valeur
de la connaissance. Après les Académiciens, saint Augustin, Mon
taigne, Descartes et beaucoup d'autres, Pascal, nous l'avons vu, l'a

36. Maladies, ch. 2 et 3. Une simple comparaison avec la lettre du l" avril 1648 suffit
à mettre en relief la permanence de la pensée et du vocabulaire (user / jouir; idoles, etc.),
d'ailleurs purement augustiniens. E. Meunier a reconnu avec raison dans cet aspect de
la méditation pascalienne le thème existentialiste du « réveil» (Introduction aux existen
tialismes, ch. 1).
37. In Ps. 75, n. 9. Commentaire semblable dans le Serm. 345 - ex Sirm. 32, n. l:
De
«O divitibus
vos divites
dicit
..., Psalmus:
vita ista Dormierunt
somnus vester
somnum
est: divitiæ
suum, istæ
et nihil
velutinvenerunt
in somnisomnes
fluunt viri

divitiarum in manibus suis. Aliquando et mendicus in terra jacens et frigore tremens,


occupatus a somme thesauros somniat, gaudet, exsultat, superbit, et patrem suum pannosum
videre indignatur. In somnis est quod vides, o tu mendice, qui dormis et gaudes. Tamen.
donec evigilet, dives est: cum dortnierit, invenit quod certum doleat. Dives ergo moriens
similis est illi pauperi dormicnti et thesauros somnianti.» Cf. fr. 235 -77l, où Pascal.
se souvenant du cantique Alagni/ivat, écrit: « J.-C. est venu remplir les indigents et
laisser les riches vides ».
38. In Ps. 131. n. 8.
370 L'AVENEMENT DE LA rRANsPARENcE

examinée et développée. Mais nous nous mouvons ici dans le domaine


moral: il faut s'orienter et agir dans le monde. Cela suppose que
l'homme voie la hiérarchie des biens qui s'offrent à lui. Force est
pourtant de constater que la plupart d'entre eux butent sur les réa
lités immédiates, qui sont palpables, mais glissent sous leurs doigts
comme du sable. Pascal exprime cette adhérence des charnels aux
créatures en reprenant un verset particulièrement violent de l'Ecri
ture: «Inimici dei terram Iingent. Les pécheurs lèchent la terre,
c'est-à-dire aiment les plaisirs terrestres » 3’. Ou plutôt, car le sens du
psaume est bien différent, pour la seconde fois dans cette « Pensée »,
en reprenant saint Augustin, qui avait apostrophé un jour les fidèles
en ces termes: « En aimant la terre, assurément tu lèches la terre,
et tu te fais l'ennemi de Celui dont le psaume dit: Et ses ennemis
lècheront la terre »‘°. On dirait donc que ces pécheurs sont trop
près pour voir, ou qu'ils agissent les yeux fennés, qu'ils vivent dans
un rêve. Les images du songe et de l'envoûtement rejoignent ainsi
celles de l'aveuglement, du voile et de l'endurcissement, comme
l'évêque d'Hippone le signalait tout à l'heure: « La dureté de cœur,
c'est un assoupissement ».
Comment doit donc réagir le chrétien ? Il doit se rappeler sans
cesse que les réalités terrestres ne sont pas opaques et demeurer
fidèle à cette lumière surnaturelle qui lui a été donnée et lui permet
de reconnaître le message symbolique de toutes choses. Voilà pourquoi
Pascal et ses sœurs se répétaient que « les choses corporelles ne sont
qu'une image des spirituelles », et que « Dieu a représenté les choses
invisibles dans les visibles ». Tous trois n'ignoraient pas la valeur de
ces répétitions, si couramment pratiquées dans la liturgie parce
qu'elles servent « d'instrument à la grâce» et font pénétrer peu à
peu dans le cœur la Véritable vision chrétienne du monde ‘‘. lls sa
vaient que pour cette interprétation perpétuelle de l'univers le plus
grand maître qu'ils pouvaient se donner était saint Augustin: aussi
n'est-il pas étonnant de constater qu'en 1648 tous trois lisaient et dis
cutaient ensemble les écrits de l'évêque d'Hippone. Peut-être même
les conversations mentionnées dans la lettre du l" avril sur le thème
des « correspondances » ont-elles eu pour point de départ des éléva
tions augustiniennes : la mention de Romains, I, 20 rend très raison
nable une telle hypothèse. En tout cas, dans leur lettre du 5 novembre,
la même année, Jacqueline et son frère, faisant allusion à la construc
tion du château de Bien-Assis, près de Clermont, et craignant que
M. Périer ne se passionne trop pour cette réalisation, écrivent:
M. Périer prend trop à cœur ce qu'il entreprend pour songer pleinement
à deux choses à la fois, et que ce dessein entier est si long, que, pour
l'achever, il faudrait qu'il fût longtemps sans penser à autre chose. Nous
savons aussi bien que son projet n'est que pour une partie du bâtiment;

39. Fr. 801-666, citant le Psaume 71, verset 9: «Devant lui se prosterneront les
Ethiapiens, et ses ennemis lécheront la poussière ».
40. Serm. 231 - de Tempore 141, 4, n. 4: «Amande terram, utique lingis terram, et
efficeris ejus inimicus, de quo dicit Psalmus: Et inimici ejus terram lingent. »
41. Lettre du 5 novembre 1648 à Gilberte.

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TRANSPARENCE m: LA CRÉATION 371

mais, outre qu'elle n'est que trop longue elle seule, elle engage à l'achève
ment du reste aussitôt qu'il n'y aura plus d'obstacle, de quelque résolution
qu'on se fortifie pour s'en empêcher, principalement s'il emploie à bâtir
le temps qu'il faudrait pour se détromper des charmes secrets qui s'y
trouvent. Ainsi nous l'avons conseillé de bâtir bien moins qu'il ne pré
tendait et rien que le simple nécessaire, quoique sur le même dessein,
afin qu'il n'ait pas de quoi s'y engager, et qu'il ne s'ôtc pas aussi le moyen
de le faire. Nous te prions d'y penser sérieusement, de t'en résoudre et
de l'en conseiller, de peur qu'il arrive qu'il ait bien plus de prudence et
qu'il donne bien plus de soin et de peine au bâtiment d'une maison qu'il
n'est pas obligé de faire, qu'à celui de cette tour mystique, dont tu sais
que saint Augustin parle dans une de ses lettres qu'il s'est engagé d'achever
dans ses entretiens.

Ainsi Blaise et sa sœur, voyant leur beau-frère construire un


bâtiment temporel, songent aussitôt qu'il faut surtout bâtir un temple
pour Dieu dans l'âme humaine. Ils rappellent à Gilberte qu'une telle
élévation lui est familière, qu'ils l'ont rencontrée tous les trois dans
saint Augustin, lorsqu'ensemble ils méditaient ses écrits. Très préci
sément, le texte auquel ils font allusion est la lettre 243 - 38 à Laetus,
qui constitue un long commentaire sur la parabole évangélique de la
tour inachevée ‘2. Quelques mois plus tôt, le 1°’ avril, ils écrivaient
à Gilberte que leur fraternité charnelle n'était qu'une image de leur
fratemité d'enfants de Dieu et qu'ils n'étaient « véritablement pa
rents » que depuis le baptême. Ces seuls exemples révèlent à quel
point, pour Pascal, « toutes choses parlent de Dieu à ceux qui le
connaissent » ‘3 et combien il est nécessaire d'interpréter les symboles
que Dieu nous donne pour échapper à Pidolâtrie, qui tente même les
chrétiens, et qui consiste à jouir du monde, alors qu'on ne doit jouir
que de Dieu. Mais si l'ensorcellement dont nous menacent les créa
tures fait de ces élévations à Dieu une nécessité absolue, Jacqueline
et son frère ajoutent que la découverte et la contemplation de ces
« correspondances » entre le visible et l'invisible enchantent l'âme:
« Nous avons discouru assez particulièrement du rapport de ces
deux sortes de choses Cela est trop beau pour ne t'être pas resté
dans la mémoire » ". Beautédéjà perçue par Augustin et qui séduira
tant d'artistes parmi les plus grands! Beauté dont Pascal eût été le
prodigieux poète, si la maladie et la mort n'avaient éteint son génie.
Quand on songe aux rares moments où une telle vision s'est exprimée
- quelques notes - on est loin de se ranger à l'avis de ceux qui voient
dans Yinachèvement des Pensées une chance. Si, comme le pensait
Baudelaire, il faut pour être un grand artiste une vision et un style,
de quelles admirables « élévations » n'avons-nous pas été privés par
cette mort !

42. Luc, XIV, 26-33. Dans la lettre d'Augustin, voir en particulier les n. l-3 et 6-7.
L1 demière phrase de Pascal est un peu embrouillée; la relative, «qu'il s'est engagé
d'achever dans ses entretiens», se rapporte à Périer, non a Augustin, qui ne s'engage
à rien dans sa lettre et ne parle pas de cette tour dans ses Sermones.
43. Lettre du l" avril 1648 à Gilberte.
44. Ibid.
2. Les événements

C'est aussi en termes d'art que l'évêque d'Hippone parle de l'uni


vers physique et des événements dont il est le cadre. Il le compare à
une magnifique mosaïque dont le croyant découvre avec émerveille
ment l'ensemble, tandis que l'homme qui colle ses yeux sur elle ne
voit que des cubes en désordre (ceux qui lèchent la terre sont aveuglés
par sa poussière). Il évoque dans le même texte « le concert des êtres
de l'univers »‘5. Mais son image préférée est celle du beau discours
ou du poème:
Assurément on ne doit pas passer négligemment sur le verset: Et Dieu
vit que toutes les choses qu'il avait faites étaient très bonnes . En
elîet quand il ne s'agissait que d'une chose en particulier, il disait seu
lement: Dieu vit que cela était bon, sans ajouter aussi très. Si en effet
les sages, devant le spectacle des œuvres de Dieu, les trouvent établies
chacune dans son espèce selon une mesure, un nombre et un ordre dignes
de louange; combien leur admiration augmentera, s'ils les contemplent
toutes ensemble, c'est-à-dire s'ils considèrent l'univers lui-même, qui
renferme toutes ces choses concourant chacune à l'unité . Si les mani
chéens considéraient cela, ils loueraient Dieu, auteur et créateur de
l'univers; et si quelque aspect [du monde] les heurtait, ils le ramèneraient
à la beauté de l'ensemble et verraient comment Dieu a fait toutes choses
non seulement bonnes, mais même très bonnes. Car il en est de même,
dans un discours orné et bien composé: si nous prenons les syllabes,
ou même les lettres une à une qui, à peine prononcées, s'évanouissent,
nous ne leur trouvons rien de délectable et de digne d'éloge. Car c'est
en son entier, non dans chacune de ses syllabes ou de ses lettres, mais
dans leur ensemble, que ce discours est beau 46.

Pascal n'a nulle part repris de telles considérations sur l'harmonie


de l'ensemble du monde. Pourtant il pense lui aussi que les maux ont
leur place dans l'univers, ou plutôt que Dieu les fait concourir au bien
de chacun des élus, dont il espère faire partie : « Faites, ô mon Dieu,
s'écrie-t-il, que j'adore en silence l'ordre de votre providence adorable
sur la conduite de ma vie; que votre fléau me console; et qu'ayant
vécu dans l'amertume de mes péchés pendant la paix, je goûte les
douceurs célestes de votre grâce durant les maux salutaires dont vous
m'affligez » ‘7. Le croyant découvre que rien n'est livré au hasard dans

45. De ordine, I, 1, n. 2. Ce sont là des vues plotiniennes, ce qui laisse à penser


qu'aux yeux d'Augustin les platoniciens, qui s'étaient déjà élevés par leur intelligence
à l'existence de Dieu, avaient aussi affirmé que la divinité n'était pas responsable du
mal (Platon) ou que le mal n'est qwapparent et disparaît si l'on considère l'ensemble de
l'univers (Plotin). Mais ces philosophes sont des exceptions et n'ont pas évité l'idolâtrie
pour autant. Cf. De lib. arbitrio, III, 5, n. 12; De musica, VI, ll. n. 30; 14. n. 46, et
17, n. 58.
46. De Gen. contra Manichaeos, I, 21, n. 32. De musica, Vl. ll, n. 29: « Non ergo invi
deamus inferioribus quam nos sumus, nosque ipsos inter illa quæ infra nos sunt, et illa quæ
supra nos sunt, ita Deo nostro opitulante ordinemus, ut inferioribus non offendamur, solis
autem superioribus delectemur. Delectatio quippe quasi pondus est animæ. Delectatio ergo
ordinat animam. Ubi enim erit thesaurus tuus, ibi erit et cor tuum [Matth., VI, 21]. Ubi
delectatio, ibi thésaurus; ubi autem cor, ibi beatitudo aut miseria r.
47. Maladies, 4. Voir une pensée analogue dans le De civ. Dei, I, 29: ’ Habet itaque
omnis familia summi et veri Dei consolationem suam non fallacem, nec in spe rerum
mutantium vel labentium constitutam, vitamque etiam ipsam temporalem minime pœni

Î
TRANSPARENCE DE. LA CRÉATION 373

ce monde. Pas même l'apparition de la mort! Pascal a longuement


réfléchi sur cette dernière, au moment de la disparition de son père.
Il y voit, comme toute la Tradition, une des suites du péché originel,
mais n'en souligne pas moins la laideur et l'horreur qu'elle inspire Ü.
Se demande-t-il pourquoi Dieu ne l'épargne pas à ses fidèles, qu'il
adopte la réponse de l'évêque d'Hippone: « Voilà les admirables
conduites de Dieu sur le salut des saints; et saint Augustin nous
apprend sur ce sujet que Dieu en a disposé de la sorte, de peur que
si le corps de l'homme fût mort et ressuscité pour jamais dans le
baptême, on ne fût entré dans l'obéissance de l'Evangile que par
lamour de la vie ; au lieu que la grandeur de la foi éclate bien davan
tage lorsque l'on tend à l'immortalité par les ombres de la mort H’.
Le règne de la mort est donc toléré par Dieu, qui l'utilise pour mettre
r
à lépreuve l'amour des Croyants. Aussi Pascal, pour se consoler, ne
trouve-t-il rien de plus chrétien que de contempler la Providence de
Dieu. Le début de sa lettre du 17 octobre 1651 n'est qu'un long acte
de foi en ce mystère. Si les infidèles, dans leur aveuglement, s'arrêtent
aux phénomènes, aux causes secondes, les croyants, éclairés par la
lumière de la foi, sont des hommes qui jugent tout autrement les
malheurs qui les frappent:
Toutes les créatures ne sont pas la première cause des accidents que nous
appelons maux, mais la providence de Dieu en étant l'unique et véritable
cause, l'arbitre et la souveraine, il est indubitable qu'il faut recourir di
rectement à la source, et remonter jusqu'à l'origine, pour trouver un
solide allégement. Que si nous suivons ce précepte, et que nous envisagions
cet événement, non pas comme un effet du hasard, non pas comme une
nécessité fatale de la nature, non pas comme le jouet des éléments et des
parties qui composent l'homme (car Dieu n'a pas abandonné ses élus
au caprice et au hasard), mais comme une suite indispensable, inévitable,
juste, sainte, utile au bien de l'Eglise et à l'exaltation du nom et de la
grandeur de Dieu, d'un arrêt de sa Providence conçu de toute étemité
pour être exécuté dans la plénitude de son temps, en telle année, en tel
jour, en telle heure, en tel lieu, en telle manière; et enfin que tout ce
qui est arrivé a été de tout temps prévu et préordonné en Dieu; si, dis-je,
par un transport de grâce, nous considérons cet accident, non pas dans

tendam, in qua eruditur ad æternam, bonisque terrenis, tamquam peregrina utitur, nec
capitur, malis autem aut probatur. aut emendatur Ille [Deus] cum me adversis rebus
exagitat, aut merita examinat, aut peccata castigat, mercedemque mihi æternam pro toleratis
pie malis temporalibus servat ».
48. Il évoque «ces mouvements d'horreur qui sont si naturels à l'homme ». Voir
Augustin, Serm. 172 - de verbis Apostoli 32, 1, n. 1: ‘Admonet nos beatus Apostolus,
ut de dormientibus, hoc est de mortuis charissimis nostris, non contristemur sicut et
cæteri qui spem non habent: spem scilicet resurrectionis et incorruptionis æternæ Est
ergo de mortuis eis qui diliguntur quædam Lristitia quodam modo naturalis. Mortem quippe
exhorret non opinio, sed natura. Nec mors homini accideret, nisi ex pcena quam præcesserat
culpa ». Ce sermon et le suivant (173 - de verbis Apostoli 33) commentent la parole de
saint Paul: « Ne vous affliger pas comme les autres hommes, qui n'ont pas d'espérance»
(1 Thess., lV, 13), citée précisément à deux reprises dans la lettre de Pascal. Voir encore
Epist. 92 - 6.
49. La référence a été découverte par Havet: De civ. Dei, XIII, 4: « Si regenerationis
sacramentum continuo sequeretur immortalitas corporis, ipsa fides enervaretur, quæ tunc
est fides, quando exspectatur in spe quod in re nondum videtur Cum parvulis autem
baptizandis quis non ad Christi gratiam propterea potius curreret, ne a corpore solvcretur?
Atque ita non invisibili præmio probaretur fides ..., sed tantam Deus fidei præstitit
gratiam, ut mors, quam vitæ constat esse contrariam, instrumentum fieret per quod
transiretur ad vitam ».
374 UAVÈNEMENT DE LA TRANSPARENCE

lui-même et hors de Dieu, mais hors de lui-même et dans l'intime de


la volonté de Dieu, dans la justice de son arrêt, dans l'ordre de sa Provi
dence, qui en est la véritable cause, sans qui il ne fût pas arrivé, par qui
seul il est arrivé, et de la manière dont il est arrivé; nous adorerons dans
un humble silence la hauteur impénétrable de ses secrets ; nous vénérerons
la sainteté de ses arrêts, nous bénirons la conduite de sa Providence; et
unissant notre volonté à celle de Dieu même, nous voudrons avec lui, en
lui, et pour lui, la chose qu'il a voulue en nous et pour nous de toute
étemité.
Considérons-la donc de la sorte, et pratiquons cet enseignement que j'ai
appris d'un grand homme dans le temps de notre plus grande affliction,
qu'il n'y a de consolation qu'en la vérité seule.

Nous découvrons là, après le thème des « correspondances », un


autre thème capital de la vision pascalienne: l'omniprésence de la
Providence. Cette soumission, qui n'est pas démission, aux événements
inéluctables, comme la mort d'un père très cher ou une maladie incu
rable, révèle la profondeur de la foi chez l'auteur du « Mystère de
Jésus ». Il écrit à Charlotte de Roannez:
J'essaie autant que je puis de ne m'affliger de rien, et de prendre tout
ce qui arrive pour le meilleur. Je crois que c'est un devoir, et qu'on
pèche en ne le faisant pas. Car enfin, la raison pour laquelle les péchés
sont péchés c'est seulement parce qu'ils sont contraires à la volonté de
Dieu: et ainsi l'essence du péché consistant à avoir une volonté opposée
à celle que nous connaissons en Dieu, il est visible, ce me semble, que
quand il nous découvre sa volonté par les événements, ce serait un péché
de ne s'y pas accommoder. J'ai appris que tout ce qui est arrivé a
quelque chose d'admirable, puisque la volonté de Dieu y est marquée
[lettre 3].

Les événements inéluctables constituent donc le meilleur guide


pour l'homme. Pascal a pu recevoir cette certitude de la Tradition
évangélique elle-même, mais il ne fait guère de doute que saint Augus
tin, ici encore, fut son grand maître et nourrit sa pensée. Ce demier,
malgré son intérêt pour les révélations privées (extases, etc.), sait
bien qu'elles demeurent exceptionnelles et qu'on ne peut proposer aux
chrétiens de diriger leur vie d'après des manifestations divines qui
ne se produiront sans doute jamais pour la plupart d'entre eux. Il
faut donc se soumettre « aux événements eux-mêmes, qui, en nous
appelant à des actes tout différents de ceux que nous avions décidé,
nous contraignent à reconnaître que la volonté de Dieu était diffé
rente de la nôtre»? Mais surtout, la proximité des deux visions
éclate dans la parenté profonde qui unit l'un des plus grands livres
d'Augustin, les Confessions, au plus beau des opuscules de Pascal, la
Prière pour le bon usage des maladies. Tout le monde sait dans quel
esprit l'évêque africain a composé un ouvrage qui allait marquer
l'Occident pour toujours: il s'avoue terre et cendre, comme Job, et
se propose de louer la conduite de Dieu sur sa vie; prière et récit

50. «Sed plerumque non voce de cælo, non per prophetam, non per revelationem
vel somnii vel excessus mentis qui dicitur ecstasis, sed rebus ipsis accidentibus, et ad aliud
quam statueramus vocantibus cogimur agnosccre Dei voluntatem esse aliam quam erat
nostra» (Epist. 80 - 65, n. 3). Cf. fr. 948 - 668: «l'événement, qui est une manifestation
de la volonté de Dieu‘; presque toute cette pensée reprend le thème de la modification
de notre volonté, central dans l‘Epist. 80 - 65.

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TRANSPARENCE DE LA CRÉATION 375

s'entremêlent sans cesse. M. Jean Guitton a lumineusement mis en


valeur la célébration de la Providence tout au long de ces pages
pressantes: « Ce que saint Augustin appelle prédestination, c'est
justement cette action perpendiculaire par laquelle les moments de
notre durée historique sont ajustés harmonieusement l'un à l'autre.
Dans les Confessions, il fait deviner, à travers les incidents et les
accidents de sa vie, cette action persuasive, insinuante, assiégeante,
occulte même, qui éclaire mais sans éblouir, qui attire mais sans
forcer Tantôt par des aiguillons secrets, tantôt par des circonstances
qui portent en elles un conseil, Dieu ramène l'âme à elle-même. Par
des modes imprévus, il lui fait sentir sa misère, il la console, il la
fait courir dans ses voies L'amertume qui se répand sur les joies
illicites est une précaution de miséricorde et la conscience qu'a
l'âme de son désordre est déjà de l'ordre, puisqu'il est l'effet d'une
loi H‘. On croirait lire une présentation de la Prière pour le bon
usage des maladies, véritables Confessions d'un homme à demi-mou
rant. Il suffirait de changer les noms. Car l'opuscule pascalien consti
tue un acte d'adoration de la « providence éternelle » 52. La prédestina
tion y est clairement évoquée, toutes les actions de Dieu tendant à lui
attirer les élus. Conformément à la plus constante doctrine augus
tinienne, cette prédestination est présentée comme un acte de pure
miséricorde (tous les hommes méritant d'être damnés par la justice
divine) : « Seigneur, dont l'esprit est si bon et si doux en toutes choses,
et qui êtes tellement miséricordieux que non seulement les prospérités,
mais les disgrâces mêmes qui arrivent à vos élus sont les effets de
votre miséricorde, faites-moi la grâce de n'agir pas en païen dans
l'état où votre justice m'a réduit » 53. Ainsi, même quand Dieu frappe
ses élus, c'est par bonté ; il répand l'amertume sur les joies passagères
du monde, afin de sauver. Pascal lui rend grâce de l'avoir affaibli:
« Vous m'envoyez maintenant une espèce de mort pour exercer votre
miséricorde »5‘. « Vous n'êtes pas moins Dieu quand vous affligez et
quand vous punissez, que quand vous consolez et que vous usez d'in
dulgence » 55. Pascal mentionne tous les moyens dont a usé la miséri
eordieuse Providence de Dieu pour l'empêcher de s'endurcir dans

51. Jean Guitton, Actualité de saint Augustin, p. 31-33. L'auteur cite en note divers
textes caractéristiques. Conf., V, 13: «Manus enim tuæ, Deus meus, in abdito providentiæ
tuæ non deserebant animam meam et egisti mecum miris modis»; Conf., l, 16: « Et
tamen peccabam, Domine Deus meus, ordinator et creator rerum omnium naturalium,
peccatorum autem tantum ordinator ». Conf., VI, 6, n. 9: «Quam ego miser eram et
quomodo egisti. ut sentirem miseriam meam ». Cf. Maladies, 7: «La plus grande de ses
maladies [a l'âme] est cette insensibilité, et cette extrême faiblesse qui lui avait me tout
sentiment de ses propres misères »; fr. 449 - 556: « Le Dieu des chrétiens est un Dieu
qui leur fait sentir intérieurement leur misère, et sa miséricorde infinie ».
S2. l2; cf. aussi 1, 2, 3, 4, 6, 7, etc.
53. 1.
54. 3.
55. 1. Sur les salutaires châtiments de Dieu, Conf., II, 2, n. 4: « Efferbui miser, sequens
impetum fluxus mei relicto te Tu semper aderas misericorditer saeviens, et amarissimis
aspergens offensionibus omnes illicitas jucunditates meas, ut ita quærerem sine offensione
jucundari, et ubi hoc possem, non invenirem quicquam præter te, Domine, præter te
qui fingis dolorem in praecepto el percutis, ut sanes, et occidis nos, ne moriamur abs le n.
376 L'AvÈNEMENT DE LA TRANSPARENCE

l'usage criminel du monde et la jouissance des créatures *. Comme son


modèle, il veut reporter sa pensée vers ses faiblesses de jadis, non
qu'il les aime mais pour en aimer davantage son Créateur. Il revient
sur l'amertume de ses fautes pour savourer les délices de Dieu *" :
« Seigneur, bien que ma vie passée ait été exempte de grands crimes,
dont vous avez éloigné de moi les occasions, elle vous a été néan
moins très odieuse par sa négligence continuelle, par le mauvais
usage de vos plus augustes sacrements, par le mépris de votre parole
et de vos inspirations, par l'oisiveté et l'inutilité totale de mes actions
et de mes pensées, par la perte entière du temps que vous ne m'aviez
donné que pour vous adorer » *. Cette amertume, il l'oppose, comme
saint Augustin, aux « douceurs célestes » de la grâce *. Tous deux
rêvent de s'enivrer des délices de Dieu après avoir abandonné les
fausses délices du monde *. « O mon Dieu, qu'un cœur est heureux
qui peut aimer un objet si charmant, qui ne le déshonore point et
dont l'attachement lui est si salutaire ! Je sens que je ne puis aimer
le monde sans vous déplaire, sans me nuire et sans me déshonorer ;
et néanmoins le monde est encore l'objet de mes délices. O mon
Dieu, qu'une âme est heureuse dont vous êtes les délices » 61. La grâce,
qui est lumière, ne cesse d'attirer le croyant vers le souverain et véri
table bien ; mais déjà elle le fait goûter. Pascal se rappelle dans ce
chapitre les fragments d'un sermon augustinien qui avait pris place
parmi les prières tirées des saints Pères dans les Heures de Port
Royal : « O mon Dieu, s'écriait saint Augustin, qu'une âme est heu
reuse, lorsqu'elle ne trouve de douceur ni de plaisir que dans les
choses où elle ne reçoit aucune tache qui la déshonore. Versez en
moi, s'il vous plaît, mon Dieu, ces délices spirituelles. Ce n'est pas
pourtant, ô mon Dieu, que la vérité ne soit plus charmante et plus
aimable en elle-même que les voluptés sensibles » *. On ne peut
qu'admirer ces invocations brûlantes, qui révèlent chez les deux
écrivains, à tant de siècles d'écart, la même sensibilité. Pascal, plus
retenu habituellement, ne s'est que rarement livré à de tels épanche
ments. Il partage même cette sorte de sensualité mystique, qui carac
térise l'évêque algérien. De là cette abondance de mots empruntés au
registre des sensations et qui leur sont communs à tous deux : dou

56. Cf. Conf., I, 20, n. 31 : « Hoc enim peccabam, quod non in ipso, sed in creaturis
ejus, me atque cæteras voluptates, sublimitates, veritates quærebam ».
57. Conf., II, 1, n. 1 : « Recordari volo transactas foeditates meas et carnales corrup
tiones animæ meæ, non quod eas amem, sed ut amem te, Deus meus. Amore amoris tui
facio istud, recolens vias meas nequissimas in amaritudine recogitationis meae, ut tu
dulcescas mihi, dulcedo non fallax, dulcedo felix et secura ».
58. Maladies, 8. Cf. 2, 4 et 9.
59. Ibid., 4.
60. Conf., II, 2, n. 4 : « Quam longe exulabam a deliciis domus tuae ! » IX, 1, n. 1 :
« Quam suave mihi subito factum est carere suavitatibus nugarum, et quas amittere metus
fuerat, jam dimittere gaudium erat. Ejiciebas enim eas a me, vera tu et summa suavitas,
ejiciebas et intrabas pro eis omni voluptate dulcior ».
61. Maladies, 5.
62. Nous avons montré dans notre Pascal et la liturgie, p. 84-85, que Pascal se souvient
de la prière de ses Heures, et non du texte même d'Augustin : Serm. 153 - de verbis
Apostoli 4, n. 10. En effet la prière a choisi des phrases isolées du sermon et les a réunies.
TRANSPARENCE DE LA CRÉATION 377

ceurs célestes, amertume, délices, désirs, jouir du monde, « m'aban


donner avec moins de retenue dans l'abondance des délices de la
vie », « funestes plaisirs », « vous adoucissez les souffrances de vos
fidèles par la grâce », « vous comblez d'une béatitude toute pure
vos saints », « flatter leur corps » par les plaisirs, « vivre avec une
pleine joie parmi le monde », « une joie dans laquelle je me reposais
à l'ombre de la mort », caresser et chérir, etc. Les deux autobiogra
phies religieuses sont ponctuées d'appels identiques à Dieu, avec cette
différence que Pascal, plus dépouillé, méfiant à l'égard de la rhéto
rique, ne lasse jamais et atteint à un extrême pathétique, surtout
quand il s'adresse au Christ : « O mon Sauveur, ô mon Sauveur! » 63.
« O ma douceur heureuse et sûre », dit Augustin à Dieu. Et Pascal:
« Seigneur dont l'esprit est si bon et si doux » 6‘. Cette parenté de la
Prière avec les Confessions permet de préciser la portée de la fameuse
condamnation : « Le moi est haïssable ». Nous voyons en effet Pascal
suivre la voie ouverte par l'évêque d'Hippone et ne pas hésiter à
parler longuement de lui-même. Et il ne s'agit pas d'un écrit purement
intime, puisque tout l'entourage en eut connaissance, et qu'il circu
lait dès 1662 dans le milieu de Port-Royal. Pascal avait probablement
conscience d'avoir, en quelques pages, réitéré la confession augus
tinienne. Le « moi haïssable », c'est celui qui révèle l'orgueil, le narcis
sisme : l'auteur de la Prière n'eût certainement pas pu supporter Gide.
Mais quand l'homme se reconnaît « terre et cendre » et célèbre non
pas lui-même, mais la Providence de Dieu sur sa vie, alors son œuvre
est belle. A l'instar de celui des « correspondances » entre le visible
et l'invisible, le thème de la conduite providentielle des élus apparaît
à Pascal comme beau: il s'émerveille du clair-obscur où Dieu s'est
retiré pour éprouver ceux qui l'aiment, en attendant de leur donner
la lumineuse joie de sa présence: « Ce sont, dit la Prière, les admi
rables degrés par lesquels vous conduisez vos ouvrages »"5.
Ce splendide poème en prose que constitue l'opuscule pascalien -
autre parenté avec les meilleures pages des Confessions - révèle donc
clairement combien Pascal était attentif aux avis que Dieu lui donnait
par l'intermédiaire des événements les plus ordinaires. Nous avons
fait remarquer sa réserve sur les révélations privées : extases, visions,
etc. Si l'on n'avait pas eu la chance de découvrir le Mémorial, nous
aurions ignoré à jamais l'intensité de la nuit de feu du 23 novembre
1654. Pourtant, il est un cas où Pascal s'est départi de sa discrétion à
propos des moyens extraordinaires que Dieu peut utiliser pour se faire
entendre, c'est celui de la Sainte-Epine. Les miracles qui eurent lieu
en 1656 suscitent son enthousiasme. Il y voit une bénédiction de Dieu
pour sa famille, une déclaration céleste en faveur de Port-Royal. Dieu
a suspendu le cours des causes secondes, et cela, pense l'oncle de la
petite miraculée, est visible pour tous. Le voile de la nature a été
plusieurs fois déchiré ! Et néanmoins, même des chrétiens, même des

63. Maladies, 10 et 15.


64. Conf., II, 1, n. 1; Maladies, I.
65. Maladies, ll.

44' ‘
378 UAVËNEMENT DE LA TRANSPARENCE

religieux, ont été à ce point endurcis de cœur qu'ils ont nié ces grands
coups de Dieu. C'est l'occasion pour Pascal de déplorer l'aveuglement
des hommes chamels, si total qu'ils ne voient jamais la vérité, même
dévoilée. Il complète sa théorie du miracle, que nous rencontrerons
bientôt, en faisant remarquer que cette intervention manifeste de
la Cause première ne parle qu'à ceux à qui Dieu s'est découvert et
qui nourrissent leur foi de cet enseignement: «Il s'est fait, écrit-il
à Charlotte de Roannez, un miracle depuis votre départ, à une reli
gieuse de Pontoise, qui sans sortir de son couvent a été guérie d'un
mal de tête extraordinaire par une dévotion à la Sainte-Epine. Je vous
en manderai un jour davantage ; mais je vous dirai sur cela un beau
mot de saint Augustin, et bien consolatif pour de certaines personnes,
c'est qu'il dit que ceux-là voient véritablement les miracles auxquels
les miracles profitent, car on ne les voit pas si on n'en profite pas » 6°.
Ainsi, constatation étonnante, les miracles contemporains ne parlent
vraiment qu'à ceux qui déjà sont disposés à croire. Ce n'est pas que
cette modification des lois de la nature n'ait pas de valeur probante.
Mais le miracle chrétien n'est pas simple thaumaturgie, pur prodige.
Il est révélation, il est transparence. Quand Jésus-Christ guérit
l'aveugle-né, ce prodige peut bien constituer un argument en faveur
de l'adhésion de foi; mais sa portée est loin d'être épuisée par cet
aspect. Un tel miracle est dévoilement, il représente symboliquement
l'aveuglement humain que le Médiateur seul peut guérir. Le prodige
invite à découvrir le mystère qu'il recèle; et si l'homme est indocile
à cette invitation, il en vient bientôt à ergoter sur le prodige même.
De sorte qu'en fin de compte il ne voit plus du tout un miracle dont
il n'a pas voulu profiter. Le 26 octobre 1656, dans une autre lettre,
Pascal développe encore cette idée : « Il y a si peu de personnes à qui
Dieu se fasse connaître par ces coups extraordinaires, qu'on doit
bien profiter de ces occasions ; puisqu'il ne sort du secret de la nature
qui le couvre que pour exciter notre foi à le servir avec d'autant plus
d'ardeur que nous le connaissons avec plus de certitude »°7. Pascal
pouvait penser ici à l'une des plus célèbres distinctions augusti
niennes: factum-mysterium (ou signum) ‘‘. Le prodige a bien été
historiquement réalisé, mais en même temps Dieu a parlé silencieu
sement en l'exécutant. Il existe donc un sens littéral - le fait -
et une portée spirituelle du miracle. La grâce la dévoile. Pascal l'a
bien vu: « Les figures de l'Evangile pour l'état de l'âme malade sont
des corps malades. Mais parce qu'un corps ne peut être assez malade
pour le bien exprimer, il en a fallu plusieurs. Ainsi il y a le sourd, le

66. Lettre I. Pascal a pris ce « mot» dans un recueil d'aphorismes augustiniens dû à


Prosper d’Aquitaine et intitulé De vera innocentia, en raison de ses premiers mots: « Inno
centia vera est, quæ >. La cent-neuvième sentence est en effet: « Hi vident mirabilia
Dei, quibus prosunt. Nam quod non intelligitur vel unde non proficitur, non videtur»
(édition de Louvain, III, p. 432).
67. Lettre 4. C'est nous qui avons souligné.
68. Voir par exemple In 10h., tr. 44, n. 1 : ‘ Cæci hujus illuminati commendo mysterium.
Ea quippe quæ fecit Dominus noster Jesus-Christus stupcnda atque miranda et opera et
verba sunt: opera, quia facta sunt; verba, quia signa sunt ».

C» ‘ÄÀ
TRANSPARENCE DE LA CRÉATION 379

muet, l'aveugle, le paralytique, le Lazare mort, le possédé »". La


constatation du prodige ne serait-elle pas, si l'on s'arrêtait à elle, aussi
stérile religieusement que la connaissance du Dieu « simplement
auteur des vérités géométriques » ? C'est en entrant dans le mystère,
par la lumière de la grâce, que l'homme rencontre le Dieu sensible
au cœur.

3. La sainteté

Jusqu'à présent, l'action illuminante de la grâce a permis au regard


de traverser le voile de l'univers physique et celui des événements qui
enveloppent chaque personne. Elle ne va pas s'en tenir là; il lui
faut maintenant éclairer une nouvelle réalité et faire éclater « aux
yeux du cœur» la transcendance de la sainteté. Les saints vivent
dans le monde au milieu des méchants, inconnus des méchants,
comme la vérité au milieu des opinions communes, inconnue du
commun. « La grandeur de la sagesse, qui n'est nulle sinon de Dieu, est
invisible aux charnels et aux gens d'esprit »3°. La sagesse dont il
s'agit ici n'est autre que la sainteté; elle s'identifie à la parfaite
charité. L'aspect intellectuel qu'Augustin lui confère se trouve estom
pé, ce qui accuse la coupure entre les savants et les « sages ». L'évêque
d'Hippone, qui insiste tantôt sur l'épanouissement intellectuel qu'elle
implique à ses yeux, tantôt sur la joie et l'amour qui la caractérisent,
n'avait-il pas écrit: « La sagesse suprême et véritable consiste dans
le premier de tous les préceptes » : Tu aimeras le Seigneur ton Dieu
de tout ton cœur et de toute ton âme (Matth., XXII, 37) ; et ainsi la
sagesse, c'est la charité divine » 7‘. Or cette sainteté, qui est elle-même
un don de la grâce, n'est visible qu'à des saints. Les grands saints sont
reconnus par les saints, dans un monde d'aveugles. Car les yeux du
corps ne sauraient percevoir ce que Dieu ne dévoile qu'aux yeux du
cœur, c'est-à-dire la foi. Ces derniers seuls savent découvrir la beauté
intérieure chez un esclave difforme ou la laideur et la lèpre de l'âme
chez un bel éphèbe". Ce sont eux, aussi, qui révèlent qu'en chaque

69. Fr. 938 - 658. Pascal se souvient dans ce texte de la riche liturgie du Carême, où cette
interprétation en profondeur des miracles évangéliques est courante. Voir sur ce point Ph. Sel
lier, Pascal et la liturgie, p. 49-50. ll n'en reste pas moins qu'une telle exégèse est avant tout
augustinienne: les commentaires auxquels pense l'apologiste sont l'œuvre de saint Ambroise,
maître d'Augustin pour l'herméneutique, d'Augustin lui-même et de ses disciples: saint
Grégoire et Bède le Vénérable. Voici le texte augustinien donné par la liturgie comme
homélie à l'évangile de l'aveugle-né (Jean, IX, 1-38): «Genus humanum est ille cæcus.
Hæc enim cæcitas contigit in primo homine per peccatum, de quo originem omnes duximus
non solum mortis, sed etiam iniquitatis » (In 10h., tr. 44, n. 1).
70. Fr. 308 - 793, « Les trois ordres ». Cf. De Trinitate, XIV, 12. n. 15: « Sic enim dicitur
ista hominis sapientia, ut etiam Dei sit. Tunc enim vera est; nam, si humana est, vana est >.
71. Epist. 140 - 120, 18, n. 45: «Summa igitur et vera sapientia est in præcepto illo
primo: Diliges Dominum Deum tuum ex toto corde tuo, et ex tota anima tua. Ac per hoc
sapientia est caritas Dei. »
72. Serm. 159 - de verbis Apostoli, 3, n. 3 : « Habes duos servos, unum deformem corpore,
alium pulcherrimum; sed illum deformem fidelem, alterum infidelem. Dic mihi quem
plus diligas, et video te amare invisibilia Contempsisti enim oculos camis, et erexisti
oculos cordis ».
la Bible avait déjà utilisé cette métaphore: Eph., 1, 18 Sur l'expression «yeux du
cœur» chez saint Augustin, voir De civ. Dei, XXII, 29, n. 2-3; Serm. 286 - de diversis 39,
380 UAVÈNEMENT DE LA TRANSPARENCE

homme se trouve, plus ou moins effacée, l'image de Dieu et que la


communauté des saints est si profondément unie que Dieu n'a pas
craint de comparer cette union à l'unité des trois personnes divines ‘f3.
Mais surtout les yeux du cœur sont ébouis par le Prince des saints,
par Jésus-Christ. Pascal ne parle plus de preuves, mais subit un rayon
nement, comme saint Paul sur le chemin de Damas: « Jésus-Christ
sans biens, et sans aucune production au-dehors de science, est dans
son ordre de sainteté. Il n'a point donné d'inventions. Il n'a point
régné, mais il a été humble, patient, saint, saint, saint à Dieu, terrible
aux démons, sans aucun péché. O qu'il est venu en grande pompe et
en prodigieuse magnificence aux yeux du cœur et qui voient la
sagesse »". Il ne faudrait cependant pas réduire le Sauveur à cette
éminente sainteté, car la foi nous révèle un secret plus profond:
Jésus-Christ est un Dieu qui se cache 75. Sa sainteté n'est que l'un des
rayons qu'il jeta sur le monde, car il y eut les miracles, les prophéties,
la révélation évangélique, la conversion de l'univers
Nous n'insisterons pas sur ces aspects du dévoilement (événements,
miracles, sainteté), car nous les retrouverons au cours du chapitre
« Théologie et apologie ». Rappelons simplement que les thèmes du
Dieu caché et du voile formaient le cœur des prières de Port-Royal 7‘,
comme suffit à l'attester celle que l'on récitait pour la réception d'une
fille à la profession et que Pascal entendit et médita au moins lors
qu'il s'agit de sa sœur Jacqueline:
Seigneur Jésus, Dieu caché, qui avez voulu que votre gloire fût couverte
sous le voile d'une chair infirme, et sous les humbles signes de cet adorable
sacrement, et qui avez souffert dans le temps de votre vie mortelle que
votre Visage adorable fût couvert d'un voile par des gens qui vous
outrageaient, versez une bénédiction abondante sur ce voile, afin que
votre servante qui désire s'en couvrir pour se consacrer a vous, devenant
invisible à toutes les créatures et n'étant visible qu'à vous seul, mérite
d'être cachée en Dieu avec vous, qui, étant Dieu, vivez et régnez dans
les siècles des siècles 7".

8. n. 6: «Oculos cordis proferte Dominus vobis oculos cordis aperuit, quando fidem
dedit »; In Ps. 123, n. 9: « Non eas [divitias fidei] vides oculis carnis tuæ: habeto oculum
cordis, et vides eas »; Serm. 159 - de verbis Apostoli 17, 3 ct 4
Mais, comme nous l'avons signalé au début de ce chapitre, l'évêque d'Hippone ne
s'en tient pas au sens de la vue: « Si enim habes sensus interiores, omnes illi interiores
sensus delectantur delectatione justitiæ. Si habes oculos interiores, vide justitiæ lumen:
Quoniam apud le est fons vitae, et in lumine tuo videbimus lumen [Ps. XXXV, 10] Item
si habes aures interiores, audi justitiam. Tales aures quærebat, qui diccbat: qui habet
aures audiemii, audiat [Luc, VIII, 8]. Si habes olfactum interius, audi Apostolum: Christi
bonus odor sumus Deo in omni loca [2 Cor., II, 15]. Si habes gustatum interius, audi:
Gustate et videte, quoniam suavis est Dominus [Ps. XXXIII, 9]. Si habes tactum interius,
audi quid sponsa cantet de sponso: Sinistra ejus sub capite meo, et dextera ejus amplec
tetur me [Cant., Il, 6] » (lbid., 4, n. 4).
73. Cf. Maladies, 4. Fr. 787 - 843.
74. Fr. 308 - 793.
75. Voir fr. 228 - 751, 255 - 758, 261 - 757, 17l - 696.
76. Voir Ph. Sellier, Pascal et la liturgie, p. 103-l04 et p. 39.
77. Constitutions de Port-Royal, l72l, p. 320. Sur le voile de l'humanité de Jésus-Christ,
voir Lettre 4 à Ch. de Roanncz (26 octobre 1656), écrite le jour où Port-Royal fêtait
solennellement l'anniversaire de sa transformation en Institut du Saint-Sacrement. Pour le
voile de l'Eucharistie, voir la même lettre et la Seizième Provinciale, éd. Cognet, p. 314-315,
écrite un mois plus tard: « Les bienheureux possèdent Jésus-Christ réellement sans figure
et sans voile. Les Juifs n'ont possédé de Jésus-Christ que les figures et les voiles, comme

_ _, îîxgm.
TRANSPARENCE DE LA CRÉATION 381

Un pareil texte nous indique combien les images du voile et du


dévoilement étaient sans doute plus concrètes, attiraient plus de sou
venirs dans l'âme de Pascal que dans celle de saint Augustin, qui avait
pourtant donné déjà beaucoup d'éclat à ce thème biblique et plato
nicien. Ainsi l'ensemble des réalités de l'univers physique se laisse
déchiffrer par l'âme croyante: l'existence de Dieu, ses grands attri
buts, la fugacité des choses, l'omniprésence de la Providence, ces
« coups de Dieu » que sont les miracles, la beauté de la sainteté, et
même, en quelque manière, la divinité du Christ, tout cela se laisse
deviner au sein des réalités visibles, selon la parole fameuse de saint
Paul. La transparence règne au sein des choses. Pas de toutes cepen
dant, car si les voiles que nous venons d'évoquer sont diaphanes et
faciles à traverser pour les yeux du cœur, il en est d'autres, comme
celui de l'Eucharistie, qui demeureront opaques jusqu'à la vision en
Dieu 7‘. Nous avons constaté, chemin faisant, que Pascal est nettement
le plus discret des deux écrivains dans le déchiffrement et qu'il se
tait, en particulier, sur les analogies trinitajres. Nous allons encore
rencontrer cette position en léger retrait dans l'interprétation de
l'Ecriture, dont les voiles ont longuement retenu aussi bien l'auteur
des Commentaires sur la Genèse que celui de l'Apologie.

était la manne et l'agneau pascal. Et les chrétiens possèdent Jésus-Christ dans l'Eucharistie
véritablement et réellement, mais encore couvert de voiles Ufiucharistie est parfai
tement proportionnée a notre état de foi, parce qu'elle enferme véritablement Jésus-Christ,
mais voilé ». Pascal a emprunté ces réflexions au cardinal Du Perron, comme il le dit
lui-même. Sur l'aspect figuratif de l'liucharistie, voir fr. 270 _ 670, à la fin.
78. UEucharistie ne laisse nullement deviner à l'expérience humaine qu'un Dieu est
caché sous les apparences de l'hostie. On croit à la présence divine sur la simple parole
du Christ. Nous sommes donc ici à l'opposé de la transparence.
ll. LES PROFONDEURS DE UÉCRITURE

Pascal et saint Augustin ont rigoureusement la même conception


de l'Ecriture. Ils la trouvent aussi mystérieuse, aussi insondable que
l'univers physique. De même que les causes secondes, les événe
ments, la chair du Christ sont une écorce derrière laquelle circule la
sève vivifiante et invisible de la divinité, de même derrière le sens
apparent ou littéral s'en cache un autre qui constitue le véritable
message du Dieu caché. Après l'avoir montré, nous aurons à étudier
les raisons d'être de ce sens voilé et la méthode nécessaire pour arriver
jusqu'à lui.
« Il y a deux sens parfaits, le littéral et le mystique; et les Juifs
s'arrêtant à l'un ne pensent pas seulement qu'il y en ait un autre,
et ne songent pas à le chercher ; de même que les impies, voyant les
effets naturels, les attribuent à la nature, sans penser qu'il y en ait un
autre auteur; et comme les Juifs, voyant un homme parfait en Jésus
Christ, n'ont pas pensé à y chercher une autre nature : « Nous n'avons
pas pensé que ce fût lui », dit encore Isaïe [LIII, 3] » ‘. On le voit,
Pascal a clairement perçu lui-même la parenté de sa lecture de l'uni
vers et de sa lecture de la Bible. De même que les réalités physiques
existent avec leur autonomie, parce qu'elles sont parfaites, achevées,
capables, au moins apparemment, de se suffire, de même le sens
littéral se tient à lui seul et peut être interprété de façon apparemment
cohérente. Néanmoins, dans les deux cas, une lecture en transpa
rence permettra seule d'aboutir à la vérité. Saint Augustin, lui aussi,
comme d'ailleurs toute la Tradition catholique, affirme l'existence
de ces deux sens 2. Il a même légué à Pascal, une fois de plus, son
vocabulaire: le sens littéral est encore appelé par lui «charnel »,
« corporel », ou bien il parle des « faits historiques », de « l'histoire » 3.
Si l'auteur des Pensées a surtout employé le qualificatif «littéral»,
consacré par la tradition exégétique, il ne se prive pas pour autant
de recourir de temps en temps aux autres vocables: « Quand David
prédit que le Messie délivrera son peuple de ses ennemis, on peut
croire charnellement que ce sera des Egyptiens » ‘. Quant au sens spiri
tuel, il reçoit une foule de noms dans l'œuvre augustinienne, où il est
roi : « intelligence spirituelle », « intelligence lumineuse », « interpré

l. Lettre 4 à Ch. de Raannez (26 octobre 1556).


2. Seule la Lettre de Bamabé a, de tous les écrits de l'Eglise, nié le sens littéral;
mais sa position a toujours été considérée comme aberrante (voir J. Quasten, Initiation aux
Pères de l'Église, t. l, p. 99 - 106).
3. « Ad litteram » (titre d'un de ses COMMCWtarTFs de la Genèse). « Carnalitcr » (In Ps. 7,
n. l). - «Corporaliter» (Serm. 4 - de diversls 44, 10, n. 10). - «Res gestæ secundum
historiam n (De Gen. ad litt., VIII, 4, n. 8).
4. Fr. 269 - 692. Voir 270 - 670: « Le monde ayant vieilli dans ces erreurs charnelle: »
(c'est nous qui soulignons).

f Îmmiæ
PROFONDEURS DE UÉCRITURE 383

tation allégorique », « passage au Christ », « signification mystique »,


« mystère », etc. 5. Pascal ici encore a retenu surtout l'adjectif « spi
rituel » 6, mais il emploie souvent aussi « mystique » et « mystérieux » 7.
L'affirmation de ces deux sens s'exprime, chez saint Augustin, en
une rare profusion d'images. Tandis que Pascal, moins exubérant, se
tient plus près de la Bible et des images révélées. Les seules grandes
métaphores qui soient communes aux deux écrivains sont celles du
voile et du livre scellé, qui leur viennent des prophètes et de saint
Paul. Augustin, quant à lui, avait comparé le sens mystique à la perle
que l'on tire du fond des eaux entourée d'un coquillage qui la protège
des salissures‘ ; ailleurs, aux pains d'orge de la multiplication des
pains [Jean, VI, 13], parce que la substance du grain d'orge est recou
verte d'une enveloppe dure ’. Le sens littéral était aussi l'eau des
noces de Cana et le sens spirituel le vin: l'Ecriture est en effet insi
pide pour celui qui n'y reconnaît pas le Christ ‘0. Il rappelait au théo
logien africain les nuages que le Créateur interpose entre les hommes
et le ciel et d'où les serviteurs de Dieu peuvent faire tomber sur les
cœurs humains une pluie rafraîchissante". Il était encore assimilé
aux lettres d'un livre que lirait un analphabète; si l'on n'a pas eu le
Sauveur pour maître d'école, on demeure stupide devant l'Ecriture
ouverte 12 Pascal, se souvenant d'lsaïe, reprend cette image et déve
loppe celle que le prophète lui adjoint: il voit la Bible comme un
livre scellé, dont Jésus-Christ et les apôtres « ont levé le sceau »13;
comme un chiffre, dont le Sauveur a donné la clé ", mais qui était

5. «Spiritualiter» (Serm. 4 - de diversis 44, 1, n. 1). - «Intellectus spiritualis»


(In Ps. 103, I, n. 1). - « Illustris intellectus » (In Ps. 108, n. l). -- « Interpretatio allegorica n
(In Ps. 77, n. 26). - « Transitus ad Christum» (In Ps. 7, n. 1). - «Mystica signification
(In 10h., tr. 9, n. 2). - « Mysteriorum expositio » (De vera relig., 17, n. 33). - Voir d'autres
références dans M. Pontet, Uexégèse de saint Augustin prédicateur, p. 167.
6.Fr. 272-687; 252-648.
7. Pour «mystique»: Lettre 4 à Ch. de Roannez, citée plus haut; fr. 274-642:
capable
« interprétation
d'être mystérieux»;
mystique ». Pour
476« -mystérieux
688: ‘Je n:nefr.dis
276 pas
- 691 que
: « L'un
le mem
parlait
estavec
mystérieux»;
mystère

272 - 687: « Il n'est pas dit que les tsade et les he deficientes signifieraient des mystères ».
8. De Sermone Domini in monte, Il, 20, n. 69: «In hoc autem præcepto [Matth.,
Vll, 6] quo prohibemur sanctum dare canibus, et mittere ante porcos margaritas nostras,
diligenter
Margaritæ, quærendum
autem, quæcumque
est quid spiritalia
sit sanctum,
magniquid
æstimanda
margaritæ,
sunt,quid
et quia
canes,in quid
abditoporci
latent,

tanquam de profundo eruuntur, et allegoriarum integumeutis quasi apertis conchis inve


niuntur Non ergo miseritis margaritas vestras ante porcos Porcos pro contemptoribus
positos non incongrue accepimus. »
9. In 10h., tr. 24, n. 2: « Merito non triticei, sed hordeacei: quia ad Vetus Testa
mentum pertinent. Nostis autem hordeum ita creatum, ut ad medullam ejus vix perveniatur:
vestitur enim eadem medulla tegmine paleæ, et ipse palea tenax et inhærens, ut cum
labore exuatur. Talis est littera Veteris Testamenti, vestita tegminibus carnalium sacra
mentorum ».
10. In 10h., tr. 9, n. 3: « Lege libros omnes propheticos: non intellecto Christo, quid
tam insipidum et fatuum invenies?». Tout le n. 4 évoque l'épisode d'Emmaüs pour
souligner que Jésus-Christ ouvrit l'esprit des siens (cf. fr. 253 - 679).
ll. In Ps. 146, n. 15 : « nisi Deus nubibus figurarum cœlum Scripturarum cooperiret ’
12. In 10h., tr. 24, n. 2.
13. Fr. 260 - 678. Le grand texte cher à Pascal est Isaïe, XXIX, 9-14.
14. Fr. 249 - 681 ; 268 - 683. L'image de la clé peut être dégagée de nombreux textes augus
tiniens: il faut des textes clairs ’ unde aperirentur clausa » (Epist. ad Cath., 5, n. 8); mais
il s'agit d'ouvrir une porte, non de traduire un message. L'image du chiffre provient plutôt
des recherches de B. Vigenère (1523-1596), qui considérait la littérature alchimique comme un
vaste cryptogramme.
384 L'AVENBMENT DE LA TRANSPARENCE

si habilement conçu que le texte apparent présentait un sens parfaite


ment cohérent 15, considéré ailleurs comme « une ratière », un piège l
tendu par Dieu aux charnels, à ceux dont le cœur est assez impur
pour se satisfaire de cette interprétation facile et grossière l‘. Il rat l
tache explicitement à la peinture les termes, qui lui sont communs
avec saint Augustin, de « figure » et « réalité » :
Un portrait porte absence et présence, plaisir et déplaisir. La réalité
exclut absence et déplaisir.
Figures.
Pour savoir si la loi et les sacrifices sont réalité ou figure, il faut voir si
les prophètes en parlant de ces choses y arrêtaient leur vue et leur pensée,
en sorte qu'ils n'y vissent que cette ancienne alliance, ou s'ils y voient
quelque autre chose dont elle fût la peinture.

Le fragment 260 - 678, qui s'ouvre sur ce texte, renferme à lui


tout seul les images du portrait, du chiffre, du livre scellé, du voile,
pour opposer l'esprit à la lettre, c'est-à-dire les quatre images sur
lesquelles Pascal revient sans cesse.

1. Preuves de l'existence du sens spirituel

Mais comment prouver aux incroyants l'existence d'un tel sens


spirituel ?

a) UEBAUCHE AUGUSTINIENNE
Saint Augustin ne s'en est guère soucié : son époque était habituée
aux exégèses subtiles. L'allégorie était à la mode: les grammairiens
l'appliquaient aux poèmes dTlomère et de Virgile. L'école d'A1exan
drie, en particulier Origène, avait développé avec tant d'éclat l'inter
prétation spirituelle de toute l'Ecriture qu'on ne se posait guère de
questions, chez les croyants comme chez les païens, sur la légitimité de
cette démarche". Seuls les manichéens faisaient des objections sé
rieuses et considéraient cette exégèse comme une échappatoire, un
moyen trop facile d'éluder les contradictions des deux Testaments.
Mais le jeune rhéteur de Milan, qui avait vu se dissoudre toutes les
réticences que lui causaient les grossièretés de l'Ancien Testament
en écoutant la prédication allégorisante de saint Ambroise l‘, réagissait
avec violence aux critiques de ses anciens coreligionnaires. Il leur

15. Fr. 260 - 678; 265 - 677.


16. Fr. 827 - 673.
17. Les lettrés se plaisaient à ces déchiffrements de paroles mystérieuses: voir
H.-l. Marron, Saint Augustin et la fin de la culture antique, p. 478-494 et De catech.
rudibus, 9, n. 13: «Maxime autem isti [doctissimi] docendi sunt Scripturas audire divinas,
ne arbitrentur carnalibus integumentis involuta atque operta dicta vel facta hominum,
quæ in illis libris leguntur, non evolvenda atque aperienda ut intelligantur, sed sic accipienda
ut litteræ sonant l-Iis enim maxime utile est nosse, ita esse præponendas verbis sentcntias,
ut præponitur animus corpori n. Augustin considère donc l'existence du sens symbolique
comme un argument apologétique: loin qu'on doive la prouver, c'est elle qui prouve.
18. Conf., V, 14, n. 24.

_ _________Ï l- .
PROFONDEURS nE UÉCRITURE 385

assénait le verset refrain de saint Paul: « Tout arrivait en figures »,


qui constitue le leitmotiv du Contre Fauste 1’. Ou bien, il leur rappelait
ainsi qu'aux Juifs que « C'est la conversion au Seigneur qui ôte le
voile N". Ce faisant, il se retranchait derrière l'autorité de l'Apôtre
et s'en tenait obstinément à ces répétitions - coups de massue. C'est
exactement l'attitude qu'il adoptera plus tard contre Julien : il choisira
quelques versets pauliniens qui anéantissent la position pélagienne
et les assénera régulièrement à l'adversaire. On pourrait objecter
que les manichéens et les Juifs n'avaient qu'à rejeter ces citations;
mais le redoutable controversiste savait fort bien qu'ils ne le pouvaient
pas facilement: les manichéens recevaient les lettres de saint Paul
comme canoniques; quant aux Juifs, toute leur tradition se livrait
aux plus subtiles exégèses spirituelles. D'ailleurs l'évêque d'Hippone,
dans la polémique achamée qu'il menait contre ces derniers, déve
loppait un argument qui, tout en les humiliant, prouvait la portée
spirituelle des anciennes promesses. Il montrait que les grandes pro
phéties, si on les prenait au sens littéral, comme le faisaient les Israé
lites, n'avaient pas été réalisées. Esaü n'avait pas été l'esclave de
Jacob, en dépit de la prophétie de la Genèse (XXXVI, 7) : L'aîné ser
vira le plus jeune: «Considérez l'histoire en elle-même, et voyez
que cette prophétie n'a pas été accomplie dans la personne même
des deux frères On lit en effet qu'Esaü s'enrichit considérablement
et commença à régner au milieu d'une grande opulence » 2‘. Ce verset
annonçait en effet que le vieux peuple d'Israël serait l'esclave des
chrétiens et garderaient leurs Livres sacrés. De même, les promesses
d'éternité à la race de David n'ont pas été accomplies, si l'on s'en tient
au sens chamel: « Où est ce que tu as promis, demande Augustin
à Dieu ? Voyez donc ce qui est arrivé à David, en qui les igno
rants espéraient que Dieu allait réaliser ses promesses Où est cette
terre promise, sur laquelle ils ont péché et qu'ils ont abandonnée
après sa destruction ? Tu cherches le Royaume des Juifs, il n'existe
pas. Tu cherches l'Autel des Juifs, il n'existe pas. Tu cherches le sacri
fice des Juifs, il n'existe pas. Tu cherches le sacerdoce des Juifs, il
n'existe pas »22.
Une telle argumentation contraint les Juifs, qui reconnaissent
la véracité de la Bible, à admettre que les promesses divines n'ont
pas le sens matériel qu'ils leur prêtent. Mais jusqu'ici l'existence de ce
sens spirituel n'a été prouvée qu'aux manichéens, qui doivent accepter
saint Paul, et aux Juifs, déjà largement convaincus, mais qui prennent
littéralement trop de prophéties. L'évêque d'Hippone ne développe-t-il
donc aucune preuve adressée aux païens ? Tout ce que l'on trouve
chez lui sur ce point est un appel au sens de la grandeur divine

19. Contra Faustum, IV, 2; Vl, 2; VlII, 2; X, 2; XII, 27... Voir une foule d'autres
textes: In Ps. II3, n. l, n. 3... L'index biblique que prépare Mlle A.-M. de la Bonnardière
révélera la place capitale de ce verset dans l'œuvre augustinienne.
20. 2 Cor., III, 16. Voir Contra Faustum, XII, 4; In Ps. 64, n. 6; In 10h., tr. 9, n. 3
et tr. 24, n. 5; De spir. et 1itt., 15, n. 27; 17, n. 30... Les allusions sont innombrables.
21. Serm. 5 - Sirm. I, n. 5. Cf. In Ps. 136, n. 18.
22. In Ps. 88, II, n. 17. Voir In Ps. 72, n. 3; 73, n. 2, etc.

J ‘l
386 UAVÈNEMENT nE LA TRANSPARENCE

Il considère qu'on ne peut évidemment pas croire que Dieu s'intéresse


aux détails charnels dont regorgent - apparemment - les promesses.
Cela, dit-il, serait «indigne de Dieu H3. Mais surtout il sait que ses
contemporains s’enchantent des interprétations les plus subtiles.
Aussi n'est-il pas étonnant de ne pas rencontrer chez lui d'argumenta
tion en faveur de l'existence d'un sens que presque tout le monde
acceptait avec facilité.

b) LA DÉMONSTRATION PASCALIENNE

Au xvn‘ siècle il n'en est plus de même. Erasme et ses exigences


critiques, la Réforme, les progrès du souci de rigueur ont conduit
à une attitude beaucoup moins poétique, beaucoup plus scientifique
en présence de l'Ecriture. Pascal a perçu que l'attitude augustinienne
avait besoin d'être justifiée. C'est pourquoi les Pensées contiennent
deux textes qui esquissent une démonstration en bonne et due forme,
les fragments 274 - 642 et 501 - 659. Trois arguments s'y font jour.
ontLe
pratiqué
premier« fait
l'interprétation
appel à la tradition
mystiquejuivede: l'Ecriture
les rabbins,
v. la
Cette
Cabale
consi

dération n'est pas augustinienne ; elle a été empruntée au Pugio


fidei, de Raymond Martin u, sans que jamais on la trouve développée.
Un pareil témoignage d'ensemble de l'exégèse juive pouvait faire
impression sur l'incroyant: les savants biblistes d'aujourd'hui ne
procèdent pas autrement, lorsqu'ils veulent apprécier la portée des
écrits bibliques; ils nînterprètent plus saint Paul sans tenir compte
r
des habitudes de lexégèse rabbinique.
Le second argument, lui, fait appel à Z'Ecriture: les écrivains sa
crés ont en effet révélé eux-mêmes que leurs paroles avaient un sens
cache’. « Leurs discours expriment très clairement la promesse des
biens temporels et ils disent néanmoins que leurs discours sont
obscurs, et que leur sens ne sera pas entendu. D'où il paraît que ce
sens secret n'était pas celui qu'ils exprimaient à découvert » 5. Ainsi,
au sein d'une foule de versets charnels, de temps à autre surgit une
parole lumineuse: ceux qui y prennent garde peuvent, grâce à elle,
comprendre que tout le reste n'était qu'un langage imagé. C'est à

23. Cf. De Genesi contra Manichaeos, ll, 2, n. 3: « Si autem nullus exitus datur, ut
pie et digne Deo quæ scripta sunt intelligantur, nisi figurate atque in ænigmatibus proposita
ista credamus, habentes auctoritatem apostolicam, a quibus tam multa de libris Veteris
Testamenti solventur ænigmata, modum quem intendimus teneamus, adjuvante illo qui
nos petere, quærere et pulsare adhortatur ».
24. Fr. 274 - 642. Pascal cite Moïse Maïmon (1135-1204), qui pense que les prophéties
sont enveloppées d'un certain mystère et intelligibles seulement en leur sens spirituel:
«Scito quod clavis universorum quæ dixerunt prophetæ est intelligere parabolas atque
metaphoras, similitudines atque ænigmata; scis etenim quod dictum est Hoz. l2, vers Il:
Et in manu prophetarum assimilabo. Et itenun Ezech. 17, v. 2: Fili Adam ænigmatiu
ænigma » (Pugio, p. 342). L'image de la clef se trouve d'ailleurs utilisée par Pascal à la
fin du fragment (texte rayé): et le texte Œlïzéchiel est cité au début du fr. 487 - 727.
Sur la critique de l'exégèse rabbinique: fr. 270 - 670: «Les rabbins prennent pour figure
les mamelles de l'épouse et tout ce qui n'exprime pas l'unique but qu'ils ont des biens
temporels ».
25. Fr. 501 - 659.

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PROFONDEURS DE LÉCRITURE
1 387

l'évêque d'Hippone, chez qui elle ne paraît guère un chaînon de dé


monstration, que Pascal emprunte cette affirmation. Augustin avait
maintes fois souligné que les prophètes « exprimèrent leurs prédic
tions par de certaines paroles claires, mais la plupart du temps en
termes symboliques »2"’. La pensée 502 - 571 semble une simple re
prise de ce texte: « Ce sens est couvert d'un autre en une infinité
d'endroits et découvert en quelques-uns rarement H’. Quels étaient
pour Pascal ces passages clairs, ces « clartés divines » ? Il cite le
Deutéronome: « Celui qui n'écoute pas la voix de Dieu sera frappé
d'aveuglement et d'égarement des sens » ; il ira « à tâtons en plein midi
comme l'aveugle va à tâtons dans les ténèbres » 2‘. Mais les prophètes
surtout témoignent, en particulier les fameux versets d'Isaîe si pré

sents dans lApologie :
Devenez aveugles et sans vue ,
Car Dieu a versé sur vous un esprit de torpeur
Il a fermé vos yeux (les prophètes)
et voilé vos têtes (les voyants).
Toute vision est devenue pour vous comme les mots d'un livre
scellé . Ou bien on donne le livre à quelqu'un qui ne sait pas lire, en lui
disant: Lis cela. Et il répond: Je ne sais pas lire 29.

Evidemment, l'apologiste ne se fait pas faute de citer abondam


ment les paroles du Christ et de saint Paul, où le sens mystique se
trouve clairement affirmé. Elles répondent en écho à celles des pro
phètes, et une telle cohérence tout au long de la Bible a de quoi
frapper. Le grand texte évangélique est à cet égard Luc, XXIV, 32,
que l'on peut lire au fragment 253 - 679: « Jésus-Christ leur ouvrit
l'esprit pour entendre les Ecritures »3°. Mais, fidèle disciple d'Augus
tin, Pascal a repris les deux grands versets pauliniens que ce dernier
répétait constamment aux Juifs et aux manichéens: « Tout arrivait
en figures H‘ et « C'est la conversion au Seigneur qui ôte le voile M2.

26. De civ. Dei, X, 32: « Eloquiis quibusdam manifestis, plerisque mysticis prædixerunt ».
Cf. De vera relig., 17, n. 33: « Jamvero ipse totius doctrinæ modus. partim apertissimus,
partim similitudinibus, in dictis, in factis. in sacramentis, ad omnem animæ instructionem
exercitationemque accomodatus, quid aliud quam rationalis disciplinæ regulam implevit?n.
déclare
27. Cf.
sonfr.dessein
344 - 756:
d'aveugler
«Que etpeut-on
d'éclaircir
avoir etsinon
qui mêle
de la des
vénération
obscurités
d'un
parmi
homme
des qui
choses

claires qui arrivent?n. Fr. 267 -680: «Tous ces sacrifices et cérémonies étaient donc
figures ou sottises, or il y a des choses claires trop hautes pour les estimer des sottises ».
28. Deut., XXVIII, 29: Fr. 793 - 737 ; cf. 347 - 735.
29.Isa'ie, XXIX, 9-14: fr. 489-713, 495 -641, 793- 737. Pascal cite encore Daniel,
XII, 10: «Les méchants ne comprendront point» (fr. 498 3713); Osée, XIV‘ ÎÜI ‘QUz
le sage comprenne ces paroles » (502 - 571 et 489 - 713); Jérémie, XXX, 24: « Dans l'avenir
vous comprendrez cela» (501 -659). Pour ce qui est du vrai sacrifice auquel pense un
Dieu qui se moque bien des génisses, Pascal note «Michée admirablement 6»: «On t'a
fait savoir, homme, ce qui est bien, ce que Dieu réclame de toi: rien d'autre que d'accom
plir la justice, d'aimer avec tendresse et de marcher humblement avec ton Dieu n (Michée,
VI, 8; fr. 453 - 610)...
30. Pascal emploie dans la même « Pensée n le terme d'« ouverture », qui provient d'Augus
tin. Ce dernier cite en effet souvent « Il leur ouvrit l'esprit » et applique à l'intelligence de
l'Ecriture le: « Pulsanti aperietur» de Matlh., VIl, 7 (De Gcn. contra Manichaeos, ll,
2, n. 3).
31. I Con, X, 11: fr. 270 - 670, 253 - 679, 268 - 683. Tout le Manriement est une illus
tration saisissante de ce verset, qui s'y trouve évidemment cité (éd. Cognet, p. 463).
32. 2 Cor., Il], 16: fr. 260 - 678: Jésus-Christ « a rompu le voile ».
388 UAVÈNEMENT nE LA TRANSPARENCE

Se souvenant sans doute de L'Esprit et la lettre et des nombreuses


allusions augustiniennes au verset: « La lettre tue, l'Esprit vivifie »,
Pascal recourt aussi à cette opposition plusieurs fois 33. Voilà ce qu'un
passage rayé du fragment 274 - 642 appelait « (la clef que Jésus
Christ et les apôtres nous donnent) ».
Après cet argument « par l'Ecriture même » "en vient un autre, qui
s'appuie sur les « contrariétés », les oppositions entre différents pas
sages non seulement de la Bible, mais d'un même prophète, et quel
quefois à l'intérieur d'un même chapitre. Ces contradictions ne
peuvent se résoudre que par la supposition d'un sens caché: « Le
Vieux Testament est un chiffre" Que doit-on penser sinon que
c'est un chiffre à double sens et d'autant plus qu'on y trouve des
contrariétés manifestes dans le sens littéral? H5. On reconnaît ici
l'argument que saint Augustin utilisait contre les Juifs. De cette origine
maints indices nous rendent sûrs. Pascal lui-même la reconnaît,
lorsqu'il écrit :
Pour entendre le sens d'un auteur, il faut accorder tous les passages
contraires. Ainsi, pour entendre l'Ecriture, il faut avoir un sens dans
lequel tous les passages contraires s'accordent. Il ne suffit pas d'en avoir
un qui convienne à plusieurs passages accordants mais d'en avoir un qui
accorde les passages même contraires. Tout auteur a un sens auquel tous
les passages contraires s'accordent, ou il n'a point de sens du tout. On
ne peut dire cela de l'Ecriture et des prophètes, ils avaient assurément
trop bon sens. Le véritable sens n'est donc pas celui des Juifs 36.
Jamais l'évêque africain n'a raisonné aussi méthodiquement.
Il n'a pas non plus rassemblé ces contradictions, qu'il mentionne
pourtant toutes chemin faisant; Pascal, lui, l'a fait:
Contrarietés. Le sceptre jusqu'au Messie, sans roi ni prince.
Loi éternelle, changée.
Alliance étemelle, alliance nouvelle.
Loi bonne, préceptes mauvais. Ezéch, XX 37.
Seul le Christ, qui révèle le sens symbolique, permet de résoudre
toutes ces oppositions. « En Jésus-Christ toutes les contradictions
sont accordées H‘. L'apologiste soumet donc l'Ancien Testament à

33. 2 Cor., III, 6: fr. 268 - 633; Ecrits sur la grâce (Br., XI, 118).
34. Fr. 276 - 691. Cf. 265 - 677, 249 - 681, 268 - 683.
35. Fr. 260 - 678.
36. Fr. 257 - 684. C'est nous qui soulignons.
Cette méthode d'exégèse est appliquée par Pascal a l'œuvre augustinienne elle-même:
a) Il se trouve dans Augustin comme dans l'Ecriture des propositions contraires.
b) Mais les unes sont équivoques, les autres univoques.
c) Il faut expliquer les passages équivoques par les univoques.
d) Uexégète est guidé non seulement par certains «passages formels», mais par sa
connaissance de la vision augustinienne dans son ensemble (Ecr. gr., Br., XI, 172-173.
182-191, 195-197, etc. ; fr. 930 - 513).
37. Fr. 263 - 686; voir 257 - 6M. Pour la contradiction concernant la royauté, Pascal
a emprunté ses idées à saint Augustin: voir le chapitre «Le mystère dflsflël », II.
Augustiniennes aussi les ‘ contrariétés » sur les sacrifices: fr. 257 - 684 et In Ps. 73, n. 11:
«Nusquam sacerdos nusquam victima, nusquam templum»; sur l'Alliance: «Ubi est
enim testamcntum vetus Judæorum’ Ubi est terra illa promissionis, in qua habitantes
peccarunt, qua deleta migrarunt? Regnum Judæorum quæris, non est: altare Judæorum
quæris, non est: sacrificium Judæorum quæris, non est: sacerdotium Judæorum quæris,
non est.» (In Ps. 88, II, n. 7), etc.
38. Fr. 257 - 684.

- -- -- --_-_.L l! ‘a
PROFONDEURS DE LÉCRITURE
’ 389

la même analyse que l'homme : l'un et l'autre sont un tissu de contra


dictions. On ne comprend ni l'un ni l'autre en dehors de Jésus-Christ.
I..a rigueur pascalienne choisit dans la profusion augustinienne, ras
semble, organise ; et si le temps n'avait pas manqué au jeune mathé
maticien, nous aurions trouvé une argumentation implacable au lieu
des digressions inspirées qui abondent chez le modèle.
Mais au fond l'un et l'autre, personnellement, sont habités par
la même certitude, qui constitue chez Pascal un quatrième argument :
« Cela serait indigne de Dieu » 3°. Pascal et Augustin, comme les mani
chéens, étaient heurtés par le fond sémitique de la Bible, par des
gestes rituels comme la circoncision, par les promesses de victoire
militaire ou de réplétion alimentaire, c'est-à-dire par le côté politique,
humain, sanglant du vieux yahvisme. Il n'y avait dès lors que deux
solutions: ou bien le rejet de l'Ancien Testament, ou bien son inter
prétation symbolique. Les manichéens avaient choisi la première, et
cela n'allait pas sans difficultés pour eux, car le Nouveau Testament
est organiquement lié à l'Ancien. Augustin et Pascal, soucieux, après
Origène, d'accepter de la Tradition la totalité des livres sacrés, avaient
donc opté pour la seconde, et toute leur exégèse allait à donner à tout
passage un sens qui fût parent de la grandeur de Dieu ‘°.
A qui hésiterait encore ils donnent tous deux comme une dernière
preuve, presque expérimentale, la fécondité de leur principe d'inter
prétation. Avec lui, comme tout s'éclaire! Ils laissent éclater leur
enthousiasme: « Dès qu'une fois on a ouvert ce secret, il est impos
sible de ne pas le voir. Qu'on lise le vieil Testament en cette vue, et
qu'on voie si les sacrifices étaient vrais, si la parenté d'Abraham
était la vraie cause de l'amitié avec Dieu, si la terre promise était
le véritable lieu de repos »". Tel est le faisceau d'arguments au
moyen desquels Pascal comptait imposer comme certaine l'existence
du sens spirituel. Il les avait inventoriés soigneusement et savait qu'il
utiliserait « 5 preuves de figuratifs »‘2. Son prédécesseur n'avait eu
besoin d'arguments qu'en face des Juifs et des manichéens: de là
proviennent les lacunes de son argumentation; mais il avait semé
bien des remarques dont un esprit plus rigoureux ou affronté à des
problèmes nouveaux pouvait faire son profit.

39. Fr. 501 - 659.


40. Fr. 270 - 670, 269 - 692, etc., dont l'origine est augustinienne (« Le mystère tflsraël »,
IIl. 2).
41. Fr. 267 - 680. Saint Augustin dit la même chose: « Ex hac figura multæ quæstiones
in divinis Scripturis eis. qui jam genus locutionis novemnt, sine ulla difficultate solvuntur. »
(De Gen. contra Manichaeos, l, 22, n. 34). Voir aussi sa joie lorsqu'il découvrit l'exégèse
ambrosienne: « Cum ad litteram acciperem [Scripturas] occidebar. Spiritualiter itaque
plerisque illorum librorum expositis locis, jam reprehendebam desperationem mtam. illam
dumtaxat qua credideram Legem et Prophetas detestantibus atque irridentibus resisti omnino
non posse» (ConL, VI, 14, n. 24).
42. Fr. 457 - 572.
2. Raisons d'être du sens spirituel

Si nous interrogeons maintenant un homme qui, sous l'effet de la


grâce divine, se meut facilement dans cet univers qui vient de se
révéler à nous, sur les raisons d'être et le rôle de ce sens voilé, que
répondra-t-il ? Comment l'évêque d'Hippone et Pascal, plus particuliè
rement, rendent-ils compte de cette réalité ?

a) LA RÉPONSE AUGUSTINIENNE

La réponse augustinienne, très curieuse, tourne dans son ensemble


autour de la notion d'exercitatio. Elle insiste presque toujours sur le
travail salutaire qu'imposent les obscurités de l'Ecriture, beaucoup
plus nombreuses aux yeux d'un chrétien du Ive siècle qu'à ceux d'un
croyant d'aujourd'hui. L'intérêt d'une telle recherche ne réside d'ail
leurs pas dans l'espoir de trouvailles. Rien d'ésotérique en tout cela,
encore que seuls les sages puissent se livrer à cette étude ! Rien de
gnostique ! En effet, la foi et la morale sont clairement connues de
tous, du savant comme de l'illettré, et rien ne s'y ajoutera. Pour
l'évêque d'Hippone, c'est le travail de recherche lui-même qui a de
la valeur. « Il convenait, nous dit-il, que l'éloquence de l'Ecriture
fût mêlée d'obscurité : grâce à elle, c'est non seulement la découverte
de la vérité qui est profitable à notre esprit, mais encore l'exercice
par lequel elle y parvient » .. Ces obscurités ont été voulues par Dieu
pour exercer et polir notre esprit ?. Mais quelle est exactement la
portée de cette « exercitatio » ? Augustin se meut ici dans un domaine
proprement littéraire. Il transpose la belle notion platonicienne de
science éveilleuse. C'est l'obscurité de l'Ecriture qui va empêcher
l'âme de s'assoupir ; elle va aiguiser l'attention et empêcher l'esprit
de se laisser emporter par l'ennui. Ce que nous découvrons trop faci
lement nous paraît de peu de prix, répète Augustin *. De là une
conception esthétique capitale, qui se transmettra à tout le moyen
âge : l'obscurité des formules, le mystère qui entoure une pensée
constituent pour cette dernière la plus grande beauté et lui valent
sa puissance d'attraction. Cette esthétique symbolique, que l'on n'a
pas de peine à reconnaître en particulier chez Dante, est formulée
clairement dans le Sermon 51 - de diversis 63, c. 4, n. 5 :

1. De doctr. chr., IV, 6, n. 9 (trad. Marrou). Cf. De doctr. chr., III, 8, n. 22. Sur cette
notion d'exercitatio nous reprenons en partie l'analyse de M. Marrou, Saint Augustin et
la fin de la culture antique, p. 304 et 486-494.
2. Epist. 149 - 59, 3, n. 34 : « Utile est autem ut de obscuritatibus divinarum Scriptu
rarum, quas exercitationis nostræ causa Deus esse voluit, multae inveniantur sententiæ,
cum aliud alii videtur, quæ tamen omnes sanæ fidei doctrinæque concordent. » Cf. Speculum,
Préface ; De div. quaest. &3, qu. 53, n. 2; De consensu evangelistarum, III, 13, n. 48 :
« ad elimandum pium intellectum » ; De doctr. chr., IV, 8, n. 22 : « ad elimandas quodam
modo mentes legentium ».
3. « Facile investigata plerumque vilescunt » (De doctr. chr., II, 6, n. 7). De doctr.
chr., II, 6, n. 8 : « Qui autem non quærunt, quia in promptu habent, fastidio saepe
marcescunt »; Contra Jul., VI, 7, n. 17 : Contra mendacium, 10, n. 24.
PROFONDEURS DE LÉCRITURB
r
391

Voici l'utilité du secret. Honore en lui ce que tu ne comprends pas


encore; et honore-le d'autant plus que plus de voiles te le cachent. Car
plus un homme est digne d'honneurs, plus nombreux sont les voiles qui
sont suspendus dans sa demeure. Ce sont les voiles qui constituent la
beauté du secret. Mais ces voiles se soulèvent quand on les honore.
Tandis que ceux qui en rient sont chassés au loin. Parce que donc nous
passons au Christ, le voile est ôté [2 Cor. III, 16]4.
Ainsi les idées les plus connues, les vérités de foi les plus courantes
retrouvent, sous les voiles, une nouvelle fraîcheur, La grandeur du
baptême nous séduira de plus en plus, à mesure que les figures
anciennes qui le cachaient nous deviendront plus claires: la mer
rouge, le passage du Jourdain... Plus le voile qui cache une vérité
ordinaire est épais, plus l'âme est émerveillée quand un interprète
profond le soulève pour elle. « Personne, dit saint Augustin, n'hésite
à reconnaître que, grâce aux symboles, la connaissance des vérités
procure plus de plaisir et que la découverte est beaucoup plus agréable
quand on a cherché avec peine » 5. Il s'agit bien là d'une joie propre
ment littéraire, celle que pouvait éprouver le commentateur d'Homère,
lorsque dans les replis d'un texte il pensait avoir trouvé des vérités
plus profondes que celles du sens littéral. Plaisir esthétique donc,
analogue à celui que nous ressentons en déchiffrant les symboles qui
apparaissent dès les premières pages de La Divine Comédie, tandis que
ces mêmes réalités, exprimées en concepts précis, lasseraient notre
intérêt presque aussitôt. Il est clair que les images bibliques renvoient
au monde réel: puisque l'eau biblique est purifiante, puisque Jésus
Christ est le lion de Juda, la pierre angulaire, le pasteur, la vigne,
l'agneau, il est manifeste que chacune de ces réalités physiques va
parler de Dieu à l'âme croyante. Ainsi les symbolismes scripturaires
renvoient à la théorie des « correspondances » et contribuent à nous
révéler nombre d'entre elles: l'Auteur des Livres sacrés n'est autre
que le Créateur, et il connaît intimement la parenté des deux aspects
de la réalité, le visible et l'invisible. Dès lors toutes choses servent
au chrétien à célébrer les mystères de sa foi °. En ce qui concerne
l'Ecriture, cette recherche entretient et excite dans l'âme l'amour de
Dieu et du prochain; mais, comme bien des ignorants ont le oœur

4. M. Marrou souligne que ce texte fait allusion au ‘ caractère mystérieux des empereurs
du Bas-Empire dissimulés aux yeux de la foule de leur palais» (op. cit., p. 488). Voici le
texte latin: «Haac est utilitas secreti. Honora in eo quod nondum intelligis; et tanto
magis honora, quanto plura vela cernis. Quanto enim quisque honoratior est, tanto plura
vela pendent in domo ejus! Vela faciunt honorem secreti; sed honorantibus levantur vela.
Irridentes autem vela, et a velorum vicinitate pelluntur. Quia ergo transimus ad Christum,
aufertur velamen. »
5. De doctr. chr., II, 6, n. 7-8: « Nemo ambigit et per similitudines libentius quæque
cognosci et cum aliqua difficultate quæsita multo gratius inveniri ». Cf. In Ps. 38, n‘ 2:
« ex dulcedine inventionis, quam præcessit labor inquisitionis n. Sur la fraîcheur que le
mystère confère aux vérités déjà connues: « Unde dulciora, quo obscuriora? Mirificat
[Deus] ipsa dicta sua, ut cum ea diceremus quæ jam noveratis, tamen quia ex illis locis
eruebantur quæ obscura videbantur, tamquam nova fieret ipsa cognitio »; suit l'exemple de
la parabole des poissons, qui rajeunit l'idée qu'il faut supporter les méchants.
6. Epist. 55 - II9, 7, n. 13: «Ad rem sacrate significandam similitudines aptas devo
tione suscipimus, sicut de caetera creatura, de ventis, de mari, de terra, de volatilibus, de
piscibus, de pecoribus, de arboribus, de hominibus ». Dans l'ouvrage de M. Pontet, Dexégèse
de saint Augustin prédicateur, il a fallu cinq pages sur deux colonnes (p. 605-609) pour
énumérer les principaux symboles d'une partie de l'œuvre: Abeille, Abel, Abîme, etc.
392 L'AvÈNEMENT DE LA TRANSPARENCE

plein de charité sans cet exercice, force est de constater que sa valeur
propre est ailleurs et qu'elle consiste surtout dans le plaisir esthé
tique : plaisir du jeu et de la découverte, goût du mystère, qui nous
introduisent au cœur de l'exégèse augustinienne.
Mais est-ce là tout ? Dieu n'aurait-il créé ces voiles scripturaires
que pour adapter sa révélation à la psychologie humaine et rendre
ses paroles plus délectables ? M. Marrou a bien entrevu qu'il y avait
plus. « Dans quelques textes, écrit-il, j'entrevois de façon fugitive
l'idée pascalienne de l'obscurité voulue par Dieu pour aveugler les
uns et éclairer les autres : par le travail salutaire qu'elle impose
à notre paresse elle ferme la porte aux négligents, écarte les impies
des mystères, dompte l'orgueil, humilie et égare ceux qui, trop sûrs
d'eux-mêmes, ne se soumettent pas à notre patiente recherche .
L'idée est d'ailleurs chez Pascal plus augustinienne (au sens jansé
niste) que chez Augustin lui-même où sa valeur est plutôt morale et
n'est pas liée à la hantise de la prédestination »7. Il faut en effet
convenir qu'Augustin, tout en insistant surtout sur l'aspect intellec
tuel de la recherche, n'oublie pas de rappeler les conditions morales
de sa réussite. La volonté humaine est malade, elle est corrompue ;
elle obscurcit l'intelligence. Elle doit donc s'adresser au Médecin :
c'est lui qui lui présente ces obscurités, pour lui révéler sa faiblesse
et l'acheminer vers la prière *. L'ancien étudiant de Carthage rappelle
dans quelles conditions il aborda l'Ecriture au début de sa vie, l'aveu
glement dans lequel le jetèrent sa vie débauchée et son orgueil. Il a
compris par expérience que les mystères de la Bible ne sont accessibles
qu'aux humbles, et que l'activité intellectuelle est vaine, quand elle
ne se développe pas au sein de la charité°. En fait, si la théorie de
l'exercitatio se trouve sans cesse développée, on ne saurait oublie
qu'elle ne constitue qu'une partie de la doctrine. Pour l'évêque d'Hip

7. Saint Augustin et la fin de la culture antique, p. 487. Voici les « quelques textes
mentionnés en note par M. Marrou : De civ. Dei, XX, 21, n. 2: « Locutiones enim tropica
propriis prophetico more miscentur, ut ad intellectum spiritalem intentio sobria cum quodan
utili ac salubri labore perveniat ; pigritia vero carnalis, vel ineruditae atque inexercita
tarditas mentis contenta litteræ superficie, nihil putat interius requirendum ». In Ps. 103
III, n. 2 : « Deo placuit talium rerum figuris abscondere sapientiam suam, non auferr
studiosis, sed claudere negligentibus, aperire pulsantibus ». De doct. chr., IV, 8, n. 22
« ut a mysteriis secludantur »; II, 6, n. 7 : « Multis et multiplicibus obscuritatibus e
ambiguitatibus decipiuntur qui temere legunt, aliud pro alio sentientes ... Quod totun
provisum divinitus esse non dubito, ad edomandam labore superbiam, et intellectum ;
fastidio revocandum, cui facile investigata plerumque vilescunt ». - In Ps. 146, n. 13, oi
il s'agit des manichéens : « Reprehendentes Scripturas mysticis quibusdam rebus salubrite
tegentes intelligentiam, ut parvuli exerceantur, et ipsa reprehensione immites facti, quo
contrarium est mansuetis, humiliati sunt usque ad terram, ut incorporalem Deum sentir
non possent, et quidquid de Deo cogitarent, nonnisi corporaliter cogitarent. »
8. In Ps. 146, n. 12 : « Quando obscurum est, medicus ille fecit, ut pulses ; voluit
ut exerceris in pulsando ; voluit ut pulsanti aperiret [Matth., VII, 7]. Mitis esto, mansuetu
esto .. Non corrigat aeger medicamenta sua ; novit ea medicus modificare ; ei crede, qu
te curat ... Si autem resistis audi quod sequitur : Humilians autem peccatores usque au
terram [Ps. 146, verset 7] ».
9. « Loquor vobis, aliquando deceptus, cum primo puer ad divinas Scripturas ant
vellem afferre acumen discutiendi, quam pietatem quærendi : ego ipse contra me perversi
moribus claudebam januam Domini mei. Cum pulsare deberem, ut aperiretur, addeban
ut clauderetur. Superbus enim audebam quærere, quod nisi humilis non potest invenire
(Serm. 51 - de diversis 63, 5, n. 6).
PROFONDEURS DE LÉCRITURE
1 393

pone, le monde est partagé en deux cités: les élus et les réprouvés.
Or il est clair que seuls les élus tirent profit de la lecture de la Bible,
car la grâce les a rendus humbles. Augustin ne revient que rarement
sur les conditions morales d'une bonne compréhension de l'Ecriture,
non parce qu'elles ne sont pas importantes, mais parce que cela va
de soi. Il a assez insisté ailleurs sur l'humilité-charité! Chaque fois
qu'il évoque l'exercitatio, il pense aux élus. Et s'il la célèbre tant,
c'est à cause de sa conception de la sagesse : le chrétien commence par
se nourrir du lait de la simple foi ; il adhère alors à la parole divine
et rejette tout orgueil. Mais au-dessus de la foi qui ne comprend pas
se trouve l'intelligence des vérités de foi. Le croyant doit s'efforcer
sans cesse de passer du respect du mystère à sa compréhension, si
relative qu'elle soit ici-bas. L'intellectualisme augustinien se manifeste
ici : le grand docteur ne peut s'empêcher de considérer comme supé
rieurs ceux qui connaissent davantage ; assurément jamais la charité
n'est oubliée, mais elle apparaît assez souvent comme la condition
sine qua non de l'intelligence des mystères plutôt que comme la seule
mesure de la proximité avec Dieu 1°. Aussi est-il si souvent question,
quand il s'agit des humbles, de force ou de lenteur d'esprit, que l'on
pourrait être tenté d'oublier les conditions morales, mais ce serait
évidemment bien à tort.
Quant aux réprouvés, Augustin répète sans cesse que Dieu les a
aveuglés, qu'il les a abandonnés à leurs convoitises charnelles. Et l'un
des aspects de leur cécité concerne manifestement la compréhension
de l'Ecriture: il suffit pour s'en convaincre de penser au grand
exemple des Juifs, prédestinés à ne pas comprendre les prophéties et
à servir ainsi de témoins non suspects, puisqu'ils portent partout et
défendent des Livres qu'ils ne comprennent pas. Ils sont le type de
l'homme chamel, incapable de découvrir un Dieu qui se cache et ne
se laisse trouver que des cœurs purifiés : c'est pourquoi les hérétiques
et généralement tous ceux qui vivent selon la chair ne peuvent
comprendre la Bible et les prophètes". Pourquoi Dieu a-t-il mêlé
clartés et obscurités, se demande Augustin ? Pour l'exercitatio des
élus - qu'ils parviennent à l'intelligence des obscurités ou que la
faiblesse de leurs dons intellectuels les retienne à la surface des
mystères - ou pour que « la paresse des charnels leur fasse penser
qu'il n'y a rien à découvrir sous la surface de la lettre s ‘2. Ainsi les
charnels et les esprits débiles ne pénètrent pas dans la sombre forêt

10. «Quisquis autem ad sumendum solidum cibum verbi Dei adhuc minus idoneus
est, lacte fidei nutriatur, et verbum quod intelligere non potest, credere non cunctetur.
Fides enim meritum est, intellectus præmium. In ipso labore intentionis desudat acies
mentis nostræ, ut ponat sordiculas nebulæ humanæ, et serenetur ad Verbum Dei. Non
ergo recusetur labor, si adest amor: nostis enim quoniam qui amat non laborat. Omnis
enim labor non amantibus gravis est. Si tantos labores cum avaris portat cupiditas, nobiscum
non portat caritas?» (In 10h., tr. 48, n. l).
ll. «Non veritatem desiderabant [Judæi] Prædicavcmnt Prophetæ Christum: sed
divinitatem Christi et in Prophetis et in ipso Evangelio nec hæretici intelligunt; quanto
minus Judæi, quamdiu velamen est super cor eorum [Z Cor., III, 15] n (In 10h., tr. 48, n. 3).
Voir notre chapitre «Le mystère d'Israël». Nous nous séparons donc de M. Marron.
qui détend le lien entre prédestination et interprétation de l'Ecriture.
12. De civ. Dei, XX, 2l, n. 2.
394 UAVÈNELŒNT DE LA TRANSPARENCE

des symboles; mais les dispositions de leur oœur sont différentes,


de sorte que les premiers ne comprendront jamais par suite de leur
orgueil, tandis que les seconds verront un jour Dieu face à face.
Tout cela a été voulu par un Dieu « auquel il a plu de cacher sa
sagesse sous le voile des figures pour en interdire l'accès à ceux
qui ne se soucient pas d'elle » 13. Presque toujours les développements
augustiniens sur l'aveuglement des charnels ont une portée générale,
et le docteur de la grâce ne précise qu'à l'occasion que cette cécité
concerne soit l'existence de Dieu, soit le sens de l'Ecriture, soit la
transcendance de l'Eglise. Et dans de nombreux cas les Juifs sont
évoqués, l'histoire d'Israël constituant pour les chrétiens d'Hippone
le livre d'images de la damnation.
Ils ont été aveuglés pour ne pas comprendre les paraboles du Seigneur .
Aveuglés par l'obscurité de ses paroles, ils n'ont rien compris 14. Or tout
cela fut prédit par le Prophète, parce que Dieu sut par avance que cela
se produirait. Mais si l'on me demande pourquoi ils ne pouvaient croire,
je réponds aussitôt: parce qu'ils ne le voulaient pas. Dieu a prévu la
perversité de leur volonté, et il l'a annoncée par la bouche du Prophète,
lui à qui les événements futurs ne peuvent être cachés . Car il aveugle,
il endurcit en abandonnant et en refusant son aide: ce qu'il peut faire
selon un dessein caché, mais non injuste 15.

Il est donc clair que la compréhension de l'Ecriture est directe


ment liée à la prédestination. Considérée dans son ensemble, la
réponse augustinienne à la question des raisons d'être du sens spiri
tuel peut donc se résumer à peu près ainsi: les voiles rendent la
vérité attrayante et délectable pour les élus. Ces derniers, le cœur
plein d'amour et d'humilité, cherchent dans les obscurités le Dieu
qu'ils ont déjà trouvé; et cette quête est une fête pour leur intel
ligence : Augustin, qui a passé sa vie à scruter l'Ecriture, revient sans
cesse sur la joie de cette recherche, de sorte que le thème de l'exerci
tatio tient dans l'œuvre une place considérable. Mais les voiles pro
tègent aussi la vérité des regards impurs des damnés; ceux-ci s'arrê
tant à la surface du texte, comme Dieu l'a prévu. De cet aveuglement
prévu par Dieu les Juifs sont le grand exemple ; et le polémiste d'Hip
pone ajoute que Dieu a organisé tout cela afin aussi qu'Israël serve
de témoin irrécusable de l'authenticité des Livres saints 1°.

b) LA RÉPONSE PASCALIENNE
Quelle est maintenant la réponse pascalienne ? Une différence frap
pante éclate d'emblée entre les deux pensées: le thème de l'exerci
ratio a complètement disparu. Pascal a pu trouver cela bien païen,
étranger à l'Ecriture, qui n'a jamais offert de telles explications de son

13. In Ps. 103, III, n. 2. C'est exactement l'idée pascalienne qu'il est juste que Dieu
se cache aux regards de ceux que son existence n'intéresse pas.
14. Quaest. I7 in Matth., qu. 14, n. 2.
815. In 10h., tr. 53. n. 6, où Augustin cite Romains, Xl, 7 et Isaïe, VI, 10. Cf. In Ps. 138,
n. , etc.
_ 16. Nous n'insistons pas sur cette dernière raison d'être du double sens, très importante.
qui se trouve longuement étudiée dans le chapitre « Le mystère d'Israël ».

»- -» 1L: s
PROFONDEURS DE UÉCRITURE 395

double sens. Il n'a donc conservé que les considérations sur l'attitude
morale de l'homme : pour lui aussi n'existent dans le monde que deux
cités, celle des élus, qui sont humbles et brûlés de charité, et celle des
damnés, rongés d'orgueil et de concupiscence. Les Pensées sont ici
plus proches de saint Paul que de saint Augustin. Mais cela n'empêche
pas leur auteur de s'inspirer largement des formules augustiniennes
sur la prédestination et ses affleurements moraux, ainsi que sur les
Juifs Il se sépare de son maître parce qu'il passe sous silence tout
un aspect de sa synthèse et donne ainsi à l'autre un extraordinaire
relief. En effet, alors qu'Augustin donne beaucoup à l'intelligence puri
fiée, Pascal n'insiste guère que sur les dispositions de la volonté : « Dieu
veut plus disposer la volonté que l'esprit, la clarté parfaite servirait
à l'esprit et nuirait à la volonté. Abaisser la superbe » 1". C'est pourquoi
il a noté au passage une référence de Montaigne à saint Augustin dans
l'Apologie de R. de Sebonde : « Ce saint m'a fait plaisir. - Le voile
qui couvre la vérité est ou un exercice d'humilité ou un abaissement
de la superbe » l‘. A propos de ce texte, qui ne conceme d'ailleurs pas
l'Ecriture, Pascal se livre à une méditation qui, comme habituellement
celles de saint Augustin sur l'aveuglement, présente une portée très
générale : « Il y a assez de clarté pour éclairer les élus et assez d'obs
curité pour les humilier. Il y a assez d'obscurité pour aveugler les
réprouvés et assez de clarté pour les condamner et les rendre inexcu
sables » 1’. On ne peut plus clairement souligner le lien entre la cécité
et la prédestination : les élus comprennent humblement, les réprouvés
sont dans la nuit et méritent leur condamnation. Comme chez Augus
tin, l'un des aspects de cet aveuglement est l'incompréhension de
l'Ecriture : « Il y a des obscurités et sans cela on ne serait pas aheurté
à Jésus-Christ. Et c'est un des desseins formels des prophètes :
excaeca » 2°. Pascal attachait beaucoup d'importance à cette cécité en
présence de la Bible, comme l'atteste sa sœur Gilberte :
Il disait souvent que l'Ecriture Sainte n'était pas une science d'esprit,
mais du cœur, qu'elle n'était pas intelligible que pour ceux qui ont le
cœur droit et que tous les autres n'y trouvaient que de l'obscurité, que
le voile qui est sur l'Ecriture pour les Juifs y est aussi pour les mauvais
chrétiens, et que la charité était non seulement l'objet de l'Ecriture, mais
qu'elle en était aussi la porte 2‘.

l7. Fr. 234 - 581.


18. Fr. 236 - 578: «Aveuglzr. Eclaircir. Saint Aug. Montag. Sebonde », c'est-à»dire saint
Augustin, cité par Montaigne dans lùtpologie de R. de Sebonde (Essais, Il, 12). Il s'agit
du De civ. Dei, XI, 22: Augustin y dit que toutes choses sont utiles dans l'\u1ivers (le feu,
la pierre...), même si elles peuvent devenir sources de maux; et le fait que cette utilité
est cachée » aut humilitatis exercitatio est aut elationis attritio ».
19. Augustin développe des considérations analogues sur clarté et obscurité; mais
combien l'aspect intellectuel domine! «Verbi Dei altitudo exercet studium, non denegat
intellectum, Si enim omnia clausa essent, nihil esset unde revelarentur obscura. Rursus si
omnia tecta essent, non esset unde alimentum perciperet anima, et haberet vires quibus
posset ad clausa pulsare» (Serm. 156 - de verbis Apastoli 13, 1. n. l), Il s'agit donc ici
de l'Ecriture. Pascal a appliqué ce principe aux généalogies: ‘ La généalogie de J.-C. dans
l'Ancien Testament est mêlée parmi tant d'autres inutiles qu'elle ne peut être discernée.
Si Moïse n'eût tenu registre que des ancêtres de J.-C., cela eût été trop visible; s'il
n'eût pas marqué celle de J.-C., cela n'eût pas été assez visible. mais après tout qui y
regarde de près voit celle de J.-C. bien discemée par Thamar, Ruth, etc. » (fr. B6 - 578).
l). Fr. 228 - 751, citant lsaîe, VI, 10: «Aveugle-les n.
21. Vie (Lat, III, 29).
396 L'AVÈNEMENT DE LA TRANSPARENCE

Voilà ce que répétait l'apologiste, appliquant particulièrement à


l'Ecriture le principe augustinien si souvent cité à Port-Royal : « On
n'entre dans la vérité que par la charité ». On le voit, pour Pascal
aussi, le grand exemple est celui des Juifs, qui se sont arrêtés au
sens charnel des promesses et se sont enorgueillis; Dieu a voulu les
aveugler, de façon à faire d'eux des témoins sans reproche de la foi
chrétienne *. Ainsi l'« on n'entend rien aux ouvrages de Dieu si
on ne prend pour principe qu'il a voulu aveugler les uns et éclaircir
les autres »*. Le double sens est donc un piège tendu par Dieu aux
charnels, à ceux qui, prédestinés à la damnation, demeurent « dans
cet aveuglement charnel et judaïque qui fait prendre la figure pour
la réalité »*. Caché dans la nature, Dieu est aussi caché dans l'Ecri
ture. De même qu'il a laissé dans l'univers des marques ambiguës
de son existence, de même il a parsemé la Bible de « clartés divines ».
Grâce à cette économie de la Révélation, seuls ceux dont le cœur est
purifié peuvent s'approcher d'un Dieu si pur.Telle est la réponse pas
calienne, soucieuse presque uniquement des dispositions de la volonté.

3. La méthode exégétique

L'action de la grâce divine donnant la possibilité de traverser les


voiles bibliques, comment doit procéder le croyant pour percer toutes
les obscurités qu'il rencontre ? Ou plutôt, puisque nous examinons
deux théologiens particuliers, quelle fut leur méthode exégétique ?
Dans toute son œuvre, Augustin considère l'Ecriture comme un
puits sans fond, un abîme insondable, plein de mystères. Quand il
aborde un psaume, par exemple, c'est avec un vif sentiment de ses
limites en face du sens inépuisable de la Parole divine .. On le sent
qui craint de perdre pied, et qui en est très heureux, parce que sa
subtilité va pouvoir se déployer sans entraves. Comme il voit dans
la Bible beaucoup plus d'obscurités que nous n'en trouvons aujour
d'hui, et bien souvent en crée d'imaginaires, il s'avoue ignorant sur
la plus grande partie des Livres saints ?, et reconnaît que même s'il

22. Voir le chapitre « Le mystère d'Israël ». Pascal pense d'ailleurs à eux dans les deux
textes que nous venons de citer. En bon augustinien, il ne peut penser damné sans que
derrière ce vocable se profile l'homme judaïque. C'est en effet des Juifs qu'Augustin répète :
« Ils sont inexcusables ». Voir par ex. In Joh., tr. 89, n. 4 : « Isti certe ad quos venit
et quibus locutus est Christus, non habent de magno infidelitatis peccato illam excusa
tionem, qua possint dicere : Non vidimus, non audivimus ». Et les Juifs ont été les
premiers, comme Augustin le rappelle souvent, à buter sur la pierre d'Isaïe et de Daniel,
symbole de Jésus-Christ : « Ante te erat [Christus], o Israël ! Quassatus es, quia offendisti
in jacentem .. Ita prædictum est per prophetam : Quisquis offenderit in lapidem illum,
conquassabitur [Isaie, VIII, 14] » (In Ps. 73, n. 11).
23. Fr. 232 - 566.
24. Lettre du 1er avril 1648 à Gilberte.

1. « Psalmus hic magna quidem secreta continet, quæ si omnia singillatim tractare
voluerimus, vereor ne non ferat communis infirmitas ... » (Serm. 22 - de diversis 20, 1, n. 1 ;
sur le psaume 143).
2. « Miror quia hoc te latet, quod .. in ipsis sanctis Scripturis multo nesciam plura
quam sciam » (Epist. 55 - 119, 21, n. 38).
PROFONDEURS DE L'ÉCRITURE 397

avait consacré toute sa vie, de l'enfance à la vieillesse, à l'exégèse,


il aurait encore chaque jour à apprendre. Pour le croyant la Bible
offre quelques clairières au milieu de forêts de mystères et la sagesse
profonde de Dieu réside dans le demi-jour qui la révèle et qui la
cache *. Toutefois, à cause des simples, Dieu a révélé dans les passages
clairs tous les articles de la foi et de la morale *. Par conséquent, ce
sont les mêmes vérités que l'on rencontre à découvert et sous les
voiles *. L'attitude pascalienne n'est pas exactement celle d'Augustin
sur ce point. Il semble d'abord que, tout en reconnaissant évidemment
l'existence d'obscurités dans l'Ecriture, l'apologiste les considère
moins poétiquement, les aborde avec un regard plus critique ; on ne
rencontre pas chez lui ces images de la forêt ni de l'abîme, qui ont
une résonance hugolienne. Augustin écoute Ce que dit la bouche
d'ombre de l'Ecriture ; les rumeurs confuses des symboles parvien
nent comme un bruit de marée jusqu'aux oreilles de son cœur, et
sa passion du déchiffrement le rapproche du mage de Jersey. Pascal
réagit tout autrement : ce qui l'émerveille, c'est ce qui est clair, c'est
la limpidité surnaturelle de la parole divine, là où elle est sans
voiles : « Il y a des clartés admirables et des prophéties manifestes
et accomplies * .. Michée admirablement 7 .. Clartés .. divines »*.
Quand il mentionne les obscurités, il ne leur reconnaît qu'un intérêt
négatif : abaisser l'orgueil, aveugler les impies ; jamais il ne
reprend les louanges que leur décerne constamment le subtil
exégète d'Hippone. Il va même jusqu'à reconnaître que certaines
d'entre elles sont « aussi bizarres que celles de Mahomet »?. Au
fond, à ses yeux, le voile est une limite, une gêne : si les obscuri
tés empêchent les charnels de comprendre ce qui est clair, les clartés
dispenseraient presque les croyants de s'intéresser aux obscurités.
Mais comme ces dernières sont divines, l'âme ne doit pas les négliger
et doit s'efforcer de les réduire à la limpidité des passages découverts.
Augustin dit à peu près à ses ouailles ceci : Vous avez reçu le don
de la foi vive, et vous trouvez dans l'Ecriture des expressions facile
ment accessibles de ce que vous croyez; révérez-les, afin de mériter

3. Epist. 137 - 3 à Volusien, 1, n. 3: « Tanta est enim christianarum profunditas


Litterarum, ut in eis quotidie proficerem, si eas solas ab ineunte pueritia usque ad
decrepitam senectutem maximo otio, summo studio, meliore ingenio conarer addiscere :
non quod ad ea quæ necessaria sunt saluti, tanta in eis perveniatur difficultate ; sed cum
quisque ibi fidem tenuerit, sine qua pie recteque non vivitur, tam multa, tamque multipli
cibus mysteriorum umbraculis opacata intelligenda proficientibus restant, tantaque non
solum in verbis quibus ista dicta sunt, verum etiam in rebus quæ intelligendae sunt, latet
altitudo sapientiae, ut annosissimis, acutissimis, flagrantissimis cupiditate discendi hoc
contingat, quod eadem Scriptura quodam loco habet, Cum consummaverit homo, tunc
incipit [Eccli., XVIII, 6] ».
4. Voir citation ci-dessus et De doctr. chr., II, 9, n. 14 : « In iis enim quæ aperte
in Scripturis posita sunt, inveniuntur illa omnia quæ continent fidem moresque vivendi,
spem scilicet atque caritatem ».
. Epist. 137 - 3 à Volusien, 5, n. 18.
Fr. 218 - 598.
Fr. 453 - 610. Il s'agit d'un passage en clair.
Fr. 217 - 650.
Fr. 218 . 598.
398 L'AVÈNEMENT ma LA TRANSPARENCE

par votre humilité d'avancer sur les admirables parvis du mystère 1°.
Pascal se souvient manifestement des formules augustiniennes, mais
il les modifie: Vous êtes émerveillés par les clartés admirables de
l'Ecriture, vous devez donc révérer les obscurités, même si elles
vous déconcertent quelque peu: « Ce sont les clartés qui méritent,
quand elles sont divines, qu'on révère les obscurités »". Le souci
apologétique n'est peut-être pas étranger à cette modification de pers
pective: d'un revers de main, toutes les difficultés de l'Ecriture
sont balayées; mais plus profondément, cette attitude semble natu
relle à Pascal. Elle ne l'empêchera pas de s'intéresser beaucoup au
sens spirituel, de s'enthousiasmer même - nous l'avons vu - pour
lui ; mais plus que les « mystères » eux-mêmes, c'est l'organisation
du double sens par la Sagesse divine qui le transporte. Il n'y a pas
en tout cela l'ombre d'une contradiction: les réprouvés, fascinés
par les passages apparemment charnels, ne remarquent pas les clartés
divines; les hommes de bonne volonté que la grâce commence à
éclairer perçoivent des clartés et des obscurités, mais ces obscurités
ne sauraient les arrêter, tant les clartés autorisent l'ensemble des
Ecritures; les croyants pénètrent derrière les voiles et comprennent
le sens spirituel. Mais on peut dire que, dans l'ensemble, l'évêque
d'Hippone s'intéresse surtout à la dernière proposition, tandis que
Pascal explore surtout la seconde. L'un se passionne pour l'ombre
des mystères, l'autre pour la lumière.
La méthode exégétique de Pascal comprend quatre grands prin
cipes. Nous allons maintenant voir dans quelle mesure ils proviennent
d Augustin.

a) PREMIER PRINCIPE

Le premier d'entre eux fait l'objet d'une note laconique: « Deux


erreurs. I. prendre tout littéralement. Z. prendre tout spirituelle
ment » 12. Ces deux erreurs sont celles des Juifs, arrêtés à la surface
des Ecritures et celle des « Apocalyptiques », qui voient partout des
figures, qu'ils font servir au gré de leurs fantasques imaginations.
Cette première règle, extrêmement souple, puisqu'elle ne précise pas

10. Serm. 46 - de Tempore 165, 15, n. 35, sur le Cantique des Cantiques : « Illa Cantica
ænigmnta sunt, paucis intelligentibus nota sunt, paucis aperiuntur. Tene et devote accipe
aperta, ut merito tibi pandantur obscura. Quomodo eris penetrator obscurorum, contemptor
manifestorum?n. Cf. In 10h., tr. 18, n. 1. En forçant à peine, on distinguerait, d'après
l'ensemble des textes, la masse des croyants, un peu puérile, et les « happy few»; tous
seront sauvés, mais les seconds d'une façon nettement plus distinguée. L'écart entre les deux
groupes peut être cependant réduit grâce a la prédication: l'humilité du sage chrétien
et son souci de communiquer sa connaissance de Dieu atténuent beaucoup ce que cet intellec
tualisme augustinien pourrait présenter de gênant.
11.Fr. 217-650. Cf. 218 -598: «Il n'est pas juste de prendre ses obscurités [de
Mahomet] pour des mystères, vu que ses clartés sont ridicules. Il n'en est pas de même
de l'Ecriture. Il ne faut pas confondre et égaler les choses qui ne se ressemblent que par
l'obscurité et non par la clarté qui mérite qu'on révère les obscurités ». On reconnaît le
vocabulaire augustinien concernant le sens spirituel: «mystères» (mysteria, sacramenta),
et
capable
un peu d'être
plus mystérieux».
haut: « sens mystérieux». Cf. fr. 276 - 691: «l'un parlait avec mystère

12. Fr. 252 - 648 (souligné par nous).

a
PROFONDEURS DE L'ÉCRITURB 399

les domaines de chacun des deux sens (sens littéral seulement, sens
spirituel seulement, sens et littéral et spirituel), s'inspire nettement
de la théorie et de la pratique augustiniennes, devenues d'ailleurs tra
ditionnelles. L'évêque d'Hippone tenait compte du genre littéraire
des écrits bibliques dans son interprétation. Il observe à propos de
la Genèse et des premiers livres de la Bible : « Dans les livres qui nous
occupent, le récit n'appartient pas au genre qui exprime des choses
figurées, comme le Cantique des Cantiques, mais il exprime des choses
réellement arrivées, comme les Livres des Rois et tous les autres
de cette sorte On y prend les faits d'abord à la lettre, avant de
passer de ces faits réellement arrivés à leur signification pour les
événements à venir » U. Ainsi apparaît au moins une œuvre, le Can
tique des Cantiques, à laquelle Augustin donne un sens purement
spirituel. « Quant au Cantique des Cantiques, il chante une sorte de
volupté spirituelle des âmes saintes dans les noces du roi et de la
reine de cette cité, c'est-à-dire du Christ et de l'Eglise. " » Il applique
donc à un livre entier ce qu'il dit de la parabole : « Le récit lui-même
est quelque chose de figuré, et il ne s'agit pas de la signification
figurée de choses réellement arrivéestfl‘. Il est vrai que les cris
d'amour charnel de l'admirable poème hébraïque n'étaient pas faits
pour séduire un homme qui a imposé pendant des siècles à l'Occi
dent ses obsessions dans le domaine de la sexualité. Ces chants amou
reux ne pouvaient à ses yeux avoir qu'un sens spirituel, à l'exclusion
de toute valeur littérale. Aussi les applique-t-il au dialogue du Christ
et de l'Eglise. Quant à Pascal, si réservé dans le domaine sexuel
(qu'il lui eût été facile d'accabler les Jésuites, s'il eût choisi quelques
unes de leurs ridicules « questions » sur la luxure !), jamais il ne cite
le Cantique ; peut-être y fait-il cependant allusion dans la Quatorzième
Provinciale, où il évoque « cette chaste Epouse du Fils de Dieu, qui,
à l'imitation de son époux, sait bien répandre son sang pour les
autres » l‘. Ajoutons que le sens littéral se trouve également nié par
l'auteur des Commentaires sur les Psaumes, lorsque le texte lui paraît
incompréhensible ‘7. Mais, somme toute, le grand amateur de symboles
qu'est Augustin, ne met que bien rarement en cause l'existence du
sens charnel. Nous pouvons donc nous attendre à trouver Pascal
encore plus réticent, plus méfiant à l'égard d'une exégèse purement

13. De Gen. ad Iitt., VIII, 1, n. 2.


14. De civ. Dei, XVII, 20.
15. De Gen. ad Iitt., VIII, 4, n. 8: ‘ lbi quippe ipsa narratio figuratum est, non renim
figurata significatio gestarum ».
16. Bd. Cognet, p. 265; texte suivi un peu plus loin d'un développement sur les deux
cités. Mais Pascal peut se souvenir aussi de saint Paul; sans parler de toute la réflexion
de la Tradition sur ce thème: voir par exemple La Ceppède, Théorèmes spirituels, t. I, III,
sonnet Zl (d'ailleurs tout nourri du Cantique).
Au fr. 270 - 670 se trouve une allusion plus nette: « Les rabbins prennent pour figure
les mamelles de l'épouse et tout ce qui n'exprime pas l'unique but qu'ils ont des biens
temporels ». Voir Cant., IV, 5 :
Tes deux seins sont deux faons
Cette note
jumeaux
ne signifie
d'une nullement
gazelle qu'il faille prendre le Cantique au sens littéral; elle indique

que les rabbins ne recourent à l'exégèse spirituelle que quand cela ne s'oppose pas à
leurs rêves de richesse et de victoires militaires.
17. In Ps. 77, n. 26-27.

\
400 UAVÈNEMENT nE LA TRANSPARENCE

mystique. Et de fait, hormis son silence sur le Cantique, rien dans


son œuvre ne permet de penser qu'il ait supprimé la solidité de la
lettre au profit de l'esprit; on ne le voit même pas interpréter plus
ou moins subtilement des passages dont le sens lui échapperait.
Cependant un procédé stylistique fréquemment utilisé dans tous les
écrits
que pascaliens
»: « Si on trompe
prend la
certains
loi, leslecteurs.
sacrifices
Il et
s'agit
le royaume
du fameux
pour
« ne
réa

lités on ne peut accorder tous les passages; il faut donc par néces
sité qu'ils ne soient que figure » "l. « Tous ces passages marquent-ils
que ce soit réalité ? non; marquent-ils aussi que ce soit figure?
non, mais que c'est réalité ou figure; mais les premiers excluant
la réalité marquent que ce n'est que figure. 19» S'appuyant sur de
telles affirmations, certains commentateurs ont pensé que Pascal
spiritualisait intégralement l'Ancien Testament; mais comme ils
butaient sur des reconnaissances manifestes du sens littéral, ils en
étaient réduits à dire que, son bon sens ayant par moments prévalu,
l'apologiste avait en fin de compte une position pleine d'incertitudes
et de flottements, voire d'incohérence 2°. Accuser dîncohérence l'un
des esprits les plus rigoureux était pourtant quelque peu imprudent.
Sïmaginer que, quand Pascal voit dans les passions les seuls ennemis
de l'homme, il niait l'existence des Egyptiens et des Babyloniens,
c'est-à-dire réduisait à une parabole l'histoire d'Israël, c'était le taxer
de sottise. Il fallait donc, selon une formule chère à Augustin et a
Pascal, « y regarder de plus près »2‘. Or deux remarques suflisent
à montrer que Pascal demeure dans toute son œuvre parfaitement
cohérent avec lui-même. L'une concerne la source de ses idées et de
son vocabulaire en la matière, l'autre son style.
Il apparaît d'abord que la théorie des « contrariétés a à partir de
laquelle l'apologiste argumente, et que ses exemples et ses termes
mêmes sont empnmtés à l'évêque d'Hippone. C'est ce dernier qui
montre la véritable portée du sacrifice et explique comment en un
sens il devait être « changé ». « Regardons de quelle manière là où
Dieu dit qu'il ne veut pas de sacrifice, à cet endroit même il dit
qu'il en veut un. Il ne veut pas le sacrifice d'une bête mise à mort,
mais il veut le sacrifice d'un cœur brisé C'est pourquoi les sacrifices
devaient être changés. 22 » Les sacrifices des Juifs étaient «faux »:

18. Fr. 257 - 684.


19. Fr. 259 - 685. Pascal fait allusion aux textes où il est dit que la loi et les sacrifices
seront changés; qu’lsraël sera sans roi, qu'il y aura une nouvelle alliance. Or d'autres
textes disent que loi, sacrifices, royauté, alliance... sont étemels; les références sont
énumérées longuement au fr. 453 - 610.
20. C'est le cas, en particulier, d'A.-M. Dubarle, « Pascal et l'interprétation de l'Ecri
ture ». in Revue des sciences philosophiques et théologiques, 1941-42, vol. Il, p. 346-379.
Mais Jeanne Russier cite encore Havet, le Père Lagrange, L-E. Seidmann (La foi selon
Pascal, p. 136).
21. « Nos admonet divina Providentia diligenter inquirere» (De civ. Dei, XI, 22).
Cf. Pascal, fr. 236 - 578: ‘ qui y regarde de près qu'on y regarde de près ». Sur les
‘ennemis» de l'homme, voir fr. 269 - 692.
22. De civ. Dei, X, 5: «Et ideo mutanda erant ...»; Cf. fr. 259 -685: «le sacrifice
sera changé ». Suit une longue citation de Michée, VI, 6-8, et d'Osée, VI, 6. Juste auparavant
Augustin avait mentionné le Ps. Miserere et le Ps. 49 (versets l2-l5): or Pascal a repris
tous ces textes au fr. 453 - 610, a propos du sacrifice.

;-- f un‘: _‘
PROFONDEURS DE L'ÉCRITURE 401

Où sont-ils maintenant * ? Ils ont disparu *. Ils n'étaient que figure,


symbole du véritable sacrifice, qui est invisible *. - De même la
loi était bonne en ce sens qu'elle figurait la loi évangélique, mais
mauvaise par la multiplicité de ses préceptes matériels. Elle devait
donc être ôtée, à l'avènement du Messie * : tous ses commandements,
celui de la circoncision, celui du sabbat. étaient figuratifs 27. Le
controversiste anti-manichéen a longuement développé ces réflexions
et d'autres semblables dans toutes les œuvres que lui a inspirées la
lutte contre les disciples de Manès. Ce sont les manichéens, en effet,
qui avaient établi des listes de « contrariétés » et qui en concluaient
que l'Ancien Testament devait être rejeté *. Ni Augustin ni Pascal
ne pouvaient contester ces listes de contradictions : mais ils ont
adopté une solution fort simple, l'appel au sens spirituel. Ils ne
niaient pas le devoir de pratiquer les moindres préceptes anciens,
dans leur lettre, ni la réalité des événements passés. Mais ils voyaient
en eux des symboles de la Loi, du sacrifice, du royaume, de l'al
liance. éternels. On pouvait donc qualifier la Loi, le sacrifice, le
royaume, l'alliance .. d'épithètes contradictoires selon l'angle sous
lesquels on les considérait : transitoire ou éternel, charnel ou spiri
tuel, mauvais ou bon, etc. Mais un terme technique, que Pascal a
emprunté à son maître, a égaré les interprètes de sa pensée. Il s'agit
du mot : « réalité ». On lisait que ni la Loi, ni le sacrifice, ni le royaume
n'étaient « réalités »*, et l'on comprenait que Pascal les considérait
comme dénués de réalité palpable, sans autre valeur que spirituelle.
Mais « réalité » traduit ici le vocable augustinien « veritas », qui
s'oppose à « figure » ou à « ombre ». La preuve en est que, à travers
toute l'œuvre, « réalité » et « vérité » sont employés indifféremment,
dans les textes où il s'agit d'exégèse spirituelle. On peut lire par

23. « Huic summo veroque sacrificio [Christi] cuncta sacrificia falsa cessarunt » (De civ.
Dei, X, 20). Cf. In Ps. 39, n. 12. Pascal, fr. 573 - 646 : « la figure a subsisté jusqu'à la
vérité ».
24. In Ps. 39, n. 13.
25. « Sacrificium ergo visibile invisibilis sacrificii sacramentum, id est sacrum signum,
est » (De civ. Dei, X, 5).
26. Contra Faustum, XVIII, 4 : « Ea Christiani ex Lege et Prophetis non faciunt, quibus
significata sunt ista quæ faciunt. Illæ quippe erant figuræ futurorum, quas rebus ipsis
per Christum revelatis et præsentatis auferri oportebat, ut eo quoque ipso quod hæc
ablata sunt, Lex et Prophetae implerentur. Ibi quippe et hoc scriptum est, daturum Deum
Testamentum novum, Non quale dedi, inquit, patribus eorum [Jérémie, XXXI, 32]. Populus
enim ille pro suo corde lapideo, multa præcepta magis sibi congrua quam bona acceperat,
quibus tamen figurarentur et prophetarentur futura ... Unde ibi de hac etiam re futura
dicitur : Auferam eis cor lapideum, et dabo eis cor carneum [Ezéch., XI, 19] ».
Pascal a la même pensée et a noté : « Mandata mon bona - Ezéch. » (fr. 453 - 610).
27. Contra Faustum, XVIII, 6 : « Sive circumcisio, sive sabbatum, sive differentia
ciborum, sive immolatio sacrificiorum, omnia hæc figuræ nostræ fuerunt et prophetiæ ».
Cf. fr. 453 - 610. Serm. 149 - de diversis 26, 3, n. 4: « Illa circumcisio [antiqua] significat
circumcisionem cordis ».
28. Voir par exemple Contra Faustum, XVI, 28: « Quidquid dicis [Fauste] de sabbato
et de circumcisione carnis et de differentia ciborum, aliam fuisse traditionem Moysi,
aliud per Christum didicisse Christianos, jam supra ostendimus quia, sicut dicit Apostolus,
Haec omnia figurae nostrae fuerunt [ 1 Cor., X, 6]. Non ergo diversa doctrina est, sed
diversum tempus. Aliud enim erat, quo hæc oportebat per figuratas prophetias prænun
tiari ; et aliud est, quo hæc jam oportet per manifestam veritatem redditamque adimpleri ».
29. Fr. 257 - 684 : cf. 259 - 685.
402 UAVÈNEMENT ma LA TRANSPARENCE

exemple dans le fragment 259 - 685 : « Si la loi et les sacrifices sont


la vérité il faut qu'elle plaise à Dieu et qu'elle ne lui déplaise point.
S'ils sont figures il faut qu'ils plaisent et déplaisent »; et le même
texte reprend ensuite l'opposition, avec cette fois « réalité » et
« figure». Il s'agit là de notions familières à Pascal, puisqu'on les
rencontre dès 1648 dans sa lettre du 1°‘ avril à Gilberte : notre frater
nité charnelle, explique-t-il à sa sœur, est la figure de notre fraternité
baptismale, car c'est depuis notre baptême que nous sommes a véri
tablement parents »; « c'est en quoi nous devons admirer que Dieu
nous ait donné et la figure et la réalité de cette allianceifl’. Si ce
dernier terme a été mal compris, sa portée était pourtant parfaite
ment claire: la liberté politique d'Israël, pour Pascal, n'est pas
« réalité a»; cela signifie non pas que les Juifs ne connurent jamais
de liberté politique réelle; mais que cette liberté est loin d'être la
plus profonde et n'est qu'un pâle reflet de cette merveille: une âme
que Dieu a rendue libre. La liberté politique n'est que figure, elle
n'est pas la « vérité», elle n'est pas « réalité », ce qui ne veut pas
dire qu'elle n'a pas de réalité. Le terme imagé d'« ombre » nous
permet de mieux concevoir cet univers, commun aux deux théologiens,
où les choses existent avec une intensité différente, où les plus pâles
sont transitoires, tandis que les plus pures sont éternelles.
La seconde cause d'erreur pour ceux qui s'imaginaient trouver chez
Pascal une spiritualisation intégrale de l'Ancien Testament fut l'em
ploi fréquent du tour : « ne que ». « Vous serez vraiment libre ; donc
l'autre liberté n'est qu'une figure de libertéfl‘. Jeanne Russier a
parfaitement
que » ne signifie
expliqué
nullement
la portée
l'exclusion,
de ce tour
maiset s'efforce
montré que
de mettre
ce « ne en

relief la différence d'intensité et de permanence dans l'être de deux


choses 32. C'est le reflet dans le style de la réaction dédaigneuse
d'un homme épris d'absolu et amoureux de Dieu:
Les Juifs le refusent mais non pas tous; les saints le reçoivent et non les
charnels, et tant s'en faut que cela soit contre sa gloire que c'est le
dernier trait qui l'achève. Comme la raison qu'ils en ont et la seule qui
se trouve dans tous leurs écrits, dans le Talmud et dans les rabbins, n'est
que parce que J.-C. n'a pas dompté les nations en main armée. Gladium
tuum potentissime. N'ont-ils que cela à dire? J.-C. a été tué, disent-ils,
il a succombé et il n'a pas dompté les païens par la force. Il ne nous a
pas donné leurs dépouilles. Il ne donne point de richesses, n'ont-ils que
cela à dire ? C'est en cela qu'il m'est aimable. Je ne voudrais pas celui
qu'ils se figurent 33.

30. Ces thèmes «figure» ou «ombre» et «vérité» ou « réalité» sont au cœur de


la pensée pascalienne, comme de la vision augustinienne. Pascal, comme son maître, s'est
particulièrement intéressé aux textes johanniques où le Christ parlait du « vrai n pain du
ciel, des « vrais » adorateurs, des hommes ‘ vraiment » libres, des « vrais Israélites», etc.;
Fr. 249 - 681 ; sss - 564; s03 - 675; zss - s79; 268 - sas; 818 - 782, etc. Les figures étaient
la manne. les adorateurs qui se contentaient des sacrifices extérieurs, la liberté politique
d'lsraël, les Juifs charnels, etc. Cf. encore fr. 826 - 673; 267 - 680; 259 - 685; 270 - 670;
257 - 684. Chez Augustin, voici, entre bien d'autres, un texte on ne peut plus clair: « Illarum
figurarum veritas Christus est» (Contra Faustum, XVIII, 6), où le rhéteur africain, confor
mément au goût latin, fait s'entrechoquer comme deux silex les termes antithétiques.
Cf. Contra Faustum, XVI, 28 (déjà cité), etc.
31. Fr. 268 - osa.
32. La foi selon Pascal, I, p. 134-138.
33. Fr. 593 - 760.

‘L
PROFONDEURS DE L'ÉCRITURE 403

Comment ne l'a-t-on pas compris ? Pascal lui-même, après saint


Augustin, avait pourtant assez marqué la consistance littérale de tout
l'Ancien Testament :

Dieu voulant faire paraître qu'il pouvait former un peuple saint d'une
sainteté invisible et le remplir d'une gloire éternelle a fait des choses
visibles. Comme la nature est une image de la grâce, il a fait dans les
biens de la nature ce qu'il devait faire dans ceux de la grâce, afin qu'on
jugeât qu'il pouvait faire l'invisible, puisqu'il faisait bien le visible.
Il a donc sauvé le peuple du déluge ; il l'a fait naître d'Abraham, il l'a
racheté d'entre ses ennemis et l'a mis dans le repos.
L'objet de Dieu n'était pas de sauver du déluge, et de faire naître tout un
peuple d'Abraham pour n'introduire que dans une terre grasse 3*.

Dieu a donc bien assuré à Israël des triomphes militaires, avec


des armes réelles et des morts sanglants couchés dans la poussière ;
il lui a bien attribué une terre « ruisselante de lait et de miel », avec
des vignes qui produisaient d'énormes grappes. Mais ces triomphes
n'étaient pas « la dernière fin » * que Dieu se proposait ; il rêvait
pour ses fidèles de bien autres triomphes, car il existait de bien autres
ennemis que ces malheureux Egyptiens et un bien plus durable salut
que celui des Juifs après la mer Rouge. Pour le faire comprendre,
Dieu a un jour cessé de faire triompher militairement Israël ; il fallait
donc penser que les promesses de victoire concernaient une réalité
beaucoup plus profonde et que les « vrais » ennemis n'étaient pas les
Egyptiens : « Quand David prédit que le Messie délivrera son peuple
de ses ennemis, on peut croire charnellement que ce sera des Egyp
tiens. Et alors je ne saurais montrer que la prophétie soit accomplie,
mais on peut bien croire aussi que ce sera des iniquités. Car dans la
vérité les Egyptiens ne sont point ennemis, mais les iniquités le
sont » *. Ainsi l'Ancien Testament avait existé solidement, mais ces
préceptes, que même les saints devaient réellement pratiquer, et ces
événements, qui réalisaient si partiellement les promesses, et ces ins
titutions, qui ne résistaient pas au temps, tout cela n'accomplissait
pas dans leur vérité les desseins de Dieu et n'en était qu'une ébauche.
Dans le Nouveau Testament, d'ailleurs, des figures subsistaient, et
Pascal employait en parlant d'elles ce même « ne .. que », qui ne
devait pas tromper. Lorsque l'auteur des Ecrits sur la grâce affirme

34. Fr. 275 - 643 (lecture de Tourneur). C'est nous qui avons souligné. Cf. 503 - 675 :
« Dieu a montré en la sortie d'Egypte, de la mer, en la défaite des rois, en la manne, en
toute la généalogie d'Abraham qu'il était capable de sauver, de faire descendre le pain
du ciel, de sorte que ce peuple ennemi est la figure et représentation du même Messie
qu'ils ignorent, etc. »
35. Fr. 275 - 643.
36. Fr. 269 - 692. Nous avons souligné les termes techniques augustiniens. L'évêque
d'Hippone développe constamment des idées analogues : « Mare rubrum significat baptismum ;
Moyses ductor per mare rubrum significat Christum ; populus transiens significat fideles ;
nors AEgyptiorum significat abolitionem peccatorum » (In Joh., tr. 45, n. 9). Cf. In Joh.,
tr. 55, n. 1 : « Tunc primum Pascha celebravit populus Dei, quando ex AEgypto fugientes,
rubrum mare transierunt. Nunc ergo figura illa prophetica in veritate completa est, cum .
a perditione hujus sæculi tanquam a captivitate vel interemptione aegyptia liberamur ».
Serm. 4 - de diversis 44, 8, n. 9 : « Persecutores AEgyptii et Pharao persequuntur exeuntes
de AEgypto Judæos ; persequuuntur populum christianum peccata ipsorum et diabolus
princeps peccatorum »; Ibid., 9, etc.
404 L'AVENEMENT DE LA TRANSPARENCE

que « la grâce n'est que la figure de la gloire » 3’, qui soutiendrait que
la grâce lui semble sans consistance, sans intérêt, sans importance ?
Quand il écrit que « les choses corporelles ne sont qu'une image des
spirituelles H‘, le jeune physicien songerait-il soudain à nier l'exis
tence des corps, lui qui en fait un principe premier et évident ? Bien
sûr que non. Mais il a bien senti la platitude qu'il y aurait à traduire
mot à mot les fortes formules augustiniennes. Quelle différence
entre « Vous serez vraiment libre: donc l'autre liberté n'est qu'une
figure de liberté », où la pensée se révèle nette, rigoureuse, tendue,
nerveuse, et ceci: « Vous serez vraiment libre; donc l'autre liberté
est une figure de liberté » ! Pascal, qui avait à la fois le sens du latin
et celui du français, a bien perçu que ce qui était fortement exprimé
dans une langue devenait terne dans l'autre. Son goût pour l'hyper
bole a sans aucun doute joué aussi 3’. Les traducteurs de l'édition
Vivès de saint Augustin, si peu soucieux de rigueur, ont cependant,
dans leur recherche d'un français coulant, suivi sans le savoir
que » et nedesemblent
l'exemple Pascal ; pas penser qu'il ils
spontanément puisse le moins
adoptent du monde «prêter
le redoutable ne

à confusion ‘l. Dans une « Pensée » l'apologiste se corrige lui-même -


correction de style: « Pour montrer que l'ancien Testament est -
n'est que - figuratif »". Tant de textes, tant d'arguments mettent
fin à une interprétation étrange qui faisait de Pascal un cas aberrant
dans toute la Tradition catholique, et qui plus est sans que cet
esprit si lucide s'en fût seulement rendu compte. Jeanne Russier
était par conséquent tout à fait fondée à conclure que l'exégèse
pascalienne n'est pas « exclusivement figurative, le fameux que
n'exprimant pas exclusion, mais infériorité et relativité. On peut donc
adopter cette interprétation figurative, sans risquer de voir se dis
soudre en un pur symbole l'histoire biblique tout entière » ‘2. Dès lors
Pascal se retrouve ce qu'on pouvait le supposer être, un pur disciple
de saint Augustin, auquel il doit sa vision en dégradé, ses thèmes (Loi,
Alliance, Terre promise, Circoncision, Sabbat, etc.) et jusqu'à ses
mots. Il est donc parfaitement clair que, hormis le Cantique et pour
Augustin quelques versets obscurs, les deux théologiens refusent de
« tout prendre spirituellement ».
C'est d'autant plus net que tous deux reconnaissent à un certain
nombre de passages une valeur purement littérale ; ce sont ces

37. Fr. 275 - 643. Pascal établit dans ce fragment que la Loi était la figure de la grâce.
et la grâce est la figure ct la cause de la gloire.
38. Lettre du 1°" avril 1648 à Gilberte.
39. Voir P. Topliss, The Rhetoric of Pascal, p. 290-292, où « plein, seul, unique, nul,
aucun, rien, personne, partout, toujours, jamais, and especially ne que and tout, tous,
toutes» (p. 290) se trouvent cités parmi les termes caractéristiques de l'hyperbole pasca
lienne. A Port-Royal, cet emploi de ne que paraît propre a Pascal, dont il exprime les
jugements incisifs (comme Littré, F. Brunot passe sous silence cette acception).
40. Voir par exemple In Ps. I36, n. 7: « Jam diximus omnia quæ secundum litteram
in illa civitate [Jerusalem] contingebant, figuras nostras fuisse» ; trad. Vivès: « n'était
qu'une figure de notre propre situation»; cf. Contra Faustum, Vl, 2, 3, 9, etc. In Ps. 72,
n. 6; EpisL 82 - 16 ad I-lieronymum, n. 14: « Umbræ enim sunt »; trad. Vivès: « Elles sont
uniquement des figures».
41. Fr. 501 - 659.
42. La foi selon Pascal, l, p. 138.
PROFONDEURS DE LÉCRITURB
r
405

« clartés i», ces versets immédiatement accessibles, sans lesquels on


ne pourrait rien comprendre à l'Ecriture. Augustin s'est montré parti
culièrement explicite à ce sujet dans sa Lettre aux catholiques, bien
connue de Pascal. Il y devient d'une extrême exigence pour lui-même
en ce qui concerne la critique du sens spirituel ; contre les donatistes
il recherche des textes dont le sens ne puisse être que littéral : « Voici
œ que je proclame, ce que je propose : nous devons choisir ce qui est
clair et manifeste; si ces clartés étaient absentes des saintes Ecri
tures, nous n'aurions aucune clé pour ouvrir ce qui est fermé, aucune
lumière pour éclairer ce qui est obscur »‘3. Augustin donne comme
exemple le verset: « Il fallait que le Christ souffrît et ressuscitât le
troisième jour », et ajoute que quiconque voit là une expression
figurée ne peut en aucune manière être considéré comme chrétien ‘ä
Pascal a repris non seulement le principe, sur lequel son souci apolo-
gétique le fait insister beaucoup plus que son prédécesseur, mais
même l'exemple. Il cite en effet au fragment 253 - 679 parmi les deux
grandes « ouvertures » que le Christ a données pour comprendre les
Ecritures le verset même que citait Augustin et reprend en tête de sa
«Pensée » un autre verset cité aussi dans le même chapitre comme clé:
« Jésus-Christ leur ouvrit l'esprit pour entendre les Ecritures H‘.
Nous avons rencontré bien d'autres textes considérés par les deux
écrivains comme purement littéraux, en particulier chez les pro
phètes: « Aveugle-les », « Le sacrifice que je veux, c'est un esprit
brisé », « Toute vision est devenue pour vous comme les mots d'un
livre scellé », « Faites-vous un cœur nouveau », « Dieu ne réclame de
toi que la justice, la tendresse et de marcher humblement avec ton
Dieu », etc. ‘°.
Mais pour la plus grande partie de la Bible, les deux exégètes
adoptent une interprétation différente de celles que nous venons
d'étudier: ils ne lui attribuent ni un sens purement spirituel comme
celui du Cantique, ni un sens purement littéral, comme celui des
«passages clairs»; ils lui reconnaissent deux ou plusieurs sens à
la fois ‘V.
Augustin a constamment refusé de mettre en cause le sens littéral.
A maintes reprises, il insiste sur la réalisation concrète, matérielle
des faits, il a consacré douze livres à un commentaire littéral de la
Genèse, et il y écrit par exemple:

43. Epist. ad cath., 5, n. 8: « Hoc etiam prædico atque propono, ut quæque aperta
et manifesta deligamus: quæ si in sanctis Scripturis non invenirentur, nullo modo esset
unde aperirentur clausa et illustrarentur obscura ». Cf. 5, n. 9-l0.
44. Ibid., 10, n. 26. Le verset est Luc, XXIV, 26.
45. Cf. Luc, XXIV, 27: « Tunc aperuit illis sensum, ut inlelligercnt Scriptxmzs... n (Ibid.,
10, n. 24). Et Augustin écrit de ces versets: « Ecce vox ejus [Christi] clara et aperta:
hac audits qui cum non sequitur, quomodo se ovem ejus dicere audebit » (Ibid., Il n. 28).
Les tenues pascaliens de «clartés », d' «obscurités» (Ibid., 10, n. 25), d'«0uverture »,
l'expression «à découvert», etc. proviennent évidemment de l'œuvre augustinienne.
46. Isaîe, VI, 10, Ps. L, 19; Isaîe, XXIX, 11; Ezéch., XVIII, 31 (cf. Jérémie, XXX,
33-34); Mlchée, VI, B.
47. Lettre 4 à Ch. de Roannez (26 octobre 1656).
406 UAVÈNEMENT DE LA TRANSPARENCE

Assurément, le verset suivant: [Dieu plaça] au milieu du paradis l'arbre


de vie et l'arbre de la science du bien et du mal, mérite une mention
particulière: il ne faut pas y voir une allégorie, qui ferait que ces arbres
n'auraient point existé, mais renverraient à autre chose sous le vocable
arbre. Il a été dit en elÏet de la sagesse: Elle est un arbre de vie pour tous
ceux qui l'embrassent [Proverbes III, 8]. Car s'il y a une Jérusalem
étemelle dans les cieux, il a été aussi fondé sur la terre une cité qui
renvoie à la première; de même Sara et Agar ont beau représenter les
deux Alliances, elles n'en étaient pas moins en même temps deux femmes
particulières Jésus-Christ lui-même est une brebis immolée pour la
Pâque: cependant cela était figuré non seulement par le nom, mais
aussi par le fait. Car on ne peut pas dire que cette brebis n'était pas une
brebis; c'était bien une brebis, et on la tuait et on la mangeait. Et cepen
dant ce fait véritable était la figure d'autre chose ‘‘.

Il admet même que le sens littéral d'un texte plein de « mystères »


puisse nourrir une âme religieuse ‘’. Bien plus, il peut arriver, affirme
t-il dans quelques pages, qu'il y ait plusieurs sens littéraux: tout ce
qu'un lecteur comprendrait de grand et de chrétien dans un texte
pris à la lettre, serait le sens de l'Ecriture, voulu par le Saint-Esprit,
qui prévoyait une telle interprétation 5°. Cette théorie dangereuse,
abandonnée par saint Thomas dans sa Somme de théologie, n'a pas
été reprise par Pascal, aux yeux duquel il n'existe qu'un seul sens
littéral. On peut d'ailleurs s'étonner qu'un grand explorateur d'allé
gories comme Augustin ait, fût-ce dans de rares textes, envisagé
d'étendre ainsi à l'infini le domaine de la lettre, qui tue, selon saint
Paul. Il est vrai qu'une telle condescendance de sa part n'est pas
fréquente : le disciple de saint Ambroise, s'il affirme l'existence de la
lettre, ne lui attribue dans l'ensemble guère de valeur, lorsque le
passage sur lequel il se penche lui paraît en même temps allégorique.
A ses yeux, le propre du chrétien est de ne pas s'arrêter à l'écorce,
tandis que l'attachement au sens charnel distingue les ennemis de
l'Eglise, symbolisés par les Juifs 5*. Aussi rappelle-t-il à ses fidèles:
« Dans les Psaumes, ainsi que dans toutes les prophéties, nous avons
coutume de ne pas fixer notre attention sur le sens littéral, mais de
scruter à travers lui les mystères »52. Au fond, il considère la lettre
comme un simple support ; il la commente à l'occasion, mais le cœur
n'y est pas. Il a d'ailleurs exprimé sans détours sa conception, dans
La cité de Dieu : après avoir signalé que la Bible a omis de nommer

48. De Gen. ad litL, VlII, 4, n. 8. De div. quaest. 83, qu. 65: « Quanquam secundum
evangelicam historiam resuscitatum Lazarum plena fide teneamus. tamen et in allegoria
significare aliquid non dubito. Neque cum res factæ allegorizantur, gestæ rei fidem
amittunt. » - De même, pour le Paradis terrestre peuvent être proposées plusieurs inter
prétations spirituelles: Augustin les admet toutes. à condition qu'on ne nie pas le sens
littéral (La cité de Dieu, XIII, 21).
quanquam
49. «Psalmus
etiam cuncta
qui lectus
quae est
dictaprope
sunt, totus
possintfiguris
ad litteram
rerum religiose
mysteriisque
accipi»
contexitur
(In Ps. 103.

I, n. 1).
50. Conf., Xll, 31, n. 42; De doctr. christ., III, 27, n. 34. Saint Thomas affirme l'unicité
du sens littéral dans la Somme de théologie, la, qu. 1, art. 10.
5l. Voir le chapitre «Le mystère d'lsraël », ll-III et la Lettre 4 à Ch. de Roannez:
« Il y a deux sens parfaits, le littéral et le mystique; et les Juifs s'arrêtant à l'un ne
pensent pas seulement qu'il y en ait un autre Comme les Juifs. voyant un homme
partait en Jésus-Christ, n'ont pas pensé à y chercher une autre nature ».
52. In Ps. 131, n. 2.
PROFONDEURS DE UÉCRITURE 407

les serviteurs de Dieu qui ont dû exister entre Noé et Abraham, il


ajoute:
Cette énumération serait du ressort de la précision historique plutôt que
de la prévision prophétique. C'est pourquoi l'écrivain sacré, ou mieux
par lui l'Esprit de Dieu, s'attache aux sujets qui non seulement racontent
le passé, mais encore prédisent l'avenir, ceux du moins qui ont trait à
la Cité de Dieu. Car tout ce qui est dit des hommes qui n'en sont pas
citoyens n'est dit que pour servir, par contraste, ou à son profit ou à sa
gloire. Il ne faut pas croire, assurément, que tous les faits racontés ont
une portée symbolique; mais ceux qui ne l'ont pas ne sont insérés qu'en
raison de ceux qui l'ont . Seules les cordes de la cithare sont aptes
à résonner; mais pour que naisse la mélodie existent aussi dans la
structure de l'instrument d'autres pièces, que la main de l'artiste ne
touche pas, et auxquelles les parties sonores sont articulées 53.

C'est pourquoi, même dans son Commentaire littéral de la Genèse,


saint Augustin ne manque pas de souligner souvent la supériorité du
sens mystique: il écrit, par exemple, à propos de la condamnation à
un travail pénible portée par Dieu contre Adam pécheur :
Qui ne sait qu'il s'agit là des fatigues du genre humain pour travailler
la terre ? Et l'on ne peut douter qu'elles n'existeraient point, si l'homme
avait conservé la félicité dont il jouissait dans le paradis; et par consé
quent il n'y a pas à craindre d'entendre même ces paroles d'abord dans
leur sens propre. Il faut pourtant conserver et attendre le sens prophé
tique, que la pensée de Dieu qui parle a en vue particulièrement ici 5‘.

D'ailleurs, si l'on se reporte au Commentaire antimanichéen de la


Genèse, où l'exégèse est spirituelle, on tombe sur une interprétation
qui non seulement s'ajoute à la précédente, mais qui même la met
en cause et considère qu'en son sens littéral cette condamnation n'a
été que bien imparfaitement réalisée:
Que dirons-nous aussi de la sentence qui a été portée contre l'homme
[vif]? Devons-nous croire, par hasard, que les riches, qui peuvent se
procurer si facilement leur nourriture, ont échappé au châtiment énoncé
en ces termes: La terre sera maudite pour toi dans toutes tes œuvres;
tu te nourriras de la terre dans la tristesse et les gémissements tous les
jours de la vie. Elle produira pour toi des épines et des ronces, et tu te
nourriras du fruit de ton champ; tu mangeras ton pain à la sueur de ton
front, jusqu'à ce que tu retournes à la terre d'où tu fus tiré [Genèse III,
17]. Mais il est certes évident que personne n'échappe à cette sentence.
Car par là même qu'il est né dans cette vie, chacun éprouve la difficulté
de découvrir la vérité, à cause de son corps corruptible . Les épines
et les ronces sont les piqûres des questions tortueuses, ou les préoc
cupations de pourvoir à cette vie, qui, la plupart du temps, si elles ne
sont pas extirpées et rejetées du champ de Dieu, étouffent la Parole et
l'empêchent de fructifier dans l'homme [Marc, IV, 18-9], comme le Seigneur
le dit dans l'Evangile. Et comme nous sommes nécessairement instruits
de la vérité par nos yeux et par nos oreilles, et qu'il est difficile de
résister aux illusions qui pénètrent dans l'âme par ces mêmes sens, bien
qu'ils nous transmettent aussi les notions de la vérité, qui donc, dans

53. De civ. Dei, XVI, 2; «De hominibus qui non sunt cives ejus [sciL Ecclesiæ],
quidquid hic dicitur. ad hoc dicitur, ut illa ex comparatione vel proficiat, vel emineat ».
Ce principe, d'une immense portée, a été repris par Pascal aux yeux de qui tout ce que
l'Ecriture a dit du Pharaon, des Egyptiens et surtout des Juifs eux-mêmes publie,
par contraste, la vérité et la sainteté de l'Eglise.
54. De Gen. ad Iitt., XI, 38, n. 51.
408 UAVÈNEMENT nE LA TRANSPARENCE

une telle perplexité, n'aura pas le visage en sueur pour manger son pain ?
Voilà ce que nous sommes destinés à subir tous les jours de notre vie,
je veux dire de cette vie passagère. . Et il a été dit à celui qui
cultivera son champ qu'il éprouvera ces douleurs jusqu'à ce qu'il retourne
dans la terre, d'où il a été tiré, c'est-a-dire jusqu'à la fin de sa vie
présente. Car celui qui aura cultivé ce champ intérieur et aura gagné son
pain, bien qu'avec peine, peut bien jusqu'à la fin de sa vie endurer ce
labeur: mais après la vie présente, il ne sera plus nécessaire qu'il
l'endure. Tandis que celui qui par hasard n'aura pas cultivé son champ
et aura laissé les épines l'envahir, éprouve dès cette vie la malédiction
de sa terre dans toutes ses œuvres, et après cette vie éprouvera soit le
feu purifiant, soit le châtiment éternel. Ainsi personne n'échappe à cette
sentence 55.

Une telle interprétation nous semble aujourd'hui fort discutable,


mais sa valeur pédagogique, sa richesse poétique sont hors de doute.
De nombreux Pères se sont trouvés à l'aise dans ces sortes de rêveries
sur le texte sacré, et parmi eux, en tout premier rang, l'évêque d'Hip
pone. Une méditation si peu critique de l'Ecriture n'allait évidemment
pas sans risque. Chaque commentateur se laissait en effet entraîner
dans une direction particulière Souvent même, l'interprète pouvait,
selon son expérience ou les nécessités du moment, s'orienter tantôt
vers une explication, tantôt vers une autre. Augustin a parfaitement
vu et admis cela : pour lui, la Bible présente plusieurs sens spirituels,
et tous sont justes et bons, mais à une condition, c'est qu'ils ne
soient en rien contraires à la foi et à la morale : « Appuyés sur l'auto
rité des apôtres, par lesquels tant d'énigmes des livres de l'Ancien
Testament sont résolues nous expliquerons toutes ces figures
conformément à la foi catholique, qu'elles se rapportent à l'histoire
ou à la prophétie, sans préjuger d'une explication meilleure et plus
exacte, venant de nous ou d'autres à qui Dieu daignerait la révéler b 5°.
La règle adoptée par Augustin est donc très large: il accepte tout ce
qui ne contredit pas le Credo catholique ; dans ces lointaines limites,
l'esprit peut vagabonder à sa fantaisie: « Un autre pourrait donner
un meilleur sens, car, étant donné l'obscurité des Ecritures, il est
difficile qu'elles ne reçoivent qu'une seule et même interprétation.
Cependant, quelque interprétation qu'on leur donne, il est nécessaire
que celle-ci soit conforme aux règles de la foi » W.

b) SECOND PRINCIPE

Nous découvrons ainsi un second principe de la méthode exégè


tique augustinienne: aucune interprétation spirituelle ne doit contre
dire les affirmations de la foi. Pascal l'a considéré comme insuffisant,
adoptant une position sensiblement différente de celle de son maître
sur tout ce qui concerne le sens spirituel. En premier lieu, jamais
il n'a repris la doctrine de la multiplicité des sens spirituels, et on

55. De Gen. contra Manichacos. II, 20, n. 30.


56. lbid., II, 2, n. 3.
57.111 Ps. 74, n. 12.
PROFONDEURS DE LÉCRITURE
r
409

le voit constamment se demander s'il n'y a pas sous la lettre a un »


autre sens. Toutes ses images prouvent clairement que l'Ecriture ne
possède que deux sens: un seul sens littéral et un seul sens spiri
tuel; elle est un « chiffre », avec une signification apparemment
cohérente et une autre que la grille révèle ; elle ressemble au Christ,
qui a deux natures, l'une visible, l'autre invisible; à l'Eucharistie,
dont les apparences cachent la divinité présente. Mais cette première
réserve, qui l'oppose déjà tant à saint Augustin, n'est pas la seule
chez Pascal. Il est très méfiant devant de nombreuses interprétations
de son maître. Ce dernier s'était livré à des élucubrations numériques
particulièrement gratuites 5‘. Or nous savons par le Père Rapin que
Pascal raillait précisément ces exégèses numériques 5’. Mais il ne
condamnait pas qu'elles. Il se proposait de « parler contre les trop
grands figuratifs »°°. Il n'a jamais repris les interprétations allégo
riques du Nouveau Testament qui remplissent les Traités sur saint
Jean. Au fragment 350 - 623 il a transcrit une explication augus
tinienne assez discutable, puis il s'est ravisé et l'a rayée ‘‘. Pascal
est donc persuadé que les règles de la foi ne suffisent pas à
garder l'exégèse spirituelle de l'anarchie, des abus et du ridicule.
Aussi a-t-il adopté un principe beaucoup plus rigide: « Qui veut
donner le sens de l'Ecriture et ne le prend point de l'Ecriture est
ennemi de l'Ecriture. Aug. d. d. chr. »°2. Comme le fragment l'indique
lui-même, ce principe est emprunté à saint Augustin: ce dernier,
méfiant à l'égard d'explications purement rationnelles, exige que les
controverses sur la Bible soient dirimées par «l'apport de témoi
gnages puisés dans n'importe quel endroit de cette même Ecriture
et invoqués » par l'interprète 65. Mais Augustin entendait par là
que les passages obscurs devaient recevoir une interprétation qui

58. De doctr. christ., II, 16, n. 2.5: il s'agit d'expliquer les 40 jours de jeûne de
Moïse, d'Elie et du Christ. Rien de plus simple! Dieu = 3 (la Trinité). L'homme = 7,
car le corps à 4 éléments et l'âme 3 mouvements, pour «aimer Dieu de tout son cœur,
de toute son âme, de tout son esprit ». Première conclusion: « Denarius numems Creatoris
atque creaturæ significat seientiam n. Poursuivons: le temps = 4 (les 4 saisons). Donc
10 >< 4 = 40, ce qui signifie que pendant tout le temps dont elle dispose la créature doit
se détacher du temporel pour s'unir a Dieu.
Autre exemple: pourquoi les apôtres ont-ils pris 153 poissons dans leurs filets après
la résurrection? C'est que Pentecôte = 50; or il y a trois époques du monde: avant,
pendant et après la Loi juive. Donc 50 X 3 = 150. Ajoutons à cela la Trinité: 150 + 3 = 153!
Ce qui représente l'Eglise sanctifiée par Dieu depuis les origines du monde.
59. «M. Pascal n'aimait point les réflexions que saint Augustin fait sur les nombres »
(Recueil de choses diverses, extraits donnés par M. Jean Mesnard, dans son édition des
Œuvres complètes de Pascal, t. I, p. 891).
60. Fr. 254 - 649. Saint Augustin est certainement visé, qui spiritualisait aussi le Nouveau
Testament. Par exemple, parlant de la scène où une femme vient arroser de parfums les
pieds du Christ (Jean, XII, 3), il s'imagine que ce geste est indigne de son Maître et
se donne ainsi le plaisir de le spiritualiser: «Odor enim bonus, fama bona est, quam
quisquis bonæ vitæ operibus habuerit, dum vestigia Christi sequitur, quasi pedes ejus
pretiosissimo odore perfundit» (De doctr. christ, III, 12, n. 18).
61. Empruntée au De civ. Dei, XVI, 3 (citation étudiée à propos du « Mystère d'lsraël »).
62. Fr. 251 - 900.
63. De doctr. christ, III, 28, n. 39: « Sed hæc consuetudo [se. ratiocinandi] perieulosa
est: per Scripturas enim divinas multo tutius ambulatur ; quas verbis translatis opacatas
cum scrutari volumus, aut hoc inde exeat quod non habeat controversiam; aut si habet,
ex eadem Scriptura ubicumque inventis atque adhibitis testibus terminetur >. Cf. Ibid_,
l, 26-27, n. 41; III, 27, n 38.
410 L'AVËNELAENT DE LA TRANSPARENCE

fût conforme à ce qu'affirmaient déjà les passages clairs. « C'est


là, dit-il, où les vérités se trouvent découvertes qu'il faut apprendre
comment les comprendre dans les passages obscurs.6‘» Au fond,
comme ces textes clairs expriment déjà à eux seuls la totalité de la
foi, cette règle n'est, chez saint Augustin, qu'une variante de sa
grande règle: est recevable toute interprétation conforme à la foi.
Evidemment Pascal ne songe pas à nier ce principe ainsi compris,
mais toute l'Apo1ogie nous révèle qu'il a chargé la formule d'un
sens que son prédécesseur n'y avait pas mis. Augustin réagit à peu
près comme ceci: me voici devant un passage obscur! Je ne peux
en extraire qu'une vérité qui soit déjà présente dans un verset clair.
Si je procédais autrement, je serais ennemi de l'Ecriture. Pascal,
lui, est plus exigeant: me voici devant un passage obscur. Je ne
peux l'interpréter qu'en tenant compte des règles dexégèse que
l'Ecriture donne elle-même à ceux qui cherchent à la scruter. Ainsi,
quand nous examinons une prophétie, « nous disons que le sens
littéral n'est pas le vrai. parce que les prophètes l'ont dit eux
mêmes M5. Après eux Jésus-Christ et les apôtres sont venus nous
apprendre « à connaître le sens caché » ‘f’, et ils n'en ont jamais révélé
qu'un d'après l'Ecriture même, il n'y a donc qu'un sens spirituel.
Il est d'ailleurs presque toujours limpide, en rapport avec la lettre,
malgré l'abîme qui les sépare. Ainsi les apôtres nous ont révélé « que
les ennemis de l'homme sont ses passions, que le rédempteur serait
spirituel et son règne spirituel, qu'il y aurait deux avènements I. En
effet, les Egyptiens ne sont pas les vrais ennemis, mais leur inimitié
à l'égard d'Israël est loin d'être sans rapports avec l'hostilité qui
existe entre l'homme et ses passions. Voilà pourquoi Pascal estime
que « les principes qu'ils [les apôtres] en prennent sont tout à
fait naturels et clairs »°3. Puisque les combats historiques étaient
surtout l'image du combat invisible qui se livre dans l'âme, l'exé
gète est autorisé par le Christ lui-même à donner un sens spirituel
à tout ce qui concerne ces luttes, par exemple aux armes ou aux
notions de faiblesse ou de puissance. Pascal, comme saint Augustin,
n'a pas manqué de le faire :
Figurat.
Ces termes d'épée, d'écu, potentissime 69.

64. Ibid., III, 26, n. 37. Cf. II, 9, n. 14; Il, 6, n. 8 et III, 27, n. 38... De civ. Dei,
XI, 19: «Quod in obscuro loco intelligitur, vel attestatione rerum manifestarum, vel
aliis locis minime dubiis asseratur ». De vera relig., 17, n. 33: « Mysteriorum expositio ad
ea dirigitur, quæ apenissime dicta sunt n (traduction d'Arnauld: ‘ Car ce qui est obscur
dans l'Ecriture se règle et s'explique par ce qui est clair »). Jansénius applique cette
méthode dans son Tetrateuchus, quand il commente Luc, XXII, 20 (page 104 a)...
65. Fr. 272 - 687. Voir par exemple Isaîe, XXIX, 9-14, cité au moins cinq fois par Pascal.
66. Fr. 260 - 678. C'est nous qui soulignons ce singulier.
67. Ibid. Toujours ce goût pour la clarté, qui rend le géomètre si différent du rhéteur
néoplatonicien !
68. Fr. 250 - 667, qui fait allusion au Ps. 44, verset 4: « Accingere gladio tuo super femul
tuum, potentissime ». Comme on le voit, il n'est pas question de bouclier dans ce texte.
En réalité, Pascal, qui lisait fréquemment ce psaume dans son bréviaire, a ajouté le
terme patentissime à une note de lecture du De Gen. contra Manichaeos, I, 17, n. 27 : « Omnes
qui spiritaliter intelligunt Scripturas, non membra corporea per ista nomina [scil. manus
PROFONDEURS DE L'ÉCRITURE 411

Autre cas où Pascal considère que l'interprétation spirituelle est


toute naturelle, celui des métaphores anthropomorphiques que les
écrivains sacrés utilisent pour parler de Dieu. L'Ecriture elle-même
affirme clairement que « Dieu est esprit » *, mais il est impossible
à la faiblesse humaine de se représenter l'action de Dieu sans images
humaines. L'exégèse moderne considère que les réalités exprimées
par ces anthropomorphismes appartiennent au sens littéral ; Pascal,
fidèle en cela aussi au maître d'Hippone, les rattache au domaine
du sens spirituel.
Figures.
Quand la parole de Dieu, qui est véritable, est fausse littéralement, elle
est vraie spirituellement. Sede a dextris meis : cela est faux littéralement,
donc cela est vrai spirituellement.
En ces expressions il est parlé de Dieu à la manière des hommes. Et cela
ne signifie autre chose sinon que l'intention que les hommes ont en
faisant asseoir à leur droite Dieu l'aura aussi. C'est donc une marque
de l'intention de Dieu, non de sa manière de l'exécuter.
Ainsi quand il dit: Dieu a reçu l'odeur de vos parfums et vous donnera en
récompense une terre grasse, c'est-à-dire la même intention qu'aurait un
homme qui, agréant vos parfums, vous donnerait en récompense une
terre grasse, Dieu aura la même intention pour vous parce que vous
avez eu pour lui même intention qu'un homme a pour celui à qui il
donne des parfums.
Ainsi iratus est, Dieu jaloux, etc. Car les choses de Dieu étant inexpri
mables elles ne peuvent être dites autrement et l'Eglise d'aujourd'hui en
use encore, quia confortavit seras, etc. 70.
Ainsi Pascal, appuyé sur les règles d'exégèse qu'il trouve dans
l'Ecriture même, développe une interprétation spirituelle qui demeure
très riche, imposante même, et dont le domaine est beaucoup plus
étendu que celui que nous reconnaîtrions aujourd'hui au sens mys
tique. Souvent il suit Augustin, qui avait vu bien avant lui dans
la terre grasse, la sujétion des ennemis, le temple, etc. des figures.
Mais il taille sans hésiter dans l'œuvre immense de l'Africain ; si
tous deux avancent dans l'Ecriture « à travers des forêts de sym
boles », la forêt augustinienne est remplie de broussailles, de lourdes
frondaisons qui cachent le soleil, de lianes compliquées, de chemins
incertains 7. La forêt pascalienne est un sous-bois de l'Ile-de-France,
Dei .], sed spiritales potentias accipere didicerunt, sicut galeas et scutum et gladium
et alia multa ». Pour l'expression « accipere didicerunt », comparer fr. 260 - 678 : Jésus
Christ et les apôtres nous « apprennent à connaître le sens caché »; fr. 270 - 670 : Saint
Paul « est venu apprendre aux hommes que toutes choses étaient arrivées en figures ... ».
Cf. fr. 269 - 692 : « Je leur ferai voir .. je leur montrerai .. je ne le ferai pas voir
aux autres ... Je ferai voir qu'un Messie a été promis pour délivrer des ennemis . ». Il faut
un maître, un guide pour passer au sens spirituel : Jésus-Christ, les apôtres ., puis les
grands interprètes chrétiens, Augustin, Pascal lui-même ., si Dieu donne sa grâce.
69. Jean, IV, 24.
70. Fr. 272 - 687. Voir par exemple De civ. Dei, XXII, 2 (fin) : « Cum Deus mutare
dicitur voluntatem, ut quibus lenis erat verbi gratia reddatur iratus, illi potius quam ipse
mutantur ., sicut mutatur sol oculis sauciatis ». Lafuma fait remarquer que dans sa
Préface au Pugio fidei, J. de Voisin écrit : « Saint Augustin dans son livre Contra Mendacium,
ch. X, observe que, ce qui dans la Sainte Ecriture, est faux littéralement, est très vrai
en tant que figure des mystères » (II, p. 52). Or si l'on se reporte à ce chapitre X,
on y voit Augustin montrer que des métaphores comme « Le Christ est rocher » (1 Cor.,
X, 4) ne sont évidemment pas des mensonges.
71. In Ps. 28, n. 9 : « Et revelabit silvas [Dominus]. Et tunc eis revelabit opacitates
divinorum Librorum et umbracula mysteriorum ».
412 L'AVËNEMENT DE LA TRANSPARENCE

avec ses fûts droits et nets, ses allées cavalières et ses clairières;
le clair-obscur se fait moins sombre. Toute interprétation augusti
nienne qui ne trouvait aucun appui, proche ou lointain, dans l'Ecri
ture elle-même, a été impitoyablement rejetée. Pas d'exégèse nu
mérique donc, car jamais l'Ecriture n'a dit que les chiffres qu'elle
donne avaient un sens particulier. Aussi chercherait-on en vain dans
les Pensées des méditations sur le nombre des apôtres, les cinq
maris de la Samaritaine, etc. Pas de subtilités cabalistiques non plus
sur la signification qu'auraient les lettres hébraïques! Car « il n'est
pas permis d'attribuer à l'Ecriture des sens qu'elle ne nous a pas
révélé qu'elle a. Ainsi de dire que le mem d'Isaïe signifie 600, cela
n'est pas révélé. Il n'est pas dit que les tsadé et le he deficientes
signifieraient des mystères. Il n'est donc pas permis de le dire M2.
L'insistance, les répétitions de ce texte révèlent assez qu'il s'agit
d'un principe auquel Pascal a longuement réfléchi et qui s'est solide
ment ancré dans son esprit. L'apologiste n'a - c'est un fait - repris
que les figures révélées par la Bible elle-même, comme celle des
« ennemis N’, ou, en s'appuyant sur certaines affirmations clés telles
que « Tout arrivait en figures », les interprétations reconnues par la
tradition, par la liturgie, etc., comme celle du patriarche Joseph ’‘.
Ainsi l'évêque d'Hippone, en rhéteur antique amoureux du mystère,
a limité au minimum sa liberté d'interprétation: il suffisait que le
sens trouvé par lui ne fût pas hérétique. Pascal, plus exigeant, tout
en étant conscient de la profondeur des paroles de Dieu, a limité
au maximum la fantaisie humaine : à ses yeux, sans doute, cette fan
taisie présentait un aspect scandaleux; l'homme s'autorisait du mys
tère divin pour affirmer presque n'importe quoi; il risquait de ridi
culiser les Livres saints, comme le faisaient des gens qu'il n'aimait
pas, les Apocalyptiques 75.

C) TROISIÈME PRINCIPE
C'est ce même respect pour l'Ecriture qui commande un troi
sième principe exégétique commun, celui-là, aux deux interprètes:
On ne peut attribuer à la Bible un sens qui heurte les certitudes ac
quises par les sens et par l'intelligence. Toutes les réalités, étant
l'œuvre du même Dieu, ne sauraient se contredire les unes les autres.
On comprend qu'un physicien comme Pascal, formé par un père à
la fois savant et croyant, contemporain de l'Affaire Galilée, ait énoncé
cette règle, qu'il développe dans la Dix-huitième Provinciale, dans la
célèbre page sur « la vérité des faits ». On l'y voit s'appuyer non
seulement sur saint Thomas, mais aussi sur son maître habituel,
Augustin :
72. Fr. 272 - 687. Cf. 476 - 688: « Je ne dis pas que le mem est mystérieux ».
73. Fr. 269 - 692, 270 - 670, 260-678: David et Isaîe ont donné eux-mêmes de quoi
comprendre leurs paroles. Puis Jésus-Christ est venu et a révélé la portée spirituelle du
terme; ensuite les apôtres et en particulier saint Paul ont insisté sur le sens mystique
du « combat ».
74. Fr. 570 - 768. Voir l'origine liturgique de cette figure dans Ph. Sellier, Pascal et la
liturgie, p. 50-52.
75. Fr. 217 - 650.

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PROFONDEURS DE LÉCRITURE
r
413

Selon saint Augustin et saint Thomas, quand l'Ecriture même nous


présente quelque passage, dont le premier sens littéral se trouve contraire
à ce que les sens ou la raison reconnaissent avec certitude, il ne faut
pas entreprendre de les désavouer en cette rencontre, pour les soumettre
à l'autorité de ce sens apparent de l'Ecriture; mais il faut interpréter
l'Ecriture, et y chercher cette vérité sensible; parce que la parole de
Dieu étant infaillible dans les faits mêmes, et le rapport des sens et de
la raison agissant dans leur étendue étant certain aussi, il faut que ces
deux vérités s'accordent; et comme l'Ecriture se peut interpréter en
différentes manières, au lieu que le rapport des sens est unique, on doit,
en ces matières, prendre pour la véritable interprétation de l'Ecriture
celle qui convient au rapport fidèle des sens
Que si l'on voulait en user autrement, ce ne serait pas rendre l'Ecriture
vénérable, mais ce serait au contraire l'exposer au mépris des infidèles;
parce, comme dit saint Augustin, que, quand ils auraient connu que nous
croyons dans l'Ecriture des choses qu'ils savent parfaitement être fausses,
ils se riraient de notre crédulité dans les autres choses qui sont plus
cachées, comme la résurrection des morts et la vie éternelle 76.

d) QUATRIÈME PRINCIPE

Une telle règle, à l'instar des deux précédentes, demeure en quel


que sorte, extérieure à l'Ecriture. L'interprétation du texte sacré ne
doit pas heurter certaines réalités données d'avance: l'existence du
clair-obscur autour du Dieu chrétien, qui interdit qu'on s'attende à
une clarté totale comme à une obscurité totale (première règle);
la foi de l'Eglise, qui ne saurait être contredite (deuxième règle); les
sciences, qui dans leur domaine sont certaines (troisième règle). En
ajoutant à la seconde règle, Pascal manifestait un souci plus profond :
la recherche de la cohérence inteme de l'Ecriture. Mais les principes
d'exégèse qu'il en extrayait, si précieux qu'ils fussent, n'avaient encore
qu'un parfum de littéralité. De ce grand Livre, soufflé par Dieu à
tant d'hommes si différents, au long de tant de siècles, quelle était
l'âme ? Cet assemblage de versets hétéroclites, déconcertant pour
l'homme en même temps que fascinant, quelle secrète harmonie re
célait-il ? Saint Augustin et Pascal ont répondu: toute l'Ecriture a
été dictée par l'amour de Dieu pour les hommes et n'a qu'un but,
provoquer les hommes à aimer Dieu. Réponse d'une portée incalcu
lable pour l'exégèse et qui donne lieu à une demière et essentielle
règle d'interprétation: « Tout ce qui ne va point à la charité est
figure », car:

L'unique objet de l'Ecriture est la charité.


Tout ce qui ne va point à l'unique but en est la figure. Car puisqu'il n'y a
qu'un but, tout ce qui n'y va point en mots propres est figure 77.

76. Ed. Cognet, p. 375-376. La citation provient du De Gen. ad litt., l. l9, n. 39: « Cum
enim quemdam de numero Christianorum ea in re, quam optime norunt, errare deprehen
derint, et vanam sententiam suam de nostris libris asserere, quo pacto illis libris credituri
sunt, de resurrectione mortuorum, et de spe vitæ ætemæ, regnoque cœlorum, quando
de his rebus, quas jam experiri vel indubitatis numeris percipere potuerunt, fallaciter
putaverint esse conscriptos?» Les connaissances scientifiques auxquelles fait allusion
Augustin concernaient le ciel, les éclipses, les éléments, etc. En évoquant Galilée et
Christophe Colomb, Pascal donne des exemples d'une force singulière.
77. Fr. 270 - 670 (c'est nous qui soulignons). Cf. 267 - 680.
414 L'AVENEMENT DE LA TRANSPARENCE

Règle que Pascal emprunte à La catéchèse des débutants, où


Augustin recommandait au chrétien qui instruisait dans la foi les
débutants d'interpréter spirituellement tout ce qui ne conduisait pas
à Dieu: « De tout ce qu'il entendra lire dans les Livres canoniques,
ce qu'il ne peut rapporter à l'amour de l'éternité, de la vérité, de la
sainteté et à l'amour du prochain, qu'il croie que cela a été dit ou
fait en figure N‘. On voit que la charité englobe ici la foi, qui est sa
compagne. Elle est cet état très riche de l'âme qui fait appartenir à la
cité de Dieu; et lorsque Dieu condamne son contraire, la cupidité,
c'est encore à augmenter la charité qu'il vise : « L'Ecriture n'ordonne
que la charité et ne condamne que la cupidité » 7’. C'est non seulement
ce qui serait contraire à la charité qui doit recevoir un sens mystique,
mais aussi ce qui serait neutre, inutile W. Cependant si Augustin et
Pascal sont parfaitement d'accord sur Ce qui constitue l'âme de
l'Ecriture et sur la règle d'interprétation qui en découle, leur pratique
exégétique diffère considérablement. Comme Origène, l'Africain l'ap
plique aux moindres versets : il suffit d'ouvrir son Commentaire sur
les Psaumes pour en être frappé. Même les indications qui précèdent
les poèmes, telles que « Du maître de chant. Sur l'air: Des lys. Des
fils de Coré. Poème. Chant d'amour »Ü..., doivent recevoir une inter
prétation mystique: comme ces mentions musicales, ces noms de
chantres sont bien loin de la charité, Augustin décortique les mots,
leur attribue des significations subtiles, remonte (en bon rhéteur) aux
étymologies... Cela nous vaut assurément des développements poé
tiques (et encore pas toujours !), mais ne saurait manquer de se
révéler d'une gratuité singulière. Réellement, en dépit de ses déclara
tions, l'exégète d'Hippone fait s'estomper la littéralité. La consistance
assez raboteuse de l'ancien Israël tout entier a beau être théorique
ment affirmée, elle tend à se dissoudre et à se transformer en né
buleuse. A travers cette brume, les détails prennent ces apparences
merveilleuses et parfois changeantes qui se trouvent décrites dans
l'œuvre augustinienne. Une unique lumière, diffuse, règne, celle du

78. «Quidquid audierit ex libris canonicis quod ad dilectionem æternitatis et veritatis


et sanctitatis et ad dilectionem proximi referre non possit, figurate dictum vel gestum esse
credat » (De Cat. rudibus, 26, n. 50); dans le même chapitre: « Si quid etiam in Scripturis
audiat quod carnaliter sonet, etiamsi non intelligit, credat tamen spirituale aliquid significari,
quod ad sanctos mores futuramque vitam pertineat ». Même idée dans l'Epist. 55 - 119,
21, n. 38: n Credidi Deo meo. in illis duobus præceptis [caritatis, Matth, XXII, 40] totam
Legem Prophetasque pendere, sed etiam expertus sum, experiorque quotidie: quando
quidem nullum mihi sacramentum, aut aliquis sermo admodum obscurior de sacris
Litteris aperitur, ubi non eadem pnecepta reperiam. Finis enim praecepti est caritas de corde
puro [I Tim., l, 5] et plenitudo Legis caritas [Romains, XIII, 10]».
79. « Non præcipit Scriptura nisi charitatem, nec culpat nisi cupiditatem » (De doctr.
chr., llI, 10, n. 15-16; cf. lll. l5, n. 23).
80. De Gen. ad litt., IX, 12: même ce qui ne semblerait qu'inutile (superfluum) doit
recevoir un sens spirituel, car saint Paul nous dit que toute la Bible est utile (Z Tint,
III, l6). De même, la préface du Speculum fait trois parts dans la Bible: 1. ce qui
conccme la foi; 2. ce qui conceme la morale; 3. tout le reste a un sens mystique.
8L Ps. 44. Augustin en dit: «Omnis inscriptio Litteramm divinarum aliquid innuit
intelligentibus et non tantum auditorem, verum etiam cognitorem desiderat. lnterrogamus
enim vim hebraïci verbi, quid sit Core n (In Ps. 44, n. l; mais l'inscription est commentée
aussi aux numéros 2 et 3, soit dans trois colonnes de Migne).

î-- mm
PROFONDEURS DE UÉCRITURE 415

véritable soleil, le Christ. Univers étrange et rempli de mystère, fait


de pâles ténèbres, et qu'Augustin compare souvent à l'opaque blan
cheur des nuages. « Nuage est une heureuse expression, car ces paroles
qui résonnent, frappent les airs et les traversent, deviennent, par
l'adjonction de l'obscurité des allégories qui constituent comme un
écran de brume, des sortes de nuages M2. Chez Pascal, la pratique
exégétique est bien différente: jamais nous ne le voyons commenter
des textes comme les inscriptions de psaumes. Jamais il ne se livre
à ces interprétations forcées, verset par verset. Sa méthode paraît
plus globale. A plusieurs reprises il s'attache à découvrir la portée
de l'ensemble d'un livre biblique: l'amour de Dieu éclate dans tout
le Deutéronome"; Salomon et Job ont le mieux connu la misère de
l'homme, l'un au faîte des honneurs, l'autre au fond du malheur l".
Dans la Genèse, l’Exode et les Nombres, « Dieu voulant faire paraître
qu'il pouvait former un peuple saint d'une sainteté invisible et le
remplir d'une gloire étemelle a fait des choses visibles ‘J’: il a créé
le monde, sauvé les hommes du déluge, formé un peuple choisi, l'a
fait passer la mer rouge et l'a conduit à travers les déserts, l'a fait
entrer dans une terre d'abondance et de repos; il donnait aux chré
tiens une grande image de leur pèlerinage et de sa Providence. Le
Lévitique, rempli de minutieuses prescriptions qu'Augustin n'a pas
hésité à commenter, n'est jamais cité par Pascal; mais il est aisé
de comprendre qu'il voyait dans cette masse de préceptes sacri
ficiels l'ombre du sacrifice véritable a‘. Le Livre de Ruth a été écrit
pour distinguer des autres la généalogie du Messie 37. Les prophètes ont
usé de quelques grandes métaphores : les différents chapitres de leurs
ouvrages en présentent tantôt une, tantôt une autre. En fait, elles
sont peu nombreuses, et ici encore l'exégèse pascalienne demeure
globale : les interminables diatribes contre les ennemis d'Israël visent
les passions" ; les promesses de bonheur, d'abondance, de liberté,
de repos... représentent la joie d'une âme chrétienne et la future

82. De Gen. contra Manichaeos, II, 4, n. 5; Cf. In Ps. 146, n. 15. Augustin recourt
aussi a cette image, pour faire comprendre que l'Ecriture est une pluie bienfaisante pour les
bons et une source d'éclairs consumants pour les chamels. Mais nuage exprime ailleurs
la même réalité que voile. Ainsi le Christ incamé est « nuage » (In Ps. 88, n. 7).
83. Fr. 453 - 610.
84. Fr. 403 - 174. Cf. 69 - 174 bis:
Misère
Job et Salomon.
Fr. 74 - 454; Bll - 741: « Les deux plus anciens livres du monde sont Moïse et Job. L'un
juif, l'autre païen, qui tous deux regardent J.-C. comme leur centre commun et leur
Objet ».
85. Fr. 275 - 643.
86. Autour de ce thème du sacrifice se groupent les thèmes connexes de la circoncision,
du temple, du culte, du sabbat, de l'adoration, du sacerdoce. de l'agneau Le vrai
sacrifice c'est celui du cœur de l'homme (et de cet homme parfait que fut le Christ),
c'est la charité (453 - 610).
87. I-‘r. 304 - 743, 236 - S78.
88. Le fragment 269-692 fait allusion, entre autres, aux chapitres 13-23 d'lsqîe, au
chapitre 9 de Daniel. Autour de cette image centrale s'en rassemblent d'autres: armes,
victoire-défaite, auxiliaires, soumission, royauté... et surtout celle du Messie conquérant
(fr. 287 - 607).
416 UAVËNEMENT DE LA TRANSPARENCE

béatitude ‘i’; les menaces de malheur, de ruine, de servitude et de


trouble notifiées à Israël sont des menaces de perdition adressées aux
oœurs chrétiens 9°. Bref «il faut savoir si les prophètes en parlant
de ces choses y arrêtaient leur vue et leur pensée, en sorte qu'ils n'y
vissent que cette ancienne alliance »’‘. Ce refus d'atomiser le texte
sacré et de voir dans chaque particule un abîme mystique n'empêche
point Pascal de s'appuyer, par exemple dans le fragment 453 - 610,
sur des versets particuliers: mais à ces versets, qu'il juge spéciale
ment forts et caractéristiques, il n'attribue jamais un sens forcé;
souvent ce sont des textes clairs, ou sinon ils se rattachent à l'une
des quelques grandes figures que nous venons de mentionner. Autre
différence importante entre les deux écrivains: Augustin aime tant
les secrets qu'il croit en découvrir aussi dans les versets les plus
limpides du Nouveau Testament. Pascal, lui, considère le Nouveau
Testament comme clair; les paraboles mêmes y sont expliquées 92.
La différence entre les deux Alliances se trouve plus nettement expri
mée chez lui que chez son prédécesseur. Tout est plus tranché dans
l'œuvre pascalienne: l'Ancien Testament même contient quelques
textes clairs et une foule de textes métaphoriques ; mais tandis qu'Au
gustin se perd et nous perd dans d'innombrables, subtiles et capri
cieuses interprétations, Pascal, s'il admet le principe paulinien selon
lequel « Tout arrivait en figures », met au point trois ou quatre clés
qui « ouvrent » toute la Révélation ancienne: vrai sacrifice, vrais en
nemis, vrai bonheur. Leur importance se mesure d'ailleurs facile
ment à l'insistance manifeste avec laquelle l'apologiste revient sur
chacune d'elles ’3. Assurément tous ces leitmotive sont d'origine augus
tinienne, mais ils ont pris chez Pascal, du seul fait qu'eux seuls ont
été conservés, un extraordinaire relief ’‘. Il est donc relativement aisé

89. Fr. 275 - 643, qui se réfère à Isaîe, LI. Fr. 801 - 666: ‘ L'Ancien Testament contenait
les figures de la joie future et le nouveau contient les moyens d'y arriver ».
90. Fr. 453 - 610 et deux des titres du fr. 489 - 713: « Captivité des Juifs sans retour»
et «Réprobation des Juifs ».
91. Fr. 260 - 678.
92. Cf. fr. 801- 666, qui rappelle le Mémorial: «ll ne se trouve que par les voies
enseignées dans l'Evangile », si clair qu'il n'y a pas a hésiter! Fr. 501- 659 et surtout
260 - 678.
93. L'étude de chacun de ces trois termes jetterait la plus vive lumière sur la pensée
religieuse de Pascal. Les vrais ennemis sont les passions; c'est aussi le Diable, qui est par
excellence l'Enncmi, chef de la Cité mauvaise (Quatorzième Provinciale, éd. Cognet, p. 271
273); cette Cité rassemble les ennemis de l'Eglise, qui sont les Juifs, les hérétiques, les
païens et les mauvais chrétiens Contre tout ennemi, il [aut prendre pour chef le
Christ, ‘ Terrible aux démons » (308 - 793)...
94. Voici quelques textes augustiniens:
Sur les vrais ennemis, outre tous ceux que nous avons cités, voir In Ps. 113, n. 4:
« Ipsos hostes nostros ..., id est delicta nostra, sicut Ægyptios in mari obrutos, ita in
baptismo demersa atque extincta»; cf. In Ps. 106, n. 3; In Ps. 72, n. S: «Attendite jam
breviter ipsam figuram nostram: Populus Israël sub Pharaonis et Ægyptiorum domi
natione» (suit un des exposés les plus détaillés de cette figure: lutte du diable et de
Jésus-Christ. anéantissement des péchés au baptême, attente du triomphe définitif, perma
nence des guets-apens du diable, qui frappe dans le tlos ...); voir lbid., n. 3; In Ps. 84,
n. 4, sur le verset « Tu as fait cesser la captivité de Jacob »; Opus imperf., Vl, 29.
Sur le vrai sacrifice, voir In Ps. 33, I. n. 5: « Erat sacrificium Judaaorum antea
secundum ordinem Aaron in victimis peoorum. et hoc in mysterio: nondum erat sacrificium
corporis et sanguinis Domini, quod fideles nomnt ..., quod sacrificium nunc diffusum
est toto orbe terrarum ». In Ps. 50, n. 21 : « Erant illa sacrificia figurata, prænuntiantia unum

r g‘ _
PROFONDEURS DE LÉCRITURE
’ 417

de saisir comment l'apologiste lisait l'Ecriture. Avec lui, nous sommes


loin de ces fantaisies déconcertantes qui abondent dans l'œuvre au
gustinienne. Cela n'empêche pas cependant le lecteur attentif des
Pensées de tomber de temps à autre sur un verset que Pascal consi
dère comme chargé d'un seul secret :
Les figures étaient de joie, les moyens de pénitence, et néanmoins l'agneau
pascal était mangé avec des laitues sauvages, cum anzaritudinibus.
Singularis sum ego donec transeam. J.-C. avant sa mort était presque
seul de martyr "5.

Mais de telles exégèses sont rares et constituent des vestiges de


l'influence augustinienne. Ne sont-ce d'ailleurs pas de simples notes
de lecture ? Le fait qu'on puisse bien souvent trouver dans saint
Augustin l'origine de ces interprétations autorise à se demander si
toutes ne proviennent pas de cette œuvre immense. Nous avons
d'ailleurs déjà remarqué que certaines de ces notes de lecture avaient
été biffées par Pascal lui-même 9°. Il ne fait donc pas de doute que la
pratique exégétique des deux écrivains diffère assez nettement. Dans
l'ensemble, quel que soit le principe d'interprétation envisagé, Pascal

salutare sacrifieiumXXlI,
Contra Faustum, ». - In
17, Ps.
n. 39,
17: n.« In
12 et
eo 143, n. 2.populo
autem - De hæc
civ. Dei,
rite XVIII, Il;sunt,
celebrata XX, cujus
26

et regnum et sacerdotium prophetia erat venturi Regis et Sacerdotis ad regendos et


consecrandos fideles in omnibus gentibus et introducendos in regnum cœlorum Hujus
itaque veri sacrificii sicut religiosa prædieamenta Hebræi celebraverunt, ita sacrilega imita
menta Pagani: quoniam quæ immolant Gentes, ait Apostolus, dæmoniis immolant, et
non Deo [I Cor., X, 20]. Antiqua enim res est prænuntiativa immolatio sanguinis, futuram
passionem Mediatoris ab initio generis humani testificans: hanc enim primus Abel obtulisse
in sacris litteris invenitur. »
Sur le vrai bonheur: la vraie Terre promise est la Jérusalem éternelle, et nous devons
faire « ut Jerusalem liberam matrem nostram, quæ in cœlis est, vere desiderabilem
diligamus » (In Ps. 105, n. 22). Dieu seul est notre vrai repos: Conf., I, 1, n. 1 et VI, 16,
n. 26. Notre vraie liberté vient de Dieu: Contra duas epist. pelagianorwn, I, 2, n. 5;
Enchin, 30 Augustin a souvent commenté le verset » Vous serez vraiment libres» de
saint Jean [VIII, 36]. La vraie félicité est spirituelle, et les saints anciens comprenaient
« in quibus Dei donis esset vera felicitas » (De civ. Dei, IV, 33). Les biens temporels n'étaient
pas les vrais: Contra Adimantum, 19, n. 2.
95. Fr. 801- 666. Les citations bibliques sont tirées de l'Exode, XII, 8, et du Ps. 140,
verset 10.
96. Pour le fragment que nous venons de citer, la portée donnée au verset de l'Exode
rend un son bien augustinien, mais nous n'avons pas réussi à découvrir chez l'évêque
d'Hippone l'origine de cette remarque. En revanche, la seconde résume le commentaire
que donne du verset psalmique l'In Ps. 140, n. 25-26:
Quid ait: Singularis ego sum donec transeam ? Quid est singularis ? In passione
tu solus pateris, tu solus occideris ab inimicis quid est ergo donec transeam ?
Nisi de hoc mundo ad Patrem? Cum transiero, multiplicabor ; multi me imita
buntur, multi patientur pro nomine meo
Ergo solus erat, antequam esset mortificatus Propter Christum enim, id est
propter confessionem nominis Christi nemo mortuus est ante Christum Multi
enim mortui sunt et Martyres sunt, multi Prophetæ talia passi sunt: non ideo
moriebantur, quia prænuntiabant Christum.
Il s'agit d'une note de lecture, car Pascal, s'il avait cité de mémoire, aurait certainement
donné au verset la forme qu'il revêt dans la Vulgate, c'est-à-dire dans le bréviaire: « Singula
riter sum ego » Pourquoi, d'autre part, l'apologiste a-t-il nuancé par le mot « presque »
un texte qui ne mentionne aucune exception ? Sans doute parce qu'Augustin a vu ailleurs
dans les Macchabées des martyrs chrétiens, en reconnaissant qu'ils confessaient Jésus-Christ
« in occulto » (Serm. 300 - 109 de diversis, 2, n. 2; c. 5, n. 5).
Le « mot-à-mot » augustinien ne serait-il pas visé par le fragment 217 - 650, selon lequel
il y a des figures n qui semblent un peu tirées par les cheveux, et qui ne prouvent qu'à ceux
qui sont persuadés d'ailleurs » ? En effet, qui serait convaincu que les laitues sauvages
cachent un « mystère » ?
418 UAVÈNEMENT DE LA TRANSPARENCE

est plus simple, plus rigoureux ; il s'intéresse avant tout aux « clartés »
et à la clarté, à l'opposé de son prédécesseur qui fait ses délices des
obscurités. Chacun incarne une époque, une discipline, un tempéra
ment. Augustin est un homme du Iv‘ siècle, compatriote du magicien
Apulée, amateur de « mystères », il a été formé par la rhétorique ;
c'est un imaginatif, il a le goût de la subtilité: trop de simplicité le
lasse ! Pascal, contemporain de l'essor de la pensée rationnelle, raillait
certaines fantaisies de l'auteur du Traité des passions, car il était
bien plus rigoureux que Descartes ; dès sa jeunesse, il a travaillé dans
le domaine des sciences exactes ; enfin, il a l'obsession du simple, du
convaincant. Le géomètre a donc pris au rhéteur les règles de son
herméneutique aussi bien que les grandes figures qui dominent les
Pensées. Mais il a précisé, élagué considérablement.

4. La transparence, effet de la grâce

Il ne faudrait pas cependant s'imaginer que tout homme, après


avoir entendu ces preuves du sens spirituel et l'exposé de sa raison
d'être, puisse, armé de ces quatre grandes règles herméneutiques,
déchiffrer les mystères de l'Ecriture. Ici encore, « la foi est différente
de la preuve. L'une est humaine et l'autre est un don de Dieu » ‘. Dans
ce clair-obscur, que les deux écrivains, avec des nuances différentes,
reconnaissent, on ne peut s'orienter sans une certaine lumière de
l'âme. Comme dans les tableaux de Rembrandt, c'est un certain
rayonnement étrange issu de l'homme qui permet de distinguer dans
la pénombre les formes et des couleurs pétries d'ombre et de feu.
Sans cette clarté, due à la pureté du cœur, c'est-à-dire à la grâce,
c'est la nuit. Aussi tous les charnels sont-ils incapables d'aller au-delà
du voile que constitue la lettre. Or ces charnels, nous les connaissons.
Pascal, après Augustin, les énumère souvent : ce sont, hors de l'Eglise,
les païens, les Juifs et les hérétiques, et dans l'Eglise, les mauvais
chrétiens. « Le voile qui est sur ces livres pour les Juifs y est aussi
pour les mauvais chrétiens, et pour tous ceux qui ne se haïssent pas
eux-mêmes. Mais qu'on est bien disposé à les entendre et à connaître
Jésus-Christ, quand on se hait véritablement soi-mêmez ». Les Juifs
se sont égarés dans les apparences de la lettre, car dans l'Ancien
Testament « les promesses et les dons sont de l'ordre terrestre; mais
les spirituels d'alors comprenaient, sans cependant l'annoncer encore
clairement, de quelle éternité ces choses temporelles étaient la figure,
et en quels dons de Dieu se trouvait la vraie félicitéfl. Même au

1. Fr. 7 - 248.
2. Fr. 475 - 676. On reconnaît au passage le couple augustinien caritas-cupiditas, la
charité étant l'amour de Dieu jusqu'au mépris de soi et la cupidité l'amour de soi jusqu'au
mépris de Dieu.
3. De civ. Dei, IV, 33: ‘ Hoc est sacramentum veteris testamenti, ubi occultum erat
novum, quod illic promissa et dona terrena sunt, intellegentibus et tunc spiritalibus. quamvis
nondum in manifestatione prædicantibus, et quæ illis temporalibus rebus significaretur
ætemitas, et in quibus Dei donis esset vera felicitas ». Ce texte exprime une vision qui se
retrouve dans de nombreuses Pensées : 286 - 609, 287 - 607, 289 - 608, etc.
PROFONDEURS DE L'ECRITURE 419

jourd'hui, des gens qui se croient chrétiens, demeurent étrangers à


l'Ecriture: c'est le cas de certains jésuites, qui ne comprennent pas
que toute la Bible conduit à l'amour de Dieu et qui, comme les Juifs,
s'arrêtent à la lettre et judaïsent dans leurs traités de morale. Les
hérétiques, eux aussi, butent sur l'interprétation de l'Ecriture. Ils
« abusent des passages de l'Ecriture et se prévalent de ce qu'ils
en trouvent quelqu'un qui semble favoriser leur erreur », tout comme
les jésuites l'avaient fait, au temps d'Henri IV, quand ils élabo
raient leur doctrine sur le pouvoir des rois ‘. Car «les hérésies et
certaines théories perverses qui prennent les âmes dans leurs filets
et les précipitent à l'abîme sont toujours nées d'une compréhension
mauvaise de l'Ecriture, qui est bonne »5. Mais de même que l'in
compréhension juive sert en définitive à l'Eglise, de même celle des
hérétiques est utile aux catholiques. Pascal remarque en effet que
«les hérétiques au commencement de l'Eglise servent à prouver les
canoniques » °. A qui pense l'apologiste ? Aux manichéens sans doute,
qui rejetaient tout l'Ancien Testament et même certains passages du
Nouveau: leur opposition a suscité une vive réaction de l'Eglise, qui
a réaffirmé avec force quels livres elle considérait comme « cano
niques», inspirés par Dieu. Mais plus précisément aux priscillia
nistes, qui rejetaient certains livres reconnus par la grande Eglise
et en recevaient d'apocryphes: Augustin a consacré à leur attitude
en face de la Bible toute une lettre « sur les interprétations men
teuses des Ecritures non seulement sacrées, mais aussi apocryphes
des priscillianistes, et sur l'hymne qu'ils attribuaient faussement au
Christ et préféraient aux Livres canoniques »3. Il y pulvérise une
argumentation assez pauvre, très inférieure à celle des manichéens,
et cela par un retour constant au « canon » scripturaire, auquel ses
adversaires, assez flottants, s'efforçaient de juxtaposer une hymne
ésotérique, que le Christ aurait confiée en secret aux plus spirituels
de ses disciples. Augustin signale au passage les désaccords internes
des hérétiques sur les livres a recevoir ou à rejeter; et il se plaît à
répéter les termes qui marquent l'inébranlable et invariable foi de
l'Eglise en ce qui concerne le domaine de l'inspiration: « Ecritures
canoniques, vrais évangiles... Le canon... Voilà ce que nous lisons dans
les Ecritures canoniques, c'est là que nous comprenons, c'est grâce
à elles que nous sommes fermes, c'est en partant d'elles que chaque

4. Fr. T75 - 899. « Uoraison pour le roi » est un pamphlet anti-jésuite, adressé à I-lenri IV
par le père du grand Arnauld: on y reproche a la Compagnie d'abuser d'un passage de
la Bible qui va dans son sens et de négliger tous ceux qui lui sont contraires. Voir
Ph. Sellier, Pascal et la liturgie, p. 39-40.
5. In 10h., tr. 18, n. 1, où Augustin, après s'en être pris aux Juifs, passe aux héré
tiques: «Neque enim natæ sunt hæreses, et quædam dogmata perversitatis illaqueantia
animas et in profundum præcipitantia, nisi dum Scripturæ bonæ intelliguntur non bene;
et quod in eis non bene inteiligitur, etiam temere et audacter asseritur ».
6. Fr. 313 - 569, qui a pour titre: Canoniques.
7. Epist. 237 - 253, intitulée « Augustinus Cerctio, de Priscillianistarum fraude in Scrip
turis, cum sacris, tum apocryphis exponendis ; deque hymno quem a Christo dictum esse
fingentes præferebant canonicis Litteris ».
420 [JAVÈNEMENT nE LA TRANSPARENCE

jour nous prêchons... » ‘. Mais chez Augustin, l'utilité des hérésies - ce


mal que la Providence divine fait servir, comme tout mal, au bien
des élus - ne se limite pas à ce premier bienfait qu'est l'établisse
ment d'une ligne de partage rigoureuse entre les Ecritures divines
et les inventions des faux prophètes. A ses yeux, et cette idée restera
traditionnelle jusqu'au XIX’ siècle, l'hérésie est le grand facteur de
progrès dans la compréhension des Ecritures, c'est-à-dire, à cette
époque, de progrès théologique. Les attaques contraignent les théo
logiens à sortir de leur réserve et à examiner de plus près les textes
sacrés. « Il y a dans les saintes Ecritures de nombreux sens qui restent
cachés et qui ne sont connus que d'un petit nombre d'hommes plus
intelligents; et ils ne sont jamais affirmés d'une façon plus appro
priée et plus propice que quand on y est forcé par le souci de répondre
aux hérétiques » ’. Pascal n'a pas développé cette idée, mais elle était
devenue commune au xvn’ siècle, et, bien évidemment, il la partage.
Port-Royal avait vivement conscience que sa ferveur à l'égard du
Saint-Sacrement devait beaucoup aux attaques des calvinistes contre
la présence réelle: les premières pages des Constitutions du monas
tère le disent sans détour. Sans l'opposition des mauvais chrétiens
et des libertins à la Tradition évangélique, les Pensées n'existaient
pas.
Tous ces charnels sont des aveugles. Ils vivent dans la nuit. Pour
eux, l'Ecriture n'est pas cette « lampe ardente » dont parle le psaume
118, qui permet à l'homme de diriger ses pas dans les ténèbres du
monde. Elle est couverte d'un voile opaque, que seul Jésus-Christ
peut ôter 1°. Seuls les cœurs purs comprennent clairement les Ecri
tures, de même qu'ils «traversent» toutes les créatures", qu'ils
« reconnaissent » Dieu dans les événements bons ou mauvais 12, que
la divinité de Jésus-Christ « éclate» à leurs yeux qui « voient la
sagesse » U.

8. Voir en particulier n. 4 et 6. Les termes «canon. canoniques» reviennent en si


grand nombre qu’Augustin semble vouloir écraser ses adversaires par leur simple répé
tition. C'est déjà le mépris pesant d'un Bossuet opposant aux incertitudes protestantes
la perpétuité et la fixité de l'Eglise.
9. In Ps. 67, n. 40. Cf. In Ps. 64, n. 22: « Ex hæreticis asserta est Catholica Multa
enim latebant in Scripturis, et cum præcisi essent hæretici, quæstionibus agitaverunt
Ecclesiam Dei: aperta sunt quæ latebant, et intellecta est voluntas Dei».
l0.Fr. 260-678: «C'est ce qu'a fait J.-C. Et les apôtres. Ils ont levé le sceau.
Il a rompu le voile et découvert l'esprit. lls nous ont appris pour cela qu'il y aurait
deux avènements. l'un de misère pour abaisser l'homme superbe, l'autre de gloire pour
élever l'homme humilié». C'est là une pensée parfaitement augustinienne. Voir, par
exemple. De Genesi contra Manichaeos, I, c. 22, n. 33: H Transeat ergo unusquisque ad
Christum ut auferatur velamen [2 Cor., lll, 16], sicut Apostolus dicit. Velamen enim
aufertur quando, similitudinis et allegoriæ cooperimento ablato, veritas nudatur, ut possit
videri» ; suivent au n. 34 quelques réflexions sur le refus par le Christ d'indiquer la date
de son dernier avènement (cf. fr. 261- 757).
ll. Sur la conversion du pécheur.
l2. Lettre 4 à Ch. de Ronnnez (le Dieu caché).
13. Fr. 308 - 793.
CONCLUSION

Ainsi le passage de l'opacité à la transparence, de la pénombre


à la lumière, du pâle reflet à l'éclatante réalité, œuvre de la grâce,
par laquelle se manifeste un Dieu caché, est au cœur de la vision
pascalienne. Dans un monde crépusculaire, où les formes véritables
peuvent sembler de fuyants fantômes, l'homme qui scrute attenti
vement la nuit, parce que son cœur cherche ardemment la lumière,
perçoit d'abord de vagues contours et devine les chemins. Qu'il suive
ces chemins entrevus - les « preuves», les suggestions des argu
ments - et, peut-être, une croisée des routes sera son « chemin de
Damas ». Une éclatante lumière le désarçonnera:
Feu
Certitude, certitude, sentiment, joie, paix

Quelle différence alors entre les pauvres lueurs apportées par les
raisonnements et cette éblouissante aurore! Pascal n'a jamais cessé
de s'extasier sur la beauté qu'il avait ainsi découverte. Le chant de
la transparence est l'un de ses principaux thèmes lyriques: dès qu'il
y pense, le ton s'élève, l'émotion et l'action de grâces apparaissent.
« Dieu a représenté les choses invisibles dans les visibles Cela est
trop beau pour ne t'être pas resté dans la mémoire » écrit-il à sa
sœur Gilberte ". Voilà pour l'univers physique! Qu'il songe aux évé
nements, il nous confie qu'il est « beau de voir par les yeux de la
foi, Darius et Cyrus, Alexandre, les Romains, Pompée et Hérode, agir
sans le savoir pour la gloire de l'Evangile » l5. Mais c'est la découverte
du rayonnement divin de Jésus-Christ qui nous a valu l'un des textes
les plus chaleureux que Pascal ait écrit, le fragment sur les trois
ordres: « O qu'il est venu en grande pompe et en une prodigieuse
magnificence aux yeux du cœur et qui voient la sagesse » l‘. Le poète
remercie Dieu de lui avoir révélé le mystère de sa présence eucha
ristique l3. Quant à l'Ecriture, la découverte du sens caché l'enthou
siasme: « Dès qu'on a ouvert ce secret il est impossible de ne le pas
voir. Qu'on lise le vieil Testament en cette vue et qu'on voie... »1‘.
Par cet enthousiasme, Pascal est parent d'Augustin : il y a là beaucoup
plus qu'une influence, il s'agit de deux cœurs « véritablement pa
rents » 1’ que la découverte de Dieu n'a pas cessé d'émerveiller.

14. Lettre du l" avril 1648. C'est nous qui avons souligné.
l5. Fr. 317 - 701.
16. Fr. 308 - 793.
17. Lettre 4 à Ch. de Roannez.
18. Fr. 267 - 680.
19. Lettre du l" avril 1648, Souligné par nous.
CHAPITRE V

LA THÉOLOGIE DE L'HISTOIRE

0 Dieu, qui ne laissez subsister le monde et toutes


les choses du monde, que pour exercer vos elus,
ou pour punir les pecheurs!
Prière pour le bon usage des maladies, 3.

Eclairé par la grâce de Dieu, l'homme est passé du clair-obscur


aux clartés de l'aurore. Son âme s'émerveille au sortir des ténèbres
et trouve Dieu en toutes choses : dans la nature, dans ce qui lui arrive,
en Jésus-Christ, dans chaque homme, dans les sacrements, dans
l'Ecriture. Mais une dernière réalité se propose, la succession des
événements et des êtres, l'histoire humaine. L'incroyant peut contem
pler la folie des hommes: Montaigne lui a révélé, s'il ne l'avait
déjà perçue, la bizarrerie des coutumes humaines; on tue, on vole,
on ravage. Les états se succèdent. Y a-t-il quelque chose de nouveau
sous le soleil, autre chose que cette boue et ce sang? Tout cela
a-t-il un sens ? Incapable de déchiffrer la nature et l'homme, l'in
croyant ne peut non plus comprendre l'histoire. Il est vrai que cet
aspect de l'énigme ne le hante nullement comme il hante les hommes
d'aujourd'hui: la science historique est dans l'enfance. C'est la
place de l'homme dans la nature qui obsède les intelligences et non
le sens des événements successifs. Aussi ne faut-il pas s'étonner que
Pascal n'ait pas développé formellement une théologie de l'histoire
dans l’Apologie. C'est surtout dans ses écrits intimes que s'exprime
sa méditation sur le mystère du temps: le christianisme, en affir
mant l'existence d'un Dieu personnel, omniscient, tout-puissant, en
révélant le prix infini de la personne humaine, douée de libre arbitre,
en substituant au temps cyclique des Anciens un temps linéaire, im
pose à tous ceux qui croient de réfléchir sur le mystère de l'histoire.
Dès l'Ancien Testament, « en suggérant avec insistance que l'histoire
est une, universelle, continue, les Juifs la dotaient d'une intelligibilité
potentielle »‘. La foi nouvelle répandit dans le monde une concep

1. J. Guitton, Le temps et l'éternité chez Plotin et saint Augustin, p. 356. Voir les
pages 355-358.
424 LA THÉOLOGIE DE L'HISTOIRE

tion radicalement étrangère à l'hellénisme comme au brahmanisme, et


la transformation des esprits fut si profonde que le monde moderne,
même quand il a rejeté Dieu, ne sait plus quelle synthèse opérer de
ces deux dons chrétiens, la personne et l'histoire. Tout théologien
rencontre forcément ce problème qui, pour lui, comporte trois termes :
Dieu, la personne, l'histoire. Les grands écrivains-théologiens l'ont
tous traité : saint Augustin, Pascal, Bossuet, Péguy, Teilhard de Char
din L'évêque d'Hippone passe même, en ce domaine, pour le grand
initiateur, et Pascal pour le penseur qui « semble n'avoir vraiment
ignoré, de l'enseignement augustinien, que ce qui a trait à l'histoire a 2.
Si nous nous en tenons à ces vues, l'auteur de La Cité de Dieu et celui
de l'Ecrit Sur la conversion du pécheur représenteraient dans la
pensée chrétienne les deux extrêmes opposés; le premier doué d'un
vif sens de l'histoire, alors que le second en serait tout à fait dénué.
Mais une semblable affirmation, pour courante qu'elle soit, surprend
un peu: car, si Pascal n'hésite pas, dans certains cas, à se séparer
nettement de son prédécesseur, il le fait toujours consciemment;
l'ami de Port-Royal connaissait trop intimement la pensée augusti
nienne pour « oublier » ce que certains considèrent aujourd'hui
comme l'un de ses aspects essentiels. Quand il rejette un élément
de cette pensée, il le cite d'abord et marque qu'il le refuse 3. Or
ici, rien de tel. Cela nous invite à la prudence, nous met en garde
contre une adhésion trop rapide aux idées reçues. La question est à.
reprendre sous tous ses aspects: au-delà d'une pure présence du
temps historique se posent les problèmes du progrès humain, du
Dessein de Dieu et de l'attitude des chrétiens.

2. A. Béguin, Pascal par lui-même, p. 72; le dernier des trois chapitres du livre
s'intitule « Pascal sans histoire » et oppose constamment l'apologiste à saint Augustin.
3. On peut, comme nous le verrons, constater cette netteté à propos de l'appel à
la contrainte physique (fr. 172 - 185 et 591 - 186) et a la consensio gentium (fr. 504 - 260). etc.
I. LE MYSTÈRE DU TEMPS

Le temps historique s'écoule entre la Création et le Jugement. La


controverse avec les manichéens, qui demandaient ce que faisait Dieu
avant la Création, a entraîné l'évêque d'Hippone à de fréquentes
analyses de la nature du temps. Il montre donc que le temps,
comme toutes les choses muables, est une créature radicalement dis
tincte de Dieu et que, même si ce fait échappe aux prises de notre
intelligence, il a eu un commencement ‘. Sa méditation métaphysique
l'entraîne constamment vers les mystères du temps et de l'éternité:
alors qu'un Thomas d'Aquin contemplera en Dieu le suprême Existant,
dont les créatures ne sont qu'une pâle participation, Augustin consi
dère avant tout Dieu comme Celui qui échappe au flux temporel.
Tous deux commentent souvent la révélation du Buisson ardent,
Je suis Celui qui suis. Mais le dominicain, qui a appris d'Aristote
l'analyse métaphysique des réalités créées, voit dans cette révélation
le flamboiement du suprême Existant, de Celui qui est pur acte
d'être, il est fasciné par la plénitude de Celui que ne contracte aucune
essence distincte de son exister. Tandis que l'évêque africain, im
prégné de platonisme, pour l'esprit duquel le devenir du monde est
malgré tout un scandale, contemple en Dieu l'éternité, la stabilité,
l'existence immuable: « L'étemité est la substance même de Dieu,
qui n'a rien de changeant Il n'y a rien en elle sinon qu'elle Est;
on n'y trouve pas qu'elle Fut ni qu'elle Sera. C'est à bon droit que Dieu
envoya son serviteur Moïse [aux Juifs] avec ces paroles : Je suis, moi
le Dieu d'Abraham, le Dieu d'Isaac, le Dieu de Jacob [Exode III,
13-15] »5. A cette éternité de Dieu s'oppose la réalité changeante,
périssable des créatures:
Toute chose, quelle que soit son excellence, si elle est changeante, n'existe
pas vraiment: car l'existence véritable ne peut se rencontrer où se ren
contre aussi l'absence d'existence. En effet tout ce qui peut changer n'est
plus, une fois changé, ce qu'il était: s'il n'est plus ce qu'il était, c'est
qu'est intervenue une sorte de mort; quelque chose qui existait en cette
réalité a péri, n'existe plus. La couleur noire est morte sur la tête du
vieillard blanchissant; morte aussi la beauté dans le corps du vieillard
épuisé et courbé; morte est la force dans le corps du malade , morte
est la parole dans la bouche de qui se tait. Tout ce qui change, qui est
ce qu'il n'était pas, j'y vois une sorte de vie, en ce qu'il est, et une espèce
de mort, en ce qu'il fut. Enfin lorsque l'on dit d'un mort: « Où est cet

4. De Gen. ad litt., III, 8: ’ Quoquo modo hoc se habeat (res enim secretissima
est, et humanis conjecturis impenetrabilis). illud certe accipiendum est in fide, etiamsi
modum nostrae cogitationis exœdit, omnem creaturam habere initium; tempusque ipsum
creaturam esse, ac per hoc ipsum habere initium, nec coaetemum esse Creatori ». Voir
E. Gilson, Intr0duction..., p. 246-255.
5. In Ps. 101, n. 10: « Aeternitas, ipsa Dei substamia est, quac nihil habet muta
bile Non est ibi nisi Est ; non est ibi, Fuit et Erit Merito sic misit Deus famulum
suum Moysen Ego sum, inquit, Deus Abraham, et Deus Isaac, et Deus Jacob ».
426 LA THÉOLOGIE DE L'HISTOIRE

homme?», on nous répond: « Il exista ». O vérité qui seule existes


véritablement! Car dans toutes nos actions, tous nos mouvements je
trouve deux temps : le passé et le futur. Je cherche le présent, il n'a point
d'être stable; ce que j'ai dit n'existe plus ; ce que je vais dire n'existe pas
encore; ce que j'ai fait n'est plus; ce que je ferai n'est pas encore .
Je trouve le passé et le futur en tout mouvement des choses; mais dans
la vérité qui demeure, je ne rencontre ni passé, ni futur, seul le présent
existe, et un présent incon-uptible qu'on ne rencontre pas dans les choses
créées. Examine les changements de l'univers, tu trouveras Ce fut et Ce
sera; pense à Dieu, tu trouveras: Il est, une existence qui n'a été ni ne
sera. Par conséquent pour, toi aussi, être, élève-toi au-dessus du temps
[transcende tempus]. Mais qui le pourra avec ses propres forces ? L'homme
qu'élèvera vers Dieu celui qui a dit à son Père: Je veux que là où je suis,
eux aussi soient avec moi [Jean, XVII, 24]6.

Telle est la vision augustinienne de la différence entre Dieu et le


monde ; c'est avant tout une différence dans la durée. Dans notre
univers, dès que nous essayons de saisir le temps, il nous échappe;
le présent se décompose en passé et en avenir, il n'a pas d'existence
propre; tout moment se partage ainsi à l'infini; le seul salut pour
l'homme est de penser aux « éternelles années » de Dieu, avec l'espoir
d'y entrer 7. Le Dieu de saint Augustin est un Dieu qui échappe à
l'univers périssable et qui en retire déjà ses élus, en attendant de
les accueillir dans son éternel repos:
Affranchis du temps, nous parviendrons à cette étemité où il n'est plus
de temps. On ne dira plus alors: ’ Quand viendra l'heure?» car c'est
un jour étemel, qui n'est pas précédé par le jour d'hier, ni chassé par
celui de demain. Mais dans ce monde-ci tournoient les jours, les uns s'en
vont, les autres viennent, pas un ne demeure: les instants où nous
parlons se chassent successivement et la première syllabe doit s'effacer
pour que se fasse entendre la seconde. Depuis le début de mon discours,
nous avons quelque peu vieilli, et sans aucun doute, je suis plus vieux
que ce matin: ainsi rien n'est stable, rien ne demeure fixe dans le temps.
Aussi devons-nous aimer celui qui a fait les temps, pour nous affranchir
du temps et nous fixer dans l'éternité, où ne se trouve plus aucune
vicissitude temporelle 3.

Le Dieu de Pascal ne serait-il pas lui aussi contemplé dans la néga


tion du temps ? Ecoutons l'apologiste lui-même évoquer les étapes
du cheminement de l'âme. Touchée par Dieu, l'âme humaine porte
un regard neuf sur le monde :
Elle considère les choses périssables comme périssantes et même déjà
péries; et dans la vue certaine de l'anéantissement de tout ce qu'elle
aime, elle s'effraye dans cette considération, en voyant que chaque

6. In 10h., tr. 38, n. 10. L'expression augustinienne « quaedam mors» se retrouve


dans le « une espèce de mort» de Pascal (Maladies, 3). Dans l'Ecrit Sur la conversion
du pécheur, où domine l'opposition temps-éternité, «cette élévation si transcendante»
jusqu'à Dieu fait penser au «transcende tempus» du traité que nous avons traduit.
7. In Ps. 76, n. 8: Augustin montre que l'année se divise en jours passés ou futurs,
le jour présent en heures passées et futures, l'heure présente en moments passés et
futurs... Il analyse le temps comme mesure des plus petits éléments du langage: « Dum
syllabas loquor, si duas syllabas dicam, altera non sonat, nisi cum illa transieril, ipsa
denique una syllaba. si duas litteras habeat, non sonat posterior littera, nisi prior abierit.
Quid ergo tenemus de his annis? Anni isti mutabiles sunt: anni aeterni cogitandi sunt,
anni qui stant ». Cf. In Ps. 101, n. 10.
8. In 10h., tr. 31, n. 5.
MYSTÈRE nu TEMPS 427

instant lui arrache la jouissance de son bien, et que ce qui lui est le plus
cher s'écoule à tout moment, et qu’enfin un jour certain viendra auquel
elle se trouvera dénuée de toutes les choses auxquelles elle avait mis
son espérance . De sorte qu'elle comprend parfaitement que son cœur
ne s'étant attaché qu'à des choses fragiles et vaines, son âme se doit
trouver seule et abandonnée au sortir de cette vie; puisqu'elle n'a pas eu
soin de se joindre à un bien véritable et subsistant par lui-même, qui pût
la soutenir durant et après cette vie ’.

L'âme cherche un point stable dans le fluent:


De là vient qu'elle commence à considérer comme un néant tout ce qui
doit retourner dans le néant, le ciel, la terre, son esprit, son corps, ses
parents, ses amis, ses ennemis, les biens, la pauvreté, la disgrâce Tout
ce qui doit moins durer que son âme est incapable de satisfaire le désir
de cette âme qui recherche sérieusement à s'établir dans une félicité
aussi durable qu'elle-même 1°.

Or, il apparaît à Pascal, comme à l'auteur du Phédon, comme à


celui de Uimmortalité de l'âme, que l'« âme, étant immortelle comme
elle est, ne peut trouver sa félicité parmi les choses périssables »1‘.
Dieu seul pourra la satisfaire : qu'elle se tourne donc vers lui, et elle
sera « éternellement en joie pour un jour d'exercice sur la terre » 12.
C'est ainsi que Pascal a rencontre’ Dieu, à travers l'expérience du
temps: « Seigneur le changement de ma condition n'en apporte
pas à la vôtre Vous êtes toujours le même, quoique je sois sujet
au changement » U. C'est la stabilité de Dieu qui le comble et l'exalte :
« Que son bonheur [à cette âme] est ferme et durable, puisque son
attente ne sera point frustrée, parce que vous ne serez jamais détruit,
et que ni la vie, ni la mort ne la sépareront jamais de l'objet de ses
désirs » ". Il faut donc dès cette vie quitter l'écoulement des choses
par l'adhésion à l'éternel; car ce temps, qui a été créé, disparaîtra
au Jour du dernier jugement, quand « les uns périront avec les objets
périssables auxquels ils se sont attachés, les autres subsisteront éter
nellement dans l'objet éternel et subsistant par soi-même auquel ils
se sont étroitement unis » 15. Si Pascal est peu préoccupé de la
Création, qui lui semble trop lointaine, trop inaccessible à notre
intelligence affaiblie par le règne du mal et incapable de se repré
senter la bonté originelle des créatures avant la chute l‘, sa réflexion

Sur la conversion du pécheur (cinquième paragraphe).


Ibid, sixième paragraphe.
lbid., septième paragraphe.
Mémorial (Laf., n. 913).
"R"???
’-’-"-’ Maladies, 1. Ce texte est une paraphrase, presque une traduction, du Ps. 101 (ver
sets 25-28). Or l'Enarratio sur ce psaume est le grand texte où Augustin, suivant en cela
le poème biblique, oppose l'éternité de Dieu à la brièveté humaine.
14. Ibid., 5. Pascal se sait parent de l'évêque d'Hippone dans ce chapitre, dont tout le
début constitue la paraphrase du Serm. 153 - de verbis Apostoli 4, n. 10: Pascal en a trouvé
les extraits qu'il reprend dans les Heures de Port-Royal, l7= prière tirée des saints Pères. Voir
sur ce point Ph. Sellier, Pascal et la liturgie, p. 8485.
15. lbid.. 5.
16. Fr. 431-560: « Nous ne concevons ni l'état glorieux d'Adam, ni la nature de son
péché, ni la transmission qui s'en est faite en nous. Ce sont choses qui se sont passées
dans l'état d'une nature toute différente de la notre et qui passent l'état de notre capacité
présente.
Tout cela nous est inutile a savoir pour en sortir ».
428 LA THÉOLOGIE DE L'HISTOIRE

s'est développée, en revanche, sur le flux du monde présent et sur


l'avènement du Jugement, thème central de l'admirable paraphrase
du Dies irae que constitue le chapitre 3 de la Prière pour le bon
usage des maladies: « O Dieu, qui devez consumer au demier jour
le ciel et la terre, et toutes les créatures qu'ils contiennent, pour
montrer à tous les hommes que rien ne subsiste que vous, et qu'ainsi
rien n'est digne d'amour que vous, puisque rien n'est durable que
VOUS l » ‘7.
Ces quelques textes permettent de saisir la parenté profonde qui
unit Augustin et Pascal, une parenté de l'intime du cœur, puisque tous
deux rencontrent Dieu au terme du même lent cheminement, du
même arrachement au temps, du même renoncement aux créatures
(or le temps est créé).

l. Uambivalence du temps de l'histoire

On ne rendrait pourtant pas compte de leur conception pessi


miste du temps, si l'on s'en tenait à ce stade de la réflexion. En
effet, comme toute réalité sortie des mains de Dieu, le temps est
bon en lui-même 1’. Hélas ! en se séparant de Dieu, l'homme a inversé
le signe de la création. Les choses lui sont devenues des pièges, le
temps a pris une teinte sinistre: « Depuis la chute d'Adam et son
expulsion du paradis, les jours n'ont jamais été que mauvais. De
mandons à ces enfants nouveau-nés pourquoi leurs débuts sont des
pleurs, eux qui pourraient aussi bien rire U’. Du fait du péché, le
temps est mauvais; voilà l'affirmation qui permet à l'évêque d'Hip
pone et à Pascal de maintenir la bonté du temps originel, œuvre
du Créateur, tout en assumant, en développant admirablement l'une
des plus profondes intuitions spirituelles du platonisme. En effet,
la temporalité a été historiquement perçue de deux façons: la ten
dance aristotélisante, qui insiste sur l'unité de l'homme concret,

17. Sur l'étemité comme attribut divin de prédilection pour Pascal, voir encore:
« Père éternel» (Maladies, 9), «providence éternelle» (IbitL, 13). Pascal adopte sur le
temps un point de vue moral dans l'Apologie, fr. 47 - 172, et dans la Lettre 7 à Ch. de
Roannez. C'est normal: il s'agit dans les deux cas de faire agir autrui. Ce point de
vue pratique est étranger a Augustin pour qui le présent est fuite, dissolution perpétuelle.
Pascal se souvient d'ailleurs de Montaigne, Essais, l, 3; mais le Christ avait demandé
à ses disciples de vivre dans le présent, et son précepte rejoint celui de la sagesse
antique, dans un tout autre esprit, évidemment. C'est cela, sans doute, qui explique
que Pascal, soucieux de ne pas trop dissiper la réalité du présent, ne soit jamais allé
aussi loin que son prédécesseur dans une analyse de l'instant qui finirait par donner
le vertige et empêcher de vivre.
18. In Ps. 101, n. 1 : « Factum est et tempus Omnia per ipsum facto sunt et sine
ipso facrum est nihil [Jean, l, 31». Cf. In 10h., tr. 31, n. S.
19. Serm. 167 - de verbis Apostoli 24, 1, n. 1 : « Dies malos, fratres. duae res faclunt,
malitia et miseria Ex quo enim lapsus est Adam, et de paradiso expulsus, nunquam
fuerunt dies nisi mali. Istos pueros qui nascuntur, interrogemus, quare a ploratu inci
piant, qui et ridere possunt ». Même idée dans In 10h., tr. 124, n. 5. Cf. Pascal. fr. 149 -
430, où la Sagesse dit aux hommes: «Vous n'êtes plus maintenant en l'état où je
vous ai formé L'œil de l'homme voyait alors la majesté de Dieu. ll n'était pas alors
dans la mortalité et dans les misères qui l'affligent ».

in‘
MYSTÈRE DU TEMPS 429

reconnaît volontiers au temps une valeur positive, souligne que notre


existence temporelle est la source d'un bonheur peut-être limité, mais
réel, un bonheur d'homme, et non pas d'ange; baptisée, elle jouira
de la certitude que la vie éternelle est déjà commencée, au sein même
du temps, et que l'histoire qui se mêle à ces arrhes d'éternité
est source d'un bonheur que l'éternité pure, bien qu'elle en donne
d'autres, ne pourra plus nous dispenser 2°. A l'opposé, les platonisants
sont surtout sensibles à l'aspect destructeur du temps: insistant
sur la dualité de l'être humain, ils voient dans le corps un boulet, une
prison, un tombeau, et dans l'âme une exilée soupirant après sa
céleste patrie; le monde terrestre leur est un objet de dégoût et le
temps une servitude. En fait la plupart des hommes oscillent d'une
expérience à l'autre, selon les époques, selon leur âge, et leur état
physique et moral. Pascal lui-même s'accuse dans la Prière pour le
bon usage des maladies d'avoir trouvé parfois une valeur à cette vie
et rend grâces à Dieu de lui avoir rappelé que le temps est le patient
fossoyeur de toutes les créatures. Mais, dans l'ensemble, il est nette
ment platonisant : « L’écoulement.
C'est une chose horrible de sentir s'écouler tout ce qu'on pos
sède »23. L'auteur de l'Ecrit Sur la conversion du pécheur est beau
coup plus sensible à l'exil de l'âme qu'à la vie éternelle déjà commen
cée. Pour lui comme pour saint Augustin, le temps est d'abord une
réalité sinistre; et l'adjectif « temporel» a un sens péjoratif: il
signifie presque toujours « méprisable », alors que chez Péguy il veut
dire ’ propre à l'homme, émouvant parce qu'unique, de grand prix
pour les êtres que nous sommes » 22. Qui cherche Dieu ne peut aimer
le temporel: « Ceux qui le cherchent, ne cherchent plus les choses
passagères et périssables: car personne ne peut servir deux maîtres
[Matth., VI, 24] » 23. Le peuple juif a été l'esclave des biens temporels
et a perdu Dieu; les saints ont méprisé ces mêmes biens, et ont
trouvé Dieu.
Comment doit vivre l'homme dans ce temps destructeur ? Il peut
réagir, avec la grâce de Dieu, qui rajeunit l'âme, au sein du vieillisse
ment universel, et la renouvelle:

20. Péguy, dont les jugements sur la temporalité sont d'ailleurs complexes, a immor
talisé cette expérience à propos du Christ:
Heureuse Madeleine, heureuse Véronique vous n'êtes pas des saintes comme
les autres... Tous les saints, toutes les saintes sont assis avec Jésus à la droite
du Père. Tous les saints, toutes les saintes, contemplent Jésus assis à la droite
du Père. Et il y a, dans le ciel il a son corps d'homme, tel que le jour de
l'Ascension. Mais vous autres, vous seuls, vous avez vu, vous avez touché, vous
avez saisi ce corps humain dans son humanité, dans notre commune humanité.
marchant et assis sur la terre commune. Vous seuls vous l'avez vu sur la terrc.
(Le Mystère de la Charité de Jeanne d'Arc, dans les Œuvres poétiques, éd. dc la
Pléiade, p. 402.)
21. Fr. 757- 212. Même platonisme chez Baudelaire, si proche de Pascal à tant
d'égards.
22. Même opposition caractéristique entre nos deux écrivains et Péguy sur des adjec
tifs comme « charnel », « terrestre »...
23.111 Ps. 9, n. ll. Voir le chapitre « Le mystère d'Israël », où est étudié le problème
des biens temporels.
430 LA THÉOLOGIB DE L'HISTOIRE

Cette nouveauté, qui ne peut déplaire à Dieu, comme le vieil homme ne lui
peut plaire, est différente des nouveautés de la terre, en ce que les choses
du monde, quelque nouvelles qu'elles soient, vieillissent en durant, au lieu
que cet esprit nouveau se renouvelle d'autant plus qu'il dure davantage.
Notre vieil homme périt, dit saint Paul [Col., III, 9], et se renouvelle de
jour en jour, et ne sera parfaitement nouveau que dans l'éternité, où l'on
chantera sans cesse ce cantique nouveau dont parle David dans les
Psatunes de Laudes, c'est-à-dire ce chant qui part de l'esprit nouveau de
la charité 24.

Cette belle méditation, qui semble s'appuyer sur le psaume 149,


« Chantez au Seigneur un chant nouveau », s'inspire en réalité du
commentaire que saint Augustin en donne et que Pascal a peut-être
relu avant d'écrire:
Chantez au Seigneur un chant nouveau. Le vieil homme chante un vieux
chant, mais le nouveau un chant nouveau . Quiconque aime les choses
terrestres chante un vieux chant: mais que celui qui veut chanter un
chant nouveau, aime les choses éternelles. C'est la charité même qui est
nouvelle et étemelle: elle est toujours nouvelle, car jamais elle ne
vieillit . Ce chant, c'est celui de la charité. Quiconque se sépare de la
communauté des saints ne chante pas le chant nouveau. Car il a suivi le
vieux ressentiment, et non la charité nouvelle E.

La grâce divine permet donc au chrétien de restituer au temps


quelque valeur : « Vous dites : les temps sont pénibles, les temps sont
pesants, les temps sont source de malheur. Mais vivez bien, et vous
transformez les temps H6. Pour le croyant, le temps reste ambigu:
réalité mauvaise depuis l'avènement du mal dans la création, il est
devenu, du fait de la mort rédemptrice du Christ 2", le cadre de l'af
franchissement des hommes ; c'est à travers lui que l'âme peut chemi
ner vers Dieu. Il devient donc, paradoxalement, condition du salut.
Grâce à la Rédemption, le temps qui s'écoule entre la Création et le
Jugement, peut être salutaire à l'homme.
Les événements qui se succèdent dans ce temps constituent l'his
toire, et ceux qui affectent les hommes l'histoire humaine, la seule
à laquelle les deux théologiens s'intéressent. A leurs yeux elle dure
depuis quelques millénaires seulement; la Création est considérée
comme antérieure de quatre mille ans environ à la venue du Christ,

24. Lettre du 5 novembre 1656 à Ch. de Roannez.


25. In Ps. 149, n. 1 : « Cantate Domino canticum novum. Vetus homo, vetus canticum :
novus homo novum canticum Quisquis terrena diligit, vetus canticum cantal: qui
vult cantare canticimi novum, diligat aeterna. Ipsa dilectio nova est et aeterna: ideo
semper nova, quia numquam veterascit [n. 2] Canticum hoc caritatis est. Quisquis
se a conjunctione sanctorum separat, non cantat canticum novum. Secutus est enim
veterem animositatem, non novam caritatem ». Uemprunt est d'autant plus manifeste
que le texte biblique ne développe aucun de ces thèmes.
26. Serm. 311 - de diversis 115, 8, n. 8. Cf. Serm. 80 - ex Sirm. 34, n. 8: « Bene
vivamus, et bona sunt tempora. Nos sumus tempora: quales sumus, talia sunt tempora v.
Il faut « racheter le temps », tel est le thème du Serm. 167 - de verbis Apostoli 24, qui
commente Eph., V, 16: Tirez bon parti [Vulgate: rzdimite] de la période présente:
car nos temps sont mauvais ». On se reportera a l'étude de M. l-l.-I. Marrou, L'ambiva
lence du temps de l'histoire chez saint Augustin, Paris-Montréal, 1950.
27. In 10h., tr. 31, n. 5: « Magna igitur misericordia Domini nostri Jesu Christi, fac
tum esse eum propter nos in tempore, per quem facta sunt tempora Factus est enim
homo qui hominem fecerat, ne periret quod fecerat ». In Ps. 101, u. 10: I O Verbum ante
tempora, per quod faeta sunt tempora, natum et in tempore, cum sit vita aeterna, vocans
temporales, faciens aeternos ».

___*~
MYSTÈRE DU TEMPS 431

Abraham de deux mille ans. On s'explique dès lors les fragments où


Pascal s'efforce de montrer que les souvenirs de la Création, du
déluge, etc. se sont transmis de façon sûre, parce qu'il y eut peu
d'intermédiaires ‘l, s'intéresse beaucoup à des généalogies qu'il croit
remonter à l'origine ou s'en rapprocher considérablement 2’. L'évêque
d'Hippone pense donc vivre quatre mille quatre cents ans après la
Création, et Pascal cinq mille six cents. Tous deux divisent cette
durée: ils évoquent tantôt trois époques, tantôt six âges du monde.

2. Les trois époques

La division en trois époques est d'origine biblique. Saint Paul


distingue une première période où les hommes n'avaient qu'une loi
intérieure au fond du cœur. Vint ensuite la Loi juive donnée par Dieu,
au temps de Moïse. Mais cette loi devint caduque au temps du Christ
avec la loi de charité 3°. Augustin a évidemment repris ces vues, qui
s'imposaient à la moindre lecture de la Bible: « Dans les premiers
temps les deux alliances se trouvèrent cachées d'Adam à Moïse.
Mais l'ancienne fut manifestée par Moïse, et en elle était cachée la
nouvelle, car elle était secrètement signifiée. Mais après l'incarnation
du Seigneur, la nouvelle fut révélée H‘. Trois époques se partagent
donc l'histoire: avant la Loi, sous la Loi, sous la Grâce 32. Toute la
tradition chrétienne s'est nourrie de cette conception: elle décelait
dans la marche du temps un progrès de l'humanité sous la conduite
de Dieu ; Dieu, prenant les premiers hommes dans un état tout fruste,
les avait aidés à affiner leur conscience religieuse et morale, grâce
au don de la Loi et aux prophètes; la Loi, impossible à pratiquer
entièrement, avait ancré dans les cœurs l'attente d'un libérateur qui
répandrait sur l'univers l'Esprit de Dieu ; au terme de ce lent progrès,
le Christ était venu, né de la Vierge Marie, la fleur d'Israël, merveille
que la longue maturation des siècles avait peu à peu fait fleurir.
Nous aurons bientôt l'occasion de voir que l'évêque d'Hippone, chez
qui semble parfois s'affirmer cette pédagogie divine, la détruit en
réalité; ce qu'on en rencontre chez lui témoigne que l'Eglise de

28. Voir fr. 292-624 et les fragments découverts par M. J. Mesnard et cités dans
Œuwes complètes de Pascal, Paris, Seuil, 1963: numéros Il et XV.
29. Fr. 290- 626. On pourrait dégager des Pensées quelques remarques de méthode:
les bons témoins sont les contemporains (436 - 628, 474 - 622), ceux qui sont nombreux
et s'accordent (332-710 et 474-622), etc. Mais Pascal ne se soucie guère de méthode
historique qu'à cause de son Apologie, et ses remarques sont des plus limitées.
30. Voir Romains, II et VII; Jean I, 17...
3L De baptismo contra Don., I, 15, n. 24: «Primis temporibus utrumque [testa
mentum] occultum fuit ab Adam usque ad Moysen. A Moyse autem manifestatum est
vetus, et in ipso occultabatur novum, quia occulte significabatur. Postea vero quam in
came Dominus venit, revelatum est novum ». Cf. Conlra duas ep. pelag, lll, 4. n. 13, etc.
Voir A.C. de Veer, « Revelare-revelatio, éléments d'une étude sur l'emploi du mot et
sur sa signification chez saint Augustin », in Recherche: augustiniennes, vol. II, p. 344-345.
32. Epist. 55- II9, ad Januarium, 3, n. 5: ‘ In toto tempore saeculi nunc tertium
tempus apparuit, ideo resurrectio Domini triduana est. Primum enim tempus est ante
Legem, secundum sub Lege, tertium sub Gratia, ubi jam manifestatio est sacramenti
prius occulti in prophetico aenigmate »; Enchin, 118,
432 L.-\ THÉOLOGIE DE L'HISTOIRE

son temps y croyait et qu'il se souvient par moments de la Tradition,


mais sa vision personnelle y répugne et la synthèse qu'il propose ne
l'admet pas. D'ailleurs, il est frappant de constater que cette division
en trois époques, qui semble si propice à l'affirmation d'un progrès
humain, se trouve beaucoup moins développée dans son œuvre que
celle des six âges, dont nous allons parler. Pascal, pour sa part, en
connaît l'existence : « Malédiction des Juifs contre ceux qui comptent
trois périodes des temps » 33. Mais il ne s'y arrête jamais. En effet,
comme son prédécesseur, il distingue surtout dans 1a succession des
événements six âges.

3. Les six âges du monde

La division en six âges était déjà connue bien avant saint Augus
tin 3‘. Mais ce demier l'a constamment utilisée et enrichie dans son
œuvre. Elle lui offrait une vision synthétique de l'histoire où, dans
la même foi au Christ attendu (les cinq premiers âges) ou venu
(sixième âge) l'ancienne et la nouvelle Alliance, contrairement aux
idées manichéennes (que l'affirmation des trois époques risquait de
renforcer), étaient unies. Cinq âges avaient prédit le Christ, et le
sixième l'avait vu naître 3’. Si l'évêque africain revient fréquemment
à cette division 3‘, il est sur ce point un chapitre de ses ouvrages qui
constitua l'une des lectures de prédilection de Pascal, c'est le vingt
troisième chapitre du livre I, dans le Commentaire de la Genèse
contre les manichéens. L'apologiste s'y réfère, lorsqu'il note: u Les
six âges, les six pères des six âges, les six merveilles à l'entrée des
six âges, les six orients à l'entrée des six âges » 37. Le terme « orient »
mérite explication: saint Augustin compare ces six époques aux six
jours de la Création et reprend les paroles de la Genèse: « Il y eut

33. Fr. 337-753. C'est le texte donné par la grande édition Bnmschvicg; Lafuma
lit: ‘Malédiction des grees contre ceux qui comptent les périodes des temps n. ltlais
on ne voit à cette phrase aucun sens. Tandis que la lecture de Brunschvicg est tout
à fait claire: les Juifs n'apprécient évidemment pas cette division de l'histoire, qui leur
parait rejeter dans un passé périmé leur sainte Loi.
34. Voir le De catcch. rudibus, éd. de la Bibliothèque augustinienne, t. XI, p. 554,
n. 13, où le R.P. de Veer donne des références à Barnabé, XV, 4; lrénée, Adversus
huereses, V. 28, 3; l-llppolyte. In Danielem, IV, 23, 6; Cyprien, Ad. I-‘ortunatum, Praef, 2;
Iactance, Instit. Div., VII, 14, 9; Ambroise, In Lucam, VII, 7; Jérûme, Epist. 140, 8...
Par saint Augustin cette division connaîtra une grande fortune au Moyen Age chez
lsidore de Séville, Bède, Bonaventure... Le Martyrologe romain la reprendra pour la date
du 25 décembre: « Sexta mundi aetate, Jesus Christus natus est ».
35. De catech. rudibus, 3, n. 6: « Per quinque temporum articulos praenuntiari ven
turus prophetarique non destitit ». Voir lbid., 18, n. 30 et 22. n. 40; In HeplaL, 11, 73;
Contra rluas epist. pelag, 111, 4, n. 20.
Le fait que cette division soit proposée comme un des éléments fondamentaux de la
catéchèse (De cat. rudibus) permet de se demander si Augustin n'a pas été instruit lui
même avec ce cadre temporel ; il souligne en tout cas l'importance qu'elle revêtait à
ses yeux. Ce cadre est également sous-jacent aux développements du De civ. Dei, XI-XXII.
36. Voir encore In Joh., tr. 9, n. 6-10 (à propos des six urnes de Cana); De div.
quaest. 83, qu. 44; 53, n. 1 et 4; 58, n. 2; 64, n. 2; De civ. Dei, X, 14; XVI, 43, n. 3;
XXII, 30, n. S; De vera relig., 26-27, n. 49-50; RetracL, 1, 26 (in qu. 44)...
h 37. Fr. 283 - 655. Havet s'était déjà aperçu de cet prunt au De Gen. contra Mani
C 0203‘

ï~
MYSTÈRE nu rEMrs 433

un soir... et il y eut un matin (orient) », pour voir quelles furent


le soir et l'orient de chaque époque. Suivons maintenant le texte
du Commentaire, et la pensée pascalienne va se révéler un simple
résumé. Le premier âge du monde s'étend d'Adam à Noé et compte
dix générations ; le père de cet âge est Adam et la merveille marquant
son commencement la création de la lumière. L'orient de ce temps
est la naissance des hommes à la lumière, et son soir le déluge 3‘. Le
deuxième âge va de Noé à Abraham (dix générations); le père en
est Noe’, et la merveille qu'il évoque la création du firmament; son
orient réside dans la sainteté de Noé, mais son soir est la confusion
des langues à la Tour de Babel 1". Le troisième âge court d'Abraham
à David (quatorze générations), avec Abraham pour père; la mer
veille qu'Augustin voit lui correspondre est la séparation par Dieu
de la terre et des eaux; l'orient est la foi d'Abraham, mais le soir
tombe avec la perversité du peuple et de Saiil ‘°. Le quatrième âge
s'étend de David à la déportation de Babylone, avec pour père David ;
la merveille est la création des étoiles, car la jeunesse, quatrième
âge de l'homme, brille comme les étoiles; la grandeur de David
resplendit comme le matin, mais l'ombre gagne avec les péchés des
rois ses successeurs", dont la conséquence est la captivité de Baby
lone. Le cinquième âge va de l'exil à la naissance du Sauveur ; Augustin
évoque à son sujet la création des animaux; la lumière qui signale
son début est la purification des cœurs qui s'opéra au cours de la
déportation ; mais vient le soir, avec un tel endurcissement des Juifs,
qu'ils n'ont pas reconnu le Messie ‘2. Le sixième âge, le dernier de
notre histoire terrestre, s'étend du premier au second avènement de
Jésus-Christ, de sa venue humble à son Epiphanie triomphale; il a
pour père Jésus-Christ ‘3 ; la merveille est l'insufflation par Dieu dans
le corps d'Adam d'une âme vivante; l'orient, c'est la prédication

38.De Con. contra Manichaeos, 1, 23, n. 35: «Quasi vespera hujus diei sit dilu
vium ». Pascal fait allusion à ce soir au fr. 281-613: « Les hommes dans le premier
âge du monde ont été emportés dans toutes sortes de désordres».
39. Ibid., n. 36: « Et incipit mane a temporibus Noe secunda aetas Hujus vespera
est confusio linguarum ».
usque
40. Ibid.,
ad xnalitiam
n. 37: pessimi
’ Fit mane
regisadSaül
Abraham
». Ce même
Hujus
paragraphe
vespera est
oppose
in populi
la constance
peocatis du

Peuple élu aux flottements des doctrines dans le monde: ’ Bene comparatur [haec aetas]
diei tertio, quo ah aquis terra separata est. Ab omnibus enim gentibus, quarum error
instabilis et vanis simulacrorum doctrinis tamquam ventis omnibus mobilis, maris nomine
hene significatur; ab hac ergo gentium vanitate et hujus saecxrli fluctibus separatus est
populus Dei». Cf. fr. 454-619: « En considérant cette inconstante et bizarre variété
de mœurs et de créances dans les divers temps je trouve en un coin du monde un
peuple particulier séparé de tous les autres peuples de la terre n.
41. 1bid., n. 38: « Et inde fit mane regnum David Hujus quasi vespera est in
peccatis regum » .
42.Ibid., n. 39: «Et fit mane transmigratio in Babylonia Hujus diei, hoc est
hujus aetatis quasi vespera est multiplieatio peccatorum in populo Judaeorum, quia sic
excaecati simt ut etiam Dotninum Jesum Christum non possent agnosoere ».
43. Pascal appelle Jésus»Christ ’ mon Dieu et mon père, qui s'est livré pour mon
propre salut» (Maladies, 12). Cette dénomination peu traditionnelle de «père» pourrait
provenir des litanies du Nom de Jésus. où l'on rencontre « Jesu pater futuri saeculi’
et « Jesu pater pauperum ». Voir Ph. Sellier, Pascal et la liturgie, p. 38. Mais il appa
raît aussi que Pascal considérait Jésus comme le ‘père» du sixième âge, c'est-à-dire
de celui ou il vivait: « les six pères à l'entrée des six âges» (fr. 283 - 655).
434 LA THÉOLOGIB DE L'HISTOIRE

évangélique" jusqu'au crépuscule de la fin du monde. Il existera un


septième âge, qui sera sans fin, dans l'éternité; il était annoncé par
le repos de Dieu le septième jour, après la Création, de même que les
six âges précédents « ressemblent à ces six jours où Dieu a fait ce
qu'on trouve mentionné dans l'Ecriture » ‘‘. Cette ressemblance a ins
piré à Pascal un autre fragment:
Adam forma futuri [Romains, V, 14]. Les six jours pour former l'un, les
six âges pour former l'autre. Les six jours que Moïse représente pour la
formation d'Adam ne sont que la peinture des six âges pour former Jésus
Christ et l'Eglise. Si Adam n'eût point péché et que Jésus-Christ ne fût
point venu il n'y eût eu qu'une seule alliance, qu'un seul âge des hommes
et la création eût été représentée comme faite en un seul temps 46.

Mais au Commentaire sur la Genèse 47 a pu se mêler le souvenir du


quinzième Traité sur saint Jean: « A travers ce symbole, Adam, qui
était la figure de celui qui allait venir, nous a fourni l'indication
frappante d'un mystère Car, bien qu'il fût endormi, il put recevoir
une épouse, et c'est d'une de ses côtes qu'elle lui fut formée [Genèse,
II, 21] : parce que du côté du Christ endormi sur la croix allait naître
l'Eglise » ‘‘.
Cette image des six âges, comme nous l'avons signalé à propos du
quatrième, fait allusion aux différents aspects du corps humain:
enfance, adolescence... David représentait la jeunesse. On reconnaît là
les subtilités excessives de l'exégèse augustinienne. Cependant une
telle comparaison n'invite-t-elle pas à attribuer à l'évêque d'Hippone
l'idée d'une croissance organique de l'humanité? Il n'en est rien.
L'étude la plus minutieuse des grands développements augustiniens
sur les âges du monde révèle non seulement combien les parallélismes
sont fluctuants, mais aussi que le théologien ne demande à cette image
que six vues fixes montrées l'une après l'autre, et non le film d'une
croissance continue. Il est caractéristique de constater que l'évêque
africain est si éloigné de concevoir un progrès humain qu'il voit dans
le sixième âge, en dépit de la venue du Christ qui rend la jeunesse
aux élus, le temps de la vieillesse et de la décrépitude du monde.

44. De Gen. contra Manichaeos, I, 23, n. 40: « Mane autem fit praedicatione Evangelii
per Dominum nostrum Jesum Christum ».
45. Ibid., n. 35: « Video enim per totum textum divinarum Scripturarum quasdam
aetates operosas, certis quasi limitibus suis distinctas, ut in septima speretur requies:
et easdem sex aetates habere similitudinem istorum sex dierum, in quibus ea facta sunt,
quae Deum fecisse Scriptura commemorat ». Pascal pouvait lire dans la marge de son
édition (Louvain, t. I, p. 352): « Septem dies et septem aetates mundi».
46. Fr. 590 - 656.
47. De Gen. contra Manichaeos, I, 23, n. 40 : « Sexta enim die fit homo ad imaginem
et similitudinem Dei, sicut in ista sexta aetate nascitur in carne Dominus nostcr Et
quemadmodum in illo die masculus et femina, sic et in ista aetate Christus et Ecclesia ».
48. In 10h., tr. 15, 4, n. 8-9: Sub hac rerum imagine Adam, qui erat forma futuri,
pmebuit nobis magnum indicium sacramenti Nam et dormiens meruit habere uxorem.
et de costa ejus facta est ei uxor: quoniam de Christo in cruce dormiente futura erat
Ecclesia de latere ejus »; le n. 9 rappelle la succession des six âges. Dans son ouvrage,
Pascal ‘s unfinished Apology, New Haven, 1952, p. 90, note 1, M.-L. Hubert propose comme
source De vera relig., 26, n. 48, parce que le contexte de ce traité évoque l'opposition
péché-grâce, a l'instar de la pensée de Pascal. Mais cette dernière se réfère à la création
dans toute sa première partie; et le De vera religione, qui mentionne les six âges de
la vie charnelle comme images de ceux de la vie spirituelle, n'otïre guère de rapport
avec les fragments pascaliens que nous étudions.
msralua DU ‘rEmes 435

Dans les rares cas où son intelligence se laisse troubler par l'imagi
nation, il cède à des images de dégradation et d'usure, alors que les
modernes s'enchantent de rêves d'épanouissement: « Quoique le
monde penche vers sa ruine et, dans l'épuisement des choses, annonce
son demier âge, ils [les apôtres] n'en sont que plus fidèles à attendre
ce qui a été prédit, le bonheur éternel de la cité céleste H’.
Et Pascal utilise dans le fragment 270 - 670 la même triste image :
u Les Juifs avaient vieilli [jusqu'à l'entrée du sixième âge] dans ces
pensées terrestres Le monde ayant vieilli dans ces erreurs char
nelles, Jésus-Christ est venu ».
Si l'on interroge l'évêque d'Hippone sur la durée de la période
qui nous intéresse, le sixième âge, il répond qu'elle nous est inconnue
et aime à citer les paroles du Christ au moment de l'Ascension:
« Il ne vous appartient pas de connaître les temps et moments que
le Père a fixés de sa seule autorité » 5°. Mais il ne semble pas, au fond
de lui-même, croire que le temps de l'Eglise pourrait être aussi long
que l'époque d'avant le Christ, puisqu'il considère que le sixième
âge correspond à la onzième heure de l'Evangile 5‘. Pascal, quant à lui,
s'il évoque parfois le Jugement dernier, n'a pas un mot sur la durée
de l'âge présent. Il est en cela un moderne, alors que son prédécesseur,
proche encore des débuts de l'Eglise et pouvant se dire que la Fin
ne tarderait pas, puisque l'Evangile avait été annoncé à presque toute
la terre 52, garde les perspectives pauliniennes.
Le temps sinistre continue donc à séparer les hommes de l'éter
nité, mais aussi à leur donner une chance d'y parvenir. La durée du
dernier âge dépend assurément de Dieu, mais le regard humain,
éclairé par la grâce et la Révélation, ne pourrait-il pas déceler, sous
cette succession apparemment dépourvue de sens terrestre, une évo
lution, un progrès ?

49. Epist. 137 -3 ad Volusianum, n. 16: ‘ Mundo declinante in extrema, fessisque


rebus aetatem ultimam protestante, multo fidentius, quia et hoc praedictum est, aeternam
civitatis coelestis felicitatem exspectant ».
50. Actes, I, 7: cité par exemple dans le De civ. Dei, XXII, 30, n. 5: « Fiunt itaque
omnes [aetates praecedentes] quinque. Sexta nunc agitur nullo generationum numero
metienda propter id quod dictum est: Non est vestrum scire tempora, quae Pater posuit
in sua potestate. Post hanc tamquam in die septimo requiescet Deus Haec tamen sep
tima [aetas] erit sabbatum nostrum, cujus finis non erit vespera ».
51. Serm. 87 - de verbis Domini 59, 4, n. 5. Il signale toutefois que le sixième âge
représentant la vieillesse, le monde pourrait durer aussi longtemps après qu'avant le
Christ: « Cum a sexagesimo anno senectus dicatur incipere, et possit humana vita usque
ad centum viginti annos pervenire, manifestum est solam senectutem posse tam longam
esse, quam omnes aetates caeterae priores sunt. Aetas igitur ultima generis
humani, quae incipit a Domini adventu usque in finem saeculi, quibus genera
tionibus incertum est: et hoc utiliter Deus voluit latere» (De div. quaest. 83, qu. 58,
n. 2; cf. Epist. 197 - 78, n. 4). La belle lettre à Hesychius De fine saeculi (Epist. 199 - 80)
révèle aussi et l'incertitude d'Augustin en tant que docteur pesant ses mots et sa pente
personnelle à croire que la Fin surviendra dans quelques siècles au plus: au ch. 8,
n. 24, il écrit: « Etiamsi tantum dierum remansit usque in flnem, quantum ad hunc
a Dolnini adscensione transactum est, vel aliquid sive minus restet, sive amplius ...»
Il pense en tout cas que cette Fin surviendra quand l'Evangile aura été annoncé par
toute la terre. lbilL, 12, n. 46; Epist. 197 - 78, n. 4, qui cite Matth., XXIV, 14.
52. Matth., XXIV, 14: « Cette Bonne Nouvelle du Royaume sera proclamée dans le
monde entier en témoignage à la face de tous les peuples. Et alors viendra la Fin n. En
réalité, il s'agit de la ruine de Jérusalem, qui devait survenir quand les communautés
juives auraient entendu l'Evangile; mais l'exégèse chrétienne a cru pendant longtemps
qu'il s'agissait de la Fin du monde.
Il. HISTOIRE ET PROGRÈS HUMAIN

La philosophie et la théologie de l'histoire recherchent aujourd'hui


le sens de la succession des événements. La plupart des esprits sont
dominés par l'idée d'une évolution ascendante de la Cité terrestre
elle-même: dans cette perspective, les théories les plus marquantes
furent élaborées par Hegel et Marx, pour la philosophie, et par
Teilhard de Chardin, pour la théologie. Les conceptions de ce demier
méritent d'être brièvement rappelées ici : elles nous serviront à mettre
en relief, par contraste, celles de saint Augustin et surtout de Pascal.
Ce grand poète a perçu la beauté de la prodigieuse aventure de l'évolu
tion et propose une synthèse fascinante, épique. Dirigeant depuis la
Création la marche évolutive de l'univers, le Christ, au moment de l'In
carnation, s'est immergé dans la Matière, qu'il irradie de ses énergies
divines. Il anime ainsi d'une manière plus puissante l'unification pro
gressive de l'humanité, jusqu'au jour où, les aptitudes du monde à
l'unité ayant atteint leur développement maximum, il révélera soudain
sa présence, cachée - depuis son Ascension - au sein des choses.

Dès l'origine des choses, un Avent de labeur et de recueillement a


commencé, au cours duquel, docilement et amoureusement, les déterrni
nismes se ployaient et s'orientaient dans la préparation d'un Fruit inespéré
et pourtant attendu. Si harmonieusement adaptées et maniées que le
Suprême Transcendant paraîtrait germé tout entier de leur immanence,
les Energies et les Substances du Monde se concentraient et s'épuraient
dans la tige de Jessé; elles composaient de leurs trésors distillés et
accumulés le joyau étincelant de la Matière, la Perle du Cosmos et son
point d'attache avec l'Absolu personnel incarné: la bienheureuse Vierge
Marie, Reine et Mère de toutes choses, la vraie Déméter; et quand vint
le jour de la Vierge, la finalité profonde et gratuite de l'Univers se révéla
soudain: tout se mouvait vers le Petit né de la Femme.
Et depuis que Jésus est né, qu'Il a fini de grandir, qu'il est mort et
ressuscité, tout a continué de se mouvoir parce que le Christ n'a pas
achevé de se former. Il n'a pas ramené à Lui les derniers plis de la Robe
de chair et d'amour que lui forment ses fidèles. Le Christ mystique n'a
pas atteint sa pleine croissance. Et dans la prolongation de cet engendre
ment est placé le ressort ultime de toute activité créée . Le Christ est
le Terme de l'Evolution même naturelle des êtres 1.

Cette vision est d'un optimisme, d'une « foi au monde a qui sont
assez nouveaux dans la pensée chrétienne. L'humanité progresse, se
purifie, se « suranime », s'élève, jaillit en quelque sorte à la rencontre
d'un Dieu qui à la fois la meut intérieurement et l'appelle d'en haut.
La succession des événements offre donc un sens exaltant, au plan
même de la terre.
vie cosmique, texte publié à la fin de L'avenir de l'homme, Paris, Seuil, 1959,
p. .
HISTOIRE ET PROGRÈS HUMAIN 437

Il est facile de soupçonner, en se remémorant l'atmosphère évo


quée par les premières pages de ce chapitre, que les vues de l'évêque
d'Hippone et celles de Pascal s'annoncent bien différentes. Pour les
exposer, nous aurons à distinguer deux domaines : celui des sciences
et celui de la conscience religieuse et morale, c'est-à-dire de l'humain
proprement dit.

1. Les sciences

Sur l'évolution des sciences Augustin ne développe pas de synthèse


précise; d'ailleurs, de son temps, elles n'avançaient pas et se rédui
saient à des connaissances livresques. Il est lui-même préoccupé sur
tout de philosophie et de théologie, et ce sont ces deux disciplines
qui lui paraissent constituer le savoir. Il n'en est évidemment pas de
même avec Pascal, qui vivait à une époque que l'on pourrait appeler
c< le miracle européen », puisque les découvertes capitales s'y succé
dèrent à un rythme étonnant 2. Mathématicien et physicien lui-même,
l'inventeur de la machine arithmétique a exprimé en de belles for
mules le progrès des sciences dans sa Préface pour le traité du vide:
L'homme est dans l'ignorance au premier âge de sa vie ; mais il s'instruit
sans cesse dans son progrès: car il tire avantage non seulement de sa
propre expérience, mais encore de oelle de ses prédécesseurs, parce qu'il
garde toujours dans sa mémoire les connaissances qu'il s'est une fois
acquises, et que celles des anciens lui sont toujours présentes dans les
livres qu'ils en ont laissés. Et comme il conserve ces connaissances, il
peut aussi les augmenter facilement; de sorte que les hommes sont
aujourd'hui en quelque sorte dans le même état où se trouveraient ces
anciens philosophes, s'ils pouvaient avoir vieilli jusqu'à présent, en
ajoutant aux connaissances qu'ils avaient celles que leurs études auraient
pu leur acquérir à la faveur de tant de siècles. De là vient que, par une
prérogative particulière, non seulement chacun des hommes s'avance de
jour en jour dans les sciences, mais que tous les hommes ensemble y
font un continuel progrès à mesure que l'univers vieillit, parce que la
même chose arrive dans la succession des hommes que dans les âges
différents d'un particulier. De sorte que toute la suite des hommes, pen
dant le cours de tous les siècles, doit être considérée comme un même
homme qui subsiste toujours et qui apprend continuellement: d'où l'on
voit avec combien d'injustice nous respectons l'antiquité dans ses philo
sophes; car, comme la vieillesse est l'âge le plus distant de l'enfance, qui
ne voit que la vieillesse dans cet homme universel ne doit pas être cherchée
dans les temps proches de sa naissance, mais dans ceux qui en sont le

2. Voici quelques dates:


1590: hcharie Jansen découvre le télescope. à Middelbourg (Zélande); l'invention sera
perfectionnée par Képler, Gnlilée...
1619 : Képler, Harmoniae mundi.
1620 : Le Suisse Burgi invente les tables de logarithmes.
161): invention du microscope.
1628 : Harvey découvre la circulation du sang.
1629: Galilée, Les lois du mouvement des astres.
1632 : Galilée, Dialogues sur les deux plus grands systèmes du monde.
1635 : Création de l'Academia parisiensis, première ébauche de l'Académie des Sciences.
1636 : Galilée, Discours sur la science nouvelle.
1648 : Expériences de Pascal au Puy-de-Dòme.
1651 : Invention de la machine arithmétique par Pascal.

l ;_Ù -
438 LA THÉOLOGIE DE L'HISTOIRE

plus éloignés? Ceux que nous appelons anciens étaient véritablement


nouveaux en toutes choses, et formaient l'enfance des hommes propre
ment; et comme nous avons joint à leurs connaissances l'expérience des
siècles qui les ont suivis, c'est en nous que l'on peut trouver cette antiquité
que nous révérons dans les autres.

La grande image à laquelle pense Pascal tout au long de ce texte


est celle des différents âges de l'homme: dans le domaine du savoir
scientifique, l'humanité ressemble à un homme unique et l'on dis
tingue en elle une enfance, une jeunesse, etc. Or cette image revient
trop souvent chez saint Augustin, Pascal a par ailleurs trop prouvé
qu'il s'inspire des ouvrages où elle se rencontre et qu'il la connaît
bien, pour qu'il soit nécessaire d'aller en chercher l'origine dans des
auteurs profanes qu'il n'a peut-être jamais lus. L'évêque d'Hippone
avait déjà mentionné dans La vraie religion: «l'ensemble du genre
humain, dont la vie, qui fait penser à celle d'un seul homme, s'étend
d'Adam jusqu'à la fin des siècles » 3 ; et il avait écrit dans le Commen
taire anti-manichéen de la Genèse, dans le chapitre même où Pascal
a le plus puisé : « Cet âge [d'Adam à Noé] doit être tenu pour l'enfance
de l'ensemble même des siècles, qui, en raison de l'analogie de gran
deur, doit être considéré comme un seul homme » ‘‘. L'image est donc
augustinienne. Mais quel curieux traitement n'a-t-elle pas subi !
Pascal, d'abord, l'a détachée de son contexte religieux et entièrement
laïcisée. Mais surtout, l'original n'envisageait pour l'ensemble des
siècles qu'une pure succession et même réintroduisait dans le carac
tère linéaire du temps judéo-chrétien la vieille théorie des cycles, de
l'Eternel retour: on décèle aisément sous la théorie des six âges le
vieux schéma: fraîcheur du monde, maturité, Sénescence liée aux
fautes des hommes, crépuscule, puis déluge ou conflagratio (ou des
équivalents: tour de Babel, déportation de Babylone), précédant une
nouvelle aurore. Pascal est seul responsable de l'idée d'une croissance
organique, d'un développement progressif : « Tous les hommes font
un continuel progrès parce que la même chose arrive dans la
succession des hommes que dans les âges différents d'un particulier ».
Pascal a bien perçu le caractère collectif du savoir scientifique, qui
se transmet vite et bien, étant donné que le cœur de l'homme ne se
trouve nullement engagé, et qui par conséquent s'accroît constam
ment, puisque les découvertes nouvelles n'effacent pas les anciennes,
mais les enrichissent et les dépassent. On peut présumer qu'il voyait
dans ce progrès le fruit de la spontanéité créatrice de l'intelligence
humaine, se mouvant dans un domaine, qui, si captivant qu'il soit,

3. De vera relig., 27, n. 50: «Universum genus humanum, cujus tamquam unius
hominis vita est ab Adam usque ad finem hujus saeculi ». Ce texte ressemble étrangement
à « Toute la suite des hommes, pendant le cours de tant de siècles, doit être considérée
comme un seul homme ».
4. De Gen. contra Manichaeos, I, 23, n. 35: « l-laec aetas tamquam infantia depu
tanda est ipsius universi saeculi, quod tamquam unum hominem proportione magnitudinis
suae cogitare debemus ». Ici encore, les ressemblances sont frappantes. Proportiane
magnitudinis : la durée des âges du monde et celle des âges de l'homme, si on les figure
geométriquement, sont homothétiques. L'image met en lumière un rapport, au sens mathé
matiäpsâ non l'identité d'une croissance organique (voir aussi De vera relig., 26-27,
n, .

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HISTOIRE ET PROGRÈS HUMAIN 439

demeure à l'écart du seul vrai problème, celui de la destinée. Il n'eût


pas considéré comme digne d'attention un homme qui se serait laissé
fasciner et griser par ces perfectionnements si superficiels, si exté
rieurs à ce qui est essentiel en l'homme 5.

2. La conscience morale et religieuse


Pour Augustin et pour Pascal seules comptent vraiment la connais
sance religieuse et la pureté morale : ce sont elles qui font la grandeur
suprême de l'homme, celle qu'il se crée par sa liberté et la grâce de
Dieu. Elles constituent cet ordre de la sagesse, qui surpasse infiniment
celui de l'intelligence pure. Le sort des productions intellectuelles est
en fin de compte aussi peu important que celui des réalités chamelles,
dès qu'on les compare à l'ordre de la sainteté. Devant la grandeur de
sainte Thérèse, Archimède et Cromwell ne sont guère que le même
néant. Ce qu'il importe surtout de préciser, c'est l'attitude de saint
Augustin et de Pascal en face de la sainteté: pensent-ils que la sain
teté grandit dans le monde, c'est-à-dire que l'humanité se purifie et
s'élève à la rencontre de Dieu‘ ? La question se pose pour les deux
grandes époques connues: l'histoire d'Israël et des peuples contem
porains, l'avènement du Messie et le temps de l'Eglise,

a) AVANT LE CHRIST

La Tradition chrétienne ne s'est guère intéressée à l'évolution spi


rituelle des nations qui entouraient le peuple juif. La Bible dit que
Dieu les laissait errer au gré des pensées de leur cœur3. Dans La Cité
de Dieu, elles sont assez longuement mentionnées ‘, mais il ne s'agit
guère que d'un tableau chronologique que l'on pourrait disposer sur
plusieurs colonnes la plupart du temps sans rapport les unes avec les
autres. Si Augustin admire parfois la grandeur de Rome, il est bien
loin de croire à un progrès : non seulement, à l'instar de Salluste, qu'il
cite, il est persuadé qu'il y eut décadence progressive, mais il s'attache
à détruire le mythe de la république vertueuse qu'avaient développé
les historiens et les orateurs romains ; tout le livre III de La Cité de
Dieu n'est qu'un catalogue des crimes et des bassesses de la Rome
républicaine. Le regard qu'Augustin porte sur le monde d'avant Jésus

5. Voir la Lettre à Femmt, 10 août 1660: « Pour vous parler franchement de la


géométrie, je la trouve le plus haut exercice de l'esprit; mais en même temps je la
connais pour si inutile, que je fais peu de ditïérence entre un homme qui n'est que
géomètre ct un habile artisan ». Cf. fr. 427 - 194, où, après avoir présenté un homme qui
ne se soucie pas de sa destinée, Pascal s'écrie: ’ Qui souhaiterait d'avoir pour ami un
homme qui discourt de cette manière?» etc.
6. Il est clair qu'ils n'ont pas la moindre idée de l'évolution physique de l'univers.
Pour Pascal le monde est un donné complexe, dont la science pénètre peu à peu les
lois; mais ce donné est stable à travers les siècles: «Les secrets de la nature sont
cachés; quoiqu'elle agisse toujours, on ne découvre pas toujours ses effets: le temps
les révèle d'âge en âge, et quoique toujours égale en elle-même, elle n'est pas toujours
également connue ». (Préface pour le Traité du Vide.)
7. Actes, XVII, 30.
8. Livre XVIII.
440 LA THÉOLOGIE DE L'HISTOIRE

Christ lui révèle une réalité simple: l'humanité entière gît dans le
mal, corrompue dans l'orgueil d'Adam; partout l'intérêt, la cupidité,
le règne des trois concupiscences, l'idolâtrie : « Sur toute la terre, en
tous lieux, on vouait un culte aux idoles, on révérait les démons H.
Une telle conception est parfaitement cohérente avec la théorie de la
« masse de perdition », qui se rencontre chez Augustin comme chez
Pascal, nous l'avons vu. A cette masse damnée appartenait même le
peuple d'Israël; seuls quelques saints, élus, en étaient retirés par la
miséricorde divine. C'est exactement l'idée que se fait Pascal et que,
se rappelant maints textes de son prédécesseur, il développe dans le
fragment 281 - 613, où il est visible qu'il n'est nullement question d'un
quelconque progrès:
Les hommes dans le premier âge du monde ont été emportés dans toutes
sortes de désordres, et il y avait cependant des saints comme Enoch,
Lamech, et d'autres qui attendaient en patience le Christ promis dès le
commencement du monde. Noé a vu la malice des hommes au plus haut
degré et il a mérité de sauver le monde en sa personne par l'espérance du
Messie, dont il a été la figure. Abraham était environné d'idolâtres quand
Dieu lui a fait connaître le mystère du Messie qu'il a salué de loin; au
temps d'Isaac et de Jacob, l'abomination était répandue sur toute la
terre, mais ces saints vivaient en leur foi, et Jacob mourant et bénissant
ses enfants s'écrie par un transport qui lui fait interrompre son discours:
j'attends ô mon Dieu, le sauveur que vous avez promis, salutare tuum
expectabo domine.
Les Egyptiens étaient infectés et d'idolâtrie et de magie, le peuple de
Dieu même était entraîné par leur exemple. Mais cependant Moïse et
d'autres voyaient celui qu'ils ne voyaient pas, et l'adoraient en regardant
aux dons éternels qu'il leur préparait.
Les Grecs et les Latins ensuite ont fait régner les fausses déités, les
poètes ont fait cent diverses théologies. Les philosophes se sont séparés
en mille sectes différentes. Et cependant il y avait toujours au cœur de
la Judée des hommes choisis qui prédisaient la venue de ce Messie qui
n'était connu que d'eux.

Ainsi, de rares croyants, des « hommes choisis » se succédaient à


travers les siècles, environnés toujours du même flot de boue, des
mêmes superstitions.
A part Job et, aux yeux de saint Augustin, d'autres païens que Dieu
a pu élire sans que nous le sachions, les saints d'avant le Christ furent
des Juifs; et ils vécurent dans un peuple qui, s'il était rempli de
concupiscence et par là damné, adorait du moins le vrai Dieu ‘0.
L'histoire d'Israël ne révélerait-elle pas, elle au moins, un progrès
religieux et moral, lent acheminement vers le Christ ? La question
se pose non seulement parce que l'exégèse moderne a imposé ce
point de vue, mais aussi parce que l'idée d'une pédagogie divine se
développant dans tout l'Ancien Testament se trouve dans la Bible
elle-même et chez les premiers penseurs chrétiens. Or l'évêque d'Hip

9. « Per omnes terras ubique idola colebantur, daemonia limebanturn (In Ps. 84,
n. il). Cf. In Ps. 62, n. l; In 10h., tr. 2, n. l2; De vem reI5g., c. 38, n. 69-7l et c. 27,
n. 50.
10. Voir la note précédente et le texte cité dans le chapitre « Le mystère d'Israël»:
» Soient Judaei gloriari in isto psalmo Notas in Judaea Deus et dicere quia
sibi solis notus est Deus» (In Ps. 75, u. l; Cf. In Ps. 128, n. 2).
HISTOIRE ET PROGRÈS HUMAIN 441

pone, en dépit de quelques formules qui paraissent la suggérer",


ne la retient nullement dans sa synthèse, où d'ailleurs elle ne pourrait
entrer. Il insiste trop sur le règne universel du péché et sur l'impuis
sance de l'homme pour concevoir une progressive élévation d'Israël
vers le Christ. Il connaît pourtant la réceptivité de la conscience
humaine et aurait pu retrouver l'idée d'une évolution née de la modi
fication progressive du milieu ambiant, où l'âme se développerait et
s'ouvrira.it à une lumière croissante. Mais on chercherait en vain de
telles réflexions dans son œuvre. Pour le platonicien qu'il est existe
l'immuable Vérité, qui rayonne sur l'humanité depuis la création
du monde; par le péché, tous les hommes sont devenus aveugles
et personne ne reverrait briller le Soleil divin jusqu à la fin du
monde, qui serait la juste damnation de tous, si Dieu, par pure misé
ricorde et selon son bon plaisir, ne décidait de sauver quelques élus.
Or lorsque Dieu sauve, il ne le fait pas à moitié et sa révélation n'est
pas partielle; de sorte que Noé ou Abraham avait la même connais
sance religieuse et la même pureté de cœur que les plus grands saints
r
d'aujourd hui :
Depuis le commencement du genre humain tous ceux qui ont cru en lui,
qui l'ont connu d'une manière quelconque, qui ont vécu avec piété et
justice selon ses commandements, à quelque époque et où qu'ils aient
vécu, ont été sans aucun doute sauvés par lui. De même en effet que
nous autres nous croyons en celui qui non seulement demeure auprès
de son Père, mais aussi est déjà venu dans la chair, de même les Anciens
croyaient en celui qui non seulement demeurait auprès de son Père, mais
aussi viendrait dans la chair. Et quoique par suite de la diversité des

11.141 formule la plus célèbre se trouve dans le De civ. Dei, X, 14. On l'y rencontre
isolée, comme un aéxolithe. Augustin la cite au début d'un chapitre et passe aussitôt
à autre chose: « Sicut autem unius hominis, ita humani generis, quod ad Dei populum
pertinet, recta eruditio per quosdam articulos temporum tamquam aetatum profecit
accessibus, ut a temporalibus ad aeterna capienda et a visibilibus ad invisibilia surge
retur ». Voir aussi dans les QuaIre-vingt-trois questions: qu. 44 (J.-C. vient dans la
jeunesse du monde: Augustin suit en etïet Gai, III, 23-24); qu. 53, n. 1 et 4;
qu. 58, n. 2. Albert Béguin, qui pense que la réponse de saint Augustin au problème
de l'histoire ‘est si complète que ses successeurs n'ont guère pu qu'en reprendre ou
en redécouvrir par d'autres voies les lignes majeures», se réfère à ce texte (Pascal par
lui-même, p. 72-74). Mais ces quelques lignes du grand Docteur suggèrent quelques
réflexions :
1° Sur 4400 ans d'histoire, Israël, dont les saints formaient l'essentiel du peuple de
Dieu, en couvre ZOŒ. Augustin affirme presque toujours que le peuple juif est fait de
damnés; que les saints y sont restés peu nombreux. Voir notre chapitre « Le mystère
d'lsraël ».
2° Il écrit même qu'à mesure qu'il approchait du Christ le peuple juif devint pire:
De civ. Dei, XVIII, 45. Il parait donc malaisé de discerner un progiès.
3° Il nous semble donc que les rares textes qui évoquent une pédagogie proviennent
de l'influence de la Tradition, mais ne représentent nullement la pensée profonde de
saint Augustin. Ce dernier croit que les saints sont devenus plus nombreux au moment
même de l'apparition du Christ et après sa venue; il ne relie pas ce fait è une
pédagogie divine, mais à un décret de la Providence: on passe soudain de l'ancienne
à la nouvelle Alliance; et ce passage signifie en particulier accroissement brusque du
nombre des élus.
On rencontre aussi des hésitations chez saint Augustin à propos du Sermon sur la
montagne, où le Christ dit qu'il apporte des préceptes plus parfaits: De sermone Domini
in monte, I, l, n. 2. Mais il soutient ailleurs que le Christ s'est borné a recommander
alors la Loi de Moïse: Contra Fizustum, XIX, 26 - 28; et sa théorie des figures nie en
fait tout progrès. Comme sa théologie de la grâce, sa théologie de l'histoire ne s'est
précisée que peu à peu, substituant aux développements traditionnels sur la pédagogie
divine l'affirmation de la fixité, de la perpétuité et du double-sens. De là quelque
confusion.
442 LA THÉOLOGIE nE L'HISTOIRE

époques on annonce maintenant comme un fait réalisé ce qui était


alors annoncé comme un événement à venir, la foi elle-même n'a pas
varié pour autant et le salut n'est pas devenu autre pour autant l2.

Ce qui signifie qu'à une époque dont nous connaissons aujourd'hui


le fruste sens moral et les sommaires réactions religieuses - qu'on
songe à Abraham, à Loth, à Jacob... _- Augustin imagine des saints
(Abraham, Loth, Jacob) qui connaissaient le mystère de la Trinité,
l'incarnation future du Verbe, et qui « vivaient avec piété et justice
selon ses commandements ». Le texte sacré consacre pourtant plu
sieurs pages à montrer que Jacob a été un menteur. Si ceux qui
croient à une pédagogie divine voient là dans quel état Dieu a pris
l'humanité et jusqu'où il l'a conduite ensuite, l'évêque d'Hippone, lui,
ne songe pas un instant à cette explication : pour lui, Jacob prophéti
sait, et par son action mensongère il ne visait qu'à annoncer des
choses futures 13. Il nie les fautes des « saints », sauf celles dont Dieu les
a punis - la défaillance de Moïse dans la foi ", ou celles dont ils se
sont repentis - l'adultère de David avec Bethsabée - parce qu'alors la
pénitence même est la preuve de la sainteté. Il faut voir dans ce refus
de toute imperfection constitutive chez les justes de l'ancienne
Alliance non seulement les idées d'un platonicien pour qui une âme ne
dépend que de ses choix dans son cheminement vers la connaissance
et n'est nullement dépendante d'un état historique donné, mais aussi
la synthèse élaborée par un controversiste que la lutte contre les mani
chéens portait à nier toute opposition entre l'Ancien et le Nouveau
Testament 15. D'Abraham à Nathanaël, il n'y a pas progrès, mais
égalité dans la pureté de cœur.
Si la sainteté objective des anciens justes n'a pas varié selon
les époques, que penser de la Loi à l'égard du peuple ? Car c'est sur
son rôle formateur que beaucoup de penseurs chrétiens se sont
appuyés pour parler de pédagogie divine. L'évêque d'Hippone revient
sans cesse sur la Loi juive, mais il distingue son sens littéral et son
sens spirituel, comme nous l'avons vu. Prise littéralement, la Torah,
avec ses promesses charnelles et ses menaces terrestres, a servi de
frein à un peuple rétif, dont Dieu avait besoin pour établir le miracle
subsistant des prophéties réalisées; elle était un pesant fardeau,
semblable au lourd équipement (sarcina) sous lequel ahannaient les
légionnaires romains l‘. Si les saints observaient cette Loi, c'était pour

12. Epist. 102-49, a Deogratias, 2' question, n. l2.


13. Serm. 4 - de diversis 44, 20-26.
14. Contra Faustum, XVI, 16; pour David, Ibid., XVIII, 66, n. 66.
15. Les manichéens rejetaient l’Ancien Testament, dont ils mettaient en évidence la
grossièreté: Contra Faustum, XVI, 1; ils raillaient les « saints » anciens et leurs fautes:
Contra Faustum, XXII, 5, n. 5, etc. Si l'évêque d'Hippone avait eu un sens réel de la
pédagogie divine, il eût mis en lumière le lent progrès qui conduit des Patriarches au
Christ, eût montré qu'Abraham avait été « saint» par son attachement à Dieu, mais
avait vécu cette sainteté dans des institutions encore frustes Or à peu près jamais
il ne s'oriente vers cette explication. Il nie les fautes des ’ saints» et se lance dans
des explications figuratives « tirées par les cheveux». C'étaient les manichéens qui fai
saient preuve d'un certain sens historique, pas lui.
_ _l6._Voir le chapitre sur « Le mystère d'Israël». Le chrétien a été « exoneratus sar
cims mnumerabilium observationum, quod erat revera grave jugum, sed durae cervici
HISTOIRE ET PROGRÈS HUMAIN 443

que le peuple l'observât aussi r. Mais en même temps, par suite de


la multiplicité, de la minutie et des exigences de ses préceptes, la Loi,
qui n'était guère réalisable, proposait à l'homme de reconnaître son
impuissance et l'invitait à l'humilité. Augustin reprend là l'un des
thèmes majeurs de la réflexion paulinienne sur la Torah ls. Or en
fait le peuple, loin de découvrir sa faiblesse, s'est glorifié de ses
pratiques légales et s'est prétendu juste et sauvé, précurseur en cela
de l'orgueil pélagien °. Seuls ceux qui recevaient la grâce de Dieu -
et nous revenons donc aux saints - prenaient ainsi appui sur l'infir
mité que leur révélait en eux-mêmes la Loi pour s'approcher de plus
en plus de Dieu ; car sans la grâce, la Loi n'était que fardeau et
condamnation pour les Juifs. La Torah devenait donc bien un péda
gogue. Mais il importe de saisir combien ce terme nous laisse loin
d'une progression historique de la sainteté dans le peuple de Dieu.
L'évêque d'Hippone l'utilise à la manière des auteurs mystiques et
pense surtout aux étapes que franchit une âme en s'élevant à la
sainteté ; cette pédagogie n'a conduit que quelques saints, peu nom
breux. Elle n'a pas le moins du monde concerné un peuple qui, au
contraire, s'est endurci de plus en plus*. Ces saints, que la grâce
éclairait, non seulement comprenaient que la Torah était un frein
pour un peuple charnel et un guide, bientôt inutile, pour eux, mais ils
en découvraient aussi un troisième aspect, le plus important dans le
plan de Dieu : toute l'ancienne Alliance annonçait, figurait la nou
velle *. La controverse antimanichéenne et son goût personnel pour
convenienter impositum » (Serm. 70 - de verbis Domini 9, 2, n. 2). La Loi était un joug
« quod duro et carni dedito populo congruebat » (Contra Faustum, XIX, 13, n. 13).
17. Expos. Epist. ad Galatas, n. 19 : « Ab ipso Moyse prophetisque observata sunt,
congruentibus populo cui adhuc talis servitus utilis erat, ut sub timore custodiretur .
Contemplatio veritatis in solius Dei dilectione fundata est ». Les nombreux préceptes de
la Loi constituaient, qu'on nous permette cette image irrévérencieuse, une sorte de Code
de la Route : la Providence divine voulait faire servir ce peuple à ses desseins et
devait lui tracer un chemin dont il ne sortît pas. Pour cela elle utilisait soit la
promesse de récompenses, soit la crainte du gendarme (cf. In Ps. 90, n. 8).
18. Voir Romains, III, 20 ; V, 20. Gal., III, 22-26, etc.
19. Voir le chapitre « Le mystère d'Israël », 3e partie : « L'homme judaïque ». Ainsi
prise, la Loi rend les hommes pires : « Nec mirandum est quod humana infirmitas
etiam de lege bona vires malo addidit dum ad ipsam legem faciendam de suis viribus
fidit » (De continentia, 3, n. 7).
20. Augustin a reçu ce mot « pédagogue », appliqué à la Loi, de saint Paul, Gal.,
III, 24. La Loi et la grâce ensemble conduisent à la foi au Christ les saints de l'ancienne
Alliance : « Eodem spiritu Dei, id est, digito Dei, quo Lex in tabulis lapideis conscripta
est, timor incussus est eis qui gratiam nondum intelligebant, ut de sua infirmitate atque
peccatis per Legem convincerentur, et Lex illis fieret paedagogus, a quo perducerentur
ad gratiam quae est in fide Jesu Christi » (In Heptateuchum, II, 55). Le point de vue est
individuel : « Si autem lex factum praevaricatorem, tamquam ad hoc gravius vulneratum
ut desideret medicum, tamquam paedagogus perducit ad gratiam, contra suavitatem
noxiam qua vincebat concupiscentia, Dominus dat suavitatem beneficam qua delectet
amplius continentia, et terra nostra dat fructum suum » (De continentia, 3, n. 7).
21. Contra Faustum, XVIII, 4 : « Populus enim ille, pro suo corde lapideo, multa
praecepta magis sibi congrua quam bona acceperat, quibus tamen figurarentur et pro
phetarentur futura : sed tunc a non intelligentibus celebrabantur ». Voir aussi Contra
Faustum, XVI, 10 : « Illa omnia figurae nostrae fuerunt [1 Cor., X, 11]. Non daemoniis
exhibebantur, sed uni vero Deo, qui fecit caelum et terram ; non tamquam indigenti
talibus, sed tempora distinguenti, et jubenti praesentia, per quae significaret futura ».
Ibid., XVI, 28 ; XVI, 32 : « Testamenti utriusque doctrinam ibi figuratam, hic revelatam ;
ibi prophetatam, hic praesentatam »; XVIII, 5 : « De sacrificiis autem animalium quis
nostrum nesciat magis ea perverso populo congruenter imposita, quam Deo desideranti
oblata ? Sed tamen etiam in his figurae nostrae fuerunt ».
444 LA THÉOLOGIE nr. L'HISTOIRE

le symbolisme ont poussé le docteur africain à développer avec éclat


dans la plupart de ses œuvres le thème de la Loi figurative, à partir
du fameux verset de la Première Lettre de saint Paul aux Corinthiens :
«Tout arrivait en figures [X, 111». A Fauste, le manichéen, qui
raillait la grossièreté de la Loi, il répond deux choses: la Loi n'était
guère bonne en elle-même, mais convenait à ce peuple au cœur de
pierre ; d'autre part, tout arrivait en figures 22. Il pense que ces anciens
préceptes ont disparu non pas après avoir affiné suffisamment les
âmes (ce que croient les tenants d'une pédagogie divine), mais simple
ment quand l'apparition de la vérité a rendu caduques les figures,
les ombres qui l'annonçaient 23. Ces deux réponses se ramènent d'ail
leurs à une seule : Dieu avait choisi ce peuple pour établir le miracle
subsistant des prophéties et des figures réalisées ; il a pris un peuple
chamel, incapable de comprendre le sens caché des promesses, l'a
constitué en état régi par une Loi stricte, de sorte que ces hommes
ont gardé une cohésion qui fait la force de leur témoignage. Mais
l'ancien Israël n'a progressé ni vers une connaissance de Dieu plus
profonde, ni vers une pureté d'âme plus grande.
Il faut donc porter sur saint Augustin le jugement qu'Albert Béguin
voudrait n'appliquer qu'à Pascal : « L'histoire antérieure [au Christ],
même lue dans les archives du peuple élu, ne porte pas en son sein,
comme un fruit lentement mûrissant, le Christ incarné. Elle le pré
pare, mais au seul sens de la prophétie et de la préfiguration, restant
elle-même obscure et indéchiffrable jusqu'au jour où l'Incarnation
vient accomplir ce qui était annoncé et donner la clef d'événements
jusque-là soustraits à toute causalité suffisante »7‘.
Pascal a en effet admirablement, comme toujours, saisi la véritable
pensée du grand théologien africain. Et il l'a faite sienne. Pour lui
aussi, les premiers saints eurent d'emblée la connaissance de tous
les mystères de Dieu et la plus grande pureté morale :

22. Voir la note précédente et Contra Faustum, XIX, 6 et 7, n. 6 et 7.


B. Contra Faustum, XIX, 8: « Si quaedam facta et celebrationes, quae figura:
erant ventura praenuntiantes, adhuc a Christiani: tierent, nihil signiticaretur, nisi
nondum venisse, quae tum illis figuris praenuntiabantur»; Ibid., 13, n. 13. Quand il
aborde le problème du retard de l'incarnation: - pourquoi le Christ est-il venu si
tard? - Augustin ne parle pas d'un affinement du peuple juif destiné à accueillir le
Messie. Mais il se bome a évoquer la prescience divine: Dieu a envoyé le Christ au
moment où il prévoyait qu'un certain nombre de justes lc recevrait. Epist. 102-49 à
Deogratias, 2' question, n. 14, où il est dit « Tunc voluisse hominibus apparere Christum,
et apud eos pxaedicari doctrinam suam, quando sciebat et ubi sciebat esse qui eum
fuerant credituri». Cette affirmation est d'ailleurs précédée et suivie de rappels de
la hauteur inaccessible des dessins de Dieu et l'auteur fait bien comprendre qu'il
risque une explication à laquelle il ne voit nul appui particulier s'offrir. Il semble
surtout, nous le verrons, qu'à la plénitude des temps Dieu ait décrété un brusque
accroissement de sainteté pour entourer son fils. L'une des marques de la nouvelle
Alliance est, pour saint Augustin, le plus grand nombre des saints; mais cet accrois
sement ne fut pas progressif: de même que Jésus-Christ a dévoilé à une date précise
le vrai sens des promesses, ainsi le nombre des saints a tout à coup changé: « Aliis
tunc nominibus et signis, aliis autem nunc, et prius occultius, postea msnifestius, et
prius a paucioribus, postea a pluribus, una tamen eademque religio vera significatur et
obsenratur» (Epist. 102-49, 2° question, n. 12). Il existe un avant et un après par
rapport à JésusChr-ist, qui sont conçus sous un rapport où domine l'opposition et non
la continuité, hormis le cas de quelques saints anciens.
24. Pascal par lui-même, p. 93.
msromE Er PROGRÈS HUMAIN 445

Moïse d'abord enseigne la Trinité, le péché originel, le Messie.


David grand témoin.
Roi, bon, pardonnant, belle âme
Les prophéties sont plus claires de lui que de Jésus-Christ 75.

L'un des aspects de la Perpétuité, c'est que la connaissance reli


gieuse et la sainteté chrétiennes existent sans changement depuis le
commencement du monde 2‘, de sorte qu'il n'y a qu'a une seule et
même religion », à travers toutes les époques 13. Autour de ces quelques
saints vient déferler perpétuellement le flot de l'idolâtrie et des
superstitions, dans lesquels sont plongés tous les peuples de l'univers.
Par ces anciens justes Dieu a établi une Loi qui servit de frein aux
Juifs chamels qu'il avait choisis pour en faire des témoins irrépro
chables :
Cette loi est la plus sévère de toutes en ce qui regarde le culte de leur
religion obligeant ce peuple à mille observations particulières et pénibles
sur peine de la vie, de sorte que c'est une chose bien étonnante, qu'elle
se soit toujours conservée constamment durant tant de siècles, par un
peuple rebelle et impatient comme celui-cifl.

Pascal reprend donc le premier aspect sous lequel son prédéces


seur considérait la Loi. Mais il ne s'intéresse guère au second, la
révélation de l'impuissance humaine par la Torah 1". Ce silence pour
rait étonner, après l'insistance de saint Paul sur ce point 3°, après les
très nombreux développements que l'évêque d'Hippone avait consacrés
à ce problème dans nombre de ses œuvres que Pascal a lues 33. Pour
tant il s'explique aisément: le problème de la Loi et de la grâce, de
l'Ancien et du Nouveau Testament a été le problème fondamental qui
s'est posé à l'Eglise dès sa naissance et pendant plusieurs siècles.
On comprend que saint Paul, ancien pharisien, disciple de Gamaliel,
puis apôtre des païens, ait dû souvent l'aborder. De même Augustin,
qui voyait encore des Juifs convertis hésiter à abandonner la pratique
des anciens préceptes, qui se heurtait à de vivantes synagogues, qui
combattait les manichéens et les pélagiens, ne pouvait que commenter
longuement les textes de l'Apôtre sur le rôle de la Loi. Pascal, lui, a
bien compris qu'en 1650, cette question m'intéressait plus personne;

25. Fr. 315-752. C'est nous qui avons souligné: d'abord signifie d'emblée, et par
ce seul mot Pascal nie la possibilité d'une progression. Quant à David, il présente une
qualité chrétienne: le pardon des ennemis. Et sa sainteté fut telle qu'il pouvait être
confondu avec le Prince des saints. Moise enseignait la résurrection du Christ, dit
saint Augustin (Quaesliones Evangeliorum, II, qu. 38, n. 4)...
26. Voir fr. 281- 613 et de façon générale la liasse 21, Perpéruité.
27. Fr. 453 - 610. qui reprend Epist. 102-49 à Deogratias, 2‘ question, n. 2.
28. Fr‘. 451 - 620.
29. On ne peut guère citer que des allusions assez lointaines: « la loi obligeait à
ce qu'eÜe ne donnait pas» (824 - 522); « La loi n'a pas détniit la nature. mais elle l'a
instniite » (925 - 520).
30. Pascal ne cite pas les versets paulinlens sur la Loi et la grâce (Romains.
Galates). Reprend-il 641., III, ll, « Le juste vivra par la loi » (fr. 7 - 248) qu'il l'applique
à distinguer la foi de la preuve, et non plus de la loi, et qu'il amputé le verset de
toute sa première partie: ‘Que d'ailleurs, la loi ne puisse justifier personne devant
Dieu, c'est l'évidence, puisque le juste vivra par la foi» [Habacuq II, 4] e. La constata
tion est la même, si l'on suppose que le verset dflabacuc est cité d'après Romains, I, 17.
31. Voir l'index des mauristes, repris par Mlgne, au mot Lex.
446 LA THÉOLOGIE DE L'HISTOIRE


il la donc laissée aux archives. Les pélagiens de son temps préten
daient obéir avec succès à la voix de leur conscience, et non plus à
une Loi révélée; c'est donc cette conscience même qu'il fallait
abaisser, et non plus la Loi. Nous n'avons donc même pas à examiner
la portée d'une pédagogie par la Loi: l'apologiste n'en dit rien.
En revanche, ce qui occupe chez lui une place considérable, c'est le
troisième aspect de la Loi, son caractère figuratif 32, dont les saints
d'Israël étaient conscients 33. On peut même dire que Pascal n'a guère
mis en évidence que la transparence de l'ancienne Loi. De sorte que,
les préceptes se ramenant tous à celui de la charité, et quelques
saints seulement le sachant, l'histoire d'Israël n'a pas marqué le
moindre progrès d'Abraham à Nathanaël, et Nathanaël est passé
au Christ sans hésitation, car il était déjà chrétien, comme Moïse
et Elie, dont Jésus s'entourera au mont Thabor; la signification des
vingt siècles de cette histoire se réduit à ceci: préparer le miracle
subsistant des prophéties et des figures réalisées.
Ainsi, ni l'évêque d'Hippone, ni Pascal ne voient dans Israël une
croissance interne, organique. Israël n'est pas pour eux un corps qui
grandit, au milieu du changement universel. Alors que tout passe en
ce monde, il est le Peuple soliveau, où vivent quelques saints. « Au
lieu que les peuples de Grèce, de l'Italie, de Lacédémone, d'Athènes,
de Rome et les autres qui sont venus si longtemps après soient péris
il y a si longtemps, ceux-ci subsistent toujours », et leur Loi n'a pas
changé d'un iota « pendant que tous les autres états ont changé de
temps en temps leurs lois quoique tout autrement faciles H‘; cette
fixité fut l'œuvre de Dieu et des saints anciens, car «la piété des
saints de l'Ancien Testament consistait à s'opposer aux nouveautés des
faux prophètes » 35. De sorte que l'un des grands indices de crédibilité
du christianisme consiste non pas dans l'harmonie d'une croissance
organique d'Israël - c'est l'idée des modernes - mais dans sa fixité,
dans son immobilité marmoréenne au sein de l'universelle fluidité.

b) LE TEMPS DU Cmusr ET DE L'EGLISE

Si les quatre premiers millénaires de l'histoire n'ont été que le


règne de l'idolâtrie et de l'inconstance des païens, de la cupidité
constante dans le peuple juif, de la foi la plus pure chez quelques
saints, il semble évident qu'avec la venue du Christ l'humanité a
réalisé une mutation, un bond en avant. Les premiers apologistes ont
assez souligné la rénovation spirituelle apportée par l'Evangile et
l'accroissement de sainteté qui se manifesta dans l'univers connu.

32. Voir le chapitre « L'avènement de la transparence». « Loi figurative» est le titre


de l'une des liasses. Le verset paulinien, ‘ Tout arrivait en figures [I Con, X, il]» se
trouve cité trois fois: 270-670, 253 - 679, 268 »683; et il est sous-jacent fréquemment.
33. Fr. 287 - 607, etc.
l 2134. Fr. 551- 620. Cf. aussi fr. 454 - 619 et 456 - 618. Voir De Gen. contra Manichaeos,
’ . n. .
35.Mandement, éd. Cognet, p. 465.
HISTOIRE ET PROGRÈS HUMAIN 447

Ni Augustin, ni Pascal ne contestent cette évidence. Pour eux, la Provi


dence a disposé que les saints deviendraient plus nombreux sous la
nouvelle Alliance, que la Vérité y serait plus manifeste et serait révélée
aux païens. ljapologiste pense surtout à La Vraie Religion, lorsqu'il
veut mettre en relief le changement soudain qui s'opéra au temps du
Christ. Les premiers chapitres de ce traité opposent au petit nombre
des disciples de Platon et à leurs incertitudes l'expansion de la vérité
à travers toute la terre ; Augustin imagine les réactions favorables
du grand philosophe grec, s'il avait connu l'Evangile ; puis il
ajoute :

Si ce que Platon eût pu dire alors est arrivé véritablement; si tant de


livres et tant d'ouvrages le publient; si, d'une des provinces de la terre,
qui était la seule qui adorât le seul Dieu véritable, et dans laquelle devait
naître cet homme admirable dont je viens de parler, Dieu a choisi des
hommes et les a envoyés par tout le monde, pour y allumer les flammes
de l'amour divin par leurs paroles et par leurs miracles; si, après avoir
établi cette excellente doctrine, ils ont laissé après eux la lumière de la
foi répandue dans toute la terre, et pour ne point parler des choses
passées, qui peuvent n'être pas crues de quelques-uns, si l'on prêche
publiquement aujourd'hui dans tous les pays et à tous les peuples: Que
le Verbe était dès le commencement . Si pour guérir les â.mes malades,
afin qu'elles deviennent capables de la connaissance, de l'amour et de
la jouissance de ces vérités sublimes, et fortifier les esprits faibles, afin
qu'ils puissent, sans s'éblouir, supporter l'éclat d'une si grande lumière,
on dit aux avares: N'amassez point de trésors sur la terre Si l'on dit
aux superbes: Celui qui s'élève sera abaissé . Si l'on dit aux supersti
tieux: Le Règne de Dieu est dans vous; si l'on dit aux curieux: Ne
recherchez point les choses visibles et en demier lieu, si l'on dit en
général à tous les hommes: N‘aimez point le monde; parce qu'il n'y a
rien dans le monde qui ne soit ou concupiscence de la chair, ou concupis
cence des yeux, ou ambition du siècle.
Si on enseigne maintenant cette doctrine à tous les peuples de la terre;
s'ils l'écoutent avec révérence et avec plaisir; si, après tant de sang que
les martyrs ont répandu, après tant de tourments et tant de supplices
qu'ils ont soufferts, les Eglises en sont devenues d'autant plus fécondes
et se sont multipliées avec plus d'abondance jusques dans les pays les
plus barbares: si on n'admire plus maintenant des millions de jeunes
hommes et de vierges, qui méprisent le mariage et qui vivent dans la
continence; au lieu que Platon ayant vécu quelque temps de cette sorte
appréhenda tellement la fausse opinion de son siècle, qu'on dit qu'il
fit un sacrifice à la nature, si nous en devons croire à l'l-listoire, comme
pour expier cette faute S'il y a un si grand nombre de personnes qui
les suivent que les îles qui étaient autrefois désertes et les plus affreuses
solitudes sont remplies de toutes sortes de personnes ayant abandonné
les richesses et les honneurs de ce monde, pour consacrer toute leur
vie au service du seul Dieu véritable et du souverain Maître de toutes
les créatures , pourquoi aimons-nous mieux avoir Platon dans la bouche
que Dieu dans le cœur3‘ ?

Pascal, qui percevait bien la valeur apologétique de cette trans


formation étonnante du monde, qui y voyait aussi la réalisation des
prophéties et l'établissement d'un miracle subsistant, a repris ce texte
r
plein de lyrisme de lévêque d r Hippone .,

36. De vera religq 3, n. 3-5 (traduction d'A. Amauld).


448 LA THÉOLOGIE DE L'HISTOIRE

Il est arrivé qu'en la quatrième monarchie avant la destruction du


deuxième temple, etc. [allusion aux prophéties], les païens en foule adorent
Dieu et mènent une vie angélique.
Les filles consacrent à Dieu leur virginité et leur vie, les hommes renoncent
à tous plaisirs. Ce que Platon n'a pu persuader à quelque peu d'hommes
choisis et si instruits, une force secrète le persuade à cent milliers
d'hommes ignorants, par la vertu de peu de paroles.
Les riches quittent leurs biens, les enfants quittent la maison délicate de
leurs pères pour aller dans l'austérité d'un désert, etc. Voyez Philon Juif.
Qu'est-ce que tout cela? C'est ce qui a été prédit si longtemps aupa
ravant; depuis 2000 années aucun païen n'avait adoré le Dieu des Juifs
et dans le temps prédit la foule des païens adore cet unique Dieu. Les
temples sont détruits, les rois mêmes se soumettent à la croix. Qu'est
ce que tout cela ? C'est l'esprit de Dieu qui est répandu sur la terre.
Nul païen depuis Moïse jusqu'à Jésus-Christ, selon les rabbins mêmes;
la foule des païens après Jésus-Christ, croit les livres de Moïse et en
observe l'essence et n'en rejette que l'inutile 37.

Pascal, tout comme son prédécesseur dont il a conservé jusqu'au


lyrisme, considère donc que l'avènement du Messie fut marqué par
un accroissement soudain du nombre des élus. Il est remarquable,
cependant, qu'il lie ce spectaculaire changement numérique non pas
à la réussite d'une pédagogie de Dieu à l'égard de l'humanité, mais à
la seule réalisation des prophéties qui annonçaient la conversion de
l'univers. On pourrait dire que Dieu, qui jusque-là avait caché son
jeu, abattit tout à coup ses cartes. C'est la pensée même de l'évêque
d'Hippone 3‘. Ce dernier assiste au triomphe rapide de l'Eglise; une

37. Fr. 338-724, intitulé «Prédiction» et placé dans la liasse 24, Prophéties: ce
qui souligne l'usage apologétique que Pascal comptait faire du brusque épanouissement
religieux et moral qui se produisit dans l'humanité à l'époque du Christ et des
débuts del'Eglise.
Cette pensée s'inspire de plusieurs lectures: celle des apologistes contemporains
pour le calcul précis des temps messianiques (70' semaine, 2' temple, domination
étrangère); celle du Pugio fidei, de R. Martin, pour la mention des rabbins; celle du
traité sur La vie contemplative, de Philon düàlexandrie, cher aux solitaires de Port
Royal, puisque s'y trouve décrite la vie anachorétique des Thérapeutes, communauté
sainte qui aurait vécu en Haute-Egypte à une date incertaine: Philon aurait servi à
développer la simple allusion que fait saint Augustin à la vie dans les déserts. Mais
l'ensemble du fragment s'inspire du De vera religione. Avant le texte que nous avons
cité, on peut lire dans la traduction d'Arnauld (3, n. 3): » Si donc un des disciples
de ce philosophe [Platon], voyant que son maltre tâchait de lui persuader ces choses,
lui eût fait cette question: s'il se trouvait un homme excellent et tout divin, qui per
suadât aux peuples qu'ils devraient croire au moins ces vérités [du platonisme] ...,
savoir s'il le croirait digne de recevoir les honneurs divins ». Le texte latin fait mention
de « tot juvenum et virginum milia contemnentium tmptius casteque vivcntium»; évoque
la diffusion de l'Eglise: ‘Haec [les vérités de la foi] per totum orbem jam populis
leguntur Usque ad barbares nationes Ecclesiae pullularunt». Les riches quittent leurs
biens pour aller dans l'austérité d'un désert: ‘ Tam innumerabiles aggrediuntur hanc
viam [de la foi] ut, desertis divitiis et honoribus hujus mundi ex omni hominum
genere uni Deo summo totum vitam dicare volentium, desertae quondam insulae ac
multarum terrarum solitudo compleatur ». On pourrait lire un développement analogue
dans le De moribus Ecclesiae, 31 (également traduit par Arnauld). Lafuma, après Tour
neur, cite un sermon de Claude de Lingendes: «Quels etforts n'a pas faits Platon
pour persuader l'immortalité de l'âme? Et pourtant à combien peu d'hommes l'a-t-il
persuadée. Mais les apôtres a quel genre d'hommes ne l'ont-ils pas persuadée?n
(3° Sermon de carême). Que tout cela est loin du texte pascalien! D'ailleurs Lingendes
se rappelle lui aussi son Saint-Augustin, mais beaucoup moins bien que Pascal.
38. De civ. Dei, XXII, 5, n. 1 et 2, où Augustin, après être revenu sans cesse sur
la conversion de l'univers, conclut: « Hoc nobis unum grande miraculum sufficit, quod
eam [resurrectionem Christi] terrarum orbis sine ullis miraculis credidit». Cette sou
daineté est également mise en lumière dans Epist. 137 - 3, à Volusien...
HISTOIRE ET PROGRÈS HUMAIN 449

grande partie du monde connu paraît déjà gagnée. Il ne voit pas que
déjà la pureté de la prédication par la parole de l'Evangile s'est salie
en s'unissant aux contraintes législatives et physiques et que l'essor
de l'Eglise visible perd peu à peu sa valeur apologétique. Ce qui le
frappe surtout, c'est l'expansion, qu'il croit presque achevée 3°. Aussi
rencontre-t-on parfois chez lui l'idée que l'humanité, depuis l'avène
ment du Christ, a commencé à s'élever"; mais à d'autres moments,
conscient que l'Eglise visible est devenue très différente de la commu
nauté terrestre des saints, il se laisse aller au pessimisme, il repense
au petit nombre des élus, à l'importance des ennemis intérieurs et
extérieurs de l'Eglise, et il écrit tristement : « L'or ne peut s'extraire,
si l'on ne brûle de la paille... Mais ici-bas quelle grande quantité de
paille, et pour combien peu d'or » ‘‘. Ce sont là les émouvantes hésita
tions d'un homme qui est trop proche du temps du Christ pour
distinguer si l'éblouissante sainteté des origines chrétiennes était le
début d'une ascension spirituelle des hommes ou si elle ne fut qu'une
courte traînée lumineuse laissée dans l'univers par le passage de
l'homme-Dieu dans l'histoire. Les signes dhñadissement abondaient
déjà, mais d'autre part les martyrs étaient d'hier.
Pascal a tranché. Lui qui avait seize siècles de recul, il a compris
que la seconde explication était la vraie. Il a même rédigé une
Comparaison des chrétiens des premiers temps avec ceux d'aujour
d'hui, qui n'est qu'une sévère opposition entre l'Eglise primitive
et celle du XVn’ siècle.
1. Dans les premiers temps, on ne voyait que des chrétiens parfaitement
consommés dans tous les points nécessaires au salut;
au lieu qu'on voit aujourd'hui une ignorance si grossière qu'elle fait
gémir tous ceux qui ont des sentiments de tendresse pour l'Eglise
3 On fréquente les sacrements et on jouit des plaisirs du monde
12 L'Eglise des saints se trouve donc maintenant toute souillée par le
mélange des méchants 42.

On pourrait ajouter à ce réquisitoire bien des pages des Provin


ciales et des écrits qui continuent la même campagne et bien des

39. De civ. Dei, XXII, 5; In Ps. 30, IV, 7; In Ps. 47, n. 7.


40. De div. quaest. 83, qu. 58, n. 2: « Sana [aetas est] qua exterior homo tamquam
senectute corrumpitur, qui etiam vetus dicitur, et interior renovatur de die in diem
[2 Cor., IV, 16]». Ibid., qu. 64, n. 2: «Hora sexta venit Dominus ad puteum, id
est, medio die, unde jam incipit sol iste visibilis declin»re in occasum: quoniam et
nobis vocatis a Christo visibilium delectatio minuitur, ut invisibilium amore recreatus,
ad interiorem lucem quae nunquam occidit, revertatur ». On a déjà remarqué qu'il
s'agit encore ici de l'image des six âges, dont nous avons nié qu'elle signifiât croissance
organique. Il est aisé de constater que la pensée et l'image, lorsque l'évêque africain
envisage un progrès, ne s'accordent plus: il y aurait en effet cinq âges plongés dans
le mal et sans mouvement; c'est seulement au sixième que l'humanité s'améliorerait.
L'espoir d'une croissance spirituelle continue après le Christ est artificiellement exprimé
au moyen d'une image qui n'était pas née pour lui. Il en est tout autrement de cette
même image appliquée par Pascal au progrès continu des sciences.
Quanta ibi palea,
41. Serm. quam
15 - de modicum
Tempore 254, aunrm
5, n. 5 ».: «Cf. Serm.non
Aurum 73 purgatur,
- de diversis 46, 4,
si palea nonn.uratur
4: « 0

vos Christiani qui bene vivitis, pauci inter multos suspiratis, pauci inter plurimos
gemitis ».
42. On aura remarqué au passage les mots techniques de la théologie augusti
nienne: jouir (fmi), saints. Voir encore au n. 13: «cette ntasse de perdition» (massa
damnationis).
450 LA THÉOLOGIB ma L'HISTOIRE

Pensées. Aussi est-il clair qu'aux yeux de Pascal il y eut retombée,


après l'époque des martyrs. Pas plus qu'Israël ne s'était préparé à
l'humble venue de Jésus-Christ, l'humanité n'attend son retour triom
phal. Pascal songe aux discours apocalyptiques des évangiles synop
tiques et attend la Fin du monde pour le moment où l'Eglise semblera
près de disparaître:
Un temps doit venir, duquel il est écrit: Malheur à celles qui seront
enceintes en ce jour-là [Matth. XXIV, 19]! et croyez-vous qu'alors 1e fils
de l’homme trouve de la foi sur la terre [Luc, XVIII, 8] ? Et c'est en ce
temps que les prêtres mêmes et le reste des fidèles, ayant presque tous
consenti aux impiétés des faux docteurs, la mesure étant ainsi comblée,
la fin de l'Eglise et de l'univers doit arriver avec la seconde venue du
Messie: de même que la destruction de l'Ancien Temple et de la Syna
gogue est arrivée dans une semblable corruption, les faux prophètes ayant
entraîné dans leur parti le peuple et les prêtres mêmes au premier
avènement du Messie.
Car, comme toutes choses leur arrivaient en figure, et que la Synagogue
a été l'i1nage de l'Eglise, selon saint Paul, nous pouvons nous instruire,
par ce qui lui est arrivé, de ce qui nous doit advenir, et voir, dans leur
exemple, la source, le progrès et la consommation de l'impiété 43.

Loin de croire que le retour du Christ aura lieu lorsque l'humanité


se sera élevée vers Dieu, Pascal voit le second avènement du Fils de
Dieu intervenir au moment où le vaisseau de l'Eglise paraîtra près
de sombrer. Dans le clair-obscur du monde, l'éblouissante sainteté des
premiers temps chrétiens ne fut qu'une éphémère phosphorescence.
Pourtant, malgré la retombée qui s'est produite et les menaces de
corruption, l'Eglise, qui a la promesse que le mal ne l'emportera pas
sur elle ", ne disparaîtra pas: « Vous ignorez les prophéties si vous
ne savez que tout cela doit arriver, princes, prophètes, pape - et
même les prêtres - et néanmoins l'Eglise doit subsister » ‘5. L'Eglise
apparaît à Pascal comme un roc au milieu des sables mouvants du
monde. Ou plutôt, pour reprendre une de ses images, comme un
navire qui ne fera jamais naufrage: « Il y a plaisir d'être dans un
vaisseau battu de l'orage lorsqu'on est assuré qu'il ne périra point » ‘fi.
L'évêque d'Hippone, lui aussi, était sensible à la stabilité de l'Eglise ;
c'est d'ailleurs à lui que l'apologiste a emprunté l'image que nous
venons d'évoquer: le monde est une vaste mer furieuse, infestée de
poissons malfaisants et voraces ; le chrétien ne peut la traverser que
sur le bois de la croix, dans l'arche du salut, sur le vaisseau de
l'Eglise :
Ce siècle est encore à présent secoué par les flots des tentations, encore
à présent troublé par les tempêtes et les orages des tribulations et des

43. Mandement, éd. Cognet, p. 463-464. Le verset de saint Luc (XVIII, 8) était cher
aux donatistes, et l'on voit Augustin s'efforcer d'en atténuer la portée (Epist. ad Ca|h.,
15, n. 38).
44. Matlh, XVI, 18.
45. Fr. 961- 888. La suite du fragment: « Par la grâce de Dieu nous n'en sommes
pas là » et le Mandemem indiquent que Pascal percevait ce qui demeurait de sainteté
dans l'Eglise de son temps; mais cela ne l'empêchait pas de situer son époque sur
une courbe descendante s'acheminant vers la corruption totale qui préeédera I» Fin.
46. F. 743 - 859.
HISTOIRE ET PROGRÈS HUMAIN 451

agitations de l'âme. Mais la mer a beau menacer, et les flots se gonfler,


et les tempêtes apparaître: on la traverse, un bois nous a été donné sur
lequel nous puissions naviguer . Voici que sur cette mer terrifiante
flottent des navires qui ne coulent point. Par les navires nous comprenons
les églises; ils avancent au milieu des tempêtes . Ils avanceront avec
sécurité 47.

Cette stabilité de l'Eglise apparaît encore dans l'image qui la


représente comme corps du Christ. Si saint Augustin, confiant par
moments dans l'accroissement de l'Eglise terrestre, comme nous
l'avons dit, voit quelquefois en elle le corps grandissant du Christ ‘s,
il insiste beaucoup plus souvent, surtout dans les Commentaires des
Psaumes, sur la solidité des liens qui lient entre eux ses membres.
Pascal, lui, n'est nullement persuadé d'une progression de l'Eglise
terrestre, ne parle jamais de sa croissance, mais toujours de la commu
nion vivante, de la solidarité des chrétiens. De même que les Juifs
étaient « membres les uns des autres » ‘’, les chrétiens sont un peuple
de frères unis comme les différentes parties dun corps.
Etre membre et n'avoir de vie, d'être et de mouvement [Actes, XVII, 28],
que par l'esprit du corps...
Adhaerens Deo unus spiritus est [1 Con, VI, 17]; on s'aime parce qu'on
est membre de Jésus-Christ; on aime Jésus-Christ parce qu'il est le corps
dont on est membre. Tout est un. L'un est en l'autre comme les trois
personnes 5°.

Si les deux écrivains n'ont pas exactement la même conception


de la partie terrestre du corps mystique, puisque l'évêque africain
évoque parfois sa croissance, tous deux se retrouvent pour concevoir
le dogme comme parfaitement immuable. C'est l'évidence même en ce
qui concerne saint Augustin: pour lui compte seule la Bible telle
que l'a comprise et vécue la Tradition. Aux hérétiques, il oppose les

47. In Ps. 103, IV, n. 4-5 : « Hoc autem saeculum adhuc tentationum fluctibus quatitur,
adhuc tempestatibus et procellis tribulationum et tumorum turbatur. Minetur licet mare,
et tumeat fluctibus, procellasque parturiat; hac itur, datum est nobis lignum in quo
navigemus Illic naves commeabunt [verset 26]. Ecce in eo quod terrebat, naves natant
et non merguntur. Naves Ecclesias intelligimus, commeant inter tempestates Com
meabunt secure ». Voir un développement en partie analogue: In Ps. 96, n. 4. Le « Il
y a plaisir» de Pascal traduit sa réaction à la lecture de In. Ps. 103; nous retrouvons
en effet le même mouvement dans deux fragments qui constituent, eux aussi, des
réactions enthousiastes en présence de la pensée augustinienne: «Qu'il est beau de
voir par les yeux de la foi Darius » (fr. 317 -70l) et « Beau de voir des yeux de
la foi 1-Iérode ...» (fr. 500-700): allusions au De civ. Dei, XVIII, 26 et 45.
48. En particulier dans l’Epist. ad Cath., 11-12; In Ps. 40, n. 1: « Crescit per omnes
gentes nomen Christi»; In Ps. 118, XXXII, n. 6. Il est caractéristique qu'Augustin lie
spontanément cet essor à la sainteté des martyrs.
49. F. 451 - 620.
50. Fr. 372 - 483. La liasse 26, ‘ Morale chrétienne», contient plusieurs fragments sur
le même thème; mais certains semblent s'appliquer à la société civile d'abord, comme
un peu plus loin le fragment 421-477. Sur cette image du corps, voir encore les
Lettres du l" avril 1648, du 17 octobre 1651. la Comparaison des chrétiens (n. 7), le
Cinquième Ecrit des curés (éd. Cognet, p. 439-442), la Quatorzième Provinciale (éd. Oognet,
p. 265-266), la préface de l’Abre‘gé, etc. On est déconcerté de lire sous la plume
d'A. Béguin, dont décidément le chapitre » Pascal sans histoire» (in Pascal par lui
même, p. 59-111) réunit une foule de contre-vérités, que Pascal «inaugure l'ère d'un
christianisme de plus en plus restreint à la conscience individuelle, moralisant plutôt que
spirituel n (p. 66).
452 LA THÉOLOGIE nE L'HISTOIRE.

anciens Pères; à ses yeux, hérésie et nouveauté sont synonymes, 5‘


et c'est évidemment de ces vues que s'inspireront les augustiniens du
xvn‘ siècle, lorsqu'ils fustigeront les auteurs nouveaux. Pascal a expri
mé la même conception, radicalement étrangère a l'idée de développe
ment organique du dogme, dans sa Préface pour le Traité du Vide;
au progrès des sciences exactes il oppose l'immobilité de la théologie :
« Il n'est pas possible d'y rien ajouter » ; il n'éprouve que « de l'hor
reur pour la malice des autres, qui emploient le raisonnement seul
dans la théologie au lieu de l'autorité de l'Ecriture et des Pères »;
il faut« confondre l'insolence de ces téméraires qui produisent des
nouveautés en théologie. Cependant le malheur du siècle est tel,
qu'on voit beaucoup d'opinions nouvelles en théologie » 52.
Nous pouvons maintenant répondre avec netteté à la question que
nous nous posions: l'optimisme des modernes existait-il chez le vieil
évêque ou chez son disciple ? Pour saint Augustin l'humanité, long
temps immobile, a peut-être commencé, ébranlée par la venue de
Jésus-Christ, une brève ascension: mais est-ce si sûr ? Et peut-on
donner vraiment un sens à une période si courte 2"’ Aux yeux de
Pascal, cette même humanité, prostrée, impuissante, livrée au mal, a
connu un éphémère élan vers le Ciel, au moment où son Dieu venait de
s'y élever par son Ascension; mais depuis lors règnent à nouveau
l'attrait de la terre, le clair-obscur. Les hommes accroissent des
connaissances superficielles, étrangères à leur destinée. Mais au mo
ment où semblera prévaloir la nuit, le Christ apparaîtra comme
l'éclair et ce sera le Jugement. En fin de compte, pour tous deux le
monde est mauvais ; l'aventure de la vie terrestre n'a rien d'exalta.nt ;
cet univers changeant est un exil. La seule espérance est un salut
supra-terrestre, à la fois communautaire et personnel. Les commu
nautés humaines sont assurément le lieu où peut s'épanouir la vie
des hommes, mais elles n'ont pas de destin propre; seule l'Eglise,
puisque la foi sera toujours sur la terre, est assurée de survivre,
peut-être en grandissant, plutôt - selon Pascal - en s'affaiblissant.
Il s'agit donc de foi en Dieu, de foi en la durée de l'Eglise, d'attente
de la Vision de Dieu, mais absolument pas de « foi au monde », de
croyance en une ascension continue des hommes.

5l. Voir en particulier De pecc. meritis, III, 3, n. 6; 13, n. Z2, etc.; Epist. 193, 1,
n. 2; Contra JuL, II, 9, n. 81.
S2. Voir encore en ce qui concerne l'immobilité du dogme: 1 Cette soumission et
cette conformité à l'ancienne Eglise prévaut et corrige tout» (fr. 285 - 867).
53, Les cinq derniers chapitres du livre XVII] du De civ. Dei brossent une esquisse
d'histoire de l'Eglise. Mais elle est si brève qu'on peut se demander si Augustin ne
voyait pas dans l'essor de l'Eglise de son temps l'approche de la fin de l'histoire.
III. LA CROISSANCE DE LA COMMUNAUTÉ DES SAINTS

Pourtant tous les événements de l'histoire sont régis par la Provi


dence divine: Dieu est omniscient et tout-puissant; étant la cause
première de tout, il conduit tout. C'est là un point de foi : il n'est donc
nullement étonnant que nous en trouvions de nombreuses expres
sions tant chez saint Augustin que chez Pascal. Nous avons déjà vu
combien tous deux vivaient intensément de la certitude que Dieu
avait guidé sans cesse leur propre existence. Si nous passons dans
le domaine de l'histoire, de la succession des événements collectifs
et des empires, les développements son-t semblables. Mais si Dieu
dirige ces événements, à quelle fin les utilise-t-il, puisque les commu
nautés humaines ne semblent guère s'élever ou paraissent même
plutôt se corrompre de plus en plus ? Cette simple question nous
amènera rapidement à aborder le grand thème augustinien des deux
cités.

1. Dieu, maître de l'histoire

Aux yeux d'Augustin, Dieu règle le sort des royaumes selon des
desseins qui nous échappent :
Dieu donne lui-même les royaumes terrestres aux bons et aux méchants
et il ne le fait pas à la légère et comme au hasard - car il est Dieu, et
non la Fortune - mais selon un ordre des événements et des époques
qui, s'il nous est caché, lui est parfaitement connu. A cet ordre des
époques pourtant il n'est pas soumis ni asservi; mais il le gouverne en
maître et le règle avec mesure. Mais le bonheur, il ne le donne qu'aux
bons x 1.

L'ordre des événements voulu par Dieu échappe aux hommes et


il serait vain de jouer les voyants: Pascal imitera cette discrétion,
née d'un sens aigu de l'abîme qui sépare les voies de Dieu des voies
des hommes. Il leur apparaît donc qu'une théologie de l'histoire n'a
pas à chercher le sens de la succession de tels ou tels événements, car
elle serait vouée à l'échec. Nous sommes à l'opposé des belles syn
thèses de trop de chrétiens, de Bossuet, qui touche parfois au ridicule,
aux pseudo-théologiens qui expliquèrent sans hésiter la place des
guerres de 1870 ou de 1914-1918 dans le plan providentiel. L'évêque
d'Hippone ne précise guère certains aspects du Plan de Dieu que
quand la Bible l'avait fait avant lui. Or il existait une foule d'indica
tions sur les desseins de la Providence: les prophéties. Si l'on veut

1. De civ. Dei, IV, 33. Voir d'autres textes évoquant la Providence sur l'histoire:
Epist. 102-49 à Deogratias, qu. 2, n. 14-15; Dieu règle les plus infimes détails du
monde: De ordine, I, l, n. 1; Contra Acfld., 1, 1, n. l; In Ps. 109, n. 2, etc.
454 m THÉOLOGIE nE L'HISTOIRE

bien considérer que certaines des plus importantes d'entre elles conti
nuaient à s'accomplir à la fin du IV‘ siècle - par exemple la ruine
des Juifs, la conversion des nations, la naissance des hérésies - il
apparaîtra vite que l'œuvre augustinienne pouvait sans risques illus
trer de faits non seulement passés, mais contemporains ses pages sur
le gouvernement de l'histoire par Dieu. Elle fait évidemment souvent
allusion à l'expansion de l'Eglise, à la misérable destinée des Juifs,
aux hérésies prédites ; et elle reprend l'histoire du passé pour admirer
comment Dieu a réalisé ses promesses. Isaïe avait déjà révélé que
Cyrus était un envoyé divin, chargé de mettre fin à la captivité de
Babylone 2. Saint Augustin reprend des réflexions semblables dans
La cité de Dieu ; à Cyrus il adjoint Darius, qui poursuivit l'œuvre de
libération de son prédécesseur3. Un peu plus loin, il admire la réalisa
tion de la prophétie de la Genèse qui annonçait la venue du Messie au
moment où régnerait pour la première fois à Jérusalem un roi étran
ger‘: il voit donc peu à peu, grâce à Alexandre, à Rome, à Pompée se
préparer la chute des princes judéens, se profiler le règne d'Hérode,
s'approcher l'avènement du Messie: « C'est sous le règne d'Hérode
en Judée, alors que chez les Romains était empereur César Auguste et
qu'il avait pacifié l'univers, que naquit le Christ » 5. Pascal, à la lecture
de ces chapitres s'émerveille et consigne ses réactions dans deux
fragments: « Qu'il est beau de voir par les yeux de la foi Darius et
Cyrus, Alexandre, les Romains, Pompée et Hérode, agir sans le savoir
pour la gloire de l'Evangile n°. Comme la réalisation de la prophétie
de la Genèse tient une grande place dans l'Apologie, il reprend une
méditation semblable dans une autre pensée: « Beau de voir des
yeux de la foi l'histoire d'Hérode, de César »3.
Cette direction imprimée par Dieu à l'histoire pour réaliser les
prophéties que, dans sa prescience, il avait fait entendre aux hommes,
est la seule que nous puissions connaître avec certitude. Mais en
dehors de ces indications qu'il a données, Dieu conduit tout l'univers.
Les sages païens eux-mêmes « ont vu par lumière naturelle que s'il y a
une véritable religion sur la terre, la conduite de toutes choses
doit y conduire comme à son centre. Toute la conduite des choses
doit
Elle avoir
doit être
pourtellement
objet l'établissement
l'objet et le centre
et la grandeur
où toutes de
choses
la religion
tendent,

que qui en saura les principes puisse rendre raison et de toute la

2. C'est l'un des grands thèmes du Livre de la Consolation, ou second Isaïe: voir
par exemple le chapitre 41.
3. Livre XVIII, 26: Cyrus, écrit-il, libéra cinquante mille Juifs, qui commencèrent
à édifier le second Temple. Puis vint Darius, qui libéra tous les autres.
4. Genèse, XLIX, verset 10.
5. De civ. Dei, XVIII, 4546.
6. Fr. 3l7-70l. Lafuma mentionne Grotius, De la vérité l, l2: ‘ Dieu se sert
d'un Cyrus, d'un Alexandre, d'un César dictateur». Mais Pascal a puisé directement
dans l'œuvre augustinienne: le premier groupe « Darius et Cyrus» renvoie au ch. 2.6;
les autres au ch. 45.
7. Fr. 500-700. D'après le texte augustinien, ce César serait Auguste. Pascal pense
sans doute que c'est le recensement ordonne par Auguste, dans un univers paciflé, qui
a conduit Joseph et Marie à Bethléem, où devait naître le Messie, selon la prophétie
de Michée, V, l.
CROISSANCE DE LA COMMUNAUTÉ DES SAINTS 455

r
nature de lhomme en particulier et de toute la conduite du
monde en général H. Pascal a développé abondamment l'idée
que les principes de la foi chrétienne expliquent l'énigme
humaine. Mais que veut-il dire, quand il prétend expliquer avec eux
« toute la conduite du monde ? Rien que nous ne connaissions déjà
bien: d'abord que Dieu a fait en sorte que la religion fût toujours
sur la terre ’, ensuite qu'il a dirigé toute la conduite d'Israël de façon
à faire des Juifs un vivant témoignage, tant par les traces de transcen
dance qui se manifestent chez eux que par l'établissement d'un miracle
subsistant, les prophéties réalisées ; qu'il a veillé à l'accomplissement
des moindres prophéties ou figures 1° ; qu'il a toujours, quand il l'a
fallu, fait éclater la vérité par des miracles ‘l ; qu'il a toujours empêché
et empêchera toujours la ruine de son Eglise 12, car « l'histoire de
l'Eglise doit être appelée proprement l'histoire de la vérité » ‘3. Toutes
ces idées, nous les avons rencontrées dans saint Augustin. Pascal
n'innove point. Il se garde bien d'expliquer le rôle dans le dessein
providentiel des grands événements de son temps, comme la révo
lution anglaise ou la Fronde. Il lui suffit d'affirmer que Dieu fait
concourir tous les événements de ce monde au bien des élus.
Car c'est pour les élus que tout advient, plus encore que pour
le succès de l'Eglise visible, où vivent peut-être tant d'hommes
condamnés. Toute l'histoire, tous les faits humains sont ordonnés en
fonction de la purification des élus. Dieu élève ou brise les empires
non parce qu'ils contribueraient les uns après les autres à une éléva
tion de l'humanité, mais parce qu'il prépare les essaims de circons
tances qui conduiront à Lui le petit nombre des élus dans chaque
génération. C'est la seule réussite qui l'intéresse; le reste est pur
instrument qu'on rejette après usage. Chez saint Augustin, l'illus
tration la plus frappante de cette conception est Rome: la grande
cité n'a jamais connu la véritable grandeur, qui vient de la justice;
les Romains ont rêvé de gloire et Dieu leur a laissé, comme on jette
un os à un chien, l'e1npire du monde"; ils se sont habilement admi
nistrés 15, mais leur perversité n'a pas été ôtée 1°. Comme tout empire

8. Fr. 449 - 556. Cf. pour tous les événements de l'ancienne Alliance l'affirmation de
saint Augustin « Non ea nisi ad Christum et ejus Ecclesiam, quae Civitas Dei est,
esse referenda» (De civ. Dei, XVI, 2, n. 3).
9. Cf. fr. 834-826, etc. Nous avons montré que c'est une idée augustinienne. Voir
RetracL, I, 13, 3: « Res ipsa, quae nunc christiana religio nuncupatur, erat apud anti
quos, nec defuit ab initio generis humani, quousque ipse Christus veniret in carne, unde
vera religio, quae jam erat, coepit appellari christiana ».
10. Fr. 550-744: «Le mot de Galilée que la foule des Juifs prononça comme par
hasard en accusant Jésus-Christ devant Pilate donne sujet à Pilate d'envoyer Jésus-Christ
à l-lérode. En quoi fut accompli le mystère qu'il devait être jugé par les Juifs et les
Gentils. Le hasard en apparence fut la cause de l'accomplissement du mystère».
ll. Fr. 902 - 841, 840 - 843, 854 - 839, etc.
12. Fr. 903-851: «Si le refroidissement de la charité laisse l'Eglise presque sans
vrais adorateurs, les miracles en exciteront».
l3. Fr. 776 - 858. Pascal note: « Dieu conduit bien son Eglise de l'[Augustin] avoir
envoyé devant avec autorité», car aujourd'hui, dans la corruption régnante. » il ne ferait
rien » (517 - 869).
14. De civ. Dei, XV, 5.
15. De civ. Dei, II, 21.
16. lbid., Ill.
456 LA THÉOLOGIE m3 Uursronua

païen, Rome abritait la guerre, l'erreur, les passions, l'amour du


périssable et surtout l'ignorance de Dieu 13. Lorsque saint Augustin
porte un regard d'ensemble sur l'histoire humaine, que voit-il ? Un
peuple damné, s'avançant dans les siècles comme une bête de somme
qui ne voit pas : les Juifs ; mais ce peuple sert de témoin à la vérité
pour les élus. Il voit ensuite, grouillant dans la boue du mal, les
cités terrestres qui se sont succédées; il est frappé par la taille de
deux d'entre elles: Babylone et Rome; elles lui apparaissent sym
bolisées par leurs origines : l'inceste et le meurtre pour la première,
le fratricide pour la seconde"; Babylone, « la première Rome », ne
signifie-t-elle pas « confusion » l’ ? Et de ces deux cités du ma.l « les
autres rois et royaumes ne sont que des annexes ’ 13. Ainsi la c masse
de perdition » élève-t-elle, comme Caïn, des villes; elle répand le
sang, brûle de convoitise, et s'avance rapidement vers sa perte. Le
seul aspect positif qu'elle présente, c'est de permettre à Dieu d'éprou
ver et d'attirer à lui les élus. L'évêque d'Hippone s'en est expliqué
en reprenant l'image biblique du creusetl‘ :

A quoi servent dans ce monde les hommes mauvais? Réponds-moi:


dans le brasier de 1’orfèvre à quoi sert la paille ? Je pense qu'on ne trouve
pas sans raison de la paille, là où se purifie l'or. Voyons tout ce qui
s'y trouve: le brasier, la paille, l'or, le feu, l'artisan; mais trois de ces
réalités sont dans le brasier: l'or, la paille, le feu; l'artisan, lui, est
auprès du brasier. Prête attention aussi à ce monde: le monde est le
brasier; la paille, ce sont les hommes mauvais; l'or, les hommes bons;
le feu, la tribulation ; l'artisan, Dieu. Fais attention et vois: l'or ne se
purifie pas, sans que la paille brûle . Quelle grande quantité de paille
ici-bas, et pour combien peu d'or22!

Si Pascal, trop étranger à la vie de l'ancienne Rome, ne parle guère


de sa nature ou de son sort 2’, il marque son utilité au service des
élus, puisqu'elle a contribué à la réalisation des prophéties; sur les
Juifs, il partage entièrement les vues de l'évêque d'Hippone. On peut
d'ailleurs se faire une idée de son manque d'intérêt pour ce qui
n'est pas la communauté des saints en relisant le fragment 359 - 481 :
Les exemples des morts généreuses des Lacédémoniens et autres, ne nous
touchent guère, car qu'est-ce que cela nous apporte ?
Mais l'exemple de la mort des martyrs nous touche car ce sont nos
membres. Nous avons un lien commun avec eux. Leur résolution peut
former la nôtre, non seulement par l'exemple, mais parce qu'elle a peut
être mérité la nôtre.

l-nh-n
-nfl ‘lbid.,
XVI, 4-5; XVIII, Il; XIV, 28. In Ps. 148, n. 8; In Ps. 136.
. De civ. Dei, XVlll, 2.
19. IbicL, XVI, 17 et XVIII, 41, etc.
20.Ibid., XVIII, l.
21 l Pierre, I, 7: « Vous tressaillez de joie, bien qu'il vous faille encore quelque
temps être aflligés par diverses épreuves, afin que la valeur de votre foi, plus précieuse
que l'or périssable que l'on vérifie par le feu, devienne un sujet de louange, de gloire
et d'honneur, lors de la Révélation de Jésus-Christ ».
22. Serm. 15 - de Tempore 254, 4, n. 4-5. Cf. Serm. 301 - de diversis 110, 7, n. 6:
« Totus enim mundus fornax aurificis ».
23. Quand il en parle, la vision est tout augustinienne: « Les Egyptiens étaient
infectés dîdolàtrie et de magie Les Grees et les Latins ont fait régner les fausses
déités n (28! - 6l3).
CROISSANCE DE LA COMMUNAUTÉ DES SAINTS 457

ll n'est rien de cela aux exemples des païens. Nous n'avons point de liaison
à eux. Comme on ne devient pas riche pour voir un étranger qui l'est,
mais bien pour voir son père ou son mari qui le soient.

Peut-on imaginer un plus profond dédain ? Tout le paganisme, tous


les charnels, c'est de la paille, et l'unique sens de toute l'histoire,
c'est la formation de la Jérusalem céleste: « O Dieu », s'écrie Pascal
dans la Prière que nous avons donnée en épigraphe à ce chapitre,
« 0 Dieu, qui ne laissez subsister le monde et toutes les choses du
monde, que pour exercer vos élus, ou pour punir les pécheurs! H‘.
Les élus, les pécheurs, voilà les deux groupes d'hommes entre les
quels se répartit l'humanité dans toute l'histoire; peu importe les
époques, les patries. A travers le flux des choses transitoires Dieu
choisit les membres de l'éternelle Jérusalem, abandonne les autres
au feu qui ne finira pas. Comme Augustin, Pascal voit dans la suc
cession des événements, dans le déroulement sombre du temps le
creuset destiné à former peu à peu le corps mystique du Christ, la
communauté des saints. Il crie à son Sauveur, à la fin de la Prière :
« Entrez dans mon cœur et dans mon âme, pour y porter mes souf
frances, et pour continuer d'endurer en moi ce qui vous reste à
souffrir de votre Passion, que vous achevez dans vos membres jusqu'à
la consommation parfaite de votre Corps ». Pascal et ses frères de la
terre sont déjà unis au Christ, qui continue à souffrir en eux et à
s'offrir et qui poursuivra cette incorporation des saints jusqu'à l'achè
vement de son Corps mystique : « Jésus sera en agonie jusqu'à la fin
du monde ». Je souffre et meurs pour chacun des saints, « comme
j'ai fait [à la Croix] et comme je suis prêt à faire et fais dans mes
élus - et au Saint-Sacrement » E.

2. Les deux cités

Saint Augustin a développé cette opposition grâce à l'image des


deux cités, qui constitue l'une des acquisitions premières de sa pensée
théologique. « Deux cités, celle des impies, celle des saints, poursui
vent ainsi leur marche depuis le début du genre humain jusqu'à la
fin du monde; elles sont maintenant mêlées en ce qui conceme les
corps, mais la séparation déjà opérée dans les volontés se fera aussi
entre les corps au jour du jugement?‘ ». Babylone, qui signifie
«confusion» est la figure de la cité mauvaise, et Jérusalem de

24. Cf. In. Ps. 91, n. 8: « Boni laborant, quia flagellantur ut filii; mali exsultant,
quia damnantur alieni ». In Epist. 10h., tr. 7, n. l; Serm. 15 - de Tcmpare 254, 9, n. 9:
« Exercere ergo in mediis malis, o bone Cum sudatur, aurum purgatur ».
25. Fr. 919 - 553 (souligné par nous); voir Maladies. A. Béguin n'a pas vu que pour
Pascal, comme pour saint Paul et saint Augustin, le temps historique est conçu comme
la prolongation de la Passion (Pascal par lui-même, p. 101). Les erreurs de son livre
viennent de ce que, comme Bremond, il n'a guère lu que les Pensées. Pascal a en effet
développé dès 1651 ce thème de la Passion continuée dans plusieurs pages de la Lettre
sur la mort, où éclate la grande vertu préconisée par le Nouveau Testament: la
constance.
26. De catech. rudibus, 19, n. 31.

J’ g > ___‘ ‘..-_. ‘.


458 LA THÉOLOGIB nE L'HISTOIRE

l'autre 23. La division des deux cités naquit avec l'hostilité de Caîn
pour Abelfl; l'une est soumise au diable et l'autre à Jésus-Christ E.
Pascal lui-même a résumé admirablement la pensée augustinienne
dans la Quatorzième Provinciale, où il somme les jésuites de choisir
à laquelle des deux cités ils veulent appartenir:

Car enfin, mes Pères, pour qui voulez-vous qu'on vous prenne: pour des
enfants de l'Evangile, ou pour des ennemis de l'Evangile? On ne peut
être que d'un parti ou de l'autre, il n'y a point de milieu. Qui n'est point
avec Jésus-Christ est contre lui [Matth., XII, 30]. Ces deux genres
d'hommes partagent tous les hommes. Il y a deux peuples et deux
mondes répandus sur toute la terre, selon saint Augustini"): le monde
des enfants de Dieu, qui forme un corps dont Jésus-Christ est le Chef et
le Roi; et le monde ennemi de Dieu, dont le diable est le Chef et le Roi.
Et c'est pourquoi Jésus-Christ est appelé le Roi et le Dieu du monde,
parce qu'il a partout des sujets et des adorateurs, et que le diable est
aussi appelé dans l'Ecriture le Prince du monde et le Dieu de ce siècle,
parce qu'il a partout des suppôts et des esclaves. Jésus-Christ a mis
dans l'Eglise, qui est son empire, les lois qu'il lui a plu, selon sa sagesse
éternelle; et le diable a mis dans le monde, qui est son royaume, les
lois qu'il a voulu y établir. Jésus-Christ a mis l'honneur à souffrir; le
diable à ne point souffrir. Jésus-Christ a dit à ceux qui reçoivent un
soufflet, de tendre l'autre joue; et le diable a dit à ceux à qui on veut
donner un soufflet, de tuer ceux qui leur voudront faire cette injure.
Jésus-Christ déclare heureux ceux qui participent à son ignominie, et le
diable déclare malheureux ceux qui sont dans l'ignominie. Jésus-Christ
dit: Malheur à vous, quand les hommes diront du bien de vous! Et le
diable dit: Malheur à ceux dont le monde ne parle pas avec estime!
Voyez donc maintenant, mes Pères, duquel de ces deux royaumes vous
êtes. Vous avez ouï le langage de la ville de paix, qui s'appelle la Jérusalem
mystique 31, et vous avez ouï le langage de la ville de trouble que l'Ecriture
appelle la spirituelle Sodome 32: lequel de ces deux langages entendez
vous? lequel parlez-vous ? Ceux qui sont à Jésus-Christ ont les mêmes
sentiments que Jésus-Christ, selon saint Paul; et ceux qui sont enfants
du diable, ex patre diabolo [Jean, VIII, 44], qui a été homicide dès le
commencement du monde, suivent les maximes du diable, selon la parole
de Jésus-Christ.

27. Ibid., N, n. 36 et 37. Cf. In Ps. 147, n. 15-16.


28. In Ps. 64, n. 1-3.
29. In Ps. 6I, n. 4 et 6.
30.De Gen. ad. litt., XI, 15, n. 20: «Hi duo amores, quorum alter sanctus est,
alter immundus distinxerunt conditas in genere humana civitates duas, sub admirabili
et inelfabili pmvidentia Dei. cuncta quae creata sunt administrantis et ordinantis, altemm
justorum, alteram iniquorum. Quaruln etiam quadam temporali commixtione peragitur
saeculum, donec ultimo judicio separentur, et altera conjuncta Angelis bonis in rege suo
vitam consequatur aetemam, altera conjuncta angelis malis in ignem cum rege suo
mittatur aeternum ». Ibid., XI, 24, n. 31. Après avoir cité Isaïe, XIV, 12: « Ouae
[verba] in figura regis velut Babylonis in diabolum dicta intelliguntur, plura in ejus
corpus conveniunt, quod etiam de humano genere congregat Sicut enim qui erat
diabolus homo dictus est, ut in Evangelio : « Inimicus homo hoc fecit » [Matth., Xlll, 28].
Et sicut corpus Christi quod est Eeclesia dicitui‘ Christus eo modo etiam corpus
diaboli, cui caput est diabolus, id est ipsa impiorum multitude». On trouve un déve
loppement semblable dans le Contra epist. Parmeniani, Il, 4, n. 9.
31. Jérusalem signifie «vision de paix 1, selon le De catech. rudibus, 20, n. 36; 21,
n- 37; In Ps. 147, n. 15-16. In Ps. 64, n. 2: ‘ Videte nomina duarum istanim civitatum,
Babylonis et Jerusalem. Babylon Confusio interpretatur, Jerusalem visio pacis Intendite
nunc civitatem confusionis, ut intelligatis visionem pacis ». In Ps. 136, n. l.
32- 49000137152, XI, 8. Mais l'expression « ville de trouble » vient d'Augustin. De civ. Dei,
Jgîif i; Babylon quippe interpretatur Confusio ’. Cf. 11mm, XVI, u et 17; xvn, m;
CROISSANCE DE LA COMMUNAUTÉ mas SAINTS 459

Mais une telle répartition du monde en deux catégories ne se


rencontre pas que dans les Provinciales; elle affleure dans de nom
breuses « Pensées »33 : c'est la preuve que le thème des deux cités est
au cœur de la réflexion pascalienne. Il explique le caractère à la
r
fois pressant et serein de lApologie, pressant pour éclairer les élus
qui ne sont pas encore dans l'Eglise, serein puisque les réprouvés
resteront sourds:
Il y en a qui voient bien qu'il n'y a pas d'autre ennemi de l'homme que la
concupiscence qui les détourne de Dieu, et non pas des ennemis, ni d'autre
bien que Dieu, et non pas une terre grasse. Ceux qui croient que le bien
de l'homme est la chair et le mal en ce qui le détoume des plaisirs des
sens, qu'ils s'en soûlent et qu'il y meurent. Mais ceux qui cherchent Dieu
de tout leur cœur, qui n'ont de déplaisir que d'être privés de sa vue,
qui n'ont de désir que pour le posséder et d'ennemis que ceux qui les
en détoument, qui s'atïligem de se voir environnés et dominés de tels
ennemis, qu'ils se consolent, je leur annonce une heureuse nouvelle; il
y a un Libérateur pour eux; je le leur ferai voir; je leur montrerai qu'ñ
y a un Dieu pour eux, je ne le ferai pas voir aux autres 3‘.

Pour l'évêque d'Hippone comme pour Pascal, l'appartenance à


Babylone ou à Jérusalem dépend uniquement du choix du cœur. Les
rapports respectifs de deux cités ne pourront donc jamais conduire
à une histoire, puisqu'elles ne sont pas discemables, sauf aux yeux
de Dieu. On peut assurément affirmer leur existence, mais qui jugera
de leur évolution ? L'Eglise visible contient peut-être un grand nombre
d'élus, mais le contraire est tout aussi vraisemblable. Il suffirait de
relire le Mandement pour se convaincre que Pascal penche plutôt
vers le pessimisme. Quant à Augustin, s'il identifie parfois l'Eglise
visible et la Cité de Dieu 5, il marque le plus souvent la différence
qui les sépare: « Combien y en a-t-il qui ne sont pas des nôtres et
qui jusqu'à présent semblent être dans l'Eglise, et combien qui
sont des nôtres semblent jusqu'à présent hors de l'Eglise ! Le Seigneur
connaît ceux qui sont à lui [2 Tim., II, 9]. Ceux qui, sans être des
nôtres, sont dans l'Eglise, la quittent, lorsqu'ils en trouvent l'occasion,
et ceux qui sont des nôtres, bien qu'ils soient [encore] en dehors
de l'Eglise, y entrent lorsqu'ils en trouvent l'occasion » 3‘. La Cité de

33. Le thème des deux cités est sous-jacent au fragment 545-458, où l'expression
libido dominandi semble provenir du texte fameux du De civ. Dei, XIV, 28: « Fecerunt
itaque civitates duas amores duo .. Illi dominandi libido dominatur n. Cf. fr.
502 - 57l, 918 - 459.
34. Fr. 269-692. On retrouve un peu le même mouvement, la même opposition
oratoire dans l'In Ps. 61, n. 6, qui se réfère explicitement aux deux Cités: «Omnes
qui terrena sapiunt, omnes qui felicitatem terrenam Deo praeferunt, omnes qui sua
quaerunt, non quae Jesu Christi [Phil., II, 21], ad unam illam civitatem pertinent
quae dicitur Babylonia mystice, et habet regem diabolum. Omnes autem qui ea quae
sursum sunt sapiunt, qui caelestia meditantur, qui cum sollicitudine in saeculo vivunt
ne Deum otfendant, qui cavent peccare, quos peccantes non pudet confiteri, humiles,
mites, sancti, justi, pii, boni, omnes ad unam civitatem pertinent, quae regem habet
Christum n.
35. In Ps. 92, n. 4.
36. In Ps. 106, n. 14. Cf. In Px. 25, II, n. 2: a Sunt longe a nobis latentes in Eccle
sia»; Ibid., n. 5. In Ps. 128, n. 1. Il y a des réprouvés «quos habet civitas Dei
connexos communione sacramentorum, nec secum futuros in aetema sorte sanctorum»
(De civ, Dei, I, 2, n. 2). Voir sur cette question II,-J‘ Thonnard, « L'Église et la Cité

I .. o..- î
460 LA THÉOLOGIE nE L'HISTOIRE

Dieu grandit sans cesse dans le ciel, où chaque génération vient dé


poser, comme une vague laissant des perles sur un rivage, le petit
nombre des élus ; ces saints de tous les siècles, unis aux bons Anges,
forment peu à peu la stature adulte du Corps du Christ. Mais la
secrète alchimie qui sur la terre prépare les cœurs purs échappe
aux yeux des hommes. Tout chrétien peut donc afiirmer que la
Providence divine travaille au bien des élus, à la formation de la
Jérusalem céleste. En dehors des élus, toutes les combinaisons hu
maines, les intrigues, les élévations des empires, leur effacement,
tout cela n'a pas de signification propre; de toutes ces causes se
condes, dominées par la folie plus que par l'intelligence, la Cause
première fait de la paille destinée à purifier les saints.

de Dieu », dans l'édition de la Bibliothèque augustinienne, t. 37, n. 28, p. 774-Tl7.


Pascal évoque assez souvent la non-coïncidence de l'Eglise visible avec la communauté
des élus: voir les Provinciales et les notes qui leur étaient destinées; Maladies, 12.
IV. L’ATTENTE CHRÉTIENNE

Comment dès lors les saints pourraient-ils se passionner pour


les événements de l'histoire, puisque toute "philosophie de l'histoire
est impossible ? Pour saint Augustin comme pour Pascal, sur la
terre règnent les trois concupiscences. L'aspect dérisoire des événe
ments est mal voilé par les grands mythes dont essayent de s'en
chanter les hommes, incapables de supporter un réel sans intérêt:
mythe de la grandeur et de la pureté romaines, mythe de la France
nation élue, religion royale... Ces inventions de l'imagination cachent
mal l'enchaînement continuel de crimes, de mensonges, d'oppressions,
dont la répétition fait penser aux refrains de l'Ecclésiaste. Dérision
suprême, note saint Augustin, les hommes ont imaginé d'appeler blanc
ce qui est noir: ils ont admiré Romulus assassinant son frère ‘. Seul
Pascal aurait pu se laisser duper par un aspect épique de la vie de
l'humanité, le progrès des sciences; nous avons vu le dédain qu'il
en avait. D'autre part, à une époque où le nationalisme français
était particulièrement vivant (qu'on songe aux Oraisons funèbres de
Bossuet, un prêtre !), l'ami de Port-Royal n'a pas un mot qui puisse
indiquer une quelconque passion pour sa patrie 2. Il faut assurément
servir loyalement l'Etat dans lequel Dieu nous a fait naître, mais ce
service n'offre rien de particulièrement exaltant pour un homme
lucide. La seule passion de l'homme qui soit sans folie doit l'attacher
à l'éternel, et non au transitoire, puisque Dieu, est un « Architecte
qui édifie au moyen d'échafaudages périssables une demeure perma
nente>fi. Les œuvres humaines, les civilisations... tout périra. S'il
divise le temps historique tantôt en trois époques, tantôt en six
âges, l'évêque d'Hippone l'oppose souvent à la durée sans fin de la
Vision de Dieu ; sur terre, c'est le temps des larmes et des semailles,

1. De civ. Dei, XV, S.


2. Montherlant l'a bien vu. Après avoir dit que la ligne de faite du christianisme
passe par l'Evangile, saint Paul, saint Augustin et Port-Royal, il écrit en effet: « Cher
cher à concilier Pan et Jésus-Christ sera toujours un exercice souverain pour vous
faire jouir l'imaginative, si vous n'êtes pas croyant: cela mène à s'exciter l'esprit, et
se fouetter le sang, avec les biographies de tels papes marqués au sceau de la Bête,
élixirs incomparables qui vous redresseraient un mort; les Nérons auprès d'eux sont
trop simplets. Mais si l'on croit! l'Eglise catholique mêlant Jésus-Christ aux patrius,
Jésus-Christ à l'argent. Jésus-Christ au sport, que sais-je, donnant pour dames d'hon
neur à Jésus-Christ les trois Concupiscences en habit de fête, c'est un spectacle qui
vous remplit d'une poésie trouble et âcre, si vous êtes au dehors. mais qui vous fige
si vous vous mettez seulement un instant dans la peau d'un homme qui aime le
crucifix» (Avant-propos de Service inutile, Paris, 1935, p. 25). C'est nous qui avons
souligné.
3. «Architectus aedificat per machines transituras domum mansuram », Senn. 362 -
de diversis I21, 7, n. 7. Voir Serm. 105 - de verbis Domini 29, 8, n. ll: ’ Figite spem
in Deum, aeterna concupiscite, aetema exspectate Toleremus potius praesentia quam
diligamus ..., quid ponimus cor in terra, cum videamus quia evertitur terraÏ»; In 10h.,
tr. 40, n. 10.
462 LA THÉOLOGIE DE L'HISTOIRE

en Dieu l'éternité de la joie et de la moisson; après l'humilité de


Jésus-Christ viendra sa gloire ‘. Pascal aussi oppose aux joies de
Pétemité les « afflictions temporelles »5. Assurément une telle oppo
sition est tout à fait traditionnelle dans l'Eglise ; pourtant les teintes
de la vie terrestre se trouvent particulièrement sombres chez les deux
théologiens que nous étudions; leur platonisme se manifeste dans
le désir d'échapper au devenir douloureux de ce monde. Tous deux
ont admirablement exprimé leur aspiration à l'éternel en commen
tant le Psaume 136, poème qui fut écrit pendant l'exil des Juifs à
Babylone:

Au bord des fleuves de Babylone


nous étions assis et pleurions,
nous souvenant de Sion ;
aux peupliers dalentour
nous avions pendu nos harpes.

Et c'est là qu'ils nous demandèrent,


nos geôliers, des cantiques,
nos ravisseurs, de la joie:
« Chantez-nous, disaient-ils,
un cantique de Sion n.

Comment chanterions-nous
un cantique de Yahvé
sur une terre étrangère ?
Si ie t'oublie, Jérusalem,
que ma droite se dessèche!

Que ma langue s'attache à mon palais


si ie perds ton souvenir,
si je ne mets Jérusalem
au plus haut de ma joieò!

Le Commentaire de ce Psaume est un des plus beaux textes qu'ait


écrits saint Augustin, l'un des plus beaux même de toute la littérature
latine. Visiblement inspiré par ce poème de l'exil et de la tristesse,
le docteur africain a exprimé là sa lassitude de cette vie et sa hantise
de la Jérusalem céleste. Et Pascal, bien avant nous, a été fasciné par
cette œuvre splendide, où il reconnaissait ses plus intimes aspirations :
Les fleuves de Babylone coulent et tombent, et entraînent.
0 sainte Sion, où tout est stable et où rien ne tombe.
Il faut s'asseoir sur ces fleuves, non sous ou dedans, mais dessus, et
non debout, mais assis, pour être humble étant assis, et en sûreté étant

4. Serm. 10, n. 7 (sermon inconnu de Pascal). Voir aussi Serm. 154 - de Tempore I5I,
n. l-2: «Tempus enim moestitiae, laboris, miseriae, peccata nostra pepererunt: tem
pus vero laetitiae, quietis, felicitatis, non venit de meritis nostris, sed de gratia Salve
toris », In Ps. 109. n. 18 : « Distributa sunt duo tempora, humilitatis et elaritatis Christl ».
De vera relig, 27, n. 50: « Cujus populi [novi] vita interim temporalis incipit a Domini
adventu in humilitate, usque ad diem judicii. quando in clarltate ventunis est ».
5. Lettre 4 à Ch. de Roannez, sur le Dieu caché. Voir fr. 261-757; Mémorial:
« Eternellement en joie pour un jour d'exercice sur la terre », etc.
6. Nous n'avons cité que les six premiers versets de ce Psaume, qui en contient
neuf; les trois derniers expriment des souhaits de vengeance a l'égard des Edoinltes
et des Babyloniens, auteurs du sac de la ville sainte: ils ne nous intéressent pas ici.
La traduction est celle de la Sainte Bible, dite Bible de Jérusalem (1956).
ATTENTE CHRÉTIENNE 463

dessus, mais nous serons debout dans les porches de Jérusalem.


Qu'on voie si ce plaisir est stable ou coulant ; s'il passe, c'est un fleuve de
Babylone ‘I.

Ce fragment suit l'ordre même du texte augustinien, mais saute


les répétitions de l'original:
Les fleuves de Babylone, ce sont toutes les choses qui ici-bas sont aimées
et passent . Considère que [ce fleuve de Babylone] coule; prends garde,
il entraîne . [Les citoyens de Jémsalem] ne se jettent pas dans les
fleuves de Babylone; mais ils s'asseoient sur les fleuves de Babylone .
Assis , c'est-à-dire humiliés . O sainte Sion, où tout est stable et où
rien ne tombe! Asseyons-nous sur les fleuves de Babylone, non sous les
fleuves de Babylone . Asseois-toi sur le fleuve, non dans le fleuve, non
sous le fleuve ; mais pourtant asseois-toi humble . Tu dois pleurer, mais
en te souvenant de Sion. Qu'on voie si cette félicité ne s'écoule pas. Mais
si l'on voit couler ce qui nous réjouit, c'est un fleuve de Babylone 3.

A l'horreur du périssable se mêle le souvenir des deux cités en


nemies; cette terre, c'est Babylone, où pleurent les saints, qui déjà
s'élèvent au-dessus du cours des eaux du monde. Pascal, reprenant
dans une pensée plus rédigée d'autres passages du Commentaire, as
simile les fleuves de Babylone aux trois concupiscences:
Tout ce qui est au monde est concupiscence de la chair, ou concupiscence
des yeux, ou orgueil de la vie [I Jean, II, 16]. Libido sentiendi, libido
sciendi, libido dominandi. Malheureuse la terre de malédiction que ces
trois fleuves de feu embrasent plutôt qu'ils n'arrosent. Heureux ceux qui
étant sur ces fleuves, non pas plongés, non pas entraînés, mais immo
bilement affermis sur ces fleuves, non pas debout, mais assis, dans une
assiette basse et sûre, d'où ils ne se relèvent pas avant la lumière, mais
après s'y être reposés en paix, tendent la main à celui qui les doit élever
pour les faire tenir debout et fermes dans les porches de la sainte
Jérusalem où l'orgueil ne pourra plus les combattre et les abattre, et
qui cependant pleurent, non pas de voir écouler toutes les choses péris
sables que ces torrents entraînent, mais dans le souvenir de leur chère
patrie de la Jérusalem céleste, dont ils se souviennent sans cesse dans la
longueur de leur exil ’.

7. Fr. 918 - 459.


8. In Ps. 136, n. 3-5: «Flumina Babylonis, sunt omnia quae hic amantur et tran
seunt Attende quia [llumen Babylonis] fluit, attende quia labitur cave quia trahit.
[1bid., 4]. {Cives sanctae Jenrsalem] non se mittunt in flumina Babylonis ; sed sedent
super flumina Babylonis, et flent super flumina Babylonis sedentes ..., hoc est humi
liati 0 Sancta Sion, ubi totum stat, et nihil fluit! Sedeamus super flumina
Babylonis, non infra flumina Babylonis Sede super flumen, noli in llumine, noli sub
flumine: sed tamen sede humilis
Si autem
[Ibid., 5] vider
Flere fluere
dcbes, unde
sed recordando
gaudet, fluvius
Sion Babylonis
Attendatestsi». non fluit illa felicitas

On peut admirer la beauté de cette traduction. Amauld avait écrit dans sa jeunesse,
vers 1643, quelques pages intitulées: Réflexions sur le psaume 136 (Œuvres, V, p. l-l8);
il commente le psaume verset par verset, en s'inspirant assez souvent de l'Enarratio:
0
«Ilsainte
y a, Sion,
dit saint
s'écrieAugustin,
ensuite ce
deux
père,
grandes
où tout
villes,
est Jérusalem
permanent, etet Babylone
rien n'est[p.sujet
3] au

changement et à l'instabilité [p. 5] ». Quelle lourdeur, auprès du « 0 sainte Sion,


où tout est stable, et où rien ne tombe!»
9. Fr. 545-458, Pascal unit dans cette ‘ Pensée n deux Enarrationes, celle du Ps. 136
et celle du Ps. 126. Voir In Ps. 136, n. 4:
Humiliati ergo in captivitate nostra sedeamus super flumina Babylonis, non
nos audeamus in illis fluminibus praecipitare; nec nos audeamus in nostrae capti
vitatis malo atque tristitia superbe erigere, sed sedeamus, et sic fleamus Ibi
[in Jerusalem] enim stabis, quia de ipsa spe loquitur alius Psalmus, et cantat

l «l '
464 LA THÉOLOGIE DE L'HISTOIRE

De tels textes situent leurs auteurs parmi les plus pessimistes des
théologiens de l'histoire io. Ils n'étonnent pas, quand on connaît la
profondeur de l'anti-humanisme pascalien et augustinien.

s :

L'expression « théologie de l'histoire » ne présente pas exacte


ment le même sens, lorsqu'on parle de la vision augustino-pascalienne,
que lorsqu'il s'agit des modernes. Puisque faire la théologie d'une
réalité, c'est s'efforcer de la considérer avec les yeux de Dieu, il
existe bien une théologie de l'histoire dans ces deux grandes œuvres :
mais elle consiste en un refus de tout sens terrestre, de toute évo
lution des groupes humains, au moins pour ce qui est l'essentiel, leur
élévation proprement morale et religieuse. Cette théologie est un
refus de ce que les modernes ont appelé l'Histoire ; Pascal eût ironisé
sur cette majuscule. Il n'existe qu'une histoire intéressante, celle des
saints, la seule à laquelle Dieu prête tous ses soins. Le Dieu éternel
forme dans le creuset des événements la céleste Jérusalem. Loin de
se passionner pour les jeux dérisoires des princes et des groupes,
les justes n'aspirent qu'à quitter un monde sinistre pour l'éclatante
lumière « de leur chère patrie, de la Jérusalem céleste, dont ils se
souviennent sans cesse dans la longueur de leur exil ».

dicens, « Stantes erant pedes nostri in atriis Jerusalem [Ps. 121]. Ibi erigeris si
te hic paenitendo et confitendo humiliaveris .. Inde oportet ut fleas, recordando
Sion.
Mais comment expliquer : « ... d'où ils ne se relèvent pas avant la lumière ... » ?
C'est un souvenir de l'In. Ps. 126, n. 5 et 7, où Augustin commente le verset 2 : « In
vanum est vobis ante lucem surgere [Ps. 126, verset 2]. Et quando surgemus ? Cum fuerimus
humiliati. « Surgite postea quam sedistis » [Ps. 126, verset 2]. Surrectio exaltationem significat,
sessio humilitatem significat ... Surgere vultis, sed primo sedete : et surgens ab humilitate,
pervenis ad regnum . [n. 7] Tuam exaltationem post mortem spera, in resurrectione mortuo
rum spera, quia ille [J.C.] resurrexit et adscendit ». Voilà encore une preuve de la profonde
connaissance qu'avait Pascal des Enarrationes ! Saint Augustin unit au rappel des trois
concupiscences la mention du fleuve du monde dans In Epist. Joh., tr. 2, n. 10, texte
admirable.
10. Voir J. Chaix-Ruy, « Antihistorisme et théologie de l'histoire », in Recherches
augustiniennes, I (Paris, 1958), p. 287-302 : « La théologie de l'histoire a ... ses molinistes
et ses jansénistes. Les premiers pensent que l'histoire humaine s'inclinera progressive
ment et d'elle-même vers le bien, et que le jugement de Dieu ne fera que sanctionner
le rachat du monde par les hommes ... » (p. 297-98). M. Chaix-Ruy cite parmi ces
« molinistes » les abbés de Saint-Pierre, Pluche, Morellet, Galiani, qui partageaient
l'optimisme de leurs amis les encyclopédistes.
CHAPITRE VI

LE MYSTÈRE D'ISRAËL

ÜRDRE.
Voir ce qu'il y a de clair dans tout l'état des Juifs
et dïncontestable.
Fragment 8 - 602.

Qui ouvre les Pensées ne peut qu'être frappé par la place impor
tante qu'y occupent les Juifs. Dès la liasse « Ordre », deux fragments
leur sont consacrés, qui semblent promettre une profonde méditation
sur Israël ‘. Or la promesse a été tenue au-delà de tout ce que nous
aurions pu imaginer. A mesure que le lecteur avance, il constate que les
réflexions sur le peuple élu sont légion et que plusieurs de ces textes
semblent dans leur état définitif, certains admirablement écrits.
Beaucoup d'entre eux portent des titres: « Avantages du peuple
juif », « Antiquité des Juifs », « Sincérité des Juifs a», Rabbinage », etc. 2,
comme si Pascal, sachant que le mystère d'Israël constituerait l'un
des grands thèmes de son Apologie, en préparait avec soin le dévelop
pement, en marquait déjà les différents aspects. Enfin, parmi les
douze preuves de la foi énumérées dans le fragment 482 - 289, la
septième s'intitule « Le peuple juif » ; ce peuple n'aurait-il pas,
d'ailleurs, été présent dans plusieurs autres arguments, comme les
merveilles de l'Ecriture sainte, Moïse et les prophètes, les prophéties,
la perpétuité, la sainteté de la loi... ?
Pourtant les communautés juives n'occupaient nullement le devant
de la scène française, vers 1655-1660. Soumises à une législation op

1.Fr. l-596 et 8-602.


2. Voici les principales références: «Avantages du peuple juif» (451 -620); «Anti
quité des Juifs» (436-628); «Sincérité des Juifs» (452-631 et 492-630); «Figures»
(voir liasses 19 et 25); « Prophéties » (liasse 24); « Prédiction » (338 - 724); « Perpétuité »
(liasse 21; fr. 390-617 et 793-737); «Preuves de Jésus-Christ» (liasse Z3); «Loi
figurative» (liasse 19; série 19); « Preuves de Moise» (liasse 22); « R»bbinage» (liasse
20). La liste 17 concerne uniquement les Juifs et leur refus d'ouverture au monde.
Ajoutons la totalité des séries 6, 7, 8, 9, 10, 11; 13; 18 et 19; des mentions dans la
liasse 26; un grand fragment (436-628) dans la série 5; un autre (489-713) dans la
série 17.

‘ w .- ’an-- à
466 LB MYSTÈRE DÏSRAËL

pressive, elles vivaient repliées sur elles-mêmes. On comprend qu'un


Péguy, âgé de vingt-cinq ans lors de l'Affaire Dreyfus, et surtout en
touré d'amis juifs comme Bernard Lazare, Daniel Halévy, Jules
Isaac..., à l'époque du renouveau de la pensée juive, ait été conduit
à évoquer maintes fois Israël. On le conçoit aussi à propos d'un Léon
Bloy, au même moment. Mais Pascal ? Aucun événement marquant
n'explique la part donnée aux Juifs dans les Pensées. L'apologiste ne
semble pas non plus avoir eu les moindres contacts avec des fidèles
de Moïse. Et surtout, en 1660, ces derniers ne faisaient vraiment courir
aucun risque à la foi catholique: les protestants, beaucoup plus
actifs, étaient autrement redoutables. Or l'Apologie ne parle d'eux
que rarement.
Comment, en particulier, expliquer la dureté de l'auteur du Mys
tère de Jésus à l'égard de ce malheureux peuple ? Pourquoi les
appelle-t-il «ennemis »3 ? « Tous ennemis » de la foi catholique et
de l'Eglise‘ ? On peut penser que leur seule incrédulité les rend en
nemis, qu'il s'agit d'une inimitié théologique, et non historique.
Pascal lui-même suggère cette interprétation : « L'Eglise a trois sortes
d'ennemis : les Juifs qui n'ont jamais été de son corps, les hérétiques
qui s'en sont retirés, et les mauvais chrétiens qui la déchirent au
dedans » 5. Mais une inimitié purement théologique - et elle l'était
purement, en 1655-1660 - entraînerait-elle cet acharnement, cette
âpreté que l'on perçoit dans tant de textes ? Et pourquoi ne rencon
tre-t-on pas les mêmes sentiments à l'égard des protestants et des
mauvais chrétiens ? Le traitement infligé aux Juifs ne peut être
comparé qu'à celui que subissent dans l'œuvre pascalienne... les
jésuites. Or précisément l'hostilité de Port-Royal à l'égard de la
Compagnie n'était pas restée longtemps dans le domaine de la pure
théologie: les insultes, les dénonciations, les intrigues, les pour
suites policières n'avaient pas tardé à faire leur apparition. Nous nous
trouvons donc en présence d'une énigme: Pascal, qui situe Israël
parmi les ennemis de la vérité, et non des personnes, fait preuve à son
égard d'une dureté qu'on ne retrouve dans ses écrits qu'à l'égard
d'ennemis qui s'efforcent d'atteindre la vérité en frappant ses ser
viteurs. Il faut cependant remarquer que les attaques contre les
jésuites sont incisives, passionnées. Les traits sont destinés à une
proie vivante et qui se débat. On ne sent rien de tel dans les fragments
sur les Juifs, mais une dureté sereine, l'expression de jugements sans
appel portés depuis longtemps.
C'est qu'en effet ils ont été portés plus de douze siècles aupa
ravant. La méditation pascalienne du mystère juif est toute nourrie
de textes augustiniens. De là l'importance des fragments sur Israël,
de là l'hostilité qu'on y trouve, moins passionnée, mais non moins
implacable que chez le docteur africain!

3. Fr. 503 - 675 ; 793 - 737. Cf. 433 - 783 et 497 - 714; 858 - 840.
4. Fr. 793 - 737.
5. Fr. 858-840.
mrnonucnoN 467

Tout s'éclaire. Saint Augustin ne considérait pas les Juifs comme


des ennemis seulement parce qu'ils ne partageaient pas sa foi. Car
ces derniers étaient extrêmement actifs : d'importantes communautés
juives existaient en Afrique du Nord. L'évêque d'Hippone se heurtait
à l'une d'entre elles dans sa propre ville, et Carthage abritait la plus
puissante de toutes. Ces groupes se livraient à un intense prosély
tisme et conquéraient des adeptes parmi les païens, et parfois jusque
chez les chrétiens. Aussi les théologiens catholiques avaient-ils ra
pidement compris le danger, et une polémique violente s'était-elle
engagée entre les deux communautés rivales depuis longtemps déjà,
comme en témoignent les écrits de Tertullien, de saint Cyprien et de
Lactance °. Il y avait lutte d'influence, controverse: c'est dans cette
atmosphère de polémiques qu'il faut considérer que l'œuvre augus
tinienne fut composée. Polémique est même trop peu dire, car le
heurt des deux communautés conduisait parfois aux pires violences,
de part et d'autre. Tout commençait par des insultes, comme en
témoigne saint Augustin: « Les Juifs, ces ennemis que tous connais
sent du Seigneur Jésus-Christ ont coutume de se glorifier du psaume
que nous avons chanté. Ils disent : En Judée Dieu est connu et in
sultent les nations dont Dieu n'est pas connu. Ils disent que d'eux
seuls Dieu est connu »". Les chrétiens avaient d'ailleurs la riposte fa
cile: en 386, à Antioche, Jean Chrysostome prononçait huit homélies
d'une violence inouïe, accablant les Juifs d'insultes ordurières ‘.
Mais on n'en restait - hélas - pas toujours aux attaques verbales.
Sous le règne de Julien l'Apostat des Juifs avaient incendié les basi
liques à Damas, massacré des chrétiens en Palestine ; unis aux païens,
ils avaient détruit la cathédrale d'Alexandrie. En 388, les chrétiens
brûlaient la synagogue de Callinicon, sur l'Euphrate. L'historien
Jules Isaac rapporte pire encore: « La fête juive de Pourim, liée à
la légende d'Esther, était une fête d'allure carnavalesque, où l'on avait
coutume de pendre ou de brûler en effigie le perfide Haman ; il arriva
que ce pseudo-supplice rituel fût transformé en une méchante parodie
de la Crucifixion; jusqu'au jour où une loi d'empire (408) interdit
ces jeux sacrilèges Selon l'historien chrétien Socrate dans une
ville de Syrie, Inmestar ou Imnestar, vers 415, des Juifs pris de bois
son saisirent un enfant chrétien, le mirent en croix et le frappèrent
à mort »’. L'année précédente, à Alexandrie, les violences étaient
devenues si sanglantes qu'elles avaient entraîné la disparition de la
colonie juive, pourtant considérable. Dans le domaine juridique,

6. Voir Bernhard Blumenkranz, Die Iudenpredigt Augustin.", BAle, 1946; ‘Augustin


et les Juifs », in Recherches augustiniennes, vol. 1, Paris, Etudes augustiniennes. 1958,
p. 275-241.
7. In Ps, n. l: « Soient inimici Domini Jesu Christi omnibus noti gloriari in
isto psalmo et insultare Gentibus quibus non est notus Deus, et dicere quia sibi
solis notus est Deus ». Les Juifs sont appelés par Pasœl ennemis de Jésus-Christ dans
les fr. 502-571 et 262-762. Dans saint Augustin, voir encore De sermon: Domini in
monte, II, 2, n. é.
8. Citations dans J. Isaac, Genèse de l'antisémitisme, Paris, 1948, p. 162 sq.
9. Ibid, p. 185.

S .
468 LE MYSTÈRE DÏSRAËL

depuis 315 les lois anti-juives s'étaient succédées 1°: par exemple, en
388, sous Théodose, le mariage mixte est assimilé à l'adultère et puni
de la peine de mort ". On imagine sans trop de peine les mentalités
que tout cela suppose, l'état des relations entre les deux groupes
religieux.
Mais surtout on s'explique que saint Augustin ait recouru, pour
désigner des hommes qui ne partageaient pas sa foi, à ce vocable,
qui serait surprenant dans d'autres conditions, d'ennemis ‘2. A son
époque, tous ceux qui n'étaient pas catholiques, se trouvaient en
conflit avec l'Eglise, et dans des conflits allant jusqu'à l’effusion du
sang: qu'il s'agit des païens, tout récemment encore persécuteurs,
ou des hérétiques, comme les donatistes, dont les bandes armées
pillaient, brûlaient et tuaient, ou même de ceux qui dans le sein de
l'Eglise ne reculaient devant rien pour imposer leurs vues. Aussi
répète-t-il que l'Eglise a plusieurs sortes d'ennemis: les Juifs, les
païens et les hérétiques i3. Il écrit de façon plus générale encore:
« Au dehors supporte les hérétiques, les païens et les Juifs; et sup
porte au dedans les mauvais chrétiens, car les ennemis de l'homme
appartiennent à sa propre maison » ", ce qui est tout proche de la
« Pensée » 858 - 840 de Pascal, que nous citions tout à l'heure: l'écrivain
de 1660 a évidemment supprimé de l'énumération les païens, bien
lointains à son époque; mais sa méditation a conservé le rapport
de ces pécheursennemis au Corps de l'Eglise.
On s'explique aussi que les Juifs occupent une place si considé
rable dans l'œuvre augustinienne. Ils n'étaient pas seulement le
peuple élu auquel l'Eglise doit la Bible, Jésus-Christ et les apôtres.
Ils menaçaient l'expansion catholique. Aussi la controverse apparaît
elle souvent dès qu'il est question d'eux: outre la Lettre 196 - 200
à Asellicus, consacrée tout entière à une mise en garde contre le
judaïsme, outre un Traité contre les Juifs (429-430 ?), qui vise beau
coup plus à protéger les chrétiens qu'à convertir les Juifs, presque
tous les livres du théologien africain consacrent d'importants dé
veloppements à cette polémique. La Cité de Dieu, les Commentaires
scripturaires s'y prêtaient sans difficulté, l'un dans la grande fresque
historique qu'il propose, les autres grâce à la présence constante
de la Bible. Comme les manichéens rejetaient l'Ancien Testament,
tous les écrits qui les combattent transforment Israël en bouc émis
saire: assurément l'Ancien Testament paraît inacceptable à des

10. Ibid., p. 175-184. J. Isaac y reprend les faits apportés par Jean Juster, Les Juifs
dans l'Empire romain, 2 vol., Paris 1914.
11. Code théodosien, éd. Mommsen. III, 7, 2 (cité par J. lsaac).
12. Voir par exemple De civ. Dei, XVIII, 46; In Ps. 40, n. 14; In Ps. 58, n. 2l, etc.
13. Serm. 349 - 52 de Tempore, 2, n. 2; In Ps. 109 n. ll: «Dominare in medio
Paganorum, Judaeorum, Haercticorum, falsorum fratrum»; De vcra rclig., 5, n. 9; In
Ps. 56, n. 9: « Proferimus Codices ab inimicis [les Juifs], ut confundamus alios inimicos
[les païens et les hérétiques] ». Un catholique du temps d'Henri lll pouvait appeler les
protestants ses ennemis; mais conçoit-on qu'un catholique d'aujourd'hui parle en de
pareils termes?
14. Serm. 15 - de Tempore 254. 6. n. 6; Cf. In Ps. 103, I, n. 9; De agone christiano,
12, n. 13; Serm. 71 - de verbis Domini II, 3, n. 5 et 6.
INTRODUCTION 469

chrétiens; mais en réalité ce qui semble contraire à la loi nouvelle


était symbolique, et les Juifs ne l'ont pas compris, peuple charnel
bien digne de son sort! Ainsi, la méditation sur le mystère d'Israël,
qui fait partie de l'héritage de l'Eglise, a pris chez saint Augustin,
et par lui chez Pascal, ces proportions considérables qui - à pre
mière vue seulement - étonnent.
Chez les deux écrivains, en dépit de la dispersion des textes,
se développent à propos du peuple élu les conceptions les plus
systématiques qui aient été élaborées dans l'Eglise. Si tous deux
évoquent volontiers la grandeur d'Israël, ils n'en juxtaposent pas
moins à cet éloge les efiroyables théories du peuple témoin et du
peuple damné. Israël leur apparaît donc tantôt dans sa transcendance
historique, tantôt avec une mission apologétique, tantôt comme une
« catégorie théologique » ‘5, le judaïsme.

15. L'expression est empruntée à la note de F. Lovsky, «Pascal et les Juifs », in


Cahiers sioniens, déc. 1951, p. 355-366: «Pascal ne les [les Juifs] a ni connus,
ni fréquentés; il ne les a pas combattus, comme Luther, ou plus tard Voltaire; il ne
les a pas en quelque sorte imaginés comme Bossuet dans l'éloquence de la chaire. Ils
sont pour lui une catégorie théologique; et c'est à Calvin, s'il fallait poursuivre le jeu
des rapprochements, qu'on pourrait comparer Pascal» (p. 355). Rien d'étonnant à cela:
Calvin et Pascal ont le même maltre. Voir L. Smits, Saint Augustin dans l'œuvre de
Jean Calvin, Assen, 1957 (I), 1958 (II).

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l. LA TRANSCENDANCE HISTORIQUE

Il ne semble pas que Pascal ait eu l'intention de brosser une


histoire du peuple juif, comme l'avait fait son devancier dans La
Cité de Dieu. Sans doute pensait-il - et avec raison - qu'une fresque
de ce genre n'avait pas sa place dans une Apologie. A peu près toutes
les étapes, tous les grands personnages de l'histoire d'Israël sont
pourtant présents dans les Pensées; mais la perspective n'est que
très rarement chronologique, et lorsqu'elle l'est, comme dans le
fragment 281 - 613, l'auteur ne la considère pas pour elle-même, mais
a en vue la « perpétuité » de l'Eglise. Pascal ne s'intéresse pas aux
événements pour eux-mêmes, ni à leur succession: il cherche à
dégager dans la vie d'Israël les traces de la transcendance. Tout
homme devient exemple, tout fait devient figure, toute réalité devient
objet d'étonnement: « La rencontre de ce peuple m'étonne, et me
semble digne de l'attention » l‘.

1. « Antiquité des Juifs »

Ce qui frappe d'abord Pascal parmi le flux perpétuel des hommes,


des institutions et des sociétés, c'est que «ce peuple est le plus
ancien qui soit en la connaissance des hommes, ce qui me semble
lui attirer une vénération particulière »17. Pascal ne veut certaine
ment pas dire que les Hébreux, dans l'état des connaissances histo
riques de son temps, passent pour le plus vieux peuple qui ait existé.
Il avait lu La Cité de Dieu, où se trouve affinné longuement le
contraire". Il affirme que c'est le plus ancien. des peuples existants et
qu'en ce qui concerne les peuples antérieurs à lui nous ne savons
plus rien. Pour Pascal, à l'origine de la période historique se trouve
le peuple juif. La raison d'une telle atfirmation est d'ailleurs bien
simple: c'est cette nation qui possède « le plus ancien livre du
monde»l’. Les premiers écrits de l'humanité sont donc juifs: ils
représentent la plus ancienne tradition humaine. Si donc, comme
le croit l'apologiste, « Dieu s'est de tout temps communiqué aux
hommes »2°, car u toujours ou les hommes ont parlé du vrai Dieu,

16. Fr. 454- 619. Evidemment étonner signifie pour Pascal frapper de stupeur.
17. Fr. 451 - 620; cf. 793 - 737.
18. XVI, 1 à 12. Pascal ne distingue pas toujours «peuple juif », donc descendant
d'Abraham, avant lequel existaient évidemment d'autres peuples, et « peuple de Dieu s,
cc que saint Augustin appelle la Cité de Dieu, qui commença avec Abel, Enoch, Lamech,
Noé, etc. (fr. 281- 613). Ce peuple de Dieu ne comprit a certaines époques qu'une seule
famille, comme celle de Noé ou celle du père d'Abraham (De civ. Dei, XVI, 12).
19. Fr. 451 - 620. Cf. 243 - 601 et 811 - 741.
20. Fr. 451 - 620.
TRANscENnANcE r-nsroruouE 471

ou le vrai Dieu a parlé aux hommes » 2‘, c'est à cette tradition juive,
la plus ancienne, qu'il faut recourir. Il va falloir ouvrir les livres
sacrés que ce peuple conserve avec un zèle étonnant maintenant
encore.
En tout cela Pascal reste fidèle au but qu'il s'est assigné de
« voir ce qu'il y a de clair dans tout l'état des Juifs et d'incontes
table », et de le montrer à l'incroyant. On comprend qu'il ait élagué
bien des développements de son prédécesseur sur cette question,
qu'il en ait fait disparaître le plus possible l'aspect théologique,
de façon à partir d'un état de fait constatable par tous. Augustin
n'affirme pas moins que Pascal que la vérité a toujours été connue
des hommes, mais il en confie l'annonce au ministère des anges:
« Le mystère de la vie éternelle a été annoncé par des Anges dès le
début du genre humain, à travers des signes et des mystères que ces
temps-là imposaient comme convenables. Ensuite le peuple hébreu
fut rassemblé en une sorte d'unique république, pour garder ce
mystère » 12. Cette mention des anges eût entraîné chez l'incroyant des
questions inutiles, secondaires. Aussi Pascal paraît-il s'être souvenu
d'un autre texte :
Depuis le commencement du genre humain, tantôt d'une façon plutôt
cachée, tantôt d'une façon plus claire, selon que la Providence de Dieu le
jugea convenable, [le Messie] n'a pas cessé d'être annoncé [prophetari] et
il y eut toujours des hommes pour croire en lui, d'Adam à Moïse, non
seulement dans le peuple même d'Israël, qui par un mystère particulier
a été une nation prophétique [speciali quodam mysterio gens prophetica
fuit], mais aussi parmi les autres nations, dès avant l'incamation. En
effet, dans les livres saints des Hébreux, on voit mentionnés quelques
personnages, dès le temps d'Abraham, qui n'étaient pas de sa race, ni du
peuple d'Israël, qui n'eurent même aucun lien passager avec le peuple
d'Israël, et qui cependant eurent part à ce mystère. Pourquoi ne croirions
nous pas que chez les autres peuples aussi, de par le monde, il y en eut
aussi d'autres, les uns ici, les autres là, bien que nous ne les trouvions
pas mentionnés dans les mêmes livres saints? Ainsi le salut de cette
religion, qui seule promet vraiment le vrai salut, n'a jamais manqué à
qui en était digne; et ceux auxquels il a manqué n'en étaient pas dignes.
Et depuis le commencement de la race humaine jusqu'à la fin, cette
religion est prêchée, aux uns pour leur récompense, aux autres pour
leur jugement 23.

Mais sur ce texte aussi s'est exercée la critique pascalienne. Si les


premières et les dernières lignes semblent s'être concentrées dans le
fragment 282 - 616: « Perpétuité. Le Messie a toujours été Cru. La
tradition d'Adam était encore nouvelle en Noé et en Moïse », toute

21. Fr. 860-807. Même conviction au fragment 834-826: «S'il y a un Dieu, il


fallait que la fol de Dieu fût sur la terre»: intrépide affirmation qui ne relève nulle
ment de la philosophie religieuse, incapable de la prouver. mais de la théologie
chrétienne, aux yeux de laquelle Dieu n'a créé des êtres spirituels que pour qu'ils
entrent en dialogue avec lui et accèdent à son Royaume.
Z2. De civ, Dei, Vll, 32.
23. Epist. 102-49, à Deogmtias, 2‘ question, n. 15. «Ab initio generis humani, alias
occultius, alias evidentius, sicut congruere temporibus divinitus visum est, nec prophetari
destitit [Christus], nec qui in eum crederent defuerunt, ub Adam usque ad Moysen.
et in ipso populo Israël.» Pour Pascal Dieu n'a parlé qu'aux Juifs et » voulu « qu'on
ne pût la savoir [la vérité] que par n» (474-622).

f g a ‘ ‘u-ï r
472 LE MYSTÈRE DÏSRAËL

la partie centrale, si optimiste, a disparu: cette possibilité pour la


vérité d'exister ailleurs que chez les Juifs brouillait les cartes. Où
la chercher ? Avec quelle certitude ? Les Juifs constituaient une
nation tout entière dépositaire de la Révélation: c'est à leurs livres,
et à eux seulement que Pascal veut adresser le libertin.
Saint Augustin émettait l'idée que la langue d'Héber, descendant
de Sem, la langue hébraïque, survécut à la confusion de la Tour de
Babel et qu'Abraham seul et ses descendants continuèrent à la par
ler 2‘. Pascal n'a pas retenu cette idée, inutile et incertaine, qui faisait
de la langue juive la plus ancienne des langues connues : cela montre
que parmi les avantages du peuple juif2’ il ne s'intéressait qu'à
ceux qui présentaient pour sa démonstration quelque utilité.
L'ancienneté des livres et de la pensée juifs étaient de ceux-là. Tout
un chapitre de La Cité de Dieu2‘ s'efforce de démontrer que ces
livres et cette sagesse sont les plus vieux du monde: « Au temps
de nos prophètes, dont les écrits sont parvenus maintenant à la
connaissance de presque toutes les nations, il n'y avait pas encore
de philosophes païens Seuls les poètes théologiens Orphée, Linus
et Musée se trouvent antérieurs aux prophètes hébreux dont les
écrits ont à nos yeux autorité. Mais eux non plus n'ont pas précédé
le théologien véritable que nous suivons, Moïse, qui annonça avec
vérité l'unique vrai Dieu » A qui objecterait que Moïse a été ins
truit dans la sagesse des Egyptiens, comme le dit la Bible, il est
répondu qu'Abraham vécut avant qu'existât cette sagesse. Deux
chapitres plus loin, il est démontré qu'Abraham est également anté
rieur à Hermès trismégiste. Or, la Bible, pour Pascal, émane du
peuple tout entier: ses plus vieux textes sont donc contemporains
des premiers Hébreux :
Toute histoire qui n'est pas contemporaine est suspecte Il n'en est pas
ainsi des auteurs contemporains.
Il y a bien de la différence entre un livre que fait un particulier, et qu'il
jette dans le peuple, et un livre que fait lui-même un peuple. On ne peut
douter que le livre ne soit aussi ancien que le peuple 27.

C'est parce qu'elle a été rédigée par des contemporains, à chaque


étape de l'histoire juive, que la Bible « est le plus ancien livre du
monde et le plus authentique » 2‘.

24. De civ. Dei, XVI, 12. Mais il nuance: ’ quantum credibile est u.
25. Fr. 451 - 620.
26. XVIII, 37. Voir aussi 39. Au chapitre 40 saint Augustin s’eñorce de montrer que
les Egyptiens sont ridicules, lorsqu'ils se prétendent très anciens. Pascal, au fr. 454 - 619,
après avoir rejeté la religion des Egyptiens, entre autres, écrit que « les histoires [des
Juifs] précèdent de plusieurs siècles les plus anciennes que nous ayons n.
27. Fr. 436-628. Cf. 451- 620. Une telle affirmation signifie qu'aux yeux de Pascal
il exista des documents, ou au moins une tradition orale soigneusement conservée. dès
l'époque des Patriarches. Moïse aurait le premier retranscrit ou simplement mis par écrit
ces documents ou cette tradition.
28. Fr. 243-601. Voir fr. 811- 741: « Les deux plus anciens livres du monde sont
Moïse et Job »; et 451 » 620, où la rédaction de la Bible est placée six ou sept cents ans
avant l-lomère et Hésiode. Pascal prend bien soin de montrer que le souvenir du passé
se transmettait facilement grâce a la longévité des premiers hommes et des patriarches:
Fr. 243 - 601; 290 - 626; 292 - 624; 296 - 625.
2. Lintransigeance du monothéisme

Or que nous révèle ce livre unique entre tous, qu'apprenons-nous


de ce peuple ? D'abord, qu'au milieu de l'idolâtrie générale et des
changements continuels des choses humaines, il demeure attaché au
culte d'un seul Dieu: « En considérant aussi cette inconstante et
bizarre variété de mœurs et de créances dans les divers temps, je
trouve en un coin du monde un peuple particulier séparé de tous les
autres peuples de la terre ..., qui adore un seul Dieu Ils soutiennent
qu'ils sont les seuls du monde auxquels Dieu a révélé ses mystères l 2’ ;
et, tout au long de leur histoire, ils n'ont « eu que Dieu pour maître » 3°.
Cet intransigeant monothéisme avait déjà frappé saint Augustin, chez
qui Pascal avait pu lire maint développement sur ce point:
Le peuple de Dieu avait été placé dans la seule Judée, comme au milieu
du monde: là retentissaient les louanges de Dieu, des sacrifices lui
étaient offerts, là, les prophéties ne cessaient d'annoncer les événements
à venir, que maintenant nous voyons s'accomplir: ce peuple était en
quelque sorte au milieu des nations. Le Prophète considéra ce spectacle,
et il vit par avance l'Eglise de Dieu parmi toutes les nations: et parce
que toutes les nations l'entouraient de tous côtés, et plaçaient au milieu
d'elles la seule nation des Juifs [unam gentem Judaeorum], il appela
toutes ces nations environnantes « ville d'enceinte M1.

Les deux écrivains insistent sur le contraste entre l'idolâtrie des


païens et la pureté de la religion juive"; quoique, comme les païens,
Israël soit fasciné par les biens terrestres, ce contraste suffisait
à les distinguer radicalement:
Dans l'Ancien Testament , ce sont les promesses charnelles de Dieu
qui retenaient les âmes encore mesquines, et c'est à cause d'elles qu'on
craignait Dieu . Les païens demandaient la terre au diable, tandis que
les Juifs la demandaient à Dieu: ils demandaient les mêmes biens, mais
ne les demandaient pas au même donateur. Les Juifs avaient beau
demander les mêmes biens que les païens, ils différaient d'eux cepen
dant, puisqu'ils les demandaient à celui qui a tout créé. Et Dieu
était proche d'eux, alors qu'ils étaient loin des Nations 33.

Cette belle opposition, qui se développe selon les lois de la rhéto


rique, a été reprise et enrichie par Pascal: aux Juifs charnels et

29. Fr. 454 - 619.


30. Fr. 369 - 611.
31. In Ps. 30, IV, n. 9.
32. In Ps. 84, n. Il: « Per omnes terras ubique idola colebantur, daemonia timeban
tur, non Deus : in illa gente [Judaeorum] timebatur Deus ». Cf. In Ps. 62, n. 1; In 10h.,
tr. 2, n. 12. Chez Pascal fr. 281-613: «Abraham était environné d'idolâtres Au
temps d'Isaac et de Jacob, l'abomination était répandue sur toute la terre Les
Egyptiens étaient infectés et dïdolàtrie et de magie Et cependant il y a toujours eu
au cœur de la Judée des hommes choisis qui prédisaient la venue de ce Messie qui
n'était connu que d'eux ». Voir pour cette dernière phrase le texte augustinien cité plus
haut: « Solent Judaei gloriari in isto psalmo Notus in Judaea Deus et dicere
quia sibi solis notus est Deus n (In Ps. 75, n. l).
33. In Ps. 84, n. ll : « In veteri Testamento carnalia promissa Dei tenebant adhuc
parvas animas, et propter haec timebatur Deus Terram petebat Paganus a diabolo;
terrain petebat Judaeus a Deo: unum erat quod petebant; sed non unus a quo petebant.
Petendo iste quod Paganus petebat, disoemebatur tamen a Pagano, quia ab illo ista
petebat, qui omnia fecerat. Et prope illis er»t Deus, qui Gentibus longe erat a.
474 LE MYSTÈRE IŸISRAËL

aux païens il ajoute les vrais chrétiens, que ce soient ceux de l'an
cienne Alliance ou ceux de la nouvelle " :
Les Juifs charnels tiennent le milieu entre les chrétiens et les païens.
Les païens ne connaissent point Dieu et n'aiment que la terre, les Juifs
connaissent le vrai Dieu et n'aiment que la terre, les chrétiens connais
sent le vrai Dieu et n'aiment point la terre. Les Juifs et les païens aiment
les mêmes biens. Les Juifs et les chrétiens connaissent le même Dieu 35.

3. Grandeur de la Loi juive

Autre richesse, qui plaçait ce peuple au-dessus de tous les autres :


sa Loi, la Torah, qui, elle aussi, frappe l'observateur impartial des ins
titutions humaines.
La loi par laquelle ce peuple est gouverné est tout ensemble la plus
ancienne loi du monde, la plus parfaite et la seule qui ait toujours été
gardée sans interruption dans un Etat. C'est ce que Josèphe montre
admirablement contre Appion et Philon juif, en divers lieux où ils font
voir qu'elle est si ancienne que le nom même de loi n'a été connu des
plus anciens que plus de mille ans après, en sorte qu'I-lomère qui a
écrit l'histoire de tant d'Etats ne s'en est jamais servi. Et il est aisé de
juger de sa perfection par la simple lecture, où l'on voit qu'on a pourvu
à toutes choses avec tant de sagesse, tant d'équité et tant de jugement
que les plus anciens législateurs grecs et romains en ayant eu quelque
lumière en ont emprunté leurs principales lois, ce qui paraît par celle
qu'ils appellent des 12 tables, et par les autres preuves que Josèphe en
donne.
Mais cette loi est en même temps la plus sévère et la plus rigoureuse de
toutes en ce qui regarde le culte de leur religion, obligeant ce peuple pour
le retenir dans son devoir, à mille observations particulières et pénibles
sur peine de la vie, de sorte que c'est une chose bien étonnante, qu'elle
se soit toujours conservée constamment durant tant de siècles, par un
peuple rebelle et impatient comme celui-ci, pendant que tous les autres
Etats ont changé de temps en temps leurs lois quoique tout autrement
faciles 36.

Dans l'ensemble ces deux paragraphes sonnent juif: l'amour d'Is


raël pour sa Loi passe là tout entier, et des lignes semblables se
retrouvent jusque chez les croyants de l'Israël d'aujourd'hui 33. Rien

34. Pascal emprunte à saint Augustin, comme nous le montrerons dans la dernière
partie de ce chapitre, l'idée que les vrais Israélites étaient les chrétiens de l'ancienne
Alliance, de même que les mauvais chrétiens sont les Juifs de la nouvelle Alliance. Cf.
In Ps. 128, n. 2; Pascal, fr. 286-609.
35. Fr. 289 - 608.
36. Fr. 451- 620. On perçoit facilement l'insistance de l'apologiste: « toujours conser
vée constamment durant tant de siècles»; et le leitmotiv de l'étonnement dans tous ces
fragments (étonnant, admirable, particulier, étrange, considérable, etc.) sur le rôle histo
rique
la plusdesparfaite
Juifs. Son
..., la
enthousiasme
seule qui transparaît
I», « avec dans
tant de
les sagesse,
anaphores:
tant « d'équité,
La plus ancienne
et tant de

jugement ».
37. Par exemple A. Neher, Moise et la vocation juive, Paris, Seuil, 1957, p. 95-109.
« Premier apologiste de l'impératif de la Loi, Moise en souligne l'idéale et universelle
Uflndeur: «Elle est votre sagesse et votre intelligence aux yeux des peuples. Lorsque
ceux-ci auront connaissance de toutes ces Lois, ils diront: Ah! qu'il esl sage et intel
ligent, ce grand peuple Où est, en effet, Ie peuple assez grand pour posséder des
lois et des règles aussi parfaites que cette thora que ie vous présente aujourd'hui?»
rmNscENnxucE HISTORIQUE 475

d'ailleurs d'étonnant à cela : les sources du texte sont juives, Josèphe


et Philon, l'apologiste n'en fait pas mystère 3‘. Assurément Pascal
voyait dans la Torah l'« ombre » de la loi évangélique, « qui est sans
tache et toute sainte »3’ et se résout en l'unique précepte de la cha
rité ‘°. Mais ici il s'arrête au sens littéral et en célèbre la grandeur
(une fois n'est pas coutume). Saint Augustin ne se livre guère à ce
genre d'éloge sans réserves, car les aspects primitifs de la vieille
Loi l'avaient longtemps heurté dans sa jeunesse et continuaient à
scandaliser les manichéens, comme le révèlent, entre autres, les
Confessions et le Contre Fauste. D'autre part, un tel éloge était devenu
une caractéristique des pélagiens, qui se vantaient, comme les Juifs
charnels, d'accomplir les commandements divins par leurs propres
forces. L'évêque d'Hippone était donc assailli de trop de côtés pour
pouvoir sans danger souligner la valeur de la Loi en son sens
littéral, sa dignité de figure de l'Evangile ‘‘. Rares sont les cas où, sans
doute sous la pression de la Tradition, il semble s'attacher à la lit
téralité même 42. Les Pensées, grâce aux lectures juives de Pascal,
auraient peut-être nuancé quelque peu la dureté d'Augustin à l'égard
des réalités d'Israël.

4. Un peuple de frères

L'un des aspects les plus étonnants de cette Loi, de ces Livres
saints, c'est qu'ils entretiennent dans le cœur de ce peuple le senti
ment d'une étroite fraternité entre tous: « C'est un peuple tout
composé de frères, et au lieu que les autres sont formés de l'assem
r
blage dune infinité de familles, celui-ci quoique si étrangement
abondant est tout sorti d'un seul homme, et étant ainsi tous une

(Deut., IV, 6-8). Aujourd'hui? A plus de tmis millénaires de distance et sans aucune
préoccupation apologétique, en vertu des seules considérations qu'impose notre connais
sance du monde, charun peut souscrire à l'éloge que Moïse faisait de sa propre Loi»
(p. 95-96).
38. Voir encore fr. 454 - 619; « Je trouve étrange que la première loi du monde se
rencontre aussi la plus parfaite, en sorte que les plus grands législateurs en ont
emprunté les leurs ..., comme il serait aisé de le montrer si Josephe et d'autres
n'avaient asse: traité de cette matière.»
39. Cinquième Provinciale, Br., IV, p. 303, et éd. Cognet, p. 78; la citation provient
du Ps. 18, verset 8. Voir aussi le Faction des curés de Paris, Br., VII, 297 et éd. Cognet,
p. 416, citant le Psaume 118, versets 126-128. On sait quel amour Pascal portait à ce
psaume, qui n'est qu'un long éloge de la Torah: il le récitait tous les jours dans son
bréviaire. Voir Vie de M. Pascal, par sa sœur, Laf., III, 44 et notre étude sur Pascal
et la liturgie, Paris, P.U.F., 1966, p. 19.
40.Fr. 257-684, 267-680, 268-683, etc. Pour un Israélite Pascal brise en réalité
les Tables de la loi; la coupure entre accomplissement matériel et contenu spirituel
étant rejetée par Israël. C'est la réalisation matérielle du précepte avec les sentiments
qu'elle implique, c'est tout cela qui, indissolublement, a une efficacité rédemptrice.
41. Voir Contra duas epist. pelagianorum, IV, 5, n. 10. Les innombrables développe
ments augustiniens sur la Loi tournent, dans l'ensemble, autour de trois affirmations:
1° Elle figurait la loi nouvelle: Contra Adirnantum, 15, n. 3; 16‘ n. 3. 2° Elle mainte
nait les Juifs dans l'obéissance par la crainte: De Sennone Domina‘ in monte, l, 1, n. 2.
3° Elle leur révélait leur impuissance, leur péché et leur servait a chacun de pédagogue
vers la grâce du Christ: In Heptateiachum, Il, 55; De spir. et litt., 9, n. 15. C'est l
cause de cela qu'elle était bonne et que par conséquent Dieu l'avait donnée.
42. Voir par exemple De civ. Dei, XVIII, 41, n. 3.

f - _
476 LE MYSTÈRE DÏSRAËL

même chair et membres les uns des autres, composent un puissant


Etat d'une seule famille, cela est unique »‘3. Pascal a été frappé par
la cohésion, les sentiments de solidarité et d'unicité de leur race
des Israélites, par leur souvenir perpétuel de la paternité d'Abraham ;
il a rencontré une foule de préceptes qui exigent entre les membres
de la communauté l'amour mutuel. Evidemment, saint Augustin
n'a guère insisté sur cette grandeur de ses « ennemis »! Cette admi
ration pour la fraternité qui régna souvent (pas toujours) dans ce
peuple, atteste que depuis le 1v° siècle bien du temps a passé. Pascal
a beau demeurer (trop) marqué par l'évêque d'Hippone, il a re
trouvé sur ce point une réelle indépendance de jugement. Il est
probable qu'il nous livre ici l'une des réflexions que lui ont inspirées
ses lectures du Deutéronome " et l'un des rares éloges sans arrière
pensée qu'il fasse de l'ensemble du peuple juif.

5. L'annonce messianique

Il ne faudrait pas croire pourtant que ce peuple de frères vive


replié sur lui-même, sans avenir. Tous attendent la venue d'un Libé
rateur: ce Messie, qui était annoncé depuis le commencement du
monde, doit naître parmi eux et appeler à Jérusalem tous les peuples.
Abraham, Jacob, Moïse, les prophètes l'ont proclamé ‘‘. Tous an
noncent
que les hommes sont corrompus et dans la disgrâce de Dieu, qu'ils sont
tous abandonnés à leurs sens et à leur propre esprit. Et que de là
viennent les étranges égarements et les changements continuels qui arrivent
entre eux et de religions et de coutumes. Au lieu qu'ils demeurent inébran
lables dans leur conduite, mais que Dieu ne laissera point éternellement
les autres peuples dans ces ténèbres, qu'il viendra un Libérateur, pour
tous, qu'ils sont au monde pour l'annoncer aux hommes, qu'ils sont
formés exprès pour être les avant-coureurs et les hérauts de ce grand
avènement, et pour appeler tous les peuples à s'unir à eux dans l'attente
de ce Libérateur 46.

Pour cette annonce du Messie l'auteur peut se rappeler non seu


lement la Bible elle-même, mais aussi d'innombrables développe
ments augustiniens, en particulier ceux de La cité de Dieu ‘7. Nous

43. Fr. 451-620. Même opposition entre la solitude dïibraham et l'abondance du


peuple sorti de lui dans Epist. 137 - 3 ad Volusianum, 4, n. 15: « Eligitur unus ex gente
Chaldaeonrm Propagatur ex illo numerosissimus populus. « Mais il n'est pas question
de la fratemité des Juifs: au contraire ce sont leurs fautes qui se trouvent bientôt
évoquées.
44. Pascal aimait beaucoup ce livre, qu'il cite souvent. Il semble que le début du
fr. 453 - 610 en constitue une note de lecture. Augustin, ici encore, est parfois contraint
de céder devant le témoignage de la Bible: De civ. Dei, XVIII, 41, n. 3.
45. Fr. 390 - 617.
46. Fr. 454 - 619. Ct. 793 - 737.
47.VII, 32; XVIII, 27, 28, 29, 30, 31, 32, 33, 34, 35, etc. De catech. rudibus, 3,
n. 6: « [Christus] praemisit in sanctis Patriarchis et Prophetis quamdam partem corporis
sui, qua velut manu se nasciturum esse praenuntians, etiam populum pracccdentcm
superbe, vinculis Legis tanquam digitis quinque supplantavlt (quia et per quinque tan
TRANSCENDANCE HISTORIQUE 477

aurons l'occasion de constater bientôt que Pascal reproduit plusieurs


textes du docteur africain sur la valeur du témoignage messianique
d'Israël ‘‘. Mais personne ne semble avoir mis en rapport avec autant
de force que lui l'affirmation du péché originel et l'annonce mes
sianique. Pascal qui a rassemblé des textes bibliques empruntés au
Pugio fidei" sur la misère de l'homme, souligne ce lien, ce qui
rend singulièrement plus frappante la mission de ce peuple. Israël
devenait le héraut, extrêmement ancien, d'une des idées fondamen
tales de l'Apologie : misère de l'homme sans Jésus-Christ, félicité avec
Jésus-Christ. La misère de l'homme étant une question de fait, et non
de foi, sa proclamation incessante par un peuple déjà singulier à
tant d'égards forçait encore davantage l'attention.

6. Les épreuves et l'aide divine

Fidèle à son Dieu, à ses Livres, à l'annonce du Messie, ce peuple,


séparé du reste du monde, a été en butte à l'hostilité de toutes les
nations: «Le peuple juif moqué des Gentils »’°. Ils auraient dû
cent fois périr dans le bagne d'Egypte, dans la mer Rouge, dans le
désert, dans les combats, dans la déportation de Babylone, etc. Mais
Dieu les a toujours sauvés par de « grands et éclatants miracles N‘,
grâce auxquels il leur révélait u qu'il pouvait faire l'invisible puisqu'il
faisait bien le visible »52. Il ne les a pas seulement sauvés, il les a
comblés de biens périssables 53. Cela aussi est digne d'attention:
« L'abandon de Dieu paraît dans les païens », si changeants, si cor
rompus, si futiles dans leurs croyances, si seuls dans l'adversité;
« la protection de Dieu paraît dans les Juifs N‘. Ainsi éclatait sans
cesse la Toute-Puissance divine, de façon à faire accepter la venue
d'un Messie surprenant. Il est aisé de découvrir dans une telle pré
sentation plus qu'un simple rappel de grands événements de l'histoire
d'Israël; une élaboration théologique est intervenue à partir de ces
données brutes que constituent les miracles eux-mêmes. Pascal se
souvient certainement des développements de La Cité de Dieuss et

porum articulos praenuntiari venturus prophetarique non destitit; et huic rei consonans
per quem Lex data est, quinque libros conscripsit: et superbi carnaliter sentientes, et
suam justitiam volentes constituere [Romains, X, 3], non aperta manu Christi repleti
sunt benedictione, sed constricta atque conclusa retenti sunt)».
48. Dans la deuxième partie de ce chapitre, consacrée au rôle plus spécialement
apologétique du peuple juif: son témoignage en faveur de l'Eglise.
49. Fr. 278 - 446.
50. Fr. 589 - 704.
51. Fr. 264-746. Cf. 275-643 et surtout 503-675. On trouve la même idée dans
l'Epist. 137 - 3, 4, n. 15: Dieu sauve Israël d'Egypte, ’ horrendis signis atque miraculis ».
52.Fr. 275-643; cf. 594-576; Epist. 138-5, 4, n. 18.
53. Fr. 238 - 645.
54. Fr. 442 - 560 bis.
55. De civ. Dei, X, 8, 13, l7, etc.

I- l- -’- ‘u-"a-n-u-çn - g _ _ -1
478 LE MYSTÈRE D'ISRAÉL

des Traités sur saint Jean *, avec leurs rappels, leurs énumérations
des bienfaits terrestres dont Dieu combla Israël, leurs oppositions
entre le visible et l'invisible *, le charnel et le spirituel, l'affirma
tion de la Puissance d'un Dieu qui peut bien faire l'invisible puisqu'il
a fait le visible 58.
On pourrait penser que ce peuple manifesta une constante gra
titude à l'égard de son Dieu, qui le comblait de biens. Il n'en a rien
efté, et cette aveugle ingratitude se révélera pleinement lors de l'appa
rition du Messie promis. Elle se trouvait d'ailleurs figurée depuis
longtemps dans l'ingratitude du Juif sauvé par Moïse :
Figures.
Les peuples juif et égyptien visiblement prédits par ces deux particuliers,
que Moïse rencontra : l'Egyptien battant le Juif, Moïse le vengeant et
tuant l'Egyptien et le Juif en étant ingrat 59.

Où Pascal a-t-il découvert cette figure peu évidente et qu'aucun


écrit biblique ne signale ? Dans le traité de saint Augustin Contre
Fauste le manichéen, où l'on peut lire :
Le fait que Moïse ait frappé l'Egyptien, sans pourtant que Dieu le lui
ait ordonné, a été permis par Dieu, les personnages étant des figures, pour
signifier par avance quelque chose de futur . .. Le sentiment qui empêcha
Moïse de rester sans venger l'un de ses frères battu en pays étranger
par un homme malhonnête de ce pays, et le fit passer outre au respect
des pouvoirs normaux, était à l'origine d'une profusion de signes d'une
grande fécondité. [Dieu] lui-même appela enfin Moïse par l'intermédiaire

56. In Joh., tr. 25, n. 12 : Les Juifs attendaient de Jésus des miracles plus éclatants
que ceux de Moïse : « Per Moysen quippe promittebatur regnum et terra fluens lac et
mel, temporalis pax, abundantia filiorum, salus corporis, et caetera omnia, temporalia
quidem, in figura tamen spiritalia ... Attendebant itaque qualia fecisset Moyses, et adhuc
aliqua majora volebant fieri ab eo qui tam magna pollicebatur . « Patres, inquiunt,
nostri manna manducaverunt in deserto » [Jean, VI, 31] ». Cf. fr. 264 - 746 : « Les Juifs
étaient accoutumés aux grands et éclatants miracles et ainsi, ayant eu les grands coups
de la mer Rouge et de la terre de Canaan comme un abrégé des grandes choses de
leur Messie ils en attendaient donc de plus éclatants dont ceux de Moyse n'étaient que
les échantillons ». Voir aussi Epist. 140 - 120, 7, n. 20: « Tale aliquid [magna veteris
Testamenti miracula] in Christo exspectabant Judae ». In Joh., tr. 31, n. 7 : les promesses
charnelles de l'Ancien Testament ont été accomplies en faveur des Juifs, qui ont reçu :
« la terre promise, la victoire sur leurs ennemis, la fécondité pour leurs femmes, la
multiplication de leurs fils, l'abondance des fruits de la terre ».
Evidemment Pascal reprend librement ces énumérations de biens charnels, qui
reviennent constamment sous la plume du docteur africain. Voir les fragments : 270 - 670 ;
275 - 643.
57. In Joh., tr. 24, n. 1 (il s'agit de la multiplication des pains) : « Potestas enim
erat in manibus Christi : panes autem illi quinque quasi semina erant, non quidem
terrae mandata, sed ab eo qui terram fecit multiplicata. Hoc ergo admotum est sensibus,
quo erigeretur mens, et exhibitum oculis ubi exerceretur intellectus, ut invisibilem Deum
per visibilia opera miraremur, et erecti ad fidem et purgati per fidem, etiam ipsum
invisibiliter videre cuperemus, quem de rebus visibilibus invisibilem nosceremus ».
58. Le texte cité dans la note précédente implique que les actions visibles de
Dieu s'accomplissent en fonction de l'invisible. Saint Augustin, à cause des païens de son
temps, insiste sur les réalisations concrètes du Dieu chrétien, opposées à l'impuissance
des dieux grecs et latins. Voir par exemple Epist. 140 - 120, 8, n. 22 : « Commendabat
Deus etiam terrenae felicitatis praeter se non esse alium largitorem ». Le point de vue
est donc différent.
59. Fr. 256 - 657. Saint Augustin oppose à plusieurs reprises les bienfaits de Dieu à
l'ingratitude d'Israël : Epist. 137 - 3, 4, n. 15.
TRANSCENDANCE HISTORIQUE 479

de son Ange avec des paroles divines sur le mont Sinaï, afin que par lui
fût délivré d'Egypte le peuple d'Israël 60.

Le texte augustinien ne voyait figurés dans ce récit que la servitude


en Egypte et la libération d'Israël, sans doute parce qu'il se rappelle
les paroles méprisantes que deux Hébreux adressèrent à Moïse dès
le lendemain 61.
En effet, bien qu'une partie d'Israël se soit convertie lors de
l'avènement de Jésus-Christ *, beaucoup de Juifs ont rejeté le Messie
que leur envoyait ce Dieu dont ils avaient tant reçu *. Déçus par
l'humilité de Jésus-Christ, ils continuent à attendre un Messie tem
porel qui les fera régner sur la terre *, tandis que les païens entrent
en masse dans l'Eglise, comme tout cela avait été annoncé en figure :
« Les Juifs et Gentils, figurés par les deux fils-Aug.20. de Civit.29 » *.
L'évêque d'Hippone voyait aussi les chrétiens d'origine païenne
figurés par le fils cadet de Noé, Japhet, qui avait annoncé symbo
liquement, en couvrant sans la regarder la nudité de son père, qu'il
se désolidarisait de la crucifixion du Christ : Sem et Japhet pré
figuraient l'un les Juifs, l'autre les païens. Aussi n'est-ce pas par
hasard que la Bible mentionne d'abord Japhet : « Les généalogies des
fils de Noé ont été mentionnées en commençant par le plus jeune,
qui fut appelé Japhet »*. Il s'agissait sans doute là d'un de ces
« trop grands figuratifs » contre lesquels Pascal se proposait de
« parler » * ; ce qui explique qu'après avoir été un moment séduit
par ce jeu de coïncidences, il ait rayé les notes qu'il commençait
à prendre :

60. Contra Faustum, XXII, 70 : « Quod cum percussisset [Moyses] Aegyptium, quan
quam illi Deus non praeceperit, in persona tamen prophetica ad hoc divinitus fieri per
missum est, ut futurum aliquid praesignaret ... Ille animi motus quo Moyses peregrinum
fratrem a cive improbo injuriam perpetientem, non observato ordine potestatis, inultum
esse non pertulit ., magnae fertilitatis signa fundebat. Ipse denique per angelum suum
divinis Moysen vocibus evocavit in Monte Sina, per quem liberaretur ex Aegypto populus
Israël. » Augustin rappelle que Moïse, sans faire appel à la justice humaine normale s'est
arrogé le droit de punir : ce détail est conservé dans l'expression pascalienne : « deux
particuliers » Cf. le début de la Quatorzième Provinciale).
61. Exode, II, 13 - 14. Sur cette ingratitude, voir aussi fr. 452 - 631.
62. Augustin, In Ps. 131, n. 17; In Ps. 134, n. 7. Pascal, fr. 331 - 748.
63. Serm. 374 - 67 de diversis, n. 2 : Les Juifs ont indiqué aux Mages que le Messie
naîtrait à Bethléem, et n'y sont point allés ; ils sont semblables aux menuisiers qui
construisirent l'arche et furent eux-mêmes engloutis par les eaux.
64. Fr. 287 - 607 ; 593 - 760 ; 256 - 662.
Augustin, In Ps. 73, n. 11 : « Eversa sunt omnia quae primo erant : nusquam sacer
dos, nusquam altare Judaeorum, nusquam victima, nusquam templum ... Ecce isti
Judaei qui ... dicunt .. in captivitate adhuc se esse, nondum se liberari, exspectant
adhuc Christum. Venturus est Christus, sed veniet ut judex ». Cf. Serm. 91 - de Tempore
234, n. 1.
65. Fr. 971 - 654. Le chapitre cité ne dit pas cela, mais commente le texte de
Malachie, IV, 5 - 6, selon lequel les fils acquerront le cœur de leurs pères, lorsque
viendra le nouvel Elie ; les Juifs futurs auront le même cœur que ceux qui ont cru en
Moïse. Pascal, lui, songe à la parabole des deux fils envoyés à la vigne : l'un sembla
accepter, mais n'y alla pas ; l'autre grogna, mais finit par s'y rendre. L'allusion aux
Juifs et aux païens pouvait en effet se dégager facilement (Matth., XXI, 28-32. Il est
probable que Pascal, pour développer ce qui concerne le mauvais fils, c'est-à-dire les
Juifs, comptait se reporter au chapitre de La cité de Dieu qu'il mentionne.
66. De civ. Dei, XVI, 3 : « Generationes ergo filiorum Noe ... coeptae sunt
commemorari a minimo filio, qui vocatus est Japhet ».
67. Fr. 254 - 649 : « Parler contre les trop grands figuratifs ».
480 LE MYSTÈRE D’ISRAËL

(Japhet commence la généalogie)

Joseph croise ses bras et préfère le jeune.


La seconde figure provient du même livre de La Cité de Dieu,
dont nous avons par conséquent sous les yeux une note de lecture ‘‘.

7. Le problème du salut d'Israël

Seulement, si saint Augustin voyait dans de multiples personnages


des figures du rejet d'Israël et de l'entrée des païens dans l'Eglise,
il ne croyait pas que l'incrédulité des Juifs durerait jusqu'à la fin
du monde. Il demeurait en cela disciple de saint Paul, qui, dans les
chapitres IX à XI de sa Lettre aux Romains, avait abordé le pro
blème de la destinée de la race d'Abraham selon la chair et des pro
messes que Dieu lui avait faites. Au lieu de s'en tenir à l'idée que
le véritable Israël est maintenant spirituel et d'affirmer que la race
juive n'a plus d'avenir, l'Apôtre annonçait la conversion future du
reste des Juifs, à une époque qu'il ne pouvait évidemment pas
préciser, mais qu'il situait après la conversion de l'ensemble du
monde. Ces trois chapitres ont toujours été une source de médita
tion et d'espérance pour ceux d'entre les chrétiens qui aiment le
peuple juif. On aurait pu s'attendre que l'évêque d'Hippone, en lutte
ouverte contre la Synagogue, eût passé ces textes sous silence. Or,
au contraire, ils constituent l'un des aspects fondamentaux de sa théo
logie d'Israël, soit que l'annonce d'une conversion future, c'est-à-dire
du triomphe du Christ, fît partie de son apologétique, soit que les
luttes historiques, les sombres faits divers du temps et les limites
de sa propre mentalité aient eu moins d'importance dans son cœur,
en fin de compte, que les pressions de la charité. Saint Augustin
voit dans la parabole du fils prodigue la figure des rapports entre
païens et Juifs : un père avait deux fils, c'est l'ensemble des hommes.
Le plus jeune demanda sa part d'héritage et s'en alla dans un pays
lointain, où il dissipa son bien avec des femmes et fut réduit bientôt
à manger la nourriture des pourceaux: ce sont les Nations païennes,
éloignées de Dieu, se prostituant à leurs idoles et privées de la vraie
nourriture. Mais le fils aîné resta près de son père: c'est Israël. Un
jour, l'enfant prodigue, las de tant de misère, se dit : « Je vais revenir
chez mon père... »; et à son retour le père, exultant de joie, fit pré
parer un festin: il s'agit de l'entrée des païens dans l'Eglise. Mais le

68. Fr. 350 - 623, cité intégralement. La première ligne a été rayée.
Pascal s'est trompé: ce n'est pas Joseph, c'est Jaeob qui bénit en croisant les
mains Ephraim et Manassé (Genèse. XLVIII, 13-14). L'apologiste a pu être induit en
erreur par le texte augustinien qu'il a trouvé quelques pages après la mention de
Japhet: De civ. Dei, XVI, 42: « Ita factum est etiam in duobus liliis Joseph; nam
major gessit typum Judaeorum, Christianonun autem minor. Quos cum benediceret Jaoob.
manum dextram ponens super minorem quem habebat ad sinistram, sinistram super
majorem quem habebat ad dextram ». Le rapprochement avec Japhet s'imposait:
chaque fois il s'agissait du plus jeune, qui, chaque fois privilégié, préfigurait les
chrétiens. Le mot typum a pu contribuer à faire placer ce fragment dans la liasse
« figures particulières ».
TRANSCENDANCE HISTORIQUE 481

fils aîné s'indigna de la miséricorde paternelle et refusa de participer


au banquet: « L'indignation [du peuple d'Israël] dure encore, et il
ne veut toujours pas entrer. Mais lorsque l'ensemble des nations sera
entré, son père sortira au moment opportun, afin que désormais tout
Israël soit sauvé [Romains, XI, 25] : ce peuple est tombé en partie
dans l'aveuglement, figuré par l'absence du fils resté aux champs,
jusqu'à ce que le plus jeune revienne pleinement de ses égarements
au milieu de l'idolâtrie des nations et soit tout à fait entré pour man
ger le veau gras. Car l'appel des Juifs au salut qui vient de l'Evangile
éclatera un jour. Et cet appel manifeste est représenté par la sortie
du père venu prier son fils aîné d'entrer M’.
Ce texte met en évidence la fidélité de l'évêque africain à la pensée
paulinienne et son optimisme en ce qui concerne l'avenir du peuple
juif. C'est chez lui une conviction profonde qu'Israël est appelé au
banquet du Christ: il en voit l'annonce dans maintes prophéties 7°.
Pourtant rien ne laissait prévoir à son époque une pareille transfor
mation, bien au contraire ; la lutte entre les Juifs et les chrétiens avait
atteint un paroxysme d'acharnement. En revanche, au temps de
Pascal, les communautés semblaient vivre d'une vie effacée; l'espé
rance du retour d'Israël était moins déraisonnable. Si l'on ne pouvait
guère attendre, comme peut-être l'a fait saint Paul, une conversion
prochaine du peuple élu (on a l'impression, à lire la Lettre aux
Romains, que l'Apôtre croit à une émulation entre les païens et Israël
dans le cheminement vers Dieu: Israël, voyant son Dieu connu par
tout, allait soudain envier les païens et vouloir prendre la tête du
mouvement), on eût pu espérer une conversion progressive et sans
heurts. Or un fait s'impose : jamais Pascal n'envisage la réintégration
d'Israël dans l’Eglise 7‘. Tout le Mandement contre I'Apo1ogie pour les

69. Quaestiones Evangeliorum, Il, qu. 33, n. 7.


70.La Cité de Dieu, XX, 29 et 30, n. 3: commentaires de Malachie, IV, 5-6, où
est annoncé le retour d'Elie qui convertira les cœurs; Zacharie, XII, 9-10: « ./e répan
drai sur la maison de David l'esprit de grâce cl de miséricorde». Le mérite de l'évêque
d'Hippone est d'avoir tenu compte a plusieurs reprises de Romains, IX-XI; on sent
néanmoins que parfois la manie de tout spiritualiser le reprend et le conduit a contre
dire saint Paul. Ainsi l'Israël du texte de l'Apôtre devient l'lsraël spirituel, l’Eglise:
In Ps. 94, n. 7, sur le verset: « Car 1e Seigneur ne repoussera pas son peuple ».
Il y avait en effet le peuple juif, le peuple où furent les Prophètes, le peuple
où furent les Patriarches, le peuple aussi qui se répandit de la semence
dïibraham ; le peuple dans lequel tous les mystères qui annonçaient notre Sauveur
le précédèrent; le peuple ou furent institués le temple, l'onction, le sacerdoce,
en figure, afin qu'une fois toutes les ombres disparues elles-mêmes, la véritable
lumière apparut; ce peuple était donc le peuple de Dieu; à lui furent envoyés
les Prophètes, et ces envoyés étaient nés en lui; a lui furent transmises et
confiées les paroles de Dieu. Eh quoi! A-t-il été condamné tout entier? Certes
pas Ce sont eux [les apôtres et tous ceux des Juifs qui se sont convertis]
le peuple de Dieu, et non pas tous [les Juifs]. L'ensemble des Juifs réprouvés
que tu vois, c'est la paille.
71. F. Lovski, qui constate le fait, cite toutefois le fragment 451-620 comme une
allusion possible à l'espérance paulinienne: « Leur histoire [des Juifs] enferme dans
sa durée celle de toutes nos histoires» (« Pascal et les Juifs », in Cahiers sioniens,
déc. 1951, p. 366). En réalité, il n'en est rien: il s'agit simplement ici de l'affirmation
que le peuple juif, déjà le plus ancien que nous connaissions, subsistera jusqu'à la
fin du monde. Mais il subsistera comme un peuple réprouvé, chargé de témoigner
jusqu'au dernier moment en faveur de la foi chrétienne, puisqu'il conserve les Livres
où elle est annoncée.
482 LB MYSTÈRE IYISRAËL

casuistes, qui développe longuement le parallèle entre l'Eglise et


Israël, suppose que les Juifs ont été condamnés sans retour et cite
des prophéties de ruine sans appel. La fin du monde, qui a été prédite
par le Christ comme devant suivre une période de corruption, est
redoutée, et il n'est nullement question d'un retour d'Israël, au
contraire:
Que ce malheureux repos, et ce consentement général dans l'erreur qui
doit attirer le dernier jugement de Dieu, n'arrive pas de nos jours comme
il arriva à la fin de la Synagogue, lorsque les prophètes se relâchèrent:
Les princes sont dans la corruption, les prêtres les y accompagnent. Les
prophètes les y confirment, et tous ensemble, en cet état, se reposent
encore sur le Seigneur, en disant: Dieu est au milieu de nous; il ne nous
arrivera pas de mal. C'est pour cette raison, dit le Seigneur, que Jérusalem
sera totalement détruite, et que le Temple de Dieu sera renversé et
anéanti 72.

Pascal connaissait pourtant bien les chapitres IX-XI de la Lettre


aux Romains, dont il cite quatre versets; mais il n'en a rien pris
qui soit favorable à Israël 73. La doctrine figurative et la théorie du
peuple de témoins n'auraient peutêtre pas suffi à entraîner l'apo
logiste vers une condamnation et une damnation définitives de la
descendance charnelle d'Abraham, car saint Augustin, qui insiste tant
sur les figures et sur le témoignage d'Israël, n'en a pas moins une
vision optimiste de son avenir. Il a sans doute manqué à Pascal de
rencontrer des Juifs ; le Juif est devenu chez lui un être imaginaire,
parce qu'il n'a pas connu de communauté israélite, qu'il n'a pas eu
d'amis juifs. Il eût même mieux valu qu'il eût des ennemis juifs, car
pour un chrétien comme lui un ennemi fût devenu rapidement le
prochain; il eût alors compris la valeur de la Loi juive et ce qui se
cache d'angoisse dans les réflexions de saint Paul, uni par toutes ses
fibres, charnellement, à Israël. Il eût souhaité la conversion de ce
peuple. Mais les libertins, les hérétiques et les mauvais chrétiens seuls
étaient le prochain, parce que Pascal en connaissait. Les Juifs ne
pouvaient l'être, ils appartenaient au monde de la fiction; ils exis
taient, bien sûr, mais leur vie de foi était cachée. Dans l'esprit de
l'apologiste une grandiose histoire s'était construite, où les Juifs
avaient à peu près la réalité d'un peuple que présenterait un grand
poème ; ils y vivaient intensément, mais sculptés par une imagination
insoucieuse, pour une fois, de la réalité la plus ordinaire. Pascal n'a
rencontré le Juif que dans l'apologétique chrétienne. Qu'il est loin
d'un Péguy, qui s'intéresse, lui, à la race juive et qui est sur ce
point plus proche de saint Paul que tant de théoriciens victimes de
leurs livres !

72. Mandement, éd. Cognet, p. 467-468. la prophétie citée est de Jérémie, VII, 4. Le
texte mentionné clôt le Mandement.
'13. Il s'agit d'affirmations générales sur la grâce (IX, 16 et X. 10), ou du rapport
entre foi et prédication (X, 17). Le seul verset où il soit question d'Israël est significatif :
il s'agit de X, 21, cité dans le fragment 347 -735: « [Isaïe] dit à l'adresse d'Israël:
Tout le four j'ai tendu les mains vers un peuple désobéissant et rebelle ».
TRANSCENDANCE HISTORIQUE 483

Pascal s'attache à déceler toutes les traces de transcendance que


peut révéler l'histoire de l'ancien Israël, afin de prouver que l'Israël
nouveau connaît le Dieu véritable: l'antiquité et la durée du peuple
juif, l'attachement au Dieu unique, l'ancienneté de la Bible et de la
Loi, la sagesse de la Loi, la fraternité, le sentiment de la misère
humaine et l'attente du Libérateur, les éclatants miracles de Dieu,
tout cela préparait des raisons d'adhérer à la vérité plénière, quand
Jésus-Christ l'aurait manifestée. Une fois le Messie venu, Dieu se désin
téresse de l'lsraël selon la chair. L'apologiste se révèle donc plus
rigoureux, au sens logique comme au sens moral du terme, que saint
Augustin; des réflexions qui, chez l'évêque d'Hippone, surgissent au
hasard, au gré d'un verset, sont, dans les Pensées, groupées de manière
à frapper l'esprit 7‘, reprises avec insistance. La volonté de convaincre
explique cette différence profonde. Elle explique aussi l'originalité
relative de Pascal, qui emprunte parfois à son prédécesseur, mais
note aussi des réflexions personnelles sur la Bible ou s'inspire de
Philon et de Josèphe. Saint Augustin, ici, n'apportait pas assez:
le polémiste d'Hippone s'attardait beaucoup moins sur les signes
de la présence miséricordieuse de Dieu dans le peuple juif; l'apolo
giste de Port-Royal, lui, voulait au contraire y insister, parce qu'il y
voyait avec raison l'un des fondements de la foi catholique. Si Pascal
n'a rien dit de la conversion finale d'Israël, c'est que le Juif était pour
lui un être mythique et que, plus logique que son prédécesseur, il avait
tiré toutes les conséquences de la théorie augustinienne du peuple
témoin, qu'il avait pleinement adoptée ct que nous allons exposer
maintenant.

74. Oui voudrait présenter rapidement les traces de transcendance dans l'histoire
juive pourrait se contenter de citer trois fragments:
Fr. 451- 620: ’ Peuple tout composé de frères ». - «Le plus ancien qui soit en
la connaissance des hommes ». - «Peuple singulier en sa durée ». - «Loi la
plus ancienne du monde, la plus parfaite et la seule qui ait toujours été gardée sans
interruption dans un Etat ». - « Loi la plus sévère ..., conservée constamment». -
« Le plus ancien livre du monde ».
Fr. 454-619: il reprend certains de ces thèmes et ajoute: ’ Peuple qui adore
un seul Dieu Ils soutiennent qu'ils sont les seuls du monde auxquels Dieu a révélé
ses mystères ». - ‘ Ils soutiennent que tous les hommes sont corrompus ..., qu'il
viendra un Libérateur pour tous ».
Fr. 275 -643: «Dieu a fait dans les biens de la nature ce qu'il devait faire
dans ceux de la grâce, afin qu'on jugeât qu'il pouvait faire l'invisible puisqu'il faisait
bien le visible.
Il a donc sauvé le peuple du déluge; il l'a fait naltre d’Abmham, il l'a racheté
d'entre ses ennemis et l'a mis dans le repos ».
ll. LA MISSION APOLOGÉTIQÜE

Un problème redoutable s'imposait aux chrétiens du v‘ siècle:


la foi nouvelle avait été annoncée dans tout l'univers connu, et pour
tant les communautés juives étaient restées intactes, vivantes, atti
rantes même. Pourquoi cette permanence du judüsme, en plein essor
chrétien ? L'évêque d'Hippone devait à ses fidèles une réponse à cette
question. Ce fut la théorie du peuple témoin : les Juifs, dont le refus
de Dieu culmina dans le crucifiement du Christ, auraient mérité la
disparition totale. Mais la Providence les a gardés pour l'Eglise. On
aurait pu, en effet, accuser les chrétiens d'avoir façonné après coup
les livres saints, en particulier les prophéties, de manière à prouver
leur propre foi. Mais on les voit chantés dans l'univers entier par leurs
pires ennemis, les Juifs, qui ne comprennent pas le sens profond
des textes bibliques. Les Juifs ne sont plus que des témoins au service
de l'Eglise jusqu'à la fin du monde. Voilà le puissant système
qui est passé tout entier dans les Pensées et que Pascal va peut-être
rendre plus dur encore, en le développant jusque dans les moindres
détails.

1. Le choix d'un peuple charnel

Pascal, plus que saint Augustin, s'est efforcé d'entrer dans la


pensée de Dieu, au moment même où il choisit un peuple pour en
faire le témoin de ses miracles et de ses révélations : « La création du
monde commençant à s'éloigner, Dieu a pourvu d'un historien unique
contemporain, et a commis tout un peuple à la garde de ce livre,
afin que cette histoire fût la plus authentique du monde et que tous
les hommes pussent apprendre par là une chose si nécessaire à savoir,
et qu'on ne pût la savoir que par là » ‘.
On s'attendrait que Dieu eût choisi un peuple plus pur que les
autres, plus proche de sa sainteté, pour lui confier ses révélations;
ce peuple eût alors été un peuple de prêtres, d'intercesseurs entre
Dieu et les autres hommes, un peuple témoignant de l'amour de Dieu
pour ceux qui s'approchent de lui. Mais pas du tout !
Il fallait que pour donner foi au Messie il y eût des prophéties précé
dentes et qu'elles fussent portées par des gens non suspects et d'une
diligence et fidélité et d'un zèle extraordinaire et connues de toute la
terre.
Pour faire réussir tout cela Dieu a choisi ce peuple charnel auquel il a
mis en dépôt les prophéties qui prédisent le Messie comme Libérateur et
dispensateur des biens chamels que ce peuple aimait.

1. Fr. 474- 622. C'est nous qui avons souligné ce qui semble propre à Pascal. Cf.
fr. 392 - 644.
MISSION APOLOGÊTIQUE 485

Et ainsi il a eu une ardeur extraordinaire pour ses prophètes et a porté


à la vue de tout le monde ces livres qui prédisent leur Messie, assurant
toutes les nations qu'il devait venir, et en la manière prédite, dans les
livres qu'ils tenaient ouverts à tout le monde 2.

2. Un témoignage non suspect

Ainsi Dieu a tout organisé, tout machiné. Il a choisi le peuple qui


comportait la plus imposante majorité de damnés. De ce peuple il
va faire le témoin le moins suspect qu'on puisse imaginer. Comment ?
Il leur communiquera ses révélations non pas en langage clair, mais
en code. Et voici le Code de Dieu, que seuls les saints déchiffrent,
ceux qui savent que Dieu est esprit, les vrais adorateurs qui l'adorent
en esprit et en vérité: les promesses d'un royaume éternel et invi
sible, d'une joie de l'âme unie à son Dieu, de la « béatitude toute
pure » dont Dieu comblera ses saints « dans la gloire de [son] fils
unique » 3 seront communiquées aux hommes sous un voile de méta
phores (le banquet, le vin, la victoire, la terre promise, le repos, etc.) ;
de temps à autre pourtant Dieu parlera en clair, de façon à faciliter
le passage au-delà des voiles. De sorte que seuls ceux que l'orgueil
et les folles passions ont rendus aveugles à la lumière spirituelle, ne
prêtant pas attention aux paroles claires évoquant une joie spirituelle,
s'attachent avidement aux promesses de sang, de butin et de ripaille,
s'imaginent que le Messie vaincra des généraux humains... Ils dé
fendent donc avec acharnement ces livres qui leur promettent,
croient-ils, le triomphe qu'ils attendent:

Les prophéties ont un sens caché, le spirituel dont ce peuple était ennemi,
sous le charnel dont il était ami. Si le sens spirituel eût été découvert
ils n'étaient pas capables de l'aimer, et ne pouvant le porter, ils n'eussent
point eu le zèle pour la conservation de leurs livres et de leurs céré
monies, et s'ils auraient aimé ces promesses spirituelles et qu'ils les
eussent conservées incorrompues jusqu'au Messie leur témoignage n'eût
point eu de force puisqu'ils en eussent été amis.
Voilà pourquoi il était bon que le sens spirituel fût couvert, mais d'un
autre côté si ce sens eût été tellement caché qu'il n'eût point du tout
paru il n'eût pu servir de preuve au Messie. Qu'a-vil donc été fait?
Il a été couvert sous le temporel en la foule des passages et a été dé
couvert si clairement en quelques-uns qu'il fallait un aveuglement
pareil à celui que la chair jette dans l'esprit quand il lui est assujetti
pour ne le pas reconnaître‘.

2. Fr. 502-571. C'est nous qui avons souligné. Voir un peu plus bas dans le
même fragment: ’ Il n'y avait qu'un peuple aussi charnel qui s'y pût méprendre»;
et « Dieu s'est servi de la concupiscence des Juifs pour les faire servir à Jésus-Christ»
(614 - 664), etc. Saint Augustin affirme que Dieu a choisi les Juifs mauvais, dans sa
prescience, pour les faire servir aux justes: Epist. 149 - 6, n. 18. Il dit aussi en parlant
du témoignage des Juifs chamels: « Omnia ergo Dominus distribuit, omnia pro salute
nostra ordinavit » (In Ps. 40, n. 14).
3. Prière pour le bon usage des maladies, ll.
4. Fr. 502 - 571.
486 LE msrianE DÏSRAËL

a) PURETÉ mas rExrEs PORTÉS PAR cEs normes nE TÉNÈBRES

Si le témoignage des Juifs n'est pas suspect, c'est d'abord parce


qu'ils étalent aux yeux du monde des textes dont la pureté est écla
tante comme le soleil’ et qu'ils n'ont pu inventer, tirer du fond de
leurs âmes remplies de ténèbres‘. Il apparaît au contraire qu'ils les
prennent à contre-sens. Si un insensé répétait comme un perroquet
une formule d'Archimède, un géomètre jugerait bien qu'elle ne vient
pas de lui, mais d'un prince dans l'ordre des esprits; de même
ceux qui sont dans l'ordre de la charité jugent bien que ce peuple
charnel n'est pas l'inventeur de promesses si pures et qu'elles viennent
du Prince de la Sainteté. C'est là l'un des leitmotive de la pensée
augustinienne: « Ils ont été aveuglés... Ils lisent leurs Ecritures en
aveugles »3. Néanmoins «leur république elle-même avait été en
quelque sorte sacrée pour prophétiser et annoncer la cité de Dieu
qui doit se rassembler de toutes les nations. Ils en ont donné des
signes: le tabernacle, le temple, le sacerdoce, les sacrifices. Ils l'ont
annoncée par des paroles parfois claires, mais la plupart du temps
symboliques » ’.
Ainsi, historiens presque toujours contemporains des faits qu'ils
racontent, porteurs de textes si purs qu'ils ne les comprennent pas,
les Juifs transmettent la révélation la plus authentique qui soit.

b) LEs Jurrs SONT ENNEMIS nEs CHRÉTIENS

Les Juifs sont aussi des témoins non suspects en faveur de la vérité
de la foi chrétienne. Car sous le voile des symboles, c'est la nouvelle
alliance qui est annoncée. En défendant farouchement la lettre même
des Ecritures, les Juifs, qui sont les pires ennemis des chrétiens,
prouvent la messianité de Jésus-Christ et l'origine divine de l'Eglise :
« Ce peuple déçu par l'avènement ignominieux et pauvre du Messie ont
été ses plus cruels ennemis, de sorte que voilà le peuple du monde
le moins suspect de nous favoriser et le plus exact et le plus zélé qui
se puisse dire pour la loi et pour ses prophètes, qui les porte incor
rompus »’. Sur ce point aussi, Pascal reflète exactement les concep
tions augustiniennes :
C'est par les prophéties que nous répondons victorieusement aux attaques
des païens. « Qui est le Christ ? », disent les païens. Nous leur répondons:
« Celui qu'ont annoncé les prophètes». Mais ils objectent: ‘ Quels sont

5. lbid. : « Il est plus clair que le soleil».


6. Fr. 793 - 737: « Les ténèbres des Juifs, effroyables ».
7. De civ. Dei, XVIII, 46: « Per scripturas suas testimonio nobis sunt prophéties
nos non tinxisse de Christo Excaeczati sunt Caeci legunt ». Cf. Pascal, fr. 495 -64l :
« Il porte des livres et les aime et ne les entend point. Et tout cela est prédit; que
les jugements de Dieu leur sont confiés, mais comme un livre scellé n.
8. De civ. Dei, X, 32. Le peuple hébreu est évoqué ’ cujus erat ipsa quodam modo
sacrata respublica in prophetationem et praenuntiationem civitatis Dei ex omnibus genti
bus congregandae, et tabernaculo et templo et sacerdotio et sacrificiis signilicaverunt et
CÎOQÜÎÎs quibusdam manifestis, plerisque mysticls significaverunt ».
9. Fr. 502 - 571.
MISSION APOLOGÉTIQUE 487

ces prophètes?» Nous leur citons lsaïe, Daniel, Jérémie et les autres
saints prophètes; nous leur disons combien ils sont venus longtemps
avant lui et de quel grand laps de temps ils ont précédé son avène
ment . «Mais c'est vous, répondent-ils, qui avez inventé en votre
faveur ces prophéties; témoins de ces événements, vous les avez trans
formés en prédictions faites à l'avance et les avez écrites dans les livres
qu'il vous a plu ». C'est à ce moment qu'intervient en notre faveur contre
nos ennemis les païens le témoignage d'autres ennemis. Nous produisons
les livres détenus par les Juifs, et nous répondons: « Il est clair qu'eux et
vous êtes les ennemis de notre foi. Aussi ont-ils été dispersés à travers
le monde pour que nous convainquions nos ennemis les uns par les
autres 1°.
L'objection que rapporte l'évêque d'Hippone n'est certainement
pas imaginée par lui. En effet, aux IV’ et v’ siècles, l'apologétique chré
tienne ne se servait pas seulement des livres saints, mais faisait aussi
appel à des témoignages plus contestables, comme ceux d'Hermès
Trismégiste Ü, de l'oracle de Cumes invoqué par Virgile 12 et surtout des
Livres Sibyllins, que saint Augustin lui-même utilise et admire comme
œuvre d'« une enfant de Dieu » 13. Or on savait dès cette époque que
des interpolations chrétiennes s'étaient glissées dans ces oracles".
Augustin ne l'ignore pas, et c'est pourquoi il a développé sa théorie
de l'authenticité des Livres saints conservés par les Juifs: « On dira
peut-être que les chrétiens ont inventé les prophéties relatives au
Christ qui circulent sous le nom d'une Sibylle ou d'autres auteurs.
Celles qui nous viennent des livres de nos ennemis nous suffisent;
et nous savons qu'en vue de ce témoignage que malgré eux ils rendent
en notre faveur en détenant et en conservant ces livres, ils ont été
eux-mêmes dispersés parmi toutes les nations, partout où s'étend
l'Eglise du Christ » ‘s. Il est curieux de constater que Pascal, lecteur
assidu de La Cité de Dieu, a pris quelques notes sur ces oracles
pâens; mais se rendant compte que leurs prophéties n'avaient plus
aucun rôle à jouer dans une apologétique moderne, il a modifié
complètement le point de vue qui domine chez son prédécesseur.
Il est parti des remarques de La Cité de Dieu sur la date de ces textes
pour infirmer leur témoignage et développer la théorie qui lui est
chère qu'une des conditions d'authenticité d'une histoire est que ses
rédacteurs soient des contemporains; ainsi ressortira, par contraste,
la valeur de la Bible: « Toute histoire qui n'est pas contemporaine
est suspecte; ainsi les livres des sibylles et de Trismégiste, et tant
d'autres qui ont eu crédit au monde, sont faux et se trouvent faux
à la suite des temps. Il n'en est pas ainsi des auteurs contempo

10. In 10h., tr. 35, n. 7: « Hic contra inimicos Paganos occurrit nobis aliorum testi
monium inimicorum. Proferimus codices a Judaeis, et respondemus: Nempe et vos et
illi, fidei nostrae estis inimici. Ideo sparsi sunt per gentes, ut alios ex aliis convincamus
inimicis n. Développements analogues dans Epist. 137-3, 4, n. 16; 149-6, n. 9.
ll. De civ. Dei, VIII, 23-24.
12. Ibid., X, 27.
13. Ibid., XVIII, 23. Ce recueil juif, antérieur à 80 avant Jésus-Christ, et qui pro
phétisait contre les païens, fut utilisé très tôt par les apologistes chrétiens: Hermas,
Il, 4; Tertullien, Apologétique, XIX, 10, etc.
14. Voir l'édition du De civ. Dei de la Bibliothèque augustinienne, i. 36. p. 757, n. 50.
15. De civ. Dei, XVIII, 46.
488 LE MYSTÈRE DÏSRAËL

rains N‘. A tous égards, le témoignage des Juifs est donc de grande
valeur.

c) La som DONT cE PEUPLE ENTOURF. sEs LIVRES

La valeur de leur témoignage est encore renforcée par le soin


jaloux dont les Juifs ont toujours entouré leurs Livres. Cela est
unique au monde. Pascal innove ici, car cet aspect ne se trouve guère
développé dans saint Augustin. Il souligne que le zèle des Juifs a
relayé la ferveur des prophètes: « Tandis que les prophètes onlt été
pour maintenir la loi le peuple a été négligent. Mais depuis qu'il n'y a
plus eu de prophètes, le zèle a succédé » ". Ainsi la pureté de la Loi
a-t-elle été conservée par les sages dispositions de la Providence.
L'ardeur des Juifs a encore grandi depuis le Messie ‘‘. Pascal fait
allusion à toute la littérature qui s'est développée autour de la Thora
(les Talmuds, les Midrashim, le Zohar) après la naissance du chris
tianismel’ et à l'immense tâche réalisée par les Massorètes entre le
v1‘ et le x11‘ siècle: l'écriture hébraïque était purement consonnan
tique, ce qui entraînait parfois des confusions, des mots différents
ayant les mêmes consonnes; vers 900 les Massorètes de Tibériade
avaient fixé avec une minutieuse précision la lecture de la ‘Bible grâce
à l'invention des points-voyelles, des accents et à l'utilisation de notes
marginales. Jamais donc un livre ne fut l'objet de tant de soins. L'en
semble de la pensée pascalienne sur le zèle des Juifs pour la Thora
s'exprime dans le fragment 492 - 630:
La sincérité des Juifs.
Depuis qu'ils n'ont plus de Prophètes. Machab.
Depuis J.-C. Massorett.
Ce livre vous sera en témoignage.
Les lettres défectueuses et finales.
Sincères contre leur honneur et mourant pour cela. Cela n'a point
d'exemple dans le monde ni sa racine dans la nature 2°.

16. Fr. 436 - 628. Sur les dates où vécurent les Sibylles: De civ. Dei, XVIII, 23.
17. Fr. 294 - 703. Cf. 297 - 702. Ses sources sont Josèphe et Philon: fr. 317 - 701.
18. Fr. 589- 704: « Le diable a troublé le zèle des Juifs avant Jésus-Christ parce
qu'il leur eût été salutaire, mais non pas après ». Ce fragment ne s'accorde toutefois
pas parfaitement avec les précédents. C'est lui qui représente sur cette question l'opinion
de saint Augustin, aux yeux duquel, après le retour d'exil et la reconstruction du Temple
en 537-515 avant Jésus-Christ, le peuple juif devint pire; si bien que n'était pas
accomplie la prophétie d'Aggée (Il, 10): « La glaire de cette dernière maison sera plus
grande que celle de la première». C'est l'Eglise, vrai Temple de Dicu. qui réalise
cette promesse (De dv. Dei, XVIII, 45). Pascal comptait utiliser, lui aussi. le texte
d'Aggée, qu'il a transcrit au fr. 483-726.
19. Pascal s'était informé de cette abondante littérature dans le Pugio fidei (Poignard
de la foi contre les Maures et les Juifs) de Raymond Martin, apologiste dominicain dont
l'ouvrage, écrit en 1278, avait été édité en 1651 avec des commentaires de Joseph de
Voisin. Voir fr. 270 - 670, 274 - 642; 277 - 635, 278 - 446, 272 - 687, 593 - 760, etc. Encore
un indice qui montre quel intérêt il portait aux Juifs.
20. Cette insistance sur la vénération dont les Juifs entourent leur Loi correspond
effectivement à l'une des réalités fondamentales du judaïsme. Pascal a pu la découvrir
en écoutant un hébraïsant comme Joseph de Voisin ou dans le Pugio fidei. Voici o:
qu'écrit sur ce sujet un Israélite d'aujourd'hui:
Les dimensions de la Thora - cinq mille huit cent quarante-cinq versets -
font que ce rouleau est lourd, difficile à manier. encombrant ù porter. Peu
MISSION APOLOGÉTIQUE 489

Pourquoi « sincères contre leur honneur » ? Parce qu’« ils portent


avec amour et fidélité ce livre où Moïse déclare qu'ils ont été ingrats
envers Dieu toute leur vie, qu'il sait qu'ils le seront encore plus après
sa mort » 2‘. Or l'une des plus grandes forces du témoignage des Juifs,
c'est que les prophéties qui les condamnent se trouvent réalisées.

d) UNE MISËRE EFFRAYANTE ET PRÉDITE

Tout homme peut constater la misère dans laquelle le peuple


élu se trouve plongé depuis les origines de l'ère chrétienne. La prise
de Jérusalem en 70, la dispersion des Juifs sous Hadrien avaient déjà
frappé l'évêque d'Hippone. Il insiste sur la fin de la royauté juive,
qui devait se produire à l'avènement du Messie, et sur le fait qu'Hé
rode était précisément un étranger 22, argument repris plusieurs fois
dans les Pensées 23. Les deux écrivains soulignent la disparition du

importe, c'est - immédiatement après les personnes ct bien avant toute autre
possession - cet objet que les Juifs sauvent d'abord lorsqu'ils sont en danger.
Pour lui, comme pour un enfant, on se précipite au cœur de l'incendie afin de
l'en retirer. La fidélité du peuple juif à la Thora de Moïse se signale spectacu
lairement par ce sacre conféré à un objet
Seul parmi les livres sacrés de l'humanité, le Séfer Thora [rouleau de la Loi]
exige ime rédaction traditionnelle: il doit être transcrit de main d'homme, sur
parchemin, et en conformité parfaite - non seulement du texte, mais de l'agen
cement et de la facture des lettres et des signes - avec le modèle-type, dont
l'existence se perd dans la nuit des temps et dont la tradition enseigne que
c'était celui-là même que Moïse avait transcrit dans le désert. Chaque Juif est
tenu de réaliser lui-même, dans sa vie, la rédaction d'un Sefer Thora Un
Sefer Thora dans lequel se découvre une erreur, si minime soit-elle, un Séfer
Thora dans lequel l'encre d'un mot, si banal soit-il, s'estompe jusqu'à devenir
illisible, et (est-il nécessaire de le préciser?) un Sfcr Thora qui serait imprime‘,
tous sont inutilisables La vie sacrée du Séfer Thora est tout entière dans cette
scrupuleuse fidélité de son texte à celui de Moïse ». (A. Néher, Moïse et la voca
tion juive, Paris, Seuil, 1957, p. 140 et 143.)
21. Fr. 452 - 631.
22. De civ. Dei, XVIII, 45: « Post paucos annos etiam Herodem alienigenam
regem habere meruerunt, quo regnante natus est Christus. Jam enim venerat plenitudo
temporis significata phophetioo spiritu per os patriarchae Jacob, ubi ait : ’ Non deficiet
princeps ex Juda donec veniat cui repositum est regnum, et ipse exspectatio gentium
[Genèse XLIX, 10]. Non ergo defuit Judaeorum princeps ex Judaeis, usque ad istum
Herodem, quem primum acceperunt alienigenam regem ».
L'argument s'appuie sur la prophétie où Jacob dit:
« Le sceptre ne seloignera pas de Juda,
ni le bâton de chef d'entre ses pieds
jusqu'à la venue de celui à qui il est,
à qui obéiront les peuples. »
Juifs et chrétiens donnaient à ce texte une portée messianique (Pascal le cite avec
ce sens aux fr. 483 - 726 et 484 - 711; la seconde citation a été ensuite rayée). Or il
régna en Judée des princes judéens jusqu'à Aristobule II (67-63), comme le remarque
saint Augustin, De civ. Dei, XVIII, 36 et 45. Une période très troublée suivit et se
termina par l'avènement de l'lduméen Hérode (37-4 avant Jésus-Christ). Les temps
prévus par la prophétie étaient donc là! La royauté n'était plus entre les mains de
Juda, le Messie était donc imminent. Or Jésus naquit sous le règne d'l-lérode, en l'an 7
ou 6 avant l'ère qui porte son nom.
23. Fr. 337 - 753: « Hérode crut le Messie. Il avait ôté le sceptre de Juda, mais il
n'était pas de Juda n. Cf. 258 - 728 et 793 - 737: « Le sceptre étant encore entre les
mains du premier usurpateur étranger». Saint Augustin ne s'en était pas tenu à la
mention d‘Hérode; derrière Hérode et ses fils il voyait Rome et César Auguste: « Isti
ergo alienigenae usque adeo non deputabantur in regno illo mystico Judaeorum, ut
ipsi Judaei publice clamarent, frendentes adversum Christum, nos non habemus regem
nisi Caesarem [Jean, XIX, 15] » (Contra Faustum, XXll, 84, n. 84; cf. Ibid., 85, n. 85).
490 LE MYSTÈRE DÏSRAËL

Temple, du sacerdoce, des sacrifices de Jérusalem, l'exil de la Terre


promise, exil cette fois sans promesse de retour, tandis que la multi
tude des paiens découvre le Dieu véritable 2‘. Ils voient dans tout cela
l'une des plus fortes « preuves de Jésus-Christ H‘. Les Juifs ont
rejeté le Messie ; ils ont refusé de s'ouvrir à l'ensemble de l'univers :
la liasse 17, « Rendre la religion aimable », met en relief l'égoïsme des
Juifs, leur attente d'un Messie pour eux seuls ; ils n'ont rien compris
à lïmiversalisme des prophéties, au sens profond de la Patemité de
Dieu, à la portée spirituelle des promesses 2°. Mais leur hostilité à
Jésus-Christ avait été prédite 23 :
la raison qu'ils en ont et la seule qui se trouve dans tous leurs écrits,
dans le Talmud et dans les rabbins, n'est que parce que Jésus-Christ n'a
pas dompté les nations en main armée. Gladium tuum potentissime.
N'ont-ils que cela à dire ? Jésus-Christ a été tué, disent-ils, il a succombé
et il n'a pas dompté les païens par la force. Il ne nous a pas donné
leurs dépouilles. Il ne donne point de richesses, n'ont-ils que cela à dire ?
C'est en cela qu'il m'est aimable. Je ne voudrais pas celui qu'ils se
figurent. Il est visible que ce n'est que le vice qui leur a empêché de
le recevoir et par ce refus ils sont des témoins sans reproche, et qui plus
est par la ils accomplissent les prophéties 3.

Ces prophéties, dont l'antiquité est certaine et la réalisation écla


tante, constituent pour l'univers entier un « miracle subsistant»z".
Jusqu'ici l'apologiste reprend très librement des développements qui
abondent dans l'œuvre de son prédécesseur. Mais, avec sa rigueur
coutumière, il va enfermer les Juifs dans un étau dialectique auquel
ils ne pourront pas échapper. Il imprime sa marque propre à l'argu
ment et le rend plus frappant, il lui confère quelque chose de géomé
trique : « Ceux qui ont rejeté et crucifié Jésus-Christ qui leur a été en
scandale sont ceux qui portent les livres qui témoignent de lui et qui

Pascal développe l'argument de la même manière dans le fr. 340 - 720: ’ Non Imbe
mus regem nisi Caesarem. Donc Jésus-Christ était le Messie, puisqu'ils n'avaient plus
de roi qu'un étranger et qu'ils n'en voulaient point d'autre»; cf. 490- 721.
Il a pris bien soin aussi de préciser que la captivité de Babylone n'avait pas
réellement interrompu le règne des Judéens, parce qu'elle fut brève et que surtout
son caractère temporaire avait été prédit: fr. 342-637 et 314-639. La mise au point
est aussi rigoureuse que possible et fait regretter que Pascal n'ait pas eu le temps
de grouper, de lier et de rédiger les dilîérents arguments prophétiques qu'il comptait
utiliser. Voilà l'un de ceux qui lui font dire souvent que le temps de la venue du
Messie a été prédit clairement.
24.11: Ps. 73, n. Il: « Eversa sunt omnia quae primo erant: nusquam sacerdos,
nusquam altare Judaeorum, nusquam victima, nusquam templum ». Epist. 137- 3, ad
Volusianum 4, n. 16: «Reproba per infidelitateni gens ipsa Judaeorum a sedibus extir
pata, per mundum usquequaque dispergitur Templa et simulacra daemonum, rltusque
sacrilegi paulatim secundum praedicta pmphetica subvertuntur. l-Iaec omnia sicut
leguntur praedicta, ita cernuntur impleta n.
Dispersion sans espoir de retour: fr. 305 -638.
25. Fr. 305 - 638. Voir aussi plusieurs des fragments rassemblés dans la liasse portant
ce titre (XXIII).
26. Fr. 221 - 774 et 222 - 747.
27. Le fr. 347 - 735 cite plusieurs prédictions : Isaïe, V, l - 7 (Israël, vigne décevante);
Dent, XXVIII, 28 - 29 (Les Juifs tâtonneront en plein midi); Romains, X, 2l, reprenant
Isaïe. LXV, 2 (Un peuple incrédule et contredisant).
28. Fr. 593-760. Cf. 838-827: les Juifs qui avaient «été appelés a dompter les
nations et les rois ont été esclaves du péché n.
29. Fr. 593 - 760: passage rayé, mais qui correspond à une idée centrale chez Pascal.
MISSION APOLOGÉTIQUE 491

disent qu'il sera rejeté et en scandale, de sorte qu'ils ont marqué que
c'était lui en le refusant et qu'il a été également prouvé par les justes
Juifs qui l'on reçu et par les injustes qui l'ont rejeté, l'un et l'autre
ayant été prédit »3°. Admirable sagesse de la Providence divine, aux
dispositions de laquelle les hommes d'Israël ne peuvent se soustraire !
Les vaines agitations sont inutiles. Le piège est prêt et se refermera.
« Que pouvaient faire les Juifs, ses ennemis ?
S'ils le reçoivent, ils le prouvent par leur réception s'ils le
renoncent, ils le prouvent par leur renonciation » 3‘.
Ceux qui l'ont rejeté, insulté, crucifié, ont vu s'abattre sur eux
les malédictions dont Dieu avait menacé ceux qui n'écouteraient pas
sa Parole. « Les Juifs savent eux-mêmes quelles calamités ils ont
subies, après qu'ils eurent tué le Seigneur. De leur propre ville où
ils l'ont tué, tous ont été chassés »3’. Ils sont devenus misérables,
d'une misère qui stupéfait le monde. « Les Juifs sont épars partout
en malédiction 33, vagabondsfl» Un tel spectacle entraîne à croire,
plus sûrement que la conversion des justes. « C'est leur refus même
qui est le fondement de notre créance » 35, car cet hallucinant malheur
qui les poursuit avait été prédit 3‘. Pascal voyait dans les souffrances
du peuple juif une image, donnée au monde, de ce qui attend ceux
que Dieu abandonne; en dehors même de l'Apologie, dans la Prière
pour le bon usage des maladies, qui est peut-être son œuvre la plus
intime, il écrit en 1659: « Je demande de n'être pas abandonné aux
douleurs de la nature sans les consolations de votre esprit ; car c'est
la malédiction des Juifs et des païens Je ne demande pas d'être
dans une plénitude de maux sans consolation; car c'est un état de
judaïsme »33. Ainsi tous les hommes sont soumis aux maux naturels,

30. Fr. 502-571: c'est nous qui avons souligné les derniers mots. On mouve dans
saint Augustin la mention de la division des Juifs à l'avènement du Messie et le
rappel que cela a été prédit, mais non l'idéeétau que dans les deux cas, quoi qu'aient
choisi les Juifs, leur attitude prouve la vérité du christianisme. Voir De civ. Dei, XVIII,
46: « Quas [prophetias] plurimi eorum considerantes et ante passionem et maxime
post ejus resurrectionem crediderunt in eum, de quibus praedictum est: Si fuerit
numerus filiorum Israël sicut harena maris, reliquiae salvae fient [Isaïe, X, 22]. Caeteri
vero excaecati sunt, de quibus praedictum est Obscurcntur ncuïi eorum ne videant
[Ps. 68, verset 23 - 24]». Le l'un et l'autre ayant été prédit de Pascal pourrait venir de
ce texte ou d'autres semblables. Saint Augustin insiste sans cesse sur la réalisation des
prophéties par les Juifs.
31. Fr. 262 - 762.
32. In Ps. 131, n. l7.
33. Fr. 456 - 6l8.
34. Fr. 608 - 766. Dans Saint Augustin, De civ. Dei, XVIII, 46. « Vastati eradic»ti ...,
dispersi [sunt Judaei]». In Ps. 56, n. 9: « Dispersi sunt per omnes gentes, nusquam
habentes stabilitatem, nusquam certam sedem ».
35. Fr. 273 -745, où s'exprime l'un de ces retournements dialectiques dont Pascal a
le secret: on nous objecte que beaucoup de Juifs n'ont pas cru Mais précisément,
s'ils avaient cm, nous ne croirions pas. Augustin n'est guère coutumier de cette vigueur
concise: il était rhéteur, Pascal géomètre. Voir encore 488 - 761, 593 - 760.
36. Dans saint Augustin: « In tale opprobrium dati sunt Judaei; et impletum est
quod tanto ante praedictum est: Dedit in opprobrium conculcanles me ». [In Ps. 56,
n. 9]; et cette froide constatation du sort des Juifs: « Res praenuntiata, res impleta»
(In Ps. 134, n. 8). Dans Pascal, fr. 489 - 713, transcription de prophéties sur la « Capti
vité des Juifs sans retour»; 491 -l14; 452- 631...
37. Maladies, ll. Le même groupe se trouve dans le fr. 222 - 747.
492 LE MYSTÈRE IYISRAËL

aux maladies, aux deuils, aux séparations, aux échecs... Mais les chré
tiens sont consolés par Dieu et ne doivent pas s'affliger comme les
païens, qui n'ont pas d'espérance 3'. Les païens affrontent seuls ces
maux ordinaires. Mais les Juifs sont la cible où se plantent tous les
traits de la misère; ils représentent parmi les hommes une sorte
d'absolu de la souffrance, la « plénitude de maux sans consolation n
que Pascal, sentant grandir en lui la mort, considère comme les arrhes
de l'enfer 3’.
Cette épreuve continuelle eût dû conduire à la disparition totale
de ce peuple, déjà seul survivant de tous ceux qui existaient quand
il vit le jour avec Abraham, Mais intervient ici le demier aspect du
Plan divin concernant le témoignage d'Israël. Il a été établi jusqu'ici
que les Juifs sont des témoins inégalables. Il reste toutefois à faire
entendre à l'humanité ce témoignage. Or l'humanité a un corps gigan
tesque, qui s'étend dans l'espace et dans le temps. Il fallait donc que
les Juifs pussent présenter l'annonce du Messie aux hommes de tous
les pays et de tous les temps.

e) CEs TÉMOINS sour PARTOUT

Pour la faire entendre, cette annonce, à toutes les régions de la


terre, Dieu les a dispersés à travers le monde. Pascal les voit « épars
partout »‘0, parce que «la qualité de témoins fait qu'il faut qu'ils
soient partout », de sorte que ceux qui cherchent entendent « les
Psaumes chantés par toute la terre » ". De telles affirmations soulèvent
pourtant aussitôt bien des questions: pourquoi cette mention des
Psaumes ? Et surtout, comment affirmer que les Juifs sont présents
dans l'ensemble du monde, alors que les Amériques et l'Afrique sont
encore peu connues, que l'immense Asie n'est pas ou que peu péné
trée. L adversaire des jésuites n'était tout de même pas sans connaître
ce que ces derniers écrivaient de la Chine. Quant au Japon, il était
presque totalement fermé aux occidentaux". Ces anomalies de l'Apo
r
logie, comme lattribution aux Juifs de la qualité d'ennemis, trouvent
leur explication dans l'influence de l'œuvre augustinienne. En effet,

38. Lettre sur la mort: « Ne nous affligeons donc pas comme les païens qui n'ont
point d'espérance Ne considérons donc plus la mort comme des païens, mais comme
des chrétiens, c'est-à-dire avec l'espérance, comme saint Paul l'ordonne [l Thess, IV, 12],
puisque c'est le privilège spécial des Chrétiens» (éd. Br. minor, p. lib-101).
39. Sans avoir connu l'équivalent de la tentative nazie de génocide, le XVll‘ siècle
ne pouvait tout de même qu'être frappé déjh par les longues soutïrances dïamël: légis
lation hostile aux Juifs; activité de l'inquisition contre les Israélites dflspagne; en
1553, on avait brûlé le Talmud a Rome. Mai; surtout Pascal a dû entendre parler des
massacres qui eurent lieu en Europe orientale de 1648 h 1658.
40. Fr. 456 - 618.
41. Fr. l-596. « Les Psaumes chantés par toute la terre La qualité de témoins
fait qu'il faut qu'ils soient toujours. et partout, et misérables». C'est nous qui avons
souligné dans notre texte la lin de la citation.
42. Voir Le Japon du XVIII‘ siècle, vu par CIL-P. Thunberg, Paris, Calmann-Lévy,
1966: l'excellente présentation de M. Claude Gaudon souligne la chance qu'eut Thunberg
de pouvoir s'avancer jusqu'à Tokyo et l'hostilité des Japonais à toute infiltration occi
dentale, surtout depuis le début du XVrP siècle.
MISSION APOLOGÉTIOUE 493

pour l'évêque d'Hippone, les Psaumes constituent le livre prophé


tique par excellence; et Pascal a adopté cette vue. « Les Psaumes
chantés par toute la terre », cela signifie que la terre entière entend
les prophéties messianiques et se trouve ainsi préparée à découvrir la
vérité de la prédication catholique ‘3. Mais ce qui surprend, c'est que
Pascal, habituellement si critique, ait transcrit tranquillement l'affir
mation d'une présence juive dans tout l'univers. Chez son prédé
cesseur, il était effectif que des communautés juives existaient dans
la plus grande partie du monde connu. Seulement, douze siècles plus
tard, la carte de la terre était tout autre : des hommes vivaient, et en
grand nombre, au-delà de ces régions de l'I-Iyperborée et de l'Indus
que les Anciens peuplaient d'animaux fantastiques, au-delà de l'Océan
que redoutaient les plus hardis navigateurs. Il faut que l'apologiste
ait été bien séduit par le système, esthétiquement admirable, de
l'évêque africain, qu'il ait été bien enfermé dans cette synthèse
abstraite pour avoir commis une aussi importante négligence! Elle
donne la mesure de son inattention à la réalité concrète, en ce qui
concerne les Juifs. Quelques textes vont nous révéler qu'il emprunte
à saint Augustin non seulement ses idées, mais ses termes mêmes.
Ce dernier écrit en effet dans La cité de Dieu que les Juifs « dispersés
par toute la terre (puisqu'ils sont partout) témoignent en notre faveur
par leurs Ecritures partout où s'est répandue l'Eglise du Christ.
Car les prophéties contenues dans les Psaumes, qu'ils lisent comme
nous, » annoncent le Messie ". Elles prédisaient également qu'ils
seraient éparpillés dans toutes les régions du monde ‘5, et Pascal s'est
plu à relever les annonces de cette dispersion, que saint Augustin
mentionne le plus souvent dans leur ensemble ‘°.Comme son prédé
cesseur il voit dans la survie de ce peuple, qui eût dû mille fois
périr, la main toute-puissante de la Providence, attentive à laisser
végéter les irréprochables témoins qu'elle a choisis pour son Eglise.
Aussi assure-t-il sans l'ombre d'une hésitation que « les Juifs subsis

43. Sur les Psaumes livre prophétique, voir dans saint Augustin, De civ. Dei, XVlII,
46; In 10h., tr. 45, n. 9; tr. 53, n. 9, etc.
L'auteur des Psaumes est constamment appelé propheta dans les Enarrationes. Dans
Pascal, voir l'importance des Psaumes parmi les prophéties: fr. 323-773. David est
un « prophète »: Ecr. gr., Br. XI, 241; comme Isaïc; f.. 269 - 692; et il ne cesse d'annon
cer le Messie: fr. 609 - 736. Voir encore fr. 487 - 727.
44. XVIII, 46: « Vastati eradicati dispersique per terras (quando quidem ubique
non desunt) per scripturas suas testimonio nobis sunt quaqua versum Christi Ecclesia
dilatatur. Nain prophetia in Psalmis, quos legunt etiam, de bac re praemissa est ».
Vastati eradicati représentent dans la pensée de Pascal misérables. Développement
semblable dans le Traité contre les Juifs, n. 2; dans le De criv. Dei, VII, 32; cf. In
Ps. 56, n. 9: « Dispersi sunt per omnes gentes Propterea autem adhuc Judaei sunt,
ut Libros nostros portent ad confusionem suam ».
45. Contra duas epist. pelagianorum, lll, 4. n, 9: Qui Judaci, secundum prophetias
quas legunt, per omnes sunt terras ubique dispersi, ut ex eorum codicibus christianae
non desit testinionium verltati ».
Pascal a traduit Iegunt par chantent, parce qu'il n'ignorait pas qu'il s'agissait d'une
psalmodie (intermédiaire entre le ton ordinaire et le véritable chant); le fait que
l'Eglise chantait souvent les Psaumes a pu jouer un rôle. A moins qu'il ne s'agisse de
la traduction des Conf, IX, 4, n. 8: « [Psalmi] toto orbe cantantur », où cependant
le contexte n'est pas apologétique.
46. Fr. 452 - 631, 489 - 713, 497 - 714.
494 LB MYSTÈRE nïsmlär.

teront toujours » ‘" et soumet-il à nouveau le libertin à une dialectique


impitoyable : « Si les Juifs eussent été tous convertis par Jésus-Christ
nous n'aurions plus que des témoins suspects. Et s'ils avaient été
exterminés, nous n'en aurions point du tout » Ü. Si la rigueur de l'alter
native est absente des développements augustiniens, l'idée d'une sur
vie providentielle d'Israël s'y rencontre sans cesse: « Dieu ne les
a pas fait périr, c'est-à-dire n'a pas détruit en eux leur qualité de
Juifs, bien qu'ils fussent vaincus et écrasés par les Romains, de peur
que, oubliant la loi de Dieu, ils ne soient dans l'impuissance de rendre
le témoignage dont nous parlons H’.

f) CEs TÉMOINS SONT TOUJOURS

Israël produira donc ses livres non seulement dans tous les lieux
de l'univers, mais aussi à tous les instants du temps, car « la qualité
de témoins fait qu'il faut qu'ils soient toujours ni‘. Ils dureront jus
qu'à la fin du monde, si bien que « s'étendant depuis les premiers
temps jusques aux demiers, leur histoire enferme dans sa durée toutes
nos histoiresfi‘. Voilà quatre millénaires déjà que Dieu les fait
prophétiser, et les caractères de ce prophétisme en font une réalité
unique au monde :
Quand un seul homme aurait fait un livre des prédictions de Jésus-Christ
pour le temps et pour la manière et que Jésus-Christ serait venu confor
mément à ces prophéties ce serait une force infinie.
Mais il y a bien plus ici. C'est une suite d'hommes durant quatre mille
ans qui constamment et sans variations viennent l'un ensuite de l'autre
prédire ce même avènement. C'est un peuple tout entier qui l'annonce
et qui subsiste depuis 4000 années pour rendre en corps témoignage des
assurances qu'ils en ont, et dont ils ne peuvent être divertis par quelques
menaces et persécutions qu'on leur fasse. Ceci est tout autrement consi
dérable 52.

L'opposition entre un seul homme et un peuple tout entier qui


l'annonce est des plus parlantes, et l'on pourrait croire qu'il s'agit
d'une invention d'apologiste. Pourtant, ce seul homme a existé : c'est

47. Fr. 609 - 736, cf. 456 - 618: « Les Juifs sont épars partout en malédiction, et sub
sistants néanmoins».
48. Fr. 592 - 750.
49. De civ. Dei, XVIII, 46. Cf. In Ps. 58, n. 21; Epist. 149- 6, ad Paullnum, n. 9,
qui commente le verset 12 du Psaume 58: «Ne les tue pas, qu'ils n'oublient infinis
ta loi ». Le Moyen Age, oubliant que la survie juive est posée par Augustin comme
voulue par Dieu, inslstera sur la dégradation et y prendra une part active. On attribue
alors à saint Augustin des apocryphes très durs: Adversus quinque haereses (P1... 42,
1101- 1116); Adversus Judaeos, Paganos et Arianos (P.L., 42, 1117- 1130); Altercatio
Ecclesiue et Synagogue (P.L., 42, 1131-1140).
50. Fr. 1 - 596. Cf. fr. 335 - 706.
51. Fr. 451 - 620.
52. Fr. 332-710. Pascal aurait-il pressenti l'existence en Israël d'une véritable tradi
tion prophétique, dont les « prophètes» ne seraient qu'une expression privilégiée? C'est
peu vraisemblable, car la coupure qu'il établit entre le peuple charnel et de rares
justes contredit totalement une telle conception. Il ne voit guère lsraël que dans sa
révolte au pied du Sinal: d'un coté Moïse (et les autres saints), de l'autre un peuple
rétif et dévoré par la concupiscence. Ce peuple tout entier annonce constamment la
venue d'un Messie dont il ne comprend pas la vraie grandeur.
MISSION APOLOGÉTIQUE 495

Manès, qui intitulait toutes ses lettres: « Manès, apôtre de Jésus‘


Christ », et proférait seul des prophéties qui ne se sont d'ailleurs
jamais réalisées. Saint Augustin oppose à ce pseudo-prophète le témoi
gnage massif de tout le peuple d'Israël: « Toutes les lettres de cet
homme commencent ainsi : Manès, apôtre de JésusChrist. Mais pour
quoi avez-vous cru ce qu'il raconte du Christ ? Quel témoin vous a-t-il
donc amené de son apostolat ? Et pourquoi cet individu s'est-il jeté
sur le nom de Christ, qui n'a été établi, à ce que nous savons, que
dans le royaume des Juifs pour les prêtres et les rois : ainsi ce n'était
pas seulement tel ou tel homme, mais le peuple même tout entier et
tout le royaume qui se faisaient prophètes du Christ et du royaume
chrétien.s'l» Pascal connaissait les grands écrits de l'évêque d'Hip
pone contre les manichéens ; les arguments utilisés contre Manès lui
étaient familiers. Il en a donc conservé la puissante opposition qui
vient d'être rappelée. Mais ce n'est pas tout. Se rendant bien compte
que les théories de Manès n'intéressaient plus personne, Pascal s'est
demandé s'il n'existait pas parmi les ennemis de l'Eglise de son
temps des gens que certains arguments antimanichéens puissent frap
per. Manès ne se disait pas Dieu, mais envoyé de Dieu ; il reconnaissait
certains livres bibliques, en rejetait d'autres, sans se soucier des
contradictions dans lesquelles il s'enfermait. Or l'envoyé d'Allah,
Mahomet, se présentait avec ces mêmes traits. C'est à lui que va s'atta
quer l'apologiste :
Les psaumes chantés par toute la terre.
Qui rend témoignage de Mahomet ? lui-même
La qualité de témoins fait qu'il faut qu'ils soient toujours, et partout,
et misérables. Il est seul 54.

C'est donc bien la démarche augustinienne: un homme seul, un


peuple de prophètes. Un Envoyé de Dieu annoncé depuis quatre mille
ans, un homme sans prophéties qui le précèdent: « Ce prophète qui
devait être la dernière attente du monde a-t-il été prédit ? Et quelle
marque a-t-il que n'ait aussi tout homme qui se voudra dire pro
phète ?55 » Ainsi l'argument fondamental de la polémique anti-musul

53. Contra Faustum, Xlll, 4: «Omnes tamen ejus epistolae ita exordiuntur Mani
chaeus apostolus Jesu Christi. Huic vos de Christo quare credidistis? Quemnam testem
vobis sui apostolatus adduxit? Nomenque ipsum Christi, quod non scimus nisi in
regno Judaeorum in sacerdotibus et regibus institutum, ut non solum ille aut ille homo,
sed universa ipsa gens totumque regnum propheta fieret Christi christianique regni, cur
te iste invasit?» Pascal a encore utilisé ce texte aux fragments 793 - 737: « Que ce
n'est pas un homme qui le dit [l'annonce du Messie], mais une infinité d'hommes, et
un peuple entier, prophétisarit le fait exprès durant 4000 ans Un peuple entier le prédit
avant sa venue »; 499 - 792: « Le peuple juif tout entier le prédit avant sa venue » (c'est
nous qui soulignons).
54.Fr. i-596. Ce fragment s'inspire donc lui aussi du Contra Faustum, Xlll, 4,
dont il reprend non seulement l'opposition entre homme seul et peuple-prophète, mais
aussi l'idée que Manès est sans témoins, tandis que le Christ a le témoignage des Juifs.
55. Fr. 243 - 601. Voir encore 321 - 600; 204 - 592; 209 - 599; 203 - 595 : « Mahomet sans
autorité Que dit-il donc? qu'il le faut croire» (« llulc vos quare credidistis?»).
Sur les contradictions dans lesquelles s'enferme Mahomcl en recevant la Bible: fr.
207 - 597, où Pascal oppose saint Matthieu au Coran. Or c'est cet évangéliste qu'Augustin
oppose sans cesse aux manichéens, puisqu'il est le grand défenseur de la Loi ancienne.
On voit moins bien pourquoi Pascal opposerait a Mahomet Matthieu plutôt que Jean,
beaucoup plus clair sur la divinité du Christ (Mahomet admet l'origine divine de toute
496 LE MYSTÈRE IYISRAËL

mane dans l'ApoIogie provient, fait paradoxal, de l'œuvre augusti


nienne et se rattache au système apologétique du peuple témoin.
i
«a»

Au terme de l'étude de ce système, le peuple juif apparaît donc


I
comme un peuple de damnés, au service de lEglise. Saint Augustin
et Pascal se sont plu à le présenter sous la forme imagée de l'es
clave qui, dans l'antiquité, accompagnait à l'école son jeune maître
en portant ses livres. Esclave, gardien des Livres sacrés, porte
Livres, analphabète à l'égard de ces Livres, soumis - lui qui est plus
ancien - à un maître plus jeune, voilà l'état malheureux de ce
peuple 5°. a Voici que les Juifs sont les esclaves des chrétiens. C'est
un fait éclatant, dans tout l'univers 53... Le peuple juif a été rassemblé
en un Etat unique pour servir le mystère de la vie éternelle »58.
Triomphante assurance, que le disciple a conservée du maître et
qu'on retrouve dans maintes « Pensées »: « C'est visiblement un
peuple fait exprès pour servir de témoin au Messie » 5’.
r
La théorie du peuple témoin, développée par lévêque d'Hippone
reprise et parfois même précisée par l'auteur des Pensées, apparaît
à l'esprit comme d'une rare perfection... Elle est objet de jouissance
esthétique. Mais on peut se demander si l'on n'admire pas là l'une

la Bible). L'explication de ce choix réside dans l'influence du Contra Faustum sur


l'apologiste. Voir XVII, 3, n. 3: « 0 mirabilem insaniam, de Christo aliquid narranti
nolle credi Matthaeo, et velle credi Manichaeo »; XXVlll, 2 et 4...
56. « Librarii nostri facti sunt, quomodo soient servi post dominos codices ferre, ut
illi portando deficiant, illi legendo proficiant» (In Ps. 56, n. 9). On trouve aussi Capsarii,
porte-livres; scriniarii, archivistes; custodes, gardiens; servi, esclaves: « Judaei non sunt
Israël. Major enim filius, ipse est major populus reprobatus: minor, populus dilcctus.
« Major serviet minori [Genèse XXV, 23], modo impletum est: modo, fratres, nobis
serviunt Judaei, tanquam capsarii nostri sunt, studentibus nobis codioes portant De
chartis inimici convincitur adversaiius. Omnia ergo Dominus pro salute nostra ordi
navit» (In Ps. 40, n. 14). « Videte quomodo major servit minori. Illi portant codiees
nostros, nos vivimus de codicibus ipsomm» (In Ps. 136, n. 18).
« Quid enim aliud hodieque gens ipsa, nisi quaedam scriniaria Christianorum, bajulans
Legem et Prophetas, ad testimonium assertionis Ecclesiae?» (Contra Faustum, Xll, 23).
‘ Sparsi per orbem terrarum, facti sunt quasi custodes Librorum nostrorum. Quomodo
servi. quando eunt in auditorium domini ipsorum, portant post illos codices et foris
sedent; sic factus est filius major filio minori Sparsi sunt ut nobis Libros servent»
(Serm. 5 - Sirm. I, n. 1).
Ces quelques citations ne donnent qu'une faible idée de l'importance de ce refrain dans la
théorie augustinienne. Pascal, vivant à une époque ou les capsarii ont disparu, a simplifie’
l'image: « Il [ce peuple] porte des livres et les aime ct ne les comprend pas» (fr.
495 - 641). « Ils portent avec amour et fidélité ce livre où Moise déclare qu'ils ont été
ingrats envers Dieu toute leur vie» (fr. 452-631). Nous signalons au début de ce
chapitre que Pascal est aussi violent contre les Juifs que contre les jésuites; la Compa
gnie, elle aussi, dit l'auteur des Provinciales, est condamnée par les livres qu'elle porte:
« Comme les Juifs qui portent les livres, qui ne sont point suspects aux gentils, ils
nous portent leurs Constitutions» (fr. 966- 953). Il est probable que Baudelaire se
souvient des Pensées, quand il écrit: « Les Juifs, Bibliothécaires et témoins de la
Rédemption» (Mon cœur mis à nu, XLV).
57. ‘ Ecce Judaeus scrvus est Christiani. Et hoc manifestum est, et implevit orbem
lerrarum » (Serm. 5 ' Sirm. I, n. 5).
58. « Populus hebraeus in unam quamdam rempublicam, quae hoc sacramentum
[vitae aeternae] ageret, congregatus est» (De civ. Dei, VII, 32). Cf. De cansensu evang,
l, et 12.
59. Fr. 495 - 641.
MISSION APOLOGÉTIQUE 497

de ces perles fausses engendrées par l'esprit de système. La tra


dition existentielle de l'Evangile se méfie à juste titre des synthèses
brillantes, trop parfaites, quand le réel de toutes parts nous dépasse
et nous entoure de mystère; elle reste étrangère aux images sim
plistes créées par l'imagination humaine. Il est étonnant que Pascal,
si soucieux du réel, si sensible à la riche complexité de l'homme, ait
si fidèlement suivi saint Augustin sur un point où il fait figure de
doctrinaire. Malheureusement, l'influence du docteur africain ne s'est
même pas limitée a la théorie du peuple témoin: la plus grande
partie de l'œuvre augustinienne a utilisé les Juifs selon les besoins
des controverses contre Manès ou contre Pélage. On devine aisé
ment qu'ils n'y ont pas un beau rôle: les voici maintenant devenus
non seulement les premiers pélagiens, puisqu'ils croient se sauver
par l'observation de leur Loi, mais l'exemple frappant du règne de
la cupidité, puisqu'ils attendaient des biens chamels; le judaïque
devient une catégorie théologique.
|||. UNE CATÉGORIE THÉOLOGIQUE: LE «IUDAÏQUE»

Pascal adopta très tôt le point de vue augustinien sur l'homme


judaïque. Si les deux aspects précédents du mystère d'Israël ne se
rencontrent que dans l'Apologie, celui-ci est présent jusque dans les
écrits les plus intimes. Pascal l'a fait complètement sien dès 1648,
comme deux de ses lettres à sa sœur Gilberte le révèlent: « Ceux
à qui Dieu fait connaître ces grandes vérités [que le visible est
image de l'invisible] doivent user de ces images pour jouir de Celui
qu'elles représentent, et ne demeurer pas éternellement dans cet
aveuglement charnel et judaïque qui fait prendre la figure pour
la réalité » ‘. Sans la grâce, nous répétons en vain la lettre des textes
sacrés: « notre mémoire, aussi bien que les instructions qu'elle
retient, n'est qu'un corps inanimé et judaïque sans l'esprit qui les
doit vivifier»2. L'adjectif judaïque ne s'applique plus seulement
à un peuple précis; il caractérise tout homme dont l'attitude fait
penser aux anciens Juifs: « Parmi les chrétiens les grossiers qui
sont les Juifs de la loi nouvelle », alors que l'on trouvait parmi les
anciens Israélites «les spirituels qui étaient les chrétiens de la loi
ancienne H. Judaïque s'oppose donc à vrai chrétien et à son syno
nyme véritable Israélite (puisque le véritable Israël, c'est l'Eglise).
Il désigne, parmi les hommes qui connaissent Dieu, ceux qui, ne
l'aimant pas, ont une orgueilleuse confiance en eux-mêmes, et de
meurent étrangers au Royaume invisible de la charité‘. Avant de
considérer les détails de cette conception, il faut s'interroger sur
l'origine d'une si radicale hostilité aux anciens Juifs, d'un si tran
quille envoi à une damnation devenue exemplaire.

1. L’accusation de déicide

On pourrait croire que tout cela se rattache à l'accusation fameuse


de déicide: les Juifs, les pires des hommes, après avoir tué tant de
prophètes, ont assassiné Dieu. Pour ce crime infini les Juifs subissent
un châtiment terrestre sans fin, en attendant la damnation. Cette
race maudite est solidaire à jamais, et voici que se réalise le vœu

l. Lettre du l" avril 1648 à Gilberte (demier paragraphe). C'est nous qui avons
souligné. L'influence augustinienne est évidente aussi dans l'utilisation de la fameuse
opposition ut! et frui.
2. Lettre du 5 novembre 1648 à Gilberle (avant-dernier paragraphe).
3. Fr. 286 - 609.
4. Par exemple les casuistes: tout le Mandement développe ce thème du judaïsme
menaçant dans l'Eglise.
ua « JUDAÏQUB » 499

des assassins : a Que son sang retombe sur nous et sur nos enfants a» 5.
C'est donc, donné en spectacle au monde, un peuple de damnés. Voilà
l'accusation, aussi naïve qu'indéfendable, qui trop souvent a contri
bué à susciter les pogroms.
Mais saint Augustin, comme Pascal, a relié sa conception de la
destinée des Juifs beaucoup plus profondément a ses idées sur la
prédestination qu'à la pseudo-théologie du déicide °. Il affirme que
les Juifs qui ont fait mourir le Christ n'ont pas soupçonné sa divi
nité3 et qu'ils sont bien moins coupables que ceux qui aujourd'hui
ne reconnaissent pas l'Eglise: « Il faut pardonner aux Juifs, parce
qu'ils ont buté contre une pierre qui n'avait pas encore grandi. Mais
que dire de ceux qui ont buté contre la montagne elle-même Ceux
qui rejettent l'Eglise répandue sur toute la terre, butent non contre
une modeste pierre, mais contre la montagne elle-même Les Juifs
aveugles n'ont pas vu la modeste pierre; quel aveuglement n'est-ce
pas de ne pas voir la montagnefl. Qui ne se convertit pas au
Christ aujourd'hui est plus coupable que ceux qui ont couché sur
la croix un Dieu caché, « car les Juifs ont moins péché en cruci
fiant [le Seigneur] lorsque ses pas foulaient la terre, que ceux qui
le méprisent assis dans le ciel »’. Quant à Pascal, il n'emploie qu'une
fois le mot de « déicide », et c'est à propos de sa nièce Jacqueline
qu'on envisageait de marier, alors qu'elle souhaitait être religieuse;
il écrit que marier ainsi les enfants (Jacqueline est toute jeune),
« c'est une espèce d'homicide et comme un déicide en leurs per
sonnes », opinion qu'il présente comme celle des messieurs de Port
Royal. Le déicide véritable, c'est le refus de Dieu quand l'homme
en prend quelque conscience; de sorte que Gilberte Périer, si elle
obéissait aux vanités humaines qui font rechercher de riches ma
riages, blesserait sa conscience a mortellement » et se rendrait « cou

5. Malth., XXVII, 25. Théologiquement, par le recours à la « communication des idio


mes» qui permet d'attribuer à la divinité du Christ tout ce qui peut être dit de sa
nature humaine, on peut bien parler de déicide à propos de la mise à mort du Christ,
comme de matemité divine à propos de son enfantement par Marie. Mais il y aurait
abus manifeste à passer de ce plan des faits à l'affinnation d'une responsabilité qui
leur soit proportionnée. Certains Israélites, comme saint Paul, ont toujours agi par
amour de leur Dieu et ont pu se tromper en toute bonne foi. Le Christ attesta d'ailleurs
avant de mourir qu'ils ne savaient pas ce qu'ils faisaient (Luc, XXIII, 34). Plutôt que
d'être dupe des sottes haines populaires, mieux vaut suivre les développements des
théologiens et des mystiques sur le rôle des refus humains de tous les temps dans la
mort de Jésus-Christ,
6. Dans Genèse de l'antisémitisme, J. Isaac prête un peu légèrement à l'évêque
d'Hippone la théorie du déicide. Mais, à en juger par ce qu'il cite, il n'a pas trouvé
d'éléments bien convaincants pour étayer ses affirmations.
7. In 10h., tr. 3, n. 4: «Ipse est tamen Dominus noster Jesus Christus. qui
videbatur, et tenebatur, et crucifigebatur? Num totus hoc ipse est? Ipse est quidem,
sed non totus illud quod viderunt Judaei, non hoc est totus Christus. Et quid est?
In principio erat Verbum [Jean, I, 1] ». Le crime des Juifs est qualifié d‘1 homicidium»
(In 10h., tr. 40, n. 2); certains des assassins étaient des enfants de Dieu (In 10h.,
tr. 38, n. 7): «Quem sanguinem saeviendo fuderunt, credendo biberunt» (In 10h.,
tr. 40, n. 2).
8. In 10h., tr. 4, n. 4: ‘ Sed ignoscendum est Judaeis, quia otïenderunt in lapidem,
qui nondum creverat ».
9. In Ps. 68, n. 7, «Minus enim peccaverunt Judaei crucifigentes in terra ambu
lantem, quam qui contemmunt in coelo sedentem ».
500 LE MYSTÈRE DÏSRAËL

pable d'un des plus grands crimes »1°. Les Juifs ont bien commis,
extérieurement, le plus grand des crimes, mais Dieu seul sait dans
quelle mesure ils ont été intérieurement, ainsi que tous les autres
hommes, déicides. Il est clair qu'ils ne se rendaient pas compte de
la portée de leur acte: « Ceux qui crucifiaient Jésus-Christ avaient
besoin du pardon qu'il demandait pour eux, quoiqu'ils ne l'eussent
jamais fait, selon saint Paul [1 Cor., II, 8], s'ils en eussent eu la
connaissance » U. Toute l'humanité corrompue est déicide, et non les
seuls Juifs. Pascal va ici plus loin que l'évêque d'Hippone, car il
profite de douze siècles de méditation religieuse; le crucifix, objet
d'horreur pendant les premiers siècles, a pris dans la vie des chré
tiens une importance grandissante, les contemplations au pied de
la croix sont devenues de plus en plus nombreuses. Après saint
Bemard, dont les religieuses de Port-Royal étaient filles, après les
franciscains, après sainte Catherine de Sienne et Henri Suso, après
l'Imitation de Jésus-Christ.", l'affirmation de la responsabilité collec
tive de l'humanité dans le rejet de Dieu depuis Abel jusqu'à la fin
du monde est devenue courante chez les meilleurs des chrétiens. Le
regard de Pascal ne s'arrête donc pas aux exécutants - il en fallait -
et contemple la corruption de l'humanité entière frappant sur les
clous de la croix. Il suffit pour s'en convaincre de relire le Mystère
de Jésus ou l'admirable chapitre douze de la Prière pour le bon usage
des Maladies :
Ne permettez pas que je sois dans un tel éloignement de vous, que je
puisse considérer votre âme triste jusqu'à la mort, et votre corps abattu
par la mort pour nos propres péchés, sans me réjouir de souffrir et
dans mon corps et dans mon âme. Car qu'y a-t-il de plus honteux, et
néanmoins de plus ordinaire dans les chrétiens et dans moi-même, que,
tandis que vous suez le sang pour l'expiation de nos offenses, nous vivons
dans les délices; et que des chrétiens qui font profession d'être à vous,
que ceux qui par le baptême ont renoncé au monde pour vous suivre, que
ceux qui ont juré solennellement à la face de l'Eglise de vivre et de
mourir avec vous, que ceux qui font profession de croire que le monde
vous a persécuté et crucifié, que ceux qui croient que vous vous êtes
exposé à la colère de Dieu et à la cruauté des hommes pour les racheter
de leurs crimes; que ceux, dis-je, qui croient toutes ces vérités, qui
considèrent votre corps comme l'hostie qui s'est livrée pour leur salut,
qui considèrent les plaisirs et les péchés du monde comme l'unique sujet
de vos souffrances, et le monde même comme votre bourreau, recherchent
à flatter leur corps par ces mêmes plaisirs, parmi ce même monde; et
que ceux qui ne pourraient, sans frémir d'horreur, voir un homme
caresser et chérir le meurtrier de son père qui se serait livré pour lui
donner la vie, puissent vivre comme j'ai fait, avec une pleine joie, parmi
le monde que je sais avoir été véritablement meurtrier de celui que je
reconnais pour mon Dieu et mon Père, qui s'est livré pour mon propre
salut, et qui a porté en sa personne la peine de mes iniquités ? Il est
juste, Seigneur, que vous ayez interrompu une joie aussi criminelle que
celle dans laquelle je me reposais à l'ombre de la mort.

10. Fragment d'une Lettre à Gilberte, 1659.


ll. Quatrième provinciale, éd. Cognet, p. 63 - 64. Pas de ressentiment non plus contre
les Juifs dans la Quatorzième provinciale, éd. Cognet, p. 273: « Pour recevoir plus
d'horreur de l'homicide, souvenez-vous que le premier crime des hommes corrompus a
été un homicide en la personne du premier juste [Abel]; que leur plus grand crime
a été un homicide en la personne du chef de tous les justes».
LE « JUDAÏOUE » 501

Entre l'attitude du pharisien et celle du publicain, Pascal a choisi


celle du publicain, Pour lui tout homme pécheur est au Calvaire, au
milieu des bourreaux: car les mains qui frappaient étaient innom
brables, la plupart d'entre elles demeuraient invisibles. Il n'y eut
point, ce jour-là, qu'une foule juive ni un seul Ponce-Pilate:
La fausse justice de Pilate ne sert qu'à faire souffrir Jésus-Christ; car il
le fait fouetter pour sa fausse justice, et puis le tue. Il vaudrait mieux
l'avoir tué d'abord. Ainsi les faux justes: ils font de bonnes œuvres et
de méchantes pour plaire au monde et montrer qu'ils ne sont pas tout
à fait à Jésus-Christ, car ils en ont honte. Et enfin, dans les grandes
tentations et occasions ils It.’ tuent ‘2.

2. ludaisme et prédestination

Ni chez saint Augustin, ni chez Pascal ne se rencontrent ces grands


cris pharisaïques, si courants dans trop de sermons jusqu'aujourd'hui,
ni ces rêves que l'on fait faire aux enfants que s'ils avaient été là,
ils auraient frappé les méchants Juifs. Tous deux évoquent évidem
ment le crime du Golgotha, mais ils savent leur « abîme d'orgueil,
de curiosité, de concupiscence» et contemplant Jésus couvert de
plaies ne souhaitent que de ne pas en « ajouter à l'avenir»". A
leurs yeux la destinée d'Israël illustre sombrement la réalité de la
prédestination. Dieu avait prévu de toute éternité que c'est dans ce
peuple que serait rassemblée la plus forte densité d'êtres fermés
à son royaume; à coup sûr un tel peuple rejetterait son Fils. Mais
ce n'est pas la crucifixion qui fait des Juifs des damnés, c'est leur
damnation prévue de toute éternité qui a fait du Messie un crucifié.
Ce peuple charnel, infidèle à Dieu dès sa sortie d'Egypte, assassin
des prophètes et du Messie, aujourd'hui encore hostile aux promesses
spirituelles, a réalisé les prophéties qui promettaient la ruine et les
souffrances à l'infidélité. Il sert donc de témoin jusqu'à la fin du
monde, et ses souffrances, son abandon étalent aux regards de l'uni
vers entier le spectacle instructif d'une communauté de damnés":
« Ils nous ont été donnés en quelque manière comme des exemples,
les premiers en date, de sorte qu'en ce peuple fût manifeste ce que
tout homme doit éviter » ‘s. Voilà pourquoi fudaïque s'oppose à vrai
chrétien, damné à élu, charnel à spirituel. Le vrai chrétien doit se
garder toute sa vie de l'état de judaïsme.

12. Fr. 919 - 791. C'est nous qui soulignons.


13. Ibid.
14. On pense irrésistiblement à Bossuet, pour qui Dieu, dans son inaccessible Provi
dence, donne au monde des spectacles frappants - la mort des grands - pour l'ins
truire. Sur le rapport entre la destinée des Juifs et la prédestination. voir Epist. 149 - 6,
2, n. 20-21.
15. In Ps. 55, n. 2. Les Juifs ont refusé Jésus-Christ pour roi et n'ont reconnu que
César, c'est-à-dire les réalités terrestres: « Nolite itaque, fratres, in solis Judaeis hoc
advertere. Data sunt quidem in illis quasi primitiva exempla, ut in illo populo éluceret
quod omnis caveret ». Même idée dans In 10h., tr. 89, n. 1 : ’ In eis [Judaeis] ergo voluit
[Christus] intelligi mundum, qui odit Christum et discipulos ejus ». Voir un développe
ment conforme à cette conception dans l'ensemble du Mandement, de Pascal.
502 LE MYSTÈRE D'ISRAËL

Une si radicale dichotomie, dans son impitoyable netteté, s'im


prime fortement dans l'esprit. Mais la moindre attention à la réalité
suscite immédiatement une question : si ce peuple a été si corrompu,
comment s'expliquent la profondeur de ses Livres et la conversion
d'un certain nombre de ses enfants lors de la venue du Messie ? Saint
Augustin et Pascal répondent que la coupure n'est pas historique,
chronologique, mais invisible, permanente à travers la durée. Ce
pendant, pour ne pas dissoudre leur affirmation que les Juifs sont
une communauté de damnés, ils ne reconnaissent dans Israël qu'un
très petit nombre d'hommes spirituels. Ce sont ces quelques hommes
qui ont produit les Livres si purs de la Bible et ont reçu le Messie;
la masse, elle, a gardé avidement des prophéties qu'elle prenait à
contre-sens et a rejeté le Messie.

Au temps du Messie ce peuple se partage.


Les spirituels ont embrassé le Messie, les grossiers sont demeurés pour
lui servir de témoins 16 Les saints le reçoivent et non les chamels l".

L'apologiste a emprunté à l'évêque d'Hippone non seulement ses


idées, mais sa terminologie assez précise: en Israël, les chamels
sont généralement appelés le peuple (populus), parfois les injustes
(iniqui); les spirituels sont presque toujours désignés comme les
saints (sancti), ou moins souvent les justes (justi). Il s'agit de mots
techniques ‘‘. Mais on comprend dès lors quelles richesses va révéler
cette opposition: elle n'est rien de moins que, saisi dans un seul
peuple où exceptionnellement le bon grain se laisse quelque peu
distinguer de l'ivraie, le grandiose thème augustinien des deux cités.
Le peuple juif et les saints seront donc les plus riches figures sur

16. Fr. 331 - 748.


17. Fr. 593 - 760.
18. Chez saint Augustin: » Populus ille terrena bona desideravit Venerunt ad illos
prophetae» (In Ps. 35, n. 13). Il est dit ailleurs que la foi n'était pas le fait du peuple
(popularis : Expos. Epist. ad Galatas, n. 24).
Les saints ‘ pertulerunt iniquos Judaeos populum Israël» (In Ps. 128, n. 2). « Omnes
qui ab initio saeculi fuerunt justi, caput Christum habent» (In Ps. 36, III, 4; cf. In
Ps. 96, n. 1; De civ. Dei, XV, 2).
« Snncti Patriarchae noverant quod celebrabant: caetera autem multitudo iniqua ...»
(In Ps. 39, n. 12; cf. De civ. Dei, X, 25). Contra Famrum, IV, 2: ‘ Illoium hominum
non tantum lingua sed et vita prophetica fuit. Carnalis autem populus promissis vitae
praesentis inhaerebat ». Cf. In Ps. 72, n. 6.
Chez Pascal: Les prophètes « avaient à entretenir un peuple chamel » (fr. 502 - S71;
cf. 451-620, 270-670, 266-719). «La morale et la félicité [des livres saints] est
ridicule dans la tradition du peuple mais elle est admirable dans celle de leurs saints»
(fr. 243 - 601).
Tout le fragment 281-613 n'est qu'une magnifique opposition entre les désordres
des hommes, y compris ceux du peuple juif, et ces « saints qui attendaient en
patience le Christ promis dès le commencement du monde n. «Tandis que les pro
phètes ont été pour maintenir la loi le peuple a été négligent» (fr. 294- 703). Il est à
remarquer que les saints se confondent parfois, chez saint Augustin comme chez Pascal,
avec les prophètes: c'est logique, puisque tous les justes voyaient le Christ a venir et
parlaient dc lui. Voir tr. 502-571, où le mot peuple apparaît chaque fois dans un
contexte accusateur.
Le peuple est aussi appelé les grossiers (fr. 287-607, 331 -748), les chamels (fr.
502 - 571; 286 - 609, 289 - 608, etc.), tandis que les saints sont nommés les spirituels (fr.
287 - 607, 331- 748 ...). Groxsier traduit rudis employé souvent dans la même acception
par saint Augustin. Pour carnalis et spiritalis, voir dans la note suivante un exemple
entre des centaines d'autres.
LE « JUDAÏOUE » 503

lesquelles puissent méditer les chrétiens. L'évêque d'Hippone le


souligne à propos de la prophétie de la Genèse (XXV, 23), « L'aîné
servira le cadet» :
Dans l'aîné se laissait voir le peuple des Juifs, dans le cadet le peuple des
chrétiens Mais pour que vous compreniez la portée générale à l'égard
de tous les hommes de aîné et cadet, l'aîné c'est l'homme charnel, et le
cadet l'homme spirituel; parce que d'abord apparaît l'être charnel, et
ensuite l'être spirituel [I Con, XV, 47]. Ces cadets sont les élus, ces
aînés les réprouvés Tous les hommes charnels sont ennemis des
spirituels 1’.
' Texte auquel fait écho la célèbre pensée « deux sortes d'hommes
en chaque religion H", où la coupure apparaît dans toute sa netteté
et où l'on sent bien que l’apologiste est parti du cas des Juifs pour
appliquer la division aux païens d'une part, aux chrétiens de l'autre.

3. Les saints
Négligeant un instant la multitude, contemplons en eux-mêmes
les saints. Ils constituent l'Eglise, qui commença avec Abel:
L'Eglise date de loin: depuis qu'il y a des saints [sancti] l'Eglise existe
sur la terre. Elle était autrefois dans le seul Enoch, qui fut enlevé du
milieu des impies [Genèse IV, 24]. L'Eglise était autrefois dans la seule
famille de Noé et elle supportait tous ceux qui furent engloutis par le
déluge: mais l'arche seule flotta sur les flots et parvint a la terre ferme
[Genèse VI, 8]. L'Eglise était autrefois dans le seul Abraham, et nous
savons tout ce que celuici a souffert des impies. L'Eglise était à Sodome
dans le seul Loth, fils du frère [dflbraham], et dans sa famille, et elle
y supporta les iniquités et les infamies des habitants, jusqu'à ce que Dieu
l'eût délivrée du milieu d'eux [Genèse XIX, 4]. L'Eglise commença ensuite
à se trouver dans le peuple d'Israël, elle supporta Pharaon et les
Egyptiens. Alors dans l'Eglise, c'est-à-dire dans le peuple d'Israël, le
nombre des saints commença à s'accroître: Moïse et les autres saints
supportèrent les Juifs iniques qui formaient le peuple d'Israël. Vint enfin
l'époque de notre Seigneur Jésus-Christ.
Alors entrent dans l'Eglise devenue visible non seulement les
justes, mais les injustes; et les injustes y persécutent les justes
jusqu'à la fin du monde 2‘. Des développements de ce genre ne pou
vaient que frapper un lecteur comme Pascal, qui voulait faire de
la « Perpétuité » l'un des arguments principaux de son Apologie. Aussi
n'est-il pas étonnant de rencontrer précisément dans la liasse XXI,
intitulée « Perpétuité », un admirable texte, qui reprend le mou
vement même de celui que nous venons de citer et modifie à peine
la liste des saints:
Les hommes dans le premier âge du monde ont été emportés dans toutes
sortes de désordres, et il y avait cependant des saints comme Enoch,

Sed 19.
ut « genemliter
Major videbatur
de mnnibus
populus intelligatis,
Judaeorum,fratres.
minor ex
majorem
tempore
et populus
minorem,
christianomm
major dicitur

homo camalis. et minor dicitur homo spiritalis; quia prius est carnalis, et postea
spiritalis Minores electi, majore: illi reprobati Omnes carnales spiritalibus inimici
sunt» (In Ps. 136, n. 18).
20. Fr. 286 - 609.
21. In Ps. 128, n. 2.
504 LE MYSTÈRE ifisniiäi.

Lamech, et d'autres qui attendaient en patience le Christ promis dès


le commencement du monde. Noé a vu la malice des hommes au plus haut
degré et il a mérité de sauver le monde en sa personne par l'espérance du
Messie, dont il a été la figure. Abraham était environné d'idolâtres quand
Dieu lui a fait connaître le mystère du Messie qu'il a salué de loin; au
temps d'Isaac et de Jacob, l'abomination était répandue sur toute la terre,
mais ces saints vivaient en leur foi, et Jacob mourant et bénissant ses
enfants s'écrie par un transport qui lui fait interrompre son discours:
j'attends, ô mon Dieu, le sauveur que vous avez promis. Salutare tuum
exspectabo domine.
Les Egyptiens étaient infectés et didolâtrie et de magie, le peuple de
Dieu même était entraîné par leur exemple. Mais cependant Moïse et
d'autres voyaient celui qu'ils ne voyaient pas, et l'adoraient en regardant
aux dons étemels qu'il leur préparait.
Les Grecs et les Latins ensuite ont fait régner les fausses déités, les poètes
ont fait cent diverses théologies. Les philosophes se sont séparés en mille
sectes différentes. Et cependant il y avait toujours au cœur de la Judée
des hommes choisis qui prédisaient la venue de ce Messie qui n'était connu
que d'eux. Il est venu enfin en la consommation des temps et depuis on
a vu naître tant de schismes et d'hérésies, tant renverser d'Etats, tant
de changements en toutes choses, et cette Eglise qui adore celui qui a
toujours été a subsisté sans interruption et ce qui est admirable, incompa
rable et tout à fait divin, est que cette religion qui a toujours duré a
toujours été combattue 22.
Pascal a mieux exprimé qu'Augustin la solitude des premiers saints,
en mettant en relief le règne universel de l'idolâtrie. Il a développé
surtout à propos de l'Eglise d'après le Christ le thème de la persé
cution que subissent les justes: les «injustes» du commentaire
augustinien
tant se sont en
de changements précisés
toutes en «tant
choses de schismes
». Enfin et d'hérésies
il a négligé Loth - sans

doute à cause des circonstances scabreuses où sa sainteté s'est mani


festée - introduit Lamech, qui lui est nécessaire pour montrer la
permanence de la tradition B, Isaac et Jacob, qui forment avec
Abraham une triade souvent mentionnée dans la Bible et reprise en
tête du Mémorial. C'est dans une autre « Pensée » qu'est mentionnée
la lassitude de Moïse à l'égard des Juifs : « Il était las du peuple » 2‘.
Il est clair que pour les deux écrivains les saints étaient peu nom
breux: « Tous ceux qui en croyant ont aimé, en aimant ont imité,
soit par une révélation particulière avant l'incarnation, soit par
l'Evangile après, l'humilité du Christ, ont été guéris de l'impiété de
l'orgueil et réconciliés avec Dieu. Mais cette justice de la foi n'était
pas commune (popularis) avant que Dieu naquit homme parmi les
hommes M5; il n'y eut qu'un petit nombre de saints 2°. Tout au plus

22. Fr. 281- 613. Saint Augustin, dans le Ps. 128, commentait le verset l: ‘ On m'a
souvent combattue dès ma jeunesse» et l'appliquait à l'Eglise.
23. Voir par exemple fr. 296 - 625.
24. Fr. 295 -629. Cette lassitude est mentionnée dans la Bible, et l'on sait avec
quelle beauté Vigny l'a exprimée dans son « Moïse». La phrase de Pascal peut donc
venir directement de l'Ecriture. Mais elle rappelle aussi le texte augustinien.
25. Expos. Epist. ad Galatas, n. 24. Plus loin Augustin les considère comme « pau
cissimi». Cf. In Ps. 33, I, 7; In Ps. 72, n. 6; Epist. 140- 120, 2, n. 5. De vera relig.,
27 (traduction d'A. Arnauld): « Il faut excepter [de la servilité du vieil homme] quel
que petit nombre de justes; comme les Patriarches, les Prophètes et quelques Saints
cachés, qui appartenaient au peuple nouveau par la foi vive qu'ils avaient des mystères
de Jésus-Christ à venir, faisant ainsi autant d'exceptions de la règle générale ».
26. Voir fr. 28l - 613.
LE « JUDAÏOUE » 505

peut-on supposer un peu plus d'optimisme chez l'évêque d'Hippone


que chez l'auteur des Pensées. Saint Augustin fait en effet allusion
quelquefois à l'existence de saints inconnus, peu nombreux assuré
ment en comparaison de la multitude des damnés, mais dont pourtant
la liste serait assez longue; ainsi, commentant le silence de la Bible
sur les serviteurs de Dieu qui ont pu exister entre Noé et Abraham,
il écrit : « Je croirais volontiers qu'il n'en a pas manqué ; mais si tous
étaient mentionnés, la liste serait trop longue » 27.
Quels sont les plus connus ? Ceux que la Bible a cités comme des
amis de Dieu, c'est-à-dire Abel, Lamech, Enoch, Noé, les patriarches,
Joseph, Job, Moïse, les prophètes, etc., les trois plus grands étant
Abraham, Moïse et David, que l'on rencontre constamment dans
l'œuvre augustinienne comme dans les Pensées. Un tel choix s'imposait
tellement qu'il n'a rien de bien surprenant et qu'on le rencontre
chez tous les penseurs chrétiens, avant comme après le v‘ siècle. Ce
qui révèle davantage l'influence de l'évêque d'Hippone sur Pascal, c'est
l'importance dans les deux œuvres d'un quatrième personnage, Na
thanaël. Nathanaël (sans doute le même que l'apôtre Barthélemy des
évangiles synoptiques) apparaît au début de l'Evangile de saint Jean ;
il rencontre le Christ, qui l'appelle à le suivre et dit de lui: « Voici
un véritable Israélite, en qui ne se trouve pas d'artifice H‘. Le fait
qu'il soit fait mention de lui dans le Nouveau Testament, qu'il soit
devenu apôtre, invite normalement à le rattacher à l'Eglise nouvelle.
Or, fait curieux, Augustin considère en lui la pureté qu'il avait avant
sa rencontre avec le Christ et commente l'éloge rapporté par saint
Jean dans les perspectives de l'ancienne Alliance. Nathanël est donc
un de ces saints qui vivaient cachés dans un peuple charnel; il de
vient même leur symbole:
Nathanaël avait demandé: « Comment me connais-tu?» Le Seigneur lui
répondit: « Avant que Philippe fappelàt, alors que tu étais sous le figuier,
je t'ai vu ». O toi, Israël qui es sans artifice, qui que tu sois, ô peuple qui
vit de la foi, avant que par l'intermédiaire de mes apôtres je t'appelle,
alors que tu étais dans l'ombre de la mort et que tu ne mc voyais pas,
moi je t'ai vuïg.

Tous les saints de l'ancienne Alliance bénéficient donc du titre


de « véritable Israélite ». Bien plus, ce verset johannique sera l'ori
gine de toute une terminologie propre aux deux écrivains : étrangers
au peuple charnel vivaient les vrais Israélites ou vrais Juifs du temps
de la Loi; au sein de l'Eglise vivent les vrais Israélites de la Loi
nouvelle - car le véritable Israël, spirituel, c'est l'Eglise - ou
vrais chrétiens 3°. Pascal consacre un long fragment à « montrer que

27. De civ. Dei, XVI, 2: Il mentionne parmi les saints Job, évidemment. et y comp
tcrnit volontiers la Sibylle (Ibid., XVIII, 23). «Nec eos defuisse crediderim. sed si
omnes commemorarenmr, nimis longum fieret ».
28. Jean, l, 47.
29. In Joh., tr. 7, n. 22. Cf. In Ps. 121, n. 8; Serm. 4 - 44 de diversis, 15, 17, etc.
L'index biblique des œuvres de saint Augustin, que prépare M’" A.-M. de La Bonnar
dière, permettra de mesurer l'importance dc ce leitmotiv de Nathanaël - vrai lsraélilc.
30. Pascal cite Jean, l, 47, dans les fragments 835 -564, 253 - 679. 503 -675.
506 LE MYSTÈRE DÏSRAËL

les vrais Juifs et les vrais chrétiens n'ont qu'une même religion fil,
ce qui est une idée fondamentale de l'évêque d'Hippone. On la trouve
exprimée en propres termes dans la fameuse Lettre à Déogratias:
u Jadis sous certains noms et signes, maintenant sous d'autres,
auparavant plus cachée, ensuite plus manifeste, auparavant par un
plus petit nombre, maintenant par un plus grand nombre, c'est
pourtant une seule et même religion qui se trouve signifiée et ob
servée » 32. Les anciens justes étaient déjà membres de Jésus-Christ 33 ;
aussi Pascal les appelle-t-il les « chrétiens de la loi ancienne » 3‘. Seuls
ils entrevoyaient les mystères de Dieu et le Messie à venir. Israël ne
signifie-t-il pas, selon saint Augustin, Celui qui voit Dieu35 ? Aussi les
saints, comme les vrais chrétiens d'aujourd'hui, connaissaient-ils ce
que le monde ignore, la joie: « Les saints prophètes goûtaient eux
mêmes la joie, alors qu'ils voyaient en esprit ces événements, alors
non accomplis, mais encore à venir. C'était pour eux une grande
joie Aussi le Seigneur a-t-il dit à ses disciples, qui commençaient à
en voir la réalisation : « Beaucoup de justes et de prophètes ont voulu
voir ce que vous voyez et ne l'ont pas vu [Matth XIII, 17] »3°. Dieu
leur parlait dans le silence et ils vivaient de la foi même des chré
tiens 3’.
Puisque ces saints diffèrent peu des justes d'aujourd'hui, leur
lumière est un témoignage en faveur de la vraie foi. Comme son pré
décesseur, Pascal pensait que «la sainteté, la hauteur et l'humilité
d'une âme chrétienne H‘ constituaient l'une des « preuves » les plus
frappantes de la vérité du christianisme. La pureté d'âme d'Abraham,
de Moïse, de Job sont une clarté dans les ténèbres du monde. C'est
pourquoi la religion chrétienne est « si grande en saints, purs, irré
prochables, savants et grands témoins, martyrs; rois - David -

31. Fr. 453 - 610. Cf. 480 - 590; 287 - 607,- 286 - 609.
32. Epist. 102-49, P question, n. 12. «Aliis tunc nominibus et signis, aliis autem
nunc, et prius occultius, postea manifestius, et prius a paucioribus, postea a pluribus,
una tamen eademque religio vera significatur et observatur.»
33. In Ps. 36, III, n. 4: « Omnes qui ab initio saeculi fuerunt justi, caput Christum
habent. Illum enim venturum esse crediderunt, quem nos venisse credimus; et in ejus
fide et ipsi sanati sunt, in cujus et nos : ut esset et ipse totius caput civitatis Jerusalem,
omnibus connumeratis fidelibus ab initio usque in finem, adjunctis etiam legionibus et
exercitibus Angelorum, ut fiat illa una civitas sub uno rege ». Cf. Pascal, fr. 388 - 740:
‘ Jésus-Christ que les deux Testaments regardent, l'Ancien comme son attente, le nouveau
comme son modèle, tous deux comme leur centre ».
34. Fr. 286 - 609.
35. In Ps. 149, n. 4; Israël, c'est donc l'Eglise. Ibid., n. 5. Cf. In Ps. I2I, n. 5.
36. In Ps. 96, n. l. Cf. Pascal: « Moïse et d'autres voyaient Celui qu'ils ne voyaient
pas » (fr. 281- 613). Lettre 4 à Ch. de Roannez : « C'est ce Sacrement [de l'Eucharistie]
que saint Jean appelle dans l'Apocalypse [ll, 17] une manne cachée; et je crois
qu'lsaïe le voyait en cet état, lorsqu'il dit en esprit de prophétie: ’ véritablement tu
es un Dieu caché IXLV, 15]». Sur la joie des vrais chrétiens, voir la Lettre 7 à Ch.
de Roarmez, le fr. 793 - 737, etc. C'est nous qui avons souligné, dans les trois textes cités.
37. De civ. Dei, XI, 4: « Sapientia Dei amicos Dei et prophetas constituit eisque
opera sua sine strepitu enarrat. Loquuntur eis quoque Angeli Dei». L'auteur de la
Genèse ’ ipsam fidem nostram futuram tanto ante praedixerit ».
38. Fr. 482 - 289. Saint Augustin donne lui aussi une liste des arguments qui militent
en faveur de la foi: « ln catholica enim Ecclesia, ut omittam sincerissenam sapientiam,
ad cujus cognitionem pauci spiritales in hac vita perveniunt ..., multa sunt alia quae
in ejus gremio me justissime teneant », Contra Epist. Manichaei q. v. R, 4, n. 6.
uz « JUDAÏOUB » 507

établis; Isaïe prince du sang »3’. Abraham était pauvre de coeur au


milieu de ses biens, écrit saint Augustinw ; « Abraham ne prit rien
pour lui, mais seulement pour ses serviteurs [Genèse XIV, 241»,
trouve-t-on dans les Pensées, « ainsi le juste ne prend rien pour soi
du monde »‘‘. Mais le saint ancien dont le visage est le plus présent
dans les deux œuvres est l'auteur du Psautier, le roi-prophète, David,
« homme qui vivait sous l'ancienne Alliance, mais n'appartenait pas
à l'ancienne Alliance, et que sauvait la foi qui lui avait été révélée
et à laquelle il avait adhéré en l'héritage futur apporté par le
Christ »‘2. David était le saint qui ressemblait le plus au saint des
saints, au Christ: il était roi, prophète... Ce qui a le plus frappé
l'évêque d'Hippone, c'est sa mansuétude et son humilité. Il a maintes
fois commenté l'épisode où David, poursuivi par Saül et le trouvant un
jour endormi dans une caverne, à sa merci, se borne à laisser un
indice de son passage et épargne son pire ennemi Ü. Pascal évoque
souvent David ; il pense au même épisode que saint Augustin dans la
deuxième partie d'un fragment consacré à trois saints de l'ancien
Testament:
Moïse d'abord enseigne la Trinité, le péché originel, le Messie.
David grand témoin.
Roi, bon, pardonnant, belle âme, bon esprit, puissant. Il prophétise et
son miracle arrive. Cela est infini.
Il n'avait qu'à dire qu'il était le Messie s'il eût eu de la vanité, car les
prophéties sont plus claires de lui que de Jésus-Christ.
Et saint Jean de même 44.
La présence d'un tel texte dans la liasse « Preuves de Jésus-Christ »
permet de supposer que les grands saints de l'ancienne Alliance
eussent eu chacun leur vitrail dans cette splendide rosace dont le
centre eût été Jésus-Christ. Grand chrétien, nourri de la ‘Bible et
de saint Augustin, parfait artiste, doué à la fois de « la faculté de
voir » et de « la puissance d'exprimer »‘5, Pascal ne nous eût-il pas

39. Fr. 291 - 587.


40. In Ps. 85, n. 3.
41. Fr. 603 - 502.
42. Ezpos. Epist. ad Galams, n. 43: «Homo in Veteri Testamento. sed non homo
de Vetere Testamento, quem fides futurae haereditatis Christi revelata et credita salvum
faciebat ». Voir aussi Epist. ad Romanes inchoata expos., n. 5 (à propos du Ps. 109,
Dixir Dominus): « Praedestinatum [Jesum Christiun] ergo ex resurrectione mortuorum,
ut sederet ad dexteram Patris, videns in spiritu David, non auderet dicere filium suum,
sed Dominum suum n.
43. In Ps. 56, n. 3: « Habuit ergo persecutorem Saülem rex David: et cum esset
ille mitissimus, ille ferocissimus; ille lenis, ille invidus; ille patiens, ille crudelis ».
Cf. In Ps. 131, n. 2, etc.
44.Fr. 315-752. Saint Jean: il s'agit de Jean-Baptiste, le précurseur; Pascal se
rappelle sans doute les sept sermons que saint Augustin lui avait consacrés et où les
aspects messianiques de Jean-Baptiste reviennent sans cesse. Par exemple: ‘ Tam enim
magnus erat, ut Christus posset putari. Posset Joannes abuti errore hominum, et non
laborare persuadere se esse Christum ...» (Serm. 288-23 ex Sirm., n. 2; d. Serm.
289 - 3 ex VignJ.
Sur l'humilité de David, voir Ecr. gn, Br., XI, p. 241 et 168. Une foule de Pensées
évoquent le grand roi juif: 269 - 692, 268 - 683, 279 - 690, etc.
45. Baudelaire, Le peintre de la vie moderne, III (Œuvres complètes, éd. de la Pléiade,
p. 1162). Pascal eût créé à partir de ses réactions en présence d'œuvres déjà élaborées
(et non du réel brut), comme Baudelaire composa tant de ses poèmes en présence d'une
toile ou d'une gravure.
508 LE MYSTÈRE D'ISRAËL

brossé d'inoubliables fresques d'Abraham, de Moïse, de Job, de David,


d'Isaïe et de Jean-Baptiste ? Nous n'en trouvons - hélas - dans les
Pensées que les promesses éparses.

4. Le peuple

Formant contraste avec les saints, voici maintenant le peuple, les


charnels, les grossiers. Si les justes sont peu nombreux, eux sont
légion: c'est précisément pourquoi on les trouve désignés sous les
vocables de peuple et de multitude. Car, selon les paroles du Sauveur,
« large et spacieux est le chemin qui mène à la perdition, et il en
est beaucoup qui le prennent; mais étroite est la porte et resserré
le chemin qui mènent à la Vie, et il en est peu qui les trouvent H‘.
Alors que les saints étaient mus par l'amour de Dieu, le peuple
n'adorait Dieu que par cupidité, car du Seigneur il attendait les
biens charnels: « Ce peuple désira les biens de la terre, le règne de
Jérusalem, la sujétion de ses ennemis, l'abondance des fruits de la
terre, sa propre conservation, celle de ses enfants. Voilà ce qu'ils
désiraient, voilà ce qu'ils recevaient, ils étaient gardés sous la
Loi. Ils désiraient obtenir de Dieu ce qu'il donne aussi aux bêtes de
somme r". Mais, objectera-t-on, Abraham était riche et David était
roi. Il faut donc examiner de plus près cette question des biens tem
porels. Saint Augustin et Pascal lui ont consenti de longs développe
ments et tous deux l'étudient à propos des saints et du peuple
juif, figure des vrais chrétiens et des hommes cupides (païens ou
apparemment chrétiens). C'est dans son Commentaire du Psaume 66
que l'évêque d'Hippone expose la synthèse à laquelle il est parvenu
sur cette question, qui intéresse tous les hommes, mais a été posée
par les Juifs ‘s. Dieu, dit-il, fait luire son soleil sur les bons comme
sur les méchants. Il semble quelquefois donner plus largement
aux pécheurs les biens de ce monde : c'est que l'absence de scrupules
rend la convoitise plus efficace. Mais le bonheur des méchants n'est
qu'apparent: beaucoup connaissent le remords, et en tout cas la
mort les prendra les mains vides; ils traversent la vie comme un
songe, déments, ignorant leur misère, mais leur réveil sera ter
rible. Quant aux saints, Dieu leur donne, à eux aussi, de ces biens

46. Matth., VII, 13-14. En cela, les saints anciens figurent le petit nombre des élus,
et le peuple la multitude des réprouvés (Expos. Epist. ad Galatas, n. 24).
47. In Ps. 35, n. 13: « Populus ille terrena bona desideravit, et regnum Jerusalem,
subjectionem inimicorum suorum. abundantiam fructuum, salutem propriam, salutem
filiorum suorum. Talia desiderabant, et talia accipiebant, sub Loge custodiebantur. Desi
derabant a Deo, quae dat et jumentis ». De telles listes des biens charnels attendus
par les Juifs sont fréquentes chez saint Augustin, dont le goût pour la rhétorique se
plaisait à ces amples énumérations (In Ps. 84, n. Il; In Ps. 72, n. 6). Il est bien
évident que Pascal l'imite dans les listes analogues que l'on rencontre a plusieurs
reprises dans les Pensées : fr‘ 270-670; 503 -675. Pascal s'est particulièrement attaché
au terme « la sujétion des ennemis », dont il s'efforce de montrer sans cesse la portée
spirituelle : 502 - 57l, 270 - 670, 269 - 692, 275 - 643...
48. In Ps. 66, n. 3. La méditation juive sur les biens temporels se développe dans les
Ps. 36 et 72, dans l'lïcclésiaste, dans le Livre de lob, etc.
LE « JUDAÏOUE » 509

de la terre, afin que l'on sache que toute réalité créée est bonne;
mais le fait qu'ils sont accordés aussi aux pécheurs révèle qu'il
existe des biens supérieurs, que Dieu réserve à ses amis et que ces
derniers doivent rechercher ‘’. Si les justes vivent parfois dans la
prospérité charnelle, c'est que Dieu ne veut pas les décourager, ni
gêner leur progrès dans la foi par la hantise de la pauvreté. Pourtant,
en général, Dieu donne peu de ces biens terrestres à ses saints, afin
que les méchants ne croient pas qu'il faut se convertir pour les
obtenir. On le voit, la pensée augustinienne est extrêmement nuancée,
envisage la conduite de chacun des hommes par un Dieu miséricor
dieux, qui instruit, ménage, guide doucement ses enfants, dont il
sait la faiblesse et les restes d'attachement à la terre. Il en est ainsi,
du moins, lorsque la réflexion demeure générale. La dureté apparaît
quand il s'agit des seuls Juifs, classés sans la moindre hésitation
parmi les pécheurs, dans l'âme desquels règne la cupidité. Or Pascal
s'est beaucoup inspiré de ces remarques limitées à Israël. Mystique
de la pauvreté, du dépouillement, convaincu que la cupidité a perdu
la multitude juive, il élabore une doctrine sévère, où les biens de la
terre ne sont que méprisables et dangereux. Dans les énumérations
de ce qu'espéraient les Juifs apparaissent l'ironie des Provinciales
et parfois la violence: «Il y en a qui voient bien qu'il n'y a pas
d'autre ennemi de l'homme que la concupiscence qui les détourne
de Dieu, et non pas une terre grasse. Ceux qui croient que le bien
de l'homme est en la chair et le mal en ce qui le détourne des plaisirs
des sens, qu'ils s'en saoûlent et qu'ils y meurent »5°. Ce mépris des
biens terrestres - qui va parfois jusqu'à la critique des amitiés
ou des attachements humains - semble plus profond que chez saint
Augustin. Il est corrélatif de la relative faiblesse du sens de la
création chez Pascal; et il faut considérer, ici encore, qu'une longue
tradition s'interpose entre les deux écrivains : le second vit à l'ombre
d'un monastère cistercien, a lu saint Bernard, et pour lui la sainteté
n'est guère séparable de la pauvreté; il est plus facile à un chameau
de passer par le chas d'une aiguille qu'à un riche d'entrer dans le
Royaume de Dieu. Pascal assurément sait et dit qu'il faut néces
sairement user des biens de la terre (pour vivre), mais il ne développe
qu'assez rarement l'idée, fréquente chez saint Augustin, que l'on peut
être saint parmi les richesses 5‘, que Dieu, connaissant la faiblesse

49. Même idée dans In 10h., tr. 32, n. 9.


50. Fr. 269 - 692. Malgré sa portée générale, la pensée s'élabore i partir de l'exemple
juif, comme l'attestent les exemples des ennemis et de la terre grasse (la terre promise,
ruisselante de lait et de miel). D'ailleurs c'est on ne peut plus clair dans les dévelop
pements semblables d'Augustin: « Haec est vita aeterna, ut cognoscant te unum verum
Deum [Jean, XVII, 3]. Quidam suspirans amator in Psalmis ait: Unam petii a Domino,
hum: requiram [26, verset 4]. Et quaeris quid petat. Forte enim terram petit fluentem
lacte et melle camaliter, quamvis spiritaliter ista quaerenda sit et petenda; aut forte
subjectionem hostium suorum, aut mortem inimicorum, aut imperia et facultates hujus
saeculi. Ardet vnim amore, et multum suspirat, et anhelat. Videamus quid petat Ut
inhabitem in domo Domini ..., ut contempler delectationem Domini » (In 10h., tr. 3, n. 20).
Sur l'amour de la pauvreté, chez Pascal, voir fr. 931 - 550 et toute la fin de la Vie,
par Gilberte Périer; sur le dépouillement de sa foi, voir les deux admirables opuscules:
Sur la conversion du pécheur et Prière pour le bon usage des maladies.
51. Comme Abraham, Job, David.
510 LE MYSTÈRE DÏSRAËL

humaine, ne laisse pas toujours les justes dans la pauvreté, que les
biens de la terre sont en eux-mêmes excellents; une fois seulement,
pour souligner l'humilité de David, il montre en lui un juste riche:
« Tous les hommes doivent toujours s'humilier sous la main de Dieu
en qualité de pauvres, et dire comme David : Seigneur, je suis pauvre
et mendiant [Psaume 39, 18]. Certainement il ne parlait pas des
biens de fortune, car il était Roi. Il ne parlait pas aussi des biens de
la grâce, car il était prophète et juste. En quoi consistait donc la
pauvreté de cet homme si abondant, sinon en ce qu'il pouvait perdre
à toute heure son abondance, et qu'il n'avait nul pouvoir de la conser
ver ? » 52. Mais c'est par hasard, à propos de la grâce, qu'ont été écrits
ces quelques mots. On ne trouve pas dans l'œuvre pascalienne l'équi
valent du commentaire augustinien. La synthèse est beaucoup plus
simple: Pascal s'en tient à la distinction user (du monde) et jouir
(de Dieu); et pense que le juste n'use du monde que le moins pos
sible. Il reprend donc un thème augustinien, mais en simplifie consi
dérablement le premier terme. Dieu veut la pauvreté pour ses élus;
les Juifs, qui l'ont refusée, ont été gorgés de biens terrestres; mais
cela ne servait qu'à donner au monde une image de la Toute-Puis
sance divine:
Figures.
Dieu voulant priver les siens des biens périssables, pour montrer que ce
n'était pas par impuissance, il a fait le peuple juif 53.

L'attitude de ce peuple est une figure : elle illustre la présence


dans les cœurs humains des deux principes opposés, la cupidité et
la charité; les saints n'aimaient que Dieu et ne faisaient qu'user de
la terre, la multitude n'aimait que la terre et usait de Dieu, dont elle
attendait richesse et puissance: «Car il y a deux principes qui
partagent les volontés des hommes: la cupidité et la charité. Ce
n'est pas que la cupidité ne puisse être unie avec la foi en Dieu et
que la charité ne soit avec les biens de la terre, mais la cupidité
use de Dieu et jouit du monde, et la charité au contraire H‘. Si la
charité peut être « avec les biens de la terre », la possession de ces
avantages terrestres est si dangereuse qu'il vaut mieux en être privé
ou s'en priver soi-même. Pascal en a fait l'expérience:
J'ai mal usé de la santé La corruption de ma nature est telle qu'elle me
rend vos faveurs pernicieuscs Rendez-moi incapable de jouir du monde,
soit par faiblesse de corps, soit par zèle de charité, pour ne jouir que de
vous seul 55 J'ai dit: « Heureux ceux qui jouissent d'une fortune avan
tageuse, d'une réputation glorieuse et d'une santé robuste ». Et pourquoi
les ai-je réputés heureux, sinon parce que tous ces avantages leur fournis
saient une facilité très ample de _iouir des créatures, c'est-à-dire de vous
offenser 5° ?

35335 Ecr.gr., Br. XI, 241.


Fr. 238- 645, c'est nous qui avons souligné. Cf. 503 - 675, 264- 746.
Fr. 502-571, consacré aux Juifs.
Maladies, 2.
Ibid., ll.
LE « JUDAÏQUE » 511

Si la cupidité régnait dans les cœurs juifs, elle traînait derrière


elle sa compagne inséparable, la crainte servile d'être privé des
biens de la terre; alors que ceux qui aiment Dieu n'éprouvent que
la chaste crainte de l'offenser et de le perdre 53, qui est comme un
autre nom de la charité. Ce nouveau contraste fera d'Israël l'illus
tration d'un des points essentiels du dogme de la grâce. Sera réputé
judaïque tout homme qui vit pour la terre et ne craint que de la
perdre, chrétien celui qui vit pour Dieu et ne craint que de le perdre 5‘.
Mais l'opposition ne s'arrête pas là. L'homme judaïque n'est pas
seulement dominé par la convoitise et la crainte servile ; en lui règne
aussi l'orgueil; les Juifs n'ont pas compris que le salut ne pouvait
leur venir que de la foi et d'un don de Dieu, ils se sont imaginés
qu'ils se sauvaient par leurs propres forces, par la pratique de leur
Loi. Ils n'ont pas vu que la Loi avait été donnée pour les rendre
humbles en leur révélant leurs transgressions" et en leur faisant
espérer un Médiateur, puisqu'elle montrait le mal sans le guérir.
Aussi saint Augustin les assimile-t-il aux pélagiensw et les voit-il re
présentés par le pharisien de la parabole: « Ce qui a été figuré
pour nous dans l'Evangile par deux hommes, le pharisien et le
publicain [Luc, XVIII, 10], prenons-le dans un sens plus large et
voyons-y deux peuples, les Juifs et les Nations. Ce pharisien, c'est
le peuple juif; ce publicain, c'est le peuple des Nations. Le peuple
juif vantait ses mérites, celui des Nations confessait ses péchés » ‘‘. Ces
mérites qu'ils s'attribuaicnt ne provenaient pas seulement, selon eux,
de la pratique de la Loi, mais aussi de la paternité d'Abraham, tandis
que « les vrais Juifs ne considéraient leur mérite que de Dieu et non
d'Abraham M2. L'homme judaïque est donc emporté par l'orgueil,
alors que Dieu ne donne sa grâce qu'aux humbles ; il restera esclave,
alors que Dieu rendra les humbles vraiment libres ‘3.
57. In 10h., tr. 43. n. 7-8. In Epist. 10h., tr. 9, n. 4-8; In Ps. 149, n. 15, et 150, n. l.
« Timor Domini castus permanen: in saeculum saeculi» [verset 10]. Timor Domini non
ille sub lege poenalis, temporalia bona sibi subtrahi perhorrescens, quorum dilectione
anima fomicatur; sed castus. quo Ecclesia sponsum suum quanto ardentius diligit,
tanto diligentius cavet oiîendere: et ideo non foras mittit consummata dilectio timoren
hunc, sed permanet in saeculum saeculi » (In Ps. 18, l, n. 10).
58. Pascal développe cette opposition dans le fr. 269-692.
59. Expos. Epist. ad Galatas, n. 24; In Ps. 96, n. 5; Epist. 157-89 ad Hilarium,
n. 6: « [Judaei] superbiunt, et ignorantes Dei justitiam, id est quam Deus dat, qui
justificat impium, et suam volentes constituere [Romains, X, 3], tanquam suae voluntatis
viribus factam, justitiae Dei non sunt subjecti Cui gratiae fuerunt inimici ».
Romains, X, 3, est le verset-clé définissant l'attitude judaïque dans l'œuvre augustinienne:
’ Méconnaissant 1a fustice de Dieu et cherchant à établir la leur propre, ils ont refusé
de se soumettre à la justice de Dieu ». Chez Pascal, voir fr. 824 - 522: ‘ La loi obligeait
à ce qu'elle ne donnait pas’; 925 -520: « La loi n'a pas détruit la nature, mais elle
l'a instmite ».
60. Epist. 196 - 200. n. 7.
61. In Ps. 74, n. 12.
62. Fr. 453 - 610.
63. In Ps. 18, l, n. 8: «Lex Domini immaculam com-crl"ns animus [verset 8] ».
bex ergo Domini ipse est non premens animas servitutis jugo, sed ad se imitandum
libertate convertens. Testimonium Domini fidele, quia nemo novit Patrem nisi Filius, et
cui Filius voluerit revelare [Matth., XI, 27], quae abscondita sunt a sapientibus, et
revelata parvulis; quoniam Deus superbis resistit, humilibus autem dat gratiam [Jacques,
IV, 6] n. Pascal cite ce texte de saint Jacques au fr. 825- 901, où il est suivi d'une
seconde citation visant le refus du Messie par les Juifs. Voir sur la nécessité de l'humi
lité pour trouver Dieu le fr. 394-288.
512 LE MYSTÈRE IYISRAËL

Cet orgueil et cette cupidité sont à l'origine de l'aveuglement dont


ont fait preuve les Juifs en ce qui concerne l'interprétation de leurs
livres saints. La cécité judaïque explique la mention fréquente
d'Israël à propos non seulement de la grâce, mais aussi des problèmes
d'herméneutique sacrée ‘d. Les vrais chrétiens, au contraire, ont un
regard si profond qu'ils traversent tous les voiles terrestres dont
Dieu couvre son mystère, et même les apparences de l'Eucharistie:
« Il n'y a que nous que Dieu éclaire jusque-là », écrit Pascal; « on
peut ajouter à ces considérations le secret de l'Esprit de Dieu caché
encore dans l'Ecriture. Car il y a deux sens parfaits, le littéral et le
mystique; et les Juifs s'arrêtant à l'un ne pensent pas seulement
qu'il y en ait un autre, et ne songent pas à le chercher Les Juifs,
voyant un homme parfait en Jésus-Christ, n'ont pas pensé à y chercher
une autre nature Toutes choses sont des voiles qui couvrent Dieu.
Les chrétiens doivent le reconnaître en tout» 65.
A cet aveuglement judaïque Pascal, auteur d'un projet de Traité 4
des miracles, puis apologiste, a rattaché d'assez nombreux dévelop
pements sur les raisons de croire des Juifs du temps du Christ. Le
miracle sera traité dans le chapitre suivant, mais il importe ici de
signaler brièvement l'importance qu'occupent les Juifs dans sa théo
logie. Les vrais Israélites ont cru le Messiefl’; mais leur conversion
ne fut pas sans raisons ‘f’. Ils voyaient un début de réalisation des pro
phéties. Cependant, comme toutes les promesses (conversion des
païens ...) n'avaient pas encore été accomplies, Jésus-Christ a multi
plié les miracles : « Avant donc qu'il ait été mort, ressuscité et converti
les nations, tout n'était pas accompli et ainsi il a fallu des miracles
pendant tout ce temps. Maintenant il n'en faut plus contre les Juifs,
car les prophéties accomplies sont un miracle subsistant »°‘. Les
Juifs sont aujourd'hui sans miracles, comme les hérétiques et les
mauvais chrétiens ‘’. Au temps du Christ, en revanche, les miracles
« ont discerné les Juifs »3°; ils ont séparé les saints des charnels
comme aujourd'hui Port-Royal des mauvais chrétiens". Les phari
siens ergotaient devant la guérison de l'aveugle-né" et opposaient

64. Les Juifs sont comme un aveugle dont le visage se reflèterait dans un miroir:
un tel aveugle serait le seul à ne pas se voir. Ainsi, les chrétiens contemplent dans
les Ecritures le véritable état des Juifs. Les Juifs, eux, ne voient rien (In Ps. 56, n. 9).
Cf. In Ps. 18, I, n. 9: «Pracceptum Domini Iucidum illuminans oculos. Praeceptum
Domini lucidum, sine velamento carnalium observationum, illuminans hominis interioris
adspectum n.
65. Lettre 4 à Ch. de Roannez, sur le Dieu caché.
66. Fr. 331 - 748, 593 - 760.
67. Voir dans la liasse 13. « Soumission et usage de la raison », le fr. 171-696,
qui cite un texte montrant les Juifs de Bérée vérifiant la réalisation des prophéties:
« Susceperunt verbum cum omni aviditate scrutantes scripturas si ita se haberent
[Actes, XVII, 11]». Saint Augustin annonce qu'lsraël finira par se convertir en compre
nant que les prophéties se sont réalisées (De civ. Dei, XX, 29).
_ 68.Fr. 180-838. Cf. Fr. 846-808: « [Les Juifs] n'eu.ssent point été coupables [de
rejeter le Messie] s'ils n'eussent point vu les miracles».
69. Fr. 858 - 840,
70. Fr. 903 - 851.
71. Fr. 841 - 829.
72. Fr. 840 - 843.
CONCLUSION 513

à ce prodige la doctrine. Mais Jésus-Christ avait donné dans l'Ecri


ture assez de preuves qu'un Messie viendrait! Assurément il n'était
pas certain que ce fût lui, mais les Juifs eussent dû au moins être
disponibles de cœur 73. Ils eussent bientôt vu la pureté de la doc
trine de Jésus-Christ. Mais ils restèrent aveugles, car « ce qui fait
qu'on ne croit pas les miracles est le manque de charité »". De
même les mauvais chrétiens qui refusent les miracles d'aujourd'hui
sont aussi ceux qui ruinent l'esprit de l'Evangile et voudraient dis
penser les hommes d'aimer Dieu. Les casuistes, les jésuites sont dans
une attitude judaïque 75 : « Il y avait deux partis entre ceux qui écou
taient Jésus-Christ ; Il y a maintenant les jésuites, etc. » 7°.
Ainsi, de même que Jésus-Christ fut à la fois prédit et prédisant,
les Juifs sont à la fois figurés 73 et figurant. Sous leur aspect figurant,
ils se divisent: les saints anciens annoncent les vrais chrétiens, ha
bités par la charité, la crainte chaste et l'humilité, seuls vraiment
libres, tournés vers Jésus-Christ. Le peuple habité par la cupidité,
la crainte servile et l'orgueil, esclave de ses passions, ennemi du Ré
dempteur, annonce tous les ennemis de l'Eglise, car « tous les
charnels sont ennemis des hommes spirituels »". Alors que les mys
tiques chrétiens de notre temps évoquent la tentation du paganisme,
toujours présente dans l'âme des croyants, saint Augustin et Pascal,
plus précis, voyant bien que le chrétien ne met guère en cause dans
sa vie quotidienne l'existence de Dieu, mais se trouve fasciné par les
biens de ce monde, s'inquiète avec excès de les perdre, oublie sa
dépendance et sa fragilité, suit volontiers le Christ jusqu'à la Cène,
mais ne veut pas entrer au jardin de Gethsémani, voyant donc tout
cela évoquent la tentation de judaïsme. Dans le sein même de
l'Eglise coexistent jusqu'à la fin du monde le bon grain et l'ivraie,
le véritable Israélite et le fils de Caïn, le vrai chrétien et l'homme
judaïque.
**‘k

Pascal a emprunté la plupart de ses réflexions sur le mystère


d'Israël à son prédécesseur. Apologiste et étranger aux polémiques
quotidiennes de l'évêque d'Hippone contre les synagogues africaines,
il a insisté sur les « avantages du peuple juif», avec l'aide de Philon,
de Josèphe et surtout de la Bible elle-même; il les a groupés, pré
sentés de façon plus frappante, de sorte qu'Israël apparût mieux
comme un peuple unique entre les peuples. En revanche la théorie
augustinienne du peuple témoin était déjà si élaborée qu'elle est

73. lbid.
74. Fr. 834 - 826.
75. Cette affirmation est explicite dans le Mandemenr, et présente dans de nombreux
fragments des séries 32-34 sur les miracles: 841- 829, 846 - 808, 849 - 665, 854 - 839, etc.
76. Fr. 858 - 840.
TI. Esaü et Caîn sont maintes fois présentés par saint Augustin comme des figures
du peuple juif; ils figurent d'ailleurs aussi les mauvais chrétiens (Serm. 5 - I Sirm., n. 4;
Serm. 4-44 de diversis, 28, n. 31).
78. In Ps. 136, n. 18: «Omnes camales spiritalibus inimici sunt ».
514 LE MYSTÈRE DÏSRAËI.

passée tout entière dans les Pensées, où elle ne s’est vu ajouter que
quelques détails. Enfin, Pascal, comme son prédécesseur, a longue
ment évoqué la catégorie théologique du judaïque : toutefois, apolo
giste ici encore et mystique plus que controversiste, il a insisté plus
sur l'attitude en face de Jésus-Christ et des biens de la terre que
sur l'orgueil et la suffisance nés chez les Juifs de la pratique de la
Loi. Dans sa lutte contre Pélage l'évêque d'Hippone pensait aux
Juifs; dans son combat contre les molinistes, l'auteur des Provin
ciales songe plutôt à Epictète et aux stoïciens, auxquels le renouveau
stoïcien du xv1° et du xvn‘ siècle a donné une importance et une
actualité de premier plan. En bref, Pascal est plus riche à propos des
traces de transcendance présentes en Israël, à peine plus précis en
ce qui concerne le peuple témoin; mais saint Augustin, stimulé par
les controverses, est intarissable sur l'attitude judaïque.
Autre dilîérence: on discerne chez l'évêque d'Hippone un souci
de s'attaquer à des Juifs réels que suffit à attester l'existence d'un
Traité contre les Juifs. La conversion des Juifs est espérée, sinon
pour tout de suite, du moins pour l'avenir. Les constantes évocations
du succès de l'Eglise et de la dispersion d'Israël, si elles visaient
d'abord à protéger les chrétiens de l'influence juive, faisaient tout
de même vaguement figure d'appel à la conversion 7’. Les contacts,
fussent-ils hostiles, n'étaient pas rompus. Ils le sont chez Pascal:
les Juifs ne sont qu'un grand spectacle, au sens de Bossuet, une
grande leçon; et l'œuvre pascalienne n'est qu'une sorte d'oraison
funèbre sur un peuple en agonie jusqu'à la fin du monde.
A l'époque même où Rembrandt manifestait tant d'amitié pour
les Juifs d'Amsterdam et nous léguait avec ses chefs-d'œuvre d'admi
rables images de la vie de la Synagogue, Pascal se contentait d'une
information purement livresque. Lui qui s'apprêtait à renouveler, ou
plutôt à dépasser l'apologétique parce qu'il connaissait et appréciait
les libertins, allait injustement caricaturer les Juifs, dont il ignorait
la vie réelle. En effet, si l'on ne peut pas situer Pascal purement et
simplement parmi les responsables de ce que l'historien J. Isaac a
nommé «l'enseignement du mépris M0, il n'en reste pas moins que

79. Voir par exemple Tractatus adversus Judaeos, 1, n. 2: si les Juifs comprenaient
de qui le prophète a parlé, quand il a dit: « Dedi te in lucem gentium, ila ut sis salus
mea usque in fines terme [lsaïe, XLIX, verset 9], non sic caeci essent, non sic aegroti, ut in
Domino Christo nec lucem agnoscerent nec salutem. Item si intelligerent quod infruc
tuose atque inaniter cantant, de quibus sit praenuntiatum: In omnem terram exivir
sonus eorum et in fines orbis terme verba earum [Ps. 18, verset 5], ad sonum Apos
tolorum evigilarent, et verba eorum esse divina sentirent n.
80. Voici les articles d'un tel enseignement, d'après l'historien juif (Genèse de l'anxi
sémitisme, p. 159-179):
- On insistera sur les défaillances d'Israël.
- On omettra les témoignages d'amour et de miséricorde de Dieu pour son peuple.
- On présentera souvent les Juifs à la cnrcifixion, avec le thème du déicide.
-Leur dispersion sera présentée comme leur châtiment, et la réalisation de leur
vœu de Matth., XXVII, 2.5.
-On étendra le terme «Les Juifs », qui désigne dans saint Jean la pire partie
d'Israël, à l'ensemble du peuple.
Non seulement certains de ces traits - le silence sur la grandeur d'Israël, le
déicide, la malédiction née de Matlh., XXVII, 25 - sont absents de l'œuvre pascalienne,
mais la distinction entre saints et chamels, dont J. Isaac ne parle pas, contraint tout
jugement a se faire plus nuancé.
CONCLUSION 515

l'auteur des Pensées n'a compris ni la complexité du fait juif ni la


nature de certains des obstacles qui s'opposaient à la conversion
d'Israël. Ces obstacles étaient au nombre de trois: or, si l'on suit
sans difficulté l'apologiste dans ses admirables « Pensées » sur l'avène
ment spirituel du prince de sainteté, reconnaissable aux yeux du
cœur, et dans sa critique de l'attente juive d'un prince temporel 3‘,
on comprend mal qu'il soit passé si légèrement sur les perplexités
dans lesquelles peuvent plonger une conscience juive la réduction
de la Loi au seul précepte de la charitéü et l'apparente rupture du
monothéisme que pouvait créer l'affirmation par le Christ de sa
filiation divines3. On peut s'étonner à bon droit de la méconnaissance
de l'aspect concret de l'Ancien Testament: c'est bien la Terre pro
mise, et pas seulement ce qu'elle figurait que Moïse voulait voirs‘;
c'est à ce peuple - charnel ou pas - que Moïse était attaché par
toutes les fibres de son être ‘5; c'est dans la pratique sincère de la
Loi que se nourrit, aux yeux des Juifs, le rapport avec Dieu, un rapport
spirituel, évidemment, et la tradition juive ne voit que vent dans ce
qui se prétend spiritualité pure. Enfin Pascal n'a pas vu la part
concrète, immédiate de l'action des prophètes en Israël. Toutes ces
erreurs se rencontrent également dans saint Augustin qui, marqué
par le platonisme, ancien manichéen, se heurtant aux Juifs d'Afrique,
passionné pour les belles constructions de l'esprit et les développe

81. Voir en particulier les fragments 308 - 793 (les trois ordres); 269 - 692; 321- 600:
« Le Messie, selon les Juifs charnels, doit être un grand prince temporel». Les chan
gements prédits étaient spirituels: 301- 772, etc.
L'espérance juive d'une royauté terrestre, de l'assujettissement des païens, etc., jouera
toujours contre les Juifs aux yeux des chrétiens. En face d'une fraternité humaine de
plus en plus reconnue, surtout depuis les stoïciens, et qui s'impose comme les faits
dans l'ordre scientifique (sans souci d'aucune autorité), le particularisme méprisant des
Juifs sera toujours une preuve d'égarement. Voir l'ouvrage de Guy Casaril, Rabbi
Siméon Bar Yochaî et la Cabbale, Paris, Seuil, 1961, p. 109-111.
82. Fr. 270 - 670: « Tout ce qui ne va point a la charité est figure ». Fr. 338 - 724:
« La foule des païens après Jésus-Christ croit les livres de Moïse et en observe l'essence
et l'esprit et n'en rejette que l'inutile ».
La synthèse catholique en ce qui concerne le problème de la Loi ne s'est pas
établie sans de longs tâtonnements. Il semble que rien dans l'enseignement du Christ
n'indique une renonciation à la Thora dans sa littéralité. Le Sermon sur la montagne
demande plus, mais n'enlève rien; les guérisons le jour du sabbat n'allaient que
contre le juridisme des dévôts (il y en a dans toute religion). Le Christ et son entou
rage ont toujours pratiqué les prescriptions légales. Le problème des observances ne
s'est posé qu'avec la conversion des païens. Le Maître avait dit que toute la Loi se
rattachait aux commandements de l'amour de Dieu et du prochain (Matth, XXII, 40).
Il fut donc décidé que les païens ne seraient pas astreints aux observances juives. Mais
si les Juifs continuaient à pratiquer la Loi, n'allait-on pas faire deux églises, dont
l'une passerait pour inférieure ? Saint Paul vit clairement le danger et se heurta a
Pierre: c'est le fameux incident d'Antioche (Galates, II). Néanmoins les controverses
duraient encore au v‘ siècle sur ce que devait pratiquer un Juif converti, comme
l'attestent les échanges de lettres entre saint Augustin et saint Jérôme. C'était une raison
de plus pour que l'évêque d'Hippone s'abstint de faire l'éloge de la Thora.
83. Pascal n'aborde jamais cette difficulté.
84. Deut., III-IV.
85. Voir A. Néher, Moïse et la vocation juive, p. 23: « Osée et Jérémic ont de pathé
tiques accents pour célébrer l'union indissoluble de Dieu et d'Israël. Moïse, dans la
gravité de cette union, ressent avec plus de poids son propre et indestructible atta
chement à Israël. A lui seul, parmi tous les hommes de la Bible, Dieu offre le choix
de faire disparaître Israël et de recommencer l'histoire avec un autre peuple. Moïse
refuse: malgré l'infinitude des risques, c'est avec ce peuple qu'il veut poursuivre
l'histoire ».
516 LE MYSTÈRE IŸISRAËL

ments rhétoriques, n'était pas le moins du monde préparé à recon


naître et à aimer ce peuple dans sa réalité, avec tout ce qu'il comporte
de lourdeur humaine, de lent progrès sous la miséricordieuse conduite
de Dieu, de grandeur spirituelle s'affirmant dans des actes concrets
ou des rêves en partie temporels, de refus farouche de la dualité
placée dans l'homme par les philosophes grees. C'est donc bien à
l'évêque d'Hippone que Pascal doit de s'être trompé sur « l'homme
juif » et d'avoir décrit, jusque dans ses écrits intimes, tout au plus
les pires hommes du peuple juif, si tant est que « l'homme judaïque »,
sorte de traître de mélodrame, ait jamais existé dans un être quel
conque. Le méchant Juif des deux théologiens, comme le bon chinois
ou le bon sauvage du xvrn‘ siècle, est un mythe. Ce mythe était
simple, frappant, comme tous les mythes, et sa place semblait toute
prête dans une Apologie. La théorie du peuple-témoin, avec sa perfec
tion en quelque sorte parnassienne, ferait merveille aussi. Quant
aux «avantages du peuple juif », peu développés par saint Augustin
et ne s'accordant pas toujours parfaitement avec les deux aspects
précédents, c'est aussi au souci d'apologétique de Pascal que nous
semblons bien les devoir. Toutes ces constatations soulignent claire
ment un fait: Pascal pensait que le mystère d'Israël constituait
une preuve capitale de la vraie religion, une illustration saisissante
des deux voies qui s'offrent à l'homme et une préfiguration de leur
aboutissement.
CHAPITRE VII

THÉOLOGIE ET APOLOGIE

Il est impossible que ceux qui aiment Dieu de


tout leur cœur méconnaissent l'Eglise tant elle est
évidente.
Il est impossible que ceux qui n'aiment pas Dieu
soient convaincus de l'Eglise.
Fragment 881 - 850.

Les Pensées occupent aujourd'hui une place éminente dans ce qui


s'est substitué à l'apologétique, la théologie fondamentale‘. A l'inté
rieur de sa foi, Pascal réfléchit sur sa propre démarche, sur la
cohérence que l'Evangile introduit dans le monde, sur les raisons
qu'il aurait aujourd'hui de croire, sur les «fondements »2 de son
adhésion au christianisme, puis il les expose. Mais comme il sait
d'expérience combien le cœur humain peut être fermé, endurci, il
attache d'abord la plus grande importance à la préparation de l'in
croyant ou du mauvais chrétien. Il l'appelle à être plus humain,
plus lucide, à sortir de la torpeur du quotidien et des passions:
deux êtres uniques entrent en dialogue, inventorient tout ce qui les
rapproche, s'écoutent vivre et penser. C'est cette alliance de la vérité
théologique et de la palpitation du cœur qui fait le prix des Pensées.
Il suffirait de savoir que Pascal s'est constamment mis à l'école
de la pensée augustinienne pour en conclure que les Pensées sont
fortement marquées par elle. Passionné dès sa jeunesse pour la
théologie, Pascal a d'emblée découvert qu'une des recherches les
plus importantes qui puissent être proposées à la méditation du
savant chrétien était la réflexion sur les « fondements » de sa propre
croyance. Dès 1648, il semble connaître à fond l'augustinisme, il
a lu Jansénius, Arnauld, Saint-Cyran et sans doute bien d'autres
théologiens. C'est alors qu'il dévoile à M. de Rebours certaines de
ses conclusions: « Je lui dis ensuite que je pensais que l'on pouvait,

1. On peut opposer a la modestie de la théologie fondamentale l'outrecuidance de


1'apologétique, qui, sans vision d'ensemble, sans intériorité, rassemble hâtivement tout ce
qui lui semble utilisable pour ferrailler, pourfendre, « prouver ». Nécessairement superficielle,
l'apologétique se présentera toujours sous les apparences d'un bric-à-brac.
2. Fondements est le titre de la liasse 18 et devait constituer l'un des chapitres de
l'œuvre (voir fr. 223 - 570, 243 - 601).
518 Tl-IÉOLOGIE ar APOLOGIE

suivant les principes mêmes du sens commun, démontrer beaucoup


de choses que les adversaires disent lui être contraires, et que le
raisonnement bien conduit portait à les croire, quoiqu'il les faille
croire sans l'aide du raisonnement H. A vingt-cinq ans, Pascal évo
quait la thèse majeure du converti de Milan sur les rapports entre
la foi et la raison.
En 1656, lorsque le miracle de la Sainte Epine épanouit chez
Pascal le projet de composer une Apologie de la religion chrétienne,
c'est un théologien augustinien qui se met à la tâche, résolu à utiliser
l'anthropologie du Maître, ses élaborations essentielles (charité et
cupidité, raison et autorité, vérité et charité, aveuglement de l'homme
et Dieu caché, eudémonisme universel, théorie des deux états de
l'homme, etc.), ses arguments en face des païens, des Juifs ou des
hérétiques (prophéties, etc.), et jusqu'à certains aspects de la rhéto
rique proposée dans La doctrine chrétienne. Bien plus, l'apologiste
lit et relit les chapitres de La vraie religion qui font le plus figure
d'apologie. Ce petit livre était d'ailleurs conseillé par Saint Cyran aux
débutants‘ et Arnauld l'avait traduit en 1647. Augustin l'avait rédigé
en 390, peu après sa conversion, alors qu'il était encore laïc, c'est-à
dire dans la situation même de Pascal. De même que Pascal pense
à ses amis libertins, Augustin s'adresse aux amis qu'il avait entraînés
en 374 dans le manichéisme; certes, depuis lors, Alypius l'avait suivi
dans sa conversion, mais Romanien et Honorat ne l'avaient pas
imité. C'est au premier qu'il envoie La vraie religion; deux ans
plus tard il fait parvenir au second L'utilité de croire, ouvrage conçu
en même temps que le précédent. Il apparaîtra bientôt que l'/tpologie
doit beaucoup à ces deux traités. Le titre même du premier y revient
sans cesse: « La vraie religion doit avoir pour marque d'obliger à
aimer son Dieu5 La vraie religion enseigne nos devoirs‘ Il
faudrait que la vraie religion enseignât la grandeur, la misère " », etc.
Néanmoins, Pascal n'est pas un disciple passif. Il affine l'anthro
pologie augustinienne, critique certaines subtilités abusives, mani
feste avec force les tendances de son imagination ou de son esprit.
N'a-t-il pas pris bien des libertés avec certaines positions de son
prédécesseur ? Dans quels cas a-t-il éprouvé le besoin de compléter
l'apport augustinien ? Bref quelle est la place précise de l'augusti
nisme dans l'Apologie? Cette question recevra des réponses diffé
rentes selon que l'on considérera les principes généraux qui inspirent
la démarche pascalienne, la simple présentation de l'hypothèse chré
tienne ou l'exposé des « preuves du dehors »‘.

3. Lettre du 26 janvier 1648 à Gilberte. M. Gouhier a excellemment mis en lumière


l'ancienneté du projet apologétique chez Pascal, sa « préhistoire » (Commentaires, p. 113).
4. Lancelot, Mémoires touchant la vie de Monsieur de Saint-Cyran, Cologne, 1738, t. 1,
p. 42.
5. Fr. 214-491. Cf. fr. 205 -489. M. L. Hubert a entrevu l'importance du De vera
religione comme source des Pensées: voir Pascal? unfinished Apology. A study of his plan,
1952.
6. Fr. 216 - 493.
7. Fr. 450 - 494. Voir encore 935 - 490, 215 - 433, 393 - 442.
8. L'expression est de Pascal: fr. 328 - 732.

-f- -î. «gît -


I. LES PRINCIPES GÉNÉRAUX

Lorsque Pascal se met à accumuler des notes pour son livre, il


est donc en possession de conceptions élaborées avec rigueur. Théolo
gien de la grâce, il est imprégné de la théorie augustinienne et jansé
nienne des deux états. Il sait que l'homme auquel il s'adresse est
un être déchu, soumis à la concupiscence, à l'ignorance et à des maux
physiques innombrables. Privé de grâce, l'incroyant n'a plus qu'un
sentiment confus de Dieu : Dieu lui est caché. Comment le trouvera
t-il ? Au terme d'une métamorphose qui affectera les trois « pièces »
de son être : le cœur, l'esprit, le corps. Si l'initiative est à Dieu, le
rôle de l'apologiste est de servir d'instrument à la grâce, au moins
dans la plupart des cas : comme les hommes ne se laissent guère
toucher par les vérités abstraites, mais suivent ce qui leur plaît, il
faudra que l'Apologie mette en œuvre une rhétorique originale, pro
portionnée à l'état de ceux auxquels elle s'adresse.

1. Un Dieu caché

Dieu se cache en laissant l'homme à son aveuglement, telle est


la certitude qui habite Augustin et Pascal, comme l'a révélé leur
théologie de la grâce .. Tous deux ne cessent de parler de cécité, de
surdité, de paralysie, de torpeur, d'assoupissement, d'enchantement,
d'envoûtement (« charme »), de vie dans un songe. Si Pascal, à la suite
de son maître, évoque souvent la nuit et les ténèbres, il s'agit là
d'expressions hyperboliques : leur véritable pensée est que l'incroyant
se meut dans un clair-obscur où clarté et obscurité se composent diffé
remment selon les individus. Aussi, conscients de l'abîme qui sépare
de Dieu les délaissés, ne sont-ils pas de ces apologistes naïfs qui
s'imaginent qu'il est facile de convaincre, que le cheminement vers la
1. Augustin, In Ps. 65, n. 10 : « Crucifixus excaecavit crucifigentes ... Vos [Judaei]
machinati estis consilia perdendi, ille excaecandi et salvandi ; excaecandi superbos, salvandi
humiles : ad hoc autem superbos ipsos excaecandi, ut caecati humiliarentur, humiliati
confiterentur, confessi illuminarentur ». In Joh., tr. 53, n. 6 : « Non poterant [Judaei]
credere, quia hoc Isaïas Propheta praedixit : hoc autem Propheta praedixit, quia Deus hoc
futurum esse praescivit. Quare autem non poterant, si a me quaeratur, cito respondeo
quia nolebant : malam quippe eorum voluntatem praevidit Deus, et per prophetam praenun
tavit ille, cui abscondi futura non possunt. Sed aliam causam, inquis, dicit Propheta, non
voluntatis eorum - Quam causam dicit Propheta ? Quia dedit illis Deus spiritum compunc
tionis, oculos ut non videant, et aures ut non audiant, et excaecavit oculos eorum, et
induravit cor eorum [Romains, XI, 7-8 ; Isaie, VI 10]. Etiam hoc eorum voluntatem meruisse
respondeo - Sic enim excaecat, sic obdurat Deus, deserendo et non adjuvando : quod
occulto judicio facere potest, iniquo non potest ». M. Gouhier, dans son remarquable
chapitre : « Le Dieu qui se cache » (Commentaires, p. 187-244) a rappelé une foule de
passages pascaliens sur ce thème : fr. 781 - 242 ; 163 - 200 ; 232 - 566 ; 233 - 796 ; 235 - 771 ;
236 - 578 ; 237 - 795 ; 344 - 756 ; 347 - 735; 469 - 577 ; 489 - 713 ; 594 -576; 596 - 202 ; 623 - 495 ;
503 - 675 ; 822 - 593 ; 840 - 843 ; 893 - 573 ; 966 - 953 ; Lettre du 1er avril 1648 à Gilberte ;
Abrégé ., § 17 (p. 192, n. 13).
520 THÉOLOGIE ET APOLOGIE

foi est aisé. Augustin avait eu assez de peine pour s'établir enfin dans
la vérité! Et Pascal non seulement avait sous les yeux cette expé
rience, mais aussi savait écouter ses amis libertins, prendre au sérieux
leurs déclarations d'impuissance. Ses cris d'émerveillement devant
la limpidité de tout, la cohérence que prend le monde dès qu'on
entend l'Evangile chrétien ne signifient nullement que la conversion
est à portée de chaque cœur : ils émanent d'un chrétien, étonné de dis
tinguer l'harmonie là où tant d'hommes ne voient que chaos et qui
rend à Dieu « des grâces infinies de ce que s'étant caché en toutes
choses pour les autres, il s'est découvert en toutes choses et en tant
de manières » pour lui 2. Si Pascal ne retient pas de tels élans, c'est
pour communiquer la chaleur de son adhésion au christianisme et
pour ébranler son interlocuteur3.
Si donc l'homme déchu discerne mal les traces de Dieu, il doit
redoubler d'attention. « Il n'y a que deux sortes de personnes, qu'on
puisse appeler raisonnables, écrit Pascal: ou ceux qui servent Dieu
de tout leur cœur parce qu'ils le connaissent, ou ceux qui le cherchent
de tout leur cœur parce qu'ils ne le connaissent pas »‘. « Regardez
de près Examinez à fond Ne vous contentez pas de la surface
des choses », répètent Augustin et Pascal, « votre négligence même
et votre inconscience sont des effets de votre déchéance » 5. Objectera
t-on à l'autorité de l'Ecriture les chronologies de la Chine, se demande
Pascal? Peut-être, mais étudions tout cela de près:
Histoire de la Chine.
Je ne crois que les histoires dont les témoins se feraient égorger.
(Lequel est le plus croyable des deux, Moïse ou la Chine?)
Il n'est pas question de voir cela en gros; je vous dis qu'il y a de quoi
aveugler et de quoi éclaircir.
Par ce mot seul je ruine tous vos raisonnements ; mais la Chine obscurcit,
dites-vous. Et je réponds: la Chine obscurcit, mais il y a clarté à trouver.
Cherchez-la.
Ainsi tout ce que vous dites fait à un des desseins et rien contre l'autre.
Ainsi cela sert et ne nuit pas.
Il faut donc voir cela en détail. Il faut mettre papiers sur table 6.

2. Lettre 4 à Ch. de Roannez.


3. Voir fr. 346 - 729: « Qui ne voit la loi chrétienne en tout cela ? »; 47l - Ml : « cela
ouvre les yeux ».
4. Fr. 427 - 194 (fin de l'avant-demier paragraphe), traduction libre du De mil. credendi,
ll, n. 25: « Duae enim personae in religione sunt laudabiles: una eomm qui jam invenerunt.
quos etiam bcatissimos judicare necesse est; alia eorum qui studiosissime et rectissime
inquirunt ».
5. De moribus, I, 10, n. 17: ‘ Si quid humani corde geritis, si cume vobis vosmetipsi
estis. quaerite potius diligenter et pie quomodo illa [Scripturae verba] dicantur ». Tout le
fragment 427 - 194 entrelace ces trois thèmes: les sentiments humains (« on doit avoir 0e
sentiment par un principe d'intérêt humain »), l'amour de soi (‘ cette négligence en une
atfaire où il s'agit d'eux-mêmes ») et la recherche attentive de la vérité religieuse (« Il
faudrait, pour la combattre, qu‘ils criassent qu'ils ont fait tous leurs etïorts pour la
chercher partout »); voir aussi les fr. 428 - l95, 472 - 574.
Pascal traduit par ‘ regarder de près» (fr. B6 - 578 ...), « examiner à fond » (fr. 427 -
l94) les expressions augustiniennes ‘ Diligenter attendere, considerare, requirere »; regarder
«au détail» (fr. I5O-226) De civ. Dei, XV, 2: « Considerantur diligentius»: De civ.
Dei, XIV 25 et De Trinitale, X, 10, n. 14: « Diligentius attendamus»; De vera relig., 33,
n. 6l : « Diligentius considerantibus »; « Sedulo quaerere »; De util. cred., l3, n. 29; « Quid.
si tanta res est [religio], quae nisi sedulo atque omnibus viribus quaesita nequeat reperiri ? ».
6. Fr. 822 - 593. On aura remarqué le lien explicite avec le thème du clair-obscur. Voir
fr. 454 - 6l9 : « La rencontre de ce peuple [juif] m'étonne, et me semble digne de l'attention ’.
PRINCIPES GÉNÉRAUX 521

Le résultat de cette enquête approfondie sera le dépassement des


apparences: il existe bien des nourritures dans le monde, mais le
Christ seul est, en fin de compte, « le vrai pain du ciel». De même
on ne découvre pas si aisément la vraie liberté, ni les véritables enne
mis de l'homme 7. Innombrables sont les hommes qui voient bien
«les effets », la réalité mouvante, mais rares ceux qui en discement
les « raisons », les causes B.

Toutes ces personnes ont vu les effets mais ils n'ont pas vu les causes. Ils
sont à l'égard de ceux qui ont découvert les causes comme ceux qui n'ont
que les yeux à l'égard de ceux qui ont l'esprit. Car les effets sont comme
sensibles et les causes sont visibles seulement à l'esprit. Et quoique ces
effets-là se voient par l'esprit, cet esprit est à l'égard de l'esprit qui voit
les causes comme les sens corporels à l'égard de l'esprit ’.

Ces dernières lignes, un peu embarrassées, rappellent le fragment


sur les trois ordres: les sens corporels, l'esprit (le noûs), la cime
de l'âme-séjour du Saint-Esprit (le pneûma). Les intellectuels sont
aussi aveugles que les charnels en présence du monde de Dieu. Pascal
y retrouve la coupure si importante dans l'œuvre augustinienne
entre les « charnels » au sens large, c'est-à-dire ceux qui sont dépour
vus de la grâce, et les « spirituels », c'est-à-dire ceux qu'anime l'Esprit
de Dieu. Seuls ces derniers traversent les apparences. C'est indiquer
assez clairement que l'effort de l'homme demeurera vain, si Dieu
ne touche pas son cœur.

2. Vérité et chari ‘ (D le rôle de la volonté

Pascal a appris d'Augustin et de l'expérience la suprématie de la


volonté sur l'intelligence, du cœur sur l'esprit. « La volonté est un des
principaux organes de la créance, non qu'elle forme la créance, mais
parce que les choses sont vraies ou fausses selon la face par où on
les regarde. La volonté qui se plaît à l'une plus qu'à l'autre détourne
l'esprit de considérer les qualités de celle qu'elle n'aime pas à voir,
et ainsi l'esprit marchant d'une pièce avec la volonté s'arrête à regar
der la face qu'elle aime et ainsi il en juge par ce qu'il y voit.3 » En
ce qui concerne les vérités divines,

7. Fr. 268 - 683 ; cf. 267 - 680, 269 - 692.


8. Fr. 577 - 234. Au fr. 206 - 235, Pascal note: « Rem viderunt, causam non viderunt ».
citation libre du Contra JuL, IV, 12, n. 60: Cicéron, écrit Augustin, a bien vu la misère
de l'homme, mais il n'en a pas décelé la cause, le péché originel. « Rem vidit, causam
nescivit. .
9, Fr. 577 - 234.

1. Fr. 539-99, Cf. fr. 737-10: «On se persuade mieux pour l'ordinaire par les
raisons qu'on a soi-même trouvées que par celles qui sont venues dans l'esprit des autres ».
Augustin avait déjà souligné ce rôle de l'amour de soi dans l'activité de la raison: « Nec
noverunt Moysi sententiam, sed amant suam; non quia vera est, sed quia sua est. Alioquin
et aliam veram pariter amarent, sicut ego amo quod dicunt; non quia ipsorum est, sed
quia vCFLÜIr est » (Conf, XlIl, 25, n. 34).
522 THÉOLOGIE ET APOLOGIE

Dieu seul peut les mettre dans l'âme et par la manière qu'il lui plaît. Je
sais qu'il a voulu qu'elles entrent du cœur dans l'esprit, et non pas de
l'esprit dans le cœur, pour humilier cette superbe puissance de raison
nement, qui prétend devoir être juge des choses que la volonté choisit,
et pour guérir cette volonté infirme, qui s'est toute corrompue par ses
sales attachements. Et de là vient qu'au lieu qu'en parlant des choses
humaines on dit qu'il faut les connaître avant que de les aimer, ce qui
a passé en proverbe, les saints au contraire disent en parlant des choses
divines qu'il faut les aimer pour les connaître, et qu'on n'entre dans la
vérité que par la charité, dont ils ont fait une de leurs plus utiles sen
tences 2.

« On n'entre dans la vérité que par la charité»: cette sentence


du Contre Fauste 3 était chère à Port-Royal ‘, et Pascal l'a mentionnée
à plusieurs reprises plus ou moins explicitement : « La vérité est
si obscurcie en ce temps et le mensonge si établi qu'à moins d'aimer
la vérité on ne saurait la connaître » f.
L'initiative est donc a Dieu. S'il ne répand pas dans le cœur de
l'incroyant cette première grâce qu'est la passion pour la vérité,
il est inutile d'exposer les preuves du christianisme: elles seront
écoutées avec ennui ou raillées. La première tâche de l'apologiste
consiste donc à déceler dans les cœurs l'action discrète de Dieu.
Dès qu'il rencontre un être conscient de sa condition et passionné
pour la vérité métaphysique. il découvre là une invitation qui lui
est faite à servir d'instrument au progrès de la grâce. Pascal l'avait
fort bien compris :

Quoiqu'il fût persuadé que tout ce qu'il avait ainsi à dire sur la religion
aurait été très clair et très convaincant, il ne croyait pourtant qu'il le dût
être à ceux qui étaient dans l'indifférence et qui ne trouvant pas en eux
mêmes des lumières qui les persuadassent négligeaient d'en chercher
ailleurs et surtout dans l'Eglise où elles éclatent avec plus d'abondance.
Car il établissait ces deux vérités comme certaines que Dieu a mis des
marques sensibles particulièrement dans l'Eglise pour se faire connaître à
ceux qui le cherchent sincèrement et qu'il les a couvertes néanmoins de telle
sorte qu'il ne sera aperçu que de ceux qui le cherchent de tout leur cœur.
C'est pourquoi, quand il avait à conférer avec quelques athées, il ne
commençait jamais par la dispute ni par établir les principes qu'il avait
à dire, mais il voulait connaître auparavant s'ils cherchaient la vérité
de tout leur cœur, et il agissait suivant cela avec eux, ou pour les aider
à trouver la lumière qu'ils n'avaient pas, s'ils la cherchaient sincèrement,
ou pour les disposer à la chercher et à en faire leur plus sérieuse occupa‘

2. De l'art de persuader, éd. Br. minor, p. 185. Cf. fr. 234 - 581.
3. XXXII, 18: « Non intratur in veritatem, nisi per caritatem ». Brunschvicg (lX, 272)
signale que ce texte est cité dans lflugustinus, t. Il, liber proocmialis, c. 7.
4. J. Russier (La foi selon Pascal, t. 2, p. 254 et 347) cite Nicole et Amauld. Nicole.
lettre 21: « S'il est vrai, comme il l'est sans doute, qu'on n'entre dans la vérité que par
la charité (Essais de morale, 17334741, t. 7, p. 152).
5.Fr. 739-864. Cf. 926-582; 380-284; 176-261; 110-282; 381-286. Fr. 255-758:
« Car l'intelligence des biens promis dépend du cœur, qui appelle bien ce qu'il aime ».
Fr. 808 - 245: « La religion chrétienne qui seule a la raison n'admet point pour ses vrais
enfants ceux qui croient sans inspiration ». Pascal fait allusion a la possibilité d'une « foi
humaine» (fr. ll0 - 282) due a un esprit particulièrement aigu (cf. fr. 394 - 288), si aigu
qu'il verrait la vérité malgré les mauvaises dispositions de sa volonté. Cette foi est proche
de celle des démons. selon saint Augustin: In 10h,, tr. 22, n. 7; In Epist. 10h., tr. 10.
n. 2; Epist. 194-105, 3, n. ll.
PRINCIPES GÉNÉRAUX 523

tion avant que de les instruire s'ils voulaient que son instruction leur
fût utile 6.

Cette attitude est celle même de saint Augustin. Dans son Commen
taire du Psaume 136, bien connu de Pascal, il affirme l'inutilité de
répondre à un incroyant qui demeure le jouet de ses passions mau
vaises. Bien des hommes, écrit-il, nous demandent de leur parler de
la venue du Christ et de la Vie éternelle. Je leur réponds qu'ils sont
incapables d'entrer dans l'univers de Dieu, qu'ils sont remplis de
cupidité et vides de charité. Il ne faut rien leur dire, car ils sont du
bois mort; ils ne cherchent pas à apprendre, mais à railler. Qu'on
attende pour leur parler qu'ils aient témoigné par leur vie du change
ment de leur cœur3! De façon plus générale, seul le pur accède au
pur: tout le cheminement des hommes consiste dans cette purifica
tion croissante du cœur qui est en même temps croissante communion
avec l'absolue Pureté. Augustin ne cesse de commenter la sixième
des béatitudes: « Heureux les cœurs purs, car ils verront Dieufl.
Il savait d'expérience dans quelle nuit sordide son âme était long
temps demeurée plongée ’, il se rappelait quel itinéraire Dieu lui avait
fait parcourir: « Tu viendras boire à cette source d'où la rosée
s'est répandue sur toi. Tu verras à découvert la lumière elle-même,
d'où sont partis ces rayons obliques qui arrivaient par mille détours
jusqu'à ton cœur enveloppé de ténèbres, lumière dont tu te prépares
à supporter l'éclat par la purification de ton cœur »1°. La conception
pascalienne du progrès vers la foi reconnue (et ultérieurement vers
la sainteté) est toute nourrie de ces textes. Si Dieu « ne s'est pas dé
couvert aux sages superbes indignes de connaître un Dieu si saint » 1‘,
c'est qu'« Il est juste qu'un Dieu si pur ne se découvre qu'à ceux dont
le cœur est purifié » 12. La purification nécessaire consiste dans l'expul
sion progressive de la cupidité sous ses trois formes (plaisirs, curio

6. Vie, par Gilberte (Lalfl, III, 33). Cf. De moribus, l, 17, n. 31: « Si sapientia et
veritas non totis animi viribus concupiscatur, inveniri nullo pacto potest ».
7. In Ps. 136, n. 10, 13 et 15. Cf. fr. 816-240: « Et moi je vous dis: vous auriez
bientôt la foi si vous aviez quitté les plaisirs. Or c'est à vous de commencer ». Pascal peut
faire preuvc de cette assurance, parce que l'abandon des plaisirs témoignemit que la grâce
est déjà a l'œuvre. Fr. 386-203: « Afin que la passion ne nuise point faisons comme s'il n'y
avait que 8 jours de vie ». Fr. 418-233: «Votre impuissance à croire vient de vos
passions ».
8. Matth., V, 8 (souvent lié à I Jean, III, 2: ‘ Alors nous le verrons tel qu'il est n).
« Deum nemo vidit unquam [I Jean, IV, 12]: res est invisibilis; non oculo, sed corde quae
rendus est. Sed quemadmodum si solem istum videre vellemus, oculum corporis purgaremus,
unde videri lux potest: volantes videre Deum, oculum quo Deus videri potest purgemus.
Ubi est iste oculus? Audi Evangelium: Beati mundo corde, quoniam ipsi Deum videbunt »
(In Epist. 10h., tr. 7, n. 9). In 10h., tr. 53, n. 12; Epist. 147 - 112, 5, n. 13; 6, n. 18; 10,
n. 23; 23, n. 52; Epist. 148 -3, 3, n. 1: « Unde autem invisibilia videntur, nisi oculis
cordis?» qui fait penser au fr. 308 - 793: « la grandeur de la sagesse, qui n'est nulle
sinon de Dieu, est invisible aux chamels et aux gens d'esprit O qu'il [J.-C.] est venu
en grande pompe et en une prodigieuse magnificence aux yeux du cœur et qui voient la
sagesse n. Voir encore De util. cred., 10, n. 24, et 16, n. 34; De Trinitate, VIII, 4, n. 6.
9. Conf., II, 2, n. 2: « Exhalabantur nebulae de limosa concupiscentia Obnubilabant
et obfuscabant cor meum ».
10. In Joh., tr. 35. n. 9; cf. tr. 22, n. 16.
11. Fr. 394 - 288. Cf. 239 - 510.
12. Fr. 793 - 737.
524 THÉOLOGIE ET APOLOGIE

sité, orgueil) par la charité. L'Apologie exprimera en clair les senti


ments que Dieu fait ressentir déjà confusément à l'incroyant: vanité
des plaisirs, inutilité de cette fièvre qui anime si souvent ceux qui
scrutent l'univers physique, faiblesse de l'homme. Le libertin va ainsi
se reconnaître tout proche d'un interlocuteur dont il éprouve déjà
certaines réactions : il sera particulièrement sensible au ton de confi
dence, au caractère amical de la rencontre. Spontanément, Augustin et
Pascal ont parlé d'eux-mêmes dans leurs apologies. « Je vais te faire
connaître, autant que possible », écrit Augustin à un ami manichéen,
« le chemin que j'ai suivi alors que je cherchais la vraie religion » ‘3.
Pascal, de son côté, dit à l'incroyant : « Apprenez de ceux, etc. qui ont
été liés comme vous et qui parient maintenant tout leur bien. Ce sont
gens qui savent ce chemin que vous voudriez suivre et guéris d'un
mal dont vous voulez guérir ; suivez la manière par où ils ont commen
cé » ". Il est superflu de rappeler combien sensibles sont les frémis
sements de l'auteur des Confessions et de l'auteur des Pensées. Leur
cœur est à fleur de style. Les Confessions ne sont rien d'autre qu'une
apologie du Dieu chrétien sous les apparences d'une autobiographie
lyrique. Or on retrouve dans les Pensées certains aspects des Confes
sions. Les « je» y surabondent et par moments le chant lyrique s'élève:
Ainsi je tends les bras à mon Libérateur, qui ayant été prédit durant
4000 ans est venu souffrir et mourir pour moi sur la terre dans les temps
et dans toutes les circonstances qui en ont été prédites, et par sa grâce
j'attends la mort en paix dans l'espérance de lui être éternellement uni et
je vis cependant avec joie, soit dans les biens qu'il lui plaît de me donner,
soit dans les maux qu'il m'envoie pour mon bien et qu'il m'a appris à
souffrir par son exemple 15.

Ainsi disposé à écouter, l'homme pourra percevoir la force des


preuves. La purification de sa volonté devra se poursuivre: elle pré
cède, accompagne, enveloppe, couronne la recherche des « raisons n.
L'esprit examine ces raisons, la mémoire retient les beautés de l'Ecri
ture, écrit Pascal en 1648, mais « pour y entendre ce langage secret et
étranger à ceux qui le sont du ciel, il faut que la même grâce, qui
peut seule en donner la première intelligence, la continue et la rende
toujours présente en la retraçant sans cesse dans le cœur des fidèles
pour toujours la faire vivre»1‘. C'est pourquoi Augustin, tout au
long de La vraie religion, revient sur le rôle primordial du cœur dans

13. De utiI. cred.. 8, n. 70; cf. 7. n. 14, etc.


14. Fr. 4l8 - 233.
15. Fr. 793 - 737. Cf. 308 - 793, etc. L'Apologia pro vita sua de J.H. Newman présente
les mêmes caractéristiques et a connu la même fortune que les Confessions et les Pensées.
16. Lettre du 5 nov. 1648 à Gilberte. Cf. Maladies, 4: « Mon cœur est tellement endurci
et plein des idées, des soins, des inquiétudes et des attachements du monde, que la maladie
non plus que la santé, ni les discours, ni les livres, ni vos Ecritures sacrées, ni votre
Evangile, ni vos mystères les plus saints, ni les aumônes, ni les jeùnes, ni les mortifications.
ni les miracles, ni l'usage de Sacrements, ni le sacrifice de votre corps, ni tous mes efforts.
ni ceux de tout le monde ensemble, ne peuvent rien du tout pour commencer ma conversion.
si vous Naccompagnez toutes ces choses d'une assistance tout extraordinaire de votre
grâce ». Voir fr. 447 - 769.
PRINCIPES GÉNÉRAUX 525

la croyance", n'oublie jamais l'homme concret auquel il s'adresse,


traite du bonheur, de l'illusion des passions, de la fausseté de l'imagi
nation, de la misère humaine, du clair-obscur de l'Ecriture, etc. A ses
yeux, un seul philosophe a compris la nécessité de la purification du
cœur, c'est Platon. Aussi lui assigne-t-il une place de choix en tête
de son traité. Rejetant les autres philosophes", il propose le plato
nisme à l'admiration de ses lecteurs :
Si Platon vivait encore... ou plutôt, si quelqu'un de ses disciples l'eût
interrogé de son temps, lorsqu'il lui voulait persuader par ses discours,
que la vérité ne se voyait point par les yeux corporels, mais par un esprit
purifié; que toutes les âmes qui s'y tenaient unies devenaient parfaites
et bienheureuses; que rien n'empêchait davantage de la connaître que la
corruption des mœurs et les fausses images des choses sensibles qui,
passant de ce monde sensible dans notre corps, et faisant par lui impres
sion dans notre esprit, y forment un nombre infini d'opinions et d'erreurs ;
qu'il fallait donc premièrement guérir notre âme pour pouvoir contempler
la forme immuable de toutes choses, et cette beauté qui demeure toujours
au même état, et en qui tout est semblable a elle-même ; qui ne reçoit
ni d'étendue par les lieux, ni de changement par les temps, mais qui se
conserve toujours une et toujours la même en tout ce qu'elle est; cette
beauté que les hommes s'imaginent n'être point, et qui cependant possède,
elle seule, l'Etre souverain et véritable: que toutes les autres choses
naissent et meurent, s'écoulent et se perdent, et que néanmoins, tant
qu'elles sont, elles ne subsistent que par ce Dieu éternel qui les a toutes
créées par sa vérité; que parmi ces choses, il n'y a que la seule âme
raisonnable et intellectuelle qui puisse jouir et être touchée de la contem
plation de son éternité, qui en puisse tirer son lustre et son éclat, et qui
soit capable de mériter la vie éternelle; mais qu'étant blessée par
l'affection qu'elle met aux choses qui naissent et qui périssent, et par la
douleur qu'elles lui causent, et s'attachant à la longue accoutumance de
cette vie et aux sens du corps, elle se perd dans le vague de ses imagi
nations vaines et chimériques, jusqu'à se moquer de ceux qui disent qu'il
y a quelque être qui ne se voit point par les yeux du corps, qui ne se
représente point par les fantômes de l'imagination ; mais qui ne se voit
que par le seul esprit et par la lumière de la raison; si donc un des
disciples de ce philosophe, voyant que son maître tâchait de lui persuader
ces choses, lui eût fait cette question: S'il se trouvait un homme excellent
et tout divin, qui persuadât aux peuples qu'ils devraient croire au moins
ces vérités, s'ils n'étaient pas capables de les comprendre, ou qui fît que
ceux qui les comprendraient ne se laissassent point emporter aux opinions
du vulgaire et aux erreurs communes des peuples; s'il se trouvait, dis-je,
un homme de cette sorte, savoir s'il le croirait digne de recevoir les
honneurs divins? Je crois que Platon répondrait: Qu'il était impossible
que cet homme fît ce qu'il disait, si ce n'était que la Vertu même et la
Sagesse de Dieu en choisit un, pour l'unir a soi en même temps qu'elle

17. 3. n. 3: «Ad quam [veritatem] percipiendam nihil magis impedire quam vitam
libidinibus deditam et falsas imagines rerum sensibilium, quae nobis ab hoc sensibili mundo
per corpus impressae, varias opiniones erroresque generarent; quamobrem sanandum
esse animum.» Ibid. 4, n. 6... Voici l'argument d'Arnauld pour le ch. 34: «Qu'il est
nécessaire, pour comprendre la vérité par l'intelligence, de se dégager des sens, de rejeter
les fantômes de son imagination, et d'en reconnaître la fausseté; de résister aux mauvaises
coutumes des hommes et à leurs louanges, et de travailler, dans le secret de son cœur,
à la réformation de son âme ».
18. Argument d'Arnauld pour le ch. 4: «Que les Epicuriens et autres philosophes.
qui n'avaient aucun soin de purifier les âmes pour les rendre capables de contempler les
vérités divines, ne méritaient pas que l'on disputât avec eux. Mais que les Platoniciens, qui
demeuraient d'accord de ces vérités, devaient céder à l'autorité de Jésus-Christ, qui les
avait pu persuader à tous les peuples de la terre ».
526 THÉOLOGIE ET APOLOGIE

le fermerait, et qu'après l'avoir éclairé dès son berceau, non par des
instructions humaines, mais par l'infusion d'une lumière secrète et inté
rieure, elle embellît son âme de tant de grâces, la fortifiât d'une constance
si ferme, et enfin l'élevât à un tel point de grandeur et de majesté, que
méprisant tout ce que les hommes vicieux souhaitent, souffrant tout ce
qu'ils craignent, et faisant tout ce qu'ils admirent, il pût changer tout
le monde, et le porter dans une créance si salutaire, par un amour et
par une autorité souveraine. Que pour ce qui était de la manière dont on
devrait honorer un homme si excellent, il était inutile de lui en demander
son avis; puisqu'il était aisé de juger quels honneurs étaient dus à la
Sagesse de Dieu, par le soutien de laquelle il travaillerait, pour donner
un véritable salut à la nature humaine, et qui mériterait par là d'être
honoré d'une manière particulière, et élevé au-dessus de tous les honneurs
qu'on rend aux hommes 1’.

La philosophie platonicienne constituera ainsi une véritable propé


deutique à l'exposé des preuves. Lorsque Pascal à son tour note briève
ment : « Platon pour disposer au christianisme » 2°, il se révèle un pur
augustinien. Le maître de l'Académie préparera le libertin à croire,
parce qu'il attribue une importance essentielle à la qualité de l'âme.
Tout en rappelant cette vérité fondamentale, Platon ne laissera pas
de mettre l'homme en présence de profonds mystères: existence de
la divinité, immortalité personnelle, etc. La présentation du plato
nisme travaillera le cœur et même l'esprit de l'homme qui dormait:
l'incroyant sera ébranlé de constater que la philosophie élaborée
par l'un des plus puissants esprits qui aient paru correspond aux
rudiments de l'Evangile chrétien. Néanmoins, il est une vérité essen
tielle que le platonisme, comme toutes les philosophies, méconnaît,
c'est le rôle de l'humilité. Cette humilité du cœur, la grâce seule la
donne; sans elle, l'esprit, qui veut juger de tout, s'anémie dans le
rationalisme, prétend se suffire et se pousser à la conquête de Dieu.
Or la « superbe raison » doit accepter ses limites pour ne pas se
dévoyer.

3. Autorité et raison: le rôle de l'esprit

Méditant toujours sur son expérience personnelle, Augustin avait


perçu en même temps que la nécessité des bonnes dispositions du
cœur la faiblesse de l'esprit. Il avait vu que les prétentions mani
chéennes d'expliquer l'Ecriture par la seule raison conduisaient à
l'absurde. Il avait ressenti douloureusement les contradictions des phi
losophes, et connu le scepticisme. Toutes ses ambitions rationalistes
l'avaient conduit à l'échec, à l'amertume, au désespoir de trouver le

19. De vera relig., 3, n. 3 (tmd. Arnauld, Œuvres, t. XI, 667-668).


20. Fr. 612 - 219. Cf. fr. 338 - 724 et 447 - 769. Argument d'Arnauld pour le De vera
relig., c. 3: « Qu'au temps du christianisme on ne saurait plus douter quelle est la religion
que l'on doit suivre. Que Platon même l'eût reconnue en voyant que les maximes les plus
élevées de sa philosophie, en ce qui regarde la Divinité, et la nécessité de purifier son
âme pour comprendre les vérités divines, qu'il désespérait de pouvoir persuader au peuple,
ne sont pas seulement préchées par toute la terre, mais embrassées et suivies par une infinité
de personnes. Ce qui montre que J.-C., qui a fait cette grande et admirable bonversion
pasdforà6gvenement dans le monde, a dû avoir une autorité plus que humaine » (Œuvres,
l. , .
PRINCIPES GÉNÉRAUX 527

vrai. Il avait alors constaté que la foi lui avait donné soudain cette
même vérité que son esprit n'avait pu s'approprier. Ne valait-il donc
pas mieux croire d'abord et explorer ensuite par la raison les réalités
nouvellement apparues ? Exprimée dans une terminologie assez flot
tante, distinguant mal la croyance dans l'ordre naturel de la foi surna
turelle, la pensée augustinienne n'est abrupte qu'en apparence et n'a
en réalité rien à voir avec le fidéisme. Les formules célèbres : « Crois
pour comprendre; la foi vient d'abord, et l'intelligence ensuite »‘,
« L'intelligence est la récompense de la foi »2, « L'autorité précède
la raison »3 ou le retour obsédant du verset d'Isa'ie: « Si vous ne
commencez par croire, vous ne comprendrez pas » 4, n'ont rien de
scandaleux, dès lors qu'on perçoit bien l'acception des termes et
qu'on les replace dans l'ensemble de l'œuvre. D'abord elles concernent
souvent non les recherches de l'incroyant, mais l'investigation théo
logique : le chrétien ne reçoit dans la foi qu'une connaissance encore
confuse, l'activité de la raison affermira et rendra plus claire ces
premières découvertes. Au terme de ces démarches rationnelles, le
croyant recevra en récompense l'intelligence (intellectus ou intelli
gentia, comme résultat) de la vérité religieuse, la sagesse (sapientia)5.
D'autre part, dans le cas qui nous intéresse ici, où il s'agit de l'accès
à la croyance, si Augustin attribue à l'autorité un rôle considérable,
il est loin de considérer comme inutile l'activité de la raison dans la
préparation à la foi.

a) FOI ET RAISON CHEZ AUGUSTIN


Dans ses deux apologies: La vraie religion et L'utilité de croire,
Augustin a longuement exposé sa pensée sur les rapports de l'autorité
et de la raison lorsqu'il s'agit de croire en Jésus-Christ °. « Croire » et
« connaître par la raison » constituent les deux démarches qui
conduisent l'homme au salut3. La voie naturellement la plus haute
consiste dans la connaissance rationnelle, mais elle est devenue impra
ticable à l'homme déchu, dont l'esprit s'est enténébré et qui vit main

1. « Si non potes intelligere, crede ut intelligas; praecedit fides, sequitur intellectus »


(Serm. II8 - 13 Sirm., n. 1). Cf. In 10h., tr. 29, n. 6: « Noli quaerere intelligere ut credas,
sed crede ut intelligas»; De magistro, Il, n. 37; De ordine, II, 9, n. 26; De Trinitate,
VIII, 5, n. 8, et IX, 1, n. 1.
2. « Intellectus enim merces est fidei » (In Joh., tr. 29, n. 6).
3. « Unde igitur exordiar? ab auctoritate, an a ratione ? Naturae quidem ordo ita se
habet, ut cum aliquid discimus, rationem praecedat auctoritas » (De moribus, I, 2, n. 3).
4. « Nisi credideritis, non intelligetis»: Isaîe, VII, 9 (dans la version des Septante).
Voir Serm. 43 - de verbis Apost. 27, 6, n. 7; Serm. 118 - I3 Sirm., n. l.
5. C'est la définition même que donnera de la théologie saint Anselme: « Fides quaerens
intellectum ».
6. De vera relig., 24-26; De util. cred., 7-18. Voir sur ce sujet E. Gilson, Introduction,
p. 31-47, 300-311; E. Portalié, art. n Augustin» dans le D.T.C., col. 2337-2340
7. De vera relig., 24, n. 45: « Ipsa quoque animae medicina quae divina Providentia et
ineffabili beneficentia geritur, gradatim distincteque pulcherrima est. Distribuitur enim in
auctoritatem atque rationem. Auctoritas fidem flagitat, et rationi praeparat hominem. Ratio
ad intellectum cognitionemque perducit ». Sur le couple auctoritas / rutiu, voir Contra Actui,
III, 20, n. 43: « Nulli dubium est, gemino pondere nos impelli ad discendum, auctoritatis
atque rationis »; De ordine, II, 9, n. 26.
528 THÉOLOGIE ET APOLOGIE

tenant soumis aux convoitises et à l'ignorance. Il faut donc que cet


être misérable s'appuie maintenant sur le témoignage, sur l'autorité 3.
Si cette voie est moins noble, elle est tout à fait nécessaire à la
conduite de la vie hmnaine. Non seulement nous croyons en l'exis
tence de pays lointains, ou de personnages morts depuis longtemps,
ce qui est encore sans grande importance pour notre existence person
nelle, mais nous sommes conduits à diriger l'essentiel de notre vie
d'après les témoignages d'autrui. Ainsi, comment les enfants savent
ils que l'homme et la femme qui les élèvent sont réellement leur
père et leur mère ? Ils s'appuient sur l'autorité de la mère pour
reconnaître leur père, et sur celle des serviteurs pour considérer cette
femme comme leur mère. Or qui refuse d'aimer ses parents sous
prétexte qu'il ne connaît pas rationnellement sa filiation ? Que devien
drait la société, si l'importance du témoignage était mise en cause’ ?
Nous ne cessons de croire aux paroles et aux écrits d'autrui, notre
savoir provient en grande partie de l'autorité des autres 1°.
En ce qui concerne la vraie religion, à qui se fier, puisque les
cultes sont multiples ? Le problème serait aisément résolu si nous
étions capables de discerner clairement en quels hommes réside la
vraie sagesse: il suffirait alors de les écouter. Mais notre faiblesse
est telle que nous nous prenons nous-mêmes pour des sages et sommes
ballottés entre les opinions contradictoires qui courent le monde. A
cette difficulté insurmontable Dieu seul peut remédier: la recherche
de la vraie religion n'aurait pas de sens si d'abord nous n'avions pas
le sentiment que Dieu existe et qu'il nous aide". L'initiative est donc
à Dieu. Travaillé secrètement par la grâce, l'homme découvrira quels
sont les témoins dignes d'être crus.
C'est à ce stade que la pensée augustinienne se précise et perd
toute apparence de fidéisme. En effet, si la grâce incline le cœur, elle
commence du même coup à dissiper les brouillards de l'esprit. Il ap
partient à la raison de reconnaître ses échecs, d'en chercher la cause,
d'accepter elle-même ses limites, et, ultérieurement, de contrôler
témoins et témoignages. Elle doit donc déployer la plus intense
activité avant de se soumettre à l'autorité. Augustin est revenu sans
cesse sur ce point 12, de sorte que « sous sa forme achevée, la doctrine
augustinienne des rapports entre la raison et la foi comporte trois
moments : préparation à la foi par la raison, acte de foi, intelligence

8. De vera relig., 24, n. 45: « Quia in temporalia devcnimus, et eorum amore ab aeternis
impedimur, quacdnm temporalis medicina, quae non scicntes, sed credentes ad salutem
vocat, non naturae et excellentiae, sed ipsius temporis ordine prior est. n
9. De util. cred., l2, n. 26.
10. Epist. 147 - 112, 2-3.
ll. De util. cretL, l3, n. 29, et 16, n. 34.
12. De pmed. sancL, 2, n. 5: « Quis enim non videat, prius esse cogitare quam credere?
Nullus quippe credit aliquid, nisi prius cogitaverit esse credendum ». Epist. 147 - 112, 2,
n. 7: ’ Creduntur ergo illa quae absunt a sensibus nostris, si videtur idoneum quod eis
testimonium perhibetur ». lbid., 3, n. 9. De util. cred., 14, n. 32: « [Christus] miraculis
conciliavit auctoritatem, auctoritate meruit fidem ». De vera relig., 24, n. 45: « Quamquam
neque auctoritatem ratio penitus deserit, cum considerat cui sit credendum»; lbid., 25.
n. 46: « Nostrum est considerare quibus vel hominibus vel libris credendum sil. ad colen
dum recte Deum ».
PRINCIPES GÉNÉRAUX 529

du contenu de la foi» *. Au seuil d'un univers invisible, en présence


d'un Dieu si grand qu'elle défaille à son approche, la raison elle-même
conduit l'homme à s'incliner devant une autorité dont elle a scruté
les lettres de créance *. En somme, l'opposition entre auctoritas et
ratio souligne l'impuissance des raisonnements métaphysiques :
livrée à ses seules forces, la raison spéculative n'atteint que des
chimères depuis la chute d'Adam ; ni Platon ni Plotin n'ont connu
la vraie religion. Mais cet esprit affaibli demeure capable de percevoir
son impuissance, de procéder à des enquêtes historiques, de frémir
devant la vérité si on la lui montre. Si la philosophie est vaine, l'his
toire, l'expérience de l'homme concret, ne le sont pas. A son aise
dans l'histoire, la raison tombe en arrêt devant ce qui la trans
cende : le mystère d'Israël, les prophéties, la sainteté, etc. Elle est
conduite vers ce témoin prodigieux : l'Eglise, c'est-à-dire Jésus-Christ
répandu et communiqué dans tout l'univers, un peuple remontant aux
origines du monde, annonçant un Evangile où l'incroyant trouve
l'explication de sa condition et les remèdes à sa faiblesse. Si Dieu le
veut, la conversion intervient. Alors, aidée par la grâce, la raison
spéculative retrouve quelque vigueur : le théologien accédera à cette
sagesse (sapientia) qu'ignorent les simples croyants, dont l'esprit n'est
pas assez aigu, et les phisosophes païens, qui défaillent dans leur
solitude *. Cependant l'acquisition de cette sagesse, si précieuse qu'elle
apparaisse à Augustin, n'est nullement nécessaire au salut. Le grand
mystère, c'est l'acte de foi, qui signifie en même temps purification
du cœur et illumination de l'intelligence, confiance aimante en Dieu
qui, grâce à sa manifestation dans l'histoire, laisse entrevoir à l'esprit
quelques reflets de son essence. La foi consiste dans une soumission
intelligente de la raison à une autorité reconnue comme transcen
dante.
Une telle théorie de la foi posait le redoutable problème de la
distinction entre croyance et crédulité. Déjà les manichéens accusaient
les catholiques de vivre soumis à « une terreur superstitieuse » le. Il
13. E. Gilson, Introduction, p. 33-34.
14. « Si igitur rationabile est ut ad magna quaedam, quae capi non possunt, fides
praecedat rationem, procul dubio quantulacumque ratio quae hoc persuadet, etiam ipsa
antecedit fidem » (Epist. 120 - 222, 1, n. 3). De même, quelques lignes plus haut : « Ut ergo
in quibusdam rebus ad doctrinam salutarem pertinentibus, quas ratione nondum percipere
valemus, sed aliquando valebimus, fides praecedat rationem, qua cor mundetur, hoc utique
rationis est. Et ideo rationabiliter dictum est per prophetam : Nisi credideritis, non intel
ligetis [Isaie, VII, 9, sec. LXX] ... Proinde ut fides praecedat rationem, rationabiliter visum
cSt ».

15. Voir In Ps. 118, XVIII, n. 3 : « Quamvis enim, nisi aliquid intelligat, nemo possit
credere in Deum, tamen ipsa fide qua credit, sanatur ut intelligat ampliora. Alia enim sunt,
quae nisi intelligamus, non credimus ; et alia sunt, quae nisi credamus, non intelligimus ».
Serm. 43 - de verbis Apost. 27, 7, n. 9 : « Quod loquor, ad hoc loquor, ut credant qui nondum
credunt : et tamen nisi quod loquor intelligant, credere non possunt. Ergo ex aliqua parte
verum est quod ille dicit. Intelligam ut credam ; et ego qui dico, sicut dicit Propheta
[Isaie, VII, 9] : Imo crede, ut intelligas : verum dicimus, concordemus. Ergo intellige ut
credas : crede ut intelligas. Breviter dico quomodo utrumque sine controversia accipiamus.
Intellige, ut credas, verbum meum ; crede, ut intelligas, verbum Dei ».
16. De util. cred., 1, n. 2 : « Dicebant [Manichaei] .. mera et simplici ratione eos qui
se audire vellent introducturos ad Deum, et errore omni liberaturos. Quid enim me aliud
cogebat ... homines illos sequi ac diligenter audire, nisi quod nos superstitione terreri,
et fidem nobis ante rationem imperari dicerent ... ? »
530 THÉOLOGIE Br APOLOGIE

fallait donc éviter deux écueils: l'arrogance de la raison, la démis


sion de la raison". La crédulité conduisait à ces superstitions si sou
vent raillées par Augustin, soit qu'il ait dénoncé leur caractère idolâ
trique 1‘, soit qu'il ait souligné avec Varron les sentiments de peur
qui les accompagnent 1’. Bien que l'œuvre augustinienne ne comporte
pas de traité sur la foi et la crédulité, d'innombrables développe
ments sur les raisons de croire, sur la folie des païens, etc., font
appel à cette distinction essentielle, que Pascal se proposait de déve
lopper: car le problème des rapports entre la foi et la raison ne
pouvait qu'être au centre des Pensées.

b) PASCAL: « SOUMISSION Br USAGE DE LA RAISON »

La treizième liasse de l'Apologie a pour titre « Soumission et usage


de la raison ». Le fait qu'Augustin y soit mentionné à deux reprises 713
permet déjà de penser que la réflexion pascalienne s'appuie dans une
certaine mesure sur les élaborations du maître de Port-Royal.
Depuis la chute, l'homme est dominé par l'amour-propre, et l'or
gueil est la source de tous ses mouvements. Il a perdu le sens de ses
limites, et sa « superbe raison » 2‘ croit pouvoir décider de tout.
L'apologiste a développé dans les Pensées toute une critique des
prétentions de la raison spéculative et de ceux qui, follement, ont
pris appui sur elle: les « philosophes » 12. Comme Augustin, il va
mettre la raison en présence de ses échees : que connaît-elle de l'uni
vers IN3 Où le rationalisme moral a-t-il conduit les philosophes 2‘ et les
casuistes 2" ? Où a-t-il conduit Montaigne qui « a voulu chercher quelle
morale la raison devrait dicter sans la lumière de la foi » 2° ? La vérité

l7, Ibid., 9, n. 22, et 3, n. 23. Voir le Serm. 182 - de verbis Apost. 30 sur le verset:
" Ne croyez pas à tout esprit » [1 Jean, IV, 1]. Ce sermon, qui insiste sur la nécessité
de la défiance et de la lucidité, s'attaque aux manichéens.
18. " Superstitiosum est quidquid institutum est ab hominibus ad facienda et colenda
idola pertinens, vel ad colendam sicuti Deum creaturam partemve ullam creaturae ; vel ad
consultationes
His adjungunturet millia
pacta inanissimarum
quaedam significationum
observationum
cum » daemonibus
(De doctr. chrisL,
placita II,
atque
20, foederata
n. 30-31).

19. De civ. Dei, VI, 9. n. 2, et IV, 30.


20. Fr. 169 - 812 et 174 - 270.
21. Entretien, éd. Courcelle, p. 45. Cf. fr. 149 - 430.
22. ’ Philosophes»: titre de la liasse 9. Cf. fr. 408 - 74: « Une lettre de la folie de
la science humaine et de la philosophie n.
23. Fr. 199 - 72.
24. Fr. 76 - 73. Dans l'Entretien, Pascal montre que les deux seules orientations possibles
en philosophie morale, le stoïcisme et l'épicurisme, se condredisent et se ruinent l'une
l'autre: la raison ne doit donc plus attendre des hommes la réponse à ses requêtes (Voir
H. Gouhier, Commentaires, p. 89-98).
25. « La morale que vos casuistes répandent de toutes parts est honteuse et pemicieuse
à l'Eglise Mes Pères et vous et eux [les casuistes] avez un pareil sujet de craindre
cette parole de saint Augustin sur celle de Jésus-Christ dans l'Evangile: Malheur aux
aveugles qui conduisent! malheur aux aveugles qui sont conduits! vue caecrls ducentibus!
vae caecis sequentibus!» (Onzième Provinciale, éd. Cognet, p. 203). Nicole avait précisé
l'origine de cette citation dans sa traduction latine des Provinciales: Contra Parmenianum,
lII, 4, n. 24.
26. Entretien, éd Courcelle, p. 19.
PRINCIPES camàmux 531

religieuse et morale ne saurait être atteinte par la raison. Il faut donc


décourager définitivement les prétentions de l'homme à se constituer
une philosophie : ce sera une tâche aisée. Aux arguments augustiniens
(contradictions des philosophes, puissance de la concupiscence) Pascal
ajoutera certains éléments empruntés à Montaigne. « Je vous avoue,
Monsieur, dit-il à Sacy, que je ne puis voir sans joie, dans cet auteur,
la superbe raison si invinciblement froissée par ses propres armes. 23 »
Ce que Pascal admire dans Montaigne, c'est la défense et illustration
du principe augustinien selon lequel la raison elle-même conclut à
son incapacité dans l'ordre religieux et moral: « Il n'y a rien de si
conforme à la raison que ce désaveu de la raison » 2‘. Certes le scepti
cisme de l'ApoIogie de Sebonde ne concerne pas que la religion et la
morale. Mais précisément, en pur augustinien, Pascal ne suit guère
l'auteur des Essais dans cet effort de destruction universelle qui
tient peut-être du jeu ou de l'exercice.
Pourquoi ces échees de la raison ? La déchéance de l'humanité
en Adam ne constitue pas l'unique réponse. La créature est par nature
limitée, et la raison ne peut comprendre ni Dieu, ni l'homme: « In
compréhensible que Dieu soit et incompréhensible qu'il ne soit pas,
que l'âme soit avec le corps, que nous n'ayons point d'âme, que le
monde soit créé, qu'il ne soit pas, etc., que le péché originel soit
et qu'il ne soit pas N". Dans une large mesure, l'univers physique
lui-même échappe par sa richesse aux prises de notre esprit. « Que
les infidèles, s'écrie Augustin, rendent raison de tant de merveilles
que nous pouvons voir ou que nous voyons! S'ils voient bien que
ce n'est pas en leur pouvoir, ils doivent avouer qu'on ne peut conclure
à l'inexistence passée ou future de quelque chose du fait qu'on n'en
peut rendre raison.3° » En effet, reprend Pascal douze cents ans plus
tard, « l'auteur de ces merveilles les comprend. Tout autre ne le peut
faire H‘, et les hommes sont bien forcés de reconnaître que « Tout
ce qui est incompréhensible ne laisse pas d'être » 32.
L'apologiste a clairement indiqué qu'il commencerait par abattre
ainsi les prétentions du rationalisme: « A.P.R. commencement, après

27. Ibid., p. 45.


28. Fr. 182-272. Cette formule résume un paragraphe de l'Epist. 120-222, l, n. 3:
« Ut ergo in quibusdam rebus ad doctrinam salutarem pertinentibus, quas ratione nondum
percipere valemus ..., fides pmecedat rationem ..., hoc utique rationis est. Et ideo ratio
nabiliter
Proinde utdictum
fides praecedat
est per Prophetam:
rationem, rationabiliter
Nisi credideritis,
visum est
non intelligetis
Si igitur rationabile
[Is., VII, est
9] ut

ad magna quaedam, quae capi non possunt, fides praecedat rationem, proculdubio quantu
lacumque ratio quae hoc persuadet, etiam ipsa antecedit fidem ». On ne saurait souligner
davantage qu'il est raisonnable que la raison s'incline.
29. Fr. 809-230. Augustin conclut également à son impuissance, lorsqu'il s'agit de
concevoir la création du monde, c'est-à-dire un temps où le temps n'existait pas (De civ.
Dei, XII, 15). Nous avons vu que le caractère incompréhensible de l'union de l'âme et du
corps, du péché originel ou de son absence, est souligné par Augustin: De civ. Dei, XXI,
10 (cité à la fin du fr. 199 - 72) et De moribus, I, 22, n. 40 (cf. fin du fr. 131 - 434).
30. De civ. Dei, XXI, 5, n. 1: « Fatendum est eis non ideo aliquid non fuisse vel non
futurum esse. quia ratio inde non potest reddi ».
31. Fr. 199 - 72. Cf. fr. 418 - 233, où le savant évoque l'incompréhensibilité de l'infini
mathématique.
32. Fr. 230 - 430 bis.
532 THÉOLOGIE ET APOLOGIE

avoir expliqué l'incompréhensibilité »33. Voici la raison contrainte à


regarder en face son infirmité! La voici préparée à se soumettre!
Sans ce traitement, elle n'eût jamais voulu renoncer à son enflure :

Saint Augustin. La raison ne se soumettrait jamais, si elle ne jugeait qu'il


y a des occasions où elle se doit soumettre.
Il est donc juste qu'elle se soumette quand elle juge qu'elle se doit
soumettre 34.

La raison devient humble, si Dieu touche d'abord la volonté. Elle


voit combien il est raisonnable qu'elle écoute la révélation qui lui est
proposée par la Sagesse de Dieu, auteur de toutes ces réalités qui lui
échappent.
Que deviendrez-vous, ô homme qui cherchez quelle est votre véritable
condition par votre raison naturelle... Connaissez donc, superbe, quel
paradoxe vous êtes à vous-même. Humiliez-vous, raison impuissante!
Taisez-vous, nature imbécile, apprenez que l'homme passe infiniment
l'homme et entendez de votre maître votre condition véritable que vous
ignorez.

Comme le Dieu de la Bible, le Dieu de Pascal parle lui-même dans


les Pensées. « A.P.R. Pour demain 35. Prosopopée » 3°. Pour éclairer
la folie humaine, c'est la Sagesse divine qui prend la parole: « N'at
tendez point, dit-elle, ô hommes, ni vérité ni consolation des hommes.
Je suis celle qui vous ai formés et qui puis seule vous apprendre qui
vous êtes »3’. Pascal rejette donc la philosophie, les raisonnements
métaphysiques 38 : seule l'autorité de Jésus-Christ, qui parle dans
l'Ecriture et dans l'Eglise, dont l'Ecriture n'est que le Memorial, peut
conduire à Dieu.

33. Fr. 149 - 430.


34. Fr. 174 - 270. Pascal songe encore à l'Epist. 120 - 222, 1, n. 3: « Rationabile est ut
ad magna quaedam, quae capi non possunt, fides praecedat rationem, proculdubio quantu
lacumque ratio quae hoc persuadet, etiam ipsa antecedit fidem ». Logique de Port-Royal
(4= partie, ch. 12: dans les Œuvres d'Arnauld, t. XLI, p. 396): « Si on compare ensemble
les deux voies générales qui nous font croire qu'une chose est, la raison et la foi, il est
certain que la foi suppose toujours quelque raison, car. « comme dit saint Augustin dans
sa lettre 122, et en beaucoup d'autres lieux, nous ne pourrions pas nous porter à croire
ce qui est au-dessus de notre raison, si la raison même ne nous avait persuadés qu'il y a
des choses que nous faisons bien de croire, quoique nous ne soyons pas encore capables
de les comprendre » (cité par Br., XIII, 197, n. 3).
35. Fr. 131- 434. Pourquoi Pascal détache-t-il les deux derniers mots? Ce n'est pas
seulement pour rendre son appel plus saisissant. Il s'agit d'une quasi-citation de Malth..
XVII, 5: au moment de la Transfiguration du Christ, les trois apôtres témoins de la
scène entendirent une voix sortant de la nuée et qui disait: « Celui-ci est mon fils bien
aimé Ecoutez-le ». Or, dans le Serm. 43 - de verbis Apost. 27, 3, n. 5 (sur Isaïe, VII.
9: « Nisi credideritis, non intelligetis »), Augustin, pour marquer la nécessité de se sou
mettre à une autorité divine, s'appuie sans cesse sur ce verset. Il rappelle l'allusion que
fait Pierre (Première Lettre, I, 18-19) à cette intervention de la Transcendance: « Cette
voix, nous l'avons entendue Ainsi nous tenons plus fermement la parole prophétique s.
Quelle parole? Celle d'Isaïe, répond Augustin: « Si vous ne commencez par croire, vous
ne comprendrez pas ».
36. Fr. 149 - 430.
37. Fr. 149 - 430 (souligné par nous). Cf. fr. 148 - 425: « L'homme sans la foi ne peut
connaître le vrai bien ni la justice ».
38. Fr. 190 - 543, où est cité Augustin.
PRINCIPES GÉNÉRAUX 533

Il y a deux manières de persuader les vérités de notre religion. l'une par


la force de la raison, l'autre par l'autorité de celui qui parle.
On ne se sert point de la demière mais de la première. On ne dit point : il
r
faut croire cela car lEcriture qui le dit est divine, mais on dit qu'il le
faut croire par telle et telle raison, qui sont de faibles arguments, la
raison étant flexible à tout 3’.
Tout un chapitre devait mettre en lumière l'« excellence » de la
soumission à la Sagesse divine, au Médiateur, pour trouver le chemin
de Dieu ‘°.
Impuissante à s'élever par ses seules forces jusqu'à la connais
sance et à la rencontre de Dicu. la raison spéculative, dans son infir
mité, doit se taire. Il faut écouter ce que dit la Sagesse divine. Mais
où la trouver ? C'est ici que Pascal, comme son maître, fait appel à
la rigueur d'une raison véritablement humaine. Débarrassée de son
enflure philosophique, la raison de l'homme déchu n'est plus ridicule :
sa grandeur éclate. On raillait une raison-matamore, comme on rirait
d'une femme qui, enivrée de sa beauté, se prétendrait immortelle.
Si la raison est incapable de ces vastes synthèses qu'elle appelle de
tous ses vœux, elle peut atteindre cependant « quelque apparence
du milieu des choses »". Elle peut méditer sur deux grands faits:
le fait de l'homme et le fait de l'histoire. Apte à « reconnaître » la
vérité si on la lui montre, elle est tout à fait capable de choisir dans
la multitude des doctrines - philosophies, religions - les témoins
de cette Transcendance à l'autorité de laquelle elle aspire mainte
nant à se soumettre. En droit, pas de soumission sans le plus rigou
reux des examens critiques ! Nombreuses sont les impostures à dé
masquer: stoïcisme, Islam, religion de la Chine, etc. En droit, pas
de soumission sans preuves manifestant la Transcendance: perpé
tuité, prophéties, miracles, sainteté, etc.
Je n'entends pas, dit la Sagesse divine, que vous soumettiez votre créance
à moi sans raison, et ne prétends pas vous assujettir avec tyrannie. Je ne
prétends pas aussi vous rendre raison de toutes choses. Et pour accorder
ces contrariétés j'entends vous faire voir clairement par des preuves
convaincantes des marques divines en moi qui vous convainquent de ce
que je suis et m'attirer autorité par des merveilles et des preuves que vous
ne puissiez refuser et qu'ensuite vous croyiez les choses que je vous
enseigne quand vous n'y trouverez autre sujet de les refuser, sinon que
vous ne pouvez pas vous-même connaître si elles sont ou non 42.

Voilà pourquoi l'apologiste se propose de « commencer par mon


trer que la religion n'est point contraire à la raison M3: il faut

39. Fr. 820 - S6l. Cf. De vera relig., 24, n. 45: « ipsa animae medicina distribuitur
enim in auctoritatem et rationem ».
40. Liasse 14, tout entière augustinienne.
41. Fr. 199 - 72. Les sciences portent sur ce « milieu des choses u: la recherche scien
tifique est proportionnée à la raison. Si Pascal a pour elle des mots de plus en plus durs.
c'est qu'elle lui semble détourner de ne vivre que pour Dieu.
42. Fr. 149 - 430. Cf. Dc ver. relig. 24, n. 45: « Ncquc auctoritatem ratio penitus descrit.
cum consideratur cui sit credendum»; De util, (rei, 14, n. 32: « [Christus] miraculis
conciliavit auctoritatem. auctoritate meruit tidem»; Ihid., 7, n. 14: ‘ Num te ad fabulas
mitto? Num aliquid cogo te temere credere?n.
43. Fr. l2- 187. Cf, De civ. Dei, XXII, 7: « Legchantur enim praeconia praecedentia
prophetarum, concurrcbant ostenta virtutum, ct persuadebatur veritas nova consuetudini.
non contraria rationi ». La démarche de Pascal: << Commencer par montrer que la religion
534 THÉOLOGIE ET APOLOGIE

« croire raisonnablement » ‘t’, ne se soumettre qu'à une autorité dû


ment contrôlée et accréditée. Qu'ensuite les révélations de la Sagesse
dépassent souvent notre chétif entendement, cela même est raison
nable. Un Dieu que l'homme pourrait manipuler comme un concept
serait une idole: la Trinité, l'eucharistie, la grâce, la résurrection‘
sont des mystères qui appellent l'homme à lâcher les « anciens pa
rapets » et à s'ouvrir au grand large de Dieu 4°. Comment l'insertion
de l'Infini dans le fini ne ferait-elle pas éclater le fragile instrument
intellectuel de la créature ? Utilisons donc la raison pour découvrir
quelle est l'autorité transcendante à laquelle nous devons nous
confier; il est insensé de discuter ensuite ce qui nous est dévoilé
de l'être intime de Dieu ou des modes de sa présence dans le temps :
Que je hais ces sottises de ne pas croire l'eucharistie, etc.
Si l'évangile est vrai, si J.-C. est Dieu, quelle difficulté y a-t-il là‘? ?
r
Si lhomme en marche vers la foi n'a pas à scruter de tels mystères,
mais doit seulement découvrir les titres de créance de celui qui dé
voile leur existence, le croyant ne doit-il pas au contraire chercher
à comprendre l'objet de sa foi? Chez Augustin, la réponse ne fait
aucun doute : après la soumission à l'autorité doit intervenir l'« intel
ligence » des mystères. L'auteur du traité La Trinité a d'ailleurs
donné l'exemple dans d'innombrables pages de ses œuvres. Sur ce
point la pente personnelle de Pascal est différente: on perçoit aisé
ment chez l'adversaire de Jacques Forton une méfiance insurmontable
à l'égard des élucubrations humaines ‘‘, méfiance qui n'est pas moins

n'est point contraire à la raison et puis montrer qu'elle est vraie », rappelle la progres
sion proposée par Augustin: « Adversus incredulos hactenus defendenda [religio], ut vel
mole auctoritatis infidelitas eorum obteratur, vel eis ostendatur, quantum potest, primo
quam non sit stultum talia credere, deinde quam sit stultum talia non credere» (De lib.
arbitrio, III, 2l, n. 60).
44. Fr. 568 - 815.
45. Fr. 227 - 223: « Qu'ont-ils à dire contre la résurrection et contre 1'enfantement d'une
Vierge ? Qu'est-il plus difficile de produire un homme ou un animal que de le reproduire ?
Et s'ils n'avaient jamais vu une espèce d'animaux pourraient-ils deviner s'ils se produisent
sans la compagnie les uns des autres ?». Augustin répond de façon analogue dans La cité
de Dieu (XXII, 4) aux païens qui rejettent la résurrection des corps: « Haec est magna
ratio sapientium, quorum Dominus novit cogitationes, quoniam vanae sunt. Si enim animae
tantummodo essemus, id est sine ullo corpore spiritus, et in coelo habitantes, terrena
animalia nesciremus nobisque futurum esse diceretur, ut terrenis corporibus animandis
quodam vinculo mirabili necteremur: nonne multo fortius argumentaremur id credere
recusantes et diceremus naturam non pati, ut res incorporea ligamento corporeo vinciretur ?
Et tamen plena est terra vegetantibus animis haec membra terrena, miro sibi modo conexa
et implicita. Cur ergo eodem volente Deo, qui fecit hoc animal, non poterit terrenum
corpus in coeleste corpus attolli ...?». Augustin et Pascal raillent l'étroitesse de vue, les
routines de la raison. Un peu plus loin Augustin s'attaque aussi à ceux qui rejettent
l'enfantement virginal du Christ (De civ. Dei, XXII, 8, n. 22).
46. Fr. 173 - 273 :
Si on soumet tout à la raison notre religion n'aura rien de mystérieux et de sur
naturel.
Si on choque les principes de la raison notre religion sera absurde et ridicule.
47. Fr. 168 - 224. Dans notre étude sur Pascal et la liturgie (p. 36), nous avons rapproché
ce fragment de l'hymne eucharistique Adoro Te, dont un verset dit: « Credo quidquid dixit
Dei filius ».
_ 48. Sur la controverse avec J. Forton, auteur d'une « nouvelle philosophie »,- voir la
V18‘ par Gilberte (Laf., III, 24): Forton « prouvait par des raisonnements que le corps de
Jésus-Christ n'était pas formé du sang de la Vierge et plusieurs autres choses semblables ».
PRINCIPES GÉNÉRAUX 535

sensible chez Amauld et chez Nicole ‘9. N'estimait-il pas que la meil
leure «maxime» qu'il dût à son père était « que tout ce qui est
objet de la foi ne le saurait être de la raison »5°? Même quand
il se consacra à l'étude du christianisme, Pascal « ne s'est jamais
appliqué aux questions curieuses de la théologie, et il a mis toute la
force de son esprit à connaître et à pratiquer la perfection de la
morale chrétienne » 5‘. Une telle opposition entre théologie spéculative
et vie morale n'est guère augustinienne. L'ami de Port-Royal est ici
tout proche de Cîteaux et de l'Imitation de Jésus-Christ 52. Rien d'éton
nant, dans ces conditions, qu'il « n'eût pas fait une étude particulière
de la Scolastique N3! Il n'a repris aucune des idées du traité augus
tinien La Trinité : jamais il ne parle de ces reflets du mystère trini
taire dans le monde créé sur lesquels Augustin revient si souvent 5‘.
Pour lui, comme pour Port-Royal, le verset d'Isaïe: « Si vous ne
commencez par croire, vous ne comprendrez pas » évoque la foi
comme propédeutique à la vision béatifique, et non pas à une sagesse
qui serait réservée dès ici-bas à quelques aristocrates de l'esprit.
On reconnaissait cependant quelques exceptions à cette impossi
bilité pour le croyant d'approcher par son intelligence de mystères
comme la Trinité, le péché originel, la prédestination, la grâce ou l'eu
charistie. On considérait encore au temps de Pascal que pour anéantir
certaines hérésies Dieu avait suscité des hommes providentiels, leur
avait conféré un don d'intelligence particulier et leur avait assuré
non pas l'inspiration, qui donnerait à leurs œuvres une puissance
analogue à celle de la Bible, mais l'infaillibilité: leur doctrine serait
donc, sur le point précis nié par l'hérésie, exempte d'erreur. Il faudrait
donc suivre en tous points saint Léon pour la théologie de l'Incar
nation, saint Augustin pour celle de la grâce, etc. Cette spécialisation
des Pères apparaît par exemple dans la Censure de la Faculté de
Louvain (1588), si chère à Pascal et à Port-Royal:

Pascal lui, n'aimait pas les « questions subtiles» (p. 25) et considérait les hérésies
comme «inventées par la subtilité et l'égarement de l'esprit humain ’ (p. 24). La subtilité
des casuistes est un leitmotiv des Provinciales. Pour Pascal, comme pour Saint-Cyran et
Jansénius, la philosophie « fut toujours la mère des hérétiques» (Augustinus, II, lib.
prooem, ch. 3).
49. J. Russier a bien vu le fossé qui sépare Pascal et Port-Royal d'Augustin à propos
de la théologie spéculative (La foi selon Pascal, Il, 280 - 291). Elle cite (p. 281) ce passage
d'Arnauld: « S'il y a quelque point dans notre foi qui accable et révolte la raison. c'est
sans doute la créance de ce mystère [de la Trinité] Si la raison humaine s'écoute elle
même, elle ne trouvera en soi qu'un bouleversement général contre ces vérités inconce
vables. Si elle prétend se servir de ses lumières pour les pénétrer, elles ne lui fourniront
que des armes pour la combattre. Il faut, pour les croire, qu'elle s'aveugle elle-même,
qu'elle fasse taire tous ses raisonnements et toutes ses vues, pour s'abaisser et {anéantir
sous le poids de l'autorité divine ’ (Petite perpétuité, dans Œuvres, t. XII, p. 110).
50. Vie, par sa sœur (laf., III, 23). Gilberte ajoute: « Quelque discours qu'il entendit
faire aux libertins, il n'en était nullement ému et quoiqu'il fût fort jeune, il les regardait
comme des gens qui étaient dans le faux principe que la raison humaine est au-dessus de
toutes choses et qui ne connaissaient pas la nature de la foi n.
51. Ibid., p. 24.
52. «Que vous sert de raisonner profondément sur la Trinité, si vous n'êtes pas
humble, et que par là vous déplaisiez à la Trinité ? n (Imitation ..., I, 1; cf. l, 3, etc.)
53. Vie, par sa sœur (Laf., III, 24).
54. Esse-nosse-velle (Conf., XIII, 11, n. 12); Mens-notitia-amor (De Trinitate, IX); Me
moria-intelligentia-voluntas (Ibid., X) Voir E. Gilson, Introduction Paris, 1943, p. 275-298.
536 THÉOLOGIE ET APOLOGIE

Qu'y a-t-il dans les Ecrits de saint Augustin qui l'ait rendu jusques à
présent si cher et si vénérable à l'Eglise de Dieu, que sa doctrine de la
grâce et de la prédestination divine ? Et n'est-il pas certain que si on lui
ravit cette louange et cette gloire, on lui ôte son principal ornement et
comme la couronne de sa tête, et qu'il reste peu de sujet de l'admirer
beaucoup en tout le reste... [L'Eglise] ne lui a pas moins déféré en cette
matière, qu'ont toujours fait les fidèles à S. Irénée contre les Valentiniens
et les Gnostiques, à S. Athanase et à S. Hilaire contre les Ariens, à
S. Cyrille contre les Nestoriens, et enfin au pape S. Léon contre les
Eutychiens, et qui a jugé qu'ainsi que la Providence de Dieu a suscité
ces Pères pour renverser ces hérétiques, elle a aussi suscité S. Augustin
par une singulière vocation pour être le Chef et le Général sous les ordres
duquel l'armée catholique combattit et surmontât les ennemis de la
grâce 55.
Par conséquent, lorsque Pascal reprend à son compte toute la
théologie augustinienne de la grâce, c'est parce qu'il est persuadé
de l'infaillibilité des précisions apportées par son maître, précisions
qui d'ailleurs ne suppriment pas le mystère, mais permettent de
rejeter hors de l'Eglise les hérétiques.
Affirmer la nécessité d'une aide divine particulière pour qu'un
théologien reçoive quelque intelligence des mystères, c'était en fait
condamner la théologie spéculative. Le vrai théologien devait se
borner à mettre en lumière les richesses de la Tradition: l'Ecriture,
la prière de l'Eglise, les Pères. Pascal et ses amis s'opposaient par là
non seulement à la scolastique, mais aussi à l'augustinisme lui-même.
Cependant le thomiste accordait plus à la raison que l'augustinisme,
puisqu'il faisait dans une certaine mesure confiance à la raison
même en ce qui concerne l'objet de la foi, dans les discussions avec
les incroyants : il s'efforçait en effet d'écarter par la raison les objec
tions que ses adversaires élevaient contre l'incarnation, etc. Cette
attitude inspire la Somme contre les Gentils de saint Thomas d'Aquin
et la première partie du Poignard de la foi (Pugio fidei) de Raymond
Martin. Pascal, qui connaissait bien ce dernier ouvrage et le cite
dans la liasse Rabbinaga, a complètement passé sous silence cette
première partie. Pour l'apologiste, « accepter de suivre le libertin
dans une discussion des différents dogmes, de leur possibilité, vrai
semblance ou certitude intrinsèque, c'est méconnaître l'essence même
de la foi et des mystères, et s'aventurer sur un terrain où on est sûr
d'être battu »5‘.
Cette hostilité à l'introduction du raisonnement philosophique
dans la connaissance religieuse n'est pas le seul point qui distingue
Pascal de son prédécesseur. En effet, nous avons déjà vu que l'apolo

55. Ed. de 1588, p. 5-6. J. Russier (La foi selon Pascal, II, p. 282-3) cite Amauld et
Jansénius. qui ont exactement le même point de vue: « Ce que les anciens Pères connais
saient par foi touchant les mystères de la grâce ct de l'Alliance nouvelle, saint Augustin
le premier l'a connu par intelligence, c'est-à-dire par une lumière plus claire et plus
parfaite que celle de la simple foi, et que Dieu donne d'ordinaire à ceux qu'il destine pour
défendre et pour éclaircir ses plus grands mystères contre les hérésies naissantes qui les
combattent, tel que toute l'Eglise reconnaît qu'a été saint Augustin contre les Pélagiens ‘
(Arnauld, Œuvres, t. XXX, L'innocence et la vérité défendites contre le Père Brisncier, 5 16).
Jansénius appelle cette lumière un « rayon de la lumière de gloire» (Augustinus, t. ll.
liber prooemialis, c. l7).
56. J. Russier, La foi selon Pascal, II, p. 284-285.
PRINCIPES GÉNÉRAUX 537

giste avait développé sur le cœur comme faculté de connaissance une


réflexion qui, si elle ne contredit pas Augustin, n'est du moins pas
explicite dans son œuvre. Quel rôle jouera cette connaissance intuitive
dans l'accès de la foi?

c) L'ACTIVITÉ DE CONNAISSANCE nu CCEUR

Pascal a bien vu que la raison n'intervient pas la première. L'être


tout entier réagit vitalement: il argumente ensuite 53. La raison est
comme une écume sur l'océan des intuitions du cœur, des jugements
quasi immédiats de l'esprit de finesse. La connaissance par le cœur
est première, non seulement dans la saisie des premiers principes,
dans les impressions esthétiques, etc., mais aussi dans la connais
sance religieuse. Il faut bien, en effet, que l'incroyant possède au
moins un sentiment confus de Dieu pour se livrer à cette difficile
enquête sur son existence 5‘. C'est son cœur, et non sa raison, qui
percevra que «le style de l'Evangile est admirable en tant de ma
nières N’ et que « Dieu parle bien de Dieu am. Le libertin ne s'attar
derait pas à scruter le sens des prophéties, s'il ne saisissait immé
diatement les « clartés divines » qui brillent au milieu de ces forêts
apparemment peu accessibles ‘‘. De même c'est l'esprit de finesse,
c'est-à-dire surtout le cceur, qui percevra le miracle: si en effet le
miracle excède les lois de la nature, qui assignera des limites à la
puissance de la nature ? Il s'agit ici encore d'une intervention de
l'esprit de finesse, qui saisit presque immédiatement le contexte reli
gieux du prodige, sa portée, etc., et sent la possibilité d'une transcen
dance. Faute de cette activité sous-jacente du cœur, la volubile
raison humaine risque de recourir aux argumentations les plus fantai
sistes "2. Ce sont les « yeux du cœur... qui voient la sagesse », qui per
çoivent la magnificence du Christ, sa sainteté et, pour tout dire, sa
transcendance ‘3. C'est dans une dialectique constante entre les re
cherches les plus rigoureuses de la raison et la vie profonde du cœur
que l'homme découvre la certitude du christianisme. Mais l'influence
des mauvaises dispositions de la volonté ne s'exerce pas de la même
façon sur la raison et sur le cœur-faculté intuitive: la concupiscence
agit du dehors sur l'esprit et le « divertit » de considérer les réalités
qui menaceraient son règne. Mais elle enténèbre l'intérieur même du
cœur et le frappe d'aveuglement dans l'ordre surnaturel. On comprend

57. Fr. 983 - 276, Voir dans notre chapitre « Le règne du cœur mauvais », « Cœur chez
Pascal ».
58. Cf. fr. HS -425. Pour Augustin, toute recherche serait vaine sans le sentiment
d'une Providence divine: « Si Dei providenlia non praesidet rebus humanis, nihil est
de religione satagendum» (De util. cred., l6, n. 34).
59. Fr. 812 - 798. Voir J. Russier, La foi ‘selon Pascal, t. II, p. 187-194.
60. Fr. 303 - 799 (souligné par nous).
61. Fr. 217 - 650 (souligné par nous). Cf. fr. 267 - 680. 257 - 684. Au fr. 276 - 691, Pascal
parle aussi de « choses angéliques ».
62. Fr. S74 - 263.
63. Fr. 308 - 793.
538 THÉOLOGIE Er APOLOGIB

mieux la profondeur de l'anthropologie pascalienne, une fois qu'on


a saisi cette distinction, et pourquoi l'apologiste a réuni sous le même
nom de cœur la volonté et la faculté intuitive de l'homme. En défini
tive, tout dépend du cœur, même dans le cas exceptionnel d'esprits si
puissants qu'ils se hissent par leurs raisonnements jusqu'à la connais
sance de la vérité: car Socrate et Platon eux-mêmes, enorgueillis de
leur intelligence, n'ont pu se maintenir sur ces cimes et ont sombré
dans l'idolâtrie 6‘. S'il ont échoué, c'est que leur cœur était demeuré
trop étranger aux démarches de leur raison. Or, le cœur, seul,
est le sanctuaire de la foi chrétienne, qui est inséparablement connais
sance et amour: étant lui-même faculté de connaissance et faculté
d'amour, il est la résidence nécessaire de cette croyance que saint
Augustin, après saint Paul, ne cesse de caractériser comme une « foi
qui opère par la charité M5. A ce motif s'en ajoute un autre: la
flexibilité de la raison, sa lenteur, etc.
La raison agit avec lenteur et avec tant de vues sur tant de principes,
lesquels il faut qu'ils soient toujours présents, qu'à toute heure elle
s'assoupit ou s'égare manque d'avoir tous ses principes présents. Le
sentiment n'agit pas ainsi; il agit en un instant et toujours est prêt à
agir. Il faut donc mettre notre foi dans le sentiment, autrement elle sera
toujours vacillante 66.

Si la raison, coupée du cœur, s'égare ou cède à la Cyclothymie,


le cœur, lui, peut croire en Dieu et l'aimer sans l'aide des démonstra
tions. Heureusement d'ailleurs ! Combien d'hommes en effet seraient
écartés de Dieu, s'il fallait pour aller à lui toutes ces connaissances
historiques, scientifiques, philologiques, etc. auxquelles recourent les
apologistes! Le Dieu humilié de la croix se découvre aux humbles,
non à une aristocratie intellectuelle. Des millions d'hommes ignorants
ont cru ou croient en lui.
Ne vous étonnez pas, écrit Pascal, de voir des personnes simples croire
sans raisonnement. Dieu leur donne l'amour de soi et la haine d'eux
mêmes. Il incline leur cœur à croire. On ne croira jamais, d'une créance
utile et de foi si Dieu n'incline le cœur et on croira dès qu'il l'inclinera.
Et c'est ce que David connaissait bien. Inclina cor meum Deus in, etc. 67.

Toute la dernière liasse constituée par Pascal évoque cette souve


raineté de l'Esprit de Dieu, qui touche et persuade immédiatement les
cœurs. Ces croyants « à qui Dieu a donné la religion par sentiment

64. Fr. 394 - 288. Cf. toute la liasse 14, « Excellence », où Pascal, à la suite d'Augustin,
s'oppose aux platoniciens. Aujourd'hui, l'apologiste peut conduire un incroyant intelligent
à conclure qu'il est raisonnable de croire: ‘ Ceux qui ne l'ont pas [la religion dans le
cœur] nous ne pouvons la donner que par raisonnement, en attendant que Dieu la leur
donne par sentiment de cœur, sans quoi la foi n'est qu'humaine et inutile pour le salut s
(fr. 110-282). Un assez grand nombre d'incroyants peut maintenant suivre la route de
Platon. parce que ces privilégiés effectuent avec l'aide d'un guide une ascension que Platon
réalisa tout seul.
65. « Non qualiscumque fides, sed fides quae per dilectionem opemiur [Gal., V, 6]»
(In 10h., tr. 29, n. 6). Cf. Serm. 40 - Sirm. 14, n. 8; Serm. 156 - de verbis Apost. 13, 5,
n. 5, etc.
66. Fr. 821 - 252.
67. Fr. 380 - 284. Voir sur ce point J. Russier, La foi selon Pascal, l, p. 195-199.
PRINCIPES GÉNÉRAUX 539

de cœur sont bienheureux et bien légitimement persuadés N’. Leur


« finesse » leur permet de sentir, de saisir d'une vue la vérité du
christianisme: ils constatent en eux-mêmes l'harmonie inouïe qui
existe entre leurs aspirations, leur expérience et l'Evangile.
Ceux qui croient sans avoir lu les Testaments c'est parce qu'ils ont une
disposition intérieure toute sainte et que ce qu'ils entendent dire de notre
religion y est conforme. Ils sentent qu'un Dieu les a faits. Ils ne veulent
aimer que Dieu, ils ne veulent haïr qu'eux-mêmes. Ils sentent qu'ils n'en
ont pas la force d'eux-mêmes, qu'ils sont incapables d'aucune communi
cation avec lui et ils entendent dire dans notre religion qu'il ne faut aimer
que Dieu et ne haïr que soi-même, mais qu'étant tous corrompus et
incapables de Dieu, Dieu s'est fait homme pour s'unir à nous. Il n'en
faut pas davantage pour persuader des hommes qui ont cette disposition
dans le cœur et qui ont cette connaissance de leur devoir et de leur
incapacité 69.

Ces chrétiens connaissent donc la certitude et sont croyants, non


crédules 7°. Ils savent qu'ils vivent une véritable vie intérieure et sont
comblés - volonté et connaissance intuitive - par la foi. Comme
ils perçoivent d'une vue ce que les apologistes explicitent dans leurs
ouvrages, ils pourront vérifier par eux-mêmes, si leurs connaissances
profanes (philosophie, histoire, science des religions...) s'améliorent,
la sûreté de la Révélation chrétienne. Pascal ajoute que les prophètes
bibliques ont annoncé cette connaissance immédiate: « Dieu ayant
dit dans ses prophètes (qui sont indubitablement prophètes) que dans
le règne de Jésus-Christ il répandrait son esprit sur les nations et que
les fils, les filles et les enfants de l'Eglise prophétiseraient il est sans
doute que l'esprit de Dieu est sur ceux-là et qu'il n'est point sur les
autres U3. Cette certitude subjective, comme toutes les intuitions du
cœur, est presque incommunicable. Bien plus, extérieurement, elle
s'exprime de la même manière que la « fantaisie s" chez les infidèles
et les hérétiques. Mais il existe dans l'Eglise des « preuves » qui font
défaut ailleurs et « ceux qui [les] savent prouveront sans difficulté
que ce fidèle est véritablement inspiré de Dieu fi3. Ces preuves sont
destinées non au croyant, qui n'en a nul besoin puisqu'il communie
réellement à la vérité et le sait, mais aux hommes étrangers à la foi.
De sorte que pour démasquer la crédulité, la superstition - que
Pascal comme Augustin rencontre sur sa route - l'apologiste ne voit
en fin de compte que la raison. Ce n'est pas un hasard si ce problème
revient sans cesse dans la liasse « soumission et usage de la raison » 7‘.

68. Fr. 110 - 282.


69. Fr. 381 - 286. Cf. 208 - 435.
70. Fr. 179 - 256:
ll y a peu de vrais chrétiens. Je dis même pour la foi. Il y en a bien qui
croient mais par superstition. Il y en a bien qui ne croient pas, mais par liberti
nage; peu sont entre-deux.
Je ne comprend pas en cela ceux qui sont dans la véritable piété de mœurs et
tous ceux qui croient par un sentiment de cœur.
. Fr. 382 -
æ’flæ‘! 287.
Ëww’. Fr. 530 - 274.
. Fr. 382 - 287.
Fr. 179 - 256, 170 - 268, 181 - 255, 183 - 253.
540 THÉOLOGIE ET APOLOGIE

Si la crédulité est un vice, l'incrédulité systématique n’est pas


moins condamnable 75. Or la raison de l'incroyant tend sans cesse,
sous l'impulsion de l'amour-propre, à se rebeller contre l'idée même
de soumission: non content d'avoir fait appel à la purification
de la volonté, Pascal va maintenant demander de l'aide à la dernière
« pièce » de l'homme : le corps.

4. Contrainte ou liberté: le rôle du corps

Augustin et Pascal attribuent tous deux un rôle important au


corps dans le cheminement de l'homme vers la foi. La thèse augus
tinienne est tristement célèbre et a couvert de son ombre la vie de
l'Eglise pendant quinze siècles. Pascal a-t-il suivi l'homme qui applau
dissait aux brimades exercées à l'encontre des donatistes ? Comment
peut-il faire intervenir le corps dans cette rencontre cœur à cœur qui
s'appelle la foi?

a) AUGUSTIN ou LES BIENFAITS DE LA CONTRAINTE


Au début de sa carrière, le converti de Milan rejetait toute
contrainte, comme l'Evangile l'y invitait et comme la nature de la foi
l'exige. N'avait-il pas lui-même bénéficié d'une totale liberté d'agir
et de penser ?‘ C'est en 400, dans son ouvrage Contre la lettre de
Parménien, qu'il esquisse une première justification de l'intervention
de l'Etat. Le donatiste Parménien considérait comme des martyrs
les membres de son Eglise qui étaient en butte à la persécution.
Augustin le raille et se retranche derrière les versets où saint Paul
évoque les magistrats chargés de réprimer le mal 2. Une telle attitude
impliquait une notion redoutablement objective du mal et l'accusation
de mauvaise foi pour les adversaires de l'Eglise établie. La pastorale
augustinienne comportait donc le processus suivant : intervention de
la prédication d'abord, en cas d'échec recours à la contrainte, mais
à une contrainte qui exclut la peine de mort. L'évêque d'Hippone
acceptera les dispositions de la loi du 12 février 405, qui interdit aux
donatistes les réunions, saisit leurs propriétés, oblige à l'unité et

75. Fr. 187 - 254 :


Ce n'est pas une chose rare qu'il faille reprendre le monde de trop de docilite‘.
C'est un vice naturel comme l'incrédulité et aussi pernicieux.
Superstition.
Ce dernier fragment fait penser au De util. credendi, 9. n. 22: « Ipsa, inquis, credulitas,
a qua creduli nominantur. vitium quoddam mihi vidctur esse Nam si suspiciosus in
vitio est. eo quod non comperta suspicatur, quanto magis credulus, qui hoc a suspicioso
dillert, quod ille incognitis aliquam, iste nullam tribuit dubitationem ». Cf. fr. 124 - 125.

1. RetracL, Il, 5: ‘ Dixi non mihi placere ullius saecularis potestatis impetu schisma
ticos ad communionem violentcr arctari. Et vere tunc mihi non placebat quoniam nondum
cxpertus eram, vel quantum mali eomm auderet impunitas, vel quantum eis in melius
mutandis conferre posset diligentia tlisciplinae ». Voir ce texte du De vera religion: (écrit
en 390): » Nihil [Christus] egit vi, sed omnia suadendo et monendo » (16. n. 31).
2. Contra Êpifl. Parnr, l, 8, n. 13. Le texte paulinien est Romains, XIlI. l-4.
PRINCIPES GÉNÉRAUX 541

menace des plus lourdes peines le clergé réfractaire 3. Dès lors il


renouvellera à plusieurs reprises ses éloges de l'intolérance ‘. Mais
l'un de ces textes est beaucoup plus connu que les autres: il s'agit
de la Lettre à Vincent, que l'on jugera bon de publier à part en 1573
pour réfuter les critiques contre le massacre de la Saint-Barthélemy;
que les calvinistes invoqueront à leur synode de Dordrecht (13 no
vembre 1618) contre les arminiens; qui sera réimprimée lors de la
révocation de l'édit de Nantes‘.
Par sa longueur et sa précision, ce document constitue. en effet
l'exposé le plus net de la position augustinienne. Le recours à la force
est présenté comme un remède salutaire, qu'il faut appliquer aux
hérétiques dans leur propre intérêt. L'expérience révèle en effet que
l'homme devient rapidement prisonnier des routines et des traditions
ou qu'il redoute les réactions de son milieu et demeure inerte, bien
qu'il perçoive le bien-fondé de ce qui lui est proposé. Combien de
donatistes, s'écrie Augustin, sont aujourd'hui tout heureux d'être
catholiques et nous remercient de les avoir arrachés violemment à
leur erreur mortelle‘ ! Il faut assurément instruire, mais l'instruction
sans la terreur ne peut briser la carapace de l'habitude, de la pa
resse 7. Sachons donc faire mal pour sauver, comme le chirurgien!
Nous obéirons ainsi à la parole du Christ dans la parabole des invi
tés ; voyant que personne ne venait à son festin, il dit à ses serviteurs :

3. Sur tout ceci, voir l'introduction d‘Y. Congar aux Traités anti-donatistes (Bibliothèque
augustinienne, t. 28, p. 22-25) et la note 23: « La législation impériale sur le donatisme
jusqu'en 400 » (p. 731-733). Sur l'opposition a la peine de mort: Epist. 153 - 54 ad Mace
donium, 4, n. 17: « Non usque ad mortem protendenda est disciplina »; le n. 16 souligne
que les évêques peuvent intercéder en faveur des suppliciés.
4. In Ps. 101, II, n. 8-9 (en 406); Epist. 87 - 164 ad Emeritum (entre 405 et 411);
Epist. 93 - 48 ad Vincentium (vers 408); Epist. 153 - 54 ad Macedonium (en 412); Epist.
185 -50 ad Bonifacium, seu De corrcctione Donatislaritm (en 417); Epist. 173-204 ad
Donatum, etc.
5. Epist. 93 - 48. On publie en effet à Paris, en 1573, chez Math. Prévost, l'Epistre de
saint Augustin à Vincent, fort convenable au temps présent, tant pour réduire et remettre
à l'unité de l'Eglise catholique les hérétiques, comme pour y maintenir ceux qui y sont
demeurés. Quant aux calvinistes réunis à Dordrecht, ils ne firent que suivre l'exemple de
leur maître. Calvin avait publié à Genèvc, cn 1554, une Defensio orthodoxae fidei de Sacra
Trinitate contra prodigiosos errores Michaelis Serveti Hispani, ubi ostenditur haereticos
jure gladii coercendos esse (trad. française chez J. Crespin, la même année). Le réformateur
s'abrite derrière Augustin et cite plusieurs de ses lettres: Epist. 89 - 167 ad Festum (p. 14);
204 - 61 ad Dulcitium (p. 15); 93 - 48 ad Vincentium (p. 20); 185 - 50 ad Bonifacium (p. 20).
Monseigneur de Harlay a publié à Paris, en 1686, une Conformité de l'Eglise de France
pour ramener les protestants, avec celle de l'Eglise dflfrique pour ramener les ldonatistes.
6.1, n. 2: «Quadam vetusta socordia premebantur, dicentes nobis, Verum dicitis,
non est quod respondeatur; sed durum est nobis traditioncm parentum relinquere Quam
multi fatentur nos sibi molestos esse debuisse, ne tamquam mortifero somno, ita
morbo veternosae consuetudinis interirent ». Augustin souligne que ces donatistes ont vu
les « raisons»; il le répète au n. 3: « Reddita sibi ratione et manifestata divinis testi
moniis veritate, respondebant nobis, cupere se in Ecclesiae catholicae communionem transire,
sed violentas perditorum hominum inimicitias formidare ». Voir encore c. 5, n. 16-18. Chez
d'autres, qui n'étaient pas convaincus, la peur a dissipé la négligence: lbid., n. 16.
7. lbid., n. 3: « Si enim terrerentur et non docerentur, improba quasi dominatio
videretur. Rursus si docerentur et non terrerentur, vctustate consuetudinis obdurati ad
capessedam viam salutis pigrius moverentur Cum vero terrori utili doctrina salutaris
adjungitur, ut non solum tenebras erroris lux veritatis expellat, verum etiam malae consue
tudinis vincula vis timoris abrumpat, de multorum salute laetamur ». Cf. c. 5, n. 18.
542 TI-IÉOLOGIE ET APOLOGIE

« Fais entrer les gens de force ri‘. D'ailleurs Dieu n'a-t-il pas saisi
Saiil par la violence pour en faire l'apôtre Paul ? Augustin accumule
les exemples bibliques et fait l'éloge de la violence qui est au service
de la justice ’. Il rappelle ensuite que les donatistes comme les catho
liques ont trouvé bonnes les lois impériales contre les sacrifices païens
et se sont adressés aux empereurs 1°. Le jeune évêque, bien qu'il ait
commencé par être hostile à la contrainte, a finalement compris
son bien-fondé en voyant les résultats extraordinaires obtenus
par ses collègues". Après un dernier rappel de la nécessité de la
contrainte, Augustin consacre à la controverse anti-donatiste la fin
de cette longue lettre. Cet appel aux sanctions physiques, aux confis
cations de biens, etc., constituait un développement inattendu de la
grande théorie augustinienne des deux craintes, la crainte servile
(peur de l'enfer, des châtiments de Dieu dès cette vie...) et la crainte
chaste, ou appréhension de ne pas assez aimer Dieu, délicatesse de la
charité. On saît que le rôle de la première est de conduire à la se
conde, car «La crainte du Seigneur est le commencement de la
Sagesse » 12. Pascal, qui admet naturellement cette pédagogie où l'ap
préhension joue un rôle, a-t-il accepté que la crainte puisse venir de la
contrainte ?

b) PASCAL ET LA LIBERTÉ

La France du grand siècle accepte dans son ensemble la conception


augustinienne du recours à la force pour « convaincre» les esprits
opiniâtres (libertins, calvinistes...) qui refusent de se soumettre à la
religion dominante U. Si l'édit de Nantes ne fut révoqué qu'en 1685,
c'est qu'on redoutait un fléau peut-être plus grand que l'hérésie: la
guerre civile. Un Bérulle, par exemple, supporte l'édit de Nantes
comme un mal nécessaire et compte sur un règlement pacifique qui
ferait disparaître la Réforme. Mais comme ce rêve ne se réalise pas,
l'intolérance ne cesse de grandir. ll existe dans le pays une persistance
de l'esprit de croisade et on admet mal dans une unique nation la
diversité religieuse (en vertu du principe Cujus regio, ejus religio).
A cela s'ajoute dans les hautes classes et surtout chez le roi, l'impor
tance du « point d'honneur » : dès 1614, il apparaît dans les discours

8. Luc, XIV, 23: « Quoscumque inveneritis cogite intrare ». C'est le fameux Compelle
intrare, par lequel on désigne souvent l'ensemble de la position augustinienne.
9. Ibid., c. 2.
10. Ibid., c. 3-4.
ll. lbid., c. 5, n. 17: ‘ His ergo exemplis a collegis meis mihi propositis cessi. Nam
rnea primitus sententia non erat, nisi neminem ad unitatem Christi esse cogendum; verbo
esse agendum, disputatione pugnandum, ratione vincendum, ne fictos catholicos haberemus,
quos apertos haereticos noveramus ».
12. « Initium autem sapientiae timor [Ps. 110, verset 10] : et timor non est in caritate, sed
perfecta caritas foras mittit timorem [I Jean, IV, 18]. Proinde praemissus timor in cor nos
trum, pellit inde consuetudinem malorum operum, et servat caritati locum, quam tamquam
domina veniente ut illa insidat, abscedit n (Epist. 140 - 120, 18, n. 45).
13. Sur la législation contraignante du temps, voir l'ouvrage de M. R. Pintard, Le
libertinage érudit ..., l" partie, ch. 1, p. 22-25.
PRINCIPES GÉNÉRAUX 543

aux Etats Généraux un malaise certain, du fait que le roi d'Espagne


se vante de n'avoir aucun hérétique sur ses terres, tandis que la France
n'a pas encore été capable d'extirper la religion prétendue réformée.
Espagnol par sa mère, Louis XIV ressent la présence de l'hérésie dans
son royaume comme une tare. Comme tous les rois, il s'est engagé,
lors du serment du sacre, à rétablir l'unité de la foi. Et on pense que,
pour être un grand roi, il faut - à l'instar de Théodose et de Charle
magne - avoir réalisé une transformation religieuse profonde. Bos
suet considère le roi comme un nouveau David et célèbre la guerre
sainte. Tout cela explique le règne d'une intolérance dont Port-Royal
sera bientôt la victime.
A première vue on pourrait penser que Pascal s'inscrit, lui aussi,
dans ce mouvement. En effet, il cite sans la moindre réticence la
Lettre à Vincent dans la Onzième Provinciale : « Les méchants, dit
saint Augustin, persécutent les bons en suivant l'aveuglement de la
passion qui les anime ; au lieu que les bons persécutent les méchants
avec une sage discrétion : de même que les chirurgiens considèrent ce
qu'ils coupent, au lieu que les meurtriers ne regardent point où ils
frappent »". Un peu plus loin apparaît un autre texte augustinien
d'une portée analogue : « On doit toujours, dit saint Augustin, conser
ver la charité dans le cœur, lors même qu'on est obligé de faire au
dehors des choses qui paraissent rudes aux hommes, et de les frapper
avec une âpreté dure, mais bienfaisante, leur utilité devant être pré
férée à leur satisfaction »15. Pourtant on se tromperait lourdement
si l'on s'appuyait sur ces deux citations pour faire de Pascal un bour
reau par amour. Comme Arnauld, auquel il les emprunte, il les insère
dans une présentation des lois de la polémique chrétienne. Il s'agit
ici d'un violent combat d'idées, des coups de fouet de l'ironie. Toute
la fin du Second Ecrit des curés de Paris constitue aussi une déclara

14. Ed. Cognet, p. 204-5. Epist. 93 - 48, 2, n. 8: « Semper mali persecuti sunt bonos,
et boni persecuti sunt malos. Illi nocendo per injustitiam. illi consulendo per disciplinam. Illi
immaniter, illi temperanter. Illi servientes cupiditati, illi charitati. Nam qui trucidat, non
considerat quemadmodum laniet: qui autem curat, considerat quemadmodum secet ». Pascal
a concentré ce texte pour le rendre plus nerveux. Il l'avait trouvé dans la Réponse à la lettre
d'une personne de condition, d'Arnauld (Œuvres, t. 27, p. 44), constamment utilisée dans cette
Provinciale. Voici la traduction d'Amauld: ‘ On a toujours vu dans l'ordre du monde, dit
admirablement S. Augustin (ép. 48) et que les méchants ont persécuté les bons, et que les
bons ont persécuté les méchants. Les méchants en nuisant par l'injustice : et les bons en ser
vant par la discipline. Les méchants étant transportés d'une aveugle violence; et les bons
étant conduits par une sage discrétion. Les méchants en suivant la passion qui les pousse; et
les bons en suivant la charité qui les anime. Car le meurtrier ne prend point garde à ce qu'il
tranche ou déchire! mais le chirurgien qui veut guérir considère ce qu'il doit couper ».
l5. Ed. Cognet, p. 206. Epist. 138 - 5, 2, n. 14: « Sunt ergo ista pmecepta patientiae
semper in cordis praeparatione retinenda, ipsaque benevolentia, ne reddatur malum pro
malo, semper in voluntate complenda est. Agenda sunt autem multa, etiam cum invitis
benigila quadam asperitate plectendis, quorum potius utilitati consulendum quam voluntati ».
Ici encore, Pascal a trouvé cette citation dans la Réponse d'Amauld (Œuvres, t. 27,
p. 40): « Saint Augustin le dit en termes exprès Les préceptes de patiences, que ‘ÏÉSUs
CHRXsT donne dans l'Evangile, dit ce Père (ép. 5), doivent toujours être retenus dans la
préparation du cœur; et cette charité, qui ne rend point le mal pour le mal doit toujours
s'accomplir et s'exercer dans la volonté. Mais on est obligé quelquefois de faire au dehors
beaucoup de choses qui paraissent dures aux hommes, et de les frapper avec une âpreté
rude, mais bienfaisante, quoiqu'ils s'en aigrissent: leur besoin et leur utilité devant être
préférée à leur goût et a leur désir ».
544 THÉOLOGIE ET APOLOGIE

tion de guerre aux casuistes relâchés et annonce une lutte violente,


mais jamais l'appel à des contraintes physiques *.
Ces contraintes, l'apologiste les condamne sévèrement et s'en
prend, sur ce point, à saint Augustin lui-même.
La conduite de Dieu, qui dispose toutes choses avec douceur, est de mettre
la religion dans l'esprit par les raisons et dans le cœur par la grâce,
mais de la vouloir mettre dans l'esprit et dans le cœur par la force et par
les menaces, ce n'est pas y mettre la religion mais la terreur. Terrorent
potius quam religionem 17.

L'adhésion du cœur ne s'accommode pas de cette « terreur » dont


la Lettre à Vincent célèbre les bienfaits et se plaît à faire résonner
les termes : terror, timor. Dans un autre fragment Pascal attaque à
nouveau la Lettre à Vincent :

Ne si terrerentur et non docerentur improba quasi dominatio videretur.


Aug., ep. 48 ou 49.
4. To. Contra mendacium, ad Consentium 18.

Pascal a développé avec trop de précision sa théorie de la « tyran


nie » (improba. dominatio) pour qu'on ne voie pas dans ce fragment
une condamnation supplémentaire du recours à la force l°. La seconde
citation du fragment corrobore d'ailleurs une telle conviction. Pascal
y renvoie à un traité augustinien qui se trouvait dans le quatrième
volume de l'édition de Louvain, l'opuscule Contre le mensonge (écrit
en 420). A l'évêque espagnol Consentius, qui souhaitait démasquer les
dangereux hérétiques de son diocèse en envoyant parmi eux des
catholiques qui se diraient des leurs, Augustin répond par une
condamnation totale du mensonge et exhorte son collègue à se conten
ter de l'éclat et de la force de la vérité. L'intention de Pascal apparaît
alors clairement : il se proposait de mettre Augustin en contradiction
avec lui-même. S'il ne faut pas mentir même pour un bien, pourra-t-on
frapper son frère ou, détour hypocrite, le laisser frapper par un « bras
séculier » qu'on aura invité à se charger de ces basses besognes ?
Les deux procédés n'entraînent-ils pas la même corruption pour le
chrétien qui les pratique ? L'état de bourreau est-il supérieur à celui
de menteur ? Augustin choisit ici l'Evangile et n'accepte pour repren

16. Ed. Cognet, p. 424-429. Cf. fr. 950 - 930.


17. Fr. 172 - 185. Il semble que Pascal ait forgé cette opposition lui-même, contre
Augustin.
18. Fr. 591 - 186. Epist. 93 - 48, 1, n. 3 : « Si enim terrerentur et non docerentur, improba
quasi dominatio videretur. Sed rursus si docerentur et non terrerentur, vetustate consuetu
dinis obdurati ad capessendam viam salutis pigrius moverentur ... » (Si l'on usait de la
terreur sans pratiquer l'enseignement, cela se présenterait comme une tyrannie. Mais d'un
autre côté, si l'on enseignait sans recourir à la terreur, les [donatistes] endurcis par l'an
cienneté de leurs routines mettraient trop de paresse à emprunter la route du salut).
Pascal semble citer de mémoire : il n'est pas sûr de la référence (Ep. 48 ou 49) et ajoute
un « ne » (de peur que).
19. Fr. 58 - 332 : « La tyrannie consiste au désir de domination, universel et hors de
son ordre ... La tyrannie est de vouloir avoir par une voie ce qu'on ne peut avoir que
par une autre » (souligné par nous). Précisément, dans la même « série » que le fr. 591 - 186
se trouve un fragment sur la « tyrannie » (584 - 15).
PRINCIPES GÉNÉRAUX 545

dre les hérétiques que les « filets » de la vérité *. La Lettre à Vincent


jugeait insuffisant l'attrait de la vérité et préconisait la force. Pour
Pascal, la vérité est « d'un autre ordre » que la force : elle a son
« empire », son « éclat », sa « victoire », son « lustre », et n'a nul
besoin de l'intervention des « grands de chair » *. « La violence et la
vérité ne peuvent rien l'une sur l'autre ... La vérité subsiste éternel
lement, et triomphe enfin de ses ennemis, parce qu'elle est éternelle
et puissante comme Dieu même »*.
Ces paroles si pures ne seront pas entendues des catholiques.
Pascal annonce Bayle et Voltaire *. Par un renversement scandaleux,
ce sont les adversaires de l'Eglise du Christ qui, du dehors, lui impo
seront la tolérance et lui arracheront des mains la hache et le feu.

c) LE ROLE DU CORPS CHEZ PASCAL

S'il s'oppose catégoriquement à l'emploi de la contrainte, Pascal


n'en est pas moins conscient de la pesanteur humaine. Augustin,
Montaigne et sa propre expérience lui ont révélé l'effet engourdissant
de la coutume. L'homme n'est pas un pur esprit, un « ange ». Assuré
ment il n'est pas non plus une « bête », mais par sa chair et une partie
de son psychisme il plonge cependant dans le règne animal. Il faudra
donc agir aussi sur cette « pièce », qui est objet de dressage. Or toute
la vie antérieure du libertin a « dressé » cette partie de son être
d'une certaine manière, lui a donné un certain pli, a monté certains
mécanismes. L'incroyant croit suivre seulement les démarches de son
esprit, mais en réalité toutes ses découvertes sont amorties, amollies
par le jeu de ces mécanismes qui continuent à fonctionner sourde
ment. Cette « machine » mise en marche par une vie païenne risque
de broyer dans ses rouages les graines chrétiennes qui auraient pu
germer.
Augustin voulait marteler et démolir du dehors ces mécanismes
créés par la coutume. Il voulait mettre fin à sa violence hypocrite
par la violence d'une peur née des menaces et des supplices *.
20. 6, n. 11 : « Quae scripta salubria quibus eorum perversitas insana destruitur, cum
magis magisque innotuerint, et a Catholicis vel antistitibus qui loquuntur in populis, vel a
quibusque studiosis zelo Dei plenis, fuerint usquequaque diffusa ; haec erunt sancta retia,
quibus capiantur veraciter, non mendaciter inquirantur ».
21. Cf. fr. 308 - 793.
22. Péroraison de la Douzième Provinciale.
23. Bayle a publié en l686 sous le pseudonvme de Jean Fox de Bruggs un Commentaire
sur ces paroles de Jésus-Christ : Contrains-les d'entrer ; ou traité de la Tolérance universelle,
Cantorbery. Toute la troisième partie de cet ouvrage réfute saint Augustin « Peu m'im
porte ... que saint Augustin ait cru autrefois qu'il ne fallait pas user de contrainte en
matière religieuse. Peu m'importe qu'il n'ait changé de sentiment que parce qu'il fut
frappé du succes qu'eurent les lois impériales ; ce qui est la plus pitoyable manière de
raisonner qui se puisse voir, car n'est-ce pas la même chose que si on disait : un tel a
gagné beaucoup de biens ; donc il ne s'est servi que de moyens légitimes » (éd. de Rotterdam,
1713, t. 2, p. 10). Voir aussi les articles « Agar » et « Augustin » du Dictionnaire.
24. « Qui [ Donatistae ] tamen nescio qua vi consuetudinis, nullo modo mutari in melius
cogitarent, nisi hoc terrore perculsi, sollicitam mentem ad considerationem veritatis inten
derent » (Epist. 93 - 48 ad Vincentium, l, n. 1). Cf. Ibid., n. 3 : « Ut ... malae consuetudinis
vincula vis timoris abrunpat », etc.
546 THÉOLOGIB ET APOLOGIE

Pascal, conscient de la puissance de « la machine », juge nécessaire,


lui aussi, de détruire les vieux mécanismes. Mais la démolition s'effec
tuera du dedans, à l'initiative de l'intéressé lui-même. L'apologiste
propose à l'incroyant de reconnaître les limites qu'imposent à l'activité
libre de sa raison les sortilèges de la routine, il dévoile l'« obstacle »
et appelle son interlocuteur à la liberté.
Brisez vous-même, lui dit-il, les mécanismes que votre vie païenne
a montés: habitudes de paresse, de facilité, appréhension du qu'en
dira-t-on joints paradoxalement à la plus sotte vanité, etc. Vos passions
elles-mêmes bénéficient de vos routines et vous asservissent d'autant
plus durement qu'elles sont invétérées. Vous m'objecterez peut-être
que vous ne voyez pas pourquoi vous remplaceriez - avec combien
de peine - cette « machine » polie par les ans par une autre, qui est
de ma conception à moi, chrétien. Mais je vous répondrai que je vous
appelle à la recherche lucide (contre la paresse sceptique), à l'exi
gence (contre l'acceptation de la médiocrité), à la grandeur. « Quel
mal vous arrivera-t-il en prenant ce parti ? Vous serez fidèle, honnête,
humble, reconnaissant, bienfaisant, ami sincère, véritable... A la vérité
vous ne serez point dans les plaisirs empestés, dans les délices, mais
n'en aurez vous point d'autres ? » Que risquez-vous ? En fin de compte,
je vous demande d'accéder à une plus grande maîtrise de vous
même, je vous rends plus « aimable » aux autres et je vous donne
l'assurance que vous serez plus « heureux». Toute cette métamor
phose intérieure, qui déjà vous élèvera, risque de vous conduire à la
découverte d'un Dieu qui peut-être se cache, à « une éternité de vie
de bonheur », à « une infinité de vie infiniment heureuse ». Par
conséquent, il est raisonnable de parier 75.
Cette brève présentation de l'argumentation pascalienne met en
pleine lumière l'originalité de la démarche et les liens étroits qui
unissent la théorie de la « machine » au « Pari ». En effet, l'apologiste
s'adresse à un incroyant dont les preuves, le « dessous du jeu », ne
suffisent pas à emporter l'adhésion. Il faut donc, provisoirement,
laisser de côté les « raisons », et montrer que, dans cette incertitude,
il est raisonnable au moins d'enlever les obstacles. Le texte, si diffi
cile, du « Pari» a suscité de remarquables études f‘. Nous nous bor
nerons à mettre en évidence la présence, sous les essais de formula
tion mathématique, de la méditation augustinienne sur la place de
l'incertain dans toute existence humaine.
Pascal n'a pas caché qu'il avait fait son profit des réflexions de
son prédécesseur sur ce thème.
Combien de choses fait-on pour l'incertain, les voyages sur mer, les
batailles. Je dis donc qu'il ne faudrait rien faire du tout, car rien n'est
certain. Et qu'il y a plus de certitude à la religion que non pas (qu'il soit
demain jour) que nous voyons le jour de demain .
Or quand on travaille pour demain et pour l'incertain on agit avec raison,
car on doit travailler pour l'incertain par la règle des partis qui est
démontrée.

25. Fr. 418 - 233.


26. On se reportera en particulier à celle de M. H. Gouhier, Commentaires. p. 245-306.
PRINcIPEs GÉNÉRAUX 547

St Augustin a vu qu'on travaille pour l'incertain sur mer, en bataille, etc.,


mais il n'a pas vu la règle des partis qui démontre qu'on le doit. Montaigne
a vu qu'on sbffense d'un esprit boiteux et que la coutume peut tout
mais il n'a pas vu la raison de cet effet.
Toutes ces personnes ont vu les effets mais ils n'ont pas vu les causes T.

Nombreux sont les textes augustiniens sur l'incertain. Mais Pascal


renvoie ici à un Sermon qui évoque les innombrables souffrances
supportées par l'apôtre Paul. Il voyait des yeux de la foi, dit Augustin,
à quel prix il faut acheter la joie éternelle. Considérez d'ailleurs
quelles peines endurent ici-bas les hommes pour un gain incertain
et dérisoire! Les soldats, exposés aux plus cruelles blessures pour
quelques années d'une hypothétique retraite. Les marchands, livrés
aux tempêtes, à la fureur du ciel et des flots, pour la problématique
fumée des richesses. Les chasseurs, brûlés par le soleil ou transis de
froid, affrontant de grands dangers, pour prendre un sanglier ou un
cerf. Les enfants dans les écoles, fouettés presque chaque jour 2". Celui
qui a écrit dans le Mémorial: « Eternellement en joie pour un jour
d'exercice sur la terre » ne se rappelait-il pas aussi ce Commentaire
du psaume 36 :
En suivant la voie du Christ, ne te promets pas les prospérités du
siècle Tu supporteras de dures épreuves temporelles, mais tu par
viendras à une éternité de joie. Si tu veux supporter la peine, considère
la récompense Quand tu auras considéré ce que tu recevras , tu
Uétonneras qu'une récompense aussi grande soit donnée à un travail si
petit. Car pour un étemel repos, il faudrait subir une éternité de
peine Si [nos peines] étaient de mille ans, pèse (appende) mille ans en
face (contra) de l'éternité L'ensemble de la vie humaine est de peu de
jours: même si n'étaient pas mêlées aux peines les joies, qui assurément
sont plus nombreuses et plus longues que les peines , une fois la peine
passée, ce sera le bonheur sans fin. Pour si peu de peine, quelle récompense

27. Fr. 577-234. Ce fragment est évidemment en rapport avec le pari: «Cela est
démonstratif et si les hommes sont capables de quelque vérité celle-là l'est » (fr. 418 - 233).
Sur l'incertitude du lever du jour, voir Contra AcafL, il, ll, n. 26.
28. Serm. 70 - de verbis Domini 9, 2, n. 2:
Intuens interioribus et fidelibus oculis, quanto pretio temporalium emenda sit
futur-a vita, non pati aeternos labores impiorum, et sine ulla sollicitudine perfnxi
aetema felicitate justorum In languida et incerta vacationis brevissimae atque
ultima vita, immanissimis bellis miles atteritur; pluribus fortasse annis in laboribus
inquietus, quam in otio quieturus. Quibus tempestatibus et procellis, quam horribili
et tremenda saevitia coeli et maris impleti sunt mercatores, ut divitias ventosas
acquirant, majoribus quam quibus acquisitae sunt, periculis et tempestatibus plenas ?
Quot aestus, quae frigora, quae pericula perferunt venatores Quanquam et si
aper cervusque capiatur, magis suave sit venantis animo quia captus est, quam
comedentis palato quia coctus est. Quantis cruciatibus prope quotidianarum plagarum
tenera puerorum aetas subditur?
Sur mer, en bataille rappelle les deux premiers exemples d'Augustin; le etc. renvoie
aux chasseurs et aux enfants. Comme les textes augustiniens sur l'incertain sont assez
nombreux, des références hypothétiques avaient été déjà proposées. M. P. Courcelle avait
évoqué dans son article « De saint Augustin a Pascal par Sacy» (in Pascal vivant, 1962.
p. 145) deux autres passages, Conf, VIII, 3, n. 7: « Triumphat victor imperator et non
vicisset, nisi pugnavisset, et quanto majus periculum fuit in proelio, tanto est gaudium
majus in triumpho. Jactat tempestas navigantes minaturque naufragium; omnes futura
morte pallescunt : tranquillatur caelum et mare, et exultant nimis, quoniam timuerant nimis »;
et In Ps. 38, n. l9: « Jactet in Dominum curam suam, in illum jactet quidquid sollicitus
est, ipse nutriat, ipse custodiat. Quid enim in hac terra certum est, nisi mors? Quid
sis hodie, scis; quid sis crastino, nescis Et in hoc ipso quia mors ipsa certa est, dies
mortis incertus est n.
548 THÉOLOGIE m APOLOGIE

nous recevons! Les vétérans, qui éprouvent pendant le service les fa


tigues, vivent au milieu des blessures pendant tant d'années, entrent dès
leur jeunesse dans la carrière des armes, en sortent vieux; et pour avoir
quelques jours de repos dans leur vieillesse, au moment où déjà leur
âge même commence à les accabler , quelles nombreuses peines ne
supportent-ils pas. quelles étapes, quels froids, quels soleils, que de priva
tions, que de blessures, que de périls? Et ils ne font attention, quand
ils supportent tout cela, qu'à quelques jours de repos de leur vieillesse,
auxquels ils ne savent pas s'ils arriveront 29.

Augustin a donc vu que les hommes travaillent pour l'incertain.


Mais il n'a pas saisi la « raison» de cet « effet». Le reproche ne
manque pas de sel, si l'on se souvient que Pascal a emprunté cette
opposition entre analyse superficielle et explication profonde à
Augustin lui-même, qui reprochait à Cicéron d'avoir perçu la mi
sère des hommes, mais d'en avoir ignoré la « cause », le péché ori
ginelw. Auteur d'une liasse entière intitulée «Raison des effets »,
Pascal marque ici combien il avait conscience de l'acuité exception
nelle de son intelligence, puisque sur certains points il n'hésite pas
à se placer bien au-dessus du plus grand des Pères de l'Eglise.
D'autre part, c'est en présence des croyants qu'Augustin évoquait
la disproportion infinie qui existe entre les difficultés de cette vie
éphémère et la joie éternelle. Il s'agissait pour lui d'aider les chré
tiens à supporter la souffrance, et Pascal s'est nourri lui-même de
cet enseignement, comme l'attestent le Mémorial et la Prière pour
le bon usage des maladies. Mais l'originalité de l'apologiste réside
dans l'utilisation de ce thème en présence de l'incroyant: l'image
augustinienne de la balance cède alors la place à l'image pascalienne
de la mise. Le chrétien peut en effet peser souffrances éphèmères et
bonheur éternel : il entrevoit quoi mettre sur les deux plateaux. Tandis
que le libertin se demande si l'un des plateaux n'est pas sans charge :
par conséquent il joue, il place une mise (une vie vécue au service de
l'amour de soi) sans certitude de gain. Initiateur du calcul des pro
babilités, Pascal se propose de lui « démontrer » qu'il «doit » miser
sur l'existence de Dieu (du Dieu chrétien, car les « preuves » jouent
toutes en faveur du christianisme, contre l'Islam, etc.). Ces quelques
remarques manifestent la liberté avec laquelle l'apologiste peut s'ins
pirer de saint Augustin, mis à part la théologie de la grâce, et combien
il est le grand disciple d'un grand maître.
Voici maintenant le libertin décidé à « parier». Une telle déci
sion témoigne en fait d'un certain avancement spirituel: en effet, en
trevoir le « néant» - réel - des « plaisirs empestés» du monde
suppose déjà une certaine clarté du cœur. Il s'agit d'un homme qui
participe avec beaucoup d'intérêt au dialogue, qui a commencé à
examiner les « preuves » et s'attriste de ne pas accéder à la foi : « Je
suis fait d'une telle sorte que je ne puis croire. Que voulez-vous donc

29. In Ps. 36, n. l6: « Quid appcndis cum infinito quantumcumque finitum?» Cf. l"
Ps. 93, n. 24, etc.
30, Voir fr. 206 - 235.
PRINCIPES GÉNÉRAUX 549

que je fasse H‘ ? La volonté, le cœur, la raison commencent à


découvrir les traces de Dieu, mais le sentiment d'une étrange paralysie
gagne. Au moment même où il admet le caractère apodictique du
pari, l'incroyant se contredit en ajoutant: « J'ai les mains liées et
la bouche muette, on me force à parier». De même que l'écrivain
sur le point de créer, qui éprouve souvent un désespérant sentiment
d'impuissance, l'incroyant ne se découvre paralysé qu'au moment où
il cherche à quitter les sentiers battus de son existence païenne.
L'exploration de nouvelles régions lui est interdite: il constate avec
stupeur qu'il n'était pas libre, mais croyait l'être, parce qu'il demeu
rait volontairement dans une certaine médiocrité. Pascal n'a cessé de
lier ces deux thèmes: recherche de Dieu avant l'accès à la foi et
expérience d'une certaine paralysie 32. Plus précise que le sentiment
général d'impuissance éprouvé par tous à l'égard de la vérité et du
bonheur, cette expérience atteste que l'homme commence à émerger
de sa funeste léthargie. Le voici prêt à reconnaître les « obstacles »
dressés sur une route dont il pressent qu'elle pourrait conduire
à Dieu. Ces obstacles se résument en un mot : « la machine ».
La théorie pascalienne de « l'automate » a été souvent étudiée, et
l'on a souligné les rapports qu'elle entretient avec la psychologie car
tésiennefl. Elle met en lumière l'importance du dressage dans la
vie humaine, que ce dressage soit insidieux ou franc. L'élément fon
damental de cette formation est, comme pour les animaux, la répéti
tion. Elle s'adresse d'ailleurs à tout ce par quoi l'homme appartient
au règne animal: le corps, le psychisme élémentaire, bref à tout
ce qui n'est pas la cime de l'âme (le cœur-intuition, la raison, l'affecti
vité spirituelle). Dans une perspective dualiste, opposant à l'âme im
mortelle le corps, elle concerne le corps. Ainsi s'élaborent des méca
nismes qui bientôt deviendront si naturels qu'on ne les distinguera
plus des instincts. De là l'importance chez Pascal du thème de la
coutume-seconde nature "l. Le plus grave, c'est que « la machine » pèse
sur les facultés nobles et gêne ou paralyse leur activité.
La coutume de voir les rois accompagnés de gardes, de tambours, d'of
ficiers et de toutes les choses qui ploient la machine vers le respect et
la terreur fait que leur visage, quand il est quelquefois seul et sans ses
accompagnements imprime dans leurs sujets le respect et la terreur parce
qu'on ne sépare point dans la pensée leurs personnes d'avec leurs suites
qu'on y voit d'ordinaire jointes. Et le monde qui ne sait pas que cet effet

31. Fr. 418 - 233. ‘ Puisque la raison vous y porte et que néanmoins vous ne le pouvez
[croire] Vous voulez aller a la foi » lui fait remarquer l'apologiste un peu plus loin.
Comme le note M. Gouhier, « le refus de chercher est maintenant devenu désir de trouver »
(Commentaires, p. 285).
32. Fr. 418 - 233; 5 - 247; Il - 246: « Ordre. Après la lettre qu'on doit chercher Dieu.
faire la lettre d'ôter les obstacles qui est le discours de la Machine, de préparer la Machine,
de chercher par raison ». Il ne faudrait pas conclure de ce fragment que Pascal avait
choisi un développement linéaire pour son Apologie. La raison, en ellet, intervient presque
en même temps que la volonté, le ctcur, la grfire. C'est pourquoi la question de
l’« ordre ’ d'exposition est si importante dans les Pensées (liasse l et réflexions sur « l'ordre
du cœur »: comme nous allons le voir).
33. Voir J. Russicr, La foi selon Pascal, 1, p. 205-227.
34. Voir le chapitre » Le clair-obscur du monde », V.
550 THÉOLOGIE ET APOLOGIE

vient de cette coutume, croit qu'il vient d'une force naturelle. Et de là


viennent ces mots : le caractère de la divinité est empreint sur son
visage, etc.35.

De même le milieu social, l'éducation reçue, l'habitude d'entendre


louer un métier ou un pays parviennent trop souvent à annihiler
la liberté et la lucidité 36.
Dans l'ordre moral, à force de céder à des passions qu'on aurait
initialement pu combattre, on devient incapable de leur résister,
parce que l'automate ajoute son influence à l'attrait des plaisirs.
Si Pascal a tiré profit des conceptions cartésiennes, il n'a pas
pu ne pas être profondément marqué par les amples développe
ments augustiniens sur la coutume. Avant même de se heurter aux
effets de l'accoutumance chez les donatistes, le converti de Milan
avait fait l'amère expérience du poids de la routine dans la vie. C'est en
vain, s'écrie-t-il dans les Confessions, que je désirais marcher vers
Dieu : mes habitudes me faisaient violence et m'entraînaient malgré
moi*". Déjà je sentais le néant des plaisirs du monde, et pourtant
j'étais incapable de renoncer à l'amour des femmes, dont je goûtais
depuis si longtemps le charme *. J'étais prisonnier de moi-même, lié,
enchaîné, car « à force d'assujettissement ou de plaisir se forme
l'habitude. A force de ne pas résister à l'habitude se forme la néces
sité » *. Ainsi la coutume s'impose avec la force et l'automatisme d'une
seconde nature *. Comment Augustin a-t-il échappé à cette redou
table étreinte ? Il le raconte dans les Confessions : il fréquentait
aussi souvent que possible l'église et lisait les Ecritures. Un jour il
fut frappé en entendant raconter la vie de l'anachorète égyptien
Antoine par le chrétien Pontitianus, qui « souvent, dans l'Eglise,
s'agenouillait devant toi, ô notre Dieu, pour de fréquentes et longues
prières » *. Mais Augustin n'a pas clairement conscience que ses

35. Fr. 25 - 308.


36. Fr. 634 - 97 : « A force d'ouïr louer en l'enfance ces métiers, on choisit ... C'est la
coutume qui fait donc tout cela, car elle contraint la nature ». Fr. 60 - 294; 125 - 92; 126 -
93 ; 129 - 116...
37. « Lex enim peccati est violentia consuetudinis, qua trahitur et tenetur etiam invitus
animus » (Conf., VIII, 5, n. 12).
38. Ibid., 1, n. 2 : « Mihi autem displicebat quod agebam in saeculo, et oneri mihi erat
valde ... sed adhuc tenaciter colligabar ex femina ».
39. « Suspirabam ligatus, non ferro alieno, sed mea ferrea voluntate .. Quippe ex
voluntate perversa, facta est libido ; et dum servitur libidini, facta est consuetudo ; et
dum consuetudini non resistitur, facta est necessitas. Quibus quasi ansulis sibimet innexis,
unde catenam appelavi, tenebat me obstrictum dura servitus. Voluntas autem nova quae
mihi esse coeperat ut te gratis colerem, fruique te vellem, Deus sola certa jucunditas,
nondum erat idonea ad superandam priorem vetustate roboratam » (Conf., VIII, 5, n. 10).
Ibid., n. 11 : « Consuetudo adversus me pugnacior ex me facta erat .. Impedimentis omnibus
sic timebam expediri ». Contra Felicem, II, 8, n. 8: « Libera voluntate faciunt homines
consuetudinem quam, cum fecerint, facile superare non possunt : ipsi ergo sibi de seipsis
fecerunt, quod contraria lex habitat in membris eorum ». In Ps. 30, n. 2. Sermo 67 - de
verbis Domini 8, 1, n. 2 : « Ille quem moles consuetudinis premit . ».
40. De Musica, VI, 7, n. 19 : « Non enim frustra consuetudo quasi secunda, et quasi
affabricata natura dicitur » ; Opus imperf., IV, 103, et VI, 41 ; In Joh., tr. 44, n. 1, etc.
41. Conf., VIII, 6, n. 13: « Agebam solita, crescente anxietudine, et quotidie suspirabam
tibi ; frequentabam ecclesiam tuam, quantum vacabat ab eis negotiis sub quorum pondere
gemebam »; Ibid., n. 14.
PRINCIPES GÉNÉRAUX 551

visites à l'église ou ses lectures aient contribué à modifier les anciens


mécanismes de son être où à incliner son cœur. Il n'a pas vu la pos
sibilité pour l'homme de se disposer à la foi par une discipline des
gestes. Sauvé par une voix divine, le converti de Milan se représente
l'homme comme enfermé dans le pesant tombeau de l'habitude: il
le compare à Lazare mort. « Qui le ressuscitera, sinon Celui qui, une
fois la pierre tombale écartée, cria: Lazare, sors »‘2. Il faut un coup
d'éclat de la grâce pour rendre la vie à un cadavre. Toutefois, si
son imagination lui représente l'habitude comme une masse écra
sante pesant sur un mort, Augustin, qui lui-même après de longs
combats avait triomphé de son amour de la gloire et de l'argent,
sait que l'homme coopère à l'action divine : il n'a pas cessé d'exhorter
ses interlocuteurs à renoncer à leurs passions invétérées ‘3. Il a vu
que la connaissance de la vérité demeure interdite à ceux qui vivent
dans l'orgueil ou la débauche et qu'« on n'entre dans la vérité que par
la charité »". L'appel au rejet des passions mauvaises ne cesse de
se faire entendre dans son œuvre.
Lorsque Pascal invite le libertin à renoncer à ses passions, c'est-à
dire à l'habitude de céder aux concupiscences, il ne fait que reprendre
un thème augustinien ‘5. Mais l'apologiste a de beaucoup dépassé
son maître dans cette réflexion sur la coutume. Augustin, ici encore,
avait analysé « les effets », Pascal, plus profond, a reconnu la cause:
une faculté, une nouvelle « pièce » de l'organisme humain. Grâce à
cette découverte, il va d'emblée beaucoup plus loin. Tout d'abord,
puisque l'homme est dans une certaine mesure « machine », « auto
mate », il ne l'est pas seulement dans l'ordre moral (ou religieux):
le choix du métier, les idées sur l'excellence du pays où l'on est.... tout
cela dépend largement de la « machine ». « L'homme est ainsi fait qu'à
force de lui dire qu'il est un sot, il le croit. Et à force de se le dire
à soi-même on se le fait croire, car l'homme fait à lui seul une
conversation intérieure qu'il importe de bien réglerl‘ » Les sciences
expérimentales elles-mêmes s'appuient sur «la machine»: à force
de voir le soleil se lever nous en concluons qu'il fera jour demain.
Toutes les inductions s'appuient sur l'habitude et ainsi passent pour
sûres ‘’. Dans tous les domaines de l'activité humaine, la répétition

42. Serm. 67 - de verbis Domini 8, 1, n. 2. Voir aussi Serm. 128 - de verbis Domini 43,
12, n. 14; In 10h., tr. 22, n. 7.
43. Serm. 98 - de verbis Domini 44, 7, n. 7: « Forte jam illi loquor, qui jam duro sui
moris lapide premitur, qui jam urgetur consuetudinis pondere, qui jam quatriduanus putet.
Nec ipsa desperet: profundus mortuus est, sed altus est Christus. Novit clamando terrena
onera mmpere. Agant etiam tales poenitentiam ».
44. De moribus, l, 28, n. 56: « Hi mores sunt optimi, per quos nobis etiam ipsa pro
venit, ad quam omni studio rapimur, agnitio veritatis »; Conf., VIII, 1, n. 2. Sur ce point,
voir le début de ce chapitre: ’ Vérité et charité ».
45. Fr. 418 - 233: « Votre impuissance à croire vient de vos passions Travaillez donc
non pas à vous convaincre par l'augmentation des preuves de Dieu, mais par la diminution
de vos passions n.
46. Fr. 99 - 536 (souligné par nous). Cf. fr. 634 - 97: ‘ A foroe d'ouïr louer en l'enfance
ces métiers ».
47. Fr. 821- 252. Cf. fr. 419 - 89. Sur les obstacles créés par la coutume au progrès
scientifique: fr. 736 - 96. On pense a la polémique avec le Père Noël, à Descartes incapable
d'admettre l'existence du vide
552 THÉOLOGIE ET APOLOGIE

exerce une influence considérable: « A force de... A force de »,


répète Pascal. La coutume est une force, a la force: elle contraint
traîtreusement. Le dynamisme de la coutume, qu'Augustin avait si
bien vu dans la vie morale et entrevu dans la vie religieuse, Pascal
le découvre partout ‘‘.
Cet élargissement de la réflexion ne constitue pas la seule ori
ginalité des Pensées. L'apologiste, frappé par la puissance cachée
qu'il vient de découvrir, décide de l'utiliser systématiquement au
service de la foi. Ce « bon usage » de la coutume interviendra dif
féremment selon qu'on a affaire à un incroyant ou à un chrétien.
Réfléchissant sur l'accès à la foi, Pascal note:
Il y a trois moyens de croire: la raison, la coutume, (l')inspiration. La
religion chrétienne qui seule a la raison n'admet point pour ses vrais
enfants ceux qui croient sans inspiration. Ce n'est pas qu'elle exclue
la raison et la coutume, au contraire; mais il faut ouvrir son esprit aux
preuves, s'y (dispo) confirmer par la coutume, mais s'offrir par les
humiliations aux inspirations, qui seules peuvent faire le vrai et salutaire
effet, ne evacuetur crux Christi 4’.

S'y disposer a été corrigé en s'y confirmer. Pascal a craint une


mauvaise interprétation de sa pensée: la coutume continue à jouer
son rôle même après l'adhésion de foi. Néanmoins la première ré
daction est significative.
Dès que l'incroyant a commencé à examiner les preuves, dès
qu'il a compris qu'en matière religieuse on ne parvient à la certitude
qu'en optant provisoirement pour l'incertain, l'apologiste lui révèle
la réalité, humiliante pour l'esprit, de «la machine». L'automate
n'est jamais neutre: il faut donc jouer le jeu et monter des méca
nismes chrétiens, avant même de croire. « Vous voulez vous guérir
de l'infidélité et vous en demandez les remèdes, apprenez de ceux, etc.
qui ont. été liés comme vous et qui parient maintenant tout leur
bien. Suivez la manière par où ils ont commencé. C'est en faisant
tout comme s'ils croyaient, en prenant de l'eau bénite, en faisant dire
des messes, etc. Naturellement même cela vous fera croire et vous
abêtira N’. L'automatisme de la coutume, seconde nature, vous fera
croire; mais comme Pascal veut éviter toute confusion entre cette
adhésion mécanique, purement humaine, si «l'inspiration n ne vient
tout vivifier, et la foi-charité, il projette une lumière crue sur le
niveau auquel se déroule ce processus: et vous abêtira, c'est-à-dire,
vous ramènera à la réalité, partiellement animale, de votre nature.

48. L'évêque d'Hippone a bien senti que les donatistes étaient retenus dans l'hérési:
par 1'accoutumance: « Nescio qua vi consuetitdinis nullo modo mutari in melius cogi
tarent » (Epist. 93 - 48, l, n. l). Mais cette accoutumance lui demeure mystérieuse et
appartient au domaine du « je ne sais quoi », comme au X\-'ll' siècle l'amour. Pascal est
beaucoup plus ferme:
C'est une chose pitoyable de voir tant de Tures, d'hérétiques, d'infidèles, suivre
le train de leurs pères, par cette seule raison qu'ils ont été prévenus que c'est le
meilleur et c'est ce qui détermine chacun à chaque condition de serrurier, soldat, etc.
C'est par là que les sauvages n'ont que faire de la Provence (fr. 193 - 98).
49. Fr. 808 - 245.
50. Fr. 418 - 233. Cf. fr. 419-89: « La coutume est notre nature. Qui s'acoOÜlunrc ä la
foi la croit, et ne peut plus ne pas craindre l'enfer, et ne croit autre chose».
PRINCIPES GÉNÉRAUX 553

Le croyant, puisqu'il est homme, doit lui aussi utiliser « la ma


chine ».
Car il ne faut pas se méconnaître, nous sommes automate autant qu'esprit.
Et de là vient que l'instrument par lequel la persuasion se fait n'est pas
la seule démonstration. Combien y a(-t-)il peu de choses démontrées ? Les
preuves ne convainquent que l'esprit, la coutume fait nos preuves les
plus fortes et les plus crues. Elle incline l'automate qui entraîne l'esprit
sans qu'il y pense. Qui a démontré qu'il sera demain jour et que nous
mourrons, et qu'y a(-t-)il de plus cru ? C'est donc la coutume qui nous en
persuade. C'est elle qui fait tant de chrétiens, c'est elle qui fait les Turcs,
les païens, les métiers, les soldats, etc. Il y a la foi reçue dans le baptême
de plus aux chrétiens qu'aux païens. Enfin il faut avoir recours à elle
quand une fois l'esprit a vu où est la vérité afin de nous abreuver et
nous teindre de cette créance qui nous échappe à toute heure, car d'en
avoir toujours les preuves présentes c'est trop d'affaire. Il faut acquérir
une créance plus facile qui est celle de l'habitude qui sans violence, sans
art, sans argument nous fait croire les choses et incline toutes nos puis
sances à cette croyance, en sorte que notre âme y tombe naturellement.
Quand on ne croit que par la force de la conviction et que l'automate
est incliné à croire le contraire ce n'est pas assez. Il faut donc faire croire
nos deux pièces, l'esprit par lcs raisons qu'il suffit d'avoir vues une fois
en sa vie et l'automate par la coutume, et en ne lui permettant pas de
s'incliner au contraire. Inclina cor meum deus 51.

Ainsi, ce qui était raisonnement devient peu à peu « sentiment » :


la grâce, la raison et la coutume conduisent, après un certain temps,
à la même certitude que la grâce et le cœur-intuition. L'intellectuel
païen rejoint avec beaucoup de peine le chrétien analphabète52. Aux
gestes extérieurs, qui lui sont sagement demandés par son Eglise,
le croyant ajoutera la rumination des vérités découvertes: « Il faut
se tenir en silence autant qu'on peut et ne s'entretenir que de Dieu
qu'on sait être la vérité, et ainsi on se le persuade à soi-même N3.
Pascal pratiquait lui-même cet ensorcellement de soi 5‘.
S'il faut soumettre le « corps » à cette discipline « extérieure »,
si la coutume exerce une telle influence, cela n'est pas dû à la seule
union de l'âme et du corps. Car il fut un temps où l'âme régnait
totalement sur le corps. C'est le péché originel qui nous a ainsi
rendus semblables aux bêtes. Depuis la chute, « le corps corruptible
appesantit l'âme, et cette habitacle terrestre abat l'esprit aux multiples
pensées »55. Ce n'est pas de gaieté de cœur que Pascal fait une si
grande place à la coutume. C'est par réalisme qu'il se soumet lui
même et propose au libertin de se soumettre à « l'extérieur ». Si la
coutume est si souvent présentée par Augustin sous le jour le plus
sombre, c'est qu'elle lui paraît fille du péché. Chez Pascal, la pro-

51. Fr. 821- 252. Cf. fr. 944 - 250; 364 - 249.
52. Fr. 821 - 252 (fin). Cf. fr. 2l9 - 251; 616 - 95.
53. Fr. 99 - 536. Avant même l'accès à la foi, l'exercice de l'esprit sur les problèmes
essentiels de l'homme, sur les arguments chrétiens, ouvre l'âme ct l'arrache à sa torpeur.
C'est probablement la seule façon de comprendre le fr. 7 - 248: « Lettre qui marque
l'utilité des preuves. Par la machine ». Cf. fr. 4 - 184.
54. Lettre du 5 novembre l648 à Gilbcrtc.
55. Sagesse, IX, 5: leitmotiv de l'œuvre augustinienne (In 10h., tr. 23, n. 5; De util.
jejunii, 2, n. 2) repris par Pascal au fr. l99 - 72 (première rédaction: Laf., I, 141).
S54 THÉOLOGIE ET APOLOGIB

fondeur même de l'analyse a largement laïcisé, si l'on peut dire, cette


réalité. La lumière de la description psychologique éclaire les visions
crépusculaires de la théologie.
Pascal a donc rejeté nettement le recours à toute contrainte ex
térieure. Il découvre au libertin l'importance en lui-même de « la
machine » et lui propose un « bon usage » de l'automate. L'incroyant
a, sur ce point, l'initiative. Est-ce à dire qu'il ne subira pas d'autres
influences que celle de Dieu, celle des preuves, celle de « la machine a ?
Nullement, Car l'apologiste reeourra, dans une certaine mesure, aux
sortilèges de l'éloquence.

5. Rhétorique et présentation de la foi

Pascal, comme Platon, avait compris que « puisque la parole a


pour fonction de mener les âmes, d'être une psychagogie », celui qui
veut être un jour habile à parler doit nécessairement savoir combien
d'espèces comporte l'âme » l, afin d'adapter son discours à la personne
à laquelle il s'adresse. « Quoi que ce soit qu'on veuille persuader,
il faut avoir égard à la personne à qui on en veut, dont il faut connaître
l'esprit et le cœur, quels principes il accorde, quelles choses il aime ;
et ensuite remarquer, dans la chose dont il s'agit, quels rapports
elle a avec les principes avoués, ou avec les objets délicieux par les
charmes qu'on lui donne. De sorte que l'art de persuader consiste
autant en celui d'agréer qu'en celui de convaincre, tant les hommes
se gouvernent plus par caprice que par raison! » 2. Mais la diversité
et l'inconstance des hommes sont telles qu'il est impossible de rédiger
un Art d'agréer 3. Il est nécessaire pourtant de présenter la vérité
de façon qu'elle plaise. Assurément les « vérités divines » ne sauraient
« tomber sous l'art de persuader, car elles sont infiniment au-dessus
de la nature: Dieu seul peut les mettre dans l'âme, et par la ma
nière qu'il lui plaît», tant « la religion chrétienne» est « opposée
à nos plaisirs »‘. Si Dieu seul peut chasser la cupidité et répandre
dans les oœurs la charité, l'apologiste peut cependant préparer les
voies à la grâce en marquant l'accord de la Révélation avec les désirs
les plus profonds de chacun et en montrant la « sagesse » et les
« signes» du christianisme 5. Il peut aussi séduire tout en démon
trant : la rhétorique et la poétique peuvent intervenir dans toute pré
sentation de la foi. S'il refusait la « tyrannie » brutale de la violence
physique, Pascal tient compte de l'aimable tyrannie de l'éloquence,

l. Phèdre, 271 c-d.


2. De l'art de persuader, Br. minor, p. 187; ct. p. l85: « Tout ce qu'il y a d'hommes
sont presque toujours emportés à croire non pas par la preuve, mais par l'agrément. Cette
voie est basse, indigne, et étrangère: aussi tout le monde la désavoue. Chacun fait profession
de ne croire et même de n'aimer que ce qu'il sait le mériter ». Voir ce que dit à ce sujet
Gilberte: Vie (Laf., Ill, 33).
3. lbid., p. 188.
4. !bid., p. 185.
5. Fr. 842 - 588.
PRINCIPES GÉNÉRAUX 555

« qui persuade par douceur, non par empire, en tyran non en roi »°.
Ici encore l'apologiste s'oppose au rationalisme, à la conviction
naïve que l'esprit seul juge de la vérité. En réalité, comme la coutume,
l'éloquence entraîne la raison. C'est un fait, dans ce monde déchu.
Il est vain de s'en scandaliser ou de prétendre vivre en pur esprit:
la neutralité n'existe pas. Quiconque n'adopte pas des habitudes
chrétiennes en subit de contraires. Et si la vérité ne se sert pas de
l'éloquence, l'homme sera séduit par les mensonges bien présentés
qui courent le monde. «Comme dit saint Augustin: Qui oserait
dire que la vérité doit demeurer désarmée contre le mensonge, et
qu'il sera permis aux ennemis de la foi d'effrayer les fidèles par des
paroles fortes, et de les réjouir par des rencontres d'esprit agréables;
mais que les catholiques ne doivent écrire qu'avec une froideur de
style qui endorme les lecteurs ?" »
Pascal recourt donc de façon tout à fait réfléchie à la rhétorique.
Plus exactement il se crée une rhétorique. On sait avec quel soin
il rédigea ses Provinciales, récrivant la dix-huitième jusqu'à treize
fois. Faut-il, en ce domaine, s'en tenir au mythe romantique d'un
Pascal aérolithe qui, sans prédécesseurs, sans lectures, se jouerait
sur les cimes de l'art ? Car l'auteur de L'art de persuader ne semble
connaître aucun des grands auteurs auprès desquels son siècle ap
prenait l'art oratoire : Aristote, Cicéron, Horace, Quintilien ‘. Parmi les
écrivains français, on ne voit guère que Montaigne dont l'exemple
lui ait été précieux ’. Mais Pascal pouvait se tourner vers un grand

6. Fr. S84 - lS.


7. Onzième Provinciale, éd. Cognet, p. 201. La citation provient du De doctr. christ.
(IV, 2, n. 3):
Nam cum per artem rhetoricam et vera suadeantur et falsa, quis audeat dicere,
adversus mendacium in defensoribus suis inermem debere consistere veritatem, ut
videlicet illi qui res falsas persuadere conantur, noverint auditorem vel benevolum,
vel intentum, vel docilem prooemio facere; isti autem non noverint? llli falsa
breviter, aperte, verisimiliter ; et isti vera sic narrent, ut audire taedeat, intelligere
non pateat, credere postremo non libeat ? illi fallacibus argumentis veritatem oppu
gnent, asserant falsitatem; isti nec vera defendere, nec falsa valeant refutare? illi
animos audientium in errorem moventes impellentesque dicendo terreant, contristent,
exhilarent, exhortentur ardenter ; isti pro veritate, lenti frigidique dormitent ? Quis
ita desipiat, ut hoc sapiat ? Cum ergo sit in medio posita facultas eloquii, quae ad
persuadenda seu prava seu recta valet plurimum; cur non bonorum studio compa
ratur, et militet veritati, si eam mali ad obtinendas perverses vanasque causas in
usus iniquitatis et erroris usurpant? '
Pascal l'a rencontrée dans Amauld, Réponse à la lettre d'une personne de condition (Œuvres,
t. 27, p. 47, Q 35): ‘ Qui osera dire, écrit ce grand homme (de doctn chr. l. 4, c. I) que
la Vérité dans ses défenseurs doit demeurer désarmée contre le mensonge, et qu'il doit être
libre à ceux qui poussent les fidèles dans l'erreur d‘effrayer leurs esprits par des paroles
hardies, de les réjouir par des rencontres d'esprit agréables et de les animer par des
exhortations vives et enflammées; et que ceux qui la défendent ne doivent écrire qu'avec
une mollesse et une froideur de style qui endorme les lecteurs P », Amauld donne une fausse
référence: il utilise en réalité le ch. 2.
8. Racine, au contraire, a traduit la Poétique d'Aristote, connaissait sa Rhétorique:
il a aussi résumé l'lnstitution oratoire de Quintilien et s'est constitué un choix de ses
préceptes. Voir P. Topliss, The Rhetoric of Pascal, p. 10-12.
9. Fr. 745 - 18 bis: « La manière d'écrire d'Epictète, de Montaigne et de Salomon de
Tultie [anagramme de Louis de Montalte] est la plus d'usage, qui s'insinue le mieux, qui
demeure le plus dans la mémoire, et qui se fait le plus citer, parce qu'elle est toute
composée de pensées nées sur les entretiens ordinaires de la vie ». Fr. 780 - 62: « Mon
taigne avait bien senti le défaut d'une droite méthode Il l'évitait en sautant de sujet
556 THÉOLOGIE ET APOLOGIE

théoricien et praticien de la rhétorique: saint Augustin. La Onzième


Provinciale, où l'adversaire des jésuites démontre son droit à user
de l'ironie, est parsemée de citations augustiniennes si nombreuses
qu'en cette matière l'étude des relations entre les deux écrivains
ne saurait être éludée.

a) LA RHÉTORIOUE AUGUSTINIENNE

Augustin avait été longtemps professeur de rhétorique. C'est à


Milan qu'il décida de renoncer à une profession dont il éprouvait
douloureusement la vanité 1°. Mais, devenu chrétien, il ne put évidem
ment oublier une technique qu'il avait étudiée et enseignée durant
de longues années. Il découvrit que les connaissances oratoires ne
paraissent vaines qu'en l'absence d'une sagesse : on peut alors soutenir
telle proposition un jour et sa contradictoire le lendemain. Augustin
avait vécu en sophiste, il allait désormais se faire le défenseur éloquent
de la vérité". Gorgias se métamorphosait en Platon. Pendant qua
rante années, il parlera et réfléchira sur les rapports entre son ancien
métier et l'expression de la foi chrétienne. Il transcrira les fruits
de sa méditation en 427, dans le livre IV de La doctrine chrétienne.
Augustin commence par y souligner le redoutable pouvoir de
l'éloquence, capable de persuader le vrai comme le faux. Il estime
donc nécessaire que les défenseurs de la vérité captent et utilisent
une telle puissance. Cette prise de position, extrêmement nette, occupe
tout le chapitre 2, celui précisément dont se réclamaient tout à
l'heure Arnauld et Pascal. Comment le jeune chrétien acquerra-t-il
ce talent oratoire ? Comme Cicéron, l'évêque d'Hippone affirme la
nécessité de certains dons. Mais il déclare que la connaissance des
« recettes », si elle peut être utile, n'est nullement nécessaire. Aux
techniques codifiées des rhéteurs professionnels il préfère le contact
direct avec les grands génies 12. Or il ne manque pas d'œuvres chré
tiennes, même en dehors de l'Ecriture, où brille l'art oratoire ; qu'on
les lise avec une attention en éveil et l'on s'imprégnera de leur élo
quence 13. L'orateur chrétien ne doit pas oublier que ce qui compte

en sujet Il cherchait le bon air ». Cf. fr. 649-65. M. Mesnard cite ce passage du
Recueil de choses diverses: « M. Pascal estimait Montaigne pour son style. Il disait qu'il
lui avait appris à écrire n (Œuvres conxplèles de Pascal, I. 891).
10. Conf., IX, 2, n. 2: « ne ulterius pucri meditantes non legem tuam, non paccm
tuam, sed insanias mendaces et bclla forensia, mercarentur ex ore meo arma furori suo ».
In Ps. 136, n. 3.
ll. Accusé par le donatiste Cresconius dc se bomer à séduire comme les sirènes, Augus
tin ouvre son Cuntre Cresconms (400) par une apologie de l'éloquence servante de la vérité
(I, c. l, n. 2 et c. 2-3).
12. 3, n. 4: « Si acutum et fervens sit ingenium, facilius adhaeret eloquentia legentibus
et audientibus éloquentes, quam eloquentiae precepta sectantibus In sermonibus atque
dictionibus eloquentium. impleta reperiunlur praecepta eloquentiae, de quibus illi ut éloque
rentur, vel cum eloquerentur, non cogitavenmt lmplent quippe illa, quia éloquentes sunt;
non adhibent, ut sint eloquentes ». lbid., n. 5: «Sine praeceptis ihetoricis novcrimus
plurimos cloquentiores plurimis qui illa didiccrunt, sine lectis vero et auditis eloquentium
disputationibus vel dictionibus. neminem ».
l). IbitL, 3, n. 4: « intcntus imbuitur ».
PRINCIPES GÉNÉRAUX 557

avant tout, c'est la sagesse; s'il a en outre l'éloquence, tant mieux!


L'éloquence sans la sagesse, comme la récitation de mémoire des
Livres saints sans la pénétration par la charité, est inutile ou nuisible.
La Bible elle-même n'unit-elle pas admirablement sagesse et élo
quence ? Elle a le ton et les tours qui conviennent à la grandeur
divine, un naturel dans la grandeur qui est bien différent de l'enflure.
Les auteurs sacrés ont une éloquence à eux, à peine visible, tant elle
paraît le pur rayonnement de la sagesse ". Mais ils ont répandu volon
tairement dans leurs écrits certaines obscurités, comme le rappelle
souvent Augustin: sur ce point les orateurs ou écrivains chrétiens
ne doivent pas les imiter, car pour eux la règle fondamentale, essen
tielle, c'est la clarté, la transparence 15. Les vérités particulièrement
difficiles ne seront donc abordées devant les gens ordinaires que le
moins souvent possible oralement ; en revanche il n'y a aucune raison
de ne pas les exposer par écrit ou dans certaines conversations avec
des interlocuteurs spécialement intelligents et passionnés pour le
vrai 1°. Dans toute présentation de la foi, ce souci de limpidité conduira
à exclure les mots recherchés, les jeux verbaux gratuits, à choisir
les expressions qui révèlent et introduisent dans l'âme ce que l'écri
vain veut dire. La clarté doit passer avant le purisme 13. La clarté sera
toujours souveraine, et la véritable éloquence du théologien consis
tera dans le dévoilement de ce qui était caché. Mais à cette limpidité
il ajoutera, pour prévenir l'ennui, l'agrément 1*‘.
Augustin reprend ensuite les distinctions du traité De l'orateur
de Cicéron, au yeux de qui l'homme éloquent doit à la fois « instruire,
plaire, entraîner ». Si en effet le discours plaît, le lecteur n'abandonne
pas le livre. Si l'apologiste entraîne, de façon à provoquer l'action,
le lecteur aime ce qu'il lui promet, redoute ce qu'il lui découvre
comme menaçant, déteste ce qu'il flétrit, embrasse ce qu'il loue,
s'afflige devant ce qu'il lui présente comme affligeant... Entraîner, ce
n'est pas apprendre aux hommes comment vivre, c'est les faire vivre

14. lbid., 5 et 6: « [n. 9] Sicut est enim quaedam eloquentia quae magis aetatem
juvenilem decet, est quae senilem; nec jam dicenda est eloquentia, si personae non congruat
eloqucntis: ita est quaedam, quae viros summa auctoritate dignissimos planeque divinos
decet.
[n. 10] llac illi
Possem locuti
quidem,sunt, nec ipsos
si vacaret, decetvirtutes
omnes alia, nec alios ipsa: eloquentiae
et ornamenta ipsis enim congruit
ostendere

in Litteris sacris ».
15. lbid., 8, n. 22: ‘ In omnibus sermonibus suis primitus ac maxime ut intelligantur
elaborarent ea quantum possunt perspicuitate dicendi, ut aut multum tardus sit qui non
intelligat, aut in rerum quas explicare atque ostendere volumus difficultate ac subtilitate,
non in nostra locutione sit causa quo minus tardiusve quod dicimus possit intelligi ».
16. Ihid., 9, n. 23: « si tenet auditorem discendi cupiditas, nec mentis capacitas
desit ».
17. 1bid., 10, n. 24: ’ Si enim non piguit dicerc interpretes nostros, Non congregabo
conventicula eorum de sanguinibus [Ps. 15, verset 4], quoniam senserunt ad rem pertinere,
ut eo loco pluraliter euuntiaretur hoc nomen, quod in latina lingua tantummodo singulariter
dicitur », pourquoi l'écrivain chrétien hésiterait-il à choisir ce qui est clair, même si c'est
incorrect aux yeux des grammairiens? Comme l'a montré le P. Finaert, il ne faudrait pas
conclure de la qu'Augustin ne demande pas. autant que possible, la pureté du langage
(L'évolution littéraire du S. At’tntstin, p. 19-33).
18. Ibid., ll, n. 26.
558 THÉOLOGIE ET APOLOGIE

la vie à laquelle ils savent déjà qu'ils sont appelés l’. L'orateur et
l'écrivain chrétien devront donc travailler, acquérir une technique,
mais aussi mener une vie pure, prier Dieu pour ceux à qui ils vont
s'adresser et mettre leur confiance en lui 1°.
A cette théorie des trois buts de l'éloquence Augustin lie celle
des trois styles: style simple, pour plaire dans les domaines peu
importants, modéré, pour enseigner dans les sujets déjà plus sé
rieux; élevé, dans les grands thèmes. Ces symétries artificielles ne
résistant pas à l'épreuve de la réalité, Augustin lui-même les atténue
ensuite 2‘. Puis il s'efforce de montrer que la Bible a une grande
beauté littéraire, bien qu'on n'y rencontre pas de ces éclatantes
clausules qu'il ne manque pas, lui, de composer n.
Au fond, l'impression d'ensemble qui s'impose à la lecture de
ce livre IV de La doctrine chrétienne, c'est que son auteur, bien qu'il
commence par exposer une conception très souple et libérale de l'élo
quence, se laisse entraîner peu à peu vers les « recettes». Or ce
flottement décelable dans la théorie se retrouve dans la pratique
augustinienne. La rhétorique du compatriote d'Apulée est parfois
lassante, avec ses interrogations ou exclamations trop nombreuses,
ses antithèses constantes, les «fausses fenêtres » de ses groupes
binaires ou ternaires, ses jeux sonores perpétuels, ses parallélismes
d'éléments rythmiques, etc. Et cependant on sent que toutes ces
techniques sont comme vivifiées par une spontanéitié profonde, par
une abondance naturelle qui fait penser à Péguy. Une sorte de u verve
religieuse », libre et originale, unie à une ferveur frémissante, soulève
comme la mer une flotille, tout le bric-à-brac de la rhétorique
antique, et l'emporte 23.
Devant le monument oratoire que constitue l'œuvre immense
d'Augustin, Pascal ne pouvait rester indifférent. On est toujours mar
qué par un écrivain qu'on fréquente assidûment. Mais a-t-il subi
cette influence malgré lui, ou a-t-il longuement médité la théorie
et la pratique de son maître ?

b) PASCAL, LECTEUR DE « LA DOCTRINE CHRÉTIENNE »

Pascal a porté un jugement sévère sur le style d'Augustin. Il avait


en elîet écrit au dos de sa Bible: « Toutes les fausses beautés que
nous trouvons dans saint Augustin ont des admirateurs, et en grand

19. 1bid., 13 - H: « [n. 27] lta flectendus [auditor], ut moveatur ad agendum [n. 29]
Oportet igitur eloquentem ecclesiastictun, quando suadet aliquid quod agendum est, non
solum docere ut instruat, et delectare ut teneat, verum etiam flectere ut vincat »; l7, n. 34:
« ...ut libenter. obedienterque [orator] audiatur ».
20. lbid., l5. n. 32: ’ ut orando pro se, ac pro illis quos est allocuturus, sit orator
antequam dictor »; voir 27, n. 59-60; 30, n. 63.
21. Ibid., 17-19. Voir 23-26.
22. Ibid., 20, n. 39-44. Suivent d'autres exemples, tirés de saint Ambroise et de saint
Cyprien (21 - Z2).
23. L'expression « verve religieuse» est du P. Finaert, auteur de deux études sur
Augustin écrivain: L'évolution littéraire de saint Augustin (1939) et Saint Augustin rhéteur
(1939). Voir ll.-l. Marrou, Saint Augustin et la fin de la culture antique, 31' partie. ch. 6.
PRINCIPES GÉNÉRAUX S59

nombre »2‘. Une fois de plus, le disciple condamne les faiblesses du


maître, dès qu'il les aperçoit. Or Pascal avait la réputation d'un
critique littéraire d'une lucidité redoutable: « Autant qu'il a de
vivacité, note Nicole, autant a-t-il de pénétration pour découvrir les
moindres défauts dans les ouvrages de l'esprit; souvent à peine
trouve-t-il supportable ce qui fait presque l'admiration des autres »25.
Ce qu'il condamne ici, c'est la recherche 2‘, les ornements, les oripeaux,
l'enflure, les recettes, bref tout ce qui s'ajoute au naturel 2’. Il ne
s'empêtre pas dans la théorie compliquée des trois styles, car a la
vraie éloquence se moque de l'éloquence », de ses classifications et
divisions 2‘. Mais cette attitude ne serait-elle pas elle-même augusti
nienne? Plus précisément, Pascal ne serait-il pas le disciple de
l'Augustin qui conseillait la fréquentation des génies, la souplesse
et la liberté, c'est-à-dire, avec son implacable rigueur, l'ennemi de
l'Augustin qui rédige les derniers chapitres de La doctrine chrétienne ?
Relisons avec les yeux de Pascal ce livre IV.
Lattention de Pascal ne pouvait manquer de se fixer sur le cha
pitre capital où, d'entrée de jeu, Augustin affirme la nécessité de
recourir aux sortilèges du style pour mieux servir la vérité. Il n'est
donc pas étonnant qu'il ait cité précisément ce texte dans la Onzième
Provinciale.
Comment se formera le défenseur de la foi? En écoutant les
grands orateurs, en lisant les chefs-d'œuvres, répondait Augustin. Or
nous possédons des notes de Pascal sur le style des écrivains ou
orateurs qu'il fréquentait: Martial, dont il condamne les pointesÜ;
les plaidoyers d'Antoine Le Maîtreï3; Epictète et Montaigne, dont il
loue «la manière d'écrire »3‘; Montaigne encore, dont il blâme cer
tains termes, mais prend pour modèle « l'ordre » 32 Mais La doctrine
chrétienne lui conseillait de chercher ses modèles dans l'Ecriture
admirable
et chez les H3,
Pères.
mais
Comme
son Augustin,
admirationil trouve
ne va «pas
le style
aux de
recettes
l'Evangile
rhéto

riques qui pourraient s'y trouver. Simplement Jésus-Christ est pour

24. Ms 4333, fol. 300, cité par Lafuma (II, 135, fr. 728). Dans son édition des Œuvres
complètes (I, p. 891) M. Jean Mesnard reproduit des réflexions rapportées par Rapin:
« M. Pascal n'aimait point les réflexions que saint Augustin fait sur les nombres, ni ses
pointes, ni ses jeux de parole. Il a pu avoir quelques fausses beautés qui trouvent des
admirateurs, mais au reste, c'est le Père qui raisonne le plus juste et qui a plus d'élé
vation et d'autorité» (Recueil de choses diverses).
25. Troisième préface de Wendrock, Cologne, 15 mars 1660 (trad. Joncoux): texte cité
par Brunschvicg, VII, 69.
26. La Pensée 728 - 31 condamne Cicéron dans les mêmes termes: « Toutes les fausses
beautés que nous blâmons en Cicéron ont des admirateurs et en grand nombre » (Br. minor,
p. 331).
27. Voir les fragments réunis par Brunschvicg dans sa « section I» des Pensées.
28. Fr. 513 - 4.
29. Fr. 798 - 41.
30. Fr. 579 - 53.
31. Fr. 745 - 18 bis.
32.Fr.680-63; 649-65; 780-62.
33. Fr. 812-798. Il loue la ‘ modestie des historiens évangéliques» et leur absence
totale d'« affectation ».
560 THÉOLOGIE ET APOLOGIE

lui l'exemple parfait du naturel et de la clarté et cette « naïveté »


divine devait même constituer l'une des « Preuves de Jésus-Christ » 3‘.
Les écrivains bibliques se moquaient de la rhétorique. Ils parlaient
avec la force de la vérité intensément vécue et se contentaient de
recourir aux formes habituelles de la tradition littéraire d'Israël,
formes modelées par les nécessités de la transmission orale (verset,
parallélismes, récurrence des thèmes ...). Or Pascal a compris la
puissance incantatoire de ces moyens frustes. Bien avant Lamennais,
Claudel ou Saint-John Perse, il introduit le verset dans notre poésie.
Il a perçu l'envoûtement que produisent les « parallélismes hé
braïques », ce procédé qui consiste à reprendre dans un verset, mais
avec d'autres termes ou tours, l'affirmation du précédent. La réussite
littéraire du célèbre poème en prose sur les trois ordres (fr. 308 - 792)
provient dans une large mesure de ces emprunts au lyrisme biblique,
et la composition, en quelque sorte « parabolique », de cette « Pensée »
s'inspire de celle que l'apôtre Jean utilise dans le Prologue de son
Evangile. A une époque où la poésie succombe trop souvent au ma
niérisme, à la fadeur des « bienséances », à la sécheresse d'une compo
sition linéaire, à la pauvreté des thèmes, Pascal, comme Bossuet,
doit certainement à la poésie juive, au moins pour une part, le carac
tère cosmique de sa vision de la vie, le goût du concret et de la vigueur,
le sens de l'ensorcellement que produisent la répétition et une compo
sition musicale, et jusqu'à certains tours ou expressions, comme l'a
montré notre étude sur le mot « cœur ».
Pascal méditait aussi sur les Pères, et en particulier saint Au
gustin : c'est au maître d'Hippone et à la Bible plutôt qu'à Montaigne
qu'il comptait emprunter l'ordre de son Apologie :
L'ordre. Contre l'objection que l'Ecriture n'a pas d'ordre.
Le cœur a son ordre, l'esprit a le sien qui est par principe et démonstra
tion.. Le cœur en a un autre. On ne prouve pas qu'on doit être aimé en
exposant d'ordre les causes de l'amour; cela serait ridicule.
J.-C., saint Paul ont l'ordre de la charité, non de l'esprit, car ils voulaient
rabaisser, non instruire.
Saint Augustin de même. Cet ordre consiste principalement à la digres
sion sur chaque point qui a rapport à la fin, pour la montrer toujours 35.

Pascal ne songe certainement pas aux grands traités augustiniens,


dont la composition est en général médiocre: les Confessions, par
exemple, juxtaposent à neuf livres dautobiographie un livre d'analyse
des pensées actuelles de l'auteur, puis trois des commentaires sur
la Genèse. Mais il a été frappé par la composition incantatoire des
Commentaires sur les Psaumes ou des Traités sur saint Jean. Poète

34. Fr. 309-797: «Jésus-Christ a dit les choses grandes si simplement qu'il semble
qu'il ne les a pas pensées, et si nettement néanmoins qu'on voit bien ce qu'il en pensait.
Cette clarté jointe à cette naïveté est admirable». Cf. fr. 303 - 799. ll ne s'agit nullement
de voir dans une éventuelle beauté littéraire la marque certaine de la transcendance, comme
le font les musulmans pour le Coran - l'argument est fallacieux - mais de mettre cn
lumière la simplicité et l'absence de recherche des paroles vertigineuses rapportées par
les évangélistes si ce message était purement humain, on l'aurait présenté avec
emphase Pascal adopte donc une perspective très différente de celle qu'Augustin fait
sienne à la fin de La doctrine chrétienne, IV.
35, Fr. 298 - 283. Cf. 780 - 62 et 532 - 373,
PRINCIPES GÉNÉRAUX 561

et théologien, Augustin y évoque librement les Juifs, les sens de


l'Ecriture, l'Eglise, l'homme en marche vers son Dieu, les preuves
du christianisme, les mystères de la grâce, etc., tout cela dans une
apparente confusion, puisqu'il part à chaque page d'un verset dif
férent, mais surtout se soucie fort peu du sens littéral et se laisse
conduire dans ses développements par les fantaisies de son imagi
nation, le jeu des réminiscences et des rapprochements de mots.
Pourtant ce désordre n'est pas plus réel que celui des astres qui
semblent vagabonder dans le ciel. Tout gravite autour du Dieu
biblique 3°. L'univers augustinien a la profondeur et l'unité d'une
vision poétique: c'est une sphère dont le centre est partout. Toute
l'Apologie pascalienne obéit au même principe de composition.
Pascal se proposait de recourir consciemment à ce qui chez Augustin
n'était sans doute que pratique spontanée. Il formulait ainsi, bien
avant le Baudelaire du « Thyrse » (Le Spleen de Paris), une esthétique
du vagabondage qui suffirait à interdire de voir en lui un écrivain
«classique». Mais une telle réussite n'est possible que chez des
hommes dont l'Evangile a imprégné toutes les fibres: « l'ordre du
cœur », c'est d'abord l'ordre qui règne dans le cœur de l'écrivain.
Le cœur, alors, peut être spontané, s'abandonner: ses poèmes re
flèteront son harmonie. Empli de Dieu, tout lui sera variations autour
de ce thème musical : Aime et écris ce que tu veux.
La lecture d'Augustin aidera aussi Pascal à prendre conscience
de son propre talent et à créer une rhétorique française. Mais, comme
nous le verrons bientôt, la réflexion sur les procédés augustiniens
n'exclut pas une grande réserve à l'égard de tout ce qui se présente
sous l'aspect de «recettes». Pascal a repris les attaques de son
prédécesseur contre ceux dont « la règle n'est pas de parler juste,
mais de faire des figures justes M7.
A ses yeux, comme à ceux d'Augustin, les écrivains véritablement
éloquents ne cherchent pas, ils trouvent: les préceptes appris labo
rieusement dans les écoles remplissent leurs ouvrages, sans qu'ils
les aient cherchés, sans même parfois qu'ils le sachent. Dans La
doctrine chrétienne Pascal pouvait apprendre combien « la vraie
éloquence se moque de l'éloquence H‘.
Mais cette éloquence doit être la compagne inséparable de la
sagesse, que possèdent ceux dont le cœur, et non seulement la mé
moire, porte inscrite la Loi divine, « car notre mémoire, aussi bien
que les instructions qu'elle retient, n'est qu'un corps inanimé et ju

36. Comme l'écrit M. Marrou, il s'agit d'un «univers qui gravite autour d'une idée
unique, de l'idée de Dieu source de toute lumière et de toute vérité, et si unifié qu'il
est difîicile qu'à la moindre démarche de l'esprit, une idée saisie n'évoque bientôt de
proche en proche et le centre et l'édifice entier» (Saint Augustin et la fin de la culture
antique, p. 73-74).
37. Fr. 559 - 27. Cf. Du doctr. chr., 3, n. 4: « Vix ullos eorum [qui ptaecepta rhetorica
didicerunt] esse existimo, qui utrumque possint, et dicere bene, et ad hoc faciendum
praecepta illa dicendi cogitare cum dicunt. Cavendum est enim ne fugiant ex animo quae
dicenda sunt, dum attenditur ut arte dicuntur ».
38. Ibid., 3, n. 4.
562 THÉOLOGIE ET APOLOGIE

daïque sans l'esprit qui les doit vivifier 3’. L'essentiel, pour l'orateur
chrétien, consiste non pas dans un savoir brillant et extérieur, mais
dans une connaissance intime de Dieu parlant dans l'Ecriture. Une
homélie sans éloquence peut toucher, si elle est inspirée par la sagesse,
tandis qu'un sermon étranger à la sagesse, même s'il scintille de
tous les brillants de la rhétorique, sera inutile ou même nuisible.
C'est ainsi qu'un livre et un sermon, si communs qu'ils soient, apportent
bien plus de fruit à celui qui s'y applique avec plus de disposition, que
non pas l'excellence des discours plus relevés qui apportent d'ordinaire
plus de plaisir que d'instruction ; et l'on voit quelquefois que ceux qui les
écoutent comme il faut, quoique ignorants et presque stupides, sont
touchés au seul nom de Dieu et par les seules paroles qui les menacent
de l'enfer, quoique ce soit tout ce qu'ils y comprennent et qu'ils le sussent
aussi bien auparavant ‘U.

Pour Pascal le problème des rapports entre sagesse et éloquence


est beaucoup moins aigu que pour Augustin. L'apologiste tend à
penser que la sagesse a naturellement son éloquence à elle, comme
le prouvent à ses yeux l'Ecriture et, dans l'ordre profane, les discours
que les rois ou les artisans font sur ce qu'ils aiment ou connaissent
intimement. Le véritable augustinien, ici, c'est Bossuet. Pascal est
trop simple, trop direct, trop étranger à tout ce qui s'apprend par
catalogue, pour partager le goût de ceux dont le jugement a été faussé
par des années d'école, et qui ne peuvent plus se déprendre d'une
certaine «littérature». Peut-être pensait-il qu'Arnauld n'éerivait si
lourdement qu'à cause de sa « formation»! A l'éloquence stérile
de Platon, il oppose volontiers la force toute-puissante des paroles
apostoliques, l'éloquence naturelle de pêcheurs analphabètes". Assu
rément Augustin avait lui-même évoqué le naturel dans l'extraordi
naire qui caractérise la Bible. Il s'orientait ainsi vers la position
qu'adoptera Pascal, mais il ne peut s'empêcher ensuite de revenir
aux « recettes » et de montrer que l'Ecriture est une réussite rhéto
rique dans la ligne de Cicéron ou même d'Apulée. S'il est vrai que
dans la Bible « Dieu parle bien de Dieu », il ne s'y rencontre guère
qu'une éloquence orientale toute simple, aux procédés peu nombreux,
et non «tous les ornements de l'éloquence » gréco-romaine ‘2. Dans
le style des livres bibliques Pascal trouvait non des «auteurs s,
mais des «hommes » et un Dieu ‘3. Comme l'indique L'art de per

39. Lettre du 5 novembre 1648 à Gilberte. De doctr. chrisL, 5, n. 7: n Sapienter autem


dicit homo tanto magis vel minus, quanto in Scripturis sanctis magis minusve profecit.
Non dico in eis multum legendis memoriaque mandandis, sed bene intelligendis Sunt
enim qui eas legunt et negligunt; legunt ut teneant, negligunt ne intelligant. Quibus longe
praeferendi sunt qui verba earum minus tcnent, et cor earum sui cordis oculis vident ».
40. Lettre du 5 nov. 1648 à Gilberte. De doctr. chrisL, 5, n. 7: «Qui vero affluit
insipienti eloquentia, tanto magis cavendus est, quanto magis ab eo in iis quae audire
inutile est, delectatur auditor ...». Ibid., 12, n. 28: « Fortasse rebus ipsis cognitis itu
movebuntur [auditores], ut eos non opus sit majoribus eloquentiae viribus jam moveri n.
41. Fr. 812 - 798; 447 - 769, etc. Cf. 303 - 799.
42. De doctr. chr., IV, 6, n. 10. Or c'est au paragraphe précédent qu'Augustin caractérise
a la manière de Pascal l'éloquence biblique: « Est quaedam, quae viros summa auctoritate
dignissimos planeque divines decet lpsis enim congruit ».
43. Fr. 675 - 29.
PRINCIPES GÉNÉRAUX 563

suader, il ne croit pas aux classifications toutes prêtes: dans ce


cas, telle figure, etc. La rhétorique est, à ses yeux, sans cesse à
renouveler, à re-créer. Sans cesse à accorder à ces a orgues bizarres,
changeantes, variables » que constitue l'homme 4‘, l'éloquence reflé
tera dans ses métamorphoses incessantes l'inconstance de celui
qu'elle doit toucher. Elle variera donc selon les lieux, les temps, les
conditions, les sexes, les âges Pascal se fait le défenseur d'une
spontanéité et d'une souplesse sans limites.
Si l'apologiste a dû ainsi choisir dans les affirmations peu cohé
rentes de La doctrine chrétienne ce qui correspondait à sa propre
conception de l'éloquence, il s'est en revanche conformé obstinément
à la règle d'or de la clarté (la perspicuitas augustinienne). « Un des
principaux points de l'éloquence qu'il s'était fait », nous dit sa sœur
Gilberte, « était de ne rien dire que l'on n'entendît pas ou que l'on
entendit avec peine »‘5. Il attacha tous ses efforts à écrire avec lim
pidité, à bannir le jargon que secrètent toujours les spécialistes:
c'est ainsi que les Provinciales furent lues par « les femmes et les
gens du monde U‘, que les Pensées devaient être accessibles aux
lecteurs d'une culture moyenne" et que les Ecrits sur la grâce
devaient enfin développer clairement la difficile théologie augus
tinienne. Nous avons vu que l'apologiste aime dans l'Ecriture ce qui
est transparent, lumineux, et n'a pas pour les obscurités le goût
de saint Augustin.
C'est cette exigence de clarté et de force qui conduit Pascal à ne
pas hésiter, malgré les recommandations des rhéteurs, devant la
répétition des termes :
Quand dans un discours se trouvent des mots répétés et qu'essayant
de les corriger on les trouve si propres qu'on gâterait le discours il les
faut laisser, c'en est la marque. Et c'est là la part de l'envie qui est
aveugle et qui ne sait pas que cette répétition n'est pas faute en cet endroit,
car il n'y a point de règle générale ‘s.

Les Provinciales et les Pensées sont pleines de telles reprises. On


lit, par exemple, dans la Quatorzième Lettre: « Et pour recevoir
plus d'horreur de l'homicide, souvenez-vous que le premier crime
des hommes corrompus a été un homicide en la personne du premier
juste; que leur plus grand crime a été un homicide en la personne
du chef de tous les justes; et que l'homicide est le seul crime qui
détruit tout ensemble l'Etat, l'Eglise, la nature et la piété »‘°. Dans
le « Mystère de Jésus » règne, par la magie des reprises, le sommeil.
Ainsi se manifeste la liberté de Pascal à l'égard de tous les codes.

Ë. Fr. 55 - lll.
. Vie (Laf., III, 33).
Fr. 1002 (Laf.).
Vie, par Gilberte (Laf.. llI, 33).
. Fr. 515 - 48.
Ed. Cognet, p. 273. Cf. fr. 174 - 270; 779 - 88; 299 - 81 Cette pratique ne corres
pond guère au précepte de Vaugelas: ‘ La répétition des mots, a moins que d'être abso
lument nécessaire, est toujours importunen (Remarques sur la langue française, Paris, éd.
Streicher, 1934, p. 494).
564 THÉOLOGIE ET APOLOGIE

Il suit aussi les conseils d'Augustin, lorsqu'il n'hésite pas à utiliser


des mots bas, mais forts, comme suer, cloaque, ver de terre, crever
les yeux, barbouiller purger. Son maître préférait la clarté au pu
risme. Lui aussi. Quant aux trois buts de l'éloquence: instruire,
plaire, entraîner (ou toucher), ils constituent une analyse trop juste
des aspects de la véritable éloquence pour que Pascal les ait le
moins du monde contestés. Il utilise donc ces termes devenus tech
niques bien avant l'époque augustinienne, mais il ne se complaît pas
particulièrement dans ces distinctions et ne prend aucun plaisir
à les faire jongler avec d'autres, contrairement à ce qui apparaît
dans La doctrine chrétienne: jamais il ne développe ces symétries
forcées qui gâtent la fin du livre, jamais il ne parle des « trois styles ».
Il ne conserve donc que la triade instruire/ plaire/ toucher. Dès
1648, il condamne les sermons recherchés « qui apportent d'ordinaire
plus de plaisir que d'instruction »5°. Plaisir et instruction ne doivent
pas s'opposer, mais être liés. « Eloquence. Il faut de l'agréable et
du réel, mais il faut que cet agréable soit (aussi réel) lui-même
pris du vrai »5‘. Une fois ce principe posé, l'orateur ou l'écrivain
qui servent la vérité doivent s'ingénier à insinuer le vrai dans les
cœurs grâce à une présentation qui charme, envoûte 52. La réussite
de Pascal, à cet égard, avait déjà frappé les contemporains:

On vit qu'il forçait en quelque sorte les plus insensibles et les plus indif
férents à s'y intéresser; qu'il les remuait, qu'il les gagnait par le plaisir,
et que, sans avoir pour fin de leur donner un vain divertissement, il les
conduisait agréablement à la connaissance de la vérité 53.

Nouveau saint Ambroise, l'auteur des Pensées instillerait la vérité,


grâce à la poésie, dans le cœur de ceux qui viendraient à lui séduits
d'abord par son talent 5‘. Cependant, si, bien souvent, le plaisir esthé

50. Lettre du 5 nov. à Gilberte.


51. Fr. 667 -25. C'est là une déclaration augustinienne, dont Pascal indique lui-même
l'origine dans sa Onzième Provinciale: «La première de ces règles [de la polémique
chrétienne] est que l'esprit de piété porte toujours a parler avec vérité et sincérité; au
lieu que l'envie et la haine emploient le mensonge et la calomnie: splendentia et vehementia,
sed rebus veris, dit saint Augustin ». ll s'agit d'un passage du De doctr. chrisL, IV, 28.
n. 6l: « Quid est ergo non solum eloquenter, verum etiam sapicnter dicere. nisi verba in
submisso genere sutïicientia, in temperato splendentia, in grandi vchementia. veris tamen
rebus, quas audiri oporteat, adhibere ? ». Il est remarquable que Pascal ait supprimé l'allu
sion aux « trois styles », comme l'avait déjà fait Arnauld dans sa Réponse à la Lettre d'une
personne de condition (1654). source de la Provinciale: « Les 8.5. Pères n'ont point cru
blesser la charité en usant de répréhensions fortes, mais véritables Leur maxime est
que la splendeur et la véhémence du discours ne doit être employée que pour exprimer
des choses qui sont véritables, comme dit saint Augustin (de doctrin. christ. lib. 4, c. 28).
splendentia, vehementia, sed veris rebus» (Œuvres, t. 27, p. 4l, 5 31).
52. Fr. 584-15 (‘ douceur»); 745- 18 bis (« la manière qui s'insinue le mieux‘;
7l7 - l7: « Les rivières sont des chemins qui marchent et qui portent où l'on veut allerl
(sur le fleuve de l'éloquence il suffit de se laisser dériver).
53. Nicole. Troisième préface à la traduction latine des Provinciales, Cologne, l5 mars
1660 (trad. Joncoux). Cité par Brunschvicg, VII, 67.
54. Dans les Confessions (V, 13 - 14), Augustin raconte comment, attiré aux prédications
d'Ambr0ise de Milan par la réputation oratoire de cet évêque, il se teignait à son insu
de la vérité: ‘ Vcniebant in animum meum simul cum verbis quae diligebam, res etiam
quas negligebam Et dum cor aperirem ad excipiendum quam diserte diceret, pariter
intrabat et quam vere diceret, gradatim quidem n
PRINCIPES GÉNÉRAUX 565

tique contribue à entraîner vers l'adhésion à la vérité 55, la force et


l'éclat du vrai peuvent suffire à toucher 5‘. Or ce que Pascal veut
avant tout, c'est toucher, entraîner. De là vient le caractère impérieux
de tant de fragments des Pensées. La rhétorique inventée par Pascal
procède de la volonté de saisir, plus encore que celle de séduire: si
certaines pages ensorcellent, presque toutes secouent, agrippent.
L'apologiste soumet à la question, ordonne, apostrophe, souligne bru
talement, impose, raille 53... L’« ordre du cœur » correspond, lui aussi,
à cette volonté d'entraîner: « Jésus-Christ, saint Paul ont l'ordre de
la charité, non de l'esprit, car ils voulaient rabaisser, non instruire » 5‘.
Par cette opposition hyperbolique, l'apologiste souligne que la foi n'est
pas simplement un savoir, mais procède d'une attitude du cœur. Il
faut donc toucher le cœur, quand on expose la vérité. Sans cela c'est
peine perdue que d'éclairer l'esprit et de flatter la sensibilité.
Cette nécessité fondamentale d'« incliner le cœur » rappelle immé
diatement à l'apologiste chrétien qu'il n'est qu'un collaborateur et
presque un instrument de Dieu dans la conversion d'un homme. Il
doit donc prier Dieu pour son interlocuteur ou ses lecteurs: Pascal,
avant d'user, et après avoir use’ de toutes ses ressources de théologien
et d'artiste, implore l'action divine: « Si ce discours vous plaît et
vous semble fort, sachez qu'il est fait par un homme qui s'est mis
à genoux auparavant et après, pour prier cet être infini et sans parties,
auquel il soumet tout le sien, de se soumettre aussi le vôtre pour
votre propre bien et pour sa gloire; et qu'ainsi la force s'accorde
avec cette bassesse » 5’.
Lecteur de La doctrine chrétienne, Pascal a trouvé dans ce traité de
rhétorique religieuse les éléments fondamentaux de sa propre concep
tion de l'éloquence: utilité de l'art dans la présentation de la foi,
formation par le contact avec les grandes œuvres (la Bible, et Augus
tin lui-même), loi absolue de la clarté, souci de plaire et d'entraîner.
Mais on ne retrouve pas chez lui certains flottements augustiniens:

S5. Fr. 7l0 - 24: » La malicc de la concupiscence se plaît à faire tout le contraire de
ce qu'on veut obtenir de nous sans nous donner du plaisir qui est la monnaie pour
laquelle nous donnons tout ce qu'on veut ».
56. Lettre du 5 nov. 1648 à Gilberte: certains « sont touches au seul nom de Dieu
ct par les seules paroles qui les menacent de l'enfer ».
57. Voir dans P. Topliss, The Rheloric o! Pascal, l'index aux mots: accumulation,
anaphore, antithèse, apostrophe. dialogue, énumération, exclamation, gradation, hyperbole.
impératifs, interjections, interrogation, ironie, maximes, répétition, etc. On pense à Augustin:
« Flectitur [auditor], si amet quod polliceris, timeat quod minaris, oderit quod arguis.
quod commendas amplectatur, quod dolendum exaggeras doleat; cum quid laetandum
praedicas gaudeat, misereatur eomm quos miserandos ante oculos dicendo constituis, fugiat
eos quos cavendos terrendn prnponis; et quidquid aliud grandi eloqucntia ficri potest ad
commovcndos animos auditorum, non quid agendum sit ut sciant, sed ut agant quod
agendum esse iam sciunt » (Dc doctr. chrisL, IV, 12, n. 27). Ibid., 4, n. 6: « Si vero qui
audiunt movcndi sunt potiusquam docendi, ut in co quod jam sciunt agendo non torpeant,
et rebus assensum, quas veras esse Iatentur, accomodent, majoribus dicendi viribus opus
est. Ibi obsecrationes et increpationes, concitationes et coercitiones, et quaecumque alla
valent ad commovendos animos sunt necessaria ».
58. Fr. 298 - 283.
59. Fr. 418 - 233. Pascal obéit ainsi aux exhortations d'Augustin à la prière pour ceux à
qui l'on s'adresse. Mais il est clair qu'il s'agit là d'une attitude élémentaire chez tout
chrétien.
566 THÉOLOGIE ET APOLOGIE

son rejet des « recettes » est total, sans appel. A la dialectique augus
tinienne entre les « recettes » et la liberté, il substitue la liberté abso
lue du créateur, il tire la conclusion rigoureuse de quelques affirma
tions de La doctrine chrétienne dont Augustin lui-nême n'avait pas
osé suivre jusqu'au bout les conséquences. Enfin, par rapport au
grand orateur africain, Pascal apparaît comme plus soucieux d'en
traîner que de plaire.

c) STYLE AUGUSTINIEN, STYLE PASCALIEN

Pascal ne s'est pas borné à réfléchir sur le livre IV de La doctrine


chrétienne. En effet, il n'a cessé de lire les œuvres d'Augustin: ce
dernier avait conseillé de se former auprès des grands génies, sans
songer, peut-être, que certains de ses émules suivraient ce conseil en
le fréquentant lui-même. Si nous possédons une critique sévère du
style augustinien par Pascal (« les fausses beautés »), on ne peut juger
sur elle seule l'attitude pascalienne. En matière de style, il faut se
demander si le disciple n'a pas fait son profit de certaines trouvailles
du maître. On pourrait pousser fort loin une telle étude et en faire
tout un livre. Ce n'est pas possible ici. Seules apparaîtront donc les
grandes lignes.
Comme Augustin, Pascal a la passion d'introduire quelque ordre
dans le foisonnement déconcertant de la réalité. De là ces innom
brables groupes de deux ou trois termes qui proposent l'inventaire
de la complexité de la vie. Il suffit d'en rappeler quelques-uns pour
voir qu'ils sont communs aux deux écrivains et que Pascal est tout
à fait à son aise dans cette façon de regarder l'univers et de le
transcrire. Trois concupiscences embrasent le monde, les hommes se
divisent en deux cités, selon qu'ils sont charnels ou spirituels, parce
qu'ils sont animés par deux amours (charité ou cupidité), par deux
craintes (crainte chaste ou crainte servile) et se tournent vers Dieu
ou le rejettent (aversio / conversia), usent de lui ou en jouissent
(uti / frui). L'Ecriture a deux sens, mêle clartés et obscurités, etc.
L'auteur des Pensées ne s'en est pas tenu aux catégories établies par
son modèle, il en a créé d'autres: tous les hommes se répartissent
en trois « ordres » (deux chez Augustin : les charnels et les spirituels),
l'Eglise a trois sortes d'ennemis 6°, Dieu se cache sous trois grands
voiles : la nature, l'humanité du Christ et l'Eucharistie 6‘. La floraison
des philosophies s'unifiera tantôt en trois tendances, correspondant
aux trois concupiscences (épicuriens, pré-socratiques, stoïciens), tan
tôt en deux, bâties chacune sur l'un des deux états de l'homme
(stoïciens et épicuriens), sur la misère ou sur la grandeur. Les esprits
sont ou fins ou géomètres. Ces distinctions souples et lumineuses
se sont imposées et sont demeurées célèbres, qu'il s'agisse d'Augustin
ou de Pascal.

60. Fr. 858 - 840. Cf. fr. 222 - 747; 289 - 608.
61. Lettre 4 à Ch. de Roannez.
PRINCIPES GÉNÉRAUX 567

Les groupes de deux termes sont presque toujours des antithèses.


Uantithèse augustinienne est beaucoup plus qu'un procédé rythmique,
elle reflète l'activité même de la pensée. Il en est de même chez Pascal,
qui ne condamne que les oppostions artificielles, forcées 62.
A l'imitation d'Augustin, Pascal souligne, quand il le peut, ses
antithèses par des rappels de sonorités. Mais ici son modèle avait la
partie beaucoup plus belle que lui : les finales des déclinaisons et des
conjugaisons latines rendaient aisées ces correspondances sonores.
La langue française n'offre pas les mêmes facilités. Néanmoins,
comme l'a vu Claudel, Pascal a imposé dans notre poésie en prose les
richesses de « la rime intérieure de l'accord dominantMï3. « Jésus
est dans un jardin non de délices comme le premier Adam où il se
perdit et tout le genre humain, mais dans un de supplices où il s'est
sauvé et tout le genre humain M‘. Ce recours à la magie des sons
n'est pas au service de la seule antithèse: il est général. « Que me
servirait de m'en souvenir si cela peut également me nuire et me
servir M5. « Il eût été inutile à Archimède de faire le prince, quoi
qu'il le fût » 6°. « Car il n'est pas certain que nous voyions demain » ‘7.
Maître de la rime intérieure, plus discrète chez lui que les (parfois
trop) somptueux accords augustiniens, Pascal ne dédaigne pas de
recourir à un procédé cher aux latins, et en particulier à Augustin:
l'a11itération ‘‘. Après un admirable paragraphe où la mélancolie des
i se développe dans la brume des nasales, l'apologiste écrit: « Ne
cherchons donc point d'assurance et de fermeté ; notre raison est tou
jours déçue par l'inconstance des apparences: rien ne peut fixer le
fini entre les deux infinis qui l'enferment et le fuient W". La beauté

62. Fr. 559-27. Voir H.-I. Marrou. Saint Augustin et la fin de la culture antique.
p. 79-80: J. Pinaert, L'évolution littéraire de saint Augustin, ch. 7; P. Topliss, The Rhetoric
of Pascal, p. 285-288.
63. P. Claudel, Préface aux Œuvres complètes de Rimbaud (dans P, Claudel, Œuvres en
prose, Bibi. de la Pléiade, p. 519), Claudel cite encore Pascal pour faire comprendre » la
richesse et la délicatesse infinies des finales françaises, toutes les ressources d'une
pnosodie qui reposerait surtout sur la quantité et sur les rapports de timbres » (Positions
et propositions, in Ibid., p. 36).
64. Fr. 919 - 553. Ce type de reprises est fréquent chez Augustin. A défaut de l'exemple
précis: non deliciarum, sed supplicioritm, citons: «Omnes mali persequuntur bonos.
non ferm et lapidibus, sed vita et moribus Persecutionem [Lot] patiebatur, non vapu
lando, sed nmlos videndo» (Serm. 167 - de verbis AposL 24, 2, n. 2). « Non facilitate, sed
assiduitate » (In 10h., tr. 9, n. 1).
65. Fr. 928 - 499.
66. Fr. 308-792. Dans le même fragment: « Les grands génies ont leur empire n.
67. Fr. 577 - B4. M.-J. Maggioni, dans The « Pensées» of Pascal. A study in baroque
style, p. 118, a relevé certaines de ces correspondances sonores. En voici quelques-unes:
« Demière/première » (976 - 19); « fondation/continuation » (859 - 852); « faim/levain/pain n
(278 - 446) ; « réussir/périr n (209 - 599); « puissance/assurance n (47 - 172) ; « gardes/halle
bardes n (44 - 82); « Confiance/défiance n (44 - 82) ; « feindre] contraindre » (427 - 194);
« combattre/abattre » (545 - 458); ‘ sais/vais » (427 - 194) ; « sensibles/visibles n (577 - 234);
« impuissance/connaissance n (110 - 282); « vouloir et ne pouvoir ’ (110 - 282); « Nature/Ecri
turc » (466 - 428).
68. De util. credendi, 14, n. 32: « vetemosus error violenter adversans ». Le P. Fi
naert a relevé dans le livre I du Contra Academicos: vicissim virtus, fortunae flatu, conve
niat et congruat, conflatis et consentientibus, fluxa et fragilia, maxime misemm quo tibi
minime, plausus semper prosperrimus, diligenti discussione dignissima, nominat nemo.
via vitae, etc. (L'évolution littéraire de S. Augustin, p. 84). Pascal trouvait aussi maint
exemple de ce procédé chcz Montaigne.
69. Fr. 199 - 72.
568 THÉOLOGIE ET APOLOGIE

de telles phrases fait penser à Rimbaud. Saint Augustin est plus


voyant, plus proche d'un Heredia : on entend le gong dans ses phrases,
et il abuse parfois des facilités que lui procure sa langue 7°. Pascal
s'est refusé aux acrobaties verbales, au cliquetis: dans sa prose
règne une musique infiniment plus discrète.
Cette musique ne provient pas toujours de correspondances so
nores, elle émane souvent, comme dans les poèmes en prose de Baude
laire, de la seule splendeur des vocables. Ici Augustin a pu aussi
exercer une profonde influence. car les Confessions et bien d'autres
pages de son œuvre révèlent chez lui le goût le plus vif pour les mots
splendides". Dans les Pensées, bien souvent, de riches vocables
laissent résonner toute leur beauté entre deux silences : « Les grands
génies ont leur empire. leur éclat, leur grandeur, leur victoire, leur
lustre Tous les corps, le firmament, les étoiles, la terre et ses
royaumes ne valent pas le moindre des esprits »"2.
De telles énumérations ne sont pas rares chez Pascal. Elles révèlent
une verve qui, bien qu'elle soit plus surveillée, fait songer à l'abon
dance augustinienne. Lorsqu'il est ému, l'apologiste recrée un certain
nombre de figures du lyrisme augustinien: non seulement les énu
mérations 73, mais les interrogations", les cris 75, les apostrophes 7‘,
et jusqu'à la solennelle prosopopée T3.

70. Conf., IV, 7, n. 12: « Itaque aestuabam, suspirabam, flebam, turbabar »; X, 27,
n. 38: « Vocasti et clamasti et rupisti surditatcm meam; coruscasti, splenduisti et fugasti
caecitatem meam: fragrasti ». Sans parler de jongleries à la manière de nos Grands
Rhétoriqueurs: « Miser enim eram et amiseram gaudium meum » (Conf, IV, S, n. 10). Le
P. Finaert cite une foule de jeux de sonorités au chapitre VI de son Evolution littéraire
de saint Augustin, p. 83-100.
71. Voir par ex. De civ. Dei, XXII, 24, n. 5. innombrables seraient les références aux
Confessions, dont la prose est sans doute la plus éclatante de toute la littérature latine.
De util. credendi, 16, n. 34: « Diei et noctis vices et constantissimum ordinem rerum
coclestium, annorum quadrifariam conversionem, decidentes redeuntesque frondes arboribus,
infinitam vim seminum, pulchritudinem lucis, colorum, sonorum, odorum. saporumque
varietates ».
72. Fr. 308 - 792.
73. Fr. 308 -792: « J.-C. a été humble, patient, saint, saint, saint à Dieu, terrible
aux démons, sans aucun péché ». Uadoration pascalienne est si intense qu'elle s'exprime
en appliquant à Jésus-Christ le Sanctus, sanctus, sanctus de la liturgie de la messe.
Chez Augustin, voir par ex.: De civ. Dei, III, 22; Conf., IV, 7, n. 12; X, 27, n. 38;
I, 4, n. 4: « Summe, optime, potentissime, omnipotentissime, misericordissime et justis
sime » (les quinze lignes de cette énumération font ressortir, ici encore, la discrétion
pascalienne). Dans certains cas, Pascal s'inspire directement d'une énumération augusti
nienne, comme dans le fr. 271 - 545: « J.-C. n'a fait autre chose qu'apprendre aux hommes
qu'ils s'aimaient eux-mêmes. qu'ils étaient esclaves, aveugles, malades, malheureux et
pécheurs; qu'il fallait qu'il les délivrât, éclairât, béatifiàt et guérit, que cela se ferait
en se haïssant soi-même et en le suivant par la misère et la mort de la croix ». Ces quelques
lignes s'inspirent du De peccat. meritis, I, 26, n. 39: « Ut vivificaret. salvos faceret.
liberaret, redimeret, illuminaret, qui prius fuissent in peccatorum morte, languoribus,
servitute, captivitate, tenebris constituti ». Le lyrisme augustinien s'exprime souvent
par la litanie: Solil., l, 1, n. 2-6. Pascal utilise la même reprise litaniquc dans la Prière
pour le bon usage des maladies, notamment au ch. 3.
74. Fr. 131 - 434, 208 - 435. De civ. Dei, III, 22; Conf, X, 28. n. 39, et l. 2. n. 2.
75. Fr. 308 - 792: « O qu'il [Archimède] a éclaté aux esprits O qu'il [J.-C.] est venu
en grande pompe et en une prodigieuse magnificence aux yeux du cœur et qui voient la
sagesse ». Conf., X, 29, n. 40.
76. Fr. 131 -434; 199 - 72. Chez Augustin, voir par exemple Conf., X. 26. n. 37; 27,
n. 38; 29, n. 40; 34, n. 52. In Ps. 136, n. 3-4, n. 10, n. 12.
77. Fr. 149 - 430. Cependant Pascal a pu s'inspirer de la Bible elle-même, où la Sagesse
prend la parole (Proverbes, Vlll, 4 - 36). Augustin a plusieurs fois utilisé la prosopopée,
PRINCIPES GÉNÉRAUX 569

Si, en tout cela, Pascal ne nous indique pas dans quelle mesure
il s'est inspiré de l'œuvre augustinienne pour l'élaboration de sa
propre rhétorique, il est un procédé, pourtant, à propos duquel il
se réfère à l'autorité de saint Augustin, c'est l'ironie. Sans les attaques
des jésuites contre les Provinciales, nous n'aurions sans doute ja
mais su que l'ironie augustinienne, si fréquente dans les ouvrages
de controverse, constituait pour Pascal un modèle. La Onzième Pro
vinciale montre en effet « que ce n'est pas une conduite contraire à
celle des Saints de rire des erreurs et des égarements des hommes:
autrement il faudrait blâmer celle des plus grands docteurs de
l'Eglise qui l'ont pratiquée, comme saint Jérôme ..., Tertullien ...,
saint Augustin contre les religieux d'Afrique, qu'il appelle les Cheve
lus ; saint Irénée ..., saint Bernard U‘. Même si Pascal a lu tous les
écrivains qu'il cite, il est évident que la source par excellence était
pour lui l'œuvre augustinienne. C'est à propos d'Augustin seulement
qu'il fait allusion à une raillerie précise. Dans son opuscule Le travail
des moines, l'évêque d'Hippone s'en prend à des religieux qui avaient
décidé, en signe d'abandon à la Providence, de ne plus travailler: ils
refusaient même de se faire couper les cheveux. Quelle admirable
conduite, ironise Augustin, que celle de ces hommes qui ne veulent
être distraits en rien de la prière! Mais alors pourquoi la cuisine
et les repas ? Ils se comparent aux oiseaux du ciel dont parle le Christ
dans le Sermon sur la Montagne [Matth., VI, 34]. Jolis oiseaux!
mais pas assez « oiseaux», hélas, puisque Dieu ne leur a pas donné
ces ailes qui leur seraient si utiles pour échapper aux paysans dont
ils volent les récoltes 7’ ! Evidemment, quand on est « oiseau s, on ne
peut supporter de se faire tondre: car, tout le monde le sait, un
oiseau plumé ne peut plus voler ‘°.
Cette pratique de l'ironie, et plus généralement de la raillerie,
Augustin et Pascal la fondent sur la charité. « Car la charité oblige

cn particulier dans les écrits anti-donatistes: Contra Epist. Parmcniani, I, 7, n. 12; fin du


Psalmus contra partem Donati; Epist. 76 - 171, n. 1-2, etc. Dans tous ces cas, c'est l'Eglise
qui prend la parole (cf. Ecr. gr., p. 138-139).
78. Ed. Cognet, p. 198-199. Amauld. dans sa Réponse à la Lettre d'une personne de
condition, est plus explicite: « Saint Augustin, dont la gravité et la charité tout aposto
lique ont éclaté avec éminence entre tous les Pères, n'a pu néanmoins instruire des reli
gieux de son temps, qui faisaient une particulière profession de vertu, sur ce qu'ils aimaient
trop l'oisiveté et haïssaient le travail des mains et sur ce qu'ils atïectaient d'avoir de
fort longs cheveux, sans faire paraître la lumière de son merveilleux génie dans les
railleries spirituelles et nobles, avec lesquelles il confond leur paresse déguisée sous le
faux lustre d'une vaine contemplation et d'une absolue remise à la Providence de Dieu.
qui nourrit les oiseaux de la campagne» (Œuvres, l. 27. p. 9, ê 5). Amauld renvoie au
De opere monachorum_ 31 et 23; Wcndrock ajoute lc c. 32. Sur l'ironie augustinienne, voir
J. Finaert, Saint Augustin rhéteur, ch. 4: ‘ L'ironie du satirique », où abondent les réfé
rences. Voir par exemple De moribus., ll, l6 n. 4l et 50; Canf., Vl, 7, n. 12: « irrisione
mordaci ».
79. De opere monachorum, 17, n. 20; 23, n. 27 et 28: « Sed plane propter agrorum
custodes quam bonum esset, si etiam pennas largiri Dominus dignaretur, ut servi Dei in
agris alienis inventi non tamquam fures comprchendcrentur, scd tamquam sturni fugaren
tur ! ».
80. Ibid., 31, n. 39: « An ita vacundum est. ut nec tonsores operentur ? An quia volucres
imitari se dicunt, quasi depilari timent, ne volare non possint?‘ C'est dans ce chapitre
qu'Augustin appelle ces religieux ‘ crinitos ». Voir 32, n. 40: « Ouam ridiculum, quod
rursus invenenint ad defensionem crinium suorum ! »
570 THÉOLOGIE m‘ APOLOGIE

quelquefois à rire des erreurs des hommes, pour les porter eux-mêmes
à en rire et à les fuir, selon cette parole de saint Augustin: Haec tu
misericorditer irride, ut eis ridenda ac fugienda commandes. ‘l »
Rire des folies humaines « est l'effet d'une sagesse divine, selon cette
parole de saint Augustin: Les sages rient des insensés, parce qu'ils
sont sages, non pas de leur propre sagesse, mais de cette sagesse
divine qui rira de la mort des méchants M2. Mais la comédie des
opinions humaines se dénoue tragiquement, ce qui explique « qu'on
peut en rire et en pleurer à son choix: Haec tolerabilius vel ridentur,
vel flentur, dit saint Augustin »‘3. Le Christ lui-même, qui a pleuré
sur Jérusalem, a pratiqué l'ironie à l'égard de la Samaritaine ou de
Nicodème. « Saint Augustin remarque que, quand il voulut humilier
Nicodème, qui se croyait habile dans l'intelligence de la loi : Comme
il le voyait enflé d'orgueil par sa qualité de Docteur des Juifs, il
exerce et étonne sa présomption par la hauteur de ses demandes, et
l'ayant réduit à l'impuissance de répondre : Quoi ! lui dit-il, vous êtes
maître en Israël, et vous ignorez ces choses ? Ce qui est le même que
s'il eût dit : Prince superbe, reconnaissez que vous ne savez rien." s

81. Ed. Cognet, p. 310-201. Le texte cité provient du Contra Faustum, XV, 4. Pascal l'a
trouvé dans la Réponse à la lettre d'une personne de condition, 5 ll: saint Augustin a
tenu « pour une œuvre de miséricorde de se railler charitablement des choses qui sont
dignes de mépris et de risée, afin de porter les autres à en rire et à les fuir comme
méprisables et ridicules. Haec tu miserabiliter irride, ut eis irridenda et fugienda commen
des » (Œuvres, t. 27, p. 15). La souveraineté de la charité apparaît aussi dans lhâpologie:
fr. 162 - 189 :
Commencer par plaindre les incrédules, ils sont assez malheureux par leur
condition.
Il ne les faudrait injurier qu'au cas que cela servit, mais cela leur nuit.
82. Ed. Cognet, p. 197. Comme l'indique M. l'abbé Cognet, ce passage, qui n'a pas
été utilisé par Arnauld dans sa Réponse ..., provient du Serm. 93 - de verbis Domini 23, 8,
n. 11. Augustin y commente la parabole dite des vierges sages et des vierges folles (Mattlm,
XXV, 1-13). Les premières se moquent des secondes en les voyant arriver sans huile, et
les invitent à courir chez le marchand: « Non consulentium sed irridentium est ista
responsio. Quare irridentium ? Quia sapientes crant, quia sapientia erat in illis. Non enim
sapientes de suo erant: sed illa in illis erat sapientia, de qua scriptum est in quodam libro,
quae dicit contemptoribus suis, cum venerint ad mala, quae illis minata est: Et ego vestrae
perditioni superridebo [Proverbes, I, 26]». Pascal a considérablement concentré.
83. Ed. Cognet, p. 214, M. l'abbé Cognet fait remarquer que ce texte, issu du Contra
Faustum, XX, 6, n'a pas été utilisé par Amauld da»s sa Réponse... Sur cette profonde
dialectique du rire et des larmes, voir toute la liasse 12 de l'Apologie, en particulier le
fr. 159 -190: « Plaindre les athées qui cherchent, car ne sont-ils pas assez malheureux.
Invectiver contre ceux qui en font vanité ».
84. Ed. Cognet, p. 198. La référence (In 10h., tr. 12, n. 6) est donnée par Arnauld, qui
traduit le texte dans sa Réponse...: « JÉSUs-CHRisT, selon S. Augustin, touché de ce mou
vement de charité a humilié Nicodème, en cette manière, voyant que son esprit était
infecté du levain de la vanité et de l'ignorance pharisienne. Le Seigneur, dit ce grand
saint, savait bien ce qu'il faisait. Il voulait que ce Prince naquit de l'esprit. Parce qu'il
le voyait enflé d'orgueil à cause qu'il était docteur des Juifs, il rabat sa vanité, afin de le
rendre capable de renaître de l'Esprit. Il lui insulte comme à un ignorant. Il le pique et
le maltraite comme le mérite un orgueilleux; en disant: Quoi? Vous êtes maître en
Israël, et vous ignorez ces choses. Ce qui est le même que s'il eût dit: Prince superbe,
vous ne savez rien. (Tract. 12. in Joan) ». On peut se demander si le programme « Abaisser
la superbe» du fr. 234 -581 ne renvoie pas à ce commentaire augustinien: « Noverat
Dominus quid agebat. Volebat illum nasci ex spiritu Ille magisterio inflatus erat, et
alicujus momenti sibi esse videbatur, quia Doctor erat Judaeorum. Deponit ei superbiam ut
possit nasci de spiritu. Insultat tamquam indocto Exagitat superbiam hominis. Tu es
magister in Israël, et haec ignoras: tanquam diceret: Ecce nihil nosti, Princeps superbus ».
PRINcIPEs GÉNÉRAUX 571

Dans ce domaine aussi le disciple a de loin surpassé le maître.


L'évêque d'Hippone, assez pesant dans les jeux de l'esprit, est loin
d'atteindre la finesse des Provinciales dans l'ironie. Ce procédé agres
sif ne devait pas non plus être absent des Pensées, ce qui distingue
nettement l'ouvrage de Pascal des très graves et un peu lourdes apo
logies de son temps. Les folies d'une humanité qui se croit sage, quelle
matière de raillerie pour un esprit délié l Les philosophes ont disserté
sur le souverain bien: « Voyons donc où ces âmes fortes et clair
voyantes l'ont placé Ecoutons les régents du monde»? Et cet
homme gonflé d'orgueil, regardons-le :
L'esprit de ce souverain juge du monde n'est pas si indépendant qu'il ne
soit sujet à être troublé par le premier tintamarre qui se fait autour de lui.
Il ne faut que le bruit d'une girouette ou d'une poulie. Ne vous étonnez
point s'il ne raisonne pas bien à présent, une mouche bourdonne à ses
oreilles: c'en est assez pour le rendre incapable de bon conseil. Si vous
voulez qu'il puisse trouver la vérité, chassez cet animal qui tient sa raison
en échec et trouble cette puissante intelligence qui gouverne les villes et
les royaumes.
Le plaisant Dieu que voilà. O ridicolosissime heroe ‘6.

Si ces mises en lumière de l'impuissance humaine demeurent dans


les perspectives de la pensée augustinienne, certaines attaques des
Pensées illustrent cet augustinisme par des thèmes qui deviendront
chers au XvIII° siècle: sottise de la guerre l", où s'annonce l'article
« Guerre» du Dictionnaire philosophique; interminables conflits
pour des bagatelles: « Un bout de capuchon arme 25 000 moines »",
où Pascal se proposait d'écrire un article « Capuchon» qui aurait
sans doute été plus violent et mieux inspiré que celui de l'Encyclo
pédie sur les longues querelles entre les Frères mineurs à propos de
cet appendice vestimentaire...
La lecture d'Augustin n'a donc pas été sans contribuer à former
ce style admirable que Pascal n'a acquis que peu à peu. Il n'est pas
difficile, en effet, de mesurer la différence qui existe entre la lour
deur didactique des premières lettres (1648, 1651) et la beauté du
Mystère de Jésus et des fragments rédigés de l'Apologie. Quelle place
occupe cet apport augustinien ? Il ne sera possible de le préciser
que dans une étude approfondie sur la rhétorique pascalienne et ses
sources (la Bible, Montaigne, etc.). Un tel travail mettrait en relief
l'originalité de Pascal: où a-t-il pris ses prodigieux effets de rythme,
ses renversements continuels du pour ou contre, son allure impé
rieuse, ses perpétuelles hyperboles, la vivacité du dialogue ?... Même
quand il emprunte à Augustin, le grand poète du grand siècle est
créateur : c'est manifeste pour la musicalité de ses phrases tout autant
que pour la finesse de son ironie.
Au moment donc où Pascal prend la plume pour préparer son
Apologie, il n'improvise nullement, fût-ce avec ce génie que Chateau

85. Fr. 76 - 73. Cf. 133 - 168; 134 - 169.


86. Fr. 48 - 366.
87. Fr. 20 - 292.
88. Fr. 18 - 955.
572 THÉOLOGIE ET nommE

briand lui a si pompeusement reconnu. Il a reçu l'adoubement augus


tinien, il est armé, et sa personnalité s'est affirmée grâce au dialogue
avec l'un des plus grands penseurs de l'Occident. Il a eu la chance
d'ignorer l'éclectisme et de vivre à l'ombre d'un grand génie. Les
Pensées vont donc se développer à partir d'un centre : la théologie au
gustinienne de la grâce, et en fonction des « trois pièces » de l'homme.
Mais l'anthropologie d'Augustin a été affinée par Pascal: si la puis
sance de la voluntas sur les facultés de connaissance demeure forte
ment affirmée, ces dernières se sont réparties entre la raison et le
cœur. Quant au rôle du corps, le disciple l'a beaucoup mieux vu et
décrit que le maître et il révèle à l'incroyant l'action insidieuse de
«la machine ». Enfin, contrairement à nombre d'apologistes de son
temps, Pascal est convaincu de la nécessité de recourir aux sortilèges
du langage pour ensorceler un être qui ne se conduit guère par la
raison et qui, si la vérité ne lui est pas présentée de façon attrayante,
se laissera dériver vers les sirènes aux paroles menteuses.
Quelle va être maintenant l'argumentation de l'/ipologie ?
Il. DE L'HYPOTHESE CHRÉTIENNE A LA CERTITUDE

Pascal se proposait de consacrer une partie importante de son


Apologie à rendre la foi chrétienne attirante pour l'incroyant. C'est
seulement ensuite qu'il aurait invoqué les « preuves ». L'ordre des
liasses, certains fragments, le Discours de Filleau de la Chaise et la
Préface d'Etienne Périer soulignent avec netteté cette démarche. Il
s'agit pour l'apologiste d'opérer le plus prodigieux des retoume
ments: l'athée avait peur de se tromper en adhérant à une religion
fausse. Il faut qu'il en vienne à avoir peur de se tromper en la
croyant fausse‘. Le premier fragment classé par Pascal dans la pre
mière liasse expose ainsi la progression recherchée:
Ordre.
Les hommes ont mépris pour la religion. Ils en ont haine et peur qu'elle
soit vraie. Pour guérir cela il faut commencer par montrer que la religion
n'est point contraire à la raison. Vénérable, en donner respect.
La rendre ensuite aimable, faire souhaiter aux bons qu'elle fût vraie et
puis montrer qu'elle est vraie.
Vénérable parce qu'elle a bien connu l'homme.
Aimable parce qu'elle promet le vrai bien 2.

L'ordre des liasses se révèle conforme à ce programme. Les dix


sept premières ne développent pas de véritables « preuves ». Après
un chapitre de remarques sur l'« ordre », les six qui suivent immé
diatement traitent de l'homme, de sa misère et de sa grandeur, de
ses incompréhensibles « contrariétés ». Un important fragment (131 -
434) clôt cet ensemble en montrant, avec éloquence, que seule la
religion chrétienne explique bien tout cela: « Ecoutez Dieu». De
même, après avoir consacré trois chapitres (8-10) au problème du
souverain Bien, Pascal compose le célèbre fragment A.P.R. (liasse 11),
où la Sagesse divine vient découvrir à l'homme quel est son véritable
bien et quels sont les remèdes dont il a besoin pour l'atteindre. Ces
quelques pages constituent un véritable prélude où se rencontrent
presque tous les thèmes de l'Apologie : elle sert en effet de conclusion
à l'ensemble des liasses précédentes et annonce celles qui suivent.
Très savamment Pascal fait ensuite alterner des chapitres où
domine l'émotion avec d'autres où règne la réflexion. Les liasses 12
à 17 s'ordonnent au cheminement de l'homme vers Dieu. Pascal
« commence » (liasse 12) « par plaindre les incrédules » et leur mettre
sous les yeux la nécessité du « pari», avant de traiter du bon usage
de la raison dans la recherche de l'infini (liasse 13) et de montrer

l. Fr. 387 - 241 :


Ordre.
J'aurais bien plus peur de me tromper et de trouver que la religion chrétienne
soit vraie que non pas de me tromper en la croyant vraie.
2. Fr. l2 - 187.
574 THÉOLOGIE ET APOLOGIE

l‘« excellence » d'une méthode qui consiste à négliger les élucubra


tions de la raison spéculative et à passer « par » Jésus-Christ pour
connaître Dieu (liasse 14). En effet, suspendu entre les deux infinis
du cosmos, que peut l'homme devant l'infini divin sinon attendre
que peut-être ce dernier se fasse connaître à lui (liasse 15)? Les
autres religions ne résistent pas à l'examen (liasse 16), tandis que
la foi chrétienne, dont la grandeur n'a cessé jusqu'à présent de se
manifester, offre à tous ceux qui l'embrassent sa lumière et son
salut: déjà le bonheur qu'elle promet la présentait sous le jour le
plus aimable, son universalité la rend encore plus attachante (liasse
17).
Au cours de ces seize chapitres, le christianisme est présenté sans
cesse comme une hypothèse, au sens scientifique du terme. Il explique
de la façon la plus cohérente tous les mystères de l'homme. Grâce
à lui tout s'éclaire. De sorte que l'incroyant se sent fortement attiré
par lui, de moins en moins capable de se représenter le monde hors
de lui. C'est alors que vont entrer en jeu les « preuves ».
Pascal ouvre cette partie de son Apologie par un préambule sur
le thème du Dieu caché (liasse 18). Ce Dieu s'est dissimulé sous la
lettre de l'Ecriture, dont les richesses sont sublimes dès lors qu'on
passe au-delà de ce voile (liasse 19). La religion judéo-chrétienne a
aussi pour elle la « perpétuité» (liasses 20-21). L'apologiste insiste
alors sur deux sommets de la Révélation: Moïse (liasse 22) et Jésus
Christ (liasse 23). Jésus-Christ et l'Eglise apparaissent d'autant plus
comme les messagers de la Transcendance que leur existence et leur
rôle ont été annoncés par les prophètes (liasses 24-25). La sainteté
d'une morale toute divine, tout animée par l'amour, sert de dernière
preuve et de conclusion à l'esquisse laissée par Pascal (liasses 26-27).
Dans l'élaboration de son ouvrage, Pascal a utilisé l'Ecriture elle
même, certaines idées des Pères, Raymond Martin, Montaigne, des
apologistes comme Grotius et sans doute Jean Boucher... Toute notre
étude a mis en lumière l'influence considérable d'Augustin: si Pascal
aborde les Pensées avec une vision augustinienne du monde, n'a-t-i1
pas demandé aussi à son maître de lui fournir certaines des preuves
dont il se sert dans son livre ?

‘l. L'attrait de l'hypothèse chrétienne

Les premiers chapitres de cette étude ont mis dans une telle
lumière l'influence d'Augustin sur Pascal qu'il ne sera pas utile de
procéder à de longs développements pour montrer que toute la
préparation aux « preuves » s'inspire directement de l'œuvre augus
tinienne. L'insistance sur la nécessité d'une propédeutique à l'étude
des arguments provient en droite ligne des vues de l'évêque d'Hip
pone sur la souveraineté de la volonté. Il refusait lui-même de discu
ter avec des interlocuteurs dont les dispositions ne lui paraissaient
pas bonnes. Mais n'ayant pas affronté d'incroyants, il n'a pas précisé
DE UHYPOTHÈSE A LA CERTITUDE 575

de méthode en ce domaine et n'offre guère d'exemples. L'originalité


de Pascal - et elle est grande - réside dans la mise au point de
cette propédeutique. Guidé par un principe augustinien‘. il a glané
dans l'œuvre augustinienne tout ce qui pouvait servir à son dessein.
Il a retenu trois perspectives: la connaissance de l'homme, le véri
table bien de l'homme, la recherche du Dieu inconnu.
L'homme est perdu dans l'immensité, dans le clair-obscur du
monde. La mort attend une vie qui n'est qu'agitation, ignorance,
concupiscence, routine. Composé de corps et d'âme, l'être humain
ne sait ni ce qu'est son corps, ni ce qu'est son âme; l'union de ces
deux principes lui est plus incompréhensible encore. Pourtant cet
être misérable se sent dépossédé et perçoit en lui-même des restes
d'excellence: il connaît sa misère, il règne par sa raison sur le
cosmos, il bénéficie de connaissances immédiates (les premiers prin
cipes). De même, les sociétés, bien que plongées dans la corruption,
ne sont pas sans grandeur, puisqu'elles parviennent à établir un
« ordre» qui ressemble extérieurement à celui de la charité. Le
christianisme seul explique tout cela, et admirablement: il révèle
l'existence de deux états de l'homme, de deux natures...
L'état présent de ce roi du monde est si malheureux que la
plupart ne peuvent en supporter seulement la pensée: presque tous
« se divertissent ». Où trouver le bonheur véritable ? Il ne faut pas
longtemps pour feuilleter avec dégoût le catalogue des élucubrations
philosophiques, pour détourner la vue de ces dérisoires mâts de
cocagne que proposent à l'ambition de nos cœurs assoiffés d'infini
les stoïciens ou les épicuriens. Si « tous les hommes recherchent
d'être heureux », aucun n'a pu « sans la foi connaître le vrai bien,
ni la justice »3. C'est pourquoi l'un des caractères les plus profonds
de l'âme humaine est la nostalgie. Ici encore, seule la Sagesse divine
peut combler: l'existence des deux états explique tout cela, Jésus
Christ seul apporte le remède à tout cela... Le christianisme nous
révèle à la fois l'être de Dieu et l'être de l'homme ‘.
Tout naturellement le problème du bonheur conduit à celui de
l'immortalité 5. Dès que l'incroyant a compris qu'il n'est pas de
a. Fr. 14s - 42s.
4. Fr. 149-430; cf. 417-548: ‘ Non seulement nous ne connaissons Dieu que par
Jésus-Christ mais nous ne nous connaissons nous-mêmes que par J.-C. n C'est là une idée
augustinienne: « [Credimus] ab uno Deo vero atque optimo et naturam nobis esse, qua
facti ad ejus imaginem sumus, et doctrinam qua eum nosque noverimus, et gratiam, qua
illi cohaerendo beati simus » (De civ. Dei, VIII, 10). D'autre part, aux yeux de Pascal, « Il
n'y a rien sur la terre qui ne montre ou la misère de l'homme ou la miséricorde de Dieu,
ou l'impuissance de l'homme sans Dieu ou la puissance de l'homme avec Dieu » (fr. 468 -
562):
Non enim
simpleindigent
paraphrase
misericordia.
de l’ln Ps.
ubi 32,nulla
Il, est
n. 4:
miseria.
« Misericordia
In terra Domini
abundatplena
hominis
est terra
miseria,

superabundat Domini misericordia: miseria hominis plena est terra, et miscrioordia


Domini plena est terra ». D'après le n. 7 de l'Enarratio, cette présence universelle de la
miséricorde divine apparaît dans la prédication apostolique, qui annonce à toute la terre
la Rédemption et qui doit être crue à cause des prophéties. Partout les péchés sont remis.
5. De Trinitate, XIII, 8, n. ll: ‘ Si volunt [homines esse beati], ut veritas clamat,
ut natura compellit, cui summe bonus et immutabiliter beatus Creator indidit hoc ...,
proculdubio nolunt consumi et perire quod beati sunt Immortales ergo esse volunt,
Quicumque vere beati vel sunt vel esse cupiunt Nullo modo igilur esse poterit vita
vemciter bcata, nisi fuerit sempiterna ». On ne sera donc pas étonné de voir la question
de l'immortalité se poser dans la liasse 12: fr. 164 - 218; 161 - 221.
576 THÉOLOGIE ET APOLOGIE

vrai bonheur sans immortalité, le voici en proie à l'inquiétude. Il


est tourmenté par l'incertitude. Il doit maintenant chercher en gé
missant. Ces thèmes de l'inquiétude, de l'incertitude et du chemi
nement douloureux à la recherche de Dieu sont évidemment augus
tiniens. L'auteur des Confessions avait fait l'expérience de cet iti
néraire et il l'évoque souvent dans son œuvre‘:
Ne m'avais-tu pas créé et mis à part des quadrupèdes et des oiseaux du
ciel? Tu m'avais donné plus de sagesse, et je marchais dans les ténèbres,
sur des terrains glissants. Je te cherchais dans les choses extérieures, et
je ne trouvais pas le Dieu qui habite mon cœur. J'avais sombré dans les
abîmes de la mer, j'avais perdu confiance et je désespérais de rencontrer
la vérité 7.

Pourtant le désir même de trouver Dieu est déjà un don de la


grâce ‘. Il faut que l'incroyant apprenne le bon usage de la raison:
la méditation augustinienne inspire donc entièrement les chapitres
« Soumission et usage de la raison » et « Excellence n; elle marque
profondément la liasse « Transition » et aurait sans aucun doute
fourni la plupart des « Pensées » que Pascal comptait réunir sous le
titre « La nature est corrompue ». Plus neuf s'annonçait le chapitre
« Fausseté des autres religions ». L'apologiste ne trouvait en effet
dans son modèle que des attaques contre le polythéisme (La Cité
de Dieu), le judaïsme et les manichéens. S'il a repris la polémique
anti-israélite d'Augustin, Pascal critique les Juifs surtout dans les
liasses consacrés aux Preuves, ce qui est normal puisque le fait chré
tien est en réalité un fait judéo-chrétien. Il s'agira donc de montrer
que les Juifs n'ont pas compris le mouvement de cette Révélation
même dont ils sont si fiers. Comme l'indique Filleau de la Chaise’,
Pascal, après avoir critiqué le paganisme et l'Islam, aurait au con
traire, à ce stade de son entreprise, fait éclater la transcendance
d'Israël (séries 5 à 10). Notre étude sur « Le mystère d'Israël» a
montré à quel point l'apologiste dépendait ici de son prédécesseur.
L'élimination des autres religions est acquise grâce à leur indigence
devant les critères de vérité fixés par l'augustinisme: ont-elles connu
l'homme et ses deux états, dont l'expérience atteste l'existence ? Ont
elles proposé des remèdes à notre impuissance ? S'adressent-elles à
tout l'homme, unissent-elles L'Esprit et la lettre ? Se sont-elles ré
pandues grâce à la complicité des concupiscences ou contre les
concupiscences ? Sur quoi fondent-elles leur autorité: des prophé
ties, des miracles ? Seule la religion chrétienne sort victorieuse de
toutes ces mises à l'épreuve. Bien plus, elle n'est pas liée à une

6. Conf, I, l, n. l; In Ps. 32, II, n. l5-l6.


7. C0nf., VI, 1, n. 1. lbid.. 16. n. 26: « 0 tortuosas vias! Vae animae audaci quae
speravit, si a te recessisset, se aliquid mclius habituram! Versa et reversa in tergum.
et in latera, et in ventrem, et dura sunt omnia, et tu solus requies ». Augustin rappelle
juste avant ce passage qu'il n'a jamais cessé de redouter la mort et le Jugement.
8. Solil., l, l, n. 3: « Deus quem nemo quaerit nisi admonitus. quem nemo invenit
nisi purgatus ». Il en est de même pour les croyants, mais leur recherche est joyeuse:
« Tu ne me chercherais pas si tu ne me possédais. Ne t'inquiète donc pas » (fr. 929 - 555;
cf. 919 - 553).
9. Laf., Ill, 94.
ma UHYPOTHÈSE A LA CERTITUDE 577

nation, comme le judaïsme: elle appelle tous les hommes. L'univer


salité de l'Eglise est constamment célébrée par Augustin, en parti
culier dans les controverses anti-donatistes.
On peut donc, sans crainte d'être excessif, affirmer que la pré
sentation de l'hypothèse chrétienne par Pascal est toute nourrie de
la pensée augustinienne. Principes, grands axes, et même de nom
breux détails sont dus à l'évêque d'Hippone. Pourtant, mieux qu'aucun
écrivain de son temps, l'auteur réalise cet idéal si souvent mal
compris de l'imitation originale. L'originalité pascalienne réside dans
la perfection de l'« innutrition », selon le terme suggestif de du Bellay,
et dans la spontanéité de la recréation. Sans cesse, en effet, l'apo
logiste modifie, adapte, illustre.-Il a reçu du maître africain une
vision du monde (Weltanschauung): il l'enrichit de tout ce qu'il
rencontre (Montaigne, sciences, etc.). Il donne un éclat sans précé
dent à certaines remarques jetées en passant par Augustin: « raison
des effets », « divertissement», « contrariétés ». De façon générale
les titres des liasses mettent en relief, à eux seuls, l'acuité de l'intel
ligence pascalienne. Notre imagination se représente l'œuvre augus
tinienne comme un océan, où règnent la courbe, l'ondulation, les
réseaux d'ondes, la complexité inextricable. L'Apologie est plus ten
due, nerveuse, et tient plutôt de la chaîne montagneuse, avec ses
doux vallonnements ou ses ressaes de roc, mais aussi ses pics.

Il est curieux de constater que le seul ouvrage relativement récent


consacré à Uapologétique de saint Augustin, s'il présente bien des
erreurs et des lacunes, met en évidence l'existence de deux volets
dans l'apologie idéale qu'on pourrait reconstituer à partir des indi
cations éparses dans l'œuvre augustinienne. L'auteur, I. Stoszko,
rappelle que l'évêque d'Hippone n'a rédigé que des apologies desti
nées à des groupes particuliers (manichéens, donatistes...). Il se
propose donc d'extraire de toutes ces richesses ce que l'écrivain
aurait pu utiliser, s'il avait dû s'adresser à « une âme de bonne foi,
qui a quelque peu la nostalgie du divin »1°. Malgré le vague de la
formule, il semble donc que Stoszko ait procédé à une lecture mo
deme de ces antiques traités. En cela son entreprise présente
quelque parenté avec celle de Pascal: les résultats de ce travail
sont accablants pour lui, si on les compare à la moisson augustinienne
de l'Apologie; toutefois il a heureusement réparti toutes ses acqui
sitions en deux grandes parties:
I. Vers la foi chrétienne.
II. Preuves de la divinité de l'Eglise.
La propédeutique aux preuves comprend quatre chapitres: la desti
née humaine (ch. l), la première rencontre avec l'Eglise (ch. 2), les
autres solliciteurs: manichéens, sages païens (ch. 3), un maître divin
(ch. 4). On retrouve là une partie du matériel utilisé par Pascal, mais
tout est sans force. En revanche, les « preuves » recueillies par
Stoszko correspondent à peu près à celles de l'Apologie. Il a bien

l0. I‘ Stoszko, Uapologétiq.te de saint Augustin, Strasbourg, 1932: Avant-propos, IX.


578 THÉOLOGIE ET APOLOGIE

vu les trois grands signes de la transcendance de l'Eglise chez Augus


tin: le fait de l'Eglise, la transformation du monde (ch. 1), les pro
phéties (ch. 2), le miracle (ch. 3). Mais ici encore, comme on est loin
de la richesse, de l'éclat, de la vie et de la force des Pensées!

2. Les grandes preuves

Augustin évoque souvent, de la façon la plus inattendue, telle ou


telle preuve; des ouvrages comme La foi en l'invisible, L'utilité de
croire, La vraie religion et certaines pages de La cité de Dieu
insistent longuement sur ce que Pascal appelle les « fondements »
de la foi. Parfois apparaissent des sortes de récapitulations, comme
dans la grande Lettre à Volusien, bien connue de l'auteur des
Pensées:

Le Christ apparaît [Matth., I, 25]. Sa naissance, sa vie, ses actes, ses pa


roles, sa passion, sa mort, sa résurrection, son ascension accomplissent
tout ce qu'ont annoncé les prophètes. Il envoie le Saint-Esprit, dont il
remplit le cœur de ses fidèles réunis dans une maison et qui, dans la
prière et l'adoration, attendaient l'effet de sa promesse [Aetes, II, 2.].
Remplis du Saint-Esprit, ils parlent à l'instant même les diverses langues
de toutes les nations de la terre, attaquent avec assurance les erreurs,
prêchent aux hommes la vérité salutaire, les exhortent à se repentir des
fautes de leur vie passée, et leur promettent l'indulgence de la grâce
divine. Des signes et des prodiges appropriés accompagnent leur prédi
cation de la vraie piété et de la vraie religion. Une cruelle persécution
des infidèles s'élève contre eux. Ils la supportent, parce qu'elle leur avait
été prédite, et, confiants dans les promesses qui leur ont été faites, ils
enseignent les préceptes [divins]. Quoique peu nombreux, ils se répandent
dans le monde entier. Ils convertissent les peuples avec une admirable
facilité, se multiplient parmi leurs ennemis, grandissent en nombre au
milieu des persécutions; et les afflictions et les maux qu'on leur fait
souffrir ne servent qu'à les répandre jusqu'aux extrémités de la terre.
L'ignorance sans égale de quelques hommes de la plus basse condition
éclaire, ennoblit, multiplie les plus brillants génies, les plus illustres ora
teurs. Ils gagnent au Christ les philosophes les plus subtils, les hommes
les plus éloquents et les plus savants, et en font des prédicateurs de la
vraie religion et du salut. Au milieu des altematives de l'adversité et
de la prospérité, ils veillent à ne s'écarter en rien de la patience et de
la tempérance; et quoique le monde penche vers sa ruine et, dans la
lassitude des choses existantes, se révèle parvenu à son dernier âge, ils
n'en sont que plus fidèles à attendre, puisque lui aussi leur a été annoncé,
le bonheur éternel de la céleste patrie. Entre temps, l'incrédulité des
nations impies frémit de rage contre 1'Eglise de Jésus-Christ, qui triomphe
de ces attaques par la patience, et professe inébranlablement la foi,
malgré la cruauté de ses ennemis. La vérité, qui longtemps était restée
cachée sous des paroles mystiques, est révélée: voici l'avènement d'un
sacrifice dont tous les anciens sacrifices, qui sont entraînés dans la des
truction du temple lui-même, n'étaient que la figure. La nation elle-même
des Juifs, réprouvée pour son infidélité, est arrachée de sa demeure. et
dispersée dans toutes les parties du monde, afin qu'elle porte partout
avec elle les livres saints, et qu'ainsi les témoignages de la prophétie
annonçant la venue du Christ et l'établissement de son Eglise soient
produits en tous lieux par nos adversaires mêmes, pour empêcher les
hommes de les croire inventés par nous en fonction des circonstances.
DE L'HYPOTHÈSE A LA CERTITUDE 579

Ces Livres prédisent d'ailleurs l'incrédulité des Juifs eux-mêmes. Les


temples et les images des démons, les rites sacrilèges disparaissent peu
à peu et tour à tour, selon les prédictions des prophètes. Les hérésies,
pour mettre à l'épreuve et stimuler l'enseignement de la sainte religion,
et comme cela avait été prédit, pullulent et s'élèvent contre le nom du
Christ, tout en se dissimulant derrière le nom du Christ. Toutes ces
choses, nous les voyons accomplies conformément aux prophéties que
nous lisons ; et de toutes ces merveilles si nombreuses, si grandes, ce qui
reste encore à accomplir, nous l'attendons avec foi. Quelle est donc
enfin l'âme qui aspire à l'éternité, et qui, troublée par la brièveté de la vie
présente, pourrait encore résister à la lumière et au suprême ascendant
de cette divine autorité 1 ?

Cette argumentation, si elle fait appel à l'étonnant établissement


de l'Eglise (malgré l'ignorance et le petit nombre des apôtres, malgré
les persécutions) et à la rapide disparition de l'idolâtrie, s'appuie
sur l'existence des prophéties et des figures. Telle est en effet la
preuve des preuves pour Augustin, celle qui anime presque toutes
les autres, en particulier l'existence de la foi dès les origines de
l'humanité, la conversion du monde, l'universalité de l'Eglise, la
sainteté du christianisme ?. Toutefois il réserve une place à part aux
miracles du Christ et à ceux de ses disciples : à ses yeux ils étaient
nécessaires, parce que de nombreuses prophéties restaient alors à
réaliser*. Il a été lui-même frappé par ce que présente de stupéfiant
la vie et l'activité des apôtres *. D'ailleurs, ce qui fait l'intérêt des
fragments d'apologie que l'on rencontre chez lui, c'est que le
converti présente à ses interlocuteurs les arguments qui l'ont rendu
et le gardent catholique. Il parle souvent à la première personne,
évoque ce qui le retient dans le sein de l'Eglise : la pureté de la
sagesse à laquelle elle conduit, le consentement de l'univers à l'Evan
gile, l'autorité que confèrent au message chrétien les miracles des
premiers temps, l'accord entre le cœur humain et la Révélation,
l'ancienneté. S'adressant à des hérétiques, il évoque la succession
ininterrompue des évêques depuis le collège apostolique. Il s'enchante
du nom même de « Catholique », Universel *.
Pascal, lui aussi, réfléchit devant son interlocuteur sur les fon
dements de sa propre foi. « J'admire une première et auguste reli

1. Epist. 137 - 3, 4, n. 16. Cf. De civ. Dei, XXII, 5 ; De fide rerum quae non videntur,
3-7 ; Sern. 43 - de verbis Apost. 27, 3-5.
2. C'est en effet l'existence d'un sens spirituel de l'Ecriture qui permet à Augustin
de soutenir que la foi chrétienne remonte aux origines du monde, que Moïse, David et
Isaie croyaient en Jésus-Christ. Sur le rôle central de l'argument prophétique, voir par
ex. Contra Faustum, XIII, 14 : « Cum ergo gentilis iste his atque hujusmodi aliis testimoniis
Prophetarum de persecutione regum et populorum, de fide regum et populorum, de abo
litione idolorum, de caecitate Judaeorum, de probatione codicum ab ipsis custoditorum, de
amentia haereticorum, de excellentia sanctae Ecclesiae verorum et germanorum christia
norum, ante praedicta et nunc impleta conspiceret, quid inveniret fide dignius, quam illos
Prophetas ». La sainteté de l'Eglise fait le sujet du De moribus Ecclesiae, traduit par
Arnauld en 1644. Voir aussi De vera relig., 3-4 ; De util. credendi, 17, n. 37.
3. De catech. rudibus, 24, n. 45 : « Quemadmodum primi christiani, quia nondum ista
[praedicta] provenisse videbant, miraculis movebantur ut crederent : sic nos quia omnia
ista ita completa sunt, sicut ea in Libris legimus ... aedificamur ad fidem ».
4. Contra Acad., II, 2, n. 5 : « Titubans, properans, haesitans arripio apostolum Paulum.
Neque enim vere isti, inquam, tanta potuissent, vixissentque ita ut eos vixisse manifestum
est, si eorum Litterac atque rationes huic tanto bono adversarentur ».
5. Contra Epist. Manichaei, 4, n. 5.
580 THÉOLOGIE ET APOLOGIE

gion, toute divine dans son autorité, dans sa durée, dans sa perpé
tuité, dans sa morale, dans sa conduite, dans sa doctrine, dans ses
effets »°. Mais l'apologiste nous a laissé une liste des preuves aux
quelles il comptait recourir:
PREUVES - 1° La religion chrétienne, par son établissement, par elle-même
établie si fortement, si doucement, étant si contraire à la nature. 2° La
sainteté, la hauteur et l'humilité d'une âme chrétienne. 3° Les merveilles
de l'Ecriture sainte. 4° Jésus-Christ en particulier. 5° Les apôtres en
particulier. 6° Moïse et les prophètes en particulier. 7" Le peuple juif.
8° Les prophéties. 9° La perpétuité: nulle religion n'a la perpétuité. 10° La
doctrine, qui rend raison de tout. 11° La sainteté de cette loi. 12° Par la
conduite du monde.
Il est indubitable qu'après cela on ne doit pas refuser, en considérant
ce que c'est que la vie, et que cette religion, de suivre l'inclination de
la suivre, si elle nous vient dans le cœur; et il est certain qu'il n'y a
nul lieu de se moquer de ceux qui la suivent3.

Cette nomenclature correspond aux arguments que l'on rencontre


dans les liasses, mais l'ordre de succession indiqué ici diffère de celui
que propose la partie classée de l'/îpologie. Si les miracles ne sont
pas mentionnés, c'est sans doute que Pascal comptait les évoquer
à propos de Moïse, de Jésus-Christ et des apôtres, de la conduite
du monde: on peut se demander quelle place ils auraient occupée
dans les Pensées. Les développements qui leur sont consacrés dans
les trois demières sections enregistrées par la Copie sont nés de
la controverse sur les guérisons opérées par la Sainte-Epine, et cer
tains semblent destinés à une Provinciale qui n'a pas été écrite ‘.
En fait, comme chez Augustin, « la plus grande des preuves de J .-C.
sont les prophéties »’. Les prophètes ont cru en Jésus-Christ dès
l'origine 1°, ont annoncé le Messie, la sainteté de l'Evangile, la destruc
tion de l'idolâtrie, la dispersion et la destinée d'Israël, la conversion
du monde Bien des arguments qui possèdent une force propre
- la conversion rapide du monde connu, par exemple - seront en
général présentés comme réalisation des prophéties. L'argument
prophétique brille dans les Pensées comme le soleil: presque tous
les autres gravitenrt autour de lui. Toutefois il arrive que la sainteté
du Christ, ou l'incendie de la charité dans l'univers, ou la destinée
d'Israël... inspirent à l'apologiste des méditations où ne se manifestent
que l'éclat du présent et sa transcendance. On peut donc ramener
à trois les grandes « preuves » auxquelles recourt Pascal: les pro
phéties et figures (la Bible et le réel), le fait de l'Eglise (ou la transcen

6. Fr. 793 - 737: tout le fragment constitue un exposé des raisons de croire.
7. Fr. 482- 289. Cf. 402 - 290: « Preuves de la religion. Morale/Doctrine/Miracles/Pro
phéties/Figures ». Cette dernière liste fait penser aux arguments évoqués par Augustin dans
le Contra Faustum, XIII, 6: « Si ergo nec scripturarum auctoritatis antiquitas, nec
miraculorum potestas, nec momm sanitas, nec rationis veritas, vos asserit ; abite oonfusi,
et redite confessi, ipsum esse Christum omnium in se credentium Salvatorem: cujus nomen
et cujus Ecclesiam ita exhibent praesentia tempora, sicut praeterita nuntiarunt n.
8. Le fait est souligné par M. Gouhier, Commentaires, p. 164-165: il cite comme signe
de ce dessin les l'r. 877 - 849; 903 - 851; 859 - 852; 877 - 849; 862 - 883.
9. Fr. 335 - 706.
10. Fr. 315 - 752.
ma Umrori-iiasE A LA CERTITUDE 581

dance d'un ensemble de réalités parmi l'océan des phénomènes), et


dans une moindre mesure les miracles (les coups de tonnerre de
la transcendance).

3. Les prophéties et figures

Les chapitres sur « L'avènement de la transparence», sur « Le


mystère d'Israël » et sur « La théologie de l'histoire » ont déjà mis
en lumière la similitude des vues entre Augustin et Pascal. De sorte
qu'il suffira ici de retracer les grandes lignes de leur argumentation.
Depuis les origines du monde la foi chrétienne est sur la terre.
Les saints de l'Ancien Testament ont voilé l'expression de leur
attente du Messie, afin de la cacher aux cœurs charnels du peuple
juif, choisi par Dieu pour porter les Livres saints sans les com
prendre. Il existe donc deux sens dans l'Ecriture: l'un littéral,
l'autre spirituel. Dieu a indiqué dans quelques passages littéraux
que presque toute sa Révélation avait une autre signification que
sa portée apparente. Ainsi, lorsqu'il parle de nourrir Israël, il pense
moins au pain, à la manne, au lait ou au miel, qu'à la Parole divine
ou à l'Eucharistie. Les victoires qu'il promet sont avant tout spiri
tuelles, etc. Les Juifs grossiers s'y sont trompés et ont attendu ce
que leur cœur désirait: les festins et les triomphes guerriers. Ils
se sont attachés à ce Livre qui leur promettait les biens de la terre,
et aujourd'hui encore ils les conservent avec un zèle unique au monde.
Ils servent donc de témoins en faveur de la foi chrétienne, puisqu'ils
défendent farouchement un texte dont ils ne comprennent pas le
véritable sens: il suffira à l'apologiste chrétien et à Dieu de retirer
le voile qui s'interpose entre les cœurs et le message profond de
l'Ecriture pour qu'éclate la vérité du christianisme. Que découvrira
en effet l'incroyant ? Que Jésus-Christ était attendu et promis dès
les origines du monde. Que toute la Bible proclame la corruption de
l'homme et la venue d'un mystérieux Réparateur. Ces promesses d'un
Roi et d'un Royaume nouveaux s'expriment de deux manières: par
les prophéties, par les figures.
Les prophéties (prophetiae verbi) sont des révélations ou des
promesses exprimées par la parole; elles demeurent distinctes des
faits prédits et n'en constituent pas l'ébauche. Ainsi de la grande
promesse de Joël:

Après cela
ie répandrai mon Esprit sur toute chair.
Vos fils et vos filles prophétiseront,
vos anciens auront des songes,
vos jeunes gens des visions.
Même sur les esclaves, hommes et femmes,
en ces jours-là, je répandrai mon Espritl.

l. Joël, Ill, l-2. Cette promesse d'une inspiration directe de chaque chrétien par
Dieu est souvent citée par Pascal: fr. 131 - 434; 328 - 732; 301 - 772. Ct. 382 - 287.
582 THÉOLOGIE ET APOLOGIE

Les figures (prophetiae facti) sont des réalités: hommes, événe


ments, objets, institutions, qui contiennent en germe ce qu'ils ont à
préfigurer, cette plus haute réalité dont ils ne sont que le reflet. Ainsi
Adam, père de tous les hommes, est la figure du Christ, père de tous
les élus; l'arche de Noé préfigure l'Eglise, qui sauve ceux qui
s'abritent en elle, etc. 2. Les prophéties sont donc des PAROLES, rendues
parfois plus expressives par des actions symboliques3. Les figures
sont des IMAGES.
Mais la clarté de cette distinction entre prophéties et figures fait
place à une certaine brume chez Augustin et Pascal. Tous deux
emploient figure en un sens beaucoup plus large, car au lieu d'oppo
ser ce terme à prophétie, ils l'utilisent pour désigner le sens littéral
dans son rapport au sens caché. De sorte que, la véritable portée des
prophéties n'apparaissant souvent que si l'on dépasse leur sens
apparent, la plupart sont elles-mêmes des figures. De façon générale,
Pascal, disciple d'Augustin sur ce point, interprète la Bible en
insistant sur son sens mystique. Ils se situent tous deux dans la
postérité de l'Ecole d'Alexandrie, et en particulier d'0rigène, qui,
dans chaque page de l'Ancien Testament, voyait apparaître en fili
grane le visage du Christ ‘. Il en résulte un manque d'intérêt très
net pour la lettre du texte, qui n'est certes pas niée, mais qu'on tend
à négliger dans de nombreux cas.
Si certaines prophéties, comme celle de Joël, sont à prendre dans
leur sens littéral, et d'autres, comme celles du règne messianique,
au sens spirituel, n'est-il pas possible de discerner pourquoi Dieu
a choisi dans certains cas un langage clair, dans d'autres les « obscu
rités » ? Augustin ne semble pas s'être posé pareille question. Il n'en
est pas de même de Pascal, toujours impatient de pénétrer les
raisons de tout. Les Pensées nous proposent donc une réponse par
tielle à ce mystère. S'inspirant de l'idée augustinienne que « dans
ces promesses-là chacun trouve ce qu'il a dans le fond de son cœur a 5,
Pascal montre que Dieu a recouru aux figures pour exprimer l'état
du Messie, sa façon de régner, les biens qu'il promet, etc. Ainsi les
cœurs purs, qui méprisent les orgies et les trophées, attendaient un
« prince » de sainteté et la joie intérieure. Mais le temps du premier

2. Voir par ex. In 10h., tr. 2, n. 9-14.


3. Fr. 248 - 653.
4. Fr. 388 -740: « J.-C. que les deux Testaments regardent, l'ancien comme son
attente, le nouveau comme son modèle, tous deux comme leur centre ». C'est exactement la
pensée d'Augustin, à défaut de ses termes: « Quem [Christum] manifestum habemus in
Evangelio, ipsum quaeramus et in Prophctis. Hunc ibi non vident super quorum cor
velamen positum est [2 Cor., III, 14] » (In Ps. 138, n. l. cf. fr. 503 - 675). Cf. 270 - 670:
« Tout ce qui ne va pas à la charité est figure Puisqu'il n'y a qu'un but tout ce qui
n'y va point en mots propres est figure ». Rappelons que Pascal traduit ici le De cutech
rudibus, 26, n. 50; cf. De dactn chrisL, lll, 10, n. 15-16. Augustin a constamment mis en
lumière l'omniprésence du Christ dans l'Ecriture. Voici par ex. un passage de l'In Ps. 142,
n. 2: « Quaeramus ergo in hoc Psalmo Dominum et Salvatorem nostrum Jesum Christum
praenuntiantem
Anmmtiabant Christum,
se per pleni
hanc Christo
prophetiam
». Cf. Epist.
lpse I37enim
- 3, 4,
se n.in 13;
Prophetis
In 10h., praedicabat
tr. 9, n. 3-6;

Contra Faustum. Xll, 7: ‘ [Omnia] vel de ipso [J.C.] dicta sunt vel propter ipsum n.
5. Fr. 503 - 675.
nE L'HYPOTHÈSE A LA CERTITUDE 583

avènement du Messie a été annoncé clairement, car l'arithmétique ne


dépend pas des dispositions de la volonté:
Dieu pour rendre le Messie connaissable aux bons et méconnaissable aux
méchants l'a fait prédire en cette sorte. Si la manière du Messie eût été
prédite clairement il n'y eût point eu d'obscurité même pour les méchants.
Si le temps eût été prédit obscurément il y eût eu obscurité même pour
les bons (car la bonté de leur cœur) ne leur eût pas fait entendre que
par exemple (le mem) signifie 600 ans. Mais le temps a été prédit clai
rement et la manière en figures.
Par ce moyen les méchants prenant les biens promis pour matériels
s’égarent malgré le temps prédit clairement et les bons ne s'égarent pas.
Car l'intelligence des biens promis dépend du cœur qui appelle bien ce
qu'il aime, mais l'intelligence du temps promis ne dépend point du cœur.
Et ainsi la prédiction claire du temps et obscure des biens ne déçoit que
les seuls méchants 6.

D'ailleurs, comme le font remarquer Augustin et Pascal, bien


des passages clairs de l'Ancien Testament manifestaient le mépris
des justes pour les biens temporels3. « Les mystères cachés dans
les anciens livres nous sont aussi dévoilés en partie dans les anciens
livres... Par là, nous voyons que l'autorité de l'Apôtre n'est pas seule
à nous enseigner que ces faits étaient pour nous des figures, mais
que les Prophètes eux-mêmes n'ont pas passé cette vérité sous
silenceJ»
Ces principes posés, la tâche de l'apologiste va consister à mettre
en lumière la cohérence, la convergence, la parfaite réalisation en
Jésus-Christ et en l'Eglise des prophéties et des figures. L'argument
prophétique est, nous l'avons dit, le soleil d'où presque toutes les
autres preuves tirent leur vie. C'est, en fin de compte, le grand
argument pour convertir un incroyant. Fidèles à leurs conceptions
sur la faiblesse de la raison spéculative, Augustin et Pascal, qui
avaient d'emblée ouvert la Bible devant leur interlocuteur pour en
manifester la sagesse, vont maintenant marquer certains passages.
Cette démarche augustinienne apparaît dans tout le livre XIII du
Contre Fauste, qu'on pourrait appeler « la catéchèse d'un incroyant ».
Pascal, évidemment, ne cesse pas de citer ce livre, qu'il prend visi
blement pour modèle. Il a fort bien compris qu'Augustin rejette
tout appel à la métaphysique et considère l'argument prophétique

6. Fr. 255 - 758. Cf. fr. 270 - 670; 502 - 571 ; 457 - S72; 338 - 724; 755 - 258; 317 - 701 ;
333 - 708; 336 - 709; 341 - 723; 329 - 734. La prophétie des semaines de Daniel, sur laquelle
s'appuie Pascal, n'est pas bien claire aux yeux d'Augustin, puisqu'il n'ose assurer formel
lement qu'elle a été accomplie lors du premier avènement du Christ, et ne s'oppose pas
nettement à ceux pour qui elle annonce la Fin de monde (EpisL 199 - 80, 7, n. 21‘). Il pré
fère cependant penser qu'elle vise la première venue: Epist. 197 - 78, n. l.
7. Contra Adimantum, l9, n. 2: ‘ lstas divitias temporales et in veteri Scriptura esse
contemptas et superius docui, et innumerabilibus locis qui legere voluerit, inveniet: Melius
est modicum justo super divit as peccatorum muItas [Ps. 36, verset 16]. Et illud: Judicia
Dei vera desiderabilia super aurum et lapidem pretiosum multum [Ps. 18, verset 10] »,
etc. Cf. De civ. Dei, XVII, 8, et XX, Z1; In Ps. 88, Il, n. 6: « Etsi quaedam sunt tecta
mysteriis: quaedam tamen sic manifesta, ut ex ipsis facillime aperiantur obscure». Pour
Pascal, voir fr. 502 - 571, 257 - 684, 269 - 692.
8. In Ps. 113, I, n. 4. Sur l'importance de saint Paul pour la révélation du sens spiri
tuel, voir fr. 270 - 670. Pascal aussi montre que les Prophètes avaient déjà levé un coin du
voile : fr. 260 - 678.
584 THÉOLOGIE ET APOLOGIE

comme LA preuve unique : « Tous ceux qui ont prétendu connaître


Dieu et le prouver sans J.-C. n'avaient que des preuves impuissantes.
Mais pour prouver J.-C. nous avons les prophéties, qui sont des
preuves solides et palpables. Et ces prophéties étant accomplies et
prouvées véritables par l'événement marquent la certitude de ces
vérités et partant la preuve de la divinité de J.-C. »°.
Prenons un païen, propose en effet l'évêque d'Hippone. Si nous
lui disons : « Crois au Christ, car il est Dieu », il va nous demander
des explications. Nous ferons alors appel à l'autorité des Prophètes,
nous lui montrerons la réalisation de leurs prédictions : les persécu
tions, la conversion des peuples et des rois, la destruction de l'ido
lâtrie... Il sera entraîné vers la foi, devant tout cela, puisque nous
prouvons par le témoignage de la réalité l'origine transcendante de
ces prophéties écrites si longtemps avant leur réalisation ". Pascal
procède de même et s'inspire sans cesse du Contre Fauste pour dé
velopper son argumentation.
Alors Jésus-Christ vient dire aux hommes qu'ils n'ont point d'autres
ennemis qu'eux-mêmes, que ce sont leurs passions qui les séparent de
Dieu, qu'il vient pour les détruire, et pour leur donner sa grâce, afin de
faire d'eux tous une Eglise sainte, qu'il vient ramener dans cette Eglise
les païens et les Juifs, qu'il vient détruire les idoles des uns et la supers

9. Fr. 189 - 547. Cf. 198 - 693 : « Je vois plusieurs religions contraires et partant toutes
fausses, excepté une. Chacune veut être crue par sa propre autorité et menace les incré
dules. Je ne les crois donc pas là-dessus. Chacun peut dire cela. Chacun pcut se dire prophète
mais je vois la chrétienne et je trouve des prophéties, et c'est ce que chacun ne peut pas
faire ». Jésus-Christ tire « sa preuve des prophéties précédentes » (389 - 794).
10. Contra Faustum, XIII, 7 :
Constituite vobis aliquem catechizandum gentilem ... Si ... dixerimus homini
gentili, crede Christo, quia Deus est ; et responderit, Unde credo ? prolataque auc
toritate Prophetarum, eis se non credere dixerit, quod illi Hebraei sint, ipse paganus ;
ostendimus fidem Prophetarum ex iis quae ventura cecinerunt et venisse cernuntur.
Credo enim quod eum non lateret, quantas a regibus hujus saeculi persecutiones
prius pertulerit christiana religio : aut si lateret, per ipsam historiam gentium et
imperiales leges litteris memoriaeque mandatas, ei facile probaretur : quod cum
tanto ante praedictum ex propheta cognosceret dicente, Utquid fremuerunt gentes,
et populi meditati sunt inania ? Astiterunt reges terrae, et principes convenerunt in
unum adversus Dominum et adversus Christum ejus : quod non de ipso David fuisse
dictum, in eodem ipso psalmo facile apparet ... Dominus dixit ad me : Filius meus
es tu, ego hodie genui te ; postula a me, et dabo tibi gentes haereditatem tuam, et
possessionem tuam terminos terrae : quod genti Judaeorum in qua regnavit David,
non esse concessum, Christi autem nomine longe lateque omnes gentes occupante,
nemo dubitat esse completum. Credo moveretur, cum hinc et alia multa ex prophetis
audiret, quae nunc persequi longum est. Videret etiam ipsos reges terrae Christi
imperio jam salubriter subjugatos, omnesque gentes eidem servientes : et legeretur
ei de psalmo tanto ante praedictum, Adorabunt eum omnes reges terrae, orrines
gentes servient ei [Ps. 71, verset 11] : totumque psalmum ipsum, qui figurate tamquam
in Salomonem dicitur, si legere vellet, inveniret Christum vere regem pacificum ; hoc
enim Salomonis nomen interpretatur ... Illum itidem psalmum, ubi Deus unctus a
Dco dicitur, et utique Christus ipsa unctione declaratur, idemque Christus Deus
apertissime ostenditur, cum Deus unctus insinuatur [Ps. 44, verset 8] : si considerare
vellet quae ibi de Christo, quae de ipsa Ecclesia dicta sunt, quae ibi quidem pracdicta
legeret, in orbe autem terrarum impleta conspiceret ; videret quoque ipsa simulacra
gentium per Christi nomen sic perire de orbe terrarum idque ipsum a prophetis
praedictum esse disceret ...
Haec audiens de Scriptura prophetica, et cernens in universa terra, quid dicam
quemadmodum moveretur ad fidem, quando et hoc rebus ipsis probamus, cum per
prophetiam ante tempora conscriptam, et his temporibus impletam, corda fidelium
sic firmari cognoscimus.
nE UHYPOTHÈSE A LA CERTITUDE 585

tition des autres. A cela s'opposent tous les hommes, non seulement par
l'opposition naturelle de la concupiscence; mais, par-dessus tout, les rois
de la terre s'unissent pour abolir cette religion naissante, comme cela
adversus
avait été Christum).
prédit (Proph.: Quare fremuerunt gentes reges terrae

Tout ce qu'il y a de grand sur la terre s'unit, les savants, les sages, les
rois. Les uns écrivent, les autres condamnent, les autres tuent. Et nonobs
tant toutes ces oppositions, ces gens simples et sans force résistent à
toutes ces puissances et se soumettent même ces rois, ces savants, ces
sages, et ôtent l'idolâtrie de toute la terre. Et tout cela se fait par la
force qui l'avait préditll.

L'hostilité des Juifs ? Prédite 12. L'essor fulgurant du christia


nisme ? Prédit 13... Et toutes ces prophéties sont l'œuvre de tout un
peuple, élaborée au long des siècles ". Elles sont portées partout,
depuis toujours, et par une nation aujourd'hui hostile aux chrétiens 15.
Aussi l'incroyant, devant une telle évidence, est-il « contraint » de
s'acheminer vers le Christ l‘. Seule, en effet, la religion chrétienne
repose sur des fondements aussi inébranlables: on chercherait en
vain sur quoi s'appuient les élucubrations de Manès, dit Augustin,
de Mahomct, modernise Pascal". Si l'apologiste rejette l'Islam, c'est
assurément parce qu'aucun miracle ne l'accrédite, que sa doctrine
n'est guère en accord avec les aspirations du cœur..., mais le leitmotiv
des fragments sur Mahomet est: « Ce prophète qui devait être la
dernière attente du monde a-t-il été prédit ? » l‘. Car il est impensable
que celui qui vient découvrir aux hommes le Dieu caché apparaisse
brusquement, comme un diable sort d'une boîte: une large avenue
historique doit conduire à lui, et cette voie royale, ce sont les pre
miers saints et les prophètes juifs l’. L'existence des prophéties n'est
donc pas seulement suffisante pour conduire à la foi, elle est néces
saire: « Il fallait que pour donner foi au Messie il y eût des pro

11. Fr. 433 - 783. Pascal a remplacé l'Ulquid de la version augustinienne par le Quare
de la vulgate: « Il savait par cœur ce Psaume 2, qui revient sans cesse dans la liturgie.
D'autre part il enrichit le texte original, en y introduisant sa théorie des ’ trois ordres »
(rois, savants, sages). Enfin, au lieu de sc bomer a dire qu'il serait trop long d'énumérer
les prophéties, il consacre de longs fragments à les exposer: 487 - 727; 486 - 682, etc. Voir
aussi fr. 323 - 773 ; 324 - 730.
12. Contra Faustum, XIII, 11. Cf. fr. 347 - 735.
13. Contra Faustum, X111, 13. Cf. fr. 329 - 734.
14. Contra Faustum, XIII, 4 et 6: repris au fr. 332 - 710. Cf. fr. 454 - 619 et 456 - 618.
15. Contra Faustum, XI11, 10. Cf. fr. 311- 640, etc. Cette précision est nécessaire, car
« (les prophéties sont sujettes à être contredites)» (593 - 760). En effet, dès qu'il les
entend exposer, le païen du Contre Fauste objecte qu'elles ont été fabriquées par les
chrétiens (XIII, 10).
16. Contra Faustum, XIII, 10: « tanta rerum evidentia circumfusus »; Ibid., 13:
« Jam credere tanta rerum antea praedictarum manifestations: compellor ». Devant tant de
lumière, si l'assentiment ne suit pas, il faut en rendre responsable In corruption de la
volonté (fr. 815 - 259).
17. Contra Faustum, XIII, 4-5, Cf. 243 - 601; 203 -595. Au contraire: « Firmitas enim
fidei in eo est, quia omnia quae evenerunt in Christo, praedicta sunt » (In Epist. 10h., tr.
2, n. 2). Cf. De fide rerum quae non vid., 3-7.
18. Fr. 243-601. Cf. 321 - 600; 209 - 599, Déjà le second Isaîe défiait ‘ les autres religions
de produire de telles marques »: fr. 204 -592. Cf. 489 - 713; 486 - 682. Notons que dans
La cité de Dieu (XX11, 6, n. 1) Augustin condamne la foi en Romulus au nom des mêmes
critères: il n'a pas été annoncé, il n'a pas réalisé de miracles.
19. Fr. 454 - 619; 456 - 618...
586 THÉOLOGIE ET APOLOGIE

phéties précédentes » *. C'est même à cause de cette nécessité que


l'Incarnation est survenue si tard, avait écrit Augustin. Car plus un
chef est grand, plus important est le nombre des hérauts chargés
d'annoncer sa venue. « Il fallait [donc] des prophéties pendant une
longue suite de temps et d'années »?.
L'œuvre augustinienne contient la mention d'une foule de prophé
ties et de figures, mais celles-ci sont la plupart du temps dispersées.
L'évêque d'Hippone, surmené par ses occupations pastorales et par
l'assaut des hérésies, s'abandonne à ses souvenirs de l'Ecriture, puis
passe à un autre sujet. Plus systématique, Pascal se proposait d'éta
blir des listes. Il a eu le temps d'en ébaucher certaines (fragments
487 - 727,486 - 682.) et de traduire certains passages (fr. 489 - 713.).
Le projet est d'ailleurs clairement formulé :
Prodita lege
Impleta cerne
Implenda collige 22.

Cette triade : prophéties / accomplissement déjà réalisé / réalisation


future, provient en droite ligne de l'œuvre augustinienne, où elle
revient sans cesse *. Elle met en lumière l'extraordinaire organisation
de l'histoire qu'a méditée et réalisée la Sagesse divine. Selon saint
Augustin et Pascal, Dieu a inspiré à certains hommes de l'Ancien
Testament des prophéties, dont certaines ont été accomplies par la
venue du Christ et l'essor de l'Eglise, tandis que d'autres restent à
réaliser : l'avènement éclatant du Christ à la fin des temps, le Juge
ment, la communion éternelle avec Dieu. Mais la foi en ces pro
phéties a posé et pose, au cours des siècles, de difficiles questions :
pourquoi les contemporains des prophètes devaient-ils croire à
leurs prédictions ? Pourquoi les Juifs du temps du Messie devaient-ils
accueillir le Christ, puisque les prophéties ne connaissaient qu'un
début de réalisation ? Pourquoi les hommes d'aujourd'hui considé
reraient-ils comme vraies ces annonces, alors que tant d'entre elles
demeurent à accomplir ?
Dieu a répondu à tout cela. Il a accrédité les prophètes et le
Christ par la pureté de leur doctrine et par les miracles. Bien plus,
précise Pascal, même sans la doctrine et sans les miracles, les

20. Fr. 502 - 571. Les prophéties suffisent : fr. 594 - 576; 189 - 547 ; 198 - 693, etc. Mais
elles étaient nécessaires : fr. 335 - 706 et 502 - 571. L'expression « prophéties précédentes »
est empruntée à Augustin, qui l'utilise sans cesse : « prophetiae .. praecesserunt » (De civ.
Dei, XXII, 6, n. 1 ; voir note suivante, etc.).
21. In Joh., tr. 31, n. 5 : « Per multam seriem temporum et annorum praedicendus fuit
[Christus] ; non enim aliquid parvum venturum fuit : diu fuerat praedicendus, semper
tenendus. Quanto major judex veniebat, tanto praeconum longior series praecedebat ».
Cf. fr. 327 - 770, 499 - 792.
22. Fr. 312 - 697. « Lis les prophéties, Vois ce qui est accompli, Recueille ce qui reste
à accomplir ».
23. Epist. 137 - 3, 4, n. 16 : « Haec omnia sicut leguntur praedicta, ita cernuntur impleta,
atque ex his jam tot et tantis quae restant, expectantur implenda ». De civ. Dei, VII, 32 :
« Quae [sacramenta Veteris Testamenti ] propter aeternam vitam fidelium in Christo et
impleta credimus, et impleri cerminus, et implenda confidimus »; De civ. Dei, X, 32, n. 3 :
« Quid hac historia .. fidelius, in qua narrantur praeterita, ut futura etiam praedicantur,
quorum multa videmus impleta, ex quibus ea quae restant sine dubio speremus implemda ».
nE L'HvPorHÉsE A LA CERTITUDE 587

hommes auraient dû croire les prophètes, car Dieu, pour manifester


la vérité des grandes prédictions, a fait annoncer par eux certains
faits (victoires militaires d'Israël, etc.) qui se sont exactement réali
sés. C'est ce que l'apologiste appelle les prophéties ou les figures
« particulières » 2‘. La réalisation de ces « choses particulières » devait
faire attendre comme indubitable l'accomplissement des promesses
faites à l'humanité tout entière. Quant aux hommes d'aujourd'hui,
ne cesse de répéter Augustin, leur incrédulité est moins excusable
encore, car ils peuvent vérifier la réalisation d'un grand nombre de
promesses générales: comment, dès lors, ne croiraient-ils pas en
celles qui restent à accomplir ?
Il fut un temps où le peuple chrétien, maintenant répandu sur toute la
surface de la terre, n'existait pas. On parlait de lui dans les prophéties,
on ne le voyait pas sur la terre: mais aujourd'hui, on fait plus qu'en
parler, on le voit. Ecoute les prédictions, vois l'accomplissement... De
même aussi le jour du Jugement n'est pas encore là; mais il a été
prédit, donc il se réalisera. Comment serait-il possible que Celui dont la
véracité a éclaté sur tant de points mentît sur le jour du Jugement 75.

Si le Christ annoncé est venu, il faut croire ce qu'il annonce:


« Les prophètes ont prédit, et n'ont pas été prédits. Les saints
ensuite prédits, non prédisants. Jésus-Christ prédit et prédisantfl‘.
Il existe donc comme un relais des prophéties: la réalisation des
premières accrédite les secondes, celle des secondes les suivantes...
Il y a là un « enchaînement » tout divin, s'écrie Pascal 2’. Qui ne
serait entraîné à croire, avait déjà demandé Augustin, par un « ordre
si prodigieux », par un tel « enchaînement» 2‘ ? Si l'on ajoute à cela
l'extraordinaire convergence de toutes les prophéties et figures en
Jésus-Christ, soulignée vigoureusement par Pascal 2°, on est en pré
sence du fondement le plus solide de la foi chrétienne et de la plus
grande des « merveilles de l'Ecriture »3°. Assurément cette solidité

24. Fr. 484 - 711 ; 349 - 652; 819 - 712; 282 - 616; 594 - 576. Cf. fr. 246 - 657 (emprunté
au Contra Faustum, XXII, 70) et 350 - 623 (emprunté au De civ. Dei). Augustin a bien vu
que les prophéties connaissaient souvent une première réalisation, celle de leur contenu
charnel (victoires militaires, etc.), en attendant que s'accomplisse leur sens profond (De
civ. Dei, XVII, 2-3; cf. fr. 264 - 746); mais il ne semble pas avoir fait de la première
réalisation un argument de faveur de la seconde, sauf fugitivement (De civ. Dei, X, 32, n. 3).
25. Serm. 110 - de verbis Domini 31, 4, n. 4: ‘ Audi praedicta, vide oompleta ». Augustin
énumère comme prophéties réalisées la naissance virginale du Christ, ses miracles, sa passion,
sa résurrection, l'expansion de l'Evangile, la destruction de l'idolâtrie, la naissance des
hérésies. Cf. De civ. Dei, X, 32: « [praedicta] quorum tam multa impleta conspicimus.
ut recta pietate futura esse confidamus »; lbid., 25, et XXII, 5; Contra Faustum, XV, ll.
26. Fr. 561 -739. Cf. fr. 793 -737, où Pascal, après s'être émerveillé devant l'accom
plissement des prophéties annonçant la venue d'un Libérateur, conclut: « J'attends la mort
en paix, dans l'espérance de lui être éternellement uni » (souligné par nous).
27. Fr. 793 - 737.
28. Epist. 137 - 3, 4, n. 15: « Intellectui fides aditum aperit, infidelitas claudit. Quem
non moveat ad credendum tantus ab initio ipse rerum gestarum ordo, et ipsa connexio
temporum, praeteritis fidem de praesentibus faciens, priora posterioribus et recentioribus
antiqua conflrmans ». Suit une énumération de prophéties réalisées.
29. Fr. 339 - 738; 336 - 709; 338 - 724; 333 - 708.
30. In Ps. 150, n. 2: « Sunt qui universas omnino scripturas canonicas unum librum
vocent, quod valde mirabili et divina unitate concordent ». Pascal mentionne les ‘ Merveilles
de l'Ecriture sainte» (fr. 482 - 289) parmi les preuves sur lesquelles il comptait s'appuyer.
Signalons à ce propos que l'éd. de Louvain contenait un De mirabilibus sacrae scripturae libri
S88 THÉOLOGIE ET APOLOGIE

échappe à ceux que la corruption aveugle, comme les Juifs chamels,


mais cela même a été voulu, annoncé, et toute l'Ecriture répète que
Dieu est un Dieu qui se cache 3‘. Pascal est donc autorisé à conclure:
« La plus grande des preuves de J.-C. sont les prophéties. C'est à
quoi Dieu a le plus pourvu, car l'événement qui les a remplies est
un miracle subsistant depuis la naissance de l'Eglise jusques à la
fin M1. Alors que les miracles du Christ appartiennent au passé, alors
que les miracles actuels sont fugitifs et ne touchent que quelques
hommes, la réalisation des prophéties constitue un miracle perma
nent et exposé aux regards de tout l'univers, qui peut lire les pro
messes dans la Thora des Juifs, dispersés aux quatre coins du
monde, et vérifier leur réalisation par ce qui existe: les Juifs apa
trides, l'idolâtrie effacée, l'essor de l'Eglise au milieu des persécu
tions, un Evangile dont le dynamisme spirituel n'a jamais été dépassé,
la sainteté des vrais chrétiens, etc. L'apologiste, dans son enthou
siasme devant la réalisation des prophéties, avait même écrit, puis
a raye’: « (Les prophéties sont les seuls miracles subsistants qu'on
peut faire) H3. Pourquoi cette suppression ? Peut-être parce que
Pascal a pensé au second miracle subsistant qui peut conduire
l'incroyant à la foi: l'existence de l'Eglise, indépendamment de son
rapport aux prophéties.

4. L'Église

Pascal a en effet perçu, non moins clairement qu'Augustin, que


la seule existence de l'Eglise chrétienne, des origines du monde au
temps présent, ne peut s'expliquer par des causes simplement hu
maines. On le voit même parfois inclure les prophéties dans un grand
argument qu'il appelle « la perpétuité » ‘. Rhéteur familier de l'inter
prétation des textes, controversiste ayant à discuter point par point
chaque détail de l'Ecriture, et en particulier adversaire des mani
chéens, qui critiquaient l'Ancien Testament, saint Augustin accorde
à l'étude attentive de la Bible la première place dans les voies
d'accès à la foi. D'ailleurs toute l'apologétique des premiers siècles
attribuait cette même place à l'argument prophétique. Si Pascal, qui

rres, reconnu cependant comme apocryphe. Cette œuvre, véritable ancêtre des « histoires
saintes », couvre les deux Testaments. Son premier livre, Sur le Penlateuqut, rappelle la
ruine de Sodome, le rocher de Moïse, le serpent d'airain, etc. Le second. De la prophétie,
évoque la ruine de Jéricho. Elle, Elisée... Le demier concerne lc Nouveau Testament. Mais
Pascal ne semble pas avoir lu cet ouvrage assez pauvre.
3l.Fr, 268-683; 287-607; 267-680; 260-678; 274-642; 457-572; 279-690; 269
692... Voir ’ Le mystère d'Israël n et « L'avènement de la transparence».
32. Fr. 335 - 706 (souligné par nous). Cf. fr. 180 - 838: « Les prophéties accomplies sont
un miracle subsistant ». Fr. 594 - 576: « Pour préparer un miracle subsistant [Dicu] prépmc
des prophéties et l'accomplissement ».
33. Fr. 593 - 760.

l. Fr. 282 - 616; 281 - 613; 894 - 844: « Les trois marques de la religion: la perpétuité.
la bonne vie, les miracles ». Cf. 326 - 694: ’ Et ce qui couronne tout cela est la prédic
tion ’: donc « tout cela » constitue déjà un « signe »l
DE UHYPOTHÈSE A LA CERTITUDE 589

connaissait lui-même si intimement l'Ecriture, s'est mal dégagé de


cette tradition qui reconnaissait tant d'importance au Livre 2, on
distingue dans ses notes les premiers éléments d'une argumentation
qui ferait appel au seul réel de la vie. Et ce réel, c'est, au milieu des
fluctuations humaines, une communauté de croyants unie à un Dieu
caché et manifeste, Jésus-Christ. Cette Eglise est toute divine en sa
« sainteté », en son « établissement » et en sa « perpétuité »3.

a) LA « SAINTETÉ »

Le premier fait qui révèle la transcendance de cette communauté,


c'est la sainteté. L'univers tout entier est livré à l'ignorance et aux
concupiscences. Pourtant au milieu d'une nuit si sombre les saints
brillent comme les étoiles. L'éclat de la sainteté échappe aux expli
cations humaines: « Pour faire d'un homme un saint, il faut bien
que ce soit la grâce, et qui en doute ne sait ce que c'est que saint et
qu'homme »‘. Ce fragment exprime l'un des leitmotive des œuvres
antipélagiennes d'Augustin. A la corruption des païens, des Juifs, des
hérétiques et des mauvais chrétiens, l'évêque d'Hippone ne cesse
d'opposer l'éblouissante pureté des vrais disciples du Christ. Le traité
Des mœurs de l’Eglise et de celles des manichéens souligne cette
sainteté de l'Eglise:
Eglise catholique, véritable mère des Chrétiens, c'est avec grande raison
que vous ordonnez de servir d'un cœur pur un seul et unique Dieu, dont
la possession rend la vie parfaitement heureuse, ne nous obligeant d'ado-
rer, ni de servir quelque créature que ce soit ; ne mêlant point tout ce
qui a été créé, tout ce qui est suceptible de changement, tout ce qui est
sujet au temps, avec cette nature éternelle, incorruptible, inviolable, à
qui seule l'homme doit se soumettre, à qui seule l'âme doit se consacrer
pour éviter d'être malheureuse; et ne confondant non plus ce que l'Eter
nité, ce que la Vérité, et ce que la Paix même distingue, comme vous ne
séparez point ce qu'une Majesté unit.
Mais vous commandez encore d'aimer le Prochain, et réglez si bien cet
amour, que l'on trouve chez vous avec abondance tous les remèdes des
diverses maladies, que les âmes souffrent à cause de leurs péchés. Vous
enseignez, et exercez les enfants avec une indulgence pleine d'accommo
dement, les hommes parfaits avec une fermeté pleine de vigueur, et les
Vieillards avec une gravité pleine de sagesse, selon la différence de leurs
âges, et des âges de leurs âmes, aussi bien que de leurs corps
C'est à bon droit que chez vous les Commandements de Dieu se gardent
en tant de Provinces de la terre. C'est à bon droit que l'on sait chez
vous, qu'il y a beaucoup plus de crimes à pécher lorsque l'on connaît
la Loi, que lorsqu'on l'ignore, parce que le péché est l'aiguillon de la
mort, que la Loi est la force du péché, et que le péché se sert de ces
préceptes pour blesser plus cruellement la conscience qui les viole, et
pour lui ôter la vie. C'est à bon droit que l'on a rcconnu chez vous

2. Voir fr. 261 - 757: Jésus-Christ « ne devait venir qubbscurément et que pour être
connu de ceux qui sonderaient les Ecritures ». Fr. l7l - 696...
3. On distingue aisément ces arguments dans les Pensées: fr. 301-772, 482-289,
liasse 21.
4. Fr. 869 - 508. Pascal a développé le même thème à la fin du fr. 308 - 793: ‘ De tous
les corps et esprits on n'en saurait tirer un mouvement de vraie charité, cela est impossible,
et d'un autre ordre, sumaturel ». Cf. De perf. jusL, 18, n. 39...
590 THÉOLOGIE ET APOLOGIE

combien les actions faites sous la Loi, sont vaines, lorsque la volupté
ravage l'âme, et qu'on la veut réprimer par la crainte de la peine au lieu
de l'étouffer par l'amour de la vertu.
C'est à bon droit qu'il y a chez vous tant de personnes Hospitalières,
tant de Charitables, tant de Miséricordieuses, tant de Savantes, tant de
Chastes, tant de Saintes, et tant qui brûlent d'un si grand amour de Dieu,
qu'outre la parfaite continence qu'elles gardent exactement, et le mépris
incroyable qu'elles font du monde, elles cherchent encore, et aiment la
solitude 5.

Pour mieux affirmer qu'ils ne vivent que pour Dieu, des hommes
et des femmes innombrables renoncent aux plus doux attachements,
au mariage, à la paternité, aux amitiés. Les êtres les plus faibles
supportent le martyre. Une «force secrète » opère cette révolution
manifeste et ce défi permanent à la pesanteur humaine°. Pascal,
comme Augustin, a rencontré des saints authentiques, et il ne fait
guère de doute que cette expérience ne l'ait profondément marqué:
« Quand je prévois la fin et le couronnement de son ouvrage [à Dieu]
par les commencements qui en paraissent dans les personnes de
piété, j'entre en une vénération qui me transit de respect envers
ceux qu'il semble avoir choisis pour ses élus U.
Assurément l'Eglise est remplie de pécheurs, mais ceux-ci ne font
jamais que ressembler aux hommes ordinaires. Ce qui étonne, c'est
que certains échappent à la corruption. Aussi les hérétiques et les
païens n'ont-ils jamais raison de se détourner de l'Eglise à cause
des bassesses qui s'y commettent, même si la gangrène a gagné des
parties entières de ce corps ‘. Il y aura toujours des saints dans
l'Eglise : aux pires époques, « Dieu s'est réservé des serviteurs cachés,
comme il le dit à Elie »’.
Ces serviteurs cachés ne sont visibles qu'à ceux qui les approchent
et qui ont le cœur pur. En cela ils sont vraiment les disciples de
Jésus-Christ, qui est le prince des saints. Appliquant au Messie la
grande théorie augustinienne des voiles qui s'interposent entre la
réalité divine et les hommes déchus, Pascal souligne que Jésus-Christ
se propose dans le clair-obscur. Presque toute la liasse 18, Fonde

5. De moribus, I, 30 (trad. Arnauld); voir 31-34.


6. Fr. 338 - 724; cf. 301 - 772: « cette force ». Ces deux fragments évoquent l'argument
prophétique, mais il est clair que le caractère inexplicable du bouleversement est en lui
même frappant.
7. Lettre du 5 nov. 1656 à Ch. de Roanncz. Pour Augustin, il suñit de penser a quelques
uns des personnages évoqués dans les Confessions: Monique, Ambroise de Milan Voir
le récit de Pontitianus (VIII, 6, n. 14-15).
8. De moribus, l, 34, et toute la controverse ami-donatiste. Pascal, Cinquième écrit des
curés de Paris, éd. Cognet, p. 432.
9. Lettre 3 à Ch. de Roannez. Le débordement de la corruption ne nuit pas a ces
irréductibles, car « Dieu n'a jamais laissé ses vrais adorateurs » (fr. 892 - 822). Ce demier
fragment est constitué de notes de lecture des ouvrages anti-donatistes. Or on lit dans
l'Epist. contra Donatistas (13, n. 33): ‘ Nec hujus [regni Juda] tamen, nec illius [reg-ni
lsrael] peccata obfuemnt aliquid justis, qui et hic et illic fuisse inveniuntur, nam et in
illa parte, quam pro exemplo perditionis ponunt, id est in lsrael fuerunt sancti prophetae.
lbi erat ille memorabilis Elias, ut de aliis taceam, cui etiam dictum est: Reliqui mihi
septem millia virorum, qui non curvaverunt genua ante Baal [3 Rois, XIX, 18] ». Pascal cite
encore cette parole au fr. 719 -788: » Je m'en suis réservé 70Œ). J'aime ces adorateurs
inconnus au monde et aux prophètes mêmes », c'est-a-dire à Elie.
m3 UHYPOTHÈSE A LA CERTITUDE 591

menls, insiste sur ce point. Quant au célèbre fragment 308 - 793,


connu sous 1e titre « les trois ordres », il révèle assez quelle impor
tance l'éclat de la sainteté - celle du Christ et celle de ses disciples -
devait revêtir dans l'Apologie:
La grandeur de la sagesse, qui n'est nulle sinon de Dieu, est invisible
aux
Les chamels
saints ont
et leur
aux gens
empire,
d'esprit
leur éclat, leur victoire, leur lustre et n'ont

nul besoin des grandeurs charnelles ou spirituelles, où elles n'ont nul


rapport car elles n'y ajoutent ni ôtent. Ils sont vus de Dieu et des anges
et non des corps ni des esprits curieux, Dieu leur suffit
J.-C. sans biens, et sans aucune production au dehors de science, est
dans son ordre de sainteté. Il n'a point donné d'inventions. Il n'a point
régné, mais il a été humble, patient, saint, saint, saint a Dieu, terrible
aux démons, sans aucun péché. O qu'il est venu en grande pompe et en
une
Il eût
prodigieuse
été inutilemagnificence
à N.-S. J.-C. aux
pouryeux
éclater
du cœur
dans et
son
quirègne
voient
de la
sainteté,
sagesse de

venir en roi, mais il y est bien venu avec l'éclat de son ordre.
Il est bien ridicule de se scandaliser de la bassesse de J.-C. comme si
cette bassesse était du même ordre duquel est la grandeur qu'il venait
faire paraître.
Qu'on considère cette grandeur-là dans sa vie, dans sa passion, dans son
obscurité, dans sa mort, dans l'élection des siens, dans leur abandon
nement, dans sa secrète résurrection et dans le reste. On 1a verra si
grande qu'on n'aura pas sujet de se scandaliser d'une bassesse qui n'y
est pas.

Toute la vie du Messie rayonne de sainteté. « (J.-C. enseigne vivant,


mort, enseveli, ressuscité) » 1°. En tout cela le Christ répond à l'attente
de l'incroyant: ce dernier, perdu dans la nuit du monde, savait déjà
que la vraie religion doit annoncer un Dieu difficile à trouver",
qu'elle doit enseigner à « n'aimer que Dieu et ne haïr que soi »".
Or tel est justement l'Evangile de Jésus-Christ, qui a parlé de Dieu
avec une simplicité et un naturel déconcertants U.

10. Fr. 560-552. Cf. De ver. relig., 16, n. 32: « Tota itaque vita ejus in terris, per
hominem quem suscipere dignatus est, disciplina morum fuit»; Enchin, 53: ’ Quidquid
igitur gestum est in cruce Christi, in sepultura, in resurrectione tertio die, in ascensione in
coelum, in sede ad dexteram Patris ; ita gestum est, ut his rebus configuraretur vita
christiana ». Cf. fr. 325 - 733; 793 - 737 (‘ une si divine morale n). On sait que Pascal a
rédigé un Abrégé de la vie de Jésus-Christ. Si le prologue et l'épilogue sont très personnels,
tout le corps du texte, comme l'a vu Brunschvicg, est une paraphrase de la Series vitae
Iesu Christi juxta ordinem temporum, de Jansénius, publiée en 1655 en appendice à son
Tetrateuchus, dont certains passages sont utilisés dans l'Abrégé. C'est dans Jansénius que
Pascal a rencontré tous les passages augustiniens qu'il cite: In 10h., tr. 62, n. 3 (5 194);
Serm. 235 - de Tempore 140, n. 3, De consensu evang., III, 35 (en fait 25) et Epist. 149 - 59,
3, n. 32 (5 330); In 10h., tr. 121, n. 4 (ä 336 et 337); tr. 122, n. 7 (5 339).
11. Fr. 225 - 789; 242 - 585: « Dieu étant ainsi caché toute religion qui ne dit pas que
Dieu est caché n'est point véritable». Ct. In Ps. 49, n. 6: « Ille Deus deorum, et tunc
occultus, et modo occultus, numquid semper occultus? Non plane: audi sequentia: Deus
manifeste veniet [verset 3]. Qui venit occultus, veniet manitestus. Venit occultus judicandus,
veniet manifestus judicaturus Modo non silet a monendo, silet a vindicando n.
12. Fr. 373 - 476. Cf. 433 - 783; 381 - 386; 564 - 485; 214 - 491 ; 220 - 468. Ce thème
s'inspire évidemment de la fameuse alternative de La Cité de Dieu (XIV, 28): ‘ amor sui
usque ad contemptum Dei amor Dei usque ad contemptum sui ».
13. Fr. 303 -799 et 309-797. Si cet argument se trouve esquissé dans le De doctr.
chrisL, IV, 6, n. 9, Pascal comptait lui donner un éclat incomparable, ainsi que nous en
informent Etienne Périer (Préface de l'éd. de Port-Royal, Laf., III, 137) et Filleau de la
Chaise (Discoursm, Lat, III, 111).
592 Tl-IÉOLOGIE ET APOLOGIE

Comme nous l'indiquent l'Apologie elle-même, le Discours de


Filleau de la Chaise et la Préface d'Etienne Périer, Pascal, après avoir
recouru à l'argument prophétique à propos du Messie, comptait
apporter «encore beaucoup de preuves tirées de sa personne même...
de sa doctrine et des circonstances de sa vie » ". Et de fait l'Apologie
abonde en remarques sur le Christ: cette méditation sur la trans
cendance de Jésus est l'un de ses aspects les plus originaux. Assu
rément innombrables sont les considérations sur le Messie dans
l'œuvre augustinienne, mais Pascal réagissait lui-même très vivement
à la lecture de la Bible. « Le Mystère de Jésus », qui d'ailleurs n'aurait
sans doute pas fait partie de lïftpologie, révèle avec éclat la profon
deur et l'attrait des commentaires pascaliens. Pascal ne semble guère
reprendre les trouvailles de l'évêque d'Hippone", sauf en ce qui
concerne le Christ comme médiateur, et sa grandeur dans l'humi
lité: les chapitres sur « Le clair-obscur du monde n et sur « La
grâce souveraine» ont souligné à cet égard l'influence d'Augustin
sur son disciple. Mais là s'arrêtent les points de contact dans les
Pensées. Le théologien africain est resté trop proche du platonisme
pour ne pas élaborer une doctrine foncièrement théocentrique. Si,
par suite du péché, le Christ est maintenant le seul chemin, la
contemplation prend surtout pour objet le Dieu trinitaire, auquel
Augustin a consacré l'un de ses plus importants traités. Ce plato
nisme apparaît aussi dans la célébration d'un attribut divin qui
n'est guère biblique: la beauté l°. On ne saurait mieux faire éclater
la différence des deux théologies qu'en opposant le livre I de La
doctrine chrétienne au prologue de l’Abrégé de la vie de Jésus-Christ.
Augustin part de la Trinité et insiste sur les attributs de Dieu: un,
ineffable, transcendant, immuable, infiniment sage. De là il passe au
rôle de cette Sagesse dans l'Incarnation rédemptrice et dans l'Eglise,
puis il aborde les fins dernières". La mystique pascalienne, elle,
est toute christocentrique:
Le Verbe, lequel était de toute étemité, Dieu en Dieu, par qui toutes
choses et les visibles même ont été faites, s'étant fait homme, dans la
plénitude des temps est venu dans le monde qu'il a créé, pour sauver le
monde; n'a pas été reçu du monde, mais de ceux-là seulement auxquels
il a donné la puissance d'être faits enfants de Dieu en tant que renés
du Saint-Esprit par la volonté de Dieu, et non pas en tant que nés de
la chair et du sang par la volonté des hommes; et il a conversé parmi
les hommes, dénué de sa gloire et revêtu de la forme d'un esclave, et a
passé par beaucoup de souffrances jusques à la mort et_a la mort de la
croix, sur laquelle il a porté nos langueurs et nos infirmités, et a détruit

14. Discours..., IAL, III, 137.


l5. Fr. 355 - 767: « De tout ce qui est sur la terre, il ne prend part qu'aux déplaisirs
non aux plaisirs ». Augustin développe le même thème: « Non utique terrena telicitate
cummendandus fiiit. Inde subjectio, inde passio, inde flagclla, sputa, contumeliae, crux,
vulnera » (Epist. 140 - 120, 5, n. 13). Mais on voit combien il est difficile d'affirmer une
influence précise. Même quand Pascal semble bien se souvenir d'Augustin, par exemple
dans son commentaire du Noli me tangere, il insiste sur un autre aspect qui demeure au
second plan chez l'évêque d'Hippone: fr. 943 - 554; cf. In Epist. 10h., tr. 3, n. 2; Serm. 5 -
l Sirm., n. 7; 243 - de diversis 6, 2, n. 2; 245 - de Tempure 155; 246 - Vign. 19.
‘S. In Ps. 103, l, n. 6; Serm. 241 - de Tempore 143, 2, n. 2, etc.
17. l, 5-2l.
nE UI-IYPOTHÈSE A LA CERTITUDE 593

notre mort par la sienne, et après avoir quitté volontairement son âme,
qu'il avait pouvoir de laisser et de reprendre, il s'est ressuscité lui-même
le troisième jour, et par sa nouvelle vie a communiqué la vie à tous
ceux qui sont renés en lui, comme Adam avait communiqué la mort à
tous ceux qui étaient nés de lui. Et enfin étant monté des Enfers au
dessus de tous les Cieux, afin qu'il remplit toutes choses, il sied à la
droite du Père d'où il viendra juger les vivants et les morts, et ramener
les Elus incorporés en lui dans le sein de Dieu, auquel il est uni et
demeure uni hypostatiquement à jamais.

Ce texte, étranger aux Pensées, jette sur elles une vive lumière.
Il explique le règne du Christ dans tant de fragments. Il rend compte
de leur caractère concret. Le Christ eût occupé dans l'ApOIogie une
place qu'il n'eût jamais eue dans une apologie écrite par Augustin.
Cela ne s'explique pas seulement par la personnalité de Pascal,
l'écrivain héritait en effet d'une tradition déjà longue: la liturgie,
saint Bernard et la dévotion médiévale au Christ, Thérèse d'Avila,
Bérulle, Condren... Par ailleurs la France a toujours vu le triomphe
du christocentrisme (Gerson raillant le jargon néantiste, Calvin et
ses disciples). Qui voudrait expliquer la souveraineté du Christ dans
l'Apologie ne saurait donc se limiter à faire état de l'apport augus
tinien sur le Médiateur.
Il n'est pas moins difficile de référer à l'œuvre augustinienne les
développements de l'Apologie sur l'Eglise corps du Christ. Pascal
est vivement frappé par la solidarité de ses membres et sa résistance
au flux du temps. Il voit dans cette permanence une preuve de
l'appartenance de cette Eglise à Celui qui véritablement est l‘. Mais
l'image du corps, la réalité de la communion des saints, le lien de
la charité, ce sont là des thèmes qui étaient devenus trop traditionnels
en 1650 pour qu'on se risque, sauf s'il était possible d'indiquer des
emprunts évidents, à entreprendre de les rapporter à Augustin lui
même. Il apparaît au contraire que, selon son habitude, Pascal n'a
presque rien conservé de la profusion d'images au moyen desquelles
l'évêque d'Hippone célèbre l'Eg1ise: vierge, fiancée, reine, montagne
éblouissante, arche du salut, aire, champ, etc. On peut rappeler
aussi qu'il n'a pas retenu les quelques textes où Augustin parle
d'une croissance organique de l'Eglise: comme lui, il insiste sur
la communion qui unit les fidèles depuis le temps d'Abe1, sur l'iden
tité de la foi entre les croyants d'autrefois et ceux d'aujourd'hui.
Si la perpétuité de l'Eglise et la solidarité de ses membres sont
vivement soulignées chez Augustin, puis chez Pascal, l'ecclésiologie
pascalienne a si largement profité de l'apport des douze siècles qui
ont suivi la mort d'Augustin et en particulier des échanges avec
Amauld et ses amis, qu'il serait hasardeux de prétendre en prendre
une vue claire sans une étude de tout l'humus où elle a pris nais

18. Liasse 26, « Morale chrétienne ‘: l'Eglise était figuré: en cela par Israël (fr. 451 - 620;
573 - 646). Cf. fr. 743 - 859 (emprunté à l’ln Ps. 104, IV, n. 4-5); 787 - 843; 454 - 619; 456 -
618 En dehors des Pensées, voir lettres du l" avril 1648, du 17 oct. 1651. Pour l'image
du corps, Comparaison des chrétiens, 5 7; Maladies, 15, etc. Outre l'image du corps, Pascal
connaît celle de l'Epouse du Christ (Quatorzième Provinciale, éd. Cognet. p. 65), de la Cité
(Ibid., p. 272). de la Mère des fidèles (Comparaison des chrétiens, 5 13). Ces quatre images
sont des plus traditionnelles.
594 THÉOLOGIE ET APOLOGIE

sance l’. Force est donc de s'en tenir à ce qui est purement augus
tinien dans l'Apologie: l'établissement de l'Eglise et sa perpétuité.

b) L'ÉTABLISSEMENT DE L'EGLISE VISIBLE

Augustin considère que l'essor de l'Eglise visible, au lendemain


de la mort du Christ, est inexplicable humainement. Considérez,
dit-il à ses interlocuteurs, le spectacle que vous avez sous les yeux.
Je ne vous parle pas, cette fois, du passé ni du futur: je vous
montre des réalités qui sont là. Considérez-vous comme un « mi
racle » futile, léger, médiocre ou même sans aucun poids la foi du
genre humain tout entier en un seul homme, et crucifié 2° ? Ajoutez
à cela que les propagateurs de l'Evangile chrétien furent « des
hommes peu nombreux, obscurs, incultes, et de basse condition »’
Même si l'on refuse « d'admettre que les apôtres du Christ ont
fait de vrais miracles pour obtenir la foi en la résurrection et en
l'ascension du Christ qu'ils prêchaient, à nous un seul grand miracle
suffit, à savoir que le monde entier y ait cru sans miracle » 2‘. Songez
que la sublime doctrine platonicienne sur l'immortalité de l'âme est
crue aujourd'hui par tout l'univers 21, alors que ni Platon et ni ses
savants disciples n'ont été capables de la communiquer. Mais un

19. Voir J. Laporte, La Doctrine de Port-Royal, Paris, 1951, t. II. Augustin ne se posait
évidemment pas des problèmes comme celui de l'infaillibilité pontificale de la même manière
que Pascal. Voir aussi G. Philips, ‘ Le Christ-chef et son corps mystique » dans Augustinus
Magister, II, p. 805-815: Augustin ne se représente pas la communication de l'Esprit divin
comme une influence organique du Chef sur ses membres. Jamais, chez lui, le corps même
du Christ n'est l'instrument physico-mystique de la divinisation, comme en Orient. Les
rapports entre tête et membres sont d'exemple, de souveraineté, de solidarité. L'auteur
parle de quasi-occasionalisme: la grâce est donnée aux hommes à propos de l’Incarnation;
de théologie de l'échange: le Christ a pris l'humanité pour donner sa divinité (Epist. 140 -
120, IV, n. 10; De civ. Dei, XXI, 15, Serm. 125 - Sirm. 15, n. 5; 127 - de verbis Domini 64,
6, n. 9; 194 - de Tempore 23, n. 3; In Ps. 34, n. 21; 52, n. 6). Augustin souligne donc la
réunion des deux natures dans le Médiateur (Conf., X, 43, n. 68) et l'humilité du Christ
(Enchin, 108, n. 28). Si le Christ est la tête et l'Eglise le corps (In Ps. 148, n. 8; De agone
chrisL, 20, n. 22), le platonisme a empêché Augustin de concevoir un influx qui n'aille pas
d'esprit à esprit. Il a donc tendance à spiritualiser, à se méfier des rites. C'est ainsi qu'au
lieu de mettre en valeur la présence réelle du Christ lors de la célébration eucharistique,
il se porte d'emblée à l'effet produit: l'unité des fidèles. Il tend à voir la divinisation
s'opérer dans (plus que par) l'Eglise, à l'occasion (plutôt que par le moyen) des sacrements,
en raison des mérites du Christ (plus que par son corps). A l'inverse des Pères grees, qui
célèbrent les énergies divines dont rayonne la chair du Christ, les Africains, depuis Tertul
lien, ont mal résolu le conflit entre Eglise-société et Eglise-Esprit.
Sur ce point, l'apport de près de douze siècles a enrichi la pensée pascalienne: impor
tance des sacrements, mystique de la présence réelle (Ph. Sellier, Pascal et la liturgie,
p. l3-l4, 23-24, 36, 68-70, 104-105)... Voir le Prologue de l'Abrégé; Maladies, 5 15.
Ces deux exemples manifestent l'ampleur et la difficulté des problèmes qui se posent.
Rappelons cependant qu'ils semblent d'importance secondaire pour ce qui nous occupe
dans ce chapitre: l'Apologie.
20. De fide rerum quae non vid., 4, n. 7: « Haec quae cernitis cogitate, quae vobis non
praeterita narrantur, nec futura praenuntiantur, sed praesentia demonstrantur. An vobis
inane vel leve videtur et nullum vel parvum putatis esse miraculum divinum, quod in
nomine unius crucifixi universum genus currit humanum ? »
21. De civ. Dei, XXII, S, n. 2. Ce recours au dilemme fait penser à Pascal: fr. 322 - 802,
etc. Mais ce demier est toujours plus incisif.
22. Epist. 137 - 3, 3, n. 12: « Quod ergo ad magisterium ejus [Jesu Christi] attinct, quis
nunc extremus idiota, vel quae abjecta muliercula non credit animae immortalitatem vitamquc
post mortem futuram ? ».

_
nE lfr-tYrornlzsE A LA cEnrrrunE 595

petit nombre de Galiléens a su parler, parcourir le monde, convaincre,


résister aux persécutions. L'idolâtrie est abattue, les temples ruinés,
et voici que l'Eglise couvre aujourd'hui toute la surface de la terre 23.
C'est pourquoi « quiconque réclame encore des prodiges, pour croire,
est lui-même un grand prodige, pour ne pas croire malgré la foi
du monde a» 2‘.
Cet « établissement » de l'Eglise des premiers siècles constitue
l'une des preuves développée par Pascal: « La religion chrétienne,
par son établissement, par elle-même établie si fortement, si douce
ment, étant si contraire à la nature s 25.
« Si fortement», parce que rien n'a pu s'opposer à sa progres
sion fulgurante: ni les rois, ni les sages 2°. Une « force secrète »
anime les apôtres 2’, les martyrs 2‘ et, plus généralement, toute l'Eglise.
« Les filles consacrent à Dieu leur virginité et leur vie, les hommes
renoncent à tous plaisirs. Ce que Platon n'a pu persuader à quelque
peu d'hommes choisis et si instruits une force secrète le persuade
à cent milliers d'hommes ignorants, par la vertu de peu de paroles » 2’.
« Toute la terre fut ardente de charité » 3°. Entraîné par le lyrisme

23. In Epist. 10h., tr. 2, n. 2, etc. Ce thème revient de façon obsédante dans les écrits
anti-donatistes: Ecclesia toto orbe diffusa. Sur la ruine des idoles, De consensu Evangelis
tarum, I, 12, n. 18: « Nunc ipse Deus Israël ubique delet idola gentium »; sur la résistance
des martyrs: De civ. Dei, XVIII, 50 et XXII, 6, n. 1 (l'Eglise s'est répandue sans armes);
Serm. 4 - de diversis 44, 2. n. 2.
24. De civ. Dei, XXII, 8, n. 1: « Quisque adhuc prodigia ut credat inquirit, magnum est
ipse prodigium, qui mundo credente non credit ». De tels ballets de termes semblables sont
fréquents chez Pascal et donnent à son style une rare vigueur: « Comment se peut-il faire
que ce raisonnement se passe dans un homme raisonnable ? Ils [les incroyants placides]
servent au moins admirablement a prouver la corruption de la nature par des sentiments si
dénaturés » (fr. 427 - 194). « Sans ce mystère, le plus incompréhensible de tous, nous
sommes incompréhensibles à nous-mêmes L'homme est plus inconcevable sans ce mystère
que ce mystère n'est inconcevable à l'homme » (fr. 131- 434). « Le cœur a ses raisons
que la raison ne connaît pas » (fr. 423 - 277)...
25. Fr. 482 - 289.
26. Fr. 433 - 783 (paraphrase du Contra Faustum, XIII, 7).
27. Fr. 310 - 801 et 322 - 802. Cf. fr. 433 - 783: « ces gens simples et sans force » (sans
force humaine: savoir, prestige, social, etc.).
28.Fr. 301 - 772.
Mais il existe des martyrs dans toutes les causes ? Oui, dit Augustin, les manichéens
ont les leurs. Il faut donc « Y regarder de plus près»: à la multitude des martyrs
catholiques, à la cruauté des tortures qu'ils ont subies (Contra Faustum, V, 8) s'ajoute
la raison essentielle d'accepter leur témoignage comme vrai: la pureté de leur doctrine:
« Martyres non fecit pœna, sed causa» (Serm. 331 - de div. 100, 2, n. 2). « Unus latro
credidit, alius blasphemavit. Dominus tamquam de tribunali inter ambos judicavit Eligite
ergo martymm causas, si vultis pervenire ad martyrum palmas » (Serm. 335 - de sanctis 50,
2, n. 2). Cf. Serm. 328 - de div. 117, 4, n. 4.
29. Fr. 338 - 724 (inspiré du De vera relig., 1-3). Cf. fr. 324 - 730 (Vidolâtrie renversée),
328 - 732 (l'esprit prophétique chez les chrétiens), 282 - 616 (la conversion du monde).
30. Fr. 301-772. Cf. De civ. Dei, XVIII, 50: «Qui [Apostoli] ut frigidi timore non
essent, igne caritatis ardebant ». Comme Augustin (In Epist. 10h., tr. 1, n. 13), Pascal se
plaît à méditer sur la « petite pierre » de Daniel (II, 34), devenue une « montagne »:
fr. 485 - 722; 487 - 727 ; 329 - 734. Ainsi a Jésus-Christ, vu de peu d'hommes et caché,
s'oppose l'Eglise manifeste. C'est là un refrain augustinien: Epist. ad Cath., 16, n. 40;
Contra litt. Petiliani, II, 32, n. 74; Contra Cresconium, II, 36, n. 45: « Exstat Ecclesia
cunctis clara atque conspicua; quippe civitas quae abscondi non potest super montem
constitutam [Matth., V, 14], per quam dominatur Christus a mari usque ad mare, et a
flumine usque ad terminos orbis terrae [Ps. 71, verset 8] tamquam semen Abrahae multipli
catum sicut stellae coeli, et sicut arena maris, in quo benedicuntur omnes gentes ». Pascal
a également repris cette idée: « Il y aurait trop d'obscurité si la vérité n'avait pas de
596 THÉOLOGIE ET APOLOGIE

augustinien Pascal reprend le refrain « L'Eglise répandue sur toute


la terre» (Ecclesia toto orbe diffuse): il conserve les conceptions
du v‘ siècle selon lesquelles toute la terre avait été évangélisée.
« Si doucement », puisque les premiers chrétiens ont rejeté l'em
ploi des armes et se sont, à l'exemple de leur Maître, laissé conduire
à l'abattoir.
Différence entre J.-C. et Mahomet
Mahomet en tuant, J.-C. en faisant tuer les siens Cela est si contraire
que si Mahomet a pris la voie de réussir humainement, J.-C. a pris celle
de périr humainement et qu'au lieu de conclure que puisque Mahomet
a réussi, J .-C. a bien pu réussir, il faut dire que puisque Mahomet a réussi,
J.-C. devait périr 31.

s Si contraire à la nature », car elle ne flatte aucune concupiscence


et propose le renoncement. On s'explique aisément le succès du
judaïsme chamel ou de l'Islam, qui proposent des félicités vul
gaires 32. l/inexplicable, c'est que « la seule religion contre la nature,
contre le sens commun, est la seule qui ait toujours subsisté parmi
les hommes » 33.
Il est facile de percevoir combien de tels faits sont étonnants en
eux-mêmes. Mais il est à remarquer qu'Augustin ne présente jamais,
semble-t-il, cet établissement surprenant de l'Eglise sans le relier
aux prophéties qui l'armoncaient. Il le réduit à n'être que l'une des
facettes les plus éclatantes de l'argument prophétique. Dans de
nombreux cas, Pascal lui emboîte le pas 3‘. Mais il est des fragments
qui manifestent la libération de preuves autonomes, dégagées de
tout lien à l'argument prophétique:
Preuves de J.-C.
L'hypothèse des apôtres fourbes est bien absurde. Qu'on la suive tout
au long, qu'on s'imagine ces douze hommes assemblés après la mort de
J.-C., faisant le complot de dire qu'il est ressuscité. Ils attaquent par là
toutes les puissances. Le cœur des hommes est étrangement penchant à
la légèreté, au changement, aux promesses, aux biens, si peu que l'un
de ceux-là se fût démenti par tous ces attraits, et qui plus est par les
prisons, par les tortures et par la mort, ils étaient perdus. Qu'on suive
cela 35.

Les prophéties ne constituent déjà plus dans les Pensées l'unique


preuve, mais représentent seulement « la plus grande des preuves ’ 3°.
L'Apologie, tout en demeurant très augustinienne, innovait; le pa

marques visibles. C'en est une admirable d'être toujours dans une Eglise et assemblée
visible» (fr. 758-857); mais il la nuance et l'insère dans sa théorie du clair-obscur.
Bossuet sera ici bien plus augustinien que Pascal, plus triomphant.
31. Fr. 209 - 599. Augustin développe une opposition analogue: la religion romaine s'est
répandue grâce à la force; le christianisme s'est développe’ au milieu des persécutions (De
civ. Dei, XXII, 6, n. 1).
32. Fr. 269 - 692 ; 270 - 670; 218 - 598 ; 243 - 601. C'est là un leitmotiv augustinien.
comme l'a montré le chapitre » Le mystère d'Israël ».
33. Fr.4L5-604; 284-605.
34. Fr. 338 - 724; 324 - 730; 328 - 732; 327 - 770; 301- 772; 433 - 783...
35. Fr. 310 - 801. Voir fr. 477 -769; 895 - 285: « Cette religion est telle que son seul
établissement est suffisant pour en prouver la vérité n.
36. Fr. 335 - 706.
m: UHYPOTHÈSE A LA csnnruns 597

pillon sortait déjà de la chrysalide. Pascal a indiqué ici, sans avoir


le temps de leur donner toute leur valeur, quelques-uns des aspects
du fait chrétien qui, aujourd'hui encore, peuvent étonner. Il évoque
surtout l'essor chrétien des tout premiers siècles: dès l'époque
d'Augustin, en effet, l'expansion catholique devient aussi quelconque
que celle de groupes militaires ou financiers. Aux applaudissements
de l'évêque d'Hippone, l'Eglise a choisi la voie de la violence, elle
a trahi son propre Evangile, renoncé à la « force secrète » de Dieu
pour adopter « la force» qui impose « le respect et la terreura".
Elle peut paraître tout humaine, elle s'est avilie jusqu'à devenir
conforme ‘a la nature déchue. Il y a là une corruption qui annonce
celle des casuistes. C'est pourquoi Pascal consacrera un écrit aux
« Chrétiens des premiers temps ». A ses yeux, il y eut un printemps
évangélique, et il demeure fascinant. Ensuite est venu un automne
ambigu qui « fait gémir tous ceux qui ont des sentiments de ten
dresse pour l'Eglise v3‘.
L'Eglise, donc, est répandue dans le monde entier. Est-ce à dire
que de ce fait il faille recevoir comme nécessairement vrai ce que
la plus grande partie du monde catholique tient pour tel? Oui,
répond fermement Augustin. Et il lie assez souvent sa prise de
position à la réalisation des prophéties: il a été annoncé que la
véritable Eglise gagnerait toute la terre, et que Dieu ne l'abandon
nerait pas. Par conséquent toute secte n'a qu'à disparaître: car le
propre de la secte est de se tenir dans un coin, en Afrique du nord
pour le parti de Donat, etc. D'ailleurs l'existence de ces chapelles
hérétiques a été prédite. Ainsi présentée, l'argumentation n'est pas
sans poids F. Mais on ne saurait se dissimuler que bien souvent
l'évêque d'Hippone attache une grande importance au nombre pris
en lui-même. Il a contribué plus que quiconque à l'élaboration de
ce qui deviendra l'argument par Ie consentement universel et traînera
dans les ouvrages d'apologétique jusqu'au milieu du xx‘ siècle.
Tous les hommes croient que Dieu existe. Rarissimes sont les
athées, et il faut les considérer comme des fous 4‘. Le raisonnement
sera du même type pour confondre les manichéens, qui rejetaient
l'Ancien Testament: tout l'univers s'attache à Moïse et au Christ,
il ne vous reste qu'à l'imiter ‘l l De façon générale l'importance numé

37. Fr. 25 - 308: 89 - JIS..-


38. Comparaison..., 1.
39. C'est le fameux « Securus judicat orbis terrarum « (Contra Epist. Parm., III, 4, n. 24),
qui joua un si grand rôle dans l'évolution intellectuelle et religieuse de Newman. Le lien
avec l'argument prophétique est clairement affirmé dans le Serm‘ 361 - de diversis 120, 8,
n. 8. par exemple: « interroge orbem terrarum. Multa quae promissa sunt, facta sunt n.
40. In 10h., tr. 106, n. 4: «Quod Deus dicitur universae creaturae, etiam omnibus
gentibus antequam in Christum crederem, non omni modo esse potuit hoc nomen ignotum.
Haec est enim vis verae divinilatis, ut creaturae rationali jam ratione utenti, non omnino
ac penitus possit abscondi. Exceptis enim paucis in quibus natura nimium depravata est,
universum genus humanum Deum mundi hujus fatetur auctorem ».
terr»mm
41. Contraet Faustum,
Moysi et XVI,
Christo27, simul credentem.
n. 27: Si ergo
Considère, non dire
s'entend erat verisimile ut Judaei
Fauste, «orbem

Moysi et Christo pariter crederent, multo minus verisimile est ut orbis terrarum Moysi et
Christo pariter crcdat. Cum vero videamus omnes genres utrique credere est minmdn
et vehementius arguenda duritia Judaeorum, qui hoc non fecerunt, quod totum mundum
fecisse oonspicimus ». Cf. De moribus, I, 29, n. 60.
598 THÉOLOGIE ET APOLOGIE

rique de l'Eglise paraît à Augustin un argument qui compte. Lorsqu'un


homme est en quête de la vraie religion, il doit se tourner d'emblée
vers les catholiques, car ils sont les plus nombreux ‘2.
Jamais Pascal ne fait appel à un argument de ce genre pour
demander à l'incroyant de commencer par le christianisme. S'il le
conduit très vite en présence de la foi chrétienne, c'est uniquement
à cause de la profondeur de l'Evangile, de l'attrait unique qu'il exerce
sur le cœur et de la « perpétuité ». Mais quand il s'appuie sur la
perpétuité, l'apologiste ne songe pas à faire approuver une doctrine
en vertu du grand nombre: il considère comme transcendante une
religion qui a résisté à l'usure de la durée et qui a toujours existé,
ce qui constitue à ses yeux l'une des marques auxquelles doit se
reconnaître la révélation du vrai Dieu, qui est éternel. Il rejette
explicitement l'argument augustinien par le consentement universel :
L'autorité. Tant s'en faut que d'avoir ouï dire une chose soit la règle
de votre créance, que vous ne devez rien croire sans vous mettre en
l'état comme si jamais vous ne l'aviez ouï.
C'est le consentement de vous à vous-même et la voix constante de votre
raison et non des autres qui vous doit faire croire.
Le croire est si important.
Cent contradictions seraient vraies.
Si l'antiquité était la règle de la créance, les anciens étaient donc sans
règle.
Si le consentement général, si les hommes étaient péris 43.

Par un tel désaveu d'Augustin, Pascal se coupe des apologistes de


son temps et s'associe aux railleries des libertins contre tant de
sottises universellement reçues ‘‘. Le jeune physicien avait pu
constater lors de ses expériences sur le vide la valeur du consente
ment universel en matière scientifique. Dans le domaine religieux, il
avait compris avec quelle facilité l'argument pouvait être retourne’
et conduire au scepticisme : « Ceux qui n'aiment pas la vérité prennent
le prétexte de la contestation et de la multitude de ceux qui la nient,
et ainsi leur erreur ne vient que de ce qu'ils n'aiment pas la vérité
ou la charité. Et ainsi ils ne s'en sont pas excusés »‘5. Il savait que
les ariens s'étaient autrefois autorisés de leur nombre pour rejeter
la vérité catholique. Il voyait les jésuites de plus en plus suivis, les
défenseurs de l'Evangile réduits à une poignée, Port-Royal persécuté.
Il méprisait donc toute considération numérique, quand il s'agissait

42. De util. credendi, 7, n. 19: il faut » primum quaerere cuinam religioni animas
nostras purgandas instaurandasque tradamus: procul dubio a catholica Ecclesia sumendum
exordium. Plures enim jam christiani sunt ».
43. Fr. 505 - 260. Cf. 504 - 260: « lls se cachent dans la presse et appellent le nombre
à leur secours. Tumulte ».
44. Voir La Mothe Le Vayer, dialogue ’ De la divinité ’ dans Cinq autres dialogues 1630.
Les apologistes, au contraire, s'appuient sur les récits de voyage, énumèrent les philosophes
qui ont cru, etc.
45. Fr. 176 - 261. Cf. 177 - 384 et 739 - 864. L'appartenance de ces fragments a la liasse 13,
« Soumission et usage de la raison », et l'ensemble du fr. 505 - 260 prouvent que Pascal
comptait exprimer dans ce chapitre 13 son hostilité a la considération du nombre. Dans
une réflexion. largement inspirée d'Augustin, sur autorité et raison, le disciple sait prendre
nettement ses distances, quand il le faut.
nE rJaYPori-iesE A LA CERTITUDE 599

r
de découvrir et de servir la vérité. Son modèle cessait ici dêtre
Augustin pour devenir Athanase d'Alexandrie, qui presque seul avait
résisté à la marée de l'hérésie: « Saint Athanase était un homme
appelé Athanase, accusé de plusieurs crimes, condamné en tel et tel
concile pour tel ou tel crime. Tous les évêques y consentent et le
pape enfin. Que dit-on à ceux qui y résistent ? qu'ils troublent la paix,
qu'ils font schisme, etc. H‘. Dans cette admiration pour le patriarche
alexandrin, Pascal n'était pas seul: tout Port-Royal la partageait.
Le Roy de Hautefontaine avait publié en 1651 la Traduction d'un
excellent discours de S. Athanase contre ceux qui jugent de la vérité
par la seule autorité de la multitude. Avec des réflexions‘ adressées
à Dieu sur ce discours, lesquelles représentent les calamités spiri
tuelles de notre temps et le besoin qu'on a maintenant de renouveler
les plaintes de S. Athanase et d'imiter le zèle de ce père »‘3. Les
réflexions assimilent les jésuites aux ariens: ils veulent ruiner les
vérités de la grâce, reçues depuis toujours dans l'Eglise. Mais la
vérité est plus forte que la multitude et la force. L'ouvrage célèbre
l'étemité de cette vérité d'une façon analogue à celle de la Douzième
Provinciale :
Quand les diverses puissances de la terre se joindraient pour employer
ensemble toutes les promesses et toutes les menaces dont elles sont
capables, elles ne pourraient retarder un seul moment le progrès que
vous avez dessein de donner à votre doctrine. Vous vous êtes même
toujours servi des résistances qu'on lui a faites pour la répandre et pour
l'établir. Il n'y a rien de plus indépendant de la faveur et de la protection
des hommes que la victoire et le règne de la vérité. Elle subsistera par
sa propre force. Elle se répandra par sa propre vertu. Il n'y a rien de
plus invincible, de plus inébranlable, de plus immobile. Les Cieux et la
Terre passeront, mais nous sommes assurés que cette vérité doit demeu
rer et régner étemellement ‘s.

Ainsi, contrairement à Augustin, Pascal n'est nullement impres


sionné par la multitude prise en elle-même. Certes l'Eglise a rapi
dement conquis tout le monde connu, mais alors qu'Augustin insiste
sur le nombre, Pascal est frappé surtout par la manière, par la
qualité: rapidité, douceur, nouveauté. Le règne de la concupiscence
est bien plus universel que celui de la foi: faudra-t-il donc s'aban
donner à la corruption commune ? Ce qui compte, dans l'essor
r |
chrétien, ce sont les marques dune transcendance que lhomme est
encore capable de sentir. Que Dieu ait arraché en foule des enfants

46. Fr. 598 - 868. Cf. tr. 902 - 841.


47. Paris, 1651, 177 p. in-4°. Le discours a été composé contre les ariens, «qui se
voulaient autoriser par la qualité et le grand nombre de leurs sectateurs » (p. 1). Il évoque
les douze apôtres seuls en face du monde et conclut: « C'est ainsi que la force de la
vérité demeure toujours victorieuse, encore que pour \m temps elle ne se trouve que dans
un fort petit nombre de personnes» (p. 2). Il est rappelé qu'il y a peu d'élus, qu’étroite
est la voie qui mène à la vie et que peu la trouvent (p. 4). Suivent des exemples bibliques:
Loth, Noé, Phinée (p. 5-6). «Quelle multitude m’alléguez-vous pour m'engager a suivre
votre opinion 7 Une multitude que l'on ne gagne que par la flatterie et les présents, qui
est emportée par l'ignorance et l'aveuglement; qui se laisse abattre par la lâcheté et la
crainte; qui préfère à la vie éternelle les voluptés passagères du péché n (p. 7).
48. Ibith. p. 114. Comme Pascal, Le Roy de Hautefontaine développe ici un thème augus
tinien (Contra Faustum, XIII, 7; In Ps. 61, n. 15-16).
600 THÉOLOGIE ET APOLOGIE


dAdam à la perdition et au désespoir, cela accroît l'étonnement.
Mais il peut venir un jour où la foi n'existera presque plus sur 1a
terre: la vérité ne sera plus défendue que par de rares fidèles, elle
n'en demeurera pas moins la vérité. Déjà, nous l'avons vu, Pascal
et ses amis se comparent au petit groupe des serviteurs cachés que
Dieu s'était réservé au temps du prophète Elie. Cette parenté nous
introduit à un autre argument en faveur du christianisme, la
perpétuité.

c) LA PERPÉTUITÉ

Il ne sera pas nécessaire de s'étendre longuement sur cet aspect


de la pensée d'Augustin et de Pascal. Les chapitres sur « L'avènement
de la transparence », sur « La théologie de l'histoire » et sur « Le
mystère d'Israël » ont assez clairement souligné la totale identité
de vue des deux écrivains à ce sujet.
Perpétuité.
Cette religion qui consiste à croire que l'homme est déchu d'un état de
gloire et de communication avec Dieu en un état de tristesse, de pénitence
et d'éloignement de Dieu, mais qu'après cette vie nous serons rétablis
par un Messie qui devait venir, a toujours été sur la terre.
Toutes choses ont passé et celle-là a subsisté par laquelle sont toutes
choses W.

Toute une liasse est consacrée à ce thème. Dès les origines du


monde, Dieu s'est fait connaître à certains hommes, qui croyaient
déjà en la Trinité et en la rédemption du péché par Jésus-Christ 5°.
La Bible mentionne certains d'entre eux: Enoch, Lamech, Noé,
Abraham, Isaac, Jacob, Moïse, David, Isaïe et tant d'autres « saints » 5‘.
Entourés d'une nuée d'êtres charnels, ces chrétiens d'avant le Christ
ont exprimé leur foi au moyen d'un langage voilé, mais aisément
accessible à ceux dont le cœur est pur. Il est aujourd'hui d'autant
plus facile d'ouvrir ce secret que Jésus-Christ et les apôtres nous
en ont donné la clé 52. Dès lors éclate la perpétuité de la foi, des
origines du monde au jour présent. Une telle permanence est-elle
naturelle, en un monde vacillant, incertain, infirme comme le nôtre ?
Assurément non. « Que cette religion se soit toujours maintenue et
inflexible Cela est divin»? C'est la trace de la stabilité divine
dans un univers tournoyant et fuyant. L'Evangile de Dieu n'est pas
soumis aux atteintes du temps: il suffit donc, pour se garder de

49. Fr. 281- 613. Cf. 860 - 807: » Toujours ou les hommes ont parlé du vrai Dieu, ou
le vrai Dieu a parlé aux hommes ».
50. Fr. 315 - 752, 390 - 617. Epist. 157 - 89, 3, n. 14; 187 - 57, c. 11, n. 34.
51. Fr. 281 -613; 279-690; 286-609; 269-692; 453-610; 315-752; 287-607, 289 -
608, etc. Dc catech. rudibus, 3. n. 6: « [Deus] praemisit in sanctis Patriarchis et Prophetis
quamdam partem corporis sui »; Ibid., c. 19, n. 33; De bapL contra DonaL, l, 15, n. 24;
Contra duas epist. pelag, III, 8, n. 24: « sancti omnes sive ab illo antiquo Abel usque
ad Joannem Baptistam, sive ab ipsis Apostolis usque ad hoc tempus »; De civ. Dei, XV, 5.
52. Fr. 260 - 678; 253 - 679. Mais il faut être instruit pour voir pleinement cette
perpétuité (fr. 895 - 285).
53‘ Fr. 280 - 614. Cf. 281 - 613.
DE UmiPorHèst'z A LA CERTITUDE 601

l'erreur, de se tenir à ce qui a toujours été cru 5‘. Pour l'homme


inquiet, agité, inconstant, cette constance est stupéfiante. Il sera plus
surpris encore de constater que cette perpétuité de l'Eglise chré
tienne apparaît jusque dans celle de sa « figure s, qui est le peuple
d'Israël: c'est en qualité de figure de l'Eglise que les Juifs charnels,
peuple « le plus ancien qui soit en la connaissance des hommes »,
subsisteront jusqu'à la fin du monde 55.
« Etonnant », « étrange », « digne d'une étrange attention s, « digne
de l'attention », « admirable l, « singulier n tels sont les termes que
Pascal aime utiliser pour évoquer le miracle subsistant de l'Eglise 5°.
Mais il fut un temps où les prophéties n'étaient pas encore réali
sées, où le spectacle de l'Eglise ne frappait pas les yeux : c'est l'époque
du Christ et des apôtres. Les incroyants de ce temps-là n'en sont
pas moins inexcusables, car Dieu réalisa en leur présence d'éclatants
miracles.

5. Les miracles

Pascal, dès qu'il se plongeait dans l'œuvre augustinienne, rencon


trait des allusions au miracle. Il était naturel que le théologien d'une
religion affirmant les interventions de Dieu en faveur des hommes
et l'existence d'être supérieurs à l'homme, les anges, réfléchit sur
les modalités de manifestations déconcertantes pour l'humanité.
Augustin rencontrait d'ailleurs le miracle partout dans la Bible, il
devait lutter contre l'incrédulité de païens qui alléguaient, eux aussi,
des foules de prodiges. Pourtant rien n'indique que le disciple ait
d'abord prêté beaucoup d'attention à cet aspect de l'œuvre du
maître. En effet, les premiers écrits religieux de Pascal ne parlent
pas du miracle. Mais soudain tout change, et le miracle passe visi
blement au premier plan dans la réflexion pascalienne. Que s'est-il
passé ? Le 24 mars 1656, une nièce de Pascal, Marguerite Périer est
guérie d'une fistule lacrymale par l'attouchement d'une relique:
une épine qui proviendrait de la couronne posée par dérision sur la
tête du Christ lors de sa passion. La jeune fille souffrait depuis
trois ans et demi et les chirurgiens la jugeaient incurable. En une
journée, elle est guérie. D'autres guérisons suivront3. Les médecins
(14 avril), puis les vicaires généraux de l'archevêché (22 octobre)

54. Fr. 285 - 867, 868 - 890. C'est aussi l'attitude d'Augustin: dans la controverse anti
pélagienne, il ne cesse de rappeler à ses adversaires la croyance de l'ancienne Eglise (Opus
imperf. Il. 104; De pecc. meritis, III, 3, n. 6; 6, n. 12). Le péché originel a toujours été
cm par tous les chrétiens, depuis Abel (Contra tluus cpist. pelug, lll, c. 8, n. 24).
55. Fr. 451 - 620; 454 - 619; 311 - 640.
56. Fr. 281 - 613; 454 - 619; 280 - 614; 817 - 615; 311 - 640; 309 - 797... Il est dans l'en
semble plus catégorique quand il traite de l'argument prophétique: « Toutes les prophéties
étant accomplies, le Messie est prouvé pour jamais » (fr. 282 - 616; cf. 339 - 738). Lorsqu'il
évoque l'attrait de l'hypothèse chrétienne, il emploie les termes: « vénérable aimable»
(fr. 12 - 187).

1. La Lettre I à Ch. de Roannez en mentionne un « à une religieuse de Pontoise ».


602 THÉOLOGIE ET APOLOGIE

conclurent au miracle. On conçoit que cet événement, survenu dans


sa propre famille, dans un monastère où sa sœur était religieuse et
auquel il était lui-même si attaché, ait joué dans la vie de Pascal
un rôle capital. Il se met alors à accumuler des notes dont au moins
un certain nombre semblent destinées à une Lettre sur les miracles 2.
Ces réflexions contribuèrent sans doute beaucoup à l'épanouissement
du projet d'apologie que Pascal portait en lui depuis plusieurs
années. A peu près un an plus tard, vers le milieu de 1657, il s'attelle
en effet à la préparation de son grand ouvrage 3. Il allait donc retrou
ver le problème du miracle et de son rôle dans l'accès à la foi.
On peut évidemment s'attendre à rencontrer dans la théologie
pascalienne du miracle bien des traces de l'influence augustinienne.
Mais la réflexion avait en ce domaine nettement progressé depuis
le v’ siècle, en particulier sous l'influence de Thomas d'Aquin.

a) LA DÉFINITION nu MIRACLE : AUGUSTIN ou THOMAS n'AoU1N ?

La section « Miracles » des Pensées s'ouvre sur une consultation


de Martin de Barcos, abbé de Saint-Cyran, par Pascal. Une certitude
s'impose à la simple lecture de ce texte, c'est que les questions, tout
autant que les réponses, se réfèrent à la définition du miracle que
Thomas d'Aquin donne dans sa Somme de théologie. Ce demier,
lorsqu'il examine si les anges peuvent opérer des miracles, répond
en citant le verset 4 du Psaume 135: Il est dit de Dieu qu'il est
Celui qui seul accomplit des merveilles. Dieu seul est auteur de
miracles, car
il y a proprement miracle, quand une chose se produit en dehors de l'ordre
de la nature. Mais il ne suffit pas, pour qu'il y ait miracle, qu'une chose
se produise en dehors de l'ordre d'une nature particulière, car alors,
quand quelqu'un jette une pierre en l'air, il accomplirait un miracle,
puisque cela est en dehors de l'ordre de la nature de la pierre. On parle
donc de miracle quand un événement se produit en dehors de l'ordre de
toute la nature créée. Or nul ne peut accomplir rien de tel, sinon Dieu:
car tout ce qu'accomplit l'ange, ou toute autre créature, par la puissance
qui lui est propre, tout cela se produit selon l'ordre de la nature créée
et ne constitue pas un miracle.

Par conséquent, poursuit Thomas d'Aquin dans les réponses aux


objections, quand les anges et les saints effectuent des miracles, c'est

2. Pascal y prend en etïet à partie les jésuites: fr. 840 - 843; 858 - 840; 859 - 852, etc.
Un passage du Recueil d'Utrecht affirme que, dans une conversation avec un libertin Pascal
aurait dit, peu avant la guérison de sa nièce, « qu'il croyait les miracles nécessaires et
qu'il ne doutait point que Dieu n'en fît incessamment» (cité par J. Mesnard, dans son
édition des Œuvres complètes, t. I, p. 970-971). Mais ce genre Lfanecdote est connu: on
le retrouve dans presque toutes les vies de héros, de sages ou de saints. Il fait partie
de ces inventions hagiographiques qu'on appelle ‘ pieuses ». Pascal était beaucoup trop
« anéanti» (Sur la conversion du pécheur) devant les desseins de la Providence pour se
livrer à de telles spéculations sur l'intervention divine.
3. ’ ll avait environ trente-quatre ans quand il commença de s'y appliquer; il employa
un an entier à s'y préparer, en la manière que ses autres occupations lui permettaimt,
qui était de recueillir les différentes pensées qui lui venaient là-dessus n (Vie par sa sœur:
Laf., III, 34).
m: ifHYPofl-iksE A LA CERTITUDB 603

que Dieu les réalise à leur prière ou se sert d'eux comme intermé
diaires. Mais il faut préciser que les énergies et les lois de toute la
nature créée ne nous sont pas toutes connues: c'est pourquoi,
lorsqu'un événement se produit en vertu de lois qui nous échappent
encore, nous avons l'illusion qu'il y a miracle. Ainsi les démons et
les magiciens, plus puissants que nous, sont les auteurs de faits
déconcertants pour nous, qui sont donc des « miracles pour nous »
(miracula quoad nos) ‘.
Il existe trois façons d'excéder les possibilités de toute la nature
créée. La première, quant à la matérialité du fait (quantum ad
substantiam facti), comme de faire reculer le soleil ou de faire
passer un corps à travers un autre. La seconde, quant au sujet du
miracle (quantum ad id in quo fit), comme de ressusciter un mort,
car la nature est bien capable d'engendrer la vie, mais pas dans un
cadavre. La troisième, quant au processus (quantum ad modum et
ordinem faciendi), comme de guérir un malade en quelques secondes,
alors que sa guérison eût normalement exigé de longs mois. Ces
trois types de miracles n'ont pas tous le même éclat : les plus grands
sont les premiers, les plus petits les derniers, et cette hiérarchie
s'établit en fonction du rapport qu'entretiennent les prodiges avec
l'ordre naturel. Plus cet ordre est perturbé, plus important est le
miracle 5.
A la lumière de ces définitions, dira-t-on que la conversion d'un
incroyant constitue un miracle ? Non, répond fermement saint Tho
mas, car l'homme est naturellement capable de recevoir la grâce.
D'autre part la cause naturelle de sa conversion est Dieu: or cette
cause agit sans violenter, sans excéder les capacités naturelles de
l'âme humaine °.
Telle est la doctrine dont part Pascal, lorsqu'il élabore son ques
tionnaire: « 1. S'il faut pour qu'un effet soit miraculeux qu'il soit
au-dessus de la force des hommes, des démons, des anges et de
toute la nature créée ». L'apologiste voudrait préciser plus rigou
reusement encore que saint Thomas la définition du miracle: « S'il
ne sufiit pas qu'il soit au-dessus de la force naturelle des moyens
qu'on y emploie; ma pensée étant que tout effet est miraculeux
(lorsqu'il) surpasse la force naturelle des moyens qu'on y emploie D 7.
Pascal met le doigt sur une légère ambiguïté de la formule thomiste:
« au-dessus de toute la nature créée ». A la prendre en rigueur de

4. Summa theologiae, la pars, qu. 110, art. 4 ; IbitL, qu. 114. art. 4.
5. lbid., qu. 105, art. 8. Barcos reprend deux de ces distinctions dans sa réponse à la
première et à la troisième question de Pascal (fr. 830, n. 1).
6. Summa Theologiae, la Ilae, qu. 110, art. 10, ad 2"‘. Saint Thomas ne fait une excep
tion que pour les chemins de Damas. Son article est cité par Pascal au fr. 379 - 825: ‘ Les
miracles ne servent pas a convertir mais à condamner. 1. p. q. 113. a. 10. ad. 2 ». L'apo1o
giste explicite sa pensée dans le fr. 835 - 564; cl. 842 - 588; 291- 587... Il semble que 1e
fr. 379 - 825 signifie ceci: Dieu ne recourt pas au miracle dans l'acte de convenir, sauf dans
des cas exceptionnels (voyez saint Thomas...) Ce ne sont pas les miracles constatés par
l'incroyant qui peuvent provoquer l'acte de la conversion, mais l'intervention souveraine
de Dieu. En revanche, ces miracles extérieurs sutfisent à condamner ceux qui les rejettent.
7. Fr. 830; cf. fr. 891 - 804.
604 TI-IÉOLOGIE ET APOLOGIE

termes, ne serait miraculeux que ce dont l'ensemble de la nature


est incapable. Dans ces conditions, si une relique guérit en un, jour
une maladie dont un traitement médical viendrait à bout en un jour,
n'y a-t-il pas miracle ? Evidemment si. Mais saint Thomas avait
corrigé lui-même cette incertitude de sa définition en signalant qu'il
considérait comme excédant les forces de la nature les effets décou
lant d'une cause qui n'est pas leur cause naturelle (miracula quantum
ad modum et ordinem faciendi). Pascal a rédigé ses douze questions
sans avoir reçu aucune réponse de Barcos: il n'y a donc pas lieu
d'être surpris de le voir poser cette seconde question, alors que la
première réponse de Barcos, précisément, s'étend sur les miracles
quoad modum et la rend inutile. Le théologien consulté n'a donc pas
jugé nécessaire de répondre à tout ce début de la seconde question;
mais il reviendra dans la neuvième réponse aux miracles quoad
modum, qu'il définit alors « des effets naturels produits miraculeu
sement en une manière qui surpasse l'ordre de la nature ».
Cette définition thomiste a été adoptée par presque tous les théo
logiens, et en particulier par les jésuites, rappelle Barcos. Elle
entraîne qu'aucun vrai miracle ne peut favoriser une erreur, puisque
Dieu seul est l'auteur des vrais miracles. Donc si des hérétiques
opèrent de vrais miracles, c'est pour accréditer une vérité, non leur
erreur. Dieu peut se servir d'hommes qui ne lui sont pas hostiles
pour réaliser de vrais miracles. Mais les prodiges des païens, des
magiciens, des démons et de l'An‘téchrist, qui sont réalisés pour le
service de doctrines mensongères, ne sont pas de vrais miracles: il
s'agit simplement de phénomènes naturels, qui déconcertent parce
que les hommes ignorent les mécanismes naturels dont ces ennemis
de Dieu font usage. La consultation de Barcos développe surtout une
réponse métaphysique sur les miracles. Malheureusement, elle ne
résout que bien imparfaitement la question de leur discernement
historique: quand on‘ est un homme, c'est-à-dire un être soumis à
la concupiscence et à l'ignorance, et qu'éclatent des prodiges, comment
savoir s'il s'agit ou non de vrais miracles ? Nous verrons bientôt
que Pascal a longuement réfléchi à ce problème.
Le jeune physicien était en possession d'une conception très
ferme de la nature. Il est normal qu'il se soit en ce domaine tourné
vers saint Thomas, disciple du plus grand savant de l'Antiquité,
Aristote. Cette fermeté se manifeste dès 1656. On lit en eifet dans
la quatrième lettre à Charlotte de Roannez, où Pascal reprend aussi
la distinction cause première - causes secondes: « Il y a si peu de
personnes à qui Dieu se fasse paraître par ces coups extraordinaires,
qu'on doit bien profiter de ces occasions; puisqu'il ne sort du secret
de la nature qui le couvre que pour exciter notre foi à le servir avec
d'autant plus d'ardeur que nous le connaissons avec plus de certi
tude ». Cette règle de la conduite divine constitue sans doute l'argu
ment le plus profond contre l'infaillibilité pontificale:

Pape, Dieu ne fait point de miracles dans la conduite ordinaire de son


Eglise. C'en serait un étrange si l'infaillibilité était dans un, mais d'être
DE L'HYPOTHÈSE A LA CERTITUDE 605

dans la multitude cela paraît si naturel, que la conduite de Dieu est cachée
sous la nature, comme en tous ses autres ouvrages 8.

Mais pourquoi Pascal n'a-t-il pas repris telle ou telle définition


de celui dont il est si souvent le disciple, saint Augustin ? C'est que
les conceptions augustiniennes en la matière sont loin de présenter
la rigueur de la pensée thomiste. L'évêque d'Hippone appelle souvent
miracle l'harmonie de l'univers, la perfection de l'homme ... La
maturation des grappes, la croissance des moissons, l'alternance du
jour et de la nuit, le cycle des saisons, la puissance des semences,
les jeux de la lumière et des couleurs, tout cela est bien plus mer
veilleux et fait éclater bien mieux la puissance et la sagesse divines
que la conversion de l'eau en vin aux noces de Cana, ou la multipli
cation de quelques pains °. La naissance d'un enfant est un bien
plus grand miracle que sa résurrection lo. De toutes les merveilles
que peut admirer l'homme, la plus étonnante, c'est lui-même ". La
création constitue, selon une expression qui revient sans cesse chez
Augustin, un « miracle quotidien » *. Parce qu'il est un grand poète,
l'évêque d'Hippone éprouve à chaque seconde que le merveilleux
nous entoure. Parce qu'il est un grand poète, l'auteur des « Deux
infinis » s'efforce lui aussi de mettre ses lecteurs en présence des
« merveilles » de l'univers, mais, formé à l'école de saint Thomas,
il se garde de les appeler miracles. Il insiste cependant sur leur
supériorité par rapport aux prodiges insolites *. Malheureusement
l'état d'inachèvement des Pensées ne permet que des suppositions
sur l'importance que la célébration lyrique du merveilleux cosmique
y eût revêtue.
Mais, poursuit Augustin, parce que la routine ternit tout, la plu
part des hommes demeurent aveugles en présence de ces merveilles.
Elles sont sans prix pour eux *. C'est pourquoi l'auteur de ces
miracles quotidiens se fait parfois connaître à eux par des miracles

8. Fr. 728 - S76. Sur le thomisme pascalien, voir encore fr. 873 - 824 (miracula quoad
nos).
9. In Joh., tr. 8, n. 1 ; tr. 9, n. 1 ; tr. 24, n. 1 ; De util. credendi 16, n. 34 : « Nam diei ct
noctis vice et constantissimum ordinem rerum caelestium, annorum quadrifariam conver
sionem, decidentes redeuntesque frondes arboribus, infinitam, vim seminum, pulchritu
dinem lucis, colorum, sonorum, odorum, saporumque varietates, da qui primum videat atque
sentiat, cum quo tamen loqui possimus ; hebescit obruiturque miraculis ». In Ps 102, n. 4 :
Dieu accomplit « inusitata prodigia ., cum sint ejus miracula quotidiana majora ».
10. In Joh., tr. 9, n. 1 ; Serm. 126 - 32 inter homilias, 3, n. 4.
11. De civ. Dei, X, 12: « Omni miraculo quod fit per hominem, majus miraculum est
homo ». Serm. 126 - 32 inter homilias, 3, n. 4 : « Videt homo insolita et miratur : unde est
ipse homo qui miratur ? Ubi erat ? Unde processit ? Unde forma corporis ? Unde membrorum
dstinctio ? Unde habitus iste speciosus ? De quibus primordiis ? De quam contemptibilibus ?
Et miratur alia, cum sit ipse mirator magnum miraculum » ; De civ. Dei, XXI, 8, n. 3.
12. Serm. 126 - 32 inter homilias, 3, n. 4 ; In Ps. 102, n. 4; In Joh., tr. 9, n. 1.
13. Fr. 199 - 72 ; 200 - 347 ; 882 - 222 ; 227 - 223
14. « Quid autem non mirum facit Deus in omnibus creaturae motibus, nisi consuetudine
quotidiana viluissent ?» (Epist. 137 - 3, 3, n. 10). In Joh., tr. 9, n. 1 : « Ipse est enim Deus
qui per universam creaturam quotidiana miracula facit, quae hominibus non facilitate, sed
assiduitate viluerunt ». Serm. 126 - 32 inter homilias, 3, n. 4
606 THÉOLOGIE ET APOLOGIE

fulgurants, par des résurrections, etc., qui préfigurent la résurrection


future de tous les hommes 15.
Si Augustin attribue le même terme de « miracle » aux révolutions
sidérales et à la résurrection d'un mort, c'est que la plupart du
temps il se soucie moins de situer ces faits par rapport aux lois
naturelles que de souligner l'émerveillement qu'ils produisent chez
le spectateur. Il part du sujet : « J'appelle miracle tout phénomène
exceptionnel ou insolite qui dépasse l'attente ou les possibilités de
celui qui le contemple » *. Dès lors il faut bien appeler miracle tout
ce que les païens, les fakirs, les magiciens, les démons accomplissent
de déconcertant ". Jamais saint Thomas n'appellerait formellement
miracle de tels phénomènes. Assurément, assez souvent, on pourrait
penser que l'évêque d'Hippone réserve à Dieu le vrai miracle 18. Mais
sa pensée est flottante.
Faut-il en conclure que Pascal a négligé les innombrables déve
loppements de l'évêque d'Hippone sur les miracles ? Ce serait
commettre la plus grossière erreur. S'il s'appuie sur l'impeccable
définition de saint Thomas, il s'inspire largement d'Augustin pour
traiter du miracle dans l'histoire.

b) LES SOUVENIRS AUGUSTINIENS

Augustin n'a pas toujours professé les mêmes opinions en ce


qui concerne l'importance des miracles dans l'histoire du christia
nisme. Pendant longtemps il a cru que leur rôle était maintenant
terminé, et il se bornait à développer fréquemment l'idée que les
miracles avaient été nécessaires sous l'Ancienne Alliance et pendant
les débuts de la Nouvelle, parce que les prophéties n'étaient pas
encore accomplies. Les prophètes, le Christ et les apôtres avaient
ainsi accrédité leur témoignage. Mais le recours au miracle n'est
plus nécessaire, aujourd'hui que le monde entier croit et que les
promesses de conversion universelle se trouvent réalisées 1°. Vers 400,

15. In Joh., tr. 8, n. 1 : « Quia homines in aliud intenti perdiderunt considerationem


operum Dei, in qua darent laudem Creatori: tamquam servavit sibi Deus inusitata quaedam
quae faceret, ut tamquam dormientes homines, ad se colendum mirabilius excitaret » ;
Epist. 102 - 49, qu. 1, n. 5 : « Cum in ictu oculi [I Cor., XV, 52], sicut Apostolus dicit, fit
resurrectio mortuorum, omnipotentiae Dei et ineffabili nutui tam facile est quaeque recentia,
quam diuturno tempore dilapsa cadavera suscitare. Incredibilia sunt haec quibusdam, quia
inexperta ; cum omnis natura rerum tam sit plena miraculis ».
16. De util. credendi, 16, n. 34: « Miraculum voco, quidquid arduum aut insolitum
supra spem vel facultatem mirantis apparet ».
17. Serm. 90 - Sirm. 14, n. 5 : « In vetere populo magi Pharaonis miracula faciebant
[Exode, VII-VIII] »; De div. quaest. &3, qu. 79; De Trinitate, III, 7, n. 12; De civ. Dei, X
13 et 18 ; XXI, 6, n. 2.
18. Voir A. Van Hove, La doctrine du miracle chez saint Thomas, Bruges-Paris, 1927,
p. 26-33. L'auteur cite De Trinitate, III, 2, n. 7 et c. 9-10; De Gen. ad litt., IX, 15 et 18 :
In Joh., tr. 8, n. 1-3; 9, n. 1 ; 17, n. 1 ; 24, n. 1 ; In Ps. 90, n. 6; 93, n. 8; 110, n. 4 ;
130, n. 6. Mais si Augustin insiste sur les miracles accomplis par Dieu, il ne se demande
pas formellement si Dieu seul effectue des miracles.
19. De util. credendi, 14, n. 32; 16, n. 34 : « Talia facta sunt illo tempore, quo Deus in
vero homine, quantum sat erat, hominibus apparebat. Sanati languidi, mundati leprosi .
Sic in se tunc animas errantes mortalium divina commovebat auctoritas. Cur, inquis, ista
m2 UnrrorHtsE A LA CERTITUDE 607

l'évêque d'Hippone affirme même que les guérisons d'aveugles, de


sourds... n'ont plus lieu de son temps: la guérison des cœurs, dans
le monde entier, constitue à ses yeux un bien plus grand miracle m.
On a reconnu là l'un des thèmes de l'Apologie.
L'histoire de l'aveugle né.
Que dit saint Paul? Dit-il le rapport des prophètes à toute heure? Non,
mais son miracle.
Que dit J.-C.? Dit-il le rapport des prophéties? Non, sa mort ne les
avait pas accomplies, mais il dit: si non fecissem, croyez aux œuvres 21.
J.-C. a vérifié qu'il était le Messie, jamais en vérifiant sa doctrine sur
l'Ecriture ou les prophéties, et toujours par ses miracles 22.
Même les prophéties ne pouvaient pas prouver J .-C., pendant sa vie, et ainsi
on n'eût point été coupable de ne point croire en lui avant sa mort, si
les miracles n'eussent pas suffi sans la doctrine, or ceux qui ne croyaient
pas en lui encore vivant, étaient pécheurs, comme il le dit lui-même, et
sans excuse. Donc il fallait qu'ils eussent une démonstration à laquelle
ils résistassent; or ils n'avaient pas l'Ecriture, mais seulement les mi
racles, donc ils suffisent quand la doctrine n'est pas contraire. Et on doit
y croire 73.

Ainsi l'abondance et l'éclat des miracles du Christ avaient pour


raison de remplacer, en attendant que soit achevée sa mise en place
par Dieu, l'argument prophétique: « J.-C. a fait des miracles et les
apôtres aussi qui ont converti tous les païens et par là toutes les
prophéties étant accomplies le Messie est prouvé pour jamais H‘.
Mais Pascal n'écrit jamais qu'il n'y a plus de miracles, on le conçoit.
Au contraire, il affirme vigoureusement, s'adressant aux jésuites:
« Les miracles sont plus importants que vous ne pensez. Ils ont
servi à la fondation et serviront à la continuation de l'Eglise jusqu'à
l'Antéchrist, jusqu'à la fin »25.
Cette proclamation de la permanence des miracles ne s'appuie
pas seulement sur l'expérience de la Sainte-Epine. Pascal pouvait
la trouver dans bien des œuvres d'Augustin. En eflÈet, celui-ci, après
avoir été longtemps hostile à la possibilité de miracles contemporains,
avait assez soudainement changé d'avis. Dans la vie de l'Eglise
(l'Afrique, comme plus tard dans l'existence de Pascal, Dieu tout
à coup s'était manifesté. En 415, on découvre le corps de saint Etienne,
le premier martyr, et une partie de ses reliques est apportée en

modo non fiunt? Quia non moverent, nisi mira essent; at, si solita essent, mira non
essent ». Voir encore De vera relig., 16, n. 31; 25, n. 47: « Cum enim Ecclesia catholica
per totum orbem difiusa atque fundata sit, nec miracula illa in nostra tempora durare
perrnissa sunt, ne animus semper visibilia quaereret, et eorum consuetudine irigesceret
genus humanum »; De calech. rudibus, 24, n. 46.
20. Serm. 88 - de verbis Domini 18, 3, n. 3. Sur cette évolution d'Augustin, nous repre
nons largement les conclusions d'une brève étude de G. Bardy: ‘ Les miracles contemporains
dans l'apologétique de saint Augustin v, dans La Cité de Dieu, éd. de la Bibl. AugusL, t. 37,
n. 54, p. 825-831.
21. Fr. 903 - 851.
22. Fr. 846 - 808.
23. Fr. 841- 829. Cf. 840 - 843; 184 - 811: « On n'aurait point péché en ne croyant pas
J.-C. sans les miracles ».
24. Fr. 282 - 616.
25. Fr. 859 - 852.
608 THÉOLOGIE ET APOLOGIE

Afrique, où les guérisons se multiplient*. L'évêque d'Hippone se


convainc alors que l'ère des miracles n'est pas close pour l'Eglise
et que ces événements ne sont pas sans intérêt pour le christianisme.
Sans renoncer à mettre en valeur l'importance, l'éclat et la nécessité
des miracles du Christ et des apôtres *7, il se garde désormais de
négliger ceux de son temps, comme suffirait à l'attester le livre XXII
de La cité de Dieu.
Assurément il avait été naguère d'autant plus réticent devant les
prodiges chrétiens que les païens et, parfois, les schismatiques fai
saient état des phénomènes semblables. Dès lors se posait à lui le
délicat problème, sur lequel se penchera longuement Pascal, du
discernement des miracles actuels. Augustin a élaboré quelques
règles dont son disciple se souviendra. Il ne nie pas l'existence de
prodiges chez les ennemis de l'Eglise, mais il affirme avec force la
vérité de l'Evangile chrétien. Si personne ne faisait de miracles, la
pureté de cette doctrine suffirait à l'imposer, car, selon la formule
nerveuse de Pascal, « c'est une chose si visible qu'il faut aimer un
seul Dieu qu'il ne faut pas de miracles pour le prouver »*. La
doctrine juge les miracles. Toutefois, comme il existe des chrétiens
faibles, Dieu ne permet jamais que les démons égarent des fidèles en
les impressionnant par des prodiges : il oppose toujours à leurs arti
fices des miracles « plus grands, plus sûrs, plus éclatants »*. Ici
encore, Pascal résume : « Ou Dieu ne permettra point de faux

26. Il est à remarquer qu'Augustin n'avait pas changé d'opinion en 386, lorsqu'Ambroise
de Milan découvrit les corps des martyrs Gervais et Protais et qu'un aveugle retrouva la
vue par l'attouchement de ces reliques (Conf., IX, 7, n. 16 et De civ. Dei, XXII, 8, n. 2).
Il n'avait pas été davantage ébranlé par la guérison étrange d'une fistule lacrymale qu'il
avait vue à Carthage en 388 (Ibid., n. 3).
27. De civ. Dei, XVIII, 46 : « Qui [Christus] ut in se commendaret Deum miracula
multa fecit »; ibid., XXII, 5 et 8, etc.
28. Fr. 844 - 837, résumé du De civ. Dei, X, 16, n. 1 : « Respondeant homines, si ullus
naturae suae sensus, quo rationales creati sunt, ex aliqua parte vivit in eis : respondeant,
inquam, eisne sacrificandum sit diis vel angelis qui sibi sacrificari jubent, an illi uni, cui
jubent hi qui et sibi et istis prohibent ? Si nec illi nec isti ulla miracula facerent, sed
tantum praeciperent, alii quidem ut sibi sacrificaretur, alii vero id vetarent, sed uni tantum
juberent Deo ; satis deberet pietas ipsa discernere quid horum de fastu superbiae, quid
de vera religione descenderet. Plus etiam dicam : si tantum hi mirabilibus factis humanas
permoverent mentes, qui sacrificia sibi expetunt, illi autem qui hoc prohibent, et uni
tantum Deo sacrificari jubent, nequaquam ista visibilia miracula facere dignarentur ; pro
fecto non sensu corporis, sed ratione mentis praeponenda eorum esset auctoritas » ; Ibid.,
n. 2. Augustin en appelle au témoignage des platoniciens, qui ont par eux-mêmes découvert
la nécessité d'aimer un Dieu unique (Ibid., 13 et 16). Donc seuls doivent être crus les
miracles qui conduisent à l'amour de ce Dieu : Ibid., 13. Cf. fr. 854 - 839: « Ceux qui ne
nient ni Dieu ni Jésus-Christ ne font point de miracles qui ne soient sûrs » ; 833 - 487 :
« Toute religion est fausse qui dans sa foi n'adore pas un Dieu comme principe de toutes
choses et qui dans sa morale n'aime pas un seul Dieu comme objet de toutes choses » (dans
la section sur les miracles).
29. De civ. Dei, X, 16, n. 1 : « Cum vero Deus id egerit ad commendanda eloquia veritatis
suae, ut per istos immortales nuntios, non sui fastum, sed majestatem illius praedicantes,
faceret majora, certiora, clariora miracula, ne infirmis piis illi qui sacrificia sibi expetunt,
falsam religionem facilius persuaderent, eo quod sensibus eorum quaedam stupenda mons
trarent ; quem tandem ita desipere libeat, ut non vera eligat quae sectetur, ubi et ampliora
invenit quae miretur ». C'est à partir de ces affirmations que Pascal a pu écrire : « Les
miracles et la vérité sont nécessaires à cause qu'il faut convaincre l'homme entier en
corps et en âme » (fr. 848 - 806).
ma UHYPOTHÈSE A LA CERTITUDE 609

miracles, ou il en procurera de plus grands »3°. Les prodiges des


païens semblent dérisoires, dès qu'on les compare à ceux du Peuple
de Dieu". Aussi est-ce une règle générale, valable pour tous les
temps de l'Eglise, qu'en cas de « contestations », « toujours le vrai
prévaut en miracles » 32.
En ce qui concerne les schismatiques, le discernement est plus
facile encore. L'Eglise catholique est répandue maintenant dans le
monde entier: elle a réalisé les prophéties, et son essor constitue
le plus grand miracle qui soit. Désormais, les prodiges qui se passent
hors d'elle sont sans valeur: c'est vrai pour les païens. Ce l'est aussi
pour les hérétiques-schismatiques. Hors de l'unité, les miracles ne
sont que fumée 33. C'est exactement la position pascalienne:
Le schisme est visible, le miracle est visible, mais le schisme est plus
marque d'erreur que le miracle n'est marque de vérité; donc le miracle
ne peut induire en erreur.
Mais hors le schisme l'erreur n'est pas si visible que le miracle est
visible, donc le miracle induirait en erreur 34.

Saint Augustin et Pascal pensent évidemment au « parti» dona


tiste. L'une des « Pensées » sur les miracles n'est d'ailleurs qu'une note
de lecture de la Lettre aux catholiques contre les donatistes:
Abraham, Gédéon: signe au-dessus de la révélation.
Les Juifs s'aveuglaient en jugeant des miracles par l'Ecriture.
Dieu n'a jamais laissé ses vrais adorateurs.
J'aime mieux suivre J .-C. qu'aucun autre parce qu'il a le miracle, pro
phétie, doctrine, perpétuité, etc.
Donatistes, point de miracle qui oblige à dire que c'est le diable.
Plus on particularise Dieu, J.-C., l'Eglise 35.

30. Fr. 878 - 846. Uapologiste, se souvenant de la définition thomiste, appelle « faux
miracles » les prodiges des magiciens, alors qu'Augustin disait tout simplement « miracles ».
Il est curieux de constater que ce fragment reproduit la présentation par objections des
articles de la Somme de théologie. Cf. aussi fr. 903 - Bai (fin).
31. De civ. Dei, X, 16, n. 2. Après une énumération de prodiges païens, Augustin conclut:
« Haec ergo atque alia hujusmodi nequaquam illis quae in populo Dei facta iegimus, virtute
ac magnitudine conferenda sunt ».
32. Fr. 856 - 828.
33. In Joh., tr. 13, n. 17: « Teneamus ergo unitatem, fratres mei: praeter unitatem, et
qui facit miracula nihil est ». Epist. ad cath., 19, n. 50: « Quaecumque talia [miracula] in
Catholica fiunt ideo sunt approbanda, quia in Catholica fiunt; non ideo ipsa manifestatur
Catholica, quia haec in ea fiunt ». La doctrine juge les miracles: « Aux hérétiques les
miracles seraient inutiles » (fr. 901- 841).
34. Fr. 878-846, repris dans le fr. 903-851: « Un miracle parmi les schismatiques
n'est pas tant à craindre ».
35. Fr. 892 - 822. « Abraham, Gédéon » (cités encore au fr. 903 - 851) constituent des
figures privilégiées de l'universalité de l'Eglise. Sans doute Gédéon est-il de ces « figures
claires et démonstratives » (fr. 217 - 650) capables de frapper tout esprit non prévenu. Dans
l'Epist. ad Cath., 5, n. 10, et 6, n. ll, Augustin insiste sur ces deux personnages. Gédéon
avait sondé à deux reprises les intentions de Dieu: une nuit, il avait disposé une toison
sur une aire sèche, en demandant à Dieu que la toison seule fût humide de rosée, et Dieu
répondit à son vœu (c'était là une figure d'Israël comblé par la rosée de la grâce au milieu
de la sécheresse du monde). La nuit suivante, Gédéon émit le souhait inverse, et à l'aurore
la toison était sèche, et toute l'aire humide de rosée: ainsi s'annonçait le rejet d'Israël
jadis comblé de faveurs, et le don de la grâce a toute la terre (Juges, VI, 36-40). « Erat
autem apud illum populum hoc munus m vellere, hoc est in velamine et quasi nube secreti,
quia nondum fuerat revclatum. Nunc autem videmus orbem terrarum jam revelato rore
saginari per evangelium domini nostri Jesu Christi, quod tunc in illo tegmine figurabatur,
illam vero gentem amisso sacerdotio quod habebat, quia in scripturis non intellegit Chris
610 THÉOLOGIB ET APOLOGIE

Comme les Juifs, qui particularisent les dons de Dieu en les


réservant à leur peuple, malgré les promesses faites à Abraham et
le 1 signe a de Gédéon, les donatistes se croyaient un groupuscule
élu et se réservaient les faveurs divines. Pas plus que les Juifs, qui
rejetaient les miracles du Christ en évoquant la doctrine, ils ne
comprenaient l'Ecriture. Qui plus est, ces schismatiques ne produi
saient même pas de miracles: les catholiques n'avaient donc même
pas à prendre la peine d'attribuer ces prodiges aux démons 3‘.
Les hérétiques allèguent vainement la corruption de l'Eglise pour
excuser leur schisme. Leur argument est spécieux, car Dieu est hostile
aux divisions et à l'erreur, il veille à ce que demeurent toujours des
saints dans la communauté catholique: a Dieu n'a jamais laissé ses
vrais adorateurs » 33. Les chefs schismatiques, eux, sont corrompus
et, plutôt que de rester au service de l'unique Pasteur des hommes,
ils préfèrent grouper autour d'eux une partie du troupeau 3‘. Ceux
qui écoutent la Parole divine savent que la Révélation est désormais
close; que l'Evangile est maintenant immuable; que, selon saint
Paul, « si un ange du ciel annonçait un Evangile différent », il
faudrait le déclarer « anathème » 3’. Ils se rappellent que le Christ
a annoncé la venue de faux-prophètes et de thaumaturges sataniques,
en particulier dans les derniers temps, au moment où la marée du
mal déchaînera ses plus grandes violences avant de disparaître ‘°.

tum, tamquam in sicco vellere remansisse » (c. 5, n. 10). Les promesses à Abraham
(Genèse, XXII, 16-18) sont rappelées tout au long du c. 6, n. 11 (Pascal les évoque au
fr. 221-774). Et Augustin s'écrie: « An Judaeorum nobiscum perversitate contenditis, ut
dicatis in solo populo nato ex carne Abrahae intelligendum semen Abrahae ? :
36. Epist. ad cath., 19, n. 49. Que les apologistes du donatisme n'aillent pas défendre
leur doctrine en disant: « Verum est, quia hoc ego dico aut quia hoc dixit ille collega
meus aut ideo verum est, quia et illa et illa mirabilia fecit Donatus vel Pontius vel
quilibet alius Removeantur ista vel figmenta mendacium hominum vel portenta fallacium
spirituum ». Pascal, peut-être en raison de ses lectures sur le donatisme, opte pour la
première solution: il s'agit de mensonges.
37. Ce passage est inspiré, nous venons de le voir, de l'Epist. ad Cath., 13, n. 13. « Vrais
adorateurs » est une expression de Saint Jean, IV, 23 (fr. 249 - 681): « Les vrais adorateurs
adoreront le Père en esprit et en vérité ». Pascal l'a mise en rapport avec les sept mille du
temps d'Elie, à la fin de la Lettre 3 à Ch. de Roannez: « Je vois bien que Dieu s'est
réservé des serviteurs cachés, comme il le dit à Elle. Je le prie que nous en soyons bien
et comme il faut, en esprit et en vérité et sincèrement ». Cf. fr. 903 - 851: « Si le refroi
dissement de la charité laisse l'Eglise presque sans vrais adorateurs, les miracles en
exciteront ».
38. Epist. ad Cath., 16, n. 40: « Qui cum primo tecum essent, extra colligere voluemnt,
non tuum gregem, sed suos greges, nec audierunt quod Petro dixisti, Pasce oves meas
[Jean, XXI, 17], non tuas ». Pascal a repris ce passage dans le fr. 67 - 879, où il l'amal
game à une réflexion de Montaigne (Essais, III, 6: éd. Villey, p. 903): « Pasce oves meas.
non tuas ». Cette image des’ brebis du Christ apparaît a plusieurs reprises dans l'Epist. ad
Cath. (ll, n. 28; 12, n. 32; 25, n. 72) comme dans les fragments sur les miracles: fr. 834 -
826.
39. Gal., l, 8. Augustin utilise évidemment ce texte: Epist. ad Cath., 12, n. 32; 24,
n. 71; ll, n. 28: « Nec catholicis episcopis consentiendum est, sicubi forte falluntur, ut
contra canonicas Dei scripturas aliquid sentiant ». Pascal a la même fermeté: « Le pape
serait-il déshonore pour tenir de Dieu et de la tradition ses lumières, et n'est-ce pas le
déshonorer de le séparer de cette sainte union, etc. » (fr. 867 - 875). Il existe un Evangilc
désormais immuable, défendu par S. Paul et S. Augustin: si le Pape s'y oppose, il faut
donc en appeler au Concile et à Dieu (fr. 868 - 890; 604 - 871; 726 - 876; 916 - 91)). Le
verset paulinien: « Si un ange du ciel» apparaît dans les fr. 878 - 846 et 840 - 843.
40. Epist. ad Cath., ll, n. 28: « Praemunire voluit aures nostras adversus eos, quos
procedentibus temporibus exsurrectoros esse praedixerat, et dicturos: Ecce hic est Christus,
nE UHYPOTHÈSE A LA CERTITUDB 611

Pascal a donc beaucoup puisé dans cette Lettre aux catholiques


contre les donatistes pour élaborer sa doctrine du discemement des
miracles. Toutefois, l'apologiste adopte une attitude sensiblement
différente de celle de son modèle en ce qui concerne l'importance
du miracle pour l'accès à la véritable Eglise. Tout au long de son
traité, Augustin ne cesse de répéter à ses adversaires: Vous ‘n'êtes
qu'une chapelle, dans un coin de l'Afrique. Nous couvrons le monde,
ainsi que l'a annoncé l'Ecriture. A ses yeux le miracle ne joue qu'un
rôle tout à fait secondaire. Il répète sans arrêt: Ouvrez les Ecri
tures: où annonce-t-on que Dieu limitera son Eglise à un canton de
l'Afrique ? Isaïe annonce la conversion du monde, scrutez la Bible.
Assurément Pascal attache une extrême importance à l'argument
prophétique". Mais il insiste aussi beaucoup sur les miracles, beau
coup plus qu'Augustin, parce qu'il a été touché au cœur par cette
manifestation soudaine de la transcendance, alors qu'Augustin de
meure beaucoup plus spectateur des prodiges qu'il raconte. Il
existe un lyrisme pascalien a propos des miracles fulgurants: on
en trouverait difficilement l'équivalent chez l'évêque d'Hippone ‘2.
Le miracle est un fondement sur lequel l'apologiste insiste nettement
plus que son prédécesseur ‘3. Sa réflexion est plus aiguë. Il a étudié
tous les textes bibliques sur les interventions divines et nous aurait
laissé un véritable traité sur cette question dont Augustin ne parle
qu'à l'occasion, même si ces occasions sont nombreuses".
Il est un cas où Pascal a considéré le miracle comme nécessaire,
c'est celui des hérésies subtiles, non suivies de schisme: il pense

ecce illic [Matth., XXIV, 23]. Quibus ne crederemus admonuit. Nec ulla excusatio est, si
crediderimus contra vocem Pastoris, tam claram, tam apertam, tam manifestam, ut nemo
vel obtusus et tardus corde possit dicere: Non intellexi ». Ibid., 19, n. 49: « Aut enim non
sunt vera quae dicuntur, aut, si haereticomm aliqua mira facta sunt, magis cavere debemus,
quod, cum dixisset Dominus quosdam futuros esse fallaces, qui nonnulla signa faciendo
etiam electos, si fieri posset, fallerent, adjecit vehementer commendans et ait: Ecce praedixi
vobis [Matth., XXIV, 25]. Unde et Apostolus admonens: Spiritus autem, inquit, manifeste
dicit quia in novissimis temporibus recedent quidam a fide, intendentes spiritibus seducto
ribus, doctrinis daemoniorum [1 Tim., IV, 1] ». Chez Pascal, fr. 851 - 842: « Ecce praedixi
vobis »; 834 - 826: « J .-C. a prédit l’Antéchrist et défendu de le suivre »; 856 -
41. On peut se demander si ce n'est pas l'Epist. ad cath. qui a attiré son attention sur
les deux textes bibliques suivants. Au fr. 330 - 725 est cité Isaïe, XIX, 19: « Un autel en
Egypte au vrai Dieu» (Epist. ad Cath., 16, n. 41). Au fr. 171- 696, on lit: « Susceperunt
verbum cum omni aviditate [quotidie] scrutantes Scripturas si [haec] ita se haberent»
(Actes, XVII, 11: entre crochets, ce que Pascal a omis du texte de la Vulgate). Il s'agit
des Juifs de Bérée qui, écoutant la prédication de saint Paul, se plongent dans la Bible
pour vérifier si le Messie qu'il proclame est celui qui était annoncé. Or Augustin rappelle
ce verset aux donatistes: « Haec [impleta] sunt causae nostrae documenta, haec fundamenta,
haec firmamenta. Legimus in Actibus Apostolorum dictum de quibusdam credentibus, quod
quotidie scrutarentur Scripturas, an haec ita se haberent ». Fondement de la foi: cela
explique la présence de ce texte dans la liasse 13, « Soumission et usage de la raison ».
42. Fr. 834 - 839 (fin); 902 - 841.
43. Fr. 832 - 803: « Ils ne sont pas inutiles, et sont au contraire fondement »; 834 - 826:
« Fondement de la religion Dieu parle-t-il contre les miracles, contre les fondements de
la foi qu'on a en lui »; 859 - 852: « Les miracles sont plus importants que vous ne pensez ».
Les hérétiques nient la réalité des miracles: « L'Eglise est sans preuve s'ils ont raison»
(fr. 872 - 813).
44. Fr. 856 - 828; 832 - 803; 857 - 819. Il a en particulier accumulé des notes sur Saint
Jean: 834 - 826; 840 - 843; 846 - 808; 851- 842; 855 - 834. Rien ne permet de penser que
Pascal s'est inspiré ici des Tractatus in Johannem.
612 THÉOLOGIE ET APOLOGIE

surtout à 1'arianisme et au molinisme. On sait qu'au cours du


iv‘ siècle la théologie d'Arius avait conquis une partie importante de
l'Eglise, le pape Libère s'était laissé surprendre, les défenseurs de
l'orthodoxie étaient persécutés : Athanase d'A1exandrie exilé, Ambroise
de Milan en butte aux attaques de la cour arienne de Justine et
Valentinien. Dans ce cas la situation n'était pas aussi claire qu'en
face du schisme donatiste. Une doctrine moins évidemment fausse,
lEglise elle-même un moment divisée, hésitante. Or dans la lutte
contre 1'arianisme, Augustin songe plus à l'Ecriture et au triomphe
numérique final des catholiques qu'aux miracles survenus en faveur
de l'orthodoxie. Pourtant il raconte à plusieurs reprises les guérisons
opérées à Milan quand, à la suite d'un songe d'Ambroise, on décou
vrit les corps des martyrs Gervais et Protais. Or ce qui surprend,
c'est qu v Augustin ou bien ne semble pas attacher d'importance à
ces phénomènes pour la controverse antiarienne ‘i, ou bien se bome
à signaler qu'ils ont apaisé les persécutions contre Ambroise sans
convertir la cour ‘°. Pascal va beaucoup plus loin. Instruit par les
miracles de la Sainte Epine, il voit dans les miracles du début du
IV’ siècle une intervention décisive de Dieu en faveur de la vérité
menacée:

Les miracles ne sont plus nécessaires à cause qu'on en a déjà, mais quand
on n'écoute plus la tradition, quand on ne propose plus que le pape,
quand on l'a surpris, et qu'ainsi ayant exclu la vraie source de la vérité
qui est la tradition, et ayant prévenu le pape qui en est le dépositaire,
la vérité n'a plus de liberté de paraître, alors les hommes ne parlent
plus de la vérité. La vérité doit parler elle-même aux hommes. C'est ce
qui arriva au temps d'Arius.
Miracles, sous Dioclétien
et sous Arius 47.

De même en 1656-1657, l'Eglise est toute troublée par le moli


nisme: les miracles de Port-Royal montrent où est le vrai et « sont
un éclair »". Tout se passe comme si Augustin jugeait que l'Eglise
a dans sa vie ordinaire de quoi démasquer et expulser l'erreur
(l Ecriture, la Tradition, le Nombre des croyants, la Sainteté). Pascal,
lui, considère le miracle comme une des « marques de la religion »:

Les trois marques de la religion: la perpétuité, la bonne vie, les miracles.


Ils détruisent la perpétuité par la probabilité, la bonne vie par leur
morale, les miracles en détruisant ou leur vérité, ou leur conséquence.

45. De civ. Dei, XXII, 8, n. 2; Epist. ad Cath., 19, n. 50, où il souligne au contraire
que les miracles comme ceux de Milan ne nous assurent nullement que nous sommes dans
la véritable Eglise. De tels faits ne doivent être reconnus comme venant de Dieu que parce
que nous les voyons se produire dans une Eglise dont nous savions déjà qu'elle est la
vraie. Comment? Par la réalisation des prophéties.
46. Conf.. IX, 7, n. 16.
47. Fr. 865 - 832. Cf. fr. 840 - 843: ’ S'il y avait division en l'Eglise et que les Ariens
par exemple, qui se disaient fondés en l'Ecriture comme les catholiques, eussent fait des
miracles, et non les catholiques, on eût été induit en erreur ». Malgré l'opinion d'Havet.
cité par lafuma (Il, 164), il ne s'agit certainement pas, dans le tr. 865 - 832, des miracles
de Milan, qui sont de 386. Dioclétien avait abdique en 305; Arius était mort en 336.
48. Fr. 878 - 846.
DE UHYPOTHÈSE A LA CERTITUDE 613

Si on les croit l'Eglise n'aura que faire de perpétuité, sainteté, ni


miracles.
Les hérétiques les nient, ou en nient la conséquence, eux de même, mais
il faudait n'avoir point de sincérité pour les nier, ou encore perdre le
sens pour nier la conséquence 4’.

Il ne s'agit plus ici de juger des miracles par la doctrine, - sauf


quand les jésuites jugent l'amour de Dieu superflu, - car la doctrine
d'Arius était trop subtilement différente du Credo de Nicée pour
que ce fût possible. C'est le miracle qui juge la doctrine, et dans le
cas d'Arius et dans celui des cinq propositions ’°. Cet appel au
jugement par le miracle constitue, semble-t-il, une originalité des
Pensées par rapport à l'œuvre augustinienne. Ou plus exactement,
Pascal applique à toute l'histoire de l'Eglise, à tous les cas où
d'authentiques croyants peuvent flotter entre deux doctrines cette
force du miracle qui caractérisa l'époque du Christ et des Apôtres.
Jésus-Christ semblait abolir la Thora et mettre en cause le mono
théisme: on avait bien plus de raisons de rejeter sa doctrine que
celles d'Arius ou de Molina. Oui, « J.-C. était suspect»? Il fallait
donc qu'il réalisât les miracles les plus nombreux et les plus écla
tants. Cela suffisait pour que ses auditeurs dussent « regarder de
près » son Evangile 52. Or ceux qui le considèrent ainsi sont bientôt
éblouis par sa pureté, par la cohérence divine qu'il révèle entre les
préceptes hétéroclites de la Loi juive, par son affirmation intran
sigeante de l'Unicité et de la mystérieuse Richesse intime de Dieu.
Toujours, dans les temps de doute, le même Jésus-Christ intervient
par ces éclairs que sont les miracles, et les derniers en date sont
arrivés parmi les persécutés, parmi les sœurs et les frères d'Atha
nase et d'Ambroise, les religieuses et les théologiens de Port-Royal.
Au fond, aux yeux d'Augustin, le miracle n'intervient plus guère,
après l'époque apostolique, pour accréditer l'ensemble d'une doctrine
ou pour trancher entre deux théologies. On ne fait guère non plus
appel à lui pour convaincre les païens, mais on met en lumière l'exis
tence de prodiges chrétiens éclatants, afin que les petits prodiges
païens ne troublent pas les faibles. Chez Augustin la valeur apolo
gétique du miracle concerne surtout le futur. Constamment l'existence
des miracles est mise en relation avec la résurrection des corps, en
particulier dans le livre XXII de La cité de Dieu, mais aussi en de
nombreux autres lieux. Si Augustin revient si souvent sur ce sujet,
c'est qu'« il n'y a aucun point de la foi chrétienne qui soit plus
attaqué que celui de la résurrection de la chair Car, pour ce qui
est de l'immortalité de l'âme, bien des philosophes païens en ont
discuté, et ils ont laissé de nombreux écrits et des ouvrages consi
dérables, dans lesquels ils ont établi que l'âme est immortelleiv53.
La pensée grecque régnait alors dans tout le monde connu, et l'idée

nuage Fr. 894 - 844. Cf. fr. 870 - 845; 858 - 840; 872 - 813.
Fr. 800 - 831 : « Les 5 propositions étaient équivoques, elles ne le sont plus ».
. Fr. 840 - 843.
. Fr. 841 - 829.
.In Ps. 88, II, n. 5.
614 THÉOLOGIE ET APOLOGIE

d'une résurrection des corps ne provoquait que des sarcasmes, comme


saint Paul en avait déjà fait l'amère expérience lors de son passage
à Athènes [Actes, XVII]. C'est pourquoi l'évêque d'Hippone ne
craint pas d'écrire que l'« intelligence humaine ne pourrait admettre
la résurrection de la chair du Christ et son ascension au ciel » si
Dieu n'avait démontré par les miracles sa possibilité et sa réalisa
tion *. Pascal a fort bien compris la pensée de son maître, lorsqu'il
résume en une ligne ces affirmations : « Je ne serais pas chrétien
sans les miracles, dit saint Augustin »*. Si l'apologiste a classé ce
fragment dans la liasse 13, « Soumission et usage de la raison », c'est
qu'aux yeux d'Augustin la résurrection dépasse la raison sans la
contredire : elle est l'une de ces réalités qui attestent que tout ce
qui est incompréhensible ne laisse pas d'être *. Les païens (dit
Augustin), les athées (écrit Pascal) doivent reconnaître qu'une infi
nité de phénomènes surpassent leur intelligence :
Quelle raison ont-ils de dire qu'on ne peut ressusciter ? Quel est plus
difficile, de naître ou de ressusciter, que ce qui n'a jamais été soit, ou
que ce qui a été soit encore ? Est-il plus difficile de venir en être que d'y
revenir. La coutume nous rend l'un facile, le manque de coutume rend
l'autre impossible.
Populaire façon de juger 57.

Nous limitons les virtualités de la nature à ce que nous voyons


habituellement se réaliser. Aussi tout homme trouve-t-il naturel le
prodige de la naissance. Mais dès l'origine du monde, tous les phé
nomènes de l'univers, ordinaires ou prodigieux, étaient en germe ;
Dieu a doué la masse nébuleuse originelle d'énergies latentes : c'est
la célèbre théorie augustinienne des raisons séminales. Il existe
deux sortes de raisons séminales : les premières se développent selon
des processus évolutifs qui se répètent régulièrement, auxquels les
hommes s'habituent vite et qu'ils appellent lois naturelles ; les
secondes évoluent d'une façon qui déconcerte les observateurs et

54. De civ. Dei, XXII, 7: « Resurrectionem carnis Christi atque in caelum ascensionen,
tamquam id quod fieri non potest, mens humana ferre non posset eludensque ab auribus
cordibusque respueret, nisi eam fieri potuisse atque factam esse divinitas ipsius veritatis
vel divinitatis veritas et contestantia miraculorum signa monstrarent ; ut terrentibus et
contradicentibus tam multis tamque magnis persecutionibus, praecedens in Christo, deinde
ad novum saeculum in caeteris secutura resurrectio atque immortalitas carnis et fidelissime
crederetur, et praedicaretur intrepide, et per orbem terrae pullulatura fecundius cum mar
tyrum sanguine sereretur. Legebantur enim praeconia praecedentia prophetartum, concurrebant
ostenta virtutum, et persuadebatur veritas nova consuetudini, non contraria rationi, donec
orbis terrae, qui persequebatur furore, sequeretur fide ». In Joh., tr. 49, n. 1 : « Oportebat
ut modo aliqua faceret, quibus datis velut suae virtutis indiciis, credamus in eum, et ad
illam resurrectionem praeparemur, quae erit ad vitam, non ad judicium ».
55. Fr. 169 - 812 ; cf. 848 - 806.
56. Fr. 188 - 267, etc. De civ. Dei, XXI, 5.
57. Fr. 882 - 222. C'est une paraphrase du De Trinitate, III, 6, n. 11 : « Quis reddidit
cadaveribus animas suas, cum resurgerent mortui [Ezech., XXXVII, 8], nisi qui animat
carnes in uterum matris, ut oriantur morituri ? Sed cum fiunt illa continuato quasi quodam
fluvio labentium manantiumque rerum, et ex occulto in promptum, atque ex prompto in
occultum, usitato itinere transeuntium, naturalia dicuntur ; cum vero admonendis hominibus
inusitata mutabilitate ingeruntur magnalia nominantur ». Il n'est pas surprenant que Pascal
se soit reporté à ce livre du De Trinitate, où il est longuement question du miracle. Voir
aussi le fr. 227 - 223,
uE tjuvrorHiasE A LA CERTITUDE 615

aboutissent aux miracles mentionnés par l'Ecriture, aux événements


extraordinaires si nombreux dans le monde, aux prodiges des magi
ciens et des démons. Ainsi rien n'échappe aux prévisions de la
Sagesse divine: du point de vue de Dieu il n'existe qu'un seul ordre
providentiel et la distinction entre faits ordinaires et phénomènes
extraordinaires s'estompe.
Pascal, qui rencontrait cette théorie chez son maître, la trouvait
également chez Montaigne, auquel il emprunte une citation de
Cicéron sur ce thème:
Ce que nous appelons monstres, ne le sont pas à Dieu, qui voit en l'im
mensité de son ouvrage l'infinité des formes qu'il y a comprises; et est
à croire que cette figure qui nous étonne, se rapporte et tient à quelque
autre figure de même genre inconnu à l'homme. De sa toute sagesse il
ne part rien que bon et commun et réglé; mais nous n’en voyons pas
l'assortiment et la relation.
« Quod crebro videt, non miratur, etiam si cur fiat nescit. Quod ante non
vidit, id, si evenerit, ostentum esse censet. »
Nous appelons contre nature ce qui advient contre la coutume; rien n'est
que selon elle, quel qu'il soit. Que cette raison universelle et naturelle
chasse de nous l'erreur et l'étonnement que la nouveauté nous apporte 5‘.

C'est pourquoi les athées sont fous de railler les miracles du


Christ.
Naître homme du sein d'une vierge, ressusciter d'entre les morts pour
une vie étemelle, être élevé au-dessus des cieux, tout cela est peut-être
une œuvre marquant plus de puissance que la création du monde. Mais
ils répondent peut-être alors qu'ils ne croient pas à ces événements. Que
faut-il donc faire avec des hommes qui méprisent les choses minimes, et
ne croient pas aux plus grandes? Chacun accepte tranquillement ce
qu'il considère comme facile non à faire, mais à comprendre; ce qui
dépasse son intelligence est regardé comme fictions et faussetés 5’.

De même que le Christ, les morts ressusciteront. Cette résurrec


tion soulève évidemment une foule de questions qu'Augustin accepte
d'envisager, mais que Pascal passe totalement sous silence comme
futiles et inaccessibles à l'homme ‘°. L'apologiste se borne à rappeler
la fragilité de la raison et la Toute-Puissance de l'Absolu.
Les ennemis de l'Eglise pourront toujours ratiociner en présence
des miracles de Dieu. Car, même lorsqu'on adopte la définition
thomiste et qu'on appelle miracle ce qui excède les possibilités
enfermées dans l'en'semble de la nature créée, on se heurte à la

58. Essais, II, 30: éd. Villey, p. 713. Fr. 506 - 90. Sur les raisons séminales: E. Portalié,
art. « Augustin» du D.T.C., col. 2549-2355. F.-J. Thonnard, « Le miracle dans la théologie
augustinienne » dans La cité de Dieu, éd. de la Bibl. augusL, t. 37, p. 798-801, n. 40 et
p. 840-842, n. 61. F.-J. Thonnard cite De Gen. ad litt., V1, 13, n. 24: « Nec ista, cum fiunt,
contra naturam fiunt, nisi nobis quibus aliter naturae cursus innotuit; non autem Deo cui
hoc est natura quod fecerit ». Certaines de ces raisons séminales nous sont inconnues. Dès
lors: ’ Pourquoi une vierge ne peut-elle enfanter? » (fr. 822 - 222).
59. Epist. 137 - 3, 4, n. 14: le passage souligné est cité en latin par Pascal au fr. 810 -
193: « Quid fiel hominibus qui minima contemnunt majora non credunt ». Le texte augus
tinien est: » Quid ergo fiat ».
60. Serm. 242 - de Tempore 147; 243 - de diversis 6; 277 - de diversis 102; De civ. Dei,
XXII, 12-20. On peut se torturer sans fin sur l'âge, le sexe ou la coupe de cheveux des
corps glorieux. Pascal voyait là, sans aucun doute, des questions aussi « fantasques » que
celles des casuistes.
616 THÉOLOGIE ET APOLOGIE

difficile objection: mais où s'arrêtent, précisément, ces possibilités ?


La nature conserve tant d'énergies secrètes! Par un curieux renver
sement, le plus rigoureux des thomistes se voit en définitive contramt
d'accepter que le miracle se présente comme un signe, que la subjec
tivité se prononce sur le caractère miraculeux d'un phénomène
concret. En présence de certaines guérisons, l'incroyant pourra
toujours faire appel à l'existence de forces latentes de la nature:
propriétés d'une eau thermale encore inconnues, phénomènes psy
chiques encore ignorés, etc. Mais si ces guérisons se produisent dans
un cadre religieux, si elles accréditent une doctrine pure, si ceux
qui sont à l'origine du rayonnement de ce lieu apparaissent comme
des saints.., il y a là un signe dont la perception dépend du cœur. Si
éblouissant que paraisse ce signe à ceux qui l'ont vu, il faut bien
constater que certains hommes le refusent: le clair-obscur règne
ici comme partout, quoique la clarté y soit bien plus grande que
l'obscurité ‘‘. Le meilleur exemple de cette dureté de certains cœurs
est l'attitude des jésuites en présence des guérisons de la Sainte
Epine.
Ceux qui ne nient ni Dieu, ni Jésus-Christ ne font point de miracles qui
ne soient sûrs Voici une religion sacrée, voici une épine de la couronne
du sauveur du monde en qui le prince de ce monde n'a point puissance.
qui fait des miracles par la propre puissance de ce sang répandu pour
nous. Voici que Dieu choisit lui-même cette maison pour y faire éclater
sa puissance.
Ce ne sont point des hommes qui font ces miracles par une vertu inconnue
et douteuse qui nous oblige à un difficile discernement. C'est Dieu même.
c'est l'instrument de 1a passion de son fils unique, qui, étant en plusieurs
lieux, choisit celui-ci et fait venir de tous côtés les hommes pour y recevoir
ces soulagements miraculeux dans leurs langueurs 62.

Malgré tout cela, les jésuites ou bien nient qu'il s'agisse de


miracles, ou bien - ce qui est le comble - prétendent que Dieu donne
ainsi aux hérétiques jansénistes l'avertissement de se convertir: « S'il
se fait des miracles c'est la marque de leur hérésie s ‘3. L'aveuglement
des jésuites en face de Port-Royal est exactement celui des Juifs
chamels en présence du Christ 6‘. Leur refus a les mêmes causes,
car « ce qui fait qu'on ne croit pas les vrais miracles est le manque
de charité M5, affirmation qui ne fait que particulariser le grand
principe augustinien « On n'entre dans la vérité que par la charité ».
Il faut une certaine pureté du cœur pour ne pas « ergoter » devant
le miracle et déchiffrer le message de Dieu. Dès 1656, Pascal écrivait
à Charlotte de Roannez à propos des guérisons opérées par la Sainte
Epine: « Je vous dirai sur cela un beau mot de saint Augustin...,
c'est qu'il dit que ceux-là voient véritablement les miracles auxquels

61. Fr. 835 - 564 : « Les miracles mêmes ne sont pas de telle nature qu'on puisse
dire qu'ils sont absolument convaincants ‘ (souligné par nous); fr. 878 - 846 : ‘ Les
miracles sont un éclair ».
62. Fr. 854 - 839. Cf. 902 - 841.
63. Fr. 859 - 852.
64. Fr. 855 - 834.
65. Fr. 834 - 826.
CONCLUSION 617

les miracles profitent, car on ne les voit pas si on n'en profite pas »*.
L'intensité même de la perception spirituelle et la pureté du cœur
se fortifient constamment l'une l'autre.
Cet accord profond avec saint Augustin sur tant d'aspects du
miracle permet de dégager la fonction des emprunts au thomisme.
Pascal a constaté que la définition du miracle n'est pas précise chez
Augustin : tout ce qui étonne un peu est appelé miracle. Saint Thomas
a aidé l'apologiste à mettre de l'ordre dans ce kaléidoscope de pro
diges plus ou moins réels : c'est déjà beaucoup, mais c'est tout. En
effet les matériaux de la théologie pascalienne proviennent soit de
l'œuvre augustinienne, soit directement de l'Ecriture. Mais la part
d'Augustin est considérable : rôle des miracles du Christ et des
apôtres, discernement des miracles actuels, miracles et résurrection
future, miracles fulgurants et merveilles cosmiques, rôle du cœur
dans la perception des miracles, tout cela est commun au maître et
au disciple. Une fois de plus, nous vérifions que Pascal pratique
l'imitation la plus originale.
- r

L'Apologie pascalienne a souvent été mise en rapports avec


certaines entreprises apologétiques du xvIIe siècle. On était surpris
de la maigreur des résultats. Tout s'explique maintenant. Si Pascal
ne dédaigne pas de glaner dans Grotius ou, peut-être, dans Jean
Boucher, il ne cesse de moissonner dans l'immense champ augusti
nien. Il est tout le contraire d'un éclectique. Il n'a qu'un maître
– en dehors et au-dessous du Christ - et c'est saint Augustin. Les
principes fondamentaux des Pensées ont été dégagés de l'œuvre
augustinienne par l'une des intelligences les plus lucides et les plus
rigoureuses qui aient été : le Dieu caché, la prééminence de la
volonté, la place de la raison, l'utilité de la rhétorique, tous ces
thèmes ont été développés par l'évêque d'Hippone avant d'être
repris, précisés, exprimés plus fortement par son disciple. Leur
éclat, leur netteté dans l'Apologie s'expliquent par le fait que Pascal
contrôle tout, repense tout, et ré-exprime cette théologie abondante
en formules incisives, en hyperboles fulgurantes, en antithèses ou
en triades. Quand il le juge utile, le disciple s'oppose diamétralement
aux égarements du maître : c'est ainsi que, sans aligner des si et
des mais, il fustige sèchement le recours à la contrainte. Il remplace
des procédés de basse police par l'admirable théorie de la « ma
chine », où les idées augustiniennes sur le rôle de l'habitude subissent
le plus étonnant des enrichissements.
66. Lettre 1. Ce « mot », dont l'origine était demeurée inconnue, provient d'un recueil
d'aphorismes augustiniens dû à Prosper d'Aquitaine et imprimé dans le tome III de
l'édition de Louvain sous le titre De vera innocentia, d'après l'incipit du premier d'entre
eux : « Innocentia vera est, quae ... ». Pascal cite l'aphorisme 109 : « Hi vident mirabilia
Dei, quibus prosunt. Nam quod non intelligitur vel unde non proficitur, non videtur ». Ce
mot condense un passage de l'In Ps. 87, n. 10 : « Numquid mortuis facies mirabilia [significat]
homines corde ita mortuos, ut eos ad vitam fidei tanta Christi mirabilia non moverent.
Neque enim propterea dixit non eis fieri mirabilia, quia non ea vident ; sed quia non eis
prosunt ».
618 THÉOLOGIB ET APOLOGIE

Si l'on passe à la présentation de la foi, force est de constater


que le dialogue continue. Qu'il s'agisse de l'attrait de la Sagesse
chrétienne ou des preuves proprement dites, Pascal part d'Augustin.
Si l'argument prophétique demeure « la plus grande des preuves »,
c'est que pour l'évêque d'Hippone il était l'unique preuve. Mais, en
vertu d'un instinct très sûr, l'auteur de la méditation sur « les trois
ordres » a accumulé de nombreuses notes où s'affirme l'autonomie
d'autres marques de la transcendance: l'expérience de la sainteté,
le printemps de l'Eglise pré-constantinienne, la perpétuité de la foi
en un Dieu unique et de l'attente messianique, les miracles. Tous
ces signes qui, chez Augustin, gravitaient autour des prophéties ou
pâlissaient devant elles, rayonnent chez Pascal d'un éclat propre.
Le choix d'un unique maître à penser fut-il pour Pascal un appau
vrissement ? Il faut d'abord souligner que cette référence constante
au plus grand des Pères témoigne clairement que l'apologiste consi
dérait les Pensées comme une œuvre théologique: le théologien ne
vagabonde pas au gré des caprices de sa raison, il s'insère dans cette
Tradition évangélique dont Augustin est un représentant éminent.
Mais on peut ajouter, en paraphrasant Jaspers: rien n'est pire que
de se fier à plusieurs maîtres. Qu'on en choisisse un, et parmi la
douzaine de génies que compte l'histoire de la pensée, qu'on vive
dans son ombre, qu'on soit ouvert à toutes les nouveautés contem
poraines, qu'on dialogue sans cesse avec lui, ou pour céder sous sa
force, ou pour le nuancer, ou pour le contredire. C'est une chance
que Pascal ne se soit pas dispersé, qu'il n'ait pas perdu son temps
avec les apologistes ferrailleurs qui l'entouraient. « Comme notre
esprit se fortifie par la communication des esprits vigoureux et
réglés, il ne se peut dire combien il perd et s'abâtardit par le continuel
commerce et fréquentation que nous avons avec les esprits bas et
maladifs N3, selon les lucides formules de celui que Pascal appelait
« l'incomparable auteur de L'art de conférer » ‘‘.
Les Pensées constituent l'ébauche du traité de théologie fonda
mentale qu'un génie s'apprêtait à faire surgir de l'humus augus
tinien, à une époque où l'essor des sciences créait un véritable
« miracle européen» et où Port-Royal rayonnait d'un évangélisme
trop rare dans l'histoire de l'Eglise catholique.

67. Montaigne, Essais, III, 8, « De l'art de conférer‘, éd. Villey, p. 923.


68. De l'art de persuader, Br. minor, p. 192.
CONCLUSION

Il existe un mythe Pascal. L’« effrayant génie» (Chateaubriand),


ce « Hamlet du catholicisme » (Barbey d'Aurevilly), qui n'avait pas
horreur du vide et promenait partout son « gouffre » (Baudelaire),
continue à passer pour quelqu'un qui sut tout sans avoir rien appris.
Plusieurs ouvrages ont assurément révélé ce que l'apologiste devait
à l'Ecriture, à Montaigne... Aucun n'avait prouvé que Pascal s'inc1inât
devant un maître. Nous espérons avoir établi que l’effrayant génie
fut d'abord un disciple: il s'en vantait.
La théologie augustinienne de la grâce est le soleil de son œuvre.
Persuadé que le plus grand des Pères était infaillible en ce domaine,
Pascal a reproduit sa pensée et jusqu'à ses termes. Mais alors, vont
s'écrier en tremblant ses admirateurs, l'auteur des Pensées a-t-il
perdu cette originalité qui nous semblait chez lui presque palpable ?
C'est évoquer là l'un des plus graves problèmes qui se posent aux
écrivains chrétiens. Insérée dans la Tradition évangélique, une
conscience peut-elle demeurer créatrice ? Presque toujours la ques
tion a été résolue par la séparation de la foi et de la vie artistique
ou par la servilité. Claudel a bien vu le divorce qui régna jusqu'à
Chateaubriand entre l'imagination et la foi. Et qui n'a éprouvé
l'ennui que secrètent tant d'œuvres « chrétiennes », lamentables
répétitions de ce que le lecteur sait depuis son enfance ? Mais pré
cisément Pascal, loin d'en_nuyer, fascine. Il constitue sans aucun
doute l'un des exemples les plus frappants de ce que l'« innutrition »,
réclamée jadis par du Bellay, apporte de puissance au génie. Impré
gné d'augustinisme jusqu'au tréfonds de lui-même, Pascal a repensé
toute la théologie du maître, l'a exprimée en formules inoubliables,
l'a enrichie, a modifié les perspectives. Ce qui ne lui convenait pas
fut rejeté. Dès que le mystère de la grâce n'est plus au centre de sa
visée, le disciple se révèle d'une telle impétuosité que l'augustinisme
devient la matière première d'une prodigieuse création. Augustin vu
par Pascal, c'est l'église d'Auvers regardée par Van Gogh. Tout est
d'Auvers, ou d'Augustin, et tout est de Van Gogh. ou de Pascal.
Comme son modèle, Pascal est un artiste. Pour eux, le théologien
doit être poète. En face de la spéculation desséchante qui s'est im
posée à partir du xxn‘ siècle, ils apparaissent comme les tenants
d'une théologie métaphorique. Antirationalistes, ils savent la richesse
de l'image : tous deux l'ont apprise dans une Ecriture qui tout entière
620 CONCLUSION GÉNÉRALE

leur est parabole. Leur œuvre théologique fait d'eux des figures de
proue de la littérature.
En quelques décennies, de 1580 à 1670, deux œuvres françaises
ont paru, dont chacune exprime avec une rare perfection une vision
du monde plusieurs fois séculaire. Les Essais sont gorgés du suc
des sagesses antiques, Montaigne est le plus grand des sages antiques.
Les Pensées font étinceler le christianisme augustinien, qui a régné
sur presque toute l'Europe du v‘ au xvn‘ siècle, a commencé de
décliner, très lentement, au moment même où meurt Pascal, mais n'a
pourtant cessé depuis lors d'attirer et de marquer bien des esprits.
La fortune des Essais ou des Pensées prouve qu'aucune génération
ne s'y est trompée: ces deux ouvrages ne sauraient être de ceux qui
subissent de véritables éclipses. L'œuvre pascalienne, outre qu'elle
manifeste un point de vue particulièrement précieux sur les Essais,
révèle aux esprits modemes l'une des plus puissantes synthèses
qui aient été proposées de ce qui peut être entrevu de l'homme, du
monde et de Dieu. Cette vision du monde est d'une telle importance
historique, elle a imprégné si profondément et si longtemps les men
talités ou les consciences que sa connaissance projette sur d'innom
brables pages de notre littérature la plus vive lumière.
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ŒUVRES DE SAINT AUGUSTIN

r
Tableau extrait de: Saint Augustin et laugustinisme, et
reproduit avec l'aimable autorisation de M. H.-I. MARROU
et de Mlle A.-M. LA BONNARDIÈRE.

l..a magnifique édition de Louvain, utilisée par Pascal, n'est plis guère
consultée aujourd'hui.
Pour beaucoup d'œuvres augustiniennes il faut encore utiliser l'édition des
BÊNÉDICrINS DE SAINT-MAUR: on trouve facilement dans les bibliothèques, à défaut
des magnifiques in-folios du xvn‘ ou du XvIn’ siècle (il y a eu plusieurs réimpres
sions), les reproductions qu'en ont données les grands entrepreneurs de librairie
du xIx‘:
GAUME, Paris 1836-1838, ll tomes (belle présentation).
CAILLAU, Paris (Parent-Desbarres) 1836-1840, 41 volumes de sa Collectio selecta
SS. Ecclesiae Patrum.
MIcNE, Paris (aujourd'hui Brepols), 1841-1842, 15 tomes de sa fameuse PArno
mcrE LATINE (la plus répandue, et c'est dommage: le texte est souvent infidèle,
soit par accident, soit par suite de corrections arbitraires, dictées par un naïf
anti-jansénisme).
La moitié environ de l'œuvre augustinienne est maintenant accessible dans
les éditions critiques du CORPUS SCRIPTORUM ECCLBSIASTICORUM LATINoRuu de
l'Aca.démie de Vienne: toutes n'ont pas réalisé sur l'édition bénédictine le progrès
qu'on pouvait attendre des méthodes de la philologie moderne; nous signalerons
en note quelques éditions d'œuvres isolées qui méritent d'être retenues ou
préférées.
Enfin le courus CHRISTIANORUM, SERIBS LATINA, Turnhout (Brepols), a déjà
sorti quelques-uns des t. 27-59 prévus pour l'œuvre de saint Augustin.
Seule de toutes les grandes nations, la France possède deux traductions
intégrales de saint Augustin:
PoUJoULAr et RAULx, Bar-le-Duc 1864-1873, 17 volumes;
PERoNNE, EcALLE, VINCENT, CHARPENTIER et BARREAU, Paris (Vivès) 1869-1878.
34 tomes (reproduit en bas de page le texte latin des Mauristes).
Une troisième est en cours de publication depuis 1936 chez Desclée De
Brouwer: BIBLIOTHÈQUE AUGUSTINrENNE, sous la direction de F. Cayré, puis A. de
Veer (petits volumes reliés, format de poche, avec le texte latin en regard,
introduction et commentaires développés). Il existe beaucoup de traductions
d'œuvres particulières: nous mentionnerons seulement les plus notablesl.
Le tableau ci-après donne pour chaque œuvre la date 2, telle qu'elle nous
paraît résulter des recherches les plus récentes (certaines inédites), le titre, la
tomaison - non la pagination, facile à retrouver - [de l'édition de Louvain], des

1. On ne foumit pour chacune que la date de la première édition.


2. « 419-» signifie « commencé en 419 »; « 413-427 » = ‘ composé entre 413 et 427 r;
’ 396 ; 426 n = « une première partie composée en 396, la seconde en 426 » ; « 421/422 n = « gent
en 421 ou en 422 ».
Maur(istes: c'est aussi celle de Gaume), de la P(atrologie) Uatine), du C(orpus)
S(cript.) E(ccles.) L(atin.) de Vienne, de la traduction P(éronne) E(ca1le) V(incent),
et enfin de la B(ibliothèque) Mugustinienne).

Dnmz Tmua LOUVAIN Maux PL CSEL PEV BA

Nov. 386 Academicos (contra -) 1 1 32 63 2 4


394 Adimantum Manichaei discip. (contra -) V1 VIII 42 25,1 25 17
399 Adnotationes in Job 1V 111,1 34 28,3 8
419 - Adversarium Legis (contra -) V1 V111 42 26
396 Agone christiano (de -) 111 V1 40 41 21 1
419 - Anima et ejus origine (de -) V11 X,1 44 60 30
401 Baptismo (de -) V11 IX 43 51 28 29
Nov. 386 Beata vita (de -) I 1 32 63 2 4
401 Bono conjugali (de -) V1 V1 40 41 21 2
414 Bono viduitatis (de -) IV V1 40 41 21 3
Hiv. 411-12 Breviculus collationis V11 IX 43 53 29
18. 9. 418 Caesariens. eccles. plebem (ad -) V11 IX 43 53 29
399 Catechizandis rudibus (de -) IV V1 40 21 11
? Catechumenos de symbolo (ad -) IX V1 40 22
413-427 Civitate Dei (de -) 3 V V11 41 40 23 33
427-428 Collatio cum Maximino V1 VIII 42 27
397-401 Confessiones 4 I 1 32 33 2 13
419 - Conjugiis adultcrinis (de -) V1 V1 40 41 21 2
4G) -- Consensu evangelistarum (de -) 1V 111,1 34 43 8-9
Après 418 Continentia (de -) IV V1 40 41 21 3
417 Correctione Donatist. (de -) = Ep. 185 11 11 33 5
426 Correptione et gratia (de -) 5 V11 X,1 44 31 24
405-406 Cresconium grammaticum (ad -) V11 1x 43 S2 29
421 Cura pro mortuis gerenda (de -) 6 1V V1 40 41 22 2
393 Disciplina christiana (de -) IX VI 40 22
23-29- 3- 392 Disputatio contra Fortunatum V1 VIII 42 25,1 25 17
406 Divinatione daemonum (de -) 111 V1 40 41 22 10
396 ; 426 Doctrina christiana de -) 7 111 111,1 34 80 6 11
HÎv- 411-12 Donatistas post collationem (ad -‘) VII IX 43 53 29
429 Dono perseverantiae (de -) 3 V11 X,2 45 31 24
392 Duabus animabus (de -) V1 V111 42 25,1 25 17
394 Ÿ-Ü‘ Ï’ Enarrationes in Psalmos ’ V111 IV 36 11
37 15
4ÏÎ/22 - Enchiridion ad Laurentium 10 111 V1 40 21 9
394-395 Ep. ad Galatas expositio 1V 111,2 35 11
394-395 Ep. ad Romanos inchoata expositio IV 111,2 35 11
394-395 Ep. ad Romanos quar. propos. expositio 1V 111,2 35 11
4(1) Epistulam Parmeniani (contra -) V11 IX 43 51 Z8 28

3. Préférer l'éd. Domukr‘ - KALI, coll. Teubner, 1928-29, heureusement reproduite par
1e CC 47-48 et la BA 33-37. La meilleure traduction française reste celle de P. LOMBERT (1675).
4. A l'édition P. m‘: L/mmouz, co11. « Budé - (1925; I‘ 1950; n». 1947). préférer celle 4°
M. SKUTELLA, coll. Teubner (1934), reproduite par BA 13-14. Traductions: R. ÀRNAULD
tfmmrux (1649), Ph. Goxmun Du BOis (1686), Dom J. MARTrN (1741), P. ne LABRrOLLB (1925,
Budé), J. Tmnuœt) (1937, Gal-nier), G. CaM»es (1942, Lzthiellexxx), L. de MoNnnnou (1947,
rééd. livre de poche, Hachette).
S. Bd. Ch. BOYER, Rome, 1932; trad. A. ARNAULD (1644).
6. Trad. P. DB 14311t0112, Choix d'écrits spirituels de saint Augustin (1932, Gabalda).
7. Ed. H. VocELs, Florilegium Patristicum, n° 24 (1930); CC 32; trad. G. COLLETEl‘ (1636),
Ph. Gonuun Du BOis (1701).
8. Trad. A. ÀRNAUU) (1676).
9. CC 38-40; trad. A. ARNAULD (1683): choix G. Hum-mu (1947).
10. Ed. O. SCHEEL1 (1930), A. Stzoo, La Haye (Daamen), 1947; trad. A. ÀRNAULD (1648).
DATE TITRE LoUVAIN MAUR PL CSEL PEV BA

396 Epistulam q. v. Fundamenti (contra –) VI VIII 42 25,1 25 17


Hiv. 419-20 Epistulas Pelagianorum (contra –) VII X,1 44 60 31
386-429 Epistulae 11 II II 33 34–44 4-6
57-58
397-398 Faustum Manichaeum (contra –) VI VIII 42 25,1 25
404 Felicem Manichaeum (contra –) VI VIII 42 25,2 26 17
8.10.393 Fide et symbolo (de –) III VI 40 41 21 9
412-413 Fide et operibus (de –) IV VI 40 41 21 8
? Fide rerum quae non videntur (de –) 12 VI 40 21 8
419-420 Gaudentium (contra –) VII IX 43 53 29
388-389 Genesi contra Manichaeos (de –) I III,1 34 3
393 : 426 Genesi ad litt. lib. imperfectus (de –) III III,1 34 28,2 7
401-414 Genesi ad litteram lib. XII (de –) III III,1 34 28,2 7
20.9.418 Gesta cum Emerito VII IX 43 53 29
417 Gestis Pelagii (de –) X,1 44 42 30
418 Gratia Christi et pecc. orig. (de –) 13 VII X,1 44 42 30
425 Gratia et libero arbitrio (de –) VII X,1 44 31 24
412 Gratia novi Testam. (de –) = Ep. 140 II II 33 44 5
428-429 Haeresibus ad Quodvultdeum (de –) VI VIII 42 25
387 Immortalitate animae (de –) I I 32 3 5
400-401 Inquisitiones Januarii (ad –) = Ep. 54-55 II II 33 34 4
429/430 ? Judaeos (adversus –) VI VIII 42 25
428-430 Juliani responsionem op. imperf. (contra-) X,2 45 31-32
421-422 Julianum lib. VI (contra –) 14 VII X,1 44 31
388 ; 394-5 Libero arbitrio (de –) 15 I I 32 74 3 6
401 ; 402 ; 405 Litteras Petiliani (contra –) VII IX 43 52 28
419– Locutiones in Heptateuchum 21 III III,1 34 28,2 7
389 Magistro (de –) I I 32 77 3 6
428 Maximinum Arianum (contra –) VI VIII 42 27
394–395 Mendacio (de –) IV VI 40 41 22 2
419 Mendacium (contra –) IV VI 40 41 22 2
388; 389-90 ? Moribus eccles. cathol. et Manich. (de–)16I I 32 3 1
389 Musica (de) I I 32 3 7
399 Natura boni (de –) VI VIII 42 25,2 26 1
415 Natura et gratia (de –) VII X,1 44 60 30
418-9; 419 20 Nuptiis et concupiscentia (de –) VII X,1 44 42 30
401 Opere monachorum (de –) 17 III VI 40 41 22 3
Fin 386 Ordine (de –) 18 I I 32 63 2 4
415 Origine animae (de –) = Ep. 166 II II 33 44 5
Avant 418 ? Patientia (de –) IV VI 40 41 22
411 ; 412 Peccatorum meritis et remissione (de –) VII X,1 44 60 30
415 ? Perfectione justitiae hominis (de –) VII X,1 44 42 30
429 Praedestinatione sanctorum (de –) 19 VII X,1 44 31 24
417 Praesentia Dei (de –) = Ep. 187 II II 33 57 5
415 Priscillanistas et Origen. (contra –) VI VIII 42 26

11. Trad. Ph. G. DU Bois (1684), M. PoUJoULAT (1858). Ajouter la belle Lettre-préface à la
Cité de Dieu publ. par C. LAMBor, Revue bénédictine, 1939.
12. Ed. M. Mc DoNALD, Patristic Studies, no 84 (1950).
13. Trad. anon. (1683), R. ANGEVIN (1699), F. DE VILLENEUVE (1738).
14. Trad. F. DE VILLENEUVE (1738).
15. Trad. Ph. G. DU BoIs (1701).
16. Trad. A. ARNAULD (1644), Ph. G. DU Bois (1690).
17. Trad. J. P. CAMUs (1633).
18. Trad. Ph. G. Du Bois (1701).
19. Trad. A. ARNAULD (1676).
Dam TrmE LoUvAm MAUR PL CSEL PEV BA

394 Psalmus contra partem Donatill VII IX 43 51 28 28


399- Quaestiones Evangeliorum IV 111,2 35 9
419- Quaestiones in Heptateuchum 21 IV 111,1 34 28,3 7-8
? Quaestiones viii ex Vet. Testam. 21 111,2 35
? Quœstiones xvii in Matthaeum 1V 111,2 35 9
408 Quæstiones vi contra Paganos = Ep. 102 11 11 33 34 4
388-395/6 Quaestionibus (de diversis - Ixxxiii) 1V V1 40 21 10
396 Quaestionibus (de div. - ad Simplician.) IV V1 40 21 10
422 Quaestionibus (de viii Dulcitii -) IV V1 40 21 10
? Quaestionibus (de viii - ex Vet. Test.) 22 111,2 35
383 Quantitate animae (de -) 1 I 32 3 5
l’ (Regula sancti Augustini) 23 1 I 32 3
426-427 Retractationes 1 1 32 36 2 12
401 Sancta virginitate (de -) 24 V1 V1 40 41 21 3
394 Sermone Domini in monte (de -) 25 IV 111,1 34 9
Fin 418 Sermonem Arianorum (contra -) V1 V111 42 26
Sermones 26 X V 38-39 15-20
399 Secundinum (contra -) V1 V111 42 25,2 26 17
415 Sententia Jacobi (de -) = Ep. 167 11 11 33 5
1-1iv. 386-7 Soliloquia 1 1 32 2 5
? Speculum (Quis ignorat...)27 111 111,1 34 12
412 Spiritu et littera (de -)28 111 X,1 44 60 30
407 Tractatus in Ep. Johannis ad Parthos IX 111,2 35 10
406-407 Tractatus in Joh. ev. 1-1629 IX 111.2 35 9-10
Après 418 Id. 17-124
399-422 Trinitate (de -) 111 V111 42 27 15
410-411 Unico baptismo (de -) V11 IX 43 53 29 28
405 Unitate Ecclesiae (de -) V11 IX 43 52 29
Fin 410 ? Urbis excidio (de -) IX V1 40 22
391 Utilitate credendi (de -) 30 V1 V111 42 25,1 25 8
403/412 Utilitate iejunii (de -) IX V1 40 22 2
390 Vera religione (de -) 31 1 111,1 34 77 3 8
413 ? Videndo Deo (de -) = Ep. 14732 11 11 33 44 5

20. Ed. C. Lm»or, Revue Bénédictine, 1935, CC 28.21.


21. CC 33.
22. Ed. D. DE BRUYNE, Miscellanea Agostiniana, t. 11 (1931).
23. Ed. D. DE BRUYNE, Revue Bénédictine, 1930; trad. P. de LABRrOLŒ, Choix... Gabalda
(1932).
24. Trad. CI. Sacunvor (1638).
25. Trad. P. [BMBERT (1783).
26. Pour les questions d'authenticité, voir E. ÜEKKERs, Clavis Patrum Latinorum, n° 284
288, 368-372. Ed. critique des Serm. 1-50 par C. Lumtrr, CC 41; Sermones post Maurinos
reperti dans l’éd. G. MORrN, Miscellanea Agostiniana, t. 1 (1931); quant aux Sermones post
Morinum..., dont la liste s'allonge presque chaque année, voir Revue bénédictine, 1930, 1932
34, 1936-39, 1947-50, 1952-53; Miscellanea G. Mercati, 1 (Studi e Testi, 211), 1946, Colligere
fragmenta (Mélanges A. Doua, Texte and Arbeiten de Beuron, 1, 2. Beiheft), 1952. Trad. d'un
choix: Ph. DU Bois (1694), G. HUMBAU (1932-1934, La Bonne Presse).
27. Authenticité contestée.
28. Trad. V. DU CAURROY (1551), Ph. G. DU Bots (1700), J. D. BURGBR (Neuchatel, Messeiller,
1951).
29. CC 38-40.
30. Trad. P. EsTËVB (1741).
31. CC 32; trad. A. Amuuu: (1647), Ph. G. DU Bois (1690).
32. Ed. M. Scmuus Florilegium Patristicum, n° 23 (1930).
| N D EX
des
citations, allusions et réminiscences augustiniennes
dans l'œuvre de Pascal

Academicos (contra) :
III, 11-12, n. 24-28. Fr. 110 - 282.
III, 17, n. 38. Fr. 520 - 375.
Adimantum (contra):
c. 26. Ecr. gr., XI, 185-186.
Bonifaciun (ad) : voir Epistulas Pelagianorum
(contra).
Catechizandis rudibus (de) :
c. 26, n. 50. Fr. 270 - 670.

Catechumenos de symbolo (ad) :


2e sermon, c. 6, n. 15. 3e Prov. (Cognet, p. 41-42).
Ecr. gr., XI, 241.
Fr. 930 - 513.

Civitate Dei (de) :


I, 21. 14e Prov. (p. 256-257).
IV, 27. Fr. 60 - 294.
V, 8. Fr. 552 - 107.
V, 10. Fr. 971 - 654.
VII, 32. Fr. 495 - 641.
X, 16. Fr. 844 - 837.
878 - 846.
848 - 806.
X, 32, n. 2. Fr. 502 - 571.
XI, 22. Fr. 236 - 578,
XIII, 4. Sur la mort (Br. m., 104).
XIV, 11. Ecr. gr., XI, 115.
XIV, 28. Sur la mort (Br. m., 102).
Fr. 53 - 429,
XVI, 3. Fr. 350 - 623.
XVI, 42. Fr. 350 - 623.
XVIII, 26. Fr. 317 - 701.
– 41, n. 3. Fr. 456 - 618.
- 45-46, | Fr. 317 - 701.
Fr. 500 - 700,
- 46. Fr. 501 - 659,
Fr. 1 - 596,
XIX, 21. Fr. 520 - 375,
XX, 29. Fr. 971 - 654,
INDEX 635

XXI, 5, n. 1. Fr. 230 - 430 bis.


XXI, 10. Fr. 199 - 72.
XXI, 16. Ecr. gr., XI, 110-111.
XXII, 7. Fr. 169 - 812.
XXII, 24, n. 2. Fr. 149 - 430.

Confessiones :
I, 1, n. 1. Sur la conversion du pécheur.
Fr. 399 - 438.
Fr. 400 - 427.
Fr. 477 - 406.
Maladies, § 6.
III, 2, n. 3. Fr. 657 - 452.
VI, 1, n. 1. Fr. 400 - 427.
X, 27, n. 38. Sur la conversion du pécheur.
X, 31, n. 44. 4º Prov. (p. 65).
Consensu Evangelistarum (de) :
III, 25, n. 72. Abrégé..., § 330.

Correptione et gratia (de) :


c. 3, n. 5. Ecr. gr., XI, 176.
c. 7, n. 11. Ecr. gr., XI, 257.
c. 10, n. 28. Ecr. gr. XI, 146.
c. 11, n. 29. Ecr. gr., XI, 206.
–, 222.
11, n. 31-32. Ecr. gr., XI, 146.
:. 13, n. 40. Ecr. gr., XI, 233-234.
c. 13, n. 42. Ecr. gr., XI, 189-190.
–, 193.
–, 203.

Doctrina christiana (de) :


Fr. 40 - 134.
II, 25, n. 39.
Fr. 251 - 900.
III, 28, n. 39.
IV, 2, n. 3. 11º Prov. (p. 201).
IV, 28, n. 61. 11e Prov. (p. 203).
Fr. 667 - 25.
Dono perseverantiae (de) : Ecr. gr., XI, 187.
c. 6, n. 10. Ecr. gr., XI, 187-188.
c. 7, n. 13. Ecr. gr., XI, 211.
–, 221-223.
–, 230.
–, 236-237.
, n. 15. Fr. 930 - 513.

:: , n. 21.
, n. 64.
Ecr. gr., XI, 238.
Ecr. gr., XI, 210.
–, 216-217.
Duabus animabus (de) : Fr. 629 - 417.

Enarrationes in Psalmos :
In Ps. 32, II, n. 4. Fr. 468 - 562.
61, n. 15-16. 12e Prov. (p. 234–235).
64, n. 2. 14° Prov. (p. 272).
75, n. 1. Fr. 281 - 613.
–, n. 9. Fr. 801 - 666.
84, n. 11. Fr. 289 - 608.
103, IV, n. 4-5. Fr. 743 - 859.
118, XIV, n. 2. Ecr. gr., XI, 210.
126, n. 5 et 7. Fr. 545-458.
128, n. 2. Fr. 281 - 613.
136, n. 3-5. Fr. 459 - 918.
545 - 458.
139, n. 13. Fr. 962 - 921.
636 INDEX

140, n. 25-26. Fr. 801 - 666.


145, n. 12. Fr. 199 - 72.
147, n. 12. 12• Prov. (p. 223).
149, n. 1. Lettre 5 à Ch. de Roannez.

Enchiridion :
c. 30, n. 9. Ecr. gr., XI, 114.
-, 225-226.
c. 31, n. 9. Ecr. gr., XI, 251.
c. 32, n. 9. Ecr. gr., XI, 182.
-, 197-198.
c. 81, n. 22. Ecr. gr., XI, 115.
c. 103, n. 27. Ecr. gr., XI, 148.
c. 118, n. 31. Ecr. gr., XI, 111-112.

Epistula ad catholicos contra donatistas :


Unitate Ecclesiae (de).

Epistulae :
43-162, n. 24. 5e Ecrit des curés (p. 440).
Ecr. gr., XI, 138.
51-172, n. 1. 5e Ecrit des curés (p. 440).
93-48, c. 1, n. 3. Fr. 591 - 186.
– , c. 2, n. 8. 11e Prov. (p. 204-205).
102-49, 2e qu., n. 12. Fr. 453 - 610.
120-222, n. 3. Fr. 174 - 270.
182 - 272.
130-121, c. 9, n. 18. Lettre à Gilberte (5.11.1648).
137-3, c. 4, n. 14. Fr. 810 - 193.
- , c. 4, n. 16. , Fr. 312 - 697.
433 - 783.
- , c. 5, n. 17. Fr. 376 - 484.
138-5, c. 2, n. 14. 11e Prov. (p. 206).
145-144, n. 4. Ecr. gr., XI, 117.
149-59, c. 3, n. 32. Abrégé., § 330.
155-52, c. 1-2. Fr. 147 - 361.
157-89, c. 2, n. 10. Ecr. gr., XI, 125.
-, 276.
173-204, . 6. 5e Ecrit des curés (p. 440).
194-105, . 3, n. 14. Ecr. gr. (éd. Lafuma, p. 46).
. 4, n. 16. Ecr. gr., XI, 210.
-, 217.
217-107, c. 4, n. 14. Ecr. gr., XI, 232.
- , c. 5, n. 16. 1re Prov. (p. 8-9).
243-38, n. 1-7. Lettre à Gilberte (5.11.1648).

Epistulae ad Galatas expositio :


c. 5, n. 49. Ecr. gr., XI, 227.
18e Prov. (p. 359).
Epistulam Parmeniani (contra) :
I, 4, n. 7. 5e Ecrit des curés (p. 439).
II, 11, n. 24. - (p. 440).
- , n. 25. - (p. 439-440).

Epistulas Pelagianorum (contra) :


I, c. 2, n. 4. Ecr. gr., XI, 123-124.
-, 273.
- Ecr. gr., XI, 124.
-, 276.
Ecr. gr., XI, 116.
Ecr. gr., XI, 116.
Ecr. gr., XI, 124.
-, 274.
INDEX 637

II, c. 9, n. 19. Ecr. gr., XI, 250.


- , m. 21. Ecr. gr., XI, 112.

Faustun manichaeum (contra) :


XIII, 4. Fr. 332 - 710.
793 - 737.
1 - 596,
XIII, 7. Fr. 433 - 783.
XV, 4. 11e Prov. (p. 200-201).
XX, 6. 11e Prov. (p. 214).
XXII, 43. | Fr. 713 - 923,
- , 70. Fr. 246 - 657.
XXXII, 18. Art de persuader (Br. m., 185).
Fr. 176 - 261.
739 - 864,
926 - 582.

Genesi contra Manichaeos (de) :


I, c. 3, n. 6. Ecr. gr., XI, 184.
I, c. 17, n. 27. Fr. 250 - 667.
I, c. 23, n. 35-41. Fr. 281 - 613.
283 - 655.
454 - 619.
590 - 656,
II, c. 2, n. 3. Fr. 501 - 659,
II, c. 14, n. 21. Sur la mort (Br. m., 107).
Genesi ad litteram libri XII (de) :
I, c. 19, n. 39. 18e Prov. (p. 374-376).
XI, c. 15, n. 20.
–, c. 24, n. 31. 14e Prov. (p. 271).

Gratia Christi et peccato originali (de) :


I, c. 13, n. 14. Ecr. gr., XI, 118.
I, c. 14, n. 15. Ecr. gr., XI, 250.
I, c. 31, n. 33. Ecr. gr., XI, 124.
-, 274.
II, c. 24, n. 28. Fr. 226 - 523,
427 - 194.
448 - 559,
II, c. 40, n. 46. Fr. 117 - 409,

Gratia et libero arbitrio (de) :


c. 5, n. 12. Ecr. gr., XI, 131.
t -, 183-184.
c. 15, n. 31. 18e Prov. (p. 361).
c. 15-16, n. 31-32. Ecr. gr., XI, 211-212.
c. 16, n. 32. | Ecr. gr., XI, 175.
) -, 183.
-, 277.
| – (éd. Lafuma, p. 41).
c. 17, n. 33. Ecr. gr., XI, 183.

l -, 198 - 199.
Johannem (in) : voir Tractatus.
Juliani responsionem opus imperf. (contra) :
I, 7. Ecr. gr., XI, 123.
-, 281.
I. 96. Ecr. gr., XI, 118.
I, 98. Ecr. gr., XI, 124.
-, 275.
-, 280.
I, 99. ( Ecr. gr., XI, 124.
| -, 280.
638 INDEX

I, 106. 4- Prov. (p. 67).


Ecr. gr., XI, 257.
I, 107. Ecr. gr., XI, 108.
| –, 259-260.
I, 117. Ecr. gr., XI, 125.
–, 279.
II, 76. Ecr. gr., XI, 123.
–, 275.
II, 154. 18º Prov. (p. 361).
II, 157. Ecr. gr., XI, 251.
Julianum libri VI (contra) :
IV, c. 3, n. 18. Ecr. gr., XI, 116.
–, c. 12, n. 60. Fr. 206 - 235.
577 - 234.
V, c. 3, n. 8. Lettre à Gilberte (1.4.1648).
Mendacio (de) :
c. 1. 6e Ecrit des curés (p. 457).
Mendacium (contra) : Fr. 591 - 186.
c. 10, n. 24. Fr. 272 - 687.
Moribus Ecclesiae... (de) :
I, c. 3, n. 5. Sur la conversion du pécheur.
I, c. 10, n. 17. Fr. 427 - 194.

Musica (de) :
VI, c. 17, n. 57. Fr. 449 - 556.
Natura et gratia (de) :
c. 18, n. 20. Ecr. gr. (éd. Lafuma, p. 41).
c. 26, n. 29. Ecr. gr., XI, 258-259.
c. 42-43, n. 49-50. Ecr. gr., XI, 122.
c. 69, n. 83. Ecr. gr., XI, 122-123.
– , 163-164.
–, 174-175.
Nuptiis et concupiscentia (de) :
II, c. 3, n. 7. Ecr. gr., XI, 123.
| –, 275.
– , n. 8. Ecr. gr., XI, 123.
–, 277-278.

Opere monachorum (de) : 11º Prov. (p. 198-199).


Peccatorum meritis et remissione (de) :
I, c. 26, n. 39. Fr. 271 - 545.
II, c. 3, n. 3. Ecr. gr., XI, 121.
| –, 277.
c. 6, n. 7. Ecr. gr., XI, 121-122.
c. 17, n. 26. Ecr. gr., XI, 118-119.
– , n. 27. Ecr. gr., XI, 109.
–, 207.
–, 235.
c. 19, n. 33. Ecr. gr., XI, 109-110.
–, 208.
–, 235.
Perfectione justitiae hominis (de) :
c. 5, n. 11. Ecr. gr., XI, 176.
c. 10, n. 21. Ecr. gr., XI,120-121.
–, 165.
–, 174-175.
c. 10, n. 22. Ecr. gr., XI, 176-178.
Praedestinatione sanctorum (de) : . gr. XI, 187.
c. 7, n. 12. Ecr. gr., XI, 169.
c. 8, n. 13. Ecr. gr., XI, 250.
INDEX

Psalmos (in): voir Enarrationes...


Quaestionibus (de div. - ad Simplic ):
I, qu. 2, n. 12. Ecr. gr., XI, 250.
I, qu. 2, n. 21. t Ecr. gr., XI, 111.
- , n. 21. -, 111.
Retractationes :
I, c. 10, n. 2. î Ecn gr., XI, 185, 199-200.
-, 256.
-n-n 1317‘ 4° Prov. (p. 70).
-n-n -n Ecr. gr., XI, 186-187.
-, Äll-ZOI.
-, 256-257.
e-n 13.5 es» 18‘ Prov. (p. 361).
-n-n Ecr. gn, XI, 185-186.
Sermones :
70 - de verbis Domini 9, c. 2, n. 2. Fr. 577 - 234.
93 - de verbis Domini 23, c. 8, n. ll. 11° Prov. (p. 197).
141 - de verbis Domini 55, c. 2, n. 2. Fr. 190 - 543.
142 - de verbis Domini 54, n. 1. Fr. 192 - 527.
352 - 526.
153 - de verbis Apostoli 4, c. 8, n. 10. Maladies, 5 5.
156 - de verbis Apostoli 13, c. 9, n. 9. Ecr. gr., XI, 117.
169 - de verbis Apostoli 15, c. 11, n. 13. Ecr. gr., XI, 183.
231 - de Tempore 141, c. 4, n. 4. Fr. 801 - 666.
235 - de Tempore 140, c. 3. Abrégé... 5 330.
302 - de diversis 101, c. 11, n. 10. ‘ææv Fr. 659 - 911.
14‘ Prov. (p. 257).
- , c. 14, n. 13. 14° Prov. (p. 258).
- , c. 21-23. 14‘ Prov. (p. 268).
306 - de diversis 112, c. 3, n. 3. ‘vî
Fr. 148 - 425.
147 - 361.

Sermones dubii :
79 - de Tempore 124, n. 1. 3‘ Prov. (p. 42).
236 - de Tempore 191, n. 6. Ecr. gn, XI, 126.
-, 275.
-, 280.
Spiritu et littera (de):
c. 3, n. S. Ecr. gr., XI, 109.
c. 30, n. 52. l Ecr. gr., XI, 125.
l -, 216.
c. 35, n. 63. Ecn gr., XI, 115.
Tractatus in Epistulam Iohannis:
tr. 4, n. 6. Ecr. gr., XI, 170.
Tractatus in Johannis Evangelium :
tr. 12, n. 6. 11° Prov. (p. 198).
tr. 26, n. 4. Ecr. gr., XI, 112-114.
- , n. 4-5. Lettre 2 à Ch. de Roannez.
tr. 62, n. 3. Abrégém, 5 194.
tr. 111, n. 5. Fragment d'une lettre (1657)
tr. 121, n. 4. Abrégé..., 5 336.
- 5 337.
tr. 122, n. 7. Abrégé..., 5 339.
Trinitate (de) :
III, c. 6, n. 11. Fr. 882 - 222.
Unitate Ecclesiae (de) :
c. 5-6, n. 10-11. Fr. 892 - 822.
Fr. 903 - 851.
c. 10, n. 24-26. Fr. 253 - 679.
640 INDEX

c. 13, n. 33. Lettre 3 à Ch. de Roannez.


Fr. 719 - 788.
Fr. 892 - 822.
c. 16, n. 40. Fr. 67 - 879,
c. 19, n. 49. Fr. 892 - 822.
Utilitate credendi (de) :
c. 11, n. 25. Fr. 427 - 194.

Vera Religione (de) :


c. 3, n. 5. , Fr. 229 - 444
338 - 724.
c. 17, n. 33. Fr. 218 - 598.
c. 20, n. 40. Fr. 199 - 72.
c. 33, n. 62. Fr. 199 - 72.
c. 37-38, n. 68-71. Fr. 148 - 425.
Vera Innocentia (de), recueil d'aphorismes augusti
niens dus à Prosper d'Aquitaine (Louvain, III) :
n. 109. Lettre 1 à Ch. de Roannez.

Une seule citation demeure d'origine inconnue: « Non credebant temere calumniatori SaintAug. »
(fr. 960-921). L'Index augustinien sur microfiches, paru depuis 1970, a permis d'y voirune citation
libre de l'Enarratio in Ps. 14, 3, n. 14. Le texte est criminatori (note de 1994).
INDEX
des
passages ou fragments pascaliens
référés à saint Augustin

Pour les Ecrits sur la grâce, véritable mosaïque augustinienne,


on se reportera au chapitre «La grâce souveraine», où toutes
les citations ou réminiscences augustiniennes se trouvent
mentionnées et commentées.

Lettres à Gilberte Périer


Lettre du 26 janvier 1648: 15, 518.
Lettre du l" avril 1648 : 15, 156, 159, 160, 266, 365-367, 371, 396, 402.
Lettre du 5 novembre 1648 : 160, 275-276, 283, 314, 352, 355, 370-371, 562, 564.
Lettre sur la mort (17 octobre 1651) : 80, 115, 141-143, 181-182, 238, 249-250, 254,
283, 335, 373-374.
Lettre à Gilberte Périer (1659) : 321

Fragment de lettre [1657] : 269-270.

Lettres à Charlotte de Roannez


1; 378, 617.
11: 116, 172, 334, 348.
m; 264, 374, 590, 610.
1v: 59-61, 361, 378, 383, 405, S06.
v; 274, 282-283.
v1 : 264, 275-276, 328-329, 352, 355.
vu : 281, 334335, 428, 430.

Opuscules

Préface pour le Traité du vide: 437-438.


De l'esprit géométrique et de l'art de persuader: 44-45, 162, 522.
Sur la conversion du pécheur: 37, 85-86, 154, 159, 163, 315, 334, 359-360, 426427
Entretien avec M. de Sacy: 74, 238, 333, 364, 531.
Abrégé de la vie de Jésus-Christ : 288, 591.
642 INDEX

Comparaison des chrétiens : 156, 254, 256, 269, 327.


Prière pour le bon usage des maladies : 37, 85, 127, 155, 159, 264, 268,283, 314,
333-334,345,352, 355,368-369, 372-373, 375-377, 426-428, 568.

Témoignages sur Pascal


Vie par sa sœur : 147-151, 153, 157, 179, 181,284, 395, 522-523, 534-535, 563.

Lettres provinciales et écrits annexes


I : 273-274.
II : 335, 343, 356.
III : 278-279,
IV : 115, 168, 266, 280.
V : 209, 265, 317.
IX : 318.
X : 317.
XI : 530,543, 555, 564, 569570
XII : 220-221, 599.
XIV : 94-96, 98, 224, 458.
XVII : 264, 291, 329.
XVIII : 45, 335, 338-340, 343-347, 413.
Cinquième écrit des curés de Paris : 327-328.
Sixième écrit des curés de Paris : 219.
Mandement : 387.

PENSÉES (édition Lafuma, 1951)

PENSÉES (liasses) :
1 : 492-495, 131 : 45, 238-240, 250, 253-254, 272,
9 : 210-211. 531-532.
12 : 533. 135 : 57.58.
23 : 180. 136 : 143, 164-166, 250.
40 : 174, 140 : 68.
47 : 428. 142 : 158.
53 : 88-89, 145 : 190-191.
58 : 544. 147 : 82-83,
60 : 180, 213-214. 148 : 82-83, 88-89, 179.
67 : 610, 149 : 68, 159, 237-243, 249-251, 259,
75 : 350, 269, 288, 334, 350, 532-533,
77 : 179, 575,
81 : 209. 150 : 520
94 : 209. 159 : 570,
97 : 207, 345. 162 : 570,
106 : 208. 168 : 534,
109 : 44-45. 169 : 530, 614.
110 : 44-45, 522. 170 : 539,
114 : 252. 171 : 611.
117 : 251. 172 : 315, 544.
118 : 208. 173 : 534.
119 : 277 174 : 530-531.
INDEX 643

176 522, 598. 260 387, 410-411, 420, 583.


177 598. 261 420.
179 539. 262 467.
181 539. 263 388.
182 531. 264 477-478.
183 539. 266: 502.
18‘) 60. 267 387, 389, 402, 414.
190 59-61, 67. 268 387-388, 402.
191 67. 269 330, 382, 403, 410, 459, 508
192 67, 433. 509, 583.
198 238. 270 382, 387, 402, 410, 413414, 435,
199 31-33, 70-73, 179-180, 191, 238, 478, 502, 508.
250, 363-364, 531. 271 288, 568.
203 495’ 585. 272 383, 411.
204 495. 274 383.
205 ' 241, 285, 288, 350. 275 333, 478, 508.
206 240. 276 383.
207 495-208. 281 116, 433, 440, 445, 502-504, 506
208 185, 209, 239, 277. 282 471, 595.
209 495, 585, 596. 283 432-434.
2 1 0 208. 286 418, 474, 502-503, 506.
21 1 208. 287 418, 502, 506.
2 1 4 250, 591. 289 418, 474, 502.
2 1 7 417. 294 502.
220 591. 298 560561.
22 l 292. 301 264, 596.
226 285. 308 181, 191-196, 379-380, 523.
227 291, 534. 310 595.
228 395. 311 585.
229 79. 312 586.
313 419-420.
230 531.
315 445, 507.
232 396.
317 451, 454.
233 259.
321 495, 585.
234 315, 395, 570.
322 595.
235 259.
324 595-S96.
236 395, 400, 520. 327 596.
239 523. 328 595, 596.
243 495, 502, 585. 329 585, 595.
246 478-479, 587. 330 611.
249 402. 331 502.
250 410-411. 332 494496, 585.
25 1 409. 337 432, 489-490.
252 383. 338 448, 526, 595-596.
253 387, 402, 405, 505. 340 490.
254 409. 344 387.
255 522. 346 315.
256 478479. 347 585.
257 388, 401, 402, 583. 350 : 409, 479-480, 587.
258 : 480-489. 352 67.
259 400402. 354 277.
644 INDEX

373 591. 378 282, 345, 350.


376: 99, 198. 380 522.
377 314. 381 522, 591.

PENSÉES (séries) :

386 368, 523. 490: 490.


388 506. 495 486, 496.
394 523. 497 466.
396 157. 499 495.
397 237. 500 451, 454.
398 237. 501 389.
399 37, 250. 502 154, 387, 459, 467, 484-487, 491
4M 35, 37, 116, 250. 502, 508, 583, 586.
402 580. 503 402, 466, 505, 508.
408 88. 504 598.
416 295. 505 598.
417 575. 506 615.
418 57, 523, 546-548, 551-552. 513 132.
421 158. 520 99.
423 250. 532 560.
427 26, 166, 285, 520. 539 115.
428 520. 545 170, 459, 463464.
429 B8. 550 : 353.
430 116. 552 33.
431 253-254. 559 561.
433 ‘ 466. 584-585, 591, 595. 560 591.
436 487-488. 562 189.
444 237. 564 591.
446 288. 568 534.
447 526. 571 273, 291.
448 285. 573 401.
449 65, 256, 375, 455 577: 546-548.
451 445, 470-471, 502 584: 544.
452 496. 590: 434.
453 400-401, 445, 506. 591 219, 544.
454 433, 585. 593 402, 502, 585.
456 585. 595 288.
460 269. 612 61, 526.
467 239. 614 485.
468 269, 575. 618 156, 159.
472 520. 629 75.
475 418. 642 239-240.
476 383. 657 175-176.
477 37’ 116, 209. 659 96.
479 88. 661 250.
480: 506. 667 564.
482 595-596. 687 181.
485 595. 695 254.
487: 595. 713 320.
INDEX 645

719 : 590, 794 : 147.


737 : 521. 795 : 154-155.
739 : 522, 598 : 35, 368-370, 417.
743 : 450-451. 807 : 311.
744 : 180, : 522.
757 : 429. : 531.
774 : 185, 281. 810 : 615.
780 : 560 816 : 523.
781 : 259. 818 : 402.
785 : 280, 291. 820 : 533.
788 : 154, 242-3, 249. 822 : 520, 615.
791 : 349, 824 : 317, 445
793 : 466, 489-490, 495, 523. 826 : 402.

PENSÉES (miracles):
833 : 608. 913 : 283, 333, 354-355, 547-548.
834 : 455, 471, 611, 616. 918 : 459, 462-463.
835 : 402, 505, 919 : 171, 181, 256, 285, 291, 334.
843 : 366. 921 : 280.
844 : 608. 924 : 334,
848 : 608. 925 : 445.
851 : 611. 926 : 522.
: 611. 928 : 318.
: 466, 468. 930 : 278-279, 353.
860 : 471. 931 : 351, 355.
: 355. 933 : 170-171, 179, 187, 191-196, 351.
: 608-609. 938 : 378-379,
: 614. 943 : 592.
: 590, 609-610. 948 : 295, 352, 374.
: 272. 962 : 220, 264.
: 609. : 496.
: 609, 610. 969 : 354,
910 : 291. 971 : 340, 479.
: 292. 972 . 280.
912 : 292. 978 : 162, 183-184.
TABLE DES MATIÈRES

PRÉFACE .............................................................. I

AVANT-PRoPos ........................................................ 5

INTRODUCTION ........................................................ 11

CHAPITRE I. LE CLAIR-OBSCUR DU MONIDE . .. .. .. .. .. .. .. .. .. .. .. .. .. .. . .. .. . 19

I. La fluidité nocturne du monde.................................. 20


1. L'universel écoulement ...................................... 22
2. La pensée de la mort.......................................... 26
3. Le vertige et la chute.......................................... 28
4. L'inconstance ................................................. 33
5. Folie, songe, égarement. ...................................... 34
6. La hantise du repos........................................... 36

II. L'incertitude de nos connaissances............................... 39


1. Valeur du scepticisme......................................... 39
2. Augustin et le scepticisme..................................... 40
3. « Contrariétés » pascaliennes ................................. 43

III. Existe-t-il un Dieu ?.............................................. 50


1. Le sentiment confus de Dieu ................................ 50
2. Croire d'abord ............................................... 52
3. La preuve augustinienne ...................................... 54
4. Fragments de preuve chez Pascal............................. 57
5. Le cas historique des platoniciens............................ 58
6. L'inefficacité psychologique des preuves...................... 61
7. L'absence de valeur religieuse des preuves.................... 65

IV. Le mystère de l'âme............................................. 69


1. L'âme et le corps............................................. 69
2. L'origine de l'âme............................................. 73
3. L'immortalité de l'âme........................................ 75

v. L'ignorance du souverain bien et de la vraie morale.............. 80


1. Vérité et bonheur............................................. 80
2. « Tous les hommes recherchent d'être heureux.»............ 82
3. Platon et Epictète............................................. 84
4. Dissentiments des philosophes................................ 87
5. Impossibilitépour la raison d'établir une morale.............. 89
6. Loi naturelle et obscurcissement chez saint Augustin.......... 90
7. Loi naturelle et obscurcissement chez Pascal.................. 93
a) Les « Provinciales », 94. b) Les « Pensées », 98.
CoNcLUsIoN .......................................................... 104

CHAPITRE II. LE REGNE DU CŒUR MAUVAIS...................... 107

I. Les facultés de l'âme............................................ 108


1. La connaissance .............................................. 108
2. L'affectivité supérieure ....................................... 111
3. Le cœur ...................................................... 117
a) « Cœur » dans la Bible, 118. b) « Cœur » chez Augustin, 121.
c) «Cœur » chez Pascal, 125.
II. La royauté de la cupidité. ....................................... 140
1. Les deux amours............................................. 140
a) Dieu ou les créatures, 141. b) Faut-il s'aimer soi-même ?, 144.
c) L'amour d'autrui, 147. d) L'amour des autres créatures, 147.
2 Le péché ..................................................... 152
a) Uti et Frui, 152. b) L'attachement, 156. c) Aversio, conversio,
divertissement, 163.
3. L'universalité de la concupiscence............................ 168
4. Les trois concupiscences...................................... 169
a) Les voluptés, 171. b) La curiosité, 175. c) L'orgueil, 182. d) Le
système des concupiscences, 190.
III. La politique ou « l'ordre de la concupiscence ».................. 197
1. Le pessimisme augustinien .................................. 197
2. La cité mauvaise selon Pascal................................ 2O5
3. Les chrétiens et l'Etat selon Pascal .................. 218
CoNcLUsIoN .......................................................... 227

CHAPITRE III. LA GRACE SOUVERAINIE. .. .. ... ... ................. 229

I. Nécessité de la grâce du Christ : le péché originel.............. 232


1. Expérience et péché originel chez saint Augustin.............. 232
2. Pascal et les deux états de l'homme.......................... 236
3. L'état d'innocence ... .................................. .. .. ... 241
a) La beauté de la nature innocente, 242. b) La grâce d'Adam,
244. c) La prédestination en prévision des mérites, 247.
4. La chute ..................................................... 248
a) La faute, 248. b) La destruction de la première nature, 249.
c) La transmission mystérieuse, 252.
5. La « masse de perdition » . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . ., 255
11 La dispensation de la grâce du Christ . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .. 257
1. La justice de Dieu et le délaissement . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 258
a) Les vertus des païens, 260. b) Les péchés d'ignorance, 265.
2. La miséricorde de Dieu et le discernement . . . . . . . . . . . . . . . . . . .. 268
a) La volonté de salut en Dieu, 270. b) « Nous savons que la
grâce n'est pas donnée à tous », 273. c) Le mystère de la persé
vérance, 275.
3. La grâce du Christ . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .. 285
a) La grâce nouvelle, 285. b) Jésus-Christ est-il mort pour tous ?,
289. c) Jésus-Christ est le centre de tout, 293.
III Toute-puissance de la grâce du Christ . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .. 296
1. Les « deux erreurs contraires » . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .. 296
a) La Réforme, 297. b) Le molinisme, 301.
2. Anéantir les tendances pélagiennes . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .. 307
a) Le pélagianisme, 307. b) Le semi-pélagianisme, 308. c) Augus
tin, défenseur de la foi catholique, 311.
3. La grâce médicinale . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .. 312
a) Grâce habituelle et grâce actuelle, 312. b) Grâces de l'intel
ligence, grâces de la volonté, 313. c) «La lettre tue, 1'Esprit
vivifie », 316.
4. Les deux délectations . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .. 329
5. Grâce et libre arbitre chez Pascal . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .. 335
a) La toutepuissance divine et les résistances humaines, 340.
b) « Infailliblement », 344. c) Grâce, mérite et prière, 348.

CONCLUSION: La grâce, thème lyrique . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .. 355

CHAPITRE IV. UAVÈNEMENT DE LA TRANSPARENCE . . . . . . . . . . . . .. 359

La transparence de la création . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .. 362


1. L'univers physique . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .. 362
2. Les événements . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 372
3. La sainteté . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .. 379
11 Les profondeurs de l'Ecriture . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .. 382
1. Preuves de l'existence du sens spirituel . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 384
a) L'ébauche augustinienne, 384. b) La démonstration pasca
lienne, 386.
2. Raisons d'être du sens spirituel . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 390
a) La réponse augustinienne, 390. b) La réponse pascalienne, 394.
3. La méthode exégétique . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .. 396
a) Premier principe, 398. b) Second principe, 408. c) Troisième
principe, 412. d) Quatrième principe, 413.
4. La transparence, effet de la grâce . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 418

CONCLUSION . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 421
CHAPITRE V. LA THÉOLOGIE DE L'HISTOIRE...................... 423

I. Le mystère du temps............................................ 425


1. L'ambivalence du temps de l'histoire.......................... 428
2. Les trois époques............................................. 431
3. Les six âges du monde........................................ 432

II. Histoire et progrès humain...................................... 436


1. Les sciences .................................................. 437
2. La conscience morale et religieuse............................ 439
a) Avant le Christ,439. b) Le temps du Christ et de l'Eglise,446.
III. La croissance de la communauté des saints...................... 453
1. Dieu maître de l'histoire...................................... 453
2. Les deux cités................................................. 457

IV. L'attente chrétienne ............................................. 461

CoNcLUsIoN .......................................................... 464

CHAPITRE VI. LE MYSTERE D'ISRAÉL.............................. 465

I. La transcendance historique .................................... 470


1. « Antiquité des Juifs »........................................ 470

2. L'intransigeance du monothéisme............................. 473


3. Grandeur de la Loi juive.................................... 474
4. Un peuple de frères........................................... 475
5. L'annonce messianique ....................................... 476
6. Les épreuves et l'aide divine.................................. 477
7. Le problème du salut d'Israël................................ 480

II. La mission apologétique......................................... 484


1. Le choix d'un peuple charnel.................................. 484
2. Un témoignage non suspect................................... 485
a) Pureté des textes portés par ces hommes de ténèbres, 486.
b) Les Juifs sont ennemis des chrétiens, 486. c) Le soin dont ce
peuple entoure ses Livres, 488. d) Une misère effrayante et
prédite, 489. e) Ces témoins sont partout, 492. f) Ces témoins
sont toujours, 494.
III. Une catégorie théologique : le « judaique »...................... 498
1. L'accusation de déicide ...................................... 498

2. Judaïsme et prédestination.................................. 501


3. Les saints .................................................... 503

4. Le peuple ................................................... 508

CoNcLUsIoN .......................................................... 513


CHAPITRE VI1. THÉOLOGIE ET APOLOGIE . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .. 517

1. Les principes généraux . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .. 519


1. Un Dieu caché . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .. 519
2. Vérité et charité: le rôle de la volonté . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .. 521
3. Autorité et raison: le rôle de l'esprit . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .. 526
a) Foi et raison chez Augustin, 527. b) Pascal: « Soumission
et usage de la raison », 530. c) L'activité de connaissance du
oœur, 537.
4. Contrainte ou liberté: le rôle du corps . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .. 540
a) Augustin ou les bienfaits de la contrainte, 540. b) Pascal et
la liberté, 542. c) Le rôle du corps chez Pascal, 545.
5. Rhétorique et présentation de la foi . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .. 554
a) La rhétorique augustinienne, 556. b) Pascal lecteur de n< La
doctrine chrétienne », 558. c) Style augustinien, style pascalien,
566.
11. De l'hypothèse chrétienne à la certitude . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .. 573
1. L'attrait de l'hypothèse chrétienne . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .. 574
2. Les grandes preuves . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .. 578
3. Les prophéties et figures . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .. 581
4. L'Église . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .. 588
a) La « sainteté», 589. b) L'établissement de l'Eglise visible,
594. c) La perpétuité, 600.
5. Les miracles . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .. 601
a) La définition du miracle: Augustin ou Thomas d'Aquin ?.. 602
b) Les souvenirs augustiniens, 606.

CONCLUSION . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 617

CONCLUSION ...................................................... 619

BrBLIOGRAPHIE . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 621

(EUVRES DE sAINT AUGUsïIN . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .. 630

INDEx DES CITATIONS, ALLUsIoNs ET RÉMINISCENCES AUGUSTINIENNES DANs


UŒUVRE DE PAscAL . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .. 634

INDEX DES PASSAGES OU FRAGMENTS PASCALIENS RÉFÉRÉS A SAINT AUGUsrIN. . 641


Bibliothèque de « L'Évolution de l’Humanité »
DANS LA MÊME COLLECTION

Paul Alphandéry et Alphonse Dupront, b: Chrétienté et l'idée de


croisade; postface de Michel Balard.

Annie Becq, Genèse de l'esthétique française moderne. De la raison


classique à l'imagination créatrice, 1680-1814.

Marc Bloch, La Société féodale.

Jean Ehrard, L'Idée de nature en France dans la première moitié du


xvuf siècle.

Marc Fumaroli, L’Age de l éloquence. Rhétorique et « res literaria » de la


Renaissance au seuil de l époque classique.

Marcel Cranet, La Civilisation chinoise; postface de Rémi Mathieu.

Maurice Halbwachs, Les Cadres sociaux de la mémoire; postface de


Gérard Namer.

Joseph Lecler S. ]., Histoire de la tolérance au siècle de la Réforme.

Maurice Lévy, Le Roman « gothique » anglais, 1764-1824.

Robert Mauzi, L'Idée du bonheur dans la littérature et la penséefrançaises


au xvnr‘ siècle.

Alain Michel, La Parole et la Beauté. Rhétorique et esthétique dans la


tradition occidentale.

Philippe Sellier, Pascal et saint Augustin.


La reproduction pholomécnniqite de ce livre
et l'impression ont été effectuées
par Nortrtandie Roto Impression s.a. ù Lonrai (61250)
pour les Edifions Albin Michel

Achevé d'imprimer en janvier 1995


N" d'édition : 14160. N" d'impression : I4-2094
Dépôt légal : février 1995
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Pascal et saint Augustin


«Le XVII’ siècle est le siècle de saint Augustin.»
Cette formule énoncée par Jean Dagens en
1951 s'est trouvée largement confirmée,
notamment avec la parution de Pascal et saint
Augustin en 1970.
Longtemps on a cru que l'auteur des Pensées,
ignorant en théologie, n'avait été que le
«secrétaire de Port-Royal». S'efforçant
d'adopter l'esprit même de Pascal pour lire sain
Augustin, Philippe Sellier, professeur de
littérature française à la Sorbonne, a montré
l'originalité théologique de l'auteur des
Provinciales. Depuis lots, il est impossible de
sous-estimer le Pascal théologien, de négliger l:
manière dont il a repensé l'héritage augustinier
et de méconnaître combien il a contribué à
transmettre une vision du monde et un certain
christianisme qui dominèrent l'Église latine
pendant près d'un millénaire et demi et
marquèrent d'innombrables œuvres littéraires
jusqu'à celles de Baudelaire, Mauriac ou Julien
Green.

Andrea di N’ccolo (1440-1520) : «Les Pères de /‘Eg/lse », Dei. S1 August.n.


Florence, coll. Gal. Be’ini. Q C,d.A./Ph. R. Gui’emot / Edimedia.

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Philippe Sellier
Pascal et saint Augustin
«Le XVIIe siècle est le siècle de saint Augustin.»
Cette formule énoncée par Jean Dagens en
1951 s'est trouvée largement confirmée,
notamment avec la parution de Pascal et saint
Augustin en 1970
Longtemps on a cru que l'auteur des Pensées,
ignorant en théologie, n'avait été que le
«secrétaire de Port-Royal». S'efforçant
d'adopter l'esprit même de Pascalpour lire saint
Augustin, Philippe Sellier, professeur de
littérature française à la Sorbonne, a montré
l'originalité théologique de l'auteur des
Provinciales. Depuis lors, il est impossible de
sous-estimer le Pascal théologien, de négliger la
manière dontil a repensé l'héritage augustinien
et de méconnaître combien il a contribué à
transmettre une vision du monde et un certain
christianisme qui dominèrent l'Eglise latine
pendant près d'un millénaire et demi et
marquèrent d'innombrables oeuvres littéraires
jusqu'à celles de Baudelaire, Mauriac ou Julien
Green.

Andrea di Niccolo (1440-1520) : « Les Pères de l'Eglise », Dét. St Augustin.

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